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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Le débutant: Ouvrage enrichi de nombreux dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles, by Arsène Bessette</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Le débutant: Ouvrage enrichi de nombreux
+dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles, by Arsène Bessette
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+Title: Le débutant: Ouvrage enrichi de nombreux dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles
+ Roman de moeurs du journalisme et de la politique dans la
+ province de Québec
+
+Author: Arsène Bessette
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+Release Date: October 8, 2006 [EBook #19497]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DÉBUTANT: OUVRAGE ENRICHI ***
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+
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+
+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<p class="mid">Il a été tiré de cet ouvrage<br>
+trois cents exemplaires de luxe,<br>
+numérotés de 1 à 300, et signés<br>
+par l'auteur.</p>
+
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+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/01a.png"></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/02.png"></p>
+
+
+
+
+<p class="mid"><b>Portrait de l'auteur d'après un fusain de St-Charles.<br>
+ Il poursuivait alors la Chimère tout en faisant,<br>
+ dans les journaux, le triste métier de<br>
+ reporter. Cela le tenait maigre;<br>
+ il a engraissé depuis.</b></p>
+<br><br>
+
+
+<h3><i>AU LECTEUR</i></h3>
+
+<p><i>L'auteur avait d'abord songé à demander à l'un de
+nos hommes illustres de lui écrire une préface pour
+son livre. Mais il y en a trop, ça l'a découragé; il n'a
+pas su lequel choisir.</i></p>
+
+<p><i>Il a craint aussi la concurrence. Si on ne lisait que
+la préface, sans lire le livre?</i></p>
+
+<p><i>C'est pourquoi ce modeste volume entre dans le
+monde sans parrain. C'est bien fait pour lui.</i></p>
+
+<p><i>L'auteur a écrit ce livre avec la plus grande sincérité,
+croyant faire oeuvre utile en montrant aux naïfs
+et à la jeunesse inexpérimentée ce qu'on leur cache
+avec tant de soin. Il raconte ce qu'il connaît, sans se
+soucier de plaire à celui-ci ou de mécontenter celui-là,
+par simple amour de la Vérité, cette vierge que l'on
+viole si souvent, qu'il faut sans cesse lui acheter une
+robe nouvelle.</i></p>
+
+<p><i>Ce livre, il ne pouvait l'écrire autrement, puisqu'il
+l'a écrit comme il le pensait. Il a fait ce qu'il croyait
+bien. Le lecteur le jugera comme il voudra.
+A. B.</i></p>
+
+<p><i>N.B.--C'est de l'histoire d'hier que l'auteur s'est
+inspiré pour écrire ce roman; mais cette histoire ressemble
+singulièrement à celle d'aujourd'hui. Des types
+du monde du journalisme qu'il présente aux lecteurs,
+beaucoup sont disparus, mais d'autres vivent
+encore. Quant aux personnages politiques dont il est
+question, ils sont de tous les temps, depuis la Confédération
+des provinces du Canada, jusqu'à nos jours.
+Et l'espèce ne paraît pas prête de s'éteindre: elle fait
+constamment des petits.</i></p>
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>AUX CHAMPS</h3>
+
+
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/03.png"></span>Parce qu'il était le plus intelligent de
+la classe, qu'il avait une jolie voix et que
+c'était un élégant petit homme, à chaque
+examen, l'institutrice du quatrième arrondissement,
+de la paroisse de Mamelmont,
+lui faisait lire l'adresse de bienvenue
+à monsieur le curé et aux commissaires
+d'écoles. Cela ne lui plaisait guère, à cause des
+profondes révérences qu'il fallait faire au commencement
+et à la fin. Déjà, dans son âme d'enfant il
+sentait l'humiliation des courbettes, pour la dignité
+humaine. Mais l'institutrice était si gentille avec
+lui, elle avait une façon de lui caresser la joue qui
+lui eut fait faire bien d'autres choses. Signes précoces,
+chez l'enfant, indiquant que plus tard l'homme
+joindrait à l'amour de l'indépendance, le culte de la
+beauté.</p>
+
+<p>A douze ans, Paul Mirot aimait mademoiselle
+Georgette Jobin, l'institutrice. Il l'aimait parce
+qu'elle avait de grands yeux noirs et la peau blanche,
+la taille souple et le geste gracieux, bref, parce que
+c'était une belle fille. Il est vrai qu'elle était bonne
+pour lui, qu'elle le traitait en favori, parce que l'admiration
+de cet enfant pour sa beauté, la touchait
+comme un hommage sincère, sans l'ombre d'une mauvaise
+pensée. Souvent elle le gardait après la classe,
+l'amenait chez-elle, le prenait sur ses genoux et le
+faisait causer. Le petit homme appuyait sa tête
+blonde sur cette poitrine aux contours provocants,
+respirait avec délices le parfum de cette chair de
+femme et tâchait de dire des choses jolies pour qu'on
+lui permit de rester plus longtemps, comme cela, à la
+même place. Et c'était toujours avec peine qu'il
+voyait approcher le moment où sa grande amie le
+remettait debout en lui disant: "Maintenant, mon
+petit, file vite, on pourrait être inquiet chez-vous."
+Elle lui donnait un bon baiser de ses lèvres chaudes
+et il s'en allait avec l'impression de cette caresse, qui
+durait jusqu'au lendemain.</p>
+
+<p>Cet amour était toute sa vie, du reste, car chez l'oncle
+Batèche, qui l'avait recueilli orphelin, à quatre
+ans, l'existence n'était pas gaie. L'oncle n'était pas méchant,
+mais il avait ses "opinions", des opinions que lui
+seul comprenait et qu'il s'efforçait d'imposer, chez-lui
+pour se venger des rebuffades essuyées au conseil
+municipal de la paroisse, dont il était l'un des plus
+beaux ornements. A cet enfant de douze ans, il voulait
+inculquer des principes sévères de vertu chrétienne
+en même temps que le goût de la culture de la
+betterave, dont il aurait fait la grande industrie du
+pays, si on avait voulu l'écouter au conseil. Paul préférait
+les amusements de son âge, à ces discours sans
+suite; mais, il lui était impossible de s'échapper
+avant l'heure où le bonhomme partait pour son
+champ, ou bien s'en allait autre part. La tante Zoé
+ne valait guère mieux, comme intelligence, cependant,
+elle avait plus de bonté de coeur. A sa façon,
+elle aimait bien le petit qui lui était arrivé tout fait,
+elle qui n'avait jamais pu rien concevoir, pas
+plus physiquement que moralement. Quant il était
+sage, elle lui donnait un morceau de sucre, et la fessée
+s'il avait sali sa culotte en jouant avec ses camarades
+d'école.</p>
+
+<p>Tout de même, le ménage Batèche avait une certaine
+considération pour le neveu, à qui les parents
+avaient laissé une ferme en mourant, et trois mille
+dollars d'argent prêté destiné, d'après le testament,
+aux soins de son enfance et à son éducation. En recueillant
+l'orphelin, l'oncle avait été chargé de l'administration
+de ses biens. Il les administrait le plus honnêtement
+possible, tout en s'appropriant la presque
+totalité des revenus de la ferme, en compensation de
+sa mise en valeur. Il y avait aussi la dîme au curé,
+les taxes municipales, la rente du seigneur à payer.
+L'argent file si vite.</p>
+
+<p>Un jour Paul confia à sa tante un gros secret:
+il voulait épouser l'institutrice. La brave femme s'en
+boucha les oreilles: "C'était-y-possible, à son âge!"
+Elle se promit de l'envoyer à confesse au plus tôt et
+ne dit rien. L'enfant, prenant ce silence pour une
+approbation, crut son projet de mariage parfaitement
+réalisable, et, déjà, presque réalisé. Ce fut une joie
+innocente et profonde.</p>
+
+<p>Hélas! au moment où il croyait que ce beau rêve
+de toujours rester, désormais, dans les bras de sa
+bien-aimée, allait s'accomplir, il fit la découverte
+<span class="lef"><img alt="" src="images/04.png"></span> d'une chose affreuse: l'institutrice
+avait un amoureux, <i>un grand</i>. Il le connaissait
+bien, c'était Pierre Bluteau,
+le beau Pierre, comme on l'appelait. Il
+avait la spécialité des institutrices,
+ayant fait la cour à toutes celles qui
+étaient passées par l'école. Il avait
+même été la cause d'un scandale dont
+on s'abstenait de parler devant les
+enfants. Quand il passait sur la route,
+à la tombée de la nuit, plus d'une
+honnête femme de cultivateur se disait: "Ben sûr
+qu'y s'en va voir la maîtresse." Et l'on goûtait, dans
+cette expression, toute la saveur perverse d'une mauvaise
+pensée. On s'en confessait pour faire ses Pâques.
+Il savait tout cela, le petit Mirot, sans trop
+comprendre de quoi il s'agissait.</p>
+
+<p>Mais c'en était assez pour lui faire pressentir le
+danger que courait sa séduisante amie. Il aurait
+voulu la défendre contre ce danger en défendant
+en même temps son amour. Mais comment faire? Il
+ne savait pas. Ce qu'il avait sur le coeur, il ne savait
+pas, non plus, comment l'exprimer. D'ailleurs, depuis
+quelque temps, l'institutrice le négligeait beaucoup.
+Il n'allait plus chez-elle après la classe et il
+ne pouvait lui parler que devant ses petits camarades.
+Un soir, il voulut la suivre, comme autrefois, elle le
+renvoya brusquement.</p>
+
+<p>Il en fut malade huit jours.</p>
+
+<p>Quand il revint à l'école, l'institutrice parut à peine
+avoir remarqué son absence et s'informa distraitement
+de sa santé. Il en fut profondément blessé,
+et à partir de ce jour il se livra, avec acharnement au
+jeu, pendant les récréations. Ses camarades ne lui
+plaisaient guère, pourtant. Ils étaient, pour la plupart,
+malpropres, d'une brutalité révoltante et d'intelligence
+médiocre. Tous le haïssaient, <span class="rig"><img alt="" src="images/04a.png"></span>
+du reste, parce qu'il était aimé de l'institutrice.
+Il ne se passait pas de jour
+sans que l'un d'entre eux ne fit un mauvais
+coup. Tous étaient menteurs, sournois,
+cherchaient à mettre leurs fautes
+sur le dos d'autrui, maltraitaient les
+faibles: une vraie humanité en raccourci.
+Un jour que le petit Dumas, le plus
+fort de l'école et le plus redouté, voulut
+jeter dans la boue un de ses compagnons, enfant chétif
+et déguenillé, parce qu'il refusait de porter son sac, au
+retour, après la classe. Paul Mirot prit la défense de
+l'opprimé et fut battu. Le lendemain, le vaincu de la
+veille arriva à l'école tenant un bâton dont le bout
+était armé d'une pointe de fer menaçante. Comme
+il s'y attendait, tous ses camarades se moquèrent de
+lui, et le petit Dumas, voulant prouver une seconde
+fois sa vaillance, s'avança, arrogant, pour lui arracher
+son bâton.</p>
+
+<p>Paul lui dit:</p>
+
+<p>--Si tu approches, je pique!</p>
+
+<p>Le groupe qui entourait les deux adversaires cria
+en choeur:</p>
+
+<p>--<i>Poigne-lé!... Poigne-lé!...</i></p>
+
+<p>Mais Paul évita l'élan de son ennemi, fit un bond
+de côté et lui planta la pointe de fer dans le fessier.
+Ce dernier poussa un cri de douleur et se sauva à
+toutes jambes. Aussitôt, revirement complet, et les
+spectateurs de crier:</p>
+
+<p>--<i>Pique!... Pique!...</i></p>
+
+<p>Paul Mirot, en souvenir de son exploit, fut surnommé
+<i>Pique</i>, par tous les gamins de l'école.</p>
+
+<p>Le petit Dumas, comme tous les tyrans, était lâche
+au fond. La crainte de nouvelles piqûres lui fit changer
+complètement d'attitude envers son ennemi, dont
+il s'efforça de calmer le ressentiment. Il commença
+par se montrer complaisant, empressé, puis servile
+auprès de lui. C'est ainsi qu'un jour, croyant l'amuser,
+il lui montre au-dessous d'une armoire fixée à la
+cloison séparant la salle d'études de l'appartement
+de l'institutrice, un noeud qu'il enlevait pour observer
+par le trou tout ce qui se passait dans la pièce à côté.
+Il ne put lui expliquer ce qu'il avait vu par là, quand
+l'institutrice abandonnait sa classe pour aller y rejoindre
+son amoureux, mais c'était <i>ben drôle</i>. Paul
+ne put résister à l'envie de savoir et regarda par le
+trou. Ce qu'il vit, il ne le dit jamais. On entendit
+un cri étouffé dans la gorge, et il s'affaissa inanimé.
+On le releva, on le porta à son pupitre et il ouvrit les
+yeux, étonné de se voir entouré des ses petits camarades.
+L'institutrice, revenue dans la classe, une demi-heure
+plus tard, quelque peu décoiffée et les joues
+en feu, ne vit rien, ne comprit rien quand on lui apprit
+que le petit Mirot avait eu une faiblesse, et sans
+interroger l'enfant, se contenta de le faire conduire
+chez l'oncle Batèche.</p>
+
+<p>Le lendemain, Paul n'osait lever les yeux sur l'institutrice.
+A chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait
+sans la regarder. Aux heures de récréation,
+il se tint à l'écart. Il fut triste toute la journée. Mademoiselle
+Jobin finit par remarquer l'attitude morose
+de l'enfant et, après la classe, voulut le retenir
+pour le faire parler; mais, comme elle lui caressait la
+joue, de sa jolie main de belle fille, il rougit, se rejeta
+en arrière et avant qu'elle eut eu le temps de se remettre
+de sa surprise, il se sauva par la porte ouverte.</p>
+
+<p>Les jours suivants, elle essaya de pénétrer le mystère
+de cette âme enfantine, mais Paul se dérobait à
+ses questions comme à ses caresses. L'examen approchait,
+il fallait pourtant l'amadouer. C'était son
+meilleur élève et le seul capable de lire convenablement
+l'adresse au curé et aux commissaires d'écoles.</p>
+
+<p>Maintenant qu'elle avait perdu tout son empire sur
+lui, comment ferait-elle pour l'amener à accomplir un
+acte qu'il exécutait toujours avec répugnance? Comme
+elle s'y attendait, le petit homme refusa de lire l'adresse
+au prochain examen. Après avoir épuisé tous
+les moyens de persuasion possibles, l'institutrice se
+rendit chez l'oncle Batèche, qui était absent. Elle fut
+reçue par la tante Zoé et lui exposa la situation
+désespérée dans laquelle elle se trouvait.</p>
+
+<p>La bonne femme en fut consternée. Elle appela
+Paul, qui s'était sauvé furtivement dans sa chambre,
+à l'arrivée de mademoiselle Jobin. Il s'avança, tout
+penaud, et, tout à coup, fondant en larmes, il vint se
+jeter dans les bras de sa tante.</p>
+
+<p>Tante Zoé parvint à le calmer en le gardant sur ses
+genoux. Elle lui demanda:</p>
+
+<p>--Pourquoi que t'aimes pas ta maîtresse <i>asteur</i>?
+Y paraît que tu y a fait de la peine.</p>
+
+<p>L'institutrice ajouta:</p>
+
+<p>--Est-ce bien vrai que tu ne m'aimes plus?</p>
+
+<p>L'enfant resta muet.</p>
+
+<p>--Pauvre p'tit! les chats y'ont mangé la langue.</p>
+
+<p>Paul se serra davantage sur la poitrine plate de sa
+mère d'adoption et demeura silencieux.</p>
+
+<p>L'institutrice voulut s'approcher; mais Paul s'écria,
+frémissant de tout son être:</p>
+
+<p>--Ne me touchez pas! Ne me touchez pas!</p>
+
+<p>Quand mademoiselle Jobin fut partie, tante Zoé
+promit à son neveu un gros morceau de sucre du
+pays, dont il était friand, s'il voulait lui dire ce qu'il
+avait contre sa maîtresse. Outrée de son mutisme obstiné,
+elle le menaça ensuite de la colère de l'oncle
+Batèche, qui était terrible avec les petits. Promesses
+et menaces furent inutiles, Paul garda son secret.</p>
+
+<p>Enfin, le grand jour de l'examen arriva.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/05.png"></p>
+
+<p>L'école avait un air de fête ce matin-là: le perron
+avait été balayé avec soin et les vitres des fenêtres,
+lavées de la veille, brillaient au soleil. Dès huit heures,
+petits garçons et petites filles en habits des dimanches,
+débarbouillés et peignés comme pour aller
+à la messe, arrivèrent par le chemin poussiéreux et,
+avant d'entrer, essuyèrent leurs bottines neuves, les
+uns avec leurs mouchoirs, les autres plus policés, sur
+l'herbe bordant la route. Paul Mirot, le dernier venu,
+fit mine de passer tout droit, hésita un instant en
+apercevant l'institutrice dans la porte de l'école, qui
+le regardait. Comme si elle eut deviné la cause de
+son hésitation, mademoiselle Jobin rentra et l'enfant,
+soudain résolu, alla rejoindre ses camarades. Parce
+que l'oncle Batèche lui avait donné le poulain de la
+jument <i>breune</i> et la tante Zoé promis de l'emmener en
+bateau à Sainte-Anne de Beaupré, il avait consenti
+à lire l'adresse au curé et aux commissaires d'écoles,
+adresse qu'il savait comme sa prière; car c'était toujours
+la même formule servant depuis des années à
+toutes les institutrices à qui on avait confié l'école.
+L'auteur du petit chef-d'oeuvre était un vieil instituteur,
+qui avait autrefois porté la soutane. On le disait
+très pieux, on le vénérait pour sa réputation de
+sainteté, et changer un mot de sa <i>composition</i>, pour
+ces âmes simples, paraissait sacrilège. Par mesure
+de prudence, cependant, l'institutrice fit relire deux
+fois la fameuse adresse à Paul, devant une rangée de
+chaises, en face de la table portant le prix destinés
+aux élèves. Ces chaises, la plus belle, celle du milieu,
+représentait monsieur le curé qui, tantôt, viendrait s'y
+asseoir, les autres, les commissaires et le secrétaire
+de la commission scolaire, le jeune notaire du village,
+devant lequel toutes les institutrices de la paroisse se
+pâmaient parce qu'il était galant, joli garçon, et qu'il
+<i>soufflait</i> les réponses aux élèves embarrassés, à
+seule fin d'obliger ses admiratrices.</p>
+
+<p>Tout était prêt. Mademoiselle Jobin fit ses dernières
+recommandations à ses élèves. L'horloge, accrochée
+au mur blanchi à la chaux, sonna neuf heures.
+Un roulement de voitures se fit entendre sur la route:
+c'était le curé et sa suite qui arrivaient.</p>
+
+<p>L'institutrice avait mis sa plus belle robe et elle
+était vraiment séduisante avec ses grands yeux noirs
+et son teint pâle, la taille cambrée dans son corset,
+quand elle alla recevoir, sur le seuil, les représentants
+de l'autorité religieuse et civile. Paul, au premier rang,
+l'adresse roulée dans ses deux mains, la reluqua en dessous,
+et de la voir si gracieuse pour les autres,
+maintenant qu'elle le traitait avec indifférence, il se
+sentit bien malheureux. Tous les élèves de la classe
+étaient debout, lui, restait assis. Concentré en lui-même,
+il ne voyait pas monsieur le curé passer, majestueux,
+devant les rangs de la petite armée écolière
+au complet. Quand tout le monde fut en place, mademoiselle
+Jobin dut le secouer par l'épaule pour lui
+faire comprendre qu'il était temps de lire l'adresse
+ornée de rubans roses, recopiée sur une large feuille
+parchemin.</p>
+
+<p>Paul se leva, comme poussé par un ressort, fit quelques
+pas en avant, hésita, puis, s'inclinant, dit: "Très
+digne pasteur, messieurs les commissaires..."</p>
+
+<p>Que se passa-t-il, à ce moment, dans l'âme du petit
+homme?</p>
+
+<p>L'adresse aux rubans roses roula sur le plancher,
+et Paul Mirot se sauva avant qu'on eut songé à
+l'arrêter.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/06.png"></span> Tout le jour, le pauvre orphelin,
+redoutant la colère de l'oncle Batèche,
+peut-être davantage les reproches
+de tante Zoé, erra dans
+les champs, se cachant derrière les
+buissons s'il voyait approcher
+quelqu'un de suspect. On devait
+tout savoir à maison, on était
+assurément à sa recherche, et il
+frissonnait de terreur à la pensée
+d'avoir à expliquer son étrange
+conduite. Il sentait qu'il avait eu raison de faire ce
+qu'il avait fait: mais, comment le démontrer aux autres?
+Il se rappelait qu'au catéchisme, l'année de sa
+première communion, le jeune vicaire préparant les
+enfants de la paroisse à ce grand évènement, lui avait
+prédit qu'il ne ferait jamais rien de bon. Et à propos
+de quoi? Parce qu'il n'avait pas bien répondu à
+une question sur l'enfer. Il redoutait de s'entendre
+répéter la même chose, beaucoup plus que la perspective
+d'une correction.</p>
+
+<p>Cet acte d'insubordination avait causé un énorme
+scandale à l'école. Monsieur le curé en profita
+pour démontrer, en un petit discours d'une demi heure,
+le danger des caractères orgueilleux et l'avantage
+qu'il y a pour un bon chrétien de pratiquer l'humilité
+et l'obéissance. Sa voix prenante et son geste onctueux
+firent verser quelques larmes aux commissaires,
+et ses anathèmes épouvantèrent les petits enfants.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/07.png"></span> Quant à l'institutrice
+comme elle le disait elle-même,
+elle n'aimait pas
+à se faire de la bile. Et aussitôt
+revenue de son ahurissement, elle profita
+de l'attention religieuse
+que l'on portait aux
+paroles de monsieur le
+curé pour s'attirer les
+bonnes grâces du jeune
+notaire en le fascinant
+de ses grands yeux prometteurs.
+Tout alla bien,
+du reste, le scandale
+causé par la révolte de
+Paul Mirot, suivi du discours
+du curé ayant abrégé l'examen.
+Quelques pages de lecture, un peu de catéchisme, quelques
+règles simples sur le tableau, la distribution des prix
+et ce fut tout.</p>
+
+<p>Les examinateurs partis, mademoiselle Jobin renvoya
+ses élèves, en vacances, sans juger à propos de
+leur faire la moindre recommandation--son beau
+Pierre n'était pas loin.</p>
+
+<p>Écoliers et écolières s'en allèrent joyeux, riant, se
+culbutant, pressés d'aller raconter ce que leur camarade,
+le petit Mirot, avait fait. Des voisins charitables,
+aussitôt mis au courant de <i>l'aventure</i>, s'empressèrent
+de prévenir le tuteur du <i>vaurien</i>, et sa vertueuse épouse.</p>
+
+<p>L'oncle Batèche jura, en apprenant la nouvelle,
+tandis que la tante Zoé, au comble de la désolation,
+ne savait que répéter: "Mon doux Jésus, miséricorde!"
+Le premier mouvement de colère passé, le brave homme
+réfléchit qu'il ne fallait pas, pour sa réputation et
+dans l'intérêt de sa bourse, abandonner l'orphelin, et
+il se mit à la recherche du petit. Il chercha dans
+l'écurie, la grange, le hangar, dans tous les coins où
+il soupçonnait qu'il aurait pu se cacher, puis parcourut
+les champs et les bois du voisinage, appelant
+Paul en vain. La nuit venait quand il rentra à la
+maison et la tante Zoé se lamenta comme une femme
+en couches en apprenant que le petit était introuvable.</p>
+
+<p>Las d'errer au hasard, arrivé sur le bord d'un ravin
+profond, une <i>coulée</i>, comme on disait à Mamelmont,
+l'enfant fugitif s'était glissé sous un buisson formé
+de cerisiers enchevêtrés de vignes sauvages, et jugeant
+la retraite sûre, il s'y était endormi profondément.
+Quand il s'éveilla, il faisait nuit. Torturé par
+la faim et frissonnant de frayeur, il n'eut plus qu'une
+pensée: retourner vite à la maison. Malgré l'ombre
+qui s'étendait sur les champs silencieux, il n'eut
+pas de difficulté à retrouver la route qui allait d'un
+bout à l'autre de la ferme, et après un quart d'heure
+d'une course à perdre haleine, il arrivait tout essoufflé,
+au seuil de la demeure de son oncle. Il entendit
+parler dans la cuisine où l'on remuait de la vaisselle
+et s'arrêta pour écouter la conversation. L'oncle Batèche
+disait:</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/08.png"></p>
+
+<p>--Y'a un <i>boute</i> pour le laisser <i>varnailler</i>. J'veux
+pas qu'y fasse un bon à rien. On va <i>l'renfarmer</i>.</p>
+
+<p>--<i>Evous</i>?</p>
+
+<p>--C'est ben simple, batèche! y faut qu'y s'instruise,
+comme dirait son défunt père; on va <i>l'mette</i> au collège
+de Saint-Innocent, là y sauront ben l'dompter.</p>
+
+<p>Paul ne savait pas au juste ce que c'était qu'un
+collège; mais il aimait l'étude, il voulait s'instruire,
+la résolution prise par son tuteur, le laissa parfaitement
+indifférent, dans l'état de détresse où il se trouvait.
+La perspective de jeûner jusqu'au lendemain et
+de coucher dehors, le préoccupait uniquement à cette
+minute solennelle du retour au bercail. Sans en entendre
+davantage, il pénétra dans la pièce où l'oncle et la
+tante mangeaient sans appétit leur bol de pain trempé
+dans du lait, le "miton", le met favori des vieux
+époux. On ne lui dit rien. La tante le fit asseoir à sa
+place habituelle où, les yeux en même temps humides
+de chagrin et de satisfaction, il mangea comme un petit
+crevé. Puis, il s'endormit sur le bord de la table
+et la tante Zoé le prit dans ses bras pour le bercer.</p>
+
+<p>Ce retour au foyer, par une belle nuit de fin de juin,
+pleine d'étoiles, Paul Mirot ne devait jamais l'oublier.
+Plus tard, devenu homme, il apprendrait à ses
+dépens combien il est difficile de faire triompher des
+opinions qui ne sont pas celles de tout le monde, tout
+en gagnant son pain quotidien, toujours lui reviendrait
+à l'esprit cette escapade d'enfant obéissant à
+l'instinct de liberté, le souvenir de son isolement pitoyable,
+de la faim qui lui tortura les entrailles, du
+grand calme de la nature en face de son désespoir,
+de sa course dans la nuit vers la petite lumière, là-bas,
+sur cette terre féconde et humide de rosée à laquelle
+l'oncle Batèche ne demandait qu'une forte production
+de betteraves, tout en cultivant autre chose.</p>
+
+<p>Il ne devait pas oublier, non plus, cet orphelin privé
+dès l'âge le plus tendre des soins maternels, la pitié
+passagère de tante Zoé, pour sa détresse, et son réveil
+dans les bras de cette femme, dont la maigreur paraissait
+se gonfler quelque peu, s'animer enfin, au contact
+de la tête blonde de l'enfant qui reposait sur son ingrate
+poitrine.</p>
+
+<p>Ce souvenir devait l'empêcher, plus tard, de maudire
+son semblable, injuste et méchant à son égard,
+en lui faisant comprendre que chez tout être humain
+réside une bonté native et secrète étouffée souvent par
+l'ignorance, le préjugé, le fanatisme de certaine éducation,
+l'intérêt mesquin et rapace, et qu'il ne s'agirait
+que de réformer l'état social, d'éclairer les hommes
+pour les rendre meilleurs.</p>
+
+<p>Les jours qui suivirent se passèrent sans incident
+remarquable pour Paul Mirot. L'oncle et la tante Batèche
+le laissèrent jouer et courir à sa guise dans les
+champs. Le poulain de la jument <i>breune</i> ne lui fut pas
+enlevé. Jusque vers le mois de septembre, il ne fut
+question de rien. A cette époque son tuteur fit un
+petit voyage à Saint-Innocent, chef-lieu du comté de
+Bellemarie, où s'élevait, à côté de l'église, l'imposant
+édifice du collège.</p>
+
+<p>Quelques semaines plus tard, conduit par l'oncle
+Batèche, le petit orphelin faisait de bonne grâce son
+entrée au collège.</p>
+
+<p>Au collège comme à l'école, Paul Mirot fut un très
+brillant élève, et c'est à son application à l'étude, à
+sa facilité d'apprendre et de résoudre les problèmes
+les plus abstraits, qu'il dut de ne pas être renvoyé,
+vingt fois plutôt qu'une, chez son tuteur, pour avoir
+manqué d'obéissance. Malgré la règle sévère de la
+maison, ses professeurs le surprenaient souvent, caché
+dans quelque coin, lisant des livres défendus que
+lui apportait secrètement Jacques Vaillant, ou bien, dissimulé
+derrière les bosquets, au fond de la cour du collège,
+regardant l'herbe pousser et les oiseaux voltiger
+sur les branches. Selon la saison, il choisissait ses
+sujets d'études, durant les heures consacrées aux pieuses
+méditations.</p>
+
+<p>Ses professeurs, de même que le vicaire qui l'avait
+préparé à faire sa première communion, lui prédirent
+qu'il ne ferait jamais rien de bon.</p>
+
+<p>A vingt ans, il avait terminé ses études et revenait
+prendre place au foyer de ses parents d'adoption.
+Qu'allait-il faire? Il n'en savait rien. Au collège de
+Saint-Innocent on ne s'occupait que de diriger ceux
+qui avaient la vocation religieuse. L'oncle Batèche
+voulut qu'il se fit curé pour goûter le suprême
+bonheur d'aller finir ses jours dans un presbytère,
+dont la bonne tant Zoé serait la ménagère. "C'était
+disait-il à son neveu, <i>le meilleur méquier</i>, pas de
+mauvaises récoltes, ben logé, ben nourri, tout à soi
+en ce monde et le ciel dans l'autre." Paul Mirot ne
+mordait pas à l'amorce. Alors, l'oncle lui proposa la
+culture de la betterave <i>en grand</i>, il y avait une fortune
+à faire. Ah! si le conseil municipal de Mamelmont
+avait voulu adopter son plan! Les avocats aussi
+gagnaient pas mal d'argent, et les médecins qui vendaient
+trente sous une petite boîte de pilules ou un
+emplâtre, ne se mouchaient pas avec des <i>quarquiers
+de terrine</i>.</p>
+
+<p>Le jeune homme évitait toute discussion et passait
+son temps à lire ou à se promener dans la campagne.
+Sa chambre était encombrée de livres qu'il avait rapportés
+d'un voyage à Montréal, et l'oncle Batèche ne
+comprenait pas qu'on puisse dépenser tant d'argent
+pour du papier et s'amuser à lire un tas de <i>menteries</i>.</p>
+
+<p>Cependant, il n'osait pas crier trop fort, son pupille
+arrivait à sa majorité, et il lui faudrait rendre ses
+comptes qui étaient pas mal embrouillés.</p>
+
+<p>Vint l'automne et Paul se prit d'une grande passion
+pour la chasse. Il partait le matin, le fusil sur
+l'épaule, quelques tartines de pain dans son sac, et
+ne rentrait que le soir, harassé de fatigue, quelquefois
+bredouille, mais rapportant souvent deux ou trois
+perdrix, un lièvre ou quelques écureuils.</p>
+
+<p>Par un beau soir du mois de novembre, alors que la
+pourpre crépusculaire teignait de rougeoyante couleur
+les branches dénudées et le tapis de feuilles mortes,
+au bord d'une clairière le jeune homme aperçut
+une perdrix qui roucoulait sur un tronc d'arbre à
+demi renversé. Épauler, viser et faire feu fut pour lui
+l'affaire d'une seconde. Quelques morceaux d'écorce
+volèrent, et à travers la fumée de la poudre, le chasseur
+vit l'oiseau blessé prendre son vol pour aller s'abattre
+à deux cents pas, dans un chaume doré, sur la
+lisière du bois. Heureux de son exploit, il courut
+vers sa victime agonisante. Il se baissa pour la saisir,
+mais battant des ailes la perdrix lui échappa en lui
+laissant des plumes sanglantes aux doigts, et, s'élevant
+péniblement de quelques pieds au-dessus du sol,
+alla retomber un peu plus loin. Le soleil était disparu
+derrière la montagne, là-bas: il ne restait plus que de
+vagues lueurs de jour pour éclairer les tiges d'avoine
+coupées sur lesquelles l'oiseau gracieux criblé de
+plomb, par soubresauts, les plumes hérissées, les pattes
+en l'air, faisait ses dernières résistances. Impressionné
+malgré lui, le chasseur s'approcha, se pencha
+sur le gibier agonisant, et il lui sembla que les yeux
+vitreux de la bête innocente se fixaient sur lui, cependant
+que dans le calme de la nuit tombante l'écho lui
+apportait le glas des trépassés, du clocher du village
+de Mamelmont. La perdrix ne remuait plus, elle était
+morte, et il restait là, sans oser lui toucher, fasciné
+par la fixité de ces yeux toujours ouverts. Les ténèbres
+envahirent la plaine. Alors il se décida à mettre
+le gibier dans son sac pour rentrer à la maison.</p>
+
+<p>Tout en poursuivant péniblement son chemin à travers
+les prés coupés et les guérets, une pensée l'obséda.
+Il se posa à lui-même cette question:</p>
+
+<p>--On prétend que l'oeuvre de la création est parfaite,
+alors pourquoi faut-il tuer pour vivre?</p>
+
+<p>Sans découvrir la solution qu'il cherchait, il se convainquit
+que, du moins, on ne devait pas tuer par
+plaisir, et de ce jour, il renonça aux jouissances que
+lui procuraient la chasse.</p>
+
+<p>L'hiver canadien n'est pas sans charmes. Ces plaines
+blanches au clair de lune, ces arbres chargés de
+verglas que le soleil fait resplendir le matin, enchantent
+le voyageur qui, pour la première fois, jouit de
+ce spectacle. Mais la campagne, durant les longs
+mois de la saison rigoureuse, toute vie, toute activité
+semblent suspendues, et si l'on n'entendait de
+temps à autre un chien aboyer, le bruit des grelots
+d'un attelage qui passe, si l'on ne voyait la fumée
+s'échapper de la cheminée des maisonnettes semées ça
+et là le long des routes, on se croirait à jamais enseveli
+dans un désert de neige et de glace. Les distractions
+sont rares et à part les fêtes de famille, à Noël
+et au premier de l'An, les <i>repas</i> des Jours Gras, chacun
+vit chez soi, pour ainsi dire immobilisé dans l'attente
+du printemps. La jeunesse pendant le carnaval,
+donne bien quelque <i>danses</i> chez Pierre, Jacques ou
+Baptiste, où le violoneux de la paroisse, aux accords
+d'un violon éreinté, met en mouvement les belles filles
+à marier qui transpirent aux bras de leurs cavaliers;
+mais ces divertissements ne sont pas partout
+tolérés. De ces transpirations il est résulté, parfois,
+quelque grossesse mal venue, et ces accidents ont eu
+pour effet de jeter le discrédit sur le violon et la
+danse.</p>
+
+<p>Du reste, Paul Mirot n'avait aucun goût pour ces
+réunions de jeunes gens s'entassant dans de petites
+pièces mal aérées, où l'acre parfum de chair humaine
+s'échappant des jupes tournoyantes et des corsages
+mouillés, rendait suffocante la chaleur produite par la
+promiscuité malsaine de tous ces êtres gesticulant et
+dominant la chanterelle par leurs battements de
+pieds sur le parquet, et leur gaieté bruyante. Une fois,
+seulement, l'un de ses anciens camarades d'école l'y
+avait entraîné et une belle fille le contraignit à danser
+avec elle. Aux bras de sa robuste partenaire, excité
+par l'odeur féminine, à peine atténuée d'un vague
+parfum d'eau de Cologne, il avait failli perdre la tête
+et faire des bêtises. Heureusement que la belle fille,
+douée des meilleures intentions du monde, n'entendait
+malice aux jeux de mains qui, s'il faut en croire
+le proverbe, sont presque toujours jeux de vilain.
+D'avoir pressé tant d'appas en sueur, sans la possibilité
+de se rafraîchir un instant, il revint de cette fête
+du carnaval campagnard, ayant fort mal à la tête et
+un peu mal au coeur. Et depuis, il avait renoncé aux
+chauds transports que procurent ces plaisirs rustiques.</p>
+
+<p>Quant aux ripailles pantagruéliques qui avaient
+lieu tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, dans le voisinage,
+les époux Batèche et leur neveu n'y étaient jamais
+conviés. L'oncle Batèche ne voulait pas faire
+manger ses <i>rôtis</i>, ses pâtés chauds et ses saucisses par
+les amateurs de festins: il l'avait déclaré en plein conseil
+municipal et on lui en gardait rancune. D'ailleurs,
+la tante Zoé prétendait que les <i>repas</i> étaient
+d'invention diabolique, que c'était un crime de gaspiller
+tant de <i>mangeaille</i> pour remplir la panse d'un tas
+de <i>salops</i>et de<i>salopes</i>. Ces propos répétés de bouche
+en bouche, avaient causé un émoi considérable dans la
+paroisse. On en parla longtemps chez le marchand du
+village, après la messe, le dimanche, et à la porte de
+l'église. Aussi, à la fête de Noël, de même qu'au premier
+de l'An, Paul Mirot n'avait d'autre compagnie
+que l'oncle Batèche, discourant sur la culture de la
+betterave, et la tante Zoé, dévotement silencieuse.</p>
+
+<p>Sans son goût pour l'étude, ce jeune homme, dont
+l'esprit était préoccupé de vagues projets d'avenir,
+aurait trouvé insupportable sa solitude. Mais l'hiver
+passa sans qu'il s'en aperçut. Vint la saison des <i>sucres</i>,
+et comme l'oncle Batèche parlait d'embaucher
+un jeune homme pour l'aider à faire <i>couler</i> sa sucrerie
+de huit cents érables, Paul Mirot lui offrit ses services,
+prétendant que cela lui ferait du bien. La tante
+Zoé lui fit observer qu'il trouverait peut-être le mois
+long. Mais son digne époux se récria. Ça lui apprendrait
+à travailler: ça le renforcirait; il avait les mains
+trop douces, des mains de bon à rien; si c'était pas
+<i>bougrant</i>! Bref, l'offre fut acceptée sans plus de manières.</p>
+
+<p>L'entaillage des érables, aux premier beaux jours
+de soleil, n'est pas un jeu d'enfant. Il faut marcher
+dans la neige jusqu'à mi-jambe, souvent jusqu'à la
+ceinture, pour aller d'un érable à l'autre percer le
+tronc de la profondeur voulue, placer la goutterelle
+et y accrocher l'oblong récipient de fer-blanc destiné à
+recueillir l'eau sucrée. Cette opération, qui dura deux
+jours, faillit avoir raison de la bonne volonté du jeune
+homme, tombant de fatigue au retour à la maison et
+<span class="lef"><img alt="" src="images/09.png"></span> douloureusement courbaturé
+le matin à son réveil. Mais quand les
+chemins furent tracés et les sentiers battus, la
+<i>tournée</i> que l'on faisait
+matin et soir, par les jours de grande coulée,
+et une fois par jour en
+temps ordinaire, devint pour lui un salutaire et
+agréable exercice. Il portait allègrement, au bout du
+bras, le seau rempli d'eau d'érable qu'il allait vider
+dans le tonneau monté sur <i>sleigh</i> en bois rond,
+traîné par deux chevaux. Quelquefois, l'oncle Batèche
+venait lui donner un coup de main, mais la plupart
+du temps il restait à la <i>cabane</i> à chauffer ses fourneaux
+et surveiller la cuisson du sucre. On mangeait
+dans le bois, sur un tonneau renversé, de bonnes omelettes
+au lard, d'appétissantes <i>trempettes</i>, et quand il
+fallait veiller la nuit pour faire bouillir la surabondance
+d'eau accumulée, Paul Mirot, étendu sur une peau de
+buffle, devant le feu, reposait délicieusement.</p>
+
+<p>
+Au dehors, au-dessus de la <i>cabane</i>, la fumée montait
+vers le firmament étoilé et attirait les hiboux qui
+perchés sur les grands arbres d'alentour, faisaient
+entendre leur hou... hou... hou hou..., à intervalles
+réguliers. C'étaient les seuls bruits de la forêt
+dans la nuit claire et froide. Et pendant que l'oncle
+Batèche dormait dans un coin, affaissé par l'âge et
+les travaux de la journée, le jeune homme donnait
+libre cours à son imagination ardente, qui lui ouvrait
+différentes carrières où le succès, la gloire, les honneurs
+et l'amour l'attendaient pour le combler de
+joies rares et de félicités inexprimables. Il était aimé
+à la folie de la plus belle des princesses des contes de
+fées: il devenait, tour à tour, un général intrépide,
+chéri de la Victoire; un tribun irrésistible qui entraînait
+les foules; un grand artiste modelant le sein ou
+arrondissant le ventre d'une Vérité; un millionnaire
+semant l'or et les bienfaits sur ses pas.</p>
+
+<p>Lentement, de jour en jour, la neige était disparue
+et le dégel complet du sol avait permis à l'herbe des
+champs de pointer peu à peu, en même temps que fleurissaient
+les pâquerettes hâtives des bois. Les <i>sucres</i>
+allaient finir, on songeait à <i>dégrayer</i>, lorsque
+l'oncle Batèche reçut une lettre du député Vaillant
+lui annonçant qu'en compagnie de son fils Jacques et
+de quelques amis de la ville, il viendrait passer le
+dimanche suivant à la <i>cabane</i>. Le bonhomme fut ravi
+de la nouvelle. Jusqu'au dimanche, il ne cessa de faire
+l'éloge de ce bon député, pas fier, pareil comme <i>moé pi toé</i>,
+qui n'oubliait jamais ses fidèles partisans.
+Pour des raisons différentes, son neveu n'était pas
+moins content de la visite annoncée. Il allait revoir
+son meilleur camarade de collège de Saint-Innocent,
+celui qui lui apportait des livres défendus
+qu'on lisait en cachette. Il ne se doutait pas, cependant,
+que cette rencontre déciderait de sa carrière.</p>
+
+<p>Ce fut le père Gustin, le doyen des cochers du village,
+connu de dix lieues à la ronde, comme il le disait
+à qui voulait l'entendre, pour avoir les meilleurs
+chevaux du pays, qui amena les visiteurs. Le financier
+Boissec lui offrit une somme fabuleuse pour sa jument
+grise; mais <i>la grise</i> n'était pas à vendre. Horace
+Boissec, jouissant d'une grande fortune, était venu
+aux <i>sucres</i> parce que Marcel Lebon, directeur du
+<i>Populiste</i>, y accompagnait le député Vaillant:
+car cet homme qui s'était enrichi dans des spéculations plus
+ou moins avouables, avait maintenant la manie des
+grandeurs et le plus profond respect pour les journaux,
+dans lesquels il pouvait lire son nom imprimé.
+Le directeur du <i>Populiste</i> était pour lui un personnage
+plus considérable que l'archevêque de Montréal,
+que le pape même, malgré qu'il fut un fervent catholique
+à ses heures, surtout quand une colique importune
+lui faisait songer à la mort et à l'enfer. Le député
+de Bellemarie, que l'on disait ministrable, n'était pas
+non plus, pour lui déplaire; et Jacques Vaillant jouissait,
+en même temps, à ses yeux, de l'avantage d'être
+le fils du futur ministre et de l'importance que lui
+donnait son titre de journaliste.</p>
+
+<p>Il y a des esprits faits pour se comprendre, comme
+il y a des mentalités si différentes qu'elles ne peuvent
+que s'ignorer toujours ou se combattre sans cesse, et
+c'est de la communauté d'idées et de sentiments que
+naissent les amitiés sincères et durables. Voilà pourquoi
+Jacques Vaillant et Paul Mirot éprouvèrent une
+joie réciproque à se retrouver après leur sortie du collège.
+Abandonnant les visiteurs de marque aux civilités
+rustiques de l'oncle Batèche et aux minauderies
+naïves de la tante Zoé, qui était venue à la <i>cabane</i>
+pour préparer l'omelette au lard, traditionnelle, les
+deux amis allèrent causer à l'écart. Ils avaient trop
+de choses à se dire, ils ne savaient plus par quel bout
+commencer. Ils s'entretinrent pendant quelques instants
+de propos indifférents. Puis, ils attaquèrent la
+grosse question de l'avenir, que l'on <i>résout</i> toujours à
+son avantage quand on a vingt ans. Jacques Vaillant
+apprit à Paul Mirot qu'il fondait de grandes espérances
+sur ses succès futurs dans le journalisme. Son
+père désirait lui faire étudier le droit, mais des avocats
+il y en avait déjà trop, il en connaissait qui crevaient
+de faim; tandis que des journalistes sérieux,
+savants, aussi sincère dans l'expression de leurs opinions
+que redoutables par la puissance de leur plume,
+on n'en découvrait pas encore au Canada.</p>
+
+<p>Paul Mirot l'interrompit pour lui poser une de ces
+questions inutiles mais qui témoignent d'un intérêt
+profond:</p>
+
+<p>--Ainsi, le journalisme te plaît beaucoup?</p>
+
+<p>--Oh! énormément.</p>
+
+<p>--Tu écris des articles?</p>
+
+<p>--Pas encore. Je me forme, j'apprends le métier
+en rédigeant des faits-divers. Mais ça viendra... Et
+toi, que comptes-tu faire?</p>
+
+<p>--Je ne sais pas. Un jour je pense à une chose, le
+lendemain à une autre. Je suis un peu comme la fille
+du voisin qui a deux amoureux: elle ne se marie pas
+parce qu'elle ne sait lequel prendre. L'un est blond,
+l'autre est brun, elle admire le blond pour sa gentillesse,
+et le brun parce qu'il a l'air vigoureux.</p>
+
+<p>--Tu avais toujours le premier prix de composition
+au collège, malgré tes mauvaises notes. Je parie
+que tu ferais un fameux écrivain, en passant par le
+journalisme. Et nous travaillerions ensemble...</p>
+
+<p>--Ce serait charmant.</p>
+
+<p>--Alors, si je te proposais la chose?</p>
+
+<p>--J'accepterais les yeux fermés.</p>
+
+<p>--C'est entendu. L'affaire est bâclée. Je vais en
+parler tout de suite à mon père, qui est très influent
+au <i>Populiste</i>, parce qu'on le désigne déjà comme
+successeur du ministre Troussebelle, qui se fait vieux
+et à Marcel Lebon, mon directeur.</p>
+
+<p>Tous deux s'empressèrent de revenir auprès des
+époux Batèche et de leurs invités pour leur faire part
+du beau projet qu'ils avaient conçu.</p>
+
+<p>Le député Vaillant se montra beaucoup moins
+enthousiaste que son fils pour la carrière de journaliste.
+Il conseilla même à Paul Mirot de choisir de préférence
+le droit ou la médecine, à défaut du génie
+civil pour lequel le jeune homme déclara n'avoir aucune
+aptitude. "Les ingénieurs sont de plus en plus
+demandés, il y a de la place et de l'avenir dans cette
+profession", affirma le député de Bellemarie. Toutefois,
+si Paul Mirot persistait dans sa résolution de
+se faire journaliste, il serait trop heureux de l'aider,
+son fils lui ayant souvent parlé de lui dans les termes
+les plus élogieux, et il avait, en outre, une dette de
+reconnaissance à acquitter envers son vieil ami, son
+fidèle partisan, le père Batèche. Ce dernier, qui
+assistait d'une oreille à l'entretien, tout en tisonnant
+son feu, se rengorgea en entendant un membre de la Chambre
+l'appeler son ami.</p>
+
+<p>Quant à Marcel Lebon, il promit de faire ce qu'il
+pourrait, on verrait cela dans le temps. Dans un mois,
+peut-être plus tôt, peut-être plus tard, on devait augmenter
+le personnel de la rédaction du <i>Populiste</i>.</p>
+
+<p>Le financier Boissec félicita Paul Mirot de sa bonne
+résolution et, rempli d'un bel enthousiasme, du
+reste sans danger, il prit le ciel à témoin qu'il
+donnerait toute sa fortune pour avoir vingt ans et manger
+de la misère en se faisant journaliste. Il se sentait
+de taille à bouleverser le monde par l'éclat de son
+génie. Mais, voilà, il était trop tard, il ne fallait pas
+y songer.</p>
+
+<p>En l'écoutant, Marcel Lebon souriait dédaigneusement,
+et quant il eut fini sa tirade, le directeur du
+<i>Populiste</i> se contenta de murmurer entre ses dents:</p>
+
+<p>--Farceur, va!</p>
+
+<p>Le soir arriva et le père Gustin, avec sa jument
+grise, vint chercher les voyageurs qui devaient retourner
+à Montréal par le train de sept heures. Selon l'expression
+de Jacques Vaillant, "l'affaire était bâclée",
+et ce dernier, en prenant congé de Paul Mirot, ne
+lui dit pas au revoir, mais à bientôt.</p>
+
+<p>L'oncle Batèche était content de sa journée, la tante
+Zoé, ravie; cette dernière parce que ces beaux messieurs
+l'avaient comblée de politesse, comme si elle
+eut été la femme du <i>bailli</i> de la paroisse, qu'elle jalousait
+quand elle la voyait se prélasser dans le plus beau
+banc, à l'église; et son digne époux, parce que
+le financier Boissec lui avait glissé dans la main en
+partant, un billet de dix dollars, sans compter l'honneur
+d'avoir reçu son député, en ami.</p>
+
+<p>Mais le plus heureux des trois était assurément
+Paul Mirot, qui avait enfin trouvé sa voie et se demandait,
+avec étonnement, comment il se faisait qu'il
+n'y avait pas songé plus tôt. Quand on a la passion
+de lire comme il l'avait, comment ne pas avoir en
+même temps la passion d'écrire? Et cette passion ne
+se satisfait pas secrètement, comme une passion honteuse,
+inavouable. Non, il faut qu'elle se développe en
+plein jour, qu'on en fasse part à des milliers d'individus,
+et par le journal et par le livre.</p>
+
+<p>Il assista, indifférent, aux propos échangés par l'oncle
+Batèche et la tante, sur leurs visiteurs; son esprit
+était déjà loin. Comme un jeune marié impatient d'emporter
+dans ses bras la rougissante vierge vers la couche
+nuptiale, pour goûter l'enchantement des troublantes
+découvertes, il aurait pu s'écrier, dans la satisfaction
+d'un désir longtemps contenu, en pénétrant
+dans sa chambre, sous le toit: "Enfin seuls!" Seuls,
+lui et sa pensée qui se livrait complaisante, dans sa
+nudité radieuse et juvénile, à toutes les entreprises
+hardies que son imagination enflammée lui suggérait.</p>
+
+<p>Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir.</p>
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>UN DÉBUT DANS LE JOURNALISME</h3>
+<br>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/10.png"></span> Ce matin-là, Marcel Lebon n'était
+pas content, et quand il était de mauvaise
+humeur il ne faisait pas bon
+d'aller frapper à la porte de son cabinet
+de travail. Non pas que ce fut un
+méchant homme, que le directeur du
+<i>Populiste</i>, au contraire, on le savait obligeant et aimable
+à ses heures, pour ses subordonnés. Mais les
+tracasseries du métier le mettaient souvent hors
+de lui-même, et dans ces moments de crise il fallait le
+laisser tranquille. La veille au soir, au Club Canadien,
+le ministre Troussebelle, revenant de Québec,
+l'avait blâmé, devant ses amis, à propos de son article
+sur les amendements à la loi électorale. Il connaissait
+pourtant de longue date, la tyrannie des
+hommes politiques influents, puisque par sa soumission
+au chefs de son parti, par sa plume mise au
+service du gouvernement au pouvoir, qu'il défendait,
+du reste, avec beaucoup de talent, il en était arrivé,
+après des années d'obscur labeur et de misère, à
+occuper une situation en évidence dans le journalisme
+montréalais, avec des appointements qui lui permettaient
+de jouir enfin de la vie élégante et mondaine.
+Mais, plus il se sentait utile et bien en vue, plus il
+devenait sensible à la critique. C'est pourquoi il lui
+eut été agréable de traiter l'honorable Troussebelle
+de vieux fumiste, au lieu d'avaler, en dissimulant une
+grimace, la pilule amère qu'il lui avait apporté du
+conseil des ministres provinciaux. S'il résista à la
+tentation, c'est qu'il redoutait une disgrâce qui l'eut
+rejeté dans l'ombre, d'où il avait eu tant de mal à
+sortir. Il savait, par expérience, qu'il existe en ce pays
+deux puissances redoutables contre lesquelles il est
+bien difficile de regimber, étant donné la fausse éducation
+du peuple en matière de justice et de liberté:
+le fanatisme politique et le préjugé religieux. Cette
+pilule, il l'avait sur le coeur, avec tant d'autres, et
+pour se soulager, il s'était enfermé dans son cabinet
+où il marchait à grands pas, envoyant la politique et
+les politiciens à tous les diables.</p>
+
+<p>On frappa à sa porte d'un poing vigoureux. C'était
+le prote qui venait lui demander de la copie. Marcel
+Lebon le reçut à rebrousse poil, et après lui avoir remis
+une liasse de feuillets griffonné au crayon, il le
+congédia d'un: <i>Fichez-moi la paix!</i> qui ne laissait
+aucun doute sur son état d'esprit. En sortant, le chef
+d'atelier se trouva face à face avec un jeune homme
+à l'air timide, qui lui demanda si c'était bien là le
+cabinet de travail de monsieur de directeur du <i>Populiste</i>
+Il arrivait au moment opportun, ce jeune homme;
+s'il avait un article à faire passer, on lui apprendrait,
+et de bonne façon, à écrire des sottises. Le
+prote, voulant se payer cet amusant spectacle, lui répondit:</p>
+
+<p>--Parfaitement. Entrez donc; ne vous gênez pas.</p>
+
+<p>Le brave homme en resta pour ses frais de politesse,
+car le jeune homme ne fut pas dévoré par monsieur
+le directeur qui, devant cette figure sympathique et
+intelligente, se montra plus aimable. Il prit place
+dans son fauteuil, invita le visiteur matinal à s'asseoir
+et à lui exposer le motif de sa visite.</p>
+
+<p>Pour toute réponse, le jeune homme lui remit une lettre
+à son adresse.</p>
+
+<p>A mesure qu'il lisait cette lettre, Marcel Lebon reprenait
+tout son empire sur lui-même et sa physionomie
+s'éclairait de bienveillance. Il se rappelait que
+naguère, il avait passé par où passait en ce moment
+son jeune solliciteur. Quand il eut fini cette lecture,
+ce fut d'un ton tout-à-fait amical qu'il lui dit:</p>
+
+<p>--Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Paul
+Mirot, l'ami de Jacques Vaillant. Je vous ai rencontré
+aux <i>sucres</i> à Mamelmont, il y a un mois à peine?</p>
+
+<p>--C'est bien cela, monsieur. Je croyais retrouver
+ici mon ami Vaillant; mais on m'a dit qu'il était
+absent.</p>
+
+<p>--Il est parti, ce matin, par le premier train, pour
+Sainte-Marie Immaculée, une nouvelle paroisse dans
+le nord, où l'on inaugure une chapelle. Il va nous
+revenir sanctifié, abruti et plein de puces. Car il y a,
+paraît-il, beaucoup de sable dans ce pays-là; et, vous
+savez, sans doute, que là où il y a du sable, il y a
+des puces. Ces petits voyages de désagrément, ce n'est
+pas ce qu'il y a de pis pour un journaliste avide de
+se renseigner sur les moeurs canadiennes... mais,
+parlons de vous. Vous voulez absolument faire du
+journalisme?</p>
+
+<p>--C'est mon plus grand désir, monsieur.</p>
+
+<p>--Eh bien! vous avez tort.</p>
+
+<p>--C'est si beau, renseigner le public!</p>
+
+<p>--Le public, on l'exploite au profit des autres, de
+ceux qui ont intérêt à le tromper.</p>
+
+<p>--Cependant, monsieur le député Vaillant...</p>
+
+<p>--Oui, je sais. Monsieur le député Vaillant peut
+être de bonne foi, il n'a jamais fait de journalisme
+lui, il ne connaît pas les dessous de notre métier. Il
+est mandataire du peuple, par conséquent esclave de
+l'opinion, mais son esclavage vaut encore mieux que
+le nôtre. Dans sa lettre, il me parle de vous, de votre
+oncle Batèche, un de ses fidèles partisans de la paroisse
+de Mamelmont, la paroisse la plus libérale
+du comté de Bellemarie. Vous avez du talent, c'est
+tout naturel qu'il vous pousse dans les journaux,
+votre reconnaissance pourra lui être utile un jour
+ou l'autre. Moi, je vous parle en homme d'expérience
+et avec le plus parfait désintéressement. Vous arrivez
+de la campagne, vous ne savez pas ce que c'est
+que la vie fiévreuse et ingrate qui vous attend ici.
