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+The Project Gutenberg EBook of Histoires extraordinaires, by Edgar Allan Poe
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoires extraordinaires
+
+Author: Edgar Allan Poe
+
+Translator: Charles Baudelaire
+
+Release Date: March 7, 2007 [EBook #20761]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES EXTRAORDINAIRES ***
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+
+Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
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+Edgar Allan Poe
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+HISTOIRES EXTRAORDINAIRES
+
+Traduction par Charles Baudelaire Première publication en France en 1856
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+Table des matières
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+
+EDGAR POE, SA VIE ET SES Å’uVRES.
+
+DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE.
+
+LA LETTRE VOLÉE.
+
+LE SCARABÉE D'OR.
+
+LE CANARD AU BALLON.—Le ballon.—Le journal
+
+AVENTURE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS PFAALL.
+
+MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE.
+
+UNE DESCENTE DANS LE MAELSTRÖM.
+
+LA VÉRITÉ SUR LE CAS DE M. VALDEMAR.
+
+RÉVÉLATION MAGNÉTIQUE.
+
+LES SOUVENIRS DE M. AUGUSTE BEDLOE.
+
+MORELLA.
+
+LIGEIA.
+
+METZENGERSTEIN.
+
+EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+EDGAR POE, SA VIE ET SES Å’uVRES[1]
+ par Charles Baudelaire (1856).
+
+...Quelque maître malheureux à qui l'inexorable Fatalité a donné une
+chasse acharnée, toujours plus acharnée, jusqu'à ce que ses chants
+n'aient plus qu'un unique refrain, jusqu'à ce que les chants funèbres de
+son Espérance aient adopté ce mélancolique refrain: «Jamais! Jamais
+plus!»
+
+Edgar Poe.—_Le Corbeau_.
+
+ Sur son trône d'airain le Destin, qui s'en raille,
+ Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
+ Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
+
+Théophile Gautier.—_Ténèbres_.
+
+
+I
+
+Dans ces derniers temps, un malheureux fut amené devant nos tribunaux,
+dont le front était illustré d'un rare et singulier tatouage: _Pas de
+chance!_ Il portait ainsi au-dessus de ses yeux l'étiquette de sa vie,
+comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouve que ce bizarre
+écriteau était cruellement véridique. Il y a, dans l'histoire
+littéraire, des destinées analogues, de vraies damnations,—des hommes
+qui portent le mot _guignon_ écrit en caractères mystérieux dans les
+plis sinueux de leur front. L'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé
+d'eux et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. En
+vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce; la
+Société a pour eux un anathème spécial, et accuse en eux les infirmités
+que sa persécution leur a données.—Que ne fit pas Hoffmann pour
+désarmer la destinée, et que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la
+fortune?—Existe-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le
+malheur dès le berceau,—qui jette avec _préméditation_ des natures
+spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs
+dans les cirques? Y a-t-il donc des âmes _sacrées_, vouées à l'autel,
+condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres
+ruines? Le cauchemar des _Ténèbres_ assiègera-t-il éternellement ces
+âmes de choix? Vainement elles se débattent, vainement elles se ferment
+au monde, à ses prévoyances, à ses ruses; elles perfectionneront la
+prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fenêtres
+contre les projectiles du hasard; mais le Diable entrera par la serrure;
+une perfection sera le défaut de leur cuirasse, et une qualité
+superlative le germe de leur damnation.
+
+ _L'aigle, pour le briser du haut du firmament,_
+ _Sur le front découvert lâchera la tortue,_
+ _Car ils doivent périr inévitablement._
+
+Leur destinée est écrite dans toute leur constitution, elle brille d'un
+éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule
+dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins.
+
+Un écrivain célèbre de notre temps a écrit un livre pour démontrer que
+le poëte ne pouvait trouver une bonne place ni dans une société
+démocratique ni dans une aristocratique, pas plus dans une république
+que dans une monarchie absolue ou tempérée. Qui donc a su lui répondre
+péremptoirement? J'apporte aujourd'hui une nouvelle légende à l'appui de
+sa thèse, j'ajoute un saint nouveau au martyrologe: j'ai à écrire
+l'histoire d'un de ces illustres malheureux, trop riche de poésie et de
+passion, qui est venu, après tant d'autres, faire en ce bas monde le
+rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures.
+
+Lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe! Sa mort, dénoûment horrible
+dont l'horreur est accrue par la trivialité!—De tous les documents que
+j'ai lus est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne
+furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation
+fiévreuse d'un être fait pour respirer dans un monde plus
+aromal,—qu'une grande barbarie éclairée au gaz,—et que sa vie
+intérieure, spirituelle, de poëte ou même d'ivrogne, n'était qu'un
+effort perpétuel pour échapper à l'influence de cette atmosphère
+antipathique. Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les
+sociétés démocratiques; n'implorez d'elle ni charité, ni indulgence, ni
+élasticité quelconque dans l'application de ses lois aux cas multiples
+et complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la
+liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou
+zoocratie, qui par son insensibilité féroce ressemble à l'idole de
+Jaggernaut.—Un biographe nous dira gravement—il est bien intentionné,
+le brave homme,—que Poe, s'il avait voulu régulariser son génie et
+appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée au sol
+américain, aurait pu devenir un auteur à argent, _a money making
+author;_—un autre,—un naïf cynique, celui-là,—que, quelque beau que
+soit le génie de Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent,
+le talent s'escomptant toujours plus facilement que le génie. Un autre,
+qui a dirigé des journaux et des revues, un ami du poëte, avoue qu'il
+était difficile de l'employer et qu'on était obligé de le payer moins
+que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
+vulgaire. _Quelle odeur de magasin!_ comme disait Joseph de Maistre.
+
+Quelques-uns ont osé davantage, et, unissant l'intelligence la plus
+lourde de son génie à la férocité de l'hypocrisie bourgeoise, l'ont
+insulté à l'envi; et, après sa soudaine disparition, ils ont rudement
+morigéné ce cadavre,—particulièrement M. Rufus Griswold, qui, pour
+rappeler ici l'expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors
+une immortelle infamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistre
+pressentiment d'une fin subite, avait désigné MM. Griswold et Willis
+pour mettre ses œuvres en ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémoire.
+Ce pédagogue-vampire a diffamé longuement son ami dans un énorme
+article, plat et haineux, juste en tête de l'édition posthume de ses
+œuvres.—Il n'existe donc pas en Amérique d'ordonnance qui interdise
+aux chiens l'entrée des cimetières?—Quant à M. Willis, il a prouvé, au
+contraire, que la bienveillance et la décence marchaient toujours avec
+le véritable esprit, et que la charité envers nos confrères, qui est un
+devoir moral, était aussi un des commandements du goût.
+
+Causez de Poe avec un Américain, il avouera peut-être son génie,
+peut-être même s'en montrera-t-il fier; mais, avec un ton sardonique
+supérieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie
+débraillée du poëte, de son haleine alcoolisée qui aurait pris feu à la
+flamme d'une chandelle, de ses habitudes vagabondes; il vous dira que
+c'était un être erratique et hétéroclite, une planète désorbitée, qu'il
+roulait sans cesse de Baltimore à New-York, de New-York à Philadelphie,
+de Philadelphie à Boston, de Boston à Baltimore, de Baltimore à
+Richmond. Et si, le cœur ému par ces préludes d'une histoire navrante,
+vous donnez à entendre que l'individu n'est peut-être pas seul coupable
+et qu'il doit être difficile de penser et d'écrire commodément dans un
+pays où il y a des millions de souverains, un pays sans capitale à
+proprement parler, et sans aristocratie,—alors vous verrez ses yeux
+s'agrandir et jeter des éclairs, la bave du patriotisme souffrant lui
+monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancer des injures à
+l'Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours.
+
+Je répète que pour moi la persuasion s'est faite qu'Edgar Poe et sa
+patrie n'étaient pas de niveau. Les États-Unis sont un pays gigantesque
+et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son
+développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu
+dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l'industrie;
+il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira
+par manger le Diable. Le temps et l'argent ont là-bas une valeur si
+grande! L'activité matérielle, exagérée jusqu'aux proportions d'une
+manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les
+choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et
+qui d'ailleurs professait que le grand malheur de son pays était de
+n'avoir pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un
+peuple sans aristocratie le culte du Beau ne peut que se corrompre,
+s'amoindrir et disparaître,—qui accusait chez ses concitoyens, jusque
+dans leur luxe emphatique et coûteux, sous les symptômes du mauvais goût
+caractéristiques des parvenus,—qui considérait le Progrès, la grande
+idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les
+_perfectionnements_ de l'habitacle humain des cicatrices et des
+abominations rectangulaires,—Poe était là-bas un cerveau singulièrement
+solitaire. Il ne croyait qu'à l'immuable, à l'éternel, au _self-same_,
+et il jouissait—cruel privilège dans une société amoureuse
+d'elle-même!—de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche devant le
+sage, comme une colonne lumineuse, à travers le désert de
+l'histoire.—Qu'eût-il pensé, qu'eût-il écrit, l'infortuné, s'il avait
+entendu la théologienne du sentiment supprimer l'Enfer par amitié pour
+le genre humain, le philosophe du chiffre proposer un système
+d'assurances, une souscription à un sou par tête pour la suppression de
+la guerre,—et l'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces
+deux folies corrélatives!—et tant d'autres malades qui écrivent,
+_l'oreille inclinée au vent_, des fantaisies giratoires aussi flatueuses
+que l'élément qui les leur dicte?—Si vous ajoutez à cette vision
+impeccable du vrai, véritable infirmité dans de certaines circonstances,
+une délicatesse exquise de sens qu'une note fausse torturait, une
+finesse de goût que tout, excepté l'exacte proportion, révoltait, un
+amour insatiable du Beau, qui avait pris la puissance d'une passion
+morbide, vous ne vous étonnerez pas que pour un pareil homme la vie soit
+devenue un enfer, et qu'il ait mal fini; vous admirerez qu'il ait pu
+_durer_ aussi longtemps.
+
+
+II
+
+La famille de Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
+grand-père maternel avait servi comme _quarter-master-general_ dans la
+guerre de l'Indépendance, et La Fayette l'avait en haute estime et
+amitié. Celui-ci, lors de son dernier voyage aux États-Unis, voulut voir
+la veuve du général et lui témoigner sa gratitude pour les services que
+lui avait rendus son mari. Le bisaïeul avait épousé une fille de
+l'amiral anglais Mac Bride, qui était allié avec les plus nobles maisons
+d'Angleterre. David Poe, père d'Edgar et fils du général, s'éprit
+violemment d'une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, célèbre par sa
+beauté; il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa
+destinée à la sienne, il se fit comédien et parut avec sa femme sur
+différents théâtres, dans les principales villes de l'Union. Les deux
+époux moururent à Richmond, presque en même temps, laissant dans
+l'abandon et le dénûment le plus complet trois enfants en bas âge, dont
+Edgar.
+
+Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813.—C'est d'après son propre dire
+que je donne cette date, car il a réclamé contre l'affirmation de
+Griswold, qui place sa naissance en 1811.—Si jamais l'esprit de roman,
+pour me servir d'une expression de notre poëte, a présidé à une
+naissance,—esprit sinistre et orageux!—certes, il présida à la sienne.
+Poe fut véritablement l'enfant de la passion et de l'aventure. Un riche
+négociant de la ville, M. Allan, s'éprit de ce joli malheureux que la
+nature avait doté d'une manière charmante, et, comme il n'avait pas
+d'enfants, il l'adopta. Celui-ci s'appela donc désormais Edgar Allan
+Poe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l'espérance
+légitime d'une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe
+certitude. Ses parents adoptifs l'emmenèrent dans un voyage qu'ils
+firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande, et, avant de retourner
+dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait
+une importante maison d'éducation à Stoke-Newington, près de
+Londres.—Poe a lui-même, dans _William Wilson_, décrit cette étrange
+maison bâtie dans le vieux style d'Elisabeth, et les impressions de sa
+vie d'écolier.
+
+Il revint à Richmond en 1822, et continua ses études en Amérique, sous
+la direction des meilleurs maîtres de l'endroit. À l'université de
+Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua, non seulement par
+une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque
+sinistre de passions,—une précocité vraiment américaine,—qui,
+finalement, fut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en
+passant que Poe avait déjà, à Charlottesville, manifesté une aptitude
+des plus remarquables pour les sciences physiques et mathématiques. Plus
+tard il en fera un usage fréquent dans ses étranges contes, et en tirera
+des moyens très-inattendus. Mais j'ai des raisons de croire que ce n'est
+pas à cet ordre de compositions qu'il attachait le plus d'importance, et
+que—peut-être même à cause de cette précoce aptitude—il n'était pas
+loin de les considérer comme de faciles jongleries, comparativement aux
+ouvrages de pure imagination.—Quelques malheureuses dettes de jeu
+amenèrent une brouille momentanée entre lui et son père adoptif, et
+Edgar—fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu'on ait dit, une dose
+de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau,—conçut le
+projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d'aller combattre les
+Turcs. Il partit donc pour la Grèce.—Que devint-il en Orient? qu'y
+fit-il? étudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée?—pourquoi
+le trouvons-nous à Saint-Pétersbourg, sans passeport, compromis, et dans
+quelle sorte d'affaire, obligé d'en appeler au ministre américain, Henry
+Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui?—on
+l'ignore; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie
+d'Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance
+ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n'ont jamais
+paru.
+
+Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d'entrer à l'école
+militaire de West-Point; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs,
+il donna les signes d'une intelligence admirablement douée, mais
+indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut rayé.—En même
+temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir
+les conséquences les plus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour
+laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale,
+mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune. Une querelle
+domestique prend ici place,—une histoire bizarre et ténébreuse que je
+ne peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliquée par aucun
+biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il se soit
+définitivement séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants
+de son second mariage, l'ait complètement frustré de sa succession.
+
+Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publia un petit volume de
+poésies; c'était en vérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir la
+poésie anglaise, il y a là déjà l'accent extra-terrestre, le calme dans
+la mélancolie, la solennité délicieuse, l'expérience précoce,—j'allais,
+je crois, dire _expérience innée_,—qui caractérisent les grands
+poëtes[2].
+
+La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu'il se
+servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les
+matériaux de ses futures compositions,—compositions étranges, qui
+semblent avoir été créées pour nous démontrer que l'étrangeté est une
+des parties intégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul
+élément où puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait
+dans une misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le
+propriétaire d'une revue venait de fonder deux prix, l'un pour le
+meilleur conte, l'autre pour le meilleur poëme. Une écriture
+singulièrement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait le
+comité, et lui donna l'envie d'examiner lui-même les manuscrits. Il se
+trouva que Poe avait gagné les deux prix; mais un seul lui fut donné. Le
+président de la commission fut curieux de voir l'inconnu. L'éditeur du
+journal lui amena un jeune homme d'une beauté frappante, en guenilles,
+boutonné jusqu'au menton, et qui avait l'air d'un gentilhomme aussi fier
+qu'affamé[3]. Kennedy se conduisit bien. Il fit faire à Poe la
+connaissance d'un M. Thomas White, qui fondait à Richmond le _Southern
+Literary Messenger_. M. White était un homme d'audace, mais sans aucun
+talent littéraire; il lui fallait un aide. Poe se trouva donc tout
+jeune,—à vingt-deux ans,—directeur d'une revue dont la destinée
+reposait tout entière sur lui. Cette prospérité, il la créa. Le
+_Southern Literary Messenger_ a reconnu depuis lors que c'était à cet
+excentrique maudit, à cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa clientèle
+et sa fructueuse notoriété. C'est dans ce magazine que parut pour la
+première fois l'_Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall_, et
+plusieurs autres contes que nos lecteurs verront défiler sous leurs
+yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur merveilleuse,
+étonna son public par une série de compositions d'un genre nouveau et
+par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la sévérité
+raisonnées étaient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles
+portaient sur des livres de tout genre, et la forte éducation que le
+jeune homme s'était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon
+qu'on sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents
+dollars, c'est-à-dire deux mille sept cents francs par
+an.—_Immédiatement_,—dit Griswold, ce qui veut dire: «Il se croyait
+assez riche, l'imbécile!»—il épousa une jeune fille, belle, charmante,
+d'une nature aimable et héroïque; mais _ne possédant pas un
+sou_,—ajoute le même Griswold avec une nuance de dédain. C'était une
+demoiselle Virginia Clemm, sa cousine.
+
+Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe
+au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparation se trouve
+évidemment dans les accès d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du
+poëte,—accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel
+spirituel, comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus
+romantique paysage un air de mélancolie en apparence irréparable.—Dès
+lors, nous verrons l'infortuné déplacer sa tente, comme un homme du
+désert, et transporter ses légers pénates dans les principales villes de
+l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y collaborera d'une manière
+éclatante. Il répandra avec une éblouissante rapidité des articles
+critiques, philosophiques, et des contes pleins de magie qui paraissent
+réunis sous le titre de _Tales of the Grotesque and the
+Arabesque_,—titre remarquable et intentionnel, car les ornements
+grotesques et arabesques repoussent la figure humaine, et l'on verra
+qu'à beaucoup d'égards la littérature de Poe est extra ou supra-humaine.
+Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses insérées dans
+les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement malades
+à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la mort de
+Madame Poe, le poëte subit les premières attaques du _delirium tremens_.
+Une note nouvelle paraît soudainement dans un journal,—celle-là plus
+que cruelle,—qui accuse son mépris et son dégoût du monde, et lui fait
+un de ces procès de tendance, véritables réquisitoires de l'opinion,
+contre lesquels il eut toujours à se défendre,—une des luttes les plus
+stérilement fatigantes que je connaisse.
+
+Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient
+à peu près le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse
+de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il rêva, comme tant d'autres
+écrivains, une _Revue_ à lui, il voulut être _chez lui_, et le fait est
+qu'il avait suffisamment souffert pour désirer ardemment cet abri
+définitif pour sa pensée. Pour arriver à ce résultat, pour se procurer
+une somme d'argent suffisante, il eut recours aux _lectures_. On sait ce
+que sont ces lectures,—une espèce de spéculation, le Collège de France
+mis à la disposition de tous les littérateurs, l'auteur ne publiant sa
+_lecture_ qu'après qu'il en a tiré toutes les recettes qu'elle peut
+rendre. Poe avait déjà donné à New-York une _lecture_ _d'Eureka_, son
+poëme cosmogonique, qui avait même soulevé de grosses discussions. Il
+imagina cette fois de donner des _lectures_ dans son pays, dans la
+Virginie. Il comptait, comme il l'écrivait à Willis, faire une tournée
+dans l'Ouest et le Sud, et il espérait le concours de ses amis
+littéraires et de ses anciennes connaissances de collège et de
+West-Point. Il visita donc les principales villes de la Virginie, et
+Richmond revit celui qu'on y avait connu si jeune, si pauvre, si
+délabré. Tous ceux qui n'avaient pas vu Poe depuis les jours de son
+obscurité accoururent en foule pour contempler leur illustre
+compatriote. Il apparut, beau, élégant, correct comme le génie. Je crois
+même que, depuis quelque temps, il avait poussé la condescendance
+jusqu'à se faire admettre dans une société de tempérance. Il choisit un
+thème aussi large qu'élevé: _le Principe de la Poésie_, et il le
+développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges. Il croyait,
+en vrai poëte qu'il était, que le but de la poésie est de même nature
+que son principe, et qu'elle ne doit pas avoir en vue autre chose
+qu'elle-même.
+
+Le bel accueil qu'on lui fit inonda son pauvre cœur d'orgueil et de
+joie; il se montrait tellement enchanté, qu'il parlait de s'établir
+définitivement à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son
+enfance lui avait rendus chers. Cependant, il avait affaire à New-York,
+et il partit le 4 octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se
+sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, le 6, au soir, il
+fit porter ses bagages à l'embarcadère d'où il devait se diriger sur
+Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant
+quelconque. Là, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances
+et s'attarda. Le lendemain matin, dans les pâles ténèbres du petit jour,
+un cadavre fut trouvé sur la voie,—est-ce ainsi qu'il faut dire?—non,
+un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale
+estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni
+papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C'est là que Poe
+mourut, le soir même du dimanche, 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept
+ans, vaincu par le _delirium tremens_, ce terrible visiteur qui avait
+déjà hanté son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un
+des plus grands héros littéraires, l'homme de génie qui avait écrit dans
+le _Chat noir_ ces mots fatidiques: _Quelle maladie est comparable à
+l'alcool_![4]
+
+Cette mort est presque un suicide,—un suicide préparé depuis longtemps.
+Du moins, elle en causa le scandale. La clameur fut grande, et la vertu
+donna carrière à son _cant_ emphatique, librement et voluptueusement.
+Les oraisons funèbres les plus indulgentes ne purent pas ne pas donner
+place à l'inévitable morale bourgeoise, qui n'eut garde de manquer une
+si admirable occasion. M. Griswold diffama; M. Willis, sincèrement
+affligé, fut mieux que convenable.—Hélas, celui qui avait franchi les
+hauteurs les plus ardues de l'esthétique et plongé dans les abîmes les
+moins explorés de l'intellect humain, celui qui, à travers une vie qui
+ressemble à une tempête sans accalmie, avait trouvé des moyens nouveaux,
+des procédés inconnus pour étonner l'imagination, pour séduire les
+esprits assoiffés de Beau, venait de mourir en quelques heures dans un
+lit d'hôpital,—quelle destinée! Et tant de grandeur et tant de malheur,
+pour soulever un tourbillon de phraséologie bourgeoise, pour devenir la
+pâture et le thème des journalistes vertueux!
+
+ _Ut declamatio fias!_
+
+Ces spectacles ne sont pas nouveaux; il est rare qu'une sépulture
+fraîche et illustre ne soit pas un rendez-vous de scandales. D'ailleurs,
+la société n'aime pas ces enragés malheureux, et, soit qu'ils troublent
+ses fêtes, soit qu'elle les considère naïvement comme des remords, elle
+a incontestablement raison. Qui ne se rappelle les déclamations
+parisiennes lors de la mort de Balzac, qui cependant mourut
+correctement?—Et plus récemment encore,—il y a aujourd'hui, 26
+janvier, juste un an,—quand un écrivain[5] d'une honnêteté admirable,
+d'une haute intelligence, et _qui fut toujours lucide_, alla
+discrètement, sans déranger personne,—si discrètement que sa discrétion
+ressemblait à du mépris,—délier son âme dans la rue la plus noire qu'il
+put trouver,—quelles dégoûtantes homélies!—quel assassinat raffiné! Un
+journaliste célèbre, à qui Jésus n'enseignera jamais les manières
+généreuses, trouva l'aventure assez joviale pour la célébrer en un gros
+calembour.—Parmi l'énumération nombreuse des _droits de l'homme_ que la
+sagesse du XIXe siècle a recommencée si souvent et si complaisamment,
+deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se
+contredire et le droit de _s'en aller_. Mais la _société_ regarde celui
+qui s'en va comme un insolent; elle châtierait volontiers certaines
+dépouilles funèbres, comme ce malheureux soldat, atteint de vampirisme,
+que la vue d'un cadavre exaspérait jusqu'à la fureur.—Et cependant, on
+peut dire que, sous la pression de certaines circonstances, après un
+sérieux examen de certaines incompatibilités, avec de fermes croyances à
+de certains dogmes et métempsycoses,—on peut dire, sans emphase et sans
+jeu de mots, que le suicide est parfois l'action la plus raisonnable de
+la vie. Et ainsi se forme une compagnie de fantômes déjà nombreuse, qui
+nous hante familièrement, et dont chaque membre vient nous vanter son
+repos actuel et nous verser ses persuasions.
+
+Avouons toutefois que la lugubre fin de l'auteur d'_Eureka_ suscita
+quelques consolantes exceptions, sans quoi il faudrait désespérer, et la
+place ne serait plus tenable. M. Willis, comme je l'ai dit, parla
+honnêtement, et même avec émotion, des bons rapports qu'il avait
+toujours eus avec Poe. MM. John Neal et George Graham rappelèrent M.
+Griswold à la pudeur. M. Longfellow—et celui-ci est d'autant plus
+méritant que Poe l'avait cruellement maltraité—sut louer d'une manière
+digne d'un poëte sa haute puissance comme poëte et comme prosateur. Un
+inconnu écrivit que l'Amérique littéraire avait perdu sa plus forte
+tête.
+
+Mais le cœur brisé, le cœur déchiré, le cœur percé des sept glaives
+fut celui de Mme Clemm. Edgar était à la fois son fils et sa fille. Rude
+destinée, dit Willis, à qui j'emprunte ces détails, presque mot pour
+mot, rude destinée que celle qu'elle surveillait et protégeait. Car
+Edgar Poe était un homme embarrassant; outre qu'il écrivait avec une
+fastidieuse difficulté et _dans un style trop au-dessus du niveau
+intellectuel commun pour qu'on pût le payer cher_, il était toujours
+plongé dans des embarras d'argent, et souvent lui et sa femme malade
+manquaient des choses les plus nécessaires à la vie. Un jour, Willis vit
+entrer dans son bureau une femme vieille, douce, grave. C'était Mme
+Clemm. Elle _cherchait de l'ouvrage_ pour son cher Edgar. Le biographe
+dit qu'il fut sincèrement frappé, non pas seulement de l'éloge parfait,
+de l'appréciation exacte qu'elle faisait des talents de son fils, mais
+aussi de tout son être extérieur,—de sa voix douce et triste, de ses
+manières un peu surannées, mais belles et grandes. Et pendant plusieurs
+années, ajoute-t-il, nous avons vu cet infatigable serviteur du génie,
+pauvrement et insuffisamment vêtu, allant de journal en journal pour
+vendre tantôt un poëme, tantôt un article, disant quelquefois qu'il
+était malade,—unique explication, unique raison, invariable excuse
+qu'elle donnait quand son fils se trouvait frappé momentanément d'une de
+ces stérilités que connaissent les écrivains nerveux,—et ne permettant
+jamais à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme
+un doute, comme un amoindrissement de confiance dans le génie et la
+volonté de son bien-aimé. Quand sa fille mourut, elle s'attacha au
+survivant de la désastreuse bataille avec une ardeur maternelle
+renforcée, elle vécut avec lui, prit soin de lui, le surveillant, le
+défendant contre la vie et contre lui-même. Certes,—conclut Willis avec
+une haute et impartiale raison,—si le dévouement de la femme, né avec
+un premier amour et entretenu par la passion humaine, glorifie et
+consacre son objet, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un
+dévouement comme celui-ci, pur, désintéressé et saint comme une
+sentinelle divine? Les détracteurs de Poe auraient dû en effet remarquer
+qu'il est des séductions si puissantes qu'elles ne peuvent être que des
+vertus.
+
+On devine combien terrible fut la nouvelle pour la malheureuse femme.
+Elle écrivit à Willis une lettre dont voici quelques lignes:
+
+«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie... Pouvez-vous me
+transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
+n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
+à M... de venir me voir; j'ai à m'acquitter envers lui d'une commission
+de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier
+d'annoncer sa mort, et de parler bien de lui. Je sais que vous le ferez.
+_Mais dites bien quel fils affectueux il était pour moi_, sa pauvre mère
+désolée...»
+
+Cette femme m'apparaît grande et plus qu'antique. Frappée d'un coup
+irréparable, elle ne pense qu'à la réputation de celui qui était tout
+pour elle, et il ne suffit pas, pour la contenter, qu'on dise qu'il
+était un génie, il faut qu'on sache qu'il était un homme de devoir et
+d'affection. Il est évident que cette mère—flambeau et foyer allumés
+par un rayon du plus haut ciel—a été donnée en exemple à nos races trop
+peu soigneuses du dévouement, de l'héroïsme, et de tout ce qui est plus
+que le devoir. N'était-ce pas justice d'inscrire au-dessus des ouvrages
+du poëte le nom de celle qui fut le soleil moral de sa vie? Il embaumera
+dans sa gloire le nom de la femme dont la tendresse savait panser ses
+plaies, et dont l'image voltigera incessamment au-dessus du martyrologe
+de la littérature.
+
+
+III
+
+La vie de Poe, ses mœurs, ses manières, son être physique, tout ce qui
+constitue l'ensemble de son personnage, nous apparaissent comme quelque
+chose de ténébreux et de brillant à la fois. Sa personne était
+singulière, séduisante et, comme ses ouvrages, marquée d'un
+indéfinissable cachet de mélancolie. Du reste, il avait montré une rare
+aptitude pour tous les exercices physiques, et bien qu'il fût petit,
+avec des pieds et des mains de femme, tout son être portant d'ailleurs
+ce caractère de délicatesse féminine, il était plus que robuste et
+capable de merveilleux traits de force. Il a, dans sa jeunesse, gagné un
+pari de nageur qui dépasse la mesure ordinaire du possible. On dirait
+que la Nature fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses un
+tempérament énergique, comme elle donne une puissante vitalité aux
+arbres qui sont chargés de symboliser le deuil et la douleur. Ces
+hommes-là, avec des apparences quelquefois chétives, sont taillés en
+athlètes, bons pour l'orgie et pour le travail, prompts aux excès et
+capables d'étonnantes sobriétés.
+
+Il est quelques points relatifs à Edgar Poe, sur lesquels il y a un
+accord unanime, par exemple sa haute distinction naturelle, son
+éloquence et sa beauté, dont, à ce qu'on dit, il tirait un peu de
+vanité. Ses manières, mélange singulier de hauteur avec une douceur
+exquise, étaient pleines de certitude. Physionomie, démarche, gestes,
+air de tête, tout le désignait, surtout dans ses bons jours, comme une
+créature d'élection. Tout son être respirait une solennité pénétrante.
+Il était réellement marqué par la nature, comme ces figures de passants
+qui tirent l'œil de l'observateur et préoccupent sa mémoire. Le pédant
+et aigre Griswold lui-même avoue que, lorsqu'il alla rendre visite à
+Poe, et qu'il le trouva pâle et malade encore de la mort et de la
+maladie de sa femme, il fut frappé outre mesure non seulement de la
+perfection de ses manières, mais encore de la physionomie
+aristocratique, de l'atmosphère parfumée de son appartement, d'ailleurs
+assez modestement meublé. Griswold ignore que le poëte a plus que tous
+les hommes ce merveilleux privilège attribué à la femme parisienne et à
+l'Espagnole, de savoir se parer avec un rien, et que Poe, amoureux du
+beau en toutes choses, aurait trouvé l'art de transformer une chaumière
+en un palais d'une espèce nouvelle. N'a-t-il pas écrit, avec l'esprit le
+plus original et le plus curieux, des projets de mobiliers, des plans de
+maisons de campagne, de jardins et de réformes de paysages?
+
+Il existe une lettre charmante de Mme Frances Osgood, qui fut une des
+amies de Poe, et qui nous donne sur ses mœurs, sur sa personne et sur
+sa vie de ménage, les plus curieux détails. Cette femme, qui était
+elle-même un littérateur distingué, nie courageusement tous les vices et
+toutes les fautes reprochées au poëte.
+
+«Avec les hommes, dit-elle à Griswold, peut-être était-il tel que vous
+le dépeignez, et comme homme vous pouvez avoir raison. Mais je pose en
+fait qu'avec les femmes il était tout autre, et que jamais femme n'a pu
+connaître M. Poe sans éprouver pour lui un profond intérêt. Il ne m'a
+jamais apparu que comme un modèle d'élégance, de distinction et de
+générosité...
+
+«La première fois que nous nous vîmes, ce fut à _Astor-House_. Willis
+m'avait fait passer à table d'hôte _le corbeau_, sur lequel l'auteur, me
+dit-il, désirait connaître mon opinion. La musique mystérieuse et
+surnaturelle de ce poëme étrange me pénétra si intimement, que, lorsque
+j'appris que Poe désirait m'être présenté, j'éprouvai un sentiment
+singulier et qui ressemblait à de l'effroi. Il parut avec sa belle et
+orgueilleuse tête, ses yeux sombres qui dardaient une lumière
+d'élection, une lumière de sentiment et de pensée, avec ses manières qui
+étaient un mélange intraduisible de hauteur et de suavité—il me salua,
+calme, grave, presque froid; mais sous cette froideur vibrait une
+sympathie si marquée, que je ne pus m'empêcher d'en être profondément
+impressionnée. À partir de ce moment jusqu'à sa mort, nous fûmes
+amis..., et je sais que, dans ses dernières paroles, j'ai eu ma part de
+souvenir, et qu'il m'a donné, avant que sa raison ne fût culbutée de son
+trône de souveraine, une preuve suprême de sa fidélité en amitié.
+
+«C'était surtout dans son intérieur, à la fois simple et poétique, que
+le caractère d'Edgar Poe, apparaissait pour moi, dans sa plus belle
+lumière. Folâtre, affectueux, spirituel, tantôt docile et tantôt méchant
+comme un enfant gâté, il avait toujours pour sa jeune, douce et adorée
+femme, et pour tous ceux qui venaient, même au milieu de ses plus
+fatigantes besognes littéraires, un mot aimable, un sourire
+bienveillant, des attentions gracieuses et courtoises. Il passait
+d'interminables heures à son pupitre, sous le portrait de sa _Lénore_,
+l'aimée et la morte, toujours assidu, toujours résigné et fixant avec
+son admirable écriture les brillantes fantaisies qui traversaient son
+étonnant cerveau incessamment en éveil.—Je me rappelle l'avoir vu un
+matin plus joyeux et plus allègre que de coutume. Virginia, sa douce
+femme, m'avait priée d'aller les voir et il m'était impossible de
+résister à ces sollicitations... Je le trouvai travaillant à la série
+d'articles qu'il a publiées sous le titre: _the Literati of New-York_.
+«Voyez—me dit-il, en déployant avec un rire de triomphe plusieurs
+petits rouleaux de papier (il écrivait sur des bandes étroites, sans
+doute pour conformer sa copie à la _justification_ des journaux),—je
+vais vous montrer par la différence des longueurs les divers degrés
+d'estime que j'ai pour chaque membre de votre gent littéraire. Dans
+chacun de ces papiers, l'un de vous est peloté et proprement
+discuté.—Venez ici, Virginia, et aidez-moi!» Et il les déroulèrent tous
+un à un. À la fin, il y en avait un qui semblait interminable. Virginia,
+tout en riant, reculait jusqu'à un coin de la chambre le tenant par un
+bout, et son mari vers un autre coin avec l'autre bout. «Et quel est
+l'heureux, dis-je, que vous avez jugé digne de cette incommensurable
+douceur?—L'entendez-vous, s'écria-t-il, comme si son vaniteux petit
+cœur ne lui avait pas déjà dit que c'est elle-même!»
+
+«Quand je fus obligée de voyager pour ma santé, j'entretins une
+correspondance régulière avec Poe, obéissant en cela aux vives
+sollicitations de sa femme, qui croyait que je pouvais obtenir sur lui
+une influence et un ascendant salutaires... Quant à l'amour et à la
+confiance qui existaient entre sa femme et lui, et qui étaient pour moi
+un spectacle délicieux, je n'en saurais parler avec trop de conviction,
+avec trop de chaleur. Je néglige quelques petits épisodes poétiques dans
+lesquels le jeta son tempérament romanesque. Je pense qu'elle était la
+seule femme qu'il ait toujours véritablement aimée...»
+
+Dans les _Nouvelles_ de Poe, il n'y a jamais d'amour. Du moins _Ligeia,
+Éleonora_, ne sont pas, à proprement parler, des histoires d'amour,
+l'idée principale sur laquelle pivote l'œuvre étant tout autre.
+Peut-être croyait-il que la prose n'est pas une langue à la hauteur de
+ce bizarre et presque intraduisible sentiment; car ses poésies, en
+revanche, en sont fortement saturées. La divine passion y apparaît
+magnifique, étoilée d'une irrémédiable mélancolie. Dans ses articles, il
+parle quelque fois de l'amour, et même comme d'une chose dont le nom
+fait frémir la plume. Dans _the Domain of Arnheim_, il affirmera que les
+quatre conditions élémentaires du bonheur sont: la vie en plein air,
+_l'amour d'une femme_, le détachement de toute ambition et la création
+d'un Beau nouveau.—Ce qui corrobore l'idée de Mme Frances Osgood
+relativement au respect chevaleresque de Poe pour les femmes, c'est que,
+malgré son prodigieux talent pour le grotesque et l'horrible, il n'y a
+pas dans toute son œuvre un seul passage qui ait trait à la lubricité
+ou même aux jouissances sensuelles. Ses portraits de femmes sont, pour
+ainsi dire, auréolés; ils brillent au sein d'une vapeur surnaturelle et
+sont peints à la manière emphatique d'un adorateur.—Quant aux _petits
+épisodes romanesques,_ y a-t-il lieu de s'étonner qu'un être aussi
+nerveux, dont la soif du Beau était peut-être le trait principal, ait
+parfois, avec une ardeur passionnée, cultivé la galanterie, cette fleur
+volcanique et musquée, pour qui le cerveau bouillonnant des poëtes est
+un terrain de prédilection?
+
+De sa beauté personnelle singulière dont parlent plusieurs biographes,
+l'esprit peut, je crois, se faire une idée approximative en appelant à
+son secours toutes les notions vagues, mais cependant caractéristiques,
+contenues dans le mot _romantique_, mot qui sert généralement à rendre
+les genres de beauté consistant surtout dans l'expression. Poe avait un
+front vaste, dominateur, où certaines protubérances trahissaient les
+facultés débordantes qu'elles sont chargées de
+représenter,—construction, comparaison, causalité,—et où trônait dans
+un orgueil calme le sens de l'idéalité, le sens esthétique par
+excellence. Cependant, malgré ces dons, ou même à cause de ces
+privilèges exorbitants, cette tête vue de profil n'offrait peut-être pas
+un aspect agréable. Comme dans toutes les choses excessives par un sens,
+un déficit pouvait résulter de l'abondance, une pauvreté de
+l'usurpation. Il avait de grands yeux à la fois sombres et pleins de
+lumière, d'une couleur indécise et ténébreuse, poussée au violet, le nez
+noble et solide, la bouche fine et triste, quoique légèrement souriante,
+le teint brun clair, la face généralement pâle, la physionomie un peu
+distraite et imperceptiblement grimée par une mélancolie habituelle.
+
+Sa conversation était des plus remarquables et essentiellement
+nourrissante. Il n'était pas ce qu'on appelle un beau parleur,—une
+chose horrible,—et d'ailleurs sa parole comme sa plume avaient horreur
+du convenu; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes
+études, des impressions ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette
+parole un enseignement. Son éloquence, essentiellement poétique, pleine
+de méthode, et se mouvant toutefois hors de toute méthode connue, un
+arsenal d'images tirées d'un monde peu fréquenté par la foule des
+esprits, un art prodigieux à déduire d'une proposition évidente et
+absolument acceptable, des aperçus secrets et nouveaux, à ouvrir
+d'étonnantes perspectives, et, en un mot, l'art de ravir, de faire
+penser, de faire rêver, d'arracher les âmes des bourbes de la routine,
+telles étaient les éblouissantes facultés dont beaucoup de gens ont
+gardé le souvenir. Mais il arrivait parfois—on le dit, du moins,—que
+le poëte, se complaisant dans un caprice destructeur, rappelait
+brusquement ses amis à la terre par un cynisme affligeant et démolissait
+brutalement son œuvre de spiritualité. C'est d'ailleurs une chose à
+noter, qu'il était fort peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et
+je crois que le lecteur trouvera sans peine dans l'histoire d'autres
+intelligences grandes et originales, pour qui toute compagnie était
+bonne. Certains esprits, solitaires au milieu de la foule, et qui se
+repaissent dans le monologue, n'ont que faire de la délicatesse en
+matière de public. C'est, en somme, une espèce de fraternité basée sur
+le mépris.
+
+De cette ivrognerie,—célébrée et reprochée avec une insistance qui
+pourrait donner à croire que tous les écrivains des États-Unis, excepté
+Poe, sont des anges de sobriété,—il faut cependant en parler. Plusieurs
+versions sont plausibles, et aucune n'exclut les autres. Avant tout, je
+suis obligé de remarquer que Willis et Mme Osgood affirment qu'une
+quantité fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber
+complètement son organisation. Il est d'ailleurs facile de supposer
+qu'un homme aussi réellement solitaire, aussi profondément malheureux,
+et qui a pu souvent envisager tout le système social comme un paradoxe
+et une imposture, un homme qui, harcelé par une destinée sans pitié,
+répétait souvent que la société n'est qu'une cohue de misérables (c'est
+Griswold qui rapporte cela, aussi scandalisé qu'un homme qui peut penser
+la même chose, mais qui ne la dira jamais),—il est naturel, dis-je, de
+supposer que ce poëte jeté tout enfant dans les hasards de la vie libre,
+le cerveau cerclé par un travail âpre et continu, ait cherché parfois
+une volupté d'oubli dans les bouteilles. Rancunes littéraires, vertiges
+de l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout
+dans le noir de l'ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais,
+quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas
+suffisamment large, et je m'en défie à cause de sa déplorable
+simplicité.
+
+J'apprends qu'il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une
+activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme
+accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui _quelque chose_
+à tuer, _a worm that would not die_. On raconte d'ailleurs qu'un jour,
+au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et comme on le
+félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes
+conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit «Il est possible que
+vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci: je ne me marierai pas!»),
+il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui
+devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice, pour se
+débarrasser d'un parjure envers la pauvre morte dont l'image vivait
+toujours en lui et qu'il avait admirablement chantée dans son _Annabel
+Lee_. Je considère donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment
+précieux de préméditation comme acquis et constaté.
+
+Je lis d'autre part, dans un long article du _Southern Literary
+Messenger_,—cette même revue dont il avait commencé la fortune,—que
+jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée,
+jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible
+habitude; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a
+précédé ou suivi une de ses crises; qu'après la publication d'_Eureka_,
+il sacrifia déplorablement à son penchant, et qu'à New-York, le matin
+même où paraissait _le Corbeau_, pendant que le nom du poëte était dans
+toutes les bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement.
+Remarquez que les mots: _précédé_ ou _suivi_, impliquent que l'ivresse
+pouvait servir d'excitant aussi bien que de repos.
+
+Or, il est incontestable que—semblables à ces impressions fugitives et
+frappantes, d'autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont
+fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce
+d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum
+oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d'un événement semblable à un
+événement déjà connu et qui occupait la même place dans une chaîne
+antérieurement révélée,—semblables à ces singuliers rêves périodiques
+qui fréquentent nos sommeils,—il existe dans l'ivresse non seulement
+des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements, qui ont
+besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance. Si le
+lecteur m'a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion: Je
+crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous,
+l'ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail,
+méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée.
+Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s'exerce à
+faire des cahiers de note. Il ne pouvait résister au désir de retrouver
+les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu'il
+avait rencontrées dans une tempête précédente: c'étaient de vieilles
+connaissances qui l'attiraient impérativement, et, pour renouer avec
+elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une
+partie de ce qui fait aujourd'hui notre jouissance est ce qui l'a tué.
+
+
+IV
+
+Des ouvrages de ce singulier génie, j'ai peu de chose à dire; le public
+fera voir ce qu'il en pense. Il me serait difficile, peut-être, mais non
+pas impossible de débrouiller sa méthode, d'expliquer son procédé,
+surtout dans la partie de ses œuvres dont le principal effet gît dans
+une analyse bien ménagée. Je pourrais introduire le lecteur dans les
+mystères de sa fabrication, m'étendre longuement sur cette portion de
+génie américain qui le fait se réjouir d'une difficulté vaincue, d'une
+énigme expliquée, d'un tour de force réussi,—qui le pousse à se jouer
+avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des
+probabilités et des conjectures, et à créer des _canards_ auxquels son
+art subtil a donné une vie vraisemblable. Personne ne niera que Poe ne
+soit un jongleur merveilleux, et je sais qu'il donnait surtout son
+estime à une autre partie de ses œuvres. J'ai quelques remarques plus
+importantes à faire, d'ailleurs très-brèves.
+
+Ce n'est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa
+renommée, qu'il lui sera donné de conquérir l'admiration des gens qui
+pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
+harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée
+néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,—par son
+admirable style, pur et bizarre,—serré comme les mailles d'une
+armure,—complaisant et minutieux,—et dont la plus légère intention
+sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu,—et enfin surtout
+par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique qui lui a permis de
+peindre et d'expliquer, d'une manière impeccable, saisissante, terrible,
+l'_exception dans l'ordre moral_.—Diderot, pour prendre un exemple
+entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'écrivain des nerfs, et même
+de quelque chose de plus,—et le meilleur que je connaisse.
+
+Chez lui, toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un
+tourbillon. Sa solennité surprend et tient l'esprit en éveil. On sent
+tout d'abord qu'il s'agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à
+peu, se déroule une histoire dont tout l'intérêt repose sur une
+imperceptible déviation de l'intellect, sur une hypothèse audacieuse,
+sur un dosage imprudent de la Nature dans l'amalgame des facultés. Le
+lecteur, lié par le vertige, est contraint de suivre l'auteur dans ses
+entraînantes déductions.
+
+Aucun homme, je le répète, n'a raconté avec plus de magie les
+_exceptions_ de la vie humaine et de la nature,—les ardeurs de
+curiosité de la convalescence;—les fins de saisons chargées de
+splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent
+du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d'un instrument, où
+les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du
+cœur;—l'hallucination laissant d'abord place au doute, bientôt
+convaincue et raisonneuse comme un livre;—l'absurde s'installant dans
+l'intelligence et la gouvernant avec une épouvantable
+logique;—l'hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction
+établie entre les nerfs et l'esprit, et l'homme désaccordé au point
+d'exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu'il y a de plus
+fugitif, il soupèse l'impondérable et décrit, avec cette manière
+minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet
+imaginaire qui flotte autour de l'homme nerveux et le conduit à mal.
+
+L'ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l'amour
+du grotesque et dans l'horrible pour l'amour de l'horrible, me sert à
+vérifier la sincérité de son œuvre et l'accord de l'homme avec le
+poëte.—J'ai déjà remarqué que, chez plusieurs hommes, cette ardeur
+était souvent le résultat d'une vaste énergie vitale inoccupée, et aussi
+d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme
+peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements soudains,
+violents, inutiles, les grands cris jetés en l'air, sans que l'esprit
+ait commandé au gosier, sont des phénomènes à ranger dans le même ordre.
+
+Au sein de cette littérature où l'air est raréfié, l'esprit peut
+éprouver cette vague angoisse, cette peur prompte aux larmes et ce
+malaise du cœur qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais
+l'admiration est la plus forte, et d'ailleurs l'art est si grand! Les
+fonds et les accessoires y sont appropriés au sentiment des personnages.
+Solitude de la Nature ou agitation des villes, tout y est décrit
+nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a
+élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter
+ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la
+phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage. La nature
+dite inanimée participe de la nature des êtres vivants, et, comme eux,
+frissonne d'un frisson surnaturel et galvanique.
+
+Quelquefois, des échappées magnifiques, gorgées de lumière et de
+couleur, s'ouvrent soudainement dans ses paysages, et l'on voit
+apparaître au fond de leurs horizons des villes orientales et des
+architectures, vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies
+d'or.
+
+Les personnages de Poe, ou plutôt le personnage de Poe, l'homme aux
+facultés suraiguës, l'homme aux nerfs relâchés, l'homme dont la volonté
+ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard
+est tendu avec la roideur d'une épée sur des objets qui grandissent à
+mesure qu'il les regarde,—c'est Poe lui-même.—Et ses femmes, toutes
+lumineuses et malades, mourant de maux bizarres et parlant avec une voix
+qui ressemble à une musique, c'est encore lui; ou du moins, par leurs
+aspirations étranges, par leur savoir, par leur mélancolie
+inguérissable, elles participent fortement de la nature de leur
+créateur. Quant à sa femme idéale, à sa Titanide, elle se révèle sous
+différents portraits éparpillés dans ses poésies trop peu nombreuses,
+portraits ou plutôt manières de sentir la beauté, que le tempérament de
+l'auteur rapproche et confond dans une unité vague mais sensible, et où
+vit plus délicatement peut-être qu'ailleurs cet amour insatiable du
+Beau, qui est son grand titre, c'est-à-dire le résumé de ses titres à
+l'affection et au respect des poëtes.
+
+Nous rassemblons sous le titre _Histoires extraordinaires_ divers contes
+choisis dans l'œuvre générale de Poe. Cette œuvre se compose d'un
+nombre considérable de nouvelles, d'une quantité non moins forte
+d'articles critiques et d'articles divers, d'un poëme philosophique
+(Eureka), de poésies et d'un roman purement humain (_la Relation
+d'Arthur Gordon Pym_). Si je trouve encore, comme je l'espère,
+l'occasion de parler de ce poëte, je donnerai l'analyse de ses opinions
+philosophiques et littéraires, ainsi que généralement des œuvres dont
+la traduction complète aurait peu de chances de succès auprès d'un
+public qui préfère de beaucoup l'amusement et l'émotion à la plus
+importante vérité philosophique.
+
+CHARLES BAUDELAIRE.
+
+ * * * * *
+
+Cette traduction est dédiée à Maria Clemm
+
+ À LA MÈRE ENTHOUSIASTE ET DÉVOUÉE
+ À CELLE POUR QUI LE POËTE A ÉCRIT CES VERS
+
+ Parce que je sens que, là-haut dans les Cieux,
+ Les Anges, quand ils se parlent doucement à l'oreille,
+ Ne trouvent pas, parmi leurs termes brûlants d'amour,
+ D'expression plus fervente que celle de _Mère_,
+ Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
+ Vous qui êtes plus qu'une mère pour moi
+ Et remplissez le sanctuaire de mon cœur où la Mort vous a installée
+ En affranchissant l'âme de ma Virginia.
+ Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure,
+ N'était que ma mère, à moi; mais vous,
+ Vous êtes la mère de celle que j'aimais si tendrement,
+ Et ainsi vous m'êtes plus chère que la mère que j'ai connue
+ De tout un infini,—juste comme ma femme
+ Était plus chère à mon âme que celle-ci à sa propre essence.
+
+ C. B.
+
+
+
+
+DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE
+
+Quelle chanson chantaient les sirènes? quel nom Achille avait-il pris,
+quand il se cachait parmi les femmes?—Questions embarrassantes, il est
+vrai, mais qui ne sont pas situées au delà de toute conjecture.
+
+SIR THOMAS BROWNE.
+
+
+Les facultés de l'esprit qu'on définit par le terme _analytiques_ sont
+en elles-mêmes fort peu susceptibles d'analyse. Nous ne les apprécions
+que par leurs résultats. Ce que nous en savons, entre autres choses,
+c'est qu'elles sont pour celui qui les possède à un degré extraordinaire
+une source de jouissances des plus vives. De même que l'homme fort se
+réjouit dans son aptitude physique, se complaît dans les exercices qui
+provoquent les muscles à l'action, de même l'analyse prend sa gloire
+dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller. Il
+tire du plaisir même des plus triviales occasions qui mettent ses
+talents en jeu. Il raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes; il
+déploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacité qui,
+dans l'opinion vulgaire, prend un caractère surnaturel. Les résultats,
+habilement déduits par l'âme même et l'essence de sa méthode, ont
+réellement tout l'air d'une intuition.
+
+Cette faculté de _résolution_ tire peut-être une grande force de l'étude
+des mathématiques, et particulièrement de la très-haute branche de cette
+science, qui, fort improprement et simplement en raison de ses
+opérations rétrogrades, a été nommée l'analyse, comme si elle était
+l'analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n'est pas en soi
+une analyse. Un joueur d'échecs, par exemple, fait fort bien l'un sans
+l'autre. Il suit de là que le jeu d'échecs, dans ses effets sur la
+nature spirituelle, est fort mal apprécié. Je ne veux pas écrire ici un
+traité de l'analyse, mais simplement mettre en tête d'un récit
+passablement singulier quelques observations jetées tout à fait à
+l'abandon et qui lui serviront de préface.
+
+Je prends donc cette occasion de proclamer que la haute puissance de la
+réflexion est bien plus activement et plus profitablement exploitée par
+le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilité des échecs.
+Dans ce dernier jeu, où les pièces sont douées de mouvements divers et
+bizarres, et représentent des valeurs diverses et variées, la complexité
+est prise—erreur fort commune—pour de la profondeur. L'attention y est
+puissamment mise en jeu. Si elle se relâche d'un instant, on commet une
+erreur, d'où il résulte une perte ou une défaite. Comme les mouvements
+possibles sont non seulement variés, mais inégaux en _puissance_, les
+chances de pareilles erreurs sont très-multipliées; et dans neuf cas sur
+dix, c'est le joueur le plus attentif qui gagne et non pas le plus
+habile. Dans les dames, au contraire, où le mouvement est simple dans
+son espèce et ne subit que peu de variations, les probabilités
+d'inadvertance sont beaucoup moindres, et l'attention n'étant pas
+absolument et entièrement accaparée, tous les avantages remportés par
+chacun des joueurs ne peuvent être remportés que par une perspicacité
+supérieure.
+
+Pour laisser là ces abstractions, supposons un jeu de dames où la
+totalité des pièces soit réduite à quatre dames, et où naturellement il
+n'y ait pas lieu de s'attendre à des étourderies. Il est évident qu'ici
+la victoire ne peut être décidée,—les deux parties étant absolument
+égales,—que par une tactique habile, résultat de quelque puissant
+effort de l'intellect. Privé des ressources ordinaires, l'analyste entre
+dans l'esprit de son adversaire, s'identifie avec lui, et souvent
+découvre d'un seul coup d'œil l'unique moyen—un moyen quelquefois
+absurdement simple—de l'attirer dans une faute ou de le précipiter dans
+un faux calcul.
+
+On a longtemps cité le whist pour son action sur la faculté du calcul;
+et on a connu des hommes d'une haute intelligence qui semblaient y
+prendre un plaisir incompréhensible et dédaigner les échecs comme un jeu
+frivole. En effet, il n'y a aucun jeu analogue qui fasse plus travailler
+la faculté de l'analyse. Le meilleur joueur d'échecs de la chrétienté ne
+peut guère être autre chose que le meilleur joueur d'échecs; mais la
+force au whist implique la puissance de réussir dans toutes les
+spéculations bien autrement importantes où l'esprit lutte avec l'esprit.
+
+Quand je dis la force, j'entends cette perfection dans le jeu qui
+comprend l'intelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire
+son profit. Ils sont non seulement divers, mais complexes, et se
+dérobent souvent dans des profondeurs de la pensée absolument
+inaccessibles à une intelligence ordinaire.
+
+Observer attentivement, c'est se rappeler distinctement; et, à ce point
+de vue, le joueur d'échecs capable d'une attention très-intense jouera
+fort bien au whist, puisque les règles de Hoyle, basées elles mêmes sur
+le simple mécanisme du jeu, sont facilement et généralement
+intelligibles.
+
+Aussi, avoir une mémoire fidèle et procéder d'après le livre sont des
+points qui constituent pour le vulgaire le _summum_ du bien jouer. Mais
+c'est dans les cas situés au delà de la règle que le talent de
+l'analyste se manifeste; il fait en silence une foule d'observations et
+de déductions. Ses partenaires en font peut-être autant; et la
+différence d'étendue dans les renseignements ainsi acquis ne gît pas
+tant dans la validité de la déduction que dans la qualité de
+l'observation. L'important, le principal est de savoir ce qu'il faut
+observer. Notre joueur ne se confine pas dans son jeu, et, bien que ce
+jeu soit l'objet actuel de son attention, il ne rejette pas pour cela
+les déductions qui naissent d'objets étrangers au jeu. Il examine la
+physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de
+chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque
+partenaire distribue ses cartes; il compte souvent, grâce aux regards
+que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et les
+_honneurs_, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à
+mesure que le jeu marche, et recueille un capital de pensées dans les
+expressions variées de certitude, de surprise, de triomphe ou de
+mauvaise humeur. À la manière de ramasser une levée, il devine si la
+même personne en peut faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui
+est joué par feinte à l'air dont c'est jeté sur la table. Une parole
+accidentelle, involontaire, une carte qui tombe, ou qu'on retourne par
+hasard, qu'on ramasse avec anxiété ou avec insouciance; le compte des
+levées et l'ordre dans lequel elles sont rangées; l'embarras,
+l'hésitation, la vivacité, la trépidation,—tout est pour lui symptôme,
+diagnostic, tout rend compte de cette perception,—intuitive en
+apparence,—du véritable état des choses. Quand les deux ou trois
+premiers tours ont été faits, il possède à fond le jeu qui est dans
+chaque main, et peut dès lors jouer ses cartes en parfaite connaissance
+de cause, comme si tous les autres joueurs avaient retourné les leurs.
+
+La faculté d'analyse ne doit pas être confondue avec la simple
+ingéniosité; car, pendant que l'analyste est nécessairement ingénieux,
+il arrive souvent que l'homme ingénieux est absolument incapable
+d'analyse. La faculté de combinaison, ou constructivité, à laquelle les
+phrénologues—ils ont tort, selon moi,—assignent un organe à part, en
+supposant qu'elle soit une faculté primordiale, a paru dans des êtres
+dont l'intelligence était limitrophe de l'idiotie, assez souvent pour
+attirer l'attention générale des écrivains psychologistes. Entre
+l'ingéniosité et l'aptitude analytique, il y a une différence beaucoup
+plus grande qu'entre l'imaginative et l'imagination, mais d'un caractère
+rigoureusement analogue. En somme, on verra que l'homme ingénieux est
+toujours plein d'imaginative, et que l'homme _vraiment_ imaginatif n'est
+jamais autre chose qu'un analyste.
+
+Le récit qui suit sera pour le lecteur un commentaire lumineux des
+propositions que je viens d'avancer.
+
+Je demeurais à Paris,—pendant le printemps et une partie de l'été de
+18..,—et j'y fis la connaissance d'un certain C. Auguste Dupin. Ce
+jeune gentleman appartenait à une excellente famille, une famille
+illustre même; mais, par une série d'événements malencontreux, il se
+trouva réduit à une telle pauvreté, que l'énergie de son caractère y
+succomba, et qu'il cessa de se pousser dans le monde et de s'occuper du
+rétablissement de sa fortune. Grâce à la courtoisie de ses créanciers,
+il resta en possession d'un petit reliquat de son patrimoine; et, sur la
+rente qu'il en tirait, il trouva moyen, par une économie rigoureuse, de
+subvenir aux nécessités de la vie, sans s'inquiéter autrement des
+superfluités. Les livres étaient véritablement son seul luxe, et à Paris
+on se les procure facilement.
+
+Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de
+la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous étions tous deux à la
+recherche d'un même livre, fort remarquable et fort rare; cette
+coïncidence nous rapprocha. Nous nous vîmes toujours de plus en plus. Je
+fus profondément intéressé par sa petite histoire de famille, qu'il me
+raconta minutieusement avec cette candeur et cet abandon,—ce sans-façon
+du _moi_,—qui est le propre de tout Français quand il parle de ses
+propres affaires.
+
+Je fus aussi fort étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures, et
+par-dessus tout je me sentis l'âme prise par l'étrange chaleur et la
+vitale fraîcheur de son imagination. Cherchant dans Paris certains
+objets qui faisaient mon unique étude, je vis que la société d'un pareil
+homme serait pour moi un trésor inappréciable, et dès lors je me livrai
+franchement à lui. Nous décidâmes enfin que nous vivrions ensemble tout
+le temps de mon séjour dans cette ville; et, comme mes affaires étaient
+un peu moins embarrassées que les siennes, je me chargeai de louer et de
+meubler dans un style approprié à la mélancolie fantasque de nos deux
+caractères, une maisonnette antique et bizarre que des superstitions
+dont nous ne daignâmes pas nous enquérir avaient fait déserter,—tombant
+presque en ruine, et située dans une partie reculée et solitaire du
+faubourg Saint-Germain.
+
+Si la routine de notre vie dans ce lieu avait été connue du monde, nous
+eussions passé pour deux fous,—peut-être pour des fous d'un genre
+inoffensif. Notre réclusion était complète; nous ne recevions aucune
+visite. Le lieu de notre retraite était resté un secret—soigneusement
+gardé—pour mes anciens camarades; il y avait plusieurs années que Dupin
+avait cessé de voir du monde et de se répandre dans Paris. Nous ne
+vivions qu'entre nous.
+
+Mon ami avait une bizarrerie d'humeur,—car comment définir
+cela?—c'était d'aimer la nuit pour l'amour de la nuit; la nuit était sa
+passion; et je tombai moi-même tranquillement dans cette bizarrerie,
+comme dans toutes les autres qui lui étaient propres, me laissant aller
+au courant de toutes ses étranges originalités avec un parfait abandon.
+La noire divinité ne pouvait pas toujours demeurer avec nous; mais nous
+en faisions la contrefaçon. Au premier point du jour, nous fermions tous
+les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de bougies
+fortement parfumées, qui ne jetaient que des rayons très-faibles et
+très-pâles. Au sein de cette débile clarté, nous livrions chacun notre
+âme à ses rêves, nous lisions, nous écrivions ou nous causions, jusqu'à
+ce que la pendule nous avertit du retour de la véritable obscurité.
+Alors, nous nous échappions à travers les rues, bras dessus bras
+dessous, continuant la conversation du jour, rôdant au hasard jusqu'à
+une heure très-avancée, et cherchant à travers les lumières désordonnées
+et les ténèbres de la populeuse cité ces innombrables excitations
+spirituelles que l'étude paisible ne peut pas donner.
+
+Dans ces circonstances, je ne pouvais m'empêcher de remarquer et
+d'admirer,—quoique la riche idéalité dont il était doué eût dû m'y
+préparer, une aptitude analytique particulière chez Dupin. Il semblait
+prendre un délice âcre à l'exercer,—peut être même à l'étaler,—et
+avouait sans façon tout le plaisir qu'il en tirait. Il me disait à moi,
+avec un petit rire tout épanoui, que bien des hommes avaient pour lui
+une fenêtre ouverte à l'endroit de leur cœur, et d'habitude il
+accompagnait une pareille assertion de preuves immédiates et des plus
+surprenantes, tirées d'une connaissance profonde de ma propre personne.
+
+Dans ces moments-là, ses manières étaient glaciales et distraites; ses
+yeux regardaient dans le vide, et sa voix,—une riche voix de ténor,
+habituellement,—montait jusqu'à la voix de tête; c'eût été de la
+pétulance, sans l'absolue délibération de son parler et la parfaite
+certitude de son accentuation. Je l'observais dans ses allures, et je
+rêvais souvent à la vieille philosophie de l'_âme double_,—je m'amusais
+à l'idée d'un Dupin double,—un Dupin créateur et un Dupin analyste.
+
+Qu'on ne s'imagine pas, d'après ce que je viens de dire, que je vais
+dévoiler un grand mystère ou écrire un roman. Ce que j'ai remarqué dans
+ce singulier Français était simplement le résultat d'une intelligence
+surexcitée, malade peut-être. Mais un exemple donnera une meilleure idée
+de la nature de ses observations à l'époque dont il s'agit.
+
+Une nuit, nous flânions dans une longue rue sale, avoisinant le Palais
+Royal. Nous étions plongés chacun dans nos propres pensées, en apparence
+du moins, et, depuis près d'un quart d'heure, nous n'avions pas soufflé
+une syllabe. Tout à coup Dupin lâcha ces paroles:
+
+—C'est un bien petit garçon, en vérité, et il serait mieux à sa place
+au théâtre des Variétés.
+
+—Cela ne fait pas l'ombre d'un doute, répliquai-je sans y penser et
+sans remarquer d'abord, tant j'étais absorbé, la singulière façon dont
+l'interrupteur adaptait sa parole à ma propre rêverie.
+
+Une minute après, je revins à moi, et mon étonnement fut profond.
+
+—Dupin, dis-je très-gravement, voilà qui passe mon intelligence. Je
+vous avoue, sans ambages, que j'en suis stupéfié et que j'en peux à
+peine croire mes sens. Comment a-t-il pu se faire que vous ayez deviné
+que je pensais à...?
+
+Mais je m'arrêtai pour m'assurer indubitablement qu'il avait réellement
+deviné à qui je pensais.
+
+—À Chantilly? dit-il; pourquoi vous interrompre? Vous faisiez en
+vous-même la remarque que sa petite taille le rendait impropre à la
+tragédie.
+
+C'était précisément ce qui faisait le sujet de mes réflexions. Chantilly
+était un ex-savetier de la rue Saint-Denis qui avait la rage du théâtre,
+et avait abordé le rôle de Xerxès dans la tragédie de Crébillon; ses
+prétentions étaient dérisoires: on en faisait des gorges chaudes.
+
+—Dites-moi, pour l'amour de Dieu! la méthode—si méthode il y a—à
+l'aide de laquelle vous avez pu pénétrer mon âme, dans le cas actuel!
+
+En réalité, j'étais encore plus étonné que je n'aurais voulu le
+confesser.
+
+—C'est le fruitier, répliqua mon ami, qui vous a amené à cette
+conclusion que le raccommodeur de semelles n'était pas de taille à jouer
+Xerxès et tous les rôles de ce genre.
+
+—Le fruitier! vous m'étonnez! je ne connais de fruitier d'aucune
+espèce.
+
+—L'homme qui s'est jeté contre vous, quand nous sommes entrés dans la
+rue, il y a peut-être un quart d'heure.
+
+Je me rappelai alors qu'en effet un fruitier, portant sur sa tête un
+grand panier de pommes, m'avait presque jeté par terre par maladresse,
+comme nous passions de la rue C... dans l'artère principale où nous
+étions alors. Mais quel rapport cela avait-il avec Chantilly? Il m'était
+impossible de m'en rendre compte.
+
+Il n'y avait pas un atome de charlatanerie dans mon ami Dupin.
+
+—Je vais vous expliquer cela, dit-il, et, pour que vous puissiez
+comprendre tout très-clairement, nous allons d'abord reprendre la série
+de vos réflexions, depuis le moment dont je vous parle jusqu'à la
+rencontre du fruitier en question. Les anneaux principaux de la chaîne
+se suivent ainsi: _Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Épicure, la
+stéréotomie, les pavés, le fruitier._
+
+Il est peu de personnes qui ne se soient amusées, à un moment quelconque
+de leur vie, à remonter le cours de leurs idées et à rechercher par
+quels chemins leur esprit était arrivé à de certaines conclusions.
+Souvent cette occupation est pleine d'intérêt, et celui qui l'essaye
+pour la première fois est étonné de l'incohérence et de la distance,
+immense en apparence, entre le point de départ et le point d'arrivée.
+
+Qu'on juge donc de mon étonnement quand j'entendis mon Français parler
+comme il avait fait, et que je fus contraint de reconnaître qu'il avait
+dit la pure vérité.
+
+Il continua:
+
+—Nous causions de chevaux—si ma mémoire ne me trompe pas—juste avant
+de quitter la rue C... Ce fut notre dernier thème de conversation. Comme
+nous passions dans cette rue-ci, un fruitier, avec un gros panier sur la
+tête, passa précipitamment devant nous, vous jeta sur un tas de pavés
+amoncelés dans un endroit où la voie est en réparation. Vous avez mis le
+pied sur une des pierres branlantes; vous avez glissé, vous vous êtes
+légèrement foulé la cheville; vous avez paru vexé, grognon; vous avez
+marmotté quelques paroles; vous vous êtes retourné pour regarder le tas,
+puis vous avez continué votre chemin en silence. Je n'étais pas
+absolument attentif à tout ce que vous faisiez; mais, pour moi,
+l'observation est devenue, de vieille date, une espèce de nécessité.
+
+«Vos yeux sont restés attachés sur le sol,—surveillant avec une espèce
+d'irritation les trous et les ornières du pavé (de façon que je voyais
+bien que vous pensiez toujours aux pierres), jusqu'à ce que nous
+eussions atteint le petit passage qu'on nomme le passage Lamartine[6],
+où l'on vient de faire l'essai du pavé de bois, un système de blocs unis
+et solidement assemblés. Ici votre physionomie s'est éclaircie, j'ai vu
+vos lèvres remuer, et j'ai deviné, à n'en pas douter, que vous vous
+murmuriez le mot _stéréotomie_, un terme appliqué fort prétentieusement
+à ce genre de pavage. Je savais que vous ne pouviez pas dire stéréotomie
+sans être induit à penser aux atomes, et de là aux théories d'Épicure;
+et, comme dans la discussion que nous eûmes, il n'y a pas longtemps, à
+ce sujet, je vous avais fait remarquer que les vagues conjectures de
+l'illustre Grec avaient été confirmées singulièrement, sans que personne
+y prît garde, par les dernières théories sur les nébuleuses et les
+récentes découvertes cosmogoniques, je sentis que vous ne pourriez pas
+empêcher vos yeux de se tourner vers la grande nébuleuse d'Orion; je m'y
+attendais certainement. Vous n'y avez pas manqué, et je fus alors
+certain d'avoir strictement emboîté le pas de votre rêverie. Or, dans
+cette amère boutade sur Chantilly, qui a paru hier dans le Musée,
+l'écrivain satirique, en faisant des allusions désobligeantes au
+changement de nom du savetier quand il a chaussé le cothurne, citait un
+vers latin dont nous avons souvent causé. Je veux parler du vers:
+
+ _Perdidit antiquum littera prima sonum._
+
+«Je vous avais dit qu'il avait trait à Orion, qui s'écrivait
+primitivement Urion; et, à cause d'une certaine acrimonie mêlée à cette
+discussion, j'étais sûr que vous ne l'aviez pas oubliée. Il était clair,
+dès lors, que vous ne pouviez pas manquer d'associer les deux idées
+d'Orion et de Chantilly. Cette association d'idées, je la vis au style
+du sourire qui traversa vos lèvres. Vous pensiez à l'immolation du
+pauvre savetier. Jusque-là, vous aviez marché courbé en deux mais alors
+je vous vis vous redresser de toute votre hauteur. J'étais bien sûr que
+vous pensiez à la pauvre petite taille de Chantilly. C'est dans ce
+moment que j'interrompis vos réflexions pour vous faire remarquer que
+c'était un pauvre petit avorton que ce Chantilly, et qu'il serait bien
+mieux à sa place au théâtre des Variétés.»
+
+Peu de temps après cet entretien, nous parcourions l'édition du soir de
+la _Gazette des tribunaux_, quand les paragraphes suivants attirèrent
+notre attention:
+
+«DOUBLE ASSASSINAT DES PLUS SINGULIERS.—Ce matin, vers trois heures,
+les habitants du quartier Saint-Roch furent réveillés par une suite de
+cris effrayants, qui semblaient venir du quatrième étage d'une maison de
+la rue Morgue, que l'on savait occupée en totalité par une dame
+l'Espanaye et sa fille, Mlle Camille l'Espanaye. Après quelques retards
+causés par des efforts infructueux pour se faire ouvrir à l'amiable, la
+grande porte fut forcée avec une pince, et huit ou dix voisins
+entrèrent, accompagnés de deux gendarmes.
+
+«Cependant, les cris avaient cessé; mais, au moment où tout ce monde
+arrivait pêle-mêle au premier étage, on distingua deux fortes voix,
+peut-être plus, qui semblaient se disputer violemment et venir de la
+partie supérieure de la maison. Quand on arriva au second palier, ces
+bruits avaient également cessé, et tout était parfaitement tranquille.
+Les voisins se répandirent de chambre en chambre. Arrivés à une vaste
+pièce située sur le derrière, au quatrième étage, et dont on força la
+porte qui était fermée, avec la clef en dedans, ils se trouvèrent en
+face d'un spectacle qui frappa tous les assistants d'une terreur non
+moins grande que leur étonnement.
+
+«La chambre était dans le plus étrange désordre; les meubles brisés et
+éparpillés dans tous les sens. Il n'y avait qu'un lit, les matelas en
+avaient été arrachés et jetés au milieu du parquet. Sur une chaise, on
+trouva un rasoir mouillé de sang; dans l'âtre, trois longues et fortes
+boucles de cheveux gris, qui semblaient avoir été violemment arrachées
+avec leurs racines. Sur le parquet gisaient quatre napoléons, une boucle
+d'oreille ornée d'une topaze, trois grandes cuillers d'argent, trois
+plus petites en métal d'Alger, et deux sacs contenant environ quatre
+mille francs en or. Dans un coin, les tiroirs d'une commode étaient
+ouverts et avaient sans doute été mis au pillage, bien qu'on y ait
+trouvé plusieurs articles intacts. Un petit coffret de fer fut trouvé
+sous la literie (non pas sous le bois de lit); il était ouvert, avec la
+clef de la serrure. Il ne contenait que quelques vieilles lettres et
+d'autres papiers sans importance.
+
+«On ne trouva aucune trace de Mme l'Espanaye; mais on remarqua une
+quantité extraordinaire de suie dans le foyer; on fit une recherche dans
+la cheminée, et—chose horrible à dire!—on en tira le corps de la
+demoiselle, la tête en bas, qui avait été introduit de force et poussé
+par l'étroite ouverture jusqu'à une distance assez considérable. Le
+corps était tout chaud. En l'examinant, on découvrit de nombreuses
+excoriations, occasionnées sans doute par la violence avec laquelle il y
+avait été fourré et qu'il avait fallu employer pour le dégager. La
+figure portait quelques fortes égratignures, et la gorge était
+stigmatisée par des meurtrissures noires et de profondes traces
+d'ongles, comme si la mort avait eu lieu par strangulation.
+
+«Après un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui n'amena
+aucune découverte nouvelle, les voisins s'introduisirent dans une petite
+cour pavée, située sur le derrière du bâtiment. Là, gisait le cadavre de
+la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coupée, que, quand on
+essaya de le relever, la tête se détacha du tronc. Le corps, aussi bien
+que la tête, était terriblement mutilé, et celui-ci à ce point qu'il
+gardait à peine une apparence humaine.
+
+«Toute cette affaire reste un horrible mystère, et jusqu'à présent on
+n'a pas encore découvert, que nous sachions, le moindre fil conducteur.»
+
+Le numéro suivant portait ces détails additionnels:
+
+«LE DRAME DE LA RUE MORGUE.—Bon nombre d'individus ont été interrogés
+relativement à ce terrible et extraordinaire événement, mais rien n'a
+transpiré qui puisse jeter quelque jour sur l'affaire. Nous donnons
+ci-dessous les dépositions obtenues:
+
+«Pauline Dubourg, blanchisseuse, dépose qu'elle a connu les deux
+victimes pendant trois ans, et qu'elle a blanchi pour elles pendant tout
+ce temps. La vieille dame et sa fille semblaient en bonne
+intelligence,—très-affectueuses l'une envers l'autre. C'étaient de
+bonnes _payes_. Elle ne peut rien dire relativement à leur genre de vie
+et à leurs moyens d'existence. Elle croit que Mme l'Espanaye disait la
+bonne aventure pour vivre. Cette dame passait pour avoir de l'argent de
+côté. Elle n'a jamais rencontré personne dans la maison, quand elle
+venait rapporter ou prendre le linge. Elle est sûre que ces dames
+n'avaient aucun domestique à leur service. Il lui a semblé qu'il n'y
+avait de meubles dans aucune partie de la maison, excepté au quatrième
+étage.
+
+«Pierre Moreau, marchand de tabac, dépose qu'il fournissait
+habituellement Mme l'Espanaye, et lui vendait de petites quantités de
+tabac, quelquefois en poudre. Il est né dans le quartier et y a toujours
+demeuré. La défunte et sa fille occupaient depuis plus de six ans la
+maison où l'on a trouvé leurs cadavres. Primitivement elle était habitée
+par un bijoutier, qui sous-louait les appartements supérieurs à
+différentes personnes. La maison appartenait à Mme l'Espanaye. Elle
+s'était montrée très-mécontente de son locataire, qui endommageait les
+lieux; elle était venue habiter sa propre maison, refusant d'en louer
+une seule partie. La bonne dame était en enfance. Le témoin a vu la
+fille cinq ou six fois dans l'intervalle de ces six années. Elles
+menaient toutes deux une vie excessivement retirée; elles passaient pour
+avoir de quoi. Il a entendu dire chez les voisins que Mme l'Espanaye
+disait la bonne aventure; il ne le croit pas. Il n'a jamais vu personne
+franchir la porte, excepté la vieille dame et sa fille, un
+commissionnaire une ou deux fois, et un médecin huit ou dix.
+
+«Plusieurs autres personnes du voisinage déposent dans le même sens. On
+ne cite personne comme ayant fréquenté la maison. On ne sait pas si la
+dame et sa fille avaient des parents vivants. Les volets des fenêtres de
+face s'ouvraient rarement. Ceux de derrière étaient toujours fermés,
+excepté aux fenêtres de la grande arrière-pièce du quatrième étage. La
+maison était une assez bonne maison, pas trop vieille.
+
+«Isidore Muset, gendarme, dépose qu'il a été mis en réquisition, vers
+trois heures du matin, et qu'il a trouvé à la grande porte vingt ou
+trente personnes qui s'efforçaient de pénétrer dans la maison. Il l'a
+forcée avec une baïonnette et non pas avec une pince. Il n'a pas eu
+grand-peine à l'ouvrir, parce qu'elle était à deux battants et n'était
+verrouillée ni par en haut, ni par en bas. Les cris ont continué jusqu'à
+ce que la porte fût enfoncée, puis ils ont soudainement cessé. On eût
+dit les cris d'une ou de plusieurs personnes en proie aux plus vives
+douleurs; des cris très-hauts, très-prolongés,—non pas des cris brefs,
+ni précipités. Le témoin a grimpé l'escalier. En arrivant au premier
+palier, il a entendu deux voix qui se discutaient très-haut et
+très-aigrement;—l'une, une voix rude, l'autre beaucoup plus aiguë, une
+voix très-singulière. Il a distingué quelques mots de la première,
+c'était celle d'un Français. Il est certain que ce n'est pas une voix de
+femme. Il a pu distinguer les mots _sacré_ et _diable_. La voix aiguë
+était celle d'un étranger. Il ne sait pas précisément si c'était une
+voix d'homme ou de femme. Il n'a pu deviner ce qu'elle disait, mais il
+présume qu'elle parlait espagnol. Ce témoin rend compte de l'état de la
+chambre et des cadavres dans les mêmes termes que nous l'avons fait
+hier.
+
+«Henri Duval, un voisin, et orfèvre de son état, dépose qu'il faisait
+partie du groupe de ceux qui sont entrés les premiers dans la maison.
+Confirme généralement le témoignage de Muset. Aussitôt qu'ils se sont
+introduits dans la maison, ils ont refermé la porte pour barrer le
+passage à la foule qui s'amassait considérablement, malgré l'heure plus
+que matinale. La voix aiguë, à en croire le témoin, était une voix
+d'Italien. À coup sûr, ce n'était pas une voix française. Il ne sait pas
+au juste si c'était une voix de femme; cependant, cela pourrait bien
+être. Le témoin n'est pas familiarisé avec la langue italienne; il n'a
+pu distinguer les paroles, mais il est convaincu d'après l'intonation
+que l'individu qui parlait était un Italien. Le témoin a connu Mme
+l'Espanaye et sa fille. Il a fréquemment causé avec elles. Il est
+certain que la voix aiguë n'était celle d'aucune des victimes.
+
+«Odenheimer, restaurateur. Ce témoin s'est offert de lui-même. Il ne
+parle pas français, et on l'a interrogé par le canal d'un interprète. Il
+est né à Amsterdam. Il passait devant la maison au moment des cris. Ils
+ont duré quelques minutes, dix minutes peut-être. C'étaient des cris
+prolongés, très-hauts, très-effrayants,—des cris navrants. Odenheimer
+est un de ceux qui ont pénétré dans la maison. Il confirme le témoignage
+précédent, à l'exception d'un seul point. Il est sûr que la voix aiguë
+était celle d'un homme,—d'un Français. Il n'a pu distinguer les mots
+articulés. On parlait haut et vite,—d'un ton inégal,—et qui exprimait
+la crainte aussi bien que la colère. La voix était âpre, plutôt âpre
+qu'aiguë. Il ne peut appeler cela précisément une voix aiguë. La grosse
+voix dit à plusieurs reprises: _Sacré,—diable_,—et une fois: _Mon
+Dieu!_
+
+«Jules Mignaud, banquier, de la maison Mignaud et fils, rue Deloraine.
+Il est l'aîné des Mignaud. Mme l'Espanaye avait quelque fortune. Il lui
+avait ouvert un compte dans sa maison, huit ans auparavant, au
+printemps. Elle a souvent déposé chez lui de petites sommes d'argent. Il
+ne lui a rien délivré jusqu'au troisième jour avant sa mort, où elle est
+venue lui demander en personne une somme de quatre mille francs. Cette
+somme lui a été payée en or, et un commis a été chargé de la lui porter
+chez elle.
+
+«Adolphe Lebon, commis chez Mignaud et fils, dépose que, le jour en
+question, vers midi, il a accompagné Mme l'Espanaye à son logis, avec
+les quatre mille francs, en deux sacs. Quand la porte s'ouvrit, Mlle
+l'Espanaye parut, et lui prit des mains l'un des deux sacs, pendant que
+la vieille dame le déchargeait de l'autre. Il les salua et partit. Il
+n'a vu personne dans la rue en ce moment. C'est une rue borgne,
+très-solitaire.
+
+«William Bird, tailleur, dépose qu'il est un de ceux qui se sont
+introduits dans la maison. Il est Anglais. Il a vécu deux ans à Paris.
+Il est un des premiers qui ont monté l'escalier. Il a entendu les voix
+qui se disputaient. La voix rude était celle d'un Français. Il a pu
+distinguer quelques mots, mais il ne se les rappelle pas. Il a entendu
+distinctement _sacré_ et _mon Dieu_. C'était en ce moment un bruit comme
+de plusieurs personnes qui se battent,—le tapage d'une lutte et
+d'objets qu'on brise. La voix aiguë était très-forte, plus forte que la
+voix rude. Il est sûr que ce n'était pas une voix d'Anglais. Elle lui
+sembla une voix d'Allemand; peut-être bien une voix de femme. Le témoin
+ne sait pas l'allemand.
+
+«Quatre des témoins ci-dessus mentionnés ont été assignés de nouveau et
+ont déposé que la porte de la chambre où fut trouvé le corps de Mlle
+l'Espanaye était fermée en dedans quand ils y arrivèrent. Tout était
+parfaitement silencieux; ni gémissements, ni bruits d'aucune espèce.
+Après avoir forcé la porte, ils ne virent personne.
+
+«Les fenêtres, dans la chambre de derrière et dans celle de face,
+étaient fermées et solidement assujetties en dedans. Une porte de
+communication était fermée, mais pas à clef. La porte qui conduit de la
+chambre du devant au corridor était fermée à clef, et la clef en dedans;
+une petite pièce sur le devant de la maison, au quatrième étage, à
+l'entrée du corridor, ouverte, et la porte entrebâillée; cette pièce,
+encombrée de vieux bois de lit, de malles, etc. On a soigneusement
+dérangé et visité tous ces objets. Il n'y a pas un pouce d'une partie
+quelconque de la maison qui n'ait été soigneusement visité. On a fait
+pénétrer des ramoneurs dans les cheminées. La maison est à quatre étages
+avec des mansardes. Une trappe qui donne sur le toit était condamnée et
+solidement fermée avec des clous; elle ne semblait pas avoir été ouverte
+depuis des années. Les témoins varient sur la durée du temps écoulé
+entre le moment où l'on a entendu les voix qui se disputaient et celui
+où l'on a forcé la porte de la chambre. Quelques-uns l'évaluent trop
+court,—deux ou trois minutes,—d'autres, cinq minutes. La porte ne fut
+ouverte qu'à grand-peine.
+
+«Alfonso Garcio, entrepreneur des pompes funèbres, dépose qu'il demeure
+rue Morgue. Il est né en Espagne. Il est un de ceux qui ont pénétré dans
+la maison. Il n'a pas monté l'escalier. Il a les nerfs très-délicats, et
+redoute les conséquences d'une violente agitation nerveuse. Il a entendu
+les voix qui se disputaient. La grosse voix était celle d'un Français.
+Il n'a pu distinguer ce qu'elle disait. La voix aiguë était celle d'un
+Anglais, il en est bien sûr. Le témoin ne sait pas l'anglais, mais il
+juge d'après l'intonation.
+
+«Alberto Montani, confiseur, dépose qu'il fut des premiers qui montèrent
+l'escalier. Il a entendu les voix en question. La voix rauque était
+celle d'un Français. Il a distingué quelques mots. L'individu qui
+parlait semblait faire des remontrances. Il n'a pas pu deviner ce que
+disait la voix aiguë. Elle parlait vite et par saccades. Il l'a prise
+pour la voix d'un Russe. Il confirme en général les témoignages
+précédents. Il est Italien; il avoue qu'il n'a jamais causé avec un
+Russe.
+
+«Quelques témoins, rappelés, certifient que les cheminées dans toutes
+les chambres, au quatrième étage, sont trop étroites pour livrer passage
+à un être humain. Quand ils ont parlé de ramonage, ils voulaient parler
+de ces brosses en forme de cylindres dont on se sert pour nettoyer les
+cheminées. On a fait passer ces brosses du haut au bas dans tous les
+tuyaux de la maison. Il n'y a sur le derrière aucun passage qui ait pu
+favoriser la fuite d'un assassin, pendant que les témoins montaient
+l'escalier. Le corps de Mlle l'Espanaye était si solidement engagé dans
+la cheminée, qu'il a fallu, pour le retirer, que quatre ou cinq des
+témoins réunissent leurs forces.
+
+«Paul Dumas, médecin, dépose qu'il a été appelé au point du jour pour
+examiner les cadavres. Ils gisaient tous les deux sur le fond de sangle
+du lit dans la chambre où avait été trouvée Mlle l'Espanaye. Le corps de
+la jeune dame était fortement meurtri et excorié. Ces particularités
+s'expliquent suffisamment par le fait de son introduction dans la
+cheminée. La gorge était singulièrement écorchée. Il y avait, juste
+au-dessous du menton, plusieurs égratignures profondes, avec une rangée
+de taches livides, résultant évidemment de la pression des doigts. La
+face était affreusement décolorée, et les globes des yeux sortaient de
+la tête. La langue était coupée à moitié. Une large meurtrissure se
+manifestait au creux de l'estomac, produite, selon toute apparence, par
+la pression d'un genou. Dans l'opinion de M. Dumas, Mlle l'Espanaye
+avait été étranglée par un ou par plusieurs individus inconnus.
+
+«Le corps de la mère était horriblement mutilé. Tous les os de la jambe
+et du bras gauche plus ou moins fracassés; le tibia gauche brisé en
+esquilles, ainsi que les côtes du même côté. Tout le corps affreusement
+meurtri et décoloré. Il était impossible de dire comment de pareils
+coups avaient été portés. Une lourde massue de bois ou une large pince
+de fer, une arme grosse, pesante et contondante aurait pu produire de
+pareils résultats, et encore, maniée par les mains d'un homme
+excessivement robuste. Avec n'importe quelle arme, aucune femme n'aurait
+pu frapper de tels coups. La tête de la défunte, quand le témoin la vit,
+était entièrement séparée du tronc, et, comme le reste, singulièrement
+broyée. La gorge évidemment avait été tranchée avec un instrument
+très-affilé, très-probablement un rasoir.
+
+«Alexandre Étienne, chirurgien, a été appelé en même temps que M. Dumas
+pour visiter les cadavres; il confirme le témoignage et l'opinion de M.
+Dumas.
+
+«Quoique plusieurs autres personnes aient été interrogées, on n'a pu
+obtenir aucun autre renseignement d'une valeur quelconque. Jamais
+assassinat si mystérieux, si embrouillé, n'a été commis à Paris, si
+toutefois il y a eu assassinat.
+
+«La police est absolument déroutée,—cas fort usité dans les affaires de
+cette nature. Il est vraiment impossible de retrouver le fil de cette
+affaire.»
+
+L'édition du soir constatait qu'il régnait une agitation permanente dans
+le quartier Saint-Roch; que les lieux avaient été l'objet d'un second
+examen, que les témoins avaient été interrogés de nouveau, mais tout
+cela sans résultat. Cependant, un post-scriptum annonçait qu'Adolphe
+Lebon, le commis de la maison de banque, avait été arrêté et incarcéré,
+bien que rien dans les faits déjà connus ne parût suffisant pour
+l'incriminer.
+
+Dupin semblait s'intéresser singulièrement à la marche de cette affaire,
+autant, du moins, que j'en pouvais juger par ses manières, car il ne
+faisait aucun commentaire. Ce fut seulement après que le journal eut
+annoncé l'emprisonnement de Lebon qu'il me demanda quelle opinion
+j'avais relativement à ce double meurtre.
+
+Je ne pus que lui confesser que j'étais comme tout Paris, et que je le
+considérais comme un mystère insoluble. Je ne voyais aucun moyen
+d'attraper la trace du meurtrier.
+
+—Nous ne devons pas juger des moyens possibles, dit Dupin, par une
+instruction embryonnaire. La police parisienne, si vantée pour sa
+pénétration, est très-rusée, rien de plus. Elle procède sans méthode,
+elle n'a pas d'autre méthode que celle du moment. On fait ici un grand
+étalage de mesures, mais il arrive souvent qu'elles sont si
+intempestives et si mal appropriées au but, qu'elles font penser à M.
+Jourdain, qui demandait _sa robe de chambre_—_pour mieux entendre la
+musique_. Les résultats obtenus sont quelquefois surprenants, mais ils
+sont, pour la plus grande partie, simplement dus à la diligence et à
+l'activité. Dans le cas où ces facultés sont insuffisantes, les plans
+ratent. Vidocq, par exemple, était bon pour deviner; c'était un homme de
+patience mais sa pensée n'étant pas suffisamment éduquée, il faisait
+continuellement fausse route, par l'ardeur même de ses investigations.
+Il diminuait la force de sa vision en regardant l'objet de trop près. Il
+pouvait peut-être voir un ou deux points avec une netteté singulière,
+mais, par le fait même de son procédé, il perdait l'aspect de l'affaire
+prise dans son ensemble. Cela peut s'appeler le moyen d'être trop
+profond. La vérité n'est pas toujours dans un puits. En somme, quant à
+ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois
+qu'elle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la
+profondeur de la vallée: c'est au sommet des montagnes que nous la
+découvrirons.
+
+«On trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des
+échantillons excellents de ce genre d'erreur. Jetez sur une étoile un
+rapide coup d'œil, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la
+partie latérale de la rétine (beaucoup plus sensible à une lumière
+faible que la partie centrale), et vous verrez l'étoile distinctement;
+vous aurez l'appréciation la plus juste de son éclat, éclat qui
+s'obscurcit à proportion que vous dirigez votre point de vue en plein
+sur elle.
+
+«Dans le dernier cas, il tombe sur l'œil un plus grand nombre de
+rayons; mais, dans le premier, il y a une réceptibilité plus complète,
+une susceptibilité beaucoup plus vive. Une profondeur outrée affaiblit
+la pensée et la rend perplexe; et il est possible de faire disparaître
+Vénus elle-même du firmament par une attention trop soutenue, trop
+concentrée, trop directe.
+
+«Quant à cet assassinat, faisons nous-mêmes un examen avant de nous
+former une opinion. Une enquête nous procurera de l'amusement (je
+trouvai cette expression bizarre, appliquée au cas en question, mais je
+ne dis mot); et, en outre, Lebon m'a rendu un service pour lequel je ne
+veux pas me montrer ingrat. Nous irons sur les lieux, nous les
+examinerons de nos propres yeux. Je connais G..., le préfet de police,
+et nous obtiendrons sans peine l'autorisation nécessaire.»
+
+L'autorisation fut accordée, et nous allâmes tout droit à la rue Morgue.
+C'est un de ces misérables passages qui relient la rue Richelieu à la
+rue Saint-Roch. C'était dans l'après-midi, et il était déjà tard quand
+nous y arrivâmes, car ce quartier est situé à une grande distance de
+celui que nous habitions. Nous trouvâmes bien vite la maison, car il y
+avait une multitude de gens qui contemplaient de l'autre côté de la rue
+les volets fermés, avec une curiosité badaude. C'était une maison comme
+toutes les maisons de Paris, avec une porte cochère, et sur l'un des
+côtés une niche vitrée avec un carreau mobile, représentant la loge du
+concierge. Avant d'entrer, nous remontâmes la rue, nous tournâmes dans
+une allée, et nous passâmes ainsi sur les derrières de la maison. Dupin,
+pendant ce temps, examinait tous les alentours, aussi bien que la
+maison, avec une attention minutieuse dont je ne pouvais pas deviner
+l'objet.
+
+Nous revînmes sur nos pas vers la façade de la maison; nous sonnâmes,
+nous montrâmes notre pouvoir, et les agents nous permirent d'entrer.
+Nous montâmes jusqu'à la chambre où on avait trouvé le corps de Mlle
+l'Espanaye, et où gisaient encore les deux cadavres. Le désordre de la
+chambre avait été respecté, comme cela se pratique en pareil cas. Je ne
+vis rien de plus que ce qu'avait constaté la _Gazette des tribunaux_.
+Dupin analysait minutieusement toutes choses, sans en excepter les corps
+des victimes. Nous passâmes ensuite dans les autres chambres, et nous
+descendîmes dans les cours, toujours accompagnés par un gendarme. Cet
+examen dura fort longtemps, et il était nuit quand nous quittâmes la
+maison. En retournant chez nous, mon camarade s'arrêta quelques minutes
+dans les bureaux d'un journal quotidien.
+
+J'ai dit que mon ami avait toutes sortes de bizarreries, et que _je les
+ménageais_ (car ce mot n'a pas d'équivalent en anglais). Il entrait
+maintenant dans sa fantaisie de se refuser à toute conversation
+relativement à l'assassinat, jusqu'au lendemain à midi. Ce fut alors
+qu'il me demanda brusquement si j'avais remarqué quelque chose de
+_particulier_ sur le théâtre du crime.
+
+Il y eut dans sa manière de prononcer le mot _particulier_ un accent qui
+me donna le frisson sans que je susse pourquoi.
+
+—Non, rien de particulier, dis-je, rien d'autre, du moins, que ce que
+nous avons lu tous deux dans le journal.
+
+«La _Gazette_, reprit-il, n'a pas, je le crains, pénétré l'horreur
+insolite de l'affaire. Mais laissons là les opinions niaises de ce
+papier. Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par
+la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre, je
+veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît. Les gens de
+police sont confondus par l'absence apparente de motifs légitimant, non
+le meurtre en lui-même, mais l'atrocité du meurtre. Ils sont embarrassés
+aussi par l'impossibilité apparente de concilier les voix qui se
+disputaient avec ce fait qu'on n'a trouvé en haut de l'escalier d'autre
+personne que Mlle l'Espanaye, assassinée, et qu'il n'y avait aucun moyen
+de sortir sans être vu des gens qui montaient l'escalier. L'étrange
+désordre de la chambre,—le corps fourré, la tête en bas, dans la
+cheminée,—l'effrayante mutilation du corps de la vieille dame,—ces
+considérations, jointes à celles que j'ai mentionnées et à d'autres dont
+je n'ai pas besoin de parler, ont suffi pour paralyser l'action des
+agents du ministère et pour dérouter complètement leur perspicacité si
+vantée. Ils ont commis la très-grosse et très-commune faute de confondre
+l'extraordinaire avec l'abstrus. Mais c'est justement en suivant ces
+déviations du cours ordinaire de la nature que la raison trouvera son
+chemin, si la chose est possible, et marchera vers la vérité. Dans les
+investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se
+demander comment les choses se sont passées, qu'étudier en quoi elles se
+distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu'à présent. Bref, la facilité
+avec laquelle j'arriverai,—ou je suis déjà arrivé,—à la solution du
+mystère, est en raison directe de son insolubilité apparente aux yeux de
+la police.
+
+Je fixai mon homme avec un étonnement muet.
+
+—J'attends maintenant, continua-t-il en jetant un regard sur la porte
+de notre chambre, j'attends un individu qui, bien qu'il ne soit
+peut-être pas l'auteur de cette boucherie, doit se trouver en partie
+impliqué dans sa perpétration. Il est probable qu'il est innocent de la
+partie atroce du crime. J'espère ne pas me tromper dans cette hypothèse;
+car c'est sur cette hypothèse que je fonde l'espérance de déchiffrer
+l'énigme entière. J'attends l'homme ici,—dans cette chambre,—d'une
+minute à l'autre. Il est vrai qu'il peut fort bien ne pas venir, mais il
+y a quelques probabilités pour qu'il vienne. S'il vient, il sera
+nécessaire de le garder. Voici des pistolets, et nous savons tous deux à
+quoi ils servent quand l'occasion l'exige.
+
+Je pris les pistolets, sans trop savoir ce que je faisais, pouvant à
+peine en croire mes oreilles,—pendant que Dupin continuait, à peu près
+comme dans un monologue. J'ai déjà parlé de ses manières distraites dans
+ces moments-là. Son discours s'adressait à moi; mais sa voix, quoique
+montée à un diapason fort ordinaire, avait cette intonation que l'on
+prend d'habitude en parlant à quelqu'un placé à une grande distance. Ses
+yeux, d'une expression vague, ne regardaient que le mur.
+
+—Les voix qui se disputaient, disait-il, les voix entendues par les
+gens qui montaient l'escalier n'étaient pas celles de ces malheureuses
+femmes,—cela est plus que prouvé par l'évidence. Cela nous débarrasse
+pleinement de la question de savoir si la vieille dame aurait assassiné
+sa fille et se serait ensuite suicidée.
+
+«Je ne parle de ce cas que par amour de la méthode; car la force de Mme
+l'Espanaye eût été absolument insuffisante pour introduire le corps de
+sa fille dans la cheminée, de la façon où on l'a découvert; et la nature
+des blessures trouvées sur sa propre personne exclut entièrement l'idée
+de suicide. Le meurtre a donc été commis par des tiers, et les voix de
+ces tiers sont celles qu'on a entendues se quereller.
+
+«Permettez-moi maintenant d'appeler votre attention,—non pas sur les
+dépositions relatives à ces voix,—mais sur ce qu'il y a de
+_particulier_ dans ces dépositions. Y avez-vous remarqué quelque chose
+de particulier?
+
+—Je remarquai que, pendant que tous les témoins s'accordaient à
+considérer la grosse voix comme étant celle d'un Français, il y avait un
+grand désaccord relativement à la voix aiguë, ou, comme l'avait définie
+un seul individu, à la voix âpre.
+
+—Cela constitue l'évidence, dit Dupin, mais non la particularité de
+l'évidence. Vous n'avez rien observé de distinctif;—cependant il y
+avait _quelque chose_ à observer. Les témoins, remarquez-le bien, sont
+d'accord sur la grosse voix; là-dessus, il y a unanimité. Mais
+relativement à la voix aiguë, il y a une particularité,—elle ne
+consiste pas dans leur désaccord,—mais en ceci que, quand un Italien,
+un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, essayent de la décrire, chacun
+en parle comme d'une voix d'_étranger_, chacun est sûr que ce n'était
+pas la voix d'un de ses compatriotes.
+
+«Chacun la compare, non pas à la voix d'un individu dont la langue lui
+serait familière, mais justement au contraire. Le Français présume que
+c'était une voix d'Espagnol, _et il aurait pu distinguer quelques mots
+s'il était familiarisé avec l'espagnol_. Le Hollandais affirme que
+c'était la voix d'un Français; mais il est établi que le témoin, ne
+sachant pas le français, a été interrogé par le canal d'un interprète.
+L'Anglais pense que c'était la voix d'un Allemand, et _il n'entend pas
+l'allemand_. L'Espagnol est positivement sûr que c'était la voix d'un
+Anglais, mais il en juge uniquement par l'intonation, car il n'a aucune
+connaissance de l'anglais. L'Italien croit à une voix de Russe, mais _il
+n'a jamais causé avec une personne native de Russie_. Un autre Français,
+cependant, diffère du premier, et il est certain que c'était une voix
+d'Italien; mais, n'ayant pas la connaissance de cette langue, il fait
+comme l'Espagnol, _il tire sa certitude de l'intonation_. Or, cette voix
+était donc bien insolite et bien étrange, qu'on ne pût obtenir à son
+égard que de pareils témoignages? Une voix dans les intonations de
+laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l'Europe n'ont rien pu
+reconnaître qui leur fût familier! Vous me direz que c'était peut-être
+la voix d'un Asiatique ou d'un Africain. Les Africains et les Asiatiques
+n'abondent pas à Paris; mais, sans nier la possibilité du cas
+j'appellerai simplement votre attention sur trois points.
+
+«Un témoin dépeint la voix ainsi: _plutôt âpre qu'aiguë_. Deux autres en
+parlent comme d'une voix _brève et saccadée_. Ces témoins n'ont
+distingué aucune parole,—aucun son ressemblant à des paroles.
+
+«Je ne sais pas, continua Dupin, quelle impression j'ai pu faire sur
+votre entendement; mais je n'hésite pas à affirmer qu'on peut tirer des
+déductions légitimes de cette partie même des dépositions,—la partie
+relative aux deux voix,—la grosse voix et la voix
+aiguë—très-suffisantes en elles-mêmes pour créer un soupçon qui
+indiquerait la route dans toute investigation ultérieure du mystère.
+
+«J'ai dit: déductions légitimes, mais cette expression ne rend pas
+complètement ma pensée. Je voulais faire entendre que ces déductions
+sont les seules convenables, et que ce soupçon en surgit inévitablement
+comme le seul résultat possible. Cependant, de quelle nature est ce
+soupçon, je ne vous le dirai pas immédiatement. Je désire simplement
+vous démontrer que ce soupçon était plus que suffisant pour donner un
+caractère décidé, une tendance positive à l'enquête que je voulais faire
+dans la chambre.
+
+«Maintenant, transportons-nous en imagination dans cette chambre. Quel
+sera le premier objet de notre recherche? Les moyens d'évasion employés
+par les meurtriers. Nous pouvons affirmer,—n'est-ce pas,—que nous ne
+croyons ni l'un ni l'autre aux événements surnaturels? Mesdames
+l'Espanaye n'ont pas été assassinées par les esprits. Les auteurs du
+meurtre étaient des êtres matériels, et ils ont fui matériellement.
+
+«Or, comment? Heureusement, il n'y a qu'une manière de raisonner sur ce
+point, et cette manière nous conduira à une conclusion positive.
+Examinons donc un à un les moyens possibles d'évasion. Il est clair que
+les assassins étaient dans la chambre où l'on a trouvé Mlle l'Espanaye,
+ou au moins dans la chambre adjacente quand la foule a monté l'escalier.
+Ce n'est donc que dans ces deux chambres que nous avons à chercher des
+issues. La police a levé les parquets, ouvert les plafonds, sondé la
+maçonnerie des murs. Aucune issue secrète n'a pu échapper à sa
+perspicacité. Mais je ne me suis pas fié à ses yeux, et j'ai examiné
+avec les miens; il n'y a réellement pas d'issue secrète. Les deux portes
+qui conduisent des chambres dans le corridor étaient solidement fermées
+et les clefs en dedans. Voyons les cheminées. Celles-ci, qui sont d'une
+largeur ordinaire jusqu'à une distance de huit ou dix pieds au-dessus du
+foyer, ne livreraient pas au delà un passage suffisant à un gros chat.
+
+«L'impossibilité de la fuite, du moins par les voies ci-dessus
+indiquées, étant donc absolument établie, nous en sommes réduits aux
+fenêtres. Personne n'a pu fuir par celles de la chambre du devant sans
+être vu par la foule du dehors. Il a donc _fallu_ que les meurtriers
+s'échappassent par celles de la chambre de derrière.
+
+«Maintenant, amenés, comme nous le sommes, à cette conclusion par des
+déductions aussi irréfragables, nous n'avons pas le droit, en tant que
+raisonneurs, de la rejeter en raison de son apparente impossibilité. Il
+ne nous reste donc qu'à démontrer que cette impossibilité apparente
+n'existe pas en réalité.
+
+«Il y a deux fenêtres dans la chambre. L'une des deux n'est pas obstruée
+par l'ameublement, et est restée entièrement visible. La partie
+inférieure de l'autre est cachée par le chevet du lit, qui est fort
+massif et qui est poussé tout contre. On a constaté que la première
+était solidement assujettie en dedans. Elle a résisté aux efforts les
+plus violents de ceux qui ont essayé de la lever. On avait percé dans
+son châssis, à gauche, un grand trou avec une vrille, et on y trouva un
+gros clou enfoncé presque jusqu'à la tête. En examinant l'autre fenêtre,
+on y a trouvé fiché un clou semblable; et un vigoureux effort pour lever
+le châssis n'a pas eu plus de succès que de l'autre côté. La police
+était dès lors pleinement convaincue qu'aucune fuite n'avait pu
+s'effectuer par ce chemin. Il fut donc considéré comme superflu de
+retirer les clous et d'ouvrir les fenêtres.
+
+«Mon examen fut un peu plus minutieux, et cela par la raison que je vous
+ai donnée tout à l'heure. C'était le cas, je le savais, où il _fallait_
+démontrer que l'impossibilité n'était qu'apparente.
+
+«Je continuai à raisonner ainsi,—_a posteriori_.—Les meurtriers
+s'étaient évadés par l'une de ces fenêtres. Cela étant, ils ne pouvaient
+pas avoir réassujetti les châssis en dedans, comme on les a trouvés;
+considération qui, par son évidence, a borné les recherches de la police
+dans ce sens-là. Cependant, ces châssis étaient bien fermés. Il _faut_
+donc qu'ils puissent se fermer d'eux-mêmes. Il n'y avait pas moyen
+d'échapper à cette conclusion. J'allai droit à la fenêtre non bouchée,
+je retirai le clou avec quelque difficulté, et j'essayai de lever le
+châssis. Il a résisté à tous mes efforts, comme je m'y attendais. Il y
+avait donc, j'en étais sûr maintenant, un ressort caché; et ce fait,
+corroborant mon idée, me convainquit au moins de la justesse de mes
+prémisses, quelques mystérieuses que m'apparussent toujours les
+circonstances relatives aux clous. Un examen minutieux me fit bientôt
+découvrir le ressort secret. Je le poussai, et, satisfait de ma
+découverte, je m'abstins de lever le châssis.
+
+«Je remis alors le clou en place et l'examinai attentivement. Une
+personne passant par la fenêtre pouvait l'avoir refermée, et le ressort
+aurait fait son office mais le clou n'aurait pas été replacé. Cette
+conclusion était nette et rétrécissait encore le champ de mes
+investigations. Il _fallait_ que les assassins se fussent enfuis par
+l'autre fenêtre. En supposant donc que les ressorts des deux croisées
+fussent semblables, comme il était probable, il _fallait_ cependant
+trouver une différence dans les clous, ou au moins dans la manière dont
+ils avaient été fixés. Je montai sur le fond de sangle du lit, et je
+regardai minutieusement l'autre fenêtre par-dessus le chevet du lit. Je
+passai ma main derrière, je découvris aisément le ressort, et je le fis
+jouer;—il était, comme je l'avais deviné, identique au premier. Alors,
+j'examinai le clou. Il était aussi gros que l'autre, et fixé de la même
+manière, enfoncé presque jusqu'à la tête.
+
+«Vous direz que j'étais embarrassé; mais, si vous avez une pareille
+pensée, c'est que vous vous êtes mépris sur la nature de mes inductions.
+Pour me servir d'un terme de jeu, je n'avais pas commis une seule faute;
+je n'avais pas perdu la piste un seul instant; il n'y avait pas une
+lacune d'un anneau à la chaîne. J'avais suivi le secret jusque dans sa
+dernière phase, et cette phase, c'était le clou. Il ressemblait, dis-je,
+sous tous les rapports, à son voisin de l'autre fenêtre; mais ce fait,
+quelque concluant qu'il fût en apparence, devenait absolument nul, en
+face de cette considération dominante, à savoir que là, à ce clou,
+finissait le fil conducteur. Il faut, me dis-je, qu'il y ait dans ce
+clou quelque chose de défectueux. Je le touchai, et la tête, avec un
+petit morceau de la tige, un quart de pouce environ, me resta dans les
+doigts. Le reste de la tige était dans le trou, où elle s'était cassée.
+Cette fracture était fort ancienne, car les bords étaient incrustés de
+rouille, et elle avait été opérée par un coup de marteau, qui avait
+enfoncé en partie la tête du clou dans le fond du châssis. Je rajustai
+soigneusement la tête avec le morceau qui la continuait, et le tout
+figura un clou intact; la fissure était inappréciable. Je pressai le
+ressort, je levai doucement la croisée de quelques pouces; la tête du
+clou vint avec elle, sans bouger de son trou. Je refermai la croisée, et
+le clou offrit de nouveau le semblant d'un clou complet.
+
+«Jusqu'ici l'énigme était débrouillée. L'assassin avait fui par la
+fenêtre qui touchait au lit. Qu'elle fût retombée d'elle-même après la
+fuite ou qu'elle eût été fermée par une main humaine, elle était retenue
+par le ressort, et la police avait attribué cette résistance au clou;
+aussi toute enquête ultérieure avait été jugée superflue.
+
+«La question, maintenant, était celle du mode de descente. Sur ce point,
+j'avais satisfait mon esprit dans notre promenade autour du bâtiment. À
+cinq pieds et demi environ de la fenêtre en question court une chaîne de
+paratonnerre. De cette chaîne, il eût été impossible à n'importe qui
+d'atteindre la fenêtre, à plus forte raison, d'entrer.
+
+«Toutefois, j'ai remarqué que les volets du quatrième étage étaient du
+genre particulier que les menuisiers parisiens appellent _ferrades_,
+genre de volets fort peu usité aujourd'hui, mais qu'on rencontre
+fréquemment dans de vieilles maisons de Lyon et de Bordeaux. Ils sont
+faits comme une porte ordinaire (porte simple, et non pas à double
+battant), à l'exception que la partie inférieure est façonnée à jour et
+treillissée, ce qui donne aux mains une excellente prise.
+
+«Dans le cas en question, ces volets sont larges de trois bons pieds et
+demi. Quand nous les avons examinés du derrière de la maison, ils
+étaient tous les deux ouverts à moitié, c'est-à-dire qu'ils faisaient
+angle droit avec le mur. Il est présumable que la police a examiné comme
+moi les derrières du bâtiment; mais, en regardant ces _ferrades_ dans le
+sens de leur largeur (comme elle les a vues inévitablement), elle n'a
+sans doute pas pris garde à cette largeur même, ou du moins elle n'y a
+pas attaché l'importance nécessaire. En somme, les agents, quand il a
+été démontré pour eux que la fuite n'avait pu s'effectuer de ce côté, ne
+leur ont appliqué qu'un examen succinct.
+
+«Toutefois, il était évident pour moi que le volet appartenant à la
+fenêtre située au chevet du lit, si on le supposait rabattu contre le
+mur, se trouverait à deux pieds de la chaîne du paratonnerre. Il était
+clair aussi que, par l'effort d'une énergie et d'un courage insolites,
+on pouvait, à l'aide de la chaîne, avoir opéré une invasion par la
+fenêtre. Arrivé à cette distance de deux pieds et demi (je suppose
+maintenant le volet complètement ouvert), un voleur aurait pu trouver
+dans le treillage une prise solide. Il aurait pu dès lors, en lâchant la
+chaîne, en assurant bien ses pieds contre le mur et en s'élançant
+vivement, tomber dans la chambre, et attirer violemment le volet avec
+lui de manière à le fermer,—en supposant, toutefois, la fenêtre ouverte
+à ce moment-là.
+
+«Remarquez bien, je vous prie, que j'ai parlé d'une énergie très-peu
+commune, nécessaire pour réussir dans une entreprise aussi difficile,
+aussi hasardeuse. Mon but est de vous prouver d'abord que la chose a pu
+se faire,—en second lieu et _principalement_, d'attirer votre attention
+sur le caractère _très-extraordinaire_, presque surnaturel, de l'agilité
+nécessaire pour l'accomplir.
+
+«Vous direz sans doute, en vous servant de la langue judiciaire, que,
+pour donner ma preuve _a fortiori_, je devrais plutôt _sous-évaluer_
+l'énergie nécessaire dans ce cas que réclamer son exacte estimation.