+Quand je suis entré à ce journal, j'étais jeune comme
+vous, le coeur débordant d'enthousiasme, comme vous,
+je me voyais déjà sacré grand homme, dominant l'univers,
+en livrant ma pensée à la vénération des
+foules. Il y a vingt ans que je suis dans le journalisme
+et il ne m'a pas encore été permis de dire ce que je
+pense. J'écris pour Troussebelle, j'écris pour Vaillant,
+j'écris pour Boissec, qui me paie de plantureux
+dîners au Club Canadien, ou ailleurs, et s'imagine,
+l'imbécile, que cela fait mon bonheur; j'écris même
+pour de petites dames qui ont leurs influences et en
+profitent pour venir me montrer leur... état d'âme.
+J'avoue que c'est quelquefois le côté le plus intéressant
+du métier. Pour moi-même, je n'ai jamais rien
+écrit; mes convictions, je les cache précieusement;
+la Vérité, je l'entortille n'importe comment avec ce
+qu'on me donne; je blanchis les noirs et je noircis
+les blancs sur commande.</p>
+
+<p>--Pas possible!</p>
+
+<p>--Ça vous étonne, jeune homme, et pourtant vous
+ne connaissez encore rien des petites misères du métier.
+Je vous réserve le plaisir d'en faire vous-même
+la découverte, si vous persévérez dans votre résolution.
+J'ajouterai seulement, pour refroidir tant soit peu
+votre bel enthousiasme, que nos grands journaux
+ne sont pas faits pour instruire le peuple par la libre
+discussion des questions politiques, scientifiques, sociales
+ou autres, en un mot de tout ce qui peut éclairer
+les masses ignorantes et crédules. Qu'est-ce que ça
+peut faire aux actionnaires du <i>Populiste</i> et à ceux
+dont ils ont l'appui intéressé, que le public s'instruise,
+que la société s'améliore par la science et la
+raison? Ce sont leurs intérêts qu'ils ont sans cesse
+en vue. Le journal ne critique que ce qui peut être
+nuisible au parti qu'il défend ou aux recettes qu'il
+encaisse. Quant à la louange, elle se vend à tant la
+la ligne pour les obscurs, pour les annonceurs; tandis
+que les puissants du jour paient en faveurs et protections,
+les pouvoirs tyranniques, en intimidations et
+menaces. Et du directeur jusqu'au dernier des reporters,
+le rouage fonctionne sous la même impulsion.
+Moi, je suis la grande roue et rien de plus. Mon talent,
+j'en fais un bel usage: je couvre de fleurs de rhétorique
+le premier idiot à qui il est utile de faire la
+cour; je défends, avec une égale souplesse, les bonnes
+et les mauvaises causes. Je suis dans la forme, le
+fond m'est étranger.</p>
+
+<p>--Alors, vous me conseillez de faire autre chose?</p>
+
+<p>--Autre chose! n'importe quoi! Choisissez une
+profession libérale. Avocat, si le droit vous embête,
+vous pourrez vous lancer dans la politique. Médecin,
+si la clientèle se fait trop attendre, vous inventerez une
+nouvelle drogue, ouvrirez un dispensaire sous le patronage
+d'une société de charité et le succès viendra,
+avec le temps. Si vous avez le compas dans l'oeil, faites
+vous architecte ou ingénieur. Et à défaut de tout
+cela, il y a encore le commerce qui offre beaucoup de
+chances de succès. La carrière commerciale est la
+plus avantageuse dans un jeune pays comme le nôtre.
+On y fait fortune très vite. Ceux que le hasard favorise
+quelque peu ont bientôt chevaux, voitures de luxe
+et maison princière rue Sherbrooke. Les journalistes
+n'ont rien de tout cela. Ils vont même à pied
+quand il y a des barbiers et des garçons de buvette qui
+se prélassent en automobile. Et je me demande parfois
+si cela n'est pas juste, s'il n'y a pas moins de mal
+à abrutir les gens avec des alcools, s'il n'est pas
+moins inhumain de leur écorcher la figure avec un
+rasoir, que de leur imposer la lecture de journaux
+destiné à les tromper et à fausser leur jugement?</p>
+
+<p>--Tout ce que vous dites là me paraît si étrange
+que je ne sais vraiment que faire.</p>
+
+<p>--Prenez le premier train et retournez à la campagne.
+Vous pourrez réfléchir tout à votre aise en
+respirant l'air vivifiant et pur passant sur les prairies
+parfumées de trèfle. Peut-être que le charme de
+la nature renaissante et féconde vous donnera l'idée
+de vous faire agriculteur. C'est ce que je regrette,
+moi, de n'avoir pu vivre loin de la ville, d'une existence
+faite de calme et de joie saine, les pieds dans la
+verdure, le front levé vers le ciel bleu. Les odeurs que
+montent de la terre que le soleil caresse, valent mieux
+que la poussière des salles de rédaction. Ici, c'est
+l'esclavage: là-bas, c'est la liberté. A vous de choisir.</p>
+
+<p>--Vous avez sans doute raison; peut-être retournerai-je
+à Mamelmont, ce soir. Mais, si je restais, quand même?</p>
+
+<p>--Dans ce cas revenez demain matin, à neuf heures,
+je tacherai de vous employer à quelque chose.</p>
+
+<p>Après avoir remercié le directeur du <i>Populiste</i> de
+l'intérêt qu'il avait bien voulu lui témoigner, Paul
+Mirot s'en alla au hasard, par les rues de la ville, ne
+sachant que penser de ce qu'il venait d'entendre, songeant
+à l'avenir qui lui apparaissait maintenant
+rempli de mystères et de dangers. Rue Saint-Laurent
+les marchands juifs, à la porte de leurs boutiques,
+l'invitèrent à entrer: <i>Want a suit gentleman?...
+Big sale here, to-day!... The cheapest day, the last
+day of the big sale!</i> Des femme passaient, le frôlant,
+les unes laides, les autres jolies; des hommes
+affairés allaient et venaient, d'autres marchaient plus
+lentement, en flâneurs, le cigare aux lèvres, la canne
+sous le bras. Le jeune homme, d'abord étourdi par
+ce va-et-vient continuel, accompagné du bruit agaçant
+des tramways, mêlé au toc-toc régulier du trot des
+chevaux sur l'asphalte, reprit bientôt son sang-froid
+et s'amusa de ce spectacle nouveau pour lui. Midi venait
+de sonner aux églises de la métropole. Une petite
+ouvrière aux lèvres rouges, au regard prometteur,
+sortant d'un atelier de modiste, se trouva face à face
+avec lui, et il se rangea poliment pour la laisser passer.
+La belle enfant lui sourit. Plus loin, une grande
+brune, déhanchée, le toisa de la tête aux pieds et lui
+murmura en passant: <i>Come Deary, I love you!</i> Ces
+<span class="lef"><img alt="" src="images/11.png"></span>femmes de la ville, assurément, ne
+ressemblaient pas à celles de Mamelmont:
+elle paraissaient aimables et
+hospitalières. Mais, Paul Mirot
+évita de répondre à cette trop chaleureuse
+invitation et pressa le pas.
+Il se rappela avoir entendu parler de
+<i>vilaines créatures</i>, perfides et malsaines
+qui perdent les hommes et
+surtout les jeunes gens. A quels signes
+pouvait-on les reconnaître, celles-là?
+Voilà ce qu'on avait négligé
+de lui apprendre au collège de Saint-Innocent.
+La petite ouvrière, toute
+en sourire, ne paraissait pas méchante;
+l'autre non plus, la grande brune,
+malgré son air effronté et sa démarche
+provocante. Du reste, ce n'était pas le moment
+pour lui de chercher une âme sympathique et féminine,
+dans cette multitude de figures inconnues. Son
+ami Jacques lui expliquerait, le conseillerait.</p>
+
+<p>Un besoin impérieux réclama toute son attention:
+il avait faim.</p>
+
+<p>Dans un petit restaurant à quinze sous, il s'attabla
+devant un potage d'origine douteuse, suivi d'un
+plat de viande dont il n'aurait pu dire le nom, et s'emplit
+tant bien que mal l'estomac, en attendant mieux.
+Retournerait-il à la campagne le jour même? Marcel
+Lebon le lui avait conseillé, mais il ignorait la monotonie
+de son existence, là-bas, entre la tante Zoé,
+à la piété ignorante, et l'oncle Batèche, revenant toujours
+à son idée de la culture de la betterave qui enrichirait
+toute la paroisse, si le conseil municipal voulait
+s'en mêler. Et puis, c'était lâche de se rendre
+avant d'avoir combattu, pour un soldat de la pensée,
+peut-être encore plus que pour celui que l'on pousse
+en avant, sous les balles et la mitraille, quand il ne
+sait pas au juste pour qui ou pour quoi il va se battre
+et se faire tuer. Et que penserait de lui son ami Jacques
+et le député Vaillant qui l'avait si chaleureusement
+recommandé? C'était là le problème difficile
+s'imposant à son esprit depuis son entrevue avec le
+directeur du <i>Populiste</i>. Il en était à l'affreux <i>pudding</i>
+au raisin et n'avait encore rien décidé.</p>
+
+<p>Le hasard vint à son secours.</p>
+
+<p>Un grand jeune homme, vêtu d'un pantalon de flanelle
+et d'un veston noir, un faux panama à la main,
+vint s'asseoir, sans cérémonie, au bout de la table où
+Paul Mirot achevait son triste repas. On était en
+mai et la température, plutôt fraîche, n'autorisait pas
+encore une semblable tenue. Ce devait être un fameux
+original que cet individu? A peine assis, son panama
+<span class="lef"><img alt="" src="images/12.png"></span>posé sur le coin de la table, il sortit un
+mouchoir de sa poche et s'épongea le
+front en s'exclamant: "Sapristi, qu'il
+fait chaud!" Il répéta la petite phrase
+deux ou trois fois, avec le même geste.
+Voyant que son voisin n'avait pas l'air
+disposé à engager la conversation, il lui demanda:</p>
+
+<p>--Ne trouvez-vous pas, mon jeune ami, qu'il fait chaud?</p>
+
+<p>--Mais, non, monsieur, je suis très bien.</p>
+
+<p>--Oh! c'est que, moi, je cours comme un fou depuis
+le matin. J'ai cette affaire Poirot sur les bras.
+La femme vient d'être arrêtée; le mari est mourant à
+l'hôpital Notre-Dame. J'ai pour le moins trois colonnes
+de copie à donner à l'imprimerie avant trois heures...
+Sapristi qu'il fait chaud!</p>
+
+<p>--Vous êtes dans les journaux, monsieur?</p>
+
+<p>--Comment, vous ne me connaissez pas? C'est singulier!
+Tout le monde me connaît. Solyme Lafarce,
+c'est le nom dont mon père m'a fait présent. Un joli
+nom, n'est-ce pas? Il a, du reste, oublié de me donner
+autre chose. Mais je ne suis pas en peine pour me
+tirer d'affaire. Vous l'avez deviné, je suis reporter
+à <i>L'Éteignoir</i>, le plus grand journal du pays, le mieux
+renseigné, grâce à moi surtout qui, moyennant un salaire
+considérable, depuis dix ans, lui fournit des <i>primeurs</i>
+dans tous les crimes qui se commettent à
+Montréal et à deux cents milles à la ronde.</p>
+
+<p>--Ça doit être bien intéressant, ce métier?</p>
+
+<p>--Je vous crois! On se trouve en relations avec un
+tas de gens épatants. Et toujours de l'argent plein
+ses poches.</p>
+
+<p>--Si Paul Mirot avait pris la peine de réfléchir il eut,
+sans doute, trouvé étrange qu'un homme qui a de
+l'argent plein ses poches puisse se contenter d'un menu
+de restaurant à quinze sous, et porter un costume
+aussi peu confortable pour la saison; mais il pensait
+à autre chose. Il était avide de se renseigner sur la
+vie du journaliste. Il demanda au reporter de <i>L'Éteignoir</i>:</p>
+
+<p>--Ainsi, vous êtes satisfait de votre état?</p>
+
+<p>--Enchanté! C'est le mot.</p>
+
+<p>--Tous vos confrères ne pensent pas comme vous.</p>
+
+<p>--Vous voulez parler de ceux qui posent aux savants,
+qui se préoccupent des questions sociales ou
+font de la littérature. Ce sont des imbéciles. De la
+littérature, il n'en faut pas dans le journalisme, pas
+de science non plus, mais de la politique quand ça
+paye, et des <i>histoires à sensation</i>, surtout. Avec mon
+compte-rendu de l'affaire Poirot, par exemple, dont je
+suis le seul à posséder tous les détails, <i>L'Éteignoir</i> va
+encore augmenter son tirage, ce qui veut dire en même
+temps augmentation de la valeur de sa publicité.
+Plus un journal a de circulation, plus élevé est le prix
+de l'annonce qui est la véritable source de revenus.
+Et ce n'est pas avec de beaux articles que la populace
+ne lit guère qu'on arrive à ce résultat. Ce que les milliers
+d'abrutis qui s'abonnent aux journaux aiment,
+c'est qu'on leur apprenne les scandales, les crimes,
+les accidents du jour. Les faits-divers les plus stupides
+ne sont pas à dédaigner. Ce qui <i>prend</i> aussi, ce
+sont les portraits de curés, de policemen, de pompiers,
+de vénérables jubilaires, de marguilliers, de conseillers
+municipaux, enfin de <i>l'homme qui a vu l'homme qui
+a vu l'ours.</i> Le journaliste assez malin pour tirer
+parti de tout cela se rend indispensable, on se dispute
+ses services et il en profite pour se faire payer un fort
+salaire. Je suis sûr que le <i>Populiste</i> va de nouveau
+essayer de m'attacher à sa rédaction après le succès
+de mon compte-rendu de ce soir sur le crime dont je
+vous ai parlé, et que pour me garder <i>L'Éteignoir</i> va
+m'augmenter de cinq ou six dollars par semaine. On
+va s'arracher le journal. Lisez l'affaire Poirot, c'est
+tapé, je ne vous dis que ça.</p>
+
+<p>--C'est donc bien intéressant, cette affaire Poirot?</p>
+
+<p>--Tout le monde en parle. Et j'ai découvert des
+chose qui feront sensation.</p>
+
+<p>--Vraiment!</p>
+
+<p>--C'est une femme de la meilleure société à qui Poirot
+donnait rendez-vous, tous les mardis, dans une
+maison hospitalière de la rue Victoria.</p>
+
+<p>--Ah!</p>
+
+<p>--Je la connais très bien.</p>
+
+<p>--Vous connaissez tant de monde.</p>
+
+<p>--Je connais aussi madame Poirot. C'est une femme
+d'une énergie de fer et pas commode, d'une laideur
+qu'aucun charme particulier n'atténue. Quand
+elle a découvert le pot aux roses, ça n'a pas traîné
+longtemps: un coup de rasoir et ça y était.</p>
+
+<p>Solyme Lafarce illustra l'aventure abominable d'un
+geste qui ne laissa aucun doute à son interlocuteur
+sur la nature de l'attentat criminel. Le fameux reporter,
+tout en dévorant un plat de hachis qu'on venait
+de lui apporter, ajouta:</p>
+
+<p>--Vous comprenez, on ne peut donner crûment
+tous les détails de cette affaire scabreuse dans un
+journal qui pénètre partout, qu'on reçoit dans les
+meilleures familles. Mais, comme j'excelle dans l'art
+de dire les choses à mots couverts, on les trouve quand
+même dans mon compte-rendu, sous une forme décente.
+Et, je parle de l'immoralité qui nous envahit de
+plus en plus, grâce aux mauvaises lectures, aux mauvais
+théâtres; j'insiste sur le danger de la diminution
+de la foi remplacée par les idées nouvelles qui, si on
+n'y met un frein, feront disparaître bientôt jusqu'au
+dernier vestige de nos moeurs patriarcales. Quant à
+la malheureuse qu'on a arrêtée après son crime, que
+bien des gens trouveront excusable, j'ai recueilli les
+témoignages les plus touchants en sa faveur: elle
+communie tous les premiers vendredis du mois, elle
+est d'une vertu inattaquable, et l'on prétend que c'est
+surtout à cause de la rigidité de ses principes qu'elle
+a pris ce moyen radical pour mettre fin aux infidélités
+de son mari.</p>
+
+<p>Paul Mirot s'était levé, mais Solyme Lafarce le retint
+encore un instant en lui posant, d'un geste sympathique,
+la main sur le bras:</p>
+
+<p>--Ce que je vous plains, petits commis mal payés,
+enfouis du matin au soir dans vos ballots de cotonnade,
+faisant l'article, la bouche en coeur aux clientes
+qui daignent à peine vous regarder...</p>
+
+<p>--Mais...</p>
+
+<p>--Oh! ne protestez pas. J'ai un cousin dans le métier,
+il crève de dépit quand je l'entretiens de mes succès
+dans le monde. Comment avez-vous pu, joli garçon
+comme vous êtes, songer à faire du commerce?</p>
+
+<p>--Mais, vous vous trompez, je ne suis pas commis
+de magasin. J'ai n'ai même rien commis du tout.</p>
+
+<p>--Bravo! Vous avez presque autant d'esprit que moi.
+J'aurais grand plaisir à mous appeler confrère.</p>
+
+<p>--Eh! bien, ne vous gênez pas, j'entre demain au
+<i>Populiste</i>.</p>
+
+<p>Le sort en était jeté, il avait dit le mot qui le liait
+dans son esprit. Il en éprouva un grand soulagement.
+Dans sa joie de se sentir allégé du fardeau de l'indécision,
+il offrit un petit verre de <i>quelque chose</i> au confrère;
+ce dernier accepta après s'être fait un peu tirer
+l'oreille, comme si ça n'avait pas été dans ses habitudes
+d'escamoter ainsi des consommations en affichant
+son titre de reporter à <i>l'Éteignoir</i>.</p>
+
+<p>On se sépara les meilleurs amis du monde.</p>
+
+<p>Le lendemain, Paul Mirot, qui avait élu domicile
+dans une maison meublée de la rue Dorchester, commençait
+son apprentissage de journaliste avec un salaire
+des plus modestes.</p>
+
+<p>Quand il arriva au <i>Populiste</i>, son ami Jacques, revenu
+le matin même de Sainte-Marie Immaculée, penché
+sur son pupitre, dans un coin, au fond de la salle
+de rédaction, se hâtait de terminer son compte-rendu
+de la bénédiction d'une chapelle, qui avait eu lieu la
+veille dans un village de colons du Nord. Conformément
+aux instructions qu'il avait reçues, dans un style
+approprié à la circonstance, il délayait au crayon, sur
+d'innombrables feuillets de copie, les épithètes ronflantes,
+les mots à mille pattes, composant les phrases
+filandreuses, pleines d'onction et d'encens. Parfois,
+il s'arrêtait d'écrire pour se gratter la jambe. Marcel
+Lebon ne s'était pas trompé, les puces de cette région
+à demi sauvage avaient fait à "l'envoyé spécial du
+<i>Populiste</i>," l'honneur de l'accompagner jusque dans
+la métropole.</p>
+
+<p>Paul Mirot l'aperçut, aussitôt, et s'empressa d'aller
+le surprendre à son travail. Il reçut de Vaillant l'accueil
+le plus chaleureux:</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/13.png"></span>--Comment, c'est toi!... te voilà
+enfin!... Ça c'est une bonne idée...
+Tu vas voir comme tout ira bien.
+Seulement, je ne te souhaite pas le
+voyage à Sainte-Marie Immaculée.
+Quel pays, mon cher! Rien à manger,
+rien à boire, mais des puces et
+des indulgences tant qu'on en veut.
+Les hommes sont ignorants et sales,
+les femmes tristes et farouches, et
+les enfants à la douzaine, tout barbouillés,
+en guenilles, se culbutant au milieu des volailles
+et des cochons.</p>
+
+<p>--Ainsi, tu m'approuves quand même d'être venu?</p>
+
+<p>--Je t'applaudis à deux mains.</p>
+
+<p>--Je t'avoue que j'ai été sur le point de retourner
+là-bas, à Mamelmont. Ce que m'a dit ton directeur
+m'avait tellement découragé...</p>
+
+<p>--Bah! des bêtises, sans doute. C'est un homme qui
+n'est jamais content.</p>
+
+<p>--A propos, connais-tu un reporter de <i>l'Éteignoir</i>,
+du nom de Solyme Lafarce?</p>
+
+<p>--Comment, est-ce qu'il t'aurait déjà induit à lui
+<i>payer la traite!</i></p>
+
+<p>Et lorsque Paul Mirot lui eut raconté sa conversation
+de la veille avec le fameux reporter, il s'amusa
+beaucoup de sa naïveté. Il s'était fait rouler par ce
+parasite, vivant d'expédients, exploitant tous les
+naïfs qu'il rencontrait. Ce brigand du journalisme
+avait fait tous les journaux, où on l'employait à des
+besognes ingrates. Quand il crevait de faim, dans les
+bureaux de réaction on passait le chapeau pour lui
+venir en aide. Quelques maisons de commerce lui donnaient
+de temps à autre de la traduction à faire, des pamphlets-réclame
+à rédiger; ou bien il devenait, durant
+quelques semaines, agent pour une troupe de saltimbanques
+en tournée, pour un cirque de troisième
+ordre, et il avait d'autres moyens d'existence plus louches
+encore. A son début dans le journalisme, Solyme
+Lafarce fit preuve d'un réel talent. Malheureusement,
+il tomba bientôt dans l'ivrognerie et la plus crapuleuse
+débauche, ce qui lui fit perdre du même coup
+l'estime de ses camarades et la confiance de ses chefs.
+Et comme son ami paraissait attristé de tout ce qu'il
+venait d'entendre sur le compte d'un individu qui lui
+en avait tout de même imposé un instant, Jacques
+Vaillant ajouta, en lui frappant amicalement sur l'épaule:</p>
+
+<p>--Il ne faut pas te croire un imbécile parce que ce
+fumiste de Lafarce t'a monté le coup. Des plus malins
+que toi se sont laissé prendre à ses discours trompeurs,
+et dans des circonstances autrement comiques.
+Dans une grande ville, vois-tu, il faut se méfier de
+tous les gens qu'on ne connaît pas et surtout des
+personnes qui se montrent par trop accueillantes. De même
+que l'on doit fuir la première Vénus du trottoir
+qui s'offre aux convoitises masculines, il est bon de
+se garer des malandrins de la rue, des bars et des
+cafés louches.</p>
+
+<p>Leur conversation fut interrompue par l'arrivée de
+Marcel Lebon qui présenta le nouveau venu au secrétaire
+de la rédaction, à qui incombait la tâche d'initier
+le jeune homme au travail de bureau avant de le mettre
+à la disposition du chef des reporters, commandant
+à une quinzaine de chasseurs de nouvelles, fort
+malmenés lorsqu'ils revenaient bredouille. L'omnipotent
+personnage, qui répondait au nom gracieux de
+Blaise Pistache, n'était pas un aigle, mais sa nullité
+n'avait d'égale que sa prétention. L'un de ses frères
+était marchand de vins et d'alcools, il payait au journal,
+bon an mal an, des milliers de dollars pour ses
+annonces de champagne <i>extra dry, de Scotch Whisky,
+de gin</i> et de toutes sortes d'enivrants poisons; l'autre
+était jésuite, d'une telle réputation de sainteté et
+d'éloquence, que les foules accouraient pour l'entendre
+fulminer contre l'ivrognerie, la débauche, les
+idées nouvelles et toutes les turpitudes du siècle; on
+reproduisait ses sermons en entier dans le <i>Populiste</i>.
+C'était à cette double influence du marchand de vins et
+du jésuite, que Blaise Pistache devait son importante
+et lucrative situation. Il se montra fort aimable avec
+Paul Mirot et lui confia la correction des correspondances
+venant de la campagne. Du reste, ce gros
+homme, culottant des pipes tout le long du jour, était
+d'une bienveillance extrême pour ceux qui savaient
+admirer ses <i>coups de plume</i>, et cherchait sans cesse
+à augmenter dans le personnel de la rédaction, sa
+petite cour d'admirateurs intéressés. Il indiqua au
+jeune homme, la façon la plus pratique d'expédier
+rapidement et convenablement sa besogne: il s'agissait
+de saisir tout de suite le fait intéressant, de le
+dépouiller de la phraséologie incohérente, tout en ménageant
+la susceptibilité du correspondant par trop
+prolixe dans la narration d'évènements ordinaires et
+sans importance. L'essentiel, c'était de n'omettre aucun
+nom, afin de toujours exploiter la sotte vanité des
+gens qui aiment à faire parler d'eux dans les <i>gazettes</i>,
+ne serait-ce que pour apprendre au public que monsieur
+Baptiste a rendu visite à son voisin, ou que madame
+Baptiste a fait <i>un gros bébé</i>.</p>
+
+<p>On empila devant Paul Mirot, toute la correspondance
+arrivée du matin. Il prit résolument la première
+enveloppe qui lui tomba sous la main et l'ouvrit.
+C'était une jeune fille, à la fine écriture, se plaignant
+des assiduités compromettantes d'un soupirant un
+peu mûr. Et elle n'y allait pas par quatre chemins, la
+petite: elle menaçait cet amoureux persévérant, insensible
+à toutes les rebuffades, de lui mettre le pied à
+bonne place, si le <i>moineau</i> ne se hâtait d'aller chercher
+fortune ailleurs. Le jeune homme resta perplexe.
+Publiait-on des choses semblables dans le journal? Il
+faudrait soumettre le cas à son chef, quand il aurait
+terminé le dépouillement de la correspondance. Dans
+la seconde lettre on faisait l'éloge de Mademoiselle X.,
+l'organiste du village qui, lors d'une petite fête religieuse,
+avait fait entendre <i>ses sons les plus harmonieux</i>.
+Le journaliste en herbe se demanda de quels
+sons le correspondant voulait parler. Un troisième s'étendait
+sur le récit de la célébration d'un anniversaire
+de naissance, une fête mémorable en l'honneur d'une
+jeune fille, où après un souper de <i>première classe</i>,
+l'ami de la <i>jubilaire</i>, lui avait lu une touchante adresse,
+accompagnée de cadeaux, tandis que les autres
+amis présents, <i>lui montraient tout ce qu'ils éprouvaient
+envers elle</i>. Suivait le compte-rendu d'une
+réunion intime, non moins mémorable autour d'un
+jeune couple récemment uni par les liens du mariage,
+auquel on souhaitait, entre autres choses, une nombreuse
+postérité, et, pour assurer la réalisation de
+ce souhait, on demandait à Dieu de venir en aide aux
+tendres époux. Puis, c'était une martyre qui racontait
+son histoire au journal, en y joignant sa photographie;
+la martyre de Saint-Origène. D'après le portrait,
+cette femme paraissait toute jeune et d'assez
+joli figure; elle était grande et mince, avec les yeux
+troublants d'hystérique. Son mari la soupçonnant d'infidélité,
+l'enfermait dans la cave quant il s'absentait
+de sa maison, une cave humide, remplie de rats. Et
+elle donnait des détails à faire dresser les cheveux.</p>
+
+<p>Découragé, le jeune homme renonça à en apprendre
+davantage, et il se levait pour aller porter le paquet
+de correspondances au secrétaire de la rédaction, lorsque
+son ami Jacques, qui avait un moment de libre,
+vint à son secours:</p>
+
+<p>--Eh! bien, ça va les correspondances?</p>
+
+<p>--Ça ne va pas du tout. Je vais remettre ces papiers
+à monsieur Pistache et lui demander de
+m'employer à autre chose.</p>
+
+<p>--Ah! non, ne fais pas cette bêtise. Débrouille-toi
+n'importe comment, mais débrouille-toi... Voyons,
+qu'est-ce qu'il y a qui t'embarrasse?</p>
+
+<p>--Tout. Toutes ces correspondances que je viens
+de parcourir: la martyre de Saint-Origène; ce jeune
+couple qui ne peut pas faire ses petites affaires tout
+seul; cette jubilaire à laquelle on montra je ne sais quoi;
+l'organiste que fait entendre ses sons; et la jeune fille
+se plaignant d'un certain moineau.</p>
+
+<p>--Attends un peu, je vais t'apprendre...</p>
+
+<p>Et Jacques Vaillant, après avoir lu ces correspondances,
+expliqua:</p>
+
+<p>--Mais, mon cher, rien de plus simple. Jette-moi
+d'abord le moineau et la martyre de Saint-Origène
+au panier, ils s'entendront très bien ensemble; couvre
+d'un trait de plume l'attitude équivoque des amis
+de la jubilaire; laisse le jeune couple travailler à sa
+postérité, puisque le ciel bénit les familles nombreuses;
+quant à l'organiste, enlève-lui sa sonorité personnelle
+et incongrue, pour faire courir ses doigts agiles
+sur le clavier d'ivoire produisant les sons les plus harmonieux.</p>
+
+<p>Il dépouilla ensuite le reste des correspondances et
+indiqua à son ami les retouches à faire, entre autres
+l'annonce du mariage prochain d'un vieux garçon qui
+voulait <i>se produire</i> avec une veuve pas farouche; la
+nouvelle édifiante d'une paroisse où tout le monde avait
+pris la tempérance à la suite d'une retraite; la
+communication importante du maire de La Rédemption,
+annonçant au pays que les habitants de <i>par
+cheux eux</i> avaient fini <i>s'sumer leux pétaques</i>.</p>
+
+<p>Quand l'heure du midi sonna, Paul Mirot avait tant
+bien que mal accompli sa tâche de la matinée et il
+alla <i>luncher</i> de bon appétit, étant presque satisfait
+de lui-même...</p>
+
+<p>A son retour, Blaise Pistache lui dit:</p>
+
+<p>--Maintenant, je vais vous mettre à la traduction
+des dépêches: un bon journaliste doit savoir tout faire.</p>
+
+<p>Pour traduire convenablement une langue étrangère,
+il faut surtout de la pratique. Les traducteurs
+inexpérimentés s'attachent aux mots plutôt qu'au
+sens de la phrase, et il en résulte qu'ils embrouillent
+tout et n'y comprennent rien. Paul Mirot ne devait
+pas faire exception à la règle. Le premier feuillet de
+dépêche de l'<i>Associated Press</i>, qui lui tomba sous la
+main, le soumit à une dure éprouve. Il s'agissait de
+suffragettes arrêtées à Londres <i>charged with conduct
+likely to create a breach of peace</i>. Il traduisit:
+<i>chargées avec une conduite...</i> et s'arrêta, terrifié de
+ce qu'il allait écrire, puis recommença la traduction.</p>
+
+<p>C'est alors qu'il comprit que les professeurs du collège
+de Saint-Innocent auraient mieux fait de lui enseigner
+un peu moins de grec et de latin et plus d'anglais.
+Mais là, comme dans d'autres maisons d'éducation
+canadienne-françaises, on se souciait peu d'enseigner
+la langue de Shakespeare, indispensable pourtant
+à tout homme qui veut faire son chemin dans
+une colonie britannique dont la grande majorité de la
+population est anglaise. Savoir l'anglais, pour certains
+esprits étroits et fanatiques, n'est-ce pas pactiser
+déjà avec l'ennemi? Savoir l'anglais, n'est-ce pas
+devenir un peu protestant, même franc-maçon? D'une
+heure à trois, il donna une demi colonne de copie,
+ayant dépensé autant de forces cérébrales qu'il en
+fallait au secrétaire de la rédaction pour rédiger ses
+<i>coups de plume</i>, l'espace d'une année entière.</p>
+
+<p>Le journal sous presse, tout le monde respira. Les
+pipes furent allumées et on se réunit par petits groupes
+pour causer en attendant que le garçon de l'imprimerie
+eut apporté le numéro du jour dans lequel
+chacun était anxieux de relire sa prose.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant, après avoir présenté le nouveau
+confrère à tous ses camarades, prit deux exemplaires
+du journal, encore tout humide, qu'on venait de distribuer
+et entraîna rapidement son ami en lui disant à
+mi voix:</p>
+
+<p>--Filons tout de suite avant que ce chameau de
+<i>city editor</i> ne remonte de l'imprimerie.</p>
+
+<p>Quand ils furent dans la rue, Paul Mirot lui demanda
+la raison de cette fuite précipitée et Jacques,
+tout joyeux de pouvoir disposer de son temps et jouir
+de sa liberté jusqu'au lendemain, lui répondit:</p>
+
+<p>--C'est vrai, tu ne sais pas ce que cet animal de
+<i>city editor</i> est embêtant. Chaque jour, après le
+journal, il distribue les corvées du soir aux reporters. On
+dirait qu'il n'est satisfait que lorsqu'il y en a pour
+tout le monde, je crois qu'il en inventerait au besoin.
+Ce sont des assemblées de conseils municipaux de banlieue,
+des réunions de clubs politiques, des séances de
+commissions de toutes sortes siégeant le soir, des associations
+de boucher, d'épiciers se réunissant pour
+parler cochon ou fromage, des concerts de charité où
+le journal doit être représenté sous peine d'encourir
+la disgrâce d'un tas d'abrutis rasant quelquefois jusqu'à
+minuit le pauvre reporter obligé, le lendemain,
+de faire l'éloge de celui-ci et de celui-là, qui n'ont rien
+dit de nouveau ni d'intéressant. Le plus souvent
+possible, je me trotte avant la distribution, excepté
+le lundi, jour où on nous gratifie de billets de théâtre.
+Je sais que le nommé Jean-Baptiste Latrimouille m'en
+garde une sourde rancune, qu'il essaiera d'épancher
+à la première occasion. Mais je m'en moque.</p>
+
+<p>--Un drôle de nom, tout de même, que celui de Latrimouille.</p>
+
+<p>--Si le nom est drôle, le personnage ne l'est pas.
+Pour le moment, tu n'as rien à faire avec lui.</p>
+
+<p>Et il fredonna:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <p>Ton sort est le plus beau,</p>
+ <p>Le plus digne d'envie.</p>
+</div></div>
+
+<p>--Au fait, tu n'es pas une Enfant de Marie, mais
+cet air de cantique me revient à chaque printemps,
+avec l'obsession du parfum des lilas que nous respirions
+en rôdant autour du couvent de Saint-Innocent,
+si près du collège où nous avons fait nos humanités.</p>
+
+<p>--Quel homme est-ce, au fond, que ce Jean-Baptiste
+Latrimouille?</p>
+
+<p>--Ce n'est pas un homme, c'est une machine.
+Car, ce que j'appelle un homme, moi, c'est un
+être qui pense, qui raisonne, qui es susceptible de
+prendre une résolution tout seul, qui ne marche pas
+seulement quand on lui dit de marcher. Or, notre
+charmant <i>city editor</i> est tout le contraire de cela, il
+est, du reste, <i>the right man in the right place</i>, pour
+employer l'expression d'une plantureuse écossaise très
+éprise de la vigueur athlétique de son amoureux, l'un
+des vainqueurs du championnat de base-ball, de la
+saison dernière. L'administration du journal lui indique
+la ligne de conduite à suivre, s'en fait son exécuteur
+des hautes oeuvres quand il s'agit de faire tomber
+des têtes parmi le personnel de la rédaction, et dégage
+sa responsabilité de toutes les erreurs et sottises qui
+s'impriment dans le <i>Populiste</i>, en les mettant sur le
+compte de cet instrument docile, incapable de regimber.
+On lui ordonne de faire une chose, il la fait, et
+si ça tourne mal, on l'accuse d'abus de confiance, d'imbécillité,
+et, au besoin de tous les crimes d'Israël. Il
+accepte tout, courbe la tête; il s'accuserait lui-même,
+si cela était nécessaire. Ses maîtres auraient honte de
+traiter de braves garçons instruits, intelligents, comme
+il les traite; mais Latrimouille n'a aucun respect
+pour l'intelligence et l'instruction, en étant dépourvu
+lui-même, et ne s'en portant pas plus mal. La supériorité
+pour lui, c'est le droit de commander: il se
+croit supérieur à toi, à moi, à tous les autres qui, sur
+son ordre, courent à droite et à gauche, vont à le recherche
+de la sensation du jour, dans la crainte d'être
+<i>scoupés</i> C'est un esclave né, commandant à d'autres
+esclaves que la nécessité fait plier sous le joug. Bref,
+je le crois irresponsable de ses actes et je n'éprouve
+pour lui aucun sentiment de rancune, pas plus que
+j'en éprouverais pour une machine automatique qui
+m'aurait pincé les doigts.</p>
+
+<p>--C'est donc pour me réduire à ce pénible esclavage
+que tu m'as conseillé de faire du journalisme?</p>
+
+<p>--Mais non! mais non! Tu n'y entends rien encore.
+Avec de la souplesse et un peu de philosophie on s'arrange
+assez bien dans cette galère. J'admets que l'apprentissage
+du métier comporte une infinité de petites
+misères. Mais, nous sommes jeunes, nous avancerons.
+Quand le moment sera venu, nous quitterons le <i>Populiste</i>,
+et avec l'aide de mon père, qui deviendra ministre
+un de ces jours, nous fonderons un journal où il
+nous sera loisible d'écrire ce qu'il nous plaira, un
+journal sérieux, indépendant, qui ne sera pas une
+feuille de choux comme celui auquel nous avons l'honneur
+de collaborer. Je ne voulais pas te faire part de ce
+projet maintenant, mais puisque tu m'accuses de
+t'avoir entraîné dans un guet-apens, il faut bien que
+je te le dise: je ne t'ai fait venir à Montréal que pour
+cela, afin de t'associer, quand tu auras acquis l'expérience
+nécessaire, à mon entreprise, dont le succès
+est assuré d'avance.</p>
+
+<p>--Et si tu te trompais, si tu te faisais illusion?</p>
+
+<p>--Impossible! Le public instruit, éclairé commence
+à en avoir assez de ces journaux qui ne sont en
+réalité que des feuilles de réclame et d'annonces, des
+recueils d'histoires à dormir debout et d'opinions qui,
+à de rares exceptions près, ne sont pas celles du journal.
+Il ne s'agit que de saisir l'occasion opportune
+pour tirer parti de la situation déplorable dans laquelle
+se trouve placée la presse canadienne, au point
+de vue de l'avancement de nos compatriotes.</p>
+
+<p>Tout en causant les deux amis étaient arrivés à la
+maison meublée de la rue Dorchester, où Paul Mirot
+avait élu domicile. Jacques Vaillant voulut voir l'installation
+de son nouveau confrère et monta chez lui.
+Ce n'était pas riche, pas joli, mais en attendant
+mieux il fallait se contenter de cette chambre assez
+mal éclairée par son unique fenêtre donnant sur la
+cour, avec un tapis usé et des fauteuils éreintés, portant
+l'empreinte de postérieurs gros et petits, masculins
+et féminins que s'y étaient frottés aux heures de
+lassitude et d'abandon, depuis dix ans, vingt ans peut-être,
+qu'ils étaient sortis flambant neufs de chez le
+marchand de meubles.</p>
+
+<p>L'inspection de la chambre terminée, Jacques Vaillant
+fit à Paul Mirot le portrait de leurs camarades,
+de leurs égaux du personnel de la rédaction. C'étaient
+tous de bons garçons, dont quelques-uns un peu maniaques,
+abrutis par de nombreuses années d'un travail
+en quelque sorte mécanique et peu rémunérateur.
+Un seul ne lui plaisait guère, avec son allure de moine
+défroqué, ses manières de bigote sur le retour, sa
+façon de se voiler la face ou de se retirer à l'écart
+quand on racontait, après le journal, des histoires un
+peu lestes, ou que quelqu'un émettait une opinion
+pas tout-à-fait orthodoxe. Il était, en outre, peu soigneux
+de sa personne, ne se lavait jamais les dents
+et portait une chevelure que le peigne n'avait pu
+déflorer. Il ne fumait pas, ne buvait que de l'eau claire
+et baissait pudiquement les yeux si une femme se
+trouvait sur son passage. De mémoire de journaliste,
+on ne l'avait jamais entendu rire ni plaisanter,
+il n'ouvrait la bouche que pour flétrir l'impiété et les
+moeurs déplorables de son époque. C'était à lui qu'on
+avait confié la rédaction des nouvelles édifiantes, et il
+s'acquittait de cette tâche en homme convaincu que
+sa véritable patrie n'est pas de ce monde. Il s'appelait
+Pierre Ledoux, mais les reporters du <i>Populiste</i> l'avait
+surnommé <i>La Pucelle</i>, et entre camarades, on
+ne le désignait jamais autrement. Il était, du reste,
+souverainement détesté; car, on le soupçonnait de dénoncer,
+en secret, aussitôt qu'il en avait l'occasion,
+ceux de ses confrères dont la conduite portait ombrage
+à sa vertu ou qui, par leurs propos, affichaient des
+principes dangereux, parce que progressistes et contraires
+au maintien des vieilles traditions.</p>
+
+<p>Luc Daunais, le reporter chargé du service de la police,
+lui, était un maniaque des plus amusants. Pour
+avoir, trop longtemps, vu le défilé des prisonnier,
+enchaînés les uns aux autres, que l'on amène comparaître
+chaque jour devant les magistrats ayant à
+punir les délits dont se rendent coupables les rôdeurs
+nocturnes, les ivrognes et les prostituées, il enchaînait
+tout sur lui. Il portait neuf chaînes accrochées
+à son gilet et à son pantalon. A part sa chaîne de
+montre et la chaîne de son lorgnon, il avait une chaîne
+à son cure-dent, une chaîne à son porte-cigare,
+une chaîne à sa boîte d'allumettes, une chaîne à son
+canif, une chaîne à ses clefs, une chaîne à son porte-monnaie
+et une chaîne à son étui à chapelet. Cette
+idée lui était venue tout-à-coup, comme une inspiration,
+et il s'en glorifiait hautement. D'abord, par ce
+moyen, impossible de perdre quelque chose; ensuite,
+ces chaînes, quand il ouvrait son veston en public,
+donnaient à ceux qui ne le connaissaient pas une haute
+idée de sa personne: on le prenait pour un caissier
+de banque ou un parfait notaire ayant la garde
+de nombreux trésors. Celui-là ne savait faire autre chose
+que la chronique des tribunaux de police. Tous les
+<i>policemen</i> le connaissaient, les tourne-clefs de la geôle
+étaient devenus ses amis, il était le confident des plus
+fameux détectives. Au besoin, il savait leur être utile
+en leur fournissant des renseignements. Il accompagnait
+même, à ses heures de loisirs, les braves agents
+à la poursuite d'un dangereux malfaiteur, ou allant
+tout simplement opérer une rafle chez Maud, Rosa
+ou Mary, tenancières de maisons d'amour. C'était
+le mieux payé de tous les reporters, à cause de sa
+précieuse expérience des bas-fonds de la société.</p>
+
+<p>Le traducteur attitré des dépêches, Louis Burelle,
+avait une autre manie: celle d'emprunter vingt-cinq
+sous à tout le monde qu'il rencontrait. Il était toujours
+<i>cassé</i>, c'est-à-dire que du lundi au samedi, jour
+de la paye, il n'avait jamais d'argent. Le samedi et le
+dimanche, il faisait la noce, payait volontiers des dîners
+et des <i>traites</i> à ses camarades, mais ne remboursait
+jamais les vingt-cinq sous qu'on lui avait prêtés.
+Et, il y avait encore le reporter de l'hôtel de ville, un
+résigné, un modeste qui, soit par timidité ou malchance,
+était toujours resté dans la médiocre situation qu'il
+occupait au journal, depuis quinze ans. Il se nommait
+Modeste Leblanc, et ce nom de Modeste, convenait
+bien à sa modestie. Cependant, il n'avait pas été aussi
+modeste avec son épouse, car il supportait péniblement
+le poids d'une famille de treize enfants. Ce brave
+garçon était un érudit, un penseur, il avait des idées,
+une plume alerte pour les exprimer. Au début, il écrivit
+des quelques articles sous sa signature, des article
+fort intéressants. La direction du journal s'alarma,
+il devenait un homme dangereux en sortant de son
+rôle de machine. On lui fit des observations injustes,
+des reproches immérités. Il aurait pu prendre son
+chapeau et s'en aller; mais, il songea à sa femme, à ses
+petits qui pourraient souffrir de sa révolte orgueilleuse
+et dans l'incertitude où il était de pouvoir trouver
+un emploi immédiat ailleurs, il s'oublia, s'effaça
+dans l'impersonnalité de la rédaction du <i>Populiste</i>.
+Quant au reporter du sport, André Pichette, c'était
+un bon diable, très serviable, d'une force peu commune.
+Pour se mettre bien avec lui, on n'avait qu'à
+admirer le développement prodigieux de sa poitrine,
+à double ossature, comme il le prétendait, semblable
+à une coque de navire blindé; ou bien avoir l'air de
+redouter la puissance de son poing mortel, capable
+d'assommer un boeuf d'un seul coup. Il jouissait de la
+plus grande liberté au journal, où il n'apparaissait
+que le matin quand il était en ville, passant le reste de
+son temps aux courses de Blue Bonnets ou du parc
+Delorimier, au terrain des Shamrocks ou des Montréal,
+aux régates organisées par les associations de canotage,
+l'hiver, suivant les <i>matchs de hockey</i>, les clubs
+de <i>raquettes</i>. D'Antoine Débouté, le reporter du Palais,
+il y avait peu de chose à dire: c'était un esprit
+juridique dans un corps sujet à la dysenterie, quand
+on voulait lui imposer un surcroît de travail. Les quelques
+autres jeunes reporters qui complétaient le personnel
+de la rédaction, ne faisaient souvent qu'y passer;
+c'étaient presque toujours des étudiants que l'on
+rétribuait à peine. Les uns disparaissaient d'eux-mêmes,
+ayant découvert quelque moyen plus avantageux
+de se procurer de la monnaie de poche, les autres étaient
+congédiés au bout d'une semaine ou deux, pour
+être arrivés trop tard le matin, pour un oui, pour un
+non, et remplacés au petit bonheur par le premier
+qui se présentait.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant, après avoir passé en revue tous
+ses camarades du <i>Populiste</i>, eut une pensée d'indulgente
+philosophie, qu'il exprima en ces termes:</p>
+
+<p>--Que veux-tu, mon pauvre vieux, il paraît qu'il
+faut toutes sortes d'individus pour faire un monde, et
+dans tous les milieux on rencontre des types dégoûtant
+et des braves coeurs.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/14.png"></p>
+
+<p>Son ami parti, seul dans sa chambre, envahie peu à
+peu par l'ombre qui descendait sur la ville, sa chambre
+sans luxe, au tapis usé, aux fauteuils éreintés,
+Paul Mirot sentit une immense tristesse lui étreindre
+le coeur et le cerveau. Il n'y avait rien dans cette pièce,
+horriblement banale, pour mettre un peu de gaieté
+dans son esprit, rien pour le consoler dans sa solitude,
+personne non plus à qui parler. Il éprouvait la lassitude
+amère d'un jour de labeur stérile, et il se demandait
+avec angoisse s'il en serait ainsi le lendemain
+et les jours suivants. A cette heure, il regrettait
+sincèrement sa chambrette chez l'oncle Batèche, et
+il se disait qu'il aurait peut-être mieux fait de retourner
+vivre à Mamelmont, comme le lui avait conseillé
+Marcel Lebon.</p>
+
+<p>Les bruits de la rue, auxquels il n'était pas habitué,
+prolongèrent les heures de veille solitaire, et ce n'est
+que tard dans la nuit qu'il s'endormit, accablé
+de fatigue.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LES AMUSEMENTS DE LA MÉTROPOLE</h3>
+
+<br>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/15.png"></span>Il y avait quatre mois que Paul Mirot
+habitait la ville. On était en septembre
+et il faisait bon, dans l'air
+tiède encore, de se promener vers les
+cinq heures, après le journal, par les
+rues resplendissantes des feux
+du soleil couchant. Au Canada, septembre
+est l'un des plus beaux mois de
+l'année. Ce n'est plus l'été avec sa chaleur accablante,
+ses orages redoutables, et ce n'est pas encore l'automne
+au ciel gris, au feuillage jaunissant. A la campagne,
+surtout, on éprouve une sensation indéfinissable de
+réconfort et de vague attendrissement à la vue des
+arbres chargés de fruits arrivés à maturité, des grains
+moissonnés dont on remplit les granges, sous le ciel
+serein, dans le calme de la nature que le soleil caresse
+de ses rayons moins ardents, comme s'il jetait avec
+douceur de l'or sur les choses. C'est à ce spectacle
+qu'il avait tant de fois contemplé, dans le rayonnement
+des matins et dans la splendeur des soirs, que
+le jeune homme songeait en descendant vers l'est de
+la rue Sainte-Catherine, à la fin de ce beau jour septembral,
+en compagnie de son fidèle compagnon et
+ami, jacques Vaillant.</p>
+
+<p>Au <i>Populiste</i>, Paul Mirot commençait à se sentir
+plus à l'aise. Il se familiarisait peu à peu avec le métier
+et s'en tirait maintenant assez bien. Il avait conquis
+tous ses camarades par ses manières engageantes,
+son obligeance et sa franchise, à l'exception de
+Pierre Ledoux, dit <i>La Pucelle</i>, dont il avait plus
+d'une fois offensé la pudeur par ses honnêtes et immodestes
+propos. Il n'avait pas encore fait de reportage,
+on le laissait à la traduction des dépêches; il faisait
+aussi, de temps à autre, la correction des correspondances
+venant de la campagne, et presque tout les
+jours, à la dernière heure, on l'envoyait donner un
+coup de main aux correcteurs d'épreuves. C'est ainsi
+qu'il échappait, pour quelque temps, aux corvées que
+Jean-Baptiste Latrimouille, le <i>city editor</i>, imposait
+à ses subordonnés. Le secrétaire de la rédaction, qui
+était son chef directe, le traitait assez bien: cependant
+il le regardait parfois d'un mauvais oeil. On lui avait
+conseillé d'aller, au moins deux ou trois fois la semaine,
+féliciter Pistache sur ses <i>coups de plume</i>, mais,
+comme il trouvait la prose de cette <i>gloire du journalisme
+canadien</i> plutôt insipide, il s'était toujours abstenu
+d'une démarche qu'il lui eut semblé dégradante.
+Ses camarades avaient beau lui répéter que ce manque
+de diplomatie pourrait être non seulement préjudiciable
+à son avancement, mais lui valoir un congé
+si jamais on le prenait en faute, il ne voulait rien
+entendre. Il se disait qu'il avancerait peut-être moins
+vite en s'aliénant les sympathies d'un homme extrêmement
+sensible aux admirations hypocrites, mais
+qu'il arriverait tout de même par le travail et la double
+protection de Marcel Lebon, qui lui témoignait une
+réelle sympathie, et du député Vaillant, dont le fils
+était son meilleur ami. Le député de Bellemarie,
+quand il venait au journal, lui disait en passant un
+mot d'encouragement. Tout allait donc assez bien et
+le jeune homme, l'esprit plus libre, le coeur plus léger,
+commençait à prendre goût aux amusements de la
+métropole.</p>
+
+<p>Ce jour-là, cependant, il avait la nostalgie de là-bas.
+Il s'absorba dans une vision intime du paysage
+pittoresque de Mamelmont, des troupeaux de vaches
+laitières broutant au pied des collines du haut
+desquelles étant gamin, il avait tant de fois dégringolé,
+du robuste et paisible cultivateur revenant du
+champ sur sa <i>charrettée</i> d'avoine, de sa compagne un
+bâton à la main, courant à droite et à gauche, rassemblant
+poules, oies et dindons à l'approche du soir.
+Jacques Vaillant, qui respectait son silence depuis
+un quart d'heure, ce qu'il jugea suffisamment respectueux,
+crut devoir ramener cet esprit vagabond à la
+réalité de l'heure présente. L'occasion, du reste, était
+propice: deux petites filles en robes courtes, aux jambes
+énormes, qui venaient en sens inverse, souriaient
+aux deux amis, de façon significative. Il poussa
+Paul Mirot du coude:</p>
+
+<p>--Regarde donc un peu ces petites effrontées qui
+ont mis au moins dix livres de coton dans leurs bas.
+Oh! avec de pareilles jambes, elles vont <i>matcher</i>quelques
+bons types.</p>
+
+<p>--Matcher?</p>
+
+<p>--Pardon! J'oubliais que tu ne connais pas encore
+le langage de ces demoiselles. <i>Matcher</i>, ça veux dire
+faire une conquête de rue, qu'on termine... ailleurs.
+Et je parie que tu ne sais pas sous quel nom on désigne
+ces petites filles, de quatorze à seize ans, qui font
+voir de si prodigieux mollets?</p>
+
+<p>--Je l'ignore, en effet.</p>
+
+<p>--Eh! bien, je vais te l'apprendre, mon cher. Ces
+petites bêtes de joie... ou de proie, ça s'appelle des
+<i>piano-legs</i>, parce que leurs jambes ressemblent beaucoup
+aux pieds de ces meubles harmonieux que l'on
+tapote dans toutes les maisons qui se respectent au
+grand ennui, sinon au désespoir des visiteurs. Seulement,
+je te ferai remarquer que la comparaison ne
+s'applique pas au piano droit, à la mode depuis quelques
+années, mais au piano à queue.</p>
+
+<p>--L'épithète est vraiment originale, et assez juste...
+Et, d'où viennent-elles, ces petites filles?</p>
+
+<p>--D'un peu partout, mais un grand nombre d'entre
+elles descendent de la tribu des <i>Pieds-Noirs</i>.</p>
+
+<p>--Il y a donc des <i>Pieds-Noirs</i> à Montréal?</p>
+
+<p>--S'il y en a? On aurait qu'à déchausser tous les
+gens qui passent pour en découvrir une quantité
+innombrable. Les pieds blancs, de même que les gens
+qui pourraient montrer patte blanche, sont beaucoup
+plus rares.</p>
+
+<p>--Sans plaisanterie, sont-ce des sauvages que ces
+<i>Pieds-Noirs</i>?</p>
+
+<p>--A peu près. Ils vivent dans les faubourgs, mais,
+contrairement aux autres sauvages qui vendent les
+petits enfants aux familles honorables et bien pensantes,
+et battent les femmes pour leur faire garder le lit,
+ceux-là obtiennent de leurs femmes petits garçons
+et petites filles à la douzaine sans être obligés
+de les acheter. Ils sont ignorants, exploités, vivent
+misérablement. Ils n'ont pas les moyens de faire instruire
+toute cette marmaille, et il arrive ce qui doit
+fatalement arriver à des enfants élevés dans la rue:
+les garçons font des rustres, comme leurs pères, ou des
+mauvais sujets, les filles, de pauvres ouvrières que les
+patrons sans âme exploitent ou... des <i>piano-legs</i>.</p>
+
+<p>La nuit tombait. La rue s'éclairait peu à peu de
+pâles reflets électriques, et aux devantures des magasins
+les vitrines brillaient de mille feux donnant un
+attrait fascinateur aux objets étalés pour exciter la
+convoitise des passants. D'une ruelle sombre un homme
+à moitié ivre, ayant une femme à chaque bras,
+apparut en pleine lumière, en face des deux amis. Le
+trio les croisa et Paul Mirot crut reconnaître l'une
+des femmes, une grande brune déhanchée. C'était,
+assurément, la même qu'il avait rencontrée rue Saint-Laurent,
+le jour de son arrivée. Jacques Vaillant
+remarqua la persistance avec laquelle il suivait cette
+femme du regard, et lui demanda:</p>
+
+<p>--Est-ce que, par hasard, tu connaîtrais cette <i>seineuse</i>?</p>
+
+<p>--Cette seineuse?</p>
+
+<p>--Les <i>seineuses</i> sont les concurrentes des <i>piano-legs</i>.
+On les nomme <i>seineuses</i> parce que, si elles n'ont
+pas l'avantage des mollets découverts et l'attrait
+qu'inspire aux esprits déréglés le mystère des petites
+filles, elles sont, en revanche, plus expertes en l'art
+de tendre leur croupe et de jeter leurs filets pour attraper
+le poisson. Cette grande brune est, si je ne me
+trompe pas, la bonne amie de Solyme Lafarce, qui,
+en plus de son métier de reporter, exerce celui de
+pourvoyeur de clients dans la maison où cette drôlesse
+exploite ses jolis talents. Mais, tu n'as pas encore
+répondu à ma question, connais-tu cette femme?</p>
+
+<p>--Oui et non. C'est-à-dire qu'il me semble que c'est
+la voix, la démarche et le sourire provocant de celle
+que je rencontrai un jour et qui me dit: <i>Come, dear,
+I love you</i>. Mais, ne lui ayant pas même répondu,
+j'ignore son nom et le reste; donc, je ne la connais
+pas, tout en croyant la reconnaître.</p>
+
+<p>--Tu raisonnes comme notre professeur de philosophie
+au collège de Saint-Innocent, c'est admirable
+à ton âge. Mais trêve de plaisanteries, écoute bien ce
+que je vais te dire. Tu es d'un tempérament passionné,
+par conséquent capable de tous les emballements,
+il faut que je te mette en garde contre ton
+inexpérience. Ces femmes, qu'elles portent robe courte
+ou robe longue, qu'elles affichent un vice précoce ou
+des charmes plus mûrs, appartiennent à la basse prostitution,
+elles constituent un danger public. Et on ne
+fait rien pour protéger la jeunesse contre ce danger,
+sous prétexte qu'il ne faut pas donner de sanction au
+vice. Parler de réglementation à nos hypocrites, autant
+vaudrait s'adresser à des eunuques. Tant pis
+pour les naïfs qui s'y laissent prendre. Quant à toi,
+tu es averti: ni <i>piano-legs</i>, ni <i>seineuses</i>.</p>
+
+<p>--Oh! sois tranquille, j'ai une plus haute conception
+de l'amour. Du reste, ce n'est pas pour moi le
+temps d'aimer. J'ai autre chose à faire, pour le moment.</p>
+
+<p>--Ce temps-là viendra peut-être plus tôt que tu ne crois.</p>
+
+<p>--A propos de ce dont nous parlions, il me semble
+que l'autorité civile ne devrait pas hésiter à adopter
+une loi pour assurer, autant que possible, la sécurité
+au citoyen que ces femmes peuvent entraîner.</p>
+
+<p>--L'autorité civile, elle s'incline toujours sous les
+menaces des faux défenseurs de notre vertu nationale,
+cette vertu qui change souvent de nom quand on ose
+porter la main sur elle pour lui arracher son masque.
+Il y a en ce pays, comme ailleurs, des femmes trompant
+leurs maris. Chez nos jeunes filles, la candeur
+n'est pas toujours réelle, et il y en a beaucoup qui
+sont parfaitement renseignées, et pour cause, sur
+l'admirable symbolisme de l'histoire de la pomme au
+Paradis Terrestre, pomme qui joua un si grand rôle
+dans le monde depuis l'aventure d'Adam et Eve. Et
+combien d'hommes affectant des moeurs austères, ne
+sont que des trousseurs de cotillons? D'autres, chez
+lesquels la passion de l'argent domine, deviennent de
+véritables brigands en affaires, n'ont ni parole, ni
+scrupules quand il s'agit de s'accaparer le bien d'autrui.
+Et cela n'empêche qu'on les salue chapeau bas
+s'ils patronnent hypocritement des oeuvres de bienfaisance,
+s'ils vont à la messe tous les dimanches et
+se laissent élire marguilliers. Nous avons eu le spectacle
+d'hommes politiques posant à toutes les vertus
+quant ils avaient tous les vices, invoquant le ciel à
+tout propos quand ils n'y croyaient plus, léchant les
+crosses épiscopales qui menaçaient de leur casser les
+reins, par opportunisme et lâcheté, abandonnant ceux
+qui les avaient aidés à arriver aux honneurs pour favoriser
+ensuite, leurs pires ennemis. Nous en sommes
+rendus à ce degré d'abrutissement et de fanatisme
+qu'un honnête homme exprimant franchement
+son opinion, si cette opinion n'est pas conforme aux
+enseignements reçus et acceptés, risque de compromettre
+gravement son avenir, heureux encore si on ne
+lui enlève pas le pain de sa famille, si on ne l'accuse
+pas des pires infamies. Tu te rappelles qu'au collège
+de Saint-Innocent on nous représentait les Anglais
+et les Yankees comme des espèces de barbares
+s'enrichissant par le vol, n'ayant ni conscience ni
+moralité. Eh! bien, on nous trompait comme on trompe
+ce bon peuple depuis si longtemps pour le mieux
+exploiter. Nos compatriotes anglais, et particulièrement
+nos voisins des États-Unis, doivent leur richesse
+à leur esprit d'entreprise: ils sont plus avancés que
+nous parce qu'ils reçoivent une éducation progressiste,
+parce qu'ils ne repoussent et n'ignorent aucun
+progrès, parce qu'ils ne dédaignent aucun moyen
+d'améliorer leur état social. Mon père est dans ces
+idées-là, il aime le progrès, tôt ou tard ça lui jouera
+quelque mauvais tour.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant fit une pause et s'apercevant que
+son ami ne l'écoutait plus, croyant peut-être, dans sa
+hantise de là-bas, entendre le chant de quelque rustique
+amoureux revenant à la maison, la journée
+faite, et les chiens aboyer dans la campagne, reprit
+avec sa verve blagueuse:</p>
+
+<p>--Bah! nous aurons bien le temps de nous occuper
+des réformes sociales un autre jour. Nous sommes jeunes,
+libres ce soir, profitons de l'heure que passe. J'ai
+de l'argent plein mes poches, ça me gêne beaucoup,
+faute d'habitude. Il me faut dépenser au moins cinquante
+sous tout de suite. Je t'offre à dîner au restaurant.
+Après nous irons passer la soirée à <i>l'Extravaganza</i>,
+un théâtre où l'on voit des choses fort intéressantes.</p>
+
+<p>--Est-ce un théâtre de genre?</p>
+
+<p>--De jambes...</p>
+
+<p>--Alors, on ne s'y embête pas trop?</p>
+
+<p>--C'est du burlesque américain. Il y a des numéros
+que tu n'appréciera guère, ou plutôt que tu apprécieras
+trop à leur juste valeur. Mais les expositions
+des beautés plastiques t'en dédommageront. Et
+précisément, ce soir, on nous annonce un numéro spécial
+épatant, une danseuse, une vraie Trouhanowa,
+exécutant une de ces danses voluptueuses égyptiennes
+qui ranimaient les sens blasés des Pharaons. Ça
+nous fera faire, à peu de frais, un petit voyage des
+plus agréables en Orient.</p>
+
+<p>Les deux amis dînèrent au <i>Restaurant Ravide</i>, rue
+Sainte-Catherine, où, pour la modique somme de
+vingt-cinq sous, l'on mangeait des tripes à la mode de
+Caen, des saucisses aux choux et d'excellent pain
+français dont la maison avait la spécialité. Jacques
+Vaillant fit des largesses, il se fendit d'un dollar en
+commandant en plus du repas de table d'hôte, une
+bouteille de vin.</p>
+
+<p>A huit heures et quart, joyeux et dispos, Vaillant
+et Mirot s'installèrent à l'orchestre de <i>l'Extravaganza</i>,
+qui commençait à se remplir. En attendant la représentation,
+Paul Mirot examina curieusement la salle.
+Autour d'eux, il n'y avait que des hommes, jeunes
+pour la plupart et, par-ci par-là, quelques têtes
+blanches et des crânes chauves. Dans la première galerie
+dominait l'élément féminin: <i>Femmes entretenues</i>,
+pour la plupart, lui expliqua son compagnon. Tout en
+haut, dans le poulailler, qu'on nomme le <i>pit</i>, quand
+on veut faire son petit Shakespeare, le menu fretin
+s'entassait pêle-mêle. Les loges plus discrètes, ne laissaient
+entrevoir que des gestes vagues de formes humaines
+imprécises. Dans l'une d'elles, cependant, une
+femme montra sa petite main gantée en tirant le
+rideau, de façon à mieux voir la scène.</p>
+
+<p>La salle était maintenant bondée de monde. La
+montre que tira nerveusement de sa poche le citadin
+tout neuf, qu'était Paul Mirot, impatient de jouir du
+spectacle attendu, marquait huit heures et demie.
+L'orchestre attaqua le morceau d'ouverture et le rideau
+se leva sur un décor représentant un <i>Roof Garden</i>
+de New-York, première partie d'une comédie musicale
+intitulée <i>American Beauties</i>. Des femmes
+en maillot, chantaient en levant la jambe, cambrant le
+torse, avançant la poitrine ou faisant saillir les
+rondeurs opposées, selon qu'elles jouaient à pile ou face.
+Quelques-unes de ces belles avaient des noms qui faisaient
+venir l'eau à la bouche: <i>Miss Tutti Frutti,
+Miss Pussy Cafe, Miss Bennie Dictine, Miss Creme
+Dementhe</i>. Sur une dernière mesure exécutée par l'orchestre,
+toutes ces beautés blondes et brunes, disparurent
+dans la coulisse pour faire place à l'inévitable
+Pat, le bouillant irlandais, jouant des tours pendables
+au juif Cohen, déguisé en turc, sous le regard flegmatique
+du Yankee, toujours prêt à tirer parti de la
+situation. Paul Mirot ne prêtait qu'une attention
+distraite à cette farce internationale et ne s'intéressait
+véritablement au spectacle que
+lorsque les femmes, après chaque
+changement de costumes, revenaient
+sur la scène. L'une surtout,
+svelte et gracieuse, imitant une fillette précoce,
+jouant avec son <i>Teddy Bear</i>, l'amusa beaucoup. Il
+l'applaudit de tout coeur lorsque, pirouettant une
+dernière fois, elle lança des baisers à l'auditoire avant
+de disparaître dans la coulisse.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/16.png"></p>
+
+<p>Jacques Vaillant lui demanda, sur le ton de la plaisanterie:</p>
+
+<p>--Est-ce que, par hasard, tu aurais la passion sénile
+du vieux Troussebelle, pour les mineures?</p>
+
+<p>--Troussebelle?</p>
+
+<p>--Le ministre, que je crois avoir reconnu dans la
+personne de l'occupant de la loge voisine de celle de
+la dame mystérieuse dont nous n'avons vu que la main...
+gantée. Tantôt, il s'est penché en avant,
+dévorant des yeux les jambes rondes de la petite et
+le retroussé de la jupe sur le mystérieux fouillis de
+dentelles. Si ses électeurs de la division Saint-Jean
+Baptiste pouvaient l'apercevoir en ce moment, ils en
+seraient fort édifiés.</p>
+
+<p>--C'est peut-être quelqu'un qui lui ressemble.</p>
+
+<p>--Je ne me trompe pas, c'est bien lui. A l'entendre
+pontifier on ne le croirait pas capable de la plus petite
+polissonnerie. Mais, dans l'intimité, c'est, paraît-il,
+un vieux <i>terrible</i>. Autant l'homme public est vertueux,
+autant Troussebelle dépouillé de son caractère
+officiel est corrompu.</p>
+
+<p>Un dernier tourbillon de bacchantes demi-nues
+passa sur la scène et ce fut l'intermède durant lequel
+on épuisa la série des numéros <i>extra</i>, à l'intention
+de ceux qui préféraient rester dans la salle plutôt
+que d'aller fumer une cigarette ou absorber une consommation
+à la buvette du coin.</p>
+
+<p>Ces numéros comprenaient des chansons illustrées,
+<i>The greatest success of the season</i>, des bouffonneries
+nègres, des exercices sur bicyclette, et enfin, un couple
+d'équilibristes, homme et femme, beaux comme des
+dieux païens, d'une habilité extraordinaire sur le
+trapèze volant.</p>
+
+<p>Jacques applaudit bruyamment ces deux types de
+beauté, de force et d'adresse; puis, éprouvant le besoin
+d'expliquer à son ami ce brusque élan d'enthousiasme,
+il lui en détailla les raisons:</p>
+
+<p>--Voilà des gens qui font plaisir à voir. Ce sont
+de magnifiques spécimens de l'espèce humaine. On
+dirait qu'ils ont été bâtis par les Romains, avec ce
+ciment dont on a perdu la formule, ce ciment avec
+lequel on construisait les monuments antiques qui
+ont résisté à l'épreuve du temps.</p>
+
+<p>Paul Mirot lui fit observer amicalement:</p>
+
+<p>--Mon cher, tu divagues: ce n'est pas avec du ciment
+qu'on fait les hommes.</p>
+
+<p>--Oh! je parle au figuré. Les anciens apportaient
+les mêmes soins à élever de beaux enfants qu'à construire
+ces temples destinés à perpétuer, dans les siècles
+futurs, la gloire de leurs grands hommes et la
+splendeur de leur génie. Je ne parle pas de la décadence
+des empires s'effondrant dans le crime, pour
+faire place à l'ère chrétienne relevant les faibles et
+les opprimés, selon les admirables enseignements du
+Christ. Mais, hélas! ces promesses de paix, de miséricorde
+et de justice, faites par les premiers apôtres,
+furent vite oubliées. D'autres tyrans remplacèrent
+ceux qu'on avait détrônés, et, à l'ombre de la croix
+dominant le Golgotha, fustigèrent et asservirent le
+pauvre, le faible régénéré dans l'eau du baptême.
+Alors, les peuples traversèrent des temps aussi durs,
+souffrirent des maux aussi cruels, et n'eurent plus
+le spectacle de la beauté triomphante pour consoler
+leur infortune. Car, on leur enseigna que l'amour humain
+était un crime, la splendeur de la forme charnelle,
+une chose honteuse. On insulta le Créateur, tout
+en osant prétendre travailler à sa gloire, en inspirant
+aux ignorants le mépris de la plus parfaite de ses
+oeuvres. Après des siècles de ténèbres, remplis de tristesse
+et d'épouvante, nous revenons au culte de la
+Beauté, grâce aux progrès de la science qui infiltre
+peu à peu dans les cerveaux obscurcis, sa lumière
+bienfaisante. Et ce culte, il me semble, en considérant
+ce couple harmonieux et beau, assister à sa victoire
+définitive sur celui de la Laideur.</p>
+
+<p>Paul Mirot Hasarda:</p>
+
+<p>--Tu as, évidemment, l'âme athénienne, une âme
+semblable à celle de ces juges devant lesquels Phryné
+trouva grâce en leur révélant la splendeur de son
+corps dévoilé.</p>
+
+<p>--Cela vaut mieux que de ressembler à <i>La Pucelle</i>,
+qui ne va plus à la campagne de crainte d'apercevoir
+les bêtes ne se gênant pas pour lui. Si jamais il se
+marie, il prendra une femme plate, anémique,
+par esprit de pénitence.</p>
+
+<p>--Ça fera un joli couple; ils auront de beaux
+enfants.</p>
+
+<p>--Avoir de beaux enfants, c'est-à-dire des enfants
+robustes et sains, bien peu songent à cela. L'on voit
+tous les jours se faire de tristes mariages, et des couples
+qui font vraiment pitié dans cette bonne et pieuse
+province de Québec.</p>
+
+<p>--A Mamelmont, je connais une famille dont tous
+les membres sont idiots. Les parents se sont mariés
+il y a vingt ans, l'homme était complètement détraqué,
+la femme ce que l'on nomme communément une
+<i>simple d'esprit</i>, ils eurent douze enfants dont pas
+un seul n'a échappé à la tare héréditaire.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/17.png"></span>--L'éducation de nos jeunes filles
+est surtout déplorable. Si elles étaient élevées
+en vue de devenir des mères robustes, en même
+temps que de séduisantes épouses, il y aurait
+plus de ménages heureux et moins
+de misérables à la charge de la société.
+On devrait faire entrer dans le
+programme de nos pensionnats de
+jeunes filles plus d'exercices propres
+à renforcir les muscles et à donner
+au corps la souplesse et la beauté qu'il à besoin
+pour remplir normalement toutes ses fonctions.</p>
+
+<p>Les deux amis se turent.</p>
+
+<p>Le rideau se levait sur un décor oriental représentant
+l'intérieur d'un harem. La seconde partie de ce
+<i>Burlesque Show</i> avait pour titre <i>The Sultan's wives.
+Les American Beauties</i> de tantôt s'étaient toutes
+transformées en odalisques, à l'exception d'une vieille
+prude et de sa jeune fille, accompagnant des touristes
+américains à Constantinople. Il était inutile
+de chercher comment ces sujets de la patrie d'Uncle
+Sam avaient pu s'introduire dans le palais du Sultan.
+Celui-ci commença par donner des ordres pour faire
+jeter tous ces intrus dans le Bosphore, mais en contemplant
+la beauté de la jeune fille américaine, il se
+ravisa. Pat, l'irlandais, qui était du <i>party</i> contribua
+aussi pour sa part, à intéresser le potentat, en dansant
+des gigues extravagantes qu'il accompagnait de réparties
+plutôt vertes. Bref, en l'honneur de ses hôtes
+d'occasion, le Sultan fit venir ses danseuses, qui se
+trémoussèrent avec beaucoup de bonne volonté, cependant
+que la vieille dame se voilait pudiquement la
+figure et, finalement s'affaissait dans les bras de Pat,
+qui essaya de la convaincre qu'elle avait tort en lui
+disant: <i>I don't see any harm in it.</i> Le Yankee, flegmatique,
+détaillait froidement les grâces de ces belles,
+au petit bonheur des attitudes, tandis que le juif
+Cohen semblait en proie à une crise de torticolis.
+Quant à la jeune fille américaine, elle ne semblait
+chercher dans ce spectacle que de nouveaux modèles
+de <i>Physical Culture</i>. La danse achevée, le Sultan fit
+retirer ses femmes, pour converser avec les étrangers.
+La jeune fille l'intéressait surtout. Pat lui affirma
+malicieusement, qu'il aurait beaucoup plus de chance
+de plaire à cette beauté occidentale dans un complet
+à la mode de New-York, d'une coupe parfaite comme
+le sien, qu'il lui offrit en échange de sa veste galonnée
+et de son pantalon bouffant. Le grand turc, après
+s'être fait quelque peu tirer l'oreille, y consentit et
+échangea sa défroque contre celle de l'irlandais. Et
+voilà Pat improvisé Sultan, donnant des ordres aux
+eunuques et s'apprêtant à pénétrer dans le gynécée
+où s'étaient retirées les femmes. Le véritable Sultan
+fut empoigné par ses propres serviteurs, puis reconnu
+et relâché, l'irlandais démasqué et condamné
+à avoir la tête tranchée, sur l'ordre du maître. La
+plus grande confusion régnait dans le palais, entre
+les <i>musical numbers</i>, donnant lieu à de successives
+exhibitions de femmes, sous différents costumes. Et
+tout se termina sans effusions de sang. Pat fut pardonné,
+grâce à la prière de la jeune fille américaine,
+qui avait fait une si profonde impression sur le Sultan
+de Turquie, que ce despote voulait absolument
+abandonner ses richesses et ses favorites pour la
+suivre en Amérique et se faire naturaliser sujet américain.</p>
+
+<p>Il ne restait plus que le numéro sensationnel, pour terminer
+le spectacle.</p>
+
+<p>La scène s'obscurcit soudainement, et les spectateurs
+attendirent, avec impatience, ce numéro. Après
+quelques minutes de silence l'orchestre, où dominaient
+maintenant les instruments à corde et les
+flûtes, attaqua en sourdine les premières mesures
+d'une musique langoureuse. En même temps, la scène
+s'éclaira peu à peu jusqu'au trône d'un Pharaon pensif,
+las de trop faciles jouissances et rêvant à des
+voluptés nouvelles. De chaque côté du trône ses favorites,
+bien séduisantes pourtant, se penchaient anxieuses vers
+le maître, qui semblait avoir oublié leur
+présence.</p>
+
+<p>Mais voilà qu'un officier du palais s'avance, tirant
+par le bras une nouvelle captive destinée au plaisir
+royal. Il la traîne jusqu'aux pieds du souverain morose
+et, s'inclinant très bas, se retire. Que cette future
+favorite est belle, sa beauté est voilée d'une gaze si légère
+que l'oeil caresse le satin de la peau, ne rencontrant
+d'obstacles qu'aux pendeloques de la ceinture,
+remplaçant la classique feuille de vigne. Cependant
+le Pharaon blasé semble furieux de ce qu'on ait osé le
+distraire de sa rêverie. Il regarde à peine celle qui se
+prosterne à ses genoux, et fait un geste pour la congédier.
+Mais la belle esclave n'entend pas être dédaignée
+ainsi, sans au moins tenter de vaincre l'indifférence de
+son nouveau seigneur. A demi courbée elle s'éloigne
+de quelques pas puis se redressant, cambrant la poitrine,
+la tête rejetée en arrière, les bras tendus comme
+pour saisir et étreindre une forme absente, elle danse.
+D'abord, elle tourne en cercle, accélérant le pas et
+<span class="lef"><img alt="" src="images/18.png"></span>par des mouvements
+saccadés faisant bruire
+ses pendeloques telles
+le harnachement d'une
+cavale fougueuse. Puis,
+sa course se ralentit,
+elle se balance lentement
+en se déhanchant,
+la croupe mouvante;
+maintenant tout son être
+tressaille, ses jambes
+fléchissent, et après
+un dernier soubresaut
+son corps s'immobilise
+et la danseuse
+tombe à la renverse,
+évanouie, dans les bras
+des favorites encadrant le trône du roi d'Égypte.</p>
+
+<p>L'orchestre après avoir rythmé le crescendo voluptueux
+de la femme amoureuse, maintenant, traduit la
+suprême extase dans la plainte des flûtes dominant
+les accords mourants des violons et des guitares,
+traversés de coups de tambour de plus en plus espacés
+comme voilés de langueur.</p>
+
+<p>Et le Pharaon, à demi conquis, se penche vers la
+belle inconnue.</p>
+
+<p>Le numéro sensationnel annoncé, fut plus sensationnel
+qu'on l'avait prévu:</p>
+
+<p>Tout à coup la danseuse se redresse, échappe aux
+bras des favorites, s'élance comme pour fuir la caresse
+du maître, puis, revenant peu à peu vers lui, comme
+prise d'un invincible désir, mime la possession
+avec une telle ardeur que, dans la salle, les spectateurs
+affolés, trépignent et se hissent sur leurs fauteuils.
+Mais voilà que les pendeloques, trop consciencieusement
+secouées, entraînent la ceinture qui se détache.
+Ce fut une vision rapide, car, aussitôt les lumières,
+brusquement, s'éteignirent. Quelqu'un cria:
+<i>Police</i>! Sauve qui peut général: tout le monde se
+rua vers la sortie. Jacques et son compagnon, s'appuyant
+l'un sur l'autre, tentèrent de se frayer un
+passage, mais ils furent bousculés et repoussés vers
+la loge où ils avaient admiré, avant le spectacle, une
+main de femme, finement gantée. A ce moment, le théâtre
+s'éclaira de nouveau et une voix exquisément
+féminine, une voix tremblante d'émotion, fit retourner
+l'ami de Mirot:</p>
+
+<p>--Oh! Jacques, je vous en prie, ne m'abandonnez
+pas, venez à mon secours!</p>
+
+<p>A cet appel, le jeune homme montant sur un fauteuil
+pour sauter dans la loge, dit à son compagnon:</p>
+
+<p>--Ne m'attends pas. A demain!</p>
+
+<p>Le calme était maintenant rétabli. La salle achevait
+de se vider. Paul Mirot sortit le dernier. Sur le
+trottoir, il aperçut son ami accompagnant une dame
+voilée, enveloppée dans un long manteau sombre. Ils
+se perdirent dans la foule et Paul se dirigea
+vers la rue Dorchester, pour regagner son domicile,
+se demandant qui pouvait bien être cette dame s'aventurant
+seule dans un endroit aussi compromettant.</p>
+
+<p>Le lendemain, au journal, <i>La Pucelle</i> fulmina contre
+le scandale de la veille. Jacques Vaillant se moqua
+de lui et mit le comble à la vertueuse indignation du
+rédacteur des nouvelles édifiantes en lui déclarant
+qu'il éprouvait la plus grande admiration pour ces
+Égyptiens élevant la volupté à la hauteur d'un culte
+qui en valait bien un autre. Le <i>city editor</i> coupa court
+à la discussion en déléguant Jacques à une séance de
+la Chambre de Commerce. Ce ne fut que le soir, chez
+lui, que Paul Mirot put interroger Vaillant sur son
+aventure avec la dame voilée. Il prit un long détour
+pour ne pas avoir l'air de solliciter une confidence
+indiscrète. Jacques, voyant où il voulait en venir,
+l'interrompit et lui dit avec une gravité comique:</p>
+
+<p>--Noble jeune homme, au verbe incomparablement
+classique et dépourvu de sens commun, je crois comprendre
+par ce discours que tu brûles de savoir ce qui
+se passa entre ton humble serviteur et la mystérieuse
+personne qu'il accompagna, hier soir, à la sortie de
+<i>l'Extravaganza</i>?</p>
+
+<p>--Oh! je voulais, tout simplement, te demander...</p>
+
+<p>--Et moi, je me fais un plaisir de te répondre,
+sans remonter au déluge, qu'il ne s'est rien passé du
+tout. C'est une personne très respectable qui est, de
+plus, ma cousine du côté de ma défunte mère.
+Elle est veuve depuis trois ans, et parce qu'elle fut
+très malheureuse avec son mari, elle a le mariage en
+horreur. On a maintes fois, tenté de s'accaparer sa
+modeste fortune en même temps que sa beauté, sous
+le fallacieux prétexte qu'à son âge ce n'était pas
+convenable de vivre seule, presque en garçon. Mais, plus
+fine que le corbeau de la fable, elle n'a pas laissé tomber
+son fromage dans les pattes du renard. Oh! si
+tu la voyais, mon cher, tu en deviendrais tout de suite
+amoureux avec le tempérament d'artiste, de sentimental
+que je te connais: brune, des yeux très profonds
+et très doux, une bouche mignonne, prometteuse
+de félicités incomparables, un cou blanc, des épaules
+rondes, un tas de choses rondes, des petites mains,
+des petits pieds... et avec cela, une rare intelligence.</p>
+
+<p>--Mais, elle est à croquer!</p>
+
+<p>--Impossible! elle a peur des loups.</p>
+
+<p>--Alors, comment se fait-il qu'elle soit venue seule
+à ce théâtre?</p>
+
+<p>--Elle adore les escapades de ce genre. Puis, ce
+n'est pas une jeune fille.</p>
+
+<p>--Après tout, cela ne me regarde pas.</p>
+
+<p>Cependant, la conversation languit, car, sans le vouloir,
+<span class="lef"><img alt="" src="images/19.png"></span>Paul Mirot pensait
+à cette femme, et
+les observations de
+Jacques, qui avait saisi
+l'à-propos, sur la jeune
+fille moderne, sur son
+éducation plus ou
+moins négligée, sur ce
+qu'elle savait et sur ce
+qu'elle ne savait pas,
+ne l'intéressaient guère
+en ce moment.</p>
+
+<p>Quelques jours plus
+tard, Paul Mirot se
+procura des billets pour
+le <i>Théâtre Populaire</i> et
+rendit la politesse à
+son ami. Ce théâtre était
+d'un genre tout
+différent de celui où
+les femmes honnêtes et
+les hommes vertueux
+n'allaient qu'incognito. Là, les parvenus éblouissaient
+de leur luxe la famille ouvrière, avide de drames
+sensationnels et liseuse de romans-feuilletons. Dans
+les pièces à grands spectacles qu'on y donnait, il y
+avait toujours un jeune homme pauvre adorant une
+jeune fille pure. Ces chers enfants juraient de s'épouser,
+mais ça n'allait pas tout seul. Les parents de la
+jeune fille voulaient la marier à un misérable qui
+s'était enrichi par toutes sortes de crimes, sans que
+personne ne s'en fut jamais douté. Pour se débarrasser
+de son rival, le <i>vilain</i> attirait l'intéressant jeune
+homme pauvre dans un guet-apens et l'accusait d'un
+<span class="rig"><img alt="" src="images/20.png"></span>meurtre que lui-même
+avait commis.
+L'innocent était arrêté,
+traduit devant la justice et,
+naturellement condamné.
+Mais, au moment où
+il allait subir sa peine,
+moment pathétique
+entre tous, par un
+hasard providentiel,
+le vrai coupable était découvert. La jeune fille
+pure, qui n'avait jamais douté de l'innocence de son
+amoureux, en était bien récompensée: elle l'épousait
+avant la chute du rideau, au dernier acte. La mise
+en scène et l'intrigue variaient chaque semaine, mais
+au fond, c'était toujours la même histoire.</p>
+
+<p>Ce soir-là on jouait <i>l'Orpheline</i>, célèbre mélodrame
+en cinq actes et huit tableaux, qui fit répandre
+des torrents de larmes aux personnes sensibles. Il
+s'agissait d'une jeune fille que des méchants tenaient
+séquestrée pour s'emparer de son héritage: mais, cette
+jeune fille avait un amoureux qui jura, au pied d'un
+Calvaire, de la délivrer de sa prison et de la venger.
+L'entreprise n'était pas facile, ce brave jeune homme
+n'ayant que son courage pour lutter contre des ennemis
+puissants et capables de tous les crimes. Peu importe,
+il comptait sur la justice divine qui, dans les
+bons livres et dans les pièces recommandables, punit
+toujours les méchants et n'oublie jamais de récompenser
+ceux qui furent malheureux et persécutés, malgré
+que dans la vie les choses s'arrangent quelquefois tout
+autrement. Ce brave jeune homme n'en fut pas moins
+assassiné deux ou trois fois, sans compter les plaies
+et bosses dont les geôliers vigilants de l'orpheline le
+gratifièrent. A la fin, il se fâcha--il était bien temps--et
+prit ses dispositions pour en finir, une bonne fois, avec
+ces misérables qui lui ravissait son bonheur. Il serait
+trop long ou, plutôt impossible d'expliquer toutes
+les péripéties de la lutte suprême, qui fut palpitante
+d'intérêt. Les femmes en avaient presque des syncopes,
+et dans les galeries, on entendait des hommes
+crier: <i>Manque le pas, le maudit!... Baptême! qu'il est
+tough!</i> Bref, l'amoureux de la jeune fille séquestrée,
+à coups de poings, à coups d'épée, à coups de pistolet,
+en assomma, éventra, cribla de balles un si grand
+nombre qu'à la fin, il ne restait plus personne pour
+s'opposer à son entrée triomphale--quoique solitaire--dans
+la cave du château où sa bien-aimée gémissait,
+couchée sur un lit de paille humide. Enfin réunis:
+quelle joie! quelle ivresse! Et, cependant, tous les
+spectateurs pleuraient.</p>
+
+<p>--Jacques Vaillant fit mine de considérer son compagnon
+avec étonnement:</p>
+
+<p>--Comment, tu ne pleures pas</p>
+
+<p>--Ma foi, non, c'est trop bête!</p>
+
+<p>--C'est pourtant une pièce extraordinaire, puisque
+les morts reviennent afin qu'on les <i>retue</i>.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/21.png"></span>En sortant du théâtre, les deux reporters
+furent arrêtés par un gros homme
+qui, donnant un amical coup de poing
+dans le ventre de Jacques, s'exclama:</p>
+
+<p>--Y a un siècle que j'vous ai vu.
+Toujours au <i>Populiste</i>?</p>
+
+<p>--Toujours. Mais si j'avais votre
+fortune, je n'y resterais pas longtemps.
+Heureux homme. Tous les succès:
+l'argent, les honneurs de la députation, et avec
+cela, don Juan irrésistible.</p>
+
+<p>--Vous me flattez!</p>
+
+<p>--Pas le moins du monde. Je parie que mon ami
+Mirot, que j'ai le plaisir de vous présenter, habitant
+Montréal depuis quelques mois à peine, a déjà entendu
+parler de vos succès, mon cher monsieur Poirier.</p>
+
+<p>--Oh! c'est possible, tout le monde en parle... Enchanté,
+jeune homme de faire votre connaissance.</p>
+
+<p>Il tendit la main à Paul qui, ne sachant trop à quel
+personnage il avait affaire, se contenta d'accomplir
+le geste banal de cordialité, en honneur chez les peuples
+dits civilisés.</p>
+
+<p>Ce fut Jacques, qui soutint la conversation.</p>
+
+<p>--Vous venez souvent au <i>Théâtre Populaire</i>?</p>
+
+<p>--Tous les samedis.</p>
+
+<p>--Pour y rencontrer vos électeurs, sans doute?</p>
+
+<p>--Mes électeurs, j'vas les voir qu'à la veille des
+élections. C'est pour mon plaisir que j'viens. C'est si
+beau, ces amoureux qui finissent toujours par s'marier
+à force de courage. J'aime les gens courageux,
+moé. Y a des gaillards dans ces pièces-là qui f'raient
+d'bons députés. Parlez-moé pas des pièces comme on en
+donne au Monument National, par exemple; pas d'assassins,
+pas d'coups d'pistolets, pas d'coups de poings.
+Moé, voyez-vous, j'aime qu'on s'casse un peu la
+<i>gueule</i>!</p>
+
+<p>--Et le <i>Théâtre Moderne</i> qu'en pensez-vous?</p>
+
+<p>--<i>Parlez-moé-z'en pas. Yinque des simagrées</i> dans
+les salons; des <i>pincées</i> en robes de soie qui trompent
+leurs maris et font des <i>magnières</i>; des hommes qui
+font des grands discours, comme à la Chambre.</p>
+
+<p>--Ainsi, on n'aura pas le plaisir de vous voir à
+l'ouverture de la saison de ce théâtre, lundi prochain?</p>
+
+<p>--<i>P'tête ben!</i></p>
+
+<p>--On annonce une nouvelle troupe française, épatante!</p>
+
+<p>--Moé, vous savez, j'aime pas beaucoup les français;
+y sont trop <i>cochons</i> et pas assez catholiques.
+Si j'me décide, ça s'ra pour faire plaisir à madame
+Laperle, qui m'a dit hier soir, chez mon ami Boissec,
+qu'elle y s'rait. A m'déplaît pas la <i>pétite veuve</i>.</p>
+
+<p>Quelqu'un l'ayant interpellé au passage, le député
+Poirier quitta les deux reporters, sans plus de cérémonie.
+Quand il se fut éloigné, Paul Mirot fit cette réflexion:</p>
+
+<p>--Quel drôle d'individu!</p>
+
+<p>Son ami jugea opportun de le renseigner sur la
+beauté morale de cet homme important:</p>
+
+<p>--Écoute, je vais te le présenter mieux que tout à
+l'heure: Prudent Poirier, député de la division de
+Sainte-Cunégonde à la législature provinciale, riche
+industriel dans les conserves alimentaires qu'il falsifie
+abominablement, ignorant, crétin, et populaire,
+courant toutes les femmes dont il peut acheter les
+faveurs et traitant les français de <i>cochons</i>; brave
+homme, ne manquant jamais de faire ses Pâques et
+volant tout le monde, faisant travailler ses ouvriers
+comme des bêtes de somme et leur payant des salaires
+de misère.</p>
+
+<p>--Alors la <i>pétite</i> veuve n'a qu'à se bien tenir.</p>
+
+<p>--C'est une vantardise de <i>l'honorable député</i>,
+Madame Laperle n'en voudrait même pas pour délacer
+ses bottines, encore moins son corset.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce donc que cette madame Laperle?</p>
+
+<p>--La femme voilée de l'<i>Extravaganza</i>, qui t'intrigua
+si fort et dont je t'ai dit tant de bien.</p>
+
+<p>--Tant de bien que je désire la connaître.</p>
+
+<p>--Si ce n'est pas dans le sens biblique, ton désir
+sera satisfait. Tu la connaîtras lundi soir, au <i>Théâtre
+Moderne</i>, où tu seras mon invité. Quand tu auras vu
+ce théâtre et madame Laperle, il ne te restera plus
+rien à désirer, puisque le Parc Dominion, le Parc
+Sohmer, que nous avons fréquenté l'été dernier, plus
+récemment l'<i>Extravaganza</i>, puis le <i>Théâtre Populaire</i>,
+d'où nous sortons, t'ont livré leurs secrets.</p>
+
+<p>Les deux amis, remontant vers l'ouest de la rue
+Sainte-Catherine, étaient arrivés devant le <i>café Picon</i>,
+et Jacques Vaillant proposa à son compagnon d'entrer
+prendre un verre de bière. Ils pénétrèrent dans
+l'établissement, fréquenté à cette heure par les actrices
+des théâtres avoisinants, soupant en cabinet particulier.
+A l'étage au-dessus, on entendait le rire énervé
+des femmes. Les deux journalistes, n'ayant pas
+l'intention de souper, s'approchèrent du bar et se
+firent servir deux verres de <i>pale ale</i>. Pendant qu'ils
+absorbaient, à petites gorgées, la bière blonde, une
+voix enrouée d'ivrogne prononça derrière eux:</p>
+
+<p>--Ça va bien, les confrères?</p>
+
+<p>Il se retournèrent et aperçurent titubant, tout débraillé,
+le chapeau par terre, Solyme Lafarce. Il leur
+raconta une histoire lamentable: un enfant était tombé
+sous un tramway qui l'avait mis en hachis. C'était
+horrible à voir! Et pour se remettre de l'impression
+pénible éprouvée à la vue de ces chairs sanguinolentes,
+<span class="lef"><img alt="" src="images/22.png"></span>il avait dû épuiser sa
+bourse à se payer un nombre considérable
+de petits verres de <i>whisky-citron</i>.
+Un de plus ne lui ferait pas de tort.</p>
+
+<p>Vaillant lui fit servir
+un <i>whisky-citron</i>. Puis
+il dit à Mirot:</p>
+
+<p>--Maintenant, filons.</p>
+
+<p>Mais Solyme Lafarce,
+au moment où le jeune
+homme allait suivre son
+compagnon, s'accrocha à
+lui et le tirant à l'écart:</p>
+
+<p>--Vous n'auriez pas
+dix sous à me prêter?
+J'ai une faim de <i>canayen</i> et un plat de <i>pork and beans</i>
+ferait bien mon affaire.</p>
+
+<p>--Les voici.</p>
+
+<p>--Vous êtes <i>blood</i> et je vais vous montrer que je sais
+reconnaître les amis.</p>
+
+<p>En même temps, il sortait de sa poche une photographie
+qu'il lui mit sous les yeux:</p>
+
+<p>--C'est le portrait de May, ma bonne amie. Elle
+demeure rue Lagauchetière. Vous n'aurez qu'à dire
+que c'est moi qui vous envoie et vous serez reçu à
+bras ouverts.</p>
+
+<p>Sur la photographie, May s'exhibait dans un costume
+et dans une attitude qui racontaient toute son
+histoire.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut rejoint son compagnon, dans la rue,
+pendant que Lafarce buvait les dix sous qu'il lui avait
+donnés, Paul Mirot s'écria, indigné:</p>
+
+<p>--Est-il possible qu'un individu dont on utilise
+les services dans un journal comme <i>l'Éteignoir</i>, soit
+aussi dégoûtant?</p>
+
+<p>Jacques Vaillant éclata de rire:</p>
+
+<p>--Je parie qu'il veut te faire connaître, cette fois
+au sens biblique, la plantureuse May, la grande fille
+brune dont tu te souviens... rue Sainte-Catherine?
+C'est cette hospitalière personne qui le recueille, aux
+jours de misère, en échange de petits services dont tu
+connais maintenant la nature. Quant à <i>l'Éteignoir</i>,
+ses directeurs en ont vu bien d'autres. Ils trouvent en
+ce malheureux un esclave rampant, prêt à faire toutes
+les besognes, au rabais. Que peuvent-ils exiger de
+plus?</p>
+
+<p>--A ce compte-là, rien, en effet.</p>
+
+<p>Jusqu'au lundi, Paul Mirot rêva de cette femme
+qu'on lui avait faite si séduisante, de cette femme
+qu'il verrait enfin à figure découverte et à qui il dirait
+au moins: <i>Bonsoir, madame</i>. Il n'était pas bien
+exigeant, pourvu qu'elle ait la gentillesse de deviner son
+émotion, rien qu'à la façon dont il prononcerait ces
+mots, il serait heureux. Mais, si elle était malade ce
+soir-là? Elle ne viendrait certainement pas au théâtre.
+Cela arrive aux plus jolies femmes d'être malades.
+Ou bien, elle ne serait pas seule, ou il se produirait
+un accident, une catastrophe?... Deux jours durant,
+il vécut dans l'anxiété, l'espoir, le doute, dans un état
+d'âme à la fois pénible et délicieux, que tous ceux qui
+furent jeunes et enthousiastes comprendront.</p>
+
+<p>La présentation se fit de la façon la plus simple du
+monde. A peine étaient-ils arrivés au <i>Théâtre moderne</i>,
+que Jacques Vaillant dit à son ami:</p>
+
+<p>--Dans quelques minutes, tu la verras.</p>
+
+<p>--Où?</p>
+
+<p>--Là, dans la première loge à droite. C'est une abonnée
+du lundi, qui a droit à deux places. J'ai retenu
+les quatre autres places, nous y serons plus à l'aise.
+Ose prétendre, maintenant, que je ne suis pas un bon
+camarade?</p>
+
+<p>--Tu es l'unique, le meilleur ami que je connaisse.</p>
+
+<p>--Cela n'empêche que Prudent Poirier ne me pardonnera
+jamais de lui avoir joué ce qu'on appelle,
+dans le monde distingué, un sale tour.</p>
+
+<p>Les deux amis avaient à peine pris place dans la
+loge qu'une jeune femme brune, très élégante et très
+belle arriva. Elle échangea un sourire complice avec
+l'aimable cousin, qui s'empressa de lui aider à enlever
+son manteau. Après avoir remercié son chevalier servant,
+elle lui reprocha d'oublier trop souvent d'aller
+lui raconter les potins du jour, les nouvelles politiques
+dont on est au courant dans les salles de rédaction
+et que, pour une raison ou pour une autre, on ne
+fait pas mention dans les journaux.</p>
+
+<p>Il lui répondit galamment:</p>
+
+<p>--C'est que, madame, les veuves me causent une
+frayeur insurmontable, surtout quand elles sont gentilles
+comme vous l'êtes.</p>
+
+<p>--Flatteur!</p>
+
+<p>--Mais, soyez tranquille, belle cousine, de loin je
+pense à vous, je veille sur vous, et comme un chien
+fidèle, je suis toujours là au moment du danger.</p>
+
+<p>--Est-ce que, par hasard, un danger me menacerait?</p>
+
+<p>--Un très grave danger. Un représentant du peuple,
+dit souverain, dans un pays soi-disant constitutionnel,
+comme le nôtre, madame, médite de vous enlever.</p>
+
+<p>--Pas possible! Et quel est ce Jupiter tonnant?</p>
+
+<p>--<i>Tannant</i>, vous voulez dire... Prudent Poirier,
+dont l'élégance n'a d'égale que l'esprit qui lui fait
+totalement défaut... Regardez, le voilà.</p>
+
+<p>Le député de la division Sainte-Cunégonde, l'air
+maussade, n'ayant pu obtenir que le troisième fauteuil
+de la quatrième rangée de l'orchestre, bousculait
+la dame et la jeune fille qui occupaient les deux
+fauteuils plus rapprochés de l'allée centrale. Madame
+Laperle, après avoir observé la scène, dit à Jacques:</p>
+
+<p>--Vous êtes donc mon ange-gardien, que je vous
+trouve partout où j'ai besoin de protection?</p>
+
+<p>--Vous plaisantez. J'aurais mauvaise grâce, par
+exemple, de venir vers vous en archange Gabriel.</p>
+
+<p>--Toujours le même. Vous ne serez donc jamais sérieux?</p>
+
+<p>--Peut-être, quand je serai mort, et pour longtemps...
+Mais, j'oubliais de vous dire qu'à cause
+de la gravité de la situation, j'ai cru devoir prendre un
+allié, intéresser un ami à votre sort. Permettez que je
+vous le présente.</p>
+
+<p>--Mais avec plaisir. J'ai bien le droit de connaître
+mes défenseurs.</p>
+
+<p>Et c'est ainsi que Paul Mirot connut madame Laperle.</p>
+
+<p>On jouait, pour la première fois à Montréal <i>Suffragette</i>,
+comédie satirique ayant obtenu un immense
+succès en Europe. Seulement, la troupe française qui
+avait commencé les répétitions durant la traversée,
+en arrivant à Montréal, fut désagréablement surprise
+d'apprendre que la pièce, soumise d'avance aux censeurs
+imposés à la direction du <i>Théâtre Moderne</i>,
+était si défigurée, la mise en scène tellement bouleversée,
+qu'on n'y comprenait plus rien. Il fallait se
+soumettre, quand même, mais les artistes se donnaient
+la réplique sans enthousiasme, l'oeuvre trop grossièrement
+mutilée manquait d'ensemble, de réparties piquantes,
+spirituelles, qu'on avait toutes supprimées,
+et cette première représentation laissa le public mécontent,
+désappointé. Jacques Vaillant, s'étant procuré
+la pièce en brochure, chez son libraire, n'en revenait pas.
+Il manifesta son indignation en signalant
+à la jolie veuve les coupures qu'on avait faites:</p>
+
+<p>--N'est-ce pas idiot, voyons? Ici on remplace <i>maîtresse</i>
+par <i>amie</i>, là, <i>enceinte</i>par <i>va devenir maman</i>,
+plus loin <i>ventre</i> par <i>ceinture.</i>. On fait parler des
+hommes comme de vieilles dévotes, des femmes du
+monde comme des séminaristes. Et la mise en scène
+du premier acte, par exemple, doit représenter
+une chambre à coucher où une femme se déshabille,
+au retour d'un <i>meeting</i>, et fait une scène à son époux
+qui ronflait dans les draps en l'attendant, on
+l'a remplacée par un salon où le mari se trouve étendu
+dans un fauteuil, en pyjama et coiffé d'un bonnet
+de nuit, à trois heures du matin. Et la comédienne
+jouant le rôle de la suffragette attardée, ne sait que
+faire de ses dix doigts dans ce salon. Elle en est réduite
+à casser les jardinières, à saccager les bibelots,
+puis à s'asseoir dans un coin, en attendant qu'on
+veuille bien baisser le rideau afin de lui permettre,
+sans courir le risque d'être arrêtée pour outrage aux
+moeurs, d'ôter ses gants. Et vous allez voir qu'on ne
+saura pas comment ça finit: car, on a dû couper la
+dernière scène, qui n'est pas assez convenable pour
+pour mériter l'indulgence des pieux censeurs.</p>
+
+<p>--D'où vient donc qu'on laisse toute liberté aux
+théâtres anglais, tandis que le seul théâtre français
+où l'on puisse goûter le véritable esprit gaulois, applaudir
+les oeuvres des maîtres de l'art dramatique,
+est soumis à toutes sortes de vexations et sans cesse
+menacé d'interdit?</p>
+
+<p>--C'est que, madame, lorsqu'une femme montre
+ses jambes en anglais, elle expose ses <i>legs</i>, vous
+comprenez bien que ce n'est pas la même chose que
+la morale ne saurait en être offensée. Même, si cette
+femme découvre d'autres appâts, pourvu que ce soit
+toujours en anglais, qui oserait prétendre que sa pudeur
+en a été <i>troublée</i>.</p>
+
+<p>--Que vous êtes amusant!</p>
+
+<p>--Et la langue de Shakespeare est toujours chaste
+pour ceux que ne la comprennent pas.</p>
+
+<p>--Et pour ceux qui la comprennent?</p>
+
+<p>--Ils n'ont qu'à avoir l'air de ne pas comprendre...
+Maintenant, si vous voulez que je vous parle plus sérieusement,
+je vous dirai que l'on redoute l'influence
+du théâtre français, non à cause de sa prétendue
+immoralité--ce qui n'est qu'un prétexte,--mais parce
+que dans les oeuvres modernes, on étudie les différents
+problèmes sociaux dont la solution préoccupe les esprits
+humanitaires, parce qu'on y discute, même
+librement, des questions scientifiques. Ce sont des pièces
+trop savantes pour être orthodoxes, trop inspirées
+par l'esprit de justice et de liberté pour ne pas être
+dangereuses. Si on laissait le <i>Théâtre Moderne</i> faire
+à sa guise, empoisonner l'âme de ces bons canadiens
+en les habituant, peu à peu, à penser, à raisonner
+quand on veut leur faire entendre que deux et deux
+font cinq, mais ce serait une véritable révolution
+dans toute la province de Québec. Et le mouton ne
+voulant plus se laisser tondre, que deviendrait le berger?...
+Non, il vaut mieux, pour ceux qui s'engraissent
+de l'état des choses actuel, encourager les cirques,
+les danseurs nègres, les mélodrames stupides, en un
+mot tout ce qui abrutit le peuple, le maintient dans cet
+état de béate ignorance indispensable à l'asservissement
+complet du troupeau malheureux, mais résigné.</p>
+
+<p>--Taisez-vous! si on vous entendait, je serais à
+jamais compromise.</p>
+
+<p>--Pourquoi donc?</p>
+
+<p>--Parce qu'on dirait que je fais cause commune
+avec les <i>sans foi</i>, les renégats de notre race, et que
+sais-je encore? Il est vrai que cela m'est bien indifférent.</p>
+
+<p>--Que vous êtes brave et charmante. Parole d'honneur!
+je vous adore.</p>
+
+<p>--Si vous continuez vos flatteries, je vais me fâcher.</p>
+
+<p>--J'en serais désolé.</p>
+
+<p>--Voici l'entre-acte. Je vous punis, je vous chasse
+cinq minutes... et je garde votre ami, pour le
+récompenser d'avoir été bien sage.</p>
+
+<p>--Je m'incline, madame, devant votre arrêt, sévère
+mais juste. Afin de rentrer le plus tôt possible dans
+vos bonnes grâces, je vais aller voir un peu où se trouve
+en ce moment ce cher député. Je l'ai vu sortir tantôt,
+et il n'est pas revenu. Cela m'inquiète. Si, par
+hasard cet homme gras, vient vous importuner en
+mon absence, Mirot le réduira en atomes sur un signe
+de votre gracieuse majesté.</p>
+
+<p>Après le départ de Jacques, la jolie veuve et le
+jeune reporter au <i>Populiste</i> restèrent un moment
+silencieux. Paul Mirot avait trop de joie dans le coeur,
+il ne savait que dire. Ce fut elle qui parla la première:</p>
+
+<p>--Vous êtes journaliste, monsieur?</p>
+
+<p>--Oui, madame.</p>
+
+<p>--Au <i>Populiste</i>.</p>
+
+<p>--Oui, madame.</p>
+
+<p>--Et vous aimez votre métier?</p>
+
+<p>--Oh! ce n'est pas ce que j'avais rêvé... Quand
+j'ai quitté Mamelmont, il y a quelques mois, pour
+venir à Montréal, j'étais comme tous ceux que les luttes
+de la vie n'ont pas encore formé: je croyais la
+tâche facile, le succès immédiat... Et j'étais libre là-bas,
+tandis qu'ici... Cependant, je dois vous dire,
+madame que la plupart de mes camarades sont très
+gentils pour moi, surtout ce bon Jacques, qui était
+mon confrère de classe au collège de Saint-Innocent.</p>
+
+<p>--Et, à part vos camarades, vous êtes sans relations,
+sans parents, sans amis, dans cette grande
+ville?</p>
+
+<p>--En effet, madame.</p>
+
+<p>--Vous allez peut-être trouver étrange que je m'intéresse<span class="rig"><img alt="" src="images/23.png"></span>
+à vous tout de suite? Mais, je vous connais
+plus que vous ne pensez. Quelqu'un, que je n'ai pas
+besoin de vous nommer, m'a dit beaucoup de choses
+de vous, et, par lui, je savais que j'aurais l'occasion
+de me rendre compte un peu, ce soir, de la justesse
+de certaines remarques qu'il a bien voulu me faire à
+votre sujet. Vous voyez que je suis franche avec les
+gens qui m'inspirent de la confiance. Je crois qu'il
+ne m'a pas trompé. C'est pourquoi je voudrais pouvoir
+vous diriger un peu dans ce monde que vous ignorez,
+vous aider de mes conseils, vous empêcher de
+faire des bêtises. Je crois qu'il m'est permis d'assumer
+ce rôle sans inconvénient, puisque vous êtes un tout
+jeune homme et que je suis déjà une vieille femme.</p>
+
+<p>--Oh! Je...</p>
+
+<p>--Ne protestez pas. J'aurai trente ans quand
+refleuriront les lilas... Vous viendrez me voir, de
+temps à autre, me raconter vos petites misères.</p>
+
+<p>--Vous me comblez, madame. Je dois vous prévenir
+que je suis encore un peu sauvage.</p>
+
+<p>--Tant mieux!... Nous conviendrons du jour, de
+l'heure, car je suis toujours <i>on the go</i>.</p>
+
+<p>Une sonnerie annonçait le lever du rideau pour le
+dernier acte. Jacques Vaillant reparut et apprit à
+madame Laperle qu'il avait trouvé le député de la
+division Sainte-Cunégonde, au bar du coin, en train
+de se griser de <i>gin</i>, comme un simple mortel. Le
+fabricant de conserves alimentaires lui avait même
+glissé dans l'oreille que puisque la petite veuve se
+compromettait avec des freluquets sans le sou, il ne
+voulait plus en entendre parler.</p>
+
+<p>La jolie femme dit, en souriant à Mirot:</p>
+
+<p>--Cela m'évitera le désagrément de le mettre à
+la porte; car, chez les Boissec, l'autre soir, il me prévint
+que j'aurais, un de ces jours, sa visite; et, comme
+je sais ce que le mot visite signifie, dans la bouche
+d'un tel individu, je m'étais préparée en conséquence.</p>
+
+<p>Ainsi que l'avait prévu Jacques Vaillant, à cause
+des coupures faites, on eût dit à coup de hache, personne
+ne comprit au juste le dénouement de <i>Suffragette</i>.</p>
+
+<p>Les deux amis accompagnèrent
+madame Laperle jusqu'à son logement
+de la rue Saint-Hubert, puis revinrent
+à pied, tout en fumant
+une cigarette, vers la
+rue Saint-Laurent. En
+arrivant près de cette
+rue, ils virent le gros
+Poirier, peu solide sur
+ses jambes, s'élancer
+à la rencontre d'une
+petite fille en robe courte,
+aux mollets énormes
+qui tout en continuant sa
+mimique canaille, s'arrêta pour
+l'attendre.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant poussa son ami du coude:</p>
+
+<p>--Regarde ce vertueux représentant du peuple, qui
+va <i>matcher</i> une <i>piano-legs</i>.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>L'AMOUR QUI FAIT HOMME</h3>
+
+<br>
+
+<p>Elle s'était assise au piano, et, lui, assis sur un divan,
+dans un coin du salon, regardait ses blanches
+mains, petites et potelées, parcourir le clavier d'ivoire.
+Elle jouait la valse qu'il aimait. C'était l'hiver,
+il neigeait dans la rue, le soir tombait. Depuis des
+mois, Paul Mirot avait vécu ainsi de ces heures exquises
+dont on garde un impérissable souvenir qui,
+plus tard, après le grand naufrage des illusions,
+quand les années ont flétri le corps et endeuillé l'âme,
+est l'unique bien qui reste pour combler le vide d'une
+existence à son déclin.</p>
+
+<p>Madame Laperle, Simone, comme elle l'avait depuis
+quelques jours autorisé à la nommer, était une
+excellente musicienne: elle savait mettre du sentiment,
+beaucoup de son charme personnel, dans l'interprétation
+d'une oeuvre musicale. D'ailleurs, tout
+était harmonie, tout était musique en elle depuis l'éclosion
+tardive de l'amour en son coeur. Au couvent,
+on avait voulu détourner le penchant de sa nature
+exubérante pour les joies terrestres, en lui imposant
+des règles sévères et la pratique d'une dévotion outrée.