+C'est peut-être la pratique des tribunaux, mais cela ne rentre pas dans
+les us de la raison. Mon objet final, c'est la vérité. Mon but actuel,
+c'est de vous induire à rapprocher cette énergie tout à fait insolite de
+cette voix particulière, de cette voix aiguë (ou âpre), de cette voix
+saccadée, dont la nationalité n'a pu être constatée par l'accord de deux
+témoins, et dans laquelle personne n'a saisi de mots articulés, de
+syllabisation.»
+
+À ces mots, une conception vague et embryonnaire de la pensée de Dupin
+passa dans mon esprit. Il me semblait être sur la limite de la
+compréhension sans pouvoir comprendre; comme les gens qui sont
+quelquefois sur le bord du souvenir, et qui cependant ne parviennent pas
+à se rappeler. Mon ami continua son argumentation:
+
+«Vous voyez, dit-il, que j'ai transporté la question du mode de sortie
+au mode d'entrée. Il était dans mon plan de démontrer qu'elles se sont
+effectuées de la même manière et sur le même point. Retournons
+maintenant dans l'intérieur de la chambre. Examinons toutes les
+particularités. Les tiroirs de la commode, dit-on, ont été mis au
+pillage, et cependant on y a trouvé plusieurs articles de toilette
+intacts. Cette conclusion est absurde; c'est une simple conjecture,—une
+conjecture passablement niaise, et rien de plus. Comment pouvons-nous
+savoir que les articles trouvés dans les tiroirs ne représentent pas
+tout ce que les tiroirs contenaient? Mme l'Espanaye et sa fille menaient
+une vie excessivement retirée, ne voyaient pas le monde, sortaient
+rarement, avaient donc peu d'occasions de changer de toilette. Ceux
+qu'on a trouvés étaient au moins d'aussi bonne qualité qu'aucun de ceux
+que possédaient vraisemblablement ces dames. Et si un voleur en avait
+pris quelques-uns, pourquoi n'aurait-il pas pris les
+meilleurs,—pourquoi ne les aurait-il pas tous pris? Bref, pourquoi
+aurait-il abandonné les quatre mille francs en or pour s'empêtrer d'un
+paquet de linge? L'or a été abandonné. La presque totalité de la somme
+désignée par le banquier Mignaud a été trouvée sur le parquet, dans les
+sacs. Je tiens donc à écarter de votre pensée l'idée saugrenue d'un
+_intérêt_, idée engendrée dans le cerveau de la police par les
+dépositions qui parlent d'argent délivré à la porte même de la maison.
+Des coïncidences dix fois plus remarquables que celle-ci (la livraison
+de l'argent et le meurtre commis trois jours après sur le propriétaire)
+se présentent dans chaque heure de notre vie sans attirer notre
+attention, même une minute. En général, les coïncidences sont de grosses
+pierres d'achoppement dans la route de ces pauvres penseurs mal éduqués
+qui ne savent pas le premier mot de la théorie des probabilités, théorie
+à laquelle le savoir humain doit ses plus glorieuses conquêtes et ses
+plus belles découvertes. Dans le cas présent, si l'or avait disparu, le
+fait qu'il avait été délivré trois jours auparavant créerait quelque
+chose de plus qu'une coïncidence. Cela corroborerait l'idée d'intérêt.
+Mais, dans les circonstances réelles où nous sommes placés, si nous
+supposons que l'or a été le mobile de l'attaque, il nous faut supposer
+ce criminel assez indécis et assez idiot pour oublier à la fois son or
+et le mobile qui l'a fait agir.
+
+«Mettez donc bien dans votre esprit les points sur lesquels j'ai attiré
+votre attention,—cette voix particulière, cette agilité sans pareille,
+et cette absence frappante d'intérêt dans un meurtre aussi
+singulièrement atroce que celui-ci.—Maintenant, examinons la boucherie
+en elle-même. Voilà une femme étranglée par la force des mains, et
+introduite dans une cheminée, la tête en bas. Des assassins ordinaires
+n'emploient pas de pareils procédés pour tuer. Encore moins cachent-ils
+ainsi les cadavres de leurs victimes. Dans cette façon de fourrer le
+corps dans la cheminée, vous admettrez qu'il y a quelque chose
+d'excessif et de bizarre,—quelque chose d'absolument inconciliable avec
+tout ce que nous connaissons en général des actions humaines, même en
+supposant que les auteurs fussent les plus pervertis des hommes. Songez
+aussi quelle force prodigieuse il a fallu pour pousser ce corps dans une
+pareille ouverture, et l'y pousser si puissamment, que les efforts
+réunis de plusieurs personnes furent à peine suffisants pour l'en
+retirer.
+
+«Portons maintenant notre attention sur d'autres indices de cette
+vigueur merveilleuse. Dans le foyer, on a trouvé des mèches de
+cheveux,—des mèches très-épaisses de cheveux gris. Ils ont été arrachés
+avec leurs racines. Vous savez quelle puissante force il faut pour
+arracher seulement de la tête vingt ou trente cheveux à la fois. Vous
+avez vu les mèches en question aussi bien que moi. À leurs racines
+grumelées—affreux spectacle!—adhéraient des fragments de cuir
+chevelu,—preuve certaine de la prodigieuse puissance qu'il a fallu
+déployer pour déraciner peut-être cinq cent mille cheveux d'un seul
+coup.
+
+«Non seulement le cou de la vieille dame était coupé, mais la tête
+absolument séparée du corps: l'instrument était un simple rasoir. Je
+vous prie de remarquer cette férocité _bestiale_. Je ne parle pas des
+meurtrissures du corps de Mme l'Espanaye; M. Dumas et son honorable
+confrère, M. Étienne, ont affirmé qu'elles avaient été produites par un
+instrument contondant; et en cela ces messieurs furent tout à fait dans
+le vrai. L'instrument contondant a été évidemment le pavé de la cour sur
+laquelle la victime est tombée de la fenêtre qui donne sur le lit. Cette
+idée, quelque simple qu'elle apparaisse maintenant, a échappé à la
+police par la même raison qui l'a empêchée de remarquer la largeur des
+volets; parce que, grâce à la circonstance des clous, sa perception
+était hermétiquement bouchée à l'idée que les fenêtres eussent jamais pu
+être ouvertes.
+
+«Si maintenant,—subsidiairement,—vous avez convenablement réfléchi au
+désordre bizarre de la chambre, nous sommes allés assez avant pour
+combiner les idées d'une agilité merveilleuse, d'une férocité bestiale,
+d'une boucherie sans motif, d'une _grotesquerie_ dans l'horrible
+absolument étrangère à l'humanité, et d'une voix dont l'accent est
+inconnu à l'oreille d'hommes de plusieurs nations, d'une voix dénuée de
+toute syllabisation distincte et intelligible. Or, pour vous, qu'en
+ressort-il? Quelle impression ai-je faite sur votre imagination?»
+
+Je sentis un frisson courir dans ma chair quand Dupin me fit cette
+question.
+
+—Un fou, dis-je, aura commis ce meurtre,—quelque maniaque furieux
+échappé à une maison de santé du voisinage.
+
+—Pas trop mal, répliqua-t-il, votre idée est presque applicable. Mais
+les voix des fous, même dans leurs plus sauvages paroxysmes, ne se sont
+jamais accordées avec ce qu'on dit de cette singulière voix entendue
+dans l'escalier. Les fous font partie d'une nation quelconque, et leur
+langage, pour incohérent qu'il soit dans les paroles, est toujours
+syllabifié. En outre, le cheveu d'un fou ne ressemble pas à celui que je
+tiens maintenant dans ma main. J'ai dégagé cette petite touffe des
+doigts rigides et crispés de Mme l'Espanaye. Dites-moi ce que vous en
+pensez.
+
+—Dupin! dis-je, complètement bouleversé, ces cheveux sont bien
+extraordinaires,—ce ne sont pas là des cheveux humains!
+
+—Je n'ai pas affirmé qu'ils fussent tels, dit-il; mais, avant de nous
+décider sur ce point, je désire que vous jetiez un coup d'œil sur le
+petit dessin que j'ai tracé sur ce bout de papier. C'est un _fac-similé_
+qui représente ce que certaines dépositions définissent les
+_meurtrissures noirâtres et les profondes marques d'ongles_ trouvées sur
+le cou de Mlle l'Espanaye, et que MM. Dumas et Étienne appellent _une
+série de taches livides, évidemment causées par l'impression des
+doigts._
+
+—Vous voyez, continua mon ami en déployant le papier sur la table, que
+ce dessin donne l'idée d'une poigne solide et ferme. Il n'y a pas
+d'apparence que les doigts aient glissé. Chaque doigt a gardé, peut-être
+jusqu'à la mort de la victime, la terrible prise qu'il s'était faite, et
+dans laquelle il s'est moulé. Essayez maintenant de placer tous vos
+doigts, en même temps, chacun dans la marque analogue que vous voyez.
+
+J'essayai, mais inutilement.
+
+—Il est possible, dit Dupin, que nous ne fassions pas cette expérience
+d'une manière décisive. Le papier est déployé sur une surface plane, et
+la gorge humaine est cylindrique. Voici un rouleau de bois dont la
+circonférence est à peu près celle d'un cou. Étalez le dessin tout
+autour, et recommencez l'expérience.
+
+J'obéis; mais la difficulté fut encore plus évidente que la première
+fois.
+
+—Ceci, dis-je, n'est pas la trace d'une main humaine.
+
+—Maintenant, dit Dupin, lisez ce passage de Cuvier.
+
+C'était l'histoire minutieuse, anatomique et descriptive, du grand
+orang-outang fauve des îles de l'Inde orientale. Tout le monde connaît
+suffisamment la gigantesque stature, la force et l'agilité prodigieuses,
+la férocité sauvage et les facultés d'imitation de ce mammifère. Je
+compris d'un seul coup tout l'horrible du meurtre.
+
+—La description des doigts, dis-je, quand j'eus fini la lecture,
+s'accorde parfaitement avec le dessin. Je vois qu'aucun animal,—excepté
+un orang-outang, et de l'espèce en question,—n'aurait pu faire des
+marques telles que celles que vous avez dessinées. Cette touffe de poils
+fauves est aussi d'un caractère identique à celui de l'animal de Cuvier.
+Mais je ne me rends pas facilement compte des détails de cet effroyable
+mystère. D'ailleurs, on a entendu _deux_ voix se disputer, et l'une
+d'elles était incontestablement la voix d'un Français.
+
+—C'est vrai; et vous vous rappellerez une expression attribuée presque
+unanimement à cette voix,—l'expression _Mon Dieu_! Ces mots, dans les
+circonstances présentes, ont été caractérisés par l'un des témoins
+(Montani, le confiseur) comme exprimant un reproche et une remontrance.
+C'est donc sur ces deux mots que j'ai fondé l'espérance de débrouiller
+complètement l'énigme. Un Français a eu connaissance du meurtre. Il est
+possible,—il est même plus que probable qu'il est innocent de toute
+participation à cette sanglante affaire. L'orang-outang a pu lui
+échapper. Il est possible qu'il ait suivi sa trace jusqu'à la chambre,
+mais que, dans les circonstances terribles qui ont suivi, il n'ait pu
+s'emparer de lui. L'animal est encore libre. Je ne poursuivrai pas ces
+conjectures, je n'ai pas le droit d'appeler ces idées d'un autre nom,
+puisque les ombres de réflexions qui leur servent de base sont d'une
+profondeur à peine suffisante pour être appréciées par ma propre raison,
+et que je ne prétendrais pas qu'elles fussent appréciables pour une
+autre intelligence. Nous les nommerons donc des conjectures, et nous ne
+les prendrons que pour telles. Si le Français en question est, comme je
+le suppose, innocent de cette atrocité, cette annonce que j'ai laissée
+hier au soir, pendant que nous retournions au logis dans les bureaux du
+journal _le Monde_ (feuille consacrée aux intérêts maritimes, et très
+recherchée par les marins), l'amènera chez nous.
+
+Il me tendit un papier, et je lus:
+
+_AVIS.—On a trouvé dans le bois de Boulogne, le matin du... courant
+(c'était le matin de l'assassinat), de fort bonne heure, un énorme
+orang-outang fauve de l'espèce de Bornéo. Le propriétaire (qu'on sait
+être un marin appartenant à l'équipage d'un navire maltais) peut
+retrouver l'animal, après en avoir donné un signalement satisfaisant et
+remboursé quelques frais à la personne qui s'en est emparée et qui l'a
+gardé. S'adresser rue..., n°..., faubourg Saint-Germain, au troisième._
+
+—Comment avez-vous pu, demandai-je à Dupin, savoir que l'homme était un
+marin, et qu'il appartenait à un navire maltais?
+
+—Je ne le sais pas, dit-il, je n'en suis pas sûr. Voici toutefois un
+petit morceau de ruban qui, si j'en juge par sa forme et son aspect
+graisseux a évidemment servi à nouer les cheveux en une de ces longues
+queues qui rendent les marins si fiers et si farauds. En outre, ce nœud
+est un de ceux que peu de personnes savent faire, excepté les marins, et
+il est particulier aux Maltais. J'ai ramassé le ruban au bas de la
+chaîne du paratonnerre. Il est impossible qu'il ait appartenu à l'une
+des deux victimes. Après tout, si je me suis trompé en induisant de ce
+ruban que le Français est un marin appartenant à un navire maltais, je
+n'aurai fait de mal à personne avec mon annonce. Si je suis dans
+l'erreur, il supposera simplement que j'ai été fourvoyé par quelque
+circonstance dont il ne prendra pas la peine de s'enquérir. Mais, si je
+suis dans le vrai, il y a un grand point de gagné. Le Français, qui a
+connaissance du meurtre, bien qu'il en soit innocent, hésitera
+naturellement à répondre à l'annonce,—à réclamer son orang-outang. Il
+raisonnera ainsi: «Je suis innocent; je suis pauvre; mon orang-outang
+est d'un grand prix;—c'est presque une fortune dans une situation comme
+la mienne;—pourquoi le perdrais-je par quelques niaises appréhensions
+de danger? Le voilà, il est sous ma main. On l'a trouvé dans le bois de
+Boulogne,—à une grande distance du théâtre du meurtre. Soupçonnera-t-on
+jamais qu'une bête brute ait pu faire le coup? La police est
+dépistée,—elle n'a pu retrouver le plus petit fil conducteur. Quand
+même on serait sur la piste de l'animal, il serait impossible de me
+prouver que j'aie eu connaissance de ce meurtre, ou de m'incriminer en
+raison de cette connaissance. Enfin, et avant tout, je suis connu. Le
+rédacteur de l'annonce me désigne comme le propriétaire de la bête. Mais
+je ne sais pas jusqu'à quel point s'étend sa certitude. Si j'évite de
+réclamer une propriété d'une aussi grosse valeur, qui est connue pour
+m'appartenir, je puis attirer sur l'animal un dangereux soupçon. Ce
+serait de ma part une mauvaise politique d'appeler l'attention sur moi
+ou sur la bête. Je répondrai décidément à l'avis du journal, je
+reprendrai mon orang-outang, et je l'enfermerai solidement jusqu'à ce
+que cette affaire soit oubliée.»
+
+En ce moment, nous entendîmes un pas qui montait l'escalier.
+
+—Apprêtez-vous, dit Dupin, prenez vos pistolets, mais ne vous en servez
+pas,—ne les montrez pas avant un signal de moi.
+
+On avait laissé ouverte la porte cochère, et le visiteur était entré
+sans sonner et avait gravi plusieurs marches de l'escalier. Mais on eût
+dit maintenant qu'il hésitait. Nous l'entendions redescendre. Dupin se
+dirigea vivement vers la porte, quand nous l'entendîmes qui remontait.
+Cette fois, il ne battit pas en retraite, mais s'avança délibérément et
+frappa à la porte de notre chambre.
+
+—Entrez, dit Dupin d'une voix gaie et cordiale.
+
+Un homme se présenta. C'était évidemment un marin,—un grand, robuste et
+musculeux individu, avec une expression d'audace de tous les diables qui
+n'était pas du tout déplaisante. Sa figure, fortement hâlée, était plus
+qu'à moitié cachée par les favoris et les moustaches. Il portait un gros
+bâton de chêne, mais ne semblait pas autrement armé. Il nous salua
+gauchement, et nous souhaita le bonsoir avec un accent français qui,
+bien que légèrement bâtardé de suisse, rappelait suffisamment une
+origine parisienne.
+
+—Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin; je suppose que vous venez pour votre
+orang-outang. Sur ma parole, je vous l'envie presque; il est
+remarquablement beau et c'est sans doute une bête d'un grand prix. Quel
+âge lui donnez-vous bien?
+
+Le matelot aspira longuement, de l'air d'un homme qui se trouve soulagé
+d'un poids intolérable, et répliqua d'une voix assurée:
+
+—Je ne saurais trop vous dire; cependant, il ne peut guère avoir plus
+de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous l'avez ici?
+
+—Oh! non; nous n'avions pas de lieu commode pour l'enfermer. Il est
+dans une écurie de manège près d'ici, rue Dubourg. Vous pourrez l'avoir
+demain matin. Ainsi vous êtes en mesure de prouver votre droit de
+propriété?
+
+—Oui, monsieur, certainement.
+
+—Je serais vraiment peiné de m'en séparer, dit Dupin.
+
+—Je n'entends pas, dit l'homme, que vous ayez pris tant de peine pour
+rien; je n'y ai pas compté. Je payerai volontiers une récompense à la
+personne qui a retrouvé l'animal, une récompense raisonnable s'entend.
+
+—Fort bien, répliqua mon ami, tout cela est fort juste, en vérité.
+Voyons,—que donneriez-vous bien? Ah! je vais vous le dire. Voici quelle
+sera ma récompense: vous me raconterez tout ce que vous savez
+relativement aux assassinats de la rue Morgue.
+
+Dupin prononça ces derniers mots d'une voix très-basse et fort
+tranquillement. Il se dirigea vers la porte avec la même placidité, la
+ferma, et mit la clef dans sa poche. Il tira alors un pistolet de son
+sein, et le posa sans le moindre émoi sur la table.
+
+La figure du marin devint pourpre, comme s'il en était aux agonies d'une
+suffocation. Il se dressa sur ses pieds et saisit son bâton; mais, une
+seconde après, il se laissa retomber sur son siège, tremblant violemment
+et la mort sur le visage. Il ne pouvait articuler une parole. Je le
+plaignais du plus profond de mon cœur.
+
+—Mon ami, dit Dupin d'une voix pleine de bonté, vous vous alarmez sans
+motif,—je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur mon
+honneur de galant homme et de Français, nous n'avons aucun mauvais
+dessein contre vous. Je sais parfaitement que vous êtes innocent des
+horreurs de la rue Morgue. Cependant, cela ne veut pas dire que vous n'y
+soyez pas quelque peu impliqué. Le peu que je vous ai dit doit vous
+prouver que j'ai eu sur cette affaire des moyens d'information dont vous
+ne vous seriez jamais douté. Maintenant, la chose est claire pour nous.
+Vous n'avez rien fait que vous ayez pu éviter,—rien, à coup sûr, qui
+vous rende coupable. Vous auriez pu voler impunément; vous n'avez même
+pas été coupable de vol. Vous n'avez rien à cacher; vous n'avez aucune
+raison de cacher quoi que ce soit. D'un autre côté, vous êtes contraint
+par tous les principes de l'honneur à confesser tout ce que vous savez.
+Un homme innocent est actuellement en prison, accusé du crime dont vous
+pouvez indiquer l'auteur.
+
+Pendant que Dupin prononçait ces mots, le matelot avait recouvré, en
+grande partie, sa présence d'esprit; mais toute sa première hardiesse
+avait disparu.
+
+—Que Dieu me soit en aide! dit-il après une petite pause, je vous dirai
+tout ce que je sais sur cette affaire; mais je n'espère pas que vous en
+croyiez la moitié,—je serais vraiment un sot, si je l'espérais!
+Cependant, je suis innocent, et je dirai tout ce que j'ai sur le cœur,
+quand même il m'en coûterait la vie.
+
+Voici en substance ce qu'il nous raconta: il avait fait dernièrement un
+voyage dans l'archipel indien. Une bande de matelots, dont il faisait
+partie, débarqua à Bornéo et pénétra dans l'intérieur pour y faire une
+excursion d'amateurs. Lui et un de ses camarades avaient pris
+l'orang-outang. Ce camarade mourut, et l'animal devint donc sa propriété
+exclusive, à lui. Après bien des embarras causés par l'indomptable
+férocité du captif pendant la traversée, il réussit à la longue à le
+loger sûrement dans sa propre demeure à Paris, et, pour ne pas attirer
+sur lui-même l'insupportable curiosité des voisins, il avait
+soigneusement enfermé l'animal, jusqu'à ce qu'il l'eût guéri d'une
+blessure au pied qu'il s'était faite à bord avec une esquille. Son
+projet, finalement, était de le vendre.
+
+Comme il revenait, une nuit, ou plutôt un matin—le matin du
+meurtre,—d'une petite orgie de matelots, il trouva la bête installée
+dans sa chambre à coucher; elle s'était échappée du cabinet voisin, où
+il la croyait solidement enfermée. Un rasoir à la main et toute
+barbouillée de savon, elle était assise devant un miroir, et essayait de
+se raser, comme sans doute elle l'avait vu faire à son maître en
+l'épiant par le trou de la serrure. Terrifié en voyant une arme si
+dangereuse dans les mains d'un animal aussi féroce, parfaitement capable
+de s'en servir, l'homme, pendant quelques instants, n'avait su quel
+parti prendre. D'habitude, il avait dompté l'animal, même dans ses accès
+les plus furieux, par des coups de fouet, et il voulut y recourir cette
+fois encore. Mais, en voyant le fouet, l'orang-outang bondit à travers
+la porte de la chambre, dégringola par les escaliers, et, profitant
+d'une fenêtre ouverte par malheur, il se jeta dans la rue.
+
+Le Français, désespéré, poursuivit le singe; celui-ci, tenant toujours
+son rasoir d'une main, s'arrêtait de temps en temps, se retournait, et
+faisait des grimaces à l'homme qui le poursuivait, jusqu'à ce qu'il se
+vît près d'être atteint, puis il reprenait sa course. Cette chasse dura
+ainsi un bon bout de temps. Les rues étaient profondément tranquilles,
+et il pouvait être trois heures du matin. En traversant un passage
+derrière la rue Morgue, l'attention du fugitif fut attirée par une
+lumière qui partait de la fenêtre de Mme l'Espanaye, au quatrième étage
+de sa maison. Il se précipita vers le mur, il aperçut la chaîne du
+paratonnerre, y grimpa avec une inconcevable agilité, saisit le volet,
+qui était complètement rabattu contre le mur, et, en s'appuyant dessus,
+il s'élança droit sur le chevet du lit.
+
+Toute cette gymnastique ne dura pas une minute. Le volet avait été
+repoussé contre le mur par le bond que l'orang-outang avait fait en se
+jetant dans la chambre.
+
+Cependant, le matelot était à la fois joyeux et inquiet. Il avait donc
+bonne espérance de ressaisir l'animal, qui pouvait difficilement
+s'échapper de la trappe où il s'était aventuré, et d'où on pouvait lui
+barrer la fuite. D'un autre côté il y avait lieu d'être fort inquiet de
+ce qu'il pouvait faire dans la maison. Cette dernière réflexion incita
+l'homme à se remettre à la poursuite de son fugitif. Il n'est pas
+difficile pour un marin de grimper à une chaîne de paratonnerre; mais,
+quand il fut arrivé à la hauteur de la fenêtre, située assez loin sur sa
+gauche, il se trouva fort empêché; tout ce qu'il put faire de mieux fut
+de se dresser de manière à jeter un coup d'œil dans l'intérieur de la
+chambre. Mais ce qu'il vit lui fit presque lâcher prise dans l'excès de
+sa terreur. C'était alors que s'élevaient les horribles cris qui, à
+travers le silence de la nuit, réveillèrent en sursaut les habitants de
+la rue Morgue.
+
+Mme l'Espanaye et sa fille, vêtus de leurs toilettes de nuit, étaient
+sans doute occupées à ranger quelques papiers dans le coffret de fer
+dont il a été fait mention, et qui avait été traîné au milieu de la
+chambre. Il était ouvert, et tout son contenu était éparpillé sur le
+parquet. Les victimes avaient sans doute le dos tourné à la fenêtre; et,
+à en juger par le temps qui s'écoula entre l'invasion de la bête et les
+premiers cris, il est probable qu'elles ne l'aperçurent pas tout de
+suite. Le claquement du volet a pu être vraisemblablement attribué au
+vent.
+
+Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait
+empoigné Mme l'Espanaye par ses cheveux qui étaient épars et qu'elle
+peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les
+gestes d'un barbier. La fille était par terre, immobile; elle s'était
+évanouie. Les cris et les efforts de la vieille dame, pendant lesquels
+les cheveux lui furent arrachés de la tête, eurent pour effet de changer
+en fureur les dispositions probablement pacifiques de l'orang-outang.
+D'un coup rapide de son bras musculeux, il sépara presque la tête du
+corps. La vue du sang transforma sa fureur en frénésie. Il grinçait des
+dents, il lançait du feu par les yeux. Il se jeta sur le corps de la
+jeune personne, il lui ensevelit ses griffes dans la gorge, et les y
+laissa jusqu'à ce qu'elle fût morte. Ses yeux égarés et sauvages
+tombèrent en ce moment sur le chevet du lit, au-dessus duquel il put
+apercevoir la face de son maître, paralysée par l'horreur.
+
+La furie de la bête, qui sans aucun doute se souvenait du terrible
+fouet, se changea immédiatement en frayeur. Sachant bien qu'elle avait
+mérité un châtiment, elle semblait vouloir cacher les traces sanglantes
+de son action, et bondissait à travers la chambre dans un accès
+d'agitation nerveuse, bousculant et brisant les meubles à chacun de ses
+mouvements, et arrachant les matelas du lit. Finalement, elle s'empara
+du corps de la fille, et le poussa dans la cheminée, dans la posture où
+elle fut trouvée, puis de celui de la vieille dame qu'elle précipita la
+tête la première à travers la fenêtre.
+
+Comme le singe s'approchait de la fenêtre avec son fardeau tout mutilé,
+le matelot épouvanté se baissa, et, se laissant couler le long de la
+chaîne sans précautions, il s'enfuit tout d'un trait jusque chez lui,
+redoutant les conséquences de cette atroce boucherie, et, dans sa
+terreur, abandonnant volontiers tout souci de la destinée de son
+orang-outang. Les voix entendues par les gens de l'escalier étaient ses
+exclamations d'horreur et d'effroi mêlées aux glapissements diaboliques
+de la bête.
+
+Je n'ai presque rien à ajouter. L'orang-outang s'était sans doute
+échappé de la chambre par la chaîne du paratonnerre, juste avant que la
+porte fût enfoncée. En passant par la fenêtre, il l'avait évidemment
+refermée. Il fut rattrapé plus tard par le propriétaire lui-même, qui le
+vendit pour un bon prix au Jardin des Plantes.
+
+Lebon fut immédiatement relâché, après que nous eûmes raconté toutes les
+circonstances de l'affaire, assaisonnées de quelques commentaires de
+Dupin, dans le cabinet même du préfet de police. Ce fonctionnaire,
+quelque bien disposé qu'il fût envers mon ami, ne pouvait pas absolument
+déguiser sa mauvaise humeur en voyant l'affaire prendre cette tournure,
+et se laissa aller à un ou deux sarcasmes sur la manie des personnes qui
+se mêlaient de ses fonctions.
+
+—Laissez-le parler, dit Dupin, qui n'avait pas jugé à propos de
+répliquer. Laissez-le jaser, cela allégera sa conscience. Je suis
+content de l'avoir battu sur son propre terrain. Néanmoins, qu'il n'ait
+pas pu débrouiller ce mystère, il n'y a nullement lieu de s'en étonner,
+et cela est moins singulier qu'il ne le croit; car, en vérité, notre ami
+le préfet est un peu trop fin pour être profond. Sa science n'a pas de
+base. Elle est tout en tête et n'a pas de corps, comme les portraits de
+la déesse Laverna,—ou, si vous aimez mieux, tout en tête et en épaules,
+comme une morue. Mais, après tout, c'est un brave homme. Je l'adore
+particulièrement pour un merveilleux genre de _cant_ auquel il doit sa
+réputation de génie. Je veux parler de sa manie _de nier ce qui est, et
+d'expliquer ce qui n'est pas_[7].
+
+
+
+
+LA LETTRE VOLÉE
+
+_Nil sapientiae odiosius acumine nimio._
+ SÉNÈQUE
+
+
+J'étais à Paris en 18... Après une sombre et orageuse soirée d'automne,
+je jouissais de la double volupté de la méditation et d'une pipe d'écume
+de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou
+cabinet d'étude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain.
+Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence; chacun de nous,
+pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et
+exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient
+l'atmosphère de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moi-même
+certains points, qui avaient été dans la première partie de la soirée
+l'objet de notre conversation; je veux parler de l'affaire de la rue
+Morgue, et du mystère relatif à l'assassinat de Marie Roget. Je rêvais
+donc à l'espèce d'analogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte
+de notre appartement s'ouvrit et donna passage à notre vieille
+connaissance, à M. G..., le préfet de police de Paris.
+
+Nous lui souhaitâmes cordialement la bienvenue; car l'homme avait son
+côté charmant comme son côté méprisable, et nous ne l'avions pas vu
+depuis quelques années. Comme nous étions assis dans les ténèbres, Dupin
+se leva pour allumer une lampe; mais il se rassit et n'en fit rien, en
+entendant G... dire qu'il était venu pour nous consulter, ou plutôt pour
+demander l'opinion de mon ami relativement à une affaire qui lui avait
+causé une masse d'embarras.
+
+—Si c'est un cas qui demande de la réflexion, observa Dupin,
+s'abstenant d'allumer la mèche, nous l'examinerons plus convenablement
+dans les ténèbres.
+
+—Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet, qui avait la
+manie d'appeler bizarres toutes les choses situées au delà de sa
+compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense légion de
+bizarreries.
+
+—C'est, ma foi, vrai! dit Dupin en présentant une pipe à notre
+visiteur, et roulant vers lui un excellent fauteuil.
+
+—Et maintenant, quel est le cas embarrassant? demandai-je; j'espère
+bien que ce n'est pas encore dans le genre assassinat.
+
+—Oh! non. Rien de pareil. Le fait est que l'affaire est vraiment
+très-simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort
+bien nous mêmes; mais j'ai pensé que Dupin ne serait pas fâché
+d'apprendre les détails de cette affaire, parce qu'elle est
+excessivement _bizarre_.
+
+—Simple et bizarre, dit Dupin.
+
+—Mais oui; et cette expression n'est pourtant pas exacte; l'un ou
+l'autre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons été tous là-bas
+fortement embarrassés par cette affaire; car, toute simple qu'elle est,
+elle nous déroute complètement.
+
+—Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en
+erreur, dit mon ami.
+
+—Quel non-sens nous dites-vous là! répliqua le préfet, en riant de bon
+cœur.
+
+—Peut-être le mystère est-il un peu _trop_ clair, dit Dupin.
+
+—Oh! bonté du ciel! qui a jamais ouï parler d'une idée pareille.
+
+—Un peu _trop_ évident.
+
+—Ha! ha!—ha! ha!—oh! oh! criait notre hôte, qui se divertissait
+profondément. Oh! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.
+
+—Et enfin, demandai-je, quelle est la chose en question?
+
+—Mais, je vous la dirai, répliqua le préfet, en lâchant une longue,
+solide et contemplative bouffée de fumée et s'établissant dans son
+fauteuil. Je vous la dirai en peu de mots. Mais, avant de commencer,
+laissez-moi vous avertir que c'est une affaire qui demande le plus grand
+secret, et que je perdrais très-probablement le poste que j'occupe, si
+l'on savait que je l'ai confiée à qui que ce soit.
+
+—Commencez, dis-je.
+
+—Ou ne commencez pas, dit Dupin.
+
+—C'est bien; je commence. J'ai été informé personnellement, et en
+très-haut lieu, qu'un certain document de la plus grande importance
+avait été soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est
+l'individu qui l'a volé; cela est hors de doute; on l'a vu s'en emparer.
+On sait aussi que ce document est toujours en sa possession.
+
+—Comment sait-on cela? demanda Dupin.
+
+—Cela est clairement déduit de la nature du document et de la
+non-apparition de certains résultats qui surgiraient immédiatement s'il
+sortait des mains du voleur; en d'autres termes, s'il était employé en
+vue du but que celui-ci doit évidemment se proposer.
+
+—Veuillez être un peu plus clair, dis-je.
+
+—Eh bien, j'irai jusqu'à vous dire que ce papier confère à son
+détenteur un certain pouvoir dans un certain lieu où ce pouvoir est
+d'une valeur inappréciable.—Le préfet raffolait du _cant_ diplomatique.
+
+—Je continue à ne rien comprendre, dit Dupin.
+
+—Rien, vraiment? Allons! Ce document, révélé à un troisième personnage,
+dont je tairai le nom, mettrait en question l'honneur d'une personne du
+plus haut rang; et voilà ce qui donne au détenteur du document un
+ascendant sur l'illustre personne dont l'honneur et la sécurité sont
+ainsi mis en péril.
+
+—Mais cet ascendant, interrompis-je, dépend de ceci: le voleur sait-il
+que la personne volée connaît son voleur? Qui oserait...?
+
+—Le voleur, dit G..., c'est D..., qui ose tout ce qui est indigne d'un
+homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le procédé du vol a été
+aussi ingénieux que hardi. Le document en question, une lettre, pour
+être franc, a été reçu par la personne volée pendant qu'elle était seule
+dans le boudoir royal. Pendant qu'elle le lisait, elle fut soudainement
+interrompue par l'entrée de l'illustre personnage à qui elle désirait
+particulièrement le cacher. Après avoir essayé en vain de le jeter
+rapidement dans un tiroir, elle fut obligée de le déposer tout ouvert
+sur une table. La lettre, toutefois, était retournée, la suscription en
+dessus, et, le contenu étant ainsi caché, elle n'attira pas l'attention.
+Sur ces entrefaites arriva le ministre D... Son œil de lynx perçoit
+immédiatement le papier, reconnaît l'écriture de la suscription,
+remarque l'embarras de la personne à qui elle était adressée, et pénètre
+son secret.
+
+«Après avoir traité quelques affaires, expédiées tambour battant, à sa
+manière habituelle, il tire de sa poche une lettre à peu près semblable
+à la lettre en question, l'ouvre, fait semblant de la lire, et la place
+juste à côté de l'autre. Il se remet à causer, pendant un quart d'heure
+environ, des affaires publiques. À la longue, il prend congé, et met la
+main sur la lettre à laquelle il n'a aucun droit. La personne volée le
+vit, mais, naturellement, n'osa pas attirer l'attention sur ce fait, en
+présence du troisième personnage qui était à son côté. Le ministre
+décampa, laissant sur la table sa propre lettre, une lettre sans
+importance.
+
+—Ainsi, dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, voilà précisément
+le cas demandé pour rendre l'ascendant complet: le voleur sait que la
+personne volée connaît son voleur.
+
+—Oui, répliqua le préfet, et, depuis quelques mois, il a été largement
+usé, dans un but politique, de l'empire conquis par ce stratagème, et
+jusqu'à un point fort dangereux. La personne volée est de jour en jour
+plus convaincue de la nécessité de retirer sa lettre. Mais,
+naturellement, cela ne peut pas se faire ouvertement. Enfin, poussée au
+désespoir, elle m'a chargé de la commission.
+
+—Il n'était pas possible, je suppose, dit Dupin dans une auréole de
+fumée, de choisir ou même d'imaginer un agent plus sagace.
+
+—Vous me flattez, répliqua le préfet; mais il est bien possible qu'on
+ait conçu de moi quelque opinion de ce genre.
+
+—Il est clair, dis-je, comme vous l'avez remarqué, que la lettre est
+toujours entre les mains du ministre; puisque c'est le fait de la
+possession et non l'usage de la lettre qui crée l'ascendant. Avec
+l'usage, l'ascendant s'évanouit.
+
+—C'est vrai, dit G..., et c'est d'après cette conviction que j'ai
+marché. Mon premier soin a été de faire une recherche minutieuse à
+l'hôtel du ministre; et, là, mon principal embarras fut de chercher à
+son insu. Par-dessus tout, j'étais en garde contre le danger qu'il y
+aurait eu à lui donner un motif de soupçonner notre dessein.
+
+—Mais, dis-je, vous êtes tout à fait à votre affaire, dans ces espèces
+d'investigations. La police parisienne a pratiqué la chose plus d'une
+fois.
+
+—Oh! sans doute;—et c'est pourquoi j'avais bonne espérance. Les
+habitudes du ministre me donnaient d'ailleurs un grand avantage. Il est
+souvent absent de chez lui toute la nuit. Ses domestiques ne sont pas
+nombreux. Ils couchent à une certaine distance de l'appartement de leur
+maître, et, comme ils sont Napolitains avant tout, ils mettent de la
+bonne volonté à se laisser enivrer. J'ai, comme vous savez, des clefs
+avec lesquelles je puis ouvrir toutes les chambres et tous les cabinets
+de Paris. Pendant trois mois, il ne s'est pas passé une nuit, dont je
+n'aie employé la plus grande partie à fouiller, en personne, l'hôtel
+D... Mon honneur y est intéressé, et, pour vous confier un grand secret,
+la récompense est énorme. Aussi je n'ai abandonné les recherches que
+lorsque j'ai été pleinement convaincu que le voleur était encore plus
+fin que moi. Je crois que j'ai scruté tous les coins et recoins de la
+maison dans lesquels il était possible de cacher un papier.
+
+—Mais ne serait-il pas possible, insinuai-je, que, bien que la lettre
+fût au pouvoir du ministre,—elle y est indubitablement,—il l'eût
+cachée ailleurs que dans sa propre maison?
+
+—Cela n'est guère possible, dit Dupin. La situation particulière,
+actuelle, des affaires de la cour, spécialement la nature de l'intrigue
+dans laquelle D... a pénétré, comme on sait, font de l'efficacité
+immédiate du document,—de la possibilité de le produire à la
+minute,—un point d'une importance presque égale à sa possession.
+
+—La possibilité de le produire? dis-je.
+
+—Ou, si vous aimez mieux, de l'annihiler, dit Dupin.
+
+—C'est vrai, remarquai-je. Le papier est donc évidemment dans l'hôtel.
+Quant au cas où il serait sur la personne même du ministre, nous le
+considérons comme tout à fait hors de question.
+
+—Absolument, dit le préfet. Je l'ai fait arrêter deux fois par de faux
+voleurs, et sa personne a été scrupuleusement fouillée sous mes propres
+yeux.
+
+—Vous auriez pu vous épargner cette peine, dit Dupin.—D... n'est pas
+absolument fou, je présume, et dès lors il a dû prévoir ces guets-apens
+comme choses naturelles.
+
+—Pas _absolument_ fou, c'est vrai, dit G...,—toutefois, c'est un
+poëte, ce qui, je crois, n'en est pas fort éloigné.
+
+—C'est vrai, dit Dupin, après avoir longuement et pensivement poussé la
+fumée de sa pipe d'écume, bien que je me sois rendu moi-même coupable de
+certaine rapsodie.
+
+—Voyons, dis-je, racontez-nous les détails précis de votre recherche.
+
+—Le fait est que nous avons pris notre temps, et que nous avons cherché
+_partout_. J'ai une vieille expérience de ces sortes d'affaires. Nous
+avons entrepris la maison de chambre en chambre; nous avons consacré à
+chacune les nuits de toute une semaine. Nous avons d'abord examiné les
+meubles de chaque appartement. Nous avons ouvert tous les tiroirs
+possibles; et je présume que vous n'ignorez pas que, pour un agent de
+police bien dressé, un tiroir secret est une chose qui n'existe pas.
+Tout homme qui, dans une perquisition de cette nature, permet à un
+tiroir secret de lui échapper est une brute. La besogne est si facile!
+Il y a dans chaque pièce une certaine quantité de volumes et de surfaces
+dont on peut se rendre compte. Nous avons pour cela des règles exactes.
+La cinquième partie d'une ligne ne peut pas nous échapper.
+
+«Après les chambres, nous avons pris les sièges. Les coussins ont été
+sondés avec ces longues et fines aiguilles que vous m'avez vu employer.
+Nous avons enlevé les dessus des tables.
+
+—Et pourquoi?
+
+—Quelquefois le dessus d'une table ou de toute autre pièce
+d'ameublement analogue est enlevé par une personne qui désire cacher
+quelque chose; elle creuse le pied de la table; l'objet est déposé dans
+la cavité, et le dessus replacé. On se sert de la même manière des
+montants d'un lit.
+
+—Mais ne pourrait-on pas deviner la cavité par l'auscultation?
+demandai-je.
+
+—Pas le moins du monde, si, en déposant l'objet, on a eu soin de
+l'entourer d'une bourre de coton suffisante. D'ailleurs, dans notre cas,
+nous étions obligés de procéder sans bruit.
+
+—Mais vous n'avez pas pu défaire,—vous n'avez pas pu démonter toutes
+les pièces d'ameublement dans lesquelles on aurait pu cacher un dépôt de
+la façon dont vous parlez. Une lettre peut être roulée en une spirale
+très-mince, ressemblant beaucoup par sa forme et son volume à une grosse
+aiguille à tricoter, et être ainsi insérée dans un bâton de chaise, par
+exemple. Avez-vous démonté toutes les chaises?
+
+—Non, certainement, mais nous avons fait mieux, nous avons examiné les
+bâtons de toutes les chaises de l'hôtel, et même les jointures de toutes
+les pièces de l'ameublement, à l'aide d'un puissant microscope. S'il y
+avait eu la moindre trace d'un désordre récent, nous l'aurions
+infailliblement découvert à l'instant. Un seul grain de poussière causée
+par la vrille, par exemple, nous aurait sauté aux yeux comme une pomme.
+La moindre altération dans la colle,—un simple bâillement dans les
+jointures aurait suffi pour nous révéler la cachette.
+
+—Je présume que vous avez examiné les glaces entre la glace et le
+planchéiage, et que vous avez fouillé les lits et les courtines des
+lits, aussi bien que les rideaux et les tapis.
+
+—Naturellement; et quand nous eûmes absolument passé en revue tous les
+articles de ce genre, nous avons examiné la maison elle-même. Nous avons
+divisé la totalité de sa surface en compartiments, que nous avons
+numérotés, pour être sûrs de n'en omettre aucun; nous avons fait de
+chaque pouce carré l'objet d'un nouvel examen au microscope, et nous y
+avons compris les deux maisons adjacentes.
+
+—Les deux maisons adjacentes! m'écriai-je; vous avez dû vous donner
+bien du mal.
+
+—Oui, ma foi! mais la récompense offerte est énorme.
+
+—Dans les maisons, comprenez-vous le sol?
+
+—Le sol est partout pavé de briques. Comparativement, cela ne nous a
+pas donné grand mal. Nous avons examiné la mousse entre les briques,
+elle était intacte.
+
+—Vous avez sans doute visité les papiers de D..., et les livres de la
+bibliothèque?
+
+—Certainement; nous avons ouvert chaque paquet et chaque article; nous
+n'avons pas seulement ouvert les livres, mais nous les avons parcourus
+feuillet par feuillet, ne nous contentant pas de les secouer simplement
+comme font plusieurs de nos officiers de police. Nous avons aussi mesuré
+l'épaisseur de chaque reliure avec la plus exacte minutie, et nous avons
+appliqué à chacune la curiosité jalouse du microscope. Si l'on avait
+récemment inséré quelque chose dans une des reliures, il eût été
+absolument impossible que le fait échappât à notre observation. Cinq ou
+six volumes qui sortaient des mains du relieur ont été soigneusement
+sondés longitudinalement avec les aiguilles.
+
+—Vous avez exploré les parquets, sous les tapis?
+
+—Sans doute. Nous avons enlevé chaque tapis, et nous avons examiné les
+planches au microscope.
+
+—Et les papiers des murs?
+
+—Aussi.
+
+—Vous avez visité les caves?
+
+—Nous avons visité les caves.
+
+—Ainsi, dis-je, vous avez fait fausse route, et la lettre n'est pas
+dans l'hôtel, comme vous le supposiez.
+
+—Je crains que vous n'ayez raison, dit le préfet. Et vous maintenant,
+Dupin, que me conseillez-vous de faire?
+
+—Faire une perquisition complète.
+
+—C'est absolument inutile! répliqua G... Aussi sûr que je vis, la
+lettre n'est pas dans l'hôtel!
+
+—Je n'ai pas de meilleur conseil à vous donner, dit Dupin. Vous avez,
+sans doute, un signalement exact de la lettre?
+
+—Oh! oui! Et ici, le préfet, tirant un agenda, se mit à nous lire à
+haute voix une description minutieuse du document perdu, de son aspect
+intérieur, et spécialement de l'extérieur. Peu de temps après avoir fini
+la lecture de cette description, cet excellent homme prit congé de nous,
+plus accablé et l'esprit plus complètement découragé que je ne l'avais
+vu jusqu'alors. Environ un mois après, il nous fit une seconde visite,
+et nous trouva occupés à peu près de la même façon. Il prit une pipe et
+un siège, et causa de choses et d'autres. À la longue, je lui dis:
+
+—Eh bien, mais, G..., et votre lettre volée? Je présume qu'à la fin,
+vous vous êtes résigné à comprendre que ce n'est pas une petite besogne
+que d'enfoncer le ministre?
+
+—Que le diable l'emporte!—J'ai pourtant recommencé cette perquisition,
+comme Dupin me l'avait conseillé; mais, comme je m'en doutais, ç'a été
+peine perdue.
+
+—De combien est la récompense offerte? vous nous avez dit... demanda
+Dupin.
+
+—Mais... elle est très-forte... une récompense vraiment magnifique,—je
+ne veux pas vous dire au juste combien; mais une chose que je vous
+dirai, c'est que je m'engagerais bien à payer de ma bourse cinquante
+mille francs à celui qui pourrait me trouver cette lettre. Le fait est
+que la chose devient de jour en jour plus urgente, et la récompense a
+été doublée récemment. Mais, en vérité, on la triplerait, que je ne
+pourrais faire mon devoir mieux que je l'ai fait.
+
+—Mais... oui..., dit Dupin en traînant ses paroles au milieu des
+bouffées de sa pipe, je crois... réellement, G..., que vous n'avez pas
+fait... tout votre possible... vous n'êtes pas allé au fond de la
+question. Vous pourriez faire... un peu plus, je pense du moins, hein?
+
+—Comment? dans quel sens?
+
+—Mais... (une bouffée de fumée) vous pourriez... (bouffée sur
+bouffée)—prendre conseil en cette matière, hein?—(Trois bouffées de
+fumée.)—Vous rappelez-vous l'histoire qu'on raconte d'Abernethy?[8]
+
+—Non! au diable votre Abernethy!
+
+—Assurément! au diable, si cela vous amuse!—Or donc, une fois, un
+certain riche, fort avare, conçut le dessein de soutirer à Abernethy une
+consultation médicale. Dans ce but, il entama avec lui, au milieu d'une
+société, une conversation ordinaire, à travers laquelle il insinua au
+médecin son propre cas, comme celui d'un individu imaginaire.
+
+—Nous supposerons, dit l'avare, que les symptômes sont tels et tels;
+maintenant, docteur, que lui conseilleriez-vous de prendre?
+
+—Que prendre? dit Abernethy, mais prendre conseil à coup sûr.
+
+—Mais, dit le préfet, un peu décontenancé, je suis tout disposé à
+prendre conseil, et à payer pour cela. Je donnerais _vraiment_ cinquante
+mille francs à quiconque me tirerait d'affaire.
+
+—Dans ce cas, répliqua Dupin, ouvrant un tiroir et en tirant un livre
+de mandats, vous pouvez aussi bien me faire un bon pour la somme
+susdite. Quand vous l'aurez signé, je vous remettrai votre lettre.
+
+Je fus stupéfié. Quant au préfet, il semblait absolument foudroyé.
+Pendant quelques minutes, il resta muet et immobile, regardant mon ami,
+la bouche béante, avec un air incrédule et des yeux qui semblaient lui
+sortir de la tête; enfin, il parut revenir un peu à lui, il saisit une
+plume, et, après quelques hésitations, le regard ébahi et vide, il
+remplit et signa un bon de cinquante mille francs, et le tendit à Dupin
+par-dessus la table. Ce dernier l'examina soigneusement et le serra dans
+son portefeuille; puis, ouvrant un pupitre, il en tira une lettre et la
+donna au préfet. Notre fonctionnaire l'agrippa dans une parfaite agonie
+de joie, l'ouvrit d'une main tremblante, jeta un coup d'œil sur son
+contenu, puis, attrapant précipitamment la porte, se rua sans plus de
+cérémonie hors de la chambre et de la maison, sans avoir prononcé une
+syllabe depuis le moment où Dupin l'avait prié de remplir le mandat.
+
+Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
+
+—La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son
+métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à
+fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs
+fonctions. Aussi, quand G... nous détaillait son mode de perquisition
+dans l'hôtel D..., j'avais une entière confiance dans ses talents, et
+j'étais sûr qu'il avait fait une investigation pleinement suffisante,
+dans le cercle de sa spécialité.
+
+—Dans le cercle de sa spécialité? dis-je.
+
+—Oui, dit Dupin; les mesures adoptées n'étaient pas seulement les
+meilleures dans l'espèce, elles furent aussi poussées à une absolue
+perfection. Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur
+investigation, ces gaillards l'auraient trouvée, cela ne fait pas pour
+moi l'ombre d'un doute.
+
+Je me contentai de rire; mais Dupin semblait avoir dit cela fort
+sérieusement.
+
+—Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans l'espèce et
+admirablement exécutées; elles avaient pour défaut d'être inapplicables
+au cas et à l'homme en question. Il y a tout un ordre de moyens
+singulièrement ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de
+Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre
+sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialité pour le
+cas en question, et plus d'un écolier raisonnerait mieux que lui.
+
+«J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair
+ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue
+avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre
+de ses billes, et demande à l'autre: «Pair ou non?» Si celui-ci devine
+juste, il gagne une bille; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont
+je parle gagnait toutes les billes de l'école. Naturellement, il avait
+un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et
+dans l'appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son
+adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui
+demande: «Pair ou impair?» Notre écolier répond: «Impair!» et il a
+perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même:
+«Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu'à
+lui faire mettre impair à la seconde; je dirai donc: «Impair!» Il dit:
+«Impair», et il gagne.
+
+«Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné
+ainsi: «Ce garçon voit que, dans le premier cas, j'ai dit «Impair», et,
+dans le second, il se proposera,—c'est la première idée qui se
+présentera à lui,—une simple variation de pair à impair comme a fait le
+premier bêta; mais une seconde réflexion lui dira que c'est là un
+changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme
+la première fois.—Je dirai donc: «Pair!» Il dit «Pair» et gagne.
+Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades
+appellent la chance,—en dernière analyse, qu'est-ce que c'est?
+
+—C'est simplement, dis-je, une identification de l'intellect de notre
+raisonnement avec celui de son adversaire.
+
+—C'est cela même, dit Dupin; et, quand je demandai à ce petit garçon
+par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait
+tout son succès, il me fit la réponse suivante:
+
+«—Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou
+stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont
+actuellement ses pensées je compose mon visage d'après le sien, aussi
+exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quels pensers ou
+quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour
+s'appareiller et correspondre avec ma physionomie.»
+
+«Cette réponse de l'écolier enfonce de beaucoup toute la profondeur
+sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à
+Campanella.
+
+—Et l'identification de l'intellect du raisonneur avec celui de son
+adversaire dépend, si je vous comprends bien, de l'exactitude avec
+laquelle l'intellect de l'adversaire est apprécié.
+
+—Pour la valeur pratique, c'est en effet la condition, répliqua Dupin,
+et, si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, c'est,
+d'abord, faute de cette identification, en second lieu, par une
+appréciation inexacte, ou plutôt par la non-appréciation de
+l'intelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs
+propres idées ingénieuses; et, quand ils cherchent quelque chose de
+caché, ils ne pensent qu'aux moyens dont ils se seraient servis pour le
+cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ingéniosité est
+une représentation fidèle de celle de la foule; mais, quand il se trouve
+un malfaiteur particulier dont la finesse diffère, en espèce, de la
+leur, ce malfaiteur, naturellement, les _roule_.
+
+«Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et
+cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne
+varient pas leur système d'investigation; tout au plus, quand ils sont
+incités par quelque cas insolite,—par quelque récompense
+extraordinaire,—ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles
+routines; mais ils ne changent rien à leurs principes.
+
+«Dans le cas de D..., par exemple, qu'a-t-on fait pour changer le
+système d'opération? Qu'est-ce que c'est que toutes ces perforations,
+ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des
+surfaces en pouces carrés numérotés?—Qu'est-ce que tout cela, si ce
+n'est pas l'exagération, dans son application, d'un des principes ou de
+plusieurs principes d'investigation, qui sont basés sur un ordre d'idées
+relatif à l'ingéniosité humaine, et dont le préfet a pris l'habitude
+dans la longue routine de ses fonctions?
+
+«Ne voyez-vous pas qu'il considère comme chose démontrée que tous les
+hommes qui veulent cacher une lettre se servent,—si ce n'est
+précisément d'un trou fait à la vrille dans le pied d'une chaise,—au
+moins de quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils
+ont puisé l'invention dans le même registre d'idées que le trou fait
+avec une vrille?
+
+«Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont
+employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par
+des intelligences ordinaires; car, dans tous les cas d'objets cachés,
+cette manière ambitieuse et torturée de cacher l'objet est, dans le
+principe, présumable et présumée; ainsi, la découverte ne dépend
+nullement de la perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et
+de la résolution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou,
+ce qui revient au même aux yeux de la police, quand la récompense est
+considérable, on voit toutes ces belles qualités échouer
+infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en
+affirmant que, si la lettre volée avait été cachée dans le rayon de la
+perquisition de notre préfet,—en d'autres termes, si le principe
+inspirateur de la cachette avait été compris dans les principes du
+préfet,—il l'eût infailliblement découverte. Cependant, ce
+fonctionnaire a été complètement mystifié; et la cause première,
+originelle, de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est
+un fou, parce qu'il s'est fait une réputation de poëte. Tous les fous
+sont poëtes,—c'est la manière de voir du préfet,—et il n'est coupable
+que d'une fausse distribution du terme moyen, en inférant de là que tous
+les poëtes sont fous.
+
+—Mais est-ce vraiment le poëte? demandai-je. Je sais qu'ils sont deux
+frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres.
+Le ministre, je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul
+différentiel et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poëte.
+
+—Vous vous trompez; je le connais fort bien; il est poëte et
+mathématicien. Comme poëte et mathématicien, il a dû raisonner juste;
+comme simple mathématicien, il n'aurait pas raisonné du tout, et se
+serait ainsi mis à la merci du préfet.
+
+—Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m'étonner; elle est
+démentie par la voix du monde entier. Vous n'avez pas l'intention de
+mettre à néant l'idée mûrie par plusieurs siècles. La raison
+mathématique est depuis longtemps regardée comme la raison _par
+excellence_.
+
+—_Il y a à parier_, répliqua Dupin, en citant Chamfort, _que toute idée
+politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au
+plus grand nombre_. Les mathématiciens,—je vous accorde cela,—ont fait
+de leur mieux pour propager l'erreur populaire dont vous parlez, et qui,
+bien qu'elle ait été propagée comme vérité, n'en est pas moins une
+parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d'une
+meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations
+algébriques. Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie
+scientifique; mais, si l'on reconnaît que les termes de la langue ont
+une réelle importance,—si les mots tirent leur valeur de leur
+application,—oh! alors, je concède qu'_analyse_ traduit _algèbre_ à peu
+près comme en latin _ambitus_ signifie _ambition_; _religio_,
+_religion_; ou _homines honesti_, la classe des gens honorables.
+
+—Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon
+nombre d'algébristes de Paris;—mais continuez.
+
+—Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d'une raison
+cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je
+conteste particulièrement le raisonnement tiré de l'étude des
+mathématiques. Les mathématiques sont la science des formes et des
+qualités; le raisonnement mathématique n'est autre que la simple logique
+appliquée à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à
+supposer que les vérités qu'on nomme _purement_ algébriques sont des
+vérités abstraites ou générales. Et cette erreur est si énorme, que je
+suis émerveillé de l'unanimité avec laquelle elle est accueillie. Les
+axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d'une vérité générale. Ce
+qui est vrai d'un rapport de forme ou de quantité est souvent une grosse
+erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière
+science, il est très-communément faux que la somme des fractions soit
+égale au tout. De même en chimie, l'axiome a tort. Dans l'appréciation
+d'une force motrice, il a également tort; car deux moteurs, chacun étant
+d'une puissance donnée, n'ont pas nécessairement, quand ils sont
+associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises
+séparément. Il y a une foule d'autres vérités mathématiques qui ne sont
+des vérités que dans des limites de _rapport_. Mais le mathématicien
+argumente incorrigiblement d'après ses _vérités finies_, comme si elles
+étaient d'une application générale et absolue,—valeur que d'ailleurs le
+monde leur attribue. Bryant, dans sa très-remarquable _Mythologie_,
+mentionne une source analogue d'erreurs, quand il dit que, bien que
+personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions
+nous-mêmes sans cesse au point d'en tirer des déductions, comme si elles
+étaient des réalités vivantes. Il y a d'ailleurs chez nos algébristes,
+qui sont eux-mêmes des païens, de certaines fables païennes auxquelles
+on ajoute foi, et dont on a tiré des conséquences, non pas tant par une
+absence de mémoire que par un incompréhensible trouble du cerveau. Bref,
+je n'ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir
+confiance en dehors de ses racines et de ses équations; je n'en ai pas
+connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que
+_x2+px_ est absolument et inconditionnellement égal à _q_. Dites à l'un
+de ces messieurs, en matière d'expérience, si cela vous amuse, que vous
+croyez à la possibilité de cas où _x2+px_ ne serait pas absolument égal
+à _q_; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire,
+mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible; car, sans
+aucun doute, il essayera de vous assommer.
+
+«Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de
+ses dernières observations, que, si le ministre n'avait été qu'un
+mathématicien, le préfet n'aurait pas été dans la nécessité de me
+souscrire ce billet. Je le connaissais pour un mathématicien et un
+poëte, et j'avais pris mes mesures en raison de sa capacité, et en
+tenant compte des circonstances où il se trouvait placé. Je savais que
+c'était un homme de cour et un intrigant déterminé. Je réfléchis qu'un
+pareil homme devait indubitablement être au courant des pratiques de la
+police. Évidemment, il devait avoir prévu—et l'événement l'a
+prouvé—les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me dis qu'il avait
+prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes absences
+nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme des adjuvants
+positifs de son futur succès, je les regardais simplement comme des
+ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader
+plus facilement que la lettre n'était pas dans l'hôtel. Je sentais aussi
+que toute la série d'idées relatives aux principes invariables de
+l'action policière dans le cas de perquisition,—idées que je vous
+expliquerai tout à l'heure, non sans quelque peine,—je sentais, dis-je,
+que toute cette série d'idées avait dû nécessairement se dérouler dans
+l'esprit du ministre.
+
+«Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes
+vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas deviner
+que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel,
+serait aussi peu secrète qu'une antichambre ou une armoire pour les
+yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet. Enfin je
+voyais qu'il avait dû viser nécessairement à la simplicité, s'il n'y
+avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans doute
+avec quels éclats de rire le préfet accueillit l'idée que j'exprimai
+dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère l'embarrassait
+si fort, c'était peut-être en raison de son absolue simplicité.
+
+—Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais
+vraiment qu'il allait tomber dans des attaques de nerfs.
+
+—Le monde matériel, continua Dupin, est plein d'analogies exactes avec
+l'immatériel, et c'est ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme de
+rhétorique, qu'une métaphore ou une comparaison peut fortifier un
+argument aussi bien qu'embellir une description.
+
+«Le principe de la force d'inertie, par exemple, semble identique dans
+les deux natures, physique et métaphysique; un gros corps est plus
+difficilement mis en mouvement qu'un petit, et sa quantité de mouvement
+est en proportion de cette difficulté; voilà qui est aussi positif que
+cette proposition analogue: les intellects d'une vaste capacité, qui
+sont en même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés
+dans leur mouvement que ceux d'un degré inférieur, sont ceux qui se
+meuvent le moins aisément, et qui sont les plus embarrassés d'hésitation
+quand ils se mettent en marche. Autre exemple: avez-vous jamais remarqué
+quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l'attention?
+
+—Je n'ai jamais songé à cela, dis-je.
+
+—Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu'on joue avec une
+carte géographique. Un des joueurs prie quelqu'un de deviner un mot
+donné, un nom de ville, de rivière, d'État ou d'empire, enfin un mot
+quelconque compris dans l'étendue bigarrée et embrouillée de la carte.
+Une personne novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses
+adversaires en leur donnant à deviner des noms écrits en caractères
+imperceptibles; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros
+caractères qui s'étendent d'un bout de la carte à l'autre. Ces mots-là,
+comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à
+l'observateur par le fait même de leur excessive évidence; et, ici,
+l'oubli matériel est précisément analogue à l'inattention morale d'un
+esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes
+jusqu'à la banalité et l'importunité. Mais c'est là un cas, à ce qu'il
+semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l'intelligence du préfet. Il
+n'a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre
+juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu
+quelconque de l'apercevoir.
+
+«Mais plus je réfléchissais à l'audacieux, au distinctif et brillant
+esprit de D...,—à ce fait qu'il avait dû toujours avoir le document
+sous la main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était,—et à
+cet autre fait que, d'après la démonstration décisive fournie par le
+préfet, ce document n'était pas caché dans les limites d'une
+perquisition ordinaire et en règle,—plus je me sentais convaincu que le
+ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l'expédient le plus
+ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de
+la cacher.
+
+«Pénétré de ces idées, j'ajustai sur mes yeux une paire de lunettes
+vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à l'hôtel du
+ministre. Je trouve D... chez lui, bâillant, flânant, musant, et se
+prétendant accablé d'un suprême ennui. D... est peut-être l'homme le
+plus réellement énergique qui soit aujourd'hui, mais c'est seulement
+quand il est sûr de n'être vu de personne.
+
+«Pour n'être pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de
+mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces
+lunettes, j'inspectais soigneusement et minutieusement tout
+l'appartement, en faisant semblant d'être tout à la conversation de mon
+hôte.
+
+«Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il
+était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et
+d'autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques
+livres. Après un long examen, fait à loisir, je n'y vis rien qui pût
+exciter particulièrement mes soupçons.
+
+«À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur
+un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban
+bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la
+cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments,
+contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette
+dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque
+déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d'abord l'intention
+de la déchirer entièrement, ainsi qu'on fait d'un objet sans valeur;
+mais on avait vraisemblablement changé d'idée. Elle portait un large
+sceau noir avec le chiffre de D... très en évidence, et était adressée
+au ministre lui-même. La suscription était d'une écriture de femme
+très-fine. On l'avait jetée négligemment, et même, à ce qu'il semblait,
+assez dédaigneusement dans l'un des compartiments supérieurs du
+porte-cartes.
+
+«À peine eus-je jeté un coup d'œil sur cette lettre, que je conclus que
+c'était celle dont j'étais en quête. Évidemment elle était, par son
+aspect, absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une
+description si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le
+chiffre de D...; dans l'autre, il était petit et rouge, avec les armes
+ducales de la famille S... Ici, la suscription était d'une écriture
+menue et féminine; dans l'autre, l'adresse, portant le nom d'une
+personne royale, était d'une écriture hardie, décidée et caractérisée;
+les deux lettres ne se ressemblaient qu'en un point, la dimension. Mais
+le caractère excessif de ces différences, fondamentales en somme, la
+saleté, l'état déplorable du papier, fripé et déchiré, qui
+contredisaient les véritables habitudes de D..., si méthodique, et qui
+dénonçaient l'intention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes
+les apparences d'un document sans valeur,—tout cela, en y ajoutant la
+situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les
+visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions
+antérieures,—tout cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément
+les soupçons de quelqu'un venu avec le parti pris du soupçon.
+
+«Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en
+soutenant une discussion très-vive avec le ministre sur un point que je
+savais être pour lui d'un intérêt toujours nouveau, je gardais
+invariablement mon attention braquée sur la lettre. Tout en faisant cet
+examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et sur la manière dont
+elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue je tombai sur
+une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait me rester
+encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu'ils étaient
+plus éraillés que nature. Ils présentaient l'aspect cassé d'un papier
+dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié
+dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa
+forme première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi
+que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée.
+Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de
+lui, en oubliant une tabatière en or sur son bureau.
+
+«Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous reprîmes
+très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la
+discussion s'engageait, une détonation très-forte, comme un coup de
+pistolet, se fit entendre sous les fenêtres de l'hôtel, et fut suivie
+des cris et des vociférations d'une foule épouvantée. D... se précipita
+vers une fenêtre, l'ouvrit, et regarda dans la rue. En même temps,
+j'allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma
+poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de _fac-similé_
+(quant à l'extérieur) que j'avais soigneusement préparé chez moi,—en
+contrefaisant le chiffre de D... à l'aide d'un sceau de mie de pain.
+
+«Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé d'un homme
+armé d'un fusil. Il avait déchargé son arme au milieu d'une foule de
+femmes et d'enfants. Mais comme elle n'était pas chargée à balle, on
+prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de
+continuer son chemin. Quand il fut parti, D... se retira de la fenêtre,
+où je l'avais suivi immédiatement après m'être assuré de la précieuse
+lettre. Peu d'instants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un
+homme payé par moi.
+
+—Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la
+lettre par une contrefaçon? N'eût-il pas été plus simple, dès votre
+première visite, de vous en emparer, sans autres précautions, et de vous
+en aller?
+
+—D..., répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c'est un homme
+solide. D'ailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion. Si
+j'avais fait l'extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas
+sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n'aurait plus entendu
+parler de moi. Mais, à part ces considérations, j'avais un but
+particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette
+affaire, j'agis comme partisan de la dame en question.
+
+Voilà dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. C'est elle
+maintenant qui le tient, puisqu'il ignore que la lettre n'est plus chez
+lui, et qu'il va vouloir procéder à son chantage habituel. Il va donc
+infailliblement opérer lui-même et du premier coup sa ruine politique.
+Sa chute ne sera pas moins précipitée que ridicule. On parle fort
+lestement du _facilis descensus Averni_; mais en matière d'escalades, on
+peut dire ce que la Catalani disait du chant: il est plus facile de
+monter que de descendre. Dans le cas présent, je n'ai aucune sympathie,
+pas même de pitié pour celui qui va descendre. D..., c'est le vrai
+_monstrum horrendum_,—un homme de génie sans principes. Je vous avoue,
+cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le caractère exact de
+ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet appelle une
+certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que j'ai laissée
+pour lui dans son porte-cartes.
+
+—Comment! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier?
+
+—Eh mais! il ne m'a pas semblé tout à fait convenable de laisser
+l'intérieur en blanc,—cela aurait eu l'air d'une insulte. Une fois, à
+Vienne, D... m'a joué un vilain tour, et je lui dis d'un ton tout à fait
+gai que je m'en souviendrais. Aussi, comme je savais qu'il éprouverait
+une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait
+joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un
+indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et j'ai copié tout
+au beau milieu de la page blanche ces mots:
+
+ _............... Un dessein si funeste,_
+ _S'il n'est digne d'Atrée, est digne de Thyeste._
+
+Vous trouverez cela dans _l'Atrée_ de Crébillon.
+
+
+
+
+LE SCARABÉE D'OR
+
+Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce garçon a une folie dans les jambes? Il a
+été mordu par la tarentule.
+ (Tout de travers.)
+
+
+Il y a quelques années, je me liai intimement avec un M. William
+Legrand. Il était d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait
+été riche; mais une série de malheurs l'avait réduit à la misère. Pour
+éviter l'humiliation de ses désastres, il quitta la Nouvelle-Orléans, la
+ville de ses aïeux, et établit sa demeure dans l'île de Sullivan, près
+Charleston, dans la Caroline du Sud.
+
+Cette île est des plus singulières. Elle n'est guère composée que de
+sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a
+jamais plus d'un quart de mille. Elle est séparée du continent par une
+crique à peine visible, qui filtre à travers une masse de roseaux et de
+vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La végétation, comme on
+peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y trouve
+pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extrémité occidentale, à
+l'endroit où s'élèvent le fort Moultrie et quelques misérables bâtisses
+de bois habitées pendant l'été par les gens qui fuient les poussières et
+les fièvres de Charleston, on rencontre, il est vrai, le palmier nain
+sétigère; mais toute l'île, à l'exception de ce point occidental et d'un
+espace triste et blanchâtre qui borde la mer, est couverte d'épaisses
+broussailles de myrte odoriférant, si estimé par les horticulteurs
+anglais. L'arbuste y monte souvent à une hauteur de quinze ou vingt
+pieds; il y forme un taillis presque impénétrable et charge l'atmosphère
+de ses parfums.
+
+Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extrémité orientale de
+l'île, c'est-à-dire de la plus éloignée, Legrand s'était bâti lui-même
+une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la première fois et par
+hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance mûrit bien vite en
+amitié,—car il y avait, certes, dans le cher reclus, de quoi exciter
+l'intérêt et l'estime. Je vis qu'il avait reçu une forte éducation,
+heureusement servie par des facultés spirituelles peu communes, mais
+qu'il était infecté de misanthropie et sujet à de malheureuses
+alternatives d'enthousiasme et de mélancolie. Bien qu'il eût chez lui
+beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses principaux amusements
+consistaient à chasser et à pêcher, ou à flâner sur la plage et à
+travers les myrtes, en quête de coquillages et d'échantillons
+entomologiques;—sa collection aurait pu faire envie à un Swammerdam[9].
+Dans ces excursions, il était ordinairement accompagné par un vieux
+nègre nommé Jupiter, qui avait été affranchi avant les revers de la
+famille, mais qu'on n'avait pu décider, ni par menaces ni par promesses,
+à abandonner son jeune _massa Will_; il considérait comme son droit de
+le suivre partout. Il n'est pas improbable que les parents de Legrand,
+jugeant que celui-ci avait la tête un peu dérangée, se soient appliqués
+à confirmer Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une
+espèce de gardien et de surveillant auprès du fugitif.
+
+Sous la latitude de l'île de Sullivan, les hivers sont rarement
+rigoureux, et c'est un événement quand, au déclin de l'année, le feu
+devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y
+eut une journée d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du
+soleil, je me frayais un chemin à travers les taillis vers la hutte de
+mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais
+alors à Charleston, à une distance de neuf milles de l'île, et les
+facilités pour aller et revenir étaient bien moins grandes
+qu'aujourd'hui. En arrivant à la hutte, je frappai selon mon habitude,
+et, ne recevant pas de réponse, je cherchai la clef où je savais qu'elle
+était cachée, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu flambait dans
+le foyer. C'était une surprise, et, à coup sûr, une des plus agréables.
+Je me débarrassai de mon paletot,—je traînai un fauteuil auprès des
+bûches pétillantes, et j'attendis patiemment l'arrivée de mes hôtes.
+
+Peu après la tombée de la nuit, ils arrivèrent et me firent un accueil
+tout à fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille à l'autre, se
+donnait du mouvement et préparait quelques poules d'eau pour le souper.
+Legrand était dans une de ses _crises_ d'enthousiasme;—car de quel
+autre nom appeler cela? Il avait trouvé un bivalve[10] inconnu, formant
+un genre nouveau, et, mieux encore, il avait chassé et attrapé, avec
+l'assistance de Jupiter, un scarabée qu'il croyait tout à fait nouveau
+et sur lequel il désirait avoir mon opinion le lendemain matin.
+
+—Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant
+la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des
+scarabées.
+
+—Ah! si j'avais seulement su que vous étiez ici, dit Legrand; mais il y
+a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que
+vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai
+rencontré le lieutenant G..., du fort, et très-étourdiment je lui ai
+prêté le scarabée; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir avant
+demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le chercher
+au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la création!
+
+—Quoi? le lever du soleil?
+
+—Eh non! que diable!—le scarabée. Il est d'une brillante couleur
+d'or,—gros à peu près comme une grosse noix, avec deux taches d'un noir
+de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus allongée,
+à l'autre. Les antennes sont...
+
+—Il n'y a pas du tout d'étain sur lui[11], massa Will, je vous le
+parie, interrompit Jupiter; le scarabée est un scarabée d'or, d'or
+massif, d'un bout à l'autre, dedans et partout, excepté les ailes;—je
+n'ai jamais vu de ma vie un scarabée à moitié aussi lourd.
+
+—C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, répliqua Legrand un peu
+plus vivement, à ce qu'il me sembla, que ne le comportait la situation,
+est-ce une raison pour laisser brûler les poules? La couleur de
+l'insecte,—et il se tourna vers moi,—suffirait en vérité à rendre
+plausible l'idée de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un éclat métallique
+plus brillant que celui de ses élytres; mais vous ne pourrez en juger
+que demain matin. En attendant, j'essayerai de vous donner une idée de
+sa forme.
+
+Tout en parlant, il s'assit à une petite table sur laquelle il y avait
+une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir,
+mais n'en trouva pas.
+
+—N'importe, dit-il à la fin, cela suffira.
+
+Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet
+d'un morceau de vieux vélin fort sale, et il fit dessus une espèce de
+croquis à la plume. Pendant ce temps, j'avais gardé ma place auprès du
+feu, car j'avais toujours très-froid. Quand son dessin fut achevé, il me
+le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort
+grognement se fit entendre, suivi d'un grattement à la porte. Jupiter
+ouvrit, et un énorme terre-neuve, appartenant à Legrand, se précipita
+dans la chambre, sauta sur mes épaules et m'accabla de caresses; car je
+m'étais fort occupé de lui dans mes visites précédentes. Quand il eut
+fini ses gambades, je regardai le papier, et pour dire la vérité, je me
+trouvai passablement intrigué par le dessin de mon ami.
+
+—Oui! dis-je après l'avoir contemplé quelques minutes, c'est là un
+étrange scarabée, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai
+jamais rien vu d'approchant, à moins que ce ne soit un crâne ou une tête
+de mort, à quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il m'ait
+jamais été donné d'examiner.
+
+—Une tête de mort! répéta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela sur
+le papier, je comprends. Les deux taches noires supérieures font les
+yeux, et la plus longue, qui est plus bas, figure une bouche, n'est-ce
+pas? D'ailleurs la forme générale est ovale...
+
+—C'est peut-être cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne
+soyez pas très-artiste. J'attendrai que j'aie vu la bête elle-même, pour
+me faire une idée quelconque de sa physionomie.
+
+—Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqué, je
+dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,—car j'ai eu de bons
+maîtres, et je me flatte de n'être pas tout à fait une brute.
+
+—Mais alors, mon cher camarade, dis-je, vous plaisantez; ceci est un
+crâne fort passable, je puis même dire que c'est un crâne parfait,
+d'après toutes les idées reçues relativement à cette partie de
+l'ostéologie, et votre scarabée serait le plus étrange de tous les
+scarabées du monde, s'il ressemblait à ceci. Nous pourrions établir
+là-dessus quelque petite superstition naissante. Je présume que vous
+nommerez votre insecte _scarabaeus caput hominis_[12] ou quelque chose
+d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup
+d'appellations de ce genre.—Mais où sont les antennes dont vous
+parliez?
+
+—Les antennes! dit Legrand, qui s'échauffait inexplicablement; vous
+devez voir les antennes, j'en suis sûr. Je les ai faites aussi
+distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je présume que cela est
+bien suffisant.
+
+—À la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours
+est-il vrai que je ne les vois pas.
+
+Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas
+le pousser à bout; mais j'étais fort étonné de la tournure que l'affaire
+avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,—et, quant au croquis de
+l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles, et
+l'ensemble ressemblait, à s'y méprendre, à l'image ordinaire d'une tête
+de mort.
+
+Il reprit son papier d'un air maussade, et il était au moment de le
+froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard étant
+tombé par hasard sur le dessin, toute son attention y parut enchaînée.
+En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis excessivement
+pâle. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place, il continua à
+examiner minutieusement le dessin. À la longue, il se leva, prit une
+chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre, à l'autre
+extrémité de la chambre. Là, il recommença à examiner curieusement le
+papier, le tournant dans tous les sens. Néanmoins, il ne dit rien, et sa
+conduite me causait un étonnement extrême; mais je jugeai prudent de
+n'exaspérer par aucun commentaire sa mauvaise humeur croissante. Enfin,
+il tira de la poche de son habit un portefeuille, y serra soigneusement
+le papier, et déposa le tout dans un pupitre qu'il ferma à clef. Il
+revint dès lors à des allures plus calmes, mais son premier enthousiasme
+avait totalement disparu. Il avait l'air plutôt concentré que boudeur. À
+mesure que la soirée s'avançait, il s'absorbait de plus en plus dans sa
+rêverie, et aucune de mes saillies ne put l'en arracher. Primitivement,
+j'avais eu l'intention de passer la nuit dans la cabane, comme j'avais
+déjà fait plus d'une fois; mais, en voyant l'humeur de mon hôte, je
+jugeai plus convenable de prendre congé. Il ne fit aucun effort pour me
+retenir; mais, quand je partis, il me serra la main avec une cordialité
+encore plus vive que de coutume.
+
+Un mois environ après cette aventure,—et durant cet intervalle je
+n'avais pas entendu parler de Legrand,—je reçus à Charleston une visite
+de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux nègre si
+complètement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne fût arrivé à
+mon ami quelque sérieux malheur.
+
+—Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton maître?
+
+—Dame! pour dire la vérité, massa, il ne va pas aussi bien qu'il
+devrait.
+
+—Pas bien! Vraiment je suis navré d'apprendre cela. Mais de quoi se
+plaint-il?
+
+—Ah! voilà la question! Il ne se plaint jamais de rien, mais il est
+tout de même bien malade.
+
+—Bien malade, Jupiter!—Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il
+au lit?
+
+—Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;—voilà
+justement où le soulier me blesse;—j'ai l'esprit très-inquiet au sujet
+du pauvre massa Will.
+
+—Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose à tout ce que tu me
+racontes là. Tu dis que ton maître est malade. Ne t'a-t-il pas dit de
+quoi il souffre?
+
+—Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la tête. Massa Will dit
+qu'il n'a absolument rien;—mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il,
+deçà et delà, tout pensif, les regards sur son chemin, la tête basse,
+les épaules voûtées, et pâle comme une oie? Et pourquoi donc fait-il
+toujours et toujours des chiffres?
+
+—Il fait quoi, Jupiter?
+
+—Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,—les signes les
+plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence à avoir peur, tout de
+même. Il faut que j'aie toujours un œil braqué sur lui, rien que sur
+lui. L'autre jour, il m'a échappé avant le lever du soleil, et il a
+décampé pour toute la sainte journée. J'avais coupé un bon bâton exprès
+pour lui administrer une correction de tous les diables quand il
+reviendrait: mais je suis si bête, que je n'en ai pas eu le courage; il
+a l'air si malheureux!
+
+—Ah! vraiment!—Eh bien, après tout, je crois que tu as mieux fait
+d'être indulgent pour le pauvre garçon. Il ne faut pas lui donner le
+fouet, Jupiter;—il n'est peut-être pas en état de le supporter.—Mais
+ne peux-tu pas te faire une idée de ce qui a occasionné cette maladie,
+ou plutôt ce changement de conduite? Lui est-il arrivé quelque chose de
+fâcheux depuis que je vous ai vus?
+
+—Non, massa, il n'est rien arrivé de fâcheux depuis lors,—mais _avant_
+cela,—oui,—j'en ai peur,—c'était le jour même que vous étiez là-bas.
+
+—Comment? que veux-tu dire?
+
+—Eh! massa, je veux parler du scarabée, voilà tout.
+
+—Du quoi?
+
+—Du scarabée...—Je suis sûr que massa Will a été mordu quelque part à
+la tête par ce scarabée d'or.
+
+—Et quelle raison as-tu, Jupiter, pour faire une pareille supposition?
+
+—Il a bien assez de pinces pour cela, massa, et une bouche aussi. Je
+n'ai jamais vu un scarabée aussi endiablé;—il attrape et mord tout ce
+qui l'approche. Massa Will l'avait d'abord attrapé, mais il l'a bien
+vite lâché, je vous assure;—c'est alors, sans doute, qu'il a été mordu.
+La mine de ce scarabée et sa bouche ne me plaisaient guère,
+certes;—aussi je ne voulus pas le prendre avec mes doigts; mais je pris
+un morceau de papier, et j'empoignai le scarabée dans le papier; je
+l'enveloppai donc dans le papier, avec un petit morceau de papier dans
+la bouche;—voilà comment je m'y pris.
+
+—Et tu penses donc que ton maître a été réellement mordu par le
+scarabée, et que cette morsure l'a rendu malade?
+
+—Je ne pense rien du tout,—je le sais[13]. Pourquoi donc rêve-t-il
+toujours d'or, si ce n'est parce qu'il a été mordu par le scarabée d'or?
+J'en ai déjà entendu parler, de ces scarabées d'or.
+
+—Mais comment sais-tu qu'il rêve d'or?
+
+—Comment je le sais? parce qu'il en parle, même en dormant;—voilà
+comment je le sais.
+
+—Au fait, Jupiter, tu as peut-être raison; mais à quelle bienheureuse
+circonstance dois-je l'honneur de ta visite aujourd'hui?
+
+—Que voulez-vous dire, massa?
+
+—M'apportes-tu un message de M. Legrand?
+
+—Non, massa, je vous apporte une lettre que voici.
+
+Et Jupiter me tendit un papier où je lus:
+
+«Mon cher,
+
+«Pourquoi donc ne vous ai-je pas vu depuis si longtemps? J'espère que
+vous n'avez pas été assez enfant pour vous formaliser d'une petite
+brusquerie de ma part; mais non,—cela est par trop improbable.
+
+«Depuis que je vous ai vu, j'ai eu un grand sujet d'inquiétude. J'ai
+quelque chose à vous dire, mais à peine sais-je comment vous le dire.
+Sais-je même si je vous le dirai?
+
+«Je n'ai pas été tout à fait bien depuis quelques jours, et le pauvre
+vieux Jupiter m'ennuie insupportablement par toutes ses bonnes
+intentions et attentions. Le croiriez-vous? Il avait, l'autre jour,
+préparé un gros bâton à l'effet de me châtier, pour lui avoir échappé et
+avoir passé la journée, seul, au milieu des collines, sur le continent.
+Je crois vraiment que ma mauvaise mine m'a seule sauvé de la bastonnade.
+
+«Je n'ai rien ajouté à ma collection depuis que nous nous sommes vus.
+
+«Revenez avec Jupiter si vous le pouvez sans trop d'inconvénients.
+_Venez, venez_. Je désire vous voir ce soir pour affaire grave. Je vous
+assure que c'est de _la plus haute importance_.
+
+«Votre tout dévoué,
+
+«WILLIAM LEGRAND.»
+
+Il y avait dans le ton de cette lettre quelque chose qui me causa une
+forte inquiétude. Ce style différait absolument du style habituel de
+Legrand. À quoi diable rêvait-il? Quelle nouvelle lubie avait pris
+possession de sa trop excitable cervelle? Quelle affaire de _si haute
+importance_ pouvait-il avoir à accomplir? Le rapport de Jupiter ne
+présageait rien de bon; je tremblais que la pression continue de
+l'infortune n'eût, à la longue, singulièrement dérangé la raison de mon
+ami. Sans hésiter un instant, je me préparai donc à accompagner le
+nègre.
+
+En arrivant au quai, je remarquai une faux et trois bêches, toutes
+également neuves, qui gisaient au fond du bateau dans lequel nous
+allions nous embarquer.
+
+—Qu'est-ce que tout cela signifie, Jupiter? demandai-je.
+
+—Ça, c'est une faux, massa, et des bêches.
+
+—Je le vois bien; mais qu'est-ce que tout cela fait ici?
+
+—Massa Will m'a dit d'acheter pour lui cette faux et ces bêches à la
+ville, et je les ai payées bien cher; cela nous coûte un argent de tous
+les diables.
+
+—Mais au nom de tout ce qu'il y a de mystérieux, qu'est-ce que ton
+massa Will a à faire de faux et de bêches?
+
+—Vous m'en demandez plus que je ne sais; lui-même, massa, n'en sait pas
+davantage; le diable m'emporte si je n'en suis pas convaincu. Mais tout
+cela vient du scarabée.
+
+Voyant que je ne pouvais tirer aucun éclaircissement de Jupiter dont
+tout l'entendement paraissait absorbé par le scarabée, je descendis dans
+le bateau et je déployai la voile. Une belle et forte brise nous poussa
+bien vite dans la petite anse au nord du fort Moultrie, et, après une
+promenade de deux milles environ, nous arrivâmes à la hutte. Il était à
+peu près trois heures de l'après-midi. Legrand nous attendait avec une
+vive impatience. Il me serra la main avec un empressement nerveux qui
+m'alarma et renforça mes soupçons naissants. Son visage était d'une
+pâleur spectrale, et ses yeux, naturellement fort enfoncés, brillaient
+d'un éclat surnaturel. Après quelques questions relatives à sa santé, je
+lui demandai, ne trouvant rien de mieux à dire, si le lieutenant G...
+lui avait enfin rendu son scarabée.
+
+—Oh! oui, répliqua-t-il en rougissant beaucoup; je le lui ai repris le
+lendemain matin. Pour rien au monde je ne me séparerais de ce scarabée.
+Savez-vous bien que Jupiter a tout à fait raison à son égard?
+
+—En quoi? demandai-je avec un triste pressentiment dans le cœur.
+
+—En supposant que c'est un scarabée d'or véritable.
+
+Il dit cela avec un sérieux profond, qui me fit indiciblement mal.
+
+—Ce scarabée est destiné à faire ma fortune, continua-t-il avec un
+sourire de triomphe, à me réintégrer dans mes possessions de famille.
+Est-il donc étonnant que je le tienne en si haut prix? Puisque la
+Fortune a jugé bon de me l'octroyer, je n'ai qu'à en user
+convenablement, et j'arriverai jusqu'à l'or dont il est l'indice.
+Jupiter, apporte-le-moi.
+
+—Quoi? le scarabée, massa? J'aime mieux n'avoir rien à démêler avec le
+scarabée; vous saurez bien le prendre vous-même.
+
+Là-dessus, Legrand se leva avec un air grave et imposant, et alla me
+chercher l'insecte sous un globe de verre où il était déposé. C'était un
+superbe scarabée, inconnu à cette époque aux naturalistes, et qui devait
+avoir un grand prix au point de vue scientifique. Il portait à l'une des
+extrémités du dos deux taches noires et rondes, et à l'autre une tache
+de forme allongée. Les élytres étaient excessivement durs et luisants et
+avaient positivement l'aspect de l'or bruni. L'insecte était
+remarquablement lourd, et, tout bien considéré, je ne pouvais pas trop
+blâmer Jupiter de son opinion; mais que Legrand s'entendît avec lui sur
+ce sujet, voilà ce qu'il m'était impossible de comprendre, et, quand il
+se serait agi de ma vie, je n'aurais pas trouvé le mot de l'énigme.
+
+—Je vous ai envoyé chercher, dit-il d'un ton magnifique, quand j'eus
+achevé d'examiner l'insecte, je vous ai envoyé chercher pour vous
+demander conseil et assistance dans l'accomplissement des vues de la
+Destinée et du scarabée...
+
+—Mon cher Legrand, m'écriai-je en l'interrompant, vous n'êtes
+certainement pas bien, et vous feriez beaucoup mieux de prendre quelques
+précautions. Vous allez vous mettre au lit, et je resterai auprès de
+vous quelques jours, jusqu'à ce que vous soyez rétabli. Vous avez la
+fièvre, et...
+
+—Tâtez mon pouls, dit-il.
+
+Je le tâtai, et, pour dire la vérité, je ne trouvai pas le plus léger
+symptôme de fièvre.
+
+—Mais vous pourriez bien être malade sans avoir la fièvre.
+Permettez-moi, pour cette fois seulement, de faire le médecin avec vous.
+Avant toute chose, allez vous mettre au lit. Ensuite...
+
+—Vous vous trompez, interrompit-il; je suis aussi bien que je puis
+espérer de l'être dans l'état d'excitation que j'endure. Si réellement
+vous voulez me voir tout à fait bien, vous soulagerez cette excitation.
+
+—Et que faut-il faire pour cela?
+
+—C'est très facile. Jupiter et moi, nous partons pour une expédition
+dans les collines, sur le continent, et nous avons besoin de l'aide
+d'une personne en qui nous puissions absolument nous fier. Vous êtes
+cette personne unique. Que notre entreprise échoue ou réussisse,
+l'excitation que vous voyez en moi maintenant sera également apaisée.
+
+—J'ai le vif désir de vous servir en toute chose, répliquai-je; mais
+prétendez-vous dire que cet infernal scarabée ait quelque rapport avec
+votre expédition dans les collines?
+
+—Oui, certes.
+
+—Alors, Legrand, il m'est impossible de coopérer à une entreprise aussi
+parfaitement absurde.
+
+—J'en suis fâché,—très-fâché,—car il nous faudra tenter l'affaire à
+nous seuls.
+
+—À vous seuls! Ah! le malheureux est fou, à coup sûr!—Mais voyons,
+combien de temps durera votre absence?
+
+—Probablement toute la nuit. Nous allons partir immédiatement, et, dans
+tous les cas, nous serons de retour au lever du soleil.
+
+—Et vous me promettez, sur votre honneur, que ce caprice passé, et
+l'affaire du scarabée—bon Dieu!—vidée à votre satisfaction, vous
+rentrerez au logis, et que vous y suivrez exactement mes prescriptions,
+comme celles de votre médecin?
+
+—Oui, je vous le promets; et maintenant partons, car nous n'avons pas
+de temps à perdre.
+
+J'accompagnai mon ami, le cœur gros. À quatre heures, nous nous mîmes
+en route, Legrand, Jupiter, le chien et moi. Jupiter prit la faux et les
+bêches; il insista pour s'en charger, plutôt, à ce qu'il me parut, par
+crainte de laisser un de ces instruments dans la main de son maître que
+par excès de zèle et de complaisance. Il était d'ailleurs d'une humeur
+de chien, et ces mots: _Damné scarabée_! furent les seuls qui lui
+échappèrent tout le long du voyage. J'avais, pour ma part, la charge de
+deux lanternes sourdes; quant à Legrand, il s'était contenté du
+scarabée, qu'il portait attaché au bout d'un morceau de ficelle, et
+qu'il faisait tourner autour de lui, tout en marchant, avec des airs de
+magicien. Quand j'observais ce symptôme suprême de démence dans mon
+pauvre ami, je pouvais à peine retenir mes larmes. Je pensai toutefois
+qu'il valait mieux épouser sa fantaisie, au moins pour le moment, ou
+jusqu'à ce que je pusse prendre quelques mesures énergiques avec chance
+de succès. Cependant, j'essayais, mais fort inutilement, de le sonder
+relativement au but de l'expédition. Il avait réussi à me persuader de
+l'accompagner, et semblait désormais peu disposé à lier conversation sur
+un sujet d'une si maigre importance. À toutes mes questions, il ne
+daignait répondre que par un «Nous verrons bien!».
+
+Nous traversâmes dans un esquif la crique à la pointe de l'île, et,
+grimpant sur les terrains montueux de la rive opposée, nous nous
+dirigeâmes vers le nord-ouest, à travers un pays horriblement sauvage et
+désolé, où il était impossible de découvrir la trace d'un pied humain.
+Legrand suivait sa route avec décision, s'arrêtant seulement de temps en
+temps pour consulter certaines indications qu'il paraissait avoir
+laissées lui-même dans une occasion précédente.
+
+Nous marchâmes ainsi deux heures environ, et le soleil était au moment
+de se coucher quand nous entrâmes dans une région infiniment plus
+sinistre que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. C'était une espèce
+de plateau au sommet d'une montagne affreusement escarpée, couverte de
+bois de la base au sommet, et semée d'énormes blocs de pierre qui
+semblaient éparpillés pêle-mêle sur le sol et dont plusieurs se seraient
+infailliblement précipités dans les vallées inférieures sans le secours
+des arbres contre lesquels ils s'appuyaient. De profondes ravines
+irradiaient dans diverses directions et donnaient à la scène un
+caractère de solennité plus lugubre.
+
+La plate-forme naturelle sur laquelle nous étions grimpés était si
+profondément encombrée de ronces, que nous vîmes bien que, sans la faux,
+il nous eût été impossible de nous frayer un passage. Jupiter, d'après
+les ordres de son maître, commença à nous éclaircir un chemin jusqu'au
+pied d'un tulipier gigantesque qui se dressait, en compagnie de huit ou
+dix chênes, sur la plate-forme, et les surpassait tous, ainsi que tous
+les arbres que j'avais vus jusqu'alors, par la beauté de sa forme et de
+son feuillage, par l'immense développement de son branchage et par la
+majesté générale de son aspect. Quand nous eûmes atteint cet arbre,
+Legrand se tourna vers Jupiter, et lui demanda s'il se croyait capable
+d'y grimper. Le pauvre vieux parut légèrement étourdi par cette
+question, et resta quelques instants sans répondre. Cependant, il
+s'approcha de l'énorme tronc, en fit lentement le tour et l'examina avec
+une attention minutieuse. Quand il eut achevé son examen, il dit
+simplement:
+
+—Oui, massa; Jup n'a pas vu d'arbre où il ne puisse grimper.
+
+—Alors, monte; allons, allons! et rondement! car il fera bientôt trop
+noir pour voir ce que nous faisons.
+
+—Jusqu'où faut-il monter, massa? demanda Jupiter.
+
+—Grimpe d'abord sur le tronc, et puis je te dirai quel chemin tu dois
+suivre.—Ah! un instant!—prends ce scarabée avec toi.
+
+—Le scarabée, massa Will!—le scarabée d'or! cria le nègre reculant de
+frayeur; pourquoi donc faut-il que je porte avec moi ce scarabée sur
+l'arbre? Que je sois damné si je le fais!
+
+—Jup, si vous avez peur, vous, un grand nègre, un gros et fort nègre,
+de toucher à un petit insecte mort et inoffensif, eh bien, vous pouvez
+l'emporter avec cette ficelle;—mais, si vous ne l'emportez pas avec
+vous d'une manière ou d'une autre, je serai dans la cruelle nécessité de
+vous fendre la tête avec cette bêche.
+
+—Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc, massa? dit Jup, que la honte
+rendait évidemment plus complaisant; il faut toujours que vous cherchiez
+noise à votre vieux nègre. C'est une farce, voilà tout. Moi, avoir peur
+du scarabée! je m'en soucie bien, du scarabée!
+
+Et il prit avec précaution l'extrême bout de la corde, et, maintenant
+l'insecte aussi loin de sa personne que les circonstances le
+permettaient, il se mit en devoir de grimper à l'arbre.
+
+Dans sa jeunesse, le tulipier, ou _liriodendron tulipiferum_, le plus
+magnifique des forestiers américains, a un tronc singulièrement lisse et
+s'élève souvent à une grande hauteur, sans pousser de branches
+latérales; mais quand il arrive à sa maturité, l'écorce devient rugueuse
+et inégale, et de petits rudiments de branches se manifestent en grand
+nombre sur le tronc. Aussi l'escalade, dans le cas actuel, était
+beaucoup plus difficile en apparence qu'en réalité. Embrassant de son
+mieux l'énorme cylindre avec ses bras et ses genoux, empoignant avec les
+mains quelques-unes des pousses, appuyant ses pieds nus sur les autres,
+Jupiter, après avoir failli tomber une ou deux fois, se hissa à la
+longue jusqu'à la première grande fourche, et sembla dès lors regarder
+la besogne comme virtuellement accomplie. En effet, le risque principal
+de l'entreprise avait disparu, bien que le brave nègre se trouvât à
+soixante ou soixante-dix pieds du sol.
+
+—De quel côté faut-il que j'aille maintenant, massa Will? demanda-t-il.
+
+—Suis toujours la plus grosse branche, celle de ce côté, dit Legrand.
+
+Le nègre lui obéit promptement, et apparemment sans trop de peine; il
+monta, monta toujours plus haut, de sorte qu'à la fin sa personne
+rampante et ramassée disparut dans l'épaisseur du feuillage; il était
+tout à fait invisible. Alors, sa voix lointaine se fit entendre; il
+criait:
+
+—Jusqu'où faut-il monter encore?
+
+—À quelle hauteur es-tu? demanda Legrand.
+
+—Si haut, si haut, répliqua le nègre, que je peux voir le ciel à
+travers le sommet de l'arbre.
+
+—Ne t'occupe pas du ciel, mais fais attention à ce que je te dis.
+Regarde le tronc, et compte les branches au-dessus de toi, de ce côté.
+Combien de branches as-tu passées?
+
+—Une, deux, trois, quatre, cinq;—j'ai passé cinq grosses branches,
+massa, de ce côté-ci.
+
+—Alors monte encore d'une branche.
+
+Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il
+annonçait qu'il avait atteint la septième branche.
+
+—Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie à une agitation manifeste, il
+faut que tu trouves le moyen de t'avancer sur cette branche aussi loin
+que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.
+
+Dès lors, les quelques doutes que j'avais essayé de conserver
+relativement à la démence de mon pauvre ami disparurent complètement. Je
+ne pouvais plus ne pas le considérer comme frappé d'aliénation mentale,
+et je commençai à m'inquiéter sérieusement des moyens de le ramener au
+logis. Pendant que je méditais sur ce que j'avais de mieux à faire, la
+voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.
+
+—J'ai bien peur de m'aventurer un peu loin sur cette branche;—c'est
+une branche morte presque dans toute sa longueur.
+
+—Tu dis bien que c'est une branche morte, Jupiter? cria Legrand d'une
+voix tremblante d'émotion.
+
+—Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c'est une affaire
+faite,—elle est bien morte, tout à fait sans vie.
+
+—Au nom du ciel, que faire? demanda Legrand, qui semblait en proie à un
+vrai désespoir.
+
+—Que faire? dis-je, heureux de saisir l'occasion pour placer un mot
+raisonnable: retourner au logis et nous aller coucher. Allons,
+venez!—Soyez gentil, mon camarade.—Il se fait tard, et puis
+souvenez-vous de votre promesse.
+
+—Jupiter, criait-il, sans m'écouter le moins du monde, m'entends-tu?
+
+—Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.
+
+—Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien
+pourri.
+
+—Pourri, massa, assez pourri, répliqua bientôt le nègre, mais pas aussi
+pourri qu'il pourrait l'être. Je pourrais m'aventurer un peu plus sur la
+branche, mais moi seul.
+
+—Toi seul!—qu'est-ce que tu veux dire?
+
+—Je veux parler du scarabée. Il est bien lourd, le scarabée. Si je le
+lâchais d'abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d'un
+nègre tout seul.
+
+—Infernal coquin! cria Legrand, qui avait l'air fort soulagé, quelles
+sottises me chantes-tu là? Si tu laisses tomber l'insecte, je te tords
+le cou. Fais-y attention, Jupiter;—tu m'entends, n'est-ce pas?
+
+—Oui, massa, ce n'est pas la peine de traiter comme ça un pauvre nègre.
+
+—Eh bien, écoute-moi, maintenant! Si tu te hasardes sur la branche
+aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans lâcher le
+scarabée, je te ferai cadeau d'un dollar d'argent aussitôt que tu seras
+descendu.
+
+—J'y vais, massa Will,—m'y voilà, répliqua lestement le nègre, je suis
+presque au bout.
+
+—Au bout! cria Legrand, très-radouci. Veux-tu dire que tu es au bout de
+cette branche?
+
+—Je suis bientôt au bout, massa.—oh! oh! oh! Seigneur Dieu!
+miséricorde! qu'y a-t-il sur l'arbre?
+
+—Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu'est-ce qu'il y a?
+
+—Eh! ce n'est rien qu'un crâne;—quelqu'un a laissé sa tête sur
+l'arbre, et les corbeaux ont becqueté toute la viande.
+
+—Un crâne, dis-tu?—Très-bien!—Comment est-il attaché à la
+branche?—qu'est-ce qui le retient?
+
+—Oh! il tient bien;—mais il faut voir.—Ah! c'est une drôle de chose,
+sur ma parole;—il y a un gros clou dans le crâne, qui le retient à
+l'arbre.
+
+—Bien! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire;—tu
+m'entends?
+
+—Oui, massa.
+
+—Fais bien attention!—trouve l'œil gauche du crâne.
+
+—Oh! oh! voilà qui est drôle! Il n'y a pas d'œil gauche du tout.
+
+—Maudite stupidité! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main
+gauche?
+
+—Oui, je sais,—je sais tout cela; ma main gauche est celle avec
+laquelle je fends le bois.
+
+—Sans doute, tu es gaucher; et ton œil gauche est du même côté que ta
+main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l'œil gauche du
+crâne, ou la place où était l'œil gauche. As-tu trouvé?
+
+Il y eut ici une longue pause. Enfin, le nègre demanda:
+
+—L'œil gauche du crâne est aussi du même côté que la main gauche du
+crâne?—Mais le crâne n'a pas de mains du tout!—Cela ne fait rien! j'ai
+trouvé l'œil gauche,—voilà l'œil gauche! Que faut-il faire,
+maintenant?
+
+—Laisse filer le scarabée à travers, aussi loin que la ficelle peut
+aller; mais prends bien garde de lâcher le bout de la corde.
+
+—Voilà qui est fait, massa Will; c'était chose facile de faire passer
+le scarabée par le trou;—tenez, voyez-le descendre.
+
+Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter était restée invisible;
+mais l'insecte qu'il laissait filer apparaissait maintenant au bout de
+la ficelle, et brillait comme une boule d'or bruni aux derniers rayons
+du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient encore faiblement
+l'éminence où nous étions placés. Le scarabée en descendant émergeait
+des branches, et, si Jupiter l'avait laissé tomber, il serait tombé à
+nos pieds. Legrand prit immédiatement la faux et éclaircit un espace
+circulaire de trois ou quatre yards de diamètre, juste au-dessous de
+l'insecte, et, ayant achevé cette besogne, ordonna à Jupiter de lâcher
+la corde et de descendre de l'arbre.
+
+Avec un soin scrupuleux, mon ami enfonça dans la terre une cheville, à
+l'endroit précis où le scarabée était tombé, et tira de sa poche un
+ruban à mesurer. Il l'attacha par un bout à l'endroit du tronc de
+l'arbre qui était le plus près de la cheville, le déroula jusqu'à la
+cheville et continua ainsi à le dérouler dans la direction donnée par
+ces deux points,—la cheville et le tronc,—jusqu'à la distance de
+cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la
+faux. Au point ainsi trouvé, il enfonça une seconde cheville, qu'il prit
+comme centre, et autour duquel il décrivit grossièrement un cercle de
+quatre pieds de diamètre environ. Il s'empara alors d'une bêche, en
+donna une à Jupiter, une à moi, et nous pria de creuser aussi vivement
+que possible.
+
+Pour parler franchement, je n'avais jamais eu beaucoup de goût pour un
+pareil amusement, et, dans le cas présent, je m'en serais bien
+volontiers passé; car la nuit s'avançait, et je me sentais passablement
+fatigué de l'exercice que j'avais déjà pris; mais je ne voyais aucun
+moyen de m'y soustraire, et je tremblais de troubler par un refus la
+prodigieuse sérénité de mon pauvre ami. Si j'avais pu compter sur l'aide
+de Jupiter, je n'aurais pas hésité à ramener par la force notre fou chez
+lui; mais je connaissais trop bien le caractère du vieux nègre pour
+espérer son assistance, dans le cas d'une lutte personnelle avec son
+maître et dans n'importe quelle circonstance. Je ne doutais pas que
+Legrand n'eût le cerveau infecté de quelqu'une des innombrables
+superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis, et que cette
+imagination n'eût été confirmée par la trouvaille du scarabée, ou
+peut-être même par l'obstination de Jupiter à soutenir que c'était un
+scarabée d'or véritable. Un esprit tourné à la folie pouvait bien se
+laisser entraîner par de pareilles suggestions, surtout quand elles
+s'accordaient avec ses idées favorites préconçues; puis je me rappelais
+le discours du pauvre garçon relativement au scarabée, _indice de sa
+fortune_. Par-dessus tout, j'étais cruellement tourmenté et embarrassé;
+mais enfin je résolus de faire contre mauvaise fortune bon cœur et
+bêcher de bonne volonté, pour convaincre mon visionnaire le plus tôt
+possible, par une démonstration oculaire, de l'inanité de ses rêveries.
+
+Nous allumâmes les lanternes, et nous attaquâmes notre besogne avec un
+ensemble et un zèle dignes d'une cause plus rationnelle; et, comme la
+lumière tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m'empêcher de
+songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si
+quelque intimes était tombé par hasard au milieu de nous, nous lui
+serions apparus comme faisant une besogne bien étrange et bien suspecte.
+
+Nous creusâmes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre
+principal embarras était causé par les aboiements du chien, qui prenait
+un intérêt excessif à nos travaux. À la longue, il devint tellement
+turbulent, que nous craignîmes qu'il ne donnât l'alarme à quelques
+rôdeurs du voisinage,—ou, plutôt, c'était la grande appréhension de
+Legrand,—car, pour mon compte, je me serais réjoui de toute
+interruption qui m'aurait permis de ramener mon vagabond à la maison. À
+la fin, le vacarme fut étouffé, grâce à Jupiter, qui, s'élançant hors du
+trou avec un air furieusement décidé, musela la gueule de l'animal avec
+une de ses bretelles et puis retourna à sa tâche avec un petit rire de
+triomphe très-grave.
+
+Les deux heures écoulées, nous avions atteint une profondeur de cinq
+pieds, et aucun indice de trésor ne se montrait. Nous fîmes une pause
+générale, et je commençai à espérer que la farce touchait à sa fin.
+Cependant Legrand, quoique évidemment très-déconcerté, s'essuya le front
+d'un air pensif et reprit sa bêche. Notre trou occupait déjà toute
+l'étendue du cercle de quatre pieds de diamètre; nous entamâmes
+légèrement cette limite, et nous creusâmes encore de deux pieds. Rien
+n'apparut. Mon chercheur d'or, dont j'avais sérieusement pitié, sauta
+enfin du trou avec le plus affreux désappointement écrit sur le visage,
+et se décida, lentement et comme à regret, à reprendre son habit qu'il
+avait ôté avant de se mettre à l'ouvrage. Pour moi, je me gardai bien de
+faire aucune remarque. Jupiter, à un signal de son maître, commença à
+rassembler les outils. Cela fait, et le chien étant démuselé, nous
+reprîmes notre chemin dans un profond silence.
+
+Nous avions peut-être fait une douzaine de pas, quand Legrand, poussant
+un terrible juron, sauta sur Jupiter et l'empoigna au collet. Le nègre
+stupéfait ouvrit les yeux et la bouche dans toute leur ampleur, lâcha
+les bêches et tomba sur les genoux.
+
+—Scélérat! criait Legrand en faisant siffler les syllabes entre ses
+dents, infernal noir! gredin de noir!—parle, te dis-je!—réponds-moi à
+l'instant, et surtout ne prévarique pas!—Quel est, quel est ton œil
+gauche?
+
+—Ah! miséricorde, massa Will! n'est-ce pas là, pour sûr, mon œil
+gauche? rugissait Jupiter épouvanté, plaçant sa main sur l'organe
+_droit_ de la vision, et l'y maintenant avec l'opiniâtreté du désespoir,
+comme s'il eût craint que son maître ne voulût le lui arracher.
+
+—Je m'en doutais!—je le savais bien! hourra! vociféra Legrand, en
+lâchant le nègre et en exécutant une série de gambades et de cabrioles,
+au grand étonnement de son domestique, qui, en se relevant, promenait,
+sans mot dire, ses regards de son maître à moi et de moi à son maître.
+
+—Allons, il nous faut retourner, dit celui-ci; la partie n'est pas
+perdue.
+
+Et il reprit son chemin vers le tulipier.
+
+—Jupiter, dit-il quand nous fûmes arrivés au pied de l'arbre, viens
+ici! Le crâne est-il cloué à la branche avec la face tournée à
+l'extérieur ou tournée contre la branche?
+
+—La face est tournée à l'extérieur, massa, de sorte que les corbeaux
+ont pu manger les yeux sans aucune peine.
+
+—Bien. Alors, est-ce par cet œil-ci ou par celui-là que tu as fait
+couler le scarabée?
+
+Et Legrand touchait alternativement les deux yeux de Jupiter.
+
+—Par cet œil-ci, massa,—par l'œil gauche,—juste comme vous me
+l'aviez dit.
+
+Et c'était encore son œil droit qu'indiquait le pauvre nègre.
+
+—Allons, allons! il nous faut recommencer.
+
+Alors, mon ami, dans la folie duquel je voyais maintenant, ou croyais
+voir certains indices de méthode, reporta la cheville qui marquait
+l'endroit où le scarabée était tombé, à trois pouces vers l'ouest de sa
+première position. Étalant de nouveau son cordeau du point le plus
+rapproché du tronc jusqu'à la cheville, comme il avait déjà fait, et
+continuant à l'étendre en ligne droite à une distance de cinquante
+pieds, il marqua un nouveau point éloigné de plusieurs yards de
+l'endroit où nous avions précédemment creusé.
+
+Autour de ce nouveau centre, un cercle fut tracé, un peu plus large que
+le premier, et nous nous mîmes derechef à jouer de la bêche. J'étais
+effroyablement fatigué; mais, sans me rendre compte de ce qui
+occasionnait un changement dans ma pensée, je ne sentais plus une aussi
+grande aversion pour le labeur qui m'était imposé. Je m'y intéressais
+inexplicablement; je dirai plus, je me sentais excité. Peut-être y
+avait-il dans toute l'extravagante conduite de Legrand un certain air
+délibéré, une certaine allure prophétique qui m'impressionnait moi-même.
+Je bêchais ardemment et de temps à autre je me surprenais cherchant,
+pour ainsi dire, des yeux, avec un sentiment qui ressemblait à de
+l'attente, ce trésor imaginaire dont la vision avait affolé mon
+infortuné camarade. Dans un de ces moments où ces rêvasseries s'étaient
+plus singulièrement emparées de moi, et comme nous avions déjà travaillé
+une heure et demie à peu près, nous fûmes de nouveau interrompus par les
+violents hurlements du chien. Son inquiétude, dans le premier cas,
+n'était évidemment que le résultat d'un caprice ou d'une gaieté folle;
+mais, cette fois, elle prenait un ton plus violent et plus caractérisé.
+Comme Jupiter s'efforçait de nouveau de le museler, il fit une
+résistance furieuse, et, bondissant dans le trou, il se mit à gratter
+frénétiquement la terre avec ses griffes. En quelques secondes, il avait
+découvert une masse d'ossements humains, formant deux squelettes
+complets et mêlés de plusieurs boutons de métal, avec quelque chose qui
+nous parut être de la vieille laine pourrie et émiettée. Un ou deux
+coups de bêche firent sauter la lame d'un grand couteau espagnol; nous
+creusâmes encore, et trois ou quatre pièces de monnaie d'or et d'argent
+apparurent éparpillées.
+
+À cette vue, Jupiter put à peine contenir sa joie, mais la physionomie
+de son maître exprima un affreux désappointement. Il nous supplia
+toutefois de continuer nos efforts, et à peine avait-il fini de parler
+que je trébuchai et tombai en avant; la pointe de ma botte s'était
+engagée dans un gros anneau de fer qui gisait à moitié enseveli sous un
+amas de terre fraîche.