+Puis, sans doute afin de la récompenser de ses
+années de prières et de mortifications, on la maria à
+dix-huit ans, à un homme d'âge mûr, qu'elle n'aimait
+pas, qu'elle connaissait à peine, et ce fut encore pis
+que le couvent. L'homme à qui on la livra, comme une
+vierge tremblante achetée sur un marché d'esclaves,
+avait fait toute sa fortune dans les mines du la Colombie
+Anglaise, et rapporté de cette région minière à
+demi sauvage, des moeurs grossières, un mépris jaloux
+de la femme, puisé dans les lupanars de Rossland.
+Huit années durant, elle dût subir ses brutalités, se
+résigner à une surveillance blessante de la part de
+cet époux soupçonneux et morose. Il n'y avait que
+lorsqu'il faisait la fête avec quelques mineurs revenus
+de là-bas, rentrant toutes les nuits ivre-mort,
+pendant huit ou quinze jours, qu'elle jouissait d'un
+peu de liberté. Frappé d'un coup de sang, à la suite
+de l'une de ces orgies d'alcool, il mourut subitement
+et ce fut la délivrance. Il y avait près de quatre ans
+de cela, et résolue de conserver une liberté si chèrement
+acquise, elle s'était toujours gardée de tous ceux
+qui lui avaient fait la cour, pour le bon ou le mauvais
+motif. C'est que, jusqu'à l'époque où elle rencontra
+Paul Mirot, elle ignorait l'ivresse, à la fois douce et
+poignante, qui s'empare de l'être sincèrement épris.</p>
+
+<p>Et, maintenant, elle l'adorait ce jeune homme à
+moustache blonde, dont la cervelle était remplie de
+rêves tendres. Ce grand enfant, aux prises avec la
+vie, lui avait tout de suite inspiré de l'intérêt. Il était
+venu la voir en ami, comme elle l'y avait engagé à leur
+première rencontre. Elle se fit d'abord maternelle,
+lui donna des conseils, puis, un jour, sans savoir
+pourquoi ni comment, comme dans la chanson, elle
+changea de rôle. Ce fut elle qui, un soir, provoqua
+les premiers aveux du journaliste, en lui laissant
+pressentir son émotion alors que silencieusement,
+respectueusement, il appuyait ses lèvres sur la main
+qu'elle lui avait abandonnée.</p>
+
+<p>Dans la demi obscurité couvrant d'ombre les meubles
+et les bibelots du petit salon, c'est à ce soir-là
+qu'il pensait, en contemplant la taille élégante de
+Simone qu'une dernière lueur de jour, en se jouant
+dans la dentelle des rideaux, éclairait par derrière.
+Ils étaient assis tous deux sur ce divan. Il y avait
+dans son maintien plus d'abandon que de coutume et
+il s'était hasardé à lui prendre la main pour y mettre
+un baiser. Sous la caresse de sa moustache, il sentit
+cette main frémir, en même temps qu'une voix attendrie
+essayait, mais en vain, de parler d'autre chose.
+Alors, sans abandonner cette main qu'il avait conquise
+il se rapprocha davantage et, ingénument, lui
+avoua son grand amour.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/24.png"></span>Pour toute réponse,
+elle se jeta dans ses
+bras, lui offrant sa
+bouche. Au contact
+de ces lèvres s'entrouvrant
+comme un calice rouge de volupté,
+il perdit la tête. Cette
+petite bouche charnue,
+aux contours
+tentateurs, il la désirait
+depuis si longtemps, sans espoir de ne jamais
+obtenir la faveur d'y abreuver sa tendresse. Un geste
+instinctif du jeune homme avertit Simone du péril de la
+situation. Elle se dégagea doucement et lui dit: "Tu
+vois comme je suis faible! Je t'aime trop. Il faut
+me promettre de ne jamais abuser de ma faiblesse?" Et
+il le lui avait juré. Serment bien téméraire, s'il n'avait
+pas été inutile puisque, à cause de son inexpérience
+des femmes, il eut été fort embarrassé d'aller plus loin,
+sans qu'on y mit un peu de complaisance.
+Cependant, il était jeune, vigoureux, ardent, et parfois
+il souffrait de cette réserve.</p>
+
+<p>Il se rappelait qu'un jour, revenue très lasse d'une
+longue course dans les magasins, Simone avait eu
+la fantaisie de se reposer près, tout près de lui. Ils
+<span class="lef"><img alt="" src="images/25.png"></span>trouvèrent le divan
+propice à l'accomplissement
+de ce dessein. De
+son bras droit, il fit un
+oreiller pour la tête de
+sa bien-aimée, dont les
+épaules charnues s'appuyaient
+avec confiance sur lui:
+"Que je suis bien", dit-elle
+en fermant les yeux. Il la regarda dormir près d'une heure,
+contemplant ses traits que la pureté des lignes faisait
+ressembler aux profils des déesses antiques,
+suivant les mouvements onduleux de sa poitrine aux
+rondeurs provocantes; puis son regard s'égara à
+l'ampleur de ses hanches pour s'extasier ensuite jusqu'à
+la finesse du pied. Saint-Antoine, dans le désert,
+en ermite prévoyant, avait le soin de toujours placer
+sous ses yeux une tête de mort pour résister aux
+visions troublantes qui venaient le tenter, tandis que
+le jeune reporter au <i>Populiste</i> n'avait que la pensée
+de son grand amour, qu'il voulait chevaleresque, pour
+le faire tenir sage. Quand elle s'éveilla, elle
+le vit tout pâle et comprit que l'épreuve avait été trop
+forte. Les jours qui suivirent, elle se montra plus réservée
+et il en souffrit encore, se croyant moins aimé.</p>
+
+<p>La musicienne avait abandonné le piano sans qu'il
+s'en fut aperçu et lentement, sans faire le moindre
+bruit, s'était approchée de son amoureux. Elle l'enlaça
+de ses bras et lui appliqua un baiser dur le front,
+telle une muse visitant un poète. Puis passant les
+mains dans ses cheveux, elle lui dit tendrement:</p>
+
+<p>--Jure-moi que tu ne la souilleras jamais, ta belle
+tête d'artiste, que je caresse en ce moment?</p>
+
+<p>Il glissa à ses pieds et s'écria, dans une pose d'adoration:</p>
+
+<p>--Tu es mon Dieu!</p>
+
+<p>Elle se jeta à son cou, émue jusqu'aux larmes, et ne
+trouva que ces paroles pour exprimer l'intensité de
+son émotion:</p>
+
+<p>--Quel beau blasphème!</p>
+
+<p>Elle se fut abandonnée sans la moindre résistance
+si, à ce moment, il avait voulu la prendre, mais, il se
+contenta de se blottir contre sa poitrine, comme un
+gros bébé, et de se laisser dorloter jusqu'à l'heure où
+elle le congédia.</p>
+
+<p>Tous les jours, après le journal, elle l'attendait
+maintenant chez-elle, rue Saint-Hubert, et le gardait
+jusqu'à six heures. Parfois, leur tête-à-tête se prolongeant
+plus tard, sans que ni l'un ni l'autre ne s'en
+doutât, et, heureux de s'être ainsi oubliés, il avaient
+vite fait d'en prendre leur parti. Elle l'envoyait chercher
+quelque chose à manger, du beurre, du pain
+frais, pendant qu'elle préparait le café, et ils dévoraient
+ensemble ce menu improvisé, sur la petite table du salon.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant n'ignorait pas que Paul Mirot
+faisait de fréquentes visites à madame Laperle, mais
+il se montrait d'une discrétion parfaite. Les deux
+amis avaient perdu l'habitude des longues promenade
+en revenant du <i>Populiste</i>. Paul quittait Jacques
+au coin de la rue Dorchester, sous prétexte qu'il avait
+à travailler, et sans s'arrêter chez lui, courait où il
+se savait attendu avec impatience.</p>
+
+<p>Un jour, Vaillant le retint de force:</p>
+
+<p>--J'ai besoin de toi.</p>
+
+<p>--Ah!</p>
+
+<p>--J'espère que tu ne te déroberas pas, quand je
+t'aurai dit que la démarche que nous allons faire t'intéresse
+autant que moi. Pour une fois, elle peut bien attendre.</p>
+
+<p>--Qui, elle?</p>
+
+<p>--Si tu veux que je te la nomme?... A propos, je
+l'ai rencontrée hier au St-Lawrence Hall, où comme
+tu le sais, les amis de mon père avaient organisé une
+grande réception, suivie d'un banquet, pour célébrer
+l'entrée du député de Bellemarie dans le cabinet provincial,
+comme ministre des Terres de la Couronne,
+en remplacement de l'honorable Troussebelle, qui a
+accepté un fauteuil au Conseil Législatif.</p>
+
+<p>--Je savais qu'elle devait y aller.</p>
+
+<p>--Je n'en doute pas. Mais, ce que tu ignores, c'est
+qu'elle a eu un immense succès auprès des jolis spécimens
+<i>high tone</i> qui font l'ornement de nos cercles
+mondains.</p>
+
+<p>--Oh! des faiseurs de coq-à-l'âne.</p>
+
+<p>--Oui, mais qui sont aussi des coqs à poules.</p>
+
+<p>--Cela m'est bien indifférent.</p>
+
+<p>--Puisqu'il en est ainsi, je n'hésite plus à t'apprendre
+qu'elle fut surtout l'objet d'attentions particulières
+de la part du fameux Troussebelle qui, depuis
+qu'il s'est fort compromis avec une petite actrice de
+l'<i>Extravaganza</i>--tu te rappelles celle en bébé, qui
+était si gentille?--donne maintenant la chasse au
+gros gibier. On prétend qu'il emploie des moyens infaillibles
+pour séduire les femmes.</p>
+
+<p>Paul Mirot avait pâli, son camarade se hâta de le rassurer:</p>
+
+<p>--Ce que je te dis là, ce n'est pas sérieux. Je voulais
+savoir si tu l'aimais au point d'en souffrir à l'idée
+qu'on pourrait te l'enlever.</p>
+
+<p>Il espérait une confidence, son ami ne dit mot. Après
+une pause, il changea de sujet:</p>
+
+<p>--Maintenant, parlons de choses sérieuses. Examinons
+un peu ce qui s'est passé au <i>Populiste</i> depuis
+quelque temps. Ça va mal pour nous deux, il n'y a pas
+à se le dissimuler. Toi, d'abord, tu n'as pas eu de chance.
+Voilà qu'on te met au reportage, sous la direction
+imbécile de Jean-Baptiste Latrimouille, tu rates quelques
+<i>primeurs</i>, ce qui te vaut toutes sortes de désagrément.
+Puis, on t'envoie faire un cas de misère
+lamentable, dans un taudis habité par je ne sais combien
+de familles italiennes, où hommes, femmes et enfants
+vivent dans la plus repoussante promiscuité,
+et tu trouves le moyen de décrire d'une façon par trop
+réaliste, le sans-gêne avec lequel te reçurent ces dames.
+Faute de temps, pour réviser ta copie, ces horreurs
+ont paru dans le journal. Sans l'intervention de
+Marcel Lebon, qui trouve que tu as réellement du talent,
+ça y était, on te flanquait à la porte. Quant à
+moi, c'est autre chose. Il faut bien qu'on me tolère,
+surtout maintenant, parce que je suis le fils d'un ministre,
+ayant des faveurs à distribuer; mais on ne me
+donne pas le plus petit avancement, on me paie toujours
+le même salaire, et l'onctueux Pierre Ledoux organise
+contre moi une campagne honteuse. Il insinue,
+à droite et à gauche, que je suis le pire des mauvais
+sujets: un jeune homme sans principes ni moeurs. En
+voilà un que je traiterais avec plaisir à coups de pieds
+dans le derrière, et tout le monde au journal serait
+content, y compris Marcel Lebon; mais on ne peut
+l'atteindre, sa personne est sacrée, les administrateurs
+du <i>Populiste</i> ont été forcés de l'accepter, en le payant
+grassement, pour se faire espionner.</p>
+
+<p>--Alors, charbonnier n'est plus maître chez-soi.</p>
+
+<p>--Ce bon vieux proverbe n'a pas été fait pour les
+canadiens... Et, je puis t'assurer que <i>La Pucelle</i>
+accomplit scrupuleusement sa mission. Je vais t'en citer
+un exemple, entre mille. Quelques mois avant ton
+entrée au journal, une importante maison de commerce
+de la rue Notre-Dame, loua une demi page du
+<i>Populiste</i> pour annoncer une nouveauté épatante:
+<i>la combinaison pour dame</i>. L'annonce était illustrée
+d'une vignette représentant une femme moulée dans
+la <i>combinaison</i>. Pierre Ledoux rougit pudiquement
+en voyant cette chose immodeste reproduite en blanc
+et en noir, ses yeux s'agrandirent démesurément, ne
+pouvant plus se détacher de la gravure. Le lendemain,
+l'annonce ne parut pas, la maison de commerce qui
+lançait cette marchandise nouvelle réclama, menaça
+le journal d'un procès, et on dut la dédommager.
+Quant au reporter des nouvelles édifiantes, il ne
+dissimulait même pas sa joie d'avoir dénoncé la cupidité
+honteuse d'administrateurs qui acceptaient de telles
+annonces pour lui procurer le pain quotidien.</p>
+
+<p>--C'est abominable!</p>
+
+<p>--C'est comme cela... Aussi j'en ai plein le dos
+et je veux savoir si on va bien longtemps continuer à
+nous traiter de la sorte. Les autre, nos camarades:
+Modeste Leblanc, André Pichette, Luc Daunais, Louis
+Burelle, Antoine Débouté, sans parler des nouveaux
+venus, qui ne font que passer à la rédaction, il n'y
+a rien à faire avec eux, ce sont des esclaves résigné,
+mais nous nous ne sommes pas de ce calibre-là.</p>
+
+<p>--Que comptes-tu faire?</p>
+
+<p>--Je n'en sais rien encore. Mon père m'a dit
+de me rendre à son bureau avec toi, cet après-midi.
+Nous allons le mettre au courant de la situation
+et lui demander conseil.</p>
+
+<p>Ils se rendirent chez le ministre des Terres, aux
+bureaux du gouvernement, et après avoir fait antichambre
+pendant une demi-heure, à cause du député de la
+division Sainte-Cunégonde, Prudent Poirier, le plus
+acharné solliciteur auprès des ministres, qui avait été
+<span class="lef"><img alt="" src="images/26.png"></span>reçu en audience, ils
+furent admis dans le cabinet
+de travail de l'homme du jour.</p>
+
+<p>L'honorable Vaillant
+les reçut avec beaucoup
+d'amabilité et les engagea
+à lui exposer leurs griefs.
+Après les avoir
+écoutés attentivement,
+il fit remarquer à Jacques
+et à son jeune ami,
+que ce n'était pas
+de sa faute s'ils avaient
+voulu se fourrer dans
+cette galère. Mais puisqu'ils
+y étaient maintenant,
+ils devaient patienter, attendre l'occasion favorable
+pour se faire connaître, se créer une situation
+meilleure. Les temps changent, les hommes disparaissent,
+d'autres les remplacent, il faut se tenir prêt à
+profiter de l'heure propice, qui se présente... et passe
+pour bien des gens, sans qu'il aient eu même le
+soupçon que durant cette heure ils étaient les maîtres
+de leur destinée. Tout de même, il verrait Marcel Lebon,
+les <i>gros bonnets</i> du <i>Populiste</i> et userait de toute
+son influence auprès d'eux, en leur faveur.</p>
+
+<p>Au moment où les deux amis allaient prendre congé
+du ministre des Terres, après l'avoir remercié de
+l'intérêt qu'il avait bien voulu leur témoigner, l'honorable
+Vaillant les retint encore un instant et leur dit:</p>
+
+<p>--Mes jeunes amis, si j'étais à votre place, je me
+lancerais dans la politique. Vous avez de l'énergie, de
+l'enthousiasme, la plume et la parole faciles, en un
+mot tout ce qu'il faut pour vous élever au-dessus des
+médiocrités rampantes qui répètent partout et toujours
+la louange banale du parti au pouvoir ou colportent
+le dernier scandale découvert par ces messieurs
+de l'opposition. La politique a ses beautés, de
+même que ses laideurs, et vous y trouverez des moyens
+d'action que vous chercheriez en vain dans la littérature,
+par exemple. Car, il faut bien se rendre à l'évidence
+des faits démontrant que nous sommes encore
+à l'enfance de l'art en ce pays, que les soucis matériels
+d'une part, l'ignorance et les préjugés des esprits
+étroits--et ils sont légion--d'autre part, entravent le
+développement artistique et l'effort intellectuel au
+point de condamner à la misère, souvent au mépris
+public, des écrivains, des artistes d'un talent incontestable
+qui, dans des milieux plus éclairé, auraient créé
+des oeuvres magnifiques, tout en conquérant à la
+fois la gloire et la fortune... Je vous vois sourire,
+je sais que vous pensez à me répondre que <i>ça marche</i>,
+que vous allez opérer une révolution dans les esprits,
+si on vous laisse la liberté d'écrire ce qu'il vous plaira
+dans le <i>Populiste</i>. En effet, ça marche, mais si lentement
+que les années vont beaucoup plus vite et qu'elles
+emporteront votre jeunesse, détruiront vos illusions
+bien avant que nous ayons une véritable littérature
+canadienne, qu'on ait osé écrire la véridique
+histoire du Canada français, que nous puissions admirer
+des tableaux et des statues ayant rapporté au
+peintre et au sculpteur canadien de quoi s'assurer
+une existence convenable, sinon luxueuse. Moi qui
+vous parle, j'ai fait de jolis vers autrefois, j'ai même
+écrit un roman pour mon plaisir, pour moi tout seul,
+que je léguerai vierge à la postérité, après ma mort.
+J'ai fait, dans les journaux, quelques essais littéraires
+que personne n'a compris et qui me valent encore les
+sarcasmes de mes adversaires durant les luttes électorales
+et même sur le parquet de la Chambre. Pour
+me consoler d'avoir renoncé forcément à la carrière
+des lettres, me conduisant tout droit à la famine, je
+me suis appliqué à devenir un tribun populaire et
+j'y ai trouvé de réelles compensations. Ce qu'on ne
+lirait pas, si je l'écrivais dans un journal, je le fais
+pénétrer dans les esprits par le geste, qui dompte les
+masses, la parole, qui s'empare de l'attention de la
+foule, la captive peu à peu, lui communique son
+enthousiasme, pour la convaincre ensuite. Un beau succès
+oratoire, c'est quelque chose. L'éloquence est une
+force susceptible de lancer dans la voie du progrès
+et des réformes nécessaires ceux qui, par manque
+d'instruction et de logique, ne sont que des êtres
+impulsifs.</p>
+
+<p>Le ministre prit sur son secrétaire une petite feuille
+que lui avait apporté le dernier courrier de Québec,
+contenant, en première page, un article marqué au
+crayon rouge, et leur expliqua qu'il s'agissait d'une
+attaque très violente contre le gouvernement, à cause
+de son entrée dans le ministère. C'était <i>L'intégral</i>, qui
+prétendait que l'honorable Vaillant faisait partie du
+groupe avancé, rêvant de démolir nos saintes maisons
+d'éducation où régnait le Christ, nos collèges donnant
+une instruction supérieure à celle donnée dans les
+pays les plus éclairés d'Europe, pour les remplacer
+par des écoles laïques. L'auteur de cet article citait
+en même temps un passage de l'un des plus beaux
+discours du député de Bellemarie, dans lequel il réclamait
+pour le peuple plus d'instruction, plus de
+justice et plus de liberté. Un homme qui avait eu
+l'audace d'employer son talent, incontestable, à répandre
+de pareilles erreurs, méritait la réprobation
+publique, au lieu d'être élevé au poste d'aviseur de
+Sa Majesté. En de telles mains les intérêts de l'Église
+se trouvaient menacés en même temps que l'autorité
+civile, soutenue par la puissance d'une aristocratie
+bourgeoise monopolisant la science à son profit et
+exploitant toutes les forces vives de la nation. Et l'article
+concluait en démontrant, contre toute évidence,
+que l'injustice était la justice, quand il s'agissait de
+maintenir les saines traditions du passé, basées sur le
+système monarchique et l'autorité religieuse:</p>
+
+<p>--Vous voyez, mes jeunes amis, que c'est une véritable
+déclaration de guerre. Il va falloir engager la
+lutte sans retard, et si le coeur vous en dit, c'est le
+moment favorable pour vous jeter dans la bataille. Si
+nous sommes vaincus, il faudra bien en accepter les
+conséquences; mais, je compte sur le gros bon sens du
+peuple, pour lequel je me suis toujours dévoué, ce
+gros bon sens qui lui fera reconnaître ses véritables
+amis, malgré la campagne de mensonges et de fanatisme
+qu'on entreprend contre le gouvernement.
+Peut-être qu'avant longtemps, j'aurai besoin de vous.
+En attendant, faites-vous admettre dans un club politique,
+le Club National, par exemple, renseignez-vous,
+habituez-vous à parler en public.</p>
+
+<p>Après leur avoir donné ce dernier conseil, l'honorable
+Vaillant les congédia.</p>
+
+<p>Il faisait nuit quand les deux reporters sortirent
+des bureaux du gouvernement. Jacques Vaillant dit
+à son compagnon:</p>
+
+<p>--Je crois que mon père a raison. Nous devons
+suivre son avis et nous attacher à sa fortune. Qu'en
+penses-tu?</p>
+
+<p>--Je pense comme toi.</p>
+
+<p>--Alors, c'est entendu, nous ferons le plus tôt
+possible notre entrée au Club National... Maintenant,
+va où ton coeur t'appelle. Moi, je vais regarder la
+lune, qui se lève derrière la montagne.</p>
+
+<p>Il était plus de six heures. Paul Mirot ne se le fit
+pas répéter deux fois. Il sauta dans le premier tramway
+qui passa et, vingt minutes plus tard, il arrivait
+chez madame Laperle.</p>
+
+<p>Au lieu de lui faire joyeux accueil comme d'habitude,
+Simone lui dit d'un ton plutôt froid:</p>
+
+<p>--Je ne vous attendais plus.</p>
+
+<p>Ils allèrent s'asseoir à la place accoutumée. La froideur
+de cette réception avait empêché le jeune homme
+d'expliquer tout de suite la cause de son retard.
+Lorsqu'il voulut parler, elle ne lui en donna pas le
+temps. Elle l'entretint de banalités: de sa couturière
+qui devait lui apporter une robe, de la température
+qui semblait s'adoucir, de la lune dans son plein, du
+carême qui approchait. Il en était navré, mais par un
+sentiment d'orgueil enfantin, il s'efforça de dissimuler
+sa peine. Ayant épuisé tous les sujets de conversation,
+que permettent de parler sans rien dire,
+Simone se tût et un silence menaçant suivit:</p>
+
+<p>Le pauvre garçon ne savait plus quelle contenance
+prendre. Il n'osait parler, de crainte qu'un mot maladroit
+ne vint aggraver la situation; il n'osait s'approcher
+d'elle, non plus, pour ne pas s'exposer à une
+rebuffade. Si c'était leur dernière entrevue? Alors,
+tout le bonheur à venir, qu'il avait escompté d'avance,
+s'évanouirait à la minute précise où il sentirait de
+nouveau le froid de la rue le souffleter au visage.</p>
+
+<p>Elle fit un mouvement pour se lever, en disant:</p>
+
+<p>--Maintenant, mon cher, je suis obligée de vous
+prier de vous en aller. L'heure avance et j'attends quelqu'un.</p>
+
+<p>D'un élan bien de son âge, il la retint, et comme
+s'il eut épuisé toutes ses forces dans cet effort, il desserra
+aussitôt son étreinte et, la tête dans ses mains,
+un sanglot remonta de sa poitrine oppressée. Elle en
+resta muette de surprise et ne sut que l'enlacer amoureusement
+de ses bras. La crise passée, il lui dit, en
+essayant de se dégager de son étreinte:</p>
+
+<p>--C'est bête un homme qui pleure!</p>
+
+<p>Elle le serra plus fort contre sa poitrine, et but sur
+le visage de l'aimé les larmes qu'elle avait fait verser,
+répétant entre chaque baiser: "Pardon, mon chéri,
+pardon!"</p>
+
+<p>Alors, il lui confia tout ce qu'il avait sur le coeur.
+Il lui apprit qu'au journal, le chef des nouvelles lui
+causait toutes sortes d'ennuis, que le métier de
+rédacteur de faits-divers à sensations, ne lui allait pas du
+tout. Son ami, Jacques Vaillant, en avait assez, lui
+aussi, de ce métier de chien, et c'est pour cela qu'ils
+étaient allés, tous deux, après le journal, voir le ministre
+Vaillant, pour lui demander conseil et protection...</p>
+
+<p>Elle l'interrompit:</p>
+
+<p>--J'ai été méchante, pardonne-moi? Je me suis
+imaginé, dans l'anxiété de l'attente, des choses que
+j'ai honte de te dire maintenant... Voilà, j'ai cru que
+tu t'étais laissé entraîner dans quelque mauvais lieu
+par des camarades, malgré ta promesse. Car, tu t'en
+souviens, tu m'as promis de ne jamais souiller ce
+front intelligent, cette bouche que j'ai si souvent baisée.
+Je ne veux pas que ses lèvres indignes s'en approchent.</p>
+
+<p>--Tu n'as donc plus confiance en moi?</p>
+
+<p>--Je ne sais plus; j'étais folle! Mais, aussi, pourquoi
+m'avoir caché tout cela! Je me doutais
+bien un peu que tu devais avoir des ennuis à ton journal,
+tous les hommes de talent qui y ont passé en ont
+eu. Hier soir, à la réception du ministre, j'ai bien
+songé à intriguer en ta faveur; mais la peur de me
+trahir m'a retenue. L'occasion était des plus favorables,
+cependant, le vieux Troussebelle paraissait
+en humeur de ne rien pouvoir me refuser. Je crois
+qu'il m'a fait un peu la cour... Tu n'es pas jaloux?</p>
+
+<p>--Affreusement jaloux! J'en deviens cannibale.</p>
+
+<p>Et il l'embrassa à pleines lèvres, goulûment.</p>
+
+<p>Elle se laissa dévorer ainsi pendant quelques instants,
+puis, redevint sérieuse.</p>
+
+<p>--Maintenant, parlons de ton avenir. Que comptes-tu
+faire?</p>
+
+<p>Il répondit:</p>
+
+<p>--J'avais rêvé d'écrire de beaux livres, de faire au
+moins une oeuvre dans laquelle je mettrais, à la fois,
+tous les enthousiasmes et toutes les désillusions qui
+font déborder ou languir mon âme, toutes les souffrances
+et toutes les joies qui ont fait battre mon
+coeur, depuis que je le sens s'émouvoir dans ma poitrine.
+La nature m'a fait vibrant comme l'airain d'une
+cloche: longtemps et profondément en moi résonne
+le coup qui me frappe, pour l'allégresse ou pour la
+douleur. A l'école, j'ai connu les brutalités de mes
+compagnons de jeu; au collège, j'ai vu l'injustice
+s'afficher sous des dehors respectables, l'hypocrisie
+cultivée avec un art consommé par les petits hommes
+qui se préparaient à devenir la classe dirigeante. Tout
+cela m'a fait mal. Le goût du travail, la volonté de
+m'instruire, afin d'être bien armé pour les luttes de la
+vie, que, d'instinct, je sentais traîtresses et dures, m'ont
+fait accepter bien des choses. Je voulais être utile à
+mes compatriotes, je croyais que le journalisme m'en
+fournirait les moyens. Dans les journaux, hélas! c'est
+encore pis qu'au collège. Je croyais naïvement, que le
+journal était fait pour répandre la vérité, pour éclairer
+le lecteur; je m'aperçois qu'on y exploite la sottise,
+qu'on y flatte les préjugés, bref, qu'on s'ingénue à
+faire en sorte de maintenir le peuple dans l'ignorance
+et la sottise. Je vois que pour réussir, il me
+faudra faire comme les autres, dissimuler ma pensée,
+emprisonner ma franchise, faire ma cour aux nullités
+et aux petits potentats, en un mot, ménager la chèvre
+et le chou, jusqu'au jour--et ce jour viendra-t-il jamais?--où
+je me serai créé une situation indépendante,
+qui me permettra de me livrer à quelque travail
+utile. En attendant, on me conseille la politique,
+comme moyen d'action; je crois que c'est ce que j'ai
+de mieux à faire, pour le moment.</p>
+
+<p>--Mon pauvre ami!</p>
+
+<p>C'était la première fois qu'il se livrait ainsi tout
+entier, qu'il lui montrait son âme à nu, elle en éprouva
+une joie intense. C'était un homme nouveau que
+ses yeux contemplaient avec extase, un homme qu'elle
+ne connaissait que depuis cinq minutes. Une grande
+résolution, un généreux vouloir germa, soudain, dans
+son esprit: pour que ce jeune homme enthousiaste
+puisse réaliser son rêve, il lui fallait le dévouement
+d'une femme, et elle était prête à se consacrer toute
+entière à la tâche de le soutenir, de le rendre heureux,
+et partant, victorieux. Elle lui dit, de cette voix
+grave que l'on prend pour prononcer des mots définitifs:</p>
+
+<p>--Veux-tu m'associer à ta grande entreprise?</p>
+
+<p>--Si je veux!</p>
+
+<p>--Je te consolerai aux heures de défaillance morale;
+je mettrai à ton service toutes les ressources de
+mon intelligence féminine; tu puiseras sans réserve
+dans mon amour, la force nécessaire pour arriver au
+succès. En retour, je ne te demanderai que de m'aimer
+quelques années encore, car, bientôt <i>tu t'en iras de
+moi, jeunesse</i>, comme dit avec un si touchant regret,
+un poète féminin. Alors, je mettrai tout mon bonheur à
+me rappeler que tes succès sont aussi un peu les miens.</p>
+
+<p>--Mais...</p>
+
+<p>--Oh! ne proteste pas. Je sais ce que tu vas me
+dire. Le rêve de toute femme intelligente et bonne,
+vois-tu, c'est d'être pour celui qu'elle aime, cette fée
+des contes, qui protège le beau chevalier, de sa puissance
+magique, qui le fait triompher de tous les obstacles.
+Si je te donne ce qui me reste de jeunesse pour
+réaliser ce rêve, ce n'est pas moi qui serai volée.</p>
+
+<p>Un coup de sonnette l'interrompit. Elle leva les
+yeux sur la pendule de la cheminée: il était plus de
+huit heures:</p>
+
+<p>--C'est ma couturière, que m'apporte une robe à
+essayer. Je n'y pensais plus.</p>
+
+<p>Bien, je m'en vais.</p>
+
+<p>--Impossible! Tu ne peux sortir sans que cette
+femme te voie, et c'est une bien mauvaise langue. Puis,
+je désire que nous soupions ensemble, ce soir.</p>
+
+<p>--Je ne demande pas mieux. Mais, que faut-il faire?</p>
+
+<p>--Viens, je vais te cacher dans ma chambre.</p>
+
+<p>Cette chambre donnait sur le petit salon. Une tenture
+sombre en dissimulait l'entrée. Elle le fit pénétrer
+dans ce sanctuaire parfumé, lui recommanda
+d'être bien sage, de ne pas faire de bruit, puis, elle
+s'en alla recevoir sa couturière.</p>
+
+<p>D'abord, le jeune homme ne distingua rien du tout
+dans la pièce, mais, peu à peu, ses yeux s'habituèrent
+à l'obscurité. Il s'aperçut qu'une fenêtre, au fond,
+projetait sur le tapis une vague lueur provenant de
+la rue voisine où brillait une grosse lampe électrique.
+Cette mystérieuse clarté lui fit entrevoir le lit où
+Simone devait dormir en rêvant de lui. Il s'en approcha
+avec respect, frôla la courtepointe. Sa main
+tremblait, un peu de fièvre égarait sa pensée, il voulut
+échapper à cette hantise et se retourna. Près d'une
+commode sur un fauteuil, un fouillis de dentelles lui
+lui jeta à la figure un parfum intime et grisant. Cela
+lui donna de l'audace. On riait dans le salon, il voulut
+voir. Il essaya de regarder par le trou de la serrure,
+mais ne vit rien. Alors, lentement, pour ne pas donner
+l'éveil, il entrebâilla la porte et se glissa derrière la
+tenture. Le coeur lui battait fort. Si on allait le découvrir?
+Il ne savait pas que lorsqu'une femme s'occupe
+de robes ou de chiffons, rien ne peut l'en distraire.
+Quand il fut un peu remis de son émotion,
+<span class="lef"><img alt="" src="images/27.png"></span>avec des précautions
+infinies, il écarta légèrement
+la draperie et
+vit la jolie femme, aux
+mains de sa couturière.
+Le spectacle dont
+il fut témoin porta son
+ivresse amoureuse au
+paroxysme.</p>
+
+<p>La couturière, qui était
+une vraie pie, tout
+en ajustant le corsage
+de la jupe, en drapant ou
+mettant à nu les bras
+potelés et les épaules
+blanches de Simone
+vantait la beauté de sa
+cliente:</p>
+
+<p>--Oh que vos bras
+sont beaux, madame,
+et quelles épaules! Ah!
+si j'étais homme!</p>
+
+<p>--Eh bien, si vous
+étiez homme?</p>
+
+<p>--En ce moment, je serais bien heureux.</p>
+
+<p>--Et si je vous repoussais</p>
+
+<p>--En supposant que vous m'aimeriez?</p>
+
+<p>--On peut aimer sans se donner.</p>
+
+<p>--C'est mal, madame, quand on est belle de ne
+faire le bonheur de personne.</p>
+
+<p>--Vous croyez?</p>
+
+<p>--J'en suis sûre.</p>
+
+<p>--Vous avez peut-être raison.</p>
+
+<p>--Moi, à votre place, je me marierais</p>
+
+<p>--C'est une idée, cela.</p>
+
+<p>--A votre âge, gentille comme vous êtes, vous ne
+pouvez rester longtemps seule sans vous exposer à
+perdre la tête, un de ces jours.</p>
+
+<p>--Je n'ai qu'à fuir le danger.</p>
+
+<p>--Le danger vient sans qu'on le voie.</p>
+
+<p>--Où avez-vous pris toutes ces belles maximes?</p>
+
+<p>--Dans notre métier, on apprend bien des choses.
+J'en sais des histoires sur certaines dames, madame
+Montretout, entre autre, à qui on donnerait le bon
+Dieu sans confession.</p>
+
+<p>--Et vous, votre vertu n'a jamais été en péril?</p>
+
+<p>--Jamais. J'ai assez de mon mari. Mais si j'avais
+le malheur de le perdre mon gros Dieudonné Moquin
+je me hâterais d'en prendre un autre, gras ou maigre.
+Je ne pourrais pas supporter le veuvage.</p>
+
+<p>--J'admire autant votre prudence que votre franchise.</p>
+
+<p>--Je suis amoureuse, moi, mais pas coquette. Je
+n'avais que seize ans lorsque mon cousin, Baptiste
+Poitras se noya dans la rivière Sainte-Rose, par
+amour pour une jeune fille qui lui avait fait
+<i>accraire</i>, comme on dit à la campagne. Ce malheur m'a
+fait réfléchir et j'ai compris que celle qui allume l'incendie
+doit l'éteindre ensuite. C'est pour cela que je
+ne me laisse jamais faire la cour. Je ne pourrais, sans
+faiblir, voir la souffrance d'un pauvre amoureux que
+j'aurais encouragé.</p>
+
+<p>L'essayage était terminé.</p>
+
+<p>La couturière partie, Paul Mirot quitta sa cachette
+et s'élança vers Simone, qui, dans le désordre de sa
+toilette, pour cacher sa confusion, se jeta dans ses
+bras, implorante:</p>
+
+<p>--Va-t-en! Va-t-en!</p>
+
+<p>--Si tu me chasses, je vais me noyer, comme Baptiste!</p>
+
+<p>--Oh! mon chéri, je ne veux pas que tu meures.</p>
+
+<p>--Quand on allume l'incendie, il faut l'éteindre.</p>
+
+<p>--Mais, tu as entendu, tu sais donc tout?</p>
+
+<p>--Hélas! non. J'ignore l'amour qui fait homme.</p>
+
+<p>--Bien vrai? Ah! que je suis contente! que je suis
+heureuse!</p>
+
+<p>Cet aveu mettait le comble au ravissement de cette
+femme. Il lui semblait que son aimé était plus à elle,
+tout à elle, comme cela. Et dans un élan de tendresse
+débordante de passion longtemps contenue, Simone
+fut l'initiatrice..</p>
+
+<p>Le lendemain, quand le jeune homme s'éveilla, il
+faisait grand jour, et il fut tout surpris de ne pas
+reconnaître sa chambre solitaire de la rue Dorchester.
+Il ne fut pas long, du reste, à se souvenir, et près de
+lui, il avait la preuve vivante qu'il n'avait pas dormi
+dans la solitude.</p>
+
+<p>Il était l'heure, maintenant, de se rendre au <i>Populiste</i>,
+et il se présentait une difficulté que les amoureux
+n'avaient par prévue la veille: comment sortir
+de cette maison dans la matinée sans s'exposer à quelque
+rencontre importune? Dehors, il faisait une tempête effroyable.
+Le vent du nord soulevait des tourbillons de neige qui
+empêchaient de voir à dix pas devant soi. Paul s'approcha
+de la fenêtre et aperçut un énorme banc de neige s'élevant
+à la hauteur du premier étage. Cette vue lui suggéra un plan dont
+il fit part aussitôt à Simone:</p>
+
+<p>--J'ai trouvé le moyen! Je vais passer par le carreau
+mobile du double châssis, sauter sur le banc de
+neige et m'enfuir par la ruelle. Personne ne me verra.</p>
+
+<p>--Tu ne te feras pas de mal en tombant?</p>
+
+<p>--Pas le moindre mal.</p>
+
+<p>--C'est que j'ai peur!</p>
+
+<p>--Ne crains rien, tu vas voir.</p>
+
+<p>Il s'habilla à la hâte, revêtit son paletot, qu'il boutonna
+soigneusement, s'enfonça son bonnet de fourrure
+sur les yeux, et quand ils eurent échangé un dernier
+baiser, il se glissa à plat ventre dans le carreau,
+les pieds devant. Tout allait bien lorsque, rendu aux
+épaules, son paletot étant un peu remonté, il se trouva
+suspendu dans le vide. Simone, alarmée, lui dit,
+suppliante:</p>
+
+<p>--Je t'en prie, remonte. Je t'aime, je suis libre,
+ce n'est pas la peine de nous cacher. Il faudra bien
+qu'on le sache, un jour ou l'autre. Que m'importe
+l'opinion, si je te garde!</p>
+
+<p>Il ne put répondre. D'un effort vigoureux il avait
+dégagé ses épaules et était disparu dans la neige.
+Inquiète, Simone passa la tête par la fenêtre et le
+vit bientôt reparaître tout blanc, comme un Pierrot.</p>
+
+<p>Et pendant qu'il se sauvait par la ruelle, elle battit
+des mains, comme une gamine.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LE FLAMBEAU</h3>
+
+<br>
+
+<p>La session de la législature provinciale, après l'élévation
+du député de Bellemarie au poste de ministre
+des Terres de la Couronne, fut longue et orageuse.
+Le gouvernement, qui avait eu jusque là le tort de
+faire trop de concessions à ses ennemis, dans l'espoir
+de se concilier leurs bonnes grâces, voulant accomplir
+les réformes inscrites dans son programme, se vit attaqué
+de toutes parts. Le parti avancé sur lequel s'appuyait
+le ministère, soutenu par les organisations
+ouvrières réclamant des lois plus équitables et plus
+d'instruction, se refusait à tout compromis avec les
+exploiteurs de préjugés séculaires, sustentés par les
+gros financiers et les pêcheurs en eau trouble, gens
+fort respectés, s'enrichissant de la sueur du peuple.
+Pendant que les uns reprochaient au gouvernement
+d'agir avec trop de prudence et de lenteur, les autres
+accusaient la députation ministérielle de faire le jeu
+des ennemis de l'Église, travaillant à démolir nos admirables
+institutions nationales, agitaient même devant
+le public pusillanime et crédule l'épouvantail
+du socialisme et de l'anarchie.</p>
+
+<p>Dans une réunion de cabinet, on décida d'abord
+d'engager franchement la bataille contre l'opposition,
+qui prêchait la guerre sainte. Le ministre Vaillant
+fut chargé de diriger les premières escarmouches.
+Aussitôt, il se jeta dans la mêlée avec l'impétuosité
+d'un homme énergique et sincère dans ses convictions.
+Sa logique inattaquable et son éloquence entraînante
+eurent bientôt raison des arguments de ses adversaires.
+Il profita de son triomphe pour affirmer
+les droits de l'état en matière d'éducation et préconiser,
+en même temps, une législation garantissant plus de
+liberté et plus de justice à tous les citoyens que, riche
+ou pauvres, grands ou petits, catholiques, protestants
+ou libres-penseurs devaient être tous égaux devant
+la loi. Les feuilles dévotes firent grand bruit autour
+du débat fameux, tandis que les organes ministériels,
+redoutant de se compromettre, n'osaient
+trop rien dire. Au Club National, où Paul Mirot et
+Jacques Vaillant défendirent courageusement l'attitude
+du ministre, on commençait à trembler. Quelques
+manifestations, habilement organisées à droite et
+à gauche, et dont on exagéra l'importance, suffirent
+pour effrayer le troupeau sans convictions, ceux qui
+ne considéraient que les avantages du pouvoir.</p>
+
+<p>Il y eut une seconde réunion du cabinet, et malgré
+l'avis de Vaillant, qui soutenait que la victoire était
+gagnée si le ministre se montrait ferme et résolu,
+ses collègues se rallièrent à l'opinion de l'honorable
+Troussebelle, pontifiant sans cesse depuis qu'il
+avait été nommé conseiller législatif et ne cessant de
+poser au diplomate en prêchant la conciliation de
+tous les intérêts et de tous les partis. Les élections
+allaient avoir lieu l'année suivante, il fallait ménager
+tout le monde, ne froisser aucune susceptibilité, pour
+s'assurer une majorité considérable. Le ministre des
+terres qu'on avait poussé de l'avant, eut beau prétendre
+qu'il n'était plus temps de reculer, que le gouvernement
+serait battu aux prochaines élections, s'il
+mécontentait ses vrais partisans, n'ayant rien à espérer
+des autres, désormais, on ne voulut pas l'entendre.
+Ne pouvant répudier les déclarations qu'il
+avait faites devant la Chambre, il comprit qu'on le
+sacrifiait. Aussi, s'empressa-t-il de remettre sont
+portefeuille à son chef, pour aller reprendre son siège de
+simple député.</p>
+
+<p>Les journaux ministériels firent tomber sur le ministre
+déchu, la responsabilité de l'agitation qui avait
+failli provoquer une crise politique. Au <i>Populiste</i>,
+Pierre Ledoux, le reporter des nouvelles édifiantes, jubilait;
+il paraissait plus sale de contentements et ricanait
+maintenant, lui qui ne riait jamais, quant Jacques
+Vaillant, contre lequel il nourrissait une haine
+sournoise, se permettait quelque plaisanterie à son
+égard. Ce n'était plus le fils d'un ministre, et il espérait
+qu'on le jetterait bientôt à la porte, en même
+temps que son acolyte Mirot, tous deux étant trop
+pénétrés du déplorable esprit du siècle pour ne pas
+compromettre le journal.</p>
+
+<p>Des signes certains annonçaient, du reste, que les
+deux amis ne moisiraient pas dans les bureaux du
+<i>Populiste</i>. Le gros Blaise Pistache n'avait jamais
+pardonné à Paul Mirot le peu de cas qu'il faisait de
+ses <i>coups de plume</i> et se plaignait sans cesse de lui à
+l'administration, appuyé par Jean-Baptiste Latrimouille,
+accusant ce jeune reporter d'indiscipline et
+d'imbécillité, parce qu'il osait répondre aux injustes
+réprimandes, au lieu de courber humblement le front.
+Quant à Jacques Vaillant, c'était beaucoup plus grave,
+on insinuait dans les coins, à tous ceux qui voulaient
+bien prêter l'oreille, qu'il appartenait à des <i>société
+secrètes</i>, et tout le monde commençait à le regarder
+de travers. L'événement se produisit encore plus tôt
+que ne l'avait prévu <i>La Pucelle</i>, qui, pour en avoir
+été la cause, n'en ressentit pas moins l'effet immédiat.</p>
+
+<p>C'était le lendemain de la conférence de l'abbé Martinet,
+au Cercle de Saint-Ignace, sur le modernisme, dont
+Ledoux avait été chargé faire le compte-rendu. Le
+rédacteur des nouvelles édifiantes avait eu le soin de
+glisser dans son élucubration, des allusions blessantes
+à l'adresse de l'ancien ministre des Terres, au
+moyen de citations de Louis Veillot, ce sophiste
+vénéré des esprits rétrogrades, parce qu'il fut un redoutable
+ennemi du progrès. La méchanceté onctueuse
+de ces allusions blêmit la figure de Jacques
+Vaillant, quand il eut sous les yeux la feuille fraîchement
+imprimée du numéro du jour. D'un bond, il fut
+auprès de l'auteur de cette goujaterie et, le saisissant
+à l'épaule, il lui demanda, en cherchant à fixer son
+regard fuyant:</p>
+
+<p>--C'est toi, petit Louis Veillot, qui à écrit cette saleté?</p>
+
+<p>Pierre Ledoux se recula en grimaçant et répondit:</p>
+
+<p>--C'est moi.</p>
+
+<p>Il n'eut pas le temps d'éviter la gifle formidable
+qui le fit se sauver en appelant au secours. Tout le
+monde accourut, le gros Pistache et Jean-Baptiste
+Latrimouille les premiers, qui trouvèrent que c'était
+<i>intolérable</i>, qu'il faillait en finir avec de pareils
+scandales. Paul Mirot approuva hautement le geste de
+son ami et tous deux, prévenant un renvoi certain,
+demandèrent leur congé. Un étudiant, qui avait raté
+tous ses examens, et un jeune avocat sans causes,
+s'étant présentés pour demander de l'emploi au journal,
+on les remplaça sur l'heure. Ce qui fit dire au
+gérant de l'administration, un homme de chiffres,
+et pas autre chose: <i>Des journalistes, y en a plein les
+rues!</i></p>
+
+<p>Deux mois plus tard, vers les onze heures du matin,
+par une fin de semaine ensoleillée <i>Le Flambeau</i>,
+journal du samedi, à huit pages, faisait son apparition
+dans la métropole. Au coin des rues, les petits
+vendeurs de journaux criaient:</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/28.png"></span>"<i>Le Flambeau!</i> <i>Le Flambeau!</i>
+Achetez <i>Le Flambeau</i>, journal indépendant, littéraire
+et scientifique, interdit aux imbéciles."</p>
+
+<p>Tout le monde achetait <i>Le Flambeau</i>
+Prudent Poirier le
+député de la division Sainte-Cunégonde,
+se laissa même distancer
+par une beauté provocante
+qu'il suivait, pour
+s'en procurer un exemplaire.</p>
+
+<p>Le directeur-propriétaire du
+<i>Flambeau</i> était le député de
+Bellemarie qui, après la prorogation
+de la session provinciale,
+avait résolu de fonder avec ses
+propres ressources et l'appui financier
+de quelques amis, un journal
+qui instruirait le peuple, tout
+en défendant sa personnalité et ses convictions contre
+les attaques perfides de ses ennemis. Il avait eu l'avantage
+d'acheter à moitié prix, rue Saint-Pierre, une
+petite imprimerie vendue par autorité de justice,
+et, en quelques semaines, le journal fut organisé.
+Il s'était adjoint son fils Jacques, et Mirot, pour diriger
+l'entreprise. L'ancien ministre des Terres écrivait les
+articles politiques et ses deux rédacteurs faisaient
+tout le reste de la besogne, à part la partie réservée
+aux collaborateurs, qui étaient le peintre canadien
+Lajoie, le docteur Dubreuil, jeune savant très estimé,
+le mutualiste Charbonneau, chef de la Fédération
+Ouvrière, et le poète Beauparlant, chantant très
+bien les beaux yeux des canadiennes. Une page était
+aussi consacrée à la chronique féminine, confiée à mademoiselle
+Louise Franjeu, que l'Université McGill
+avait fait venir de France, pour donner des cours de
+littérature française.</p>
+
+<p>Le premier mois, pour mettre <i>Le Flambeau</i> sur un
+pied convenable, les deux journalistes, obligés de voir
+à une infinité de détails à la fois, travaillèrent pour
+ainsi dire, jour et nuit. Il fallut d'abord, compléter
+le matériel d'atelier, voir à établir un bureau d'administration
+avec comptable, agent d'annonces et
+solliciteur d'abonnements, organiser un service de
+correspondants, puis donner au journal sa forme définitive
+en classant la matière qui devait entrer dans
+chaque page. Il y avait quarante colonnes à remplir
+par numéro, à part les seize colonnes réservées aux
+annonces. La première page fut consacrée aux articles
+politiques et aux échos et commentaires, la seconde
+aux études littéraires, la troisième aux arts et
+aux sciences, la quatrième aux questions intéressant
+particulièrement les femmes et les jeunes filles, la
+cinquième, les dépêches étrangères, la sixième à
+l'agriculture, la septième à la chronique ouvrière et aux
+nouvelles concernant les conditions du travail dans
+tous les pays du monde, la huitième aux faits-divers
+de la ville et de tous les endroits du pays. Et lorsque
+tout fut réglé, que le rouage fonctionna régulièrement,
+la tâche quotidienne, divisée méthodiquement,
+du lundi au samedi, resta encore assez lourde. Cependant,
+ni Jacques ni Paul ne songèrent à se plaindre de
+leurs fatigues, heureux d'être libérés de cette servitude
+les obligeant, au <i>Populiste</i>, à n'être que des machines
+et non des hommes.</p>
+
+<p>Madame Laperle qui, depuis le mois de mai, avait
+abandonné son appartement de la rue Saint-Hubert
+pour aller demeurer dans le quartier anglais, rue
+Peel, où elle était libre de recevoir Paul Mirot aux
+heures qui lui plaisaient, éprouva une grande joie à
+l'apparition du nouveau journal, voyant dans cet heureux
+évènement le présage d'un brillant avenir pour
+celui qu'elle avait soutenu de toute sa tendresse féminine
+et dorloté comme un enfant, aux jours angoissants
+d'incertitude du lendemain qu'il venait de traverser.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant ne devait pas tarder à éprouver,
+à son tour, la félicité à la fois douce et réconfortante
+que procure aux êtres les mieux trempés pour les
+luttes de la vie, la hantise de la femme aimée présidant
+à tous vos travaux, vous accompagnant pas à
+pas dans le va-et-vient journalier d'une existence active,
+avec qui vous causez dans la solitude, en parlant
+pour elle et pour vous.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/29.png"></p>
+
+<p>Un jour, en venant au <i>Flambeau</i> corriger les épreuves
+de sa page féminine, mademoiselle Louise Franjeu
+amena avec elle Miss Flora Marshall, une jeune
+américaine, étudiante à l'Université McGill, qu'elle
+présenta à ses camarades en journalisme. C'était un
+belle fille, grande, robuste comme la plupart des américaines,
+qui commencent de bonne heure à la <i>Public School</i>
+à faire de la <i>Physical Culture</i>. Elle avait de
+beaux yeux bruns, aux éclairs d'or fauve, et un abondante
+chevelure d'un blond ardent. Miss Marshall,
+à vingt-deux ans, en ressemblait en rien à la vierge
+rougissante que chantent les poètes les lys mélancoliques
+et des roses qui se fanent, mais, elle n'en était
+pas moins séduisante pour cela. Sa franchise de langage
+et de manières, sa crânerie à aborder les sujets
+les plus difficiles pour son sexe, sa façon de mépriser
+les mensonges conventionnels pour considérer bravement
+les réalité de la vie, autant que sa beauté, plurent
+à Jacques Vaillant. Dès cette première rencontre,
+l'ami de Mirot et l'étudiante sympathisèrent parfaitement.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/30.png"></span>Cette étudiante américaine
+aimait beaucoup mademoiselle
+Franjeu et s'intéressait
+sérieusement au
+<i>Flambeau</i>. Elle voulait
+même mettre de l'argent
+dans l'entreprise, en faisant appel
+à la générosité d'<i>Uncle Jack</i>,
+vieux garçon noceur
+et millionnaire, de New-York, sans
+cesse, selon le langage
+pittoresque de sa nièce, <i>in love</i> avec des <i>Stage Beauties</i>
+au <i>Madison Square Garden</i>. Elle soumit son
+projet à l'honorable Vaillant qui lui fit comprendre
+qu'il ne pouvait accepter d'argent venant de l'étranger
+pour maintenir son journal. Ses ennemis avaient
+déjà assez de prétextes pour le combattre sans leur
+fournir de Nouvelles armes.</p>
+
+<p><i>Uncle Jack</i>, qui s'était enrichi par ses coups d'audace
+dans les spéculations de bourse, constituait
+maintenant toute la famille de Miss Marshall, et elle
+devait hériter plus tard de la fortune de cet oncle
+millionnaire, qui, malgré ses coûteuses et fréquentes
+fredaines, parvenait à peine à dépenser son revenu;
+Elle était née à Los Angeles, Californie, dans ce paysage
+ensoleillé de la côte du Pacifique, dont elle avait
+gardé le reflet dans ses yeux et les rayons d'or dans la
+chevelure. Son père, le capitaine James Marshall, du
+<i>12th Regiment des U.S. Rifles</i>, envoyé en garnison
+dans le Sud, avait épousé une superbe créole qui lui
+donna, au bout d'une année de mariage, la petite Flora.
+Dans ce merveilleux climat, quasi oriental, la fillette
+grandit en liberté, courant les jambes nues sous
+les orangers. A seize ans, elle était déjà complètement
+formée. C'est à cette époque de son adolescence que
+son père, envoyé aux Philippines au début de la guerre
+<i>Hispano-Américaine</i>, fut tué à la tête de sa compagnie.