+
+Nous nous remîmes au travail avec une ardeur nouvelle; jamais je n'ai
+passé dix minutes dans une aussi vive exaltation. Durant cet intervalle,
+nous déterrâmes complètement un coffre de forme oblongue, qui, à en
+juger par sa parfaite conservation et son étonnante dureté, avait été
+évidemment soumis à quelque procédé de minéralisation,—peut-être au
+bichlorure de mercure. Ce coffre avait trois pieds et demi de long,
+trois de large et deux et demi de profondeur. Il était solidement
+maintenu par des lames de fer forgé, rivées et formant tout autour une
+espèce de treillage. De chaque côté du coffre, près du couvercle,
+étaient trois anneaux de fer, six en tout, au moyen desquels six
+personnes pouvaient s'en emparer. Tous nos efforts réunis ne réussirent
+qu'à le déranger légèrement de son lit. Nous vîmes tout de suite
+l'impossibilité d'emporter un si énorme poids. Par bonheur, le couvercle
+n'était retenu que par deux verrous que nous fîmes glisser,—tremblants
+et pantelants d'anxiété. En un instant, un trésor d'une valeur
+incalculable s'épanouit, étincelant, devant nous. Les rayons des
+lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir d'un amas confus
+d'or et de bijoux des éclairs et des splendeurs qui nous éclaboussaient
+positivement les yeux.
+
+Je n'essayerai pas de décrire les sentiments avec lesquels je
+contemplais ce trésor. La stupéfaction, comme on peut le supposer,
+dominait tous les autres. Legrand paraissait épuisé par son excitation
+même, et ne prononça que quelques paroles. Quant à Jupiter, sa figure
+devint aussi mortellement pâle que cela est possible à une figure de
+nègre. Il semblait stupéfié, foudroyé. Bientôt il tomba sur ses genoux
+dans la fosse, et plongeant ses bras nus dans l'or jusqu'au coude, il
+les y laissa longtemps, comme s'il jouissait des voluptés d'un bain.
+Enfin, il s'écria avec un profond soupir, comme se parlant à lui-même:
+
+—Et tout cela vient du scarabée d'or? Le joli scarabée d'or! le pauvre
+petit scarabée d'or que j'injuriais, que je calomniais! N'as-tu pas
+honte de toi, vilain nègre?—hein, qu'as-tu à répondre?
+
+Il fallut que je réveillasse, pour ainsi dire, le maître et le valet, et
+que je leur fisse comprendre qu'il y avait urgence à emporter le trésor.
+Il se faisait tard, et il nous fallait déployer quelque activité, si
+nous voulions que tout fût en sûreté chez nous avant le jour. Nous ne
+savions quel parti prendre, et nous perdions beaucoup de temps en
+délibérations, tant nous avions les idées en désordre. Finalement nous
+allégeâmes le coffre en enlevant les deux tiers de son contenu, et nous
+pûmes enfin, mais non sans peine encore, l'arracher de son trou. Les
+objets que nous en avions tirés furent déposés parmi les ronces, et
+confiés à la garde du chien, à qui Jupiter enjoignit strictement de ne
+bouger sous aucun prétexte, et de ne pas même ouvrir la bouche jusqu'à
+notre retour. Alors, nous nous mîmes précipitamment en route avec le
+coffre, nous atteignîmes la hutte sans accident, mais après une fatigue
+effroyable et à une heure du matin. Épuisés comme nous l'étions, nous ne
+pouvions immédiatement nous remettre à la besogne, c'eût été dépasser
+les forces de la nature. Nous nous reposâmes jusqu'à deux heures, puis
+nous soupâmes; enfin nous nous remîmes en route pour les montagnes,
+munis de trois gros sacs que nous trouvâmes par bonheur dans la hutte.
+Nous arrivâmes un peu avant quatre heures à notre fosse, nous nous
+partageâmes aussi également que possible le reste du butin, et, sans
+nous donner la peine de combler le trou, nous nous remîmes en marche
+vers notre case, où nous déposâmes pour la seconde fois nos précieux
+fardeaux, juste comme les premières bandes de l'aube apparaissaient à
+l'est, au-dessus de la cime des arbres.
+
+Nous étions absolument brisés; mais la profonde excitation actuelle nous
+refusa le repos. Après un sommeil inquiet de trois ou quatre heures,
+nous nous levâmes, comme si nous nous étions concertés, pour procéder à
+l'examen du trésor.
+
+Le coffre avait été rempli jusqu'aux bords, et nous passâmes toute la
+journée et la plus grande partie de la nuit suivante à inventorier son
+contenu. On n'y avait mis aucune espèce d'ordre ni d'arrangement; tout y
+avait été empilé pêle-mêle. Quand nous eûmes fait soigneusement un
+classement général, nous nous trouvâmes en possession d'une fortune qui
+dépassait tout ce que nous avions supposé. Il y avait en espèces plus de
+450 000 dollars,—en estimant la valeur des pièces aussi rigoureusement
+que possible d'après les tables de l'époque. Dans tout cela, pas une
+parcelle d'argent. Tout était en or de vieille date et d'une grande
+variété: monnaies française, espagnole et allemande, quelques guinées
+anglaises, et quelques jetons dont nous n'avions jamais vu aucun modèle.
+Il y avait plusieurs pièces de monnaie, très-grandes et très-lourdes,
+mais si usées, qu'il nous fut impossible de déchiffrer les inscriptions.
+Aucune monnaie américaine. Quant à l'estimation des bijoux, ce fut une
+affaire un peu plus difficile. Nous trouvâmes des diamants, dont
+quelques-uns très beaux et d'une grosseur singulière,—en tout, cent
+dix, dont pas un n'était petit; dix-huit rubis d'un éclat remarquable;
+trois cent dix émeraudes toutes très-belles; vingt et un saphirs et une
+opale. Toutes ces pierres avaient été arrachées de leurs montures et
+jetées pêle-mêle dans le coffre. Quant aux montures elles-mêmes, dont
+nous fîmes une catégorie distincte de l'autre or, elles paraissaient
+avoir été broyées à coups de marteau comme pour rendre toute
+reconnaissance impossible. Outre tout cela, il y avait une énorme
+quantité d'ornements en or massif;—près de deux cents bagues ou boucles
+d'oreilles massives; de belles chaînes, au nombre de trente, si j'ai
+bonne mémoire; quatre-vingt-trois crucifix très-grands et très-lourds;
+cinq encensoirs d'or d'un grand prix; un gigantesque bol à punch en or,
+orné de feuilles de vigne et de figures de bacchantes largement
+ciselées; deux poignées d'épées merveilleusement travaillées, et une
+foule d'autres articles plus petits et dont j'ai perdu le souvenir. Le
+poids de toutes ces valeurs dépassait trois cent cinquante livres; et
+dans cette estimation j'ai omis cent quatre-vingt dix-sept montres d'or
+superbes, dont trois valaient chacune cinq cents dollars. Plusieurs
+étaient très-vieilles, et sans aucune valeur comme pièces d'horlogerie,
+les mouvements ayant plus ou moins souffert de l'action corrosive de la
+terre; mais toutes étaient magnifiquement ornées de pierreries, et les
+boîtes étaient d'un grand prix. Nous évaluâmes cette nuit le contenu
+total du coffre à un million et demi de dollars; et, lorsque plus tard
+nous disposâmes des bijoux et des pierreries,—après en avoir gardé
+quelques-uns pour notre usage personnel,—nous trouvâmes que nous avions
+singulièrement sous-évalué le trésor.
+
+Lorsque nous eûmes enfin terminé notre inventaire et que notre terrible
+exaltation fut en grande partie apaisée, Legrand, qui voyait que je
+mourais d'impatience de posséder la solution de cette prodigieuse
+énigme, entra dans un détail complet de toutes les circonstances qui s'y
+rapportaient.
+
+—Vous vous rappelez, dit-il, le soir où je vous fis passer la grossière
+esquisse que j'avais faite du scarabée. Vous vous souvenez aussi que je
+fus passablement choqué de votre insistance à me soutenir que mon dessin
+ressemblait à une tête de mort. La première fois que vous lâchâtes cette
+assertion, je crus que vous plaisantiez; ensuite je me rappelai les
+taches particulières sur le dos de l'insecte, et je reconnus en moi-même
+que votre remarque avait en somme quelque fondement. Toutefois, votre
+ironie à l'endroit de mes facultés graphiques m'irritait, car on me
+regarde comme un artiste fort passable; aussi, quand vous me tendîtes le
+morceau de parchemin, j'étais au moment de le froisser avec humeur et de
+le jeter dans le feu.
+
+—Vous voulez parler du morceau de _papier_, dis-je.
+
+—Non, cela avait toute l'apparence du papier, et, moi-même, j'avais
+d'abord supposé que c'en était; mais, quand je voulus dessiner dessus,
+je découvris tout de suite que c'était un morceau de parchemin
+très-mince. Il était fort sale, vous vous le rappelez. Au moment même où
+j'allais le chiffonner, mes yeux tombèrent sur le dessin que vous aviez
+regardé, et vous pouvez concevoir quel fut mon étonnement quand
+j'aperçus l'image positive d'une tête de mort à l'endroit même où
+j'avais cru dessiner un scarabée. Pendant un moment, je me sentis trop
+étourdi pour penser avec rectitude. Je savais que mon croquis différait
+de ce nouveau dessin par tous ses détails, bien qu'il y eût une certaine
+analogie dans le contour général. Je pris alors une chandelle, et,
+m'asseyant à l'autre bout de la chambre, je procédai à une analyse plus
+attentive du parchemin. En le retournant, je vis ma propre esquisse sur
+le revers, juste comme je l'avais faite. Ma première impression fut
+simplement de la surprise; il y avait une analogie réellement
+remarquable dans le contour, et c'était une coïncidence singulière que
+ce fait de l'image d'un crâne, inconnue à moi, occupant l'autre côté du
+parchemin immédiatement au-dessous de mon dessin du scarabée,—et d'un
+crâne qui ressemblait si exactement à mon dessin, non seulement par le
+contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularité de cette
+coïncidence me stupéfia positivement pour un instant. C'est l'effet
+ordinaire de ces sortes de coïncidences. L'esprit s'efforce d'établir un
+rapport, une liaison de cause à effet,—et, se trouvant impuissant à y
+réussir, subit une espèce de paralysie momentanée. Mais, quand je revins
+de cette stupeur, je sentis luire en moi par degrés une conviction qui
+me frappa bien autrement encore que cette coïncidence. Je commençai à me
+rappeler distinctement, positivement, qu'il n'y avait aucun dessin sur
+le parchemin quand j'y fis mon croquis du scarabée. J'en acquis la
+parfaite certitude; car je me souvins de l'avoir tourné et retourné en
+cherchant l'endroit le plus propre. Si le crâne avait été visible, je
+l'aurais infailliblement remarqué. Il y avait réellement là un mystère
+que je me sentais incapable de débrouiller; mais, dès ce moment même, il
+me sembla voir prématurément poindre une faible lueur dans les régions
+les plus profondes et les plus secrètes de mon entendement, une espèce
+de ver luisant intellectuel, une conception embryonnaire de la vérité,
+dont notre aventure de l'autre nuit nous a fourni une si splendide
+démonstration. Je me levai décidément, et serrant soigneusement le
+parchemin, je renvoyai toute réflexion ultérieure jusqu'au moment où je
+pourrais être seul.
+
+«Quand vous fûtes parti et quand Jupiter fut bien endormi, je me livrai
+à une investigation un peu plus méthodique de la chose. Et d'abord je
+voulus comprendre de quelle manière ce parchemin était tombé dans mes
+mains. L'endroit où nous découvrîmes le scarabée était sur la côte du
+continent, à un mille environ à l'est de l'île, mais à une petite
+distance au-dessus du niveau de la marée haute. Quand je m'en emparai,
+il me mordit cruellement, et je le lâchai. Jupiter, avec sa prudence
+accoutumée, avant de prendre l'insecte, qui s'était envolé de son côté,
+chercha autour de lui une feuille ou quelque chose d'analogue, avec quoi
+il pût s'en emparer. Ce fut en ce moment que ses yeux et les miens
+tombèrent sur le morceau de parchemin, que je pris alors pour du papier.
+Il était à moitié enfoncé dans le sable, avec un coin en l'air. Près de
+l'endroit où nous le trouvâmes, j'observai les restes d'une coque de
+grande embarcation, autant du moins que j'en pus juger. Ces débris de
+naufrage étaient là probablement depuis longtemps, car à peine
+pouvait-on y trouver la physionomie d'une charpente de bateau.
+
+«Jupiter ramassa donc le parchemin, enveloppa l'insecte et me le donna.
+Peu de temps après, nous reprîmes le chemin de la hutte, et nous
+rencontrâmes le lieutenant G... Je lui montrai l'insecte, et il me pria
+de lui permettre de l'emporter au fort. J'y consentis, et il le fourra
+dans la poche de son gilet sans le parchemin qui lui servait
+d'enveloppe, et que je tenais toujours à la main pendant qu'il examinait
+le scarabée. Peut-être eut-il peur que je ne changeasse d'avis, et
+jugea-t-il prudent de s'assurer d'abord de sa prise; vous savez qu'il
+est fou d'histoire naturelle et de tout ce qui s'y rattache. Il est
+évident qu'alors, sans y penser, j'ai remis le parchemin dans ma poche.
+
+«Vous vous rappelez que, lorsque je m'assis à la table pour faire un
+croquis du scarabée, je ne trouvai pas de papier à l'endroit où on le
+met ordinairement. Je regardai dans le tiroir, il n'y en avait point. Je
+cherchai dans mes poches, espérant trouver une vieille lettre, quand mes
+doigts rencontrèrent le parchemin. Je vous détaille minutieusement toute
+la série de circonstances qui l'ont jeté dans mes mains; car toutes ces
+circonstances ont singulièrement frappé mon esprit.
+
+«Sans aucun doute, vous me considérerez comme un rêveur,—mais j'avais
+déjà établi une espèce de connexion. J'avais uni deux anneaux d'une
+grande chaîne. Un bateau échoué à la côte, et non loin de ce bateau un
+parchemin,—_non pas un papier_,—portant l'image d'un crâne. Vous allez
+naturellement me demander où est le rapport? Je répondrai que le crâne
+ou la tête de mort est l'emblème bien connu des pirates. Ils ont
+toujours, dans tous leurs engagements, hissé le pavillon à tête de mort.
+
+«Je vous ai dit que c'était un morceau de parchemin et non pas de
+papier. Le parchemin est une chose durable, presque impérissable. On
+confie rarement au parchemin des documents d'une minime importance,
+puisqu'il répond beaucoup moins bien que le papier aux besoins
+ordinaires de l'écriture et du dessin. Cette réflexion m'induisit à
+penser qu'il devait y avoir dans la tête de mort quelque rapport,
+quelque sens singulier. Je ne faillis pas non plus à remarquer la forme
+du parchemin. Bien que l'un des coins eût été détruit par quelque
+accident, on voyait bien que la forme primitive était oblongue. C'était
+donc une de ces bandes qu'on choisit pour écrire, pour consigner un
+document important, une note qu'on veut conserver longtemps et
+soigneusement.
+
+—Mais, interrompis-je, vous dites que le crâne n'était pas sur le
+parchemin quand vous y dessinâtes le scarabée. Comment donc pouvez-vous
+établir un rapport entre le bateau et le crâne,—puisque ce dernier,
+d'après votre propre aveu, a dû être dessiné—Dieu sait comment ou par
+qui!—postérieurement à votre dessin du scarabée?
+
+—Ah! c'est là-dessus que roule tout le mystère; bien que j'aie eu
+comparativement peu de peine à résoudre ce point de l'énigme. Ma marche
+était sûre, et ne pouvait me conduire qu'à un seul résultat. Je
+raisonnais ainsi, par exemple: quand je dessinai mon scarabée, il n'y
+avait pas trace de crâne sur le parchemin; quand j'eus fini mon dessin,
+je vous le fis passer, et je ne vous perdis pas de vue que vous ne me
+l'eussiez rendu. Conséquemment ce n'était pas vous qui aviez dessiné le
+crâne, et il n'y avait là aucune autre personne pour le faire. Il
+n'avait donc pas été créé par l'action humaine; et cependant, il était
+là, sous mes yeux!
+
+«Arrivé à ce point de mes réflexions, je m'appliquai à me rappeler et je
+me rappelai en effet, et avec une parfaite exactitude, tous les
+incidents survenus dans l'intervalle en question. La température était
+froide,—oh! l'heureux, le rare accident!—et un bon feu flambait dans
+la cheminée. J'étais suffisamment réchauffé par l'exercice, et je
+m'assis près de la table. Vous, cependant, vous aviez tourné votre
+chaise tout près de la cheminée. Juste au moment où je vous mis le
+parchemin dans la main, et comme vous alliez l'examiner, Wolf, mon
+terre-neuve, entra et vous sauta sur les épaules. Vous le caressiez avec
+la main gauche, et vous cherchiez à l'écarter, en laissant tomber
+nonchalamment votre main droite, celle qui tenait le parchemin, entre
+vos genoux et tout près du feu. Je crus un moment que la flamme allait
+l'atteindre, et j'allais vous dire de prendre garde; mais avant que
+j'eusse parlé vous l'aviez retiré, et vous vous étiez mis à l'examiner.
+Quand j'eus bien considéré toutes ces circonstances, je ne doutai pas un
+instant que la chaleur n'eût été l'agent qui avait fait apparaître sur
+le parchemin le crâne dont je voyais l'image. Vous savez bien qu'il y
+a—il y en a eu de tout temps—des préparations chimiques, au moyen
+desquelles on peut écrire sur du papier ou sur du vélin des caractères
+qui ne deviennent visibles que lorsqu'ils sont soumis à l'action du feu.
+On emploie quelquefois le safre, digéré dans l'eau régale et délayé dans
+quatre fois son poids d'eau; il en résulte une teinte verte. Le régule
+de cobalt dissous dans l'esprit de nitre donne une couleur rouge. Ces
+couleurs disparaissent plus ou moins longtemps après que la substance
+sur laquelle on a écrit s'est refroidie, mais reparaissent à volonté par
+application nouvelle de la chaleur.
+
+«J'examinai alors la tête de mort avec le plus grand soin. Les contours
+extérieurs, c'est-à-dire les plus rapprochés du bord du vélin, étaient
+beaucoup plus distincts que les autres. Évidemment l'action du calorique
+avait été imparfaite ou inégale. J'allumai immédiatement du feu, et je
+soumis chaque partie du parchemin à une chaleur brûlante. D'abord, cela
+n'eut d'autre effet que de renforcer les lignes un peu pâles du crâne;
+mais, en continuant l'expérience, je vis apparaître, dans un coin de la
+bande, au coin diagonalement opposé à celui où était tracée la tête de
+mort, une figure que je supposai d'abord être celle d'une chèvre. Mais
+un examen plus attentif me convainquit qu'on avait voulu représenter un
+chevreau.
+
+—Ah! ah! dis-je, je n'ai certes pas le droit de me moquer de vous;—un
+million et demi de dollars! c'est chose trop sérieuse pour qu'on en
+plaisante;—mais vous n'allez pas ajouter un troisième anneau à votre
+chaîne; vous ne trouverez aucun rapport spécial entre vos pirates et une
+chèvre;—les pirates, vous le savez, n'ont rien à faire avec les
+chèvres.—Cela regarde les fermiers.
+
+—Mais je viens de vous dire que l'image n'était pas celle d'une chèvre.
+
+—Bon! va pour un chevreau; c'est presque la même chose.
+
+—Presque, mais pas tout à fait, dit Legrand.—Vous avez entendu parler
+peut-être d'un certain capitaine Kidd. Je considérai tout de suite la
+figure de cet animal comme une espèce de signature logogriphique ou
+hiéroglyphique (_kid_, chevreau). Je dis signature, parce que la place
+qu'elle occupait sur le vélin suggérait naturellement cette idée. Quant
+à la tête de mort placée au coin diagonalement opposé, elle avait l'air
+d'un sceau, d'une estampille. Mais je fus cruellement déconcerté par
+l'absence du reste,—du corps même de mon document rêvé,—du texte de
+mon contexte.
+
+—Je présume que vous espériez trouver une lettre entre le timbre et la
+signature.
+
+—Quelque chose comme cela. Le fait est que je me sentais comme
+irrésistiblement pénétré du pressentiment d'une immense bonne fortune
+imminente. Pourquoi? Je ne saurais trop le dire. Après tout, peut-être
+était-ce plutôt un désir qu'une croyance positive;—mais croiriez-vous
+que le dire absurde de Jupiter, que le scarabée était en or massif, a eu
+une influence remarquable sur mon imagination? Et puis cette série
+d'accidents et de coïncidences était vraiment si extraordinaire!
+Avez-vous remarqué tout ce qu'il y a de fortuit là-dedans? Il a fallu
+que tous ces événements arrivassent le seul jour de toute l'année où il
+a pu faire assez froid pour nécessiter du feu; et, sans ce feu et sans
+l'intervention du chien au moment précis où il a paru, je n'aurais
+jamais eu connaissance de la tête de mort et n'aurais jamais possédé ce
+trésor.
+
+—Allez, allez, je suis sur des charbons.
+
+—Eh bien, vous avez donc connaissance d'une foule d'histoires qui
+courent, de mille rumeurs vagues relatives aux trésors enfouis quelque
+part sur la côte de l'Atlantique, par Kidd et ses associés? En somme,
+tous ces bruits devaient avoir quelque fondement. Et si ces bruits
+duraient depuis si longtemps et avec tant de persistance, cela ne
+pouvait, selon moi, tenir qu'à un fait, c'est que le trésor enfoui était
+resté enfoui. Si Kidd avait caché son butin pendant un certain temps et
+l'avait ensuite repris, ces rumeurs ne seraient pas sans doute venues
+jusqu'à nous sous leur forme actuelle et invariable. Remarquez que les
+histoires en question roulent toujours sur des chercheurs et jamais sur
+des trouveurs de trésors. Si le pirate avait repris son argent,
+l'affaire en serait restée là. Il me semblait que quelque accident, par
+exemple la perte de la note qui indiquait l'endroit précis, avait dû le
+priver des moyens de le recouvrer. Je supposais que cet accident était
+arrivé à la connaissance de ses compagnons, qui autrement n'auraient
+jamais su qu'un trésor avait été enfoui, et qui, par leurs recherches
+infructueuses, sans guide et sans notes positives, avaient donné
+naissance à cette rumeur universelle et à ces légendes aujourd'hui si
+communes. Avez-vous jamais entendu parler d'un trésor important qu'on
+aurait déterré sur la côte?
+
+—Jamais.
+
+—Or, il est notoire que Kidd avait accumulé d'immenses richesses. Je
+considérais donc comme chose sûre que la terre les gardait encore; et
+vous ne vous étonnerez pas quand je vous dirai que je sentais en moi une
+espérance,—une espérance qui montait presque à la certitude;—c'est que
+le parchemin, si singulièrement trouvé, contiendrait l'indication
+disparue du lieu où avait été fait le dépôt.
+
+—Mais comment avez-vous fait?
+
+—J'exposai de nouveau le vélin au feu, après avoir augmenté la chaleur;
+mais rien ne parut. Je pensai que la couche de crasse pouvait bien être
+pour quelque chose dans cet insuccès; aussi je nettoyai soigneusement le
+parchemin en versant de l'eau chaude dessus, puis je le plaçai dans une
+casserole de fer-blanc, le crâne en dessous, et je posai la casserole
+sur un réchaud de charbons allumés. Au bout de quelques minutes, la
+casserole étant parfaitement chauffée, je retirai la bande de vélin, et
+je m'aperçus, avec une joie inexprimable, qu'elle était mouchetée en
+plusieurs endroits de signes qui ressemblaient à des chiffres rangés en
+lignes. Je replaçai la chose dans la casserole, et l'y laissai encore
+une minute, et, quand je l'en retirai, elle était juste comme vous allez
+la voir.
+
+Ici, Legrand, ayant de nouveau chauffé le vélin, le soumit à mon examen.
+Les caractères suivants apparaissaient en rouge, grossièrement tracés
+entre la tête de mort et le chevreau:
+
+53@@+305))6*;4826)4@.)4@);806*;48+8¶60))85;1@(;:@*8+83(88)5*+;46(;88*96*?;8)*@
+(;485);5*+2:*@(;4956*2(5*—4)8¶8*;4069285);)6+8)4@@1(@9;48081;8:8@1;48+85;4)
+485+528806*81(@9;48;(88;4(@?34;48)4@;161;:188;@?;
+
+—Mais, dis-je, en lui tendant la bande de vélin, je n'y vois pas plus
+clair. Si tous les trésors de Golconde devaient être pour moi le prix de
+la solution de cette énigme, je serais parfaitement sûr de ne pas les
+gagner.
+
+—Et cependant, dit Legrand, la solution n'est certainement pas aussi
+difficile qu'on se l'imaginerait au premier coup d'œil. Ces caractères,
+comme chacun pourrait le deviner facilement, forment un chiffre,
+c'est-à-dire qu'ils présentent un sens; mais, d'après ce que nous savons
+de Kidd, je ne devais pas le supposer capable de fabriquer un
+échantillon de cryptographie bien abstruse. Je jugeai donc tout d'abord
+que celui-ci était d'une espèce simple,—tel cependant qu'à
+l'intelligence grossière du marin il dût paraître absolument insoluble
+sans la clef.
+
+—Et vous l'avez résolu, vraiment?
+
+—Très-aisément; j'en ai résolu d'autres dix mille fois plus compliqués.
+Les circonstances et une certaine inclination d'esprit m'ont amené à
+prendre intérêt à ces sortes d'énigmes, et il est vraiment douteux que
+l'ingéniosité humaine puisse créer une énigme de ce genre dont
+l'ingéniosité humaine ne vienne à bout par une application suffisante.
+Aussi, une fois que j'eus réussi à établir une série de caractères
+lisibles, je daignai à peine songer à la difficulté d'en dégager la
+signification.
+
+«Dans le cas actuel,—et, en somme, dans tous les cas d'écriture
+secrète,—la première question à vider, c'est la _langue_ du chiffre:
+car les principes de solution, particulièrement quand il s'agit des
+chiffres les plus simples, dépendent du génie de chaque idiome, et
+peuvent être modifiés. En général, il n'y a pas d'autre moyen que
+d'essayer successivement, en se dirigeant suivant les probabilités,
+toutes les langues qui vous sont connues jusqu'à ce que vous ayez trouvé
+la bonne. Mais, dans le chiffre qui nous occupe, toute difficulté à cet
+égard était résolue par la signature. Le rébus sur le mot _Kidd_ n'est
+possible que dans la langue anglaise. Sans cette circonstance, j'aurais
+commencé mes essais par l'espagnol et le français, comme étant les
+langues dans lesquelles un pirate des mers espagnoles aurait dû le plus
+naturellement enfermer un secret de cette nature. Mais, dans le cas
+actuel, je présumai que le cryptogramme était anglais.
+
+«Vous remarquez qu'il n'y a pas d'espaces entre les mots. S'il y avait
+eu des espaces, la tâche eût été singulièrement plus facile. Dans ce
+cas, j'aurais commencé par faire une collation et une analyse des mots
+les plus courts, et, si j'avais trouvé, comme cela est toujours
+probable, un mot d'une seule lettre, _a_ ou _I_ (un, je) par exemple,
+j'aurais considéré la solution comme assurée. Mais, puisqu'il n'y avait
+pas d'espaces, mon premier devoir était de relever les lettres
+prédominantes, ainsi que celles qui se rencontraient le plus rarement.
+Je les comptai toutes, et je dressai la table que voici:
+
+Le caractère 8 se trouve 33 fois.
+
+Le caractère; se trouve 26 fois.
+
+Le caractère 4 se trouve 19 fois.
+
+Le @ et) se trouvent 16 fois.
+
+Le caractère * se trouve 13 fois.
+
+Le caractère 5 se trouve 12 fois.
+
+Le caractère 6 se trouve 11 fois.
+
+Le + et 1 se trouvent 8 fois.
+
+Le caractère 0 se trouve 6 fois.
+
+Le 9 et 2 se trouvent 5 fois.
+
+Le: et 3 se trouvent 4 fois.
+
+Le caractère? se trouve 3 fois.
+
+Le caractère ¶ se trouve 2 fois.
+
+Le—et. se trouvent 1 fois.
+
+«Or, la lettre qui se rencontre le plus fréquemment en anglais est _e_.
+Les autres lettres se succèdent dans cet ordre: _a o i d h n r s t u y c
+f g l m w b k p q x z_. _E_ prédomine si singulièrement, qu'il est
+très-rare de trouver une phrase d'une certaine longueur dont il ne soit
+pas le caractère principal.
+
+«Nous avons donc, tout en commençant, une base d'opérations qui donne
+quelque chose de mieux qu'une conjecture. L'usage général qu'on peut
+faire de cette table est évident; mais, pour ce chiffre particulier,
+nous ne nous en servirons que très-médiocrement. Puisque notre caractère
+dominant est 8, nous commencerons par le prendre pour l'_e_ de
+l'alphabet naturel. Pour vérifier cette supposition, voyons si le 8 se
+rencontre souvent double; car l'_e_ se redouble très-fréquemment en
+anglais, comme par exemple dans les mots: _meet, fleet, speed, seen,
+been, agree_, etc. Or, dans le cas présent, nous voyons qu'il n'est pas
+redoublé moins de cinq fois, bien que le cryptogramme soit très-court.
+
+«Donc 8 représentera _e_. Maintenant, de tous les mots de la langue,
+_the_ est le plus utilisé; conséquemment, il nous faut voir si nous ne
+trouverons pas répétée plusieurs fois la même combinaison de trois
+caractères, ce 8 étant le dernier des trois. Si nous trouvons des
+répétitions de ce genre, elles représenteront très-probablement le mot
+_the_. Vérification faite, nous n'en trouvons pas moins de 7; et les
+caractères sont;48. Nous pouvons donc supposer que _;_ représente _t_,
+que 4 représente _h_, et que 8 représente _e_,—la valeur du dernier se
+trouvant ainsi confirmée de nouveau. Il y a maintenant un grand pas de
+fait.
+
+«Nous n'avons déterminé qu'un mot, mais ce seul mot nous permet
+d'établir un point beaucoup plus important, c'est-à-dire les
+commencements et les terminaisons d'autres mots. Voyons, par exemple,
+l'avant-dernier cas où se présente la combinaison;48, presque à la fin
+du chiffre. Nous savons que le _;_ qui vient immédiatement après est le
+commencement d'un mot, et des six caractères qui suivent ces _the_, nous
+n'en connaissons pas moins de cinq. Remplaçons donc ces caractères par
+les lettres qu'ils représentent, en laissant un espace pour l'inconnu:
+
+_t eeth._
+
+«Nous devons tout d'abord écarter le _th_ comme ne pouvant pas faire
+partie du mot qui commence par le premier _t_, puisque nous voyons, en
+essayant successivement toutes les lettres de l'alphabet pour combler la
+lacune, qu'il est impossible de former un mot dont ce _th_ puisse faire
+partie. Réduisons donc nos caractères à:
+
+_t ee,_
+
+et reprenant de nouveau tout l'alphabet, s'il le faut, nous concluons au
+mot _tree_ (arbre), comme à la seule version possible. Nous gagnons
+ainsi une nouvelle lettre, _r_, représentée par (, plus deux mots
+juxtaposés, _the tree_ (l'arbre).
+
+«Un peu plus loin, nous retrouvons la combinaison;48, et nous nous en
+servons comme de terminaison à ce qui précède immédiatement. Cela nous
+donne l'arrangement suivant:
+
+the tree; 4(@?34 _the_,
+
+ou, en substituant les lettres naturelles aux caractères que nous
+connaissons,
+
+_the tree thr_@? 3 _h the_.
+
+Maintenant, si aux caractères inconnus nous substituons des blancs ou
+des points, nous aurons:
+
+_the tree thr... h the,_
+
+et le mot _through_ (par, à travers) se dégage pour ainsi dire de
+lui-même. Mais cette découverte nous donne trois lettres de plus, _o, u_
+et _g_, représentées par @,? et 3.
+
+«Maintenant, cherchons attentivement dans le cryptogramme des
+combinaisons de caractères connus, et nous trouverons, non loin du
+commencement, l'arrangement suivant:
+
+83(88, ou _egree_,
+
+qui est évidemment la terminaison du mot _degree_ (degré), et qui nous
+livre encore une lettre _d_ représentée par +.
+
+«Quatre lettres plus loin que ce mot _degree_, nous trouvons la
+combinaison:
+
+;46(;88,
+
+dont nous traduisons les caractères connus et représentons l'inconnu par
+un point; cela nous donne:
+
+_th. rtee_*,
+
+arrangement qui nous suggère immédiatement le mot _thirteen_ (treize),
+et nous fournit deux lettres nouvelles, _i_ et _n_, représentées par 6
+et *.
+
+«Reportons-nous maintenant au commencement du cryptogramme, nous
+trouvons la combinaison:
+
+53@@+.
+
+«Traduisant comme nous avons déjà fait, nous obtenons
+
+._good_,
+
+ce qui nous montre que la première lettre est un _a_, et que les deux
+premiers mots sont _a good_ (un bon, une bonne).
+
+«Il serait temps maintenant, pour éviter toute confusion, de disposer
+toutes nos découvertes sous forme de table. Cela nous fera un
+commencement de clef:
+
+5 représente a
+
++ représente d
+
+8 représente e
+
+3 représente g
+
+4 représente h
+
+6 représente i
+
+* représente n
+
+@ représente o
+
+(représente r
+
+; représente t
+
+? représente u
+
+Ainsi, nous n'avons pas moins de onze des lettres les plus importantes,
+et il est inutile que nous poursuivions la solution à travers tous ses
+détails. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que des chiffres
+de cette nature sont faciles à résoudre, et pour vous donner un aperçu
+de l'analyse raisonnée qui sert à les débrouiller. Mais tenez pour
+certain que le spécimen que nous avons sous les yeux appartient à la
+catégorie la plus simple de la cryptographie. Il ne me reste plus qu'à
+vous donner la traduction complète du document, comme si nous avions
+déchiffré successivement tous les caractères. La voici:
+
+_A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat forty-one
+degrees and thirteen minutes northeast and by north main branch seventh
+limb east side shoot from the left eye of the death's-head a bee-line
+from the tree through the shot fifty feet out._
+
+_(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du diable
+quarante et un degrés et treize minutes nord-est quart de nord
+principale tige septième branche côté est lâchez de l'œil gauche de la
+tête de mort une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle cinquante
+pieds au large.)_
+
+—Mais, dis-je, l'énigme me paraît d'une qualité tout aussi désagréable
+qu'auparavant. Comment peut-on tirer un sens quelconque de tout ce
+jargon de _chaise du diable_, de _tête de mort_ et d'_hostel de
+l'évêque?_
+
+—Je conviens, répliqua Legrand, que l'affaire a l'air encore
+passablement sérieux, quand on y jette un simple coup d'œil. Mon
+premier soin fut d'essayer de retrouver dans la phrase les divisions
+naturelles qui étaient dans l'esprit de celui qui l'écrivit.
+
+—De la ponctuer, voulez-vous dire?
+
+—Quelque chose comme cela.
+
+—Mais comment diable avez-vous fait?
+
+—Je réfléchis que l'écrivain s'était fait une loi d'assembler les mots
+sans aucune division, espérant rendre ainsi la solution plus difficile.
+Or, un homme qui n'est pas excessivement fin sera presque toujours
+enclin, dans une pareille tentative, à dépasser la mesure. Quand, dans
+le cours de sa composition, il arrive à une interruption de sens qui
+demanderait naturellement une pause ou un point, il est fatalement porté
+à serrer les caractères plus que d'habitude. Examinez ce manuscrit, et
+vous découvrirez facilement cinq endroits de ce genre où il y a pour
+ainsi dire encombrement de caractères. En me dirigeant d'après cet
+indice j'établis la division suivante:
+
+_A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat—forty-one
+degrees and thirteen minutes—northeast and by north—main branch
+seventh limb east side—shoot from the left eye of the death's-head—a
+bee line from the tree through the shot fifty feet out._
+
+_(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du
+diable—quarante et un degrés et treize minutes—nord-est quart de
+nord—principale tige septième branche côté est—lâchez de l'œil gauche
+de la tête de mort—une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle
+cinquante pieds au large.)_
+
+—Malgré votre division, dis-je, je reste toujours dans les ténèbres.
+
+—J'y restai moi-même pendant quelques jours, répliqua Legrand. Pendant
+ce temps, je fis force recherches dans le voisinage de l'île de Sullivan
+sur un bâtiment qui devait s'appeler l'_Hôtel de l'Évêque_, car je ne
+m'inquiétai pas de la vieille orthographe du mot _hostel_. N'ayant
+trouvé aucun renseignement à ce sujet, j'étais sur le point d'étendre la
+sphère de mes recherches et de procéder d'une manière plus systématique,
+quand, un matin, je m'avisai tout à coup que ce _Bishop's hostel_
+pouvait bien avoir rapport à une vieille famille du nom de Bessop, qui,
+de temps immémorial, était en possession d'un ancien manoir à quatre
+milles environ au nord de l'île. J'allai donc à la plantation, et je
+recommençai mes questions parmi les plus vieux nègres de l'endroit.
+Enfin, une des femmes les plus âgées me dit qu'elle avait entendu parler
+d'un endroit comme _Bessop's castle_ (château de Bessop), et qu'elle
+croyait bien pouvoir m'y conduire, mais que ce n'était ni un château, ni
+une auberge, mais un grand rocher.
+
+«Je lui offris de la bien payer pour sa peine, et, après quelque
+hésitation, elle consentit à m'accompagner jusqu'à l'endroit précis.
+Nous le découvrîmes sans trop de difficulté, je la congédiai, et
+commençai à examiner la localité. Le _château_ consistait en un
+assemblage irrégulier de pics et de rochers, dont l'un était aussi
+remarquable par sa hauteur que par son isolement et sa configuration
+quasi artificielle. Je grimpai au sommet, et, là, je me sentis fort
+embarrassé de ce que j'avais désormais à faire.
+
+«Pendant que j'y rêvais, mes yeux tombèrent sur une étroite saillie dans
+la face orientale du rocher, à un yard environ au-dessous de la pointe
+où j'étais placé. Cette saillie se projetait de dix-huit pouces à peu
+près, et n'avait guère plus d'un pied de large; une niche creusée dans
+le pic juste au-dessus lui donnait une grossière ressemblance avec les
+chaises à dos concave dont se servaient nos ancêtres. Je ne doutai pas
+que ce ne fût la _chaise du Diable_ dont il était fait mention dans le
+manuscrit, et il me sembla que je tenais désormais tout le secret de
+l'énigme.
+
+«Le _bon verre_, je le savais, ne pouvait pas désigner autre chose
+qu'une longue-vue; car nos marins emploient rarement le mot glass dans
+un autre sens. Je compris tout de suite qu'il fallait ici se servir
+d'une longue-vue, en se plaçant à un point de vue défini et _n'admettant
+aucune variation_. Or, les phrases: _quarante et un degrés et treize
+minutes, et nord-est quart de nord_,—je n'hésitai pas un instant à le
+croire,—devaient donner la direction pour pointer la longue-vue.
+Fortement remué par toutes ces découvertes, je me précipitai chez moi,
+je me procurai une longue-vue, et je retournai au rocher.
+
+«Je me laissai glisser sur la corniche, et je m'aperçus qu'on ne pouvait
+s'y tenir assis que dans une certaine position. Ce fait confirma ma
+conjecture. Je pensai alors à me servir de la longue-vue. Naturellement,
+les _quarante et un degrés et treize minutes_ ne pouvaient avoir trait
+qu'à l'élévation au-dessus de l'horizon sensible, puisque la direction
+horizontale était clairement indiquée par les mots _nord-est quart de
+nord_. J'établis cette direction au moyen d'une boussole de poche; puis,
+pointant, aussi juste que possible par approximation, ma longue-vue à un
+angle de quarante et un degrés d'élévation, je la fis mouvoir avec
+précaution de haut en bas et de bas en haut, jusqu'à ce que mon
+attention fût arrêtée par une espèce de trou circulaire ou de lucarne
+dans le feuillage d'un grand arbre qui dominait tous ses voisins dans
+l'étendue visible. Au centre de ce trou, j'aperçus un point blanc, mais
+je ne pus pas tout d'abord distinguer ce que c'était. Après avoir ajusté
+le foyer de ma longue-vue, je regardai de nouveau, et je m'assurai enfin
+que c'était un crâne humain.
+
+«Après cette découverte qui me combla de confiance, je considérai
+l'énigme comme résolue; car la phrase: _principale tige, septième
+branche, côté est_, ne pouvait avoir trait qu'à la position du crâne sur
+l'arbre, et celle-ci: _lâchez de l'œil gauche de la tête de mort_,
+n'admettait aussi qu'une interprétation, puisqu'il s'agissait de la
+recherche d'un trésor enfoui. Je compris qu'il fallait laisser tomber
+une balle de l'œil gauche du crâne et qu'une ligne d'abeille, ou, en
+d'autres termes, une ligne droite, partant du point le plus rapproché du
+tronc, et s'étendant, _à travers la balle_, c'est-à-dire à travers le
+point où tomberait la balle, indiquerait l'endroit précis,—et sous cet
+endroit je jugeai qu'il était pour le moins possible qu'un dépôt
+précieux fût encore enfoui.
+
+—Tout cela, dis-je, est excessivement clair, et tout à la fois
+ingénieux, simple et explicite. Et, quand vous eûtes quitté l'_Hôtel de
+l'Évêque_, que fîtes-vous?
+
+—Mais, ayant soigneusement noté mon arbre, sa forme et sa position, je
+retournai chez moi. À peine eus-je quitté _la chaise du Diable_, que le
+trou circulaire disparut, et, de quelque côté que je me tournasse, il me
+fut désormais impossible de l'apercevoir. Ce qui me paraît le
+chef-d'œuvre de l'ingéniosité dans toute cette affaire, c'est ce fait
+(car j'ai répété l'expérience et me suis convaincu que c'est un fait),
+que l'ouverture circulaire en question n'est visible que d'un seul
+point, et cet unique point de vue, c'est l'étroite corniche sur le flanc
+du rocher.
+
+«Dans cette expédition à l'_Hôtel de l'Évêque_ j'avais été suivi par
+Jupiter, qui observait sans doute depuis quelques semaines mon air
+préoccupé, et mettait un soin particulier à ne pas me laisser seul.
+Mais, le jour suivant, je me levai de très-grand matin, je réussis à lui
+échapper, et je courus dans les montagnes à la recherche de mon arbre.
+J'eus beaucoup de peine à le trouver. Quand je revins chez moi à la
+nuit, mon domestique se disposait à me donner la bastonnade. Quant au
+reste de l'aventure, vous êtes, je présume, aussi bien renseigné que
+moi.
+
+—Je suppose, dis-je, que, lors de nos premières fouilles, vous aviez
+manqué l'endroit par suite de la bêtise de Jupiter, qui laissa tomber le
+scarabée par l'œil droit du crâne au lieu de le laisser filer par
+l'œil gauche.
+
+—Précisément. Cette méprise faisait une différence de deux pouces et
+demi environ relativement _à la balle_, c'est-à-dire à la position de la
+cheville près de l'arbre; si le trésor avait été sous l'endroit marqué
+par _la balle_, cette erreur eût été sans importance; mais _la balle_ et
+le point le plus rapproché de l'arbre étaient deux points ne servant
+qu'à établir une ligne de direction; naturellement, l'erreur, fort
+minime au commencement, augmentait en proportion de la longueur de la
+ligne, et, quand nous fûmes arrivés à une distance de cinquante pieds,
+elle nous avait totalement dévoyés. Sans l'idée fixe dont j'étais
+possédé, qu'il y avait positivement là, quelque part, un trésor enfoui,
+nous aurions peut-être bien perdu toutes nos peines.
+
+—Mais votre emphase, vos attitudes solennelles, en balançant le
+scarabée!—quelles bizarreries! Je vous croyais positivement fou. Et
+pourquoi avez-vous absolument voulu laisser tomber du crâne votre
+insecte, au lieu d'une balle?
+
+—Ma foi! pour être franc, je vous avouerai que je me sentais quelque
+peu vexé par vos soupçons relativement à l'état de mon esprit, et je
+résolus de vous punir tranquillement, à ma manière, par un petit brin de
+mystification froide. Voilà pourquoi je balançais le scarabée, et voilà
+pourquoi je voulus le faire tomber du haut de l'arbre. Une observation
+que vous fîtes sur son poids singulier me suggéra cette dernière idée.
+
+—Oui, je comprends; et maintenant il n'y a plus qu'un point qui
+m'embarrasse. Que dirons-nous des squelettes trouvés dans le trou?
+
+—Ah! c'est une question à laquelle je ne saurais pas mieux répondre que
+vous. Je ne vois qu'une manière plausible de l'expliquer,—et mon
+hypothèse implique une atrocité telle que cela est horrible à croire. Il
+est clair que Kidd,—si c'est bien Kidd qui a enfoui le trésor, ce dont
+je ne doute pas, pour mon compte,—il est clair que Kidd a dû se faire
+aider dans son travail. Mais, la besogne finie, il a pu juger convenable
+de faire disparaître tous ceux qui possédaient son secret. Deux bons
+coups de pioche ont peut-être suffi, pendant que ses aides étaient
+encore occupés dans la fosse; il en a peut être fallu une douzaine.—Qui
+nous le dira?
+
+
+
+
+LE CANARD AU BALLON
+
+ÉTONNANTES NOUVELLES PAR EXPRÈS, _VIA_ NORFOLK!—L'ATLANTIQUE TRAVERSÉ
+EN TROIS JOURS!—TRIOMPHE SIGNALÉ DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCK
+MASSON!—ARRIVÉE À L'ÎLE DE SULLIVAN, PRÈS CHARLESTON, S. C., DE MM.
+MASON, ROBERT HOLLAND, HENSON, HARRISON AINSWORTH, ET DE QUATRE AUTRES
+PERSONNES, PAR LE BALLON DIRIGEABLE VICTORIA, APRÈS UNE TRAVERSÉE DE
+SOIXANTE-CINQ HEURES D'UN CONTINENT À L'AUTRE!—DÉTAILS CIRCONSTANCIÉS
+DU VOYAGE!
+
+
+ _Le jeu d'esprit ci-dessous, avec l'en-tête qui précède en
+ magnifiques capitales, soigneusement émaillé de points
+ d'admiration, fut publié primitivement, comme un fait positif, dans
+ le_ New-York Sun, _feuille périodique, et y remplit complètement le
+ but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant
+ les quelques heures d'intervalle entre deux courriers de
+ Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer_ le seul journal
+ qui eût les nouvelles _fut quelque chose qui dépasse même le
+ prodige; et, en somme, si, comme quelques-uns l'affirment, le_
+ VICTORIA _n'a pas absolument accompli la traversée en question, il
+ serait difficile de trouver une raison quelconque qui l'eût empêché
+ de l'accomplir._
+
+Le grand problème est à la fin résolu! L'air, aussi bien que la terre et
+l'Océan, a été conquis par la science, et deviendra pour l'humanité une
+grande voie commune et commode. L'Atlantique vient d'être traversé en
+ballon! et cela, sans trop de difficultés,—sans grand danger
+apparent,—avec une machine dont on est absolument maître,—et dans
+l'espace inconcevablement court de soixante-cinq heures d'un continent à
+l'autre! Grâce à l'activité d'un correspondant de Charleston, nous
+sommes en mesure de donner les premiers au public un récit détaillé de
+cet extraordinaire voyage, qui a été accompli,—du samedi 6 du courant,
+à quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, à deux heures de
+l'après-midi,—par sir Everard Bringhurst, M. Osborne, un neveu de lord
+Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, les célèbres aéronautes, M.
+Harrison Ainsworth[14], auteur de _Jack Sheppard_, etc., M. Henson,
+inventeur du malheureux projet de la dernière machine volante,—et deux
+marins de Woolwich,—en tout huit personnes. Les détails fournis
+ci-dessous peuvent être considérés comme parfaitement authentiques et
+exacts sous tous les rapports, puisqu'ils sont, à une légère exception
+près, copiés mot à mot d'après les journaux réunis de MM. Monck Mason et
+Harrison Ainsworth, à la politesse desquels notre agent doit également
+bon nombre d'explications verbales relativement au ballon lui-même, à sa
+construction, et à d'autres matières d'un haut intérêt. La seule
+altération dans le manuscrit communiqué a été faite dans le but de
+donner au récif hâtif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivie et
+intelligible.
+
+
+Le ballon
+
+Deux insuccès notoires et récents—ceux de M. Henson et de sir George
+Cayley—avaient beaucoup amorti l'intérêt du public relativement à la
+navigation aérienne. Le plan de M. Henson (qui fut d'abord considéré
+comme très-praticable, même par les hommes de science) était fondé sur
+le principe d'un plan incliné, lancé d'une hauteur par une force
+intrinsèque créée et continuée par la rotation de palettes semblables,
+en forme et en nombre, aux ailes d'un moulin à vent. Mais, dans toutes
+les expériences qui furent faites avec des modèles à
+l'_Adelaïde-Gallery_, il se trouva que l'opération de ces ailes, non
+seulement ne faisait pas avancer la machine, mais empêchait positivement
+son vol.
+
+La seule force propulsive qu'elle ait jamais montrée fut le simple
+mouvement acquis par la descente du plan incliné; et ce mouvement
+portait la machine plus loin quand les palettes étaient au repos que
+quand elles fonctionnaient,—fait qui démontrait suffisamment leur
+inutilité; et, en l'absence du propulseur, qui lui servait en même temps
+d'appui, toute la machine devait nécessairement descendre vers le sol.
+Cette considération induisit sir George Cayley à ajuster un propulseur à
+une machine qui aurait en elle-même la force de se soutenir,—en un mot,
+à un ballon. L'idée, néanmoins, n'était nouvelle ou originale, chez sir
+George, qu'en ce qui regardait le mode d'application pratique. Il exhiba
+un modèle de son invention à l'Institution polytechnique. La force
+motrice, ou principe propulseur, était, ici encore, attribuée à des
+surfaces non continues ou ailes tournantes. Ces ailes étaient au nombre
+de quatre; mais il se trouva qu'elles étaient totalement impuissantes à
+mouvoir le ballon ou à aider sa force ascensionnelle. Tout le projet,
+dès lors, n'était plus qu'un _four_ complet.
+
+Ce fut dans cette conjoncture que M. Monck Mason (dont le voyage de
+Douvres à Weilburg sur le ballon _le Nassau_ excita un si grand intérêt
+en 1837) eut l'idée d'appliquer le principe de la vis d'Archimède au
+projet de la navigation aérienne, attribuant judicieusement l'insuccès
+des plans de M. Henson et de sir George Cayley à la non-continuité des
+surfaces dans l'appareil des roues. Il fit sa première expérience
+publique à _Willis's Rooms_, puis plus tard porta son modèle à
+l'_Adelaïde-Gallery_.
+
+Comme le ballon de sir George Cayley, le sien était un ellipsoïde. Sa
+longueur était de treize pieds six pouces, sa hauteur de six pieds huit
+pouces. Il contenait environ trois cent vingt pieds cubes de gaz, qui,
+si c'était de l'hydrogène pur, pouvaient supporter vingt et une livres
+aussitôt après qu'il était enflé, avant que le gaz n'eût eu le temps de
+se détériorer ou de fuir. Le poids de toute la machine et de l'appareil
+était de dix-sept livres,—donnant ainsi une économie de quatre livres
+environ. Au centre du ballon, en dessous, était une charpente de bois
+fort léger, longue d'environ neuf pieds, et attachée au ballon par un
+réseau de l'espèce ordinaire. À cette charpente était suspendue une
+corbeille ou nacelle d'osier.
+
+La vis consiste en un axe formé d'un tube de cuivre creux, long de six
+pouces, à travers lequel, sur une spirale inclinée à un angle de quinze
+degrés, passe une série de rayons de fil d'acier, longs de deux pieds et
+se projetant d'un pied de chaque côté. Ces rayons sont réunis à leurs
+extrémités externes par deux lames de fil métallique aplati,—le tout
+formant ainsi la charpente de la vis, qui est complétée par un tissu de
+soie huilée, coupée en pointes et tendue de manière à présenter une
+surface passablement lisse. Aux deux bouts de son axe, cette vis est
+surmontée par des montants cylindriques de cuivre descendant du cerceau.
+Aux bouts inférieurs de ces tubes sont des trous dans lesquels tournent
+les pivots de l'axe. Du bout de l'axe qui est le plus près de la nacelle
+part une flèche d'acier qui relie la vis à une machine à levier fixée à
+la nacelle. Par l'opération de ce ressort, la vis est forcée et tournée
+avec une grande rapidité, communiquant à l'ensemble un mouvement de
+progression.
+
+Au moyen du gouvernail, la machine pouvait aisément s'orienter dans
+toutes les directions. Le levier était d'une grande puissance,
+comparativement à sa dimension, pouvant soulever un poids de
+quarante-cinq livres sur un cylindre de quatre pouces de diamètre après
+le premier tour, et davantage à mesure qu'il fonctionnait. Il pesait en
+tout huit livres six onces. Le gouvernail était une légère charpente de
+roseau recouverte de soie, façonnée à peu près comme une raquette, de
+trois pieds de long à peu près et d'un pied dans sa plus grande largeur.
+Son poids était de deux onces environ. Il pouvait se tourner à plat et
+se diriger en haut et en bas, aussi bien qu'à droite et à gauche, et
+donner à l'aéronaute la faculté de transporter la résistance de l'air,
+qu'il devait, dans une position inclinée, créer sur son passage, du côté
+sur lequel il désirait agir, déterminant ainsi pour le ballon la
+direction opposée.
+
+Ce modèle (que, faute de temps, nous avons nécessairement décrit d'une
+manière imparfaite) fut mis en mouvement dans l'_Adelaïde-Gallery_, où
+il donna une vélocité de cinq milles à l'heure; et, chose étrange à
+dire, il n'excita qu'un mince intérêt en comparaison de la précédente
+machine compliquée de M. Henson,—tant le monde est décidé à mépriser
+toute chose qui se présente avec un air de simplicité! Pour accomplir le
+grand _desideratum_ de la navigation aérienne, on supposait généralement
+l'application singulièrement compliquée de quelque principe
+extraordinairement profond de dynamique.
+
+Toutefois, M. Mason était tellement satisfait du récent succès de son
+invention qu'il résolut de construire immédiatement, s'il était
+possible, un ballon d'une capacité suffisante pour vérifier le problème
+par un voyage de quelque étendue;—son projet primitif était de
+traverser la Manche comme il avait déjà fait avec le ballon _le Nassau_.
+Pour favoriser ses vues, il sollicita et obtint le patronage de sir
+Everard Bringhurst et de M. Osborne, deux gentlemen bien connus par
+leurs lumières scientifiques et spécialement pour l'intérêt qu'ils ont
+manifesté pour les progrès de l'aérostation. Le projet, selon le désir
+de M. Osborne, fut soigneusement caché au public;—les seules personnes
+auxquelles il fut confié furent les personnes engagées dans la
+construction de la machine, qui fut établie sous la surveillance de MM.
+Mason, Holland, de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, dans
+l'habitation de ce dernier, près de Penstruthal, dans le pays de Galles.
+
+M. Henson, accompagné de son ami M. Ainsworth, fut admis à examiner le
+ballon samedi dernier,—après les derniers arrangements pris par ces
+messieurs pour être admis à la participation de l'entreprise. Nous ne
+savons pas pour quelle raison les deux marins firent aussi partie de
+l'expédition,—mais dans un délai d'un ou deux jours nous mettrons le
+lecteur en possession des plus minutieux détails concernant cet
+extraordinaire voyage.
+
+Le ballon est fait de soie recouverte d'un vernis de caoutchouc. Il est
+conçu dans de grandes proportions et contient plus de 40 000 pieds cubes
+de gaz; mais, comme le gaz de houille a été employé préférablement à
+l'hydrogène, dont la trop grande force d'expansion a des inconvénients,
+la puissance de l'appareil, quand il est parfaitement gonflé et aussitôt
+après son gonflement, n'enlève pas plus de 2 500 livres environ. Non
+seulement le gaz de houille est moins coûteux, mais on peut se le
+procurer et le gouverner plus aisément.
+
+L'introduction de ce gaz dans les procédés usuels de l'aérostation est
+due à M. Charles Green. Avant sa découverte, le procédé du gonflement
+était non seulement excessivement dispendieux, mais peu sûr. On a
+souvent perdu deux ou même trois jours en efforts futiles pour se
+procurer la quantité suffisante d'hydrogène pour un ballon d'où il avait
+toujours une tendance à fuir, grâce à son excessive subtilité et à son
+affinité pour l'atmosphère ambiante. Un ballon assez bien fait pour
+tenir sa contenance de gaz de houille intacte, en qualité et en
+quantité, pendant six mois, ne pourrait pas conserver six semaines la
+même quantité d'hydrogène dans une égale intégrité.
+
+La force du support étant estimée à 2 500 livres, et les poids réunis de
+cinq individus seulement à 1 200 environ, il restait un surplus de 1
+300, dont 1 200 étaient prises par le lest, réparti en différents sacs,
+dont le poids était marqué sur chacun,—par les cordages, les
+baromètres, les télescopes, les barils contenant des provisions pour une
+quinzaine, les barils d'eau, les portemanteaux, les sacs de nuits et
+divers autres objets indispensables, y compris une cafetière à faire
+bouillir le café à la chaux, pour se dispenser totalement de feu, si
+cela était jugé prudent. Tous ces articles, à l'exception du lest et de
+quelques bagatelles, étaient appendus au cerceau. La nacelle est plus
+légère et plus petite à proportion que celle qui la représente dans le
+modèle. Elle est faite d'un osier fort léger, et singulièrement forte
+pour une machine qui a l'air si fragile. Elle a environ quatre pieds de
+profondeur. Le gouvernail diffère aussi de celui du modèle en ce qu'il
+est beaucoup plus large, et que la vis est considérablement plus petite.
+Le ballon est en outre muni d'un grappin et d'un _guide-rope_, ce
+dernier étant de la plus indispensable utilité. Quelques mots
+d'explication seront nécessaires ici pour ceux de nos lecteurs qui ne
+sont pas versés dans les détails de l'aérostation.
+
+Aussitôt que le ballon quitte la terre, il est sujet à l'influence de
+mille circonstances qui tendent à créer une différence dans son poids,
+augmentant ou diminuant sa force ascensionnelle. Par exemple, il y a
+parfois sur la soie une masse de rosée qui peut aller à quelques
+centaines de livres; il faut alors jeter du lest, sinon l'aérostat
+descendra. Ce lest jeté, et un bon soleil vaporisant la rosée et
+augmentant la force d'expansion du gaz dans la soie, le tout montera de
+nouveau très-rapidement. Pour modérer notre ascension, le seul moyen est
+(ou plutôt était jusqu'au _guide-rope_ inventé par M. Charles Green) la
+faculté de faire échapper du gaz par une soupape; mais la perte du gaz
+impliquait une déperdition proportionnelle de la force d'ascension; si
+bien que, dans un laps de temps comparativement très-bref, le ballon le
+mieux construit devait nécessairement épuiser toutes ses ressources et
+s'abattre sur le sol. C'était là le grand obstacle aux voyages un peu
+longs.
+
+Le _guide-rope_ remédie à la difficulté de la manière la plus simple du
+monde. C'est simplement une très-longue corde qu'on laisse traîner hors
+de la nacelle, et dont l'effet est d'empêcher le ballon de changer de
+niveau à un degré sensible. Si, par exemple, la soie est chargée
+d'humidité, et si conséquemment la machine commence à descendre, il n'y
+a pas de nécessité de jeter du lest pour compenser l'augmentation du
+poids, car on y remédie ou on la neutralise, dans une proportion exacte,
+en déposant à terre autant de longueur de corde qu'il est nécessaire.
+Si, au contraire, quelques circonstances amènent une légèreté excessive
+et une ascension précipitée, cette légèreté sera immédiatement
+neutralisée par le poids additionnel de la corde qu'on ramène de terre.
+
+Ainsi le ballon ne peut monter ou descendre que dans des proportions
+très-petites, et ses ressources en gaz et en lest restent à peu près
+intactes. Quand on passe au-dessus d'une étendue d'eau, il devient
+nécessaire d'employer de petits barils de cuivre ou de bois remplis d'un
+lest liquide plus léger que l'eau. Ils flottent et remplissent l'office
+d'une corde sur la terre. Un autre office très-important du _guide-rope_
+est de marquer la direction du ballon. La corde _drague_ pour ainsi
+dire, soit sur terre, soit sur mer, quand le ballon est libre; ce
+dernier conséquemment, toutes les fois qu'il marche, est en avance;
+ainsi, une appréciation faite, au compas, des positions des deux objets,
+indiquera toujours la direction. De la même façon, l'angle formé par la
+corde avec l'axe vertical de la machine indique la vitesse. Quand il n'y
+a pas d'angle,—en d'autres termes, quand la corde descend
+perpendiculairement, c'est que la machine est stationnaire; mais plus
+l'angle est ouvert, c'est-à-dire plus le ballon est en avance sur le
+bout de la corde, plus grande est la vitesse;—et réciproquement.
+
+Comme le projet des voyageurs, dans le principe, était de traverser le
+canal de la Manche, et de descendre aussi près de Paris qu'il serait
+possible, ils avaient pris la précaution de se munir de passeports visés
+pour toutes les parties du continent, spécifiant la nature de
+l'expédition comme dans le cas du voyage sur _le Nassau_, et assurant
+aux courageux aventuriers une dispense des formalités usuelles de
+bureaux; mais des événements inattendus rendirent les passeports
+superflus. L'opération du gonflement commença fort tranquillement samedi
+matin, 6 du courant, au point du jour, dans la grande cour de
+Weal-Vor-House, résidence de M. Osborne, à un mille environ de
+Penstruthal, dans la Galles du Nord; et, à onze heures sept minutes,
+tout étant prêt pour le départ, le ballon fut lâché et s'éleva
+doucement, mais constamment, dans une direction presque sud. On ne fit
+point usage, pendant la première demi-heure, de la vis ni du gouvernail.
+
+Nous nous servons maintenant du journal, tel qu'il a été transcrit par
+M. Forsyth d'après les manuscrits réunis de MM. Monck, Mason et
+Ainsworth. Le corps du journal, tel que nous le donnons, est de la main
+de M. Mason, et il a été ajouté un post-scriptum ou appendice de M.
+Ainsworth, qui a en préparation et donnera très-prochainement au public
+un compte rendu plus minutieux du voyage, et, sans aucun doute, d'un
+intérêt saisissant.
+
+
+Le journal
+
+_Samedi, 6 avril_.—Tous les préparatifs qui pouvaient nous embarrasser
+ont été finis cette nuit; nous avons commencé le gonflement ce matin au
+point du jour; mais, par suite d'un brouillard épais qui chargeait d'eau
+les plis de la soie et la rendait peu maniable, nous ne nous sommes pas
+élevés avant onze heures à peu près. Alors, nous fîmes tout larguer,
+dans un grand enthousiasme, et nous nous élevâmes doucement, mais sans
+interruption, par une jolie brise du nord, qui nous porta dans la
+direction du canal de la Manche. Nous trouvâmes la force ascensionnelle
+plus forte que nous ne l'avions espéré, et, comme nous montions assez
+haut pour dominer toutes les falaises et nous trouver soumis à l'action
+plus prochaine des rayons du soleil, notre ascension devenait de plus en
+plus rapide. Cependant je désirais ne pas perdre de gaz dès le
+commencement de notre tentative, et je résolus qu'il fallait monter pour
+le moment présent. Nous retirâmes bien vite à nous notre _guide-rope_;
+mais, même après l'avoir absolument enlevé de terre, nous continuâmes à
+monter très-rapidement. Le ballon marchait avec une assurance singulière
+et avait un aspect magnifique. Dix minutes environ après notre départ,
+le baromètre indiquait une hauteur de 15 000 pieds.
+
+Le temps était remarquablement beau, et l'aspect de la campagne placée
+sous nos pieds,—un des plus romantiques à tous les points de
+vue,—était alors particulièrement sublime. Les gorges nombreuses et
+profondes présentaient l'apparence de lacs, en raison des épaisses
+vapeurs dont elles étaient remplies, et les hauteurs et les rochers
+situés au sud-est, empilés dans un inextricable chaos, ressemblaient
+absolument aux cités géantes de la fable orientale. Nous approchions
+rapidement des montagnes vers le sud; mais notre élévation était plus
+que suffisante pour nous permettre de les dépasser en toute sûreté. En
+quelques minutes, nous planâmes au-dessus magnifiquement, et M.
+Ainsworth ainsi que les marins furent frappés de leur apparence peu
+élevée, vue ainsi de la nacelle; une grande élévation en ballon ayant
+pour résultat de réduire les inégalités de la surface située au-dessous
+à un niveau presque uni. À onze heures et demie, nous dirigeant toujours
+vers le sud, ou à peu près, nous aperçûmes pour la première fois le
+canal de Bristol; et, quinze minutes après, la ligne des brisants de la
+côte apparut brusquement au-dessous de nous, et nous marchâmes rondement
+au-dessus de la mer. Nous résolûmes alors de lâcher assez de gaz pour
+laisser notre _guide-rope_ traîner dans l'eau avec les bouées
+attenantes. Cela fut fait à la minute, et nous commençâmes à descendre
+graduellement. Au bout de vingt minutes environ, notre première bouée
+toucha, et, au plongeon de la seconde, nous restâmes à une élévation
+fixe. Nous étions tous très-inquiets de vérifier l'efficacité du
+gouvernail et de la vis, et nous les mîmes immédiatement en réquisition
+dans le but de déterminer davantage notre route vers l'est et de _mettre
+le cap_ sur Paris.
+
+Au moyen du gouvernail, nous effectuâmes à l'instant le changement
+nécessaire de direction, et notre route se trouva presque à angle droit
+avec le vent; puis nous mîmes en mouvement le ressort de la vis, et nous
+fûmes ravis de voir qu'elle nous portait docilement dans le sens voulu.
+Là-dessus, nous poussâmes neuf fois un fort vivat, et nous jetâmes à la
+mer une bouteille qui contenait une bande de parchemin avec le bref
+compte rendu du principe de l'invention. Toutefois, nous en avions à
+peine fini avec nos manifestations de triomphe qu'il survint un accident
+imprévu qui n'était pas peu propre à nous décourager.
+
+La verge d'acier qui reliait le levier au propulseur fut soudainement
+jetée hors de sa place par le bout qui confinait à la nacelle (ce fut
+l'effet de l'inclinaison de la nacelle par suite de quelque mouvement de
+l'un des marins que nous avions pris avec nous), et, en un instant, se
+trouva suspendue et dansante hors de notre portée, loin du pivot de
+l'axe de la vis. Pendant que nous nous efforcions de la rattraper, et
+que toute notre attention y était absorbée, nous fûmes enveloppés dans
+un violent courant d'air de l'est qui nous porta avec une force rapide
+et croissante du côté de l'Atlantique.
+
+Nous nous trouvâmes chassés en mer par une vitesse qui n'était
+certainement pas moins de cinquante ou de soixante milles à l'heure, si
+bien que nous atteignîmes le cap Clear, à quarante milles vers notre
+nord, avant d'avoir pu assurer la verge d'acier et d'avoir eu le temps
+de penser à virer de bord. Ce fut alors que M. Ainsworth fit une
+proposition extraordinaire, mais qui, dans mon opinion, n'était
+nullement déraisonnable ni chimérique, dans laquelle il fut
+immédiatement encouragé par M. Holland,—à savoir, que nous pourrions
+profiter de la forte brise qui nous emportait, et tenter, au lieu de
+rabattre sur Paris, d'atteindre la côte du Nord-Amérique.
+
+Après une légère réflexion, je donnai de bon gré mon assentiment à cette
+violente proposition, qui, chose étrange à dire, ne trouva d'objections
+que dans les deux marins.
+
+Toutefois, comme nous étions la majorité, nous maîtrisâmes leurs
+appréhensions, et nous maintînmes résolument notre route. Nous
+gouvernâmes droit à l'ouest; mais, comme le traînage des bouées faisait
+un obstacle matériel à notre marche, et que nous étions suffisamment
+maîtres du ballon, soit pour monter, soit pour descendre, nous jetâmes
+tout d'abord cinquante livres de lest, et nous ramenâmes, au moyen d'une
+manivelle, toute la corde hors de la mer. Nous constatâmes immédiatement
+l'effet de cette manœuvre par un prodigieux accroissement de vitesse;
+et, comme la brise fraîchissait, nous filâmes avec une vélocité presque
+inconcevable; le _guide-rope_ s'allongeait derrière la nacelle comme un
+sillage de navire. Il est superflu de dire qu'il nous suffit d'un
+très-court espace de temps pour perdre la côte de vue. Nous passâmes
+au-dessus d'innombrables navires de toute espèce, dont quelques-uns
+louvoyaient avec peine, mais dont la plupart restaient en panne. Nous
+causâmes à leur bord le plus grand enthousiasme,—enthousiasme fortement
+savouré par nous-mêmes, et particulièrement par nos deux hommes, qui,
+maintenant, sous l'influence de quelques petits verres de genièvre,
+semblaient résolus à jeter au vent toutes craintes et tous scrupules.
+Plusieurs navires tirèrent le canon de signal; et tous nous saluèrent
+par de grands vivats que nous entendions avec une netteté surprenante,
+et par l'agitation des chapeaux et des mouchoirs. Nous marchâmes ainsi
+tout le jour, sans incident matériel, et, comme les premières ombres se
+formaient autour de nous, nous fîmes une estimation approximative de la
+distance parcourue. Elle ne pouvait pas être de moins de cinq cents
+milles, probablement davantage. Pendant tout ce temps le propulseur
+fonctionna et, sans aucun doute, aida positivement notre marche. Quand
+le soleil se coucha, la brise fraîchit et se transforma en une vraie
+tempête. Au-dessous de nous, l'Océan était parfaitement visible en
+raison de sa phosphorescence. Le vent souffla de l'est toute la nuit, et
+nous donna les plus brillants présages de succès. Nous ne souffrîmes pas
+peu du froid, et l'humidité de l'atmosphère nous était fort pénible;
+mais la place libre dans la nacelle était assez vaste pour nous
+permettre de nous coucher, et au moyen de nos manteaux et de quelques
+couvertures nous nous tirâmes passablement d'affaire.
+
+_Post-scriptum (par M. Ainsworth)_.—Ces neuf dernières heures ont été
+incontestablement les plus enflammées de ma vie. Je ne peux rien
+concevoir de plus enthousiasmant que l'étrange péril et la nouveauté
+d'une pareille aventure. Dieu veuille nous donner le succès! Je ne
+demande pas le succès pour le simple salut de mon insignifiante
+personne, mais pour l'amour de la science humaine et pour l'immensité du
+triomphe. Et cependant l'exploit est si évidemment faisable que mon seul
+étonnement est que les hommes aient reculé jusqu'à présent devant la
+tentative. Qu'une simple brise comme celle qui nous favorise
+maintenant,—qu'une pareille rafale pousse un ballon pendant quatre ou
+cinq jours (ces brises durent quelquefois plus longtemps), et le
+voyageur sera facilement porté, dans ce laps de temps, d'une rive à
+l'autre. Avec une pareille brise, le vaste Atlantique n'est plus qu'un
+lac.
+
+Je suis plus frappé, au moment où j'écris, du silence suprême qui règne
+sur la mer, malgré son agitation, que d'aucun autre phénomène. Les eaux
+ne jettent pas de voix vers les cieux. L'immense Océan flamboyant
+au-dessous de nous se tord et se tourmente sans pousser une plainte. Les
+houles montagneuses donnent l'idée d'innombrables démons, gigantesques
+et muets, qui se tordaient dans une impuissante agonie. Dans une nuit
+telle qu'est pour moi celle-ci, un homme vit,—il vit un siècle de vie
+ordinaire,—et je ne donnerais pas ce délice ravissant pour ce siècle
+d'existence vulgaire.
+
+_Dimanche, 7 (manuscrit de M. Mason)_.—Ce matin, vers dix heures, la
+tempête n'était plus qu'une brise de huit ou neuf nœuds (pour un navire
+en mer), et elle nous fait parcourir peut-être trente milles à l'heure,
+peut-être davantage. Néanmoins, elle a tourné ferme vers le nord; et,
+maintenant, au coucher du soleil, nous nous dirigeons droit à l'ouest,
+grâce surtout à la vis et au gouvernail, qui fonctionnent admirablement.
+Je regarde l'entreprise comme entièrement réussie, et la navigation
+aérienne dans toutes les directions (si ce n'est peut-être avec le vent
+absolument debout) comme un problème résolu. Nous n'aurions pas pu faire
+tête à la rude brise d'hier; mais, en montant, nous aurions pu sortir du
+champ de son action, si nous en avions eu besoin. Je suis convaincu
+qu'avec notre propulseur, nous pourrions marcher contre une jolie brise
+carabinée. Aujourd'hui, à midi, nous nous sommes élevés à une hauteur de
+25 000 pieds, en jetant du lest. Nous avons agi ainsi pour chercher un
+courant plus direct, mais nous n'en avons pas trouvé de plus favorable
+que celui dans lequel nous sommes à présent. Nous avons surabondamment
+de gaz pour traverser ce petit lac, dût le voyage durer trois semaines.
+Je n'ai pas la plus légère crainte relativement à l'issue de notre
+entreprise. Les difficultés ont été étrangement exagérées et
+incomprises. Je puis choisir mon courant, et, eussé-je contre moi tous
+les courants, je puis faire passablement ma route avec mon propulseur.
+Nous n'avons pas eu d'incidents notables. La nuit s'annonce bien.
+
+_Post-scriptum (par M. Ainsworth)_.—J'ai peu de chose à noter, excepté
+le fait (fort surprenant pour moi) qu'à une élévation égale à celle du
+Cotopaxi, je n'ai éprouvé ni froid trop intense, ni migraine, ni
+difficulté de respiration; M. Mason, M. Holland, sir Everard n'ont pas
+plus souffert que moi, je crois. M. Osborne s'est plaint d'une
+constriction de la poitrine,—mais cela a disparu assez vite. Nous avons
+filé avec une grande vitesse toute la journée, et nous devons être à
+plus de moitié chemin de l'Atlantique. Nous avons passé au-dessus de
+vingt ou trente navires de toute sorte, et tous semblaient
+délicieusement étonnés. Traverser l'Océan en ballon n'est pas une
+affaire si difficile après tout! _Omne ignotum pro magnifico_.
+
+_Nota_.—À une hauteur de 25 000 pieds, le ciel apparaît presque noir,
+et les étoiles se voient distinctement; pendant que la mer, au lieu de
+paraître convexe, comme on pourrait le supposer, semble absolument et
+entièrement concave[15].
+
+_Lundi, 8 (manuscrit de M. Mason)_.—Ce matin, nous avons encore eu
+quelque embarras avec la tige du propulseur, qui devra être entièrement
+modifiée, de crainte de sérieux accidents;—je parle de la tige d'acier
+et non pas des palettes; ces dernières ne laissaient rien à désirer. Le
+vent a soufflé tout le jour du nord-est, roide et sans interruption,
+tant la fortune semble résolue à nous favoriser. Juste avant le jour,
+nous fûmes tous un peu alarmés par quelques bruits singuliers et
+quelques secousses dans le ballon, accompagnés de la soudaine
+interruption du jeu de la machine. Ces phénomènes étaient occasionnés
+par l'expansion du gaz, résultant d'une augmentation de chaleur dans
+l'atmosphère, et la débâcle naturelle des particules de glace dont le
+filet s'était incrusté pendant la nuit. Nous avons jeté quelques
+bouteilles aux navires que nous avons aperçus. L'une d'elles a été
+recueillie par un grand navire, vraisemblablement un des paquebots qui
+font le service de New York. Nous avons essayé de déchiffrer son nom,
+mais nous ne sommes pas sûrs d'y avoir réussi. Le télescope de M.
+Osborne nous a laissé lire quelque chose comme _l'Atalante_. Il est
+maintenant minuit, et nous marchons toujours à peu près vers l'ouest
+d'une allure rapide. La mer est singulièrement phosphorescente.
+
+_Post-scriptum (par M. Ainsworth)_.—Il est maintenant deux heures du
+matin, et il fait presque calme, autant du moins que j'en peux
+juger;—mais c'est un point qu'il est fort difficile d'apprécier, depuis
+que nous nous mouvons si complètement avec et dans l'air. Je n'ai point
+dormi depuis que j'ai quitté Weal-Vor, mais je ne peux plus y tenir, et
+je vais faire un somme. Nous ne pouvons pas être loin de la côte
+d'Amérique.
+
+_Mardi, 9 (manuscrit de M. Ainsworth)_.—Une heure de
+l'après-midi.—Nous sommes en vue de la côte basse de la Caroline du
+Sud! Le grand problème est résolu. Nous avons traversé
+l'Atlantique,—nous l'avons traversé en ballon, facilement, rondement!
+Dieu soit loué! Qui osera dire maintenant qu'il y a quelque chose
+d'impossible?
+
+Ici finit le journal. Quelques détails sur la descente ont été
+communiqués toutefois par M. Ainsworth à M. Forsyth. Il faisait presque
+un _calme plat_ quand les voyageurs arrivèrent en vue de la côte, qui
+fut immédiatement reconnue par les deux marins et par M. Osborne. Ce
+gentleman ayant des connaissances au fort Moultrie, on résolut
+immédiatement de descendre dans le voisinage.
+
+Le ballon fut porté vers la plage; la marée était basse, le sable ferme,
+uni, admirablement approprié à une descente, et le grappin mordit du
+premier coup et tint bon. Les habitants de l'île et du fort se
+pressaient naturellement pour voir le ballon; mais ce n'était qu'avec
+difficulté qu'on ajoutait foi au voyage accompli,—la _traversée de
+l'Atlantique!_ L'ancre mordait à deux heures de l'après-midi; ainsi le
+voyage entier avait duré soixante-quinze heures; ou plutôt un peu moins,
+si on compte simplement le trajet d'un rivage à l'autre. Il n'était
+arrivé aucun accident sérieux. On n'avait eu à craindre aucun danger
+réel. Le ballon fut dégonflé et serré sans peine; et ces messieurs
+étaient encore au fort Moultrie, quand les manuscrits d'où ce récit est
+tiré partaient par le courrier de Charleston. On ne sait rien de positif
+sur leurs intentions ultérieures; mais nous pouvons promettre en toute
+sûreté à nos lecteurs quelques informations supplémentaires, soit pour
+lundi, soit pour le jour suivant au plus tard.
+
+Voilà certainement l'entreprise la plus prodigieuse, la plus
+intéressante, la plus importante qui ait jamais été accomplie ou même
+tentée par un homme. Quels magnifiques résultats on en peut tirer,
+n'est-il pas superflu maintenant de le déterminer?
+
+
+
+
+AVENTURE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS PFAALL
+
+ Avec un cœur plein de fantaisies délirantes
+ Dont je suis le capitaine,
+ Avec une lance de feu et _un cheval d'air_,
+ À travers l'immensité je voyage.
+
+ _Chanson de Tom O'Bedlam_[16].
+
+
+D'après les nouvelles les plus récentes de Rotterdam, il paraît que
+cette ville est dans un singulier état d'effervescence philosophique. En
+réalité, il s'y est produit des phénomènes d'un genre si complètement
+inattendu, si entièrement nouveau, si absolument en contradiction avec
+toutes les opinions reçues que je ne doute pas qu'avant peu toute
+l'Europe ne soit sens dessus dessous, toute la physique en fermentation,
+et que la raison et l'astronomie ne se prennent aux cheveux.
+
+Il paraît que le... du mois de... (je ne me rappelle pas positivement la
+date), une foule immense était rassemblée, dans un but qui n'est pas
+spécifié, sur la grande place de la Bourse de la confortable ville de
+Rotterdam. La journée était singulièrement chaude pour la saison, il y
+avait à peine un souffle d'air, et la foule n'était pas trop fâchée de
+se trouver de temps à autre aspergée d'une ondée amicale de quelques
+minutes, qui s'épanchait des vastes masses de nuages blancs abondamment
+éparpillés à travers la voûte bleue du firmament.
+
+Toutefois, vers midi, il se manifesta dans l'assemblée une légère mais
+remarquable agitation, suivie du brouhaha de dix mille langues; une
+minute après, dix mille visages se tournèrent vers le ciel, dix mille
+pipes descendirent simultanément du coin de dix mille bouches, et un
+cri, qui ne peut être comparé qu'au rugissement du Niagara, retentit
+longuement, hautement, furieusement, à travers toute la cité et tous les
+environs de Rotterdam.
+
+L'origine de ce vacarme devint bientôt suffisamment manifeste. On vit
+déboucher et entrer dans une des lacunes de l'étendue azurée, du fond
+d'une de ces vastes masses de nuages, aux contours vigoureusement
+définis, un être étrange, hétérogène, d'une apparence solide, si
+singulièrement configuré, si fantastiquement organisé que la foule de
+ces gros bourgeois qui le regardaient d'en bas, bouche béante, ne
+pouvait absolument y rien comprendre ni se lasser de l'admirer.
+
+Qu'est-ce que cela pouvait être? Au nom de tous les diables de
+Rotterdam, qu'est-ce que cela pouvait présager? Personne ne le savait,
+personne ne pouvait le deviner; personne,—pas même le bourgmestre
+Mynheer Superbus Von Underduk,—ne possédait la plus légère donnée pour
+éclaircir ce mystère; en sorte que, n'ayant rien de mieux à faire, tous
+les Rotterdamois, à un homme près, remirent sérieusement leurs pipes
+dans le coin de leurs bouches, et gardant toujours un œil braqué sur le
+phénomène, se mirent à pousser leur fumée, firent une pause, se
+dandinèrent de droite à gauche, et grognèrent significativement,—puis
+se dandinèrent de gauche à droite, grognèrent, firent une pause, et
+finalement, se remirent à pousser leur fumée.
+
+Cependant, on voyait descendre, toujours plus bas vers la béate ville de
+Rotterdam, l'objet d'une si grande curiosité et la cause d'une si grosse
+fumée. En quelques minutes, la chose arriva assez près pour qu'on pût la
+distinguer exactement. Cela semblait être,—oui! _c'était_
+indubitablement une espèce de ballon, mais jusqu'alors, à coup sûr,
+Rotterdam n'avait pas vu de pareil ballon. Car qui—je vous le
+demande—a jamais entendu parler d'un ballon entièrement fabriqué avec
+des journaux crasseux? Personne en Hollande, certainement; et cependant,
+là, sous le nez même du peuple ou plutôt à quelque distance au-dessus de
+son nez, apparaissait la chose en question, la chose elle-même,
+faite—j'ai de bonnes autorités pour l'affirmer—avec cette même matière
+à laquelle personne n'avait jamais pensé pour un pareil dessein. C'était
+une énorme insulte au bon sens des bourgeois de Rotterdam.
+
+Quant à la forme du phénomène, elle était encore plus répréhensible,—ce
+n'était guère qu'un gigantesque bonnet de fou tourné sens dessus
+dessous. Et cette similitude fut loin d'être amoindrie, quand, en
+l'inspectant de plus près, la foule vit un énorme gland pendu à la
+pointe, et autour du bord supérieur ou de la base du cône un rang de
+petits instruments qui ressemblaient à des clochettes de brebis et
+tintinnabulaient incessamment sur l'air de _Betty Martin_.
+
+Mais voilà qui était encore plus violent:—suspendu par des rubans bleus
+au bout de la fantastique machine, se balançait, en manière de nacelle,
+un immense chapeau de castor gris américain, à bords superlativement
+larges, à calotte hémisphérique, avec un ruban noir et une boucle
+d'argent. Chose assez remarquable toutefois, maint citoyen de Rotterdam
+aurait juré qu'il connaissait déjà ce chapeau, et, en vérité, toute
+l'assemblée le regardait presque avec des yeux familiers; pendant que
+dame Grettel Pfaall poussait en le voyant une exclamation de joie et de
+surprise, et déclarait que c'était positivement le chapeau de son cher
+homme lui-même. Or, c'était une circonstance d'autant plus importante à
+noter que Pfaall, avec ses trois compagnons, avait disparu de Rotterdam,
+depuis cinq ans environ, d'une manière soudaine et inexplicable, et,
+jusqu'au moment où commence ce récit, tous les efforts pour obtenir des
+renseignements sur eux avaient échoué. Il est vrai qu'on avait découvert
+récemment, dans une partie retirée de la ville, à l'est, quelques
+ossements humains, mêlés à un amas de décombres d'un aspect bizarre; et
+quelques profanes avaient été jusqu'à supposer qu'un hideux meurtre
+avait dû être commis en cet endroit, et que Hans Pfaall et ses camarades
+en avaient été très-probablement les victimes. Mais revenons à notre
+récit.
+
+Le ballon (car c'en était un, décidément) était maintenant descendu à
+cent pieds du sol, et montrait distinctement à la foule le personnage
+qui l'habitait. Un singulier individu, en vérité. Il ne pouvait guère
+avoir plus de deux pieds de haut. Mais sa taille, toute petite qu'elle
+était, ne l'aurait pas empêché de perdre l'équilibre, et de passer
+par-dessus le bord de sa toute petite nacelle, sans l'intervention d'un
+rebord circulaire qui lui montait jusqu'à la poitrine, et se rattachait
+aux cordes du ballon. Le corps du petit homme était volumineux au delà
+de toute proportion, et donnait à l'ensemble de son individu une
+apparence de rotondité singulièrement absurde. De ses pieds,
+naturellement, on n'en pouvait rien voir. Ses mains étaient
+monstrueusement grosses, ses cheveux, gris et rassemblés par derrière en
+une queue; son nez, prodigieusement long, crochu et empourpré; ses yeux
+bien fendus, brillants et perçants, son menton et ses joues,—quoique
+ridées par la vieillesse,—larges, boursouflés, doubles; mais, sur les
+deux côtés de sa tête, il était impossible d'apercevoir le semblant
+d'une oreille.
+
+Ce drôle de petit monsieur était habillé d'un paletot-sac de satin bleu
+de ciel et de culottes collantes assorties, serrées aux genoux par une
+boucle d'argent. Son gilet était d'une étoffe jaune et brillante; un
+bonnet de taffetas blanc était gentiment posé sur le côté de sa tête;
+et, pour compléter cet accoutrement, un foulard écarlate entourait son
+cou, et, contourné en un nœud superlatif, laissait traîner sur sa
+poitrine ses bouts prétentieusement longs.
+
+Étant descendu, comme je l'ai dit, à cent pieds environ du sol, le vieux
+petit monsieur fut soudainement saisi d'une agitation nerveuse, et parut
+peu soucieux de s'approcher davantage de la _terre ferme_. Il jeta donc
+une quantité de sable d'un sac de toile qu'il souleva à grand-peine, et
+resta stationnaire pendant un instant. Il s'appliqua alors à extraire de
+la poche de son paletot, d'une manière agitée et précipitée, un grand
+portefeuille de maroquin. Il le pesa soupçonneusement dans sa main,
+l'examina avec un air d'extrême surprise, comme évidemment étonné de son
+poids. Enfin, il l'ouvrit, en tira une énorme lettre scellée de cire
+rouge et soigneusement entortillée de fil de même couleur, et la laissa
+tomber juste aux pieds du bourgmestre Superbus Von Underduk.
+
+Son Excellence se baissa pour la ramasser. Mais l'aéronaute, toujours
+fort inquiet, et n'ayant apparemment pas d'autres affaires qui le
+retinssent à Rotterdam, commençait déjà à faire précipitamment ses
+préparatifs de départ; et, comme il fallait décharger une portion de son
+lest pour pouvoir s'élever de nouveau, une demi-douzaine de sacs qu'il
+jeta l'un après l'autre, sans se donner la peine de les vider, tombèrent
+coup sur coup sur le dos de l'infortuné bourgmestre, et le culbutèrent
+juste une demi-douzaine de fois à la face de tout Rotterdam.
+
+Il ne faut pas supposer toutefois que le grand Underduk ait laissé
+passer impunément cette impertinence de la part du vieux petit bonhomme.
+On dit, au contraire, qu'à chacune de ses six culbutes il ne poussa pas
+moins de six bouffées, distinctes et furieuses, de sa chère pipe qu'il
+retenait pendant tout ce temps et de toutes ses forces, et qu'il se
+propose de tenir ainsi—si Dieu le permet—jusqu'au jour de sa mort.
+
+Cependant, le ballon s'élevait comme une alouette, et, planant au-dessus
+de la cité, finit par disparaître tranquillement derrière un nuage
+semblable à celui d'où il avait si singulièrement émergé, et fut ainsi
+perdu pour les yeux éblouis des bons citoyens de Rotterdam.
+
+Toute l'attention se porta alors sur la lettre, dont la transmission
+avec les accidents qui la suivirent avait failli être si fatale à la
+personne et à la dignité de Son Excellence Von Underduk. Toutefois, ce
+fonctionnaire n'avait pas oublié durant ses mouvements giratoires de
+mettre en sûreté l'objet important,—la lettre,—qui, d'après la
+suscription, était tombée dans des mains légitimes, puisqu'elle était
+adressée à lui d'abord, et au professeur Rudabub, en leurs qualités
+respectives de président et de vice-président du Collège astronomique de
+Rotterdam. Elle fut donc ouverte sur-le-champ par ces dignitaires, et
+ils y trouvèrent la communication suivante, très-extraordinaire, et, ma
+foi, très-sérieuse:
+
+_À Leurs Excellences Von Underduk et Rudabub, président et
+vice-président du Collège national astronomique de la ville de
+Rotterdam._
+
+Vos Excellences se souviendront peut-être d'un humble artisan, du nom de
+Hans Pfaall, raccommodeur de soufflets de son métier, qui disparut de
+Rotterdam, il y a environ cinq ans, avec trois individus et d'une
+manière qui a dû être regardée comme inexplicable. C'est moi, Hans
+Pfaall lui-même—n'en déplaise à Vos Excellences—qui suis l'auteur de
+cette communication. Il est de notoriété parmi la plupart de mes
+concitoyens que j'ai occupé, quatre ans durant, la petite maison de
+briques placée à l'entrée de la ruelle dite _Sauerkraut_, et que j'y
+demeurais encore au moment de ma disparition. Mes aïeux y ont toujours
+résidé, de temps immémorial, et ils y ont invariablement exercé comme
+moi-même la très-respectable et très-lucrative profession de
+raccommodeurs de soufflets; car, pour dire la vérité, jusqu'à ces
+dernières années, où toutes les têtes de la population ont été mises en
+feu par la politique, jamais plus fructueuse industrie n'avait été
+exercée par un honnête citoyen de Rotterdam, et personne n'en était plus
+digne que moi. Le crédit était bon, la pratique donnait ferme, on ne
+manquait ni d'argent ni de bonne volonté. Mais, comme je l'ai dit, nous
+ressentîmes bientôt les effets de la liberté, des grands discours, du
+radicalisme et de toutes les drogues de cette espèce. Les gens qui
+jusque-là avaient été les meilleures pratiques du monde n'avaient plus
+un moment pour penser à nous. Ils en avaient à peine assez pour
+apprendre l'histoire des révolutions et pour surveiller dans sa marche
+l'intelligence et l'idée du siècle. S'ils avaient besoin de souffler
+leur feu, ils se faisaient un soufflet avec un journal. À mesure que le
+gouvernement devenait plus faible, j'acquérais la conviction que le cuir
+et le fer devenaient de plus en plus indestructibles; et bientôt il n'y
+eut pas dans tout Rotterdam un seul soufflet qui eût besoin d'être
+repiqué, ou qui réclamât l'assistance du marteau. C'était un état de
+choses impossible. Je fus bientôt aussi gueux qu'un rat, et, comme
+j'avais une femme et des enfants à nourrir, mes charges devinrent à la
+longue intolérables, et je passai toutes mes heures à réfléchir sur le
+mode le plus convenable pour me débarrasser de la vie.
+
+Cependant, mes chiens de créanciers me laissaient peu de loisir pour la
+méditation. Ma maison était littéralement assiégée du matin au soir. Il
+y avait particulièrement trois gaillards qui me tourmentaient au delà du
+possible, montant continuellement la garde devant ma porte, et me
+menaçant toujours de la loi. Je me promis de tirer de ces trois êtres
+une vengeance amère, si jamais j'étais assez heureux pour les tenir dans
+mes griffes; et je crois que cette espérance ravissante fut la seule
+chose qui m'empêcha de mettre immédiatement à exécution mon plan de
+suicide, qui était de me faire sauter la cervelle d'un coup d'espingole.
+Toutefois, je jugeai qu'il valait mieux dissimuler ma rage, et les
+bourrer de promesses et de belles paroles, jusqu'à ce que, par un
+caprice heureux de la destinée, l'occasion de la vengeance vînt s'offrir
+à moi.
+
+Un jour que j'étais parvenu à leur échapper, et que je me sentais encore
+plus abattu que d'habitude, je continuai à errer pendant longtemps
+encore et sans but à travers les rues les plus obscures, jusqu'à ce
+qu'enfin je butai contre le coin d'une échoppe de bouquiniste. Trouvant
+sous ma main un fauteuil à l'usage des pratiques, je m'y jetai de
+mauvaise humeur, et, sans savoir pourquoi, j'ouvris le premier volume
+qui me tomba sous la main. Il se trouva que c'était une petite brochure
+traitant de l'astronomie spéculative, et écrite, soit par le professeur
+Encke, de Berlin, soit par un Français dont le nom ressemblait beaucoup
+au sien. J'avais une légère teinture de cette science, et je fus bientôt
+tellement absorbé par la lecture de ce livre que je le lus deux fois
+d'un bout à l'autre avant de revenir au sentiment de ce qui se passait
+autour de moi.
+
+Cependant, il commençait à faire nuit, et je repris le chemin de mon
+logis. Mais la lecture de ce petit traité (coïncidant avec une
+découverte pneumatique[17] qui m'avait été récemment communiquée par un
+cousin de Nantes, comme un secret d'une haute importance) avait fait sur
+mon esprit une impression indélébile; et, tout en flânant à travers les
+rues crépusculeuses, je repassais minutieusement dans ma mémoire les
+raisonnements étranges, et quelquefois inintelligibles, de l'écrivain.
+Il y avait quelques passages qui avaient affecté mon imagination d'une
+manière extraordinaire.
+
+Plus j'y rêvais, plus intense devenait l'intérêt qu'ils avaient excité
+en moi. Mon éducation, généralement fort limitée, mon ignorance spéciale
+des sujets relatifs à la philosophie naturelle, loin de m'ôter toute
+confiance dans mon aptitude à comprendre ce que j'avais lu, ou de
+m'induire à mettre en suspicion les notions confuses et vagues qui
+avaient surgi naturellement de ma lecture, devenaient simplement un
+aiguillon plus puissant pour mon imagination; et j'étais assez vain, ou
+peut-être assez raisonnable, pour me demander si ces idées indigestes
+qui surgissent dans les esprits mal réglés ne contiennent pas souvent en
+elles—comme elles en ont la parfaite apparence—toute la force, toute
+la réalité, et toutes les autres propriétés inhérentes à l'instinct et à
+l'intuition.
+
+Il était tard quand j'arrivai à la maison, et je me mis immédiatement au
+lit. Mais mon esprit était trop préoccupé pour que je pusse dormir, et
+je passai la nuit entière en méditations. Je me levai de grand matin, et
+je courus vivement à l'échoppe du bouquiniste, où j'employai tout le peu
+d'argent qui me restait à l'acquisition de quelques volumes de mécanique
+et d'astronomie pratiques. Je les transportai chez moi comme un trésor,
+et je consacrai à les lire tous mes instants de loisir. Je fis ainsi
+assez de progrès dans mes nouvelles études pour mettre à exécution
+certain projet qui m'avait été inspiré par le diable ou par mon bon
+génie.
+
+Pendant tout ce temps, je fis tous mes efforts pour me concilier les
+trois créanciers qui m'avaient causé tant de tourments. Finalement, j'y
+réussis, tant en vendant une assez grande partie de mon mobilier pour
+satisfaire à moitié leurs réclamations qu'en leur faisant la promesse de
+solder la différence après la réalisation d'un petit projet qui me
+trottait dans la tête, et pour l'accomplissement duquel je réclamais
+leurs services. Grâce à ces moyens (car c'étaient des gens fort
+ignorants), je n'eus pas grand-peine à les faire entrer dans mes vues.
+
+Les choses ainsi arrangées, je m'appliquai, avec l'aide de ma femme,
+avec les plus grandes précautions et dans le plus parfait secret, à
+disposer du bien qui me restait, et à réaliser par de petits emprunts,
+et sous différents prétextes, une assez bonne quantité d'argent
+comptant, sans m'inquiéter le moins du monde, je l'avoue à ma honte, des
+moyens de remboursement.
+
+Grâce à cet accroissement de ressources, je me procurai, en diverses
+fois, plusieurs pièces de très-belle batiste, de douze yards
+chacune,—de la ficelle,—une provision de vernis de caoutchouc,—un
+vaste et profond panier d'osier, fait sur commande,—et quelques autres
+articles nécessaires à la construction et à l'équipement d'un ballon
+d'une dimension extraordinaire. Je chargeai ma femme de le confectionner
+le plus rapidement possible, et je lui donnai toutes les instructions
+nécessaires pour la manière de procéder.
+
+En même temps, je fabriquais avec de la ficelle un filet d'une dimension
+suffisante, j'y adaptais un cerceau et des cordes, et je faisais
+l'emplette des nombreux instruments et des matières nécessaires pour
+faire des expériences dans les plus hautes régions de l'atmosphère. Une
+nuit, je transportai prudemment dans un endroit retiré de Rotterdam, à
+l'est, cinq barriques cerclées de fer, qui pouvaient contenir chacune
+environ cinquante gallons, et une sixième d'une dimension plus vaste;
+six tubes en fer-blanc, de trois pouces de diamètre et de quatre pieds
+de long, façonnés _ad hoc_; une bonne quantité _d'une certaine substance
+métallique ou demi-métal_, que je ne nommerai pas, et une douzaine de
+dames-jeannes remplies d'un acide très-commun. Le gaz qui devait
+résulter de cette combinaison est un gaz qui n'a jamais été, jusqu'à
+présent, fabriqué que par moi, ou du moins qui n'a jamais été appliqué à
+un pareil objet. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est _une des
+parties constituantes de l'azote_, qui a été si longtemps regardé comme
+irréductible, et que sa densité est moindre que celle de l'hydrogène
+d'environ trente-sept fois et quatre dixièmes. Il est sans saveur, mais
+non sans odeur; il brûle, quand il est pur, avec une flamme verdâtre; il
+attaque instantanément la vie animale. Je ne ferais aucune difficulté
+d'en livrer tout le secret, mais il appartient de droit, comme je l'ai
+déjà fait entendre, à un citoyen de Nantes, en France, par qui il m'a
+été communiqué sous condition.
+
+Le même individu m'a confié, sans être le moins du monde au fait de mes
+intentions, un procédé pour fabriquer les ballons avec un certain tissu
+animal, qui rend la fuite du gaz chose presque impossible; mais je
+trouvai ce moyen beaucoup trop dispendieux, et, d'ailleurs, il se
+pouvait que la batiste, revêtue d'une couche de caoutchouc, fût tout
+aussi bonne. Je ne mentionne cette circonstance que parce que je crois
+probable que l'individu en question tentera, un de ces jours, une
+ascension avec le nouveau gaz et la matière dont j'ai parlé, et que je
+ne veux pas le priver de l'honneur d'une invention très-originale.
+
+À chacune des places qui devaient être occupées par l'un des petits
+tonneaux, je creusai secrètement un petit trou; les trous formant de
+cette façon un cercle de vingt-cinq pieds de diamètre. Au centre du
+cercle, qui était la place désignée pour la plus grande barrique, je
+creusai un trou plus profond. Dans chacun des cinq petits trous, je
+disposai une boîte de fer-blanc, contenant cinquante livres de poudre à
+canon, et dans le plus grand un baril qui en tenait cent cinquante. Je
+reliai convenablement le baril et les cinq boîtes par des traînées
+couvertes, et, ayant fourré dans l'une des boîtes le bout d'une mèche
+longue de quatre pieds environ, je comblai le trou et plaçai la barrique
+par-dessus, laissant dépasser l'autre bout de la mèche d'un pouce à peu
+près au delà de la barrique, et d'une manière presque invisible. Je
+comblai successivement les autres trous, et disposai chaque barrique à
+la place qui lui était destinée.
+
+Outre les articles que j'ai énumérés, je transportai à mon dépôt général
+et j'y cachai un des appareils perfectionnés de Grimm pour la
+condensation de l'air atmosphérique. Toutefois, je découvris que cette
+machine avait besoin de singulières modifications pour devenir propre à
+l'emploi auquel je la destinais. Mais, grâce à un travail entêté et à
+une incessante persévérance, j'arrivai à des résultats excellents dans
+tous mes préparatifs. Mon ballon fut bientôt parachevé. Il pouvait
+contenir plus de quarante mille pieds cubes de gaz; il pouvait
+facilement m'enlever, selon mes calculs, moi et tout mon attirail, et
+même, en le gouvernant convenablement, cent soixante-quinze livres de
+lest par-dessus le marché. Il avait reçu trois couches de vernis, et je
+vis que la batiste remplissait parfaitement l'office de la soie; elle
+était également solide et coûtait beaucoup moins cher.
+
+Tout étant prêt, j'exigeai de ma femme qu'elle me jurât le secret sur
+toutes mes actions depuis le jour de ma première visite à l'échoppe du
+bouquiniste, et je lui promis de mon côté de revenir aussitôt que les
+circonstances me le permettraient. Je lui donnai le peu d'argent qui me
+restait et je lui fis mes adieux. En réalité, je n'avais pas
+d'inquiétude sur son compte. Elle était ce que les gens appellent une
+maîtresse femme, et pouvait très-bien faire ses affaires sans mon
+assistance. Je crois même, pour tout dire, qu'elle m'avait toujours
+regardé comme un triste fainéant,—un simple complément de poids,—un
+remplissage,—une espèce d'homme bon pour bâtir des châteaux en l'air,
+et rien de plus,—et qu'elle n'était pas fâchée d'être débarrassée de
+moi. Il faisait nuit sombre quand je lui fis mes adieux, et, prenant
+avec moi, en manière d'aides de camp, les trois créanciers qui m'avaient
+causé tant de souci, nous portâmes le ballon avec sa nacelle et tous ses
+accessoires par une route détournée, à l'endroit où j'avais déposé les
+autres articles. Nous les y trouvâmes parfaitement intacts, et je me mis
+immédiatement à la besogne.
+
+Nous étions au 1er avril. La nuit, comme je l'ai dit, était sombre; on
+ne pouvait pas apercevoir une étoile; et une bruine épaisse, qui tombait
+par intervalles, nous incommodait fort. Mais ma grande inquiétude,
+c'était le ballon, qui, en dépit du vernis qui le protégeait, commençait
+à s'alourdir par l'humidité; la poudre aussi pouvait s'avarier. Je fis
+donc travailler rudement mes trois gredins, je leur fis piler de la
+glace autour de la barrique centrale et agiter l'acide dans les autres.
+Cependant, ils ne cessaient de m'importuner de questions pour savoir ce
+que je voulais faire avec tout cet attirail, et exprimaient un vif
+mécontentement de la terrible besogne à laquelle je les condamnais. Ils
+ne comprenaient pas—disaient-ils—ce qu'il pouvait résulter de bon à
+leur faire ainsi se mouiller la peau uniquement pour les rendre
+complices d'une aussi abominable incantation. Je commençais à être un
+peu inquiet, et j'avançais l'ouvrage de toute ma force; car, en vérité,
+ces idiots s'étaient figuré, j'imagine, que j'avais fait un pacte avec
+le diable, et que dans tout ce que je faisais maintenant il n'y avait
+rien de bien rassurant. J'avais donc une très-grande crainte de les voir
+me planter là. Toutefois, je m'efforçai de les apaiser en leur
+promettant de les payer jusqu'au dernier sou, aussitôt que j'aurais mené
+à bonne fin la besogne en préparation. Naturellement ils interprétèrent
+ces beaux discours comme ils voulurent, s'imaginant sans doute que de
+toute manière j'allais me rendre maître d'une immense quantité d'argent
+comptant; et, pourvu que je leur payasse ma dette, et un petit brin en
+plus, en considération de leurs services, j'ose affirmer qu'ils
+s'inquiétaient fort peu de ce qui pouvait advenir de mon âme ou de ma
+carcasse.
+
+Au bout de quatre heures et demie environ, le ballon me parut
+suffisamment gonflé. J'y suspendis donc la nacelle, et j'y plaçai tous
+mes bagages, un télescope, un baromètre avec quelques modifications
+importantes, un thermomètre, un électromètre, un compas, une boussole,
+une montre à secondes, une cloche, un porte-voix, etc., etc., ainsi
+qu'un globe de verre où j'avais fait le vide, et hermétiquement bouché,
+sans oublier l'appareil condensateur, de la chaux vive, un bâton de cire
+à cacheter, une abondante provision d'eau, et des vivres en quantité,
+tels que le _pemmican_[18], qui contient une énorme matière nutritive
+comparativement à son petit volume. J'installai aussi dans ma nacelle un
+couple de pigeons et une chatte.
+
+Nous étions presque au point du jour, et je pensai qu'il était
+grandement temps d'effectuer mon départ. Je laissai donc tomber par
+terre, comme par accident, un cierge allumé et, en me baissant pour le
+ramasser, j'eus soin de mettre sournoisement le feu à la mèche, dont le
+bout, comme je l'ai dit, dépassait un peu le bord inférieur d'un des
+petits tonneaux.
+
+J'exécutai cette manœuvre sans être vu le moins du monde par mes trois
+bourreaux; je sautai dans la nacelle, je coupai immédiatement l'unique
+corde qui me retenait à la terre, et je m'aperçus avec bonheur que
+j'étais enlevé avec une inconcevable rapidité; le ballon emportait
+très-facilement ses cent soixante-quinze livres de lest de plomb; il
+aurait pu en porter le double. Quand je quittai la terre, le baromètre
+marquait trente pouces, et le thermomètre centigrade 19 degrés.
+
+Cependant, j'étais à peine monté à une hauteur de cinquante yards, quand
+arriva derrière moi, avec un rugissement et un grondement épouvantables,
+une si épaisse trombe de feu et de gravier, de bois et de métal
+enflammés, mêlés à des membres humains déchirés, que je sentis mon cœur
+défaillir, et que je me jetai tout au fond de ma nacelle tremblant de
+terreur.
+
+Alors, je compris que j'avais horriblement chargé la mine, et que
+j'avais encore à subir les principales conséquences de la secousse. En
+effet, en moins d'une seconde, je sentis tout mon sang refluer vers mes
+tempes, et immédiatement, inopinément, une commotion que je n'oublierai
+jamais éclata à travers les ténèbres et sembla déchirer en deux le
+firmament lui-même. Plus tard, quand j'eus le temps de la réflexion, je
+ne manquai pas d'attribuer l'extrême violence de l'explosion
+relativement à moi, à sa véritable cause,—c'est-à-dire à ma position,
+directement au-dessus de la mine et dans la ligne de son action la plus
+puissante. Mais, en ce moment, je ne songeais qu'à sauver ma vie.
+D'abord, le ballon s'affaissa, puis il se dilata furieusement, puis il
+se mit à pirouetter avec une vélocité vertigineuse, et finalement,
+vacillant et roulant comme un homme ivre, il me jeta par-dessus le bord
+de la nacelle, et me laissa accroché à une épouvantable hauteur, la tête
+en bas par un bout de corde fort mince, haut de trois pieds de long
+environ, qui pendait par hasard à travers une crevasse, près du fond du
+panier d'osier, et dans lequel, au milieu de ma chute, mon pied gauche
+s'engagea providentiellement. Il est impossible, absolument impossible,
+de se faire une idée juste de l'horreur de ma situation. J'ouvrais
+convulsivement la bouche pour respirer, un frisson ressemblant à un
+accès de fièvre secouait tous les nerfs et tous les muscles de mon
+être,—je sentais mes yeux jaillir de leurs orbites, une horrible nausée
+m'envahit,—enfin je m'évanouis et perdis toute conscience.
+
+Combien de temps restai-je dans cet état, il m'est impossible de le
+dire. Il s'écoula toutefois un assez long temps, car, lorsque je
+recouvrai en partie l'usage de mes sens, je vis le jour qui se
+levait;—le ballon se trouvait à une prodigieuse hauteur au-dessus de
+l'immensité de l'Océan, et dans les limites de ce vaste horizon, aussi
+loin que pouvait s'étendre ma vue, je n'apercevais pas trace de terre.
+Cependant, mes sensations, quand je revins à moi, n'étaient pas aussi
+étrangement douloureuses que j'aurais dû m'y attendre. En réalité, il y
+avait beaucoup de folie dans la contemplation placide avec laquelle
+j'examinai d'abord ma situation. Je portai mes deux mains devant mes
+yeux, l'une après l'autre, et me demandai avec étonnement quel accident
+pouvait avoir gonflé mes veines et noirci si horriblement mes ongles.
+Puis j'examinai soigneusement ma tête, je la secouai à plusieurs
+reprises, et la tâtai avec une attention minutieuse, jusqu'à ce que je
+me fusse heureusement assuré qu'elle n'était pas, ainsi que j'en avais
+eu l'horrible idée, plus grosse que mon ballon. Puis, avec l'habitude
+d'un homme qui sait où sont ses poches, je tâtai les deux poches de ma
+culotte, et, m'apercevant que j'avais perdu mon calepin et mon étui à
+cure-dent, je m'efforçai de me rendre compte de leur disparition, et, ne
+pouvant y réussir, j'en ressentis un inexprimable chagrin. Il me sembla
+alors que j'éprouvais une vive douleur à la cheville de mon pied gauche,
+et une obscure conscience de ma situation commença à poindre dans mon
+esprit.
+
+Mais—chose étrange!—je n'éprouvai ni étonnement ni horreur. Si je
+ressentis une émotion quelconque, ce fut une espèce de satisfaction ou
+d'épanouissement en pensant à l'adresse qu'il me faudrait déployer pour
+me tirer de cette singulière alternative; et je ne fis pas de mon salut
+définitif l'objet d'un doute d'une seconde. Pendant quelques minutes, je
+restai plongé dans la plus profonde méditation. Je me rappelle
+distinctement que j'ai souvent serré les lèvres, que j'ai appliqué mon
+index sur le côté de mon nez, et j'ai pratiqué les gesticulations et
+grimaces habituelles aux gens qui, installés tout à leur aise dans leur
+fauteuil, méditent sur des matières embrouillées ou importantes.
+
+Quand je crus avoir suffisamment rassemblé mes idées, je portai avec la
+plus grande précaution, la plus parfaite délibération, mes mains
+derrière mon dos, et je détachai la grosse boucle de fer qui terminait
+la ceinture de mon pantalon. Cette boucle avait trois dents qui, étant
+un peu rouillées, tournaient difficilement sur leur axe. Cependant, avec
+beaucoup de patience, je les amenai à angle droit avec le corps de la
+boucle et m'aperçus avec joie qu'elles restaient fermes dans cette
+position. Tenant entre mes dents cette espèce d'instrument, je
+m'appliquai à dénouer le nœud de ma cravate. Je fus obligé de me
+reposer plus d'une fois avant d'avoir accompli cette manœuvre; mais, à
+la longue, j'y réussis. À l'un des bouts de la cravate, j'assujettis la
+boucle, et, pour plus de sécurité, je nouai étroitement l'autre bout
+autour de mon poing. Soulevant alors mon corps par un déploiement
+prodigieux de force musculaire, je réussis du premier coup à jeter la
+boucle par-dessus la nacelle et à l'accrocher, comme je l'avais espéré,
+dans le rebord circulaire de l'osier.
+
+Mon corps faisait alors avec la paroi de la nacelle un angle de
+quarante-cinq degrés environ; mais il ne faut pas entendre que je fusse
+à quarante-cinq degrés au-dessous de la perpendiculaire; bien loin de
+là, j'étais toujours placé dans un plan presque parallèle au niveau de
+l'horizon; car la nouvelle position que j'avais conquise avait eu pour
+effet de chasser d'autant le fond de la nacelle, et conséquemment ma
+position était des plus périlleuses.
+
+Mais qu'on suppose que, dans le principe, lorsque je tombai de la
+nacelle, je fusse tombé la face tournée vers le ballon au lieu de
+l'avoir tournée du côté opposé, comme elle était maintenant,—ou, en
+second lieu, que la corde par laquelle j'étais accroché eût pendu par
+hasard du rebord supérieur, au lieu de passer par une crevasse du
+fond,—on concevra facilement que, dans ces deux hypothèses, il m'eût
+été impossible d'accomplir un pareil miracle,—et les présentes
+révélations eussent été entièrement perdues pour la postérité. J'avais
+donc toutes les raisons de bénir le hasard; mais, en somme, j'étais
+tellement stupéfié que je me sentais incapable de rien faire, et que je
+restai suspendu, pendant un quart d'heure peut-être, dans cette
+extraordinaire situation, sans tenter de nouveau le plus léger effort,
+perdu dans un singulier calme et dans une béatitude idiote. Mais cette
+disposition de mon être s'évanouit bien vite et fit place à un sentiment
+d'horreur, d'effroi, d'absolue désespérance et de destruction. En
+réalité, le sang si longtemps accumulé dans les vaisseaux de la tête et
+de la gorge, et qui avait jusque-là créé en moi un délire salutaire dont
+l'action suppléait à l'énergie, commençait maintenant à refluer et à
+reprendre son niveau; et la clairvoyance qui me revenait, augmentant la
+perception du danger, ne servait qu'à me priver du sang-froid et du
+courage nécessaires pour l'affronter. Mais, par bonheur pour moi, cette
+faiblesse ne fut pas de longue durée. L'énergie du désespoir me revint à
+propos, et, avec des cris et des efforts frénétiques, je m'élançai
+convulsivement et à plusieurs reprises par une secousse générale,
+jusqu'à ce qu'enfin, m'accrochant au bord si désiré avec des griffes
+plus serrées qu'un étau, je tortillai mon corps par-dessus et tombai la
+tête la première et tout pantelant dans le fond de la nacelle.
+
+Ce ne fut qu'après un certain laps de temps que je fus assez maître de
+moi pour m'occuper de mon ballon. Mais alors je l'examinai avec
+attention et découvris, à ma grande joie, qu'il n'avait subi aucune
+avarie. Tous mes instruments étaient sains et saufs, et,
+très-heureusement, je n'avais perdu ni lest ni provisions. À la vérité,
+je les avais si bien assujettis à leur place qu'un pareil accident était
+chose tout à fait improbable. Je regardai à ma montre, elle marquait six
+heures. Je continuais à monter rapidement, et le baromètre me donnait
+alors une hauteur de trois milles trois quarts. Juste au-dessous de moi
+apparaissait dans l'Océan un petit objet noir, d'une forme légèrement
+allongée, à peu près de la dimension d'un domino, et ressemblant
+fortement, à tous égards, à l'un de ces petits joujoux. Je dirigeai mon
+télescope sur lui, et je vis distinctement que c'était un vaisseau
+anglais de quatre-vingt-quatorze canons tanguant lourdement dans la mer,
+au plus près du vent, et le cap à l'ouest-sud-ouest. À l'exception de ce
+navire, je ne vis rien que l'Océan et le ciel, et le soleil qui était
+levé depuis longtemps.
+
+Il est grandement temps que j'explique à Vos Excellences l'objet de mon
+voyage. Vos Excellences se souviennent que ma situation déplorable à
+Rotterdam m'avait à la longue poussé à la résolution du suicide. Ce
+n'était pas cependant que j'eusse un dégoût positif de la vie elle-même,
+mais j'étais harassé, à n'en pouvoir plus, par les misères accidentelles
+de ma position. Dans cette disposition d'esprit, désirant vivre encore,
+et cependant fatigué de la vie, le traité que je lus à l'échoppe du
+bouquiniste, appuyé par l'opportune découverte de mon cousin de Nantes,
+ouvrit une ressource à mon imagination. Je pris enfin un parti décisif.
+Je résolus de partir, mais de vivre,—de quitter le monde, mais de
+continuer mon existence;—bref, et pour couper court aux énigmes, je
+résolus, sans m'inquiéter du reste, de me frayer, si je pouvais, un
+passage _jusqu'à la lune_.
+
+Maintenant, pour qu'on ne me croie pas plus fou que je ne le suis, je
+vais exposer en détail, et le mieux que je pourrai, les considérations
+qui m'induisirent à croire qu'une entreprise de cette nature, quoique
+difficile sans doute et pleine de dangers, n'était pas absolument, pour
+un esprit audacieux, située au delà des limites du possible.
+
+La première chose à considérer était la distance positive de la lune à
+la terre. Or, la distance moyenne ou approximative entre les centres de
+ces deux planètes est de cinquante-neuf fois, plus une fraction, le
+rayon équatorial de la terre, ou environ 237 000 milles. Je dis la
+distance moyenne ou approximative, mais il est facile de concevoir que,
+la forme de l'orbite lunaire étant une ellipse d'une excentricité qui
+n'est pas de moins de 0,05484 de son demi-grand axe, et le centre de la
+terre occupant le foyer de cette ellipse, si je pouvais réussir d'une
+manière quelconque à rencontrer la lune à son périgée, la distance
+ci-dessus évaluée se trouverait sensiblement diminuée. Mais, pour
+laisser de côté cette hypothèse, il était positif qu'en tout cas j'avais
+à déduire des 237 000 milles le rayon de la terre, c'est-à-dire 4 000,
+et le rayon de la lune, c'est-à-dire 1 080, en tout 5 080, et qu'il ne
+me resterait ainsi à franchir qu'une distance approximative de 231 920
+milles. Cet espace, pensais-je, n'était pas vraiment extraordinaire. On
+a fait nombre de fois sur cette terre des voyages d'une vitesse de 60
+milles par heure, et, en réalité, il y a tout lieu de croire qu'on
+arrivera à une plus grande vélocité; mais, même en me contentant de la
+vitesse dont je parlais, il ne me faudrait pas plus de cent soixante et
+un jours pour atteindre la surface de la lune.
+
+Il y avait toutefois de nombreuses circonstances qui m'induisaient à
+croire que la vitesse approximative de mon voyage dépasserait de
+beaucoup celle de soixante milles à l'heure; et, comme ces
+considérations produisirent sur moi une impression profonde, je les
+expliquerai plus amplement par la suite.
+
+Le second point à examiner était d'une bien autre importance. D'après
+les indications fournies par le baromètre, nous savons que, lorsqu'on
+s'élève, au-dessus de la surface de la terre, à une hauteur de 1 000
+pieds, on laisse au-dessous de soi environ un trentième de la masse
+atmosphérique; qu'à 10 000 pieds, nous arrivons à peu près à un tiers;
+et qu'à 18 000 pieds, ce qui est presque la hauteur du Cotopaxi, nous
+avons dépassé la moitié de la masse fluide, ou, en tout cas, la moitié
+de la partie pondérable de l'air qui enveloppe notre globe. On a aussi
+calculé qu'à une hauteur qui n'excède pas la centième partie du diamètre
+terrestre,—c'est-à-dire 80 milles,—la raréfaction devait être telle
+que la vie animale ne pouvait en aucune façon s'y maintenir; et, de
+plus, que les moyens les plus subtils que nous ayons de constater la
+présence de l'atmosphère devenaient alors totalement insuffisants. Mais
+je ne manquai pas d'observer que ces derniers calculs étaient uniquement
+basés sur notre connaissance expérimentale des propriétés de l'air et
+des lois mécaniques qui régissent sa dilatation et sa compression dans
+ce qu'on peut appeler, comparativement parlant, la proximité immédiate
+de la terre. Et, en même temps, on regarde comme chose positive qu'à une
+distance quelconque donnée, mais inaccessible, de sa surface, la vie
+animale est et doit être essentiellement incapable de modification.
+Maintenant, tout raisonnement de ce genre, et d'après de pareilles
+données, doit évidemment être purement analogique. La plus grande
+hauteur où l'homme soit jamais parvenu est de 25 000 pieds; je parle de
+l'expédition aéronautique de MM. Gay-Lussac et Biot. C'est une hauteur
+assez médiocre, même quand on la compare aux 80 milles en question; et
+je ne pouvais m'empêcher de penser que la question laissait une place au
+doute et une grande latitude aux conjectures.
+
+Mais, en fait, en supposant une ascension opérée à une hauteur donnée
+quelconque, la quantité d'air pondérable traversée dans toute période
+ultérieure de l'ascension n'est nullement en proportion avec la hauteur
+additionnelle acquise, comme on peut le voir d'après ce qui a été énoncé
+précédemment, mais dans une raison constamment décroissante. Il est donc
+évident que, nous élevant aussi haut que possible, nous ne pouvons pas,
+littéralement parlant, arriver à une limite au delà de laquelle
+l'atmosphère cesse absolument d'exister. Elle _doit exister_,
+concluais-je, quoiqu'elle _puisse_, il est vrai, exister à un état de
+raréfaction infinie.
+
+D'un autre côté, je savais que les arguments ne manquent pas pour
+prouver qu'il existe une limite réelle et déterminée de l'atmosphère, au
+delà de laquelle il n'y a absolument plus d'air respirable. Mais une
+circonstance a été omise par ceux qui opinent pour cette limite, qui
+semblait, non pas une réfutation péremptoire de leur doctrine, mais un
+point digne d'une sérieuse investigation. Comparons les intervalles
+entre les retours successifs de la comète d'Encke à son périhélie, en
+tenant compte de toutes les perturbations dues à l'attraction
+planétaire, et nous verrons que les périodes diminuent graduellement,
+c'est-à-dire que le grand axe de l'ellipse de la comète va toujours se
+raccourcissant dans une proportion lente, mais parfaitement régulière.
+Or, c'est précisément le cas qui doit avoir lieu, si nous supposons que
+la comète subisse une résistance par le fait _d'un milieu éthéré
+excessivement rare_ qui pénètre les régions de son orbite. Car il est
+évident qu'un pareil milieu doit, en retardant la vitesse de la comète,
+accroître sa force centripète et affaiblir sa force centrifuge. En
+d'autres termes, l'attraction du soleil deviendrait de plus en plus
+puissante, et la comète s'en rapprocherait davantage à chaque
+révolution. Véritablement, il n'y a pas d'autre moyen de se rendre
+compte de la variation en question.
+
+Mais voici un autre fait: on observe que le diamètre réel de la partie
+nébuleuse de cette comète se contracte rapidement à mesure qu'elle
+approche du soleil, et se dilate avec la même rapidité quand elle repart
+vers son aphélie. N'avais-je pas quelque raison de supposer avec M. Valz
+que cette apparente condensation de volume prenait son origine dans la
+compression de ce milieu éthéré dont je parlais tout à l'heure, et dont
+la densité est en proportion de la proximité du soleil? Le phénomène qui
+affecte la forme lenticulaire et qu'on appelle la lumière zodiacale
+était aussi un point digne d'attention. Cette lumière si visible sous
+les tropiques, et qu'il est impossible de prendre pour une lumière
+météorique quelconque, s'élève obliquement de l'horizon et suit
+généralement la ligne de l'équateur du soleil. Elle me semblait
+évidemment provenir d'une atmosphère rare qui s'étendrait depuis le
+soleil jusque par delà l'orbite de Vénus au moins, et même, selon moi,
+indéfiniment plus loin. Je ne pouvais pas supposer que ce milieu fût
+limité par la ligne du parcours de la comète, ou fût confiné dans le
+voisinage immédiat du soleil. Il était si simple d'imaginer au contraire
+qu'il envahissait toutes les régions de notre système planétaire,
+condensé autour des planètes en ce que nous appelons atmosphère, et
+peut-être modifié chez quelques-unes par des circonstances purement
+géologiques, c'est-à-dire modifié ou varié dans ses proportions ou dans
+sa nature essentielle par les matières volatilisées émanant de leurs
+globes respectifs.
+
+Ayant pris la question sous ce point de vue, je n'avais plus guère à
+hésiter. En supposant que dans mon passage je trouvasse une atmosphère
+_essentiellement_ semblable à celle qui enveloppe la surface de la
+terre, je réfléchis qu'au moyen du très-ingénieux appareil de M. Grimm
+je pourrais facilement la condenser en suffisante quantité pour les
+besoins de la respiration. Voilà qui écartait le principal obstacle à un
+voyage à la lune. J'avais donc dépensé quelque argent et beaucoup de
+peine pour adapter l'appareil au but que je me proposais, et j'avais
+pleine confiance dans son application, pourvu que je pusse accomplir le
+voyage dans un espace de temps suffisamment court. Ceci me ramène à la
+question de la vitesse possible.
+
+Tout le monde sait que les ballons, dans la première période de leur
+ascension, s'élèvent avec une vélocité comparativement modérée. Or la
+force d'ascension consiste uniquement dans la pesanteur de l'air ambiant
+relativement au gaz du ballon; et, à première vue, il ne paraît pas du
+tout probable ni vraisemblable que le ballon, à mesure qu'il gagne en
+élévation et arrive successivement dans des couches atmosphériques d'une
+densité décroissante, puisse gagner en vitesse et accélérer sa vélocité
+primitive. D'un autre côté, je n'avais pas souvenir que, dans un compte
+rendu quelconque d'une expérience antérieure, l'on eût jamais constaté
+une diminution apparente dans la vitesse absolue de l'ascension, quoique
+tel eût pu être le cas, en raison de la fuite du gaz à travers un
+aérostat mal confectionné et généralement revêtu d'un vernis
+insuffisant, ou pour toute autre cause. Il me semblait donc que l'effet
+de cette déperdition pouvait seulement contrebalancer l'accélération
+acquise par le ballon à mesure qu'il s'éloignait du centre de
+gravitation. Or, je considérai que, pourvu que dans ma traversée je
+trouvasse _le milieu_ que j'avais imaginé, et pourvu qu'il fût de même
+essence que ce que nous appelons l'air atmosphérique, il importait
+relativement assez peu que je le trouvasse à tel ou tel degré de
+raréfaction, c'est-à-dire relativement à ma force ascensionnelle; car
+non seulement le gaz du ballon serait soumis à la même raréfaction (et,
+dans cette occurrence, je n'avais qu'à lâcher une quantité
+proportionnelle de gaz, suffisante pour prévenir une explosion), mais,
+par la nature de ses parties intégrantes, il devait, en tout cas, être
+toujours spécifiquement plus léger qu'un composé quelconque de pur azote
+et d'oxygène. Il y avait donc une chance,—et même, en somme, une forte
+probabilité, _pour qu'à aucune période de mon ascension je n'arrivasse à
+un point où les différentes pesanteurs réunies de mon immense ballon, du
+gaz inconcevablement rare qu'il renfermait, de sa nacelle et de son
+contenu pussent égaler la pesanteur de la masse d'atmosphère ambiante
+déplacée_; et l'on conçoit facilement que c'était là l'unique condition
+qui pût arrêter ma fuite ascensionnelle. Mais encore, si jamais
+j'atteignais ce point imaginaire, il me restait la faculté d'user de mon
+lest et d'autres poids montant à peu près à un total de 300 livres.
+
+En même temps, la force centripète devait toujours décroître en raison
+du carré des distances, et ainsi je devais, avec une vélocité
+prodigieusement accélérée, arriver à la longue dans ces lointaines
+régions où la force d'attraction de la lune serait substituée à celle de
+la terre.
+
+Il y avait une autre difficulté qui ne laissait pas de me causer quelque
+inquiétude. On a observé que dans les ascensions poussées à une hauteur
+considérable, outre la gêne de la respiration, on éprouvait dans la tête
+et dans tout le corps un immense malaise, souvent accompagné de
+saignements de nez et d'autres symptômes passablement alarmants, et qui
+devenait de plus en plus insupportable à mesure qu'on s'élevait[19].
+C'était là une considération passablement effrayante. N'était-il pas
+probable que ces symptômes augmenteraient jusqu'à ce qu'ils se
+terminassent par la mort elle-même? Après mûre réflexion, je conclus que
+non. Il fallait en chercher l'origine dans la disparition progressive de
+la pression atmosphérique, à laquelle est accoutumée la surface de notre
+corps, et dans la distension inévitable des vaisseaux sanguins
+superficiels,—et non dans une désorganisation positive du système
+animal, comme dans le cas de difficulté de respiration, où la densité
+atmosphérique est chimiquement insuffisante pour la rénovation régulière
+du sang dans un ventricule du cœur. Excepté dans le cas où cette
+rénovation ferait défaut, je ne voyais pas de raison pour que la vie ne
+se maintînt pas, même dans le vide; car l'expansion et la compression de
+la poitrine, qu'on appelle communément respiration, est une action
+purement musculaire; elle est la cause et non l'effet de la respiration.
+En un mot, je concevais que, le corps s'habituant à l'absence de
+pression atmosphérique, ces sensations douloureuses devaient diminuer
+graduellement; et, pour les supporter tant qu'elles dureraient, j'avais
+toute confiance dans la solidité de fer de ma constitution.
+
+J'ai donc exposé quelques-unes des considérations—non pas toutes
+certainement—qui m'induisirent à former le projet d'un voyage à la
+lune. Je vais maintenant, s'il plaît à Vos Excellences, vous exposer le
+résultat d'une tentative dont la conception paraît si audacieuse, et
+qui, dans tous les cas, n'a pas sa pareille dans les annales de
+l'humanité.
+
+Ayant atteint la hauteur dont il a été parlé ci-dessus, c'est-à-dire
+trois milles trois quarts[20], je jetai hors de la nacelle une quantité
+de plumes, et je vis que je montais toujours avec une rapidité
+suffisante; il n'y avait donc pas nécessité de jeter du lest. J'en fus
+très-aise, car je désirais garder avec moi autant de lest que j'en
+pourrais porter, par la raison bien simple que je n'avais aucune donnée
+positive sur la puissance d'attraction et sur la densité atmosphérique.
+Je ne souffrais jusqu'à présent d'aucun malaise physique, je respirais
+avec une parfaite liberté et n'éprouvais aucune douleur dans la tête. La
+chatte était couchée fort solennellement sur mon habit, que j'avais ôté,
+et regardait les pigeons avec un air de nonchaloir. Ces derniers, que
+j'avais attachés par la patte, pour les empêcher de s'envoler, étaient
+fort occupés à piquer quelques grains de riz éparpillés pour eux au fond
+de la nacelle.
+
+À six heures vingt minutes, le baromètre donnait une élévation de 26 400
+pieds, ou cinq milles, à une fraction près. La perspective semblait sans
+bornes. Rien de plus facile d'ailleurs que de calculer à l'aide de la
+trigonométrie sphérique l'étendue de surface terrestre qu'embrassait mon
+regard. La surface convexe d'un segment de sphère est à la surface
+entière de la sphère comme le sinus verse du segment est au diamètre de
+la sphère. Or, dans mon cas, le sinus verse—c'est-à-dire l'épaisseur du
+segment situé au-dessous de moi était à peu près égal à mon élévation,
+ou à l'élévation du point de vue au-dessus de la surface. La proportion
+de cinq milles à huit milles exprimerait donc l'étendue de la surface
+que j'embrassais, c'est-à-dire que j'apercevais la seize centième partie
+de la surface totale du globe. La mer apparaissait polie comme un
+miroir, bien qu'à l'aide du télescope je découvrisse qu'elle était dans
+un état de violente agitation. Le navire n'était plus visible, il avait
+sans doute dérivé vers l'est. Je commençai dès lors à ressentir par
+intervalles une forte douleur à la tête, bien que je continuasse à
+respirer à peu près librement. La chatte et les pigeons semblaient
+n'éprouver aucune incommodité.
+
+À sept heures moins vingt, le ballon entra dans la région d'un grand et
+épais nuage qui me causa beaucoup d'ennui; mon appareil condensateur en
+fut endommagé, et je fus trempé jusqu'aux os. C'est, à coup sûr, une
+singulière rencontre, car je n'aurais pas supposé qu'un nuage de cette
+nature pût se soutenir à une si grande élévation. Je pensai faire pour
+le mieux en jetant deux morceaux de lest de cinq livres chaque, ce qui
+me laissait encore cent soixante-cinq livres de lest. Grâce à cette
+opération, je traversai bien vite l'obstacle, et je m'aperçus
+immédiatement que j'avais gagné prodigieusement en vitesse. Quelques
+secondes après que j'eus quitté le nuage, un éclair éblouissant le
+traversa d'un bout à l'autre et l'incendia dans toute son étendue, lui
+donnant l'aspect d'une masse de charbon en ignition. Qu'on se rappelle
+que ceci se passait en plein jour. Aucune pensée ne pourrait rendre la
+sublimité d'un pareil phénomène se déployant dans les ténèbres de la
+nuit. L'enfer lui-même aurait trouvé son image exacte. Tel que je le
+vis, ce spectacle me fit dresser les cheveux. Cependant, je dardais au
+loin mon regard dans les abîmes béants; je laissais mon imagination
+plonger et se promener sous d'étranges et immenses voûtes dans des
+gouffres empourprés, dans les abîmes rouges et sinistres d'un feu
+effrayant et insondable. Je l'avais échappé belle. Si le ballon était
+resté une minute de plus dans le nuage,—c'est-à-dire si l'incommodité
+dont je souffrais ne m'avait pas déterminé à jeter du lest,—ma
+destruction pouvait en être et en eût très-probablement été la
+conséquence. De pareils dangers, quoiqu'on y fasse peu d'attention, sont
+les plus grands peut-être qu'on puisse courir en ballon. J'avais pendant
+ce temps atteint une hauteur assez grande pour n'avoir aucune inquiétude
+à ce sujet.
+
+Je m'élevais alors très-rapidement, et à sept heures le baromètre
+donnait une hauteur qui n'était pas moindre de neuf milles et demi. Je
+commençais à éprouver une grande difficulté de respiration. Ma tête
+aussi me faisait excessivement souffrir; et, ayant senti depuis quelque
+temps de l'humidité sur mes joues, je découvris à la fin que c'était du
+sang qui suintait continuellement du tympan de mes oreilles. Mes yeux me
+donnaient aussi beaucoup d'inquiétude. En passant ma main dessus, il me
+sembla qu'ils étaient poussés hors de leurs orbites, et à un degré assez
+considérable; et tous les objets contenus dans la nacelle et le ballon
+lui-même se présentaient à ma vision sous une forme monstrueuse et
+faussée. Ces symptômes dépassaient ceux auxquels je m'attendais, et me
+causaient quelque alarme. Dans cette conjoncture, très-imprudemment et
+sans réflexion, je jetai hors de la nacelle trois morceaux de lest de
+cinq livres chaque. La vitesse dès lors accélérée de mon ascension
+m'emporta, trop rapidement et sans gradation suffisante, dans une couche
+d'atmosphère singulièrement raréfiée, ce qui faillit amener un résultat
+fatal pour mon expédition et pour moi-même. Je fus soudainement pris par
+un spasme qui dura plus de cinq minutes, et, même quand il eut en partie
+cessé, il se trouva que je ne pouvais plus aspirer qu'à de longs
+intervalles et d'une manière convulsive, saignant copieusement pendant
+tout ce temps par le nez, par les oreilles, et même légèrement par les
+yeux. Les pigeons semblaient en proie à une excessive angoisse et se
+débattaient pour s'échapper, pendant que la chatte miaulait
+lamentablement, chancelant çà et là à travers la nacelle comme sous
+l'influence d'un poison.
+
+Je découvris alors trop tard l'immense imprudence que j'avais commise en
+jetant du lest, et mon trouble devint extrême. Je n'attendais pas moins
+que la mort, et la mort dans quelques minutes. La souffrance physique
+que j'éprouvais contribuait aussi à me rendre presque incapable d'un
+effort quelconque pour sauver ma vie. Il me restait à peine la faculté
+de réfléchir, et la violence de mon mal de tête semblait augmenter de
+minute en minute. Je m'aperçus alors que mes sens allaient bientôt
+m'abandonner tout à fait, et j'avais déjà empoigné une des cordes de la
+soupape, quand le souvenir du mauvais tour que j'avais joué aux trois
+créanciers et la crainte des conséquences qui pouvaient m'accueillir à
+mon retour m'effrayèrent et m'arrêtèrent pour le moment. Je me couchai
+au fond de la nacelle et m'efforçai de rassembler mes facultés. J'y
+réussis un peu, et je résolus de tenter l'expérience d'une saignée.
+
+Mais, comme je n'avais pas de lancette, je fus obligé de procéder à
+cette opération tant bien que mal, et finalement j'y réussis en
+m'ouvrant une veine au bras gauche avec la lame de mon canif. Le sang
+avait à peine commencé à couler que j'éprouvais un soulagement notable,
+et, lorsque j'en eus perdu à peu près la valeur d'une demi-cuvette de
+dimension ordinaire, les plus dangereux symptômes avaient pour la
+plupart entièrement disparu. Cependant, je ne jugeai pas prudent
+d'essayer de me remettre immédiatement sur mes pieds; mais, ayant bandé
+mon bras du mieux que je pus, je restai immobile pendant un quart
+d'heure environ. Au bout de ce temps je me levai et me sentis plus
+libre, plus dégagé de toute espèce de malaise que je ne l'avais été
+depuis une heure un quart.
+
+Cependant la difficulté de respiration n'avait que fort peu diminué, et
+je pensai qu'il y aurait bientôt nécessité urgente à faire usage du
+condensateur. En même temps, je jetai les yeux sur ma chatte qui s'était
+commodément réinstallée sur mon habit, et, à ma grande surprise, je
+découvris qu'elle avait jugé à propos, pendant mon indisposition, de
+mettre au jour une ventrée de cinq petits chats. Certes, je ne
+m'attendais pas le moins du monde à ce supplément de passagers, mais, en
+somme, l'aventure me fit plaisir. Elle me fournissait l'occasion de
+vérifier une conjecture qui, plus qu'aucune autre, m'avait décidé à
+tenter cette ascension.
+
+J'avais imaginé que l'_habitude_ de la pression atmosphérique à la
+surface de la terre était en grande partie la cause des douleurs qui
+attaquaient la vie animale à une certaine distance au-dessus de cette
+surface. Si les petits chats éprouvaient du malaise _au même degré que
+leur mère_, je devais considérer ma théorie comme fausse, mais je
+pouvais regarder le cas contraire comme une excellente confirmation de
+mon idée.
+
+À huit heures, j'avais atteint une élévation de dix-sept milles. Ainsi
+il me parut évident que ma vitesse ascensionnelle non seulement
+augmentait, mais que cette augmentation eût été légèrement sensible,
+même dans le cas où je n'aurais pas jeté de lest, comme je l'avais fait.
+Les douleurs de tête et d'oreilles revenaient par intervalles avec
+violence, et, de temps à autre, j'étais repris par mes saignements de
+nez; mais, en somme, je souffrais beaucoup moins que je ne m'y étais
+attendu. Cependant, de minute en minute, ma respiration devenait plus
+difficile, et chaque inhalation était suivie d'un mouvement spasmodique
+de la poitrine des plus fatigants. Je déployai alors l'appareil
+condensateur, de manière à le faire fonctionner immédiatement.
+
+L'aspect de la terre, à cette période de mon ascension, était vraiment
+magnifique. À l'ouest, au nord et au sud, aussi loin que pénétrait mon
+regard, s'étendait une nappe illimitée de mer en apparence immobile,
+qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. À
+une vaste distance vers l'est, s'allongeaient très-distinctement les
+îles Britanniques, les côtes occidentales de la France et de l'Espagne,
+ainsi qu'une petite portion de la partie nord du continent africain. Il
+était impossible de découvrir une trace des édifices particuliers, et
+les plus orgueilleuses cités de l'humanité avaient absolument disparu de
+la surface de la terre.
+
+Ce qui m'étonna particulièrement dans l'aspect des choses situées
+au-dessous de moi, ce fut la concavité apparente de la surface du globe.
+Je m'attendais, assez sottement, à voir sa convexité réelle se
+manifester plus distinctement à proportion que je m'élèverais; mais
+quelques secondes de réflexion me suffirent pour expliquer cette
+contradiction. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la terre du
+point où je me trouvais aurait formé la perpendiculaire d'un triangle
+rectangle dont la base se serait étendue de l'angle droit à l'horizon,
+et l'hypoténuse de l'horizon au point occupé par mon ballon. Mais
+l'élévation où j'étais placé n'était rien ou presque rien
+comparativement à l'étendue embrassée par mon regard; en d'autres
+termes, la base et l'hypoténuse du triangle supposé étaient si longues,
+comparées à la perpendiculaire, qu'elles pouvaient être considérées
+comme deux lignes presque parallèles. De cette façon l'horizon de
+l'aéronaute lui apparaît toujours au niveau de sa nacelle. Mais, comme
+le point situé immédiatement au-dessous de lui lui apparaît et est, en
+effet, à une immense distance, naturellement il lui paraît aussi à une
+immense distance au-dessous de l'horizon. De là, l'impression de
+concavité; et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se
+trouve relativement à l'étendue de la perspective dans une proportion
+telle que le parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse
+disparaisse.
+
+Cependant, comme les pigeons semblaient souffrir horriblement, je
+résolus de leur donner la liberté. Je déliai d'abord l'un d'eux, un
+superbe pigeon gris saumoné, et le plaçai sur le bord de la nacelle. Il
+semblait excessivement mal à son aise, regardait anxieusement autour de
+lui, battait des ailes, faisait entendre un roucoulement très-accentué,
+mais ne pouvait pas se décider à s'élancer hors de la nacelle. À la fin,
+je le pris et le jetai à six yards environ du ballon. Cependant, bien
+loin de descendre, comme je m'y attendais, il fit des efforts véhéments
+pour rejoindre le ballon, poussant en même temps des cris très-aigus et
+très-perçants. Enfin, il réussit à rattraper sa première position sur le
+bord du panier; mais à peine s'y était-il posé qu'il pencha sa tête sur
+sa gorge et tomba mort au fond de la nacelle. L'autre n'eut pas un sort
+aussi déplorable. Pour l'empêcher de suivre l'exemple de son camarade et
+d'effectuer un retour vers le ballon, je le précipitai vers la terre de
+toute ma force, et vis avec plaisir qu'il continuait à descendre avec
+une grande vélocité, faisant usage de ses ailes très-facilement et d'une
+manière parfaitement naturelle. En très-peu de temps, il fut hors de
+vue, et je ne doute pas qu'il ne soit arrivé à bon port. Quant à la
+minette, qui semblait en grande partie remise de sa crise, elle se
+faisait maintenant un joyeux régal de l'oiseau mort, et finit par
+s'endormir avec toutes les apparences du contentement. Les petits chats
+étaient parfaitement vivants et ne manifestaient pas le plus léger
+symptôme de malaise.
+
+À huit heures un quart, ne pouvant pas respirer plus longtemps sans une
+douleur intolérable, je commençai immédiatement à ajuster autour de la
+nacelle l'appareil attenant au condensateur. Cet appareil demande
+quelques explications, et Vos Excellences voudront bien se rappeler que
+mon but, en premier lieu, était de m'enfermer entièrement, moi et ma
+nacelle, et de me barricader contre l'atmosphère singulièrement raréfiée
+au sein de laquelle j'existais, et enfin d'introduire à l'intérieur, à
+l'aide de mon condensateur, une quantité de cette même atmosphère
+suffisamment condensée pour les besoins de la respiration.
+
+Dans ce but, j'avais préparé un vaste sac de caoutchouc très-flexible,
+très-solide, absolument imperméable. La nacelle tout entière se trouvait
+en quelque sorte placée dans ce sac dont les dimensions avaient été
+calculées pour cet objet, c'est-à-dire qu'il passait sous le fond de la
+nacelle, s'étendait sur ses bords, et montait extérieurement le long des
+cordes jusqu'au cerceau où le filet était attaché. Ayant ainsi déployé
+le sac et fait hermétiquement la clôture de tous les côtés, il fallait
+maintenant assujettir le haut ou l'ouverture du sac en faisant passer le
+tissu de caoutchouc au-dessus du cerceau, en d'autres termes, entre le
+filet et le cerceau. Mais, si je détachais le filet du cerceau pour
+opérer ce passage, comment la nacelle pourrait-elle se soutenir? Or le
+filet n'était pas ajusté au cerceau d'une manière permanente, mais
+attaché par une série de brides mobiles ou de nœuds coulants. Je ne
+défis donc qu'un petit nombre de ces brides à la fois, laissant la
+nacelle suspendue par les autres. Ayant fait passer ce que je pus de la
+partie supérieure du sac, je rattachai les brides,—non pas au cerceau,
+car l'interposition de l'enveloppe de caoutchouc rendait cela
+impossible,—mais à une série de gros boutons fixés à l'enveloppe
+elle-même, à trois pieds environ au-dessous de l'ouverture du sac, les
+intervalles des boutons correspondant aux intervalles des brides. Cela
+fait, je détachai du cerceau quelques autres brides, j'introduisis une
+nouvelle portion de l'enveloppe, et les brides dénouées furent à leur
+tour assujetties à leurs boutons respectifs. Par ce procédé, je pouvais
+faire passer toute la partie supérieure du sac entre le filet et le
+cerceau.
+
+Il est évident que le cerceau devait dès lors tomber dans la nacelle,
+tout le poids de la nacelle et de son contenu n'étant plus supporté que
+par la force des boutons. À première vue, ce système pouvait ne pas
+offrir une garantie suffisante; mais il n'y avait aucune raison de s'en
+défier, car non seulement les boutons étaient solides par eux-mêmes,
+mais, de plus, ils étaient si rapprochés que chacun ne supportait en
+réalité qu'une très-légère partie du poids total. La nacelle et son
+contenu auraient pesé trois fois plus que je n'en aurais pas été inquiet
+le moins du monde. Je relevai alors le cerceau le long de l'enveloppe de
+caoutchouc et je l'étayai sur trois perches légères préparées pour cet
+objet. Cela avait pour but de tenir le sac convenablement distendu par
+le haut, et de maintenir la partie inférieure du filet dans la position
+voulue. Tout ce qui me restait à faire maintenant était de nouer
+l'ouverture du sac,—ce que j'opérai facilement en rassemblant les plis
+du caoutchouc, et en les tordant étroitement ensemble au moyen d'une
+espèce de tourniquet à demeure.
+
+Sur les côtés de l'enveloppe ainsi déployée autour de la nacelle,
+j'avais fait adapter trois carreaux de verre ronds, très-épais, mais
+très-clairs, au travers desquels je pouvais voir facilement autour de
+moi dans toutes les directions horizontales. Dans la partie du sac qui
+formait le fond était une quatrième fenêtre analogue, correspondant à
+une petite ouverture pratiquée dans le fond de la nacelle elle-même.
+Celle-ci me permettait de regarder perpendiculairement au-dessous de
+moi. Mais il m'avait été impossible d'ajuster une invention du même
+genre au-dessus de ma tête, en raison de la manière particulière dont
+j'étais obligé de fermer l'ouverture et des plis nombreux qui en
+résultaient; j'avais donc renoncé à voir les objets situés dans mon
+zénith. Mais c'était là une chose de peu d'importance; car, lors même
+que j'aurais pu placer une fenêtre au-dessus de moi, le ballon aurait
+fait obstacle à ma vue et m'aurait empêché d'en faire usage.
+
+À un pied environ au-dessous d'une des fenêtres latérales était une
+ouverture circulaire de trois pouces de diamètre, avec un rebord de
+cuivre façonné intérieurement pour s'adapter à la spirale d'une vis.
+Dans ce rebord se vissait le large tube du condensateur, le corps de la
+machine étant naturellement placé dans la chambre de caoutchouc. En
+faisant le vide dans le corps de la machine, on attirait dans ce tube
+une masse d'atmosphère ambiante raréfiée, qui de là était déversée à
+l'état condensé et mêlée à l'air subtil déjà contenu dans la chambre.
+Cette opération, répétée plusieurs fois, remplissait à la longue la
+chambre d'une atmosphère suffisant aux besoins de la respiration. Mais,
+dans un espace aussi étroit que celui-ci, elle devait nécessairement, au
+bout d'un temps très-court, se vicier et devenir impropre à la vie par
+son contact répété avec les poumons. Elle était alors rejetée par une
+petite soupape placée au fond de la nacelle, l'air dense se précipitant
+promptement dans l'atmosphère raréfiée. Pour éviter à un certain moment
+l'inconvénient d'un vide total dans la chambre, cette purification ne
+devait jamais être effectuée en une seule fois, mais graduellement, la
+soupape n'étant ouverte que pour quelques secondes, puis refermée,
+jusqu'à ce qu'un ou deux coups de pompe du condensateur eussent fourni
+de quoi remplacer l'atmosphère expulsée. Par amour des expériences,
+j'avais placé la chatte et ses petits dans un petit panier, et les avais
+suspendus en dehors de la nacelle par un bouton placé près du fond, tout
+auprès de la soupape, à travers laquelle je pouvais leur faire passer de
+la nourriture quand besoin était.
+
+J'accomplis cette manœuvre avant de fermer l'ouverture de la chambre,
+et non sans quelque difficulté, car il me fallut, pour atteindre le
+dessous de la nacelle, me servir d'une des perches dont j'ai parlé, à
+laquelle était fixé un crochet. Aussitôt que l'air condensé eut pénétré
+dans la chambre, le cerceau et les perches devinrent inutiles:
+l'expansion de l'atmosphère incluse distendit puissamment le caoutchouc.
+
+Quand j'eus fini tous ces arrangements et rempli la chambre d'air
+condensé, il était neuf heures moins dix. Pendant tout le temps
+qu'avaient duré ces opérations, j'avais horriblement souffert de la
+difficulté de respiration, et je me repentais amèrement de la négligence
+ou plutôt de l'incroyable imprudence dont je m'étais rendu coupable en
+remettant au dernier moment une affaire d'une si haute importance.
+
+Mais enfin, lorsque j'eus fini, je commençai à recueillir, et
+promptement, les bénéfices de mon invention. Je respirai de nouveau avec
+une aisance et une liberté parfaites; et vraiment, pourquoi n'en eût-il
+pas été ainsi? Je fus aussi très-agréablement surpris de me trouver en
+grande partie soulagé des vives douleurs qui m'avaient affligé
+jusqu'alors. Un léger mal de tête accompagné d'une sensation de
+plénitude ou de distension dans les poignets, les chevilles et la gorge
+était à peu près tout ce dont j'avais à me plaindre maintenant. Ainsi,
+il était positif qu'une grande partie du malaise provenant de la
+disparition de la pression atmosphérique s'était absolument évanouie, et
+que presque toutes les douleurs que j'avais endurées pendant les deux
+dernières heures devaient être attribuées uniquement aux effets d'une
+respiration insuffisante.
+
+À neuf heures moins vingt—c'est-à-dire peu de temps après avoir fermé
+l'ouverture de ma chambre—le mercure avait atteint son extrême limite
+et était retombé dans la cuvette du baromètre, qui, comme je l'ai dit,
+était d'une vaste dimension. Il me donnait alors une hauteur de 132 000
+pieds ou de 25 milles, et conséquemment mon regard en ce moment
+n'embrassait pas moins de la 320e partie de la superficie totale de la
+terre. À neuf heures, j'avais de nouveau perdu de vue la terre dans
+l'est, mais pas avant de m'être aperçu que le ballon dérivait rapidement
+vers le nord-nord-ouest. L'Océan, au-dessous de moi, gardait toujours
+son apparence de concavité; mais sa vue était souvent interceptée par
+des masses de nuées qui flottaient çà et là.
+
+À neuf heures et demie, je recommençai l'expérience des plumes, j'en
+jetai une poignée à travers la soupape. Elles ne voltigèrent pas, comme
+je m'y attendais, mais tombèrent perpendiculairement, en masse, comme un
+boulet et avec une telle vélocité que je les perdis de vue en quelques
+secondes. Je ne savais d'abord que penser de cet extraordinaire
+phénomène; je ne pouvais croire que ma vitesse ascensionnelle se fût si
+soudainement et si prodigieusement accélérée. Mais je réfléchis bientôt
+que l'atmosphère était maintenant trop raréfiée pour soutenir même des
+plumes,—qu'elles tombaient réellement, ainsi qu'il m'avait semblé, avec
+une excessive rapidité,—et que j'avais été simplement surpris par les
+vitesses combinées de leur chute et de mon ascension.
+
+À dix heures, il se trouva que je n'avais plus grand-chose à faire et
+que rien ne réclamait mon attention immédiate. Mes affaires allaient
+donc comme sur des roulettes, et j'étais persuadé que le ballon montait
+avec une vitesse incessamment croissante, quoique je n'eusse plus aucun
+moyen d'apprécier cette progression de vitesse. Je n'éprouvais de peine
+ni de malaise d'aucune espèce; je jouissais même d'un bien-être que je
+n'avais pas encore connu depuis mon départ de Rotterdam. Je m'occupais
+tantôt à vérifier l'état de tous mes instruments, tantôt à renouveler
+l'atmosphère de la chambre. Quant à ce dernier point, je résolus de m'en
+occuper à des intervalles réguliers de quarante minutes, plutôt pour
+garantir complètement ma santé que par une absolue nécessité. Cependant,
+je ne pouvais pas m'empêcher de faire des rêves et des conjectures. Ma
+pensée s'ébattait dans les étranges et chimériques régions de la lune.
+Mon imagination, se sentant une bonne fois délivrée de toute entrave,
+errait à son gré parmi les merveilles multiformes d'une planète
+ténébreuse et changeante. Tantôt c'étaient des forêts chenues et
+vénérables, des précipices rocailleux et des cascades retentissantes
+s'écroulant dans des gouffres sans fond. Tantôt j'arrivais tout à coup
+dans de calmes solitudes inondées d'un soleil de midi, où ne
+s'introduisait jamais aucun vent du ciel, et où s'étalaient à perte de
+vue de vastes prairies de pavots et de longues fleurs élancées
+semblables à des lis, toutes silencieuses et immobiles pour l'éternité.
+Puis je voyageais longtemps, et je pénétrais dans une contrée qui
+n'était tout entière qu'un lac ténébreux et vague, avec une frontière de
+nuages. Mais ces images n'étaient pas les seules qui prissent possession
+de mon cerveau. Parfois des horreurs d'une nature plus noire, plus
+effrayante s'introduisaient dans mon esprit, et ébranlaient les
+dernières profondeurs de mon âme par la simple hypothèse de leur
+possibilité. Cependant, je ne pouvais permettre à ma pensée de
+s'appesantir trop longtemps sur ces dernières contemplations; je pensais
+judicieusement que les dangers réels et palpables de mon voyage
+suffisaient largement pour absorber toute mon attention.
+
+À cinq heures de l'après-midi, comme j'étais occupé à renouveler
+l'atmosphère de la chambre, je pris cette occasion pour observer la
+chatte et ses petits à travers la soupape. La chatte semblait de nouveau
+souffrir beaucoup, et je ne doutai pas qu'il ne fallût attribuer
+particulièrement son malaise à la difficulté de respirer; mais mon
+expérience relativement aux petits avait eu un résultat des plus
+étranges. Naturellement je m'attendais à les voir manifester une
+sensation de peine, quoique à un degré moindre que leur mère, et cela
+eût été suffisant pour confirmer mon opinion touchant l'habitude de la
+pression atmosphérique. Mais je n'espérais pas les trouver, après un
+examen scrupuleux, jouissant d'une parfaite santé et ne laissant pas
+voir le plus léger signe de malaise. Je ne pouvais me rendre compte de
+cela qu'en élargissant ma théorie, et en supposant que l'atmosphère
+ambiante hautement raréfiée pouvait bien, contrairement à l'opinion que
+j'avais d'abord adoptée comme positive, n'être pas chimiquement
+insuffisante pour les fonctions vitales, et qu'une personne née dans un
+pareil milieu pourrait peut-être ne s'apercevoir d'aucune incommodité de
+respiration, tandis que, ramenée vers les couches plus denses avoisinant
+la terre, elle souffrirait vraisemblablement des douleurs analogues à
+celles que j'avais endurées tout à l'heure. Ç'a été pour moi, depuis
+lors, l'occasion d'un profond regret qu'un accident malheureux m'ait
+privé de ma petite famille de chats et m'ait enlevé le moyen
+d'approfondir cette question par une expérience continue. En passant ma
+main à travers la soupape avec une tasse pleine d'eau pour la vieille
+minette, la manche de ma chemise s'accrocha à la boucle qui supportait
+le panier, et du coup la détacha du bouton. Quand même tout le panier se
+fût absolument évaporé dans l'air, il n'aurait pas été escamoté à ma vue
+d'une manière plus abrupte et plus instantanée. Positivement, il ne
+s'écoula pas la dixième partie d'une seconde entre le moment où le
+panier se décrocha et celui où il disparut complètement avec tout ce
+qu'il contenait. Mes souhaits les plus heureux l'accompagnèrent vers la
+terre, mais, naturellement, je n'espérais guère que la chatte et ses
+petits survécussent pour raconter leur odyssée.
+
+À six heures, je m'aperçus qu'une grande partie de la surface visible de
+la terre, vers l'est, était plongée dans une ombre épaisse, qui
+s'avançait incessamment avec une grande rapidité; enfin, à sept heures
+moins cinq, toute la surface visible fut enveloppée dans les ténèbres de
+la nuit. Ce ne fut toutefois que quelques instants plus tard que les
+rayons du soleil couchant cessèrent d'illuminer le ballon; et cette
+circonstance, à laquelle je m'attendais parfaitement, ne manqua pas, de
+me causer un immense plaisir. Il était évident qu'au matin je
+contemplerais le corps lumineux à son lever plusieurs heures au moins
+avant les citoyens de Rotterdam, bien qu'ils fussent situés beaucoup
+plus loin que moi dans l'est, et qu'ainsi, de jour en jour, à mesure que
+je serais placé plus haut dans l'atmosphère, je jouirais de la lumière
+solaire pendant une période de plus en plus longue. Je résolus alors de
+rédiger un journal de mon voyage en comptant les jours de vingt-quatre
+heures consécutives, sans avoir égard aux intervalles de ténèbres.
+
+À dix heures, sentant venir le sommeil, je résolus de me coucher pour le
+reste de la nuit; mais ici se présenta une difficulté qui, quoique de
+nature à sauter aux yeux, avait échappé à mon attention jusqu'au dernier
+moment. Si je me mettais à dormir, comme j'en avais l'intention, comment
+renouveler l'air de la chambre pendant cet intervalle? Respirer cette
+atmosphère plus d'une heure, au maximum, était une chose absolument
+impossible; et, en supposant ce terme poussé jusqu'à une heure un quart,
+les plus déplorables conséquences pouvaient en résulter. Cette cruelle
+alternative ne me causa pas d'inquiétude; et l'on croira à peine
+qu'après les dangers que j'avais essuyés je pris la chose tellement au
+sérieux que je désespérais d'accomplir mon dessein, et que finalement je
+me résignai à la nécessité d'une descente.
+
+Mais cette hésitation ne fut que momentanée. Je réfléchis que l'homme
+est le plus parfait esclave de l'habitude, et que mille cas de la
+routine de son existence sont considérés comme essentiellement
+importants, qui ne sont tels que parce qu'il en fait des nécessités de
+routine. Il était positif que je ne pouvais pas ne pas dormir; mais je
+pouvais facilement m'accoutumer à me réveiller sans inconvénient d'heure
+en heure durant tout le temps consacré à mon repos. Il ne me fallait pas
+plus de cinq minutes au plus pour renouveler complètement l'atmosphère;
+et la seule difficulté réelle était d'inventer un procédé pour
+m'éveiller au moment nécessaire. Mais c'était là un problème dont la
+solution, je le confesse, ne me causait pas peu d'embarras.
+
+J'avais certainement entendu parler de l'étudiant qui, pour s'empêcher
+de tomber de sommeil sur ses livres, tenait dans une main une boule de
+cuivre, dont la chute retentissante dans un bassin de même métal placé
+par terre, à côté de sa chaise, servait à le réveiller en sursaut si
+quelquefois il se laissait aller à l'engourdissement. Mon cas,
+toutefois, était fort différent du sien et ne livrait pas de place à une
+pareille idée; car je ne désirais pas rester éveillé, mais me réveiller
+à des intervalles réguliers. Enfin, j'imaginai l'expédient suivant qui,
+quelque simple qu'il paraisse, fut salué par moi, au moment de ma
+découverte, comme une invention absolument comparable à celle du
+télescope, des machines à vapeur, et même de l'imprimerie.
+
+Il est nécessaire de remarquer d'abord que le ballon, à la hauteur où
+j'étais parvenu, continuait à monter en ligne droite avec une régularité
+parfaite, et que la nacelle le suivait conséquemment sans éprouver la
+plus légère oscillation. Cette circonstance me favorisa grandement dans
+l'exécution du plan que j'avais adopté. Ma provision d'eau avait été
+embarquée dans des barils qui contenaient chacun cinq gallons et étaient
+solidement arrimés dans l'intérieur de la nacelle. Je détachai l'un de
+ces barils et, prenant deux cordes, je les attachai étroitement au
+rebord d'osier, de manière qu'elles traversaient la nacelle,
+parallèlement, et à une distance d'un pied l'une de l'autre; elles
+formaient ainsi une sorte de tablette, sur laquelle je plaçai le baril
+et l'assujettis dans une position horizontale.
+
+À huit pouces environ au-dessous de ces cordes et à quatre pieds du fond
+de la nacelle, je fixai une autre tablette, mais faite d'une planche
+mince, la seule de cette nature qui fût à ma disposition. Sur cette
+dernière, et juste au-dessous d'un des bords du baril, je déposai une
+petite cruche de terre.
+
+Je perçai alors un trou dans le fond du baril, au-dessus de la cruche,
+et j'y fichai une cheville de bois taillée en cône, ou en forme de
+bougie. J'enfonçai et je retirai cette cheville, plus ou moins, jusqu'à
+ce qu'elle s'adaptât, après plusieurs tâtonnements, juste assez pour que
+l'eau filtrant par le trou et tombant dans la cruche la remplît jusqu'au
+bord dans un intervalle de soixante minutes. Quant à ceci, il me fut
+facile de m'en assurer en peu de temps; je n'eus qu'à observer jusqu'à
+quel point la cruche se remplissait dans un temps donné. Tout cela
+dûment arrangé, le reste se devine.
+
+Mon lit était disposé sur le fond de la nacelle de manière que ma tête,
+quand j'étais couché, se trouvait immédiatement au-dessous de la gueule
+de la cruche. Il était évident qu'au bout d'une heure la cruche remplie
+devait déborder, et le trop-plein s'écouler par la gueule qui était un
+peu au-dessous du niveau du bord. Il était également certain que l'eau
+tombant ainsi d'une hauteur de plus de quatre pieds ne pouvait pas ne
+pas tomber sur ma face, et que le résultat devait être un réveil
+instantané, quand même j'aurais dormi du plus profond sommeil.
+
+Il était au moins onze heures quand j'eus fini toute cette installation,
+et je me mis immédiatement au lit, plein de confiance dans l'efficacité
+de mon invention. Et je ne fus pas désappointé dans mes espérances. De
+soixante en soixante minutes, je fus ponctuellement éveillé par mon
+fidèle chronomètre; je vidais le contenu de la cruche par le trou de
+bonde du baril, je faisais fonctionner le condensateur, et je me
+remettais au lit. Ces interruptions régulières dans mon sommeil me
+causèrent même moins de fatigue que je ne m'y étais attendu; et, quand
+enfin je me levai pour tout de bon, il était sept heures, et le soleil
+avait atteint déjà quelques degrés au-dessus de la ligne de mon horizon.
+
+_3 avril_.—Je trouvai que mon ballon était arrivé à une immense
+hauteur, et que la convexité de la terre se manifestait enfin d'une
+manière frappante. Au-dessous de moi, dans l'Océan, se montrait un semis
+de points noirs qui devaient être indubitablement des îles. Au-dessus de
+ma tête, le ciel était d'un noir de jais, et les étoiles visibles et
+scintillantes; en réalité, elles m'avaient toujours apparu ainsi depuis
+le premier jour de mon ascension. Bien loin vers le nord, j'apercevais
+au bord de l'horizon une ligne ou une bande mince, blanche et
+excessivement brillante, et je supposai immédiatement que ce devait être
+la limite sud de la mer de glaces polaires. Ma curiosité fut grandement
+excitée, car j'avais l'espoir de m'avancer beaucoup plus vers le nord,
+et peut-être, à un certain moment, de me trouver directement au-dessus
+du pôle lui-même. Je déplorai alors que l'énorme hauteur où j'étais
+placé m'empêchât d'en faire un examen aussi positif que je l'aurais
+désiré. Toutefois, il y avait encore quelques bonnes observations à
+faire.
+
+Il ne m'arriva d'ailleurs rien d'extraordinaire durant cette journée.
+Mon appareil fonctionnait toujours très-régulièrement, et le ballon
+montait toujours sans aucune vacillation apparente. Le froid était
+intense et m'obligeait de m'envelopper soigneusement d'un paletot. Quand
+les ténèbres couvrirent la terre, je me mis au lit, quoique je dusse
+être pour plusieurs heures encore enveloppé de la lumière du plein jour.
+Mon horloge hydraulique accomplit ponctuellement son devoir, et je
+dormis profondément jusqu'au matin suivant, sauf les interruptions
+périodiques.
+
+_4 avril_.—Je me suis levé en bonne santé et en joyeuse humeur, et j'ai
+été fort étonné du singulier changement survenu dans l'aspect de la mer.
+Elle avait perdu, en grande partie, la teinte de bleu profond qu'elle
+avait revêtue jusqu'à présent; elle était d'un blanc grisâtre et d'un
+éclat qui éblouissait l'œil. La convexité de l'Océan était devenue si
+évidente que la masse entière de ses eaux lointaines semblait s'écrouler
+précipitamment dans l'abîme de l'horizon, et je me surpris prêtant
+l'oreille et cherchant les échos de la puissante cataracte.
+
+Les îles n'étaient plus visibles, soit qu'elles eussent passé derrière
+l'horizon vers le sud-est, soit que mon élévation croissante les eût
+chassées au delà de la portée de ma vue; c'est ce qu'il m'est impossible
+de dire. Toutefois j'inclinais vers cette dernière opinion. La bande de
+glace, au nord, devenait de plus en plus apparente. Le froid avait
+beaucoup perdu de son intensité. Il ne m'arriva rien d'important, et je
+passai tout le jour à lire, car je n'avais pas oublié de faire une
+provision de livres.
+
+_5 avril_.—J'ai contemplé le singulier phénomène du soleil levant
+pendant que presque toute la surface visible de la terre restait
+enveloppée dans les ténèbres. Toutefois, la lumière commença à se
+répandre sur toutes choses, et je revis la ligne de glaces au nord. Elle
+était maintenant très-distincte, et paraissait d'un ton plus foncé que
+les eaux de l'Océan. Évidemment, je m'en rapprochais, et avec une grande
+rapidité. Je m'imaginai que je distinguais encore une bande de terre
+vers l'est, et une autre vers l'ouest, mais il me fut impossible de m'en
+assurer. Température modérée. Rien d'important ne m'arriva ce jour-là.
+Je me mis au lit de fort bonne heure.
+
+_6 avril_.—J'ai été fort surpris de trouver la bande de glace à une
+distance assez modérée, et un immense champ de glaces s'étendant à
+l'horizon vers le nord. Il était évident que, si le ballon gardait sa
+direction actuelle, il devait arriver bientôt au-dessus de l'Océan
+boréal, et maintenant j'avais une forte espérance de voir le pôle.
+Durant tout le jour, je continuai à me rapprocher des glaces.
+
+Vers la nuit, les limites de mon horizon s'agrandirent très-soudainement
+et très-sensiblement, ce que je devais sans aucun doute à la forme de
+notre planète qui est celle d'un sphéroïde écrasé, et parce que
+j'arrivais au-dessus des régions aplaties qui avoisinent le cercle
+arctique. À la longue, quand les ténèbres m'envahirent, je me mis au lit
+dans une grande anxiété, tremblant de passer au-dessus de l'objet d'une
+si grande curiosité sans pouvoir l'observer à loisir.
+
+_7 avril_.—Je me levai de bonne heure et, à ma grande joie, je
+contemplai ce que je n'hésitai pas à considérer comme le pôle lui-même.
+Il était là, sans aucun doute, et directement sous mes pieds; mais,
+hélas! j'étais maintenant placé à une si grande hauteur que je ne
+pouvais rien distinguer avec netteté. En réalité, à en juger d'après la
+progression des chiffres indiquant mes diverses hauteurs à différents
+moments, depuis le 2 avril à six heures du matin jusqu'à neuf heures
+moins vingt de la même matinée (moment où le mercure retomba dans la
+cuvette du baromètre), il y avait vraisemblablement lieu de supposer que
+le ballon devait maintenant—7 avril, quatre heures du matin—avoir
+atteint une hauteur qui était au moins de 7 254 milles au-dessus du
+niveau de la mer. Cette élévation peut paraître énorme; mais l'estime
+sur laquelle elle était basée donnait très-probablement un résultat bien
+inférieur à la réalité. En tout cas, j'avais indubitablement sous les
+yeux la totalité du plus grand diamètre terrestre; tout l'hémisphère
+nord s'étendait au-dessous de moi comme une carte en projection
+orthographique; et le grand cercle même de l'équateur formait la ligne
+frontière de mon horizon. Vos Excellences, toutefois, concevront
+facilement que les régions inexplorées jusqu'à présent et confinées dans
+les limites du cercle arctique, quoique situées directement au-dessous
+de moi, et conséquemment aperçues sans aucune apparence de raccourci,
+étaient trop rapetissées et placées à une trop grande distance du point
+d'observation pour admettre un examen quelque peu minutieux.
+
+Néanmoins, ce que j'en voyais était d'une nature singulière et
+intéressante. Au nord de cette immense bordure dont j'ai parlé, et que
+l'on peut définir, sauf une légère restriction, la limite de
+l'exploration humaine dans ces régions, continue de s'étendre sans
+interruption ou presque sans interruption une nappe de glace. Dès son
+commencement, la surface de cette mer de glace s'affaisse sensiblement;
+plus loin, elle est déprimée jusqu'à paraître plane, et finalement elle
+devient singulièrement concave, et se termine au pôle lui-même en une
+cavité centrale circulaire dont les bords sont nettement définis, et
+dont le diamètre apparent sous-tendait alors, relativement à mon ballon,
+un angle de soixante-cinq secondes environ; quant à la couleur, elle
+était obscure, variant d'intensité, toujours plus sombre qu'aucun point
+de l'hémisphère visible, et s'approfondissant quelquefois jusqu'au noir
+parfait. Au delà, il était difficile de distinguer quelque chose. À
+midi, la circonférence de ce trou central avait sensiblement décru, et,
+à sept heures de l'après-midi, je l'avais entièrement perdu de vue; le
+ballon passait vers le bord ouest des glaces et filait rapidement dans
+la direction de l'équateur.
+
+_8 avril_.—J'ai remarqué une sensible diminution dans le diamètre
+apparent de la terre, sans parler d'une altération positive dans sa
+couleur et son aspect général. Toute la surface visible participait
+alors, à différents degrés, de la teinte jaune pâle, et dans certaines
+parties elle avait revêtu un éclat presque douloureux pour l'œil. Ma
+vue était singulièrement gênée par la densité de l'atmosphère et les
+amas de nuages qui avoisinaient cette surface; c'est à peine si entre
+ces masses je pouvais de temps à autre apercevoir la planète. Depuis les
+dernières quarante-huit heures, ma vue avait été plus ou moins empêchée
+par ces obstacles; mais mon élévation actuelle, qui était excessive,
+rapprochait et confondait ces masses flottantes de vapeur, et
+l'inconvénient devenait de plus en plus sensible à mesure que je
+montais. Néanmoins, je percevais facilement que le ballon planait
+maintenant au-dessus du groupe des grands lacs du Nord-Amérique et
+courait droit vers le sud, ce qui devait m'amener bientôt vers les
+tropiques.
+
+Cette circonstance ne manqua pas de me causer la plus sensible
+satisfaction, et je la saluai comme un heureux présage de mon succès
+final. En réalité, la direction que j'avais prise jusqu'alors m'avait
+rempli d'inquiétude; car il était évident que, si je l'avais suivie
+longtemps encore, je n'aurais jamais pu arriver à la lune, dont l'orbite
+n'est inclinée sur l'écliptique que d'un petit angle de 5 degrés 8
+minutes 48 secondes. Quelque étrange que cela puisse paraître, ce ne fut
+qu'à cette période tardive que je commençai à comprendre la grande faute
+que j'avais commise en n'effectuant pas mon départ de quelque point
+terrestre situé dans le plan de l'ellipse lunaire.
+
+_9 avril_.—Aujourd'hui, le diamètre de la terre est grandement diminué,
+et la surface prend d'heure en heure une teinte jaune plus prononcée. Le
+ballon a toujours filé droit vers le sud, et est arrivé à neuf heures de
+l'après-midi au-dessus de la côte nord du golfe du Mexique.
+
+_10 avril_.—J'ai été soudainement tiré de mon sommeil vers cinq heures
+du matin par un grand bruit, un craquement terrible, dont je n'ai pu en
+aucune façon me rendre compte. Il a été de courte durée; mais, tant
+qu'il a duré, il ne ressemblait à aucun bruit terrestre dont j'eusse
+gardé la sensation. Il est inutile de dire que je fus excessivement
+alarmé, car j'attribuai d'abord ce bruit à une déchirure du ballon.
+Cependant, j'examinai tout mon appareil avec une grande attention et je
+n'y pus découvrir aucune avarie. J'ai passé la plus grande partie du
+jour à méditer sur un accident aussi extraordinaire, mais je n'ai
+absolument rien trouvé de satisfaisant. Je me suis mis au lit fort
+mécontent et dans un état d'agitation et d'anxiété excessives.
+
+_11 avril_.—J'ai trouvé une diminution sensible dans le diamètre
+apparent de la terre et un accroissement considérable, observable pour
+la première fois, dans celui de la lune, qui n'était qu'à quelques jours
+de son plein. Ce fut alors pour moi un très-long et très-pénible labeur
+de condenser dans la chambre une quantité d'air atmosphérique suffisante
+pour l'entretien de la vie.
+
+_12 avril_.—Un singulier changement a eu lieu dans la direction du
+ballon, qui, bien que je m'y attendisse parfaitement, m'a causé le plus
+sensible plaisir. Il était parvenu dans sa direction première au
+vingtième parallèle de latitude sud, et il a tourné brusquement vers
+l'est, à angle aigu, et a suivi cette route tout le jour, en se tenant à
+peu près, sinon absolument, dans le plan exact de l'ellipse lunaire. Ce
+qui était digne de remarque, c'est que ce changement de direction
+occasionnait une oscillation très-sensible de la nacelle,—oscillation
+qui a duré plusieurs heures à un degré plus ou moins vif.
+
+_13 avril_.—J'ai été de nouveau très-alarmé par la répétition de ce
+grand bruit de craquement qui m'avait terrifié le 10. J'ai longtemps
+médité sur ce sujet, mais il m'a été impossible d'arriver à une
+conclusion satisfaisante. Grand décroissement dans le diamètre apparent
+de la terre. Il ne sous-tendait plus, relativement au ballon, qu'un
+angle d'un peu plus de 25 degrés. Quant à la lune, il m'était impossible
+de la voir, elle était presque dans mon zénith. Je marchais toujours
+dans le plan de l'ellipse, mais je faisais peu de progrès vers l'est.
+
+_14 avril_.—Diminution excessivement rapide dans le diamètre de la
+terre. Aujourd'hui, j'ai été fortement impressionné de l'idée que le
+ballon courait maintenant sur la ligne des apsides en remontant vers le
+périgée,—en d'autres termes, qu'il suivait directement la route qui
+devait le conduire à la lune dans cette partie de son orbite qui est la
+plus rapprochée de la terre. La lune était juste au-dessus de ma tête,
+et conséquemment cachée à ma vue. Toujours ce grand et long travail
+indispensable pour la condensation de l'atmosphère.
+
+_15 avril_.—Je ne pouvais même plus distinguer nettement sur la planète
+les contours des continents et des mers. Vers midi, je fus frappé pour
+la troisième fois de ce bruit effrayant qui m'avait déjà si fort étonné.
+Cette fois-ci, cependant, il dura quelques moments et prit de
+l'intensité. À la longue, stupéfié, frappé de terreur, j'attendais
+anxieusement je ne sais quelle épouvantable destruction, lorsque la
+nacelle oscilla avec une violence excessive, et une masse de matière que
+je n'eus pas le temps de distinguer passa à côté du ballon, gigantesque
+et enflammée, retentissante et rugissante comme la voix de mille
+tonnerres. Quand mes terreurs et mon étonnement furent un peu diminués,
+je supposai naturellement que ce devait être quelque énorme fragment
+volcanique vomi par ce monde dont j'approchais si rapidement, et, selon
+toute probabilité, un morceau de ces substances singulières qu'on
+ramasse quelquefois sur la terre, et qu'on nomme aérolithes, faute d'une
+appellation plus précise.
+
+_16 avril_.—Aujourd'hui, en regardant au-dessous de moi, aussi bien que
+je pouvais, par chacune des deux fenêtres latérales alternativement,
+j'aperçus, à ma grande satisfaction, une très-petite portion du disque
+lunaire qui s'avançait, pour ainsi dire de tous les côtés, au delà de la
+vaste circonférence de mon ballon. Mon agitation devint extrême, car
+maintenant je ne doutais guère que je n'atteignisse bientôt le but de
+mon périlleux voyage.
+
+En vérité, le labeur qu'exigeait alors le condensateur s'était accru
+jusqu'à devenir obsédant, et ne laissait presque pas de répit à mes
+efforts. De sommeil, il n'en était, pour ainsi dire, plus question. Je
+devenais réellement malade, et tout mon être tremblait d'épuisement. La
+nature humaine ne pouvait pas supporter plus longtemps une pareille
+intensité dans la souffrance. Durant l'intervalle des ténèbres, bien
+court maintenant, une pierre météorique passa de nouveau dans mon
+voisinage, et la fréquence de ces phénomènes commença à me donner de
+fortes inquiétudes.
+
+_17 avril_.—Cette matinée a fait époque dans mon voyage. On se
+rappellera que, le 13, la terre sous-tendait relativement à moi un angle
+de 25 degrés. Le 14, cet angle avait fortement diminué; le 15,
+j'observai une diminution encore plus rapide; et, le 16, avant de me
+coucher, j'avais estimé que l'angle n'était plus que de 7 degrés et 15
+minutes. Qu'on se figure donc quelle dut être ma stupéfaction, quand, en
+m'éveillant ce matin, 17, et sortant d'un sommeil court et troublé, je
+m'aperçus que la surface planétaire placée au-dessous de moi avait si
+inopinément et si effroyablement augmenté de volume que son diamètre
+apparent sous-tendait un angle qui ne mesurait pas moins de 39 degrés!
+J'étais foudroyé! Aucune parole ne peut donner une idée exacte de
+l'horreur extrême, absolue, et de la stupeur dont je fus saisi, possédé,
+écrasé. Mes genoux vacillèrent sous moi,—mes dents claquèrent,—mon
+poil se dressa sur ma tête.—Le ballon a donc fait explosion? Telles
+furent les premières idées qui se précipitèrent tumultueusement dans mon
+esprit. Positivement, le ballon a crevé!—Je tombe,—je tombe avec la
+plus impétueuse, la plus incomparable vitesse! À en juger par l'immense
+espace déjà si rapidement parcouru, je dois rencontrer la surface de la
+terre dans dix minutes au plus;—dans dix minutes, je serai précipité,
+anéanti!
+
+Mais, à la longue, la réflexion vint à mon secours. Je fis une pause, je
+méditai et je commençai à douter. La chose était impossible. Je ne
+pouvais en aucune façon être descendu aussi rapidement. En outre, bien
+que je me rapprochasse évidemment de la surface située au-dessous de
+moi, ma vitesse réelle n'était nullement en rapport avec l'épouvantable
+vélocité que j'avais d'abord imaginée.
+
+Cette considération calma efficacement la perturbation de mes idées, et
+je réussis finalement à envisager le phénomène sous son vrai point de
+vue. Il fallait que ma stupéfaction m'eût privé de l'exercice de mes
+sens pour que je n'eusse pas vu quelle immense différence il y avait
+entre l'aspect de cette surface placée au-dessous de moi et celui de ma
+planète natale. Cette dernière était donc au-dessus de ma tête et
+complètement cachée par le ballon, tandis que la lune,—la lune
+elle-même dans toute sa gloire,—s'étendait au-dessous de moi;—je
+l'avais sous mes pieds!
+
+L'étonnement et la stupeur produits dans mon esprit par cet
+extraordinaire changement dans la situation des choses étaient
+peut-être, après tout, ce qu'il y avait de plus étonnant et de moins
+explicable dans mon aventure. Car ce _bouleversement_ en lui-même était
+non seulement naturel et inévitable, mais depuis longtemps même je
+l'avais positivement prévu comme une circonstance toute simple, comme
+une conséquence qui devait se produire quand j'arriverais au point exact
+de mon parcours où l'attraction de la planète serait remplacée par
+l'attraction du satellite,—ou, en termes plus précis, quand la
+gravitation du ballon vers la terre serait moins puissante que sa
+gravitation vers la lune.
+
+Il est vrai que je sortais d'un profond sommeil, que tous mes sens
+étaient encore brouillés, quand je me trouvai soudainement en face d'un
+phénomène des plus surprenants,—d'un phénomène que j'attendais, mais
+que je n'attendais pas en ce moment.
+
+La révolution elle-même devait avoir eu lieu naturellement, de la façon
+la plus douce et la plus graduée, et il n'est pas le moins du monde
+certain que, lors même que j'eusse été éveillé au moment où elle
+s'opéra, j'eusse eu la conscience du sens dessus dessous,—que j'eusse
+perçu un symptôme _intérieur_ quelconque de l'inversion,—c'est-à-dire
+une incommodité, un dérangement quelconque, soit dans ma personne, soit
+dans mon appareil.
+
+Il est presque inutile de dire qu'en revenant au sentiment juste de ma
+situation, et émergeant de la terreur qui avait absorbé toutes les
+facultés de mon âme, mon attention s'appliqua d'abord uniquement à la
+contemplation de l'aspect général de la lune. Elle se développait
+au-dessous de moi comme une carte,—et, quoique je jugeasse qu'elle
+était encore à une distance assez considérable, les aspérités de sa
+surface se dessinaient à mes yeux avec une netteté très-singulière dont
+je ne pouvais absolument pas me rendre compte. L'absence complète
+d'océan, de mer, et même de tout lac et de toute rivière, me frappa, au
+premier coup d'œil, comme le signe le plus extraordinaire de sa
+condition géologique.
+
+Cependant, chose étrange à dire, je voyais de vastes régions planes,
+d'un caractère positivement alluvial, quoique la plus grande partie de
+l'hémisphère visible fût couverte d'innombrables montagnes volcaniques
+en forme de cônes, et qui avaient plutôt l'aspect d'éminences façonnées
+par l'art que de saillies naturelles. La plus haute d'entre elles
+n'excédait pas trois milles trois quarts en élévation
+perpendiculaire;—d'ailleurs, une carte des régions volcaniques des
+_Campi Phlegrœi_ donnerait à Vos Excellences une meilleure idée de leur
+surface générale que toute description, toujours insuffisante, que
+j'essayerais d'en faire.—La plupart de ces montagnes étaient évidemment
+en état d'éruption, et me donnaient une idée terrible de leur furie et
+de leur puissance par les fulminations multipliées des pierres
+improprement dites météoriques qui maintenant partaient d'en bas et
+filaient à côté du ballon avec une fréquence de plus en plus effrayante.
+
+_18 avril_.—Aujourd'hui, j'ai trouvé un accroissement énorme dans le
+volume apparent de la lune, et la vitesse évidemment accélérée de ma
+descente a commencé à me remplir d'alarmes. On se rappellera que dans le
+principe, quand je commençai à appliquer mes rêveries à la possibilité
+d'un passage vers la lune, l'hypothèse d'une atmosphère ambiante dont la
+densité devait être proportionnée au volume de la planète avait pris une
+large part dans mes calculs; et cela, en dépit de mainte théorie
+adverse, et même, je l'avoue, en dépit du préjugé universel contraire à
+l'existence d'une atmosphère lunaire quelconque. Mais outre les idées
+que j'ai déjà émises relativement à la comète d'Encke et à la lumière
+zodiacale, ce qui me fortifiait dans mon opinion, c'étaient certaines
+observations de M. Schroeter, de Lilienthal. Il a observé la lune, âgée
+de deux jours et demi, le soir, peu de temps après le coucher du soleil,
+avant que la partie obscure fût visible, et il continua à la surveiller
+jusqu'à ce que cette partie fût devenue visible. Les deux cornes
+semblaient s'affiler en une sorte de prolongement très-aigu, dont
+l'extrémité était faiblement éclairée par les rayons solaires, alors
+qu'aucune partie de l'hémisphère obscur n'était visible. Peu de temps
+après, tout le bord sombre s'éclaira. Je pensai que ce prolongement des
+cornes au delà du demi-cercle prenait sa cause dans la réfraction des
+rayons du soleil par l'atmosphère de la lune. Je calculai aussi que la
+hauteur de cette atmosphère (qui pouvait réfracter assez de lumière dans
+son hémisphère obscur pour produire un crépuscule plus lumineux que la
+lumière réfléchie par la terre quand la lune est environ à 32 degrés de
+sa conjonction) devait être de 1 356 pieds de roi; d'après cela, je
+supposai que la plus grande hauteur capable de réfracter le rayon
+solaire était de 5 376 pieds. Mes idées sur ce sujet se trouvaient
+également confirmées par un passage du quatre-vingt-deuxième volume des
+_Transactions philosophiques_, dans lequel il est dit que, lors d'une
+occultation des satellites de Jupiter, le troisième disparut après avoir
+été indistinct pendant une ou deux secondes, et que le quatrième devint
+indiscernable en approchant du limbe[21].
+
+C'était sur la résistance, ou, plus exactement, sur le support d'une
+atmosphère existant à un état de densité hypothétique, que j'avais
+absolument fondé mon espérance de descendre sain et sauf. Après tout, si
+j'avais fait une conjecture absurde, je n'avais rien de mieux à
+attendre, comme dénoûment de mon aventure, que d'être pulvérisé contre
+la surface raboteuse du satellite. Et, en somme, j'avais toutes les
+raisons possibles d'avoir peur. La distance où j'étais de la lune était
+comparativement insignifiante, tandis que le labeur exigé par le
+condensateur n'était pas du tout diminué et que je ne découvrais aucun
+indice d'une intensité croissante dans l'atmosphère.
+
+_19 avril_.—Ce matin, à ma grande joie, vers neuf heures,—me trouvant
+effroyablement près de la surface lunaire, et mes appréhensions étant
+excitées au dernier degré,—le piston du condensateur a donné des
+symptômes évidents d'une altération de l'atmosphère. À dix heures,
+j'avais des raisons de croire sa densité considérablement augmentée. À
+onze heures, l'appareil ne réclamait plus qu'un travail très-minime; et,
+à midi, je me hasardai, non sans quelque hésitation, à desserrer le
+tourniquet, et, voyant qu'il n'y avait à cela aucun inconvénient,
+j'ouvris décidément la chambre de caoutchouc, et je déshabillai la
+nacelle. Ainsi que j'aurais dû m'y attendre, une violente migraine
+accompagnée de spasmes fut la conséquence immédiate d'une expérience si
+précipitée et si pleine de dangers. Mais, comme ces inconvénients et
+d'autres encore relatifs à la respiration n'étaient pas assez grands
+pour mettre ma vie en péril, je me résignai à les endurer de mon mieux,
+d'autant plus que j'avais tout lieu d'espérer qu'ils disparaîtraient
+progressivement, chaque minute me rapprochant des couches plus denses de
+l'atmosphère lunaire.
+
+Toutefois, ce rapprochement s'opérait avec une impétuosité excessive, et
+bientôt il me fut démontré certitude fort alarmante—que, bien que
+très-probablement je ne me fusse pas trompé en comptant sur une
+atmosphère dont la densité devait être proportionnelle au volume du
+satellite, cependant j'avais eu bien tort de supposer que cette densité,
+même à la surface, serait suffisante pour supporter l'immense poids
+contenu dans la nacelle de mon ballon. Tel cependant _eût dû_ être le
+cas, exactement comme à la surface de la terre, si vous supposez, sur
+l'une et sur l'autre planète, la pesanteur réelle des corps en raison de
+la densité atmosphérique; mais tel _n'était pas_ le cas; ma chute
+précipitée le démontrait suffisamment. Mais pourquoi? C'est ce qui ne
+pouvait s'expliquer qu'en tenant compte de ces perturbations géologiques
+dont j'ai déjà posé l'hypothèse.
+
+En tout cas, je touchais presque à la planète, et je tombais avec la
+plus terrible impétuosité. Aussi je ne perdis pas une minute; je jetai
+par-dessus bord tout mon lest, puis mes barriques d'eau, puis mon
+appareil condensateur et mon sac de caoutchouc, et enfin tous les
+articles contenus dans la nacelle. Mais tout cela ne servit à rien. Je
+tombais toujours avec une horrible rapidité, et je n'étais pas à plus
+d'un demi-mille de la surface. Comme expédient suprême, je me
+débarrassai de mon paletot, de mon chapeau et de mes bottes; je détachai
+du ballon la nacelle elle-même, qui n'était pas un poids médiocre; et,
+m'accrochant alors au filet avec mes deux mains, j'eus à peine le temps
+d'observer que tout le pays, aussi loin que mon œil pouvait atteindre,
+était criblé d'habitations lilliputiennes,—avant de tomber, comme une
+balle, au cœur même d'une cité d'un aspect fantastique et au beau
+milieu d'une multitude de vilain petit peuple, dont pas un individu ne
+prononça une syllabe ni ne se donna le moindre mal pour me prêter
+assistance. Ils se tenaient tous, les poings sur les hanches, comme un
+tas d'idiots, grimaçant d'une manière ridicule, et me regardant de
+travers, moi et mon ballon. Je me détournai d'eux avec un superbe
+mépris; et, levant mes regards vers la terre que je venais de quitter,
+et dont je m'étais exilé pour toujours peut-être, je l'aperçus sous la
+forme d'un vaste et sombre bouclier de cuivre d'un diamètre de 2 degrés
+environ, fixe et immobile dans les cieux, et garni à l'un de ses bords
+d'un croissant d'or étincelant. On n'y pouvait découvrir aucune trace de
+mer ni de continent, et le tout était moucheté de taches variables et
+traversé par les zones tropicales et équatoriales, comme par des
+ceintures.
+
+Ainsi, avec la permission de Vos Excellences, après une longue série
+d'angoisses, de dangers inouïs et de délivrances incomparables, j'étais
+enfin, dix-neuf jours après mon départ de Rotterdam, arrivé sain et sauf
+au terme de mon voyage, le plus extraordinaire, le plus important qui
+ait jamais été accompli, entrepris, ou même conçu par un citoyen
+quelconque de votre planète. Mais il me reste à raconter mes aventures.
+Car, en vérité, Vos Excellences concevront facilement qu'après une
+résidence de cinq ans sur une planète qui, déjà profondément
+intéressante par elle-même, l'est doublement encore par son intime
+parenté, en qualité de satellite, avec le monde habité par l'homme, je
+puisse entretenir avec le Collège national astronomique des
+correspondances secrètes d'une bien autre importance que les simples
+détails, si surprenants qu'ils soient, du voyage que j'ai effectué si
+heureusement.
+
+Telle est, en somme, la question réelle. J'ai beaucoup, beaucoup de
+choses à dire, et ce serait pour moi un véritable plaisir de vous les
+communiquer. J'ai beaucoup à dire sur le climat de cette planète;—sur
+ses étonnantes alternatives de froid et de chaud;—sur cette clarté
+solaire qui dure quinze jours, implacable et brûlante, et sur cette
+température glaciale, plus que polaire, qui remplit l'autre
+quinzaine;—sur une translation constante d'humidité qui s'opère par
+distillation, comme dans le vide, du point situé au-dessous du soleil
+jusqu'à celui qui en est le plus éloigné;—sur la race même des
+habitants, sur leurs mœurs, leurs coutumes, leurs institutions
+politiques; sur leur organisme particulier, leur laideur, leur privation
+d'oreilles, appendices superflus dans une atmosphère si étrangement
+modifiée; conséquemment, sur leur ignorance de l'usage et des propriétés
+du langage; sur la singulière méthode de communication qui remplace la
+parole;—sur l'incompréhensible rapport qui unit chaque citoyen de la
+lune à un citoyen du globe terrestre,—rapport analogue et soumis à
+celui qui régit également les mouvements de la planète et du satellite,
+et par suite duquel les existences et les destinées des habitants de
+l'une sont enlacées aux existences et aux destinées des habitants de
+l'autre;—et par-dessus tout, s'il plaît à Vos Excellences, par-dessus
+tout, sur les sombres et horribles mystères relégués dans les régions de
+l'autre hémisphère lunaire, régions qui, grâce à la concordance presque
+miraculeuse de la rotation du satellite sur son axe avec sa révolution
+sidérale autour de la terre, n'ont jamais tourné vers nous, et, Dieu
+merci, ne s'exposeront jamais à la curiosité des télescopes humains.
+
+Voici tout ce que je voudrais raconter,—tout cela, et beaucoup plus
+encore. Mais, pour trancher la question, je réclame ma récompense.
+J'aspire à rentrer dans ma famille et mon chez moi; et, comme prix de
+toute communication ultérieure de ma part, en considération de la
+lumière que je puis, s'il me plaît, jeter sur plusieurs branches
+importantes des sciences physiques et métaphysiques, je sollicite, par
+l'entremise de votre honorable corps, le pardon du crime dont je me suis
+rendu coupable en mettant à mort mes créanciers lorsque je quittai
+Rotterdam. Tel est donc l'objet de la présente lettre. Le porteur, qui
+est un habitant de la lune, que j'ai décidé à me servir de messager sur
+la terre, et à qui j'ai donné des instructions suffisantes, attendra le
+bon plaisir de Vos Excellences, et me rapportera le pardon demandé, s'il
+y a moyen de l'obtenir.
+
+J'ai l'honneur d'être de Vos Excellences le très-humble serviteur,
+
+HANS PFAALL.
+
+En finissant la lecture de ce très-étrange document, le professeur
+Rudabub, dans l'excès de sa surprise, laissa, dit-on, tomber sa pipe par
+terre, et Mynheer Superbus Von Underduk, ayant ôté, essuyé et serré dans
+sa poche ses besicles, s'oublia, lui et sa dignité, au point de
+pirouetter trois fois sur son talon, dans la quintessence de
+l'étonnement et de l'admiration.
+
+On obtiendrait la grâce;—cela ne pouvait pas faire l'ombre d'un doute.
+Du moins, il en fit le serment, le bon professeur Rudabub, il en fit le
+serment avec un parfait juron, et telle fut décidément l'opinion de
+l'illustre Von Underduk, qui prit le bras de son collègue et fit, sans
+prononcer une parole, la plus grande partie de la route vers son
+domicile pour délibérer sur les mesures urgentes. Cependant, arrivé à la
+porte de la maison du bourgmestre, le professeur s'avisa de suggérer
+que, le messager ayant jugé à propos de disparaître (terrifié sans doute
+jusqu'à la mort par la physionomie sauvage des habitants de Rotterdam),
+le pardon ne servirait pas à grand-chose, puisqu'il n'y avait qu'un
+homme de la lune qui pût entreprendre un voyage aussi lointain.
+
+En face d'une observation aussi sensée, le bourgmestre se rendit, et
+l'affaire n'eut pas d'autres suites. Cependant, il n'en fut pas de même
+des rumeurs et des conjectures. La lettre, ayant été publiée, donna
+naissance à une foule d'opinions et de cancans. Quelques-uns—des
+esprits par trop sages—poussèrent le ridicule jusqu'à discréditer
+l'affaire et à la présenter comme un pur canard. Mais je crois que le
+mot _canard_ est, pour cette espèce de gens, un terme général qu'ils
+appliquent à toutes les matières qui passent leur intelligence. Je ne
+puis, quant à moi, comprendre sur quelle base ils ont fondé une pareille
+accusation. Voyons ce qu'ils disent:
+
+Avant tout,—que certains farceurs de Rotterdam ont de certaines
+antipathies spéciales contre certains bourgmestres et astronomes.
+
+_Secundo_,—qu'un petit nain bizarre, escamoteur de son métier, dont les
+deux oreilles avaient été, pour quelque méfait, coupées au ras de la
+tête, avait depuis quelques jours disparu de la ville de Bruges, qui est
+toute voisine.
+
+_Tertio_,—que les gazettes collées tout autour du petit ballon étaient
+des gazettes de Hollande, et conséquemment n'avaient pas pu être
+fabriquées dans la lune. C'étaient des papiers sales,
+crasseux,—très-crasseux; et Gluck, l'imprimeur, pouvait jurer sur sa
+Bible qu'ils avaient été imprimés à Rotterdam.
+
+_Quarto_,—que Hans Pfaall lui-même, le vilain ivrogne, et les trois
+fainéants personnages qu'il appelle ses créanciers, avaient été vus
+ensemble, deux ou trois jours auparavant tout au plus, dans un cabaret
+mal famé des faubourgs, juste comme ils revenaient, avec de l'argent
+plein leurs poches, d'une expédition d'outre-mer.
+
+Et, en dernier lieu,—que c'est une opinion généralement reçue, ou qui
+doit l'être, que le Collège des Astronomes de la ville de
+Rotterdam,—aussi bien que tous autres collèges astronomiques de toutes
+autres parties de l'univers, sans parler des collèges et des astronomes
+en général,—n'est, pour n'en pas dire plus, ni meilleur, ni plus fort,
+ni plus éclairé qu'il n'est nécessaire.
+
+
+
+
+MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE
+
+ Qui n'a plus qu'un moment à vivre
+ N'a plus rien à dissimuler.
+ QUINAULT.—_Atys_.
+
+
+De mon pays et de ma famille, je n'ai pas grand-chose à dire. De mauvais
+procédés et l'accumulation des années m'ont rendu étranger à l'un et à
+l'autre. Mon patrimoine me fit bénéficier d'une éducation peu commune,
+et un tour contemplatif d'esprit me rendit apte à classer méthodiquement
+tout ce matériel d'instruction diligemment amassé par une étude précoce.
+Par-dessus tout, les ouvrages des philosophes allemands me procuraient
+de grandes délices; cela ne venait pas d'une admiration mal avisée pour
+leur éloquente folie, mais du plaisir que, grâce à mes habitudes
+d'analyse rigoureuse, j'avais à surprendre leurs erreurs. On m'a souvent
+reproché l'aridité de mon génie; un manque d'imagination m'a été imputé
+comme un crime, et le pyrrhonisme de mes opinions a fait de moi, en tout
+temps, un homme fameux. En réalité, une forte appétence pour la
+philosophie physique a, je le crains, imprégné mon esprit d'un des
+défauts les plus communs de ce siècle,—je veux dire de l'habitude de
+rapporter aux principes de cette science les circonstances même les
+moins susceptibles d'un pareil rapport. Par-dessus tout, personne
+n'était moins exposé que moi à se laisser entraîner hors de la sévère
+juridiction de la vérité par les feux follets de la superstition. J'ai
+jugé à propos de donner ce préambule, dans la crainte que l'incroyable
+récit que j'ai à faire ne soit considéré plutôt comme la frénésie d'une
+imagination indigeste que comme l'expérience positive d'un esprit pour
+lequel les rêveries de l'imagination ont été lettre morte et nullité.
+
+Après plusieurs années dépensées dans un lointain voyage, je
+m'embarquai, en 18.., à Batavia, dans la riche et populeuse île de Java,
+pour une promenade dans l'archipel des îles de la Sonde. Je me mis en
+route, comme passager,—n'ayant pas d'autre mobile qu'une nerveuse
+instabilité qui me _hantait_ comme un mauvais esprit.
+
+Notre bâtiment était un bateau d'environ quatre cents tonneaux, doublé
+en cuivre et construit à Bombay en teck de Malabar. Il était chargé de
+coton, de laine et d'huiles des Laquedives. Nous avions aussi à bord du
+filin de cocotier, du sucre de palmier, de l'huile de beurre bouilli,
+des noix de coco, et quelques caisses d'opium. L'arrimage avait été mal
+fait, et le navire conséquemment donnait de la bande.
+
+Nous mîmes sous voiles avec un souffle de vent, et, pendant plusieurs
+jours, nous restâmes le long de la côte orientale de Java, sans autre
+incident pour tromper la monotonie de notre route que la rencontre de
+quelques-uns des petits grabs de l'archipel où nous étions confinés.
+
+Un soir, comme j'étais appuyé sur le bastingage de la dunette,
+j'observai un très-singulier nuage, isolé, vers le nord-ouest. Il était
+remarquable autant par sa couleur que parce qu'il était le premier que
+nous eussions vu depuis notre départ de Batavia. Je le surveillai
+attentivement jusqu'au coucher du soleil; alors, il se répandit tout
+d'un coup de l'est à l'ouest, cernant l'horizon d'une ceinture précise
+de vapeur, et apparaissant comme une longue ligne de côte très-basse.
+Mon attention fut bientôt après attirée par l'aspect rouge et brun de la
+lune et le caractère particulier de la mer. Cette dernière subissait un
+changement rapide, et l'eau semblait plus transparente que d'habitude.
+Je pouvais distinctement voir le fond, et cependant, en jetant la sonde,
+je trouvai que nous étions sur quinze brasses. L'air était devenu
+intolérablement chaud et se chargeait d'exhalaisons spirales semblables
+à celles qui s'élèvent du fer chauffé. Avec la nuit, toute la brise
+tomba, et nous fûmes pris par un calme plus complet qu'il n'est possible
+de le concevoir. La flamme d'une bougie brûlait à l'arrière sans le
+mouvement le moins sensible, et un long cheveu tenu entre l'index et le
+pouce tombait droit et sans la moindre oscillation. Néanmoins, comme le
+capitaine disait qu'il n'apercevait aucun symptôme de danger, et comme
+nous dérivions vers la terre par le travers, il commanda de carguer les
+voiles et de filer l'ancre. On ne mit point de vigie de quart, et
+l'équipage, qui se composait principalement de Malais, se coucha
+délibérément sur le pont. Je descendis dans la chambre,—non sans le
+parfait pressentiment d'un malheur. En réalité, tous ces symptômes me
+donnaient à craindre un simoun[22]. Je parlai de mes craintes au
+capitaine; mais il ne fit pas attention à ce que je lui disais, et me
+quitta sans daigner me faire une réponse. Mon malaise, toutefois,
+m'empêcha de dormir, et, vers minuit, je montai sur le pont. Comme je
+mettais le pied sur la dernière marche du capot d'échelle, je fus
+effrayé par un profond bourdonnement semblable à celui que produit
+l'évolution rapide d'une roue de moulin, et, avant que j'eusse pu en
+vérifier la cause, je sentis que le navire tremblait dans son centre.
+Presque aussitôt, un coup de mer nous jeta sur le côté, et, courant
+par-dessus nous, balaya tout le pont de l'avant à l'arrière.
+
+L'extrême furie du coup de vent fit, en grande partie, le salut du
+navire. Quoiqu'il fût absolument engagé dans l'eau, comme ses mâts s'en
+étaient allés par-dessus bord, il se releva lentement une minute après,
+et, vacillant quelques instants sous l'immense pression de la tempête,
+finalement il se redressa.
+
+Par quel miracle échappai-je à la mort, il m'est impossible de le dire.
+Étourdi par le choc de l'eau, je me trouvai pris, quand je revins à moi,
+entre l'étambot[23] et le gouvernail. Ce fut à grand-peine que je me
+remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je
+fus d'abord frappé de l'idée que nous étions sur des brisants, tant
+était effrayant, au delà de toute imagination, le tourbillon de cette
+mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. Au bout de
+quelques instants, j'entendis la voix d'un vieux Suédois qui s'était
+embarqué avec nous au moment où nous quittions le port. Je le hélai de
+toute ma force, et il vint en chancelant me rejoindre à l'arrière. Nous
+reconnûmes bientôt que nous étions les seuls survivants du sinistre.
+Tout ce qui était sur le pont, nous exceptés, avait été balayé
+par-dessus bord; le capitaine et les matelots avaient péri pendant leur
+sommeil, car les cabines avaient été inondées par la mer. Sans
+auxiliaires, nous ne pouvions pas espérer de faire grand-chose pour la
+sécurité du navire, et nos tentatives furent d'abord paralysées par la
+croyance où nous étions que nous allions sombrer d'un moment à l'autre.
+Notre câble avait cassé comme un fil d'emballage au premier souffle de
+l'ouragan; sans cela, nous eussions été engloutis instantanément. Nous
+fuyions devant la mer avec une vélocité effrayante, et l'eau nous
+faisait des brèches visibles. La charpente de notre arrière était
+excessivement endommagée, et, presque sous tous les rapports, nous
+avions essuyé de cruelles avaries; mais, à notre grande joie, nous
+trouvâmes que les pompes n'étaient pas engorgées, et que notre
+chargement n'avait pas été très-dérangé.
+
+La plus grande furie de la tempête était passée, et nous n'avions plus à
+craindre la violence du vent; mais nous pensions avec terreur au cas de
+sa totale cessation, bien persuadés que, dans notre état d'avarie, nous
+ne pourrions pas résister à l'épouvantable houle qui s'ensuivrait; mais
+cette très-juste appréhension ne semblait pas si près de se vérifier.
+Pendant cinq nuits et cinq jours entiers, durant lesquels nous vécûmes
+de quelques morceaux de sucre de palmier tirés à grand-peine du gaillard
+d'avant, notre coque fila avec une vitesse incalculable devant des
+reprises de vent qui se succédaient rapidement, et qui, sans égaler la
+première violence du simoun, étaient cependant plus terribles qu'aucune
+tempête que j'eusse essuyée jusqu'alors. Pendant les quatre premiers
+jours, notre route, sauf de très-légères variations, fut au sud-est
+quart de sud, et ainsi nous serions allés nous jeter sur la côte de la
+Nouvelle-Hollande[24].
+
+Le cinquième jour, le froid devint extrême, quoique le vent eût tourné
+d'un point vers le nord. Le soleil se leva avec un éclat jaune et
+maladif, et se hissa à quelques degrés à peine au-dessus de l'horizon,
+sans projeter une lumière franche. Il n'y avait aucun nuage apparent, et
+cependant le vent fraîchissait, fraîchissait et soufflait avec des accès
+de furie. Vers midi, ou à peu près, autant que nous en pûmes juger,
+notre attention fut attirée de nouveau par la physionomie du soleil. Il
+n'émettait pas de lumière, à proprement parler, mais une espèce de feu
+sombre et triste, sans réflexion, comme si tous les rayons étaient
+polarisés. Juste avant de se plonger dans la mer grossissante, son feu
+central disparut soudainement comme s'il était brusquement éteint par
+une puissance inexplicable. Ce n'était plus qu'une roue pâle et couleur
+d'argent, quand il se précipita dans l'insondable Océan.
+
+Nous attendîmes en vain l'arrivée du sixième jour;—ce jour n'est pas
+encore arrivé pour moi,—pour le Suédois il n'est jamais arrivé. Nous
+fûmes dès lors ensevelis dans des ténèbres de poix, si bien que nous
+n'aurions pas vu un objet à vingt pas du navire. Nous fûmes enveloppés
+d'une nuit éternelle que ne tempérait même pas l'éclat phosphorique de
+la mer auquel nous étions accoutumés sous les tropiques. Nous observâmes
+aussi que, quoique la tempête continuât à faire rage sans accalmie, nous
+ne découvrions plus aucune apparence de ce ressac et de ces moutons qui
+nous avaient accompagnés jusque-là. Autour de nous, tout n'était
+qu'horreur, épaisse obscurité, un noir désert d'ébène liquide. Une
+terreur superstitieuse s'infiltrait par degrés dans l'esprit du vieux
+Suédois, et mon âme, quant à moi, était plongée dans une muette
+stupéfaction. Nous avions abandonné tout soin du navire, comme chose
+plus qu'inutile, et nous attachant de notre mieux au tronçon du mât de
+misaine, nous promenions nos regards avec amertume sur l'immensité de
+l'Océan. Nous n'avions aucun moyen de calculer le temps et nous ne
+pouvions former aucune conjecture sur notre situation. Nous étions
+néanmoins bien sûrs d'avoir été plus loin dans le sud qu'aucun des
+navigateurs précédents, et nous éprouvions un grand étonnement de ne pas
+rencontrer les obstacles ordinaires de glaces. Cependant, chaque minute
+menaçait d'être la dernière, chaque vague se précipitait pour nous
+écraser. La houle surpassait tout ce que j'avais imaginé comme possible,
+et c'était un miracle de chaque instant que nous ne fussions pas
+engloutis. Mon camarade parlait de la légèreté de notre chargement, et
+me rappelait les excellentes qualités de notre bateau; mais je ne
+pouvais m'empêcher d'éprouver l'absolu renoncement du désespoir, et je
+me préparais mélancoliquement à cette mort que rien, selon moi, ne
+pouvait différer au delà d'une heure, puisque, à chaque nœud que filait
+le navire, la houle de cette mer noire et prodigieuse devenait plus
+lugubrement effrayante. Parfois, à une hauteur plus grande que celle de
+l'albatros, la respiration nous manquait, et d'autres fois nous étions
+pris de vertige en descendant, avec une horrible vélocité dans un enfer
+liquide où l'air devenait stagnant, et où aucun son ne pouvait troubler
+les sommeils du kraken[25].
+
+Nous étions au fond d'un de ces abîmes, quand un cri soudain de mon
+compagnon éclata sinistrement dans la nuit.
+
+—Voyez! voyez! me criait-il dans les oreilles; Dieu tout-puissant!
+Voyez! voyez!
+
+Comme il parlait, j'aperçus une lumière rouge, d'un éclat sombre et
+triste, qui flottait sur le versant du gouffre immense où nous étions
+ensevelis, et jetait à notre bord un reflet vacillant. En levant les
+yeux, je vis un spectacle qui glaça mon sang. À une hauteur terrifiante,
+juste au-dessus de nous et sur la crête même du précipice, planait un
+navire gigantesque, de quatre mille tonneaux peut-être. Quoique juché au
+sommet d'une vague qui avait bien cent fois sa hauteur, il paraissait
+d'une dimension beaucoup plus grande que celle d'aucun vaisseau de ligne
+ou de la Compagnie des Indes. Son énorme coque était d'un noir profond
+que ne tempérait aucun des ornements ordinaires d'un navire. Une simple
+rangée de canons s'allongeait de ses sabords ouverts et renvoyait,
+réfléchis par leurs surfaces polies, les feux d'innombrables fanaux de
+combat qui se balançaient dans le gréement. Mais ce qui nous inspira le
+plus d'horreur et d'étonnement, c'est qu'il marchait toutes voiles
+dehors, en dépit de cette mer surnaturelle et de cette tempête effrénée.
+D'abord, quand nous l'aperçûmes, nous ne pouvions voir que son avant,
+parce qu'il ne s'élevait que lentement du noir et horrible gouffre qu'il
+laissait derrière lui. Pendant un moment, moment d'intense terreur,—il
+fit une pause sur ce sommet vertigineux, comme dans l'enivrement de sa
+propre élévation,—puis trembla,—s'inclina,—et enfin—glissa sur la
+pente.
+
+En ce moment, je ne sais quel sang-froid soudain maîtrisa mon esprit. Me
+rejetant autant que possible vers l'arrière, j'attendis sans trembler la
+catastrophe qui devait nous écraser. Notre propre navire, à la longue,
+ne luttait plus contre la mer et plongeait de l'avant. Le choc de la
+masse précipitée le frappa conséquemment dans cette partie de la
+charpente qui était déjà sous l'eau, et eut pour résultat inévitable de
+me lancer dans le gréement de l'étranger.
+
+Comme je tombais, ce navire se souleva dans un temps d'arrêt, puis vira
+de bord; et c'est, je présume, à la confusion qui s'ensuivit que je dus
+d'échapper à l'attention de l'équipage. Je n'eus pas grand-peine à me
+frayer un chemin, sans être vu, jusqu'à la principale écoutille, qui
+était en partie ouverte, et je trouvai bientôt une occasion propice pour
+me cacher dans la cale. Pourquoi fis-je ainsi? je ne saurais trop le
+dire. Ce qui m'induisit à me cacher fut peut-être un sentiment vague de
+terreur qui s'était emparé tout d'abord de mon esprit à l'aspect des
+nouveaux navigateurs. Je ne me souciais pas de me confier à une race de
+gens qui, d'après le coup d'œil sommaire que j'avais jeté sur eux,
+m'avaient offert le caractère d'une indéfinissable étrangeté et tant de
+motifs de doute et d'appréhension. C'est pourquoi je jugeai à propos de
+m'arranger une cachette dans la cale. J'enlevai une partie du faux
+bordage, de manière à me ménager une retraite commode entre les énormes
+membrures du navire.
+
+J'avais à peine achevé ma besogne qu'un bruit de pas dans la cale me
+contraignit d'en faire usage. Un homme passa à côté de ma cachette d'un
+pas faible et mal assuré. Je ne pus pas voir son visage, mais j'eus le
+loisir d'observer son aspect général. Il y avait en lui tout le
+caractère de la faiblesse et de la caducité. Ses genoux vacillaient sous
+la charge des années, et tout son être en tremblait. Il se parlait à
+lui-même, marmottait d'une voix basse et cassée quelques mots d'une
+langue que je ne pus pas comprendre, et farfouillait dans un coin où
+l'on avait empilé des instruments d'un aspect étrange et des cartes
+marines délabrées. Ses manières étaient un singulier mélange de la
+maussaderie d'une seconde enfance et de la dignité solennelle d'un dieu.
+À la longue, il remonta sur le pont, et je ne le vis plus.
+
+* * * * *
+
+Un sentiment pour lequel je ne trouve pas de mot a pris possession de
+mon âme,—une sensation qui n'admet pas d'analyse, qui n'a pas sa
+traduction dans les lexiques du passé, et pour laquelle je crains que
+l'avenir lui-même ne trouve pas de clef.—Pour un esprit constitué comme
+le mien, cette dernière considération est un vrai supplice. Jamais je ne
+pourrai, je sens que je ne pourrai jamais être édifié relativement à la
+nature de mes idées. Toutefois, il n'est pas étonnant que ces idées
+soient indéfinissables, puisqu'elles sont puisées à des sources si
+entièrement neuves. Un nouveau sentiment—une nouvelle entité—est
+ajouté à mon âme.
+
+* * * * *
+
+Il y a bien longtemps que j'ai touché pour la première fois le pont de
+ce terrible navire, et les rayons de ma destinée vont, je crois, se
+concentrant et s'engloutissant dans un foyer. Incompréhensibles gens!
+Enveloppés dans des méditations dont je ne puis deviner la nature, ils
+passent à côté de moi sans me remarquer. Me cacher est pure folie de ma
+part, car ce monde-là _ne veut pas voir_. Il n'y a qu'un instant, je
+passais juste sous les yeux du second; peu de temps auparavant, je
+m'étais aventuré jusque dans la cabine du capitaine lui-même, et c'est
+là que je me suis procuré les moyens d'écrire ceci et tout ce qui
+précède. Je continuerai ce journal de temps en temps. Il est vrai que je
+ne puis trouver aucune occasion de le transmettre au monde; pourtant,
+j'en veux faire l'essai. Au dernier moment j'enfermerai le manuscrit
+dans une bouteille, et je jetterai le tout à la mer.
+
+* * * * *
+
+Un incident est survenu qui m'a de nouveau donné lieu à réfléchir. De
+pareilles choses sont-elles l'opération d'un hasard indiscipliné? Je
+m'étais faufilé sur le pont et m'étais étendu, sans attirer l'attention
+de personne, sur un amas d'enfléchures et de vieilles voiles, dans le
+fond de la yole. Tout en rêvant à la singularité de ma destinée, je
+barbouillais sans y penser, avec une brosse à goudron, les bords d'une
+bonnette[26] soigneusement pliée et posée à côté de moi sur un baril. La
+bonnette est maintenant tendue sur ses bouts-dehors, et les touches
+irréfléchies de la brosse figurent le mot DÉCOUVERTE.
+
+J'ai fait récemment plusieurs observations sur la structure du vaisseau.
+Quoique bien armé, ce n'est pas, je crois, un vaisseau de guerre. Son
+gréement, sa structure, tout son équipement repoussent une supposition
+de cette nature. Ce qu'il n'est pas, je le perçois facilement; mais ce
+qu'il est, je crains qu'il ne me soit impossible de le dire. Je ne sais
+comment cela se fait, mais, en examinant son étrange modèle et la
+singulière forme de ses espars[27], ses proportions colossales, cette
+prodigieuse collection de voiles, son avant sévèrement simple et son
+arrière d'un style suranné, il me semble parfois que la sensation
+d'objets qui ne me sont pas inconnus traverse mon esprit comme un
+éclair, et toujours à ces ombres flottantes de la mémoire est mêlé un
+inexplicable souvenir de vieilles légendes étrangères et de siècles
+très-anciens.
+
+* * * * *
+
+J'ai bien regardé la charpente du navire. Elle est faite de matériaux
+qui me sont inconnus. Il y a dans le bois un caractère qui me frappe,
+comme le rendant, ce me semble, impropre à l'usage auquel il a été
+destiné. Je veux parler de son extrême porosité, considérée
+indépendamment des dégâts faits par les vers, qui sont une conséquence
+de la navigation dans ces mers, et de la pourriture résultant de la
+vieillesse. Peut-être trouvera-t-on mon observation quelque peu subtile,
+mais il me semble que ce bois aurait tout le caractère du chêne
+espagnol, si le chêne espagnol pouvait être dilaté par des moyens
+artificiels.
+
+En relisant la phrase précédente, il me revient à l'esprit un curieux
+apophtegme[28] d'un vieux loup de mer hollandais.
+
+—Cela est positif, disait-il toujours quand on exprimait quelque doute
+sur sa véracité, comme il est positif qu'il y a une mer où le navire
+lui-même grossit comme le corps vivant d'un marin.
+
+* * * * *
+
+Il y a environ une heure, je me suis senti la hardiesse de me glisser
+dans un groupe d'hommes de l'équipage. Ils n'ont pas eu l'air de faire
+attention à moi, et quoique je me tinsse juste au milieu d'eux, ils
+paraissaient n'avoir aucune conscience de ma présence. Comme celui que
+j'avais vu le premier dans la cale, ils portaient tous les signes d'une
+vieillesse chenue. Leurs genoux tremblaient de faiblesse; leurs épaules
+étaient arquées par la décrépitude; leur peau ratatinée frissonnait au
+vent; leur voix était basse, chevrotante et cassée; leurs yeux
+distillaient les larmes brillantes de la vieillesse, et leurs cheveux
+gris fuyaient terriblement dans la tempête. Autour d'eux, de chaque côté
+du pont, gisaient éparpillés des instruments mathématiques d'une
+structure très-ancienne et tout à fait tombée en désuétude.
+
+* * * * *
+
+J'ai parlé un peu plus haut d'une bonnette qu'on avait installée. Depuis
+ce moment, le navire chassé par le vent n'a pas discontinué sa terrible
+course droit au sud, chargé de toute sa toile disponible depuis ses
+pommes de mâts jusqu'à ses bouts-dehors inférieurs, et plongeant ses
+bouts de vergues de perroquet dans le plus effrayant enfer liquide que
+jamais cervelle humaine ait pu concevoir. Je viens de quitter le pont,
+ne trouvant plus la place tenable; cependant, l'équipage ne semble pas
+souffrir beaucoup. C'est pour moi le miracle des miracles qu'une si
+énorme masse ne soit pas engloutie tout de suite et pour toujours. Nous
+sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de
+l'éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.
+Nous glissons avec la prestesse de l'hirondelle de mer sur des vagues
+mille fois plus effrayantes qu'aucune de celles que j'ai jamais vues; et
+des ondes colossales élèvent leurs têtes au-dessus de nous comme des
+démons de l'abîme, mais comme des démons restreints aux simples menaces
+et auxquels il est défendu de détruire. Je suis porté à attribuer cette
+bonne chance perpétuelle à la seule cause naturelle qui puisse légitimer
+un pareil effet. Je suppose que le navire est soutenu par quelque fort
+courant ou remous sous-marin.
+
+* * * * *
+
+J'ai vu le capitaine face à face, et dans sa propre cabine; mais, comme
+je m'y attendais, il n'a fait aucune attention à moi. Bien qu'il n'y ait
+rien dans sa physionomie générale qui révèle, pour l'œil du premier
+venu, quelque chose de supérieur ou d'inférieur à l'homme, toutefois
+l'étonnement que j'éprouvai à son aspect se mêlait d'un sentiment de
+respect et de terreur irrésistible. Il est à peu près de ma taille,
+c'est-à-dire de cinq pieds huit pouces environ. Il est bien
+proportionné, bien pris dans son ensemble; mais cette constitution
+n'annonce ni vigueur particulière ni quoi que ce soit de remarquable.
+Mais c'est la singularité de l'expression qui règne sur sa face,—c'est
+l'intense, terrible, saisissante évidence de la vieillesse, si entière,
+si absolue, qui crée dans mon esprit un sentiment,—une sensation
+ineffable. Son front, quoique peu ridé, semble porter le sceau d'une
+myriade d'années. Ses cheveux gris sont des archives du passé, et ses
+yeux, plus gris encore, sont des sibylles de l'avenir. Le plancher de sa
+cabine était encombré d'étranges in-folio à fermoirs de fer,
+d'instruments de science usés et d'anciennes cartes d'un style
+complètement oublié. Sa tête était appuyée sur ses mains, et d'un œil
+ardent et inquiet il dévorait un papier que je pris pour une
+commission[29], et qui, en tout cas, portait une signature royale. Il se
+parlait à lui-même,—comme le premier matelot que j'avais aperçu dans la
+cale,—et marmottait d'une voix basse et chagrine quelques syllabes
+d'une langue étrangère; et, bien que je fusse tout à côté de lui, il me
+semblait que sa voix arrivait à mon oreille de la distance d'un mille.
+
+* * * * *
+
+Le navire avec tout ce qu'il contient est imprégné de l'esprit des
+anciens âges. Les hommes de l'équipage glissent çà et là comme les
+ombres des siècles enterrés; dans leurs yeux vit une pensée ardente et
+inquiète; et quand, sur mon chemin, leurs mains tombent dans la lumière
+effarée des fanaux, j'éprouve quelque chose que je n'ai jamais éprouvé
+jusqu'à présent, quoique toute ma vie j'aie eu la folie des antiquités,
+et que je me sois baigné dans l'ombre des colonnes ruinées de Balbeck,
+de Tadmor et de Persépolis, tant qu'à la fin mon âme elle-même est
+devenue une ruine.
+
+* * * * *
+
+Quand je regarde autour de moi, je suis honteux de mes premières
+terreurs. Si la tempête qui nous a poursuivis jusqu'à présent me fait
+trembler, ne devrais-je pas être frappé d'horreur devant cette bataille
+du vent et de l'Océan, dont les mots vulgaires: tourbillon et simoun ne
+peuvent pas donner la moindre idée? Le navire est littéralement enfermé
+dans les ténèbres d'une éternelle nuit et dans un chaos d'eau qui
+n'écume plus; mais, à une distance d'une lieue environ de chaque côté,
+nous pouvons apercevoir, indistinctement et par intervalles, de
+prodigieux remparts de glace qui montent vers le ciel désolé et
+ressemblent aux murailles de l'univers!
+
+* * * * *
+
+Comme je l'avais pensé, le navire est évidemment dans un courant,—si
+l'on peut proprement appeler ainsi une marée qui va mugissant et hurlant
+à travers les blancheurs de la glace, et fait entendre du côté du sud un
+tonnerre plus précipité que celui d'une cataracte tombant à pic.
+
+* * * * *
+
+Concevoir l'horreur de mes sensations est, je crois, chose absolument
+impossible; cependant, la curiosité de pénétrer les mystères de ces
+effroyables régions surplombe encore mon désespoir et suffit à me
+réconcilier avec le plus hideux aspect de la mort. Il est évident que
+nous nous précipitons vers quelque entraînante découverte,—quelque
+incommunicable secret dont la connaissance implique la mort. Peut-être
+ce courant nous conduit-il au pôle sud lui-même. Il faut avouer que
+cette supposition, si étrange en apparence, a toute probabilité pour
+elle.