+L'oncle Jack Marshall recueillit la veuve et
+l'orpheline, qui n'avaient plus pour vivre qu'une modeste
+pension de l'État. Lorsque sa mère mourut, emportée
+en quelques jours par une pneumonie contracté
+dans l'humidité de cette grande ville de fer
+et de ciment, à laquelle la créole, fleur des climats
+chauds, ne put jamais s'habituer, Flora avait vingt
+ans. Comme cette grande fille gênait parfois le millionnaire,
+grand amateur de beau sexe, qui réunissait
+à sa somptueuse résidence de la <i>Fifth Avenue</i>, les
+plus jolies actrices du <i>Madison Square Garden</i>, et
+quelques intimes, en des banquets de <i>pie girls</i>, il
+l'envoya terminer ses études à l'Université McGill, de
+Montréal, dont elle suivait les cours depuis deux ans.</p>
+
+<p>A quelque temps de là, les rédacteurs du <i>Flambeau</i>
+furent invités à accompagner les membres de
+la <i>Société des Chercheurs</i>, à la réserve iroquoise de
+Caughnawaga, où ces messieurs, que la vue d'un
+vieux clou couvert de rouille, qu'ils croient historique,
+fait tomber en extase, se rendaient un dimanche,
+accompagnés de citoyens notables et de journalistes,
+à la recherche de quelque trésor digne d'enrichir leur
+modeste musée de ferraille. Paul Mirot amena madame
+Laperle, et Jacques Vaillant accompagna mademoiselle
+Franjeu et Miss Marshall. L'américaine était enchantée
+du voyage et, pour la taquiner, son grand
+admirateur lui demanda:</p>
+
+<p>--Vous n'avez pas peur des sauvages, charmante Miss?</p>
+
+<p>Miss Marshall, ne saisissant pas l'allusion, que toute
+jeune fille canadienne eut comprise pour avoir entendu
+dire dans sa famille que <i>les sauvages</i> avaient apporté
+un enfant à sa mère ou à sa voisine, répondit:</p>
+
+<p>--Oh! <i>no</i> J'ai vu le nègre qui voulait prendre mon amie.</p>
+
+<p>Et elle raconta ses compagnons, avec une simplicité
+étonnante, l'histoire du nègre qui voulait prendre
+son amie. La chose était arrivée quelques mois avant
+son départ de Los Angeles, pour New-York. Les deux
+jeunes filles se baignaient dans un ruisseau lorsqu'un
+nègre, venu du Texas, d'où il s'était enfui après avoir
+fait subir les derniers outrages à la femme d'un shériff,
+les surprit. Il les attendait, caché sous les palmiers
+où elles avaient déposé leurs vêtements. C'est là qu'il
+saisit son amie, comme une proie, et essaya de l'entraîner
+sous bois. Alors, la vaillante Flora, ramassant
+une pierre, la lança de toutes ses forces sur la
+tempe de l'immonde ravisseur, qui roula dans l'herbe,
+assommé. Pour cet exploit, la courageuse jeune fille
+fut décorée d'une médaille d'or par le maire Flannigan.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant pensa qu'une femme de cette trempe
+ne pourrait aimer qu'un brave et il souhaita de
+trouver l'occasion d'accomplir, pour ses beaux yeux,
+une action chevaleresque. Cette occasion se présenta
+plus tôt qu'il ne l'espérait.</p>
+
+<p>Les descendants de ces terribles guerriers, qui ne
+vivaient que de massacres aux temps glorieux de la
+Nouvelle-France, s'étaient parés de leurs ornements
+barbares en l'honneur des <i>visages pâles</i> venus des
+grand <i>wigwams</i> de la métropole pour le admirer
+comme des bêtes curieuses. Seul, dans l'oeil morne de
+l'iroquois vaincu, dompté, décimé après plus de deux
+siècles de servitude, un éclair furtif provoqué par
+l'envahissement de sa bourgade, rappelait la farouche
+vaillance du scalpeur de chevelures. Ces sauvages, convertis
+au catholicisme, subissaient d'ailleurs l'influence
+de leurs prêtre, qui les entretenaient sans cesse du
+<i>grand Manitou</i> et de la sainte iroquoise Teckawita,
+dont le nom signifie: <i>celle qui s'avance en tâtonnant.</i>
+Monsieur le curé, accompagné de son vicaire, vint au
+devant des distingués visiteurs et les conduisit à
+l'église où un choeur d'iroquoises chanta un cantique
+édifiant. Jacques Vaillant compara ce chant au miaulement
+de chattes, par les belles nuits d'été. Cette
+modeste église, dominant le fleuve Saint-Laurent,
+possédait de précieuses reliques, au dire du notaire
+Pardevant, le vénéré président de la <i>société des Chercheurs</i>:
+un autel donné par le roi de France, Louis XIV, et une cloche,
+cadeau du roi d'Angleterre, George III. Après la messe, on se rendit
+sur la place du village où l'on assista aux danses des guerriers
+déterrant la hache de guerre. Tous ces grands corps,
+recouverts de peaux de bêtes, barbouillés de rouge et
+de noir, empanachés de plumes, sautèrent et gesticulèrent
+durant une heure, sous le commandement
+du chef de la tribu, qui portait le joli nom de
+Koncharonkanématchega.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/31.png"></p>
+
+<p>C'est à ce moment que l'incident, auquel Jacques
+Vaillant devait être redevable de la conquête du coeur
+de l'américaine, se produisit. Le jeune homme fit remarquer
+à mademoiselle Franjeu et à Miss Marshall
+que le notaire Pardevant se tenait entre le curé et
+son vicaire, prêt à se cacher derrière leurs soutanes
+dans le cas où ces sauvages feraient mine de vouloir
+le scalper. Pour montrer qu'elle était plus brave que
+le président de la <i>Société des Chercheurs</i>, l'étudiante
+s'approcha d'un iroquois, dont le nom signifiait <i>celui
+qui court plus vite que l'élan</i>, et lui arracha quelques
+plumes de sa coiffure. Le sauvage saisit brutalement
+la jeune fille par le poignet, mais Jacques lui fit aussitôt
+lâcher prise en le saisissant à la gorge. Les deux
+ennemis se prirent à bras-le-corps et roulèrent dans la
+poussière. Les autres iroquois, indignés de voir qu'une
+blanche <i>squaw</i> ait osé porter la main sur un de
+leurs frères, s'élançaient, le tomahawk levé, lorsque le
+curé et son vicaire arrêtèrent leur élan en faisant de
+grands gestes et en prononçant des paroles qui firent
+s'abaisser aussitôt les redoutables casse-têtes. Sur
+un signe du chef, quelques-uns des guerriers séparèrent
+les combattants qui, heureusement n'avaient
+aucun mal. Miss Marshall sauta au cou de son sauveur
+et l'embrassa devant tout le monde, ce qui scandalisa
+à un tel point le notaire Pardevant, qu'il crut
+devoir excuser la société dont il avait l'honneur d'être
+le président, d'avoir permis à des gens de cette espèce
+de faire partie de l'excursion. L'esprit troublé par la
+frayeur qu'il avait éprouvé, en même temps que par
+la scène charmante comme une vieille estampe, dont
+il venait d'être le témoin, le brave homme bafouilla
+et dit, en terminant sa courte harangue: <i>Messieurs
+les membres du clergé, ainsi que les autres sauvages,
+veuillez croire à ma plus sincère estime et reconnaissance
+pour votre généreuse hospitalité</i>.</p>
+
+<p>Le samedi suivant, dans le compte-rendu de l'excursion
+de la <i>Société des Chercheurs</i> à Caughnawaga,
+<i>Le Flambeau</i> reproduisait textuellement ces paroles
+du président, précédées de commentaires dénonçant
+sa lâcheté et son manque de tact en cette occasion. Le
+journal fut immédiatement poursuivi devant la cour
+supérieure. Le notaire Pardevant réclamait deux mille
+dollars de dommages-intérêts, le tribunal lui en accorda
+cent. Les frais de justice s'élevant à quatre cents,
+<i>Le Flambeau</i> dut payer cinq cents dollars pour
+avoir dit la vérité. Le savant juge, dans ses <i>considérant</i>
+admit que la liberté de presse n'existait pas
+au Canada; il alla même plus loin et posa en principe
+que cette liberté ne pouvait exister dans un pays soucieux
+du maintien des traditions, basées sur la
+reconnaissance de la hiérarchie sociale et le respect
+de l'autorité religieuse et civile. Le notaire Pardevant
+était, du reste, un homme considéré et considérable,
+d'une conduite exemplaire. Il avait épousé les quatre
+soeurs, les trois premières avaient déserté sa tendresse
+pour un monde meilleur; la dernière âgée de dix-huit
+ans à peine, subissait le prestige de sa tête grisonnante.</p>
+
+<p>Dans les milieux réactionnaires, <i>Le Flambeau</i> fut
+aussitôt dénoncé avec violence. Tous ceux qui n'avaient
+pas la conscience nette, tous les trafiquants
+de vertu, toutes les nullités se prélassant dans des
+sinécures ou sollicitant les faveurs des puissants, se
+liguèrent contre le <i>mauvais journal</i>. <i>L'Éteignoir</i>
+et le <i>Populiste</i> se disputèrent
+l'honneur de porter les plus
+rudes coups à l'audacieux confrère. Pierre Ledoux
+quitta le <i>Populiste</i> pour fonder une petite feuille en
+opposition à l'organe du député de Bellemarie, qu'il
+appela <i>La fleur de Lys</i> à cause de ses idées
+<i>Bourboniennes</i>. Il fut remplacé au <i>Populiste</i>, par Solyme
+Lafarce, en mauvaise intelligence depuis quelques
+mois, avec <i>l'Éteignoir</i>. Et ce ne fut pas plus malin
+que cela.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/32.png"></span>La lutte s'engagea à propos d'une campagne entreprise
+dans les journaux contre le <i>Théâtre Moderne</i>,
+qui avait mis à l'affiche une pièce jugée mauvaise par
+les censeurs. Ce n'était du reste qu'un prétexte, car
+depuis des mois on faisait une propagande secrète
+contre ce théâtre, dans les familles. Ce que l'on redoutait
+dans les pièces données par ce théâtre, c'était
+l'esprit, et, davantage encore, l'idée humanitaire montrant
+les abus, proclamant les droits égaux des individualités,
+obscures ou puissantes, aux joies de la
+vie, en vertu du grand principe de solidarité humaine.
+La direction du <i>Théâtre Moderne</i> essayait de faire
+bonne contenance, mais la recette diminuant chaque
+soir, on prévoyait d'avance qu'il faudrait abandonner
+la partie. <i>Le Flambeau</i>, sans hésiter, prit la défense
+de ce théâtre. Paul Mirot, qui rédigeait la chronique
+théâtrale, représenta à ses lecteurs tout le bien que
+pouvait faire un théâtre de ce genre parmi la population
+canadienne-française, à laquelle on reprochait
+souvent, non sans raison, d'être par trop encline à
+s'angliciser et même à s'américaniser. Il démontrait
+la mauvaise foi de ceux qui accusaient d'immoralité,
+des oeuvres de maîtres interprétées par les artistes du
+<i>Théâtre Moderne</i>. A tous ces arguments, Pierre Ledoux
+répondit par des anathèmes.</p>
+
+<p>Les articles de Paul
+Mirot, en réponse à
+<i>La fleur de Lys</i> firent
+sensation: on en
+causait dans les salons
+et dans la rue.
+Un jour que le jeune
+rédacteur du <i>Le Flambeau</i>
+passait rue Saint-Jacques, il
+aperçut le notaire Pardevant
+causant avec
+Solyme Lafarce de la
+grave question du
+jour. Ce reporter
+ivrogne et pourvoyeur
+de prostituée, assurait
+au gros notaire,
+qu'il tenait de source certaine que le <i>Théâtre Moderne</i>
+était soutenu par les francs-maçons de France,
+dans le but de détruire la foi catholique au Canada.
+Cette rumeur sensationnelle parut dans le <i>Populiste</i>
+le lendemain. <i>L'Éteignoir</i>, qui avait eu la primeur de
+la fameuse affaire Poirot, cette fois était devancé par
+son rival quotidien. Immédiatement, ces deux journaux
+à sensation se disputèrent les services de Solyme
+Lafarce, à coups de dollars.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/33.png"></p>
+
+<p>Madame Laperle et Miss Marshall s'étaient connues
+lors de l'excursion à Caughnawaga, et, depuis,
+étaient devenues les meilleures amies du monde. Par
+un heureux hasard, l'américaine demeurait rue Peel,
+à quelques portes du petit rez-de-chaussée occupé par
+Simone. Deux ou trois fois la semaine, Jacques Vaillant,
+se prévalant de ses liens de parenté avec la jolie
+veuve allait passer la soirée chez-elle, en compagnie
+de Paul Mirot, et y rencontrait invariablement la
+séduisante Flora, qu'il allait reconduire jusqu'à sa
+porte après la soirée. C'est ainsi qu'ils apprirent à se
+connaître davantage. Et un soir, ils se fiancèrent, tout
+simplement, à l'américaine, devant la maison qu'habitait
+l'étudiante.</p>
+
+<p>Trois semaines plus tard, Jacques Vaillant, journaliste,
+épousait Miss Flora Marshall, étudiante, non
+sans avoir obtenu le consentement d'<i>Uncle Jack</i>, d'une
+part, et de l'honorable Vaillant, d'autre part. La gentille
+épousée avait placé sur sa poitrine, pour la circonstance,
+la décoration qu'elle tenait du maire Flannigan.
+Dans la chambre nuptiale, le soir, elle enleva
+cette médaille qu'elle enferma dans un coffret d'argent.
+Elle ne voulait pas que cet emblème de vaillance
+put lui inspirer des velléités de révolte, car elle
+désirait être vaincue maintenant.</p>
+
+<p>L'ancien ministre des Terres était presque aussi
+enchanté de sa belle-fille que son fils de sa femme.
+L'américaine, <i>annexée</i> maintenant de la plus agréable
+façon du monde, le payait de retour, du reste, car elle
+admirait sincèrement avec toute la franchise de son
+âme yankee, cette intelligente figure d'apôtre de la
+liberté, donc la mâle énergie se rehaussait d'une grande
+bonté de coeur et d'une exquise délicatesse de manières
+et de sentiments.</p>
+
+<p>Tous les jours la jeune femme venait passer quelques
+heures au <i>Flambeau</i> et quand son beau-père
+était là, elle causait politique avec lui. Souvent, ils
+discutaient amicalement ensemble des avantages et
+des inconvénients des institutions américaines, des
+qualités et des défauts de ce peuple actif, entreprenant
+et hardi, en train d'étendre son influence dans
+l'univers entier. Le député de Bellemarie admettait
+que le véritable esprit américain tendait de plus en
+plus à la réalisation de cet idéal de fraternité rêvé
+par les philosophes humanitaires, en accueillant dans
+la nation sur le même pied d'égalité, les individus de
+toutes les races et de toutes les croyances, les unifiant
+pour ainsi dire, à l'ombre du drapeau étoilé, dans le
+commerce de la vie journalière et à l'école publique,
+donnant à chacun indifféremment, une éducation virile
+et pratique, créant des hommes libres capables
+de comprendre et de s'assibiler tous les progrès. De
+son côté, la fille du brave capitaine Marshall admettait
+que les lois de son pays n'étaient pas encore parfaites,
+que les trusts monstrueux, organisés sous l'oeil
+bienveillant des législateurs, devenaient chaque jour
+une puissance de plus en plus tyrannique et onéreuse
+pour la grande majorité des citoyens, que l'adoration
+du dieu Dollar, dépassant les bornes raisonnables, détruisait
+tout autre sentiment parmi cette aristocratie
+de l'argent dont les membres se disputaient le haut du
+pavé à coups de millions. Et l'on finissait toujours
+par se mettre d'accord sur ce point que la constitution
+américaine était, quand même, la plus équitable,
+celle qui garantissait la plus grande somme de
+liberté au peuple, indépendamment des abus qui pouvaient
+résulter de son application.</p>
+
+<p>Un jour que les journaux au service de ses ennemis
+l'avaient plus violemment attaqué que d'habitude,
+le traitant de conspirateur et de traître à sa race,
+à propos de son dernier article sur la nécessité d'enseigner
+plus d'anglais et moins de grec et de latin
+dans nos collèges classiques, l'honorable Vaillant perdit
+son calme habituel et eut un geste de colère. Il
+froissa la feuille qu'il venait de lire et la jeta à ses
+pieds en prononçant, d'une voix sourde: <i>Les misérables!</i>
+A ce moment l'américaine, qui venait chercher
+son mari, arrivait. Elle eut le temps d'entrevoir le
+geste et de saisir l'expression de l'homme politique
+calomnié, à qui elle s'empressa d'aller tendre la main:</p>
+
+<p>--J'ai lu la saleté dans le tramway. <i>You have all
+my sympathy!</i></p>
+
+<p>Le directeur du <i>Flambeau</i>, ayant maîtrisé ce
+mouvement d'humeur, lui répondit en souriant:</p>
+
+<p>--Merci, mon enfant, ce n'est rien. Il faut s'attendre
+à tout dans la vie publique.</p>
+
+<p>--Oh! si vous étiez un <i>american citizen</i>, vous deviendriez
+peut-être un jour <i>President of the United
+States</i>.</p>
+
+<p>--Je n'en demande pas tant. Après cela, il me faudrait
+aller au diable, en Afrique, chasser l'hippopotame,
+comme monsieur Roosevelt.</p>
+
+<p>--Vous plaisantez. Cependant, je crois que si le
+Canada était <i>under the Spangled Banner</i>, vous
+auriez beaucoup plus de liberté.</p>
+
+<p>--Vous avez peut-être raison. Mais, pour jouir de
+cette liberté, nous canadiens-français, nous devrions
+nous fondre dans le grand tout de la nation et non
+former un élément à part, tel que nous sommes sous
+le régime colonial anglais. Autrement, notre situation
+ne changerait guère. La politique de l'Angleterre à
+notre égard, de même que celle des États-Unis à
+l'égard de nos compatriotes des états de l'est de la
+grande république américaine, est semblable à celle
+que les romains adoptèrent en Judée, après que leurs
+légions victorieuses eurent conquis le peuple de Dieu.
+C'est-à-dire qu'on nous laisse nous dévorer entre nous.
+C'est bien à tort que l'on fait un crime à Ponce Pilate
+d'avoir abandonné le Christ aux mains de Caïphe,
+pour être jugé selon les lois juives. Ce gouverneur ne
+faisait que se conformer aux instructions qu'il avait
+reçues de César, de ne jamais se mêler des querelles
+entre juifs. Grâce à cette politique, Rome n'avait rien
+à craindre d'Hérode ni des grands prêtres se disputant
+les richesses et les honneurs, semant la discorde,
+la haine, la trahison au sein de ce peuple naguère si
+glorieux de ses traditions, oubliant sa servitude pour
+se détruire lui-même sous les yeux du vainqueur.
+L'histoire se répète. Tous les esclavages sont le résultat
+de l'exploitation des préjugés de la foule ignorante
+par ceux qui abusent de leur autorité pour satisfaire
+leur esprit de domination et leurs appétits
+démesurés. Sous le régime anglais, notre histoire a
+plus d'un point de ressemblance avec celle des Israélites
+soumis à une puissance étrangère. Nous nous
+vantons encore, dans nos fêtes de Saint-Jean-Baptiste,
+d'être restés français, malgré les siècles qui nous
+séparent de la France. Cela n'empêche que le sang qui
+coule aujourd'hui dans nos veines s'est sensiblement
+refroidi et ne correspond plus au sang chaud de généreux
+du républicain français. La France a marché
+vers la lumière et le progrès. Nous, nous sommes
+restés ce qu'était le peuple <i>taillable et corvéable à
+merci</i> sous le règne des Bourbons paillards, entourés
+d'une cours fastueuse et corrompue. Les libertés que
+l'Angleterre nous a garanties, au prix du sang versé
+par les héros excommuniés de mil huit cent trente-sept,
+nous en profitons trop souvent pour satisfaire
+nos rancunes ou nos intérêts mesquins, ce qui diminue
+chaque jour notre prestige au bénéfice des anglais
+s'emparant de tous les postes avantageux, contrôlant
+le haut commerce, les grandes entreprises financières
+et industrielles. C'est bien fait, puisque nous nous
+contentons de suivre le mouton symbolique qui nous
+empêche d'apercevoir le loup guettant dans l'ombre
+le moment opportun pour se jeter sur sa proie.</p>
+
+<p>--Oh! le loup va vous manger, comme dans la fable
+de monsieur Lafontaine?</p>
+
+<p>--J'en ai bien peur. Nous perdons tous les jours
+de l'influence en ce pays. Les français n'émigrent
+guère chez-nous, et pour cause. On favorise peu, du
+reste, cette immigration, de crainte que ces colons
+de France, imbus des idées nouvelles, ne nous apprennent
+à penser, en un mot, à devenir des hommes. D'un
+autre côté, de l'est à l'ouest, du nord au sud, le Canada
+est envahi par les immigrants anglais, italiens,
+irlandais, russes, polonais, juifs et même orientaux.
+Les américains s'emparent de plus en plus des fertiles
+plaines de l'ouest. Et l'on peut prédire, sans être prophète,
+que dans vingt-cinq ans, l'influence de l'élément
+canadien-français dans le Dominion, aura diminué
+de moitié. Alors, que nous restions sous la domination
+anglaise, que le Canada devienne une nation indépendante,
+ou qu'il entre dans l'Union Américaine,
+nous serons obligé d'abandonner notre politique
+d'isolement, préconisée par des cerveaux mal équilibrés,
+pour compter avec le nombre, avec la majorité
+des autres citoyens. C'est pourquoi je voudrais voir
+mes compatriotes bénéficier d'un système d'éducation
+plus en rapport avec les besoins actuels et les
+exigences futures auxquelles ils seront appelés à faire
+face. Maintenant, si vous me demandez quel est, à
+mon avis la solution la plus vraisemblable que l'avenir
+réserve à ce pays, placé entre les trois alternatives
+que j'ai mentionnées il y a un instant, je n'hésite pas
+à vous répondre qu'il me paraît impossible que le
+Canada puisse se contenter toujours du régime colonial.
+Le temps viendra ou la fameuse doctrine Munroe,
+proclamant que l'Amérique du nord doit appartenir aux américains,
+s'imposera d'elle même à la faveur des circonstances.
+Quand l'heure sera venue, sans donner au
+monde le spectacle d'une guerre sanglante, sans crainte
+de catastrophes, de maux imaginaires, nos hommes
+d'état discuteront avec les vôtres s'il vaut mieux ajouter
+quelques étoiles au drapeau de l'Union ou former
+une république indépendante, amie et alliée de la
+grande république dont George Washington fut le
+père, Lafayette et Rochambeau, les parrains.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/34.png"></p>
+
+<p>La campagne de mensonges et de calomnies entreprise
+contre <i>Le Flambeau</i> et son directeur, se poursuivit
+sans relâche et le journal, dénoncé partout,
+commença à perdre des abonnés; plusieurs annonceurs,
+menacés par leur clientèle bien pensante, durent
+refuser de renouveler leurs contrats d'annonces.
+On parvenait, quand même, à tenir tête à l'orage et à
+joindre les deux bouts, au prix d'un travail excessif
+et d'une vigilance de tous les instants.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant, en pleine lune de miel, ne semblait
+pas se douter de la gravité de la situation. Mais
+il n'en était pas ainsi de Paul Mirot, qui commençait
+à s'alarmer, prévoyant qu'il faudrait abandonner
+dans un avenir plus ou moins rapproché, l'oeuvre
+entreprise avec tant d'enthousiasme. Il est vrai qu'il oubliait
+chaque soir, auprès de Simone, les préoccupations
+de la journée et l'incertitude du lendemain.</p>
+
+<p>Ceux qui n'ont pas connu la saveur des lèvres de
+la vraie femme, de la femme qui aime et se donne
+toute entière dans un baiser, ceux-là, ne sauront jamais
+que la liqueur la plus enivrante, le fruit le plus
+savoureux, ne se trouve pas dans des plateaux d'argent
+ou des coupes de cristal, mais dans cette fleur de
+chair qui s'entrouvre pour le sourire ou pour la caresse,
+lorsqu'un tendre émoi fait battre le coeur féminin.
+Durant de longues années, toute la vie même,
+des hommes ont conservé l'impression toujours aussi
+intense des baisers semblables, survivant à l'éloignement
+ou à la mort de celles qui les avaient donnés.</p>
+
+<p>Après le mariage de son ami avec l'américaine,
+Paul Mirot, préoccupé de l'avenir de Simone, voulut
+se prévaloir de cet exemple pour la faire consentir à
+une union légitime, sinon nécessaire à leur amour,
+du moins indispensable pour satisfaire aux exigences
+de la loi et de la société. Dans leurs tête-à-tête les plus
+tendres, aux moments où l'on ne se refuse rien, il
+amena à différentes reprises la conversation sur le
+sujet. Mais invariablement elle lui répondit:</p>
+
+<p>--Non, mon chéri, ce serait une folie que tu regretterais
+plus tard, et je t'aime trop pour te mettre
+au pied ce boulet de l'union indissoluble, qui entraverait
+ta marche vers l'avenir. Je t'en ai expliqué les raisons
+avant de me donner à toi, ces raisons subsistent
+toujours puisque, au lieu de rajeunir, je vieillis. Et
+peut-être que si nous nous sentions enchaînés l'un à
+l'autre, nous ne nous aimerions plus du tout. Le titre
+de mari, que je te donnerais, me ferait penser à l'autre.
+Et toi, avec ton caractère ennemi de toute contrainte,
+de te savoir obligé de me rester fidèle, ne songerais-tu
+pas à me tromper?</p>
+
+<p>C'est en vain qu'il insistait.</p>
+
+<p>A l'automne, un mois après l'ouverture de la saison
+des spectacles, le <i>Théâtre Moderne</i> fit faillite, ne pouvant
+résister à la guerre sournoise que l'on continua
+à lui faire après la violente campagne de presse dont
+ce théâtre avait été l'objet la saison précédente. Ce
+fut le premier coup sérieux porté par le parti réactionnaire,
+organisé en nombreuses congrégations, sociétés
+soi-disant patriotiques, associations de jeunes
+gens, à ceux qui se dévouaient pour éclairer le peuple
+afin de le libérer d'onéreuses servitudes.</p>
+
+<p>On s'appliquait surtout à chauffer à blanc le fanatisme
+inconscient des jeunes gens enrôlés dans <i>l'Association
+des Paladins de la Province de Québec</i>, à
+tel point que bon nombre d'entre eux devenaient des
+espèces d'illuminés, quelques-uns même, des fous dangereux.
+Un jour, trois ou quatre <i>Paladins</i> osèrent insulter
+mademoiselle Louise Franjeu, la dévouée collaboratrice
+du <i>Flambeau</i>, qui revenait de donner son
+cours à McGill. Heureusement que les insulteurs
+reçurent un châtiment immédiat. Deux élèves de la
+vaillante française, deux athlètes de l'équipe de <i>football</i>
+de l'Université de la rue Sherbrooke, que les
+jeunes fanatiques n'avaient pas remarqués, se jetèrent
+sur eux et les rossèrent d'importance, leur mettant
+sur les yeux et le nez en marmelade, l'auréole des
+martyrs de la foi.</p>
+
+<p>Vers le mois de novembre, <i>Le Flambeau</i> commença
+à enregistrer des déficits. La circulation du journal
+avait diminué de moitié dans l'espace de quelques
+mois, et le revenu des annonces baissait chaque jour.
+On espérait, cependant, que ce ne serait qu'une crise
+passagère, lorsqu'un évènement imprévu se produisit.
+Pierre Ledoux, dans <i>La fleur de Lys</i> dénonça une
+conspiration maçonnique épouvantable. Afin d'impressionner
+l'opinion publique par des mots terrifiants,
+il parla de secte infâme, de mécréants, de vampires,
+de suppôts de Satan portant au front le signe de la
+Bête, et désigna comme faisant partie des loges tous
+ceux qui revendiquaient le droit de raisonner et
+d'avoir des opinions autres que les siennes. Dans un
+de ses plus fameux article, il exprimait le regret
+qu'on ne puisse revenir aux temps si glorieux pour
+l'Église où les libres-penseurs étaient condamnés à
+mourir dans les supplices, regrets tout imprégnés de
+mansuétude et de charité chrétienne, et il se consolait
+par cette non moins charitable pensée: <i>Si nous ne
+pouvons plus brûler les hérétiques, il nous reste encore
+la ressource de briser leur carrière, de leur enlever
+leurs moyens d'existence, en un mot de les exterminer
+par la famine</i>. C'était sublime!</p>
+
+<p>Pour le personnel du <i>Flambeau</i> il ne fit aucune
+exception: depuis le directeur jusqu'au dernier des
+collaborateurs, tous y passèrent. Sans l'affirmer catégoriquement,
+Pierre Ledoux insinua que des réunions
+sataniques se tenaient dans l'édifice même du journal.</p>
+
+<p>Un soir, un jeune <i>Paladin</i> suivit Paul Mirot jusque
+chez Simone. Quelques jours plus tard, Jacques Vaillant
+ayant oublié dans son bureau un paquet que lui
+avait confié sa femme, retourna le chercher dans la
+soirée et s'aperçut, rue Saint-Pierre, qu'un individu
+rasant les murs le suivait à distance.</p>
+
+<p>Le député de Bellemarie dédaigna, d'abord, de porter
+la moindre attention à ces histoires à dormir debout,
+se refusant à croire qu'il y eut des gens assez
+gobeurs pour prendre au sérieux les élucubrations
+dont accouchait, dans chaque numéro de <i>La fleur de Lys</i>,
+le cerveau détraqué du triste individu que Marcel
+Lebon lui avait un jour très justement désigné
+comme <i>un ennemi de la race humaine</i>. Passé le temps
+des loups-garous qui, selon la superstition populaire,
+n'étaient autres que de pauvres malheureux changés
+en bêtes pour avoir omis de faire leurs Pâques
+sept années durant. Cependant, ces appels au fanatisme
+religieux finirent par émouvoir le troupeau des naïfs
+et des pusillanimes par trop enclins, à cause de son
+éducation superstitieuse, à croire à tout ce qui de
+près ou de loin ressemble à une puissance occulte.
+En conséquence, les amis de l'ancien ministre des
+Terres, surtout ceux qui avaient des intérêts dans
+<i>Le Flambeau</i>, comme le financier Boissec, le supplièrent
+de réduire à néant, par une déclaration formelle, les
+accusations portées contre lui et son entourage. Il se
+rendit de bonne grâce à leur désir, et le vingt-quatre
+novembre paraissait sous sa signature, un article cinglant
+les hypocrites et les exploiteurs d'odieuses légendes.
+Il les accusait de faire appel à la violence de
+vouloir soulever les préjugés de races et le fanatisme
+religieux, de semer la haine et la discorde, au détriment
+de leurs compatriotes, préférant voir périr la
+race française au Canada, que de lui accorder la moindre
+liberté. Lui, n'était pas de cette école. Il aimait
+mieux suivre la trace des grands hommes d'état qui
+ont fondé les démocraties, des penseurs, des philosophes
+dont les oeuvres ont contribué à rendre les hommes
+meilleurs, plus justes et plus fraternels envers
+leurs semblables. Il revendiquait le droit de différer
+d'opinion avec le clergé, quand il s'agissait d'affaires
+temporelles, et de combattre son influence politique.
+Du reste, il n'y avait rien de secret dans sa conduite,
+il agissait ouvertement, on pouvait le juger au grand jour.
+Lui et ses dévoués collaborateurs avaient entrepris
+d'éclairer leurs compatriotes, de les instruire de
+ce qu'on leur cachait avec tant de soin, et ils ne faibliraient
+pas à leur tâche, parce qu'ils étaient sincères
+et convaincus qu'ils défendaient des idées justes et
+respectables.</p>
+
+<p>Cet article mit le parti réactionnaire en révolution.</p>
+
+<p>Le lendemain, dimanche, vingt-cinq novembre, il y
+eut grande réunion des <i>Paladins de la Province de Québec</i>,
+à leur salle de la rue Saint-Timothée, pour
+célébrer dignement la fête de cette vertueuse Catherine
+d'Alexandrie, dont le savoir fut pour le moins
+égal à celui de ces jeunes savants qui prétendaient
+sauver le monde une seconde fois en le régénérant dans
+le Christ, sans comprendre ce que cela voulait dire.</p>
+
+<p>Le notaire Pardevant, de la <i>Société des Chercheurs</i>,
+président honoraire de l'association, Pierre Ledoux,
+le bourbonien, et un jeune abbé, complètement ignorant
+des devoirs et des responsabilités du citoyen,
+ayant à faire face en même temps aux besoins de la
+famille et aux exigences de la vie sociale, furent
+les orateurs de la circonstance. Tous trois, après s'être
+inspirés de l'exemple de la grande sainte dont, chaque
+année, la jeunesse des écoles commémorait le martyre
+par des réjouissances, dénoncèrent violemment les
+hommes publics et les journaux qui tentaient de propager
+les idée néfastes, par trop répandues dans la
+vieille Europe. Ils citèrent à ces jeunes têtes chaudes,
+comme modèles de vertu et de piété, ces <i>Rois Soleils</i>
+qui furent les contemporains de nos ancêtres, pour
+leur représenter ensuite les détenteurs d'une autorité
+usurpée aux Bourbons, sous les aspects les plus repoussants:
+ce n'étaient que des renégats, des impies
+dédaignant les glorieuses traditions de la France monarchique
+et reniant la foi de leurs pères. L'abbé prédit
+à son auditoire, délirant d'enthousiasme, que le
+châtiment du ciel n'allait pas tarder à s'appesantir
+sur tous ces réformateurs diaboliques. Le notaire Pardevant
+annonça un tremblement de terre, des inondations
+pour punir les prévaricateurs, et même une
+affreuse famine, semblable à celle qui força les habitants
+de Mésopotamie, d'aller acheter du blé en Égypte,
+où la pudeur du vertueux Joseph fut soumise à
+une bien dure épreuve. Mais, ce fut Pierre Ledoux qui
+remporta le plus gros succès. Il conseilla à ses jeunes
+amis d'organiser des protestations publiques contre
+<i>Le Flambeau</i> et son directeur, qui avait eu l'audace,
+non seulement d'écrire, mais de publier un article
+constituant une sanglante injure pour notre foi
+et nos traditions. De toutes parts, dans la salle, on
+cria: "A bas Vaillant! A bas <i>Le Flambeau!</i> Vive
+<i>La fleur de Lys</i>."</p>
+
+<p>Quand l'hiver canadien commence à la Sainte-Catherine,
+par une première bordée de neige, la fête est
+complète. Ce jour-là, depuis le matin, la neige n'avait
+cessé de tomber et Jacques Vaillant, accompagné de
+sa jeune femme, suivis de Paul Mirot et de madame
+Laperle, vers les quatre heures de l'après-midi, se promenaient
+joyeusement dans cette blancheur qui tombait
+du ciel en flocons pressés et les enveloppait en
+tourbillonnant, lorsqu'ils rencontrèrent Luc Daunais,
+le reporter de la police au <i>Populiste</i>, et André
+Pichette, le reporter du sport. Les deux rédacteurs du <i>Flambeau</i>
+avait toujours conservé d'excellentes relations
+avec ces deux braves garçons, un peu maniaques, mais
+gentils et obligeants pour leurs confrères. Luc Daunais
+s'empressa de leur raconter ce qui venait de se
+passer à la réunion des <i>Paladins de la Province de Québec</i>,
+où il avait été envoyé par Jean-Baptiste Latrimouille,
+pour représenter <i>Populiste</i>. André Pichette,
+qui l'accompagnait par désoeuvrement, confirma
+les paroles de son compagnon. Le reporter de la
+police s'offrit de prévenir l'autorité municipale de la
+manifestation que l'on préparait pour le lendemain, tandis
+que le reporter du sport, toujours orgueilleux de
+sa force peu commune, se mit à la disposition de ses
+anciens camarades dans le cas où ils voudraient jouir
+du spectacle de le voir écrabouiller, à coups de poing,
+quelques douzaines de Paladins.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant et Paul Mirot déclinèrent en
+plaisantant ces offres confraternelles, ne prenant pas
+la chose au sérieux Mais les femmes furent moins
+optimistes. Et le lundi, malgré le dégel rendant les
+rue malpropres et glissantes, Flora et Simone se
+rendirent de bonne heure au <i>Flambeau</i>, d'où
+il fut impossible de les déloger.</p>
+
+<p>Le directeur du <i>Flambeau</i> était parti le samedi
+soir pour Québec, où l'appelait une affaire pressante,
+et les deux jeunes gens se trouvaient seuls pour faire
+face à une situation qui pouvait entraîner de graves
+conséquences. Dans la matinée et jusque vers les trois
+heures de l'après-midi, tout se passa comme à l'ordinaire.
+Les femmes mêmes commençaient à être tout-à-fait
+rassurées, lorsqu'une clameur menaçante, se rapprochant
+de plus en plus, mit tout le monde sur pied.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant descendit au rez-de-chaussée et fit
+fermer les doubles portes donnant sur la rue, en même
+temps Paul Mirot téléphonait au bureau central
+de la police, pour demander du secours.</p>
+
+<p><i>Paladins de la Province de Québec</i>, au nombre
+de trois ou quatre cents, se massèrent devant les bureaux
+du journal et firent un tapage indescriptible.
+Au milieu des hurlements de cette foule délirante, on
+distinguait les voix les plus fortes et les plus enthousiastes
+proférant de douces paroles, telles que: <i>Détruisons
+ce foyer d'infection nationale!--Traitons-les
+comme des chiens!--A bas Le Flambeau!--A bas Vaillant
+et ses acolytes!</i> Tout-à-coup une vitre de la fenêtre
+de la pièce donnant sur la rue Saint-Pierre où se
+trouvaient Flora et Simone, auprès des deux journalistes
+qui surveillaient les manifestants, vola en
+éclats et madame Laperle, poussant un cri de douleur
+s'affaissa. Elle avait été frappée, un peu au dessus
+de la tempe droite, par une boule de neige durcie
+renfermant un morceau de charbon. On s'empressa
+autour d'elle, on la releva, et l'on s'aperçut que du
+sang coulait en abondance de sa blessure.</p>
+
+<p>Dans la rue, le tumulte augmentait et les projectiles
+de toutes sortes pleuvaient maintenant comme
+grêle dans la pièce qu'on se hâta de quitter. Cependant,
+la digne fille du brave capitaine Marshall
+ne perdit pas son sang-froid; cette foule menaçante
+ne l'intimidait pas plus que le nègre qu'elle avait assommé
+avec une pierre sous les palmiers de la Californie,
+pour défendre une camarade d'école. Elle
+chercha partout un revolver, un arme quelconque.
+Sur une table, elle aperçut enfin un carré de plomb,
+s'en empara, et avant que son mari ait pu la retenir,
+elle revint dans la pièce évacuée, courut à la fenêtre
+et lança de toutes ses forces ce <i>bullet</i> d'un nouveau
+genre dans la foule en criant:
+--<i>Take that, Pieds-noirs!</i></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/35.png"></p>
+
+<p>C'était la plus insultante épithète qu'elle
+connût en français.
+A ce moment, une escouade de police arriva
+et dispersa les manifestants.</p>
+
+<p>On avait couché Simone
+sur un canapé et Paul
+Mirot lui appliquait
+sans cesse des serviettes
+trempées d'eau froide
+sur le front. Le docteur
+Dubreuil, appelé en
+toute hâte arriva
+au moment où la jolie
+veuve commençait à reprendre ses
+sens. La blessure examinée, le médecin affirma que ça
+ne serait rien. Il lui fallait, tout de même, éviter de
+prendre du froid et rester à la maison pendant quelques
+jours. Le pansement fait on enveloppa, avec un
+foulard, la tête de la blessée et Paul Mirot ayant fait
+venir une voiture, partit avec elle pour la conduire rue Peel.
+Jacques Vaillant pria Flora de s'en aller avec eux,
+mais elle ne voulut jamais consentir à le quitter.
+A ses supplications elle répondit, d'une voix ferme:</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/36.png"></span>--<i>I am your wife. If
+they come again to
+kill you, I will die with you!</i></p>
+
+<p>La police garda les abords
+du <i>Le Flambeau</i>
+jusqu'au soir, mais aucun
+des <i>Paladins</i>, fort
+malmenés par les
+agents, ne se montra
+de nouveau. A six heures,
+les employés partis,
+après avoir donné
+ses instructions au
+gardien de nuit qui venait
+prendre son poste,
+Jacques Vaillant
+s'en alla à son tour,
+accompagné de sa femme.</p>
+
+<p>Le temps s'était quelque
+peu refroidi. Un fort vent
+de l'est faisait grésiller le verglas sur les
+bâtisses et dans la rue. On avait peine à se tenir debout
+sur les trottoirs glacés. Par ce temps dangereux
+pour les rhumes et les bronchites, on s'entassait dans
+les tramways et les piétons étaient rares. La vaillante
+américaine entraîna son mari et voulut quand même
+se rendre à leur demeure à pied. Elle glissait à chaque
+instant et cela l'amusait beaucoup d'obliger son
+Jacques à faire de capricieuses pirouettes en la soutenant
+pour l'empêcher de tomber. Les émotions de
+l'après-midi avaient rendu encore plus amoureuse
+cette fille de créole.</p>
+
+<p>Ce fut une nuit heureuse.</p>
+
+<p>Le bonheur enchanta les époux enlacés au rythme
+du vent soufflant par saccades ou se mourant
+dans une soudaine accalmie, à laquelle succédait
+la rafale étouffant les bruits du dehors.
+Ils oublièrent l'avenir menaçant,
+les <i>Paladins de la Province de Québec</i>
+hurlant de délire fanatique, dans
+leurs pâmoisons plus humaines et
+meilleures, tant il est vrai que les
+joies de l'amour ne sauraient être
+comparées aux satisfactions de la haine
+assouvie.</p>
+
+<p>Cependant, la haine accomplissait
+aussi son oeuvre à la faveur de la tempête
+et du vent; car le lendemain, à
+leur réveil, Jacques et Flora apprirent que
+<i>Le Flambeau</i> n'était plus
+qu'un monceau de ruines fumantes.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/37.png"></p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LA SAINT-JEAN-BAPTISTE</h3>
+
+<br>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/38.png"></span>Le chaud soleil de juin brûle l'asphalte,
+le citadin recherchait l'ombre
+des verts feuillages le long des avenues
+et dans les squares. La ville étincelait
+de partout: de ses clochers pointus et
+de ses vitrines quotidiennement lavées.
+Même la brique rouge et la pierre grise
+des bâtisses semblaient receler des parcelles d'argent
+et d'or, dans l'éblouissante lumière du jour. Les femmes
+s'étaient vêtues de toilettes claires, de corsages
+ajourés, et sous l'ombrelle de la gracieuse passante
+un peu de la blancheur de l'épaule ronde et du satin
+d'un beau bras potelé, s'offrait au regard réjoui du
+passant.</p>
+
+<p>C'est un spectacle charmant que l'été donne ainsi
+au chercher d'émotions subtiles, au rêveur épris
+d'impossibles amours, suivant une belle inconnue.
+Qu'elle soit peuple ou princesse, qu'importe! Il ne le
+saura jamais. Ce qu'il entrevoit de sa beauté l'émeut.
+C'est la femme idéale, parce qu'il ne la connaît pas;
+sa voix est enchanteresse, parce qu'il en ignore le
+son; son coeur plein de bonté, parce qu'il ne lui a jamais
+demandé de tendresse; elle l'adore, cela va de
+soi, puisqu'il n'en sait rien. Il règle son pas sur le
+sine, la suit longtemps en s'imaginant toujours que
+tantôt elle se retournera, lui fera un geste d'appel,
+qu'il sera son Prince Charmant. Ils iront cacher leur
+bonheur dans une retraite inconnue où ils seront
+éternellement jeunes et heureux. Un tramway passe, un
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/39.png"></span>remous de la foule les sépare, et le voilà
+revenu à la réalité. Le rêve est fini.
+Une affreuse vieille le regarde de travers,
+parce qu'il l'a frôlée au passage;
+deux bon bourgeois causant de la
+taxe d'eau ou de la hausse des loyers,
+marchent à côté de lui; un brave <i>policeman</i>,
+au coin de la rue, disperse les
+flâneurs en répétant d'une voix monotone:
+<i>Move on, please! Move on!</i> L'insipidité
+de la vie commune et journalière
+le reprend de nouveau. Peu
+importe! il vient de vivre des minutes
+exquises dans un songe éveillé.</p>
+
+<p>Comment ne pas se griser d'illusions,
+comment ne pas renaître à l'espérance
+quand tout est joie et fécondité
+dans la nature, surtout lorsqu'on
+est aimé? Le soleil réchauffe les coeurs
+les plus glacés par l'âge, de même
+qu'il boit les larmes de ceux qui, aux
+jours mauvais, se lamentent dans l'adversité. C'est
+pourquoi, la belle saison revenue, le coeur de Paul Mirot,
+que Simone avait tenu chaud près du sien, déjà
+consolé du désastre du <i>Flambeau</i>, n'eut pas de peine à
+se remettre à se battre avec toute l'ardeur de la jeunesse.
+Quant à Jacques Vaillant, il avait passé une partie
+de l'hiver à New-York, avec sa jeune femme, chez
+<i>Uncle Jack</i>. De retour au pays après les fêtes de Pâques,
+il paraissait tout disposé à continuer la lutte.</p>
+
+<p>Du reste, les élections générales dans la province
+de Québec, devant avoir lieu à l'automne, il n'y avait
+pas de temps à perdre pour se préparer à la bataille
+que l'élément rétrograde allait livrer au député de
+Bellemarie et à ses partisans. L'enquête faite sur l'incendie
+du <i>Le Flambeau</i>, n'avait donné aucun résultat.
+Le matériel de l'imprimerie étant assuré pour un montant
+assez considérable, l'ancien ministre des Terres,
+avec l'argent provenant de l'assurance, avait fondé
+un nouveau journal: <i>Le Dimanche</i>. C'était une modeste
+feuille de quatre pages, renseignant le public
+sur les évènements qui se passaient après la dernière
+édition des grands quotidiens paraissant dans la matinée,
+le samedi, jusqu'à la fermeture des lieux d'amusements,
+à minuit. Dans la page politique, on continuait
+la lutte en faveur des réformes demandées par
+les esprits progressistes, mais on ne répondait plus
+aux injures bavées par les fanatiques de la <i>La fleur de
+Lys</i> et de <i>L'Intégral</i>. On avait décidé de remettre à
+plus tard l'achat d'un matériel d'imprimerie, et, en
+attendant, on confiait l'impression du <i>Dimanche</i> à un
+imprimeur, pour un prix basé sur le chiffre du tirage
+hebdomadaire.</p>
+
+<p>L'honorable Vaillant avait gardé son fils et Paul
+Mirot comme rédacteurs. Ce journal leur coûtait relativement
+peu de travail, mais ne leur rapportait pas,
+non plus, beaucoup d'argent. A deux reprises, Mirot,
+ayant eu à faire face à des dépenses imprévues, dut
+entamer les revenus de sa ferme de Mamelmont,
+déposés à la banque, la première fois pour payer son
+tailleur, la seconde, pour se libérer du loyer mensuel
+de sa chambre. A part le samedi, un seul rédacteur
+suffisait à la tâche quotidienne; et, depuis que Jacques
+Vaillant était revenu, les deux amis, à tour de
+rôle, prenaient quelques jours de congé chaque semaine,
+qu'il employaient à leur guise. Jacques, le
+plus souvent, en profitait pour faire de petits voyages
+en compagnie de sa femme, avide de connaître plus à
+fond la vie canadienne. Une semaine, ils allaient à
+Toronto, puis à Ottawa, à Québec; d'autres fois, ils
+visitaient les campagnes environnantes ou bien descendait
+le fleuve Saint-Laurent en bateau, explorait
+la jolie rivière Richelieu, jusqu'au lac Champlain.
+Quant à Paul Mirot, il profitait de ses journées
+de liberté pour travailler à la préparation d'un livre,
+dont l'idée lui était venue en causant avec Simone
+du rôle social de la femme, et qu'il comptait publier
+l'hiver suivant.</p>
+
+<p>La saison des chaleurs arrivée, malgré la hâte qu'il
+avait de compléter cette oeuvre sur laquelle if fondait
+de grandes espérances, Paul commença à éprouver une
+sensation de lassitude qui le faisait s'arrêter des heures
+sur un feuillet à demi griffonné. Depuis deux ans
+qu'il était à Montréal, il n'avait pas pris de vacances,
+et il sentait le besoin d'aller passer quelques jours à la
+campagne pour se reposer de ses fatigues. Justement,
+une occasion se présenta. Cette année là, les habitants
+de Mamelmont avaient décidé de célébrer d'une façon
+grandiose la fête nationale des canadiens-français.
+Le député de Bellemarie spécialement invité à
+cette fête, se trouvant dans l'impossibilité de s'y
+rendre, pria Mirot d'aller présenter ses regrets à ses
+fidèles électeurs et d'assumer en même temps la tâche
+de faire le discours de circonstance. Un enfant de la
+paroisse, ça fait toujours bien dans le tableau. La
+date du vingt-quatre juin tombait à merveille, c'était
+un lundi. Le jeune homme pourrait donc demeurer
+jusqu'au vendredi chez l'oncle Batèche, qui ne serait
+pas fâché de l'entretenir longuement de son projet
+de culture de la betterave, qu'il nourrissait toujours
+sans jamais parvenir à le réaliser. Et la tante Zoé
+lui ferait manger des omelettes au lard et de ces
+bonnes crêpes qu'il aimait tant, quand il était petit.</p>
+
+<p>La perspective de passer quelques jours de fainéantise
+dans la vieille maison, là-bas, de coucher de nouveau
+dans la petite chambre, qui avait dû conserver
+le charme mystérieux de ses rêves enfantins, l'enchanta.
+Il ne reconnaîtrait plus ses camarades d'école,
+devenus pour la plupart de solides cultivateurs, mariés
+et déjà pères de plusieurs enfants; mais lorsqu'on
+lui dirait leurs noms, il tendrait avec plaisir la main
+à tous ces braves gens. Étrangères à la corruption des
+villes, ces belles filles robustes qu'il avait connues à
+la danse chez Pierre, Jacques ou Baptiste, après sa
+sortie du collège, étaient sans doute devenues de superbes
+mères de famille, franches à la besogne, au
+travail comme en amour. Il eut maintenant respiré
+avec délices l'odeur un peu forte des pièces trop étroites
+et mal aérées où toute cette jeunesse s'entassait
+pour se divertir, durant le carnaval. Le violoneux
+même l'eut attendri. Tel est l'attrait du passé, telle est
+l'émotion singulière et profonde qui émeut le coeur de
+l'homme au souvenir du sol qu'il a foulé enfant, où
+il a grandi insouciant et heureux, entouré d'êtres bons,
+au milieu d'objets familiers. Plus tard, il se crée un
+autre chez-soi, il se familiarise avec d'autres visages
+et d'autres milieux sociaux, il s'attache aux choses
+nouvelles qui l'entourent. Mais les paysages de ses
+premier enthousiasmes, les scènes et les figures qui
+ont fait image dans son cerveau enfantin, restent
+quand même gravés dans sa mémoire et un incident
+sans importance, un mot, un rien, tout-à-coup les font
+revivre avec une surprenante intensité. Ce n'est pas
+il y a dix, vingt ou trente ans qu'il a vu cela, c'était
+hier, c'est aujourd'hui, c'est à l'instant même. Tout
+en faisant ses préparatifs de voyage, il fredonnait les
+vieilles chansons que mademoiselle Jobin lui avait
+apprises à l'école, chansons naïves et rustiques comme
+l'air de flûte qui, au siège d'Arras, rappelait aux
+Gascons <i>la verte douceur des soirs sur la Dordogne</i>.</p>
+
+<p>Paul Mirot avait décidé de partir seul, et c'était
+aussi l'avis de Simone qu'ils devaient s'imposer cette
+épreuve nécessaire pour avoir le loisir, l'un et l'autre,
+de mesurer dans la solitude et l'éloignement, la profondeur
+de leur amour. C'était la première fois, depuis
+qu'ils s'aimaient, qu'ils allaient passer plusieurs
+jours sans se voir.</p>
+
+<p>Cependant, tous deux songeaient qu'ils souffriraient
+d'être isolé l'un de l'autre, qu'il leur faudrait renoncer
+momentanément aux satisfactions du coeur, aux
+causeries de chaque jour, et sans se l'avouer, ils se
+demandaient s'ils auraient le courage de supporter
+cet isolement. Leur amour était aussi ardent que profond,
+un amour n'admettant aucun partage, se refusant
+à toute concession aux obligations sociales et aux
+exigences de la vie dont personne n'est dispensé.</p>
+
+<p>Le jeune homme devait partir la veille de la fête.
+Au dernier moment, il remit son départ au lendemain.
+Il voulait passer quelques heures encore auprès de
+cette femme qui était l'unique joie de son existence
+tourmentée. La soirée fut triste et le souper d'adieu
+sans entrain. Simone manquait d'appétit et Paul
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/40.png"></span>n'avait pas le coeur gai. Le jeune homme
+passa une nuit fort agitée, et il
+resta longtemps, les yeux grands ouverts,
+dans les ténèbres, songeant à
+des choses auxquelles il n'avait jamais
+pensé encore et qui lui revenaient
+comme une obsession quand il
+avait réussi à les chasser de son esprit.
+Il se rappelait qu'au début de leur liaison,
+Simone lui avait raconté des
+histoires peu édifiantes sur le compte
+de madame Montretout, l'épouse
+d'un médecin sans clientèle, qui avait réussi à s'amasser
+une jolie fortune en manipulant les fonds électoraux,
+lorsque son parti était au pouvoir. Quand venait le
+temps des élections, on voyait ce type de politicien
+taré, parcourir le comtés de la province, les poches
+bien garnies, payant au besoin de sa personne dans
+les joutes oratoires, distribuant des dollars aux électeurs
+et des injures à ses adversaires politiques. Madame
+Montretout, dont son mari ne se souciait guère,
+s'occupait aussi d'élections, et ses élus étaient toujours
+de beaux hommes qu'elle parvenait à attirer en
+leur offrant ses charmes opulents. Un athlète avait,
+entre autres, obtenu ses suprêmes faveurs. C'était un
+<span class="rig"><img alt="" src="images/41.png"></span>lutteur remarquable, bâti en hercule
+qui faisait accourir les amateurs de
+sports brutaux, au parc Sohmer. Madame
+Laperle fut mise au courant
+de l'aventure par l'héroïne même,
+qui lui témoignait beaucoup de confiance.
+Par curiosité, la jolie veuve
+s'était laissée entraîner un soir jusque
+dans la loge de l'athlète, cédant
+aux instances de cette amie perverse qui voulait lui
+faire palper les muscles de son vainqueur. Les manières
+grossières et la fatuité de ce champion des luttes à
+bras-le-corps la dégoûtèrent aussitôt. Elle jura qu'on
+ne l'y reprendrait plus et brisa toutes relations avec
+madame Montretout.</p>
+
+<p>La pensée de l'athlète faisait naître <span class="lef"><img alt="" src="images/42.png"></span>
+en lui un sentiment étrange de malaise
+et d'inquiétude, un sentiment auquel
+il se refusait de donner le nom de
+jalousie. Il dormit à peine quelques
+heures sur le matin, et se leva tôt pour
+courir rue Peel, prendre congé de Simone.
+Il la trouva pâlie et nerveuse,
+ne pouvant tenir en place. Elle lui demanda:</p>
+
+<p>--Tu as bien dormi?</p>
+
+<p>--Pas très bien.</p>
+
+<p>--Moi, non plus. J'ai fait de vilains rêves... J'ai
+peur de rester seule si longtemps.</p>
+
+<p>--Puisque c'est convenu! Puisqu'il le faut!</p>
+
+<p>--Il le faut! Il le faut! Je pourrais bien t'accompagner
+tout de même... La campagne est si jolie.</p>
+
+<p>--Y penses-tu? Que dirait l'oncle Batèche et la tante Zoé?</p>
+
+<p>--Ils diront ce qu'ils voudront... Tiens, j'ai une
+idée... Tu leur diras que je suis ta fiancée... Ça
+fait très bien à la campagne: on présente toujours sa
+<i>blonde</i> aux parents avant de l'épouser.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/43.png"></span>--En effet, c'est une idée. Mais...</p>
+
+<p>--Ne dis donc pas de bêtises.
+Je suis sûre que tu
+penses comme moi... C'est entendu...
+Tu vas voir comme
+je vais être bientôt prête.</p>
+
+<p>Et, toute joyeuse, elle
+courut à sa commode dont
+elle fouilla les tiroirs.</p>
+
+<p>Il la regardait faire et se
+sentait soulagé d'un
+grand poids. La veille, il
+eut dit non; mais après
+cette mauvaise nuit de
+doute et d'inquiétude, il
+se rendait compte qu'il lui
+eut été difficile de partir
+sans elle. Aussi lorsqu'elle
+revint lui demander,
+déjà à moitié vêtue, s'il consentait toujours à l'emmener,
+il lui répondit tout de suite:</p>
+
+<p>--Viens, nous nous arrangerons comme nous pourrons.</p>
+
+<p>Elle n'avait plus qu'une robe à passer. Ce fut bientôt
+fait. Elle choisit un costume de toile écrue, dernière
+nouveauté de chez Morgan, qui lui allait à
+ravir. Un joli chapeau, paille et tulle, de chez Hamilton,
+la coiffa gentiment. Puis elle mit dans sa sacoche
+le linge et les objets de toilette indispensables
+à une femme élégante en voyage. Paul ayant fait
+transporter sa malle à la gare Bonaventure, la veille
+au soir, il ne leur resta plus qu'à aller prendre le train
+de huit heures pour Mamelmont, après avoir mangé
+à la hâte restes du souper d'adieu.</p>
+
+<p>En descendant du train, à la petite gare de campagne
+de sa paroisse natale, Paul Mirot respira avec
+joie l'air embaumé des prairies couvertes de trèfle.
+Il revit avec plaisir le père Gustin, qui s'offrit à les
+conduire, lui et sa compagne, chez l'oncle Batèche.
+Le vieux cocher avait toujours la <i>Grise</i>, la meilleure
+jument du comté. Chemin faisant, il leur raconta que
+Pierre Bluteau avait voulu lui donner son <i>Black</i> et
+deux cents piastres en échange de la <i>Grise</i>, offre qu'il
+refusa avec indignation. Ce nom de Pierre Bluteau,
+prononcé tout-à-coup devant lui, laissa Paul tout songeur.