+
+* * * * *
+
+L'équipage se promène sur le pont d'un pas tremblant et inquiet; mais il
+y a dans toutes les physionomies une expression qui ressemble plutôt à
+l'ardeur de l'espérance qu'à l'apathie du désespoir.
+
+Cependant nous avons toujours le vent arrière, et, comme nous portons
+une masse de toile, le navire s'enlève quelquefois en grand hors de la
+mer. Oh! horreur sur horreur!—la glace s'ouvre soudainement à droite et
+à gauche, et nous tournons vertigineusement dans d'immenses cercles
+concentriques, tout autour des bords d'un gigantesque amphithéâtre, dont
+les murs perdent leur sommet dans les ténèbres et l'espace. Mais il ne
+me reste que peu de temps pour rêver à ma destinée! Les cercles se
+rétrécissent rapidement,—nous plongeons follement dans l'étreinte du
+tourbillon, et, à travers le mugissement, le beuglement et le
+détonnement de l'Océan et de la tempête, le navire tremble,—ô Dieu!—il
+se dérobe...—il sombre![30]
+
+
+
+
+UNE DESCENTE DANS LE MAELSTRÖM
+
+Les voies de Dieu, dans la nature comme dans l'ordre de la Providence,
+ne sont point nos voies; et les types que nous concevons n'ont aucune
+mesure commune avec la vastitude, la profondeur et l'incompréhensibilité
+de ses œuvres, qui contiennent en elles un abîme plus profond que le
+puits de Démocrite.
+
+JOSEPH GLANVILL.
+
+
+Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieil homme,
+pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.
+
+—Il n'y a pas encore bien longtemps,—dit-il à la fin—je vous aurais
+guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a
+trois ans, il m'est arrivé une aventure plus extraordinaire que n'en
+essuya jamais un être mortel ou du moins telle que jamais homme n'y a
+survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que j'ai endurées
+m'ont brisé le corps et l'âme. Vous me croyez très-vieux, mais je ne le
+suis pas. Il a suffi du quart d'une journée pour blanchir ces cheveux
+noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au
+point de trembler après le moindre effort et d'être effrayé par une
+ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige,
+regarder par-dessus ce petit promontoire.
+
+Le petit promontoire sur le bord duquel il s'était si négligemment jeté
+pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps
+surplombait, et qu'il n'était garanti d'une chute que par le point
+d'appui que prenait son coude sur l'arête extrême et glissante, le petit
+promontoire s'élevait à quinze ou seize cents pieds environ d'un chaos
+de rochers situés au-dessous de nous,—immense précipice de granit
+luisant et noir. Pour rien au monde je n'aurais voulu me hasarder à six
+pieds du bord. Véritablement, j'étais si profondément agité par la
+situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de
+mon long sur le sol, m'accrochant à quelques arbustes voisins, n'osant
+pas même lever les yeux vers le ciel. Je m'efforçais en vain de me
+débarrasser de l'idée que la fureur du vent mettait en danger la base
+même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver
+le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans
+l'espace.
+
+—Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-là, me dit le guide, car
+je vous ai amené ici pour vous faire voir à loisir le théâtre de
+l'événement dont je parlais tout à l'heure, et pour vous raconter toute
+l'histoire avec la scène même sous vos yeux.
+
+«Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette manière minutieuse qui le
+caractérisait, nous sommes maintenant sur la côte même de Norvège, au
+68e degré de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le
+lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet
+est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu;
+accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige,—c'est
+cela,—et regardez au delà de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer
+à nos pieds.»
+
+Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont
+la couleur d'encre me rappela tout d'abord le tableau du géographe
+Nubien et sa _Mer des Ténèbres_. C'était un panorama plus effroyablement
+désolé qu'il n'est donné à une imagination humaine de le concevoir. À
+droite et à gauche, aussi loin que l'œil pouvait atteindre,
+s'allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d'une falaise
+horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était
+puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête
+blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du
+promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, à une distance de
+cinq ou six milles en mer, on apercevait une île qui avait l'air désert,
+ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle
+était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se
+dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et
+entouré de groupes interrompus de roches noires.
+
+L'aspect de l'Océan, dans l'étendue comprise entre le rivage et l'île la
+plus éloignée, avait quelque chose d'extraordinaire. En ce moment même,
+il soufflait du côté de la terre une si forte brise, qu'un brick, tout
+au large, était à la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque
+disparaissait quelquefois tout entière; et pourtant il n'y avait rien
+qui ressemblât à une houle régulière, mais seulement, et en dépit du
+vent, un clapotement d'eau, bref, vif et tracassé dans tous les
+sens;—très-peu d'écume, excepté dans le voisinage immédiat des rochers.
+
+—L'île que vous voyez là-bas, reprit le vieil homme, est appelée par
+les Norvégiens Vurrgh. Celle qui est à moitié chemin est Moskoe. Celle
+qui est à un mille au nord est Ambaaren. Là-bas sont Islesen, Hotholm,
+Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin,—entre Moskoe et
+Vurrgh,—Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais
+noms de ces endroits; mais pourquoi ai-je jugé nécessaire de vous les
+nommer, je n'en sais rien, je n'y puis rien comprendre,—pas plus que
+vous.—Entendez-vous quelque chose? Voyez-vous quelque changement sur
+l'eau?
+
+Nous étions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, où nous
+étions montés en partant de l'intérieur de Lofoden, de sorte que nous
+n'avions pu apercevoir la mer que lorsqu'elle nous avait apparu tout
+d'un coup du sommet le plus élevé. Pendant que le vieil homme parlait,
+j'eus la perception d'un bruit très-fort et qui allait croissant, comme
+le mugissement d'un immense troupeau de buffles dans une prairie
+d'Amérique; et, au moment même, je vis ce que les marins appellent le
+caractère _clapoteux_ de la mer se changer rapidement en un courant qui
+se faisait vers l'est. Pendant que je regardais, ce courant prit une
+prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse,—à son
+impétuosité déréglée. En cinq minutes, toute la mer, jusqu'à Vurrgh, fut
+fouettée par une indomptable furie; mais c'était entre Moskoe et la côte
+que dominait principalement le vacarme. Là, le vaste lit des eaux,
+sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement
+en convulsions frénétiques,—haletant, bouillonnant, sifflant,
+pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant
+et se ruant tout entier vers l'est avec une rapidité qui ne se manifeste
+que dans des chutes d'eau précipitées.
+
+Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement
+radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons
+disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes d'écume
+apparurent là où je n'en avais vu aucune jusqu'alors. Ces bandes, à la
+longue, s'étendirent à une grande distance, et, se combinant entre
+elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés
+et semblèrent former le germe d'un vortex[31] plus vaste. Soudainement,
+très-soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et
+définie, dans un cercle de plus d'un mille de diamètre. Le bord du
+tourbillon était marqué par une large ceinture d'écume lumineuse; mais
+pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont
+l'intérieur, aussi loin que l'œil pouvait y plonger, était fait d'un
+mur liquide, poli, brillant et d'un noir de jais, faisant avec l'horizon
+un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l'influence
+d'un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix
+effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante
+cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n'en a jamais
+envoyé de pareille vers le ciel.
+
+La montagne tremblait dans sa base même, et le roc remuait. Je me jetai
+à plat ventre, et, dans un excès d'agitation nerveuse, je m'accrochai au
+maigre gazon.
+
+—Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le
+grand tourbillon du Maelström.
+
+—On l'appelle quelquefois ainsi, dit-il; mais nous autres Norvégiens,
+nous le nommons le Moskoe-Strom, de l'île de Moskoe, qui est située à
+moitié chemin.
+
+Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne m'avaient nullement
+préparé à ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-être plus
+détaillée qu'aucune autre ne donne pas la plus légère idée de la
+magnificence et de l'horreur du tableau,—ni de l'étrange et ravissante
+sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Je ne sais pas
+précisément de quel point de vue ni à quelle heure l'a vu l'écrivain en
+question; mais ce ne peut être ni du sommet de Helseggen, ni pendant une
+tempête. Il y a néanmoins quelques passages de sa description qui
+peuvent être cités pour les détails, quoiqu'ils soient très-insuffisants
+pour donner une impression du spectacle.
+
+«Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de l'eau est de
+trente-six à quarante brasses; mais, de l'autre côté, du côté de Ver (il
+veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point qu'un navire ne
+pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se déchirer sur
+les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient
+la marée, le courant se jette dans l'espace compris entre Lofoden et
+Moskoe avec une tumultueuse rapidité; mais le rugissement de son
+terrible reflux est à peine égalé par celui des plus hautes et des plus
+terribles cataractes; le bruit se fait entendre à plusieurs lieues, et
+les tourbillons ou tournants creux sont d'une telle étendue et d'une
+telle profondeur, que, si un navire entre dans la région de son
+attraction, il est inévitablement absorbé et entraîné au fond, et, là,
+déchiré en morceaux contre les rochers; et, quand le courant se relâche,
+les débris sont rejetés à la surface. Mais ces intervalles de
+tranquillité n'ont lieu qu'entre le reflux et le flux, par un temps
+calme, et ne durent qu'un quart d'heure; puis la violence du courant
+revient graduellement.
+
+«Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une
+tempête, il est dangereux d'en approcher, même d'un mille norvégien. Des
+barques, des yachts, des navires ont été entraînés pour n'y avoir pas
+pris garde avant de se trouver à portée de son attraction. Il arrive
+assez fréquemment que des baleines viennent trop près du courant et sont
+maîtrisées par sa violence; et il est impossible de décrire leurs
+mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se
+dégager.
+
+«Une fois, un ours, essayant de passer à la nage le détroit entre
+Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emporté au fond; il
+rugissait si effroyablement qu'on l'entendait du rivage. De vastes
+troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent
+brisés et déchirés, au point qu'on dirait qu'il leur a poussé des poils.
+Cela démontre clairement que le fond est fait de roches pointues sur
+lesquelles ils ont été roulés çà et là. Ce courant est réglé par le flux
+et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures.
+Dans l'année 1645, le dimanche de la Sexagésime, de fort grand matin, il
+se précipita avec un tel fracas et une telle impétuosité, que des
+pierres se détachaient des maisons de la côte...»
+
+En ce qui concerne la profondeur de l'eau, je ne comprends pas comment
+on a pu s'en assurer dans la proximité immédiate du tourbillon. Les
+_quarante brasses_ doivent avoir trait seulement aux parties du canal
+qui sont tout près du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La
+profondeur au centre du Moskoe-Strom doit être incommensurablement plus
+grande, et il suffit, pour en acquérir la certitude, de jeter un coup
+d'œil oblique dans l'abîme du tourbillon, quand on est sur le sommet le
+plus élevé de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans
+le Phlégéthon[32] hurlant, je ne pouvais m'empêcher de sourire de la
+simplicité avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses
+difficiles à croire, ses anecdotes d'ours et de baleines; car il me
+semblait que c'était chose évidente de soi que le plus grand vaisseau de
+ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction,
+devait y résister aussi peu qu'une plume à un coup de vent et
+disparaître tout en grand et tout d'un coup.
+
+Les explications qu'on a données du phénomène,—dont quelques-unes, je
+me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles à la
+lecture,—avaient maintenant un aspect très-différent et très-peu
+satisfaisant. L'explication généralement reçue est que, comme les trois
+petits tourbillons des îles Féroë, celui-ci «n'a pas d'autre cause que
+le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long
+d'un banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte; et
+qu'ainsi, plus la marée s'élève, plus la chute est profonde, et que le
+résultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse
+puissance de succion est suffisamment démontrée par de moindres
+exemples». Tels sont les termes de l'_Encyclopédie britannique_. Kircher
+et d'autres imaginent qu'au milieu du canal du Maelström est un abîme
+qui traverse le globe et aboutit dans quelque région très-éloignée;—le
+golfe de Bothnie a même été désigné une fois un peu légèrement. Cette
+opinion assez puérile était celle à laquelle, pendant que je contemplais
+le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment; et,
+comme j'en faisais part au guide, je fus assez surpris de l'entendre me
+dire que, bien que telle fût l'opinion presque générale des Norvégiens à
+ce sujet, ce n'était néanmoins pas la sienne. Quant à cette idée, il
+confessa qu'il était incapable de la comprendre, et je finis par être
+d'accord avec lui; car, pour concluante qu'elle soit sur le papier, elle
+devient absolument inintelligible et absurde à côté du tonnerre de
+l'abîme.
+
+—Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme,
+si vous voulez que nous nous glissions derrière cette roche, sous le
+vent, de manière qu'elle amortisse le vacarme de l'eau, je vous conterai
+une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du
+Moskoe-Strom!
+
+Je me plaçai comme il le désirait, et il commença:
+
+—Moi et mes deux frères, nous possédions autrefois un semaque gréé en
+goélette, de soixante et dix tonneaux à peu près, avec lequel nous
+pêchions habituellement parmi les îles au delà de Moskoe, près de
+Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne pêche, pourvu
+qu'on s'y prenne en temps opportun et qu'on ait le courage de tenter
+l'aventure; mais, parmi tous les hommes de la côte de Lofoden, nous
+trois seuls, nous faisions notre métier ordinaire d'aller aux îles,
+comme je vous dis. Les pêcheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers
+le sud. On y peut prendre du poisson à toute heure, sans courir grand
+risque, et naturellement ces endroits-là sont préférés; mais les places
+de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson
+de la plus belle qualité, mais aussi en bien plus grande abondance; si
+bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans
+le métier n'auraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En
+somme, nous faisions de cela une espèce de spéculation désespérée,—le
+risque de la vie remplaçait le travail, et le courage tenait lieu de
+capital.
+
+«Nous abritions notre semaque dans une anse à cinq milles sur la côte
+au-dessus de celle-ci; et c'était notre habitude, par le beau temps, de
+profiter du répit de quinze minutes pour nous lancer à travers le canal
+principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et d'aller jeter
+l'ancre quelque part dans la proximité d'Otterholm ou de Sandflesen, où
+les remous ne sont pas aussi violents qu'ailleurs. Là, nous attendions
+ordinairement, pour lever l'ancre et retourner chez nous, à peu près
+jusqu'à l'heure de l'apaisement des eaux. Nous ne nous aventurions
+jamais dans cette expédition sans un bon vent arrière pour aller et
+revenir,—un vent dont nous pouvions être sûrs pour notre retour,—et
+nous nous sommes rarement trompés sur ce point. Deux fois, en six ans,
+nous avons été forcés de passer la nuit à l'ancre par suite d'un calme
+plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages; et, une autre fois,
+nous sommes restés à terre près d'une semaine, affamés jusqu'à la mort,
+grâce à un coup de vent qui se mit à souffler peu de temps après notre
+arrivée et rendit le canal trop orageux pour songer à le traverser. Dans
+cette occasion, nous aurions été entraînés au large en dépit de tout
+(car les tourbillons nous ballottaient çà et là avec une telle violence,
+qu'à la fin nous avions chassé sur notre ancre faussée), si nous
+n'avions dérivé dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici
+aujourd'hui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de
+Flimen, où, par bonheur, nous pûmes mouiller.
+
+«Je ne vous dirai pas la vingtième partie des dangers que nous essuyâmes
+dans les pêcheries,—c'est un mauvais parage, même par le beau
+temps,—mais nous trouvions toujours moyen de défier le Moskoe-Strom
+sans accident; parfois pourtant le cœur me montait aux lèvres quand
+nous étions d'une minute en avance ou en retard sur l'accalmie.
+Quelquefois, le vent n'était pas aussi vif que nous l'espérions en
+mettant à la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne
+l'aurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus
+difficile à gouverner.
+
+«Mon frère aîné avait un fils âgé de dix-huit ans, et j'avais pour mon
+compte deux grands garçons. Ils nous eussent été d'un grand secours dans
+de pareils cas, soit qu'ils eussent pris les avirons, soit qu'ils
+eussent pêché à l'arrière mais, vraiment, bien que nous consentissions à
+risquer notre vie, nous n'avions pas le cœur de laisser ces jeunesses
+affronter le danger; car, tout bien considéré, c'était un horrible
+danger, c'est la pure vérité.
+
+«Il y a maintenant trois ans moins quelques jours qu'arriva ce que je
+vais vous raconter. C'était le 10 juillet 18.., un jour que les gens de
+ce pays n'oublieront jamais,—car ce fut un jour où souffla la plus
+horrible tempête qui soit jamais tombée de la calotte des cieux.
+Cependant, toute la matinée et même fort avant dans l'après-midi, nous
+avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil était
+superbe, si bien que le plus vieux loup de mer n'aurait pas pu prévoir
+ce qui allait arriver.
+
+«Nous étions passés tous les trois, mes deux frères et moi, à travers
+les îles à deux heures de l'après-midi environ, et nous eûmes bientôt
+chargé le semaque de fort beau poisson, qui—nous l'avions remarqué tous
+trois—était plus abondant ce jour-là que nous ne l'avions jamais vu. Il
+était juste sept heures à ma montre quand nous levâmes l'ancre pour
+retourner chez nous, de manière à faire le plus dangereux du Strom dans
+l'intervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu à huit
+heures.
+
+«Nous partîmes avec une bonne brise à tribord, et, pendant quelque
+temps, nous filâmes très-rondement, sans songer le moins du monde au
+danger; car, en réalité, nous ne voyions pas la moindre cause
+d'appréhension. Tout à coup nous fûmes masqués par une saute de vent qui
+venait de Helseggen. Cela était tout à fait extraordinaire,—c'était une
+chose qui ne nous était jamais arrivée—et je commençais à être un peu
+inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous fîmes arriver au vent,
+mais nous ne pûmes jamais fendre les remous, et j'étais sur le point de
+proposer de retourner au mouillage, quand, regardant à l'arrière, nous
+vîmes tout l'horizon enveloppé d'un nuage singulier, couleur de cuivre,
+qui montait avec la plus étonnante vélocité.
+
+«En même temps, la brise qui nous avait pris en tête tomba, et, surpris
+alors par un calme plat, nous dérivâmes à la merci de tous les courants.
+Mais cet état de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le
+temps d'y réfléchir. En moins d'une minute, la tempête était sur
+nous,—une minute après, le ciel était entièrement chargé,—et il devint
+soudainement si noir, qu'avec les embruns qui nous sautaient aux yeux
+nous ne pouvions plus nous voir l'un l'autre à bord.
+
+«Vouloir décrire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux
+marin de Norvège n'en a jamais essuyé de pareil. Nous avions amené toute
+la toile avant que le coup de vent nous surprît; mais, dès la première
+rafale, nos deux mâts vinrent par-dessus bord, comme s'ils avaient été
+sciés par le pied,—le grand mât emportant avec lui mon plus jeune frère
+qui s'y était accroché par prudence.
+
+«Notre bateau était bien le plus léger joujou qui eût jamais glissé sur
+la mer. Il avait un pont effleuré avec une seule petite écoutille à
+l'avant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer
+solidement en traversant le Strom, bonne précaution dans une mer
+clapoteuse. Mais, dans cette circonstance présente, nous aurions sombré
+du premier coup,—car, pendant quelques instants, nous fûmes
+littéralement ensevelis sous l'eau. Comment mon frère aîné échappa-t-il
+à la mort? je ne puis le dire, je n'ai jamais pu me l'expliquer. Pour ma
+part, à peine avais-je lâché la misaine, que je m'étais jeté sur le pont
+à plat ventre, les pieds contre l'étroit plat-bord de l'avant, et les
+mains accrochées à un boulon, auprès du pied du mât de misaine. Le pur
+instinct m'avait fait agir ainsi, c'était indubitablement ce que j'avais
+de mieux à faire,—car j'étais trop ahuri pour penser.
+
+«Pendant quelques minutes, nous fûmes complètement inondés, comme je
+vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et
+me cramponnai à l'anneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester
+ainsi plus longtemps sans être suffoqué, je me dressai sur mes genoux,
+tenant toujours bon avec mes mains, et je dégageai ma tête. Alors, notre
+petit bateau donna de lui-même une secousse, juste comme un chien qui
+sort de l'eau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je m'efforçais
+alors de secouer de mon mieux la stupeur qui m'avait envahi et de
+recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce qu'il y avait à faire,
+quand je sentis quelqu'un qui me saisissait le bras. C'était mon frère
+aîné, et mon cœur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus
+bord;—mais, un moment après, toute cette joie se changea en horreur,
+quand, appliquant sa bouche à mon oreille, il vociféra ce simple mot:
+_Le Moskoe-Strom_!
+
+«Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pensées. Je
+frissonnai de la tête aux pieds, comme pris du plus violent accès de
+fièvre. Je comprenais suffisamment ce qu'il entendait par ce seul
+mot,—je savais bien ce qu'il voulait me faire entendre! Avec le vent
+qui nous poussait maintenant, nous étions destinés au tourbillon du
+Strom, et rien ne pouvait nous sauver!
+
+«Vous avez bien compris qu'en traversant le canal de Strom, nous
+faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, même par le
+temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin d'attendre et
+d'épier le répit de la marée; mais, maintenant, nous courions droit sur
+le gouffre lui-même, et avec une pareille tempête! «À coup sûr,
+pensai-je, nous y serons juste au moment de l'accalmie, il y a là encore
+un petit espoir.» Mais, une minute après, je me maudissais d'avoir été
+assez fou pour rêver d'une espérance quelconque. Je voyais parfaitement
+que nous étions condamnés, eussions-nous été un vaisseau de je ne sais
+combien de canons!
+
+«En ce moment, la première fureur de la tempête était passée, ou
+peut-être ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant;
+mais, en tout cas, la mer, que le vent avait d'abord maîtrisée, plane et
+écumeuse, se dressait maintenant en véritables montagnes. Un changement
+singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes
+les directions, il était toujours noir comme de la poix, mais presque
+au-dessus de nous il s'était fait une ouverture circulaire,—un ciel
+clair,—clair comme je ne l'ai jamais vu,—d'un bleu brillant et
+foncé,—et à travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un éclat
+que je ne lui avais jamais connu. Elle éclairait toutes choses autour de
+nous avec la plus grande netteté,—mais, grand Dieu! quelle scène à
+éclairer!
+
+«Je fis un ou deux efforts pour parler à mon frère; mais le vacarme,
+sans que je pusse m'expliquer comment, s'était accru à un tel point, que
+je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son
+oreille de toute la force de mes poumons. Tout à coup il secoua la tête,
+devint pâle comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire:
+_Écoute_!
+
+«D'abord, je ne compris pas ce qu'il voulait dire,—mais bientôt une
+épouvantable pensée se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon
+gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la
+lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans l'Océan. _Elle
+s'était arrêtée à sept heures! Nous avions laissé passer le répit de la
+marée, et le tourbillon du Strom était dans sa pleine furie!_
+
+«Quand un navire est bien construit, proprement équipé et pas trop
+chargé, les lames, par une grande brise, et quand il est au large,
+semblent toujours s'échapper de dessous sa quille,—ce qui parait
+très-étrange à un homme de terre,—et ce qu'on appelle, en langage de
+bord, chevaucher (_riding_.) Cela allait bien, tant que nous grimpions
+lestement sur la houle; mais, actuellement, une mer gigantesque venait
+nous prendre par notre arrière et nous enlevait avec elle,—haut,
+haut,—comme pour nous pousser jusqu'au ciel. Je n'aurais jamais cru
+qu'une lame pût monter si haut. Puis nous descendions en faisant une
+courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la nausée et le
+vertige, comme si je tombais en rêve du haut d'une immense montagne.
+Mais, du haut de la lame, j'avais jeté un rapide coup d'œil autour de
+moi,—et ce seul coup d'œil avait suffi. Je vis exactement notre
+position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom était à un quart
+de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au
+Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez
+maintenant ressemble à un remous de moulin. Si je n'avais pas su où nous
+étions et ce que nous avions à attendre, je n'aurais pas reconnu
+l'endroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux
+d'horreur; mes paupières se collèrent comme dans un spasme.
+
+«Moins de deux minutes après, nous sentîmes tout à coup la vague
+s'apaiser, et nous fûmes enveloppés d'écume. Le bateau fit un brusque
+demi-tour par bâbord, et partit dans cette nouvelle direction comme la
+foudre. Au même instant, le rugissement de l'eau se perdit dans une
+espèce de clameur aiguë,—un son tel que vous pouvez le concevoir en
+imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers lâchant à la
+fois leur vapeur. Nous étions alors dans la ceinture moutonneuse qui
+cercle toujours le tourbillon; et je croyais naturellement qu'en une
+seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne
+pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse vélocité
+avec laquelle nous y étions entraînés. Le bateau ne semblait pas plonger
+dans l'eau, mais la raser, comme une bulle d'air qui voltige sur la
+surface de la lame. Nous avions le tourbillon à tribord, et à bâbord se
+dressait le vaste Océan que nous venions de quitter. Il s'élevait comme
+un mur gigantesque se tordant entre nous et l'horizon.
+
+«Cela peut paraître étrange; mais alors, quand nous fûmes dans la gueule
+même de l'abîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en
+approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré
+d'une grande partie de cette terreur qui m'avait d'abord écrasé. Je
+suppose que c'était le désespoir qui raidissait mes nerfs.
+
+«Vous prendrez peut-être cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous
+dis est la vérité: je commençai à songer quelle magnifique chose c'était
+de mourir d'une pareille manière, et combien il était sot à moi de
+m'occuper d'un aussi vulgaire intérêt que ma conservation individuelle,
+en face d'une si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je
+crois que je rougis de honte quand cette idée traversa mon esprit. Peu
+d'instants après, je fus possédé de la plus ardente curiosité
+relativement au tourbillon lui-même. Je sentis positivement le _désir_
+d'explorer ses profondeurs, même au prix du sacrifice que j'allais
+faire; mon principal chagrin était de penser que je ne pourrais jamais
+raconter à mes vieux camarades les mystères que j'allais connaître.
+C'étaient là, sans doute, de singulières pensées pour occuper l'esprit
+d'un homme dans une pareille extrémité,—et j'ai souvent eu l'idée
+depuis lors que les évolutions du bateau autour du gouffre m'avaient un
+peu étourdi la tête.
+
+«Il y eut une autre circonstance qui contribua à me rendre maître de
+moi-même; ce fut la complète cessation du vent, qui ne pouvait plus nous
+atteindre dans notre situation actuelle:—car, comme vous pouvez en
+juger par vous-même, la ceinture d'écume est considérablement au-dessous
+du niveau général de l'Océan, et ce dernier nous dominait maintenant
+comme la crête d'une haute et noire montagne. Si vous ne vous êtes
+jamais trouvé en mer par une grosse tempête, vous ne pouvez vous faire
+une idée du trouble d'esprit occasionné par l'action simultanée du vent
+et des embruns. Cela vous aveugle, vous étourdit, vous étrangle et vous
+ôte toute faculté d'action ou de réflexion. Mais nous étions maintenant
+grandement soulagés de tous ces embarras,—comme ces misérables
+condamnés à mort, à qui on accorde dans leur prison quelques petites
+faveurs qu'on leur refusait tant que l'arrêt n'était pas prononcé.
+
+«Combien de fois fîmes-nous le tour de cette ceinture, il m'est
+impossible de le dire. Nous courûmes tout autour, pendant une heure à
+peu près; nous volions plutôt que nous ne flottions, et nous nous
+rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et
+toujours plus près, toujours plus près de son épouvantable arête
+intérieure.
+
+«Pendant tout ce temps, je n'avais pas lâché le boulon. Mon frère était
+à l'arrière, se tenant à une petite barrique vide, solidement attachée
+sous l'échauguette, derrière l'habitacle; c'était le seul objet du bord
+qui n'eût pas été balayé quand le coup de temps nous avait surpris.
+
+«Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il lâcha le
+baril et tâcha de saisir l'anneau, que, dans l'agonie de sa terreur, il
+s'efforçait d'arracher de mes mains, et qui n'était pas assez large pour
+nous donner sûrement prise à tous deux. Je n'ai jamais éprouvé de
+douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille
+action,—quoique je visse bien qu'alors il était insensé et que la pure
+frayeur en avait fait un fou furieux.
+
+«Néanmoins, je ne cherchai pas à lui disputer la place. Je savais bien
+qu'il importait fort peu à qui appartiendrait l'anneau; je lui laissai
+le boulon, et m'en allai au baril de l'arrière. Il n'y avait pas grande
+difficulté à opérer cette manœuvre; car le semaque filait en rond avec
+assez d'aplomb et assez droit sur sa quille, poussé quelquefois çà et là
+par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. À peine
+m'étais-je arrangé dans ma nouvelle position, que nous donnâmes une
+violente embardée à tribord, et que nous piquâmes la tête la première
+dans l'abîme. Je murmurai une rapide prière à Dieu, et je pensai que
+tout était fini.
+
+«Comme je subissais l'effet douloureusement nauséabond de la descente,
+je m'étais instinctivement cramponné au baril avec plus d'énergie, et
+j'avais fermé les yeux. Pendant quelque secondes, je n'osai pas les
+ouvrir,—m'attendant à une destruction instantanée et m'étonnant de ne
+pas déjà en être aux angoisses suprêmes de l'immersion. Mais les
+secondes s'écoulaient; je vivais encore. La sensation de chute avait
+cessé, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup à ce qu'il était
+déjà, quand nous étions pris dans la ceinture d'écume, à l'exception que
+maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et
+regardai une fois encore le tableau.
+
+«Jamais je n'oublierai les sensations d'effroi, d'horreur et
+d'admiration que j'éprouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau
+semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la
+surface intérieure d'un entonnoir d'une vaste circonférence, d'une
+profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies,
+auraient pu être prises pour de l'ébène, sans l'éblouissante vélocité
+avec laquelle elles pirouettaient et l'étincelante et horrible clarté
+qu'elles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce
+trou circulaire que j'ai déjà décrit, ruisselaient en un fleuve d'or et
+de splendeur le long des murs noirs et pénétraient jusque dans les plus
+intimes profondeurs de l'abîme.
+
+«D'abord, j'étais trop troublé pour observer n'importe quoi avec quelque
+exactitude. L'explosion générale de cette magnificence terrifique était
+tout ce que je pouvais voir. Néanmoins, quand je revins un peu à moi,
+mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette
+direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle à cause de la
+situation de notre semaque qui était suspendu sur la surface inclinée du
+gouffre; il courait toujours sur sa quille, c'est-à-dire que son pont
+formait un plan parallèle à celui de l'eau, qui faisait comme un talus
+incliné à plus de 45 degrés, de sorte que nous avions l'air de nous
+soutenir sur notre côté. Je ne pouvais m'empêcher de remarquer,
+toutefois, que je n'avais guère plus de peine à me retenir des mains et
+des pieds, dans cette situation, que si nous avions été sur un plan
+horizontal; et cela tenait, je suppose, à la vélocité avec laquelle nous
+tournions.
+
+«Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de l'immense
+gouffre; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, à cause
+d'un épais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel
+planait un magnifique arc-en-ciel, semblable à ce pont étroit et
+vacillant que les musulmans affirment être le seul passage entre le
+Temps et l'Éternité. Ce brouillard ou cette écume était sans doute
+occasionné par le conflit des grands murs de l'entonnoir, quand ils se
+rencontraient et se brisaient au fond;—quant au hurlement qui montait
+de ce brouillard vers le ciel, je n'essayerai pas de le décrire.
+
+«Notre première glissade dans l'abîme, à partir de la ceinture d'écume,
+nous avait portés à une grande distance sur la pente; mais
+postérieurement notre descente ne s'effectua pas aussi rapidement, à
+beaucoup près. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus
+avec un mouvement uniforme, mais avec des élans qui parfois ne nous
+projetaient qu'à une centaine de yards, et d'autres fois nous faisaient
+accomplir une évolution complète autour du tourbillon. À chaque tour,
+nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais d'une
+manière très-sensible.
+
+«Je regardai au large sur le vaste désert d'ébène qui nous portait, et
+je m'aperçus que notre barque n'était pas le seul objet qui fût tombé
+dans l'étreinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on
+voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs
+d'arbres, ainsi que bon nombre d'articles plus petits, tels que des
+pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves. J'ai
+déjà décrit la curiosité surnaturelle qui s'était substituée à mes
+primitives terreurs. Il me sembla qu'elle augmentait à mesure que je me
+rapprochais de mon épouvantable destinée. Je commençai alors à épier
+avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre
+compagnie. Il _fallait_ que j'eusse le délire,—car je trouvais même une
+sorte d'_amusement_ à calculer les vitesses relatives de leur descente
+vers le tourbillon d'écume.
+
+«—Ce sapin, me surpris-je une fois à dire, sera certainement la
+première chose qui fera le terrible plongeon et qui disparaîtra;—et je
+fus fort désappointé de voir qu'un bâtiment de commerce hollandais avait
+pris les devants et s'était engouffré le premier. À la longue, après
+avoir fait quelques conjectures de cette nature, et m'être toujours
+trompé,—ce fait,—le fait de mon invariable mécompte,—me jeta dans un
+ordre de réflexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre
+mon cœur encore plus lourdement.
+
+«Ce n'était pas une nouvelle terreur qui m'affectait ainsi, mais l'aube
+d'une espérance bien plus émouvante. Cette espérance surgissait en
+partie de la mémoire, en partie de l'observation présente. Je me
+rappelai l'immense variété d'épaves qui jonchaient la côte de Lofoden,
+et qui avaient toutes été absorbées et revomies par le Moskoe-Strom. Ces
+articles, pour la plus grande partie, étaient déchirés de la manière la
+plus extraordinaire,—éraillés, écorchés, au point qu'ils avaient l'air
+d'être tout garnis de pointes et d'esquilles.—Mais je me rappelais
+distinctement alors qu'il y en avait quelques-uns qui n'étaient pas
+défigurés du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette
+différence qu'en supposant que les fragments écorchés fussent les seuls
+qui eussent été complètement absorbés,—les autres étant entrés dans le
+tourbillon à une période assez avancée de la marée, ou, après y être
+entrés, étant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez
+lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du
+reflux,—suivant le cas. Je concevais qu'il était possible, dans les
+deux cas, qu'ils eussent remonté, en tourbillonnant de nouveau jusqu'au
+niveau de l'Océan, sans subir le sort de ceux qui avaient été entraînés
+de meilleure heure ou absorbés plus rapidement.
+
+«Je fis aussi trois observations importantes: la première, que,—règle
+générale,—plus les corps étaient gros, plus leur descente était
+rapide;—la seconde, que, deux masses étant données, d'une égale
+étendue, l'une sphérique et l'autre de _n'importe quelle autre forme_,
+la supériorité de vitesse dans la descente était pour la sphère la
+troisième,—que, de deux masses d'un volume égal, l'une cylindrique et
+l'autre de n'importe quelle autre forme, le cylindre était absorbé le
+plus lentement.
+
+«Depuis ma délivrance, j'ai eu à ce sujet quelques conversations avec un
+vieux maître d'école du district; et c'est de lui que j'ai appris
+l'usage des mots cylindre et sphère. Il m'a expliqué—mais j'ai oublié
+l'explication—que ce que j'avais observé était la conséquence naturelle
+de la forme des débris flottants, et il m'a démontré comment un
+cylindre, tournant dans un tourbillon, présentait plus de résistance à
+sa succion et était attiré avec plus de difficulté qu'un corps d'une
+autre forme quelconque et d'un volume égal[33].
+
+«Il y avait une circonstance saisissante qui donnait une grande force à
+ces observations, et me rendait anxieux de les vérifier: c'était qu'à
+chaque révolution nous passions devant un baril ou devant une vergue ou
+un mât de navire, et que la plupart de ces objets, nageant à notre
+niveau quand j'avais ouvert les yeux pour la première fois sur les
+merveilles du tourbillon, étaient maintenant situés bien au-dessus de
+nous et semblaient n'avoir guère bougé de leur position première.
+
+«Je n'hésitai pas plus longtemps sur ce que j'avais à faire. Je résolus
+de m'attacher avec confiance à la barrique que je tenais toujours
+embrassée, de larguer le câble qui la retenait à la cage, et de me jeter
+avec elle à la mer. Je m'efforçai d'attirer par signes l'attention de
+mon frère sur les barils flottants auprès desquels nous passions, et je
+fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui faire comprendre ce que
+j'allais tenter. Je crus à la longue qu'il avait deviné mon dessein
+mais, qu'il l'eût ou ne l'eût pas saisi, il secoua la tête avec
+désespoir et refusa de quitter sa place près du boulon. Il m'était
+impossible de m'emparer de lui; la conjoncture ne permettait pas de
+délai. Ainsi, avec une amère angoisse, je l'abandonnai à sa destinée; je
+m'attachai moi-même à la barrique avec le câble qui l'amarrait à
+l'échauguette, et, sans hésiter un moment de plus, je me précipitai avec
+elle dans la mer.
+
+«Le résultat fut précisément ce que j'espérais. Comme c'est moi-même qui
+vous raconte cette histoire,—comme vous voyez que j'ai échappé,—et
+comme vous connaissez déjà le mode de salut que j'employai et pouvez dès
+lors prévoir tout ce que j'aurais de plus à vous dire, j'abrégerai mon
+récit et j'irai droit à la conclusion.
+
+«Il s'était écoulé une heure environ depuis que j'avais quitté le bord
+du semaque, quand, étant descendu à une vaste distance au-dessous de
+moi, il fit coup sur coup trois ou quatre tours précipités, et,
+emportant mon frère bien-aimé, piqua de l'avant décidément et pour
+toujours, dans le chaos d'écume. Le baril auquel j'étais attaché nageait
+presque à moitié chemin de la distance qui séparait le fond du gouffre
+de l'endroit où je m'étais précipité par dessus bord, quand un grand
+changement eut lieu dans le caractère du tourbillon. La pente des parois
+du vaste entonnoir se fit de moins en moins escarpée. Les évolutions du
+tourbillon devinrent graduellement de moins en moins rapides. Peu à peu
+l'écume et l'arc-en-ciel disparurent, et le fond du gouffre sembla
+s'élever lentement.
+
+«Le ciel était clair, le vent était tombé, et la pleine lune se couchait
+radieusement à l'ouest, quand je me retrouvai à la surface de l'Océan,
+juste en vue de la côte de Lofoden, et au-dessus de l'endroit où était
+_naguère_ le tourbillon du Moskoe-Strom. C'était l'heure de
+l'accalmie,—mais la mer se soulevait toujours en vagues énormes par
+suite de la tempête. Je fus porté violemment dans le canal du Strom et
+jeté en quelques minutes à la côte, parmi les pêcheries. Un bateau me
+repêcha,—épuisé de fatigue;—et, maintenant que le danger avait
+disparu, le souvenir de ces horreurs m'avait rendu muet. Ceux qui me
+tirèrent à bord étaient mes vieux camarades de mer et mes compagnons de
+chaque jour,—mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu'ils n'auraient
+reconnu un voyageur revenu du monde des esprits. Mes cheveux, qui la
+veille étaient d'un noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les
+voyez maintenant. Ils dirent aussi que toute l'expression de ma
+physionomie était changée. Je leur contai mon histoire,—ils ne
+voulurent pas y croire.—Je vous la raconte, à vous, maintenant, et
+j'ose à peine espérer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants
+pêcheurs de Lofoden.»
+
+
+
+
+LA VÉRITÉ SUR LE CAS DE M. VALDEMAR
+
+
+Que le cas extraordinaire de M. Valdemar ait excité une discussion, il
+n'y a certes pas lieu de s'en étonner. C'eût été un miracle qu'il n'en
+fût pas ainsi,—particulièrement dans de telles circonstances. Le désir
+de toutes les parties intéressées à tenir l'affaire secrète, au moins
+pour le présent ou en attendant l'opportunité d'une nouvelle
+investigation, et nos efforts pour y réussir ont laissé place à un récit
+tronqué ou exagéré qui s'est propagé dans le public, et qui, présentant
+l'affaire sous les couleurs les plus désagréablement fausses, est
+naturellement devenu la source d'un grand discrédit.
+
+Il est maintenant devenu nécessaire que je donne les faits, autant du
+moins que je les comprends moi-même. Succinctement les voici:
+
+Mon attention, dans ces trois dernières années, avait été à plusieurs
+reprises attirée vers le magnétisme; et, il y a environ neuf mois, cette
+pensée frappa presque soudainement mon esprit que, dans la série des
+expériences faites jusqu'à présent, il y avait une très-remarquable et
+très-inexplicable lacune:—personne n'avait encore été magnétisé _in
+articulo mortis_. Restait à savoir, d'abord si dans un pareil état
+existait chez le patient une réceptibilité quelconque de l'influx
+magnétique; en second lieu, si, dans le cas d'affirmative, elle était
+atténuée ou augmentée par la circonstance; troisièmement, jusqu'à quel
+point et pour combien de temps les empiétements de la mort pouvaient
+être arrêtés par l'opération. Il y avait d'autres points à vérifier,
+mais ceux-ci excitaient le plus ma curiosité,—particulièrement le
+dernier, à cause du caractère immensément grave de ses conséquences.
+
+En cherchant autour de moi un sujet au moyen duquel je pusse éclairer
+ces points, je fus amené à jeter les yeux sur mon ami, M. Ernest
+Valdemar, le compilateur bien connu de la _Bibliotheca forensica_, et
+auteur (sous le pseudonyme d'Issachar Marx) des traductions polonaises
+de _Wallenstein_ et de _Gargantua_. M. Valdemar, qui résidait
+généralement à Harlem (New York) depuis l'année 1839, est ou était
+particulièrement remarquable par l'excessive maigreur de sa
+personne,—ses membres inférieurs ressemblant beaucoup à ceux de John
+Randolph,—et aussi par la blancheur de ses favoris qui faisaient
+contraste avec sa chevelure noire, que chacun prenait conséquemment pour
+une perruque. Son tempérament était singulièrement nerveux et en faisait
+un excellent sujet pour les expériences magnétiques. Dans deux ou trois
+occasions, je l'avais amené à dormir sans grande difficulté; mais je fus
+désappointé quant aux autres résultats que sa constitution particulière
+m'avait naturellement fait espérer. Sa volonté n'était jamais
+positivement ni entièrement soumise à mon influence, et relativement à
+la _clairvoyance_ je ne réussis à faire avec lui rien sur quoi l'on pût
+faire fond. J'avais toujours attribué mon insuccès sur ces points au
+dérangement de sa santé. Quelques mois avant l'époque où je fis sa
+connaissance, les médecins l'avaient déclaré atteint d'une phtisie bien
+caractérisée. C'était à vrai dire sa coutume de parler de sa fin
+prochaine avec beaucoup de sang-froid, comme d'une chose qui ne pouvait
+être ni évitée ni regrettée.
+
+Quand ces idées, que j'exprimais tout à l'heure, me vinrent pour la
+première fois, il était très-naturel que je pensasse à M. Valdemar. Je
+connaissais trop bien la solide philosophie de l'homme pour redouter
+quelques scrupules de sa part, et il n'avait point de parents en
+Amérique qui pussent plausiblement intervenir. Je lui parlai franchement
+de la chose; et, à ma grande surprise, il parut y prendre un intérêt
+très-vif. Je dis à ma grande surprise, car, quoiqu'il eût toujours
+gracieusement livré sa personne à mes expériences, il n'avait jamais
+témoigné de sympathie pour mes études. Sa maladie était de celles qui
+admettent un calcul exact relativement à l'époque de leur _dénoûment_;
+et il fut finalement convenu entre nous qu'il m'enverrait chercher
+vingt-quatre heures avant le terme marqué par les médecins pour sa mort.
+
+Il y a maintenant sept mois passés que je reçus de M. Valdemar le billet
+suivant:
+
+«Mon cher P...,
+
+«Vous pouvez aussi bien venir _maintenant_. D... et F... s'accordent à
+dire que je n'irai pas, demain, au delà de minuit; et je crois qu'ils
+ont calculé juste, ou bien peu s'en faut.
+
+«VALDEMAR.»
+
+Je recevais ce billet une demi-heure après qu'il m'était écrit, et, en
+quinze minutes au plus, j'étais dans la chambre du mourant. Je ne
+l'avais pas vu depuis dix jours, et je fus effrayé de la terrible
+altération que ce court intervalle avait produite en lui. Sa face était
+d'une couleur de plomb; les yeux étaient entièrement éteints, et
+l'amaigrissement était si remarquable que les pommettes avaient crevé la
+peau. L'expectoration était excessive; le pouls à peine sensible. Il
+conservait néanmoins d'une manière fort singulière toutes ses facultés
+spirituelles et une certaine quantité de force physique. Il parlait
+distinctement,—prenait sans aide quelques drogues palliatives,—et,
+quand j'entrai dans la chambre, il était occupé à écrire quelques notes
+sur un agenda. Il était soutenu dans son lit par des oreillers. Les
+docteurs D... et F... lui donnaient leurs soins.
+
+Après avoir serré la main de Valdemar, je pris ces messieurs à part et
+j'obtins un compte rendu minutieux de l'état du malade. Le poumon gauche
+était depuis dix-huit mois dans un état semi-osseux ou cartilagineux, et
+conséquemment tout à fait impropre à toute fonction vitale. Le droit,
+dans sa région supérieure, s'était aussi ossifié, sinon en totalité, du
+moins partiellement, pendant que la partie inférieure n'était plus
+qu'une masse de tubercules purulents, se pénétrant les uns les autres.
+Il existait plusieurs perforations profondes, et en un certain point il
+y avait adhérence permanente des côtes. Ces phénomènes du lobe droit
+étaient de date comparativement récente. L'ossification avait marché
+avec une rapidité très-insolite—un mois auparavant on n'en découvrait
+encore aucun symptôme—et l'adhérence n'avait été remarquée que dans ces
+trois derniers jours. Indépendamment de la phtisie, on soupçonnait un
+anévrisme de l'aorte, mais sur ce point les symptômes d'ossification
+rendaient impossible tout diagnostic exact. L'opinion des deux médecins
+était que M. Valdemar mourrait le lendemain dimanche vers minuit. Nous
+étions au samedi, et il était sept heures du soir.
+
+En quittant le chevet du moribond pour causer avec moi, les docteurs
+D... et F... lui avaient dit un suprême adieu. Ils n'avaient pas
+l'intention de revenir; mais, à ma requête, ils consentirent à venir
+voir le patient vers dix heures de la nuit.
+
+Quand ils furent partis, je causai librement avec M. Valdemar de sa mort
+prochaine, et plus particulièrement de l'expérience que nous nous étions
+proposée. Il se montra toujours plein de bon vouloir; il témoigna même
+un vif désir de cette expérience et me pressa de commencer tout de
+suite. Deux domestiques, un homme et une femme, étaient là pour donner
+leurs soins; mais je ne me sentis pas tout à fait libre de m'engager
+dans une tâche d'une telle gravité sans autres témoignages plus
+rassurants que ceux que pourraient produire ces gens-là en cas
+d'accident soudain. Je renvoyais donc l'opération à huit heures, quand
+l'arrivée d'un étudiant en médecine, avec lequel j'étais un peu lié, M.
+Théodore L..., me tira définitivement d'embarras. Primitivement j'avais
+résolu d'attendre les médecins; mais je fus induit à commencer tout de
+suite, d'abord par les sollicitations de M. Valdemar, en second lieu par
+la conviction que je n'avais pas un instant à perdre, car il s'en allait
+évidemment.
+
+M. L... fut assez bon pour accéder au désir que j'exprimai qu'il prît
+des notes de tout ce qui surviendrait; et c'est d'après son
+procès-verbal que je décalque pour ainsi dire mon récit. Quand je n'ai
+pas condensé, j'ai copié mot pour mot.
+
+Il était environ huit heures moins cinq, quand, prenant la main du
+patient, je le priai de confirmer à M. L..., aussi distinctement qu'il
+le pourrait, que c'était son formel désir, à lui Valdemar, que je fisse
+une expérience magnétique sur lui, dans de telles conditions.
+
+Il répliqua faiblement, mais très-distinctement: «Oui, je désire être
+magnétisé»; ajoutant immédiatement après: «Je crains bien que vous
+n'ayez différé trop longtemps.»
+
+Pendant qu'il parlait, j'avais commencé les passes que j'avais déjà
+reconnues les plus efficaces pour l'endormir. Il fut évidemment
+influencé par le premier mouvement de ma main qui traversa son front;
+mais, quoique je déployasse toute ma puissance, aucun autre effet
+sensible ne se manifesta jusqu'à dix heures dix minutes, quand les
+médecins D... et F... arrivèrent au rendez-vous. Je leur expliquai en
+peu de mots mon dessein; et, comme ils n'y faisaient aucune objection,
+disant que le patient était déjà dans sa période d'agonie, je continuai
+sans hésitation, changeant toutefois les passes latérales en passes
+longitudinales, et concentrant tout mon regard juste dans l'œil du
+moribond.
+
+Pendant ce temps, son pouls devint imperceptible, et sa respiration
+obstruée et marquant un intervalle d'une demi-minute.
+
+Cet état dura un quart d'heure, presque sans changement. À l'expiration
+de cette période, néanmoins, un soupir naturel, quoique horriblement
+profond, s'échappa du sein du moribond, et la respiration ronflante
+cessa, c'est-à-dire que son ronflement ne fut plus sensible; les
+intervalles n'étaient pas diminués. Les extrémités du patient étaient
+d'un froid de glace.
+
+À onze heures moins cinq minutes, j'aperçus des symptômes non équivoques
+de l'influence magnétique. Le vacillement vitreux de l'œil s'était
+changé en cette expression pénible de regard _en dedans_ qui ne se voit
+jamais que dans les cas de somnambulisme et à laquelle il est impossible
+de se méprendre; avec quelques passes latérales rapides, je fis palpiter
+les paupières, comme quand le sommeil nous prend, et, en insistant un
+peu, je les fermai tout à fait. Ce n'était pas assez pour moi, et je
+continuai mes exercices vigoureusement et avec la plus intense
+projection de volonté jusqu'à ce que j'eusse complètement paralysé les
+membres du dormeur, après les avoir placés dans une position en
+apparence commode. Les jambes étaient tout à fait allongées, les bras à
+peu près étendus, et reposant sur le lit à une distance médiocre des
+reins. La tête était très-légèrement élevée.
+
+Quand j'eus fait tout cela, il était minuit sonné, et je priai ces
+messieurs d'examiner la situation de M. Valdemar. Après quelques
+expériences, ils reconnurent qu'il était dans un état de catalepsie[34]
+magnétique extraordinairement parfaite. La curiosité des deux médecins
+était grandement excitée. Le docteur D... résolut tout à coup de passer
+toute la nuit auprès du patient, pendant que le docteur F... prit congé
+de nous en promettant de revenir au petit jour; M. L... et les
+gardes-malades restèrent.
+
+Nous laissâmes M. Valdemar absolument tranquille jusqu'à trois heures du
+matin; alors, je m'approchai de lui et le trouvai exactement dans le
+même état que quand le docteur F... était parti,—c'est-à-dire qu'il
+était étendu dans la même position; que le pouls était imperceptible, la
+respiration douce, à peine sensible—excepté par l'application d'un
+miroir aux lèvres, les yeux fermés naturellement, et les membres aussi
+rigides et aussi froids que du marbre. Toutefois, l'apparence générale
+n'était certainement pas celle de la mort.
+
+En approchant de M. Valdemar, je fis une espèce de demi-effort pour
+déterminer son bras droit à suivre le mien dans les mouvements que je
+décrivais doucement çà et là au-dessus de sa personne. Autrefois, quand
+j'avais tenté ces expériences avec le patient, elles n'avaient jamais
+pleinement réussi, et assurément je n'espérais guère mieux réussir cette
+fois; mais, à mon grand étonnement, son bras suivit très-doucement,
+quoique les indiquant faiblement, toutes les directions que le mien lui
+assigna. Je me déterminai à essayer quelques mots de conversation.
+
+—Monsieur Valdemar, dis-je, dormez-vous?
+
+Il ne répondit pas, mais j'aperçus un tremblement sur ses lèvres, et je
+fus obligé de répéter ma question une seconde et une troisième fois. À
+la troisième tout son être fut agité d'un léger frémissement; les
+paupières se soulevèrent d'elles-mêmes comme pour dévoiler une ligne
+blanche du globe; les lèvres remuèrent paresseusement et laissèrent
+échapper ces mots dans un murmure à peine intelligible:
+
+—Oui; je dors maintenant. Ne m'éveillez pas!...—Laissez-moi mourir
+ainsi!
+
+Je tâtai les membres et les trouvai toujours aussi rigides. Le bras
+droit, comme tout à l'heure, obéissait à la direction de ma main. Je
+questionnai de nouveau le somnambule.
+
+—Vous sentez-vous toujours mal à la poitrine, monsieur Valdemar?
+
+La réponse ne fut pas immédiate; elle fut encore moins accentuée que la
+première:
+
+—Mal?—non,—je meurs.
+
+Je ne jugeai pas convenable de le tourmenter davantage pour le moment,
+et il ne se dit, il ne se fit rien de nouveau jusqu'à l'arrivée du
+docteur F..., qui précéda un peu le lever du soleil, et éprouva un
+étonnement sans bornes en trouvant le patient encore vivant. Après avoir
+tâté le pouls du somnambule et lui avoir appliqué un miroir sur les
+lèvres, il me pria de lui parler encore.
+
+—Monsieur Valdemar, dormez-vous toujours?
+
+Comme précédemment, quelques minutes s'écoulèrent avant la réponse; et,
+durant l'intervalle, le moribond sembla rallier toute son énergie pour
+parler. À ma question répétée pour la quatrième fois, il répondit
+très-faiblement, presque inintelligiblement:
+
+—Oui, toujours;—je dors,—je meurs.
+
+C'était alors l'opinion, ou plutôt le désir des médecins, qu'on permît à
+M. Valdemar de rester sans être troublé dans cet état actuel de calme
+apparent, jusqu'à ce que la mort survînt; et cela devait avoir lieu,—on
+fut unanime là-dessus,—dans un délai de cinq minutes. Je résolus
+cependant de lui parler encore une fois, et je répétai simplement ma
+question précédente.
+
+Pendant que je parlais, il se fit un changement marqué dans la
+physionomie du somnambule. Les yeux roulèrent dans leurs orbites,
+lentement découverts par les paupières qui remontaient; la peau prit un
+ton général cadavéreux, ressemblant moins à du parchemin qu'à du papier
+blanc; et les deux taches hectiques[35] circulaires, qui jusque-là
+étaient vigoureusement fixées dans le centre de chaque joue,
+s'_éteignirent_ tout d'un coup. Je me sers de cette expression, parce
+que la soudaineté de leur disparition me fait penser à une bougie
+soufflée plutôt qu'à toute autre chose. La lèvre supérieure, en même
+temps, se tordit en remontant au dessus des dents que tout à l'heure
+elle couvrait entièrement, pendant que la mâchoire inférieure tombait
+avec une saccade qui put être entendue, laissant la bouche toute grande
+ouverte, et découvrant en plein la langue noire et boursouflée. Je
+présume que tous les témoins étaient familiarisés avec les horreurs d'un
+lit de mort; mais l'aspect de M. Valdemar en ce moment était tellement
+hideux, hideux au delà de toute conception, que ce fut une reculade
+générale loin de la région du lit.
+
+Je sens maintenant que je suis arrivé à un point de mon récit où le
+lecteur révolté me refusera toute croyance. Cependant, mon devoir est de
+continuer.
+
+Il n'y avait plus dans M. Valdemar le plus faible symptôme de vitalité:
+et, concluant qu'il était mort, nous le laissions aux soins des
+gardes-malades, quand un fort mouvement de vibration se manifesta dans
+la langue. Cela dura pendant une minute peut-être. À l'expiration de
+cette période, des mâchoires distendues et immobiles jaillit une
+voix,—une voix telle que ce serait folie d'essayer de la décrire. Il y
+a cependant deux ou trois épithètes qui pourraient lui être appliquées
+comme des à-peu-près: ainsi, je puis dire que le son était âpre,
+déchiré, caverneux; mais le hideux total n'est pas définissable, par la
+raison que de pareils sons n'ont jamais hurlé dans l'oreille de
+l'humanité. Il y avait cependant deux particularités qui—je le pensai
+alors, et je le pense encore,—peuvent être justement prises comme
+caractéristiques de l'intonation, et qui sont propres à donner quelque
+idée de son étrangeté extra-terrestre. En premier lieu, la voix semblait
+parvenir à nos oreilles,—aux miennes du moins,—comme d'une très
+lointaine distance ou de quelque abîme souterrain. En second lieu, elle
+m'impressionna (je crains, en vérité, qu'il me soit impossible de me
+faire comprendre) de la même manière que les matières glutineuses ou
+gélatineuses affectent le sens de toucher.
+
+J'ai parlé à la fois de son et de voix. Je veux dire que le son était
+d'une syllabisation distincte, et même terriblement, effroyablement
+distincte. M. Valdemar _parlait_, évidemment pour répondre à la question
+que je lui avais adressée quelques minutes auparavant. Je lui avais
+demandé, on s'en souvient, s'il dormait toujours. Il disait maintenant:
+
+—Oui,—non,—_j'ai dormi_,—et maintenant,—maintenant, _je suis mort_.
+
+Aucune des personnes présentes n'essaya de nier ni même de réprimer
+l'indescriptible, la frissonnante horreur que ces quelques mots ainsi
+prononcés étaient si bien faits pour créer. M. L..., l'étudiant,
+s'évanouit. Les gardes-malades s'enfuirent immédiatement de la chambre,
+et il fut impossible de les y ramener. Quant à mes propres impressions,
+je ne prétends pas les rendre intelligibles pour le lecteur. Pendant
+près d'une heure, nous nous occupâmes en silence (pas un mot ne fut
+prononcé) à rappeler M. L... à la vie. Quand il fut revenu à lui, nous
+reprîmes nos investigations sur l'état de M. Valdemar.
+
+Il était resté à tous égards tel que je l'ai décrit en dernier lieu, à
+l'exception que le miroir ne donnait plus aucun vestige de respiration.
+Une tentative de saignée au bras resta sans succès. Je dois mentionner
+aussi que ce membre n'était plus soumis à ma volonté. Je m'efforçai en
+vain de lui faire suivre la direction de ma main. La seule indication
+réelle de l'influence magnétique se manifestait maintenant dans le
+mouvement vibratoire de la langue. Chaque fois que j'adressais une
+question à M. Valdemar, il semblait qu'il fit un effort pour répondre,
+mais que sa volition ne fût pas suffisamment durable. Aux questions
+faites par une autre personne que moi il paraissait absolument
+insensible,—quoique j'eusse tenté de mettre chaque membre de la société
+en rapport magnétique avec lui. Je crois que j'ai maintenant relaté tout
+ce qui est nécessaire pour faire comprendre l'état du somnambule dans
+cette période. Nous nous procurâmes d'autres infirmiers, et, à dix
+heures, je sortis de la maison, en compagnie des deux médecins et de M.
+L...
+
+Dans l'après-midi, nous revînmes tous voir le patient. Son état était
+absolument le même. Nous eûmes alors une discussion sur l'opportunité et
+la possibilité de l'éveiller; mais nous fûmes bientôt d'accord en ceci
+qu'il n'en pouvait résulter aucune utilité. Il était évident que
+jusque-là, la mort, ou ce que l'on définit habituellement par le mot
+_mort_, avait été arrêtée par l'opération magnétique. Il nous semblait
+clair à tous qu'éveiller M. Valdemar c'eût été simplement assurer sa
+minute suprême, ou au moins accélérer sa désorganisation.
+
+Depuis lors, jusqu'à la fin de la semaine dernière,—_un intervalle de
+sept mois à peu près_,—nous nous réunîmes journellement dans la maison
+de M. Valdemar, accompagnés de médecins et d'autres amis. Pendant tout
+ce temps, le somnambule resta _exactement_ tel que je l'ai décrit. La
+surveillance des infirmiers était continuelle.
+
+Ce fut vendredi dernier que nous résolûmes finalement de faire
+l'expérience du réveil, ou du moins d'essayer de l'éveiller; et c'est le
+résultat, déplorable peut-être, de cette dernière tentative, qui a donné
+naissance à tant de discussions dans les cercles privés, à tant de
+bruits dans lesquels je ne puis m'empêcher de voir le résultat d'une
+crédulité populaire injustifiable.
+
+Pour arracher M. Valdemar à la catalepsie magnétique, je fis usage des
+passes accoutumées. Pendant quelque temps, elles furent sans résultat.
+Le premier symptôme de retour à la vie fut un abaissement partiel de
+l'iris. Nous observâmes comme un fait très-remarquable que cette
+descente de l'iris était accompagnée de flux très-abondant d'une liqueur
+jaunâtre (de dessous les paupières) d'une odeur âcre et fortement
+désagréable.
+
+On me suggéra alors d'essayer d'influencer le bras du patient, comme par
+le passé. J'essayai, je ne pus. Le docteur F... exprima le désir que je
+lui adressasse une question. Je le fis de la manière suivante:
+
+—Monsieur Valdemar, pouvez-vous nous expliquer quels sont maintenant
+vos sensations ou vos désirs?
+
+Il y eut un retour immédiat des cercles hectiques sur les joues; la
+langue trembla ou plutôt roula violemment dans la bouche (quoique les
+mâchoires et les lèvres demeurassent toujours immobiles), et à la longue
+la même horrible voix que j'ai décrite fit éruption:
+
+—Pour l'amour de Dieu!—vite!—vite!—faites-moi dormir,—ou bien,
+vite! éveillez-moi!—vite! _Je vous dis que je suis mort!_
+
+J'étais totalement énervé, et pendant une minute, je restai indécis sur
+ce que j'avais à faire. Je fis d'abord un effort pour calmer le patient;
+mais, cette totale vacance de ma volonté ne me permettant pas d'y
+réussir, je fis l'inverse et m'efforçai aussi vivement que possible de
+le réveiller. Je vis bientôt que cette tentative aurait un plein
+succès,—ou du moins je me figurai bientôt que mon succès serait
+complet,—et je suis sûr que chacun dans la chambre s'attendait au
+réveil du somnambule.
+
+Quant à ce qui arriva en réalité, aucun être humain n'aurait jamais pu
+s'y attendre: c'est au delà de toute possibilité.
+
+Comme je faisais rapidement les passes magnétiques à travers les cris de
+«Mort! Mort!» qui faisaient littéralement explosion sur la langue et non
+sur les lèvres du sujet,—tout son corps,—d'un seul coup,—dans
+l'espace d'une minute, et même moins,—se déroba,—s'émietta,—se
+_pourrit_ absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les
+témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide,—une abominable
+putréfaction.
+
+
+
+
+RÉVÉLATION MAGNÉTIQUE
+
+
+Bien que les ténèbres du doute enveloppent encore toute la théorie
+positive du magnétisme, ses foudroyants effets sont maintenant presque
+universellement admis. Ceux qui doutent de ces effets sont de purs
+douteurs de profession, une impuissante et peu honorable caste. Ce
+serait absolument perdre son temps aujourd'hui que de s'amuser à prouver
+que l'homme, par un pur exercice de sa volonté, peut impressionner
+suffisamment son semblable pour le jeter dans une condition anormale,
+dont les phénomènes ressemblent littéralement à ceux de la mort, ou du
+moins leur ressemblent plus qu'aucun des phénomènes produits dans une
+condition normale connue; que, tout le temps que dure cet état, la
+personne ainsi influencée n'emploie qu'avec effort, et conséquemment
+avec peu d'aptitude, les organes extérieurs des sens, et que néanmoins
+elle perçoit, avec une perspicacité singulièrement subtile et par un
+canal mystérieux, des objets situés au delà de la portée des organes
+physiques; que de plus, ses facultés intellectuelles s'exaltent et se
+fortifient d'une manière prodigieuse; que ses sympathies avec la
+personne qui agit sur elle sont profondes; et que finalement sa
+_susceptibilité_ des impressions magnétiques, croît en proportion de
+leur fréquence, en même temps que les phénomènes particuliers obtenus
+s'étendent et se prononcent davantage et dans la même proportion. Je dis
+qu'il serait superflu de démontrer ces faits divers, où est contenue la
+loi générale du magnétisme, et qui en sont les traits principaux.
+
+Je n'infligerai donc pas aujourd'hui à mes lecteurs une démonstration
+aussi parfaitement oiseuse. Mon dessein, quant à présent, est en vérité
+d'une tout autre nature. Je sens le besoin, en dépit de tout un monde de
+préjugés, de raconter, sans commentaires, mais dans tous ses détails, un
+très-remarquable dialogue qui eut lieu entre un somnambule et moi.
+
+J'avais depuis longtemps l'habitude de magnétiser la personne en
+question, M. Vankirk, et la _susceptibilité_ vive, l'exaltation du sens
+magnétique s'étaient déjà manifestées. Pendant plusieurs mois, M.
+Vankirk avait beaucoup souffert d'une phtisie avancée, dont les effets
+les plus cruels avaient été diminués par mes passes, et, dans la nuit du
+mercredi, 15 courant, je fus appelé à son chevet.
+
+Le malade souffrait des douleurs vives dans la région du cœur et
+respirait avec une grande difficulté, ayant tous les symptômes
+ordinaires d'un asthme. Dans des spasmes semblables, il avait
+généralement trouvé du soulagement dans des applications de moutarde aux
+centres nerveux; mais ce soir-là, il y avait eu recours en vain.
+
+Quand j'entrai dans sa chambre, il me salua d'un gracieux sourire, et,
+quoiqu'il fût en proie à des douleurs physiques aiguës, il me parut
+absolument calme quant au moral.
+
+—Je vous ai envoyé chercher cette nuit, dit-il, non pas tant pour
+m'administrer un soulagement physique que pour me satisfaire
+relativement à de certaines impressions psychiques qui m'ont récemment
+causé beaucoup d'anxiété et de surprise. Je n'ai pas besoin de vous dire
+combien j'ai été sceptique jusqu'à présent sur le sujet de l'immortalité
+de l'âme. Je ne puis pas vous nier que, dans cette âme que j'allais
+niant, a toujours existé comme un demi-sentiment assez vague de sa
+propre existence. Mais ce demi-sentiment ne s'est jamais élevé à l'état
+de conviction. De tout cela ma raison n'avait rien à faire. Tous mes
+efforts pour établir là-dessus une enquête logique n'ont abouti qu'à me
+laisser plus sceptique qu'auparavant. Je me suis avisé d'étudier Cousin;
+je l'ai étudié dans ses propres ouvrages aussi bien que dans ses échos
+européens et américains. J'ai eu entre les mains, par exemple, le
+_Charles Elwood_ de Brownson[36]. Je l'ai lu avec une profonde
+attention. Je l'ai trouvé logique d'un bout à l'autre; mais les portions
+qui ne sont pas de la pure logique sont malheureusement les arguments
+primordiaux du héros incrédule du livre. Dans son résumé, il me parut
+évident que le raisonneur n'avait pas même réussi à se convaincre
+lui-même. La fin du livre a visiblement oublié le commencement, comme
+Trinculo son gouvernement[37]. Bref, je ne fus pas longtemps à
+m'apercevoir que, si l'homme doit être intellectuellement convaincu de
+sa propre immortalité, il ne le sera jamais par les pures abstractions
+qui ont été si longtemps la manie des moralistes anglais, français et
+allemands. Les abstractions peuvent être un amusement et une
+gymnastique, mais elles ne prennent pas possession de l'esprit. Tant que
+nous serons sur cette terre, la philosophie, j'en suis persuadé, nous
+sommera toujours en vain de considérer les qualités comme des êtres. La
+volonté peut consentir,—mais l'âme,—mais l'intellect, jamais.
+
+«Je répète donc que j'ai seulement senti à moitié, et que je n'ai jamais
+cru intellectuellement. Mais, dernièrement, il y eut en moi un certain
+renforcement de sentiment, qui prit une intensité assez grande pour
+ressembler à un acquiescement de la raison, au point que je trouve fort
+difficile de distinguer entre les deux. Je crois avoir le droit
+d'attribuer simplement cet effet à l'influence magnétique. Je ne saurais
+expliquer ma pensée que par une hypothèse, à savoir que l'exaltation
+magnétique me rend apte à concevoir un système de raisonnement qui dans
+mon existence anormale me convainc, mais qui, par une complète analogie
+avec le phénomène magnétique, ne s'étend pas, excepté par son effet,
+jusqu'à mon existence normale. Dans l'état somnambulique, il y a
+simultanéité et contemporanéité entre le raisonnement et la conclusion,
+entre la cause et son effet. Dans mon état naturel, la cause
+s'évanouissant, l'effet seul subsiste, et encore peut-être fort
+affaibli.
+
+«Ces considérations m'ont induit à penser que l'on pourrait tirer
+quelques bons résultats d'une série de questions bien dirigées,
+proposées à mon intelligence dans l'état magnétique. Vous avez souvent
+observé la profonde connaissance de soi-même manifestée par le
+somnambule et la vaste science qu'il déploie sur tous les points
+relatifs à l'état magnétique. De cette connaissance de soi-même on
+pourrait tirer des instructions suffisantes pour la rédaction
+rationnelle d'un catéchisme.»
+
+Naturellement, je consentis à faire cette expérience. Quelques passes
+plongèrent M. Vankirk dans le sommeil magnétique. Sa respiration devint
+immédiatement plus aisée, et il ne parut plus souffrir aucun malaise
+physique. La conversation suivante s'engagea.—_V_ dans le dialogue
+représentera le somnambule, et _P_, ce sera moi.
+
+_P._ Êtes-vous endormi?
+
+_V._ Oui,—non. Je voudrais bien dormir plus profondément.
+
+_P._ _(après quelques nouvelles passes)_. Dormez-vous bien maintenant?
+
+_V._ Oui.
+
+_P._ Comment supposez-vous que finira votre maladie actuelle?
+
+_V._ _(après une longue hésitation et parlant comme avec effort)_. J'en
+mourrai.
+
+_P._ Cette idée de mort vous afflige-t-elle?
+
+_V._ _(avec vivacité)_. Non, non!
+
+_P._ Cette perspective vous réjouit-elle?
+
+_V._ Si j'étais éveillé, j'aimerais mourir. Mais maintenant il n'y a pas
+lieu de le désirer. L'état magnétique est assez près de la mort pour me
+contenter.
+
+_P._ Je voudrais bien une explication un peu plus nette, monsieur
+Vankirk.
+
+_V._ Je le voudrais bien aussi; mais cela demande plus d'effort que je
+ne me sens capable d'en faire. Vous ne me questionnez pas
+convenablement.
+
+_P._ Alors, que faut-il vous demander?
+
+_V._ Il faut que vous commenciez par le commencement.
+
+_P._ Le commencement! Mais où est-il, le commencement?
+
+_V._ Vous savez bien que le commencement est DIEU. _(Ceci fut dit sur un
+ton bas, ondoyant, et avec tous les signes de la plus profonde
+vénération.)_
+
+_P._ Qu'est-ce que Dieu?
+
+_V._ _(hésitant quelques minutes)_. Je ne puis pas le dire.
+
+_P._ Dieu n'est-il pas un esprit?
+
+_V._ Quand j'étais éveillé, je savais ce que vous entendiez par esprit.
+Mais maintenant, cela ne me semble plus qu'un mot,—tel, par exemple,
+que vérité, beauté,—une qualité enfin.
+
+_P._ Dieu n'est-il pas immatériel?
+
+_V._ Il n'y a pas d'immatérialité;—c'est un simple mot. Ce qui n'est
+pas matière n'est pas,—à moins que les qualités ne soient des êtres.
+
+_P._ Dieu est-il donc matériel?
+
+_V._ Non. _(Cette réponse m'abasourdit.)_
+
+_P._ Alors, qu'est-il?
+
+_V._ _(après une longue pause, et en marmottant)_. Je le vois,—je le
+vois,—mais c'est une chose très-difficile à dire. _(Autre pause
+également longue.)_ Il n'est pas esprit, car il existe. Il n'est pas non
+plus matière, _comme vous l'entendez_. Mais il y a des _gradations_ de
+matière dont l'homme n'a aucune connaissance, la plus dense entraînant
+la plus subtile, la plus subtile pénétrant la plus dense. L'atmosphère,
+par exemple, met en mouvement le principe électrique, pendant que le
+principe électrique pénètre l'atmosphère. Ces _gradations_ de matière
+augmentent en raréfaction et en subtilité jusqu'à ce que nous arrivions
+à une matière _imparticulée_,—sans molécules—indivisible,—_une_; et
+ici la loi d'impulsion et de pénétration est modifiée. La matière
+suprême ou _imparticulée_ non seulement pénètre les êtres, mais met tous
+les êtres en mouvement—et ainsi elle _est_ tous les êtres en un, qui
+est elle-même. Cette matière est Dieu. Ce que les hommes cherchent à
+personnifier dans le mot _pensée_, c'est la matière en mouvement.
+
+_P._ Les métaphysiciens maintiennent que toute action se réduit à
+mouvement et pensée, et que celle-ci est l'origine de celui-là.
+
+_V._ Oui; je vois maintenant la confusion d'idées. Le mouvement est
+l'action de l'esprit, non de la pensée. La matière imparticulée, ou
+Dieu, à l'état de repos, est, autant que nous pouvons le concevoir, ce
+que les hommes appellent esprit. Et cette faculté
+d'automouvement—équivalente en effet à la volonté humaine—est dans la
+matière imparticulée le résultat de son unité et de son omnipotence;
+comment, je ne le sais pas, et maintenant je vois clairement que je ne
+le saurai jamais; mais la matière imparticulée, mise en mouvement par
+une loi ou une qualité contenue en elle, est pensante.
+
+_P._ Ne pouvez-vous pas me donner une idée plus précise de ce que vous
+entendez par matière imparticulée?
+
+_V._ Les matières dont l'homme a connaissance échappent aux sens, à
+mesure que l'on monte l'échelle. Nous avons, par exemple, un métal, un
+morceau de bois, une goutte d'eau, l'atmosphère, un gaz, le calorique,
+l'électricité, l'éther lumineux. Maintenant, nous appelons toutes ces
+choses matière, et nous embrassons toute matière dans une définition
+générale; mais, en dépit de tout ceci, il n'y a pas deux idées plus
+essentiellement distinctes que celle que nous attachons au métal et
+celle que nous attachons à l'éther lumineux. Si nous prenons ce dernier,
+nous sentons une presque irrésistible tentation de le classer avec
+l'esprit ou avec le néant. La seule considération qui nous retient est
+notre conception de sa constitution atomique. Et encore ici même,
+avons-nous besoin d'appeler à notre aide et de nous remémorer notre
+notion primitive de l'atome, c'est-à-dire de quelque chose possédant
+dans une infinie exiguïté la solidité, la tangibilité, la pesanteur.
+Supprimons l'idée de la constitution atomique, et il nous sera
+impossible de considérer l'éther comme une entité, ou au moins comme une
+matière. Faute d'un meilleur mot, nous pourrions l'appeler esprit.
+Maintenant, montons d'un degré au delà de l'éther lumineux, concevons
+une matière qui soit à l'éther, quant à la raréfaction, ce que l'éther
+est au métal, et nous arrivons enfin, en dépit de tous les dogmes de
+l'école, à une masse unique,—à une matière imparticulée. Car, bien que
+nous puissions admettre une infinie petitesse dans les atomes eux-mêmes,
+supposer une infinie petitesse dans les espaces qui les séparent est une
+absurdité. Il y aura un point,—il y aura un degré de raréfaction, où,
+si les atomes sont en nombre suffisant, les espaces s'évanouiront, et où
+la masse sera absolument une. Mais la considération de la constitution
+atomique étant maintenant mise de côté, la nature de cette masse glisse
+inévitablement dans notre conception de l'esprit. Il est clair,
+toutefois, qu'elle est tout aussi _matière_ qu'auparavant. Le vrai est
+qu'il est aussi impossible de concevoir l'esprit que d'imaginer ce qui
+n'est pas. Quand nous nous flattons d'avoir enfin trouvé cette
+conception, nous avons simplement donné le change à notre intelligence
+par la considération de la matière infiniment raréfiée.
+
+_P._ Il me semble qu'il y a une insurmontable objection à cette idée de
+cohésion absolue,—et c'est la très-faible résistance subie par les
+corps célestes dans leurs révolutions à travers l'espace,—résistance
+qui existe à un degré quelconque, cela est aujourd'hui démontré,—mais à
+un degré si faible qu'elle a échappé à la sagacité de Newton lui-même.
+Nous savons que la résistance des corps est surtout en raison de leur
+densité. L'absolue cohésion est l'absolue densité; là où il n'y a pas
+d'intervalles, il ne peut pas y avoir de passage. Un éther absolument
+dense constituerait un obstacle plus efficace à la marche d'une planète
+qu'un éther de diamant ou de fer.
+
+_V._ Vous m'avez fait cette objection avec une aisance qui est à peu
+près en raison de son apparente irréfutabilité.—Une étoile marche;
+qu'importe que l'étoile passe à travers l'éther ou l'éther à travers
+elle? Il n'y a pas d'erreur astronomique plus inexplicable que celle qui
+concilie le retard connu des comètes avec l'idée de leur passage à
+travers l'éther; car, quelque raréfié qu'on suppose l'éther, il fera
+toujours obstacle à toute révolution sidérale, dans une période
+singulièrement plus courte que ne l'ont admis tous ces astronomes qui se
+sont appliqués à glisser sournoisement sur un point qu'ils jugeaient
+insoluble. Le retard réel est d'ailleurs à peu près égal à celui qui
+peut résulter du frottement de l'éther dans son passage incessant à
+travers l'astre. La force de retard est donc double, d'abord momentanée
+et complète en elle-même, et en second lieu infiniment croissante.
+
+_P._ Mais dans tout cela,—dans cette identification de la pure matière
+avec Dieu, n'y a-t-il rien d'irrespectueux? _(Je fus forcé de répéter
+cette question pour que le somnambule pût complètement saisir ma
+pensée.)_
+
+_V._ Pouvez-vous dire pourquoi la matière est moins respectée que
+l'esprit? Mais vous oubliez que la matière dont je parle est, à tous
+égards et surtout relativement à ses hautes propriétés, la véritable
+_intelligence_ ou _esprit_ des écoles et en même temps la _matière_ de
+ces mêmes écoles. Dieu, avec tous les pouvoirs attribués à l'esprit,
+n'est que la perfection de la matière.
+
+_P._ Vous affirmez donc que la matière imparticulée en mouvement est
+pensée?
+
+_V._ En général, ce mouvement est la pensée universelle de l'esprit
+universel. Cette pensée crée. Toutes les choses créées ne sont que les
+pensées de Dieu.
+
+_P._ Vous dites: en général.
+
+_V._ Oui, l'esprit universel est Dieu; pour les nouvelles
+individualités, la _matière_ est nécessaire.
+
+_P._ Mais vous parlez maintenant d'esprit et de matière comme les
+métaphysiciens.
+
+_V._ Oui, pour éviter la confusion. Quand je dis esprit, j'entends la
+matière imparticulée ou suprême; sous le nom de matière, je comprends
+toutes les autres espèces.
+
+_P._ Vous disiez: pour les nouvelles individualités, la matière est
+nécessaire.
+
+_V._ Oui, car l'esprit existant incorporellement, c'est Dieu. Pour créer
+des êtres individuels pensants, il était nécessaire d'incarner des
+portions de l'esprit divin. C'est ainsi que l'homme est individualisé;
+dépouillé du vêtement corporel, il serait Dieu. Maintenant, le mouvement
+spécial des portions incarnées de la matière imparticulée, c'est la
+pensée de l'homme, comme le mouvement de l'ensemble est celle de Dieu.
+
+_P._ Vous dites que, dépouillé de son corps, l'homme sera Dieu?
+
+_V._ _(après quelque hésitation)_. Je n'ai pas pu dire cela, c'est une
+absurdité.
+
+_P._ _(consultant ses notes)_. Vous avez affirmé que, dépouillé du
+vêtement corporel, l'homme serait Dieu.
+
+_V._ Et cela est vrai. L'homme ainsi dégagé serait Dieu, il serait
+désindividualisé; mais il ne peut être ainsi dépouillé,—du moins il ne
+le sera jamais;—autrement, il nous faudrait concevoir une action de
+Dieu revenant sur elle-même, une action futile et sans but. L'homme est
+une créature; les créatures sont les pensées de Dieu, et c'est la nature
+d'une pensée d'être irrévocable.
+
+_P._ Je ne comprends pas. Vous dites que l'homme ne pourra jamais
+rejeter son corps.
+
+_V._ Je dis qu'il ne sera jamais sans corps.
+
+_P._ Expliquez-vous.
+
+_V._ Il y a deux corps: le rudimentaire et le complet, correspondant aux
+deux conditions de la chenille et du papillon. Ce que nous appelons mort
+n'est que la métamorphose douloureuse; notre incarnation actuelle est
+progressive, préparatoire, temporaire; notre incarnation future est
+parfaite, finale, immortelle. La vie finale est le but suprême.
+
+_P._ Mais nous avons une notion palpable de la métamorphose de la
+chenille.
+
+_V._ Nous, certainement, mais non la chenille. La matière dont notre
+corps rudimentaire est composé est à la portée des organes de ce même
+corps, ou, plus distinctement, nos organes rudimentaires sont appropriés
+à la matière dont est fait le corps rudimentaire, mais non à celle dont
+le corps suprême est composé. Le corps ultérieur ou suprême échappe donc
+à nos sens rudimentaires, et nous percevons seulement la coquille qui
+tombe en dépérissant et se détache de la forme intérieure, et non la
+forme intime elle-même; mais cette forme intérieure, aussi bien que la
+coquille, est appréciable pour ceux qui ont déjà opéré la conquête de la
+vie ultérieure.
+
+_P._ Vous avez dit souvent que l'état magnétique ressemblait
+singulièrement à la mort. Comment cela?
+
+_V._ Quand je dis qu'il ressemble à la mort, j'entends qu'il ressemble à
+la vie ultérieure, car, lorsque je suis magnétisé, les sens de ma vie
+rudimentaire sont en vacance, et je perçois les choses extérieures
+directement, sans organes, par un agent qui sera à mon service dans la
+vie ultérieure ou inorganique.
+
+_P._ Inorganique?
+
+_V._ Oui. Les organes sont des mécanismes par lesquels l'individu est
+mis en rapport sensible avec certaines catégories et formes de la
+matière, à l'exclusion des autres catégories et des autres formes. Les
+organes de l'homme sont appropriés à sa condition rudimentaire, et à
+elle seule. Sa condition ultérieure, étant inorganique, est propre à une
+compréhension infinie de toutes choses, une seule exceptée,—qui est la
+nature de la volonté de Dieu, c'est-à-dire le mouvement de la matière
+imparticulée. Vous aurez une idée distincte du corps définitif en le
+concevant tout cervelle; il n'est pas cela, mais une conception de cette
+nature vous rapprochera de l'idée de sa constitution réelle. Un corps
+lumineux communique une vibration à l'éther chargé de transmettre la
+lumière; cette vibration en engendre de semblables dans la rétine,
+lesquelles en communiquent de semblables au nerf optique; le nerf les
+traduit au cerveau, et le cerveau à la matière imparticulée qui le
+pénètre; le mouvement de cette dernière est la pensée, et sa première
+vibration, c'était la perception. Tel est le mode par lequel l'esprit de
+la vie rudimentaire communique avec le monde extérieur, et ce monde
+extérieur est, dans la vie rudimentaire, limité par l'idiosyncrasie des
+organes. Mais, dans la vie ultérieure, inorganique, le monde extérieur
+communique avec le corps entier,—qui est d'une substance ayant quelque
+affinité avec le cerveau, comme je vous l'ai dit,—sans autre
+intervention que celle d'un éther infiniment plus subtil que l'éther
+lumineux; et le corps tout entier vibre à l'unisson avec cet éther et
+met en mouvement la matière imparticulée dont il est pénétré. C'est donc
+à l'absence d'organes idiosyncrasiques qu'il faut attribuer la
+perception quasi illimitée de la vie ultérieure. Les organes sont des
+cages nécessaires où sont enfermés les êtres rudimentaires jusqu'à ce
+qu'ils soient garnis de toutes leurs plumes.
+
+_P._ Vous parlez d'êtres rudimentaires, y a-t-il d'autres êtres
+rudimentaires pensants que l'homme?
+
+_V._ L'incalculable agglomération de matière subtile dans les
+nébuleuses, les planètes, les soleils et autres corps qui ne sont ni
+nébuleuses, ni soleils, ni planètes a pour unique destination de servir
+d'aliment aux organes idiosyncrasiques d'une infinité d'êtres
+rudimentaires; mais, sans cette nécessité de la vie rudimentaire,
+acheminement à la vie définitive, de pareils mondes n'auraient pas
+existé; chacun de ces mondes est occupé par une variété distincte de
+créatures organiques, rudimentaires, pensantes; dans toutes, les organes
+varient avec les caractères généraux de l'habitacle. À la mort ou
+métamorphose, ces créatures, jouissant de la vie ultérieure, de
+l'immortalité, et connaissant tous les secrets, excepté l'_unique_,
+opèrent tous leurs actes et se meuvent dans tous les sens par un pur
+effet de leur volonté; elles habitent non plus les étoiles qui nous
+paraissent les seuls mondes palpables et pour la commodité desquelles
+nous croyons stupidement que l'espace a été créé, mais l'espace
+lui-même, cet infini dont l'immensité véritablement substantielle
+absorbe les étoiles comme des ombres et pour l'œil des anges les efface
+comme des non-entités.
+
+_P._ Vous dites que, sans la _nécessité_ de la vie rudimentaire, les
+astres n'auraient pas été créés. Mais pourquoi cette nécessité?
+
+_V._ Dans la vie inorganique, aussi bien que généralement dans la
+matière inorganique, il n'y a rien qui puisse contredire l'action d'une
+loi simple, unique, qui est la Volition divine. La vie et la matière
+organiques,—complexes, substantielles et gouvernées par une loi
+multiple,—ont été constituées dans le but de créer un empêchement.
+
+_P._ Mais encore,—où était la nécessité de créer cet empêchement?
+
+_V._ Le résultat de la loi inviolée est perfection, justice, bonheur
+négatif. Le résultat de la loi violée est imperfection, injustice,
+douleur positive. Grâce aux empêchements apportés par le nombre, la
+complexité ou la substantialité des lois de la vie et de la matière
+organiques, la violation de la loi devient jusqu'à un certain point
+praticable. Ainsi la douleur, qui est impossible dans la vie
+inorganique, est possible dans l'organique.
+
+_P._ Mais en vue de quel résultat satisfaisant la possibilité de la
+douleur a-t-elle été créée?
+
+_V._ Toutes choses sont bonnes ou mauvaises par comparaison. Une
+suffisante analyse démontrera que le plaisir, dans tous les cas, n'est
+que le contraste de la peine. Le plaisir positif est une pure idée. Pour
+être heureux jusqu'à un certain point, il faut que nous ayons souffert
+jusqu'au même point. Ne jamais souffrir serait équivalent à n'avoir
+jamais été heureux. Mais il est démontré que dans la vie inorganique la
+peine ne peut pas exister; de là la nécessité de la peine dans la vie
+organique. La douleur de la vie primitive sur la terre est la seule
+base, la seule garantie du bonheur dans la vie ultérieure, dans le ciel.
+
+_P._ Mais encore il y a une de vos expressions que je ne puis absolument
+pas comprendre: l'immensité véritablement _substantielle_ de l'infini.
+
+_V._ C'est probablement parce que vous n'avez pas une notion
+suffisamment générique de l'expression _substance_ elle-même. Nous ne
+devons pas la considérer comme une qualité, mais comme un sentiment;
+c'est la perception, dans les êtres pensants, de l'appropriation de la
+matière à leur organisation. Il y a bien des choses sur la Terre qui
+seraient néant pour les habitants de Vénus, bien des choses visibles et
+tangibles dans Vénus, dont nous sommes incompétents à apprécier
+l'existence. Mais, pour les êtres inorganiques,—pour les anges,—la
+totalité de la matière imparticulée est substance, c'est-à-dire que,
+pour eux, la totalité de ce que nous appelons espace est la plus
+véritable substantialité. Cependant, les astres, pris au point de vue
+matériel, échappent au sens angélique dans la même proportion que la
+matière imparticulée, prise au point de vue immatériel, échappe aux sens
+organiques.
+
+Comme le somnambule, d'une voix faible, prononçait ces derniers mots,
+j'observai dans sa physionomie une singulière expression qui m'alarma un
+peu et me décida à le réveiller immédiatement. Je ne l'eus pas plus tôt
+fait qu'il tomba en arrière sur son oreiller et expira, avec un brillant
+sourire qui illuminait tous ses traits. Je remarquai que moins d'une
+minute après son corps avait l'immuable rigidité de la pierre; son front
+était d'un froid de glace, tel sans doute je l'eusse trouvé après une
+longue pression de la main d'Azraël[38]. Le somnambule, pendant la
+dernière partie de son discours, m'avait-il donc parlé du fond de la
+région des ombres?
+
+
+
+
+LES SOUVENIRS DE M. AUGUSTE BEDLOE
+
+
+Vers la fin de l'année 1827, pendant que je demeurais près de
+Charlottesville, dans la Virginie, je fis par hasard la connaissance de
+M. Auguste Bedloe. Ce jeune gentleman était remarquable à tous égards et
+excitait en moi une curiosité et un intérêt profonds. Je jugeai
+impossible de me rendre compte de son être tant physique que moral. Je
+ne pus obtenir sur sa famille aucun renseignement positif. D'où
+venait-il? Je ne le sus jamais bien. Même relativement à son âge,
+quoique je l'aie appelé un jeune gentleman, il y avait quelque chose qui
+m'intriguait au suprême degré. Certainement il semblait jeune, et même
+il affectait de parler de sa jeunesse; cependant, il y avait des moments
+où je n'aurais guère hésité à le supposer âgé d'une centaine d'années.
+Mais c'était surtout son extérieur qui avait un aspect tout à fait
+particulier. Il était singulièrement grand et mince;—se voûtant
+beaucoup;—les membres excessivement longs et émaciés;—le front large
+et bas;—une complexion absolument exsangue;—sa bouche, large et
+flexible, et ses dents, quoique saines, plus irrégulières que je n'en
+vis jamais dans aucune bouche humaine. L'expression de son sourire,
+toutefois, n'était nullement désagréable, comme on pourrait le supposer;
+mais elle n'avait aucune espèce de nuance. C'était une profonde
+mélancolie, une tristesse sans phases et sans intermittences. Ses yeux
+étaient d'une largeur anormale et ronds comme ceux d'un chat. Les
+pupilles elles-mêmes subissaient une contraction et une dilatation
+proportionnelles à l'accroissement et à la diminution de la lumière,
+exactement comme on l'a observé dans les races félines. Dans les moments
+d'excitation, les prunelles devenaient brillantes à un degré presque
+inconcevable et semblaient émettre des rayons lumineux d'un éclat non
+réfléchi, mais intérieur, comme fait un flambeau ou le soleil;
+toutefois, dans leur condition habituelle, elles étaient tellement
+ternes, inertes et nuageuses qu'elles faisaient penser aux yeux d'un
+corps enterré depuis longtemps.
+
+Ces particularités personnelles semblaient lui causer beaucoup d'ennui,
+et il y faisait continuellement allusion dans un style semi-explicatif,
+semi-justificatif qui, la première fois que je l'entendis,
+m'impressionna très-péniblement. Toutefois, je m'y accoutumai bientôt et
+mon déplaisir se dissipa. Il semblait avoir l'intention d'insinuer,
+plutôt que d'affirmer positivement, que physiquement il n'avait pas
+toujours été ce qu'il était; qu'une longue série d'attaques névralgiques
+l'avait réduit d'une condition de beauté personnelle non commune à celle
+que je voyais. Depuis plusieurs années, il recevait les soins d'un
+médecin nommé Templeton,—un vieux gentleman âgé de soixante-dix ans,
+peut-être,—qu'il avait pour la première fois rencontré à Saratoga et
+des soins duquel il tira dans ce temps, ou crut tirer, un grand secours.
+Le résultat fut que Bedloe, qui était riche, fit un arrangement avec le
+docteur Templeton, par lequel ce dernier, en échange d'une généreuse
+rémunération annuelle, consentit à consacrer exclusivement son temps et
+son expérience médicale à soulager le malade.
+
+Le docteur Templeton avait voyagé dans les jours de sa jeunesse, et
+était devenu à Paris un des sectaires les plus ardents des doctrines de
+Mesmer. C'était uniquement par le moyen des remèdes magnétiques qu'il
+avait réussi à soulager les douleurs aiguës de son malade; et ce succès
+avait très-naturellement inspiré à ce dernier une certaine confiance
+dans les opinions qui servaient de base à ces remèdes. D'ailleurs, le
+docteur, comme tous les enthousiastes, avait travaillé de son mieux à
+faire de son pupille un parfait prosélyte, et finalement il réussit si
+bien qu'il décida le patient à se soumettre à de nombreuses expériences.
+Fréquemment répétées, elles amenèrent un résultat qui, depuis longtemps,
+est devenu assez commun pour n'attirer que peu ou point l'attention,
+mais qui, à l'époque dont je parle, s'était très-rarement manifesté en
+Amérique. Je veux dire qu'entre le docteur Templeton et Bedloe s'était
+établi peu à peu un rapport magnétique très-distinct et très-fortement
+accentué. Je n'ai pas toutefois l'intention d'affirmer que ce rapport
+s'étendît au delà des limites de la puissance somnifère; mais cette
+puissance elle-même avait atteint une grande intensité. À la première
+tentative faite pour produire le sommeil magnétique, le disciple de
+Mesmer échoua complètement. À la cinquième ou sixième, il ne réussit que
+très-imparfaitement, et après des efforts opiniâtres. Ce fut seulement à
+la douzième que le triomphe fut complet. Après celle-là, la volonté du
+patient succomba rapidement sous celle du médecin, si bien que, lorsque
+je fis pour la première fois leur connaissance, le sommeil arrivait
+presque instantanément par un pur acte de volition de l'opérateur, même
+quand le malade n'avait pas conscience de sa présence. C'est seulement
+maintenant, en l'an 1845, quand de semblables miracles ont été
+journellement attestés par des milliers d'hommes, que je me hasarde à
+citer cette apparente impossibilité comme un fait positif.
+
+Le tempérament de Bedloe était au plus haut degré sensitif, excitable,
+enthousiaste. Son imagination, singulièrement vigoureuse et créatrice,
+tirait sans doute une force additionnelle de l'usage habituel de
+l'opium, qu'il consommait en grande quantité, et sans lequel l'existence
+lui eût été impossible. C'était son habitude d'en prendre une bonne dose
+immédiatement après son déjeuner, chaque matin,—ou plutôt immédiatement
+après une tasse de fort café, car il ne mangeait rien dans
+l'avant-midi,—et alors il partait seul, ou seulement accompagné d'un
+chien, pour une longue promenade à travers la chaîne de sauvages et
+lugubres hauteurs qui courent à l'ouest et au sud de Charlottesville, et
+qui sont décorées ici du nom de _Ragged Mountains_[39].
+
+Par un jour sombre, chaud et brumeux, vers la fin de novembre, et durant
+l'étrange interrègne de saisons que nous appelons en Amérique l'été
+indien, M. Bedloe partit, suivant son habitude, pour les montagnes. Le
+jour s'écoula, et il ne revint pas.
+
+Vers huit heures du soir, étant sérieusement alarmés par cette absence
+prolongée, nous allions nous mettre à sa recherche, quand il reparut
+inopinément, ni mieux ni plus mal portant, et plus animé que de coutume.
+Le récit qu'il fit de son expédition et des événements qui l'avaient
+retenu fut en vérité des plus singuliers:
+
+—Vous vous rappelez, dit-il, qu'il était environ neuf heures du matin
+quand je quittai Charlottesville. Je dirigeai immédiatement mes pas vers
+la montagne et, vers dix heures, j'entrai dans une gorge qui était
+entièrement nouvelle pour moi. Je suivis toutes les sinuosités de cette
+passe avec beaucoup d'intérêt.—Le théâtre qui se présentait de tous
+côtés, quoique ne méritant peut-être pas l'appellation de sublime,
+portait en soi un caractère indescriptible, et pour moi délicieux, de
+lugubre désolation. La solitude semblait absolument vierge. Je ne
+pouvais m'empêcher de croire que les gazons verts et les roches grises
+que je foulais n'avaient jamais été foulés par un pied humain. L'entrée
+du ravin est si complètement cachée, et de fait inaccessible, excepté à
+travers une série d'accidents, qu'il n'était pas du tout impossible que
+je fusse en vérité le premier aventurier,—le premier et le seul qui eût
+jamais pénétré ces solitudes.
+
+«L'épais et singulier brouillard ou fumée qui distingue l'été indien, et
+qui s'étendait alors pesamment sur tous les objets, approfondissait sans
+doute les impressions vagues que ces objets créaient en moi. Cette brume
+poétique était si dense que je ne pouvais jamais voir au delà d'une
+douzaine de yards de ma route. Ce chemin était excessivement sinueux et,
+comme il était impossible de voir le soleil, j'avais perdu toute idée de
+la direction dans laquelle je marchais. Cependant, l'opium avait produit
+son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d'une
+intensité d'intérêt. Dans le tremblement d'une feuille,—dans la couleur
+d'un brin d'herbe,—dans la forme d'un trèfle,—dans le bourdonnement
+d'une abeille,—dans l'éclat d'une goutte de rosée,—dans le soupir du
+vent,—dans les vagues odeurs qui venaient de la forêt,—se produisait
+tout un monde d'inspirations,—une procession magnifique et bigarrée de
+pensées désordonnées et rapsodiques.
+
+«Tout occupé par ces rêveries, je marchai plusieurs heures, durant
+lesquelles le brouillard s'épaissit autour de moi à un degré tel que je
+fus réduit à chercher mon chemin à tâtons. Et alors un indéfinissable
+malaise s'empara de moi. Je craignais d'avancer, de peur d'être
+précipité dans quelque abîme. Je me souvins aussi d'étranges histoires
+sur ces _Ragged Mountains_, et de races d'hommes bizarres et sauvages
+qui habitaient leurs bois et leurs cavernes. Mille pensées vagues me
+pressaient et me déconcertaient,—pensées que leur vague rendait encore
+plus douloureuses. Tout à coup mon attention fut arrêtée par un fort
+battement de tambour.
+
+«Ma stupéfaction, naturellement, fut extrême. Un tambour, dans ces
+montagnes, était chose inconnue. Je n'aurais pas été plus surpris par le
+son de la trompette de l'Archange. Mais une nouvelle et bien plus
+extraordinaire cause d'intérêt et de perplexité se manifesta.
+J'entendais s'approcher un bruissement sauvage, un cliquetis, comme d'un
+trousseau de grosses clefs,—et à l'instant même un homme à moitié nu,
+au visage basané, passa devant moi en poussant un cri aigu. Il passa si
+près de ma personne que je sentis le chaud de son haleine sur ma figure.
+Il tenait dans sa main un instrument composé d'une série d'anneaux de
+fer et les secouait vigoureusement en courant. À peine avait-il disparu
+dans le brouillard que, haletante derrière lui, la gueule ouverte et les
+yeux étincelants, s'élança une énorme bête. Je ne pouvais pas me
+méprendre sur son espèce: c'était une hyène.
+
+«La vue de ce monstre soulagea plutôt qu'elle n'augmenta mes
+terreurs;—car j'étais bien sûr maintenant que je rêvais, et je
+m'efforçai, je m'excitai moi-même à réveiller ma conscience. Je marchai
+délibérément et lestement en avant. Je me frottai les yeux. Je criai
+très-haut. Je me pinçai les membres. Une petite source s'étant présentée
+à ma vue, je m'y arrêtai, et je m'y lavai les mains, la tête et le cou.
+Je crus sentir se dissiper les sensations équivoques qui m'avaient
+tourmenté jusque-là. Il me parut, quand je me relevai, que j'étais un
+nouvel homme, et je poursuivis fermement et complaisamment ma route
+inconnue.
+
+«À la longue, tout à fait épuisé par l'exercice et par la lourdeur
+oppressive de l'atmosphère, je m'assis sous un arbre. En ce moment parut
+un faible rayon de soleil, et l'ombre des feuilles de l'arbre tomba sur
+le gazon, légèrement mais suffisamment définie. Pendant quelques
+minutes, je fixai cette ombre avec étonnement. Sa forme me comblait de
+stupeur. Je levai les yeux. L'arbre était un palmier.
+
+«Je me levai précipitamment et dans un état d'agitation terrible,—car
+l'idée que je rêvais n'était plus désormais suffisante. Je vis,—je
+sentis que j'avais le parfait gouvernement de mes sens,—et ces sens
+apportaient maintenant à mon âme un monde de sensations nouvelles et
+singulières. La chaleur devint tout d'un coup intolérable. Une étrange
+odeur chargeait la brise.—Un murmure profond et continuel, comme celui
+qui s'élève d'une rivière abondante, mais coulant régulièrement, vint à
+mes oreilles, entremêlé du bourdonnement particulier d'une multitude de
+voix humaines.
+
+«Pendant que j'écoutais, avec un étonnement qu'il est bien inutile de
+vous décrire, un fort et bref coup de vent enleva, comme une baguette de
+magicien, le brouillard qui chargeait la terre.
+
+«Je me trouvai au pied d'une haute montagne dominant une vaste plaine, à
+travers laquelle coulait une majestueuse rivière. Au bord de cette
+rivière s'élevait une ville d'un aspect oriental, telle que nous en
+voyons dans _Les Mille et Une Nuits_, mais d'un caractère encore plus
+singulier qu'aucune de celles qui y sont décrites. De ma position, qui
+était bien au-dessus du niveau de la ville, je pouvais apercevoir tous
+ses recoins et tous ses angles, comme s'ils eussent été dessinés sur une
+carte. Les rues paraissaient innombrables et se croisaient
+irrégulièrement dans toutes les directions, mais ressemblaient moins à
+des rues qu'à de longues allées contournées, et fourmillaient
+littéralement d'habitants. Les maisons étaient étrangement pittoresques.
+De chaque côté, c'était une véritable débauche de balcons, de vérandas,
+de minarets, de niches et de tourelles fantastiquement découpées. Les
+bazars abondaient; les plus riches marchandises s'y déployaient avec une
+variété et une profusion infinie: soies, mousselines, la plus
+éblouissante coutellerie, diamants et bijoux des plus magnifiques. À
+côté de ces choses, on voyait de tous côtés des pavillons, des
+palanquins, des litières où se trouvaient de magnifiques dames
+sévèrement voilées, des éléphants fastueusement caparaçonnés, des idoles
+grotesquement taillées, des tambours, des bannières et des gongs, des
+lances, des casse-tête dorés et argentés. Et parmi la foule, la clameur,
+la mêlée et la confusion générales, parmi un million d'hommes noirs et
+jaunes, en turban et en robe, avec la barbe flottante, circulait une
+multitude innombrable de bœufs saintement enrubannés, pendant que des
+légions de singes malpropres et sacrés grimpaient, jacassant et
+piaillant, après les corniches des mosquées, ou se suspendaient aux
+minarets et aux tourelles. Des rues fourmillantes aux quais de la
+rivière descendaient d'innombrables escaliers qui conduisaient à des
+bains, pendant que la rivière elle-même semblait avec peine se frayer un
+passage à travers les vastes flottes de bâtiments surchargés qui
+tourmentaient sa surface en tous sens. Au delà des murs de la ville
+s'élevaient fréquemment en groupes majestueux, le palmier et le
+cocotier, avec d'autres arbres d'un grand âge, gigantesques et
+solennels; et çà et là on pouvait apercevoir un champ de riz, la hutte
+de chaume d'un paysan, une citerne, un temple isolé, un camp de gypsies,
+ou une gracieuse fille solitaire prenant sa route, avec une cruche sur
+sa tête, vers les bords de la magnifique rivière.
+
+«Maintenant, sans doute, vous direz que je rêvais; mais nullement. Ce
+que je voyais,—ce que j'entendais,—ce que je sentais,—ce que je
+pensais n'avait rien en soi de l'idiosyncrasie non méconnaissable du
+rêve. Tout se tenait logiquement et faisait corps. D'abord, doutant si
+j'étais réellement éveillé, je me soumis à une série d'épreuves qui me
+convainquirent bien vite, que je l'étais réellement. Or, quand quelqu'un
+rêve, et que dans son rêve il soupçonne qu'il rêve, le soupçon ne manque
+jamais de se confirmer et le dormeur est presque immédiatement réveillé.
+Ainsi, Novalis[40] ne se trompe pas en disant que _nous sommes près de
+nous réveiller quand nous rêvons que nous rêvons_. Si la vision s'était
+offerte à moi telle que je l'eusse soupçonnée d'être un rêve, alors elle
+eût pu être purement un rêve; mais, se présentant comme je l'ai dit, et
+suspectée et vérifiée comme elle le fut, je suis forcé de la classer
+parmi d'autres phénomènes.
+
+—En cela, je n'affirme pas que vous ayez tort, remarqua le docteur
+Templeton. Mais poursuivez. Vous vous levâtes, et vous descendîtes dans
+la cité.
+
+—Je me levai, continua Bedloe regardant le docteur avec un air de
+profond étonnement; je me levai, comme vous dîtes, et descendis dans la
+cité. Sur ma route, je tombai au milieu d'une immense populace qui
+encombrait chaque avenue, se dirigeant toute dans le même sens et
+montrant dans son action la plus violente animation. Très-soudainement,
+et sous je ne sais quelle pression inconcevable, je me sentis
+profondément pénétré d'un intérêt personnel dans ce qui allait arriver.
+Je croyais sentir que j'avais un rôle important à jouer, sans comprendre
+exactement quel il était. Contre la foule qui m'environnait j'éprouvai
+toutefois un profond sentiment d'animosité. Je m'arrachai du milieu de
+cette cohue, et rapidement, par un chemin circulaire, j'arrivai à la
+ville, et j'y entrai. Elle était en proie au tumulte et à la plus
+violente discorde. Un petit détachement d'hommes ajustés moitié à
+l'indienne, moitié à l'européenne, et commandés par des gentlemen qui
+portaient un uniforme en partie anglais, soutenait un combat très-inégal
+contre la populace fourmillante des avenues. Je rejoignis cette faible
+troupe, je me saisis des armes d'un officier tué, et je frappai au
+hasard avec la férocité nerveuse du désespoir. Nous fûmes bientôt
+écrasés par le nombre et contraints de chercher un refuge dans une
+espèce de kiosque. Nous nous y barricadâmes, et nous fûmes pour le
+moment en sûreté. Par une meurtrière, près du sommet du kiosque,
+j'aperçus une vaste foule dans une agitation furieuse, entourant et
+assaillant un beau palais qui dominait la rivière. Alors, par une
+fenêtre supérieure du palais, descendit un personnage d'une apparence
+efféminée, au moyen d'une corde faite avec les turbans de ses
+domestiques. Un bateau était tout près, dans lequel il s'échappa vers le
+bord opposé de la rivière.
+
+«Et alors un nouvel objet prit possession de mon âme. J'adressai à mes
+compagnons quelques paroles précipitées, mais énergiques, et, ayant
+réussi à en rallier quelques-uns à mon dessein, je fis une sortie
+furieuse hors du kiosque. Nous nous précipitâmes sur la foule qui
+l'assiégeait. Ils s'enfuirent d'abord devant nous. Ils se rallièrent,
+combattirent comme des enragés, et firent une nouvelle retraite.
+Cependant, nous avions été emportés loin du kiosque, et nous étions
+perdus et embarrassés dans des rues étroites, étouffées par de hautes
+maisons, dans le fond desquelles le soleil n'avait jamais envoyé sa
+lumière. La populace se pressait impétueusement sur nous, nous harcelait
+avec ses lances, et nous accablait de ses volées de flèches. Ces
+dernières étaient remarquables et ressemblaient en quelque sorte au
+kriss tortillé des Malais;—imitant le mouvement d'un serpent qui
+rampe,—longues et noires, avec une pointe empoisonnée. L'une d'elles me
+frappa à la tempe droite. Je pirouettai, je tombai. Un mal instantané et
+terrible s'empara de moi. Je m'agitai,—je m'efforçai de respirer,—je
+mourus.
+
+—Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je en souriant, à croire
+que toute votre aventure n'est pas un rêve? Êtes-vous décidé à soutenir
+que vous êtes mort?
+
+Quand j'eus prononcé ces mots, je m'attendais à quelque heureuse saillie
+de Bedloe, en manière de réplique; mais, à mon grand étonnement, il
+hésita, trembla, devint terriblement pâle et garda le silence. Je levai
+les yeux sur Templeton. Il se tenait droit et roide sur sa chaise;—ses
+dents claquaient et ses yeux s'élançaient de leurs orbites.
+
+—Continuez, dit-il enfin à Bedloe d'une voix rauque.
+
+Pendant quelques minutes, poursuivit ce dernier, ma seule
+impression,—ma seule sensation,—fut celle de la nuit et du non-être,
+avec la conscience de la mort. À la longue, il me sembla qu'une secousse
+violente et soudaine comme l'électricité traversait mon âme. Avec cette
+secousse vint le sens de l'élasticité et de la lumière. Quant à cette
+dernière, je la sentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla
+que je m'élevais de terre; mais je ne possédais pas ma présence
+corporelle, visible, audible, ou palpable. La foule s'était retirée. Le
+tumulte avait cessé. La ville était comparativement calme. Au-dessous de
+moi gisait mon corps, avec la flèche dans ma tempe, toute la tête
+grandement enflée et défigurée. Mais toutes ces choses, je les
+sentis,—je ne les vis pas. Je ne pris d'intérêt à rien. Et même le
+cadavre me semblait un objet avec lequel je n'avais rien de commun. Je
+n'avais aucune volonté, mais il me sembla que j'étais mis en mouvement
+et que je m'envolais légèrement hors de l'enceinte de la ville par le
+même circuit que j'avais pris pour y entrer. Quand j'eus atteint, dans
+la montagne, l'endroit du ravin où j'avais rencontré l'hyène, j'éprouvai
+de nouveau un choc comme celui d'une pile galvanique; le sentiment de la
+pesanteur, celui de substance rentrèrent en moi. Je redevins moi-même,
+mon propre individu, et je dirigeai vivement mes pas vers mon
+logis;—mais le passé n'avait pas perdu l'énergie vivante de la
+réalité,—et maintenant encore je ne puis contraindre mon intelligence,
+même pour une minute, à considérer tout cela comme un songe.
+
+—Ce n'en était pas un, dit Templeton, avec un air de profonde
+solennité; mais il serait difficile de dire quel autre terme définirait
+le mieux le cas en question. Supposons que l'âme de l'homme moderne est
+sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques.
+Contentons-nous de cette hypothèse. Quant au reste, j'ai quelques
+éclaircissements à donner. Voici une peinture à l'aquarelle que je vous
+aurais déjà montrée si un indéfinissable sentiment d'horreur ne m'en
+avait pas empêché jusqu'à présent.
+
+Nous regardâmes la peinture qu'il nous présentait. Je n'y vis aucun
+caractère bien extraordinaire; mais son effet sur Bedloe fut prodigieux.
+À peine l'eut-il regardée qu'il faillit s'évanouir. Et cependant, ce
+n'était qu'un portrait à la miniature, un portrait merveilleusement
+fini, à vrai dire, de sa propre physionomie si originale. Du moins,
+telle fut ma pensée en la regardant.
+
+—Vous apercevez la date de la peinture, dit Templeton; elle est là, à
+peine visible, dans ce coin,—1780. C'est dans cette année que cette
+peinture fut faite. C'est le portrait d'un ami défunt,—un M. Oldeb,—à
+qui je m'attachai très-vivement à Calcutta, durant l'administration de
+Warren Hastings. Je n'avais alors que vingt ans. Quand je vous vis pour
+la première fois, monsieur Bedloe, à Saratoga, ce fut la miraculeuse
+similitude qui existait entre vous et le portrait qui me détermina à
+vous aborder, à rechercher votre amitié et à amener ces arrangements qui
+firent de moi votre compagnon perpétuel. En agissant ainsi, j'étais
+poussé en partie, et peut-être principalement, par les souvenirs pleins
+de regrets du défunt, mais d'une autre part aussi par une curiosité
+inquiète à votre endroit, et qui n'était pas dénuée d'une certaine
+terreur.
+
+«Dans votre récit de la vision qui s'est présentée à vous dans les
+montagnes, vous avez décrit, avec le plus minutieux détail, la ville
+indienne de Bénarès, sur la Rivière-Sainte. Les rassemblements, les
+combats, le massacre, c'étaient les épisodes réels de l'insurrection de
+Cheyte-Sing, qui eut lieu en 1780, alors que Hastings courut les plus
+grands dangers pour sa vie. L'homme qui s'est échappé par la corde faite
+de turbans, c'était Cheyte-Sing lui-même. La troupe du kiosque était
+composée de cipayes et d'officiers anglais, Hastings à leur tête. Je
+faisais partie de cette troupe, et je fis tous mes efforts pour empêcher
+cette imprudente et fatale sortie de l'officier qui tomba dans la
+bagarre sous la flèche empoisonnée d'un Bengali. Cet officier était mon
+plus cher ami. C'était Oldeb. Vous verrez par ce manuscrit,—ici le
+narrateur produisit un livre de notes, dans lequel quelques pages
+paraissaient d'une date toute fraîche,—que, pendant que vous _pensiez_
+ces choses au milieu de la montagne, j'étais occupé ici, à la maison, à
+les _décrire_ sur le papier.»
+
+Une semaine environ après cette conversation, l'article suivant parut
+dans un journal de Charlottesville:
+
+«C'est pour nous un devoir douloureux d'annoncer la mort de M. Auguste
+Bedlo, un gentleman que ses manières charmantes et ses nombreuses vertus
+avaient depuis longtemps rendu cher aux citoyens de Charlottesville.
+
+«M. B., depuis quelques années, souffrait d'une névralgie qui avait
+souvent menacé d'aboutir fatalement; mais elle ne peut être regardée que
+comme la cause indirecte de sa mort. La cause immédiate fut d'un
+caractère singulier et spécial. Dans une excursion qu'il fit dans les
+_Ragged Mountains_, il y a quelques jours, il contracta un léger rhume
+avec de la fièvre, qui fut suivi d'un grand mouvement du sang à la tête.
+Pour le soulager, le docteur Templeton eut recours à la saignée locale.
+Des sangsues furent appliquées aux tempes. Dans un délai effroyablement
+court, le malade mourut, et l'on s'aperçut que, dans le bocal qui
+contenait les sangsues, avait été introduite par hasard une de ces
+sangsues vermiculaires venimeuses qui se rencontrent çà et là dans les
+étangs circonvoisins. Cette bête se fixa d'elle-même sur une petite
+artère de la tempe droite. Son extrême ressemblance avec la sangsue
+médicinale fit que la méprise fut découverte trop tard.
+
+«_N.-B._—La sangsue venimeuse de Charlottesville peut toujours se
+distinguer de la sangsue médicinale par sa noirceur et spécialement par
+ses tortillements, ou mouvements vermiculaires, qui ressemblent beaucoup
+à ceux d'un serpent.»
+
+Je me trouvais avec l'éditeur du journal en question, et nous causions
+de ce singulier accident, quand il me vint à l'idée de lui demander
+pourquoi l'on avait imprimé le nom du défunt avec l'orthographe:
+_Bedlo_.
+
+—Je présume, dis-je, que vous avez quelque autorité pour
+l'orthographier ainsi; j'ai toujours cru que le nom devait s'écrire avec
+un _e_ à la fin.
+
+—Autorité? non, répliqua-t-il. C'est une simple erreur du typographe.
+Le nom est Bedloe avec un _e_; c'est connu de tout le monde, et je ne
+l'ai jamais vu écrit autrement.
+
+—Il peut donc se faire, murmurai-je en moi-même, comme je tournai sur
+mes talons, qu'une vérité soit plus étrange que toutes les
+fictions;—car qu'est-ce que Bedlo sans _e_, si ce n'est Oldeb retourné?
+Et cet homme me dit que c'est une faute typographique!
+
+
+
+
+MORELLA
+
+Lui-même, par lui-même, avec lui-même homogène éternel.
+ PLATON.
+
+
+Ce que j'éprouvais relativement à mon amie Morella était une profonde
+mais très-singulière affection. Ayant fait sa connaissance par hasard,
+il y a nombre d'années, mon âme, dès notre première rencontre, brûla de
+feux qu'elle n'avait jamais connus;—mais ces feux n'étaient point ceux
+d'Éros et ce fut pour mon esprit un amer tourment que la conviction
+croissante que je ne pourrais jamais définir leur caractère insolite, ni
+régulariser leur intensité errante. Cependant, nous nous convînmes, et
+la destinée nous fit nous unir à l'autel. Jamais je ne parlai de
+passion, jamais je ne songeai à l'amour. Néanmoins, elle fuyait la
+société, et, s'attachant à moi seul, elle me rendit heureux. Être
+étonné, c'est un bonheur;—et rêver, n'est-ce pas un bonheur aussi?
+
+L'érudition de Morella était profonde. Comme j'espère le montrer, ses
+talents n'étaient pas d'un ordre secondaire; la puissance de son esprit
+était gigantesque. Je le sentis, et dans mainte occasion, je devins son
+écolier. Toutefois, je m'aperçus bientôt que Morella, en raison de son
+éducation faite à Presbourg, étalait devant moi bon nombre de ces écrits
+mystiques qui sont généralement considérés comme l'écume de la première
+littérature allemande. Ces livres, pour des raisons que je ne pouvais
+concevoir, faisaient son étude constante et favorite;—et si avec le
+temps ils devinrent aussi la mienne, il ne faut attribuer cela qu'à la
+simple mais très-efficace influence de l'habitude et de l'exemple.
+
+En toutes ces choses, si je ne me trompe, ma raison n'avait presque rien
+à faire. Mes convictions, ou je ne me connais plus moi-même, n'étaient
+en aucune façon basées sur l'idéal et on n'aurait pu découvrir, à moins
+que je ne m'abuse grandement, aucune teinture du mysticisme de mes
+lectures, soit dans mes actions, soit dans mes pensées. Persuadé de
+cela, je m'abandonnai aveuglément à la direction de ma femme, et
+j'entrai avec un cœur imperturbé dans le labyrinthe de ses études. Et
+alors,—quand, me plongeant dans des pages maudites, je sentais un
+esprit maudit qui s'allumait en moi,—Morella venait, posant sa main
+froide sur la mienne et ramassant dans les cendres d'une philosophie
+morte quelques graves et singulières paroles qui, par leur sens bizarre,
+s'incrustaient dans ma mémoire. Et alors, pendant des heures, je
+m'étendais, rêveur, à son côté, et je me plongeais dans la musique de sa
+voix,—jusqu'à ce que cette mélodie à la longue s'infectât de
+terreur;—et une ombre tombait sur mon âme, et je devenais pâle, et je
+frissonnais intérieurement à ces sons trop extraterrestres. Et ainsi, la
+jouissance s'évanouissait soudainement dans l'horreur, et l'idéal du
+beau devenait l'idéal de la hideur, comme la vallée de Hinnom est
+devenue la Géhenne[41].
+
+Il est inutile d'établir le caractère exact des problèmes qui,
+jaillissant des volumes dont j'ai parlé, furent pendant longtemps
+presque le seul objet de conversation entre Morella et moi. Les gens
+instruits dans ce que l'on peut appeler la morale théologique les
+concevront facilement, et ceux qui sont illettrés n'y comprendraient que
+peu de chose en tout cas. L'étrange panthéisme de Fichte, la
+Palingénésie modifiée des Pythagoriciens, et, par-dessus tout, la
+doctrine de _l'identité_ telle qu'elle est présentée par Schelling,
+étaient généralement les points de discussion qui offraient le plus de
+charmes à l'imaginative Morella[42]. Cette identité, dite personnelle,
+M. Locke, je crois, la fait judicieusement consister dans la permanence
+de l'être rationnel. En tant que par personne nous entendons une essence
+pensante, douée de raison, et en tant qu'il existe une conscience qui
+accompagne toujours la pensée, c'est elle,—cette conscience,—qui nous
+fait tous être ce que nous appelons _nous-même_,—nous distinguant ainsi
+des autres êtres pensants, et nous donnant notre identité personnelle.
+Mais le _principium individuationis_,—la notion de cette identité _qui,
+à la mort, est, ou n'est pas perdue à jamais_, fut pour moi, en tout
+temps, un problème du plus intense intérêt, non seulement à cause de la
+nature inquiétante et embarrassante de ses conséquences, mais aussi à
+cause de la façon singulière et agitée dont en parlait Morella.
+
+Mais, en vérité, le temps était maintenant arrivé où le mystère de la
+nature de ma femme m'oppressait comme un charme. Je ne pouvais plus
+supporter l'attouchement de ses doigts pâles, ni le timbre profond de sa
+parole musicale, ni l'éclat de ses yeux mélancoliques. Et elle savait
+tout cela, mais ne m'en faisait aucun reproche; elle semblait avoir
+conscience de ma faiblesse ou de ma folie, et, tout en souriant, elle
+appelait cela la Destinée. Elle semblait aussi avoir conscience de la
+cause, à moi inconnue, de l'altération graduelle de mon amitié; mais
+elle ne me donnait aucune explication et ne faisait aucune allusion à la
+nature de cette cause. Morella toutefois n'était qu'une femme, et elle
+dépérissait journellement. À la longue, une tache pourpre se fixa
+immuablement sur sa joue, et les veines bleues de son front pâle
+devinrent proéminentes. Et ma nature se fondait parfois en pitié; mais,
+un moment après, je rencontrais l'éclair de ses yeux chargés de pensées,
+et alors mon âme se trouvait mal et éprouvait le vertige de celui dont
+le regard a plongé dans quelque lugubre et insondable abîme.
+
+Dirai-je que j'aspirais, avec un désir intense et dévorant au moment de
+la mort de Morella? Cela fut ainsi; mais le fragile esprit se cramponna
+à son habitacle d'argile pendant bien des jours, bien des semaines et
+bien des mois fastidieux, si bien qu'à la fin mes nerfs torturés
+remportèrent la victoire sur ma raison; et je devins furieux de tous ces
+retards, et avec un cœur de démon je maudis les jours, et les heures,
+et les minutes amères qui semblaient s'allonger et s'allonger sans
+cesse, à mesure que sa noble vie déclinait, comme les ombres dans
+l'agonie du jour.
+
+Mais, un soir d'automne, comme l'air dormait immobile dans le ciel,
+Morella m'appela à son chevet. Il y avait un voile de brume sur toute la
+terre, et un chaud embrasement sur les eaux, et, à voir les splendeurs
+d'octobre dans le feuillage de la forêt, on eût dit qu'un bel
+arc-en-ciel s'était laissé choir du firmament.
+
+—Voici le jour des jours, dit-elle quand j'approchai, le plus beau des
+jours pour vivre ou pour mourir. C'est un beau jour pour les fils de la
+terre et de la vie,—ah! plus beau encore pour les filles du ciel et de
+la mort!
+
+Je baisai son front, et elle continua:
+
+—Je vais mourir, cependant je vivrai.
+
+—Morella!
+
+—Ils n'ont jamais été, ces jours où il t'aurait été permis de
+m'aimer;—mais celle que, dans la vie, tu abhorras, dans la mort tu
+l'adoreras.
+
+—Morella!
+
+—Je répète que je vais mourir. Mais en moi est un gage de cette
+affection—ah! quelle mince affection!—que tu as éprouvée pour moi,
+Morella. Et, quand mon esprit partira, l'enfant vivra,—ton enfant, mon
+enfant à moi, Morella. Mais tes jours seront des jours pleins de
+chagrin,—de ce chagrin qui est la plus durable des impressions, comme
+le cyprès est le plus vivace des arbres; car les heures de ton bonheur
+sont passées, et la joie ne se cueille pas deux fois dans une vie, comme
+les roses de Paestum deux fois dans une année. Tu ne joueras plus avec
+le temps le jeu de l'homme de Téos[43], le myrte et la vigne te seront
+choses inconnues, et partout sur la terre tu porteras avec toi ton
+suaire, comme le musulman de la Mecque.
+
+—Morella! m'écriai-je, Morella! comment sais-tu cela?
+
+Mais elle retourna son visage sur l'oreiller; un léger tremblement
+courut sur ses membres, elle mourut, et je n'entendis plus sa voix.
+
+Cependant, comme elle l'avait prédit, son enfant,—auquel en mourant
+elle avait donné naissance, et qui ne respira qu'après que la mère eut
+cessé de respirer,—son enfant, une fille, vécut. Et elle grandit
+étrangement en taille et en intelligence, et devint la parfaite
+ressemblance de celle qui était partie, et je l'aimai d'un plus fervent
+amour que je ne me serais cru capable d'en éprouver pour aucune
+habitante de la terre.
+
+Mais, avant qu'il fût longtemps, le ciel de cette pure affection
+s'assombrit, et la mélancolie, et l'horreur, et l'angoisse y défilèrent
+en nuages. J'ai dit que l'enfant grandit étrangement en taille et en
+intelligence. Étrange, en vérité, fut le rapide accroissement de la
+nature corporelle,—mais terribles, oh! terribles furent les
+tumultueuses pensées qui s'amoncelèrent sur moi, pendant que je
+surveillais le développement de son être intellectuel. Pouvait-il en
+être autrement, quand je découvrais chaque jour dans les conceptions de
+l'enfant la puissance adulte et les facultés de la femme?—quand les
+leçons de l'expérience tombaient des lèvres de l'enfance?—quand je
+voyais à chaque instant la sagesse et les passions de la maturité
+jaillir de cet œil noir et méditatif? Quand, dis-je, tout cela frappa
+mes sens épouvantés,—quand il fut impossible à mon âme de se le
+dissimuler plus longtemps,—à mes facultés frissonnantes de repousser
+cette certitude,—y a-t-il lieu de s'étonner que des soupçons d'une
+nature terrible et inquiétante se soient glissés dans mon esprit, ou que
+mes pensées se soient reportées avec horreur vers les contes étranges et
+les pénétrantes théories de la défunte Morella? J'arrachai à la
+curiosité du monde un être que la destinée me commandait d'adorer, et,
+dans la rigoureuse retraite de mon intérieur, je veillai avec une
+anxiété mortelle sur tout ce qui concernait la créature aimée.
+
+Et comme les années se déroulaient, et comme chaque jour je contemplais
+son saint, son doux, son éloquent visage, et comme j'étudiais ses formes
+mûrissantes, chaque jour je découvrais de nouveaux points de
+ressemblance entre l'enfant et sa mère, la mélancolique et la morte. Et,
+d'instant en instant, ces ombres de ressemblance s'épaississaient,
+toujours plus pleines, plus définies, plus inquiétantes et plus
+affreusement terribles dans leur aspect. Car, que son sourire ressemblât
+au sourire de sa mère, je pouvais l'admettre; mais cette ressemblance
+était une _identité_ qui me donnait le frisson;—que ses yeux
+ressemblassent à ceux de Morella, je devais le supporter; mais aussi ils
+pénétraient trop souvent dans les profondeurs de mon âme avec l'étrange
+et intense pensée de Morella elle-même. Et dans le contour de son front
+élevé, et dans les boucles de sa chevelure soyeuse, et dans ses doigts
+pâles qui s'y plongeaient d'_habitude_, et dans le timbre grave et
+musical de sa parole, et par-dessus tout,—oh! par-dessus tout,—dans
+les phrases et les expressions de la morte sur les lèvres de l'aimée, de
+la vivante, je trouvais un aliment pour une horrible pensée
+dévorante,—pour un ver qui ne voulait pas mourir.
+
+Ainsi passèrent deux lustres[44] de sa vie, et toujours ma fille restait
+sans nom sur la terre. _Mon enfant et mon amour_ étaient les
+appellations habituellement dictées par l'affection paternelle, et la
+sévère réclusion de son existence s'opposait à toute autre relation. Le
+nom de Morella était mort avec elle. De la mère, je n'avais jamais parlé
+à la fille;—il m'était impossible d'en parler. En réalité, durant la
+brève période de son existence, cette dernière n'avait reçu aucune
+impression du monde extérieur, excepté celles qui avaient pu lui être
+fournies dans les étroites limites de sa retraite.
+
+À la longue, cependant, la cérémonie du baptême s'offrit à mon esprit,
+dans cet état d'énervation et d'agitation, comme l'heureuse délivrance
+des terreurs de ma destinée. Et, aux fonts baptismaux, j'hésitai sur le
+choix d'un nom. Et une foule d'épithètes de sagesse et de beauté, de
+noms tirés des temps anciens et modernes de mon pays et des pays
+étrangers, vint se presser sur mes lèvres, et une multitude
+d'appellations charmantes de noblesse, de bonheur et de bonté.
+
+Qui m'inspira donc alors d'agiter le souvenir de la morte enterrée? Quel
+démon me poussa à soupirer un son dont le simple souvenir faisait
+toujours refluer mon sang par torrents des tempes au cœur? Quel méchant
+esprit parla du fond des abîmes de mon âme, quand, sous ces voûtes
+obscures et dans le silence de la nuit, je chuchotai dans l'oreille du
+saint homme les syllabes «Morella»? Quel être, plus que démon, convulsa
+les traits de mon enfant et les couvrit des teintes de la mort, quand,
+tressaillant à ce son à peine perceptible, elle tourna ses yeux limpides
+du sol vers le ciel, et, tombant prosternée sur les dalles noires de
+notre caveau de famille répondit: _Me voilà_!
+
+Ces simples mots tombèrent distincts, froidement, tranquillement
+distincts, dans mon oreille, et, de là, comme du plomb fondu, roulèrent
+en sifflant dans ma cervelle. Les années, les années peuvent passer,
+mais le souvenir de cet instant,—jamais! Ah! les fleurs et la vigne
+n'étaient pas choses inconnues pour moi;—mais l'aconit et le cyprès
+m'ombragèrent nuit et jour. Et je perdis tout sentiment du temps et des
+lieux, et les étoiles de ma destinée disparurent du ciel, et dès lors la
+terre devint ténébreuse, et toutes les figures terrestres passèrent près
+de moi comme des ombres voltigeantes, et parmi elles je n'en voyais
+qu'une,—Morella! Les vents du firmament ne soupiraient qu'un son à mes
+oreilles, et le clapotement de la mer murmurait incessamment: «Morella!»
+Mais elle mourut, et de mes propres mains je la portai à sa tombe, et je
+ris d'un amer et long rire, quand, dans le caveau où je déposai la
+seconde, je ne découvris aucune trace de la première—Morella.
+
+
+
+
+LIGEIA
+
+Et il y a là-dedans la volonté, qui ne meurt pas. Qui donc connaît les
+mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur! Car Dieu n'est qu'une
+grande volonté pénétrant toutes choses par l'intensité qui lui est
+propre. L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort
+que par l'infirmité de sa pauvre volonté.
+
+JOSEPH GLANVILL.
+
+
+Je ne puis pas me rappeler, sur mon âme, comment, quand, ni même où je
+fis pour la première fois connaissance avec lady Ligeia. De longues
+années se sont écoulées depuis lors, et une grande souffrance a affaibli
+ma mémoire. Ou peut-être ne puis-je plus _maintenant_ me rappeler ces
+points, parce qu'en vérité le caractère de ma bien-aimée, sa rare
+instruction, son genre de beauté, si singulier et si placide, et la
+pénétrante et subjuguante éloquence de sa profonde parole musicale ont
+fait leur chemin dans mon cœur d'une manière si patiente, si constante,
+si furtive que je n'y ai pas pris garde et n'en ai pas eu conscience.
+
+Cependant, je crois que je la rencontrai pour la première fois, et
+plusieurs fois depuis lors, dans une vaste et antique ville délabrée sur
+les bords du Rhin. Quant à sa famille,—très-certainement elle m'en a
+parlé. Qu'elle fût d'une date excessivement ancienne, je n'en fais aucun
+doute.—Ligeia! Ligeia!—Plongé dans des études qui par leur nature sont
+plus propres que toute autre à amortir les impressions du monde
+extérieur,—il me suffit de ce mot si doux,—Ligeia!—pour ramener
+devant les yeux de ma pensée l'image de celle qui n'est plus. Et
+maintenant, pendant que j'écris, il me revient, comme une lueur, que je
+n'ai _jamais su_ le nom de famille de celle qui fut mon amie et ma
+fiancée, qui devint mon compagnon d'études, et enfin l'épouse de mon
+cœur. Était-ce par suite de quelque injonction folâtre de ma
+Ligeia,—était-ce une preuve de la force de mon affection que je ne pris
+aucun renseignement sur ce point? Ou plutôt était-ce un caprice à
+moi,—une offrande bizarre et romantique sur l'autel du culte le plus
+passionné? Je ne me rappelle le fait que confusément;—faut-il donc
+s'étonner si j'ai entièrement oublié les circonstances qui lui donnèrent
+naissance ou qui l'accompagnèrent? Et, en vérité, si jamais l'esprit de
+roman,—si jamais la pâle _Ashtophet_ de l'idolâtre Égypte, aux ailes
+ténébreuses, ont présidé, comme on dit, aux mariages de sinistre
+augure,—très-sûrement ils ont présidé au mien.
+
+Il est néanmoins un sujet très-cher sur lequel ma mémoire n'est pas en
+défaut, c'est la _personne_ de Ligeia. Elle était d'une grande taille,
+un peu mince, et même dans les derniers jours très-amaigrie.
+J'essayerais en vain de dépeindre la majesté, l'aisance tranquille de sa
+démarche et l'incompréhensible légèreté, l'élasticité de son pas; elle
+venait et s'en allait comme une ombre. Je ne m'apercevais jamais de son
+entrée dans mon cabinet de travail que par la chère musique de sa voix
+douce et profonde, quand elle posait sa main de marbre sur mon épaule.
+Quant à la beauté de la figure, aucune femme ne l'a jamais égalée.
+C'était l'éclat d'un rêve d'opium, une vision aérienne et ravissante,
+plus étrangement céleste que les rêveries qui voltigeaient dans les âmes
+assoupies des filles de Délos. Cependant, ses traits n'étaient pas jetés
+dans ce moule régulier qu'on nous a faussement enseigné à révérer dans
+les ouvrages classiques du paganisme. «Il y a pas de beauté exquise, dit
+lord Verulam, parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les
+genres de beauté, sans une certaine _étrangeté_ dans les proportions.»
+Toutefois, bien que je visse que les traits de Ligeia n'étaient pas
+d'une régularité classique, quoique je sentisse que sa beauté était
+véritablement _exquise_ et fortement pénétrée de cette _étrangeté_, je
+me suis efforcé en vain de découvrir cette irrégularité et de poursuivre
+jusqu'en son gîte ma perception de l'étrange. J'examinais le contour du
+front haut et pâle,—un front irréprochable,—combien ce mot est froid
+appliqué à une majesté aussi divine!—la peau rivalisant avec le plus
+pur ivoire, la largeur imposante, le calme, la gracieuse proéminence des
+régions au-dessus des tempes, et puis cette chevelure d'un noir de
+corbeau, lustrée, luxuriante, naturellement bouclée et démontrant toute
+la force de l'expression homérique: chevelure d'hyacinthe. Je
+considérais les lignes délicates du nez, et nulle autre part que dans
+les gracieux médaillons hébraïques je n'avais contemplé une semblable
+perfection; c'était ce même jet, cette même surface unie et superbe,
+cette même tendance presque imperceptible à l'aquilin, ces mêmes narines
+harmonieusement arrondies et révélant un esprit libre. Je regardais la
+charmante bouche; c'était là qu'était le triomphe de toutes les choses
+célestes; le tour glorieux de la lèvre supérieure, un peu courte, l'air
+doucement, voluptueusement reposé de l'inférieure, les fossettes qui se
+jouaient et la couleur qui parlait, les dents, réfléchissant comme une
+espèce d'éclair chaque rayon de la lumière bénie qui tombait sur elles
+dans ses sourires sereins et placides, mais toujours radieux et
+triomphants. J'analysais la forme du menton, et, là aussi, je trouvais
+la grâce dans la largeur, la douceur et la majesté, la plénitude et la
+spiritualité grecques, ce contour que le dieu Apollon ne révéla qu'en
+rêve à Cléomènes, fils de Cléomènes d'Athènes[45]; et puis je regardais
+dans les grands yeux de Ligeia.
+
+Pour les yeux, je ne trouve pas de modèles dans la plus lointaine
+antiquité. Peut-être bien était-ce dans les yeux de ma bien-aimée que se
+cachait le mystère dont parle lord Verulam: ils étaient, je crois, plus
+grands que les yeux ordinaires de l'humanité; mieux fendus que les plus
+beaux yeux de gazelle de la tribu de la vallée de Nourjahad; mais ce
+n'était que par intervalles, dans des moments d'excessive animation, que
+cette particularité devenait singulièrement frappante. Dans ces
+moments-là, sa beauté était—du moins, elle apparaissait telle à ma
+pensée enflammée—la beauté de la fabuleuse houri[46] des Turcs. Les
+prunelles étaient du noir le plus brillant et surplombées par des cils
+de jais très-longs; ses sourcils, d'un dessin légèrement irrégulier,
+avaient la même couleur; toutefois, _l'étrangeté_ que je trouvais dans
+les yeux était indépendante de leur forme, de leur couleur et de leur
+éclat, et devait décidément être attribuée à _l'expression_. Ah! mot qui
+n'a pas de sens! un pur son! vaste latitude où se retranche toute notre
+ignorance du spirituel! L'expression des yeux de Ligeia!... Combien de
+longues heures ai-je médité dessus! combien de fois, durant toute une
+nuit d'été, me suis-je efforcé de les sonder! Qu'était donc ce je ne
+sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, qui
+gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée? Qu'était cela?... J'étais
+possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux! ces larges, ces
+brillantes, ces divines prunelles! elles étaient devenues pour moi les
+étoiles jumelles de Léda, et, moi, j'étais pour elles le plus fervent
+des astrologues.
+
+Il n'y a pas de cas parmi les nombreuses et incompréhensibles anomalies
+de la science psychologique, qui soit plus saisissant, plus excitant que
+celui,—négligé, je crois, dans les écoles,—où, dans nos efforts pour
+ramener dans notre mémoire une chose oubliée depuis longtemps, nous nous
+trouvons souvent _sur le bord même_ du souvenir, sans pouvoir toutefois
+nous souvenir. Et ainsi que de fois, dans mon ardente analyse des yeux
+de Ligeia, ai-je senti s'approcher la complète connaissance de leur
+expression!—Je l'ai sentie s'approcher, mais elle n'est pas devenue
+tout à fait mienne, et à la longue elle a disparu entièrement! Et,
+étrange, oh! le plus étrange des mystères! J'ai trouvé dans les objets
+les plus communs du monde une série d'analogies pour cette expression.
+Je veux dire qu'après l'époque où la beauté de Ligeia passa dans mon
+esprit et s'y installa comme dans un reliquaire je puisai dans plusieurs
+êtres du monde matériel une sensation analogue à celle qui se répandait
+sur moi, en moi, sous l'influence de ses larges et lumineuses prunelles.
+Cependant, je n'en suis pas moins incapable de définir ce sentiment, de
+l'analyser, ou même d'en avoir une perception nette. Je l'ai reconnu
+quelquefois, je le répète, à l'aspect d'une vigne rapidement grandie,
+dans la contemplation d'une phalène, d'un papillon, d'une chrysalide,
+d'un courant d'eau précipité. Je l'ai trouvé dans l'Océan, dans la chute
+d'un météore; je l'ai senti dans les regards de quelques personnes
+extraordinairement âgées. Il y a dans le ciel une ou deux étoiles, plus
+particulièrement une étoile de sixième grandeur, double et changeante,
+qu'on trouvera près de la grande étoile de la Lyre, qui, vues au
+télescope, m'ont donné un sentiment analogue. Je m'en suis senti rempli
+par certains sons d'instruments à cordes, et quelquefois aussi par des
+passages de mes lectures. Parmi d'innombrables exemples, je me rappelle
+fort bien quelque chose dans un volume de Joseph Glanvill, qui,
+peut-être simplement à cause de sa bizarrerie,—qui sait?—m'a toujours
+inspiré le même sentiment. «Et il y a là-dedans la volonté qui ne meurt
+pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur?
+car Dieu n'est qu'une grande volonté pénétrant toutes choses par
+l'intensité qui lui est propre; l'homme ne cède aux anges et ne se rend
+entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté.»
+
+Par la suite des temps et par des réflexions subséquentes, je suis
+parvenu à déterminer un certain rapport éloigné entre ce passage du
+philosophe anglais et une partie du caractère de Ligeia. Une _intensité_
+singulière dans la pensée, dans l'action, dans la parole était peut-être
+en elle le résultat ou au moins l'indice de cette gigantesque puissance
+de volition qui, durant nos longues relations, eût pu donner d'autres et
+plus positives preuves de son existence. De toutes les femmes que j'ai
+connues, elle, la toujours placide Ligeia, à l'extérieur si calme, était
+la proie la plus déchirée par les tumultueux vautours de la cruelle
+passion. Et je ne pouvais évaluer cette passion que par la miraculeuse
+expansion de ces yeux qui me ravissaient et m'effrayaient en même temps,
+par la mélodie presque magique, la modulation, la netteté et la
+placidité de sa voix profonde, et par la sauvage énergie des étranges
+paroles qu'elle prononçait habituellement, et dont l'effet était doublé
+par le contraste de son débit.
+
+J'ai parlé de l'instruction de Ligeia; elle était immense, telle que
+jamais je n'en vis de pareille dans une femme. Elle connaissait à fond
+les langues classiques, et, aussi loin que s'étendaient mes propres
+connaissances dans les langues modernes de l'Europe, je ne l'ai jamais
+prise en faute. Véritablement, sur n'importe quel thème de l'érudition
+académique si vantée, si admirée, uniquement à cause qu'elle est plus
+abstruse, ai-je jamais trouvé Ligeia en faute? Combien ce trait unique
+de la nature de ma femme, seulement dans cette dernière période, avait
+frappé, subjugué mon attention! J'ai dit que son instruction dépassait
+celle d'aucune femme que j'eusse connue,—mais où est l'homme qui a
+traversé avec succès tout le vaste champ des sciences morales, physiques
+et mathématiques? Je ne vis pas alors ce que maintenant je perçois
+clairement, que les connaissances de Ligeia étaient gigantesques,
+étourdissantes; cependant, j'avais une conscience suffisante de son
+infinie supériorité pour me résigner, avec la confiance d'un écolier, à
+me laisser guider par elle à travers le monde chaotique des
+investigations métaphysiques dont je m'occupais avec ardeur dans les
+premières années de notre mariage. Avec quel vaste triomphe, avec
+quelles vives délices, avec quelle espérance éthéréenne sentais-je,—ma
+Ligeia penchée sur moi au milieu d'études si peu frayées, si peu
+connues,—s'élargir par degrés cette admirable perspective, cette longue
+avenue, splendide et vierge, par laquelle je devais enfin arriver au
+terme d'une sagesse trop précieuse et trop divine pour n'être pas
+interdite!
+
+Aussi, avec quelle poignante douleur ne vis-je pas, au bout de quelques
+années, mes espérances si bien fondées prendre leur vol et s'enfuir!
+Sans Ligeia, je n'étais qu'un enfant tâtonnant dans la nuit. Sa
+présence, ses leçons pouvaient seules éclairer d'une lumière vivante les
+mystères du transcendantalisme dans lesquels nous nous étions plongés.
+Privée du lustre rayonnant de ses yeux, toute cette littérature, ailée
+et dorée naguère, devenait maussade, saturnienne et lourde comme le
+plomb. Et maintenant, ces beaux yeux éclairaient de plus en plus
+rarement les pages que je déchiffrais. Ligeia tomba malade. Les étranges
+yeux flamboyèrent avec un éclat trop splendide; les pâles doigts prirent
+la couleur de la mort, la couleur de la cire transparente; les veines
+bleues de son grand front palpitèrent impétueusement au courant de la
+plus douce émotion: je vis qu'il lui fallait mourir, et je luttai
+désespérément en esprit avec l'affreux Azraël.
+
+Et les efforts de cette femme passionnée furent, à mon grand étonnement,
+encore plus énergiques que les miens. Il y avait certes dans sa sérieuse
+nature de quoi me faire croire que pour elle la mort viendrait sans son
+monde de terreurs. Mais il n'en fut pas ainsi; les mots sont impuissants
+pour donner une idée de la férocité de résistance qu'elle déploya dans
+sa lutte avec l'Ombre. Je gémissais d'angoisse à ce lamentable
+spectacle. J'aurais voulu la calmer, j'aurais voulu la raisonner; mais,
+dans l'intensité de son sauvage désir de vivre,—de vivre,—de _rien_
+que vivre,—toute consolation et toutes raisons eussent été le comble de
+la folie. Cependant, jusqu'au dernier moment, au milieu des tortures et
+des convulsions de son sauvage esprit, l'apparente placidité de sa
+conduite ne se démentit pas. Sa voix devenait plus douce,—devenait plus
+profonde,—mais je ne voulais pas m'appesantir sur le sens bizarre de
+ces mots prononcés avec tant de calme. Ma cervelle tournait quand je
+prêtais l'oreille en extase à cette mélodie surhumaine, à ces ambitions
+et à ces aspirations que l'humanité n'avait jamais connues jusqu'alors.
+
+Qu'elle m'aimât, je n'en pouvais douter, et il m'était aisé de deviner
+que, dans une poitrine telle que la sienne, l'amour ne devait pas régner
+comme une passion ordinaire. Mais, dans la mort seulement, je compris
+toute la force et toute l'étendue de son affection. Pendant de longues
+heures, ma main dans la sienne, elle épanchait devant moi le trop-plein
+d'un cœur dont le dévouement plus que passionné montait jusqu'à
+l'idolâtrie. Comment avais-je mérité la béatitude d'entendre de pareils
+aveux? Comment avais-je mérité d'être damné à ce point que ma bien-aimée
+me fût enlevée à l'heure où elle m'en octroyait la jouissance? Mais il
+ne m'est pas permis de m'étendre sur ce sujet. Je dirai seulement que
+dans l'abandonnement plus que féminin de Ligeia à un amour, hélas! non
+mérité, accordé tout à fait gratuitement, je reconnus enfin le principe
+de son ardent, de son sauvage regret de cette vie qui fuyait maintenant
+si rapidement. C'est cette ardeur désordonnée, cette véhémence dans son
+désir de la vie,—et de rien que la vie,—que je n'ai pas la puissance
+de décrire; les mots me manqueraient pour l'exprimer.
+
+Juste au milieu de la nuit pendant laquelle elle mourut, elle m'appela
+avec autorité auprès d'elle, et me fit répéter certains vers composés
+par elle peu de jours auparavant. Je lui obéis. Ces vers, les voici:
+
+ _Voyez! c'est nuit de gala_
+ _Depuis ces dernières années désolées!_
+ _Une multitude d'anges, ailés, ornés_
+ _De voiles, et noyés dans les larmes,_
+ _Est assise dans un théâtre, pour voir_
+ _Un drame d'espérance et de craintes,_
+ _Pendant que l'orchestre soupire par intervalles_
+ _La musique des sphères._
+
+ _Des mimes, faits à l'image du Dieu très-haut,_
+ _Marmottent et marmonnent tout bas_
+ _Et voltigent de côté et d'autre;_
+ _Pauvres poupées qui vont et viennent_
+ _Au commandement des vastes êtres sans forme_
+ _Qui transportent la scène çà et là,_
+ _Secouant de leurs ailes de condor_
+ _L'invisible Malheur!_
+
+ _Ce drame bigarré! oh! à coup sûr,_
+ _Il ne sera pas oublié,_
+ _Avec son Fantôme éternellement pourchassé_
+ _Par une foule qui ne peut pas le saisir,_
+ _À travers un cercle qui toujours retourne_
+ _Sur lui-même, exactement au même point!_
+ _Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché_
+ _Et d'Horreur font l'âme de l'intrigue!_
+
+ _Mais voyez, à travers la cohue des mimes,_
+ _Une forme rampante fait son entrée!_
+ _Une chose rouge de sang qui vient en se tordant_
+ _De la partie solitaire de la scène!_
+ _Elle se tord! elle se tord!—Avec des angoisses mortelles_
+ _Les mimes deviennent sa pâture,_
+ _Et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver_
+ _Mâcher des caillots de sang humain._
+
+ _Toutes les lumières s'éteignent—toutes—, toutes!_
+ _Et sur chaque forme frissonnante,_
+ _Le rideau, vaste drap mortuaire,_
+ _Descend avec la violence d'une tempête,_
+ _—Et les anges, tous pâles et blêmes,_
+ _Se levant et se dévoilant, affirment_
+ _Que ce drame est une tragédie qui s'appelle l'Homme,_
+ _Et dont le héros est le ver conquérant._
+
+—Ô Dieu! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses
+bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de
+réciter ces vers, ô Dieu! ô Père céleste!—ces choses
+s'accompliront-elles irrémissiblement?—Ce conquérant ne sera-t-il
+jamais vaincu?—Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi?
+Qui donc connaît les mystères de la volonté ainsi que sa vigueur?
+L'homme ne cède aux anges et ne se rend _entièrement_ à la mort que par
+l'infirmité de sa pauvre volonté.
+
+Et alors, comme épuisée par l'émotion, elle laissa retomber ses bras
+blancs, et retourna solennellement à son lit de mort. Et, comme elle
+soupirait ses derniers soupirs, il s'y mêla sur ses lèvres comme un
+murmure indistinct. Je tendis l'oreille, et je reconnus de nouveau la
+conclusion du passage de Glanvill: _L'homme ne cède aux anges et ne se
+rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté._
+
+Elle mourut; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas
+supporter plus longtemps l'affreuse désolation de ma demeure dans cette
+sombre cité délabrée au bord du Rhin. Je ne manquais pas de ce que le
+monde appelle la fortune. Ligeia m'en avait apporté plus, beaucoup plus
+que n'en comporte la destinée ordinaire des mortels. Aussi, après
+quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me
+jetai dans une espèce de retraite dont je fis l'acquisition,—une abbaye
+dont je ne veux pas dire le nom,—dans une des parties les plus incultes
+et les moins fréquentes de la belle Angleterre. La sombre et triste
+grandeur du bâtiment, l'aspect presque sauvage du domaine, les
+mélancoliques et vénérables souvenirs qui s'y rattachaient étaient à
+l'unisson du sentiment de complet abandon qui m'avait exilé dans cette
+lointaine et solitaire région. Cependant, tout en laissant à l'extérieur
+de l'abbaye son caractère primitif presque intact et le verdoyant
+délabrement qui tapissait ses murs, je me mis avec une perversité
+enfantine, et peut-être avec une faible espérance de distraire mes
+chagrins, à déployer au-dedans des magnificences plus que royales. Je
+m'étais, depuis l'enfance, pénétré d'un grand goût pour ces folies, et
+maintenant elles me revenaient comme un radotage de la douleur. Hélas!
+je sens qu'on aurait pu découvrir un commencement de folie dans ces
+splendides et fantastiques draperies, dans ces solennelles sculptures
+égyptiennes, dans ces corniches et ces ameublements bizarres, dans les
+extravagantes arabesques de ces tapis tout fleuris d'or! J'étais devenu
+un esclave de l'opium, il me tenait dans ses liens,—et tous mes travaux
+et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. Mais je ne
+m'arrêterai pas au détail de ces absurdités. Je parlerai seulement de
+cette chambre, maudite à jamais, où dans un moment d'aliénation mentale
+je conduisis à l'autel et pris pour épouse,—après l'inoubliable
+Ligeia!—lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la blonde chevelure et aux
+yeux bleus.
+
+Il n'est pas un détail d'architecture ou de la décoration de cette
+chambre nuptiale qui ne soit maintenant présent à mes yeux. Où donc la
+hautaine famille de la fiancée avait-elle l'esprit, quand, mue par la
+soif de l'or, elle permit à une fille si tendrement chérie de passer le
+seuil d'un appartement décoré de cette étrange façon? J'ai dit que je me
+rappelais minutieusement les détails de cette chambre, bien que ma
+triste mémoire perde souvent des choses d'une rare importance; et
+pourtant il n'y avait pas dans ce luxe fantastique de système ou
+d'harmonie qui pût s'imposer au souvenir.
+
+La chambre faisait partie d'une haute tour de cette abbaye, fortifiée
+comme un château; elle était d'une forme pentagone et d'une grande
+dimension. Tout le côté sud du pentagone était occupé par une fenêtre
+unique, faite d'une immense glace de Venise, d'un seul morceau et d'une
+couleur sombre, de sorte que les rayons du soleil ou de la lune qui la
+traversaient jetaient sur les objets intérieurs une lumière sinistre.
+Au-dessus de cette énorme fenêtre se prolongeait le treillis d'une
+vieille vigne qui grimpait sur les murs massifs de la tour. Le plafond,
+de chêne presque noir, était excessivement élevé, façonné en voûte et
+curieusement sillonné d'ornements des plus bizarres et des plus
+fantastiques, d'un style semi-gothique, semi-druidique. Au fond de cette
+voûte mélancolique, au centre même, était suspendue, par une seule
+chaîne d'or faite de longs anneaux, une vaste lampe de même métal en
+forme d'encensoir, conçue dans le goût sarrasin et brodée de
+perforations capricieuses, à travers lesquelles on voyait courir et se
+tortiller avec la vitalité d'un serpent les lueurs continues d'un feu
+versicolore.
+
+Quelques rares ottomanes et des candélabres d'une forme orientale
+occupaient différents endroits, et le lit aussi,—le lit nuptial,—était
+dans le style indien,—bas, sculpté en bois d'ébène massif, et surmonté
+d'un baldaquin qui avait l'air d'un drap mortuaire. À chacun des angles
+de la chambre se dressait un gigantesque sarcophage de granit noir, tiré
+des tombes des rois en face de Louqsor, avec son antique couvercle
+chargé de sculptures immémoriales. Mais c'était dans la tenture de
+l'appartement, hélas! qu'éclatait la fantaisie capitale. Les murs,
+prodigieusement hauts,—au delà même de toute proportion,—étaient
+tendus du haut jusqu'en bas d'une tapisserie lourde et d'apparence
+massive qui tombait pas vastes nappes,—tapisserie faite avec la même
+matière qui avait été employée pour le tapis du parquet, les ottomanes,
+le lit d'ébène, le baldaquin du lit et les somptueux rideaux qui
+cachaient en partie la fenêtre. Cette matière était un tissu d'or des
+plus riches, tacheté, par intervalles réguliers, de figures arabesques,
+d'un pied de diamètre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins
+d'un noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caractère
+arabesque que quand on les examinait à un seul point de vue. Par un
+procédé aujourd'hui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la
+plus lointaine antiquité, elles étaient faites de manière à changer
+d'aspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient
+l'air de simples monstruosités; mais, à mesure qu'on avançait, ce
+caractère disparaissait graduellement, et, pas à pas, le visiteur
+changeant de place se voyait entouré d'une procession continue de formes
+affreuses, comme celles qui sont nées de la superstition du Nord, ou
+celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. L'effet
+fantasmagorique était grandement accru par l'introduction artificielle
+d'un fort courant d'air continu derrière la tenture,—qui donnait au
+tout une hideuse et inquiétante animation.
+
+Telle était la demeure, telle était la chambre nuptiale où je passai
+avec la dame de Tremaine les heures impies du premier mois de notre
+mariage,—et je les passai sans trop d'inquiétude.
+
+Que ma femme redoutât mon humeur farouche, qu'elle m'évitât, qu'elle ne
+m'aimât que très-médiocrement,—je ne pouvais pas me le dissimuler; mais
+cela me faisait presque plaisir. Je la haïssais d'une haine qui
+appartient moins à l'homme qu'au démon. Ma mémoire se retournait,—oh!
+avec quelle intensité de regret!—vers Ligeia, l'aimée, l'auguste, la
+belle, la morte. Je faisais des orgies de souvenirs, je me délectais
+dans sa pureté, dans sa sagesse, dans sa haute nature éthéréenne, dans
+son amour passionné, idolâtrique. Maintenant, mon esprit brûlait
+pleinement et largement d'une flamme plus ardente que n'avait été la
+sienne. Dans l'enthousiasme de mes rêves opiacés,—car j'étais
+habituellement sous l'empire du poison,—je criais son nom à haute voix
+durant le silence de la nuit, et, le jour, dans les retraites ombreuses
+des vallées, comme si, par l'énergie sauvage, la passion solennelle,
+l'ardeur dévorante de ma passion pour la défunte je pouvais la
+ressusciter dans les sentiers de cette vie qu'elle avait abandonnée;
+pour _toujours_? était-ce vraiment _possible_?
+
+Au commencement du second mois de notre mariage, lady Rowena fut
+attaquée d'un mal soudain dont elle ne se releva que lentement. La
+fièvre qui la consumait rendait ses nuits pénibles, et, dans
+l'inquiétude d'un demi-sommeil, elle parlait de sons et de mouvements
+qui se produisaient çà et là dans la chambre de la tour, et que je ne
+pouvais vraiment attribuer qu'au dérangement de ses idées ou peut-être
+aux influences fantasmagoriques de la chambre. À la longue, elle entra
+en convalescence, et finalement elle se rétablit.
+
+Toutefois, il ne s'était écoulé qu'un laps de temps fort court quand une
+nouvelle attaque plus violente la rejeta sur son lit de douleur, et,
+depuis cet accès, sa constitution, qui avait toujours été faible, ne put
+jamais se relever complètement. Sa maladie montra, dès cette époque, un
+caractère alarmant et des rechutes plus alarmantes encore, qui défiaient
+toute la science et tous les efforts de ses médecins. À mesure
+qu'augmentait ce mal chronique qui, dès lors sans doute, s'était trop
+bien emparé de sa constitution pour en être arraché par des mains
+humaines, je ne pouvais m'empêcher de remarquer une irritation nerveuse
+croissante dans son tempérament et une excitabilité telle que les causes
+les plus vulgaires lui étaient des sujets de peur. Elle parla encore, et
+plus souvent alors, avec plus d'opiniâtreté, des bruits,—des légers
+bruits,—et des mouvements insolites dans les rideaux, dont elle avait,
+disait-elle, déjà souffert.
+
+Une nuit,—vers la fin de septembre,—elle attira mon attention sur ce
+sujet désolant avec une énergie plus vive que de coutume. Elle venait
+justement de se réveiller d'un sommeil agité, et j'avais épié, avec un
+sentiment moitié d'anxiété moitié de vague terreur, le jeu de sa
+physionomie amaigrie. J'étais assis au chevet du lit d'ébène, sur un des
+divans indiens. Elle se dressa à moitié, et me parla à voix basse, dans
+un chuchotement anxieux, de sons qu'elle venait d'entendre, mais que je
+ne pouvais pas entendre,—de mouvements qu'elle venait d'apercevoir,
+mais que je ne pouvais apercevoir. Le vent courait activement derrière
+les tapisseries, et je m'appliquai à lui démontrer—ce que, je le
+confesse, je ne pouvais pas croire entièrement,—que ces soupirs à peine
+articulés et ces changements presque insensibles dans les figures du mur
+n'étaient que les effets naturels du courant d'air habituel. Mais une
+pâleur mortelle qui inonda sa face me prouva que mes efforts pour la
+rassurer seraient inutiles. Elle semblait s'évanouir, et je n'avais pas
+de domestiques à ma portée. Je me souvins de l'endroit où avait été
+déposé un flacon de vin léger ordonné par les médecins, et je traversai
+vivement la chambre pour me le procurer. Mais, comme je passais sous la
+lumière de la lampe, deux circonstances d'une nature saisissante
+attirèrent mon attention. J'avais senti que quelque chose de palpable,
+quoique invisible, avait frôlé légèrement ma personne, et je vis sur le
+tapis d'or, au centre même du riche rayonnement projeté par l'encensoir,
+une ombre,—une ombre faible, indéfinie, d'un aspect angélique,—telle
+qu'on peut se figurer l'ombre d'une Ombre. Mais, comme j'étais en proie
+à une dose exagérée d'opium, je ne fis que peu d'attention à ces choses,
+et je n'en parlai point à Rowena.
+
+Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un
+verre que je portai aux lèvres de ma femme défaillante. Cependant, elle
+était un peu remise, et elle prit le verre elle-même, pendant que je me
+laissais tomber sur l'ottomane, les yeux fixés sur sa personne.
+
+Ce fut alors que j'entendis distinctement un léger bruit de pas sur le
+tapis et près du lit; et, une seconde après, comme Rowena allait porter
+le vin à ses lèvres, je vis,—je puis l'avoir rêvé,—je vis tomber dans
+le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans l'atmosphère
+de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes d'un fluide brillant et
+couleur de rubis. Si je le vis,—Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin
+sans hésitation, et je me gardai bien de lui parler d'une circonstance
+que je devais, après tout, regarder comme la suggestion d'une
+imagination surexcitée, et dont tout, les terreurs de ma femme, l'opium
+et l'heure, augmentait l'activité morbide.
+
+Cependant, je ne puis pas me dissimuler qu'immédiatement après la chute
+des gouttes rouges un rapide changement—en mal—s'opéra dans la maladie
+de ma femme; si bien que, la troisième nuit, les mains de ses serviteurs
+la préparaient pour la tombe, et que j'étais assis seul, son corps
+enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu
+la jeune épouse.—D'étranges visions, engendrées par l'opium,
+voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un œil
+inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les
+figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et
+changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tombèrent alors,—comme je
+cherchais à me rappeler les circonstances d'une nuit précédente,—sur le
+même point du cercle lumineux, là où j'avais vu les traces légères d'une
+ombre. Mais elle n'y était plus; et, respirant avec plus de liberté, je
+tournai mes regards vers la pâle et rigide figure allongée sur le lit.
+Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia,—je sentis
+refluer vers mon cœur, avec la tumultueuse violence d'une marée, toute
+cette ineffable douleur que j'avais sentie quand je l'avais vue, _elle_
+aussi, dans son suaire.—La nuit avançait, et toujours,—le cœur plein
+des pensées les plus amères dont _elle_ était l'objet, _elle_, mon
+unique, mon suprême amour,—je restais les yeux fixés sur le corps de
+Rowena.
+
+Il pouvait bien être minuit, peut-être plus tôt, peut-être plus tard,
+car je n'avais pas pris garde au temps, quand un sanglot, très-bas,
+très-léger, mais très-distinct, me tira en sursaut de ma rêverie. Je
+_sentis_ qu'il venait du lit d'ébène,—du lit de mort. Je tendis
+l'oreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne
+se répéta pas. Je forçai mes yeux à découvrir un mouvement quelconque
+dans le corps, mais je n'en aperçus pas le moindre. Cependant, il était
+impossible que je me fusse trompé. J'avais entendu le bruit, faible à la
+vérité, et mon esprit était bien éveillé en moi. Je maintins résolument
+et opiniâtrement mon attention clouée au cadavre. Quelques minutes
+s'écoulèrent sans aucun incident qui pût jeter un peu de jour sur ce
+mystère. À la longue, il devint évident qu'une coloration légère,
+très-faible, à peine sensible, était montée aux joues et avait filtré le
+long des petites veines déprimées des paupières. Sous la pression d'une
+horreur et d'une terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de
+l'humanité n'a pas d'expression suffisamment énergique, je sentis les
+pulsations de mon cœur s'arrêter et mes membres se roidir sur place.
+
+Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid.
+Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous n'eussions fait
+prématurément nos apprêts funèbres;—Rowena vivait encore. Il était
+nécessaire de pratiquer immédiatement quelques tentatives; mais la tour
+était tout à fait séparée de la partie de l'abbaye habitée par les
+domestiques,—il n'y en avait aucun à portée de la voix,—je n'avais
+aucun moyen de les appeler à mon aide, à moins de quitter la chambre
+pendant quelques minutes,—et, quant à cela, je ne pouvais m'y hasarder.
+Je m'efforçai donc de rappeler à moi seul et de fixer l'âme voltigeante.
+Mais, au bout d'un laps de temps très court, il y eut une rechute
+évidente; la couleur disparut de la joue et de la paupière, laissant une
+pâleur plus que marmoréenne; les lèvres se serrèrent doublement et se
+recroquevillèrent dans l'expression spectrale de la mort; une froideur
+et une viscosité répulsives se répandirent rapidement sur toute la
+surface du corps, et la complète rigidité cadavérique survint
+immédiatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d'où
+j'avais été arraché si soudainement, et je m'abandonnai de nouveau à mes
+rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
+
+Une heure s'écoula ainsi, quand—était-ce, grand Dieu! possible?—j'eus
+de nouveau la perception d'un bruit vague qui partait de la région du
+lit. J'écoutai, au comble de l'horreur. Le son se fit entendre de
+nouveau, c'était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis,—je
+vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles
+se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La
+stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui
+jusque-là l'avait dominé. Je sentis que ma vue s'obscurcissait, que ma
+raison s'enfuyait: et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai
+à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m'imposait
+de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front,
+la joue et la gorge; une chaleur sensible pénétrait tout le corps; et
+même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
+
+_Ma_ femme _vivait_; et, avec un redoublement d'ardeur, je me mis en
+devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et
+les mains, et j'usai de tous les procédés que l'expérience et de
+nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en
+vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa,
+l'expression de mort revint aux lèvres, et, un instant après, tout le
+corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité
+complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce
+qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
+
+Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia,—et de
+nouveau—s'étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes?—_de
+nouveau_ un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit
+d'ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables
+horreurs de cette nuit? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup,
+presque jusqu'au petit jour, se répéta ce hideux drame de
+ressuscitation; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort
+plus rigide et plus irrémédiable; que chaque nouvelle agonie ressemblait
+à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte
+était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie
+du corps? Je me hâte d'en finir.
+
+La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui
+était morte remua de nouveau,—et cette fois-ci, plus énergiquement que
+jamais quoique se réveillant d'une mort plus effrayante et plus
+irréparable. J'avais depuis longtemps cessé tout effort et tout
+mouvement et je restais cloué sur l'ottomane, désespérément englouti
+dans un tourbillon d'émotions violentes, dont la moins terrible
+peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le
+répète, remuait, et, maintenant plus activement qu'il n'avait fait
+jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie
+singulière,—les membres se relâchaient,—et, sauf que les paupières
+restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les
+draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère
+sépulcral, j'aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes
+de la Mort. Mais si, dès lors, je n'acceptai pas entièrement cette idée,
+je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit,—et
+vacillant,—d'un pas faible,—les yeux fermés,—à la manière d'une
+personne égarée dans un rêve,—l'être qui était enveloppé du suaire
+s'avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
+
+Je ne tremblai pas,—je ne bougeai pas,—car une foule de pensées
+inexprimables, causées par l'air, la stature, l'allure du fantôme, se
+ruèrent à l'improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent,—me
+pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l'apparition. C'était
+dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien
+la _vivante_ Rowena que j'avais en face de moi? _cela_ pouvait-il être
+vraiment Rowena,—lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure
+blonde, aux yeux bleus? Pourquoi, oui, _pourquoi_ en doutais-je?—Le
+lourd bandeau oppressait la bouche;—pourquoi donc cela n'eût-il pas été
+la bouche respirante de la dame de Tremaine?—Et les joues?—oui,
+c'étaient bien là les roses du midi de sa vie;—oui, ce pouvait être les
+belles joues de la vivante lady de Tremaine.—Et le menton, avec les
+fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien? Mais _avait-elle
+donc grandi depuis sa maladie?_ Quel inexprimable délire s'empara de moi
+à cette idée! D'un bond, j'étais à ses pieds! Elle se retira à mon
+contact, et elle dégagea sa tête de l'horrible suaire qui l'enveloppait;
+et alors déborda dans l'atmosphère fouettée de la chambre une masse
+énorme de longs cheveux désordonnés; _ils étaient plus noirs que les
+ailes de minuit, l'heure au plumage de corbeau!_ Et alors je vis la
+figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement _les yeux_.
+
+—Enfin, les voilà donc! criai-je d'une voix retentissante; pourrais-je
+jamais m'y tromper?—Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux
+noirs, les yeux étranges de mon amour perdu,—de lady,—de LADY LIGEIA!
+
+
+
+
+METZENGERSTEIN
+
+_Pestis eram vivus,—moriens tua mors ero._
+ MARTIN LUTHER.
+
+
+L'horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. À
+quoi bon mettre une date à l'histoire que j'ai à raconter? Qu'il me
+suffise de dire qu'à l'époque dont je parle existait dans le centre de
+la Hongrie une croyance secrète, mais bien établie, aux doctrines de la
+métempsycose. De ces doctrines elles-mêmes, de leur fausseté ou de leur
+probabilité,—je ne dirai rien. J'affirme, toutefois, qu'une bonne
+partie de notre crédulité vient,—comme dit La Bruyère, qui attribue
+tout notre malheur à cette cause unique—_de ne pouvoir être
+seuls_[47].
+
+Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui
+tendaient fortement à l'absurde. Les Hongrois différaient
+très-essentiellement de leurs autorités d'Orient. Par exemple,—_l'âme_,
+à ce qu'ils croyaient,—je cite les termes d'un subtil et intelligent
+Parisien,—_ne demeure qu'une seule fois dans un corps sensible. Ainsi,
+un cheval, un chien, un homme même, ne sont que la ressemblance
+illusoire de ces êtres_[48].
+
+Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient été en discorde
+pendant des siècles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres
+réciproquement aigries par une inimitié aussi mortelle. Cette haine
+pouvait tirer son origine des paroles d'une ancienne prophétie:—_Un
+grand nom tombera d'une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son
+cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l'immortalité de
+Berlifitzing_.
+
+Certes, les termes n'avaient que peu ou point de sens. Mais des causes
+plus vulgaires ont donné naissance—et cela, sans remonter bien haut,—à
+des conséquences également grosses d'événements. En outre, les deux
+maisons, qui étaient voisines, avaient longtemps exercé une influence
+rivale dans les affaires d'un gouvernement tumultueux. De plus, des
+voisins aussi rapprochés sont rarement amis; et, du haut de leurs
+terrasses massives, les habitants du château Berlifitzing pouvaient
+plonger leurs regards dans les fenêtres mêmes du palais Metzengerstein.
+Enfin, le déploiement d'une magnificence plus que féodale était peu fait
+pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et
+moins riches. Y a-t-il donc lieu de s'étonner que les termes de cette
+prédiction, bien que tout à fait saugrenus, aient si bien créé et
+entretenu la discorde entre deux familles déjà prédisposées aux
+querelles par toutes les instigations d'une jalousie héréditaire? La
+prophétie semblait impliquer,—si elle impliquait quelque chose,—un
+triomphe final du côté de la maison déjà plus puissante, et
+naturellement vivait dans la mémoire de la plus faible et de la moins
+influente, et la remplissait d'une aigre animosité.
+
+Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu'il fût d'une haute origine,
+n'était, à l'époque de ce récit, qu'un vieux radoteur infirme, et
+n'avait rien de remarquable, si ce n'est une antipathie invétérée et
+folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les
+chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmités physiques, ni son
+grand âge, ni l'affaiblissement de son esprit, ne pouvait l'empêcher de
+prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l'autre
+côté, Frédérick, baron Metzengerstein, n'était pas encore majeur. Son
+père, le ministre G..., était mort jeune. Sa mère, madame Marie, le
+suivit bientôt. Frédérick était à cette époque dans sa dix-huitième
+année. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue période de
+temps; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que
+cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et
+plus significative solennité.
+
+Par suite de certaines circonstances résultant de l'administration de
+son père, le jeune baron, aussitôt après la mort de celui-ci, entra en
+possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de
+Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses châteaux étaient innombrables.
+Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La
+ligne frontière de ses domaines n'avait jamais été clairement définie;
+mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.
+
+L'avènement d'un propriétaire si jeune, et d'un caractère si bien connu,
+à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures
+relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans
+l'espace de trois jours, la conduite de l'héritier fit pâlir le renom
+d'Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus
+enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes
+perfidies, des atrocités inouïes, firent bientôt comprendre à ses
+vassaux tremblants que rien,—ni soumission servile de leur part, ni
+scrupules de conscience de la sienne,—ne leur garantirait désormais de
+sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la
+nuit du quatrième jour, on s'aperçut que le feu avait pris aux écuries
+du château Berlifitzing, et l'opinion unanime du voisinage ajouta le
+crime d'incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du
+baron.
+
+Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionné par cet
+accident, il se tenait, en apparence plongé dans une méditation, au haut
+du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement
+solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanée, qui pendait
+mélancoliquement aux murs, représentait les figures fantastiques et
+majestueuses de mille ancêtres illustres. Ici des prêtres richement
+vêtus d'hermine, des dignitaires pontificaux, siégeaient familièrement
+avec l'autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d'un
+roi temporel, ou contenaient avec le _fiat_ de la toute-puissance papale
+le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des ténèbres. Là, les sombres
+et grandes figures des princes Metzengerstein—leurs musculeux chevaux
+de guerre piétinant les cadavres des ennemis tombés—ébranlaient les
+nerfs les plus fermes par leur forte expression; et ici, à leur tour,
+voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des
+anciens jours flottaient au loin dans les méandres d'une danse
+fantastique aux accents d'une mélodie imaginaire.
+
+Mais, pendant que le baron prêtait l'oreille ou affectait de prêter
+l'oreille au vacarme toujours croissant des écuries de Berlifitzing,—et
+peut-être méditait quelque trait nouveau, quelque trait décidé
+d'audace,—ses yeux se tournèrent machinalement vers l'image d'un cheval
+énorme, d'une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie
+comme appartenant à un ancêtre sarrasin de la famille de son rival. Le
+cheval se tenait sur le premier plan du tableau,—immobile comme une
+statue,—pendant qu'un peu plus loin, derrière lui, son cavalier
+déconfit mourait sous le poignard d'un Metzengerstein.
+
+Sur la lèvre de Frédérick surgit une expression diabolique, comme s'il
+s'apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement.
+Cependant, il ne détourna pas les yeux. Bien loin de là, il ne pouvait
+d'aucune façon avoir raison de l'anxiété accablante qui semblait tomber
+sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses
+sensations incohérentes comme celles des rêves avec la certitude d'être
+éveillé. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme,—plus
+il lui paraissait impossible d'arracher son regard à la fascination de
+cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus
+violent, il fit enfin un effort, comme à regret, et tourna son attention
+vers une explosion de lumière rouge, projetée en plein des écuries
+enflammées sur les fenêtres de l'appartement.
+
+L'action toutefois ne fut que momentanée; son regard retourna
+machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque
+coursier—chose horrible!—avait pendant ce temps changé de position. Le
+cou de l'animal, d'abord incliné comme par la compassion vers le corps
+terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute
+sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l'heure
+invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine,
+et ils brillaient d'un rouge ardent et extraordinaire; et les lèvres
+distendues de ce cheval à la physionomie enragée laissaient pleinement
+apercevoir ses dents sépulcrales et dégoûtantes.
+
+Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant.
+Comme il l'ouvrait, un éclat de lumière rouge jaillit au loin dans la
+salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante;
+et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en
+voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait
+précisément le contour de l'implacable et triomphant meurtrier du
+Berlifitzing sarrasin.
+
+Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha
+précipitamment le plein air. À la porte principale du palais, il
+rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au
+péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d'un cheval
+gigantesque couleur de feu.
+
+—À qui est ce cheval? Où l'avez-vous trouvé? demanda le jeune homme
+d'une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immédiatement que le
+mystérieux coursier de la tapisserie était le parfait pendant du furieux
+animal qu'il avait devant lui.
+
+—C'est votre propriété, monseigneur, répliqua l'un des écuyers, du
+moins il n'est réclamé par aucun autre propriétaire. Nous l'avons pris
+comme il s'échappait, tout fumant et écumant de rage, des écuries
+brûlantes du château Berlifitzing. Supposant qu'il appartenait au haras
+des chevaux étrangers du vieux comte, nous l'avons ramené comme épave.
+Mais les domestiques désavouent tout droit sur la bête; ce qui est
+étrange, puisqu'il porte des traces évidentes du feu, qui prouvent qu'il
+l'a échappé belle.
+
+—Les lettres W. V. B. sont également marquées au fer très-distinctement
+sur son front, interrompit un second écuyer; je supposais donc qu'elles
+étaient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au
+château affirme positivement n'avoir aucune connaissance du cheval.
+
+—Extrêmement singulier! dit le jeune baron, avec un air rêveur et comme
+n'ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C'est, comme vous
+dites, un remarquable cheval,—un prodigieux cheval! bien qu'il soit,
+comme vous le remarquez avec justesse, d'un caractère ombrageux et
+intraitable; allons! qu'il soit à moi, je le veux bien, ajouta-t-il
+après une pause; peut-être un cavalier tel que Frédérick de
+Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable même des écuries de
+Berlifitzing.
+
+—Vous vous trompez, monseigneur; le cheval, comme nous vous l'avons
+dit, je crois, n'appartient pas aux écuries du comte. Si tel eût été le
+cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l'amener en présence
+d'une noble personne de votre famille.
+
+—C'est vrai! observa le baron sèchement.
+
+Et, à ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint
+échauffé et à pas précipités. Il chuchota à l'oreille de son maître
+l'histoire de la disparition soudaine d'un morceau de la tapisserie,
+dans une chambre qu'il désigna, entrant alors dans des détails d'un
+caractère minutieux et circonstancié; mais, comme tout cela fut
+communiqué d'une voix très-basse, pas un mot ne transpira qui pût
+satisfaire la curiosité excitée des écuyers.
+
+Le jeune Frédérick, pendant l'entretien, semblait agité d'émotions
+variées. Néanmoins, il recouvra bientôt son calme, et une expression de
+méchanceté décidée était déjà fixée sur sa physionomie, quand il donna
+des ordres péremptoires pour que l'appartement en question fût
+immédiatement condamné et la clef remise entre ses mains propres.
+
+—Avez-vous appris la mort déplorable de Berlifitzing, le vieux
+chasseur? dit au baron un de ses vassaux, après le départ du page,
+pendant que l'énorme coursier que le gentilhomme venait d'adopter comme
+sien s'élançait et bondissait avec une furie redoublée à travers la
+longue avenue qui s'étendait du palais aux écuries de Metzengerstein.
+
+—Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait;
+mort! dis-tu?
+
+—C'est la pure vérité, monseigneur; et je présume que, pour un seigneur
+de votre nom, ce n'est pas un renseignement trop désagréable.
+
+Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.
+
+—Comment est-il mort?
+
+—Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie préférée de son
+haras de chasse, il a péri misérablement dans les flammes.
+
+—En... vé... ri... té...! exclama le baron, comme impressionné
+lentement et graduellement par quelque évidence mystérieuse.
+
+—En vérité, répéta le vassal.
+
+—Horrible! dit le jeune homme avec beaucoup de calme.
+
+Et il rentra tranquillement dans le palais.
+
+À partir de cette époque, une altération marquée eut lieu dans la
+conduite extérieure du jeune débauché, baron Frédérick von
+Metzengerstein. Véritablement, sa conduite désappointait toutes les
+espérances et déroutait les intrigues de plus d'une mère. Ses habitudes
+et ses manières tranchèrent de plus en plus et, moins que jamais,
+n'offrirent d'analogie sympathique quelconque avec celle de
+l'aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delà des limites
+de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il était
+absolument sans compagnon, à moins que ce grand cheval impétueux, hors
+nature, couleur de feu, qu'il monta continuellement à partir de cette
+époque, n'eût en réalité quelque droit mystérieux au titre d'ami.
+
+Néanmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui
+arrivaient périodiquement.—«Le baron honorera-t-il notre fête de sa
+présence?»—«Le baron se joindra-t-il à nous pour une chasse au
+sanglier?»—«Metzengerstein ne chasse pas»,—«Metzengerstein n'ira
+pas,»—telles étaient ses hautaines et laconiques réponses.
+
+Ces insultes répétées ne pouvaient pas être endurées par une noblesse
+impérieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales,—moins
+fréquentes;—avec le temps elles cessèrent tout à fait. On entendit la
+veuve de l'infortuné comte Berlifitzing exprimer le vœu «que le baron
+fût au logis quand il désirerait n'y pas être, puisqu'il dédaignait la
+compagnie de ses égaux; et qu'il fût à cheval quand il voudrait n'y pas
+être, puisqu'il leur préférait la société d'un cheval.» Ceci à coup sûr
+n'était que l'explosion niaise d'une pique héréditaire et prouvait que
+nos paroles deviennent singulièrement absurdes quand nous voulons leur
+donner une forme extraordinairement énergique.
+
+Les gens charitables, néanmoins, attribuaient le changement de manières
+du jeune gentilhomme au chagrin naturel d'un fils privé prématurément de
+ses parents,—oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite
+durant les jours qui suivirent immédiatement cette perte. Il y en eut
+quelques-uns qui accusèrent simplement en lui une idée exagérée de son
+importance et de sa dignité. D'autres, à leur tour (et parmi ceux-là
+peut être cité le médecin de la famille), parlèrent sans hésiter d'une
+mélancolie morbide et d'un mal héréditaire; cependant, des insinuations
+plus ténébreuses, d'une nature plus équivoque, couraient parmi la
+multitude.
+
+En réalité, l'attachement pervers du baron pour sa monture de récente
+acquisition,—attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans
+chaque nouvel exemple que l'animal donnait de ses féroces et démoniaques
+inclinations,—devint à la longue, aux yeux de tous les gens
+raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans
+l'éblouissement du midi,—aux heures profondes de la nuit,—malade ou
+bien portant,—dans le calme ou dans la tempête,—le jeune
+Metzengerstein semblait cloué à la selle du cheval colossal dont les
+intraitables audaces s'accordaient si bien avec son propre caractère.
+
+Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochées des événements
+récents, donnaient un caractère surnaturel et monstrueux à la manie du
+cavalier et aux capacités de la bête. L'espace qu'elle franchissait d'un
+seul saut avait été soigneusement mesuré, et se trouva dépasser d'une
+différence stupéfiante les conjectures les plus larges et les plus
+exagérées. Le baron, en outre, ne se servait pour l'animal d'aucun nom
+particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingués
+par des appellations caractéristiques. Ce cheval-ci avait son écurie à
+une certaine distance des autres; et, quant au pansement et à tout le
+service nécessaire, nul, excepté le propriétaire en personne, ne s'était
+risqué à remplir ces fonctions, ni même à entrer dans l'enclos où
+s'élevait son écurie particulière. On observa aussi que, quoique les
+trois palefreniers qui s'étaient emparés du coursier, quand il fuyait
+l'incendie de Berlifitzing, eussent réussi à arrêter sa course à l'aide
+d'une chaîne à nœud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait
+affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou à aucun
+moment depuis lors, il eût jamais posé la main sur le corps de la bête.
+Des preuves d'intelligence particulière dans la conduite d'un noble
+cheval plein d'ardeur ne suffiraient certainement pas à exciter une
+attention déraisonnable; mais il y avait ici certaines circonstances qui
+eussent violenté les esprits les plus sceptiques et les plus
+flegmatiques; et l'on disait que parfois l'animal avait fait reculer
+d'horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante
+signification de sa marque,—que parfois le jeune Metzengerstein était
+devenu pâle et s'était dérobé devant l'expression soudaine de son œil
+sérieux et quasi humain.
+
+Parmi toute la domesticité du baron, il ne se trouva néanmoins personne
+pour douter de la ferveur extraordinaire d'affection qu'excitaient dans
+le jeune gentilhomme les qualités brillantes de son cheval; personne,
+excepté du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait
+partout l'offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu
+d'importance qu'il est possible. Il avait l'effronterie d'affirmer,—si
+toutefois ses idées valent la peine d'être mentionnées,—que son maître
+ne s'était jamais mis en selle sans un inexplicable et presque
+imperceptible frisson, et qu'au retour de chacune de ses longues et
+habituelles promenades, une expression de triomphante méchanceté
+faussait tous les muscles de sa face.
+
+Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil,
+descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute
+hâte, s'élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.
+
+Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement
+l'attention; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par
+tous ses domestiques, quand, après quelques heures d'absence, les
+prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à
+craquer et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l'action d'un
+feu immense et immaîtrisable,—une masse épaisse et livide.
+
+Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient
+déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une
+portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute
+la population du voisinage se tenait paresseusement à l'entour, dans une
+stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et
+nouveau fixa bientôt l'attention de la multitude, et démontra combien
+est plus intense l'intérêt excité dans les sentiments d'une foule par la
+contemplation d'une agonie humaine que celui qui est créé par les plus
+effrayants spectacles de la matière inanimée.
+
+Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et
+aboutissait à l'entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier,
+portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant
+avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.
+
+Le cavalier n'était évidemment pas le maître de cette course effrénée.
+L'angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être,
+rendaient témoignage d'une lutte surhumaine; mais aucun son, excepté un
+cri unique, ne s'échappa de ses lèvres lacérées, qu'il mordait d'outre
+en outre dans l'intensité de sa terreur. En un instant, le choc des
+sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le
+mugissement des flammes et le glapissement du vent un instant encore,
+et, franchissant d'un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier
+s'élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son
+cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.
+
+La furie de la tempête s'apaisa tout à coup et un calme absolu prit
+solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le
+bâtiment comme un suaire, et ruisselant au loin dans l'atmosphère
+tranquille, dardait une lumière d'un éclat surnaturel, pendant qu'un
+nuage de fumée s'abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme
+distincte d'un gigantesque _cheval_.
+
+
+
+
+EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES[49]
+
+
+I
+
+Il existe des destinées fatales; il existe dans la littérature de chaque
+pays des hommes qui portent le mot _guignon_ écrit en caractères
+mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps,
+on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un
+tatouage singulier: _pas de chance_. Il portait ainsi partout avec lui
+l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire
+prouva que son existence s'était conformée à cet écriteau. Dans
+l'histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que
+l'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé de certains hommes, et les
+fouette à tour de bras pour l'édification des autres. Cependant, vous
+parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des vertus, des
+talents, de la grâce. La société les frappe d'un anathème spécial, et
+argue contre eux des vices que sa persécution leur a donnés. Que ne fit
+pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que n'entreprit pas Balzac pour
+conjurer la fortune? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l'épine
+dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l'abri du
+besoin, où les libraires se disputaient ses contes, où il possédait
+enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves: une
+grande édition bien ordonnée de ses œuvres, l'acquittement de ses
+dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son
+esprit; grâce à des travaux dont la somme effraye l'imagination des plus
+ambitieux et des plus laborieux, l'édition se fait, les dettes se
+payent, le mariage s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la
+destinée malicieuse, qui lui avait permis de mettre un pied dans sa
+terre promise, l'en arracha violemment tout d'abord. Balzac eut une
+agonie horrible et digne de ses forces.
+
+Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le
+berceau? Tel homme, dont le talent sombre et désolé nous fait peur, a
+été jeté avec _préméditation_ dans un milieu qui lui était hostile. Une
+âme tendre et délicate, un Vauvenargues, pousse lentement ses feuilles
+maladives dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un esprit amoureux
+d'air et épris de la libre nature se débat longtemps derrière les parois
+étouffantes d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et
+ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelquefois à un hoquet ou à un
+sanglot, a été encagé dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des
+hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes vouées à l'autel,
+_sacrées_ pour ainsi dire, et qui doivent marcher à la mort et à la
+gloire à travers un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cauchemar des
+_Ténèbres_ enveloppera-t-il toujours ces âmes d'élite? En vain elles se
+défendent, elles prennent toutes leurs précautions, elles perfectionnent
+la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte à double tour,
+calfeutrons les fenêtres. Oh! nous avons oublié le trou de la serrure;
+le Diable est déjà entré.
+
+ _Leur chien même les mord et leur donne la rage._
+ _Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi._
+
+Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer que la place du poëte
+n'est ni dans une république, ni dans une monarchie absolue, ni dans une
+monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a répondu.
+
+C'est une lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe, et qui eut un
+dénoûment dont l'horrible est augmenté par le trivial. Les divers
+documents que je viens de lire ont créé en moi cette persuasion que les
+États-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand établissement de
+comptabilité, et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour
+échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique. Dans l'une de
+ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu régulariser son
+génie et appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée
+au sol américain, il aurait pu être un auteur à argent, _a making-money
+author;_ qu'après tout, les temps ne sont pas si durs pour l'homme de
+talent, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie, et qu'il use avec
+modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans
+vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux
+valu pour lui n'avoir que du talent, parce que le talent s'escompte plus
+facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l'heure,
+et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu'il était difficile
+d'employer M. Poe dans une revue, et qu'on était obligé de le payer
+moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
+vulgaire. Tout cela me rappelle l'odieux proverbe paternel: _make money,
+my son_, _honestly, if you can_, BUT MAKE MONEY.—_Quelle odeur de
+magasin!_ comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.
+
+Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il
+vous avouera son génie; volontiers même, peut-être en sera-t-il fier,
+mais il finira par vous dire avec un ton supérieur: «Mais moi, je suis
+un homme positif»; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera
+de ces grands esprits qui ne savent rien conserver; il vous parlera de
+la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoolisée, qui aurait pris
+feu à la flamme d'une chandelle, de ses habitudes errantes; il vous dira
+que c'était un être _erratique_, une planète _désorbitée_, qu'il roulait
+sans cesse de New-York à Philadelphie, de Boston à Baltimore, de
+Baltimore à Richmond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce d'une
+existence calamiteuse, vous lui faites observer que la démocratie a bien
+des inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle
+ne permet peut-être pas toujours l'expansion des individualités, qu'il
+est souvent bien difficile de penser et d'écrire dans un pays où il y a
+vingt, trente millions de souverains, que d'ailleurs _vous avez entendu
+dire_ qu'aux États-Unis il existait une tyrannie bien plus cruelle et
+plus inexorable que celle d'un monarque, celle de l'opinion,—alors, oh!
+alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter des éclairs, la bave
+du patriotisme blessé lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa
+bouche, lancera des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille
+mère. L'Américain est un être positif, vain de sa force industrielle, et
+un peu jaloux de l'ancien continent. Quant à avoir pitié d'un poëte que
+la douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en a pas le temps.
+Il est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si naïve dans la
+toute-puissance de l'industrie, il est tellement convaincu qu'elle
+finira par manger le Diable, qu'il a une certaine pitié pour toutes ces
+rêvasseries. «En avant, dit-il, en avant et négligeons nos morts.» Il
+passerait volontiers sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait
+aux pieds avec autant d'insouciance que ses immenses lignes de chemin de
+fer les forêts abattues, et ses bateaux-monstres les débris d'un bateau
+incendié la veille. Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent,
+tout est là.
+
+Quelque temps avant que Balzac descendît dans le gouffre final en
+poussant les nobles plaintes d'un héros qui a encore de grandes choses à
+faire, Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tombait frappé d'une
+mort affreuse. La France a perdu un de ses plus grands génies, et
+l'Amérique un romancier, un critique, un philosophe qui n'était guère
+fait pour elle. Beaucoup de personnes ignorent ici la mort d'Edgar Poe,
+beaucoup d'autres ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écrivant
+peu, produisant ses bizarres et terribles créations dans les loisirs les
+plus riants, et ne connaissant la vie littéraire que par de rares et
+éclatants succès. La réalité fut le contraire.
+
+La famille de M. Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
+grand-père était _quartermaster-general_[50] dans la révolution, et
+Lafayette l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois qu'il vint
+visiter ce pays, il pria sa veuve d'agréer les témoignages de sa
+reconnaissance pour les services que lui avait rendus son mari. Son
+arrière-grand-père avait épousé une fille de l'amiral anglais Mac Bride,
+et par lui la famille de Poe était alliée aux plus illustres maisons
+d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éducation honorable. S'étant
+violemment épris d'une jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et
+l'épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il voulut
+aussi monter sur le théâtre. Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le
+génie du métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et fort
+précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par sa beauté, et le public
+charmé supportait son jeu médiocre. Dans une de leurs tournées, ils
+vinrent à Richmond, et c'est là que tous deux moururent, à quelques
+semaines de distance l'un de l'autre, tous deux pour la même cause: la
+faim, le dénûment, la misère.
+
+Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un
+pauvre petit malheureux que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une
+manière charmante. Un riche négociant de cette place, M. Allan, fut ému
+de pitié. Il s'enthousiasma de ce joli garçon, et, comme il n'avait pas
+d'enfants, il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une belle
+aisance, et reçut une éducation complète. En 1816 il accompagna ses
+parents adoptifs dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en Écosse
+et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez
+le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d'éducation à
+Stoke-Newington, près de Londres, où il passa cinq ans.
+
+Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté
+leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent,
+tous ceux qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement sur
+eux-mêmes, savent quelle part immense l'adolescence tient dans le génie
+définitif d'un homme. C'est alors que les objets enfoncent profondément
+leurs empreintes dans l'esprit tendre et facile; c'est alors que les
+couleurs sont voyantes, et que les sons parlent une langue mystérieuse.
+Le caractère, le génie, le style d'un homme est formé par les
+circonstances en apparence vulgaires de sa première jeunesse. Si tous
+les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs
+impressions d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous
+posséderions! Les couleurs, la tournure d'esprit d'Edgar Poe tranchent
+violemment sur le fond de la littérature américaine. Ses compatriotes le
+trouvent à peine Américain, et cependant il n'est pas Anglais. C'est
+donc une bonne fortune que de ramasser dans un de ses contes, un conte
+peu connu, _William Wilson_, un singulier récit de sa vie à cette école
+de Stoke-Newington. Tous les contes d'Edgar Poe sont pour ainsi dire
+biographiques. On trouve l'homme dans l'œuvre. Les personnages et les
+incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.
+
+_Mes plus matineuses impressions de la vie de collège sont liées à une
+vaste et extravagante maison du style d'Elisabeth, dans un village
+brumeux d'Angleterre, où était un grand nombre d'arbres gigantesques et
+noueux, et où toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En
+vérité, cette vénérable vieille ville avait un aspect fantasmagorique
+qui enveloppait et caressait l'écrit comme un rêve. En ce moment même,
+je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues
+profondément ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis, et je
+tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde
+et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement
+soudain et solennel, la quiétude de l'atmosphère brunissante dans
+laquelle s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi._
+
+_Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné d'en éprouver
+maintenant à m'appesantir sur ces minutieux souvenirs de collège. Plongé
+dans la misère comme je le suis, misère, hélas! trop réelle, on me
+pardonnera de chercher un soulagement bien léger et bien court, dans ces
+mimes et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque trivials et mesquins
+qu'ils soient en eux-mêmes, ils prennent, dans mon imagination, une
+importance toute particulière, à cause de leur intime connexion avec les
+lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers avertissements
+ambigus de la Destinée, qui depuis lors m'a si profondément enveloppé de
+son ombre. Laissez-moi donc me souvenir._
+
+_La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains
+étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, revêtu d'une couche
+de mortier et de verre pilé, en faisait le circuit. Ce rempart de prison
+formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au
+delà que trois fois par semaine; une fois chaque samedi, dans
+l'après-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous
+était accordé de faire de courtes promenades en commun à travers les
+campagnes voisines; et deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial
+formel des troupes à la parade, nous allions assister aux offices du
+soir et du matin à l'unique église du village. Le principal de notre
+école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment
+d'admiration et de perplexité je le contemplais du banc où nous étions
+assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas
+solennel et lent! Ce personnage vénérable, avec sa contenance douce et
+composée, avec sa robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante,
+avec sa perruque si minutieusement poudrée, si rigide et si vaste,
+pouvait-il être le même homme qui, tout à l'heure, avec un visage aigre
+et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en main, les lois
+draconiennes de l'école? O gigantesque paradoxe dont la monstruosité
+exclut toute solution!_
+
+_Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive; elle était
+marquetée de clous, garnie de verrous, et surmontée d'un buisson de
+ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait! Elle
+n'était jamais ouverte que pour les trois sorties et rentrées
+périodiques déjà mentionnées; chaque craquement de ses gonds puissants
+exhalait le mystère, et un monde de méditations solennelles et
+mélancoliques._
+
+_Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé en plusieurs
+parties, dont trois ou quatre des plus larges constituaient le jardin de
+récréation; il était aplani et recouvert d'un cailloutis propre et dur.
+Je me rappelle bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que
+ce soit d'analogue; il était situé derrière la maison. Devant la façade,
+s'étendait un petit parterre semé de buis et d'autres arbustes; mais
+nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions,
+telles que la première arrivée à l'école ou le départ définitif; ou
+peut-être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions
+joyeusement notre route vers le logis, à la Noël ou aux vacances de la
+Saint-Jean._
+
+_Mais la maison! quelle jolie vieille bâtisse cela faisait! Pour moi,
+c'était comme un vrai palais d'illusions. Il n'y avait réellement pas de
+fin à ses détours et à ses incompréhensibles subdivisions. Il était
+difficile, à un moment donné, de dire avec certitude lequel de ses deux
+étages s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voisine, on
+était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à
+descendre. Puis les corridors latéraux étaient innombrables,
+inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-mêmes que
+nos idées les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment,
+n'étaient pas très-différentes de celles à l'aide desquelles nous
+essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je
+n'ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle
+localité lointaine était situé le petit dortoir qui m'était assigné en
+commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers_[51].
+
+_La salle d'études était la plus vaste de toute la maison, et, je ne
+pouvais m'empêcher de le penser, du monde entier. Elle était
+très-longue, très-étroite, et sinistrement basse, avec des fenêtres en
+ogive et un plafond en chêne. Dans son angle éloigné et inspirant la
+terreur était une cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le
+sanctuaire où se tenait plusieurs heures durant notre principal, le
+révérend docteur Brandsby. C'était une solide construction, avec une
+porte massive que nous n'aurions jamais osé ouvrir en l'absence du
+maître; nous aurions tous préféré mourir de_ la peine forte et dure_. À
+d'autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une
+vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d'une
+frayeur assez considérable. L'une était la chaire du maître des études
+classiques; l'autre, du maître d'anglais et de mathématiques. Répandus à
+travers la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin, étaient
+d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, anciens et usés par le
+temps, désespérément écrasés sous des livres, bien étrillés et si bien
+agrémentés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques,
+et d'autres chefs-d'œuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement perdu
+la forme qui constituait leur pauvre individualité dans les anciens
+jours. À une extrémité de la salle, un énorme baquet avec de l'eau, et,
+à l'autre, une horloge d'une dimension stupéfiante._
+
+_Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai,
+sans trop d'ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma
+vie. Le cerveau fécond de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde
+extérieur pour s'occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en
+apparence de l'école était remplie d'excitations plus intenses que ma
+jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma
+pleine maturité a demandées au crime. Encore faut-il croire que mon
+premier développement mental eut quelque chose de peu commun, et même
+quelque chose de tout à fait extra-commun. En général les événements de
+la première existence laissent rarement sur l'humanité arrivée à l'âge
+mûr une impression bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et
+irrégulier souvenir, fouillis confus de plaisirs et de peines
+fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il faut que j'aie
+senti dans mon enfance avec l'énergie d'un homme ce que je trouve
+maintenant estampillé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi
+profondes et aussi durables que les exergues des médailles
+carthaginoises._
+
+_Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le sens restreint des
+gens du monde), quelle pauvre moisson pour le souvenir! Le réveil du
+matin, le soir, l'ordre du coucher; les leçons à apprendre, les
+récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de
+récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout
+cela, par une magie psychique depuis longtemps oubliée, était destiné à
+envelopper un débordement de sensations, un monde riche d'incidents, un
+univers d'émotions variées et d'excitations les plus passionnées et les
+plus fiévreuses._ Oh! le beau temps que ce siècle de fer!
+
+Que dites-vous de ce morceau? Le caractère de ce singulier homme ne se
+révèle-t-il pas déjà un peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau
+de collège comme un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des
+premières années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de
+l'enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la
+haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces
+tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets
+de mélancolie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt
+il ne se sent pas seul; il aime ses passions. _Le cerveau fécond de
+l'enfance_ rend tout agréable, illumine tout. On voit déjà que
+l'exercice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront un grand rôle
+dans sa vie. Eh quoi! ne dirait-on pas qu'il aime un peu la douleur,
+qu'il pressent la future compagne inséparable de sa vie, et qu'il
+l'appelle avec une âpreté lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre
+enfant n'a ni père ni mère, mais il est heureux: il se glorifie d'être
+marqué profondément _comme une médaille carthaginoise_.
+
+Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby à Richmond en 1822, et
+continua ses études sous la direction des meilleurs maîtres. Il était
+alors un jeune homme très-remarquable par son agilité physique, ses
+tours de souplesse, et aux séductions d'une beauté singulière il
+joignait une puissance de mémoire poétique merveilleuse avec la faculté
+précoce d'improviser des contes. En 1825, il entra à l'université de
+Virginie, qui était alors un des établissements où régnait la plus
+grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses
+condisciples par une ardeur encore plus vive pour le plaisir. Il était
+déjà un élève très-recommandable et faisait d'incroyables progrès dans
+les mathématiques; il avait une aptitude singulière pour la physique et
+les sciences naturelles ce qui est bon à noter en passant, car, dans
+plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande préoccupation
+scientifique; mais en même temps déjà, il buvait, jouait et faisait tant
+de fredaines que finalement, il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de
+payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rompit avec lui et
+reprit son vol vers la Grèce. C'était le temps de Botzaris et de la
+révolution des Hellènes. Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son
+enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une méchante querelle
+avec les autorités russes, dont on ignore le motif. La chose alla si
+loin, qu'on affirme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'expérience
+des brutalités sibériennes à la connaissance précoce qu'il avait des
+hommes et des choses[52]. Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter
+l'intervention et le secours du consul américain Henry Middleton, pour
+retourner chez lui. En 1829, il entra à l'école militaire de West-Point.
+Dans l'intervalle, M. Allan, dont la première femme était morte, avait
+épousé une dame plus jeune que lui d'un grand nombre d'années. Il avait
+alors soixante-cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhonnêtement
+avec la dame et qu'il ridiculisa le mariage. Le vieux gentleman lui
+écrivit une lettre fort dure, à laquelle celui-ci répondit par une
+lettre encore plus amère. La blessure était inguérissable et peu de
+temps après, M. Allan mourait sans laisser un sou à son fils adoptif.
+
+Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles
+très-mystérieuses, des allusions très-obscures et très-bizarres sur la
+conduite de notre futur écrivain. Très-hypocritement et tout en jurant
+qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des choses qu'il faut
+toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas énormes le silence
+doit primer l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défaveur
+très-grave. Le coup est d'autant plus dangereux qu'il reste suspendu
+dans les ténèbres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe
+chercha à séduire la femme de son père adoptif? Il est réellement
+impossible de le deviner. Mais je crois avoir déjà suffisamment mis le
+lecteur en défiance contre les biographes américains. Il sont trop bons
+démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, et la malveillance qui
+poursuit Poe après la conclusion lamentable de sa triste existence,
+rappelle la haine britannique qui persécuta Byron.
+
+M. Poe quitta West-Point sans prendre ses grades, et commença sa
+désastreuse bataille de la vie. En 1831, il publia un petit volume de
+poésies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais qu'on
+n'acheta pas. C'est l'éternelle histoire du premier livre. M. Lowell, un
+critique américain, dit qu'il y a dans une de ces pièces, adressées _à
+Hélène,_ «un parfum d'ambroisie», et qu'elle ne déparerait pas
+l'Anthologie grecque. Il est question dans cette pièce des barques de
+Nicée, de naïades, de la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe
+de Psyché. Remarquons en passant le faible américain, littérature trop
+jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rhythme harmonieux, et
+ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois féminines, elle
+rappelle les heureuses tentatives du romantisme français. Mais on voit
+qu'Edgar Poe était encore bien loin de son excentrique et fulgurante
+destinée littéraire.
+
+Cependant le malheureux écrivait pour les journaux, compilait et
+traduisait pour les libraires, faisait de brillants articles et des
+contes pour les revues. Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils
+payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba dans une misère
+affreuse. Il descendit même si bas, qu'il put entendre _crier les gonds
+des portes de la mort._ Un jour, un journal de Baltimore proposa deux
+prix pour le meilleur poëme et le meilleur conte en prose. Un comité de
+littérateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger
+les productions. Toutefois, ils ne s'occupaient guère de les lire; la
+sanction de leurs noms était tout ce que leur demandait l'éditeur. Tout
+en causant de choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un manuscrit
+qui se distinguait par la beauté, la propreté et la netteté de ses
+caractères. À la fin de sa vie, Edgar Poe possédait encore une écriture
+incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) M.
+Kennedy lut une page seul, et ayant été frappé par le style, il lut la
+composition à haute voix. Le comité vota le prix par acclamation au
+premier des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe secrète fut
+brisée, et livra le nom alors inconnu de Poe.
+
+L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy dans des termes qui lui
+donnèrent l'envie de le connaître. La fortune cruelle avait donné à M.
+Poe la physionomie classique du poëte à jeun. Elle l'avait aussi bien
+grimé que possible pour l'emploi. M. Kennedy raconta qu'il trouva un
+jeune homme que les privations avaient aminci comme un squelette, vêtu
+d'une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui était, suivant
+une tactique bien connue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en
+guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y avait évidemment
+pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes manières, et des
+yeux éclatants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit
+à son aise. Poe lui ouvrit son cœur, lui raconta toute son histoire,
+son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le
+conduisit dans un magasin d'habits, chez un fripier, aurait dit Lesage,
+et lui donna des vêtements convenables; puis il lui fit faire des
+connaissances.
+
+C'est à cette époque qu'un M. Thomas White, qui achetait la propriété du
+_Messager littéraire du Sud_, choisit M. Poe pour le diriger et lui
+donna 2 500 francs par an. Immédiatement celui-ci épousa une jeune fille
+qui n'avait pas un sol. (Cette phrase n'est pas de moi; je prie le
+lecteur de remarquer le petit ton de dédain qu'il y a dans cet
+_immédiatement_, le malheureux se croyait donc riche, et, dans ce
+laconisme, cette sécheresse avec laquelle est annoncé un événement
+important; mais aussi, une jeune fille sans le sol! _a girl without a
+cent!_). On dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une certaine part
+dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva le temps d'écrire un
+très-grand nombre d'articles et de beaux morceaux de critique pour _le
+Messager._ Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à
+Philadelphie, et dirigea le _Gentleman's Magazine_. Ce recueil
+périodique se fondit un jour dans le _Graham's Magazine_, et Poe
+continua à écrire pour celui-ci. En 1840, il publia _The Tales of the
+grotesque and arabesque_. En 1844, nous le trouvons à New-York dirigeant
+le _Broadway-journal_. En 1845, parut la petite édition, bien connue, de
+Wiley et Putnam, qui renferme une partie poétique et une série de
+contes. C'est de cette édition que les traducteurs français ont tiré
+presque tous les échantillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans
+les journaux de Paris. Jusqu'en 1847, il publia successivement
+différents ouvrages dont nous parlerons tout à l'heure. Ici nous
+apprenons que sa femme meurt dans un état de dénûment profond dans une
+ville appelée Fordham, près New-York. Il se fait une souscription parmi
+les littérateurs de New-York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps
+après, les journaux parlent de nouveau de lui comme un homme aux portes
+de la mort. Mais cette fois, c'est chose plus grave, il a le _delirium
+tremens._ Une note cruelle, insérée dans un journal de cette époque,
+accuse son mépris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son
+dégoût général du monde. Cependant il gagnait de l'argent, et ses
+travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter sa vie; mais j'ai
+trouvé, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu'il eut de
+dégoûtantes difficultés à surmonter. Il paraît que durant les deux
+dernières années où on le vit de temps à autre à Richmond, il scandalisa
+fort les gens par ses habitudes d'ivrognerie. À entendre les
+récriminations sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les
+écrivains des États-Unis sont des modèles de sobriété. Mais, à sa
+dernière visite, qui dura près de deux mois, on le vit tout d'un coup
+propre, élégant, correct, avec des manières charmantes, et beau comme le
+génie. Il est évident que je manque de renseignements, et que les notes
+que j'ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour
+rendre compte de ces singulières transformations. Peut-être en
+trouverons-nous l'explication dans une admirable protection maternelle
+qui enveloppait le sombre écrivain, et combattait avec des armes
+angéliques le mauvais démon né de son sang et de ses douleurs
+antécédentes.
+
+À cette dernière visite à Richmond, il fit _deux lectures publiques_. Il
+faut dire un mot de ces lectures qui jouent un grand rôle dans la vie
+littéraire aux États-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce qu'un écrivain,
+un philosophe, un poëte, quiconque sait parler, annonce une lecture, une
+dissertation publique sur un objet littéraire ou philosophique. Il faut
+la location d'une salle. Chacun paye une rétribution pour le plaisir
+d'entendre émettre des idées et phraser des phrases telles quelles. Le
+public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spéculation
+manquée comme toute autre spéculation commerciale aventureuse.
+Seulement, quand la _lecture_ doit être faite par un écrivain célèbre,
+il y a affluence, et c'est une espèce de solennité littéraire. On voit
+que ce sont les chaires du Collège de France mises à la disposition de
+tout le monde. Cela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour-Lormian,
+et rappelle cette espèce de restauration littéraire qui se fit après
+l'apaisement de la Révolution française dans les lycées, les athénées et
+les casinos.
+
+Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours
+intéressant, et qui a été fort débattu chez nous. Il annonça qu'il
+parlerait _du principe de la poésie_. Il y a, depuis longtemps déjà aux
+États-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme
+le reste. Il y a là des poëtes humanitaires, des poëtes du suffrage
+universel, des poëtes abolitionnistes des lois sur les céréales, et des
+poëtes qui veulent faire bâtir des _work-houses_. Je jure que je ne fais
+aucune allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma faute si les
+mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations. Dans
+ses lectures, Poe leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme
+certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et autres poëtes
+marmoréens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement
+inutile; mais il se proposait surtout pour objet la réfutation de ce
+qu'il appelait spirituellement _la grande hérésie poétique des temps
+modernes._ Cette hérésie, c'est l'idée d'utilité directe. On voit qu'à
+un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement
+romantique français. Il disait: notre esprit possède des facultés
+élémentaires dont le but est différent. Les unes s'appliquent à
+satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les
+formes, les autres remplissent un but de construction. La logique, la
+peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et comme nous
+avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir
+les belles couleurs, et pour nous délecter au contact des corps polis,
+nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau; elle a son
+but à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette
+faculté; elle s'adresse au sens du beau et non à un autre. _C'est lui
+faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés_, et
+elle ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles qui sont
+nécessairement la pâture de l'organe intellectuel auquel elle doit sa
+naissance. Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela
+est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela vient _par-dessus le
+marché!_ Personne ne s'étonne qu'une halle, un embarcadère ou toute
+autre construction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien
+que ce ne fût pas là le but principal et l'ambition première de
+l'ingénieur ou de l'architecte. Poe _illustra_ sa thèse par différents
+morceaux de critique appliqués aux poëtes, ses compatriotes, et par des
+récitations de poëtes anglais. On lui demanda la lecture de son
+_Corbeau_. C'est un poëme dont les critiques américains font grand cas.
+Ils en parlent comme d'une très-remarquable pièce de versification, au
+rhythme vaste et compliqué, un savant entrelacement de rimes
+chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force
+européens. Mais il paraît que l'auditoire fut désappointé par la
+déclamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son œuvre.
+Une diction pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, une assez
+grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour
+ainsi dire indiqués, satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis
+comme une fête de comparer le lecteur avec l'auteur. Je ne m'en étonne
+pas du tout. J'ai remarqué souvent que des poëtes admirables étaient
+d'exécrables comédiens. Cela arrive souvent aux esprits sérieux et
+concentrés. Les écrivains profonds ne sont pas orateurs, et c'est bien
+heureux.
+
+Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n'avaient pas
+vu Edgar Poe depuis les jours de son obscurité accouraient en foule pour
+contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle réception
+inonda son pauvre cœur de joie. Il s'enfla d'un orgueil bien légitime
+et bien excusable. Il se montrait tellement enchanté qu'il parlait de
+s'établir définitivement à Richmond. Le bruit courait qu'il allait se
+remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche
+que belle, qui était une ancienne passion de Poe et que l'on soupçonne
+d'être le modèle original de sa _Lénore_. Cependant il fallait qu'il
+allât quelque temps à New-York pour publier une nouvelle édition de ses
+_Contes_. De plus, le mari d'une dame fort riche de cette ville
+l'appelait pour mettre en ordre les poésies de sa femme, écrire des
+notes, une préface, etc.
+
+Poe quitta donc Richmond, mais lorsqu'il se mit en route, il se plaignit
+de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant
+à Baltimore, il prit une petite quantité d'alcool pour se remonter.
+C'était la première fois que cet alcool maudit effleurait ses lèvres
+depuis plusieurs mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui
+dormait en lui. Une journée de débauche amena une nouvelle attaque de
+_delirium tremens_, sa vieille connaissance. Le matin, des hommes de
+police le ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. Comme il était
+sans argent, sans amis et sans domicile, ils le portèrent à l'hôpital,
+et c'est dans un de ces lits que mourut l'auteur du _Chat noir_ et
+d'_Eureka_, le 7 octobre 1849, à l'âge de 37 ans.
+
+Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une sœur qui demeure à
+Richmond. Sa femme était morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient
+pas d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle était un peu
+cousine de son mari. Sa mère était profondément attachée à Poe. Elle
+l'accompagna à travers toutes ses misères, et elle fut effroyablement
+frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait leurs âmes ne fut
+point relâché par la mort de sa fille. Un si grand dévouement, une
+affection si noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur à Edgar
+Poe. Certes, celui qui a pu inspirer une si immense amitié avait des
+vertus, et sa personne spirituelle devait être bien séduisante.
+
+M. Willis a publié une petite notice sur Poe; j'en tire le morceau
+suivant:
+
+«La première connaissance que nous eûmes de la retraite de M. Poe dans
+cette ville nous vint d'un appel qui nous fut fait par une dame qui se
+présenta à nous comme la mère de sa femme. Elle était à la recherche
+d'un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expliquant qu'il
+était malade, que sa fille était tout à fait infirme, et que leur
+situation était telle, qu'elle avait cru devoir prendre sur elle-même de
+faire cette démarche. La contenance de cette dame, que son dévouement,
+que le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse pleine de
+chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle
+elle pressait son plaidoyer, ses manières d'un autre âge, mais
+habituellement et involontairement grandes et distinguées, l'éloge et
+l'appréciation qu'elle faisait des droits et des talents de son fils,
+tout nous révéla la présence d'un de ces Anges qui se font femmes dans
+les adversités humaines. C'était une rude destinée que celle qu'elle
+surveillait et protégeait. M. Poe écrivait avec une fastidieuse
+difficulté et _dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel
+commun pour qu'on pût le payer cher_. Il était toujours plongé dans des
+embarras d'argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des
+premières nécessités de la vie. Chaque hiver, pendant des années, le
+spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a été cet
+infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffisamment vêtu, et
+allant de journal en journal avec un poëme à vendre ou un article sur un
+sujet littéraire; quelquefois expliquant souvent d'une voix entrecoupée
+qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que
+cela: _il est malade_, quelles que fussent les raisons qu'il avait de ne
+rien écrire, et jamais, à travers ses larmes et ses récits de détresse,
+ne permettant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être
+interprétée comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de
+confiance dans le génie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne
+l'abandonna pas après la mort de sa fille. Elle continua son ministère
+d'Ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le
+protégeant, et quand il était emporté au-dehors par les tentations, à
+travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoulés, et son
+abnégation se réveillant dans l'abandon, les privations et les
+souffrances, elle _demandait_ encore pour lui. Si le dévouement de la
+femme né avec un premier amour, et entretenu par la pensée humaine,
+glorifie et consacre son objet, comme cela est généralement reconnu et
+avoué, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un dévouement
+comme celui-ci; pur, désintéressé et sain comme la garde d'un esprit.
+
+«Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette dame, Mistress
+Clemm, le matin où elle apprit la mort de l'objet de cet amour
+infatigable. Ce serait la meilleure requête que nous pourrions faire
+pour elle, mais nous n'en copierons que quelques mots,—cette lettre est
+sacrée comme la solitude—pour garantir l'exactitude du tableau que nous
+venons de tracer, et pour ajouter de la force à l'appel que nous
+désirons faire en sa faveur:
+
+«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie[53]...Pouvez-vous
+me transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
+n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
+à M*** de venir; j'ai à m'acquitter d'une commission envers lui de la
+part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier d'annoncer
+sa mort et _de bien parler de lui_. Je sais que vous le ferez. _Mais
+dites bien quel affectueux fils il était pour moi_, sa pauvre mère
+désolée!...»
+
+Comme cette pauvre femme se préoccupe de la réputation de son fils! Que
+c'est beau! que c'est grand! Admirable créature, autant ce qui est libre
+domine ce qui est fatal, autant l'esprit est au-dessus de la chair,
+autant son affection plane sur toute les affections humaines! Puissent
+nos larmes traverser l'Océan, les larmes de tous ceux qui, comme ton
+pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la misère et la douleur
+ont souvent traînés à la débauche, puissent-elles aller rejoindre ton
+cœur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sincère et de la plus
+respectueuse admiration, plaire à tes yeux maternels! Ton image quasi
+divine voltigera incessamment au-dessus du martyrologe de la
+littérature!
+
+La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle émotion De différentes
+parties de l'Union s'élevèrent de véritables témoignages de douleur. La
+mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de
+mentionner une lettre de M Longfellow qui lui fait d'autant plus
+d'honneur qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité. «Quelle mélancolique fin,
+que celle de M. Poe, un homme si richement doué de génie! Je ne l'ai
+jamais connu personnellement, mais j'ai toujours eu une haute estime
+pour sa puissance de prosateur et de poëte. Sa prose est remarquablement
+vigoureuse, directe, _et néanmoins abondante_, et son vers exhale un
+charme particulier de mélodie, une atmosphère de vraie poésie qui est
+tout à fait envahissante. L'âpreté de sa critique, je ne l'ai jamais
+attribuée qu'à l'irritabilité d'une nature ultra-sensible, exaspérée par
+toute manifestation du faux.»
+
+Il est plaisant, avec son _abondance_, le prolixe auteur d'_Évangéline_.
+Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir?
+
+
+II
+
+C'est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits
+d'un grand homme avec ses œuvres. Les biographies, les notes sur les
+mœurs, les habitudes, le physique des artistes et des écrivains ont
+toujours excité une curiosité bien légitime. Qui n'a cherché quelquefois
+l'acuité du style et la netteté des idées d'Érasme dans le coupant de
+son profil, la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans la tête de
+Diderot et dans celle de Mercier, où un peu de fanfaronnade se mêle à la
+bonhomie, l'ironie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, sa
+grimace de combat, la puissance de commandement et de prophétie dans
+l'œil jeté à l'horizon, et la solide figure de Joseph de Maistre, aigle
+et bœuf tout à la fois? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer _la Comédie
+humaine_ dans le front et le visage puissants et compliqués de Balzac?
+
+M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais
+toute sa personne solidement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant
+que sa constitution fût attaquée, il était capable de merveilleux traits
+de force. On dirait que la Nature, et je crois qu'on l'a souvent
+remarqué, fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses la vie
+très-dure. Avec des apparences quelquefois chétives, ils sont taillés en
+athlètes, ils sont bons pour le plaisir comme pour la souffrance.
+Balzac, en assistant aux répétitions des _Ressources de Quinola_, les
+dirigeant et jouant lui-même tous les rôles, corrigeait des épreuves de
+ses livres; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigué
+allait au sommeil, il retournait légèrement au travail. Chacun sait
+qu'il a fait de grands excès d'insomnie et de sobriété. Edgar Poe, dans
+sa jeunesse, s'était fort distingué à tous les exercices d'adresse et de
+force; cela rentrait un peu dans son talent: calculs et problèmes. Un
+jour il paria qu'il partirait d'un des quais de Richmond, qu'il
+remonterait à la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et
+qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il le fit. C'était une
+journée brûlante d'été, et il ne s'en porta pas plus mal. Contenance,
+gestes, démarche, airs de tête, tout le désignait, quand il était dans
+ses bons jours, comme un homme de haute distinction. Il était _marqué_
+par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la
+rue, _tirent_ l'œil de l'observateur et le préoccupent. Si jamais le
+mot: étrange, dont on a tant abusé dans les descriptions modernes, s'est
+bien appliqué à quelque chose, c'est certainement au genre de beauté de
+M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais assez réguliers, le teint
+brun clair, la physionomie triste et distraite, et quoiqu'elle ne portât
+ni le caractère de la colère, ni de l'insolence, elle avait quelque
+chose de pénible. Ses yeux, singulièrement beaux, semblaient être au
+premier aspect d'un gris sombre, mais à un meilleur examen ils
+apparaissaient glacés d'une légère teinte violette indéfinissable. Quant
+au front, il était superbe, non qu'il rappelât les proportions ridicules
+qu'inventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le génie, ils le
+transforment en hydrocéphale, mais on eût dit qu'une force intérieure
+débordante poussait en avant les organes de la perfection et de la
+construction. Les parties auxquelles les craniologistes attribuent le
+sens du pittoresque n'étaient cependant pas absentes, mais elles
+semblaient dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie hautaine et
+usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalité.
+Sur ce front trônait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l'idéalité
+et du beau absolu, le sens esthétique par excellence. Malgré toutes ces
+qualités, cette tête n'offrait pas un ensemble agréable et harmonieux.
+Vue de face, elle frappait et commandait l'attention par l'expression
+dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil dévoilait
+certaines absences; il y avait une immense masse de cervelle devant et
+derrière, et une quantité médiocre au milieu; enfin une énorme puissance
+animale et intellectuelle, et un manque à l'endroit de la vénérabilité
+et des qualités affectives. Les échos désespérés de la mélancolie qui
+traversent les ouvrages de Poe ont un accent pénétrant, il est vrai,
+mais il faut dire aussi que c'est une mélancolie bien solitaire et peu
+sympathique au commun des hommes. Je ne puis m'empêcher de rire en
+pensant aux quelques lignes qu'un écrivain fort estimé aux États-Unis,
+et dont j'ai oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps après sa
+mort. Je cite de mémoire, mais je réponds du sens: «Je viens de relire
+les ouvrages du regrettable Poe. Quel poëte admirable! Quel conteur
+surprenant! Quel esprit prodigieux et surnaturel! C'est bien la tête
+forte de notre pays! Eh bien! je donnerais ses soixante-dix contes
+mystiques, analytiques et grotesques, tous si brillants et pleins
+d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu'il
+aurait pu écrire avec ce style merveilleusement pur qui lui donnait une
+si grande supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus grand»!
+Demander un livre de famille à Edgar Poe! Il est donc vrai que la
+sottise humaine sera la même sous tous les climats, et que le critique
+voudra toujours arracher de lourds légumes à des arbustes de
+délectation.
+
+Poe avait des cheveux noirs, traversés de quelques fils blancs, une
+grosse moustache hérissée, et qu'il oubliait de mettre en ordre et de
+lisser proprement. Il s'habillait avec bon goût mais négligemment, comme
+un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient
+excellentes, très-polies et pleines de certitude. Mais sa conversation
+mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un
+Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup: «Oh! oh! il avait
+une conversation _qui n'était pas du tout consécutive_!». Après quelques
+explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le
+monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des
+élèves déjà très-forts, et qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était
+une conversation essentiellement nourrissante. Il n'était pas _beau
+parleur,_ et d'ailleurs saparole, comme ses écrits, avait horreur de la
+convention; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues,
+de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de
+cette parole un excellent enseignement. Enfin, c'était un homme à
+fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le gain
+spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquentation. Mais il paraît que
+Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses
+auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou
+d'admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs
+lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère. Il
+s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide polisson, et lui
+développait gravement les grandes lignes de son terrible livre, _Eureka_,
+avec un sang-froid implacable, comme s'il eût dicté à un secrétaire, ou
+disputé avec Kepler, Bacon ou Swedenborg. C'est là un trait particulier
+de son caractère. Jamais homme ne s'affranchit plus complètement des
+règles de la société, s'inquiéta moins des passants, et pourquoi,
+certains jours, on le recevait dans les cafés de bas-étage, et pourquoi
+on lui refusait l'entrée des endroits où boivent les _honnêtes gens_.