+Il lui rappelait mademoiselle Georgette Jobin
+l'institutrice, et la scène dont il avait été témoin à
+l'école.</p>
+
+<p>L'idée de Simone réussit à merveille. L'oncle Batèche,
+en apprenant que cette jolie veuve qui sentait
+bon était toute disposée à faire le bonheur de son
+neveu, dit à ce dernier, en le tirant à l'écart: "A ta
+place, je <i>berlanderais pas</i>." Et la tante Zoé fut
+aussitôt séduite par la gentillesse de l'étrangère, qu'elle
+considérait déjà comme sa nièce. Elle se montra
+pleine de prévenance pour cette dame de la ville.
+L'accueil de ces vieillards confiants et naïfs toucha
+madame Laperle au point qu'elle regretta un instant
+d'être venue. Quand elle se trouva seule avec Paul, elle
+lui dit:</p>
+
+<p>--C'est mal, tout de même, de tromper ces braves
+gens.</p>
+
+<p>La fête devait commencer par une messe solennelle.
+On se rendit au village tout de suite. L'oncle Batèche
+avait endossé sa plus belle <i>bougrine</i>, pour faire
+honneur à sa future nièce, et la tante Zoé avait tiré
+de la vieille armoire de chêne, sa robe de mérinos des
+grands jours. Les rues du petit village étaient toutes
+pavoisées de drapeaux et de banderoles tricolores.
+Devant l'église une foule endimanchée se pressait.
+Paul Mirot alla de groupe en groupe serrer la main,
+en passant, aux vieux citoyens qui le reconnaissaient
+et aux jeunes gens qu'il se rappelait avoir connus à
+l'école ou après sa sortie du collège. Tous se montraient
+fiers d'avoir été remarqués par ce jeune homme
+de la ville, qui gagnait gros <i>asteur</i>, et pas
+<i>pet-en-l'air</i> avec cela.</p>
+
+<p>Dans le banc familial, dont les places se trouvaient
+remplies par les seuls êtres qui constituaient sa famille,
+et celle qu'il aimait le plus au monde, pendant
+que le prêtre officiait à l'autel, le jeune homme se laissa
+gagner par une attendrissante émotion. Il retrouvait
+la poésie de cette foi naïve de humbles, mêlant
+l'idée de Dieu à toutes les manifestations de la
+nature. On eut bien étonné ce bon curé de campagne,
+qui ne sortait guère de sa paroisse, en lui disant, par
+exemple, que l'on faisait servir la religion à des fins
+politiques, et que des dignitaires du clergé
+s'occupaient souvent d'autre chose que du salut des âmes.
+Lui, il ne faisait pas de politique quand il allait porter
+la consolation aux mourants, visiter les malades,
+quêter pour ses pauvres. Son prédécesseur avait endetté
+la fabrique en se faisant construire un presbytère
+somptueux; mais, lui, trouvait cette maison
+trop belle et aurait volontiers habité une demeure
+plus modeste, en rapport avec la mission du prêtre qui
+est de prêcher la mortification et le détachement des
+biens de ce monde. Aussi, le laissait-on vieillir en
+faisant le bien dans cette paroisse, la plus petite du
+diocèse, tandis que d'autres plus intrigants, étaient
+devenus chanoines, occupaient des cures importantes,
+dirigeaient des sociétés, des collèges ou remplissaient
+à l'évêché des fonctions qui en faisaient les agents
+secrets de l'Église. L'un de ceux-là était
+précisément le desservant qui l'avait précédé à Mamelmont,
+celui devant lequel Mirot enfant s'était révolté
+en refusant de lire l'adresse de bienvenue à l'examen
+de fin d'année, à l'école. Quand la cloche sonna pour le
+<i>Sanctus</i>, Paul s'inclina comme tout le monde, par
+respect pour ce prêtre et ces braves gens.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/43a.png"></span>Puis ce fut le sermon de circonstance.
+Le bon curé n'était pas un grand orateur
+ni un savant. Mais son accent de
+sincérité suppléait au savoir et à la piété
+de Champlain, du martyre des Pères
+Lallemant et Bréboeuf, de l'héroïsme
+de Madeleine de Verchères, de l'acte chevaleresque
+du marquis de Lavis, et rappela la vaillance de tous ces
+nobles qui portaient les noms de Vaudreuil, de Boucherville,
+de La Salle, d'Iberville, de Maisonneuve, de Jolliet,
+il s'attaqua à la Pompadour, accusant cette femme
+galante d'avoir été la cause des malheurs de la Nouvelle
+France passant à l'Angleterre après des années
+de guerres sanglantes. Il croyait fermement à cette
+légende absurde, inventée pour couvrir les faiblesses
+d'un roi avili, condamnant le peuple à la plus misérable
+servitude pour satisfaire les appétits insatiables
+d'une cour composée de vils courtisans et de nobles
+prostituées. Il termina son sermon en exhortant les
+fidèles à s'inspirer, en ce grand jour de la
+Saint-Jean-Baptiste, de l'exemple de ces héros et de ces
+martyrs pour se raffermir dans la foi et le patriotisme.</p>
+
+<p>La démonstration en plein air, débutant par un
+discours de circonstance, que devait prononcer Paul
+Mirot, avait été annoncée pour trois heures de l'après-midi.
+A l'heure convenue tous le citoyens de la paroisse,
+et même des paroisses environnantes, étaient
+réunis devant le perron du magasin Carignan &amp; Désourdis.
+Sur l'herbe, de l'autre côté de la rue, on avait
+transporté tous les bancs disponibles du village, même
+ceux de la sacristie. Ces bancs étaient réservés aux
+femmes et aux enfants. Le président de la fête, que
+était le notaire du village, devenu un homme sérieux et
+considérable, depuis l'époque où il s'amusait à taquiner
+les institutrices, lut d'abord une lettre d'excuse
+de l'honorable Vaillant, puis présenta <i>l'enfant de la
+paroisse</i> au public. Paul Mirot s'avançant pour prendre
+la parole aperçut assise sur le premier banc, à
+côté de la tante Zoé, Simone qui le fixait de ses grands
+yeux. A partir de ce moment il ne vit plus qu'elle et
+c'est pour elle qu'il fut éloquent.</p>
+
+<p>Quand il eut expliqué comment il se faisait que
+leur député l'avait chargé de la tâche difficile de le
+représenter à cette fête de la Saint-Jean-Baptiste, il
+entra dans le vif de son sujet. Ils avaient entendu, le
+matin, le ministre de Dieu parler du passé, lui, leur
+parlerait du présent. Les enseignements du passé ne
+<span class="lef"><img alt="" src="images/44.png"></span>sont utiles qu'en autant
+qu'on sait en retenir
+ce qui peut être
+appliqué aux conditions
+présentes et l'existence
+des peuples comme individus.
+On n'apprend plus au
+jeune cultivateur à
+faucher à la faucille
+puisque la lieuse
+mécanique a remplacé ce
+procédé primitif et pénible
+de faire la moisson.
+Seulement, on lui
+rappelle que son grand-père,
+qui a accompli ce
+dur labeur, lui a donné
+une leçon d'énergie
+dont il doit s'inspirer
+pour tirer le meilleur
+parti possible des
+avantages que lui offre
+le progrès moderne. Il
+en était de même de
+l'exemple de ces martyrs
+et de ces héros
+d'autrefois dont la mémoire
+devait être honorée, sans pour cela renouveler
+les querelles et recommencer les luttes du passé, dans
+un siècle où tous les esprits éclairés admettaient la
+liberté des croyances, à une époque où des relations plus
+faciles et plus constantes entre le différents peuples
+de la terre tendaient à assurer la paix universelle,
+pour le plus grand bien de l'humanité. Le courage de
+ces héros et de ces martyrs, chacun devrait l'imiter
+dans l'effort de chaque jour pour améliorer son sort
+et celui de ses semblables, acquérir plus de connaissances
+utiles, créer plus de bonheur autour de soi.</p>
+
+<p>Le ton de ce discours était peut-être un peu trop
+élevé pour ces braves gens, qui ne voyaient pas si haut
+ni si loin. Mais Simone l'encouragea de son regard
+approbateur.</p>
+
+<p>Il dénonça les petits saints et les faux patriotes
+se proclamant les seuls défenseurs des droits des
+canadiens-français et de leur religion, afin d'exploiter
+la crédulité populaire à leur profit, tout en commettant
+sans danger les pires injustices. Pour échapper
+au triste sort que ces faux patriotes nous préparent,
+dit-il, l'on doit renoncer à l'isolement dans lequel on
+essaie de nous maintenir, fermer l'oreille aux discours
+flagorneurs de Saint-Jean-Baptiste, nous proclamant
+chaque année, au mois de juin, les seuls êtres bons,
+honnêtes, courageux, intelligents et instruits qui existent
+au monde. On ne s'y prendrait pas autrement
+pour suborner une coquette imbécile et jolie. Les hommes
+sérieux ne doivent pas se laisser aveugler par ces
+louanges mensongères. Il faut avoir le courage de
+regarder la vérité en face. Nous occupons une situation
+inférieure en ce pays et par notre faute: parce
+que l'on ne fait pas la part assez large à l'enseignement
+pratique: parce que nous avons peur de raisonner
+et de marcher avec le siècle; parce qu'on nous a
+trop longtemps habitués à vivre dans la contemplation
+du passé, ou lieu de tourner nos regards vers
+l'avenir. <i>L'Intégral</i>, un journal rétrograde qui en est
+encore à ressasser les idées du moyen-âge, n'a-t-il pas
+eu la sottise d'écrire que l'aviation était un crime
+contre Dieu, parce que si le Créateur avait voulu que
+l'homme s'élevât dans les airs, il lui eut fait pousser
+des ailes. Les véritables ennemis des canadiens-français
+sont les gens de cette espèce et non l'anglais
+entreprenant, progressiste, qui ne nous demande que
+de l'aider à faire du Canada une nation prospère et
+libre, à côté de la grande république américaine,
+accordant des droits égaux à toutes les races et admettant
+toutes les opinions religieuses et philosophiques.</p>
+
+<p>Ses auditeurs l'écoutaient avec étonnement, mais
+trouvaient qu'il parlait bien, tout de même. Ils sentaient
+confusément qu'il avait raison. Cependant, ces
+gens habitués à applaudir les périodes ronflantes et
+connues où reviennent à chaque instant les mots
+magique de <i>gloire nationale</i>, de <i>destiné
+providentielle</i>, de <i>foi de nos aïeux</i>, de
+<i>traditions glorieuses</i>, ne savaient plus que faire
+de leurs mains.</p>
+
+<p>Le jeune homme résuma brièvement sa pensée. Il
+n'était pas question d'abandonner nos coutumes française,
+nos droits reconnus par la constitution
+britannique, pas plus que ce parler de France dont nous
+avons su conserver les mâles accents, de même que
+l'exquise poésie. Personne nous demandait ce sacrifice
+qui serait une lâcheté. Ce que les vrais patriotes
+désiraient, le député de Bellemarie, entre-autre, c'était
+que nous nous armions pour les luttes de la vie, non
+avec des arquebuses à mèches, datant de l'époque de
+Samuel de Champlain, mais en nous procurant des
+armes perfectionnées modernes. En d'autres termes
+si les canadiens-français voulaient avoir leur part
+légitime dans l'exploitation des richesses de ce pays,
+et, au point de vue intellectuel, jouer le rôle dont ils
+étaient dignes par leur intelligence, ils devaient
+marcher de l'avant en se mettant au niveau de la
+civilisation des autres peuples, ou lieu de se retrancher
+derrière le mur de Chine, fait de préjugés illusoires
+qu'on aurait dû reléguer depuis longtemps au paradis
+des caravelles et des drapeaux fleurdelisés.</p>
+
+<p>Quand l'orateur se tut, les bonnes gens de Mamelmont
+lui firent une ovation. Tous ne demandaient
+qu'à s'armer comme il le leur avait dit. L'oncle Batèche
+était fier de son neveu. Il le félicita à sa manière,
+en lui disant: <i>C'est bien envoyé</i>. La tante Zoé ne dit
+rien, parce qu'elle ne savait pas quoi dire. Quant à
+Simone, elle pressa tendrement la main de Paul,
+faute de mieux.</p>
+
+<p>Le reste de la journée se passa en amusements
+variés. Il y eut des courses pour jeunes filles, pour
+garçons, pour hommes et femmes mariés, puis une
+<span class="lef"><img alt="" src="images/45.png"></span>course au cochon graissé. Ce fut le vieux
+Dumas que Paul Mirot
+avait connu à l'école,
+qui terrassa l'animal enduit
+de suif, appartenant
+au vainqueur comme
+prix de la course. Le
+pauvre homme était radieux
+et toute sa vieille face ridée s'éclairait en pensant
+que cela lui ferait du boudin et de la saucisse
+pour les fêtes de Noël et du Jour de l'An. Depuis que
+son fils l'avait quitté, sans le prévenir de son départ
+ni lui dire où il allait, le vieillard travaillait
+<i>à la journée</i> chez les cultivateurs et gagnait
+misérablement sa vie. Tout le monde était content qu'il eut
+attrapé le cochon. Après les courses, on se réunit par
+groupes pour causer de choses et d'autres et chanter
+des vieilles chansons françaises et canadiennes:
+<i>La belle Françoise qui veut s'y marier, A la claire
+fontaine, Sur le pont d'Avignon, Fanfan La Tulipe,
+O Canada, terre de nos aïeux</i>.</p>
+
+<p>La nuit venue, une belle nuit calme et tiède d'été,
+en plusieurs endroits, on alluma des brasiers ardents
+alimentés de branches sèches. Dans toutes les maisonnettes
+du village, on avait collé aux carreaux des fenêtres
+des papier transparents, bleu, blanc et rouge,
+qu'éclairaient par derrière une lampe à pétrole. Le
+coup d'oeil était féerique pour ces humbles habitants
+de la campagne, aux coeurs français. Ce fut du délire
+à l'apparition de la première fusée dans le ciel serein.
+Des cris d'allégresse s'élevèrent de partout. En même
+temps, une compagnie de <i>miliciens</i> d'occasion armés
+de fusils de chasse, arriva par le <i>chemin du roi</i> et
+vint se placer autour de l'estrade d'où on lançait les
+pièces pyrotechniques qu'à tour de rôle les notabilités
+de la paroisse et les invités venaient allumer.
+A partir de ce moment, les détonations se succédèrent
+presque sans interruption pendant plus d'une heure,
+mêlées au sifflement des fusées et aux clameurs de
+la foule.</p>
+
+<p>A onze heures, tout était fini et le village avait
+reconquis son calme habituel.</p>
+
+<p>Paul Mirot, qui s'était fait une fête de coucher
+de nouveau dans sa petite chambre sous le toit, toute
+pleine de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse,
+n'y retrouva pas le charme du passé. Simone qui
+occupait, au dessous, la chambre destinée à la <i>visite</i>
+était trop près de lui pour qu'il puisse oublier le
+présent. Et pourtant, c'était par des nuits semblables
+de clair de lune, qu'accoudé à la petite fenêtre,
+tout près, il avait fait de ces rêves merveilleux d'amour
+et de gloire, comme en font tous les adolescents quelque
+peu imaginatifs; c'était par ces belles nuits d'été,
+pleines d'étoiles, qu'il avait interrogé l'infini pour
+découvrir le mystère de la création des mondes.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/46.png"></p>
+
+<p>Il avait pressenti la puissance de Dieu, dans ces grandioses
+manifestations de la nature, d'un Dieu qui
+n'était pas celui que proclament les pouvoirs tyranniques
+pour asservir leurs semblables, d'un Dieu que
+l'on calomnie en lui attribuant des idées d'orgueil,
+de haine et de vengeance. Il tendit l'oreille pour surprendre
+les bruits qui venaient de la chambre au-dessous,
+et quand il eut entendu le lit craquer sous le
+poids du corps de Simone, il se coucha à son tour et
+s'endormit.</p>
+
+<p>Le lendemain, il pleuvait et la journée fut triste.
+L'oncle Batèche expliqua pour la millième fois à son
+neveu, son fameux projet d'exploitation de la betterave.
+Il en avait encore parlé au conseil municipal,
+à l'assemblée de juin, mais sans plus de résultat.
+Depuis vingt ans, il prêchait le même évangile,
+l'évangile de la betterave, sans être parvenu à
+convertir personne à sa croyance. Quant à la tante
+Zoé, elle parla à Simone de la <i>Confrérie des Dames de
+Sainte Anne</i> dont elle était la présidente honoraire.
+C'était une bien belle et très pieuse confrérie. Elle
+l'entretint ensuite de ses poules, qu'elle avait eu de
+la misère à faire couver au printemps; des petits
+cochons qu'on engraissait au lait de beurre et à la
+moulée, pour l'hiver; de la vache caille, la meilleure
+du troupeau, qui vêlait toujours de bonne heure et
+donnait du lait jusqu'à l'automne avancé. A cause
+de la pluie, qui ne cessait de tomber, les deux amoureux
+durent subir ces conversations sans pouvoir
+s'isoler un instant.</p>
+
+<p>Vers le soir, un fort vent d'ouest s'éleva et nettoya
+le ciel. Pendant que l'oncle Batèche allait traire ses
+vaches et que la tante Zoé pelait ses pommes de terre
+tout en faisant réchauffer la soupe, Paul et Simone
+allèrent faire une promenade dans le jardin. Ils se
+communiquèrent leurs impressions de la nuit précédente.
+Simone aurait bien voulu causer avec lui dans
+la paix sereine de la nuit. Mais, comment faire? Il
+ne fallait pas s'exposer à abuser de la confiance de
+ces coeurs simples. On résolut de rester bien sage.
+Pourtant, Paul affirmait que c'était bien joli là-haut,
+dans sa petite chambre, où par la fenêtre ouverte on
+voyait les étoiles. Et pour voir les étoiles par curiosité
+féminine, pour visiter cette petite chambre
+<span class="lef"><img alt="" src="images/47.png"></span>où le jeune homme avait
+vécu enfant, où
+il avait travaillé, douté
+de lui-même, souffert
+quelquefois, cette
+petite chambre dont
+il lui avait tant de
+fois parlé, Simone risqua
+de se compromettre.
+Après la veillée
+quand le couple Batèche
+fut endormi, pieds nus, elle se rendit auprès de
+Paul, sans faire de bruit, et elle lui apparut comme
+une vision de rêve dans un rayon de lune.</p>
+
+<p>Le mercredi, le soleil se leva éblouissant et incendia
+l'atmosphère. Dans la matinée, malgré une chaleur
+accablante, on alla se promener dans les champs où
+l'on commençait la fenaison. On respirait à pleins
+poumons l'agréable et vivifiante odeur de foin coupé.
+L'oncle Batèche se moqua de son voisin, qui était à
+faucher une grande pièce de mil, prédisant de l'orage
+à brève échéance. Quant à lui, il attendrait que la
+température se soit remise au beau fixe pour récolter
+son foin dans d'excellentes conditions. Vers les quatre
+heures de l'après-midi, on décida d'aller pêcher la
+perche et le crapet dans le ruisseau Bernier, situé à
+quelques arpents de la maison, sur le bord de la rivière.
+L'oncle Batèche accompagna son neveu et Simone.
+L'endroit était charmant, ombragé de feuillage rempli
+d'oiseaux. Parmi le nénuphars et les ajoncs émergeant
+de l'eau, montait le croassement espacé et monotone
+des grenouilles. Pas la moindre brise ne venait
+tempérer la chaleur écrasante du jour. Les deux hommes
+tirèrent de l'ombre la chaloupe qu'ils avaient
+empruntée à un voisin et tous trois tendirent leurs lignes.
+<i>Ça mord pas</i>, dit après une demi heure de silence
+attentif, le vieil homme. Et pour distraire la jolie
+compagne de son neveu, il lui raconta des histoires
+de son <i>jeune temps</i>. Un jour, il s'était déguisé en
+loup-garou pour faire peur à son voisin François, qui
+courtisait la Maritaine en même temps que lui, et se vantait
+partout de lui faire <i>manger de l'avoine</i>. Le pauvre
+garçon avait failli en crever de frayeur. Puis il lui
+parla de feux-follets, de chasse-galeries, d'un malheureux
+qui avait vendu son âme au diable et que le curé
+arracha des griffes de Satan. Bref, il lui donna une
+foule de détails intéressants sur les moeurs campagnardes
+d'autrefois.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/48.png"></p>
+
+<p>Un coup de tonnerre gronda dans le lointain. Personne
+ne s'était encore aperçu que depuis quelques
+minutes le soleil se cachait derrière les nuages. Les
+hirondelles rasaient la surface de l'eau. L'oncle Batèche,
+après avoir interrogé l'horizon qui, de l'ouest
+au sud, était d'un noir d'encre, dit: <i>On va en avoir
+une rôdeuse</i>. Les pêcheurs se hâtèrent de déguerpir.</p>
+
+<p>Quand ils arrivèrent à la maison, il faisait sombre
+comme à la tombée de la nuit et les éclairs commençaient
+à sillonner le firmament. Il était temps: de
+grosses gouttes de pluie tombaient et aussitôt le seuil
+franchi, la tempête éclata. Un torrent d'eau inonda
+la terre encore brûlante des ardeurs du soleil. La
+force de la tourmente faisait craquer la maison et
+les coups de tonnerre se succédaient presque sans
+interruption. La tante Zoé s'était agenouillée près de
+la table, sur laquelle elle avait placé un cierge béni
+allumé, tandis que l'oncle Batèche, assis près de la
+fenêtre, fumait stoïquement une bonne pipe de tabac
+canadien. Simone, s'était réfugiée dans les bras de
+Paul et à chaque éclair qui illuminait la pièce où se
+tenaient ces quatre personnes, dans des attitudes bien
+différentes, un tremblement nerveux la secouait toute.</p>
+
+<p>Tout-à-coup la maison s'emplit d'une lumière fulgurante
+en même temps qu'un bruit formidable, pareil
+à une explosion de dynamite, fit sursauter tout le
+monde. La foudre venait de frapper l'orme dont les
+branches ombrageaient le perron. Chacun se tâta,
+étonné d'être encore vivant. L'orage s'éloignait, on
+respira.</p>
+
+<p>Le soleil reparut et on ouvrit les portes et fenêtres.
+La joie de se sentir vivre est délicieuse après des émotions
+pareilles. Simone, dans une détente de toute sa
+nervosité féminine, riait sans raison. On alla examiner
+l'arbre foudroyé par l'étincelle électrique. C'était un
+bel orme, droit, majestueux, la tête en parasol, un
+vieux géant que la hache du défricheur avait respecté.
+La foudre lui avait enlevé une lisière d'écorce, du
+haut jusqu'en bas. L'orage grondait encore dans le
+lointain, et, sur le fond sombre de ce tableau magnifique
+se détachait un brillant arc-en-ciel. Toute la
+végétation, lavée, rafraîchie, resplendissait sous les
+rayons du couchant qui donnaient aux gouttelettes
+de pluie attardées à la pointe des feuilles ou suspendues
+aux brins d'herbe, des scintillements de pierreries
+semées à profusion sur l'écrin vert des pelouses
+et dans la chevelure touffue des bosquets. L'âme
+sensible de Paul Mirot en était toute émotionnée.</p>
+
+<p>C'est sous l'effet de cette émotion que le jeune homme
+proposa à sa compagne une promenade sentimentale
+au clair de lune, quant les vieux seraient couchés.
+Ils se donnèrent rendez-vous dans le jardin,
+qu'ils avaient exploré la veille.</p>
+
+<p>Durant la soirée, les amoureux écoutèrent distraitement
+l'oncle Batèche parler de son intention
+de se porter candidat à la mairie au mois de Janvier.
+Tout le monde lui assurait une élection par acclamation,
+la chose lui étant due en raison des ses services
+passés Il les entretint ensuite des élections parlementaires
+prochaines, dans la province de Québec. On
+commençait à annoncer la candidature d'un homme
+du comté contre l'honorable Vaillant, qui aurait peut-être
+de la misère à se faire réélire parce qu'on disait
+qu'il voulait détruire les curés pour faire plaisir aux
+anglais. Ses ennemis, et ils étaient nombreux, citaient
+le fait que son fils avait renié sa race en épousant une
+protestante. Il en était à énumérer le évènements
+notables de l'année: les mariages, les mortalités, les
+malheurs de l'un qui avait dû vendre sa terre pour
+payer ses dettes, les succès de l'autre prêtant maintenant
+de grosses sommes d'argent sur hypothèques,
+lorsque la tante Zoé, après avoir déposé sur la table
+le bas de laine qu'elle ravaudait, annonça qu'il était
+temps d'aller se coucher.</p>
+
+<p>Une heure plus tard, Paul était dans le jardin,
+attendant Simone, qui ne tarda pas à le rejoindre. Les
+amoureux s'éloignèrent jusqu'au bout d'une allée,
+bordée de carrés d'oignons et de concombres, où ils
+s'arrêtèrent et se dirent de si tendres choses, au clair
+de lune, que la tante Zoé, qui ne dormait pas et les
+avait suivis, en fut toute bouleversée, n'en pouvant
+croire ses yeux ni ses oreilles.</p>
+
+<p>Paul sommeillait profondément, le lendemain matin,
+lorsqu'une main un peu rude, une main qu'il connaissait
+bien, qui l'avait éveillé tant de fois dans le
+passé, lorsqu'il faisait la grasse matinée, le tira de
+son sommeil. Il ouvrit les yeux et aperçut, près de son
+lit, la figure sévère de tante Zoé. Il comprit avant
+qu'elle eut proféré une seule parole. Elle savait tout.
+Il en fut atterré. Elle le croyait perdu, avec cette
+<i>mauvaise femme</i>. Il essaya de lui expliquer l'aventure,
+le mieux qu'il put. Mais elle ne comprenait qu'une
+chose, c'est que cette femme était <i>anne salope</i>, elle
+que toute sa vie s'était montrée si réservée, même dans
+ses épanchements légitimes, avec l'oncle Batèche. Tout
+ce qu'il put obtenir, c'est qu'elle ne dirait rien à son
+oncle, qui était capable de bavarder ensuite, lui ayant
+représenté que cela nuirait à sa candidature à la
+mairie. Il lui promit, en retour, de partir le matin
+même avec sa prétendue fiancée, et de revenir seul
+ou marié, la prochaine fois.</p>
+
+<p>Dans le train, Simone pleura quand elle apprit la
+vérité. Paul avait dû tout lui dire, ne pouvant la
+tromper comme l'oncle Batèche sur le motif de ce départ
+précipité. L'absence de la tante Zoé au moment
+des adieux eut suffi, du reste, pour faire comprendre
+à la jolie veuve qu'elle était la cause de ce retour
+précipité dans la métropole.</p>
+
+<p>C'était une belle journée et la campagne était toute
+fleurie et animée le long de la ligne du Grand Tronc,
+qui les conduisait à Montréal. Quand ils arrivèrent à
+la ville, il faisait déjà une chaleur écrasante. Aux
+alentours de la gare, des italiens stationnaient
+devant leur petite voiture-glacière et criaient de
+leur voix chantante, rebelle à l'accent anglais:
+<i>Ice cream!... Ice cream!</i> Une belle fille des pays
+du soleil jouait de l'orgue de barbarie, un peu plus
+loin. Les cochers de place mêlaient leur note basse,
+mouillée de <i>gin</i>, à ce concert discordant de la rue
+et bredouillaient sans conviction: <i>Cab, Sir! Cab, Sir!</i>
+Et le bruit agaçant des tramways, le cliquetis de
+chaînes et de moyeux de lourds camions étouffaient,
+dominaient tout ce vacarme. Ce tapage incessant
+parut insupportable aux deux amoureux que venaient
+de goûter la douceur de vivre en pleine nature
+parée de toutes les splendeurs du ciel et de la
+terre. Autant le départ avait été joyeux, autant le
+retour fut triste.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/49.png"></p>
+
+<p>En montant la rue Windsor, ils rencontrèrent Jacques
+Vaillant qu'ils mirent au courant de leur voyage
+à Mamelmont, sans lui parler de l'aventure qui avait
+été la cause de leur retour à la ville avant la fin de la
+semaine. Se doutant de quelque chose, il demanda:</p>
+
+<p>--Pourquoi êtes-vous revenus si tôt?</p>
+
+<p>Simone, les larmes aux yeux, répondit:</p>
+
+<p>--C'est à cause de moi...</p>
+
+<p>Paul vint à son secours:</p>
+
+<p>--C'est la tempête d'hier, une tempête épouvantable,
+là-bas... le tonnerre... un terrible coup de
+tonnerre!</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LA VOIX DU PEUPLE</h3>
+
+<br>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/50.png"></span>La législature provinciale fut dissoute
+le vingt août et l'on fixa la date
+des élections générales dans la province
+de Québec, au dix-huit septembre, la
+mise en nomination des candidats dans
+les différents comté ruraux et dans les
+divisions électorales des villes devant
+avoir lieu le onze septembre.</p>
+
+<p>Le gouvernement, qui avait dédaigné les sages avis
+de l'honorable Vaillant pour se rallier à l'opinion du
+vieux Troussebelle, s'apercevait maintenant qu'il
+avait commis une erreur de tactique mettant son existence
+en danger. C'était ses derniers atouts qu'il
+jouait dans cette lutte, et afin de donner le moins de
+chances possibles à l'ennemi, il avait réduit à vingt-huit
+jours la période électorale. Il était trop tard
+cependant, pour s'engager dans une voie nouvelle. Les
+ministres du cabinet décidèrent de ne pas appuyer les
+candidats du groupe dont le député de Bellemarie
+était le chef. Si ces candidats parvenaient quand
+même à se faire élire et dans le cas où le gouvernement
+serait maintenu au pouvoir, on tâcherait de
+s'entendre avec eux après les élections. Quant au
+prédécesseur de Vaillant, il voulait à tout prix aller
+combattre celui dont il avait triomphé devant le
+conseil des ministres. On le laissa faire.</p>
+
+<p>Marcel Lebon, à qui on avait enlevé la direction
+politique du <i>Populiste</i>, sur les instances de
+l'honorable Troussebelle, son ennemi déclaré, se portait
+candidat dans la division Saint-Jean-Baptiste, que
+ce même Troussebelle représentait avant d'abandonner
+son portefeuille de ministre pour accepter un fauteuil
+au Conseil Législatif. Le financier Boissec, qui
+avait fondé de grandes espérances sur Lebon, caressant
+l'espoir de se faire nommer sénateur un de ces
+jours, se chargeait de défrayer les frais de l'élection
+de celui qu'il appelait son meilleur ami. Son adversaire
+était le notaire Pardevant, qui comptait sur l'appui
+de toutes les personnes pieuses et particulièrement
+sur les appels au fanatisme religieux que ne
+manqueraient pas de faire en sa faveur ses jeunes
+amis, <i>Paladins de la Province de Québec</i>.</p>
+
+<p>Dans la division Sainte-Cunégonde, Prudent Poirier
+avait un concurrent redoutable dans la personne
+du chef de la Fédération Ouvrière, le mutualiste
+Charbonneau. Cet industriel, qui traitait mal ses ouvriers
+et les exploitait sans cesse, était arrivé à la
+députation dans cette division où les prolétaires
+formaient la masse de l'électorat, par un de ces hasards
+mettant parfois en évidence la premier venu dont la
+sottise étonne d'abord et dégoûte ceux-là
+même qui l'ont poussé de l'avant. L'amateur de
+<i>piano-legs</i> avait bien des comptes à rendre à ses
+mandataires, et il n'était pas de taille à faire face à la
+musique.</p>
+
+<p>Les ennemis de l'honorable Vaillant s'étaient
+entendus pour lui choisir un adversaire, à la fois
+dangereux et humiliant, dans la personne de Boniface
+Sarrasin, ancien commerçant de volailles de la paroisse
+de Saint-Innocent, qui n'avait pas d'opinions
+politiques, mais s'engageait à appuyer les chefs que
+l'électorat de la province choisirait, soit d'un côté,
+soit de l'autre. Ce candidat incolore, sachant à peine
+signer son nom, était connu de tous les cultivateurs
+du comté, dont il avait fréquenté la basse-cour, pour
+en acheter poules, poulets et dindons. Retiré du commerce,
+on le disait riche et, bien entendu, de bon conseil.
+On venait de très loin lui emprunter de l'argent,
+à un taux d'intérêt assez élevé, ou le consulter sur
+la meilleure manière de faire couver les canards. Et
+ce n'était pas un monsieur de la ville, mais un homme
+sans prétention, vivant au milieu des citoyens de
+Bellemarie. Cette dernière considération ralliait beaucoup
+d'indifférents et d'indécis à la candidature du
+Père Boniface, comme tout le monde l'appelait depuis
+qu'il exhortait hommes, femmes et enfants qui l'approchait
+à faire pénitence afin de se préserver
+du feu de l'enfer.</p>
+
+<p>Les fidèles partisans de l'ancien ministre des Terres
+de la Couronne répétaient, à tous ceux qui voulaient
+les entendre, que le <i>bonhomme</i> Sarrasin devait redouter
+lui-même d'être rôti par le diable dans l'autre
+monde, puisqu'il avait toujours cette idée en tête. Il
+ne s'était peut-être pas enrichi avec des indulgences?</p>
+
+<p>C'est si facile, pour un commerçant, de ramasser, à la
+nuit tombante, les volailles qui s'égarent loin du
+poulailler. Et les renards ont le dos large. Du reste,
+personne n'ignorait qu'à la suite d'une retraite prêchée
+à Saint-Innocent, par les <i>Pères du Rédempteur</i>, qui
+avait fait trembler les plus vertueux des fidèles en
+les plongeant et replongeant dans l'enfer pour la
+moindre peccadille, Boniface Sarrasin avait perdu la
+raison, qu'il avait voulu jeûner pendant quarante
+jours, enfermé dans une chambre aux murs nus et
+sans lit, qu'il prenait pour le désert. On répétait que
+le curé de la paroisse était parvenu à le guérir de sa
+folie en lui faisant porter sur la poitrine un morceau
+du bois de croix et en célébrant, durant plusieurs
+semaines, le saint sacrifice de la messe à son
+intention.</p>
+
+<p>Le <i>Populiste</i> répudia d'une façon véhémente, Vaillant
+et ses adeptes, dans le but de protéger le gouvernement
+contre les attaques du parti réactionnaire.
+Ce fut en vain, car <i>La fleur de Lys</i> et <i>L'intégral</i>,
+de même que les autres feuilles bigotes, dénoncèrent le
+clan ministériel, prétendant qu'il y avait eu avant la
+dissolution des Chambres, un pacte secret signé
+entre le ministère et les ennemis de la religion.
+<i>l'Éteignoir</i> ne prit fait et cause pour personne,
+trouvant plus lucratif et plus sûr de pêcher dans toutes les
+eaux fangeuses que charrie le ruisseau électoral gonflé
+par les passions populaires. Tout en faisant aux
+candidats ministériels une lutte acharnée pour toute la
+province, les ennemis de la liberté et du progrès
+concentrèrent surtout leurs efforts contre Vaillant, Lebon
+et Charbonneau, qui n'avaient que le <i>Dimanche</i>
+pour les défendre des attaques perfides et des calomnies
+de la grande et petite presse.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant et Paul Mirot ne pouvant suffire
+à la tâche, Modeste Leblanc se présenta à point pour
+les tirer d'embarras. L'ancien reporter de l'hôtel de
+ville au <i>Populiste</i>, après avoir quitté le journal
+pour entrer à<i>l'Éteignoir</i>, qui lui offrait une
+augmentation d'un dollar par semaine, venait de perdre sa
+situation pour avoir manqué une primeur sensationnelle:
+le maire de Montréal, pris d'une colique subite, obligé
+d'interrompre la séance du conseil municipal et de
+se faire conduire chez lui en toute hâte, redoutant
+une attaque de choléra, les journaux annonçant
+depuis quelque temps que ce terrible fléau faisait des
+ravages épouvantables en Russie. Le pauvre garçon
+se désolait, sans ressources et ayant sa nombreuse
+famille à nourrir, lorsque, par hasard, il entra au bureau
+du <i>Dimanche</i>, au moment où les deux amis
+se demandaient où ils pourraient trouver un homme de
+confiance pour prendre charge du journal pendant
+qu'ils iraient appuyer leurs candidats et préparer
+sur place les comptes-rendus des assemblées politiques.
+Ils n'auraient pu trouver mieux que ce trop modeste
+mais intelligent et honnête journaliste. On le
+mit tout de suite au courant de ses nouvelles fonctions.
+Le lendemain Paul Mirot partait pour le comté
+de Bellemarie, tandis que Jacques Vaillant se disposait
+à aller combattre tour à tour, aux côté de
+Marcel Lebon, contre le notaire Pardevant, et du
+candidat Charbonneau, contre Prudent Poirier.</p>
+
+<p>La première assemblée de cette mémorable campagne,
+dans le comté de Bellemarie, eut lieu à Mamelmont.
+On était venu même des comtés voisins pour
+entendre la discussion, car on s'attendait à une belle
+joute oratoire entre l'honorable Vaillant, ancien
+ministre des Terres de la Couronne, et l'honorable
+Troussebelle, conseiller législatif, qui étaient tous deux
+de redoutables tribuns, quoique de genres différents.
+Autant le premier en imposait par sa mâle éloquence,
+sa logique serrée, son geste énergique, autant le second
+était insinuant, perfide, habile dans l'art de
+dénaturer les faits et de faire appel aux préjugés
+populaires. Le temps était beau, sans la moindre brise,
+les orateurs pouvaient se faire entendre de tout le
+monde du haut du perron du magasin Carignan &amp;
+Désourdis, malgré la foule immense qui couvrait la
+place de l'église. L'oncle Batèche eut l'honneur d'être
+désigné à la présidence de l'assemblée.</p>
+
+<p>Ce fut l'honorable Troussebelle qui parla le premier.
+Il commença par faire l'éloge de Boniface Sarrasin,
+un <i>self made man</i>, un homme de <i>basse classe</i>
+qui avait su, par son labeur incessant et son intelligence
+du commerce, se créer une vieillesse heureuse,
+tout en rêvant de consacrer ses loisirs au bien du
+pays. Puis il loua le savoir et le talent de celui qui
+lui avait succédé, pour peu de temps, au ministère.
+On fondait sur lui de belles espérances. Malheureusement,
+cet homme orgueilleux et sans doute dominé
+par des influences néfastes, dans son désir de monter
+plus haut, de jouer le rôle de dictateur, avait trahi
+ses compatriotes pour s'attirer les bonnes grâces des
+anglais. Il s'était même attaqué à nos saints évêques,
+à nos admirables institutions religieuses, aux bonnes
+soeurs, aux doux frères et aux dignes prêtres de nos
+communautés enseignantes et de nos collèges qui se
+dévouent pour l'éducation de la jeunesse canadienne-française
+et catholique. Cet homme, à la Chambre,
+dans les réunions publiques et dans son journal
+<i>Le Flambeau</i>, d'exécrable mémoire, avait poussé
+l'audace jusqu'à réclamer plus d'anglais et moins de latin
+dans nos maisons d'éducation. C'était là un crime
+abominable. Ce renégat de sa race ne méritait pas
+d'être le mandataire des braves gens du comté de
+Bellemarie, fidèles aux traditions de foi de leurs ancêtres,
+fiers d'être canadiens-français et catholiques,
+de faire partie de cette nationalité à part dans le
+Dominion du Canada, faisant l'admiration de l'univers
+entier par sa supériorité intellectuelle et morale.
+C'est en nous laissant guider aveuglément par notre
+incomparable clergé, dit-il, c'est en conservant les
+vieilles coutumes de nos ancêtres, tout en fermant
+l'oreille aux suggestions dangereuses des esprits
+progressistes, que nous conserverons cette vertu nationale,
+enviée de tous les peuples de la terre. Et surtout,
+pas de pacte avec l'anglais protestant, franc-maçon,
+ennemi juré de Notre Saint Père le Pape. Les anglais
+ne seraient rien sans nous, dans ce pays; c'est nous qui
+les avons sauvés en maintes occasions; et si l'Angleterre
+perdait la province de Québec, ce serait le
+commencement de sa décadence. Profitons des avantages
+que cette situation exceptionnelle nous offre pour
+combattre l'anglais et le forcer à capituler. C'est en
+élevant à la députation des hommes d'affaires et des
+patriotes comme Boniface Sarrasin, et honnête et
+humble serviteur de la religion et de la patrie, que les
+canadiens-français deviendront les maîtres du Canada,
+qui sait, peut-être de l'empire britannique tout
+entier, qu'ils s'empareront des places et des richesses
+trop longtemps accaparées par les anglais.</p>
+
+<p>Malgré la perfidie de l'attaque et l'odieux des accusations
+portées contre lui par l'ancien député de la
+division Saint-Jean-Baptiste, l'honorable Vaillant
+s'avança, calme et souriant, pour lui répondre. Il était
+confiant dans la fidélité braves amis de Bellemarie
+et dans l'ascendant que son éloquence de tribun
+populaire exerçait sur les foules. Il reprit la
+<span class="lef"><img alt="" src="images/51.png"></span>question, au point où son adversaire
+l'avait abandonnée et compara Troussebelle
+au Tentateur transportant le
+Christ sur la montagne et lui offrant,
+s'il voulait l'adorer, les immenses royaumes
+s'étendant à ses pieds. Autant
+le diable avait employé d'artifices pour
+séduire le Maître, autant cet homme
+s'était montré hypocrite, menteur et
+déloyal en essayant de soulever les préjugés
+religieux et les haines de race au
+profit de son candidat. L'honorable
+conseiller législatif, dit-il, a prêché la
+guerre sainte, voulant exterminer les anglais,
+puis s'emparer de l'Angleterre.
+Il rougirait de répéter de semblables
+absurdités ailleurs qu'à la campagne où ces propos
+en l'air se perdent dans le vent qui passe. Si l'anglais
+nous porte ombrage, il n'y a qu'un moyen de
+lutter d'égal à égal avec lui, quelle que soit la condition
+sociale dans laquelle nous somme placés: une
+éducation plus pratique et plus conforme aux besoins
+de notre époque. C'est le but vers lequel tendent ceux
+que demandent des réformes scolaires. Il faut que le
+contrôle de l'éducation soit placé entre les mains de
+personnes responsables au peuple et parfaitement au
+courant de la situation économique du pays. Il faut
+séparer l'instruction religieuse de l'instruction proprement
+dite, c'est-à-dire, de cette instruction non
+seulement nécessaire à l'homme pour gagner son pain
+quotidien, mais en même temps indispensable à une
+race qui--surtout dans un pays comme le nôtre--vit
+à côté d'autres races, pour conserver son prestige et
+aspirer aux destinées auxquelles elle a droit. La religion,
+quand on n'y mêle pas de politique, a un tout
+autre but, un but essentiellement spirituel: celui
+d'élever les âmes vers la Divinité pour la conquête
+d'un royaume qui n'est pas de ce monde. Qu'on enseigne
+le catéchisme, très bien! Que l'on consacre
+quelques heures à de pieuses lectures ou à la prière,
+personne n'y voit d'inconvénient. Mais si l'enfant
+n'apprend que le catéchisme et si l'homme ne sait que
+prier, sans armes et sans ressources pour les luttes
+de l'existence, il deviendra une proie facile de la
+misère et l'esclave de ceux qui, mieux avisés, ont compris
+que Dieu a donné à la créature humaine l'intelligence
+et la raison pour qu'elle en fit usage en pénétrant
+les secrets de la nature et en jouissant des biens
+de la terre. Laissons à chacun sa liberté de croyance
+et contentons-nous d'être des hommes honnêtes et
+sincères, ne cherchant que le bien et la justice, non pour
+une classe privilégiée, mais pour tous.</p>
+
+<p>L'ancien ministre des Terres de la Couronne eut
+la générosité d'ignorer Boniface Sarrasin. Cet homme
+n'était que l'instrument inconscient de ses ennemis,
+il crut plus digne de sa part de ne pas descendre jusqu'à
+lui.</p>
+
+<p>En terminant, il ajouta qu'il remettait avec la plus
+entière confiance, son sort entre les mains des braves
+électeurs du comté de Bellemarie, qui ne s'en
+laisseraient pas imposer par l'attitude dévote et les gestes
+scandalisés du trop fameux comédien chargé de la
+direction de la lutte sans merci qu'on avait décidé de
+lui faire.</p>
+
+<p>L'orateur fut chaleureusement applaudi. L'assemblée
+était conquise. Vaillant venait de remporter un
+nouveau triomphe.</p>
+
+<p>On voulait entendre le candidat du comté, parce
+qu'un candidat muet, dans la province de Québec, ça
+ne s'est jamais vu. Il faut dire quelque chose,
+n'importe quoi, des bêtises. Boniface Sarrasin ne connaissait
+que le commerce de la volaille, il en parla. Mais
+un farceur, dans l'assemblée, l'apostropha:</p>
+
+<p>--Parle donc politique, gros pansu!</p>
+
+<p>Cette interruption détermina l'orateur à résumer
+son programme politique en quelques paroles
+<i>bien senties</i>. Il s'écria:</p>
+
+<p>--Messieurs, c'est un homme comme vous autres,
+qui s'présente aujourd'hui, un homme qui a élevé des
+cochons comme vous autres. J'sus contre l'instruction
+publique. Y'a trop d'gens instruits, c'est pour ça qu'le
+foin s'vend pas plus cher. Si vous m'élisez, j'voterai
+<i>tejours</i> pour les bonnes mesures.</p>
+
+<p>Paul Mirot, obligé de répondre à cet éloquent discours,
+voyant tout le monde en belle humeur, continua
+la plaisanterie. Il dit qu'il n'avait pas l'intention de
+demander au nommé Sarrasin combien il avait élevé
+de cochons au cours de sa brillante carrière, pas plus
+que de mettre en doute sa compétence dans la direction
+d'une basse-cour, parce que cela n'avait aucun
+rapport avec les devoirs d'un député, collaborant à
+l'administration des affaires publiques et à la confection
+des lois. Puis, il s'appliqua à démontrer plaisamment
+à ses auditeurs ce qui arriverait s'ils élisaient
+cet homme aussi ignorant que piètre orateur. La
+Chambre était déjà trop encombrée de ces nullités ne
+sachant remplir leur siège qu'en s'asseyant dessus,
+sans jamais desserrer les lèvres tout le temps que durait
+la session. On citait, entre autres, le fameux Prudent
+Poirier, le député de la division Sainte-Cunégonde,
+qui, au cours du dernier Parlement, n'avait
+jamais ouvert la bouche que pour dire à son voisin,
+un irlandais: <i>Come have a drink!</i> C'est ce même
+député qui répondait un jour à un de ses électeurs
+menacé de cour d'assises, que le grand jury pouvait
+rendre un verdict de quatre manières différentes:
+<i>True Bill, No Bill, Buffalo Bill</i> et <i>Automo Bill</i>.
+C'est d'une façon aussi stupide que répondrait le gros
+Boniface, si on lui demandait un renseignement dans
+un cas semblable. Et, comment supposer qu'un Sarrasin
+ou un Poirier, le premier bon tout au plus pour la
+<i>galette</i>, le second excellent pour les poires, puisse
+toujours voter en faveur des bonnes mesures, puisque
+ni l'un ni l'autre n'était en état de comprendre les projets
+de loi soumis à la Chambre. De tels députés sont
+non seulement inutiles, mais deviennent quelquefois
+dangereux. Et il en donna un exemple des plus récents.
+Le vertueux conseiller législatif dont vous
+avez admiré comme moi la piété, il y a un instant,
+dit-il, lorsqu'il était ministre, ressemblait quelque peu
+à ces dévotes confondant--oh! bien involontairement--leur
+amour de Dieu avec l'amour humain, c'est-à-dire
+que sa main droite, toujours levée vers le ciel,
+s'efforçait d'ignorer ce que faisait sa main gauche,
+abaissée derrière son dos et recevant des gratifications
+pour ses complaisances. Or, une puissante compagnie
+de Montréal avait chargé l'honorable Troussebelle,
+non sans lui avoir mis quelque chose dans
+la main gauche, de combattre devant la législature un
+projet de loi présenté par une compagnie rivale pour
+obtenir certains privilèges, établissant ainsi une
+concurrence équitable dont le public en général, et la
+classe ouvrière, en particulier devaient profiter. Prudent
+Poirier, car c'est encore du député de Sainte-Cunégonde
+qu'il s'agit, quand le projet de loi vint
+devant la Chambre, ne prêta qu'une attention fort
+distraite au débat qui s'en suivit, n'y comprenant rien
+du tout. Ce n'est que lorsque le ministre vendu s'écria,
+avec un beau geste d'indignation: "C'est une épée de
+Damoclès que l'on veut suspendre au-dessus de nos
+têtes", que le Poirier fut brusquement secoué de sa
+somnolence habituelle. Le sentiment de la conservation
+lui donna du courage, et regardant les statues
+symboliques dominant l'enceinte parlementaire, il
+dit, d'une voix mal assurée: "Monsieur le ministre a
+raison, il ne faut pas donner d'épée aux dames en glaise
+suspendues sur nos têtes". Ce fut un succès,
+toute la chambre éclata de rire. Mais Prudent Poirier
+représentant une division essentiellement ouvrière,
+vota contre l'intérêt de ses électeurs.</p>
+
+<p>De tous côtés, on cria: <i>Hourrah pour la dame en
+glaise!--Hourrah pour le p'tit Mirot!--Hourrah pour
+notre député!</i></p>
+
+<p>L'honorable Troussebelle s'était réservé dix minutes
+de réplique, mais il lui fut impossible de se
+faire entendre. On l'appela <i>vendu</i> et il dut se retirer
+sous les huées de la foule.</p>
+
+<p>La campagne électorale débutait bien. Dans les
+autres paroisses du comté, l'honorable Vaillant et ses
+amis conservèrent l'avantage sur leur adversaires.
+Mais le jour de l'appel nominal des candidats à
+Saint-Innocent, chef-lieu du comté, il se fit un revirement
+d'opinion. Les professeurs du Collège où Jacques et
+Paul avaient fait leurs études, s'étaient déclarés
+ouvertement contre l'ancien ministre des Terres de la
+Couronne, le considérant comme un ennemi de leur
+maison d'éducation. De plus, la veille, qui était un
+dimanche, plusieurs curés des paroisses du comté de
+Bellemarie, du haut de la chaire, avaient parlé des
+oeuvres abominables et impies pervertissant la
+vieille Europe, et prédit des malheurs incalculables
+pour le Canada si les fidèles aveuglés, dédaignant les
+conseils de leurs sages pasteurs, votaient en faveur
+d'hommes perfides dissimulant sous de prétendues
+idées de liberté et de progrès, leur haine contre l'Église
+et ses institutions gardiennes de la foi et des
+traditions nationales des canadiens-français. Ces hommes
+<span class="lef"><img alt="" src="images/52.png"></span>ne pouvaient être
+que les émissaires de
+puissances sataniques
+rêvant d'enserrer dans
+leurs griffes immonde
+les descendants des héros
+de la Nouvelle-France, pour les plonger
+dans un océan de
+feu où il n'y aurait que
+pleurs et grincements
+de dents durant toute
+l'éternité. L'allusion était
+claire, personne ne
+s'y trompa. Les âmes soumises et craignant l'enfer,
+qui étaient pour Vaillant, se tournèrent contre lui.
+Ceux qui manifestèrent quelque hésitation, furent
+vite circonvenus par leurs pieuses épouses.</p>
+
+<p>L'honorable Troussebelle et ses amis sûrs qu'ils
+étaient maintenant les plus forts ne mirent plus
+de bornes à leur fureur contre l'ancien député
+du comté, dont ils voulaient empêcher la réélection.
+Le docteur Montretout était arrivé de la veille à
+Saint-Innocent, chargé de munitions de guerre, c'est-à-dire
+de dollars puisés dans la caisse électorale mise
+à la disposition des amis de la bonne cause. Durant les
+dernier huit jours au cours desquels devait se décider
+le sort des candidats, il avait reçu instruction de
+corrompre tous ceux qui se montraient indécis dans
+leur choix, <i>sur la clôture</i>, selon le terme consacré.
+Solyme Lafarce, toujours en grande faveur au <i>Populiste</i>,
+l'accompagnait, ainsi qu'Antoine Débouté, embauché
+par <i>l'Éteignoir</i>, après avoir eu maille à partir avec
+Jean-Baptiste Latrimouille, à cause de son incurable
+paresse. La colique constante dont souffrait Débouté,
+ennemie irréductible de son esprit juridique, le rendait
+presque inoffensif. Mais il n'en était pas ainsi de
+Lafarce, cherchant sans cesse la sensation et le scandale.</p>
+
+<p>Dans la division Saint-Jean-Baptiste, à Montréal,
+l'amant de coeur de la plantureuse May, avait
+préparé des coups pendables contre la candidature de
+Marcel Lebon. C'est lui, par exemple, qui eut l'idée
+d'expédier à tous les électeurs de la division un
+numéro de <i>La fleur de Lys</i>, dans lequel Pierre Ledoux
+fulminait contre la franc-maçonnerie, après avoir
+écrit au bas de l'article, au crayon bleu, le nom de
+l'ancien rédacteur en chef du <i>Populiste</i>, avec cette
+note explicative: <i>On dit qu'il en est</i>. Les cabaleurs
+réactionnaires, et surtout <i>Paladins de la Province de Québec</i>, prenant une part active dans cette
+élection, s'étaient emparés de la chose et, par ce
+moyen, faisaient une lâche cabale en faveur de
+leur vénérable ami le notaire Pardevant, payant
+des messes dans toutes les églises pour le succès de
+sa candidature.</p>
+
+<p>Paul Mirot se douta tout de suite, en apercevant
+Lafarce dans la foule, qu'il n'était pas venu pour
+rien à Saint-Innocent. Il lui fallait à tout prix un
+compte-rendu sensationnel de l'assemblée de l'après-midi.
+Les évènements, qu'il aida autant qu'il put, le
+servirent à souhait.</p>
+
+<p>Après la proclamation des candidats mis en nomination
+par l'officier-rapporteur, à deux heures précises,
+l'assemblée commença. L'honorable Vaillant, d'après
+les conventions acceptées de part et d'autre, devait
+parler le premier, ce jour-là. La noblesse de son
+maintien, sa parole sincère et éloquente en imposèrent
+quand même à la foule qui lui était en majorité
+hostile. Quand il se retira après avoir annoncé qu'il
+se réservait le privilège de répondre aux attaques de
+ses adversaires lorsqu'il les aurait entendues, des
+applaudissements assez nombreux soulignèrent ses
+dernières paroles.</p>
+
+<p>L'honorable conseiller législatif, comme d'habitude,
+pontifia et rappela les enseignements de l'Église, les
+encycliques du Souverain Pontife sur les idées modernes.
+Il noircit autant qu'il put le caractère de
+Vaillant et lui attribua des projets diaboliques. C'était
+un socialiste, sinon un anarchiste, n'osant encore
+montrer ses couleurs. Ce qu'il ne disait pas, cet homme
+le pensait. Gare aux électeurs s'ils ne voulaient subir
+le joug du protestantisme et de l'Angleterre. Et le
+bon apôtre, qui ricanait dans les poils rares de sa
+barbe décolorée, termina sa harangue en conseillant
+à ses auditeurs d'aller demander au Pape ce qu'il
+pensait de l'ancien directeur du <i>Flambeau</i>, ce
+vieillard auguste, que cet homme néfaste, qui sollicitait
+de nouveau leurs suffrages, avait fait tant de fois
+pleurer.</p>
+
+<p>Tout le monde trembla d'épouvante.</p>
+
+<p>Lorsque Paul Mirot, répondant au boniment invariable
+de Boniface Sarrasin voulut, comme dans les
+assemblées précédentes, amuser le public au dépens
+du candidat des bonnes mesures, il ne rencontra que
+de la froideur au lieu de récolter des applaudissements.
+Toutes le figures demeuraient graves et inquiètes.</p>
+
+<p>Les amis du candidat Sarrasin avaient réservé
+au docteur Montretout le côté malpropre de la discussion.
+Il s'acquitta consciencieusement de cette tâche.
+De l'honorable Vaillant, dont la vie privée état inattaquable,
+ne pouvant rien dire, il s'en prit à sa famille.