+Jamais aucune société n'a absous ces choses-là, encore moins une
+société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire
+pardonner; il avait fait dans _le Messager_ une chasse terrible à la
+médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle
+d'un homme supérieur et solitaire qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il
+vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la
+métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son
+esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui
+se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un des plus malheureux
+écrivains. Les rancunes s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui.
+À Paris, en Allemagne, il eût trouvé facilement des amis qui l'auraient
+compris et soulagé; en Amérique, il fallait qu'il arrachât son pain.
+Ainsi s'expliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement perpétuel
+de résidence. Il traversait la vie comme un Saharah, et changeait de
+place comme un Arabe.
+
+Mais il y a encore d'autres raisons: les douleurs profondes du ménage,
+par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d'un
+coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul; de
+plus, l'effroyable contention de son cerveau et l'âpreté de son travail
+devaient lui faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les
+liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une fatigue pour les
+autres. Enfin, rancunes littéraires, vertiges de l'infini, douleurs de
+ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de
+l'ivresse, comme dans le noir de la tombe; car il ne buvait pas en
+gourmand, mais en barbare; à peine l'alcool avait-il touché ses lèvres,
+qu'il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup, jusqu'à
+ce que son bon Ange fût noyé, et ses facultés anéanties. Il est un fait
+prodigieux, mais qui est attesté par toutes les personnes qui l'ont
+connu, c'est que ni la pureté, ni le fini de son style ni la netteté de
+sa pensée, ni son ardeur au travail et à des recherches difficiles ne
+furent altérés par sa terrible habitude. La confection de la plupart de
+ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses crises. Après
+l'apparition d'_Eureka_, il s'adonna à la boisson avec fureur. À New
+York, le matin même où la Revue Whig publiait _le Corbeau_, pendant que
+le nom de Poe était dans toutes les bouches et que tout le monde se
+disputait son poëme, il traversait Broadway[54] en battant les maisons
+et en trébuchant.
+
+L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les
+plus lamentables de la vie moderne; mais peut-être y a-t-il bien des
+circonstances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de
+Colletet, la littérature se soûlait aussi, mais joyeusement, en
+compagnie de nobles et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne
+craignaient pas le _cabaret_. Certaines dames ou demoiselles elles-mêmes
+ne rougissaient pas d'aimer un peu le vin, comme le prouve l'aventure de
+celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux
+pleurant à chaudes larmes, après souper, sur ce pauvre Pindare, mort par
+la faute des médecins ignorants. Au XVIIIe siècle, la tradition
+continue, mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais c'est déjà
+une école de parias, un monde souterrain. Mercier, très-vieux, est
+rencontré rue du Coq-Honoré; Napoléon est monté sur le XVIIIe siècle,
+Mercier est un peu ivre, et il dit _qu'il ne vit plus que par
+curiosité_[55]. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire a pris un
+caractère sombre et sinistre. Il n'y a plus de classe spécialement
+lettrée qui se fasse honneur de frayer avec des hommes de lettres. Leurs
+travaux absorbants et les haines d'école les empêchent de se réunir
+entre eux. Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence
+politique et littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir en elles
+autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le
+dîner absorbé et l'animal satisfait, le poëte entre dans la vaste
+solitude de sa pensée; quelquefois il est très-fatigué par le métier.
+Que devenir alors? Puis son esprit s'accoutume à l'idée de sa force
+invincible, et il ne peut plus résister à l'espérance de retrouver dans
+la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont déjà ses vieilles
+connaissances. C'est sans doute à la même transformation de mœurs, qui
+a fait du monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer l'immense
+consommation de tabac que fait la nouvelle littérature.
+
+
+III
+
+Je vais m'appliquer à donner une idée du caractère général qui domine
+les œuvres d'Edgar Poe. Quant à faire une analyse de toutes, à moins
+d'écrire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme,
+malgré sa vie déréglée et diabolique, a beaucoup produit. Poe se
+présente sous trois aspects: critique, poëte et romancier; encore dans
+le romancier y a-t-il un philosophe.
+
+Quand il fut appelé à la direction du _Messager littéraire du Sud_, il
+fut stipulé qu'il recevrait 2 500 francs par an. En échange de ces
+très-médiocres appointements, il devait se charger de la lecture et du
+choix des morceaux destinés à composer le numéro du mois, et de la
+rédaction de la partie dite _éditorial_, c'est-à-dire de l'analyse de
+tous les ouvrages parus et de l'appréciation de tous les faits
+littéraires. En outre, il donnait très-souvent une nouvelle ou un
+morceau de poésie. Il fit ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à
+son active direction et à l'originalité de sa critique, le _Messager
+littéraire_ attira bientôt tous les yeux, j'ai là, devant moi, la
+collection des numéros de ces deux années: la partie _éditorial_ est
+considérable; les articles sont très longs. Souvent, dans le même
+numéro, on trouve un compte rendu d'un roman, d'un livre de poésie, d'un
+livre de médecine, de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le
+plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une connaissance des
+différentes littératures et une aptitude scientifique qui rappelle les
+écrivains français du XVIIIe siècle. Il paraît que pendant ses
+précédentes misères, Edgar Poe avait mis son temps à profit et remué
+bien des idées. Il y a là une collection remarquable d'appréciations
+critiques des principaux auteurs anglais et américains, souvent des
+mémoires français. D'où partait une idée, quelle était son origine, son
+but, à quelle école elle appartenait, quelle était la méthode de
+l'auteur, salutaire et dangereuse, tout cela était nettement, clairement
+et rapidement expliqué. Si Poe attira fortement les yeux sur lui, il se
+fit aussi beaucoup d'ennemis. Profondément pénétré de ses convictions,
+il fit une guerre infatigable aux faux raisonnements, aux postiches
+niais, aux solécismes, aux barbarismes et à tous les délits littéraires
+qui se commettent journellement dans les journaux et les livres. De ce
+côté-là, on n'avait rien à lui reprocher, il prêchait l'exemple; son
+style est pur, adéquat à ses idées, et en rend l'empreinte exacte. Poe
+est toujours correct. C'est un fait très-remarquable qu'un homme d'une
+imagination aussi vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps si
+amoureux des règles, et capable de studieuses analyses et de patientes
+recherches. On eût dit une antithèse faite chair. Sa gloire de critique
+nuisit beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de gens voulurent se
+venger. Il n'est sorte de reproches qu'on ne lui ait plus tard jetés à
+la figure, à mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde connaît
+cette longue kyrielle banale: immoralité, manque de tendresse, absence
+de conclusions, extravagance, littérature inutile. Jamais la critique
+française n'a pardonné à Balzac _le Grand homme de province à Paris_.
+
+Comme poëte, Edgar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui
+seul le mouvement romantique de l'autre côté de l'Océan. Il est le
+premier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un
+outil. Sa poésie, profonde et plaintive, est néanmoins ouvragée, pure,
+correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que malgré
+leurs étonnantes qualités, qui les ont fait adorer des âmes tendres et
+molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas été
+de ses amis, s'il eût vécu parmi nous. Ils n'ont pas assez de volonté et
+ne sont pas assez maîtres d'eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes
+compliqués, et, quelque compliqués qu'ils fussent, il y enfermait une
+harmonie profonde. Il y a un petit poëme de lui, intitulé _les Cloches_,
+qui est une véritable curiosité littéraire; traduisible, cela ne l'est
+pas. _Le Corbeau_ eut un vaste succès. De l'aveu de MM. Longfellow et
+Emerson, c'est une merveille. Le sujet en est mince, c'est une pure
+œuvre d'art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend
+tapoter à sa fenêtre d'abord, puis à sa porte; il ouvre, croyant à une
+visite. C'est un malheureux corbeau perdu qui a été attiré par la
+lumière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un
+autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre
+corbeau frappe juste un des compartiments de l'âme de l'étudiant, et en
+fait jaillir une série de tristes pensées endormies: _une femme morte,
+mille aspirations trompées, mille désirs déçus, une existence brisée,_
+un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le
+ton est grave et quasi-surnaturel, comme les pensées de l'insomnie; les
+vers tombent un à un, comme des larmes monotones. Dans _le Pays des
+Songes, the Dreamland_, il a essayé de peindre la succession des rêves
+et des images fantastiques qui assiègent l'âme quand l'œil du corps est
+fermé. D'autres morceaux tels _qu'Ulalume, Annabel Lee,_ jouissent d'une
+égale célébrité. Mais le bagage poétique d'Edgar Poe est mince. Sa
+poésie, condensée et laborieuse, lui coûtait sans doute beaucoup de
+peine, et il avait trop souvent besoin d'argent pour se livrer à cette
+voluptueuse et infructueuse douleur.
+
+Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre,
+comme Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents
+morceaux qu'il a éparpillés dans les _Revues_ ont été réunis en deux
+faisceaux, l'un _Tales of the grotesque and arabesque_, l'autre, _Edgar
+A. Poe's Tales,_ édition Wiley et Putnam. Cela fait un total de
+soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là-dedans des bouffonneries
+violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l'infini, et
+une grande préoccupation du magnétisme. La petite édition des contes a
+eu un grand succès à Paris comme en Amérique, parce qu'elle contient des
+choses très-dramatiques, mais d'un dramatique tout particulier.
+
+Je voudrais pouvoir caractériser d'une manière très-brève et très-sûre
+la littérature de Poe, car c'est une littérature toute nouvelle. Ce qui
+lui imprime un caractère essentiel et la distingue entre toutes, c'est,
+qu'on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le
+probabilisme. On peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de ses
+sujets.
+
+_Le Scarabée d'or_: analyse des moyens successifs à employer pour
+deviner un cryptogramme, avec lequel on peut découvrir un trésor enfoui:
+Je ne puis m'empêcher de penser avec douleur que l'infortuné E. Poe a dû
+plus d'une fois rêver aux moyens de découvrir des trésors. Que
+l'explication de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire
+spécialité de certains secrétaires de police, est logique et lucide! Que
+la description du trésor est belle, et comme on en reçoit une bonne
+sensation de chaleur et d'éblouissement! Car on le trouve, le trésor!
+_ce n'était point un rêve_, comme il arrive généralement dans tous ces
+romans, où l'auteur vous réveille brutalement après avoir excité votre
+esprit par des espérances apéritives; cette fois, c'est un trésor _vrai_,
+et le déchiffreur l'a bien gagné. En voici le compte exact: en monnaie,
+quatre cent cinquante mille dollars, pas un atome d'argent, tout en or,
+et d'une date très-ancienne; les pièces très-grandes et très-pesantes,
+inscriptions illisibles; cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent
+dix émeraudes, vingt et un saphirs, et une opale; deux cents bagues et
+boucles d'oreilles massives, une trentaine de chaînes,
+quatre-vingt-trois crucifix, cinq encensoirs, un énorme bol à punch en
+or avec feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d'épée, cent
+quatre-vingt-dix-sept montres ornées de pierreries. Le contenu du coffre
+est d'abord évalué à un million et demi de dollars, mais la vente des
+bijoux porte le total au delà. La description de ce trésor donne des
+vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance. Il y avait,
+certes, dans le coffre enfoui, par le pirate Kidd de quoi soulager bien
+des désespoirs inconnus.
+
+_Le Maelslrom_: ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n'a
+pas encore trouvé le fond, en étudiant d'une manière nouvelle les lois
+de la pesanteur?
+
+_L'Assassinat de la rue Morgue_ pourrait en remontrer à des juges
+d'instruction. Un assassinat a été commis. Comment? par qui? Il y a dans
+cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police
+jette sa langue aux chiens. Un homme se présente qui va refaire
+l'instruction par amour de l'art.
+
+Par une concentration extrême de sa pensée, et par l'analyse successive
+de tous les phénomènes de son entendement, il est parvenu, à surprendre
+la loi de la génération des idées. Entre une parole et une autre, entre
+deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute
+la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées
+non exprimées et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous
+les possibles et tous les enchaînements probables des faits. Il remonte
+d'induction en induction, et arrive à démontrer péremptoirement que
+c'est un singe qui a fait le crime.
+
+La _Révélation magnétique_: le point de départ de l'auteur a évidemment
+été celui-ci: ne pourrait-on pas, à l'aide de la force inconnue dite
+fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs? Le
+début est plein de grandeur et de solennité. Le médecin a endormi son
+malade seulement pour le soulager. «Que pensez-vous de votre mal?—J'en
+mourrai.—Cela vous cause-t-il du chagrin?—Non.» Le malade se plaint
+qu'on l'interroge mal. «Dirigez-moi, dit le médecin.—Commencez par le
+commencement.—Qu'est-ce que le commencement?—_(À voix très-basse.)_
+C'est DIEU.—Dieu est-il esprit?—Non.—Est-il donc matière?—Non.»
+Suit une très-vaste théorie de la matière, des gradations de la matière
+et de la hiérarchie des êtres. J'ai publié ce morceau dans un des
+numéros de la _Liberté de penser_, en 1848.
+
+Ailleurs, voici le récit d'une âme qui vivait sur une planète disparue.
+Le point de départ a été: peut-on, par voie d'induction et d'analyse,
+deviner quels seraient les phénomènes physiques et moraux chez les
+habitants d'un monde dont s'approcherait une comète homicide?
+
+D'autres fois, nous trouverons du fantastique pur, moulé sur nature, et
+sans explication, à la manière d'Hoffmann; _l'Homme des foules_ se
+plonge sans cesse au sein de la foule; il nage avec délices dans l'océan
+humain. Quand descend le crépuscule plein d'ombres et de lumières
+tremblantes, il fuit les quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur
+ceux où grouille vivement la matière humaine. À mesure que le cercle de
+la lumière et de la vie se rétrécit, il en cherche le centre avec
+inquiétude; comme les hommes du déluge, il se cramponne désespérément
+aux derniers points culminants de l'agitation politique. Et voilà tout.
+Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude? Est-ce un imbécile qui
+ne peut pas se supporter lui-même?
+
+Quel est l'auteur parisien un peu lettré qui n'a pas lu _le Chat noir_?
+Là, nous trouvons des qualités d'un ordre différent. Comme ce terrible
+poëme du crime commence d'une manière douce et innocente! «Ma femme et
+moi nous fûmes unis par une grande communauté de goûts, et par notre
+bienveillance pour les animaux; nos parents nous avaient légué cette
+passion. Aussi notre maison ressemblait à une ménagerie; nous avions
+chez nous des bêtes de toute espèce.» Leurs affaires se dérangent. Au
+lieu d'agir, l'homme s'enferme dans la rêverie noire de la taverne. Le
+beau chat noir, l'aimable Pluton, qui se montrait jadis si prévenant
+quand le maître rentrait, a pour lui moins d'égards et de caresses; on
+dirait même qu'il le fuit et qu'il flaire les dangers de l'eau-de-vie et
+du genièvre. L'homme est offensé. Sa tristesse, son humeur taciturne et
+solitaire augmentent avec l'habitude du poison. Que la vie sombre de la
+taverne, que les heures silencieuses de l'ivresse morne sont bien
+décrites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le reproche muet du chat
+l'irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit
+la bête, tire son canif et lui extirpe un œil. L'animal borgne et
+sanglant le fuira désormais, et sa haine s'en accroîtra. Enfin il le
+pend et l'étrangle. Ce passage mérite d'être cité.
+
+_Cependant le chat guérit lentement. L'orbite de l'œil perdu
+présentait, il est vrai, un spectacle effrayant; toutefois, il ne
+paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme à l'ordinaire,
+mais, ainsi que cela devait être, il se sauvait dans une terreur extrême
+à mon approche. Il me restait assez de cœur pour que je m'affligeasse
+d'abord de cette aversion évidente d'une créature qui m'avait tant aimé.
+Ce sentiment céda bientôt à l'irritation; et puis vint, pour me conduire
+à une chute finale et irrévocable, l'esprit de perversité. De cette
+force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement
+que je crois à l'existence de mon âme, je crois que la perversité est
+une des impulsions primitives du cœur humain, l'une des facultés ou
+sentiments primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de
+l'homme.—Qui n'a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la
+seule raison qu'il savait devoir s'en abstenir? N'avons-nous pas une
+inclination perpétuelle, en dépit de notre jugement, à violer ce qui est
+la loi, seulement parce que nous savons que c'est la loi? Cet esprit de
+perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce fut ce désir insondable
+que l'âme éprouve de s'affliger elle-même,—de violenter sa propre
+nature,—de faire mal pour le seul amour du mal,—qui me poussa à
+continuer, et enfin à consommer la torture que j'avais infligée à cette
+innocente bête. Un matin, de sang-froid, j'attachai une corde à son cou,
+et je le pendis à une branche d'arbre.—Je le pendis en versant
+d'abondantes larmes et le cœur plein du remords le plus amer;—je le
+pendis,_ parce que _je savais qu'il m'avait aimé et_ parce que _je
+sentais qu'il ne m'avait donné aucun sujet de colère;—je le pendis,
+parce que je savais qu'en faisant ainsi je commettais un crime, un péché
+mortel qui mettait en péril mon âme immortelle, au point de la placer,
+si une telle chose était possible, hors de la sphère de la miséricorde
+infinie du Dieu très-miséricordieux et très-terrible._
+
+Un incendie achève de ruiner les deux époux, qui se réfugient dans un
+pauvre quartier. L'homme boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables
+progrès, «_car quelle maladie est comparable à l'alcool_.» Un soir, il
+aperçoit sur un des tonneaux du cabaret un fort beau chat noir,
+exactement semblable au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend
+ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme. Le lendemain on
+découvre que le chat est borgne, et du même œil. Cette fois-ci, c'est
+l'amitié de l'animal qui l'exaspérera lentement; sa fatigante
+obséquiosité lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie, d'un
+remords incarné dans une bête mystérieuse. Il est évident que la tête du
+malheureux est troublée. Un soir, comme il descendait à la cave avec sa
+femme pour une besogne de ménage, le fidèle chat qui les accompagne
+s'embarrasse dans ses jambes en le frôlant. Furieux, il veut s'élancer
+sur lui; sa femme se jette au devant; il l'étend d'un coup de hache.
+Comment fait-on disparaître un cadavre, telle est sa première pensée. La
+femme est mise dans le mur, convenablement recrépi et bouché avec du
+mortier sali habilement. Le chat a fui. «Il a compris ma colère, et a
+jugé qu'il était prudent de s'esquiver.» Notre homme dort du sommeil des
+justes, et le matin, au soleil levant, sa joie et son allégement sont
+immenses de ne pas sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses
+de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs perquisitions chez
+lui, et les magistrats découragés vont se retirer, quand tout à coup:
+«Vous oubliez la cave, Messieurs», dit-il. On visite la cave, et comme
+ils remontent les marches sans avoir trouvé aucun indice accusateur,
+«voilà que, pris d'une idée diabolique et d'une exaltation d'orgueil
+inouïe, je m'écriai: beau mur! belle construction, en vérité! On ne fait
+plus de caves pareilles! Et ce disant, je frappai le mur de ma canne à
+l'endroit même où était cachée la victime». Un cri profond, lointain,
+plaintif se fait entendre; l'homme s'évanouit; la justice s'arrête, abat
+le mur, le cadavre tombe en avant, et un chat effrayant, moitié poil,
+moitié plâtre, s'élance avec son œil unique, sanglant et fou.
+
+Ce ne sont pas seulement les probabilités et les possibilités qui ont
+fortement allumé l'ardente curiosité de Poe, mais aussi les maladies de
+l'esprit. _Bérénice_ est un admirable échantillon dans ce genre; quelque
+invraisemblable et outrée que ma sèche analyse la fasse paraître, je
+puis affirmer au lecteur que rien n'est plus logique et possible que
+cette affreuse histoire. Egaeus et Bérénice sont cousins; Egaeus, pâle,
+acharné à la théosophie, chétif et abusant des forces de son esprit pour
+l'intelligence des choses abstruses; Bérénice, folle et joyeuse,
+toujours en plein air dans les bois et les jardins, admirablement belle,
+d'une beauté lumineuse et charnelle. Bérénice est attaquée d'une maladie
+mystérieuse et horrible désignée quelque part sous le nom assez bizarre
+de _distorsion de personnalité_. On dirait qu'il est question
+d'hystérie. Elle subit aussi quelques attaques d'épilepsie, fréquemment
+suivies de léthargie, tout à fait semblables à la mort, et dont le
+réveil est généralement brusque et soudain. Cette admirable beauté s'en
+va, pour ainsi dire, en dissolution. Quant à Egaeus, sa maladie, pour
+parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle
+consiste dans une exagération de la puissance méditative, une irritation
+morbide des facultés _attentives._ «Perdre de longues heures les yeux
+attachés à une phrase vulgaire, rester absorbé une grande journée d'été
+dans la contemplation d'une ombre sur le parquet, m'oublier une nuit
+entière à surveiller la flamme droite d'une lampe ou les braises du
+foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jusqu'à ce que le son cessât
+d'apporter à mon esprit une idée distincte, perdre tout sentiment de
+l'existence physique dans une immobilité obstinée, telles étaient
+quelques-unes des aberrations dans lesquelles m'avait jeté une condition
+intellectuelle qui, si elle n'est pas sans exemple, appelle certainement
+l'étude et l'analyse.» Et il prend bien soin de nous faire remarquer que
+ce n'est pas là l'exagération de la rêverie commune à tous les hommes;
+car le rêveur prend un objet intéressant pour point de départ, il roule
+de déduction en déduction, et, après une longue journée de rêverie, la
+cause première est tout à fait envolée, l'_incitamentum_ a disparu. Dans
+le cas d'Egaeus, c'est le contraire. L'objet est invariablement puéril;
+mais, à travers le milieu d'une contemplation violente, il prend une
+importance de réfraction. Peu de déductions, point de méditations
+agréables; et, à la fin, la cause première, bien loin d'être hors de
+vue, a conquis un intérêt surnaturel, elle a pris une grosseur anormale
+qui est le caractère distinctif de cette maladie.
+
+Egaeus va épouser sa cousine. Au temps de son incomparable beauté, il ne
+lui a jamais adressé un seul mot d'amour; mais il éprouve pour elle une
+grande amitié et une grande pitié. D'ailleurs, n'a-t-elle pas l'immense
+attrait d'un problème? Et, comme il l'avoue, _dans l'étrange anomalie de
+son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du cœur, et les
+passions lui sont toujours venues de l'esprit_. Un soir, dans la
+bibliothèque, Bérénice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit
+troublé, soit par l'effet du crépuscule, il la voit plus grande que de
+coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fantôme aminci qui,
+dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaye un sourire,
+un sourire qui veut dire: Je suis bien changée, n'est-ce pas? Et alors
+elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. «Plût
+à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse
+mort!»
+
+Voilà les dents installées dans la tête de l'homme. Deux jours et une
+nuit il reste cloué à la même place, avec les dents flottantes autour de
+lui. Les dents sont daguerréotypées dans son cerveau, longues, étroites,
+comme des dents de cheval mort; pas une tache, pas une crénelure, pas
+une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d'horreur quand il s'aperçoit
+qu'il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une
+puissance d'expression morale indépendante même des lèvres. «On disait
+de Mlle Sallé _que tous ses pas étaient des sentiments_, et de Bérénice,
+je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées.»
+
+Vers la fin du second jour, Bérénice est morte; Egaeus n'ose pas refuser
+d'entrer dans la chambre funèbre et de dire un dernier adieu à la
+dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes
+courtines du lit qu'il soulève retombent sur ses épaules et l'enferment
+dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose singulière, un
+bandeau qui entourait les joues s'est dénoué. Les dents reluisent
+implacablement blanches et longues. Il s'arrache du lit avec énergie, et
+se sauve épouvanté.
+
+Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le
+récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à
+une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux
+tressaillent en tombant sur cette phrase: _Dicebant mihi sodales, si
+sepulchrum amicae visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas._ À
+côté, une boîte d'ébène. Pourquoi cette boîte d'ébène? N'est-ce pas
+celle du médecin de la famille? Un domestique entre pâle et troublé; il
+parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases
+entrecoupées de violation de sépulture, de grands cris qu'on aurait
+entendus, d'un cadavre encore chaud et palpitant qu'on aurait trouvé au
+bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il montre à Egaeus ses
+vêtements; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main; elle
+porte des empreintes singulières, des déchirures d'ongles. Il dirige son
+attention sur un outil qui repose contre le mur. C'est une bêche. Avec
+un cri effroyable Egaeus saute sur la boîte; mais dans sa faiblesse et
+son agitation il la laisse tomber, et la boîte, en s'ouvrant, donne
+passage à des instruments de chirurgie dentaire qui s'éparpillent sur le
+parquet avec un affreux bruit de ferraille mêlés aux objets maudits de
+son hallucination. Le malheureux, dans son absence de conscience, est
+allé arracher son idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie par
+erreur pendant une de ses crises.
+
+Généralement Edgar Poe supprime les accessoires, ou du moins ne leur
+donne qu'une valeur très-minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l'idée
+génératrice se fait mieux voir et le sujet se découpe ardemment sur ces
+fonds nus. Quant à sa méthode de narration, elle est simple. Il abuse du
+_je_ avec une cynique monotonie. On dirait qu'il est tellement sûr
+d'intéresser, qu'il s'inquiète peu de varier ses moyens. Ses contes sont
+presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage.
+Quant à l'ardeur avec laquelle il travaille souvent dans l'horrible,
+j'ai remarqué chez plusieurs hommes qu'elle était souvent le résultat
+d'une très-grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d'une opiniâtre
+chasteté, et aussi d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté
+surnaturelle que l'homme peut éprouver à voir couler son propre sang,
+les mouvements brusques et inutiles, les grands cris jetés en l'air
+presque involontairement sont des phénomènes analogues. La douleur est
+un soulagement à la douleur, l'action délasse du repos.
+
+Un autre caractère particulier de sa littérature est qu'elle est tout à
+fait anti-féminine. Je m'explique. Les femmes écrivent, écrivent avec
+une rapidité débordante; leur cœur bavarde à la rame. Elles ne
+connaissent généralement ni l'art, ni la mesure, ni la logique, leur
+style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très-grand et
+très-justement illustre écrivain, George Sand elle-même, n'a pas tout à
+fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament; elle
+jette ses chefs-d'œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas
+qu'elle écrit ses livres sur du papier à lettre?
+
+Dans les livres d'Edgar Poe, le style est serré, _concaténé_; la
+mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à
+travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les
+idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but.
+
+J'ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire
+d'amour. Sans vouloir préconiser d'une manière absolue ce système
+ascétique d'une âme ambitieuse, je pense qu'une littérature sévère
+serait chez nous une protestation utile contre l'envahissante _fatuité_
+des femmes, de plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie des
+hommes, et je suis très-indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa
+préface de la _Mort de César_, tragédie sans femmes, sous de feintes
+excuses de son impertinence, de bien, faire remarquer son glorieux tour
+de force.
+
+Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries énervantes; mais partout, mais
+sans cesse l'infatigable ardeur vers l'idéal. Comme Balzac, qui mourut
+peut-être triste de ne pas être un pur savant, il a des rages de
+science. Il a écrit un _Manuel du conchyliologiste_ que j'ai oublié de
+mentionner. Il a, comme les conquérants et les philosophes, une
+entraînante aspiration vers l'unité; il assimile les choses morales aux
+choses physiques. On dirait qu'il cherche à appliquer à la littérature
+les procédés de la philosophie, et à la philosophie la méthode de
+l'algèbre. Dans cette incessante ascension vers l'infini, on perd un peu
+l'haleine. L'air est raréfié dans cette littérature comme dans un
+laboratoire. On y contemple sans cesse la glorification de la volonté
+s'appliquant à l'induction et à l'analyse. Il semble que Poe veuille
+arracher la parole aux prophètes, et s'attribuer le monopole de
+l'explication rationnelle. Ainsi, les paysages qui servent quelquefois
+de fond à ses fictions fébriles sont-ils pâles comme des fantômes. Poe,
+qui ne partageait guère les passions des autres hommes, dessine des
+arbres et des nuages qui ressemblent à des rêves de nuages et d'arbres,
+ou plutôt, qui ressemblent à ses étranges personnages, agités comme eux
+d'un frisson surnaturel et galvanique.
+
+Une fois, cependant, il s'est appliqué à faire un livre purement humain.
+_La Narration d'Arthur Gordon Pym_, qui n'a pas eu un grand succès, est
+une histoire de navigateurs qui, après de rudes avaries, ont été pris
+par les calmes dans les mers du Sud. Le génie de l'auteur se réjouit
+dans ces terribles scènes et dans les étonnantes peintures de peuplades
+et d'îles qui ne sont point marquées sur les cartes. L'exécution de ce
+livre est excessivement simple et minutieuse. D'ailleurs, il est
+présenté comme un livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable; les
+vivres et l'eau buvable sont épuisés; les marins sont réduits au
+cannibalisme. Cependant, un brick est signalé.
+
+_Nous n'aperçûmes personne à son bord jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un
+quart de mille de nous. Alors nous vîmes trois hommes qu'à leur costume
+nous prîmes pour des Hollandais. Deux d'entre eux étaient couchés sur de
+vieilles voiles près du gaillard d'avant, et le troisième, qui
+paraissait nous regarder avec curiosité, était à l'avant, à tribord,
+près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avec la
+peau très-noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager à prendre
+patience, nous faisant des signe qui nous semblaient pleins de joie,
+mais qui ne laissaient pas que d'être bizarres, et souriant
+immuablement, comme pour déployer une rangée de dents blanches très
+brillantes. Le navire approchant davantage, nous vîmes un bonnet de
+laine rouge tomber de sa tête dans l'eau; mais il n'y prit pas garde,
+continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je rapporte
+toutes ces choses et ces circonstances minutieusement, et je les
+rapporte, cela doit être compris, précisément comme elles nous
+apparurent._
+
+_Le brick venait à nous lentement, et mettait maintenant le cap droit
+sur nous,—et, je ne puis parler de sang-froid de cette aventure,—nos
+cœurs sautaient follement au-dedans de nous, et nous répandions toutes
+nos âmes en cris d'allégresse et en allions de grâces à Dieu pour la
+complète, glorieuse et inespérée délivrance que nous avions si
+palpablement sous la main. Tout à coup et tout à la fois, de l'étrange
+navire,—nous étions maintenant sous le vent à lui,—nous arrivèrent,
+portées sur l'océan, une odeur, une puanteur telles qu'il n'y a pas dans
+le monde de mots pour les exprimer: infernales, suffocantes,
+intolérables, inconcevables. J'ouvris la bouche pour retirer, et me
+tournant vers mes camarades, je m'aperçus qu'ils étaient plus pâles que
+du marbre. Mais nous n'avions pas le temps de nous questionner ou de
+raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblait dans
+l'intention de nous accoster par notre arrière, afin que nous pussions
+l'aborder sans l'obliger à mettre son canot à la mer. Nous nous
+précipitâmes au-devant, quand, tout à coup, une forte embardée le jeta
+de cinq ou six points hors du cap qu'il tenait, et, comme il passait à
+notre arrière à une distance d'environ vingt pieds, nous vîmes son pont
+en plein. Oublierais-je jamais la triple horreur de ce spectacle?
+Vingt-cinq ou trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes,
+gisaient disséminés çà et là entre la dunette et la cuisine, dans le
+dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction! Nous vîmes clairement
+qu'il n'y avait pas une âme vivante sur ce bateau maudit! Cependant,
+nous ne pouvions pas nous empêcher d'implorer ces morts pour notre
+salut! Oui, dans l'agonie du moment, nous avons longtemps et fortement
+prié ces silencieuses et dégoûtantes images de s'arrêter pour nous, de
+ne pas nous abandonner à un sort semblable au leur, et de vouloir bien
+nous recevoir dans leur gracieuse compagnie! La terreur et le désespoir
+nous faisaient extravaguer, l'angoisse et le découragement nous avaient
+rendus totalement fous._
+
+_À nos premiers hurlements de terreur, quelque chose répondit qui venait
+du côté du beaupré du navire étranger, et qui ressemblait de si près au
+cri d'un gosier humain que l'oreille la plus délicate eût été surprise
+et trompée. À ce moment, une autre embardée soudaine ramena le gaillard
+d'avant sous nos yeux, et nous pûmes comprendre l'origine de ce bruit.
+Nous vîmes la grande forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et
+remuant toujours la tête de çà, de là, mais tournée maintenant de
+manière que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras étaient étendus
+sur la lisse du bastingage, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux
+étaient placés sur une grosse amarre, largement ouverts et allant du
+talon du beaupré à l'un des bossoirs. À l'un de ses côtés, où un morceau
+de la chemise avait été arraché et laissait voir le nu, se tenait une
+énorme mouette, se gorgeant activement de l'horrible viande, son bec et
+ses serres profondément enfoncés, et son blanc plumage tout éclaboussé
+de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent,
+l'oiseau avec une apparente difficulté, retira sa tête rouge, et, après
+nous avoir regardés un moment comme s'il était stupéfié, se détacha
+paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit
+directement son vol au-dessus de notre pont, et plana quelque temps avec
+un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans son bec. À la
+fin, l'horrible morceau tomba, en l'éclaboussant, juste aux pieds de
+Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment,
+une pensée traversa mon esprit, une pensée que je n'écrirai pas, et je
+me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les
+yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d'Auguste qui étaient pleins
+d'une intensité et d'une énergie de désir telle, que cela me rendit
+immédiatement à moi-même. Je m'élançai vivement, et, avec un profond
+frisson, je jetai l'horrible chose à la mer._
+
+_Le cadavre d'où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur
+l'amarre, était aisément ébranlé par les efforts de l'oiseau carnassier,
+et c'étaient d'abord ces secousses qui nous avaient induits à croire à
+un être vivant._
+
+_Quand l'oiseau le débarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba
+à moitié, et nous montra tout à fait sa figure. Non, jamais il n'y eut
+d'objet aussi terrible! Les yeux n'y étaient plus, et toutes les chairs
+de la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu. Tel était donc
+ce sourire qui avait encouragé notre espérance! Tel était..., mais je
+m'arrête. Le brick, comme je l'ai dit, passa à notre arrière, et
+continua sa route en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible
+équipage s'évanouirent lentement toutes nos heureuses visions de joie et
+de délivrance._
+
+_Eureka_ était sans doute le livre chéri et longtemps rêvé d'Edgar Poe.
+Je ne puis en rendre compte ici d'une manière précise. C'est un livre
+qui demande un article particulier. Quiconque a lu la _Révélation
+magnétique_ connaît les tendances métaphysiques de notre auteur. _Eureka_
+prétend développer le procédé, et démontrer la loi suivant laquelle
+l'univers a revêtu sa forme actuelle visible, et trouve sa présente
+organisation, et aussi comment cette même loi, qui fut l'origine de la
+création, sera le moyen de sa destruction et de l'absorption définitive
+du monde. On comprendra facilement pourquoi je ne veux pas m'engager à
+la légère dans la discussion d'une si ambitieuse tentative. Je
+craindrais de m'égarer et de calomnier un auteur pour qui j'ai le plus
+profond respect. On a déjà accusé Edgar Poe d'être un panthéiste, et
+quoique je sois forcé d'avouer que les apparences induisent à le croire
+tel, je puis affirmer que, comme bien d'autres grands hommes épris de la
+logique, il se contredit quelquefois fortement, ce qui fait son éloge;
+ainsi, son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur la hiérarchie
+des êtres, et beaucoup de passages qui affirment évidemment la
+permanence des personnalités.
+
+Edgar Poe était très-fier de ce livre, qui n'eut pas, ce qui est tout
+naturel, le succès de ses contes. Il faut le lire avec précaution et
+faire la vérification de ses étranges idées par la juxtaposition de
+systèmes analogues et contraires.
+
+
+IV
+
+J'avais un ami qui était aussi un métaphysicien à sa manière, enragé et
+absolu, avec des airs de Saint-Just. Il me disait souvent en prenant un
+exemple dans le monde, et en me regardant moi-même de travers: «Tout
+mystique a un vice caché.» Et je continuais sa pensée en moi-même: donc,
+il faut le détruire. Mais je riais, parce que je ne comprenais pas. Un
+jour, comme je causais avec un libraire bien connu et bien achalandé,
+dont la spécialité est de servir les passions de toute la bande mystique
+et des courtisans obscurs des sciences occultes, et comme je lui
+demandais des renseignements sur ses clients, il me dit: «Rappelez-vous
+que tout mystique a un vice caché, souvent très-matériel; celui-ci
+l'ivrognerie, celui-là la goinfrerie, un autre la paillardise; l'un sera
+très-avare, l'autre très-cruel, etc.»
+
+Mon Dieu! me dis-je, quelle est donc cette loi fatale qui nous enchaîne,
+nous domine, et se venge de la violation de son insupportable despotisme
+par la dégradation et l'amoindrissement de notre être moral? Les
+illuminés ont été les plus grands des hommes. Pourquoi faut-il qu'ils
+soient châtiés de leur grandeur? Leur ambition n'était-elle pas la plus
+noble? L'homme sera-t-il éternellement si limité qu'aucune de ses
+facultés ne puisse s'agrandir qu'au détriment des autres? Si vouloir à
+tout prix connaître la vérité est un grand crime, ou au moins peut
+conduire à de grandes fautes, si la niaiserie et l'insouciance sont une
+vertu et une garantie d'équilibre, je crois que nous devons être
+très-indulgents pour ces illustres coupables, car, enfant du XVIIIe et
+du XIXe siècle, ce même vice nous est à tous imputable.
+
+Je le dis sans honte, parce que je sens que cela part d'un profond
+sentiment de pitié et de tendresse, Edgar Poe, ivrogne, pauvre,
+persécuté, paria, me plaît plus que calme et _vertueux_, un Goethe ou un
+W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d'une classe particulière
+d'hommes, ce que le catéchisme dit de notre Dieu: «Il a beaucoup
+souffert pour nous.»
+
+On pourrait écrire sur son tombeau: «Vous tous qui avez ardemment
+cherché à découvrir les lois de votre être, qui avez aspiré à l'infini,
+et dont les sentiments refoulés ont dû chercher un affreux soulagement
+dans le vin de la débauche, priez pour lui. Maintenant son être corporel
+purifié nage au milieu des êtres dont il entrevoyait l'existence, priez
+pour lui qui voit et qui sait, il intercédera pour vous.»
+
+ * * * * *
+
+
+NOTES:
+
+[Note 1: Cette préface est une refonte de l'article paru en 1852 dans la
+_Revue de Paris_. Cet article figure à la fin du livre. _(Note du
+correcteur—ELG.)_]
+
+[Note 2: Les poëmes d'Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, parurent
+vers 1888.]
+
+[Note 3: Aucun des membres du jury ne connaissait Poe, fût-ce de nom. Un
+d'eux, John Pendleton Kennedy, auteur de nombreux romans populaires,
+désireux de savoir un peu plus sur ce remarquable inconnu, lui adressa
+une invitation à dîner. S'imagine-t-on quel tourment douloureux ce fut
+pour un poëte toujours fier et discret d'avoir à une si bienveillante
+prévenance à répondre en ces termes: «Votre aimable invitation à dîner
+aujourd'hui m'a causé la plus vive blessure.—Je ne puis pas venir—et
+pour des raisons de la nature la plus humiliante: l'aspect de ma
+personne. Vous pouvez imaginer ma mortification à vous devoir faire cet
+aveu, mais il était indispensable.»—Alors Kennedy se mit à sa
+recherche, le découvrit comme il l'a consigné, dans son journal, _sans
+aucun ami et réellement mourant de faim_. (_La vie d'Edgar A. Poe_,
+d'André Fontainas.)]
+
+[Note 4: Le Dr Moran qui lui prodigua ses soins à l'hôpital de Baltimore
+(on l'y soigna pour un transport au cerveau) a dans une lettre adressée
+à Mrs Clemm, belle-mère de Poe, décrit les derniers moments de sa
+maladie; plus tard, à plusieurs reprises, il a protesté dans les
+journaux contre les mensonges et les infamies dont on prétendait salir
+son grand souvenir et, en 1885, il fit paraître, à Washington, un exposé
+complet: «Défense d'Edgar-Allan Poe: Vie, caractère du poëte; ses
+déclarations des dernières heures. Relation officielle de sa mort par le
+médecin qui l'a soigné.»—Le docteur Moran ne mentionne pas, comme cause
+de sa fièvre cérébrale, l'alcoolisme. (_La vie d'Edgar-A. Poe_, par
+André Fontainas.)]
+
+[Note 5: Gérard de Nerval, trouvé pendu le 25 janvier 1855 à une grille
+dans la rue de la Vieille-Lanterne. _(Note du correcteur—ELG.)_]
+
+[Note 6: Ai-je besoin d'avertir, à propos de la rue Morgue, du passage
+Lamartine, etc. qu'Edgar Poe n'est jamais venu à Paris? (C. B.)]
+
+[Note 7: Rousseau, La Nouvelle Héloïse. (E. A. P.)]
+
+[Note 8: Médecin très célèbre et très excentrique. (C. B.)]
+
+[Note 9: Jan Swammerdam (1637-1680) était un naturaliste hollandais,
+spécialiste des insectes.]
+
+[Note 10: Un bivalve est un mollusque dont la coquille est formée de deux
+valves.]
+
+[Note 11: La prononciation du mot _antennae_ fait commettre une méprise au
+nègre, qui croit qu'il est question d'étain: _Dey aint no tin in him_.
+Calembour intraduisible. Le nègre parlera toujours dans une espèce de
+patois anglais, que le patois nègre français n'imiterait pas mieux que
+le bas-normand ou le breton ne traduirait l'irlandais. En se rappelant
+les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une idée de ce que ce
+moyen un peu _physique_ peut ajouter de pittoresque et de comique, mais
+j'ai dû renoncer à m'en servir faute d'équivalent. (C. B.)]
+
+[Note 12: En latin: _scarabée-tête-d'homme_.]
+
+[Note 13: Calembour. _I nose_ pour _I know_.—_Je le sens_ pour _Je le
+sais_. (C. B.)]
+
+[Note 14: Harrison Ainsworth (1805-1882) était un célèbre auteur de romans
+d'aventures, pleins d'invraisemblables péripéties. Monck Mason, Robert
+Holland et Charles Green, cités par ailleurs, étaient, eux,
+d'authentiques aéronautes, rendus célèbres par un voyage en ballon en
+1836.]
+
+[Note 15: M. Ainsworth n'a pas essayé de se rendre compte de ce phénomène,
+dont l'explication est cependant bien simple. Une ligne abaissée
+perpendiculairement sur la surface de la terre (ou de la mer) d'une
+hauteur de 25 000 pieds formerait la perpendiculaire d'un triangle
+rectangle, dont la base s'étendrait de l'angle droit à l'horizon, et
+l'hypoténuse de l'horizon au ballon. Mais les 25 000 pieds de hauteur
+sont peu de chose ou presque rien relativement à l'étendue de la
+perspective. En d'autres termes, la base et l'hypoténuse du triangle
+supposé seraient si longues, comparées avec la perpendiculaire, qu'elles
+pourraient être regardées comme presque parallèles. De cette façon,
+l'horizon de l'aéronaute devait lui apparaître de niveau avec la
+nacelle. Mais, comme le point situé immédiatement au-dessous de lui
+paraît et est en effet à grande distance, il lui semble naturellement à
+une grande distance au-dessous de l'horizon. De là l'impression de
+concavité, et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se
+trouve dans une telle proportion avec l'étendue de l'horizon que le
+parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse disparaisse,—alors
+la réelle convexité de la terre deviendra sensible. (E. A. P.)]
+
+[Note 16: Bedlam est un asile de fous, l'équivalent de Charenton donc.]
+
+[Note 17: Pneumatique, c'est-à-dire se rapportant aux gaz.]
+
+[Note 18: Le pemmican est de la viande desséchée.]
+
+[Note 19: Depuis la première publication de _Hans Pfaall_, j'apprends
+que M. Green, le célèbre aéronaute du ballon _le Nassau_, et d'autres
+expérimentateurs contestent à cet égard les assertions de M. de
+Humboldt, et parlent au contraire d'une incommodité toujours
+décroissante, ce qui s'accorde précisément avec la théorie présentée
+ici. (E. A. P.)]
+
+[Note 20: Un _mille_ (_mile_) = 1 609 m; donc, trois milles trois quarts
+égale 6 033 m.]
+
+[Note 21: Helvétius écrit qu'il a quelquefois observé dans des cieux
+parfaitement clairs, où des étoiles même de sixième et de septième
+grandeur brillaient visiblement, que—supposés la même hauteur de la
+lune, la même élongation de la terre, le même télescope, excellent, bien
+entendu,—la lune et ses taches ne nous apparaissaient pas toujours
+aussi lumineuses. Ces circonstances données, il est évident que la cause
+du phénomène n'est ni dans notre atmosphère, ni dans le télescope, ni
+dans la lune, ni dans l'œil de l'observateur, mais qu'elle doit être
+cherchée dans quelque chose (une atmosphère?) existant autour de la
+lune.
+
+Cassini a constamment observé que Saturne, Jupiter et les étoiles fixes,
+au moment d'être occultés par la lune, changeaient leur forme circulaire
+en une forme ovale; et dans d'autres occultations il n'a saisi aucun
+changement de forme. On pourrait donc en inférer que, dans quelques cas,
+mais pas toujours, la lune est enveloppée d'une matière dense où sont
+réfractés les rayons des étoiles. (E. A. P.)]
+
+[Note 22: Le _simoun_ est un vent sec et chaud du désert, accompagné de
+tourbillons de sable.]
+
+[Note 23: _L'étambot_ est la pièce de bois formant la limite arrière de la
+coque du bateau.]
+
+[Note 24: La Nouvelle-Hollande s'appelle aujourd'hui Australie.]
+
+[Note 25: Le _kraken_ est une voile complémentaire.]
+
+[Note 26: Une _bonnette_ est une voile complémentaire.]
+
+[Note 27: Les _espars_ sont les pièces de bois de la mâture.]
+
+[Note 28: Un apophtegme est un énoncé concis et mémorable, une sentence.]
+
+[Note 29: Une commission désigne ici un ordre de mission ou un titre
+délivré par le roi.]
+
+[Note 30: Le _Manuscrit trouvé dans une bouteille_ fut publié pour la
+première fois en 1831, et ce ne fut que bien des années plus tard que
+j'eus connaissance des cartes de Mercator, dans lesquelles on voit
+l'Océan se précipiter par quatre embouchures dans le gouffre polaire (au
+nord) et s'absorber dans les entrailles de la terre; le pôle lui-même y
+est figuré par un rocher noir, s'élevant à une prodigieuse hauteur. (E.
+A. P.)]
+
+[Note 31: Le _vortex_ est un tourbillon creux.]
+
+[Note 32: Un des fleuves des Enfers.]
+
+[Note 33: Archimède, _De occidentibus in fluido_ (E. A. P.)]
+
+[Note 34: La _catalepsie_ est un état pathologique dans lequel les
+membres du sujet inconscient restent inertes, rigides et gardent la
+position qu'on leur donne.]
+
+[Note 35: En rapport avec la fièvre _hectique_, une fièvre continue et
+amaigrissante.]
+
+[Note 36: Roman paru en 1840, dans lequel Brownson, un presbytérien
+converti au catholicisme, développe une doctrine de la connaissance
+intuitive de Dieu.]
+
+[Note 37: Trinculo est le bouffon de La Tempête de Shakespeare; dans une
+scène burlesque (III, 2) il s'imagine un moment vice-roi de l'île où il
+fait naufrage, avant de suivre Stefano, le sommelier de l'ivrogne.]
+
+[Note 38: _Azraël_ est le nom de l'ange de la mort dans l'Islam.]
+
+[Note 39: _Ragged Mountains_: Montagnes déchirées; une branche des
+_Montagnes bleues, Blue Ridge_, partie orientale des Alleghanys. (C.
+B.)]
+
+[Note 40: Friedrich, baron von Hardenberg, dit Novalis (1772-1801), est
+un célèbre poëte romantique allemand.]
+
+[Note 41: La _Géhenne_ est l'Enfer, dans le langage biblique.]
+
+[Note 42: La _palingénésie_ est la croyance en la répétition cyclique
+des événements et des vies. Fichte (1762-1814) et Schelling (1775-1854)
+sont deux philosophes allemands dont les théories ont été reprises par
+les Romantiques allemands.]
+
+[Note 43: L'Homme de Téos, c'est Anacréon de Téos (VIe s. av. J.-C.).]
+
+[Note 44: _Deux lustres_, c'est-à-dire deux fois cinq ans.]
+
+[Note 45: Cléomènes est un sculpteur athénien, à qui on attribue la
+Vénus dite _de Médicis_ (Florence).]
+
+[Note 46: La houri est la femme divinement belle que le Coran promet,
+dans la vie future, au fidèle musulman.]
+
+[Note 47: Mercier, dans _L'An deux mil quatre cent quarante_, soutient
+sérieusement les doctrines de la métempsycose, et J. d'Israeli dit
+qu'_il n'y a pas de système aussi simple et qui répugne moins à
+l'intelligence_. Le colonel Ethan Allen, le Green Mountain Boa, passe
+aussi pour avoir été un sérieux métempsycosiste.—(E. A. P.) La citation
+est en fait de Pascal et non de La Bruyère.]
+
+[Note 48: J'ignore quel est l'auteur de ce texte bizarre et obscur;
+cependant, je me suis permis de le rectifier légèrement, en l'adaptant
+au sens moral du récit. Poe cite quelquefois de mémoire et
+incorrectement. Le sens, après tout, me semble se rapprocher de
+l'opinion attribuée au père Kircher,—que les animaux sont des Esprits
+enfermés.—(C. B.)]
+
+[Note 49: Cette étude de Charles Baudelaire est parue dans la _Revue de
+Paris_, mars-avril 1852. _(Note du correcteur—ELG.)_]
+
+[Note 50: Mélange de fonctions de chef d'État-major et d'intendant (C.
+B.)]
+
+[Note 51: Hallucination habituelle des yeux de l'enfance, qui
+agrandissent et compliquent les objets. (C. B.)]
+
+[Note 52: La vie d'Edgar Poe, ses aventures en Russie et sa
+correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains
+et n'ont jamais paru.—(C. B.)]
+
+[Note 53: Transformation familière d'Edgar. (C. B.)]
+
+[Note 54: Boulevard de New-York. C'est justement là qu'est la boutique
+d'un des libraires de Poe.—(C. B.)]
+
+[Note 55: Victor Hugo connaissait-il ce mot?—(C. B.)]
+
+
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+
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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+The Project Gutenberg EBook of Histoires extraordinaires, by Edgar Allan Poe
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+
+Title: Histoires extraordinaires
+
+Author: Edgar Allan Poe
+
+Translator: Charles Baudelaire
+
+Release Date: March 7, 2007 [EBook #20761]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES EXTRAORDINAIRES ***
+
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+
+
+Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
+
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+
+Edgar Allan Poe
+
+HISTOIRES EXTRAORDINAIRES
+
+Traduction par Charles Baudelaire Première publication en France en 1856
+
+
+
+
+Table des matières
+
+
+EDGAR POE, SA VIE ET SES OEUVRES.
+
+DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE.
+
+LA LETTRE VOLÉE.
+
+LE SCARABÉE D'OR.
+
+LE CANARD AU BALLON.--Le ballon.--Le journal
+
+AVENTURE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS PFAALL.
+
+MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE.
+
+UNE DESCENTE DANS LE MAELSTRÖM.
+
+LA VÉRITÉ SUR LE CAS DE M. VALDEMAR.
+
+RÉVÉLATION MAGNÉTIQUE.
+
+LES SOUVENIRS DE M. AUGUSTE BEDLOE.
+
+MORELLA.
+
+LIGEIA.
+
+METZENGERSTEIN.
+
+EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+EDGAR POE, SA VIE ET SES OEUVRES[1]
+ par Charles Baudelaire (1856).
+
+...Quelque maître malheureux à qui l'inexorable Fatalité a donné une
+chasse acharnée, toujours plus acharnée, jusqu'à ce que ses chants
+n'aient plus qu'un unique refrain, jusqu'à ce que les chants funèbres de
+son Espérance aient adopté ce mélancolique refrain: «Jamais! Jamais
+plus!»
+
+Edgar Poe.--_Le Corbeau_.
+
+ Sur son trône d'airain le Destin, qui s'en raille,
+ Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
+ Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
+
+Théophile Gautier.--_Ténèbres_.
+
+
+I
+
+Dans ces derniers temps, un malheureux fut amené devant nos tribunaux,
+dont le front était illustré d'un rare et singulier tatouage: _Pas de
+chance!_ Il portait ainsi au-dessus de ses yeux l'étiquette de sa vie,
+comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouve que ce bizarre
+écriteau était cruellement véridique. Il y a, dans l'histoire
+littéraire, des destinées analogues, de vraies damnations,--des hommes
+qui portent le mot _guignon_ écrit en caractères mystérieux dans les
+plis sinueux de leur front. L'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé
+d'eux et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. En
+vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce; la
+Société a pour eux un anathème spécial, et accuse en eux les infirmités
+que sa persécution leur a données.--Que ne fit pas Hoffmann pour
+désarmer la destinée, et que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la
+fortune?--Existe-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le
+malheur dès le berceau,--qui jette avec _préméditation_ des natures
+spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs
+dans les cirques? Y a-t-il donc des âmes _sacrées_, vouées à l'autel,
+condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres
+ruines? Le cauchemar des _Ténèbres_ assiègera-t-il éternellement ces
+âmes de choix? Vainement elles se débattent, vainement elles se ferment
+au monde, à ses prévoyances, à ses ruses; elles perfectionneront la
+prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fenêtres
+contre les projectiles du hasard; mais le Diable entrera par la serrure;
+une perfection sera le défaut de leur cuirasse, et une qualité
+superlative le germe de leur damnation.
+
+ _L'aigle, pour le briser du haut du firmament,_
+ _Sur le front découvert lâchera la tortue,_
+ _Car ils doivent périr inévitablement._
+
+Leur destinée est écrite dans toute leur constitution, elle brille d'un
+éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule
+dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins.
+
+Un écrivain célèbre de notre temps a écrit un livre pour démontrer que
+le poëte ne pouvait trouver une bonne place ni dans une société
+démocratique ni dans une aristocratique, pas plus dans une république
+que dans une monarchie absolue ou tempérée. Qui donc a su lui répondre
+péremptoirement? J'apporte aujourd'hui une nouvelle légende à l'appui de
+sa thèse, j'ajoute un saint nouveau au martyrologe: j'ai à écrire
+l'histoire d'un de ces illustres malheureux, trop riche de poésie et de
+passion, qui est venu, après tant d'autres, faire en ce bas monde le
+rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures.
+
+Lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe! Sa mort, dénoûment horrible
+dont l'horreur est accrue par la trivialité!--De tous les documents que
+j'ai lus est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne
+furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation
+fiévreuse d'un être fait pour respirer dans un monde plus
+aromal,--qu'une grande barbarie éclairée au gaz,--et que sa vie
+intérieure, spirituelle, de poëte ou même d'ivrogne, n'était qu'un
+effort perpétuel pour échapper à l'influence de cette atmosphère
+antipathique. Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les
+sociétés démocratiques; n'implorez d'elle ni charité, ni indulgence, ni
+élasticité quelconque dans l'application de ses lois aux cas multiples
+et complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la
+liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou
+zoocratie, qui par son insensibilité féroce ressemble à l'idole de
+Jaggernaut.--Un biographe nous dira gravement--il est bien intentionné,
+le brave homme,--que Poe, s'il avait voulu régulariser son génie et
+appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée au sol
+américain, aurait pu devenir un auteur à argent, _a money making
+author;_--un autre,--un naïf cynique, celui-là,--que, quelque beau que
+soit le génie de Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent,
+le talent s'escomptant toujours plus facilement que le génie. Un autre,
+qui a dirigé des journaux et des revues, un ami du poëte, avoue qu'il
+était difficile de l'employer et qu'on était obligé de le payer moins
+que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
+vulgaire. _Quelle odeur de magasin!_ comme disait Joseph de Maistre.
+
+Quelques-uns ont osé davantage, et, unissant l'intelligence la plus
+lourde de son génie à la férocité de l'hypocrisie bourgeoise, l'ont
+insulté à l'envi; et, après sa soudaine disparition, ils ont rudement
+morigéné ce cadavre,--particulièrement M. Rufus Griswold, qui, pour
+rappeler ici l'expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors
+une immortelle infamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistre
+pressentiment d'une fin subite, avait désigné MM. Griswold et Willis
+pour mettre ses oeuvres en ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémoire.
+Ce pédagogue-vampire a diffamé longuement son ami dans un énorme
+article, plat et haineux, juste en tête de l'édition posthume de ses
+oeuvres.--Il n'existe donc pas en Amérique d'ordonnance qui interdise
+aux chiens l'entrée des cimetières?--Quant à M. Willis, il a prouvé, au
+contraire, que la bienveillance et la décence marchaient toujours avec
+le véritable esprit, et que la charité envers nos confrères, qui est un
+devoir moral, était aussi un des commandements du goût.
+
+Causez de Poe avec un Américain, il avouera peut-être son génie,
+peut-être même s'en montrera-t-il fier; mais, avec un ton sardonique
+supérieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie
+débraillée du poëte, de son haleine alcoolisée qui aurait pris feu à la
+flamme d'une chandelle, de ses habitudes vagabondes; il vous dira que
+c'était un être erratique et hétéroclite, une planète désorbitée, qu'il
+roulait sans cesse de Baltimore à New-York, de New-York à Philadelphie,
+de Philadelphie à Boston, de Boston à Baltimore, de Baltimore à
+Richmond. Et si, le coeur ému par ces préludes d'une histoire navrante,
+vous donnez à entendre que l'individu n'est peut-être pas seul coupable
+et qu'il doit être difficile de penser et d'écrire commodément dans un
+pays où il y a des millions de souverains, un pays sans capitale à
+proprement parler, et sans aristocratie,--alors vous verrez ses yeux
+s'agrandir et jeter des éclairs, la bave du patriotisme souffrant lui
+monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancer des injures à
+l'Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours.
+
+Je répète que pour moi la persuasion s'est faite qu'Edgar Poe et sa
+patrie n'étaient pas de niveau. Les États-Unis sont un pays gigantesque
+et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son
+développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu
+dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l'industrie;
+il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira
+par manger le Diable. Le temps et l'argent ont là-bas une valeur si
+grande! L'activité matérielle, exagérée jusqu'aux proportions d'une
+manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les
+choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et
+qui d'ailleurs professait que le grand malheur de son pays était de
+n'avoir pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un
+peuple sans aristocratie le culte du Beau ne peut que se corrompre,
+s'amoindrir et disparaître,--qui accusait chez ses concitoyens, jusque
+dans leur luxe emphatique et coûteux, sous les symptômes du mauvais goût
+caractéristiques des parvenus,--qui considérait le Progrès, la grande
+idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les
+_perfectionnements_ de l'habitacle humain des cicatrices et des
+abominations rectangulaires,--Poe était là-bas un cerveau singulièrement
+solitaire. Il ne croyait qu'à l'immuable, à l'éternel, au _self-same_,
+et il jouissait--cruel privilège dans une société amoureuse
+d'elle-même!--de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche devant le
+sage, comme une colonne lumineuse, à travers le désert de
+l'histoire.--Qu'eût-il pensé, qu'eût-il écrit, l'infortuné, s'il avait
+entendu la théologienne du sentiment supprimer l'Enfer par amitié pour
+le genre humain, le philosophe du chiffre proposer un système
+d'assurances, une souscription à un sou par tête pour la suppression de
+la guerre,--et l'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces
+deux folies corrélatives!--et tant d'autres malades qui écrivent,
+_l'oreille inclinée au vent_, des fantaisies giratoires aussi flatueuses
+que l'élément qui les leur dicte?--Si vous ajoutez à cette vision
+impeccable du vrai, véritable infirmité dans de certaines circonstances,
+une délicatesse exquise de sens qu'une note fausse torturait, une
+finesse de goût que tout, excepté l'exacte proportion, révoltait, un
+amour insatiable du Beau, qui avait pris la puissance d'une passion
+morbide, vous ne vous étonnerez pas que pour un pareil homme la vie soit
+devenue un enfer, et qu'il ait mal fini; vous admirerez qu'il ait pu
+_durer_ aussi longtemps.
+
+
+II
+
+La famille de Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
+grand-père maternel avait servi comme _quarter-master-general_ dans la
+guerre de l'Indépendance, et La Fayette l'avait en haute estime et
+amitié. Celui-ci, lors de son dernier voyage aux États-Unis, voulut voir
+la veuve du général et lui témoigner sa gratitude pour les services que
+lui avait rendus son mari. Le bisaïeul avait épousé une fille de
+l'amiral anglais Mac Bride, qui était allié avec les plus nobles maisons
+d'Angleterre. David Poe, père d'Edgar et fils du général, s'éprit
+violemment d'une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, célèbre par sa
+beauté; il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa
+destinée à la sienne, il se fit comédien et parut avec sa femme sur
+différents théâtres, dans les principales villes de l'Union. Les deux
+époux moururent à Richmond, presque en même temps, laissant dans
+l'abandon et le dénûment le plus complet trois enfants en bas âge, dont
+Edgar.
+
+Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813.--C'est d'après son propre dire
+que je donne cette date, car il a réclamé contre l'affirmation de
+Griswold, qui place sa naissance en 1811.--Si jamais l'esprit de roman,
+pour me servir d'une expression de notre poëte, a présidé à une
+naissance,--esprit sinistre et orageux!--certes, il présida à la sienne.
+Poe fut véritablement l'enfant de la passion et de l'aventure. Un riche
+négociant de la ville, M. Allan, s'éprit de ce joli malheureux que la
+nature avait doté d'une manière charmante, et, comme il n'avait pas
+d'enfants, il l'adopta. Celui-ci s'appela donc désormais Edgar Allan
+Poe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l'espérance
+légitime d'une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe
+certitude. Ses parents adoptifs l'emmenèrent dans un voyage qu'ils
+firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande, et, avant de retourner
+dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait
+une importante maison d'éducation à Stoke-Newington, près de
+Londres.--Poe a lui-même, dans _William Wilson_, décrit cette étrange
+maison bâtie dans le vieux style d'Elisabeth, et les impressions de sa
+vie d'écolier.
+
+Il revint à Richmond en 1822, et continua ses études en Amérique, sous
+la direction des meilleurs maîtres de l'endroit. À l'université de
+Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua, non seulement par
+une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque
+sinistre de passions,--une précocité vraiment américaine,--qui,
+finalement, fut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en
+passant que Poe avait déjà, à Charlottesville, manifesté une aptitude
+des plus remarquables pour les sciences physiques et mathématiques. Plus
+tard il en fera un usage fréquent dans ses étranges contes, et en tirera
+des moyens très-inattendus. Mais j'ai des raisons de croire que ce n'est
+pas à cet ordre de compositions qu'il attachait le plus d'importance, et
+que--peut-être même à cause de cette précoce aptitude--il n'était pas
+loin de les considérer comme de faciles jongleries, comparativement aux
+ouvrages de pure imagination.--Quelques malheureuses dettes de jeu
+amenèrent une brouille momentanée entre lui et son père adoptif, et
+Edgar--fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu'on ait dit, une dose
+de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau,--conçut le
+projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d'aller combattre les
+Turcs. Il partit donc pour la Grèce.--Que devint-il en Orient? qu'y
+fit-il? étudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée?--pourquoi
+le trouvons-nous à Saint-Pétersbourg, sans passeport, compromis, et dans
+quelle sorte d'affaire, obligé d'en appeler au ministre américain, Henry
+Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui?--on
+l'ignore; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie
+d'Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance
+ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n'ont jamais
+paru.
+
+Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d'entrer à l'école
+militaire de West-Point; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs,
+il donna les signes d'une intelligence admirablement douée, mais
+indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut rayé.--En même
+temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir
+les conséquences les plus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour
+laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale,
+mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune. Une querelle
+domestique prend ici place,--une histoire bizarre et ténébreuse que je
+ne peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliquée par aucun
+biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il se soit
+définitivement séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants
+de son second mariage, l'ait complètement frustré de sa succession.
+
+Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publia un petit volume de
+poésies; c'était en vérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir la
+poésie anglaise, il y a là déjà l'accent extra-terrestre, le calme dans
+la mélancolie, la solennité délicieuse, l'expérience précoce,--j'allais,
+je crois, dire _expérience innée_,--qui caractérisent les grands
+poëtes[2].
+
+La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu'il se
+servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les
+matériaux de ses futures compositions,--compositions étranges, qui
+semblent avoir été créées pour nous démontrer que l'étrangeté est une
+des parties intégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul
+élément où puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait
+dans une misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le
+propriétaire d'une revue venait de fonder deux prix, l'un pour le
+meilleur conte, l'autre pour le meilleur poëme. Une écriture
+singulièrement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait le
+comité, et lui donna l'envie d'examiner lui-même les manuscrits. Il se
+trouva que Poe avait gagné les deux prix; mais un seul lui fut donné. Le
+président de la commission fut curieux de voir l'inconnu. L'éditeur du
+journal lui amena un jeune homme d'une beauté frappante, en guenilles,
+boutonné jusqu'au menton, et qui avait l'air d'un gentilhomme aussi fier
+qu'affamé[3]. Kennedy se conduisit bien. Il fit faire à Poe la
+connaissance d'un M. Thomas White, qui fondait à Richmond le _Southern
+Literary Messenger_. M. White était un homme d'audace, mais sans aucun
+talent littéraire; il lui fallait un aide. Poe se trouva donc tout
+jeune,--à vingt-deux ans,--directeur d'une revue dont la destinée
+reposait tout entière sur lui. Cette prospérité, il la créa. Le
+_Southern Literary Messenger_ a reconnu depuis lors que c'était à cet
+excentrique maudit, à cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa clientèle
+et sa fructueuse notoriété. C'est dans ce magazine que parut pour la
+première fois l'_Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall_, et
+plusieurs autres contes que nos lecteurs verront défiler sous leurs
+yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur merveilleuse,
+étonna son public par une série de compositions d'un genre nouveau et
+par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la sévérité
+raisonnées étaient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles
+portaient sur des livres de tout genre, et la forte éducation que le
+jeune homme s'était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon
+qu'on sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents
+dollars, c'est-à-dire deux mille sept cents francs par
+an.--_Immédiatement_,--dit Griswold, ce qui veut dire: «Il se croyait
+assez riche, l'imbécile!»--il épousa une jeune fille, belle, charmante,
+d'une nature aimable et héroïque; mais _ne possédant pas un
+sou_,--ajoute le même Griswold avec une nuance de dédain. C'était une
+demoiselle Virginia Clemm, sa cousine.
+
+Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe
+au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparation se trouve
+évidemment dans les accès d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du
+poëte,--accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel
+spirituel, comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus
+romantique paysage un air de mélancolie en apparence irréparable.--Dès
+lors, nous verrons l'infortuné déplacer sa tente, comme un homme du
+désert, et transporter ses légers pénates dans les principales villes de
+l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y collaborera d'une manière
+éclatante. Il répandra avec une éblouissante rapidité des articles
+critiques, philosophiques, et des contes pleins de magie qui paraissent
+réunis sous le titre de _Tales of the Grotesque and the
+Arabesque_,--titre remarquable et intentionnel, car les ornements
+grotesques et arabesques repoussent la figure humaine, et l'on verra
+qu'à beaucoup d'égards la littérature de Poe est extra ou supra-humaine.
+Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses insérées dans
+les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement malades
+à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la mort de
+Madame Poe, le poëte subit les premières attaques du _delirium tremens_.
+Une note nouvelle paraît soudainement dans un journal,--celle-là plus
+que cruelle,--qui accuse son mépris et son dégoût du monde, et lui fait
+un de ces procès de tendance, véritables réquisitoires de l'opinion,
+contre lesquels il eut toujours à se défendre,--une des luttes les plus
+stérilement fatigantes que je connaisse.
+
+Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient
+à peu près le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse
+de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il rêva, comme tant d'autres
+écrivains, une _Revue_ à lui, il voulut être _chez lui_, et le fait est
+qu'il avait suffisamment souffert pour désirer ardemment cet abri
+définitif pour sa pensée. Pour arriver à ce résultat, pour se procurer
+une somme d'argent suffisante, il eut recours aux _lectures_. On sait ce
+que sont ces lectures,--une espèce de spéculation, le Collège de France
+mis à la disposition de tous les littérateurs, l'auteur ne publiant sa
+_lecture_ qu'après qu'il en a tiré toutes les recettes qu'elle peut
+rendre. Poe avait déjà donné à New-York une _lecture_ _d'Eureka_, son
+poëme cosmogonique, qui avait même soulevé de grosses discussions. Il
+imagina cette fois de donner des _lectures_ dans son pays, dans la
+Virginie. Il comptait, comme il l'écrivait à Willis, faire une tournée
+dans l'Ouest et le Sud, et il espérait le concours de ses amis
+littéraires et de ses anciennes connaissances de collège et de
+West-Point. Il visita donc les principales villes de la Virginie, et
+Richmond revit celui qu'on y avait connu si jeune, si pauvre, si
+délabré. Tous ceux qui n'avaient pas vu Poe depuis les jours de son
+obscurité accoururent en foule pour contempler leur illustre
+compatriote. Il apparut, beau, élégant, correct comme le génie. Je crois
+même que, depuis quelque temps, il avait poussé la condescendance
+jusqu'à se faire admettre dans une société de tempérance. Il choisit un
+thème aussi large qu'élevé: _le Principe de la Poésie_, et il le
+développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges. Il croyait,
+en vrai poëte qu'il était, que le but de la poésie est de même nature
+que son principe, et qu'elle ne doit pas avoir en vue autre chose
+qu'elle-même.
+
+Le bel accueil qu'on lui fit inonda son pauvre coeur d'orgueil et de
+joie; il se montrait tellement enchanté, qu'il parlait de s'établir
+définitivement à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son
+enfance lui avait rendus chers. Cependant, il avait affaire à New-York,
+et il partit le 4 octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se
+sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, le 6, au soir, il
+fit porter ses bagages à l'embarcadère d'où il devait se diriger sur
+Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant
+quelconque. Là, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances
+et s'attarda. Le lendemain matin, dans les pâles ténèbres du petit jour,
+un cadavre fut trouvé sur la voie,--est-ce ainsi qu'il faut dire?--non,
+un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale
+estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni
+papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C'est là que Poe
+mourut, le soir même du dimanche, 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept
+ans, vaincu par le _delirium tremens_, ce terrible visiteur qui avait
+déjà hanté son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un
+des plus grands héros littéraires, l'homme de génie qui avait écrit dans
+le _Chat noir_ ces mots fatidiques: _Quelle maladie est comparable à
+l'alcool_![4]
+
+Cette mort est presque un suicide,--un suicide préparé depuis longtemps.
+Du moins, elle en causa le scandale. La clameur fut grande, et la vertu
+donna carrière à son _cant_ emphatique, librement et voluptueusement.
+Les oraisons funèbres les plus indulgentes ne purent pas ne pas donner
+place à l'inévitable morale bourgeoise, qui n'eut garde de manquer une
+si admirable occasion. M. Griswold diffama; M. Willis, sincèrement
+affligé, fut mieux que convenable.--Hélas, celui qui avait franchi les
+hauteurs les plus ardues de l'esthétique et plongé dans les abîmes les
+moins explorés de l'intellect humain, celui qui, à travers une vie qui
+ressemble à une tempête sans accalmie, avait trouvé des moyens nouveaux,
+des procédés inconnus pour étonner l'imagination, pour séduire les
+esprits assoiffés de Beau, venait de mourir en quelques heures dans un
+lit d'hôpital,--quelle destinée! Et tant de grandeur et tant de malheur,
+pour soulever un tourbillon de phraséologie bourgeoise, pour devenir la
+pâture et le thème des journalistes vertueux!
+
+ _Ut declamatio fias!_
+
+Ces spectacles ne sont pas nouveaux; il est rare qu'une sépulture
+fraîche et illustre ne soit pas un rendez-vous de scandales. D'ailleurs,
+la société n'aime pas ces enragés malheureux, et, soit qu'ils troublent
+ses fêtes, soit qu'elle les considère naïvement comme des remords, elle
+a incontestablement raison. Qui ne se rappelle les déclamations
+parisiennes lors de la mort de Balzac, qui cependant mourut
+correctement?--Et plus récemment encore,--il y a aujourd'hui, 26
+janvier, juste un an,--quand un écrivain[5] d'une honnêteté admirable,
+d'une haute intelligence, et _qui fut toujours lucide_, alla
+discrètement, sans déranger personne,--si discrètement que sa discrétion
+ressemblait à du mépris,--délier son âme dans la rue la plus noire qu'il
+put trouver,--quelles dégoûtantes homélies!--quel assassinat raffiné! Un
+journaliste célèbre, à qui Jésus n'enseignera jamais les manières
+généreuses, trouva l'aventure assez joviale pour la célébrer en un gros
+calembour.--Parmi l'énumération nombreuse des _droits de l'homme_ que la
+sagesse du XIXe siècle a recommencée si souvent et si complaisamment,
+deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se
+contredire et le droit de _s'en aller_. Mais la _société_ regarde celui
+qui s'en va comme un insolent; elle châtierait volontiers certaines
+dépouilles funèbres, comme ce malheureux soldat, atteint de vampirisme,
+que la vue d'un cadavre exaspérait jusqu'à la fureur.--Et cependant, on
+peut dire que, sous la pression de certaines circonstances, après un
+sérieux examen de certaines incompatibilités, avec de fermes croyances à
+de certains dogmes et métempsycoses,--on peut dire, sans emphase et sans
+jeu de mots, que le suicide est parfois l'action la plus raisonnable de
+la vie. Et ainsi se forme une compagnie de fantômes déjà nombreuse, qui
+nous hante familièrement, et dont chaque membre vient nous vanter son
+repos actuel et nous verser ses persuasions.
+
+Avouons toutefois que la lugubre fin de l'auteur d'_Eureka_ suscita
+quelques consolantes exceptions, sans quoi il faudrait désespérer, et la
+place ne serait plus tenable. M. Willis, comme je l'ai dit, parla
+honnêtement, et même avec émotion, des bons rapports qu'il avait
+toujours eus avec Poe. MM. John Neal et George Graham rappelèrent M.
+Griswold à la pudeur. M. Longfellow--et celui-ci est d'autant plus
+méritant que Poe l'avait cruellement maltraité--sut louer d'une manière
+digne d'un poëte sa haute puissance comme poëte et comme prosateur. Un
+inconnu écrivit que l'Amérique littéraire avait perdu sa plus forte
+tête.
+
+Mais le coeur brisé, le coeur déchiré, le coeur percé des sept glaives
+fut celui de Mme Clemm. Edgar était à la fois son fils et sa fille. Rude
+destinée, dit Willis, à qui j'emprunte ces détails, presque mot pour
+mot, rude destinée que celle qu'elle surveillait et protégeait. Car
+Edgar Poe était un homme embarrassant; outre qu'il écrivait avec une
+fastidieuse difficulté et _dans un style trop au-dessus du niveau
+intellectuel commun pour qu'on pût le payer cher_, il était toujours
+plongé dans des embarras d'argent, et souvent lui et sa femme malade
+manquaient des choses les plus nécessaires à la vie. Un jour, Willis vit
+entrer dans son bureau une femme vieille, douce, grave. C'était Mme
+Clemm. Elle _cherchait de l'ouvrage_ pour son cher Edgar. Le biographe
+dit qu'il fut sincèrement frappé, non pas seulement de l'éloge parfait,
+de l'appréciation exacte qu'elle faisait des talents de son fils, mais
+aussi de tout son être extérieur,--de sa voix douce et triste, de ses
+manières un peu surannées, mais belles et grandes. Et pendant plusieurs
+années, ajoute-t-il, nous avons vu cet infatigable serviteur du génie,
+pauvrement et insuffisamment vêtu, allant de journal en journal pour
+vendre tantôt un poëme, tantôt un article, disant quelquefois qu'il
+était malade,--unique explication, unique raison, invariable excuse
+qu'elle donnait quand son fils se trouvait frappé momentanément d'une de
+ces stérilités que connaissent les écrivains nerveux,--et ne permettant
+jamais à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme
+un doute, comme un amoindrissement de confiance dans le génie et la
+volonté de son bien-aimé. Quand sa fille mourut, elle s'attacha au
+survivant de la désastreuse bataille avec une ardeur maternelle
+renforcée, elle vécut avec lui, prit soin de lui, le surveillant, le
+défendant contre la vie et contre lui-même. Certes,--conclut Willis avec
+une haute et impartiale raison,--si le dévouement de la femme, né avec
+un premier amour et entretenu par la passion humaine, glorifie et
+consacre son objet, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un
+dévouement comme celui-ci, pur, désintéressé et saint comme une
+sentinelle divine? Les détracteurs de Poe auraient dû en effet remarquer
+qu'il est des séductions si puissantes qu'elles ne peuvent être que des
+vertus.
+
+On devine combien terrible fut la nouvelle pour la malheureuse femme.
+Elle écrivit à Willis une lettre dont voici quelques lignes:
+
+«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie... Pouvez-vous me
+transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
+n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
+à M... de venir me voir; j'ai à m'acquitter envers lui d'une commission
+de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier
+d'annoncer sa mort, et de parler bien de lui. Je sais que vous le ferez.
+_Mais dites bien quel fils affectueux il était pour moi_, sa pauvre mère
+désolée...»
+
+Cette femme m'apparaît grande et plus qu'antique. Frappée d'un coup
+irréparable, elle ne pense qu'à la réputation de celui qui était tout
+pour elle, et il ne suffit pas, pour la contenter, qu'on dise qu'il
+était un génie, il faut qu'on sache qu'il était un homme de devoir et
+d'affection. Il est évident que cette mère--flambeau et foyer allumés
+par un rayon du plus haut ciel--a été donnée en exemple à nos races trop
+peu soigneuses du dévouement, de l'héroïsme, et de tout ce qui est plus
+que le devoir. N'était-ce pas justice d'inscrire au-dessus des ouvrages
+du poëte le nom de celle qui fut le soleil moral de sa vie? Il embaumera
+dans sa gloire le nom de la femme dont la tendresse savait panser ses
+plaies, et dont l'image voltigera incessamment au-dessus du martyrologe
+de la littérature.
+
+
+III
+
+La vie de Poe, ses moeurs, ses manières, son être physique, tout ce qui
+constitue l'ensemble de son personnage, nous apparaissent comme quelque
+chose de ténébreux et de brillant à la fois. Sa personne était
+singulière, séduisante et, comme ses ouvrages, marquée d'un
+indéfinissable cachet de mélancolie. Du reste, il avait montré une rare
+aptitude pour tous les exercices physiques, et bien qu'il fût petit,
+avec des pieds et des mains de femme, tout son être portant d'ailleurs
+ce caractère de délicatesse féminine, il était plus que robuste et
+capable de merveilleux traits de force. Il a, dans sa jeunesse, gagné un
+pari de nageur qui dépasse la mesure ordinaire du possible. On dirait
+que la Nature fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses un
+tempérament énergique, comme elle donne une puissante vitalité aux
+arbres qui sont chargés de symboliser le deuil et la douleur. Ces
+hommes-là, avec des apparences quelquefois chétives, sont taillés en
+athlètes, bons pour l'orgie et pour le travail, prompts aux excès et
+capables d'étonnantes sobriétés.
+
+Il est quelques points relatifs à Edgar Poe, sur lesquels il y a un
+accord unanime, par exemple sa haute distinction naturelle, son
+éloquence et sa beauté, dont, à ce qu'on dit, il tirait un peu de
+vanité. Ses manières, mélange singulier de hauteur avec une douceur
+exquise, étaient pleines de certitude. Physionomie, démarche, gestes,
+air de tête, tout le désignait, surtout dans ses bons jours, comme une
+créature d'élection. Tout son être respirait une solennité pénétrante.
+Il était réellement marqué par la nature, comme ces figures de passants
+qui tirent l'oeil de l'observateur et préoccupent sa mémoire. Le pédant
+et aigre Griswold lui-même avoue que, lorsqu'il alla rendre visite à
+Poe, et qu'il le trouva pâle et malade encore de la mort et de la
+maladie de sa femme, il fut frappé outre mesure non seulement de la
+perfection de ses manières, mais encore de la physionomie
+aristocratique, de l'atmosphère parfumée de son appartement, d'ailleurs
+assez modestement meublé. Griswold ignore que le poëte a plus que tous
+les hommes ce merveilleux privilège attribué à la femme parisienne et à
+l'Espagnole, de savoir se parer avec un rien, et que Poe, amoureux du
+beau en toutes choses, aurait trouvé l'art de transformer une chaumière
+en un palais d'une espèce nouvelle. N'a-t-il pas écrit, avec l'esprit le
+plus original et le plus curieux, des projets de mobiliers, des plans de
+maisons de campagne, de jardins et de réformes de paysages?
+
+Il existe une lettre charmante de Mme Frances Osgood, qui fut une des
+amies de Poe, et qui nous donne sur ses moeurs, sur sa personne et sur
+sa vie de ménage, les plus curieux détails. Cette femme, qui était
+elle-même un littérateur distingué, nie courageusement tous les vices et
+toutes les fautes reprochées au poëte.
+
+«Avec les hommes, dit-elle à Griswold, peut-être était-il tel que vous
+le dépeignez, et comme homme vous pouvez avoir raison. Mais je pose en
+fait qu'avec les femmes il était tout autre, et que jamais femme n'a pu
+connaître M. Poe sans éprouver pour lui un profond intérêt. Il ne m'a
+jamais apparu que comme un modèle d'élégance, de distinction et de
+générosité...
+
+«La première fois que nous nous vîmes, ce fut à _Astor-House_. Willis
+m'avait fait passer à table d'hôte _le corbeau_, sur lequel l'auteur, me
+dit-il, désirait connaître mon opinion. La musique mystérieuse et
+surnaturelle de ce poëme étrange me pénétra si intimement, que, lorsque
+j'appris que Poe désirait m'être présenté, j'éprouvai un sentiment
+singulier et qui ressemblait à de l'effroi. Il parut avec sa belle et
+orgueilleuse tête, ses yeux sombres qui dardaient une lumière
+d'élection, une lumière de sentiment et de pensée, avec ses manières qui
+étaient un mélange intraduisible de hauteur et de suavité--il me salua,
+calme, grave, presque froid; mais sous cette froideur vibrait une
+sympathie si marquée, que je ne pus m'empêcher d'en être profondément
+impressionnée. À partir de ce moment jusqu'à sa mort, nous fûmes
+amis..., et je sais que, dans ses dernières paroles, j'ai eu ma part de
+souvenir, et qu'il m'a donné, avant que sa raison ne fût culbutée de son
+trône de souveraine, une preuve suprême de sa fidélité en amitié.
+
+«C'était surtout dans son intérieur, à la fois simple et poétique, que
+le caractère d'Edgar Poe, apparaissait pour moi, dans sa plus belle
+lumière. Folâtre, affectueux, spirituel, tantôt docile et tantôt méchant
+comme un enfant gâté, il avait toujours pour sa jeune, douce et adorée
+femme, et pour tous ceux qui venaient, même au milieu de ses plus
+fatigantes besognes littéraires, un mot aimable, un sourire
+bienveillant, des attentions gracieuses et courtoises. Il passait
+d'interminables heures à son pupitre, sous le portrait de sa _Lénore_,
+l'aimée et la morte, toujours assidu, toujours résigné et fixant avec
+son admirable écriture les brillantes fantaisies qui traversaient son
+étonnant cerveau incessamment en éveil.--Je me rappelle l'avoir vu un
+matin plus joyeux et plus allègre que de coutume. Virginia, sa douce
+femme, m'avait priée d'aller les voir et il m'était impossible de
+résister à ces sollicitations... Je le trouvai travaillant à la série
+d'articles qu'il a publiées sous le titre: _the Literati of New-York_.
+«Voyez--me dit-il, en déployant avec un rire de triomphe plusieurs
+petits rouleaux de papier (il écrivait sur des bandes étroites, sans
+doute pour conformer sa copie à la _justification_ des journaux),--je
+vais vous montrer par la différence des longueurs les divers degrés
+d'estime que j'ai pour chaque membre de votre gent littéraire. Dans
+chacun de ces papiers, l'un de vous est peloté et proprement
+discuté.--Venez ici, Virginia, et aidez-moi!» Et il les déroulèrent tous
+un à un. À la fin, il y en avait un qui semblait interminable. Virginia,
+tout en riant, reculait jusqu'à un coin de la chambre le tenant par un
+bout, et son mari vers un autre coin avec l'autre bout. «Et quel est
+l'heureux, dis-je, que vous avez jugé digne de cette incommensurable
+douceur?--L'entendez-vous, s'écria-t-il, comme si son vaniteux petit
+coeur ne lui avait pas déjà dit que c'est elle-même!»
+
+«Quand je fus obligée de voyager pour ma santé, j'entretins une
+correspondance régulière avec Poe, obéissant en cela aux vives
+sollicitations de sa femme, qui croyait que je pouvais obtenir sur lui
+une influence et un ascendant salutaires... Quant à l'amour et à la
+confiance qui existaient entre sa femme et lui, et qui étaient pour moi
+un spectacle délicieux, je n'en saurais parler avec trop de conviction,
+avec trop de chaleur. Je néglige quelques petits épisodes poétiques dans
+lesquels le jeta son tempérament romanesque. Je pense qu'elle était la
+seule femme qu'il ait toujours véritablement aimée...»
+
+Dans les _Nouvelles_ de Poe, il n'y a jamais d'amour. Du moins _Ligeia,
+Éleonora_, ne sont pas, à proprement parler, des histoires d'amour,
+l'idée principale sur laquelle pivote l'oeuvre étant tout autre.
+Peut-être croyait-il que la prose n'est pas une langue à la hauteur de
+ce bizarre et presque intraduisible sentiment; car ses poésies, en
+revanche, en sont fortement saturées. La divine passion y apparaît
+magnifique, étoilée d'une irrémédiable mélancolie. Dans ses articles, il
+parle quelque fois de l'amour, et même comme d'une chose dont le nom
+fait frémir la plume. Dans _the Domain of Arnheim_, il affirmera que les
+quatre conditions élémentaires du bonheur sont: la vie en plein air,
+_l'amour d'une femme_, le détachement de toute ambition et la création
+d'un Beau nouveau.--Ce qui corrobore l'idée de Mme Frances Osgood
+relativement au respect chevaleresque de Poe pour les femmes, c'est que,
+malgré son prodigieux talent pour le grotesque et l'horrible, il n'y a
+pas dans toute son oeuvre un seul passage qui ait trait à la lubricité
+ou même aux jouissances sensuelles. Ses portraits de femmes sont, pour
+ainsi dire, auréolés; ils brillent au sein d'une vapeur surnaturelle et
+sont peints à la manière emphatique d'un adorateur.--Quant aux _petits
+épisodes romanesques,_ y a-t-il lieu de s'étonner qu'un être aussi
+nerveux, dont la soif du Beau était peut-être le trait principal, ait
+parfois, avec une ardeur passionnée, cultivé la galanterie, cette fleur
+volcanique et musquée, pour qui le cerveau bouillonnant des poëtes est
+un terrain de prédilection?
+
+De sa beauté personnelle singulière dont parlent plusieurs biographes,
+l'esprit peut, je crois, se faire une idée approximative en appelant à
+son secours toutes les notions vagues, mais cependant caractéristiques,
+contenues dans le mot _romantique_, mot qui sert généralement à rendre
+les genres de beauté consistant surtout dans l'expression. Poe avait un
+front vaste, dominateur, où certaines protubérances trahissaient les
+facultés débordantes qu'elles sont chargées de
+représenter,--construction, comparaison, causalité,--et où trônait dans
+un orgueil calme le sens de l'idéalité, le sens esthétique par
+excellence. Cependant, malgré ces dons, ou même à cause de ces
+privilèges exorbitants, cette tête vue de profil n'offrait peut-être pas
+un aspect agréable. Comme dans toutes les choses excessives par un sens,
+un déficit pouvait résulter de l'abondance, une pauvreté de
+l'usurpation. Il avait de grands yeux à la fois sombres et pleins de
+lumière, d'une couleur indécise et ténébreuse, poussée au violet, le nez
+noble et solide, la bouche fine et triste, quoique légèrement souriante,
+le teint brun clair, la face généralement pâle, la physionomie un peu
+distraite et imperceptiblement grimée par une mélancolie habituelle.
+
+Sa conversation était des plus remarquables et essentiellement
+nourrissante. Il n'était pas ce qu'on appelle un beau parleur,--une
+chose horrible,--et d'ailleurs sa parole comme sa plume avaient horreur
+du convenu; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes
+études, des impressions ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette
+parole un enseignement. Son éloquence, essentiellement poétique, pleine
+de méthode, et se mouvant toutefois hors de toute méthode connue, un
+arsenal d'images tirées d'un monde peu fréquenté par la foule des
+esprits, un art prodigieux à déduire d'une proposition évidente et
+absolument acceptable, des aperçus secrets et nouveaux, à ouvrir
+d'étonnantes perspectives, et, en un mot, l'art de ravir, de faire
+penser, de faire rêver, d'arracher les âmes des bourbes de la routine,
+telles étaient les éblouissantes facultés dont beaucoup de gens ont
+gardé le souvenir. Mais il arrivait parfois--on le dit, du moins,--que
+le poëte, se complaisant dans un caprice destructeur, rappelait
+brusquement ses amis à la terre par un cynisme affligeant et démolissait
+brutalement son oeuvre de spiritualité. C'est d'ailleurs une chose à
+noter, qu'il était fort peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et
+je crois que le lecteur trouvera sans peine dans l'histoire d'autres
+intelligences grandes et originales, pour qui toute compagnie était
+bonne. Certains esprits, solitaires au milieu de la foule, et qui se
+repaissent dans le monologue, n'ont que faire de la délicatesse en
+matière de public. C'est, en somme, une espèce de fraternité basée sur
+le mépris.
+
+De cette ivrognerie,--célébrée et reprochée avec une insistance qui
+pourrait donner à croire que tous les écrivains des États-Unis, excepté
+Poe, sont des anges de sobriété,--il faut cependant en parler. Plusieurs
+versions sont plausibles, et aucune n'exclut les autres. Avant tout, je
+suis obligé de remarquer que Willis et Mme Osgood affirment qu'une
+quantité fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber
+complètement son organisation. Il est d'ailleurs facile de supposer
+qu'un homme aussi réellement solitaire, aussi profondément malheureux,
+et qui a pu souvent envisager tout le système social comme un paradoxe
+et une imposture, un homme qui, harcelé par une destinée sans pitié,
+répétait souvent que la société n'est qu'une cohue de misérables (c'est
+Griswold qui rapporte cela, aussi scandalisé qu'un homme qui peut penser
+la même chose, mais qui ne la dira jamais),--il est naturel, dis-je, de
+supposer que ce poëte jeté tout enfant dans les hasards de la vie libre,
+le cerveau cerclé par un travail âpre et continu, ait cherché parfois
+une volupté d'oubli dans les bouteilles. Rancunes littéraires, vertiges
+de l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout
+dans le noir de l'ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais,
+quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas
+suffisamment large, et je m'en défie à cause de sa déplorable
+simplicité.
+
+J'apprends qu'il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une
+activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme
+accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui _quelque chose_
+à tuer, _a worm that would not die_. On raconte d'ailleurs qu'un jour,
+au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et comme on le
+félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes
+conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit «Il est possible que
+vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci: je ne me marierai pas!»),
+il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui
+devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice, pour se
+débarrasser d'un parjure envers la pauvre morte dont l'image vivait
+toujours en lui et qu'il avait admirablement chantée dans son _Annabel
+Lee_. Je considère donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment
+précieux de préméditation comme acquis et constaté.
+
+Je lis d'autre part, dans un long article du _Southern Literary
+Messenger_,--cette même revue dont il avait commencé la fortune,--que
+jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée,
+jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible
+habitude; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a
+précédé ou suivi une de ses crises; qu'après la publication d'_Eureka_,
+il sacrifia déplorablement à son penchant, et qu'à New-York, le matin
+même où paraissait _le Corbeau_, pendant que le nom du poëte était dans
+toutes les bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement.
+Remarquez que les mots: _précédé_ ou _suivi_, impliquent que l'ivresse
+pouvait servir d'excitant aussi bien que de repos.
+
+Or, il est incontestable que--semblables à ces impressions fugitives et
+frappantes, d'autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont
+fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce
+d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum
+oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d'un événement semblable à un
+événement déjà connu et qui occupait la même place dans une chaîne
+antérieurement révélée,--semblables à ces singuliers rêves périodiques
+qui fréquentent nos sommeils,--il existe dans l'ivresse non seulement
+des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements, qui ont
+besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance. Si le
+lecteur m'a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion: Je
+crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous,
+l'ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail,
+méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée.
+Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s'exerce à
+faire des cahiers de note. Il ne pouvait résister au désir de retrouver
+les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu'il
+avait rencontrées dans une tempête précédente: c'étaient de vieilles
+connaissances qui l'attiraient impérativement, et, pour renouer avec
+elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une
+partie de ce qui fait aujourd'hui notre jouissance est ce qui l'a tué.
+
+
+IV
+
+Des ouvrages de ce singulier génie, j'ai peu de chose à dire; le public
+fera voir ce qu'il en pense. Il me serait difficile, peut-être, mais non
+pas impossible de débrouiller sa méthode, d'expliquer son procédé,
+surtout dans la partie de ses oeuvres dont le principal effet gît dans
+une analyse bien ménagée. Je pourrais introduire le lecteur dans les
+mystères de sa fabrication, m'étendre longuement sur cette portion de
+génie américain qui le fait se réjouir d'une difficulté vaincue, d'une
+énigme expliquée, d'un tour de force réussi,--qui le pousse à se jouer
+avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des
+probabilités et des conjectures, et à créer des _canards_ auxquels son
+art subtil a donné une vie vraisemblable. Personne ne niera que Poe ne
+soit un jongleur merveilleux, et je sais qu'il donnait surtout son
+estime à une autre partie de ses oeuvres. J'ai quelques remarques plus
+importantes à faire, d'ailleurs très-brèves.
+
+Ce n'est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa
+renommée, qu'il lui sera donné de conquérir l'admiration des gens qui
+pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
+harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée
+néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,--par son
+admirable style, pur et bizarre,--serré comme les mailles d'une
+armure,--complaisant et minutieux,--et dont la plus légère intention
+sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu,--et enfin surtout
+par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique qui lui a permis de
+peindre et d'expliquer, d'une manière impeccable, saisissante, terrible,
+l'_exception dans l'ordre moral_.--Diderot, pour prendre un exemple
+entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'écrivain des nerfs, et même
+de quelque chose de plus,--et le meilleur que je connaisse.
+
+Chez lui, toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un
+tourbillon. Sa solennité surprend et tient l'esprit en éveil. On sent
+tout d'abord qu'il s'agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à
+peu, se déroule une histoire dont tout l'intérêt repose sur une
+imperceptible déviation de l'intellect, sur une hypothèse audacieuse,
+sur un dosage imprudent de la Nature dans l'amalgame des facultés. Le
+lecteur, lié par le vertige, est contraint de suivre l'auteur dans ses
+entraînantes déductions.
+
+Aucun homme, je le répète, n'a raconté avec plus de magie les
+_exceptions_ de la vie humaine et de la nature,--les ardeurs de
+curiosité de la convalescence;--les fins de saisons chargées de
+splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent
+du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d'un instrument, où
+les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du
+coeur;--l'hallucination laissant d'abord place au doute, bientôt
+convaincue et raisonneuse comme un livre;--l'absurde s'installant dans
+l'intelligence et la gouvernant avec une épouvantable
+logique;--l'hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction
+établie entre les nerfs et l'esprit, et l'homme désaccordé au point
+d'exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu'il y a de plus
+fugitif, il soupèse l'impondérable et décrit, avec cette manière
+minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet
+imaginaire qui flotte autour de l'homme nerveux et le conduit à mal.
+
+L'ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l'amour
+du grotesque et dans l'horrible pour l'amour de l'horrible, me sert à
+vérifier la sincérité de son oeuvre et l'accord de l'homme avec le
+poëte.--J'ai déjà remarqué que, chez plusieurs hommes, cette ardeur
+était souvent le résultat d'une vaste énergie vitale inoccupée, et aussi
+d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme
+peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements soudains,
+violents, inutiles, les grands cris jetés en l'air, sans que l'esprit
+ait commandé au gosier, sont des phénomènes à ranger dans le même ordre.
+
+Au sein de cette littérature où l'air est raréfié, l'esprit peut
+éprouver cette vague angoisse, cette peur prompte aux larmes et ce
+malaise du coeur qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais
+l'admiration est la plus forte, et d'ailleurs l'art est si grand! Les
+fonds et les accessoires y sont appropriés au sentiment des personnages.
+Solitude de la Nature ou agitation des villes, tout y est décrit
+nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a
+élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter
+ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la
+phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage. La nature
+dite inanimée participe de la nature des êtres vivants, et, comme eux,
+frissonne d'un frisson surnaturel et galvanique.
+
+Quelquefois, des échappées magnifiques, gorgées de lumière et de
+couleur, s'ouvrent soudainement dans ses paysages, et l'on voit
+apparaître au fond de leurs horizons des villes orientales et des
+architectures, vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies
+d'or.
+
+Les personnages de Poe, ou plutôt le personnage de Poe, l'homme aux
+facultés suraiguës, l'homme aux nerfs relâchés, l'homme dont la volonté
+ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard
+est tendu avec la roideur d'une épée sur des objets qui grandissent à
+mesure qu'il les regarde,--c'est Poe lui-même.--Et ses femmes, toutes
+lumineuses et malades, mourant de maux bizarres et parlant avec une voix
+qui ressemble à une musique, c'est encore lui; ou du moins, par leurs
+aspirations étranges, par leur savoir, par leur mélancolie
+inguérissable, elles participent fortement de la nature de leur
+créateur. Quant à sa femme idéale, à sa Titanide, elle se révèle sous
+différents portraits éparpillés dans ses poésies trop peu nombreuses,
+portraits ou plutôt manières de sentir la beauté, que le tempérament de
+l'auteur rapproche et confond dans une unité vague mais sensible, et où
+vit plus délicatement peut-être qu'ailleurs cet amour insatiable du
+Beau, qui est son grand titre, c'est-à-dire le résumé de ses titres à
+l'affection et au respect des poëtes.
+
+Nous rassemblons sous le titre _Histoires extraordinaires_ divers contes
+choisis dans l'oeuvre générale de Poe. Cette oeuvre se compose d'un
+nombre considérable de nouvelles, d'une quantité non moins forte
+d'articles critiques et d'articles divers, d'un poëme philosophique
+(Eureka), de poésies et d'un roman purement humain (_la Relation
+d'Arthur Gordon Pym_). Si je trouve encore, comme je l'espère,
+l'occasion de parler de ce poëte, je donnerai l'analyse de ses opinions
+philosophiques et littéraires, ainsi que généralement des oeuvres dont
+la traduction complète aurait peu de chances de succès auprès d'un
+public qui préfère de beaucoup l'amusement et l'émotion à la plus
+importante vérité philosophique.
+
+CHARLES BAUDELAIRE.
+
+ * * * * *
+
+Cette traduction est dédiée à Maria Clemm
+
+ À LA MÈRE ENTHOUSIASTE ET DÉVOUÉE
+ À CELLE POUR QUI LE POËTE A ÉCRIT CES VERS
+
+ Parce que je sens que, là-haut dans les Cieux,
+ Les Anges, quand ils se parlent doucement à l'oreille,
+ Ne trouvent pas, parmi leurs termes brûlants d'amour,
+ D'expression plus fervente que celle de _Mère_,
+ Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
+ Vous qui êtes plus qu'une mère pour moi
+ Et remplissez le sanctuaire de mon coeur où la Mort vous a installée
+ En affranchissant l'âme de ma Virginia.
+ Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure,
+ N'était que ma mère, à moi; mais vous,
+ Vous êtes la mère de celle que j'aimais si tendrement,
+ Et ainsi vous m'êtes plus chère que la mère que j'ai connue
+ De tout un infini,--juste comme ma femme
+ Était plus chère à mon âme que celle-ci à sa propre essence.
+
+ C. B.
+
+
+
+
+DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE
+
+Quelle chanson chantaient les sirènes? quel nom Achille avait-il pris,
+quand il se cachait parmi les femmes?--Questions embarrassantes, il est
+vrai, mais qui ne sont pas situées au delà de toute conjecture.
+
+SIR THOMAS BROWNE.
+
+
+Les facultés de l'esprit qu'on définit par le terme _analytiques_ sont
+en elles-mêmes fort peu susceptibles d'analyse. Nous ne les apprécions
+que par leurs résultats. Ce que nous en savons, entre autres choses,
+c'est qu'elles sont pour celui qui les possède à un degré extraordinaire
+une source de jouissances des plus vives. De même que l'homme fort se
+réjouit dans son aptitude physique, se complaît dans les exercices qui
+provoquent les muscles à l'action, de même l'analyse prend sa gloire
+dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller. Il
+tire du plaisir même des plus triviales occasions qui mettent ses
+talents en jeu. Il raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes; il
+déploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacité qui,
+dans l'opinion vulgaire, prend un caractère surnaturel. Les résultats,
+habilement déduits par l'âme même et l'essence de sa méthode, ont
+réellement tout l'air d'une intuition.
+
+Cette faculté de _résolution_ tire peut-être une grande force de l'étude
+des mathématiques, et particulièrement de la très-haute branche de cette
+science, qui, fort improprement et simplement en raison de ses
+opérations rétrogrades, a été nommée l'analyse, comme si elle était
+l'analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n'est pas en soi
+une analyse. Un joueur d'échecs, par exemple, fait fort bien l'un sans
+l'autre. Il suit de là que le jeu d'échecs, dans ses effets sur la
+nature spirituelle, est fort mal apprécié. Je ne veux pas écrire ici un
+traité de l'analyse, mais simplement mettre en tête d'un récit
+passablement singulier quelques observations jetées tout à fait à
+l'abandon et qui lui serviront de préface.
+
+Je prends donc cette occasion de proclamer que la haute puissance de la
+réflexion est bien plus activement et plus profitablement exploitée par
+le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilité des échecs.
+Dans ce dernier jeu, où les pièces sont douées de mouvements divers et
+bizarres, et représentent des valeurs diverses et variées, la complexité
+est prise--erreur fort commune--pour de la profondeur. L'attention y est
+puissamment mise en jeu. Si elle se relâche d'un instant, on commet une
+erreur, d'où il résulte une perte ou une défaite. Comme les mouvements
+possibles sont non seulement variés, mais inégaux en _puissance_, les
+chances de pareilles erreurs sont très-multipliées; et dans neuf cas sur
+dix, c'est le joueur le plus attentif qui gagne et non pas le plus
+habile. Dans les dames, au contraire, où le mouvement est simple dans
+son espèce et ne subit que peu de variations, les probabilités
+d'inadvertance sont beaucoup moindres, et l'attention n'étant pas
+absolument et entièrement accaparée, tous les avantages remportés par
+chacun des joueurs ne peuvent être remportés que par une perspicacité
+supérieure.
+
+Pour laisser là ces abstractions, supposons un jeu de dames où la
+totalité des pièces soit réduite à quatre dames, et où naturellement il
+n'y ait pas lieu de s'attendre à des étourderies. Il est évident qu'ici
+la victoire ne peut être décidée,--les deux parties étant absolument
+égales,--que par une tactique habile, résultat de quelque puissant
+effort de l'intellect. Privé des ressources ordinaires, l'analyste entre
+dans l'esprit de son adversaire, s'identifie avec lui, et souvent
+découvre d'un seul coup d'oeil l'unique moyen--un moyen quelquefois
+absurdement simple--de l'attirer dans une faute ou de le précipiter dans
+un faux calcul.
+
+On a longtemps cité le whist pour son action sur la faculté du calcul;
+et on a connu des hommes d'une haute intelligence qui semblaient y
+prendre un plaisir incompréhensible et dédaigner les échecs comme un jeu
+frivole. En effet, il n'y a aucun jeu analogue qui fasse plus travailler
+la faculté de l'analyse. Le meilleur joueur d'échecs de la chrétienté ne
+peut guère être autre chose que le meilleur joueur d'échecs; mais la
+force au whist implique la puissance de réussir dans toutes les
+spéculations bien autrement importantes où l'esprit lutte avec l'esprit.
+
+Quand je dis la force, j'entends cette perfection dans le jeu qui
+comprend l'intelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire
+son profit. Ils sont non seulement divers, mais complexes, et se
+dérobent souvent dans des profondeurs de la pensée absolument
+inaccessibles à une intelligence ordinaire.
+
+Observer attentivement, c'est se rappeler distinctement; et, à ce point
+de vue, le joueur d'échecs capable d'une attention très-intense jouera
+fort bien au whist, puisque les règles de Hoyle, basées elles mêmes sur
+le simple mécanisme du jeu, sont facilement et généralement
+intelligibles.
+
+Aussi, avoir une mémoire fidèle et procéder d'après le livre sont des
+points qui constituent pour le vulgaire le _summum_ du bien jouer. Mais
+c'est dans les cas situés au delà de la règle que le talent de
+l'analyste se manifeste; il fait en silence une foule d'observations et
+de déductions. Ses partenaires en font peut-être autant; et la
+différence d'étendue dans les renseignements ainsi acquis ne gît pas
+tant dans la validité de la déduction que dans la qualité de
+l'observation. L'important, le principal est de savoir ce qu'il faut
+observer. Notre joueur ne se confine pas dans son jeu, et, bien que ce
+jeu soit l'objet actuel de son attention, il ne rejette pas pour cela
+les déductions qui naissent d'objets étrangers au jeu. Il examine la
+physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de
+chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque
+partenaire distribue ses cartes; il compte souvent, grâce aux regards
+que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et les
+_honneurs_, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à
+mesure que le jeu marche, et recueille un capital de pensées dans les
+expressions variées de certitude, de surprise, de triomphe ou de
+mauvaise humeur. À la manière de ramasser une levée, il devine si la
+même personne en peut faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui
+est joué par feinte à l'air dont c'est jeté sur la table. Une parole
+accidentelle, involontaire, une carte qui tombe, ou qu'on retourne par
+hasard, qu'on ramasse avec anxiété ou avec insouciance; le compte des
+levées et l'ordre dans lequel elles sont rangées; l'embarras,
+l'hésitation, la vivacité, la trépidation,--tout est pour lui symptôme,
+diagnostic, tout rend compte de cette perception,--intuitive en
+apparence,--du véritable état des choses. Quand les deux ou trois
+premiers tours ont été faits, il possède à fond le jeu qui est dans
+chaque main, et peut dès lors jouer ses cartes en parfaite connaissance
+de cause, comme si tous les autres joueurs avaient retourné les leurs.
+
+La faculté d'analyse ne doit pas être confondue avec la simple
+ingéniosité; car, pendant que l'analyste est nécessairement ingénieux,
+il arrive souvent que l'homme ingénieux est absolument incapable
+d'analyse. La faculté de combinaison, ou constructivité, à laquelle les
+phrénologues--ils ont tort, selon moi,--assignent un organe à part, en
+supposant qu'elle soit une faculté primordiale, a paru dans des êtres
+dont l'intelligence était limitrophe de l'idiotie, assez souvent pour
+attirer l'attention générale des écrivains psychologistes. Entre
+l'ingéniosité et l'aptitude analytique, il y a une différence beaucoup
+plus grande qu'entre l'imaginative et l'imagination, mais d'un caractère
+rigoureusement analogue. En somme, on verra que l'homme ingénieux est
+toujours plein d'imaginative, et que l'homme _vraiment_ imaginatif n'est
+jamais autre chose qu'un analyste.
+
+Le récit qui suit sera pour le lecteur un commentaire lumineux des
+propositions que je viens d'avancer.
+
+Je demeurais à Paris,--pendant le printemps et une partie de l'été de
+18..,--et j'y fis la connaissance d'un certain C. Auguste Dupin. Ce
+jeune gentleman appartenait à une excellente famille, une famille
+illustre même; mais, par une série d'événements malencontreux, il se
+trouva réduit à une telle pauvreté, que l'énergie de son caractère y
+succomba, et qu'il cessa de se pousser dans le monde et de s'occuper du
+rétablissement de sa fortune. Grâce à la courtoisie de ses créanciers,
+il resta en possession d'un petit reliquat de son patrimoine; et, sur la
+rente qu'il en tirait, il trouva moyen, par une économie rigoureuse, de
+subvenir aux nécessités de la vie, sans s'inquiéter autrement des
+superfluités. Les livres étaient véritablement son seul luxe, et à Paris
+on se les procure facilement.
+
+Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de
+la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous étions tous deux à la
+recherche d'un même livre, fort remarquable et fort rare; cette
+coïncidence nous rapprocha. Nous nous vîmes toujours de plus en plus. Je
+fus profondément intéressé par sa petite histoire de famille, qu'il me
+raconta minutieusement avec cette candeur et cet abandon,--ce sans-façon
+du _moi_,--qui est le propre de tout Français quand il parle de ses
+propres affaires.
+
+Je fus aussi fort étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures, et
+par-dessus tout je me sentis l'âme prise par l'étrange chaleur et la
+vitale fraîcheur de son imagination. Cherchant dans Paris certains
+objets qui faisaient mon unique étude, je vis que la société d'un pareil
+homme serait pour moi un trésor inappréciable, et dès lors je me livrai
+franchement à lui. Nous décidâmes enfin que nous vivrions ensemble tout
+le temps de mon séjour dans cette ville; et, comme mes affaires étaient
+un peu moins embarrassées que les siennes, je me chargeai de louer et de
+meubler dans un style approprié à la mélancolie fantasque de nos deux
+caractères, une maisonnette antique et bizarre que des superstitions
+dont nous ne daignâmes pas nous enquérir avaient fait déserter,--tombant
+presque en ruine, et située dans une partie reculée et solitaire du
+faubourg Saint-Germain.
+
+Si la routine de notre vie dans ce lieu avait été connue du monde, nous
+eussions passé pour deux fous,--peut-être pour des fous d'un genre
+inoffensif. Notre réclusion était complète; nous ne recevions aucune
+visite. Le lieu de notre retraite était resté un secret--soigneusement
+gardé--pour mes anciens camarades; il y avait plusieurs années que Dupin
+avait cessé de voir du monde et de se répandre dans Paris. Nous ne
+vivions qu'entre nous.
+
+Mon ami avait une bizarrerie d'humeur,--car comment définir
+cela?--c'était d'aimer la nuit pour l'amour de la nuit; la nuit était sa
+passion; et je tombai moi-même tranquillement dans cette bizarrerie,
+comme dans toutes les autres qui lui étaient propres, me laissant aller
+au courant de toutes ses étranges originalités avec un parfait abandon.
+La noire divinité ne pouvait pas toujours demeurer avec nous; mais nous
+en faisions la contrefaçon. Au premier point du jour, nous fermions tous
+les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de bougies
+fortement parfumées, qui ne jetaient que des rayons très-faibles et
+très-pâles. Au sein de cette débile clarté, nous livrions chacun notre
+âme à ses rêves, nous lisions, nous écrivions ou nous causions, jusqu'à
+ce que la pendule nous avertit du retour de la véritable obscurité.
+Alors, nous nous échappions à travers les rues, bras dessus bras
+dessous, continuant la conversation du jour, rôdant au hasard jusqu'à
+une heure très-avancée, et cherchant à travers les lumières désordonnées
+et les ténèbres de la populeuse cité ces innombrables excitations
+spirituelles que l'étude paisible ne peut pas donner.