+Il parla d'abord de son fils, qui avait épousé
+une américaine dévergondée, une protestante sans
+pudeur, dont l'oncle millionnaire faisait une vie
+scandaleuse à New-York. Puis il fit allusion à Simone,
+nièce de l'ancien ministre, prétendant que
+de mauvais bruits couraient sur son compte, bruits
+auxquels n'était pas étranger le jeune journaliste,
+sans expérience et sans cervelle, qui combattait pour
+Vaillant, et qu'on venait d'entendre insulter tous les
+braves citoyens de Saint-Innocent, en essayant de
+ridiculiser l'un des leurs dans la personne de Boniface
+Sarrasin, le futur député du comté de Bellemarie.</p>
+
+<p>Mirot, au comble de l'indignation, interrompit
+l'orateur en lui disant: <i>Taisez-vous, misérable cocu!</i></p>
+
+<p>Des partisans de Vaillant, dans la foule, répétèrent:
+<i>Cocu!... Cocu!!</i></p>
+
+<p>Sans se déconcerter, tellement il en avait l'habitude,
+Montretout répliqua:</p>
+
+<p>--Oui, messieurs, je suis cocu, et je le sais depuis
+longtemps. La différence qu'il y a entre moi et ceux
+qui crient si fort, c'est qu'ils le sont, eux aussi, et
+ne le savent pas.</p>
+
+<p>Pendant l'altercation qui s'en suivit, Solyme Lafarce,
+rédigeant ses notes sur l'estrade des orateurs,
+s'éclipsa.</p>
+
+<p>Lorsque le calme se fut rétabli, l'honorable Vaillant
+voulut qualifier comme elle le méritait la conduite
+du docteur Montretout. Mais juste à ce moment, on
+vit s'avancer, en face de l'estrade, un cultivateur tenant
+en laisse un veau de printemps sur le dos duquel
+on avait écrit au pinceau trempé de goudron: <i>Vaillant
+traître à sa race</i>. La foule stupide et méchante à ses
+heures, surtout lorsqu'on exploite grossièrement ses
+préjugés, éclata en bravos. Le grand tribun populaire,
+l'homme qui avait sacrifié ses plus chers intérêts
+pour travailler au développement intellectuel de ses
+compatriotes et améliorer leur condition matérielle,
+pâlit sous l'insulte et se roidissant contre le dégoût
+qui lui montait aux lèvres, essaya de parler. Ce fut
+en vain. A chaque fois qu'il ouvrait la bouche, quelqu'un
+tirait la queue du veau qui se mettait à braire
+<span class="lef"><img alt="" src="images/53.png"></span>lamentablement. A la fin, des protestations d'élevèrent,
+des coups de poings s'échangèrent autour du
+veau et une mêlée
+générale s'ensuivit. Solyme
+Lafarce remontait sur
+l'estrade, radieux pour
+jour du spectacle qu'il
+avait sournoisement
+préparé, quand il se
+trouva face à face avec
+Paul Mirot qui lui sauta à la gorge en lui criant, la
+voix tremblante de colère: <i>C'est toi, ivrogne,
+vil souteneur, qui a fait cela!...</i> Et à plusieurs
+reprises il le souffleta en pleine figure. Le reporter du
+<i>Populiste</i> se débattit, essaya d'appeler au secours,
+mais son adversaire le saisit à bras-le-corps et l'envoya
+rouler dans la poussière.</p>
+
+<p>Le soir, on envisagea froidement la situation: elle
+n'était pas rose. L'honorable Vaillant, profondément
+affecté par les événements de l'après-midi, ne conservait
+que peu d'espoir dans le résultat final de la lutte.
+Il est vrai qu'il pouvait compter sur le ferme appui d
+la majorité des électeurs de quelques paroisses, telles
+que Mamelmont, mais dans les autres paroisses il eut
+fallu beaucoup d'argent pour contrebalancer l'effet
+des servons du dimanche et de la corruption des
+consciences par le docteur Montretout, qui achetait les
+votes à n'importe quel prix. C'était du reste, une
+manoeuvre à laquelle l'ancien ministre n'avait jamais
+voulu se prêter.</p>
+
+<p>Toute la méprisable et nombreuse catégorie d'électeurs
+pour que le mot élection veut dire bombance et
+argent, voyant que la lutte était chaude, s'en réjouissait.
+Aux élections précédentes, ces individus que
+les anglais qualifient de l'épithète méprisante de
+<i>suckers</i>, n'avaient pas eu de chance: la popularité de
+Vaillant était trop grande et, partant, la lutte trop
+inégale entre lui et ses adversaires pour que l'on en
+puisse tirer grand profit. Aussi se promettait-on de
+se rattraper, le cas échéant. C'était le moment d'agir
+et dans la soirée, à l'hôtel où se retiraient l'ancien
+député du comté et son jeune ami, tous les individus
+louches se présentèrent et demandèrent à parler à
+leur candidat. Tous protestèrent de leur dévouement
+et lui offrirent leurs services. Ils ne demandaient rien
+pour eux. Au contraire, ils étaient prêts à s'imposer
+les plus grands sacrifices pour battre cet imbécile
+de Sarrasin. Mais il y avait des petites dépenses à faire
+pour <i>l'organisation</i>, et l'on rencontrait des électeurs
+<i>ben</i> exigeants. C'était honteux de se faire payer pour
+voter, mais y comprenaient pas ça. L'un conseiller
+municipal, avec cinquante dollars, pouvait contrôler
+cinquante votes. Un autre connaissait un brave
+homme qui demandait vingt-cinq dollars, juste la
+somme dont il avait besoin pour payer un billet venant
+échu à la Toussaint, en échange de son vote, de
+ceux de ses cinq fils et d'un neveu qui restait à la
+maison. D'autres s'offrirent sans détour, comme cabaleurs
+de première force, connaissant toutes les roueries
+du métier, prêts à tout faire, même à se parjurer
+au besoin. Tout ce qu'ils demandaient, c'était <i>une
+petite reconnaissance</i>, comme qui dirait dix, quinze,
+vingt-cinq ou cinquante dollars, et puis de l'argent
+pour acheter quelques gallons de <i>whisky</i>. Il s'en trouva
+de plus cupides qui ne pouvaient se déranger à moins de
+cent dollars.</p>
+
+<p>L'honorable Vaillant les congédia tous en leur disant
+qu'il y verrait, qu'il n'avait pas encore prévu
+ces complications. Mais quand le dernier de ces écumeurs
+d'élection fut parti, il respira plus à l'aise,
+débarrassé de la présence de ces tristes individus. Il
+dit à Mirot, qui l'interrogeait du regard:</p>
+
+<p>--Ces gens-là, malgré toutes leurs protestations de
+dévouement, seront bientôt chez Sarrasin, lui offrant
+leurs services aux mêmes conditions, puis au rabais si
+le commerçant de volailles refuse de se laisser tromper
+sur la valeur de la marchandise.</p>
+
+<p>La soirée, qui fut plutôt triste, se termina par la
+lecture des journaux. Les nouvelles de la division
+Saint-Jean-Baptiste, la plus arriérée de Montréal
+étaient mauvaises. Le notaire Pardevant communiait
+tous les matins, et le public se rassemblait devant la
+porte de l'église pour le voir sortir, son livre de messe
+à la main. Il avait acquis une grande réputation de
+sainteté. Sa photographie, qu'il distribuait dans les
+familles, était placée entre la statue de Saint-Joseph
+et de la Vierge Marie. Et partout où son adversaire
+Marcel Lebon, se montrait, les jeunes <i>Paladins
+de la Province de Québec</i>, fidèles à leur mission de
+tout régénérer dans le Christ, par la calomnie et la
+violence, l'accablaient d'injures, le traitaient de mangeur
+de prêtres, l'accusaient d'être l'instrument de
+Vaillant le renégat. Et ceux-là même qui répudiaient
+ces procédés malhonnêtes, qui ne croyaient pas un mot
+des accusations portées contre lui, hurlaient avec les
+autres pour ne pas être remarqués, de crainte de s'attirer
+des ennuis. L'épicier tenait à vendre son fromage
+moisi, le marchand de nouveautés à trouver des acheteuses
+pour ses corsets doublés de satin, ses bas ajourés
+et ses pantalons à garnitures de dentelles; et,
+ainsi de suite, jusqu'au médecin du quartier qui se
+plongeait prudemment dans l'étude d'ouvrages de
+pathologie qu'il n'avait pas consultés depuis des années.</p>
+
+<p>Quant au mutualiste Charbonneau, dans la division
+Sainte-Cunégonde, il fouaillait d'importance, Prudent
+Poirier, dévoilant au grand jour tous les méfaits
+de l'industriel <i>vert-galant</i>. Devant des auditoires
+ouvriers, il démontrait que cet homme n'était qu'un vil
+exploiteur de la misère humaine, encaissant des bénéfices
+exorbitants et payant des salaires de famine
+à ses employés. Il l'accusait partout d'avoir, à la
+suggestion de Troussebelle, voté contre l'intérêt de la
+classe ouvrière à la Chambre, en s'opposant à l'octroi
+de privilèges à une compagnie concurrente d'un monopole
+dont tout le monde avait souffrir. Dans cette
+division, plus avancée que celle de Saint-Jean-Baptiste,
+les <i>Paladins de la Province de Québec</i> essayèrent,
+à plusieurs reprises, de se faufiler pour combattre
+la candidature de Charbonneau, mais ils furent
+à chaque fois hués et obligés de fuir devant
+la foule indignée et menaçante. Le candidat ouvrier,
+disaient les journaux, même le <i>Populiste</i> avait
+de grandes chances de succès. Ses amis prétendaient
+qu'il battrait son adversaire par une forte majorité.</p>
+
+<p>L'honorable Vaillant, en rejetant le journal qu'il
+venait de parcourir, dit à Mirot:</p>
+
+<p>--Si je suis défait, voilà l'homme qui appuiera
+devant la Chambre, les réformes que j'ai proposées.
+Ce sont les classes ouvrières qui nous sauveront en
+forçant le gouvernement à donner au peuple plus de
+liberté et plus d'instruction.</p>
+
+<p>Durant la semaine précédant le scrutin, les candidats
+parcoururent les différentes paroisses du comté
+de Bellemarie, et Vaillant et ses amis remportèrent
+quelques succès. Une réaction s'était faite après
+l'assemblée de Saint-Innocent et les électeurs, un
+moment ébranlés dans leurs convictions, se ralliaient
+autour de la candidature de leur ancien député. Les
+dernier jours de la bataille furent consacrés à
+l'organisation. L'ancien ministre visita ses comités et fut
+accueilli partout avec enthousiasme. Cependant, certaines
+figures connues manquaient ici et là, gagnées
+par l'argent et le <i>whisky</i> que l'on distribuait
+généreusement dans les comités de l'adversaire.</p>
+
+<p>La veille de l'ouverture des bureaux de votation,
+un numéro spécial du <i>Dimanche</i> parut à plusieurs
+milliers d'exemplaires, qui furent distribués dans la
+comté de Bellemarie, les divisions Saint-Jean-Baptiste
+et Sainte-Cunégonde. Ce vaillant petit journal
+qui avait soutenu habilement la lutte, sous la direction
+de Jacques Vaillant et de Modeste Leblanc,
+contre les journaux hostiles aux candidats réformistes,
+résumait la politique proclamée par ces hommes
+de progrès et réduisait à néant les accusations portées
+contre eux par leurs adversaires.</p>
+
+<p>Ce journal fut dénoncé par les réactionnaires, aux
+portes des églises, et des exemplaires du <i>Dimanche</i>
+furent déchirés par centaines et traînés dans la boue,
+sous les pieds de ceux qui voulaient passer pour être
+plus fervents que les autres.</p>
+
+<p>Tous ceux qui ont pris une part active aux élections
+savent que durant la nuit précédant le scrutin les
+cabaleurs sont sur pieds et que c'est souvent cette
+nuit-là que se décide le sort des candidats. On va de
+maison en maison réveiller les électeurs susceptibles
+d'être influencés par des promesses, de l'argent ou
+quelque bonne bouteille. Il y en a qui se vendent et se
+revendent deux ou trois fois entre minuit et cinq heures
+du matin. Pour éviter, autant que possible, les
+poursuites en invalidation, on emploie toutes sortes
+de moyens détournés de corruption. A la campagne, on
+achète par exemple, des oeufs à cinq dollars la douzaine,
+un coq se paye dix dollars et un cochon maigre
+vingt-cinq dollars. A la ville, on achète autre chose:
+il y a des femmes si coquettes et des hommes qui ont
+toujours quelque bibelot à vendre, quelque pièce à
+louer.</p>
+
+<p>Le lundi, dix-huit septembre, dès neuf heures du
+matin, tous les bureaux de votation furent assiégés
+d'électeurs anxieux de jeter le plus tôt possible, dans
+l'urne électorale, le bulletin marqué d'une croix en
+faveur du candidat choisi par chacun d'eux, selon
+ses convictions, par influence indue ou cupidité. Dans
+les villes on remplaça les morts et les absents dont
+les noms étaient inscrits sur les listes, par des individus
+que l'on payait de deux à cinq dollars le vote. A
+la campagne, où ces procédés étaient par trop dangereux,
+les représentants des candidats connaissant
+tous les voteurs dans chaque bureau de votation, on
+employa d'autres moyens pour violer la loi. Des bulletins
+de vote furent subtilisés, des illettrés furent
+trompé au point de voter à l'encontre de leurs opinions.
+Au bureau de votation du village de Mamelmont,
+où le candidat Sarrasin ne pouvait compter
+sur un seul vote, on fit assermenter durant les deux
+heures précédant la clôture du scrutin, c'est-à-dire
+entre trois et cinq heures, tous ceux qui se présentèrent,
+de sorte que, vu la longueur des formalités à
+remplir, plusieurs citoyens obligés d'attendre leur
+tour pour voter, furent privés de leurs droits
+d'électeurs.</p>
+
+<p>Par toute la province, les procédés les plus malhonnêtes
+furent employés, la corruption la plus effrénée
+régna au cours de ces élections générales auxquelles
+le parti réactionnaire était préparé de longue date,
+soutenu par les fédérations de sociétés religieuses et
+soi-disant patriotique, y compris les <i>Paladins de la
+Province de Québec</i>, association dans laquelle on avait
+enrôlé une multitude de jeunes gens.</p>
+
+<p>A sept heures du soir, la foule se pressait devant le
+bureau de télégraphie de la petite gare du village de
+Saint-Innocent, et devant le bureau de téléphone situé
+à quelques pas de la gare, pour apprendre le résultat
+des élections. Les messages télégraphiques et téléphoniques
+étaient apportés au comité de l'honorable
+Vaillant aussitôt qu'ils arrivaient. C'était Paul Mirot
+que recevait ces messages et les communiquait ensuite
+aux amis, de moins en moins nombreux dans la salle,
+après chaque mauvaise nouvelle reçue. A sept heures
+et demie, lorsqu'on eut le résultat du vote dans toutes
+les paroisses du comté, Vaillant et Mirot restèrent
+seuls avec un jeune homme du village qui agissait,
+depuis le commencement de la lutte, comme secrétaire
+du comité de Saint-Innocent. Ce résultat était accablant.
+Boniface Sarrasin, commerçant de volailles,
+complètement détraqué depuis la retraite prêchée par
+les <i>Pères du Rédempteur</i> dans sa paroisse, battait
+son adversaire, ancien ministre, par une majorité de
+plus de cinq cents voix. L'honorable Vaillant avait
+prévu la défaite, mais il ne s'attendait pas à un écrasement.
+Aussi, eut-il une seconde de défaillance morale.
+Une larme brilla dans son regard clair, et tendant
+la main à son lieutenant fidèle, il lui dit:</p>
+
+<p>--Mon jeune ami, je suis bien malheureux!</p>
+
+<p>Il resta à son poste, cependant, pour attendre les
+dépêches donnant le résultat des élections dans toute
+la province. Ce furent les nouvelles de Montréal que
+le télégraphe apporta les premières. Dans la division
+Saint-Jean-Baptiste, le notaire Pardevant triomphait
+avec une majorité de plus de mille voix. La défaite
+de Marcel Lebon était encore moins humiliante que
+celle de Prudent Poirier, défait par le mutualiste
+Charbonneau, de la division Sainte-Cunégonde, qui
+avait donné une majorité de deux mille huit cent
+voix au candidat ouvrier. Cette nouvelle fut une consolation
+pour le vaincu de Bellemarie. Au moins, un
+sur trois triomphait. A onze heures, le résultat final
+était connu. La prédiction de l'ancien ministre des
+terres de la couronne s'était réalisée aux trois quarts.
+Le gouvernement se maintenait au pouvoir, mais seulement
+avec une majorité de quelques sièges. Le
+recomptage des bulletins, les demandes en invalidation
+à prévoir, la défection de quelques députés passant
+à l'ennemi pouvait déterminer, d'un moment à l'autre
+la chute du ministère.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/54.png"></p>
+
+<p>Lorsque le candidat défait, accompagné de Mirot
+et du secrétaire du comité vaillant,
+sortit de la salle pour se rendre à son hôtel, la
+foule entourait la demeure de Boniface Sarrasin,
+décorée de lanternes en papier rose, et acclamait encore
+le vainqueur de la journée. Les amis mêmes de
+Vaillant, ceux qui l'avaient suivi jusqu'à la fin,
+n'étaient pas les moins ardents à manifester leur joie
+au nouveau député. La lutte terminée, tout le monde
+prétendait avoir voté pour le candidat victorieux
+dont le front imbécile s'auréolait de gloire.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/55.png"></p>
+
+<p>Devant ce spectacle, l'ancien ministre retrouva
+son énergie. Saisissant le bras du journaliste, d'une
+voix presque calme, il lui expliqua:</p>
+
+<p>--Je ne pouvais vaincre Troussebelle et ses acolytes,
+car j'avais contre moi <i>l'Ignorance, la Sottise et
+la Lâcheté</i>, les trois plus redoutables ennemis du
+genre humain. Il y a près de deux mille ans le Christ,
+le premier de philosophes humanitaires, fut trahi
+et vendu par ses apôtres, abandonné de ses disciples
+et crucifié par son peuple qu'il voulait éclairer.
+Depuis ces temps anciens, le monde a subi l'influence
+néfaste des <i>Pharisiens</i>et des <i>Judas</i>. Espérons
+qu'un jour leur règne prendra fin. Car il ne faut pas se
+décourager, et surtout ne jamais abandonner la lutte.
+Les semeurs d'idées préparent l'avenir aux générations
+futures. S'ils recueillent souvent la haine et
+la trahison en récompense de leurs peines, ils ont
+au moins la satisfaction, quant la mort arrive, d'avoir
+développé en eux la vie dans toute sa plénitude,
+en pensant, travaillant, aimant et souffrant. C'est
+pour vous, mon ami, qui êtes jeune, que je dis ces
+choses. Quant à moi, ma carrière politique est brisée
+et je suis trop vieux pour recommencer ma vie.</p>
+
+<p>Le lendemain, dans le train qui les ramenait vers
+la métropole, Mirot constata qu'en effet, l'honorable
+Vaillant était devenu vieux, sinon d'âge, du moins
+de fatigues accumulées dans les batailles sans trêve
+qu'il livrait depuis quelques années contre le fanatisme,
+l'ignorance, la calomnie, la cupidité des exploiteurs
+de peuple, l'hypocrisie triomphante. Et il
+remarqua pour la première fois, que la chevelure
+du tribun avait blanchi.</p>
+
+<p>En regardant ces cheveux blancs mettre de l'hiver
+aux tempes de l'homme qu'il admirait le plus au
+monde, le journaliste murmura entre ses dents:</p>
+
+<p>--La voix du peuple, c'est la voix des... autres.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>LA LITTÉRATURE NATIONALE</h3>
+
+<br>
+<p><i>Le Dimanche</i> cessa de paraître après les élections,
+faute d'argent. Du reste, l'honorable Vaillant, retiré
+de la politique active, n'avait plus besoin de journal
+pour le défendre. Il venait de partir pour un long
+voyage à travers l'Europe, ayant besoin de repos et
+de distractions après avoir vu s'anéantir l'oeuvre qu'il
+avait édifié péniblement, au prix de longues années
+de travail incessant. Quant à Jacques Vaillant, à demi
+gagné par les cajoleries de sa femme, la séduisante
+Flora, il songeait à aller s'établir à New-York, où
+<i>Uncle Jack</i> lui offrait une très jolie situation. Et
+Paul Mirot dont le talent était, quand même hautement
+apprécié, entra comme assistant rédacteur en chef
+à <i>l'Éteignoir</i>, à la condition qu'il ne signerait
+pas ses articles--son nom seul étant par trop
+compromettant--qui devaient être écrits dans l'esprit du
+journal. Cette condition, il l'accepta plutôt avec
+plaisir. Signer ses articles, il n'y tenait guère, puisqu'il
+était condamné jouer le rôle de machine à
+écrire pour gagner tout simplement sa vie.</p>
+
+<p>Mirot ne consentit à cet esclavage que temporairement,
+se promettant d'en secouer le joug aussitôt après
+la publication de son livre, qui le mettrait en évidence
+et lui rapporterait de l'argent. Il était convaincu
+que ce livre, auquel il travaillait depuis près d'une année,
+inspiré par Simone, marquerait une époque dans
+l'histoire de la littérature canadienne.</p>
+
+<p>Le changement qui s'était opéré dans le caractère
+de la jolie veuve, l'avait engagé à modifier quelque
+peu les derniers chapitres de son livre qui y gagnait
+beaucoup en vérité et en intérêt: cependant, l'auteur
+constatait avec chagrin et inquiétude que l'éternité
+du bonheur en amour est subordonné à bien des
+causes accidentelles et indépendantes de la volonté
+de l'homme et de la femme. Depuis le coup de tonnerre
+de Mamelmont, madame Laperle n'était plus
+la même. Et lorsqu'elle apprit que le misérable docteur
+Montretout avait osé, à la réunion électorale de
+Saint-Innocent, jeter sa liaison avec Mirot, comme
+une suprême injure, à la face de l'honorable Vaillant,
+elle en pleura longtemps de honte. Pourtant, elle
+était bien moins coupable que l'épouse de ce vil insulteur:
+elle n'avait trompé personne puisqu'elle était
+libre. Et elle essayait de se consoler en lisant ces
+vers de Victor Hugo:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>La foule hait cet homme et proscrit cette femme.</i></p>
+<p><i>Ils sont maudits. Quel est leur crime? Ils ont aimé.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Cette crise sentimentale détermina, chez elle, un
+retour vers la piété de son enfance, dont son âme
+était encore imprégnée. Les craintes superstitieuses,
+les scrupules de son éducation première combattirent
+les élans de son coeur. Certains jours, elle formait le
+projet d'aller s'enfermer dans un couvent, afin de se
+purifier par la prière et la mortification. Puis,
+brusquement, son amour reprenait le dessus et dans les
+bras de l'homme aimé, elle se livrait avec toute la
+fougue de son tempérament passionné à la volupté
+terrestre. Après ces abandons venait les repentirs et
+alors, durant un temps plus ou moins long, sa porte
+restait close pour Paul dont elle redoutait la présence.
+Le jeune homme comprenant que son bonheur
+était sérieusement menacé, luttait désespérément
+pour reconquérir Simone toute entière; mais après la
+victoire succédait la défaite, et c'était toujours à
+recommencer.</p>
+
+<p>Pour chasser la tristesse de ses trop fréquentes
+soirée solitaires, le jeune homme s'absorba davantage
+dans le travail et à la fin d'octobre son livre était
+terminé. Avant d'en livrer le manuscrit à l'imprimeur,
+il voulut connaître l'opinion de ses amis et de personnes
+compétentes sur la valeur de l'oeuvre. Car ce
+n'est pas chose facile que d'écrire un roman de plus de
+trois cents pages, et cela représente une somme de travail
+considérable, une tension d'esprit qui ne laisse aucun
+repos tant que le dernier mot n'est pas écrit au bas
+de la dernière page. Et quand on a fini, il n'y a plus
+qu'à recommencer. Il faut retrancher, ajouter, polir,
+modifier certaine situation, donner de l'élan à un
+personnage pour qu'il aille plus vite, en exécuter un
+autre que s'obstine à ne pas vouloir disparaître à
+temps, en rappeler un troisième qu'on avait perdu de vue.
+Puis, vient la correction des épreuves et l'on découvre
+sur la bande imprimée des phrases boiteuses,
+des mots que l'on jurerait ne jamais avoir écrits. Bref,
+le livre paraît et on n'est pas content: on voudrait
+avoir dit ceci plutôt que cela, on s'étonne de trouver
+des fautes dans le fond et dans la forme, des fautes que
+l'on voit comme tout le monde maintenant, et qu'on
+n'apercevait pas avant. C'était pourtant bien simple et
+on n'y a pas pensé. Le journaliste doutait de lui-même
+et sollicitait l'approbation d'esprits éclairés, afin de
+laisser le moins de prise possible à la critique malveillante
+dont son livre serait assurément l'objet.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/56.png"></span>Il fut convenu qu'un dimanche on se réunirait à
+l'atelier du peintre Lajoie, à qui Paul Mirot avait
+confié l'illustration du roman, et que l'auteur y ferait
+la lecture de son manuscrit devant les juges qu'il
+s'était choisis. Cette réunion eut lieu au commencement
+de novembre: Marcel Lebon,
+le poète Beauparlant,
+le docteur Dubreuil,
+Jacques Vaillant
+et sa jeune femme,
+mademoiselle Louise Franjeu
+et l'illustrateur formaient
+<i>quorum</i>. Simone,
+qui ne sortait plus guère
+de chez-elle que pour se
+rendre à l'église, malgré
+les instances de son amie
+Flora que l'on avait déléguée
+rue Peel, avec instruction
+de la ramener morte ou vive,
+refusa obstinément de venir.
+Elle était dans ses mauvais jours,
+ses jours de repentir, car elle avait eu encore
+la faiblesse de poser le jeudi précédent pour le dernier
+dessin de l'illustrateur du roman de Mirot. Cette
+oeuvre, toute imprégnée d'elle lui était chère et odieuse
+tour à tour, comme son auteur.</p>
+
+<p>Les auditeurs qui, au début, redoutaient quelque
+peu la longueur et la monotonie du roman, furent
+bientôt intéressés par l'originalité de l'oeuvre, la
+hardiesse des tableaux qui y figuraient, l'ingéniosité de
+l'intrigue, jointe à la finesse de l'observation se dégageant
+des faits habilement exposés. Cette lecture dura
+trois heures, sans que personne n'ait songé à s'en
+plaindre. Et, lorsque le dénouement fut connu, toutes
+les mains se tendirent vers Mirot que l'on félicita
+chaleureusement.</p>
+
+<p>Marcel Lebon, qui avait été, pour ainsi dire, le parrain
+du jeune homme lors de son entrée dans la carrière
+du journalisme, était fier de son élève. L'ancien
+rédacteur en chef du <i>Populiste</i>, le candidat défait
+dans la division Saint-Jean-Baptiste, avait brisé sa
+plume et renoncé à toute ambition politique ou littéraire.
+Le gouvernement, qui le savait au courant de
+bien des secrets compromettants pour le parti, l'avait
+casé en créant pour lui une situation de commissaire
+enquêteur sur les dossiers perdus au Palais de Justice
+de Montréal. De même, afin de dissiper la mauvaise
+humeur du financier Boissec, souscrivant des sommes
+considérables au fonds électoral, et qui avait pris
+fait et cause pour le candidat progressiste contre le
+notaire Pardevant aux dernières élections, on le
+nomma sénateur. Lebon se montra très optimiste à
+l'égard de Mirot. Il s'écria:</p>
+
+<p>--Voilà un brave garçon qui a au moins fait quelque
+chose. Le journalisme lui aura servi, il fera son chemin.
+Tandis que moi, et bien d'autres, nous n'avons
+été pendant dix, quinze ou vingt ans, que les instruments
+de politiciens accapareurs et fourbes comme Troussebelle,
+ou imbéciles comme Poirier, nous
+obligeant sans cesse à changer leurs méfaits en actes
+méritoires, leur sottise en traits de génie, par une
+gymnastique intellectuelle quotidienne et fatigante,
+aboutissant toujours à des articles élogieux. Et à la
+moindre révolte contre cette odieuse exploitation de
+l'intelligence humaine, on vous chasse, sans égard
+pour les services rendus. Je me suis porté candidat à
+le députation et tous ceux que j'avais obligé au
+<i>Populiste</i>, m'ont combattu avec acharnement, à l'exception
+de mon ami Boissec.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant, lui, n'avait pas une grande confiance
+dans l'accueil que le public en général, ferait
+au roman qui venait de le charmer. Il s'exprima avec
+la plus grande franchise:</p>
+
+<p>--Mon cher Paul, je voudrais avoir écrit ton livre
+et je n'hésiterais pas un seul instant à le publier.
+Mais il est bon que tu saches à quoi tu t'exposes. Au
+lendemain de sa publication, il te faudra d'abord
+déguerpir de <i>l'Éteignoir</i>. Tu connais aussi bien que
+moi l'esprit de ce journal qui en est rendu à se servir
+de périphrases d'une demi colonne pour éviter un
+mot de cinq ou six lettres. Du reste, le <i>Populiste</i> est,
+pour le moins, aussi convenable. Tous les journaux
+vont te traiter comme le dernier des misérables, à
+quelques exceptions près. Et je ne parle pas, bien entendu
+de <i>La fleur de Lys</i>. Ça, c'est le bouquet.</p>
+
+<p>--Mais je ne dis que la vérité.</p>
+
+<p>--C'est beaucoup trop. Puis, ton livre sort de l'ordinaire,
+c'est un genre nouveau, donc il est mauvais.
+Et constatation aggravante, on y découvre du talent,
+même de l'esprit. Pour écrire un livre qui soit digne
+d'être catalogué parmi les chefs-d'oeuvre de notre
+littérature nationale, il faut faire le niais quand on
+ne l'est pas, et se montrer autant que possible, plus
+bête qu'un autre. Ton héroïne est trop humaine pour
+ne pas être suspecte. Si tu veux qu'elle soit bien
+accueillie, donne-lui des vertus célestes. Puis, donne
+comme époux à cette vierge ignorante des choses de ce
+monde, un beau jeune homme sage et candide qui a
+bravé mille morts afin de la conquérir. N'oublie pas
+de leur faire élever ensuite de nombreux enfants, au
+moins deux ou trois douzaines, dans la pratique de
+toutes les vertus, et le respect des vieilles traditions.
+Ce sera une histoire banale, mais à la portée de toutes
+les intelligences, n'éveillant les scrupules et ne
+froissant les préjugés de personne, par conséquent,
+indifférente à tout le monde. Les petites filles la
+liront sans danger, les vieilles femmes romanesques en
+parcourront les chapitres après avoir récité leur chapelet,
+et les autres en useront pour vaincre l'insomnie.
+Peut-être aussi que, suprême récompense de l'écrivain
+chaste, doux et humble de coeur, on donnera ce
+livre en prix dans les écoles aux élèves les plus méritants.</p>
+
+<p>--Ce serait trop beau, ma modestie m'empêche
+d'ambitionner un pareil honneur.</p>
+
+<p>Le docteur Dubreuil et le poète Beauparlant prétendirent
+qu'il ne fallait pas s'occuper des journaux
+écrits par les ignorants, pas plus que des feuilles
+pudibondes rédigées par des eunuques tels que Pierre
+Ledoux. Le livre de Mirot s'adressait à la classe instruite,
+qui saurait bien l'apprécier. Le peintre Lajoie
+fut du même avis. Les lecteurs du <i>Populiste</i> et de
+<i>l'Éteignoir</i>, du reste, n'achetaient jamais de livres,
+et ceux de <i>La fleur de Lys</i>, que des livres de messe.
+Le peintre, allant chercher sur sa table où il rangeait
+ses pinceaux et ses couleurs, les numéros de la veille
+de <i>l'Éteignoir</i> et du <i>Populiste</i>, les exhiba
+comme des objets de curiosité.</p>
+
+<p>--A propos, regardez, dans ce numéro du <i>Populiste</i>,
+ce titre flamboyant sur trois colonnes: <i>Bénédiction
+d'une fabrique de tomates en conserve</i>. La chose
+est arrivée dans une paroisse des environs de Trois-Rivières.
+Et il y a le portrait du curé, du maire de la
+paroisse et de deux marguilliers. Ces pauvres tomates,
+ce qu'elles doivent être contentes! Mais il y a mieux
+que cela dans <i>l'Éteignoir</i>, qui a découvert la fameuse
+panthère de Sainte-Perpétue, d'autant plus redoutable
+que personne ne l'a jamais vue. Hier, cet excellent
+journal <i>d'information</i>, publiait le portrait de la
+famille de l'homme qui a entendu rugir la panthère.
+Vous ne me croyez pas? Lisez. Voilà!</p>
+
+<p>La plantureuse fille du brave capitaine Marshall,
+que le roman de Mirot intéressait beaucoup, n'était
+pas de tempérament à conseiller la reculade. Elle
+n'avait pas eu peur du nègre qui voulait entraîner
+son amie, un nègre bien plus dangereux que la panthère
+de Sainte-Perpétue, pourquoi Mirot, un homme
+courageux, craindrait-il les petits <i>indians</i> qui
+essaieraient de le scalper?</p>
+
+<p>L'ancienne collaboratrice du <i>Flambeau</i>, mademoiselle
+Franjeu, se rangea du côté des pessimistes. Elle
+prévoyait pour son jeune ami ce qu'avait prévu Jacques
+Vaillant. Mais son livre ne perdrait rien de sa
+valeur pour cela. On le lirait quand même et il ferait
+du bien. Une fois le grelot attaché, d'autres jeunes
+écrivains canadiens imiteraient son exemple, et qui
+sait, dans l'espace de quelques années la littérature
+canadienne, rompant pour toujours avec le genre démodé,
+datant de l'époque des romans de chevalerie,
+ferait peut-être un pas de géant.</p>
+
+<p>Le poète Beauparlant, qui se réjouissait déjà de la
+perspective de pouvoir écrire des vers sans trembler de
+frayeur, à cause d'un mot qu'on pourrait trouver <i>osé</i>,
+demanda à mademoiselle Franjeu ce qu'elle pensait
+de nos écrivains et de notre littérature, dite nationale.
+Ce qu'elle en pensait, elle le dit tout simplement.</p>
+
+<p>--Votre littérature nationale, mais elle n'existe pas,
+si je fais exception de quelques rares oeuvres
+d'écrivains et de poètes de votre pays qui ont célébré
+les héros de la Nouvelle-France et les patriotes de
+mil huit cent trente-sept. Tous les livres qu'on m'a
+signalés--je ne parle, bien entendu, que des romans--ne
+m'ont rien appris d'intéressant, d'inédit, sur
+le Canada et les canadiens. Vos romanciers n'ont
+fait qu'esquisser des idylles plus ou moins invraisemblables,
+n'ayant pas même le mérite de l'originalité.
+On a beaucoup imité le vieux roman français,
+quelquefois avec talent, ce qui démontre qu'on aurait
+pu faire mieux. Les personnages de ces romans n'ont
+rien de particulier qui les caractérisent et on ne
+découvre un peu de couleur locale que dans les descriptions
+de paysages et quelques épisodes de la vie canadienne.
+Il serait bien inutile de chercher des documents
+humains dans ces libres saturés de mysticisme
+et des plus propres à exercer une influence déprimante
+sur le lecteur et surtout à fausser l'esprit des jeunes
+filles.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant fit remarquer qu'il avait exprimé
+la même opinion à son ami Mirot, tout frais
+déballé de Mamelmont et venant faire du journalisme à
+Montréal.</p>
+
+<p>Mademoiselle Franjeu reprit:</p>
+
+<p>--Quant à vos écrivains, je me garderai de les
+juger trop sévèrement, car ceux qui ont des idées et
+de la valeur ne peuvent donner la mesure de leur talent.
+La plupart d'entre eux on fait la dure expérience
+du journalisme et appris qu'il faut dissimuler
+sa pensée, écrire souvent à l'encontre de ses opinions
+pour gagner sa misérable pitance et vivre en paix.
+Combien de jeunes gens de talent, à McGill, sont
+venus me parler de leurs projets de réforme littéraire,
+qu'ils n'ont jamais osé mettre à exécution. Il y a tant
+de chose à considérer avant de se lancer dans une
+telle entreprise: la nécessité de se créer une carrière
+autre que celle des lettres qui ne paye pas, les susceptibilités
+de la famille à ménager, de précieuses relations
+sociales à conserver dans le monde bourgeois
+et bien pensant. Et, dans tous les arts c'est la même
+chose. N'est-ce pas Lajoie?</p>
+
+<p>--Je vous crois. Depuis mon dernier voyage à
+Paris, il y a deux ans, je suis devenu <i>faiseur d'anges</i>.
+Sans blague, je ne fabrique plus que des chérubins
+assis sur des nuages.</p>
+
+<p>--L'art doit être libre. Où il n'y a pas de liberté,
+il n'y a pas d'art. Croyez vous que les artistes qui ont
+exécuté les admirables sculptures des cathédrales au
+moyen-âge, en France, auraient créé ces oeuvres impérissables
+si on avait mis un frein à leur imagination
+fantaisiste et hardie. Ils ont ciselé dans la pierre
+la chronique journalière de leur époque sans se soucier
+du qu'en dira-t-on? Michel-Ange a fait de même
+et ses peintures ont bravé la critique des siècles. Et
+Rabelais, et Brantôme, dans leurs histoires de <i>haulte
+graisse</i>, n'ont pas craint, eux, ces maîtres de la langue
+et de la réconfortante gaieté gauloise, de raconter les
+valeureuses <i>chevaulchées</i> des nobles seigneurs avec
+leurs <i>haquenées</i>, les ripailles pantagruéliques
+auxquelles se livraient leurs contemporains. En France,
+malgré les fortunes diverses par lesquelles la patrie
+a passé, malgré les changements de régime, les
+révolutions, les transformations des conditions économiques
+et sociales du peuple, tantôt opprimé et tantôt
+souverain, les écrivains et les artistes ont toujours
+conservé avec un soin jaloux leur indépendance. Les
+sénateur Bérenger de tous les temps, essayant de
+contrecarrer les manifestations de cette liberté nécessaire
+au génie créateur de chefs-d'oeuvres, n'ont réussi
+qu'à se rendre ridicules.</p>
+
+<p>Après cette réunion, lorsque Paul Mirot retourna
+chez lui, fort de l'appui moral qu'il venait de recevoir
+il était prêt à tout braver et se croyait véritablement
+un héros. Il lança même une chiquenaude vers la lune.</p>
+
+<p>Le lendemain, à <i>l'Éteignoir</i>, Paul Mirot apprit que
+le parti réactionnaire, rendu plus audacieux par le
+résultat des dernières élections parlementaires, venait
+d'assouvir sa haine en faisant destituer plusieurs
+fonctionnaires publics soupçonnés de manquer
+d'orthodoxie et n'allant pas assez souvent à la messe,
+quelques-uns d'entre<span class="mid"><img alt="" src="images/57.png"></span>
+eux ayant même négligé de faire
+leurs Pâques.</p>
+
+<p>Sous le coup de la plus vive
+indignation, il alla trouver
+son chef et lui demanda
+s'il approuvait ces destitutions.
+Voici la réponse qu'il en reçut:</p>
+
+<p>--Me prenez-vous pour un crétin, doublé d'un
+imbécile? Il n'y a pas un honnête homme, jouissant de
+toute sa raison, qui puisse approuver des mesures
+aussi odieuses et aussi arbitraires.</p>
+
+<p>--Alors, quelle est l'attitude que doit prendre le journal?</p>
+
+<p>--Approuver!</p>
+
+<p>--Approuver?</p>
+
+<p>--Mais non jeune ami, le journal, c'est autre chose.
+Voulez-vous que <i>l'Éteignoir</i>, qui représente un
+capital de près d'un million: édifice, matériel, circulation
+et annonces compris, ait le sort du <i>Le Flambeau</i>
+et du <i>Dimanche</i>? les deux seuls journaux que je lisais,
+je vous en fais mon compliment.</p>
+
+<p>L'assistant rédacteur en chef retourna s'asseoir à
+son pupitre sans ajouter un mot, jugeant inutile
+d'essayer de réfuter un pareil argument. Il en serait de
+même, du reste, pour son livre. Son chef le lirait
+avec plaisir, ce qui ne l'empêcherait pas d'en dire le
+plus de mal possible dans un article tout fulminant
+d'indignation. Quant à lui, il n'avait qu'un parti à
+prendre: donner sa démission, ce qu'il fit le jour même.</p>
+
+<p>La maison Hofffman se chargea de l'impression du
+roman de Mirot. Le jeune auteur ayant fait les avances
+nécessaires, les douze cents exemplaires de son
+livre lui furent livrés au bout d'un mois, vers le
+quinze décembre.</p>
+
+<p>Comme on s'y attendait, ce livre donna lieu à de
+nombreuses polémiques dans les journaux. La critique
+du rédacteur en chef de <i>l'Éteignoir</i> dépassa les
+espérances de Mirot. On n'eut pas traité avec plus de
+mépris le dernier voyou de la rue. Solyme Lafarce,
+dans le <i>Populiste</i>, trouva des mots magiques pour
+foudroyer l'audacieux <i>écrivailleur</i>. Quant à Pierre
+Ledoux, si justement surnommé <i>La Pucelle</i>, dans
+<i>La fleur de Lys</i>, il demanda, ni plus ni moins, aux
+pouvoirs publics de faire un exemple, de punir de la façon
+la plus sévère, cet insulteur de nos traditions les
+plus sacrées, de l'expulser, sinon du pays, au moins
+de la province de Québec. Cette province, peuplée des
+descendants du grand Saint-Louis, du bon Saint-Louis,
+si pieux et si impitoyable pour les hérétiques
+qu'il rêva d'allumer des bûchers par tout le royaume
+de France, appartenait par conséquent à l'Église,
+au Pape, et il convenait de venger le Souverain Pontife
+et notre sainte religion. Pour une intelligence se
+prétendant inspirée du Très Haut, comme celle de
+Pierre Ledoux, les contradictions n'avaient pas la
+moindre importance, pas plus que les arguments
+frappant dans le vide. Mirot n'attaquait ni le Pape
+ni l'Église dans son livre, et cet appel aux pouvoirs
+publics amusa beaucoup ceux qui connaissaient le
+roman et les gens sachant dans quel esprit était rédigée
+la feuille <i>fleurdelisée</i>. Les autres, tels que le
+notaire Pardevant, député, et tous les réactionnaires,
+y compris ces braves jeunes gens de la société des <i>Paladins</i>,
+furent convaincus que Mirot était possédé du
+diable, et ne le croisèrent dans la rue qu'en se signant.</p>
+
+<p>Tout ce bruit fait autour du nouveau roman et de
+son auteur, eut l'effet contraire de ce qu'on espérait.
+Tous les hommes libres et instruits achetèrent
+le livre. Beaucoup de femmes, même, auraient fait
+des folies pour se le procurer. Celles qui tenaient à
+conserver intacte, leur réputation de farouche vertu,
+le lurent en cachette, se gardant bien de l'avouer,
+même à leur meilleure amie. Tous les frais payés ce
+roman rapporta à Mirot environ six cents dollars.
+C'était beaucoup plus que la somme sur laquelle il comptait.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/58.png"></span> Ce que Mirot avait le moins prévu
+arriva: il devint l'homme à la mode.
+C'était la saison des fêtes mondaines,
+il fut d'abord invité à <i>euchre party</i>
+chez le sénateur Boissec, puis à une
+brillante réception chez le colonel
+Heward, ensuite chez Hercule Pistache,
+importateur de vins et de liqueurs fines,
+précisément le frère de l'incommensurable Blaise Pistache,
+secrétaire perpétuel de la rédaction, au <i>Populiste</i>. La
+famille Pistache ne figurait dans la <i>bonne société</i>
+que depuis que l'importateur avait réalisé, dans le
+commerce des vins et liqueurs alcooliques, une fortune
+d'au-delà d'un million. La grande réputation
+de sainteté et d'éloquence du Père Pistache, jésuite,
+lui avait aussi ouvert biens des portes. Les époux
+Pistache, un peu ridicules, avaient cependant une
+jeune fille charmante, leur unique enfant, que tout le
+monde adorait. Élevée en enfant gâtée, Germaine Pistache,
+à dix-huit ans, quoique un peu libre d'allures
+et de paroles, était tout à fait gracieuse et bonne.
+Elle trouva Paul Mirot beau garçon, et parce qu'elle
+le savait attaqué, calomnié, parce qu'on lui en avait
+dit beaucoup de mal, son petit coeur s'émut et elle
+l'aima. Le jeune homme surprit ce tendre émoi et en
+fut vivement touché. Il lui fit plusieurs visites. Elle
+l'attirait et il en avait peur en même temps, parce
+qu'il n'était pas libres, parce que des liens qu'il
+considérait sacrés l'attachaient à une autre femme. C'est
+alors qu'il se surprit à songer qu'il avait peut-être
+fait fausse route, qu'il aurait pu fonder un foyer, se
+créer une famille à lui, élever de beaux enfants. Mais
+il chassait vite ces importuns regrets, et son coeur
+revenait à Simone qui, elle aussi l'avait aimé parce
+qu'il souffrait et était bien malheureux, tant il est
+vrai que tous les coeurs de femmes se ressemblent.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant et sa femme, dont la beauté faisait
+sensation, étaient de toutes les fêtes auxquelles
+Mirot assistait. <i>Uncle Jack</i>, venu pour ramener le
+jeune ménage avec lui à New-York, s'amusant beaucoup
+à Montréal, avait décidé de prolonger son séjour
+d'un mois. Il méditait d'éblouir la métropole de son
+faste de millionnaire yankee avant de retourner dans
+la patrie d'Uncle Sam. Simone avait été invitée au
+<i>euchre party</i> chez le sénateur Boissec, et en acceptant
+l'invitation elle eut pu briller dans tous les salons
+fashionables, à côté de son amie l'ancienne
+étudiante de McGill, mais elle refusait obstinément
+de sortir de chez-elle, redoutant quelque allusion
+indiscrète aux événements auxquels son nom avait été
+mêlé. Du reste, sa piété d'autrefois revenue, à cause
+de l'empreinte profonde laissée dans son esprit par
+une jeunesse presque cloîtrée, l'avait reconquise toute
+entière, et Jacques Vaillant affirmait que sa belle cousine
+était perdue pour le monde, qu'elle se ferait religieuse
+un de ces matins.</p>
+
+<p>La carrière du journalisme étant fermée à Mirot,
+en se créant beaucoup de relations dans le monde, il
+espérait pouvoir trouver une situation qui lui permettrait
+d'attendre de meilleurs jours. Le sénateur
+Boissec lui avait promis un emploi dans les bureaux
+du gouvernement, le directeur d'une grande compagnie
+d'assurance voulait le prendre comme secrétaire
+particulier, un troisième l'engageait à fonder une
+revue mensuelle et lui promettait de lui fournir des
+capitaux s'il pouvait trouver deux ou trois autres
+associés. En attendant, le jeune homme occupait ses
+loisirs à ébaucher un nouveau roman. La peinture
+aussi l'intéressait, et il passait des heures à l'atelier
+du peintre Lajoie. Un jour, en arrivant chez le peintre,
+il le trouva juché sur un escabeau, en train de
+dessiner des anges, tout près du plafond, sur une
+grande toile adossée à un mur, et jurant comme un
+<i>rough-man</i> des <i>chantiers</i> de l'Ottawa. Il lui dit
+en riant:</p>
+
+<p>--Maître corbeau votre langage ternit la beauté de
+votre plumage.</p>
+
+<p>--Va au diable!</p>
+
+<p>--Venez avec moi, sublime artiste!</p>
+
+<p>--Je n'ai pas le temps. Il me faut livrer cette
+grande machine à la fin de la semaine.</p>
+
+<p>--Alors, pour ne pas vous distraire de votre travail,
+je m'en fais.</p>
+
+<p>--Imbécile. C'est justement de distraction que
+j'ai besoin pour me résigner à demeurer sur ce perchoir.
+C'est un travail machinal que je fais là, sans
+recherche d'art, une vulgaire copie. C'est ennuyeux
+comme un discours du notaire Pardevant, not' député.</p>
+
+<p>--Puisqu'il en est ainsi, je reste.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/59.png"></span> Le peintre avait bouleversé
+tout son atelier pour
+placer cette grande toile:
+divan, table, fauteuils,
+chevalets, palettes, pinceaux
+avaient été jetés
+pêle-mêle, ici et là, et une
+peinture déposée sur un
+tabouret attira aussitôt
+l'attention du visiteur.
+Cette peinture représentant
+une nymphe nonchalante,
+vue de dos, le bras
+droit levé et appuyé sur
+un arbre, chevelure en
+désordre, comme après une
+lutte suivie d'une fuite
+précipitée, ses cheveux
+abondants et soyeux lui
+couvrant toute une épaule
+et le flan. La figure
+était cachée, mais en
+examinant cette peinture
+de plus près, le coeur
+de Paul battit à se rompre.
+C'est qu'il croyait la
+reconnaître, quand même, cette femme, et plus ses
+yeux s'attachaient au tableau, plus sa conviction
+s'affermissait. C'était Simone, assurément, qui avait
+posé pour cette nymphe, avant qu'il la connut, depuis
+peut-être. Si elle l'avait trompé avec Lajoie?
+Et il souffrit cruellement, durant quelques minutes
+il connut la jalousie. Il n'avait pas le courage d'interroger
+l'homme de l'escabeau. L'atmosphère qu'il respirait
+lui devint insupportable. Il se disposait à s'en
+aller. Lajoie s'en aperçut, et lui demanda:</p>
+
+<p>--Où vas-tu donc, espèce de tourte... je veux dire
+illustre maître?</p>
+
+<p>--Je ne sais pas... J'ai des courses à faire... un
+tas de choses que j'avais oubliées...</p>
+
+<p>--A ton aise. Reviens demain, tu verras mes anges,
+ils seront épatants.</p>
+
+<p>Paul Mirot se rendit d'un trait rue Peel. C'était le
+premier vendredi du mois, la jolie veuve appartenant
+depuis quelque temps à la confrérie des dames de
+<i>Sainte-Anne</i>, avait communié le matin et n'était pas
+d'humeur à folâtrer ni à lui donner d'explications de
+nature à le rassurer de ses doutes. En l'apercevant
+elle lui dit, avec humeur:</p>
+
+<p>--Ah! je ne vous attendais pas.</p>
+
+<p>--C'est ainsi que tu me reçois maintenant?</p>
+
+<p>--Vous avez été la cause de ma perte. Vous êtes
+l'image vivante de mon péché. Oh! que je suis malheureuse!</p>
+
+<p>Il se contint, essaya de lui faire entendre raison:</p>
+
+<p>--Mais mon amie, ce n'est pas sérieux. Moi qui t'ai
+aimée jusqu'à vouloir t'épouser. Pourquoi n'as-tu pas
+voulu?</p>
+
+<p>--Les hommes sont tous des misérables! Maintenant,
+c'est fini... Il faut nous séparer... Je l'ai promis
+à mon confesseur.</p>
+
+<p>--Ton confesseur se met le nez où il n'a pas
+d'affaires.</p>
+
+<p>--Je vous défends de parler ainsi, chez-moi. Vous
+attirez la malédiction du ciel sur nous deux... Il m'a
+parlé aussi de ce livre, de ce roman que j'ai inspiré à
+votre imagination corrompue, de ce mauvais livre
+dont je porte ma part de responsabilité devant Dieu,
+pour tout le mal qu'il a déjà fait et qu'il fera.</p>
+
+<p>Elle se leva brusquement, se dirigea vers une petite
+bibliothèque contenant de nombreux volumes qu'ils
+avaient lus ensemble, et prenant le livre de Mirot sur
+le rayon où elle l'avait placé, elle le déchira devant
+lui, en s'écriant:</p>
+
+<p>--Tu crois avoir du talent, tu n'as que le génie
+du mal.</p>
+
+<p>Il eut l'impression que c'était son coeur qu'elle
+déchirait rageusement de ses jolies mains assassines.
+Ainsi souffleté en pleine figure, le sang lui monta à
+la tête, il chancela. Puis, faisant appel à toute son
+énergie pour maîtriser sa colère en même temps que
+sa douleur, il se sauva sans lui dire un mot d'adieu.</p>
+
+<p>Rendu chez-lui il pleura, songeant à l'irréparable.
+On n'avait pas seulement brisé sa carrière parce qu'il
+s'était montré franc et avide de liberté et de justice,
+c'était, par un raffinement de cruauté inouïe, son soutien
+moral, cette femme qu'il avait chérie plus que
+tout au monde, qu'on lui arrachait, qu'on lui volait
+pour en faire une malheureuse comme lui.</p>
+
+<p>Le lendemain, fatigué, abattu par une nuit d'insomnie,
+il se rendit quand même chez le peintre. Son
+intention était bien arrêtée. Que Simone fut innocente
+ou coupable, il achèterait le tableau pour lequel il
+était convaincu qu'elle avait posé. Il retrouva Lajoie
+juché sur son escabeau, mettant de la couleur aux
+ailes des anges. Il n'y prêta aucune attention.
+Saisissant la toile convoitée, il demanda:</p>
+
+<p>--Combien pour cette peinture?</p>
+
+<p>Le peintre, qui ne s'attendait guère à faire de vente
+ce jour-là, descendit de son escabeau avant de répondre
+à la question qu'on<span class="rig"><img alt="" src="images/59a.png"></span>
+lui posait. Il prit le petit
+tableau des mains du
+jeune homme, le mit bien
+en évidence, en pleine
+lumière, et lui dit:</p>
+
+<p>--Ça, mon vieux, c'est
+deux cents dollars, si tu
+me trouves un amateur.</p>
+
+<p>--L'amateur, c'est moi.</p>
+
+<p>--Ce n'est plus la même
+chose. Pour toi, ce ne sera
+rien. Je te le donne en
+paiement des articles élogieux
+dont tu m'as bombardé dans
+<i>Le Flambeau</i>
+et <i>Le Dimanche</i>. Ces articles m'ont fait
+beaucoup de bien: ils m'ont débarrassé d'une
+bande de crétins qui venaient m'ennuyer
+chaque jour, et m'ont valu quelques commandes
+en plus. C'est tout de même un joli cadeau.
+Regarde-moi cette ligne, ce velouté, cette pose
+gracieuse de lassitude.</p>
+
+<p>--Je voudrais bien connaître le modèle qui a posé
+pour cette nymphe.</p>
+
+<p>--Bah! une vulgaire <i>pétasse</i> aujourd'hui. Tu es
+en retard. Autrefois, quand elle m'a posé cette
+<i>bonne-femme</i>, elle était fort gentille. Oh! si elle avait
+voulu m'écouter. Mais elle a eu le malheur de rencontrer
+Solyme Lafarce, qui l'a entraînée dans la débauche
+la plus crapuleuse. Je n'ai plus voulu la recevoir,
+je l'ai flanquée à la porte.</p>
+
+<p>--Serait-ce la belle May, de la rue Lagauchetière?</p>
+
+<p>--Tu la connais?</p>
+
+<p>--Solyme Lafarce a voulu me la faire connaître,
+un soir que nous l'avons rencontré, Jacques et moi,
+et qu'il était gris.</p>
+
+<p>--Et puis après?</p>
+
+<p>--Après, je l'ai vue passer dans la rue. Et c'est tout.</p>
+
+<p>--Tant mieux pour toi.</p>
+
+<p>Paul Mirot ne voulut pas accepter ce cadeau, prétextant
+que ce serait de l'indélicatesse, qu'il n'y tenait
+pas tant que cela, qu'il plaisantait. Et puis, il n'était
+pas encore assez riche pour se monter une galerie de
+peintures. En réalité, cette oeuvre magnifique lui était
+odieuse maintenant. Qu'il ait pu se tromper à ce
+point, de confondre Simone avec cette vulgaire prostituée,
+cela lui paraissait monstrueux, inconcevable.
+La crise qu'il traversait égarait son esprit et l'empêchait
+de faire ce simple raisonnement, que la beauté
+est un don naturel qui échoit tout aussi bien à la
+plus misérable des femmes qu'à la plus digne et à la
+plus aimée.</p>
+
+<p>Lajoie se demanda si le <i>jeune maître</i> était devenu
+subitement fou et lui dit:</p>
+
+<p>--Tu m'épates, mon garçon. On dirait que tu viens
+d'apprendre qu'une vieille tante, dont tu convoitais
+l'héritage, n'est pas morte... Mais je suis bon prince,
+cette toile est à toi. Tu viendras la chercher un autre
+jour, si le coeur t'en dit.</p>
+
+<p>Lajoie remonta sur son escabeau et Paul Mirot s'en
+alla.</p>
+
+<p>Dans la rue, le froid vif de l'hiver lui fit du bien.
+Il était furieux et content à la fois: content de ne
+plus douter de la fidélité de Simone, et furieux contre
+cette May ayant si odieusement profané sa beauté
+après avoir posé pour une oeuvre qu'il avait cru fait
+de la grâce de celle qu'il aimait toujours.</p>
+
+<p>Et il se souvint que dans son livre il réclamait plus
+de protection et plus de pitié pour ces malheureuses
+victimes de conditions sociales dont elles n'étaient
+pas responsables, vouées au vice par la perfidie et
+l'égoïsme des uns, l'hypocrisie et les préjugés des
+autres.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>UN BAL A L'HOTEL WINDSOR</h3>
+
+<br>
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/59b.png"></span>Le millionnaire Jack Marshall, qui était
+venu passer les fêtes avec sa nièce Flora
+et son neveu canadien, comme il l'avait
+promis, ne voulait pas quitter la métropole
+de la province de Québec sans éblouir
+la société montréalaise de sa munificence
+en même temps que de la beauté de
+sa nièce. Il voulait aussi remplir magnifiquement
+son devoir de galant homme en
+rendant les politesses qu'il avait reçues.
+Il décida donc de donner un grand bal à
+l'hôtel Windsor, le quatre février, et d'y
+inviter tout ce que Montréal comptait de
+mondains, de mondaines et de personnages
+connus y compris les journalistes,
+même Pierre Ledoux qui s'empressa de refuser l'invitation,
+comme si cela eut été un piège que satan lui
+tendait.</p>
+
+<p>On limita à deux mille le nombre des invitations,
+qui furent presque toutes acceptées. La plupart des
+invités ne connaissaient le millionnaire que pour
+avoir entendu parler de cet aventurier de la finance,
+célèbre sur tout le continent américain et même en
+Europe, par ses audacieux coups de bourse. On s'attendait
+à une éblouissante fête dans le magnifique et
+spacieux hôtel du square Dominion. Le bruit courait
+que ce riche étranger avait résolu de dépenser vingt-cinq
+mille dollars pour faire de ce bal quelque chose
+de féerique et dont on parlerait longtemps. Durant
+les huit jours précédant le bal, cet événement annoncé
+partout fit l'objet de toutes les conversations. Les
+hommes en causèrent dans leurs moments de loisirs
+et les femmes dépensèrent des sommes folles pour
+leur toilettes. Jamais encore on avait vu pareille
+animation dans les magasins élégants, chez les couturières
+en vogue où on travaillait jour et nuit, et les
+recettes de la huitaine furent une véritable moisson
+de billets de banque.</p>
+
+<p>Madame Laperle avait refusé d'assister à ce bal,
+malgré les supplications de son cousin Jacques Vaillant
+et de l'ancienne étudiante de McGill, devenue sa
+cousine, qui devait être la reine de la fête. Paul Mirot
+ne put intervenir pour user de son influence auprès
+de la jolie veuve, ayant résolu, après la scène pénible
+qui avait déterminé sa rupture avec Simone de ne
+plus se présenter chez-elle sans y être appelé. A certains
+moments, il espérait encore; d'autres fois, il se
+disait que tout était bien fini entre eux.</p>
+
+<p>Autant pour échapper à l'obsession de cette pensée
+que c'en était fait de son amour, que par désir de
+contempler un spectacle unique, le jeune homme accepta
+l'invitation qui lui fut adressé, et décida qu'il irait
+seul au bal du Windsor. Il se doutait bien un peu
+aussi, qu'il y rencontrerait une jeune fille qui, depuis
+quelque temps, n'était pas tout à fait étrangère à sa
+pensée lorsqu'il se laissait aller à des rêves vagues
+de bonheur futur, cette Germaine Pistache, si jolie,
+au coeur ingénu, dont les yeux tendres lui avaient
+révélé un secret que ses lèvres n'osaient encore murmurer.
+Il est vrai qu'il n'avait rien fait pour provoquer
+un aveu.</p>
+
+<p>Vers les huit heures du soir, le quatre février, Paul
+Mirot venait de mettre son habit et se préparait à
+sortir afin de passer chez le fleuriste avant de se rendre
+à l'hôtel Windsor, lorsqu'on frappa à sa porte.
+Croyant qu'il s'agissait de la visite d'un ami importun,
+il alla ouvrir avec peu d'empressement, et
+ce fut une femme qui entra. Cette femme, toute
+emmitouflée, car il faisait grand froid, il crut la
+reconnaître sans pouvoir la nommer. Il lui demanda:</p>
+
+<p>--Que désirez-vous madame?</p>
+
+<p>--Je vous apporte une lettre... la voici.</p>
+
+<p>Il prit l'enveloppe qu'elle avait retirée d'une des
+poches de son manteau et la décacheta. C'était une
+lettre de Simone. Elle lui demandait de ne pas aller
+à ce bal, au nom de leur ancien amour. Elle savait
+bien qu'elle n'était plus rien pour lui, que leur bonheur
+brisé, mais elle regrettait la scène de l'autre
+jour, elle voulait lui en demander pardon avant la
+séparation définitive. Elle l'attendait. Il hésita un
+instant. Son coeur lui disait de renoncer à cette femme
+qu'il avait tant aimée et qu'il était peut-être encore
+temps d'arracher à la détresse morale dans laquelle
+elle se débattait. Mais son orgueil d'homme blessé
+dans sa dignité et ses sentiments les plus chers lui
+parla un autre langage. Il se dit aussi que s'il pardonnait
+trop vite, Simone attacherait moins de prix
+à ce pardon, que le remède ne serait pas assez énergique
+pour la guérir, qu'après l'avoir reconquise, il
+la perdrait de nouveau. Et puis, pouvait-il maintenant
+se dérober, ne pas paraître à ce bal? Ce serait faire
+injure à son meilleur ami, et à Flora qui s'était toujours
+montrée très aimable pour lui. Il répondit donc
+à madame Laperle qu'il ne pouvait se rendre à son
+désir sans manquer aux règles les plus élémentaires
+de la courtoisie, sans trahir l'amitié. Il lui dit en
+même temps qu'il s'empresserait de se rendre chez
+elle le lendemain, prêt à tout oublier si elle voulait
+recommencer leur vie si heureuse d'autrefois.</p>
+
+<p>Au moment où la messagère allait se retirer, le
+jeune homme lui demanda:</p>
+
+<p>--Depuis combien de temps êtes-vous chez madame
+Laperle? Il me semble vous avoir déjà vue.</p>
+
+<p>--C'est possible. J'étais couturière autrefois et j'allais
+chez les <i>pratiques</i>. J'ai habillé madame Laperle
+durant plusieurs années.</p>
+
+<p>--Ah! c'est vous alors... Je me souviens: le cousin
+Baptiste qui s'est noyé par amour.</p>
+
+<p>--Oui, c'est moi, madame Moquin.</p>
+
+<p>Elle lui raconta que son mari, Dieudonné, s'était
+mal conduit, qu'il avait imité la signature de son patron,
+ce qui l'obligea à se sauver à Chicago pour
+échapper à la justice. Afin de racheter les billets
+contrefaits, elle vendit tout ce qu'elle possédait et alla
+rejoindre le fugitif. Le misérable la fit travailler pour
+le nourrir et lui procurer de l'argent. Il essaya de
+l'induire à la débauche, elle s'indigna. Voyant qu'elle
+persistait dans son refus de se prostituer aux clients
+qu'il lui amenait, il la chassa et s'associa à une autre
+femme plus complaisante. C'est alors qu'elle revint
+au Canada, pauvre, misérable, anéantie. Le hasard
+lui fit rencontrer madame Laperle, qui l'avait prise
+à son service en attendant de lui trouver une situation.
+Sans le secours de cette femme charitable, elle
+serait peut-être morte de misère.</p>
+
+<p>Cette lamentable histoire émut profondément le
+jeune homme. Il fut sur le point de changer d'avis,
+de reprendre sa lettre. Cette abandonnée, cette
+malheureuse, lui faisait penser à l'autre abandonnée.
+Mais l'ancienne couturière de Simone était déjà dans
+l'escalier et il eut honte de la rappeler.</p>
+
+<p>Dès neuf heures, les passants traversant le
+square Dominion, sous la neige qui commençait à
+tomber, furent éblouis par les guirlandes de lampes
+électriques embrasant la façade de l'hôtel Windsor,
+projetant son rayonnement jusque sur le dôme de la
+cathédrale, imitation de Saint-Pierre de Rome. Les
+gens du peuple, d'origine anglaise, se disaient que ce
+pouvait bien être le roi d'Angleterre, arrivé incognito,
+afin de surprendre ses fidèles sujets du Canada; ceux
+d'origine française et catholique parlaient du Pape
+persécuté venant demander asile et protection aux
+canadiens.</p>
+
+<p>Vers les neuf heures et demie, les invités commencèrent
+à arriver. Une escouade de police en grand
+uniforme, faisait le service d'ordre. Il y eut bientôt
+encombrement d'équipages et les <i>policemen</i> durent se
+multiplier pour faire avancer chaque voiture à son
+tour, devant l'entrée principale de l'hôtel. Ce défilé
+dura près de deux heures. Dans le hall, un immense
+vestiaire avait été installé et toute une armée de laquais
+était à la disposition des hôtes du millionnaire.
+L'immense et somptueuse salle, dite des banquets,
+orné de gerbes de fleurs naturelles embaumant
+l'atmosphère, de plantes exotiques, de faisceaux de drapeaux
+ou le tricolore fraternisait avec l'<i>Union Jack</i>
+et le <i>Stars and Stripes</i>, avait était été convertie
+en salle de bal. Le buffet, abondamment pourvu de mets les
+plus exquis et de fine champagne, de punch et de
+sorbets occupait tout un pan de mur, près de la galerie
+des dames. Les salons du premier étage étaient
+également à la disposition des invités.</p>
+
+<p>A l'entrée de la grande salle se tenaient la belle
+Flora et <i>Uncle Jack</i>, recevant leurs invités. Si les
+hommes étaient éblouis par la beauté sculpturale de
+la superbe américaine, coiffée d'un diadème de pierres
+précieuses que son oncle lui avait donné comme
+<i>Christmas present</i>, les femmes, après avoir détaillé
+sa toilette, d'un coup d'oeil rapide, portaient plus
+d'attention à cet oncle millionnaire dont chacune enviait
+la richesse. Quant à Jacques Vaillant, il agissait
+en quelque sorte comme maître de cérémonie, et
+il ne s'était jamais vu pareille corvée.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/60.png"></span>Lorsque Paul Mirot, très élégant,
+une fleur sur le revers de son habit,
+vint présenter ses hommages à la maîtresse
+de céans et féliciter M. Jack
+Marshall sur le succès de la fête, il
+rencontra la famille Pistache, arrivée
+en même temps que lui. Germaine lui
+lança un regard des plus flatteurs
+pour sa vanité, et s'emparant de son bras, sans plus
+se soucier de ses parents, elle se perdit avec lui dans
+la foule des habits noirs et des épaules nues.</p>
+
+<p>A onze heures, l'orchestre dissimulé<span class="rig"><img alt="" src="images/61.png"></span>
+derrière un bosquet de plantes
+vertes, attaqua les premières
+mesures d'un quadrille et le bal
+commença. Puis, valses, two-steps
+schottiches, lanciers se succédèrent
+presque sans interruption. On dansa
+même le tango et le turkey trot.
+De nouveaux danseurs remplaçaient
+ceux qui allaient se rafraîchir,
+manger quelque chose au buffet,
+ou bien causer dans les salons.
+Le spectacle était à la fois suggestif et magnifique de
+voir tous ces couples enlacés tournoyer, gracieux,
+dans cette atmosphère grisante d'odeur de femme et
+de parfum, de fixer toutes ces épaules blanches, tous
+ces bras potelés, toutes ces tailles onduleuses, tous
+ces yeux brillant de plaisir, toutes ces figures à demi
+pâmées de danseuses s'abandonnant à la griserie de
+la minute présente, sous l'étreinte de leurs danseurs.
+Les violons rythmaient des caresses et les notes stridentes
+des cuivres sonnaient la charge.</p>
+
+<p>Plus d'une liaison s'ébaucha durant cette nuit de
+bal et plus d'une jeune fille laissa quelque peu friper
+sa robe blanche.</p>
+
+<p>Flora, qui était revenue vers Jacques après avoir
+valsé à son gré, lui indique Paul Mirot dansant
+encore avec la petite Pistache:</p>
+
+<p>--Oh! ils vont bien.</p>
+
+<p>--L'oncle Jack va bien mieux.</p>
+
+<p>--Où est-il?</p>
+
+<p>--Je n'en sais rien. Mais je l'ai vu, il y a environ
+une heure, penché sur la poitrine opulente de madame
+Montretout. Ils sont disparus ensemble. C'est scandaleux...
+une si honnête femme!</p>
+
+<p>Le peintre Lajoie, qui avait bu quelques coupes de
+Champagne frappé, au buffet, simulant la frayeur,
+se présenta devant eux, en s'écriant avec des gestes
+comiques:</p>
+
+<p>--Ah! mes amis, au secours! Sauvez-moi! Cet homme-là
+c'est Gargantua en personne. Il va m'avaler.</p>
+
+<p>Jacques lui demanda:</p>
+
+<p>--Où est-il cet homme extraordinaire?</p>
+
+<p>Et le peintre le lui désigna d'un geste sévère:</p>
+
+<p>--Cet homme mange et boit depuis onze heures,
+à la même place.</p>
+
+<p>--Mais, c'est Blaise Pistache, secrétaire de la
+rédaction du <i>Populiste</i>, devenu échevin et président de
+la <i>Ligue de l'Est de la Société de Tempérance</i>. Tout
+le monde le connaît. Depuis vingt ans il <i>trimballe</i> son
+imposante bedaine et son fessier rasant le trottoir,
+rue Saint-Jacques, de la Côte Saint-Lambert à la
+Place d'Armes. Il arrête tous les passants pour les
+entretenir de ses idées nouvelles sur la morale, le
+commerce et l'agriculture, dont il est l'inventeur.
+Lorsqu'il se porta candidat à l'échevinat, il y a un
+an, dans un quartier canadien-français dont la population
+mercenaire est peu éclairée, il fit sa campagne
+en comparant les mères canadiennes à la mère du
+Christ pleurant au pied de la Croix, parce que leurs
+fils serait crucifiés s'il n'était pas élu, et, il expliquait
+que le conseil de ville, vendu aux anglais, qui, en
+mil huit cent trente-sept, sont entrés dans les églises
+et ont fait boire leurs chevaux dans les bénitiers,
+permettait aux orangistes de parader dans les rues
+de Montréal et de mettre tout à feu et à sang. On le
+crut et il fut élu par une forte majorité.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/61a.png"></span>--C'est très joli cela. Mais vous ne pourriez jamais
+deviner ce que cet homme vertueux me disait tantôt?
+Que ce bal est inconvenant: les femmes sont trop décolletées,
+les danses impudiques. Pour n'en rien voir
+et préserver son âme de toute pensée coupable, il
+tourne le dos aux danseurs et s'absorbe dans les pâtés
+de foie gras qu'il trouve orthodoxes et délicieux en
+les arrosant de champagne. Il a voulu m'expliquer en
+quoi la danse est contraire aux bonnes moeurs et je
+me suis sauvé, pour échapper au supplice.</p>
+
+<p>--Quand j'étais au <i>Populiste</i>, je m'en
+suis fort bien tiré un jour qu'il voulait
+m'entretenir du perfectionnement
+de la culture du tabac dans la province
+de Québec, afin d'obtenir une production
+suffisante et de qualité telle
+que nos fabricants de cigares ne seraient
+plus obligés d'employer le tabac
+des Antilles. Je l'interrompis pour lui
+demander: "Vous avez visité ces pays merveilleux?--Non,
+mais je connais leur histoire.--Alors, que pensez-vous
+des femmes à Cuba?--Polisson!" Et le voilà
+parti, furieux, idiot. Demandez-en des nouvelles à
+Mirot, qui assistait à la conversation.</p>
+
+<p>La libre américaine, que cette histoire avait beaucoup
+amusée, apercevant le jeune homme dans la
+foule des habits noirs, s'exclama:</p>
+
+<p><span class="rig"><img alt="" src="images/62.png"></span>--Il vient de ce côté... Oh! mais il n'est pas seul.
+Il est avec la nièce de cet homme qui mange beaucoup.</p>
+
+<p>Paul Mirot, un peu pâle, voulut dire un mot à ses
+amis, en passant, mais Germaine, que l'avait complètement
+accaparé, l'entraîna vers le buffet où ils se
+trouvèrent face à face avec Blaise Pistache. Le secrétaire
+de la rédaction au <i>Populiste</i>, fit un assez bon
+accueil au jeune homme,
+pour ne pas froisser sa nièce. Il se permit cependant
+quelques recommandations
+dont cette enfant gâtée se
+moqua lorsqu'elle se perdit
+de nouveau dans la vaste salle
+après avoir grignoté
+quelque chose, au bras de
+Paul qu'elle emmenait à la
+recherche d'un coin discret
+de salon. Le gros homme, en
+les regardant s'éloigner, se
+soulagea d'un mot familier:</p>
+
+<p>--<i>Déplorable! Déplorable!</i></p>
+
+<p>Et il se remit à boire et à
+manger sans plus se soucier
+de personne.</p>
+
+<p>Germaine Pistache avait
+en tête une idée qui dominait
+toute autre préoccupation, celle d'amener le jeune
+homme à lui déclarer qu'il l'aimait; car, malgré sa
+réserve polie, Paul n'était pas indifférent à son charme
+captivant de jeune fille, elle le savait, elle était
+déjà trop femme pour ne pas pressentir cet amour,
+pour ne pas comprendre que cette froideur n'était
+qu'une discrétion voulue, de la méfiance, peut-être. Sur
+le divan dissimulé par une tenture, où ils s'étaient assis,
+Germaine se montra câline, enveloppante, ses yeux
+brillaient d'une flamme amoureuse, elle perdait la tête,
+un peu. Et, lui, allait la prendre dans ses bras, lui dire:
+"Je t'aime", lorsque des pas se rapprochèrent, des
+voix d'hommes rompirent le charme. C'étaient deux
+échevins qui causaient derrière la tenture. L'un disait:</p>
+
+<p>--Cette question de gondoles me paraît bien
+compliquée. Enfin, pourquoi demandes-tu des gondoles au
+parc Lafontaine?</p>
+
+<p>Et l'autre représentant le quartier aux gondoles,
+répliqua:</p>
+
+<p>--Ce sont mes électeurs que le veulent. Moi, je ne
+connais pas ça. Mais j'ai une idée.</p>
+
+<p>--Ah!</p>
+
+<p>--Si la ville en achetait un couple?</p>
+
+<p>--Un couple!</p>
+
+<p>--Oui, un couple de gondoles, elles pourraient se
+reproduire et ça coûterait moins cher.</p>
+
+<p>Un éclat de rire formidable fit sursauter les amoureux
+qui s'enfuirent, sans être vus des échevins discutant
+une aussi grave question.</p>
+
+<p>Rentrée dans la salle de bal, la jeune fille voulut
+danser encore. Ses parents, qui ne savaient rien lui
+refuser, consentirent à la laisser aux soins de Mirot,
+qui la reconduirait chez-elle, et s'en allèrent, confiants
+dans l'honnêteté de leur unique enfant.</p>
+
+<p>Il était tombé beaucoup de neige durant la nuit et
+il faisait une tempête effroyable. C'était le <i>coup de
+février</i>. Devant l'hôtel et dans la rue Windsor, le
+vent d'ouest descendant des hauteurs du Mont Royal,
+balayait la neige en tourbillons aveuglants, ce qui
+rendait la circulation difficile. Les tramways mêmes
+étaient enneigés et ne passaient plus. La maison des
+Pistache se trouvait située très loin, dans le haut de
+la rue Saint-Denis, et le trajet de l'hôtel Windsor à
+cet endroit dura plus d'une heure, à cause de l'obstruction
+des rues par les bancs de neige. Au fond de la
+voiture, Germaine, toute frissonnante, s'était laissée
+envelopper dans les bras de Paul et paraissait bien
+heureuse. Oh! vivre ainsi, toute la vie, s'appuyant l'un
+sur l'autre dans les bons comme dans les mauvais
+jours, être deux et ne faire plus qu'un en attendant
+qu'un troisième arrive pour les lier davantage, les
+unir plus étroitement. Le mot qui aurait pu amener
+la réalisation de ce désir d'une existence meilleure et
+plus douce, faire réelle cette vision de bonheur, vint
+plusieurs fois sur les lèvres du jeune homme, mais il
+ne le dit pas. L'ombre de Simone était entre eux, les
+séparait. Le moment n'était pas venu. Il fallait
+attendre encore. Cette ombre, il la voyait se dresser devant
+lui, menaçante et accusatrice: c'était le dos du
+cocher juché sur son siège, du cocher jurant quand
+le <i>sleigh</i> menaçait d'être renversé par les bonds et
+les écarts du cheval se débattant dans la neige. Le
+voyage fut plutôt silencieux, et la jeune fille parut
+triste en le quittant, déçue, parce qu'il ne lui avait
+rien dit de ce qu'elle espérait. Le retour ne fut pas gai
+pour lui, non plus. Quand il arriva chez-lui, transi
+de froid et accablé de sommeil, il était près de six
+heures du matin.</p>
+
+<p>Paul ne songeait plus qu'à une chose: dormir. Il
+enleva son paletot à la hâte, jeta son habit sur un
+fauteuil et, au moment où il s'approchait de sa toilette
+pour ôter son faux col, il y trouva un billet
+griffonné à la hâte, apporté durant son absence. Ce
+billet déposé là, à quatre heures du matin, lui apprenait
+la maladie subite de Simone qui réclamait dans
+son délire, sa présence auprès d'elle. Au bas du papier,
+il lut la signature de l'ancienne couturière. Ainsi,
+pendant qu'il s'amusait au bal où elle l'avait supplié
+de ne pas aller, pendant qu'il se laissait prendre au
+charme de cette Germaine, qu'il détestait maintenant,
+qu'il accusait injustement d'avoir voulu le séduire en
+se faisant accompagner jusque chez elle, Simone qu'il
+avait tant aimée, à qui il devait d'avoir surnagé au
+naufrage de ses illusions, d'avoir résisté aux déboires
+que l'attendaient au début de son apprentissage de
+journaliste, cette femme qui l'avait fait homme, agonisait.
+Et il n'était pas là pour répondre à son premier
+appel. En ce moment sa conduite lui paraissait
+tellement odieuse qu'il eut accepté n'importe quel châtiment
+pour lui épargner une minute de souffrance.</p>
+
+<p>La tempête continuait de plus belle et il fallut au
+jeune homme plus d'une demi heure pour se rendre
+au petit appartement de la rue Peel, en marchant
+péniblement dans la neige jusqu'à mi-jambe. Ce fut la
+femme Moquin qui le reçut. Il l'interrogea aussitôt
+avec anxiété. Elle lui apprit que madame Laperle,
+après avoir lu la réponse à la lettre qu'elle lui avait
+envoyé porter, pleura beaucoup; puis, qu'elle était
+sortie par cette tempête, sans prendre le temps de
+s'habiller chaudement, et qu'elle n'avait pas voulu lui
+dire où elle allait. Revenue vers onze heures, toute
+mouillée d'avoir marché dans la neige, toute grelottante
+de froid, elle eut une nouvelle crise de larmes,
+suivie de frissons auxquels succéda une fièvre intense.
+Quelques minutes après trois heures, elle l'avait supplié
+d'aller chercher celui qu'elle appelait sans cesse
+dans son délire. Elle eut beaucoup de difficulté à se
+rendre chez lui par ce temps affreux et y laissa le
+billet qu'il avait trouvé sur sa toilette. Depuis, le
+docteur Dubreuil était venu, et sous l'effet des
+calmants, Simone reposait.</p>
+
+<p>La douleur du jeune homme augmenta encore d'intensité
+en écoutant ce récit et il se précipita dans la
+chambre de la malade, dont la respiration difficile
+et la figure empourprée révélait la gravité de son
+état. C'était la pneumonie si dangereuse, même pour
+les tempéraments les plus robustes, dans notre climat
+rigoureux. Le jeune homme s'agenouilla à côté du lit,
+prit la main de Simone dans les siennes et étouffa
+ses sanglots dans les plis de l'épaisse couverture avec
+laquelle on avait enveloppé sa malheureuse amie. Il
+perdit ainsi la notion du temps et ne se releva que
+vers les huit heures pour se pencher sur Simone qui
+s'éveillait et demandait à boire. Elle but avidement
+le breuvage qu'il lui présentait et ne le reconnut pas
+tout de suite, le prenant pour le médecin. Mais ayant
+posé la tasse sur la table de nuit, il entoura de
+ses bras sa belle tête à la chevelure en désordre, baisa
+ses lèvres brûlantes en lui murmurant:</p>
+
+<p>--Pardon! Pardon!</p>
+
+<p>Simone eut un cri de joie et se suspendit à son cou:</p>
+
+<p>--Enfin, c'est toi! C'est toi!... Maintenant je ne
+souffre plus, je n'ai plus peur de mourir puisque tu
+es là, que tu vas rester toujours là, près de moi.</p>
+
+<p>--Pardonne-moi, je ne savais pas... J'aurais dû
+venir hier.</p>
+
+<p>--Je n'ai rien à te pardonner. C'est moi qui ait été
+méchante, qui t'ai fait de la peine. On a voulu m'arracher
+de toi et on m'a tuée... Oui, hier, en apprenant
+que tu ne viendrais pas... que tu irais à ce
+bal où tu verrais d'autres femmes plus belles que
+moi... j'ai eu peur de te perdre pour toujours. Alors,
+la jalousie m'a mordu au coeur... je suis partie...
+j'ai été là-bas... dans la neige... pour voir si elle
+y serait, cette Germaine. J'ai attendu au froid... le
+vent me glaçait... je sentais la neige me descendre dans
+le cou, entre les épaules... mais je voulais
+voir... et j'ai vu. C'était fou, mais on ne raisonne
+pas... vois-tu... dans ces moments-là. Je sais bien,
+maintenant que tu ne peux pas l'aimer... que tu
+n'aimes que moi... que tu n'aimeras toujours que moi.</p>
+
+<p>--Oh! ça, je te le jure! Mais ne te fatigue pas, je
+t'en prie. Repose-toi bien. Sois tranquille, je vais
+rester là dans ce fauteuil, tant que tu ne seras pas
+guérie. Et après, nous ne nous quitterons plus, nous
+serons encore plus heureux qu'avant.</p>
+
+<p>--Plus heureux, est-ce possible?... Je veux bien
+t'écouter...Et si l'on vient pour m'arracher de toi...
+au nom de Dieu qui a voulu que nous nous aimions...
+tu me défendra contre tous... contre moi-même.</p>
+
+<p>Et ce fut pendant neuf longs jours la lutte terrible,
+angoissante contre la mort qui menaçait cette vie si
+chère, se poursuivant avec des alternatives d'espoir
+et de découragement. Paul Mirot mangeait à peine,
+sommeillait quelques heures chaque nuit, dans un fauteuil,
+près du lit de la malade qu'il refusait de quitter,
+même un instant. Parfois il sentait une torpeur
+l'envahir, ses oreilles tinter le signal de l'épuisement,
+mais, quand même, il s'obstinait à demeurer à son
+poste. Jacques Vaillant et Flora passaient aussi des
+heures auprès de Simone. Il avaient remis leur départ
+à la quinzaine et <i>Uncle Jack</i>, rappelé à New-York,
+pour des affaires pressantes, n'avait pu les attendre.
+On n'épargna rien pour tenter de sauver madame
+Laperle, mais ce fut inutile.</p>
+
+<p>Elle mourut dans la nuit du treize février. Paul
+Mirot était seul auprès d'elle à ce moment suprême.
+Simone qui, depuis la veille, ne paraissait avoir conscience
+de rien de ce qui se passait autour d'elle, fit
+entendre une faible plainte. Le jeune homme se
+précipita vers la malade qui le cherchait du regard. Elle
+lui fit signe de se pencher, de la prendre. Il essaya
+de la soulever un peu. Alors elle s'accrocha désespérément
+à lui, en articulant péniblement ces dernières
+paroles: "Je ne veux pas... je ne peux pas te quitter...
+je t'aime!"</p>
+
+<p>Puis, son étreinte se desserra, sa tête retomba en
+arrière, et Paul Mirot vit passer dans ses yeux grands
+ouverts, toute son âme qu'elle lui donnait. C'était la
+fin. Son oeil se voila, ses membres se raidirent, un
+dernier soubresaut l'agita, telle la perdrix que Mirot
+avait tuée un soir d'automne, expirant à la lisière
+du bois, dans la chaume que dorait le crépuscule. Cette
+pensée, plus amère que la mort, lui vint à cette minute
+terrifiante, que c'était encore lui le meurtrier.</p>
+
+<p>Fou de douleur, il tenta de la ranimer, palpant ce
+corps qu'il avait si souvent tenu dans ses bras, y cherchant
+un peu de vie, un peu de chaleur, baisant ces
+lèvres déjà froides qu'il essayait de réchauffer sur sa
+bouche. Il lui parla de leur bonheur passé, il lui jura
+qu'elle seule avait enchanté sa vie et l'enchanterait
+toujours. Protestations inutiles et tentatives vaines.
+Les yeux vitreux de la morte le fixaient, impassibles.
+C'en était trop, après tant de fatigues et d'angoisses.
+Il sentit un cercle de fer lui enserrer le front, des
+choses confuses passèrent devant ses yeux, et une
+sensation de vide, de néant l'envahit. Il ne souffrit
+plus, il ne pensa plus, il se sentit plus, il s'affaissa
+sur le cadavre qu'il avait tenté de ressusciter.</p>
+
+<p>Le docteur Dubreuil, qui arriva quelques minutes
+plus tard, trouvant sa patiente morte et son jeune ami
+dans la position où il était tombé, craignit pour les
+jours de Mirot et le fit transporter immédiatement
+chez-lui, afin de le surveiller de près, laissant à
+l'épouse délaissée de Dieudonné Moquin la mission de
+prévenir Jacques Vaillant, qui devait rendre les dernier
+devoirs à sa parente défunte.</p>
+
+<p><span class="rig"><img alt="" src="images/63.png"></span>Ainsi furent épargnés
+à Paul le supplice des apprêts
+funéraires, la torture
+de voir se décomposer
+la forme matérielle
+de l'être aimé qui, à chaque
+minute sur son lit
+de parade, semble mourir
+davantage, le spectacle
+obligatoire des visites sympathiques violant le
+mystère de la chambre mortuaire, la corvée accablante
+des funérailles.</p>
+
+<p>La maladie et la mort de Simone, qui mirent la vie
+de Mirot en danger et l'éloignèrent du monde extérieur
+pendant plus d'un mois, lui firent aussi ignorer
+l'article outrageant pour vaillant et ses amis, publié
+dans <i>La fleur de Lys</i> sur le bal de l'hôtel Windsor,
+un hôtel protestant. Le vertueux Pierre Ledoux terminait
+cet article en affirmant que Satan en personne
+avait déployé toutes ses pompes et accompli toutes
+ses oeuvres à ce bal maudit où des jeunes filles innocentes
+et pures avaient été conduites par des parents
+orgueilleux et sans foi. Le jugement de Dieu serait
+terrible, surtout pour ces derniers.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>ALL ABOARD</h3>
+
+<br>
+<p>Paul Mirot fut pendant plus de trois semaines très
+grièvement malade. Le docteur Dubreuil, que l'avait
+installé dans une chambre du logement qu'il occupait
+avec sa soeur, le soigna comme un frère, et ce fut
+grâce à ces soins de tous les instants qu'il réussit à
+le ramener à la santé et à le sauver de la folie, que le
+médecin redoutait surtout au début de la maladie.</p>
+
+<p>Jacques Vaillant et sa femme étaient venus bien
+des fois s'asseoir au chevet du malade. Ces deux fidèles
+amis ne partirent pour New-York qu'après avoir
+reçu du docteur Dubreuil l'assurance formelle que
+Mirot ne courait plus aucun danger. La convalescence
+serait un peu longue, leur avait-il dit, mais la guérison
+certaine. Le jeune homme devait quitter la ville
+aussitôt que son état le permettrait, et aller passer
+quelques mois à la campagne, dans le calme le plus
+absolu. Ensuite, son ami Vaillant pourrait l'inviter à
+le rejoindre à New-York, comme il en avait l'intention.</p>
+
+<p>Un événement imprévu retarda quelque peu le départ
+de Paul Mirot pour Mamelmont. Un certain
+Hyacinthe Nitouche, un <i>Paladin</i>, reporter à
+<i>l'Éteignoir</i>, l'ayant insulté publiquement un jour qu'il se
+rendait chez son éditeur, rue Saint-Paul, pour terminer
+le règlement de ses affaires avant de partir, il s'en
+suivit une prise de corps en pleine rue et les deux
+combattants furent arrêtés. Paul déposa une plainte contre
+Nitouche et le dix-sept mars, la cause s'instruisit
+devant un magistrat de police. Des témoins établirent
+que le <i>Paladin</i> avait été l'agresseur et le juge le
+condamna à vingt sous d'amende ou une heure de prison.</p>
+
+<p>Le terme de la Cour du Banc du roi était ouvert depuis
+deux jours. Avant de quitter le palais, le jeune
+homme eut la curiosité d'assister à la séance de la cour
+d'assises. Son avocat lui avait dit qu'à cette séance, le
+juge devait prononcer la sentence dans l'affaire de la
+femme Jobin, trouvée coupable la veille par le jury,
+en même temps que son complice Dumas. Ces noms de
+Jobin et Dumas le frappèrent et il voulut voir ce
+que c'était. Il s'agissait d'un vol sur la personne, compliqué
+d'un détournement de mineure. La femme Jobin
+tenait un magasin de tabac et de liqueurs douces, avec
+le nommé Dumas, qui était le souteneur de l'établissement.
+En arrière de la boutique on louait des
+chambres à tout venant, des chambres garnies...
+c'est-à-dire pourvues de femmes habituées du lieu. Un
+homme de la campagne avait été amené à cet endroit
+par Dumas et livré aux entreprises hardies de la
+femme Jobin et d'une fille mineure, qui l'avaient soulagé
+de tout son argent. La victime, d'abord, et les
+parents de la petite fille, ensuite, s'étaient plaints en
+justice, et de là l'arrestation des tenanciers de ce mauvais
+lieu. Paul Mirot causait avec Luc Daunais, le
+reporter de la police au <i>Populiste</i>, lorsqu'on introduisit
+les prisonniers. Par un sentiment de curiosité
+déjà en éveil, il leva les yeux sur eux, et les traits des
+deux misérables, quoique bien changés, lui rappelèrent
+ceux de son ancienne institutrice à Mamelmont,
+et du vilain camarade avec lequel il s'était battu à
+l'école. Quand le juge les désigna par leurs noms et
+prénoms et fit quelques remarques sur leurs antécédents
+il n'y eut plus de doute possible pour lui.
+D'ailleurs, l'ancienne institutrice avait conservé quelques
+vestiges de sa beauté, malgré les flétrissures du
+<span class="lef"><img alt="" src="images/64.png"></span>temps et de la débauche.
+Quant au petit
+Dumas, c'était un Dumas
+plus grand, mais
+avec la même figure
+bestiale, le même regard
+stupide et méchant.
+La misère et le vice
+avaient réuni ces
+deux êtres, si différents
+autrefois. La <i>blonde</i> du
+beau pierre Bluteau,
+vieillie et perdue,
+s'était fait de l'élève ignorant
+et bête, un soutien
+et un pourvoyeur de
+clients que pouvaient tenter encore ses charmes
+avilis et fanés.</p>
+
+<p>Le jeune homme n'entendit pas la fin des remarques
+du président des assises ni le prononcé de la
+sentence, car il n'était plus au palais de justice, mais
+à l'école. L'institutrice allait bientôt l'interroger et,
+sournoisement, le petit Dumas lui faisait la grimace en
+l'appelant <i>Pique</i>. Depuis des années, il l'avait oublié
+ce surnom et, cependant, il était resté <i>Pique</i> comme
+autrefois. Son caractère n'avait pas changé, il demeurait,
+malgré l'âge et l'expérience, l'enfant tendre et
+sensible, fier et enthousiaste, attiré par la lumière et
+la beauté comme le papillon vivant de soleil et butinant
+la fleur. Petit, il s'était heurté à la sottise et il
+s'y heurtait encore; petit, il avait souffert par le
+coeur et l'esprit, et il souffrait de même aujourd'hui.
+Depuis qu'il avait échangé la culotte contre le pantalon,
+qui est la robe virile des temps modernes, il s'était
+battu avec bien d'autres Dumas. Pour se défendre,
+en guise de bâton armé d'un clou pointu, il avait manié
+la plume. Comme au temps où il était écolier, s'il
+eut voulu s'incliner bien bas et faire sa cour aux
+personnages détenant le pouvoir, choyé, comblé d'éloges,
+il eut récolté de beaux prix. Mais lorsqu'on avait
+tenté de le contraindre à dissimuler ses sentiments,
+son geste avait toujours été le même que lorsqu'il jeta
+par terre l'adresse enrubannée, devant monsieur le
+curé et les commissaires d'écoles ahuris.</p>
+
+<p>Le lendemain, Paul Mirot partit pour Mamelmont,
+terminer sa convalescence. L'oncle Batèche et la tante
+Zoé le trouvèrent bien changé. La tante pensa tout
+de suite à la mauvaise femme, et chaque fois que son
+vieil époux voulait faire allusion à celle qu'il avait
+considéré un instant comme sa future nièce, elle lui
+faisait signe de se taire. Bientôt ce fut la saison des
+<i>sucres</i>, puis le printemps radieux avec sa verdure et
+ses oiseaux. Après un mois de cette vie au grand air,
+le jeune homme se sentit de nouveau fort et courageux.
+C'est alors qu'il envisagea froidement le problème
+de l'avenir. Retourner à Montréal, reprendre
+le métier de journaliste, il ne fallait plus y penser.
+Il avait bien la ressource de demeurer à la campagne,
+de s'intéresser à l'agriculture; mais il n'était pas
+encore à l'âge où l'on renonce avec joie à l'existence
+fiévreuse et passionnante des villes, un fois qu'on y
+a goûté. Son ami Vaillant, dont il avait reçu plusieurs
+lettres, le pressait de plus en plus d'aller le rejoindre
+à New-York où il trouverait tout de suite amitié et
+situation. Flora joignait ses instances à celles de son
+mari et lui promettait de lui faire épouser la plus
+belle et la plus riche de ses compatriotes. Son coeur
+et sa raison le convainquirent que c'était là le parti
+le plus sage à prendre.</p>
+
+<p>De Germaine Pistache il n'avait pas eu de nouvelles
+<span class="lef"><img alt="" src="images/65.png"></span>depuis la terrible épreuve qui avait
+failli lui coûter la vie, lorsqu'un jour,
+en lisant le journal, il apprit son
+mariage avec Pierre Ledoux, le bourbonien.
+Une lettre de Marcel Lebon,
+qu'il reçut le lendemain, lui donna
+des détails plus complets concernant
+ce mariage. Lebon racontait que le rédacteur de
+<i>La fleur de Lys</i> paraissait bien chaste en se rendant
+à l'autel unir sa destinée à celle de la jeune fille qu'il
+s'était juré d'arracher aux frivolités du monde pour
+en faire une sainte. Il avait orné le revers de sa
+redingote, pour cette circonstance solennelle, de nombreux
+insignes de piété en <i>celluloïde</i>. Lebon assistait
+à la cérémonie et il avait remarqué que la sémillante
+Germaine paraissait bien triste. Ce mariage, du
+reste, avait surpris tout le monde, et on affirmait que
+c'était à la suite d'un chagrin d'amour et sur les instances
+de son oncle, le jésuite, que la jeune fille avait
+consenti à épouser <i>La Pucelle</i>.</p>
+
+<p>Ce furent une tristesse et un regret de plus pour
+Paul Mirot, que de savoir celle qui lui avait inspiré
+un bien tendre sentiment, à laquelle il eut déclaré son
+amour le soir du bal du Windsor, s'il avait été libre,
+enchaînée pour la vie à ce visqueux personnage.</p>
+
+<p>Et c'est ce qui le décida, définitivement, à s'en aller
+au plus tôt refaire sa vie sur une terre étrangère.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/66.png"></span>Une fois la chose résolue, il régla immédiatement
+ses affaires. Un acquéreur se présentait pour sa ferme,
+il la vendit, avec l'assentiment de l'oncle Batèche
+qui désirait depuis longtemps aller vivre de ses rentes
+au village où la tante Zoé pourrait se rendre à
+l'église tous les jours, autant de fois que cela lui
+ferait plaisir. Seulement, ces vieilles gens qui l'avaient
+élevé, regrettaient de le voir partir pour aller
+si loin. Il les consola en leur disant qu'on lui offrait
+une situation magnifique qu'il ne pouvait refuser,
+et qu'il reviendrait les voir avant longtemps, quand
+il serait aussi riche que le roi d'Angleterre.</p>
+
+<p>Trois semaines après la vente de sa ferme de Mamelmont,
+ayant réalisé en espèces tout ce qu'il possédait,
+Mirot retourna à Montréal où il devait demeurer
+deux ou trois jours avant son départ pour les
+États-Unis. Il n'y avait que quelques personnes auxquelles
+il tenait à faire ses adieux: Marcel Lebon,
+le peintre Lajoie, le docteur Dubreuil, le sénateur
+Boissec et le député Charbonneau. Quant à mademoiselle
+Louise Franjeu, elle ne pourrait lui demander
+de la rappeler au souvenir de son ancienne
+élève de McGill, car elle venait de partir pour la
+France.</p>
+
+<p>La veille de son départ, il se rendit au cimetière
+de la Côte des Neiges,
+déposer quelques fleurs
+sur la tombe de celle
+qu'il avait tant aimée.
+Après avoir longtemps cherché, il trouva le
+petit tertre isolé sur
+lequel il s'inclina longtemps,
+revivant toute
+leur vie intime jusqu'au
+dénouement fatal. Puis,
+il revint par les sentiers
+ombragés de la montagne
+où des familles
+goûtaient sur l'herbe
+verte, où des couples
+à l'écart échangeaient
+des serments éternels
+que la brise printanière<span class="rig"><img alt="" src="images/67.png"></span>
+emportait. Là-bas c'était
+la mort et l'oubli,
+ici la vie dans toute sa
+beauté et sa puissance
+créatrice. A ce contraste,
+il comprit le grand
+enseignement de la nature qui veut que l'homme vive
+dans l'avenir et non dans le passé afin que le présent
+soit fécond. Le soir, il alla à <i>L'Extravaganza</i> où, pour
+la première fois, il avait aperçu la silhouette charmante
+de Simone. Le spectacle était le même et la
+vue des jolies danseuses lui fit oublier un instant que
+des figures étrangères seules l'entouraient, qu'à la
+sortie du théâtre il ne verrait pas la personne dont
+le souvenir l'avait ramené en ce lieu.</p>
+
+<p>La journée du lendemain, il la passa à faire ses
+malles, qu'il fit transporter à la gare où il les soumit
+à l'examen de la douane, après avoir acheté son billet
+pour New-York. A six heures, tout était terminé. Le
+<span class="lef"><img alt="" src="images/68.png"></span>train du Delaware &amp; Hudson, dans lequel
+il avait retenu une place de wagon-dortoir
+partait de la gare Bonaventure à sept
+heures et demie.</p>
+
+<p>Il lui restait donc
+une heure et demie
+pour aller prendre
+un bon repas avant
+de partir. Mais,
+lorsqu'il fut attablé
+dans un restaurant voisin de la gare, c'est en vain qu'il essaya
+d'avaler quelques bouchées. La fièvre du départ, le
+malaise qui s'empare de celui qui s'en va en songeant
+à tout ce qu'il laisse et qu'il ne reverra peut-être jamais.</p>
+
+<p>C'était un beau soir de fin de mai, un de ces soirs
+inspirant des vers tendres au poète, un soir que la
+nature semblait avoir créé tout exprès pour donner
+à celui qui allait quitter la terre natale, un souvenir
+glorieux de son pays. Car, c'était sans doute en signe
+d'adieu que les rayons du soleil descendu vers l'horizon
+faisaient resplendir avec tant d'éclat les clochers
+et les dômes
+des édifices, incendiaient
+les immenses fenêtres de la
+gare. Du moins, ce
+fut l'impression
+attendrissante qu'en
+éprouva Paul Mirot
+en revenant du
+restaurant.</p>
+
+<p><span class="lef"><img alt="" src="images/69.png"></span>Sur le quai, les employés se hâtaient
+de transporter les bagages; les voyageurs allaient
+et venaient, affairés. Il y avait de jolies femmes
+de gracieuses fillettes, des messieurs fort bien mis, des
+gamins à l'allure décidée, parlant l'anglais, de vrais
+petits américains. Parmi tous ces voyageurs, on découvrait
+quelques canadiens-français se rendant à
+Saint-Lambert ou à Saint-Jean, les deux seuls endroits
+où le train devait s'arrêter avant de franchir la
+frontière. Monter dans ce train, c'était déjà mettre
+le pied sur la terre étrangère. Sept heures et demie.
+Les colosses nègres, casquettes avec plaque en métal
+et tuniques à boutons<span class="rig"><img alt="" src="images/70.png"></span>
+jaunes, postés
+à l'entrée des vagons
+Pullman, répétèrent
+pour la dernière fois, de leur
+voix de basse profonde:
+<i>Sleeping for
+New-York!</i> Puis le chef
+du train passa en criant:
+<i>All aboard!... All
+aboard!...</i> A l'avant
+l'énorme locomotive
+pouffait et laissait échapper de ses flancs des jets
+de vapeur sifflante, concentrant ses forces pour
+s'élancer à toute vitesse sur les rails mesurant l'espace
+immense à parcourir. Paul Mirot eut une minute
+d'hésitation, puis, abandonnant son sac de voyage au
+nègre qui l'invitait à monter, il s'élança sur le
+marchepied, le coeur gros, une larme au coin de la paupière.
+Il était temps, le train se mit aussitôt en
+mouvement.</p>
+
+<p>Par la fenêtre près de laquelle il s'était assis, le
+jeune homme s'emplit les yeux de toutes ces choses
+du pays qui défilaient rapidement au passage du
+train, comme des images cinématographiques sur une
+toile. A cette heure, tout lui paraissait splendide,
+même les vilaines constructions enfumées longeant
+la voie. Devant les gares de Saint-Henri et de la
+Pointe Saint-Charles, le train passa à toute vitesse,
+pour s'engager ensuite sur le pont Victoria. Que l'immense
+Saint-Laurent était majestueux et calme par
+ce beau soir d'été! Sur ses eaux tranquilles on n'apercevait,
+au loin, que deux goélettes à voiles blanches
+et le bateau de Laprairie revenant vers la ville,
+tachant la limpidité du ciel d'une longue colonne de
+fumée noire.</p>
+
+<p>Un arrêt de quelques minutes à Saint-Lambert,
+puis le train s'élança en pleine campagne. Partout de
+la verdure, des arbres feuillus, et çà et là, comme des
+grains de sel semés sur le tapis vert, des blanches
+maisonnettes, demeures paisibles et rustiques de
+l'homme des champs. Des troupeaux de vaches laitières
+des juments avec leurs poulains relevaient la
+tête au passage bruyant de la locomotive vomissant
+de la fumée et des charbons en feu. Paul rêvait maintenant
+de la vie au grand air, des joies saines du robuste
+paysan. Pourquoi n'était-il pas resté à Mamelmont,
+cherchant dans les rudes travaux de la terre
+la paix et l'oubli?</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/71.png"></p>
+
+<p>Mais le train filait toujours et, après avoir passé
+Brosseau et Lacadie, on arriva à Saint-Jean. Un arrêt
+de cinq minutes. Il eut envie de descendre, mais il
+n'en fit rien, redoutant un défaillance de sa volonté
+sous le coup d'une émotion qu'il avait peine à contenir.
+Devant la gare, des officiers de cavalerie mêlaient,
+dans le soir tombant, le rouge de leurs uniformes aux
+robes blanches des femmes. Il y avait là toute une
+joyeuse jeunesse, venue à la rencontre de quelques
+amis, qui, tantôt, irait valser au <i>Yacht Club</i> dont on
+apercevait la façade illuminée, sur le bord de la rivière,
+entre les arbres du parc public, voisin de l'école
+militaire. Cette petite ville où il n'était jamais venu,
+avait l'air d'un immense bosquet mystérieux, troué
+seulement par des clochers d'églises et quelques cheminées
+d'usines, qui, seuls enlevaient l'illusion que ce
+ne fut un véritable paradis terrestre. Le train reparti,
+le jeune homme ne vit plus rien. La nuit avait noyé
+toutes choses dans ses ombres indécises. Et ce fut à ce
+moment-là qu'il se sentit vraiment seul et malheureux
+plus que jamais. Sous l'étreinte de la douleur, il eut
+conscience qu'un homme nouveau allait naître en lui.
+Il s'en épouvanta. La jeune mère sentant ses entrailles
+se tordre dans les souffrances de l'enfantement
+doit éprouver une angoisse pareille. Cet enfant qu'elle
+va mettre au monde et à qui elle a attribué d'avance
+toutes les qualités, pourrait être, par un caprice de
+la nature, bossu, boiteux, ou bien idiot, méchant.
+Elle a rêvé pour lui une brillante destinée; qui sait
+ce que la vie lui réserve? A cet autre lui-même
+qu'adviendrait-il? se demandait Mirot. Serait-il un rêveur,
+un utopiste, ou bien un de ces hommes se marchant
+sur le coeur et pesant leurs actions au poids de l'or,
+bref, un homme pratique, réfractaire à tout sentiment
+généreux? Celui-là, qui n'aurait pas connu Simone,
+aimerait-il une autre femme, fonderait-il un foyer au
+pays qui vit naître George Washington et Edgar Poe?</p>
+
+<p>Et pourtant plus que jamais, à cette heure, il le
+chérissait ce passé plein de rêves, d'espoirs trompeurs,
+d'élans enthousiastes, de baisers gourmands, de larmes
+et de souffrances aussi. C'est que toutes ces
+émotions juvéniles, toute cette sensibilité vibrante qui
+font si exquises les heures, par cette facilité qu'on a, à
+l'époque de la vraie jeunesse, d'aimer et de souffrir
+voluptueusement, il sentait bien qu'il ne les retrouverait
+plus, que c'était fini d'être jeune de cette façon.
+Ses larmes, désormais, s'il lui advenait de pleurer,
+seraient amères, et ses joies moins constantes et
+moins profondes. Celles qu'il lui arriverait d'aimer
+n'auraient plus cette auréole poétique que les beaux
+adolescents mettent au front de la femme.</p>
+
+<p>A dix heures, le nègre à la disposition des voyageurs
+du wagon dans lequel il se trouvait, le nègre
+qui s'était emparé de son sac de voyage au départ de
+Montréal, avec un bon sourire entrouvrant ses lèvres
+lippues sur ses dents blanches, vint préparer son lit.
+Paul, après l'avoir considéré attentivement, se fit
+cette réflexion de noyé qui s'accroche à quelque grossière
+épave: "Que je voudrais être nègre, satisfait de
+bête comme celui-là." Il lui glissa un dollar dans la
+main en lui demandant:</p>
+
+<p>--<i>Where do you come from?</i></p>
+
+<p>Le nègre lui répondit:</p>
+
+<p>--<i>From old Tennessee!</i></p>
+
+<p>Et un reflet de tristesse passa dans le yeux de ce
+simple enfant d'une race avilie par l'esclavage et
+méprisée. Lui aussi regrettait sa terre natale, et peut-être
+même le fouet du maître qui courbait ses ancêtres
+sur les champs de cotonniers.</p>
+
+<p>Toutes ces émotions avaient brisé le corps robuste
+du voyageur s'en allant vers l'inconnu, et il espéra
+mettre fin à sa souffrance morale en cherchant la quiétude
+dans le sommeil.</p>
+
+<p>La frontière était franchie. Au moment où il s'étendait
+sur son matelas le train avait dépassé Plattsburg.
+Mais le sommeil ne vint pas lui fermer les paupières,
+et jusqu'à l'aube, il entendit résonner à ses oreilles,
+à chaque arrêt du train, comme le glas espacé
+de sa jeunesse morte, ces paroles brèves, au timbre étranger:</p>
+
+<p><i>All aboard! All aboard!</i></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/72.png"></p>
+
+<h3>COMBIEN D'AUTRES SONT PARTIS<br>
+QU'ON N'A JAMAIS VUS<br>
+REVENIR</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/73.png"></p>
+<br><br>
+<h3>APPENDICE</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/74.png"></p>
+
+<h4>A la mémoire de Théophile Busnel.</h4>
+
+<p><i>Théophile Busnel, qui a fait les illustrations de ce
+livre--à part deux dessins et un portrait
+de St-Charles--n'est plus.</i></p>
+
+<p><i>Il était venu au Canada, confiant dans son énergie
+et son talent, se chercher une situation; il se créa en
+même temps un foyer. Déjà le succès couronnait ses
+efforts, le bonheur lui souriait, il avait réalisé une
+partie de ses espérances. On l'appréciait, il faisait son
+chemin, une épouse dévouée, un enfant gazouilleur
+et charmant peuplaient sa maison, lorsque la maladie
+le terrassa.</i></p>
+
+<p><i>Des dessins qu'il était en train de terminer pour ce
+roman canadien, plusieurs restèrent inachevés. L'auteur
+n'a pas voulu qu'on fit la moindre retouche,
+préférant les publier tels qu'ils étaient au moment
+où le crayon tomba des mains de celui pour lequel il
+éprouvait la plus sincère amitié.</i></p>
+
+<p><i>Busnel venu de France, y retourna beaucoup plus
+tôt qu'il ne l'avait prévu, pour y mourir.</i></p>
+
+<p><i>Il repose maintenant dans cette terre de Bretagne,
+qu'il aimait tant, au bord de la mer dont le bruit des
+vagues se brisant sur les rochers aux jours de tempête
+ou venant expirer sur les galets par les temps
+calmes, ne saurait troubler la paix de son tombeau.</i></p>
+
+<p><i>Cette oeuvre à laquelle il a donné la beauté artistique,
+il ne pourra la voir terminée, puisque ses yeux
+se sont clos pour jamais: il ne saura pas l'accueil que
+lui fera le public, puisqu'il dort maintenant dans
+cette nuit éternelle qui n'a pas de matin.</i></p>
+
+<p><i>Mais il restera tout de même quelque chose de lui.
+Après avoir feuilleté les pages de ce livre, ami lecteur,
+séduisante lectrice, donnez une pensée à sa
+mémoire.</i></p>
+
+<p>A. B.</p>
+
+<br><br>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>TABLE DES MATIÈRES</p><br>
+
+<p>Au lecteur.
+<p>I.--Aux champs.
+<p>II.--Un début dans le journalisme.
+<p>III.--Les amusements de la métropole.
+<p>IV.--L'amour qui fait homme.
+<p>V.--<i>Le Flambeau</i>.
+<p>VI.--La Saint-Jean-Baptiste.
+<p>VII.--La voix du peuple.
+<p>VIII.--La littérature nationale.
+<p>IX.--Un bal à l'hôtel Windsor.
+<p>X.--All aboard.
+<p>Appendice.
+</div></div>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le débutant: Ouvrage enrichi de
+nombreux dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles, by Arsène Bessette
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DÉBUTANT: OUVRAGE ENRICHI ***
+
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+
+Produced by Rénald Lévesque
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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Binary files differ
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Binary files differ