+
+Dans ces circonstances, je ne pouvais m'empêcher de remarquer et
+d'admirer,--quoique la riche idéalité dont il était doué eût dû m'y
+préparer, une aptitude analytique particulière chez Dupin. Il semblait
+prendre un délice âcre à l'exercer,--peut être même à l'étaler,--et
+avouait sans façon tout le plaisir qu'il en tirait. Il me disait à moi,
+avec un petit rire tout épanoui, que bien des hommes avaient pour lui
+une fenêtre ouverte à l'endroit de leur coeur, et d'habitude il
+accompagnait une pareille assertion de preuves immédiates et des plus
+surprenantes, tirées d'une connaissance profonde de ma propre personne.
+
+Dans ces moments-là, ses manières étaient glaciales et distraites; ses
+yeux regardaient dans le vide, et sa voix,--une riche voix de ténor,
+habituellement,--montait jusqu'à la voix de tête; c'eût été de la
+pétulance, sans l'absolue délibération de son parler et la parfaite
+certitude de son accentuation. Je l'observais dans ses allures, et je
+rêvais souvent à la vieille philosophie de l'_âme double_,--je m'amusais
+à l'idée d'un Dupin double,--un Dupin créateur et un Dupin analyste.
+
+Qu'on ne s'imagine pas, d'après ce que je viens de dire, que je vais
+dévoiler un grand mystère ou écrire un roman. Ce que j'ai remarqué dans
+ce singulier Français était simplement le résultat d'une intelligence
+surexcitée, malade peut-être. Mais un exemple donnera une meilleure idée
+de la nature de ses observations à l'époque dont il s'agit.
+
+Une nuit, nous flânions dans une longue rue sale, avoisinant le Palais
+Royal. Nous étions plongés chacun dans nos propres pensées, en apparence
+du moins, et, depuis près d'un quart d'heure, nous n'avions pas soufflé
+une syllabe. Tout à coup Dupin lâcha ces paroles:
+
+--C'est un bien petit garçon, en vérité, et il serait mieux à sa place
+au théâtre des Variétés.
+
+--Cela ne fait pas l'ombre d'un doute, répliquai-je sans y penser et
+sans remarquer d'abord, tant j'étais absorbé, la singulière façon dont
+l'interrupteur adaptait sa parole à ma propre rêverie.
+
+Une minute après, je revins à moi, et mon étonnement fut profond.
+
+--Dupin, dis-je très-gravement, voilà qui passe mon intelligence. Je
+vous avoue, sans ambages, que j'en suis stupéfié et que j'en peux à
+peine croire mes sens. Comment a-t-il pu se faire que vous ayez deviné
+que je pensais à...?
+
+Mais je m'arrêtai pour m'assurer indubitablement qu'il avait réellement
+deviné à qui je pensais.
+
+--À Chantilly? dit-il; pourquoi vous interrompre? Vous faisiez en
+vous-même la remarque que sa petite taille le rendait impropre à la
+tragédie.
+
+C'était précisément ce qui faisait le sujet de mes réflexions. Chantilly
+était un ex-savetier de la rue Saint-Denis qui avait la rage du théâtre,
+et avait abordé le rôle de Xerxès dans la tragédie de Crébillon; ses
+prétentions étaient dérisoires: on en faisait des gorges chaudes.
+
+--Dites-moi, pour l'amour de Dieu! la méthode--si méthode il y a--à
+l'aide de laquelle vous avez pu pénétrer mon âme, dans le cas actuel!
+
+En réalité, j'étais encore plus étonné que je n'aurais voulu le
+confesser.
+
+--C'est le fruitier, répliqua mon ami, qui vous a amené à cette
+conclusion que le raccommodeur de semelles n'était pas de taille à jouer
+Xerxès et tous les rôles de ce genre.
+
+--Le fruitier! vous m'étonnez! je ne connais de fruitier d'aucune
+espèce.
+
+--L'homme qui s'est jeté contre vous, quand nous sommes entrés dans la
+rue, il y a peut-être un quart d'heure.
+
+Je me rappelai alors qu'en effet un fruitier, portant sur sa tête un
+grand panier de pommes, m'avait presque jeté par terre par maladresse,
+comme nous passions de la rue C... dans l'artère principale où nous
+étions alors. Mais quel rapport cela avait-il avec Chantilly? Il m'était
+impossible de m'en rendre compte.
+
+Il n'y avait pas un atome de charlatanerie dans mon ami Dupin.
+
+--Je vais vous expliquer cela, dit-il, et, pour que vous puissiez
+comprendre tout très-clairement, nous allons d'abord reprendre la série
+de vos réflexions, depuis le moment dont je vous parle jusqu'à la
+rencontre du fruitier en question. Les anneaux principaux de la chaîne
+se suivent ainsi: _Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Épicure, la
+stéréotomie, les pavés, le fruitier._
+
+Il est peu de personnes qui ne se soient amusées, à un moment quelconque
+de leur vie, à remonter le cours de leurs idées et à rechercher par
+quels chemins leur esprit était arrivé à de certaines conclusions.
+Souvent cette occupation est pleine d'intérêt, et celui qui l'essaye
+pour la première fois est étonné de l'incohérence et de la distance,
+immense en apparence, entre le point de départ et le point d'arrivée.
+
+Qu'on juge donc de mon étonnement quand j'entendis mon Français parler
+comme il avait fait, et que je fus contraint de reconnaître qu'il avait
+dit la pure vérité.
+
+Il continua:
+
+--Nous causions de chevaux--si ma mémoire ne me trompe pas--juste avant
+de quitter la rue C... Ce fut notre dernier thème de conversation. Comme
+nous passions dans cette rue-ci, un fruitier, avec un gros panier sur la
+tête, passa précipitamment devant nous, vous jeta sur un tas de pavés
+amoncelés dans un endroit où la voie est en réparation. Vous avez mis le
+pied sur une des pierres branlantes; vous avez glissé, vous vous êtes
+légèrement foulé la cheville; vous avez paru vexé, grognon; vous avez
+marmotté quelques paroles; vous vous êtes retourné pour regarder le tas,
+puis vous avez continué votre chemin en silence. Je n'étais pas
+absolument attentif à tout ce que vous faisiez; mais, pour moi,
+l'observation est devenue, de vieille date, une espèce de nécessité.
+
+«Vos yeux sont restés attachés sur le sol,--surveillant avec une espèce
+d'irritation les trous et les ornières du pavé (de façon que je voyais
+bien que vous pensiez toujours aux pierres), jusqu'à ce que nous
+eussions atteint le petit passage qu'on nomme le passage Lamartine[6],
+où l'on vient de faire l'essai du pavé de bois, un système de blocs unis
+et solidement assemblés. Ici votre physionomie s'est éclaircie, j'ai vu
+vos lèvres remuer, et j'ai deviné, à n'en pas douter, que vous vous
+murmuriez le mot _stéréotomie_, un terme appliqué fort prétentieusement
+à ce genre de pavage. Je savais que vous ne pouviez pas dire stéréotomie
+sans être induit à penser aux atomes, et de là aux théories d'Épicure;
+et, comme dans la discussion que nous eûmes, il n'y a pas longtemps, à
+ce sujet, je vous avais fait remarquer que les vagues conjectures de
+l'illustre Grec avaient été confirmées singulièrement, sans que personne
+y prît garde, par les dernières théories sur les nébuleuses et les
+récentes découvertes cosmogoniques, je sentis que vous ne pourriez pas
+empêcher vos yeux de se tourner vers la grande nébuleuse d'Orion; je m'y
+attendais certainement. Vous n'y avez pas manqué, et je fus alors
+certain d'avoir strictement emboîté le pas de votre rêverie. Or, dans
+cette amère boutade sur Chantilly, qui a paru hier dans le Musée,
+l'écrivain satirique, en faisant des allusions désobligeantes au
+changement de nom du savetier quand il a chaussé le cothurne, citait un
+vers latin dont nous avons souvent causé. Je veux parler du vers:
+
+ _Perdidit antiquum littera prima sonum._
+
+«Je vous avais dit qu'il avait trait à Orion, qui s'écrivait
+primitivement Urion; et, à cause d'une certaine acrimonie mêlée à cette
+discussion, j'étais sûr que vous ne l'aviez pas oubliée. Il était clair,
+dès lors, que vous ne pouviez pas manquer d'associer les deux idées
+d'Orion et de Chantilly. Cette association d'idées, je la vis au style
+du sourire qui traversa vos lèvres. Vous pensiez à l'immolation du
+pauvre savetier. Jusque-là, vous aviez marché courbé en deux mais alors
+je vous vis vous redresser de toute votre hauteur. J'étais bien sûr que
+vous pensiez à la pauvre petite taille de Chantilly. C'est dans ce
+moment que j'interrompis vos réflexions pour vous faire remarquer que
+c'était un pauvre petit avorton que ce Chantilly, et qu'il serait bien
+mieux à sa place au théâtre des Variétés.»
+
+Peu de temps après cet entretien, nous parcourions l'édition du soir de
+la _Gazette des tribunaux_, quand les paragraphes suivants attirèrent
+notre attention:
+
+«DOUBLE ASSASSINAT DES PLUS SINGULIERS.--Ce matin, vers trois heures,
+les habitants du quartier Saint-Roch furent réveillés par une suite de
+cris effrayants, qui semblaient venir du quatrième étage d'une maison de
+la rue Morgue, que l'on savait occupée en totalité par une dame
+l'Espanaye et sa fille, Mlle Camille l'Espanaye. Après quelques retards
+causés par des efforts infructueux pour se faire ouvrir à l'amiable, la
+grande porte fut forcée avec une pince, et huit ou dix voisins
+entrèrent, accompagnés de deux gendarmes.
+
+«Cependant, les cris avaient cessé; mais, au moment où tout ce monde
+arrivait pêle-mêle au premier étage, on distingua deux fortes voix,
+peut-être plus, qui semblaient se disputer violemment et venir de la
+partie supérieure de la maison. Quand on arriva au second palier, ces
+bruits avaient également cessé, et tout était parfaitement tranquille.
+Les voisins se répandirent de chambre en chambre. Arrivés à une vaste
+pièce située sur le derrière, au quatrième étage, et dont on força la
+porte qui était fermée, avec la clef en dedans, ils se trouvèrent en
+face d'un spectacle qui frappa tous les assistants d'une terreur non
+moins grande que leur étonnement.
+
+«La chambre était dans le plus étrange désordre; les meubles brisés et
+éparpillés dans tous les sens. Il n'y avait qu'un lit, les matelas en
+avaient été arrachés et jetés au milieu du parquet. Sur une chaise, on
+trouva un rasoir mouillé de sang; dans l'âtre, trois longues et fortes
+boucles de cheveux gris, qui semblaient avoir été violemment arrachées
+avec leurs racines. Sur le parquet gisaient quatre napoléons, une boucle
+d'oreille ornée d'une topaze, trois grandes cuillers d'argent, trois
+plus petites en métal d'Alger, et deux sacs contenant environ quatre
+mille francs en or. Dans un coin, les tiroirs d'une commode étaient
+ouverts et avaient sans doute été mis au pillage, bien qu'on y ait
+trouvé plusieurs articles intacts. Un petit coffret de fer fut trouvé
+sous la literie (non pas sous le bois de lit); il était ouvert, avec la
+clef de la serrure. Il ne contenait que quelques vieilles lettres et
+d'autres papiers sans importance.
+
+«On ne trouva aucune trace de Mme l'Espanaye; mais on remarqua une
+quantité extraordinaire de suie dans le foyer; on fit une recherche dans
+la cheminée, et--chose horrible à dire!--on en tira le corps de la
+demoiselle, la tête en bas, qui avait été introduit de force et poussé
+par l'étroite ouverture jusqu'à une distance assez considérable. Le
+corps était tout chaud. En l'examinant, on découvrit de nombreuses
+excoriations, occasionnées sans doute par la violence avec laquelle il y
+avait été fourré et qu'il avait fallu employer pour le dégager. La
+figure portait quelques fortes égratignures, et la gorge était
+stigmatisée par des meurtrissures noires et de profondes traces
+d'ongles, comme si la mort avait eu lieu par strangulation.
+
+«Après un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui n'amena
+aucune découverte nouvelle, les voisins s'introduisirent dans une petite
+cour pavée, située sur le derrière du bâtiment. Là, gisait le cadavre de
+la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coupée, que, quand on
+essaya de le relever, la tête se détacha du tronc. Le corps, aussi bien
+que la tête, était terriblement mutilé, et celui-ci à ce point qu'il
+gardait à peine une apparence humaine.
+
+«Toute cette affaire reste un horrible mystère, et jusqu'à présent on
+n'a pas encore découvert, que nous sachions, le moindre fil conducteur.»
+
+Le numéro suivant portait ces détails additionnels:
+
+«LE DRAME DE LA RUE MORGUE.--Bon nombre d'individus ont été interrogés
+relativement à ce terrible et extraordinaire événement, mais rien n'a
+transpiré qui puisse jeter quelque jour sur l'affaire. Nous donnons
+ci-dessous les dépositions obtenues:
+
+«Pauline Dubourg, blanchisseuse, dépose qu'elle a connu les deux
+victimes pendant trois ans, et qu'elle a blanchi pour elles pendant tout
+ce temps. La vieille dame et sa fille semblaient en bonne
+intelligence,--très-affectueuses l'une envers l'autre. C'étaient de
+bonnes _payes_. Elle ne peut rien dire relativement à leur genre de vie
+et à leurs moyens d'existence. Elle croit que Mme l'Espanaye disait la
+bonne aventure pour vivre. Cette dame passait pour avoir de l'argent de
+côté. Elle n'a jamais rencontré personne dans la maison, quand elle
+venait rapporter ou prendre le linge. Elle est sûre que ces dames
+n'avaient aucun domestique à leur service. Il lui a semblé qu'il n'y
+avait de meubles dans aucune partie de la maison, excepté au quatrième
+étage.
+
+«Pierre Moreau, marchand de tabac, dépose qu'il fournissait
+habituellement Mme l'Espanaye, et lui vendait de petites quantités de
+tabac, quelquefois en poudre. Il est né dans le quartier et y a toujours
+demeuré. La défunte et sa fille occupaient depuis plus de six ans la
+maison où l'on a trouvé leurs cadavres. Primitivement elle était habitée
+par un bijoutier, qui sous-louait les appartements supérieurs à
+différentes personnes. La maison appartenait à Mme l'Espanaye. Elle
+s'était montrée très-mécontente de son locataire, qui endommageait les
+lieux; elle était venue habiter sa propre maison, refusant d'en louer
+une seule partie. La bonne dame était en enfance. Le témoin a vu la
+fille cinq ou six fois dans l'intervalle de ces six années. Elles
+menaient toutes deux une vie excessivement retirée; elles passaient pour
+avoir de quoi. Il a entendu dire chez les voisins que Mme l'Espanaye
+disait la bonne aventure; il ne le croit pas. Il n'a jamais vu personne
+franchir la porte, excepté la vieille dame et sa fille, un
+commissionnaire une ou deux fois, et un médecin huit ou dix.
+
+«Plusieurs autres personnes du voisinage déposent dans le même sens. On
+ne cite personne comme ayant fréquenté la maison. On ne sait pas si la
+dame et sa fille avaient des parents vivants. Les volets des fenêtres de
+face s'ouvraient rarement. Ceux de derrière étaient toujours fermés,
+excepté aux fenêtres de la grande arrière-pièce du quatrième étage. La
+maison était une assez bonne maison, pas trop vieille.
+
+«Isidore Muset, gendarme, dépose qu'il a été mis en réquisition, vers
+trois heures du matin, et qu'il a trouvé à la grande porte vingt ou
+trente personnes qui s'efforçaient de pénétrer dans la maison. Il l'a
+forcée avec une baïonnette et non pas avec une pince. Il n'a pas eu
+grand-peine à l'ouvrir, parce qu'elle était à deux battants et n'était
+verrouillée ni par en haut, ni par en bas. Les cris ont continué jusqu'à
+ce que la porte fût enfoncée, puis ils ont soudainement cessé. On eût
+dit les cris d'une ou de plusieurs personnes en proie aux plus vives
+douleurs; des cris très-hauts, très-prolongés,--non pas des cris brefs,
+ni précipités. Le témoin a grimpé l'escalier. En arrivant au premier
+palier, il a entendu deux voix qui se discutaient très-haut et
+très-aigrement;--l'une, une voix rude, l'autre beaucoup plus aiguë, une
+voix très-singulière. Il a distingué quelques mots de la première,
+c'était celle d'un Français. Il est certain que ce n'est pas une voix de
+femme. Il a pu distinguer les mots _sacré_ et _diable_. La voix aiguë
+était celle d'un étranger. Il ne sait pas précisément si c'était une
+voix d'homme ou de femme. Il n'a pu deviner ce qu'elle disait, mais il
+présume qu'elle parlait espagnol. Ce témoin rend compte de l'état de la
+chambre et des cadavres dans les mêmes termes que nous l'avons fait
+hier.
+
+«Henri Duval, un voisin, et orfèvre de son état, dépose qu'il faisait
+partie du groupe de ceux qui sont entrés les premiers dans la maison.
+Confirme généralement le témoignage de Muset. Aussitôt qu'ils se sont
+introduits dans la maison, ils ont refermé la porte pour barrer le
+passage à la foule qui s'amassait considérablement, malgré l'heure plus
+que matinale. La voix aiguë, à en croire le témoin, était une voix
+d'Italien. À coup sûr, ce n'était pas une voix française. Il ne sait pas
+au juste si c'était une voix de femme; cependant, cela pourrait bien
+être. Le témoin n'est pas familiarisé avec la langue italienne; il n'a
+pu distinguer les paroles, mais il est convaincu d'après l'intonation
+que l'individu qui parlait était un Italien. Le témoin a connu Mme
+l'Espanaye et sa fille. Il a fréquemment causé avec elles. Il est
+certain que la voix aiguë n'était celle d'aucune des victimes.
+
+«Odenheimer, restaurateur. Ce témoin s'est offert de lui-même. Il ne
+parle pas français, et on l'a interrogé par le canal d'un interprète. Il
+est né à Amsterdam. Il passait devant la maison au moment des cris. Ils
+ont duré quelques minutes, dix minutes peut-être. C'étaient des cris
+prolongés, très-hauts, très-effrayants,--des cris navrants. Odenheimer
+est un de ceux qui ont pénétré dans la maison. Il confirme le témoignage
+précédent, à l'exception d'un seul point. Il est sûr que la voix aiguë
+était celle d'un homme,--d'un Français. Il n'a pu distinguer les mots
+articulés. On parlait haut et vite,--d'un ton inégal,--et qui exprimait
+la crainte aussi bien que la colère. La voix était âpre, plutôt âpre
+qu'aiguë. Il ne peut appeler cela précisément une voix aiguë. La grosse
+voix dit à plusieurs reprises: _Sacré,--diable_,--et une fois: _Mon
+Dieu!_
+
+«Jules Mignaud, banquier, de la maison Mignaud et fils, rue Deloraine.
+Il est l'aîné des Mignaud. Mme l'Espanaye avait quelque fortune. Il lui
+avait ouvert un compte dans sa maison, huit ans auparavant, au
+printemps. Elle a souvent déposé chez lui de petites sommes d'argent. Il
+ne lui a rien délivré jusqu'au troisième jour avant sa mort, où elle est
+venue lui demander en personne une somme de quatre mille francs. Cette
+somme lui a été payée en or, et un commis a été chargé de la lui porter
+chez elle.
+
+«Adolphe Lebon, commis chez Mignaud et fils, dépose que, le jour en
+question, vers midi, il a accompagné Mme l'Espanaye à son logis, avec
+les quatre mille francs, en deux sacs. Quand la porte s'ouvrit, Mlle
+l'Espanaye parut, et lui prit des mains l'un des deux sacs, pendant que
+la vieille dame le déchargeait de l'autre. Il les salua et partit. Il
+n'a vu personne dans la rue en ce moment. C'est une rue borgne,
+très-solitaire.
+
+«William Bird, tailleur, dépose qu'il est un de ceux qui se sont
+introduits dans la maison. Il est Anglais. Il a vécu deux ans à Paris.
+Il est un des premiers qui ont monté l'escalier. Il a entendu les voix
+qui se disputaient. La voix rude était celle d'un Français. Il a pu
+distinguer quelques mots, mais il ne se les rappelle pas. Il a entendu
+distinctement _sacré_ et _mon Dieu_. C'était en ce moment un bruit comme
+de plusieurs personnes qui se battent,--le tapage d'une lutte et
+d'objets qu'on brise. La voix aiguë était très-forte, plus forte que la
+voix rude. Il est sûr que ce n'était pas une voix d'Anglais. Elle lui
+sembla une voix d'Allemand; peut-être bien une voix de femme. Le témoin
+ne sait pas l'allemand.
+
+«Quatre des témoins ci-dessus mentionnés ont été assignés de nouveau et
+ont déposé que la porte de la chambre où fut trouvé le corps de Mlle
+l'Espanaye était fermée en dedans quand ils y arrivèrent. Tout était
+parfaitement silencieux; ni gémissements, ni bruits d'aucune espèce.
+Après avoir forcé la porte, ils ne virent personne.
+
+«Les fenêtres, dans la chambre de derrière et dans celle de face,
+étaient fermées et solidement assujetties en dedans. Une porte de
+communication était fermée, mais pas à clef. La porte qui conduit de la
+chambre du devant au corridor était fermée à clef, et la clef en dedans;
+une petite pièce sur le devant de la maison, au quatrième étage, à
+l'entrée du corridor, ouverte, et la porte entrebâillée; cette pièce,
+encombrée de vieux bois de lit, de malles, etc. On a soigneusement
+dérangé et visité tous ces objets. Il n'y a pas un pouce d'une partie
+quelconque de la maison qui n'ait été soigneusement visité. On a fait
+pénétrer des ramoneurs dans les cheminées. La maison est à quatre étages
+avec des mansardes. Une trappe qui donne sur le toit était condamnée et
+solidement fermée avec des clous; elle ne semblait pas avoir été ouverte
+depuis des années. Les témoins varient sur la durée du temps écoulé
+entre le moment où l'on a entendu les voix qui se disputaient et celui
+où l'on a forcé la porte de la chambre. Quelques-uns l'évaluent trop
+court,--deux ou trois minutes,--d'autres, cinq minutes. La porte ne fut
+ouverte qu'à grand-peine.
+
+«Alfonso Garcio, entrepreneur des pompes funèbres, dépose qu'il demeure
+rue Morgue. Il est né en Espagne. Il est un de ceux qui ont pénétré dans
+la maison. Il n'a pas monté l'escalier. Il a les nerfs très-délicats, et
+redoute les conséquences d'une violente agitation nerveuse. Il a entendu
+les voix qui se disputaient. La grosse voix était celle d'un Français.
+Il n'a pu distinguer ce qu'elle disait. La voix aiguë était celle d'un
+Anglais, il en est bien sûr. Le témoin ne sait pas l'anglais, mais il
+juge d'après l'intonation.
+
+«Alberto Montani, confiseur, dépose qu'il fut des premiers qui montèrent
+l'escalier. Il a entendu les voix en question. La voix rauque était
+celle d'un Français. Il a distingué quelques mots. L'individu qui
+parlait semblait faire des remontrances. Il n'a pas pu deviner ce que
+disait la voix aiguë. Elle parlait vite et par saccades. Il l'a prise
+pour la voix d'un Russe. Il confirme en général les témoignages
+précédents. Il est Italien; il avoue qu'il n'a jamais causé avec un
+Russe.
+
+«Quelques témoins, rappelés, certifient que les cheminées dans toutes
+les chambres, au quatrième étage, sont trop étroites pour livrer passage
+à un être humain. Quand ils ont parlé de ramonage, ils voulaient parler
+de ces brosses en forme de cylindres dont on se sert pour nettoyer les
+cheminées. On a fait passer ces brosses du haut au bas dans tous les
+tuyaux de la maison. Il n'y a sur le derrière aucun passage qui ait pu
+favoriser la fuite d'un assassin, pendant que les témoins montaient
+l'escalier. Le corps de Mlle l'Espanaye était si solidement engagé dans
+la cheminée, qu'il a fallu, pour le retirer, que quatre ou cinq des
+témoins réunissent leurs forces.
+
+«Paul Dumas, médecin, dépose qu'il a été appelé au point du jour pour
+examiner les cadavres. Ils gisaient tous les deux sur le fond de sangle
+du lit dans la chambre où avait été trouvée Mlle l'Espanaye. Le corps de
+la jeune dame était fortement meurtri et excorié. Ces particularités
+s'expliquent suffisamment par le fait de son introduction dans la
+cheminée. La gorge était singulièrement écorchée. Il y avait, juste
+au-dessous du menton, plusieurs égratignures profondes, avec une rangée
+de taches livides, résultant évidemment de la pression des doigts. La
+face était affreusement décolorée, et les globes des yeux sortaient de
+la tête. La langue était coupée à moitié. Une large meurtrissure se
+manifestait au creux de l'estomac, produite, selon toute apparence, par
+la pression d'un genou. Dans l'opinion de M. Dumas, Mlle l'Espanaye
+avait été étranglée par un ou par plusieurs individus inconnus.
+
+«Le corps de la mère était horriblement mutilé. Tous les os de la jambe
+et du bras gauche plus ou moins fracassés; le tibia gauche brisé en
+esquilles, ainsi que les côtes du même côté. Tout le corps affreusement
+meurtri et décoloré. Il était impossible de dire comment de pareils
+coups avaient été portés. Une lourde massue de bois ou une large pince
+de fer, une arme grosse, pesante et contondante aurait pu produire de
+pareils résultats, et encore, maniée par les mains d'un homme
+excessivement robuste. Avec n'importe quelle arme, aucune femme n'aurait
+pu frapper de tels coups. La tête de la défunte, quand le témoin la vit,
+était entièrement séparée du tronc, et, comme le reste, singulièrement
+broyée. La gorge évidemment avait été tranchée avec un instrument
+très-affilé, très-probablement un rasoir.
+
+«Alexandre Étienne, chirurgien, a été appelé en même temps que M. Dumas
+pour visiter les cadavres; il confirme le témoignage et l'opinion de M.
+Dumas.
+
+«Quoique plusieurs autres personnes aient été interrogées, on n'a pu
+obtenir aucun autre renseignement d'une valeur quelconque. Jamais
+assassinat si mystérieux, si embrouillé, n'a été commis à Paris, si
+toutefois il y a eu assassinat.
+
+«La police est absolument déroutée,--cas fort usité dans les affaires de
+cette nature. Il est vraiment impossible de retrouver le fil de cette
+affaire.»
+
+L'édition du soir constatait qu'il régnait une agitation permanente dans
+le quartier Saint-Roch; que les lieux avaient été l'objet d'un second
+examen, que les témoins avaient été interrogés de nouveau, mais tout
+cela sans résultat. Cependant, un post-scriptum annonçait qu'Adolphe
+Lebon, le commis de la maison de banque, avait été arrêté et incarcéré,
+bien que rien dans les faits déjà connus ne parût suffisant pour
+l'incriminer.
+
+Dupin semblait s'intéresser singulièrement à la marche de cette affaire,
+autant, du moins, que j'en pouvais juger par ses manières, car il ne
+faisait aucun commentaire. Ce fut seulement après que le journal eut
+annoncé l'emprisonnement de Lebon qu'il me demanda quelle opinion
+j'avais relativement à ce double meurtre.
+
+Je ne pus que lui confesser que j'étais comme tout Paris, et que je le
+considérais comme un mystère insoluble. Je ne voyais aucun moyen
+d'attraper la trace du meurtrier.
+
+--Nous ne devons pas juger des moyens possibles, dit Dupin, par une
+instruction embryonnaire. La police parisienne, si vantée pour sa
+pénétration, est très-rusée, rien de plus. Elle procède sans méthode,
+elle n'a pas d'autre méthode que celle du moment. On fait ici un grand
+étalage de mesures, mais il arrive souvent qu'elles sont si
+intempestives et si mal appropriées au but, qu'elles font penser à M.
+Jourdain, qui demandait _sa robe de chambre_--_pour mieux entendre la
+musique_. Les résultats obtenus sont quelquefois surprenants, mais ils
+sont, pour la plus grande partie, simplement dus à la diligence et à
+l'activité. Dans le cas où ces facultés sont insuffisantes, les plans
+ratent. Vidocq, par exemple, était bon pour deviner; c'était un homme de
+patience mais sa pensée n'étant pas suffisamment éduquée, il faisait
+continuellement fausse route, par l'ardeur même de ses investigations.
+Il diminuait la force de sa vision en regardant l'objet de trop près. Il
+pouvait peut-être voir un ou deux points avec une netteté singulière,
+mais, par le fait même de son procédé, il perdait l'aspect de l'affaire
+prise dans son ensemble. Cela peut s'appeler le moyen d'être trop
+profond. La vérité n'est pas toujours dans un puits. En somme, quant à
+ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois
+qu'elle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la
+profondeur de la vallée: c'est au sommet des montagnes que nous la
+découvrirons.
+
+«On trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des
+échantillons excellents de ce genre d'erreur. Jetez sur une étoile un
+rapide coup d'oeil, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la
+partie latérale de la rétine (beaucoup plus sensible à une lumière
+faible que la partie centrale), et vous verrez l'étoile distinctement;
+vous aurez l'appréciation la plus juste de son éclat, éclat qui
+s'obscurcit à proportion que vous dirigez votre point de vue en plein
+sur elle.
+
+«Dans le dernier cas, il tombe sur l'oeil un plus grand nombre de
+rayons; mais, dans le premier, il y a une réceptibilité plus complète,
+une susceptibilité beaucoup plus vive. Une profondeur outrée affaiblit
+la pensée et la rend perplexe; et il est possible de faire disparaître
+Vénus elle-même du firmament par une attention trop soutenue, trop
+concentrée, trop directe.
+
+«Quant à cet assassinat, faisons nous-mêmes un examen avant de nous
+former une opinion. Une enquête nous procurera de l'amusement (je
+trouvai cette expression bizarre, appliquée au cas en question, mais je
+ne dis mot); et, en outre, Lebon m'a rendu un service pour lequel je ne
+veux pas me montrer ingrat. Nous irons sur les lieux, nous les
+examinerons de nos propres yeux. Je connais G..., le préfet de police,
+et nous obtiendrons sans peine l'autorisation nécessaire.»
+
+L'autorisation fut accordée, et nous allâmes tout droit à la rue Morgue.
+C'est un de ces misérables passages qui relient la rue Richelieu à la
+rue Saint-Roch. C'était dans l'après-midi, et il était déjà tard quand
+nous y arrivâmes, car ce quartier est situé à une grande distance de
+celui que nous habitions. Nous trouvâmes bien vite la maison, car il y
+avait une multitude de gens qui contemplaient de l'autre côté de la rue
+les volets fermés, avec une curiosité badaude. C'était une maison comme
+toutes les maisons de Paris, avec une porte cochère, et sur l'un des
+côtés une niche vitrée avec un carreau mobile, représentant la loge du
+concierge. Avant d'entrer, nous remontâmes la rue, nous tournâmes dans
+une allée, et nous passâmes ainsi sur les derrières de la maison. Dupin,
+pendant ce temps, examinait tous les alentours, aussi bien que la
+maison, avec une attention minutieuse dont je ne pouvais pas deviner
+l'objet.
+
+Nous revînmes sur nos pas vers la façade de la maison; nous sonnâmes,
+nous montrâmes notre pouvoir, et les agents nous permirent d'entrer.
+Nous montâmes jusqu'à la chambre où on avait trouvé le corps de Mlle
+l'Espanaye, et où gisaient encore les deux cadavres. Le désordre de la
+chambre avait été respecté, comme cela se pratique en pareil cas. Je ne
+vis rien de plus que ce qu'avait constaté la _Gazette des tribunaux_.
+Dupin analysait minutieusement toutes choses, sans en excepter les corps
+des victimes. Nous passâmes ensuite dans les autres chambres, et nous
+descendîmes dans les cours, toujours accompagnés par un gendarme. Cet
+examen dura fort longtemps, et il était nuit quand nous quittâmes la
+maison. En retournant chez nous, mon camarade s'arrêta quelques minutes
+dans les bureaux d'un journal quotidien.
+
+J'ai dit que mon ami avait toutes sortes de bizarreries, et que _je les
+ménageais_ (car ce mot n'a pas d'équivalent en anglais). Il entrait
+maintenant dans sa fantaisie de se refuser à toute conversation
+relativement à l'assassinat, jusqu'au lendemain à midi. Ce fut alors
+qu'il me demanda brusquement si j'avais remarqué quelque chose de
+_particulier_ sur le théâtre du crime.
+
+Il y eut dans sa manière de prononcer le mot _particulier_ un accent qui
+me donna le frisson sans que je susse pourquoi.
+
+--Non, rien de particulier, dis-je, rien d'autre, du moins, que ce que
+nous avons lu tous deux dans le journal.
+
+«La _Gazette_, reprit-il, n'a pas, je le crains, pénétré l'horreur
+insolite de l'affaire. Mais laissons là les opinions niaises de ce
+papier. Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par
+la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre, je
+veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît. Les gens de
+police sont confondus par l'absence apparente de motifs légitimant, non
+le meurtre en lui-même, mais l'atrocité du meurtre. Ils sont embarrassés
+aussi par l'impossibilité apparente de concilier les voix qui se
+disputaient avec ce fait qu'on n'a trouvé en haut de l'escalier d'autre
+personne que Mlle l'Espanaye, assassinée, et qu'il n'y avait aucun moyen
+de sortir sans être vu des gens qui montaient l'escalier. L'étrange
+désordre de la chambre,--le corps fourré, la tête en bas, dans la
+cheminée,--l'effrayante mutilation du corps de la vieille dame,--ces
+considérations, jointes à celles que j'ai mentionnées et à d'autres dont
+je n'ai pas besoin de parler, ont suffi pour paralyser l'action des
+agents du ministère et pour dérouter complètement leur perspicacité si
+vantée. Ils ont commis la très-grosse et très-commune faute de confondre
+l'extraordinaire avec l'abstrus. Mais c'est justement en suivant ces
+déviations du cours ordinaire de la nature que la raison trouvera son
+chemin, si la chose est possible, et marchera vers la vérité. Dans les
+investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se
+demander comment les choses se sont passées, qu'étudier en quoi elles se
+distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu'à présent. Bref, la facilité
+avec laquelle j'arriverai,--ou je suis déjà arrivé,--à la solution du
+mystère, est en raison directe de son insolubilité apparente aux yeux de
+la police.
+
+Je fixai mon homme avec un étonnement muet.
+
+--J'attends maintenant, continua-t-il en jetant un regard sur la porte
+de notre chambre, j'attends un individu qui, bien qu'il ne soit
+peut-être pas l'auteur de cette boucherie, doit se trouver en partie
+impliqué dans sa perpétration. Il est probable qu'il est innocent de la
+partie atroce du crime. J'espère ne pas me tromper dans cette hypothèse;
+car c'est sur cette hypothèse que je fonde l'espérance de déchiffrer
+l'énigme entière. J'attends l'homme ici,--dans cette chambre,--d'une
+minute à l'autre. Il est vrai qu'il peut fort bien ne pas venir, mais il
+y a quelques probabilités pour qu'il vienne. S'il vient, il sera
+nécessaire de le garder. Voici des pistolets, et nous savons tous deux à
+quoi ils servent quand l'occasion l'exige.
+
+Je pris les pistolets, sans trop savoir ce que je faisais, pouvant à
+peine en croire mes oreilles,--pendant que Dupin continuait, à peu près
+comme dans un monologue. J'ai déjà parlé de ses manières distraites dans
+ces moments-là. Son discours s'adressait à moi; mais sa voix, quoique
+montée à un diapason fort ordinaire, avait cette intonation que l'on
+prend d'habitude en parlant à quelqu'un placé à une grande distance. Ses
+yeux, d'une expression vague, ne regardaient que le mur.
+
+--Les voix qui se disputaient, disait-il, les voix entendues par les
+gens qui montaient l'escalier n'étaient pas celles de ces malheureuses
+femmes,--cela est plus que prouvé par l'évidence. Cela nous débarrasse
+pleinement de la question de savoir si la vieille dame aurait assassiné
+sa fille et se serait ensuite suicidée.
+
+«Je ne parle de ce cas que par amour de la méthode; car la force de Mme
+l'Espanaye eût été absolument insuffisante pour introduire le corps de
+sa fille dans la cheminée, de la façon où on l'a découvert; et la nature
+des blessures trouvées sur sa propre personne exclut entièrement l'idée
+de suicide. Le meurtre a donc été commis par des tiers, et les voix de
+ces tiers sont celles qu'on a entendues se quereller.
+
+«Permettez-moi maintenant d'appeler votre attention,--non pas sur les
+dépositions relatives à ces voix,--mais sur ce qu'il y a de
+_particulier_ dans ces dépositions. Y avez-vous remarqué quelque chose
+de particulier?
+
+--Je remarquai que, pendant que tous les témoins s'accordaient à
+considérer la grosse voix comme étant celle d'un Français, il y avait un
+grand désaccord relativement à la voix aiguë, ou, comme l'avait définie
+un seul individu, à la voix âpre.
+
+--Cela constitue l'évidence, dit Dupin, mais non la particularité de
+l'évidence. Vous n'avez rien observé de distinctif;--cependant il y
+avait _quelque chose_ à observer. Les témoins, remarquez-le bien, sont
+d'accord sur la grosse voix; là-dessus, il y a unanimité. Mais
+relativement à la voix aiguë, il y a une particularité,--elle ne
+consiste pas dans leur désaccord,--mais en ceci que, quand un Italien,
+un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, essayent de la décrire, chacun
+en parle comme d'une voix d'_étranger_, chacun est sûr que ce n'était
+pas la voix d'un de ses compatriotes.
+
+«Chacun la compare, non pas à la voix d'un individu dont la langue lui
+serait familière, mais justement au contraire. Le Français présume que
+c'était une voix d'Espagnol, _et il aurait pu distinguer quelques mots
+s'il était familiarisé avec l'espagnol_. Le Hollandais affirme que
+c'était la voix d'un Français; mais il est établi que le témoin, ne
+sachant pas le français, a été interrogé par le canal d'un interprète.
+L'Anglais pense que c'était la voix d'un Allemand, et _il n'entend pas
+l'allemand_. L'Espagnol est positivement sûr que c'était la voix d'un
+Anglais, mais il en juge uniquement par l'intonation, car il n'a aucune
+connaissance de l'anglais. L'Italien croit à une voix de Russe, mais _il
+n'a jamais causé avec une personne native de Russie_. Un autre Français,
+cependant, diffère du premier, et il est certain que c'était une voix
+d'Italien; mais, n'ayant pas la connaissance de cette langue, il fait
+comme l'Espagnol, _il tire sa certitude de l'intonation_. Or, cette voix
+était donc bien insolite et bien étrange, qu'on ne pût obtenir à son
+égard que de pareils témoignages? Une voix dans les intonations de
+laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l'Europe n'ont rien pu
+reconnaître qui leur fût familier! Vous me direz que c'était peut-être
+la voix d'un Asiatique ou d'un Africain. Les Africains et les Asiatiques
+n'abondent pas à Paris; mais, sans nier la possibilité du cas
+j'appellerai simplement votre attention sur trois points.
+
+«Un témoin dépeint la voix ainsi: _plutôt âpre qu'aiguë_. Deux autres en
+parlent comme d'une voix _brève et saccadée_. Ces témoins n'ont
+distingué aucune parole,--aucun son ressemblant à des paroles.
+
+«Je ne sais pas, continua Dupin, quelle impression j'ai pu faire sur
+votre entendement; mais je n'hésite pas à affirmer qu'on peut tirer des
+déductions légitimes de cette partie même des dépositions,--la partie
+relative aux deux voix,--la grosse voix et la voix
+aiguë--très-suffisantes en elles-mêmes pour créer un soupçon qui
+indiquerait la route dans toute investigation ultérieure du mystère.
+
+«J'ai dit: déductions légitimes, mais cette expression ne rend pas
+complètement ma pensée. Je voulais faire entendre que ces déductions
+sont les seules convenables, et que ce soupçon en surgit inévitablement
+comme le seul résultat possible. Cependant, de quelle nature est ce
+soupçon, je ne vous le dirai pas immédiatement. Je désire simplement
+vous démontrer que ce soupçon était plus que suffisant pour donner un
+caractère décidé, une tendance positive à l'enquête que je voulais faire
+dans la chambre.
+
+«Maintenant, transportons-nous en imagination dans cette chambre. Quel
+sera le premier objet de notre recherche? Les moyens d'évasion employés
+par les meurtriers. Nous pouvons affirmer,--n'est-ce pas,--que nous ne
+croyons ni l'un ni l'autre aux événements surnaturels? Mesdames
+l'Espanaye n'ont pas été assassinées par les esprits. Les auteurs du
+meurtre étaient des êtres matériels, et ils ont fui matériellement.
+
+«Or, comment? Heureusement, il n'y a qu'une manière de raisonner sur ce
+point, et cette manière nous conduira à une conclusion positive.
+Examinons donc un à un les moyens possibles d'évasion. Il est clair que
+les assassins étaient dans la chambre où l'on a trouvé Mlle l'Espanaye,
+ou au moins dans la chambre adjacente quand la foule a monté l'escalier.
+Ce n'est donc que dans ces deux chambres que nous avons à chercher des
+issues. La police a levé les parquets, ouvert les plafonds, sondé la
+maçonnerie des murs. Aucune issue secrète n'a pu échapper à sa
+perspicacité. Mais je ne me suis pas fié à ses yeux, et j'ai examiné
+avec les miens; il n'y a réellement pas d'issue secrète. Les deux portes
+qui conduisent des chambres dans le corridor étaient solidement fermées
+et les clefs en dedans. Voyons les cheminées. Celles-ci, qui sont d'une
+largeur ordinaire jusqu'à une distance de huit ou dix pieds au-dessus du
+foyer, ne livreraient pas au delà un passage suffisant à un gros chat.
+
+«L'impossibilité de la fuite, du moins par les voies ci-dessus
+indiquées, étant donc absolument établie, nous en sommes réduits aux
+fenêtres. Personne n'a pu fuir par celles de la chambre du devant sans
+être vu par la foule du dehors. Il a donc _fallu_ que les meurtriers
+s'échappassent par celles de la chambre de derrière.
+
+«Maintenant, amenés, comme nous le sommes, à cette conclusion par des
+déductions aussi irréfragables, nous n'avons pas le droit, en tant que
+raisonneurs, de la rejeter en raison de son apparente impossibilité. Il
+ne nous reste donc qu'à démontrer que cette impossibilité apparente
+n'existe pas en réalité.
+
+«Il y a deux fenêtres dans la chambre. L'une des deux n'est pas obstruée
+par l'ameublement, et est restée entièrement visible. La partie
+inférieure de l'autre est cachée par le chevet du lit, qui est fort
+massif et qui est poussé tout contre. On a constaté que la première
+était solidement assujettie en dedans. Elle a résisté aux efforts les
+plus violents de ceux qui ont essayé de la lever. On avait percé dans
+son châssis, à gauche, un grand trou avec une vrille, et on y trouva un
+gros clou enfoncé presque jusqu'à la tête. En examinant l'autre fenêtre,
+on y a trouvé fiché un clou semblable; et un vigoureux effort pour lever
+le châssis n'a pas eu plus de succès que de l'autre côté. La police
+était dès lors pleinement convaincue qu'aucune fuite n'avait pu
+s'effectuer par ce chemin. Il fut donc considéré comme superflu de
+retirer les clous et d'ouvrir les fenêtres.
+
+«Mon examen fut un peu plus minutieux, et cela par la raison que je vous
+ai donnée tout à l'heure. C'était le cas, je le savais, où il _fallait_
+démontrer que l'impossibilité n'était qu'apparente.
+
+«Je continuai à raisonner ainsi,--_a posteriori_.--Les meurtriers
+s'étaient évadés par l'une de ces fenêtres. Cela étant, ils ne pouvaient
+pas avoir réassujetti les châssis en dedans, comme on les a trouvés;
+considération qui, par son évidence, a borné les recherches de la police
+dans ce sens-là. Cependant, ces châssis étaient bien fermés. Il _faut_
+donc qu'ils puissent se fermer d'eux-mêmes. Il n'y avait pas moyen
+d'échapper à cette conclusion. J'allai droit à la fenêtre non bouchée,
+je retirai le clou avec quelque difficulté, et j'essayai de lever le
+châssis. Il a résisté à tous mes efforts, comme je m'y attendais. Il y
+avait donc, j'en étais sûr maintenant, un ressort caché; et ce fait,
+corroborant mon idée, me convainquit au moins de la justesse de mes
+prémisses, quelques mystérieuses que m'apparussent toujours les
+circonstances relatives aux clous. Un examen minutieux me fit bientôt
+découvrir le ressort secret. Je le poussai, et, satisfait de ma
+découverte, je m'abstins de lever le châssis.
+
+«Je remis alors le clou en place et l'examinai attentivement. Une
+personne passant par la fenêtre pouvait l'avoir refermée, et le ressort
+aurait fait son office mais le clou n'aurait pas été replacé. Cette
+conclusion était nette et rétrécissait encore le champ de mes
+investigations. Il _fallait_ que les assassins se fussent enfuis par
+l'autre fenêtre. En supposant donc que les ressorts des deux croisées
+fussent semblables, comme il était probable, il _fallait_ cependant
+trouver une différence dans les clous, ou au moins dans la manière dont
+ils avaient été fixés. Je montai sur le fond de sangle du lit, et je
+regardai minutieusement l'autre fenêtre par-dessus le chevet du lit. Je
+passai ma main derrière, je découvris aisément le ressort, et je le fis
+jouer;--il était, comme je l'avais deviné, identique au premier. Alors,
+j'examinai le clou. Il était aussi gros que l'autre, et fixé de la même
+manière, enfoncé presque jusqu'à la tête.
+
+«Vous direz que j'étais embarrassé; mais, si vous avez une pareille
+pensée, c'est que vous vous êtes mépris sur la nature de mes inductions.
+Pour me servir d'un terme de jeu, je n'avais pas commis une seule faute;
+je n'avais pas perdu la piste un seul instant; il n'y avait pas une
+lacune d'un anneau à la chaîne. J'avais suivi le secret jusque dans sa
+dernière phase, et cette phase, c'était le clou. Il ressemblait, dis-je,
+sous tous les rapports, à son voisin de l'autre fenêtre; mais ce fait,
+quelque concluant qu'il fût en apparence, devenait absolument nul, en
+face de cette considération dominante, à savoir que là, à ce clou,
+finissait le fil conducteur. Il faut, me dis-je, qu'il y ait dans ce
+clou quelque chose de défectueux. Je le touchai, et la tête, avec un
+petit morceau de la tige, un quart de pouce environ, me resta dans les
+doigts. Le reste de la tige était dans le trou, où elle s'était cassée.
+Cette fracture était fort ancienne, car les bords étaient incrustés de
+rouille, et elle avait été opérée par un coup de marteau, qui avait
+enfoncé en partie la tête du clou dans le fond du châssis. Je rajustai
+soigneusement la tête avec le morceau qui la continuait, et le tout
+figura un clou intact; la fissure était inappréciable. Je pressai le
+ressort, je levai doucement la croisée de quelques pouces; la tête du
+clou vint avec elle, sans bouger de son trou. Je refermai la croisée, et
+le clou offrit de nouveau le semblant d'un clou complet.
+
+«Jusqu'ici l'énigme était débrouillée. L'assassin avait fui par la
+fenêtre qui touchait au lit. Qu'elle fût retombée d'elle-même après la
+fuite ou qu'elle eût été fermée par une main humaine, elle était retenue
+par le ressort, et la police avait attribué cette résistance au clou;
+aussi toute enquête ultérieure avait été jugée superflue.
+
+«La question, maintenant, était celle du mode de descente. Sur ce point,
+j'avais satisfait mon esprit dans notre promenade autour du bâtiment. À
+cinq pieds et demi environ de la fenêtre en question court une chaîne de
+paratonnerre. De cette chaîne, il eût été impossible à n'importe qui
+d'atteindre la fenêtre, à plus forte raison, d'entrer.
+
+«Toutefois, j'ai remarqué que les volets du quatrième étage étaient du
+genre particulier que les menuisiers parisiens appellent _ferrades_,
+genre de volets fort peu usité aujourd'hui, mais qu'on rencontre
+fréquemment dans de vieilles maisons de Lyon et de Bordeaux. Ils sont
+faits comme une porte ordinaire (porte simple, et non pas à double
+battant), à l'exception que la partie inférieure est façonnée à jour et
+treillissée, ce qui donne aux mains une excellente prise.
+
+«Dans le cas en question, ces volets sont larges de trois bons pieds et
+demi. Quand nous les avons examinés du derrière de la maison, ils
+étaient tous les deux ouverts à moitié, c'est-à-dire qu'ils faisaient
+angle droit avec le mur. Il est présumable que la police a examiné comme
+moi les derrières du bâtiment; mais, en regardant ces _ferrades_ dans le
+sens de leur largeur (comme elle les a vues inévitablement), elle n'a
+sans doute pas pris garde à cette largeur même, ou du moins elle n'y a
+pas attaché l'importance nécessaire. En somme, les agents, quand il a
+été démontré pour eux que la fuite n'avait pu s'effectuer de ce côté, ne
+leur ont appliqué qu'un examen succinct.
+
+«Toutefois, il était évident pour moi que le volet appartenant à la
+fenêtre située au chevet du lit, si on le supposait rabattu contre le
+mur, se trouverait à deux pieds de la chaîne du paratonnerre. Il était
+clair aussi que, par l'effort d'une énergie et d'un courage insolites,
+on pouvait, à l'aide de la chaîne, avoir opéré une invasion par la
+fenêtre. Arrivé à cette distance de deux pieds et demi (je suppose
+maintenant le volet complètement ouvert), un voleur aurait pu trouver
+dans le treillage une prise solide. Il aurait pu dès lors, en lâchant la
+chaîne, en assurant bien ses pieds contre le mur et en s'élançant
+vivement, tomber dans la chambre, et attirer violemment le volet avec
+lui de manière à le fermer,--en supposant, toutefois, la fenêtre ouverte
+à ce moment-là.
+
+«Remarquez bien, je vous prie, que j'ai parlé d'une énergie très-peu
+commune, nécessaire pour réussir dans une entreprise aussi difficile,
+aussi hasardeuse. Mon but est de vous prouver d'abord que la chose a pu
+se faire,--en second lieu et _principalement_, d'attirer votre attention
+sur le caractère _très-extraordinaire_, presque surnaturel, de l'agilité
+nécessaire pour l'accomplir.
+
+«Vous direz sans doute, en vous servant de la langue judiciaire, que,
+pour donner ma preuve _a fortiori_, je devrais plutôt _sous-évaluer_
+l'énergie nécessaire dans ce cas que réclamer son exacte estimation.
+C'est peut-être la pratique des tribunaux, mais cela ne rentre pas dans
+les us de la raison. Mon objet final, c'est la vérité. Mon but actuel,
+c'est de vous induire à rapprocher cette énergie tout à fait insolite de
+cette voix particulière, de cette voix aiguë (ou âpre), de cette voix
+saccadée, dont la nationalité n'a pu être constatée par l'accord de deux
+témoins, et dans laquelle personne n'a saisi de mots articulés, de
+syllabisation.»
+
+À ces mots, une conception vague et embryonnaire de la pensée de Dupin
+passa dans mon esprit. Il me semblait être sur la limite de la
+compréhension sans pouvoir comprendre; comme les gens qui sont
+quelquefois sur le bord du souvenir, et qui cependant ne parviennent pas
+à se rappeler. Mon ami continua son argumentation:
+
+«Vous voyez, dit-il, que j'ai transporté la question du mode de sortie
+au mode d'entrée. Il était dans mon plan de démontrer qu'elles se sont
+effectuées de la même manière et sur le même point. Retournons
+maintenant dans l'intérieur de la chambre. Examinons toutes les
+particularités. Les tiroirs de la commode, dit-on, ont été mis au
+pillage, et cependant on y a trouvé plusieurs articles de toilette
+intacts. Cette conclusion est absurde; c'est une simple conjecture,--une
+conjecture passablement niaise, et rien de plus. Comment pouvons-nous
+savoir que les articles trouvés dans les tiroirs ne représentent pas
+tout ce que les tiroirs contenaient? Mme l'Espanaye et sa fille menaient
+une vie excessivement retirée, ne voyaient pas le monde, sortaient
+rarement, avaient donc peu d'occasions de changer de toilette. Ceux
+qu'on a trouvés étaient au moins d'aussi bonne qualité qu'aucun de ceux
+que possédaient vraisemblablement ces dames. Et si un voleur en avait
+pris quelques-uns, pourquoi n'aurait-il pas pris les
+meilleurs,--pourquoi ne les aurait-il pas tous pris? Bref, pourquoi
+aurait-il abandonné les quatre mille francs en or pour s'empêtrer d'un
+paquet de linge? L'or a été abandonné. La presque totalité de la somme
+désignée par le banquier Mignaud a été trouvée sur le parquet, dans les
+sacs. Je tiens donc à écarter de votre pensée l'idée saugrenue d'un
+_intérêt_, idée engendrée dans le cerveau de la police par les
+dépositions qui parlent d'argent délivré à la porte même de la maison.
+Des coïncidences dix fois plus remarquables que celle-ci (la livraison
+de l'argent et le meurtre commis trois jours après sur le propriétaire)
+se présentent dans chaque heure de notre vie sans attirer notre
+attention, même une minute. En général, les coïncidences sont de grosses
+pierres d'achoppement dans la route de ces pauvres penseurs mal éduqués
+qui ne savent pas le premier mot de la théorie des probabilités, théorie
+à laquelle le savoir humain doit ses plus glorieuses conquêtes et ses
+plus belles découvertes. Dans le cas présent, si l'or avait disparu, le
+fait qu'il avait été délivré trois jours auparavant créerait quelque
+chose de plus qu'une coïncidence. Cela corroborerait l'idée d'intérêt.
+Mais, dans les circonstances réelles où nous sommes placés, si nous
+supposons que l'or a été le mobile de l'attaque, il nous faut supposer
+ce criminel assez indécis et assez idiot pour oublier à la fois son or
+et le mobile qui l'a fait agir.
+
+«Mettez donc bien dans votre esprit les points sur lesquels j'ai attiré
+votre attention,--cette voix particulière, cette agilité sans pareille,
+et cette absence frappante d'intérêt dans un meurtre aussi
+singulièrement atroce que celui-ci.--Maintenant, examinons la boucherie
+en elle-même. Voilà une femme étranglée par la force des mains, et
+introduite dans une cheminée, la tête en bas. Des assassins ordinaires
+n'emploient pas de pareils procédés pour tuer. Encore moins cachent-ils
+ainsi les cadavres de leurs victimes. Dans cette façon de fourrer le
+corps dans la cheminée, vous admettrez qu'il y a quelque chose
+d'excessif et de bizarre,--quelque chose d'absolument inconciliable avec
+tout ce que nous connaissons en général des actions humaines, même en
+supposant que les auteurs fussent les plus pervertis des hommes. Songez
+aussi quelle force prodigieuse il a fallu pour pousser ce corps dans une
+pareille ouverture, et l'y pousser si puissamment, que les efforts
+réunis de plusieurs personnes furent à peine suffisants pour l'en
+retirer.
+
+«Portons maintenant notre attention sur d'autres indices de cette
+vigueur merveilleuse. Dans le foyer, on a trouvé des mèches de
+cheveux,--des mèches très-épaisses de cheveux gris. Ils ont été arrachés
+avec leurs racines. Vous savez quelle puissante force il faut pour
+arracher seulement de la tête vingt ou trente cheveux à la fois. Vous
+avez vu les mèches en question aussi bien que moi. À leurs racines
+grumelées--affreux spectacle!--adhéraient des fragments de cuir
+chevelu,--preuve certaine de la prodigieuse puissance qu'il a fallu
+déployer pour déraciner peut-être cinq cent mille cheveux d'un seul
+coup.
+
+«Non seulement le cou de la vieille dame était coupé, mais la tête
+absolument séparée du corps: l'instrument était un simple rasoir. Je
+vous prie de remarquer cette férocité _bestiale_. Je ne parle pas des
+meurtrissures du corps de Mme l'Espanaye; M. Dumas et son honorable
+confrère, M. Étienne, ont affirmé qu'elles avaient été produites par un
+instrument contondant; et en cela ces messieurs furent tout à fait dans
+le vrai. L'instrument contondant a été évidemment le pavé de la cour sur
+laquelle la victime est tombée de la fenêtre qui donne sur le lit. Cette
+idée, quelque simple qu'elle apparaisse maintenant, a échappé à la
+police par la même raison qui l'a empêchée de remarquer la largeur des
+volets; parce que, grâce à la circonstance des clous, sa perception
+était hermétiquement bouchée à l'idée que les fenêtres eussent jamais pu
+être ouvertes.
+
+«Si maintenant,--subsidiairement,--vous avez convenablement réfléchi au
+désordre bizarre de la chambre, nous sommes allés assez avant pour
+combiner les idées d'une agilité merveilleuse, d'une férocité bestiale,
+d'une boucherie sans motif, d'une _grotesquerie_ dans l'horrible
+absolument étrangère à l'humanité, et d'une voix dont l'accent est
+inconnu à l'oreille d'hommes de plusieurs nations, d'une voix dénuée de
+toute syllabisation distincte et intelligible. Or, pour vous, qu'en
+ressort-il? Quelle impression ai-je faite sur votre imagination?»
+
+Je sentis un frisson courir dans ma chair quand Dupin me fit cette
+question.
+
+--Un fou, dis-je, aura commis ce meurtre,--quelque maniaque furieux
+échappé à une maison de santé du voisinage.
+
+--Pas trop mal, répliqua-t-il, votre idée est presque applicable. Mais
+les voix des fous, même dans leurs plus sauvages paroxysmes, ne se sont
+jamais accordées avec ce qu'on dit de cette singulière voix entendue
+dans l'escalier. Les fous font partie d'une nation quelconque, et leur
+langage, pour incohérent qu'il soit dans les paroles, est toujours
+syllabifié. En outre, le cheveu d'un fou ne ressemble pas à celui que je
+tiens maintenant dans ma main. J'ai dégagé cette petite touffe des
+doigts rigides et crispés de Mme l'Espanaye. Dites-moi ce que vous en
+pensez.
+
+--Dupin! dis-je, complètement bouleversé, ces cheveux sont bien
+extraordinaires,--ce ne sont pas là des cheveux humains!
+
+--Je n'ai pas affirmé qu'ils fussent tels, dit-il; mais, avant de nous
+décider sur ce point, je désire que vous jetiez un coup d'oeil sur le
+petit dessin que j'ai tracé sur ce bout de papier. C'est un _fac-similé_
+qui représente ce que certaines dépositions définissent les
+_meurtrissures noirâtres et les profondes marques d'ongles_ trouvées sur
+le cou de Mlle l'Espanaye, et que MM. Dumas et Étienne appellent _une
+série de taches livides, évidemment causées par l'impression des
+doigts._
+
+--Vous voyez, continua mon ami en déployant le papier sur la table, que
+ce dessin donne l'idée d'une poigne solide et ferme. Il n'y a pas
+d'apparence que les doigts aient glissé. Chaque doigt a gardé, peut-être
+jusqu'à la mort de la victime, la terrible prise qu'il s'était faite, et
+dans laquelle il s'est moulé. Essayez maintenant de placer tous vos
+doigts, en même temps, chacun dans la marque analogue que vous voyez.
+
+J'essayai, mais inutilement.
+
+--Il est possible, dit Dupin, que nous ne fassions pas cette expérience
+d'une manière décisive. Le papier est déployé sur une surface plane, et
+la gorge humaine est cylindrique. Voici un rouleau de bois dont la
+circonférence est à peu près celle d'un cou. Étalez le dessin tout
+autour, et recommencez l'expérience.
+
+J'obéis; mais la difficulté fut encore plus évidente que la première
+fois.
+
+--Ceci, dis-je, n'est pas la trace d'une main humaine.
+
+--Maintenant, dit Dupin, lisez ce passage de Cuvier.
+
+C'était l'histoire minutieuse, anatomique et descriptive, du grand
+orang-outang fauve des îles de l'Inde orientale. Tout le monde connaît
+suffisamment la gigantesque stature, la force et l'agilité prodigieuses,
+la férocité sauvage et les facultés d'imitation de ce mammifère. Je
+compris d'un seul coup tout l'horrible du meurtre.
+
+--La description des doigts, dis-je, quand j'eus fini la lecture,
+s'accorde parfaitement avec le dessin. Je vois qu'aucun animal,--excepté
+un orang-outang, et de l'espèce en question,--n'aurait pu faire des
+marques telles que celles que vous avez dessinées. Cette touffe de poils
+fauves est aussi d'un caractère identique à celui de l'animal de Cuvier.
+Mais je ne me rends pas facilement compte des détails de cet effroyable
+mystère. D'ailleurs, on a entendu _deux_ voix se disputer, et l'une
+d'elles était incontestablement la voix d'un Français.
+
+--C'est vrai; et vous vous rappellerez une expression attribuée presque
+unanimement à cette voix,--l'expression _Mon Dieu_! Ces mots, dans les
+circonstances présentes, ont été caractérisés par l'un des témoins
+(Montani, le confiseur) comme exprimant un reproche et une remontrance.
+C'est donc sur ces deux mots que j'ai fondé l'espérance de débrouiller
+complètement l'énigme. Un Français a eu connaissance du meurtre. Il est
+possible,--il est même plus que probable qu'il est innocent de toute
+participation à cette sanglante affaire. L'orang-outang a pu lui
+échapper. Il est possible qu'il ait suivi sa trace jusqu'à la chambre,
+mais que, dans les circonstances terribles qui ont suivi, il n'ait pu
+s'emparer de lui. L'animal est encore libre. Je ne poursuivrai pas ces
+conjectures, je n'ai pas le droit d'appeler ces idées d'un autre nom,
+puisque les ombres de réflexions qui leur servent de base sont d'une
+profondeur à peine suffisante pour être appréciées par ma propre raison,
+et que je ne prétendrais pas qu'elles fussent appréciables pour une
+autre intelligence. Nous les nommerons donc des conjectures, et nous ne
+les prendrons que pour telles. Si le Français en question est, comme je
+le suppose, innocent de cette atrocité, cette annonce que j'ai laissée
+hier au soir, pendant que nous retournions au logis dans les bureaux du
+journal _le Monde_ (feuille consacrée aux intérêts maritimes, et très
+recherchée par les marins), l'amènera chez nous.
+
+Il me tendit un papier, et je lus:
+
+_AVIS.--On a trouvé dans le bois de Boulogne, le matin du... courant
+(c'était le matin de l'assassinat), de fort bonne heure, un énorme
+orang-outang fauve de l'espèce de Bornéo. Le propriétaire (qu'on sait
+être un marin appartenant à l'équipage d'un navire maltais) peut
+retrouver l'animal, après en avoir donné un signalement satisfaisant et
+remboursé quelques frais à la personne qui s'en est emparée et qui l'a
+gardé. S'adresser rue..., n°..., faubourg Saint-Germain, au troisième._
+
+--Comment avez-vous pu, demandai-je à Dupin, savoir que l'homme était un
+marin, et qu'il appartenait à un navire maltais?
+
+--Je ne le sais pas, dit-il, je n'en suis pas sûr. Voici toutefois un
+petit morceau de ruban qui, si j'en juge par sa forme et son aspect
+graisseux a évidemment servi à nouer les cheveux en une de ces longues
+queues qui rendent les marins si fiers et si farauds. En outre, ce noeud
+est un de ceux que peu de personnes savent faire, excepté les marins, et
+il est particulier aux Maltais. J'ai ramassé le ruban au bas de la
+chaîne du paratonnerre. Il est impossible qu'il ait appartenu à l'une
+des deux victimes. Après tout, si je me suis trompé en induisant de ce
+ruban que le Français est un marin appartenant à un navire maltais, je
+n'aurai fait de mal à personne avec mon annonce. Si je suis dans
+l'erreur, il supposera simplement que j'ai été fourvoyé par quelque
+circonstance dont il ne prendra pas la peine de s'enquérir. Mais, si je
+suis dans le vrai, il y a un grand point de gagné. Le Français, qui a
+connaissance du meurtre, bien qu'il en soit innocent, hésitera
+naturellement à répondre à l'annonce,--à réclamer son orang-outang. Il
+raisonnera ainsi: «Je suis innocent; je suis pauvre; mon orang-outang
+est d'un grand prix;--c'est presque une fortune dans une situation comme
+la mienne;--pourquoi le perdrais-je par quelques niaises appréhensions
+de danger? Le voilà, il est sous ma main. On l'a trouvé dans le bois de
+Boulogne,--à une grande distance du théâtre du meurtre. Soupçonnera-t-on
+jamais qu'une bête brute ait pu faire le coup? La police est
+dépistée,--elle n'a pu retrouver le plus petit fil conducteur. Quand
+même on serait sur la piste de l'animal, il serait impossible de me
+prouver que j'aie eu connaissance de ce meurtre, ou de m'incriminer en
+raison de cette connaissance. Enfin, et avant tout, je suis connu. Le
+rédacteur de l'annonce me désigne comme le propriétaire de la bête. Mais
+je ne sais pas jusqu'à quel point s'étend sa certitude. Si j'évite de
+réclamer une propriété d'une aussi grosse valeur, qui est connue pour
+m'appartenir, je puis attirer sur l'animal un dangereux soupçon. Ce
+serait de ma part une mauvaise politique d'appeler l'attention sur moi
+ou sur la bête. Je répondrai décidément à l'avis du journal, je
+reprendrai mon orang-outang, et je l'enfermerai solidement jusqu'à ce
+que cette affaire soit oubliée.»
+
+En ce moment, nous entendîmes un pas qui montait l'escalier.
+
+--Apprêtez-vous, dit Dupin, prenez vos pistolets, mais ne vous en servez
+pas,--ne les montrez pas avant un signal de moi.
+
+On avait laissé ouverte la porte cochère, et le visiteur était entré
+sans sonner et avait gravi plusieurs marches de l'escalier. Mais on eût
+dit maintenant qu'il hésitait. Nous l'entendions redescendre. Dupin se
+dirigea vivement vers la porte, quand nous l'entendîmes qui remontait.
+Cette fois, il ne battit pas en retraite, mais s'avança délibérément et
+frappa à la porte de notre chambre.
+
+--Entrez, dit Dupin d'une voix gaie et cordiale.
+
+Un homme se présenta. C'était évidemment un marin,--un grand, robuste et
+musculeux individu, avec une expression d'audace de tous les diables qui
+n'était pas du tout déplaisante. Sa figure, fortement hâlée, était plus
+qu'à moitié cachée par les favoris et les moustaches. Il portait un gros
+bâton de chêne, mais ne semblait pas autrement armé. Il nous salua
+gauchement, et nous souhaita le bonsoir avec un accent français qui,
+bien que légèrement bâtardé de suisse, rappelait suffisamment une
+origine parisienne.
+
+--Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin; je suppose que vous venez pour votre
+orang-outang. Sur ma parole, je vous l'envie presque; il est
+remarquablement beau et c'est sans doute une bête d'un grand prix. Quel
+âge lui donnez-vous bien?
+
+Le matelot aspira longuement, de l'air d'un homme qui se trouve soulagé
+d'un poids intolérable, et répliqua d'une voix assurée:
+
+--Je ne saurais trop vous dire; cependant, il ne peut guère avoir plus
+de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous l'avez ici?
+
+--Oh! non; nous n'avions pas de lieu commode pour l'enfermer. Il est
+dans une écurie de manège près d'ici, rue Dubourg. Vous pourrez l'avoir
+demain matin. Ainsi vous êtes en mesure de prouver votre droit de
+propriété?
+
+--Oui, monsieur, certainement.
+
+--Je serais vraiment peiné de m'en séparer, dit Dupin.
+
+--Je n'entends pas, dit l'homme, que vous ayez pris tant de peine pour
+rien; je n'y ai pas compté. Je payerai volontiers une récompense à la
+personne qui a retrouvé l'animal, une récompense raisonnable s'entend.
+
+--Fort bien, répliqua mon ami, tout cela est fort juste, en vérité.
+Voyons,--que donneriez-vous bien? Ah! je vais vous le dire. Voici quelle
+sera ma récompense: vous me raconterez tout ce que vous savez
+relativement aux assassinats de la rue Morgue.
+
+Dupin prononça ces derniers mots d'une voix très-basse et fort
+tranquillement. Il se dirigea vers la porte avec la même placidité, la
+ferma, et mit la clef dans sa poche. Il tira alors un pistolet de son
+sein, et le posa sans le moindre émoi sur la table.
+
+La figure du marin devint pourpre, comme s'il en était aux agonies d'une
+suffocation. Il se dressa sur ses pieds et saisit son bâton; mais, une
+seconde après, il se laissa retomber sur son siège, tremblant violemment
+et la mort sur le visage. Il ne pouvait articuler une parole. Je le
+plaignais du plus profond de mon coeur.
+
+--Mon ami, dit Dupin d'une voix pleine de bonté, vous vous alarmez sans
+motif,--je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur mon
+honneur de galant homme et de Français, nous n'avons aucun mauvais
+dessein contre vous. Je sais parfaitement que vous êtes innocent des
+horreurs de la rue Morgue. Cependant, cela ne veut pas dire que vous n'y
+soyez pas quelque peu impliqué. Le peu que je vous ai dit doit vous
+prouver que j'ai eu sur cette affaire des moyens d'information dont vous
+ne vous seriez jamais douté. Maintenant, la chose est claire pour nous.
+Vous n'avez rien fait que vous ayez pu éviter,--rien, à coup sûr, qui
+vous rende coupable. Vous auriez pu voler impunément; vous n'avez même
+pas été coupable de vol. Vous n'avez rien à cacher; vous n'avez aucune
+raison de cacher quoi que ce soit. D'un autre côté, vous êtes contraint
+par tous les principes de l'honneur à confesser tout ce que vous savez.
+Un homme innocent est actuellement en prison, accusé du crime dont vous
+pouvez indiquer l'auteur.
+
+Pendant que Dupin prononçait ces mots, le matelot avait recouvré, en
+grande partie, sa présence d'esprit; mais toute sa première hardiesse
+avait disparu.
+
+--Que Dieu me soit en aide! dit-il après une petite pause, je vous dirai
+tout ce que je sais sur cette affaire; mais je n'espère pas que vous en
+croyiez la moitié,--je serais vraiment un sot, si je l'espérais!
+Cependant, je suis innocent, et je dirai tout ce que j'ai sur le coeur,
+quand même il m'en coûterait la vie.
+
+Voici en substance ce qu'il nous raconta: il avait fait dernièrement un
+voyage dans l'archipel indien. Une bande de matelots, dont il faisait
+partie, débarqua à Bornéo et pénétra dans l'intérieur pour y faire une
+excursion d'amateurs. Lui et un de ses camarades avaient pris
+l'orang-outang. Ce camarade mourut, et l'animal devint donc sa propriété
+exclusive, à lui. Après bien des embarras causés par l'indomptable
+férocité du captif pendant la traversée, il réussit à la longue à le
+loger sûrement dans sa propre demeure à Paris, et, pour ne pas attirer
+sur lui-même l'insupportable curiosité des voisins, il avait
+soigneusement enfermé l'animal, jusqu'à ce qu'il l'eût guéri d'une
+blessure au pied qu'il s'était faite à bord avec une esquille. Son
+projet, finalement, était de le vendre.
+
+Comme il revenait, une nuit, ou plutôt un matin--le matin du
+meurtre,--d'une petite orgie de matelots, il trouva la bête installée
+dans sa chambre à coucher; elle s'était échappée du cabinet voisin, où
+il la croyait solidement enfermée. Un rasoir à la main et toute
+barbouillée de savon, elle était assise devant un miroir, et essayait de
+se raser, comme sans doute elle l'avait vu faire à son maître en
+l'épiant par le trou de la serrure. Terrifié en voyant une arme si
+dangereuse dans les mains d'un animal aussi féroce, parfaitement capable
+de s'en servir, l'homme, pendant quelques instants, n'avait su quel
+parti prendre. D'habitude, il avait dompté l'animal, même dans ses accès
+les plus furieux, par des coups de fouet, et il voulut y recourir cette
+fois encore. Mais, en voyant le fouet, l'orang-outang bondit à travers
+la porte de la chambre, dégringola par les escaliers, et, profitant
+d'une fenêtre ouverte par malheur, il se jeta dans la rue.
+
+Le Français, désespéré, poursuivit le singe; celui-ci, tenant toujours
+son rasoir d'une main, s'arrêtait de temps en temps, se retournait, et
+faisait des grimaces à l'homme qui le poursuivait, jusqu'à ce qu'il se
+vît près d'être atteint, puis il reprenait sa course. Cette chasse dura
+ainsi un bon bout de temps. Les rues étaient profondément tranquilles,
+et il pouvait être trois heures du matin. En traversant un passage
+derrière la rue Morgue, l'attention du fugitif fut attirée par une
+lumière qui partait de la fenêtre de Mme l'Espanaye, au quatrième étage
+de sa maison. Il se précipita vers le mur, il aperçut la chaîne du
+paratonnerre, y grimpa avec une inconcevable agilité, saisit le volet,
+qui était complètement rabattu contre le mur, et, en s'appuyant dessus,
+il s'élança droit sur le chevet du lit.
+
+Toute cette gymnastique ne dura pas une minute. Le volet avait été
+repoussé contre le mur par le bond que l'orang-outang avait fait en se
+jetant dans la chambre.
+
+Cependant, le matelot était à la fois joyeux et inquiet. Il avait donc
+bonne espérance de ressaisir l'animal, qui pouvait difficilement
+s'échapper de la trappe où il s'était aventuré, et d'où on pouvait lui
+barrer la fuite. D'un autre côté il y avait lieu d'être fort inquiet de
+ce qu'il pouvait faire dans la maison. Cette dernière réflexion incita
+l'homme à se remettre à la poursuite de son fugitif. Il n'est pas
+difficile pour un marin de grimper à une chaîne de paratonnerre; mais,
+quand il fut arrivé à la hauteur de la fenêtre, située assez loin sur sa
+gauche, il se trouva fort empêché; tout ce qu'il put faire de mieux fut
+de se dresser de manière à jeter un coup d'oeil dans l'intérieur de la
+chambre. Mais ce qu'il vit lui fit presque lâcher prise dans l'excès de
+sa terreur. C'était alors que s'élevaient les horribles cris qui, à
+travers le silence de la nuit, réveillèrent en sursaut les habitants de
+la rue Morgue.
+
+Mme l'Espanaye et sa fille, vêtus de leurs toilettes de nuit, étaient
+sans doute occupées à ranger quelques papiers dans le coffret de fer
+dont il a été fait mention, et qui avait été traîné au milieu de la
+chambre. Il était ouvert, et tout son contenu était éparpillé sur le
+parquet. Les victimes avaient sans doute le dos tourné à la fenêtre; et,
+à en juger par le temps qui s'écoula entre l'invasion de la bête et les
+premiers cris, il est probable qu'elles ne l'aperçurent pas tout de
+suite. Le claquement du volet a pu être vraisemblablement attribué au
+vent.
+
+Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait
+empoigné Mme l'Espanaye par ses cheveux qui étaient épars et qu'elle
+peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les
+gestes d'un barbier. La fille était par terre, immobile; elle s'était
+évanouie. Les cris et les efforts de la vieille dame, pendant lesquels
+les cheveux lui furent arrachés de la tête, eurent pour effet de changer
+en fureur les dispositions probablement pacifiques de l'orang-outang.
+D'un coup rapide de son bras musculeux, il sépara presque la tête du
+corps. La vue du sang transforma sa fureur en frénésie. Il grinçait des
+dents, il lançait du feu par les yeux. Il se jeta sur le corps de la
+jeune personne, il lui ensevelit ses griffes dans la gorge, et les y
+laissa jusqu'à ce qu'elle fût morte. Ses yeux égarés et sauvages
+tombèrent en ce moment sur le chevet du lit, au-dessus duquel il put
+apercevoir la face de son maître, paralysée par l'horreur.
+
+La furie de la bête, qui sans aucun doute se souvenait du terrible
+fouet, se changea immédiatement en frayeur. Sachant bien qu'elle avait
+mérité un châtiment, elle semblait vouloir cacher les traces sanglantes
+de son action, et bondissait à travers la chambre dans un accès
+d'agitation nerveuse, bousculant et brisant les meubles à chacun de ses
+mouvements, et arrachant les matelas du lit. Finalement, elle s'empara
+du corps de la fille, et le poussa dans la cheminée, dans la posture où
+elle fut trouvée, puis de celui de la vieille dame qu'elle précipita la
+tête la première à travers la fenêtre.
+
+Comme le singe s'approchait de la fenêtre avec son fardeau tout mutilé,
+le matelot épouvanté se baissa, et, se laissant couler le long de la
+chaîne sans précautions, il s'enfuit tout d'un trait jusque chez lui,
+redoutant les conséquences de cette atroce boucherie, et, dans sa
+terreur, abandonnant volontiers tout souci de la destinée de son
+orang-outang. Les voix entendues par les gens de l'escalier étaient ses
+exclamations d'horreur et d'effroi mêlées aux glapissements diaboliques
+de la bête.
+
+Je n'ai presque rien à ajouter. L'orang-outang s'était sans doute
+échappé de la chambre par la chaîne du paratonnerre, juste avant que la
+porte fût enfoncée. En passant par la fenêtre, il l'avait évidemment
+refermée. Il fut rattrapé plus tard par le propriétaire lui-même, qui le
+vendit pour un bon prix au Jardin des Plantes.
+
+Lebon fut immédiatement relâché, après que nous eûmes raconté toutes les
+circonstances de l'affaire, assaisonnées de quelques commentaires de
+Dupin, dans le cabinet même du préfet de police. Ce fonctionnaire,
+quelque bien disposé qu'il fût envers mon ami, ne pouvait pas absolument
+déguiser sa mauvaise humeur en voyant l'affaire prendre cette tournure,
+et se laissa aller à un ou deux sarcasmes sur la manie des personnes qui
+se mêlaient de ses fonctions.
+
+--Laissez-le parler, dit Dupin, qui n'avait pas jugé à propos de
+répliquer. Laissez-le jaser, cela allégera sa conscience. Je suis
+content de l'avoir battu sur son propre terrain. Néanmoins, qu'il n'ait
+pas pu débrouiller ce mystère, il n'y a nullement lieu de s'en étonner,
+et cela est moins singulier qu'il ne le croit; car, en vérité, notre ami
+le préfet est un peu trop fin pour être profond. Sa science n'a pas de
+base. Elle est tout en tête et n'a pas de corps, comme les portraits de
+la déesse Laverna,--ou, si vous aimez mieux, tout en tête et en épaules,
+comme une morue. Mais, après tout, c'est un brave homme. Je l'adore
+particulièrement pour un merveilleux genre de _cant_ auquel il doit sa
+réputation de génie. Je veux parler de sa manie _de nier ce qui est, et
+d'expliquer ce qui n'est pas_[7].
+
+
+
+
+LA LETTRE VOLÉE
+
+_Nil sapientiae odiosius acumine nimio._
+ SÉNÈQUE
+
+
+J'étais à Paris en 18... Après une sombre et orageuse soirée d'automne,
+je jouissais de la double volupté de la méditation et d'une pipe d'écume
+de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou
+cabinet d'étude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain.
+Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence; chacun de nous,
+pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et
+exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient
+l'atmosphère de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moi-même
+certains points, qui avaient été dans la première partie de la soirée
+l'objet de notre conversation; je veux parler de l'affaire de la rue
+Morgue, et du mystère relatif à l'assassinat de Marie Roget. Je rêvais
+donc à l'espèce d'analogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte
+de notre appartement s'ouvrit et donna passage à notre vieille
+connaissance, à M. G..., le préfet de police de Paris.
+
+Nous lui souhaitâmes cordialement la bienvenue; car l'homme avait son
+côté charmant comme son côté méprisable, et nous ne l'avions pas vu
+depuis quelques années. Comme nous étions assis dans les ténèbres, Dupin
+se leva pour allumer une lampe; mais il se rassit et n'en fit rien, en
+entendant G... dire qu'il était venu pour nous consulter, ou plutôt pour
+demander l'opinion de mon ami relativement à une affaire qui lui avait
+causé une masse d'embarras.
+
+--Si c'est un cas qui demande de la réflexion, observa Dupin,
+s'abstenant d'allumer la mèche, nous l'examinerons plus convenablement
+dans les ténèbres.
+
+--Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet, qui avait la
+manie d'appeler bizarres toutes les choses situées au delà de sa
+compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense légion de
+bizarreries.
+
+--C'est, ma foi, vrai! dit Dupin en présentant une pipe à notre
+visiteur, et roulant vers lui un excellent fauteuil.
+
+--Et maintenant, quel est le cas embarrassant? demandai-je; j'espère
+bien que ce n'est pas encore dans le genre assassinat.
+
+--Oh! non. Rien de pareil. Le fait est que l'affaire est vraiment
+très-simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort
+bien nous mêmes; mais j'ai pensé que Dupin ne serait pas fâché
+d'apprendre les détails de cette affaire, parce qu'elle est
+excessivement _bizarre_.
+
+--Simple et bizarre, dit Dupin.
+
+--Mais oui; et cette expression n'est pourtant pas exacte; l'un ou
+l'autre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons été tous là-bas
+fortement embarrassés par cette affaire; car, toute simple qu'elle est,
+elle nous déroute complètement.
+
+--Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en
+erreur, dit mon ami.
+
+--Quel non-sens nous dites-vous là! répliqua le préfet, en riant de bon
+coeur.
+
+--Peut-être le mystère est-il un peu _trop_ clair, dit Dupin.
+
+--Oh! bonté du ciel! qui a jamais ouï parler d'une idée pareille.
+
+--Un peu _trop_ évident.
+
+--Ha! ha!--ha! ha!--oh! oh! criait notre hôte, qui se divertissait
+profondément. Oh! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.
+
+--Et enfin, demandai-je, quelle est la chose en question?
+
+--Mais, je vous la dirai, répliqua le préfet, en lâchant une longue,
+solide et contemplative bouffée de fumée et s'établissant dans son
+fauteuil. Je vous la dirai en peu de mots. Mais, avant de commencer,
+laissez-moi vous avertir que c'est une affaire qui demande le plus grand
+secret, et que je perdrais très-probablement le poste que j'occupe, si
+l'on savait que je l'ai confiée à qui que ce soit.
+
+--Commencez, dis-je.
+
+--Ou ne commencez pas, dit Dupin.
+
+--C'est bien; je commence. J'ai été informé personnellement, et en
+très-haut lieu, qu'un certain document de la plus grande importance
+avait été soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est
+l'individu qui l'a volé; cela est hors de doute; on l'a vu s'en emparer.
+On sait aussi que ce document est toujours en sa possession.
+
+--Comment sait-on cela? demanda Dupin.
+
+--Cela est clairement déduit de la nature du document et de la
+non-apparition de certains résultats qui surgiraient immédiatement s'il
+sortait des mains du voleur; en d'autres termes, s'il était employé en
+vue du but que celui-ci doit évidemment se proposer.
+
+--Veuillez être un peu plus clair, dis-je.
+
+--Eh bien, j'irai jusqu'à vous dire que ce papier confère à son
+détenteur un certain pouvoir dans un certain lieu où ce pouvoir est
+d'une valeur inappréciable.--Le préfet raffolait du _cant_ diplomatique.
+
+--Je continue à ne rien comprendre, dit Dupin.
+
+--Rien, vraiment? Allons! Ce document, révélé à un troisième personnage,
+dont je tairai le nom, mettrait en question l'honneur d'une personne du
+plus haut rang; et voilà ce qui donne au détenteur du document un
+ascendant sur l'illustre personne dont l'honneur et la sécurité sont
+ainsi mis en péril.
+
+--Mais cet ascendant, interrompis-je, dépend de ceci: le voleur sait-il
+que la personne volée connaît son voleur? Qui oserait...?
+
+--Le voleur, dit G..., c'est D..., qui ose tout ce qui est indigne d'un
+homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le procédé du vol a été
+aussi ingénieux que hardi. Le document en question, une lettre, pour
+être franc, a été reçu par la personne volée pendant qu'elle était seule
+dans le boudoir royal. Pendant qu'elle le lisait, elle fut soudainement
+interrompue par l'entrée de l'illustre personnage à qui elle désirait
+particulièrement le cacher. Après avoir essayé en vain de le jeter
+rapidement dans un tiroir, elle fut obligée de le déposer tout ouvert
+sur une table. La lettre, toutefois, était retournée, la suscription en
+dessus, et, le contenu étant ainsi caché, elle n'attira pas l'attention.
+Sur ces entrefaites arriva le ministre D... Son oeil de lynx perçoit
+immédiatement le papier, reconnaît l'écriture de la suscription,
+remarque l'embarras de la personne à qui elle était adressée, et pénètre
+son secret.
+
+«Après avoir traité quelques affaires, expédiées tambour battant, à sa
+manière habituelle, il tire de sa poche une lettre à peu près semblable
+à la lettre en question, l'ouvre, fait semblant de la lire, et la place
+juste à côté de l'autre. Il se remet à causer, pendant un quart d'heure
+environ, des affaires publiques. À la longue, il prend congé, et met la
+main sur la lettre à laquelle il n'a aucun droit. La personne volée le
+vit, mais, naturellement, n'osa pas attirer l'attention sur ce fait, en
+présence du troisième personnage qui était à son côté. Le ministre
+décampa, laissant sur la table sa propre lettre, une lettre sans
+importance.
+
+--Ainsi, dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, voilà précisément
+le cas demandé pour rendre l'ascendant complet: le voleur sait que la
+personne volée connaît son voleur.
+
+--Oui, répliqua le préfet, et, depuis quelques mois, il a été largement
+usé, dans un but politique, de l'empire conquis par ce stratagème, et
+jusqu'à un point fort dangereux. La personne volée est de jour en jour
+plus convaincue de la nécessité de retirer sa lettre. Mais,
+naturellement, cela ne peut pas se faire ouvertement. Enfin, poussée au
+désespoir, elle m'a chargé de la commission.
+
+--Il n'était pas possible, je suppose, dit Dupin dans une auréole de
+fumée, de choisir ou même d'imaginer un agent plus sagace.
+
+--Vous me flattez, répliqua le préfet; mais il est bien possible qu'on
+ait conçu de moi quelque opinion de ce genre.
+
+--Il est clair, dis-je, comme vous l'avez remarqué, que la lettre est
+toujours entre les mains du ministre; puisque c'est le fait de la
+possession et non l'usage de la lettre qui crée l'ascendant. Avec
+l'usage, l'ascendant s'évanouit.
+
+--C'est vrai, dit G..., et c'est d'après cette conviction que j'ai
+marché. Mon premier soin a été de faire une recherche minutieuse à
+l'hôtel du ministre; et, là, mon principal embarras fut de chercher à
+son insu. Par-dessus tout, j'étais en garde contre le danger qu'il y
+aurait eu à lui donner un motif de soupçonner notre dessein.
+
+--Mais, dis-je, vous êtes tout à fait à votre affaire, dans ces espèces
+d'investigations. La police parisienne a pratiqué la chose plus d'une
+fois.
+
+--Oh! sans doute;--et c'est pourquoi j'avais bonne espérance. Les
+habitudes du ministre me donnaient d'ailleurs un grand avantage. Il est
+souvent absent de chez lui toute la nuit. Ses domestiques ne sont pas
+nombreux. Ils couchent à une certaine distance de l'appartement de leur
+maître, et, comme ils sont Napolitains avant tout, ils mettent de la
+bonne volonté à se laisser enivrer. J'ai, comme vous savez, des clefs
+avec lesquelles je puis ouvrir toutes les chambres et tous les cabinets
+de Paris. Pendant trois mois, il ne s'est pas passé une nuit, dont je
+n'aie employé la plus grande partie à fouiller, en personne, l'hôtel
+D... Mon honneur y est intéressé, et, pour vous confier un grand secret,
+la récompense est énorme. Aussi je n'ai abandonné les recherches que
+lorsque j'ai été pleinement convaincu que le voleur était encore plus
+fin que moi. Je crois que j'ai scruté tous les coins et recoins de la
+maison dans lesquels il était possible de cacher un papier.
+
+--Mais ne serait-il pas possible, insinuai-je, que, bien que la lettre
+fût au pouvoir du ministre,--elle y est indubitablement,--il l'eût
+cachée ailleurs que dans sa propre maison?
+
+--Cela n'est guère possible, dit Dupin. La situation particulière,
+actuelle, des affaires de la cour, spécialement la nature de l'intrigue
+dans laquelle D... a pénétré, comme on sait, font de l'efficacité
+immédiate du document,--de la possibilité de le produire à la
+minute,--un point d'une importance presque égale à sa possession.
+
+--La possibilité de le produire? dis-je.
+
+--Ou, si vous aimez mieux, de l'annihiler, dit Dupin.
+
+--C'est vrai, remarquai-je. Le papier est donc évidemment dans l'hôtel.
+Quant au cas où il serait sur la personne même du ministre, nous le
+considérons comme tout à fait hors de question.
+
+--Absolument, dit le préfet. Je l'ai fait arrêter deux fois par de faux
+voleurs, et sa personne a été scrupuleusement fouillée sous mes propres
+yeux.
+
+--Vous auriez pu vous épargner cette peine, dit Dupin.--D... n'est pas
+absolument fou, je présume, et dès lors il a dû prévoir ces guets-apens
+comme choses naturelles.
+
+--Pas _absolument_ fou, c'est vrai, dit G...,--toutefois, c'est un
+poëte, ce qui, je crois, n'en est pas fort éloigné.
+
+--C'est vrai, dit Dupin, après avoir longuement et pensivement poussé la
+fumée de sa pipe d'écume, bien que je me sois rendu moi-même coupable de
+certaine rapsodie.
+
+--Voyons, dis-je, racontez-nous les détails précis de votre recherche.
+
+--Le fait est que nous avons pris notre temps, et que nous avons cherché
+_partout_. J'ai une vieille expérience de ces sortes d'affaires. Nous
+avons entrepris la maison de chambre en chambre; nous avons consacré à
+chacune les nuits de toute une semaine. Nous avons d'abord examiné les
+meubles de chaque appartement. Nous avons ouvert tous les tiroirs
+possibles; et je présume que vous n'ignorez pas que, pour un agent de
+police bien dressé, un tiroir secret est une chose qui n'existe pas.
+Tout homme qui, dans une perquisition de cette nature, permet à un
+tiroir secret de lui échapper est une brute. La besogne est si facile!
+Il y a dans chaque pièce une certaine quantité de volumes et de surfaces
+dont on peut se rendre compte. Nous avons pour cela des règles exactes.
+La cinquième partie d'une ligne ne peut pas nous échapper.
+
+«Après les chambres, nous avons pris les sièges. Les coussins ont été
+sondés avec ces longues et fines aiguilles que vous m'avez vu employer.
+Nous avons enlevé les dessus des tables.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Quelquefois le dessus d'une table ou de toute autre pièce
+d'ameublement analogue est enlevé par une personne qui désire cacher
+quelque chose; elle creuse le pied de la table; l'objet est déposé dans
+la cavité, et le dessus replacé. On se sert de la même manière des
+montants d'un lit.
+
+--Mais ne pourrait-on pas deviner la cavité par l'auscultation?
+demandai-je.
+
+--Pas le moins du monde, si, en déposant l'objet, on a eu soin de
+l'entourer d'une bourre de coton suffisante. D'ailleurs, dans notre cas,
+nous étions obligés de procéder sans bruit.
+
+--Mais vous n'avez pas pu défaire,--vous n'avez pas pu démonter toutes
+les pièces d'ameublement dans lesquelles on aurait pu cacher un dépôt de
+la façon dont vous parlez. Une lettre peut être roulée en une spirale
+très-mince, ressemblant beaucoup par sa forme et son volume à une grosse
+aiguille à tricoter, et être ainsi insérée dans un bâton de chaise, par
+exemple. Avez-vous démonté toutes les chaises?
+
+--Non, certainement, mais nous avons fait mieux, nous avons examiné les
+bâtons de toutes les chaises de l'hôtel, et même les jointures de toutes
+les pièces de l'ameublement, à l'aide d'un puissant microscope. S'il y
+avait eu la moindre trace d'un désordre récent, nous l'aurions
+infailliblement découvert à l'instant. Un seul grain de poussière causée
+par la vrille, par exemple, nous aurait sauté aux yeux comme une pomme.
+La moindre altération dans la colle,--un simple bâillement dans les
+jointures aurait suffi pour nous révéler la cachette.
+
+--Je présume que vous avez examiné les glaces entre la glace et le
+planchéiage, et que vous avez fouillé les lits et les courtines des
+lits, aussi bien que les rideaux et les tapis.
+
+--Naturellement; et quand nous eûmes absolument passé en revue tous les
+articles de ce genre, nous avons examiné la maison elle-même. Nous avons
+divisé la totalité de sa surface en compartiments, que nous avons
+numérotés, pour être sûrs de n'en omettre aucun; nous avons fait de
+chaque pouce carré l'objet d'un nouvel examen au microscope, et nous y
+avons compris les deux maisons adjacentes.
+
+--Les deux maisons adjacentes! m'écriai-je; vous avez dû vous donner
+bien du mal.
+
+--Oui, ma foi! mais la récompense offerte est énorme.
+
+--Dans les maisons, comprenez-vous le sol?
+
+--Le sol est partout pavé de briques. Comparativement, cela ne nous a
+pas donné grand mal. Nous avons examiné la mousse entre les briques,
+elle était intacte.
+
+--Vous avez sans doute visité les papiers de D..., et les livres de la
+bibliothèque?
+
+--Certainement; nous avons ouvert chaque paquet et chaque article; nous
+n'avons pas seulement ouvert les livres, mais nous les avons parcourus
+feuillet par feuillet, ne nous contentant pas de les secouer simplement
+comme font plusieurs de nos officiers de police. Nous avons aussi mesuré
+l'épaisseur de chaque reliure avec la plus exacte minutie, et nous avons
+appliqué à chacune la curiosité jalouse du microscope. Si l'on avait
+récemment inséré quelque chose dans une des reliures, il eût été
+absolument impossible que le fait échappât à notre observation. Cinq ou
+six volumes qui sortaient des mains du relieur ont été soigneusement
+sondés longitudinalement avec les aiguilles.
+
+--Vous avez exploré les parquets, sous les tapis?
+
+--Sans doute. Nous avons enlevé chaque tapis, et nous avons examiné les
+planches au microscope.
+
+--Et les papiers des murs?
+
+--Aussi.
+
+--Vous avez visité les caves?
+
+--Nous avons visité les caves.
+
+--Ainsi, dis-je, vous avez fait fausse route, et la lettre n'est pas
+dans l'hôtel, comme vous le supposiez.
+
+--Je crains que vous n'ayez raison, dit le préfet. Et vous maintenant,
+Dupin, que me conseillez-vous de faire?
+
+--Faire une perquisition complète.
+
+--C'est absolument inutile! répliqua G... Aussi sûr que je vis, la
+lettre n'est pas dans l'hôtel!
+
+--Je n'ai pas de meilleur conseil à vous donner, dit Dupin. Vous avez,
+sans doute, un signalement exact de la lettre?
+
+--Oh! oui! Et ici, le préfet, tirant un agenda, se mit à nous lire à
+haute voix une description minutieuse du document perdu, de son aspect
+intérieur, et spécialement de l'extérieur. Peu de temps après avoir fini
+la lecture de cette description, cet excellent homme prit congé de nous,
+plus accablé et l'esprit plus complètement découragé que je ne l'avais
+vu jusqu'alors. Environ un mois après, il nous fit une seconde visite,
+et nous trouva occupés à peu près de la même façon. Il prit une pipe et
+un siège, et causa de choses et d'autres. À la longue, je lui dis:
+
+--Eh bien, mais, G..., et votre lettre volée? Je présume qu'à la fin,
+vous vous êtes résigné à comprendre que ce n'est pas une petite besogne
+que d'enfoncer le ministre?
+
+--Que le diable l'emporte!--J'ai pourtant recommencé cette perquisition,
+comme Dupin me l'avait conseillé; mais, comme je m'en doutais, ç'a été
+peine perdue.
+
+--De combien est la récompense offerte? vous nous avez dit... demanda
+Dupin.
+
+--Mais... elle est très-forte... une récompense vraiment magnifique,--je
+ne veux pas vous dire au juste combien; mais une chose que je vous
+dirai, c'est que je m'engagerais bien à payer de ma bourse cinquante
+mille francs à celui qui pourrait me trouver cette lettre. Le fait est
+que la chose devient de jour en jour plus urgente, et la récompense a
+été doublée récemment. Mais, en vérité, on la triplerait, que je ne
+pourrais faire mon devoir mieux que je l'ai fait.
+
+--Mais... oui..., dit Dupin en traînant ses paroles au milieu des
+bouffées de sa pipe, je crois... réellement, G..., que vous n'avez pas
+fait... tout votre possible... vous n'êtes pas allé au fond de la
+question. Vous pourriez faire... un peu plus, je pense du moins, hein?
+
+--Comment? dans quel sens?
+
+--Mais... (une bouffée de fumée) vous pourriez... (bouffée sur
+bouffée)--prendre conseil en cette matière, hein?--(Trois bouffées de
+fumée.)--Vous rappelez-vous l'histoire qu'on raconte d'Abernethy?[8]
+
+--Non! au diable votre Abernethy!
+
+--Assurément! au diable, si cela vous amuse!--Or donc, une fois, un
+certain riche, fort avare, conçut le dessein de soutirer à Abernethy une
+consultation médicale. Dans ce but, il entama avec lui, au milieu d'une
+société, une conversation ordinaire, à travers laquelle il insinua au
+médecin son propre cas, comme celui d'un individu imaginaire.
+
+--Nous supposerons, dit l'avare, que les symptômes sont tels et tels;
+maintenant, docteur, que lui conseilleriez-vous de prendre?
+
+--Que prendre? dit Abernethy, mais prendre conseil à coup sûr.
+
+--Mais, dit le préfet, un peu décontenancé, je suis tout disposé à
+prendre conseil, et à payer pour cela. Je donnerais _vraiment_ cinquante
+mille francs à quiconque me tirerait d'affaire.
+
+--Dans ce cas, répliqua Dupin, ouvrant un tiroir et en tirant un livre
+de mandats, vous pouvez aussi bien me faire un bon pour la somme
+susdite. Quand vous l'aurez signé, je vous remettrai votre lettre.
+
+Je fus stupéfié. Quant au préfet, il semblait absolument foudroyé.
+Pendant quelques minutes, il resta muet et immobile, regardant mon ami,
+la bouche béante, avec un air incrédule et des yeux qui semblaient lui
+sortir de la tête; enfin, il parut revenir un peu à lui, il saisit une
+plume, et, après quelques hésitations, le regard ébahi et vide, il
+remplit et signa un bon de cinquante mille francs, et le tendit à Dupin
+par-dessus la table. Ce dernier l'examina soigneusement et le serra dans
+son portefeuille; puis, ouvrant un pupitre, il en tira une lettre et la
+donna au préfet. Notre fonctionnaire l'agrippa dans une parfaite agonie
+de joie, l'ouvrit d'une main tremblante, jeta un coup d'oeil sur son
+contenu, puis, attrapant précipitamment la porte, se rua sans plus de
+cérémonie hors de la chambre et de la maison, sans avoir prononcé une
+syllabe depuis le moment où Dupin l'avait prié de remplir le mandat.
+
+Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
+
+--La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son
+métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à
+fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs
+fonctions. Aussi, quand G... nous détaillait son mode de perquisition
+dans l'hôtel D..., j'avais une entière confiance dans ses talents, et
+j'étais sûr qu'il avait fait une investigation pleinement suffisante,
+dans le cercle de sa spécialité.
+
+--Dans le cercle de sa spécialité? dis-je.
+
+--Oui, dit Dupin; les mesures adoptées n'étaient pas seulement les
+meilleures dans l'espèce, elles furent aussi poussées à une absolue
+perfection. Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur
+investigation, ces gaillards l'auraient trouvée, cela ne fait pas pour
+moi l'ombre d'un doute.
+
+Je me contentai de rire; mais Dupin semblait avoir dit cela fort
+sérieusement.
+
+--Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans l'espèce et
+admirablement exécutées; elles avaient pour défaut d'être inapplicables
+au cas et à l'homme en question. Il y a tout un ordre de moyens
+singulièrement ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de
+Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre
+sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialité pour le
+cas en question, et plus d'un écolier raisonnerait mieux que lui.
+
+«J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair
+ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue
+avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre
+de ses billes, et demande à l'autre: «Pair ou non?» Si celui-ci devine
+juste, il gagne une bille; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont
+je parle gagnait toutes les billes de l'école. Naturellement, il avait
+un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et
+dans l'appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son
+adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui
+demande: «Pair ou impair?» Notre écolier répond: «Impair!» et il a
+perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même:
+«Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu'à
+lui faire mettre impair à la seconde; je dirai donc: «Impair!» Il dit:
+«Impair», et il gagne.
+
+«Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné
+ainsi: «Ce garçon voit que, dans le premier cas, j'ai dit «Impair», et,
+dans le second, il se proposera,--c'est la première idée qui se
+présentera à lui,--une simple variation de pair à impair comme a fait le
+premier bêta; mais une seconde réflexion lui dira que c'est là un
+changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme
+la première fois.--Je dirai donc: «Pair!» Il dit «Pair» et gagne.
+Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades
+appellent la chance,--en dernière analyse, qu'est-ce que c'est?
+
+--C'est simplement, dis-je, une identification de l'intellect de notre
+raisonnement avec celui de son adversaire.
+
+--C'est cela même, dit Dupin; et, quand je demandai à ce petit garçon
+par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait
+tout son succès, il me fit la réponse suivante:
+
+«--Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou
+stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont
+actuellement ses pensées je compose mon visage d'après le sien, aussi
+exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quels pensers ou
+quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon coeur, comme pour
+s'appareiller et correspondre avec ma physionomie.»
+
+«Cette réponse de l'écolier enfonce de beaucoup toute la profondeur
+sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à
+Campanella.
+
+--Et l'identification de l'intellect du raisonneur avec celui de son
+adversaire dépend, si je vous comprends bien, de l'exactitude avec
+laquelle l'intellect de l'adversaire est apprécié.
+
+--Pour la valeur pratique, c'est en effet la condition, répliqua Dupin,
+et, si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, c'est,
+d'abord, faute de cette identification, en second lieu, par une
+appréciation inexacte, ou plutôt par la non-appréciation de
+l'intelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs
+propres idées ingénieuses; et, quand ils cherchent quelque chose de
+caché, ils ne pensent qu'aux moyens dont ils se seraient servis pour le
+cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ingéniosité est
+une représentation fidèle de celle de la foule; mais, quand il se trouve
+un malfaiteur particulier dont la finesse diffère, en espèce, de la
+leur, ce malfaiteur, naturellement, les _roule_.
+
+«Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et
+cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne
+varient pas leur système d'investigation; tout au plus, quand ils sont
+incités par quelque cas insolite,--par quelque récompense
+extraordinaire,--ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles
+routines; mais ils ne changent rien à leurs principes.
+
+«Dans le cas de D..., par exemple, qu'a-t-on fait pour changer le
+système d'opération? Qu'est-ce que c'est que toutes ces perforations,
+ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des
+surfaces en pouces carrés numérotés?--Qu'est-ce que tout cela, si ce
+n'est pas l'exagération, dans son application, d'un des principes ou de
+plusieurs principes d'investigation, qui sont basés sur un ordre d'idées
+relatif à l'ingéniosité humaine, et dont le préfet a pris l'habitude
+dans la longue routine de ses fonctions?
+
+«Ne voyez-vous pas qu'il considère comme chose démontrée que tous les
+hommes qui veulent cacher une lettre se servent,--si ce n'est
+précisément d'un trou fait à la vrille dans le pied d'une chaise,--au
+moins de quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils
+ont puisé l'invention dans le même registre d'idées que le trou fait
+avec une vrille?
+
+«Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont
+employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par
+des intelligences ordinaires; car, dans tous les cas d'objets cachés,
+cette manière ambitieuse et torturée de cacher l'objet est, dans le
+principe, présumable et présumée; ainsi, la découverte ne dépend
+nullement de la perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et
+de la résolution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou,
+ce qui revient au même aux yeux de la police, quand la récompense est
+considérable, on voit toutes ces belles qualités échouer
+infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en
+affirmant que, si la lettre volée avait été cachée dans le rayon de la
+perquisition de notre préfet,--en d'autres termes, si le principe
+inspirateur de la cachette avait été compris dans les principes du
+préfet,--il l'eût infailliblement découverte. Cependant, ce
+fonctionnaire a été complètement mystifié; et la cause première,
+originelle, de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est
+un fou, parce qu'il s'est fait une réputation de poëte. Tous les fous
+sont poëtes,--c'est la manière de voir du préfet,--et il n'est coupable
+que d'une fausse distribution du terme moyen, en inférant de là que tous
+les poëtes sont fous.
+
+--Mais est-ce vraiment le poëte? demandai-je. Je sais qu'ils sont deux
+frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres.
+Le ministre, je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul
+différentiel et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poëte.
+
+--Vous vous trompez; je le connais fort bien; il est poëte et
+mathématicien. Comme poëte et mathématicien, il a dû raisonner juste;
+comme simple mathématicien, il n'aurait pas raisonné du tout, et se
+serait ainsi mis à la merci du préfet.
+
+--Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m'étonner; elle est
+démentie par la voix du monde entier. Vous n'avez pas l'intention de
+mettre à néant l'idée mûrie par plusieurs siècles. La raison
+mathématique est depuis longtemps regardée comme la raison _par
+excellence_.
+
+--_Il y a à parier_, répliqua Dupin, en citant Chamfort, _que toute idée
+politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au
+plus grand nombre_. Les mathématiciens,--je vous accorde cela,--ont fait
+de leur mieux pour propager l'erreur populaire dont vous parlez, et qui,
+bien qu'elle ait été propagée comme vérité, n'en est pas moins une
+parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d'une
+meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations
+algébriques. Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie
+scientifique; mais, si l'on reconnaît que les termes de la langue ont
+une réelle importance,--si les mots tirent leur valeur de leur
+application,--oh! alors, je concède qu'_analyse_ traduit _algèbre_ à peu
+près comme en latin _ambitus_ signifie _ambition_; _religio_,
+_religion_; ou _homines honesti_, la classe des gens honorables.
+
+--Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon
+nombre d'algébristes de Paris;--mais continuez.
+
+--Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d'une raison
+cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je
+conteste particulièrement le raisonnement tiré de l'étude des
+mathématiques. Les mathématiques sont la science des formes et des
+qualités; le raisonnement mathématique n'est autre que la simple logique
+appliquée à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à
+supposer que les vérités qu'on nomme _purement_ algébriques sont des
+vérités abstraites ou générales. Et cette erreur est si énorme, que je
+suis émerveillé de l'unanimité avec laquelle elle est accueillie. Les
+axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d'une vérité générale. Ce
+qui est vrai d'un rapport de forme ou de quantité est souvent une grosse
+erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière
+science, il est très-communément faux que la somme des fractions soit
+égale au tout. De même en chimie, l'axiome a tort. Dans l'appréciation
+d'une force motrice, il a également tort; car deux moteurs, chacun étant
+d'une puissance donnée, n'ont pas nécessairement, quand ils sont
+associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises
+séparément. Il y a une foule d'autres vérités mathématiques qui ne sont
+des vérités que dans des limites de _rapport_. Mais le mathématicien
+argumente incorrigiblement d'après ses _vérités finies_, comme si elles
+étaient d'une application générale et absolue,--valeur que d'ailleurs le
+monde leur attribue. Bryant, dans sa très-remarquable _Mythologie_,
+mentionne une source analogue d'erreurs, quand il dit que, bien que
+personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions
+nous-mêmes sans cesse au point d'en tirer des déductions, comme si elles
+étaient des réalités vivantes. Il y a d'ailleurs chez nos algébristes,
+qui sont eux-mêmes des païens, de certaines fables païennes auxquelles
+on ajoute foi, et dont on a tiré des conséquences, non pas tant par une
+absence de mémoire que par un incompréhensible trouble du cerveau. Bref,
+je n'ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir
+confiance en dehors de ses racines et de ses équations; je n'en ai pas
+connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que
+_x2+px_ est absolument et inconditionnellement égal à _q_. Dites à l'un
+de ces messieurs, en matière d'expérience, si cela vous amuse, que vous
+croyez à la possibilité de cas où _x2+px_ ne serait pas absolument égal
+à _q_; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire,
+mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible; car, sans
+aucun doute, il essayera de vous assommer.
+
+«Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de
+ses dernières observations, que, si le ministre n'avait été qu'un
+mathématicien, le préfet n'aurait pas été dans la nécessité de me
+souscrire ce billet. Je le connaissais pour un mathématicien et un
+poëte, et j'avais pris mes mesures en raison de sa capacité, et en
+tenant compte des circonstances où il se trouvait placé. Je savais que
+c'était un homme de cour et un intrigant déterminé. Je réfléchis qu'un
+pareil homme devait indubitablement être au courant des pratiques de la
+police. Évidemment, il devait avoir prévu--et l'événement l'a
+prouvé--les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me dis qu'il avait
+prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes absences
+nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme des adjuvants
+positifs de son futur succès, je les regardais simplement comme des
+ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader
+plus facilement que la lettre n'était pas dans l'hôtel. Je sentais aussi
+que toute la série d'idées relatives aux principes invariables de
+l'action policière dans le cas de perquisition,--idées que je vous
+expliquerai tout à l'heure, non sans quelque peine,--je sentais, dis-je,
+que toute cette série d'idées avait dû nécessairement se dérouler dans
+l'esprit du ministre.
+
+«Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes
+vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas deviner
+que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel,
+serait aussi peu secrète qu'une antichambre ou une armoire pour les
+yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet. Enfin je
+voyais qu'il avait dû viser nécessairement à la simplicité, s'il n'y
+avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans doute
+avec quels éclats de rire le préfet accueillit l'idée que j'exprimai
+dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère l'embarrassait
+si fort, c'était peut-être en raison de son absolue simplicité.
+
+--Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais
+vraiment qu'il allait tomber dans des attaques de nerfs.
+
+--Le monde matériel, continua Dupin, est plein d'analogies exactes avec
+l'immatériel, et c'est ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme de
+rhétorique, qu'une métaphore ou une comparaison peut fortifier un
+argument aussi bien qu'embellir une description.
+
+«Le principe de la force d'inertie, par exemple, semble identique dans
+les deux natures, physique et métaphysique; un gros corps est plus
+difficilement mis en mouvement qu'un petit, et sa quantité de mouvement
+est en proportion de cette difficulté; voilà qui est aussi positif que
+cette proposition analogue: les intellects d'une vaste capacité, qui
+sont en même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés
+dans leur mouvement que ceux d'un degré inférieur, sont ceux qui se
+meuvent le moins aisément, et qui sont les plus embarrassés d'hésitation
+quand ils se mettent en marche. Autre exemple: avez-vous jamais remarqué
+quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l'attention?
+
+--Je n'ai jamais songé à cela, dis-je.
+
+--Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu'on joue avec une
+carte géographique. Un des joueurs prie quelqu'un de deviner un mot
+donné, un nom de ville, de rivière, d'État ou d'empire, enfin un mot
+quelconque compris dans l'étendue bigarrée et embrouillée de la carte.
+Une personne novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses
+adversaires en leur donnant à deviner des noms écrits en caractères
+imperceptibles; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros
+caractères qui s'étendent d'un bout de la carte à l'autre. Ces mots-là,
+comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à
+l'observateur par le fait même de leur excessive évidence; et, ici,
+l'oubli matériel est précisément analogue à l'inattention morale d'un
+esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes
+jusqu'à la banalité et l'importunité. Mais c'est là un cas, à ce qu'il
+semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l'intelligence du préfet. Il
+n'a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre
+juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu
+quelconque de l'apercevoir.
+
+«Mais plus je réfléchissais à l'audacieux, au distinctif et brillant
+esprit de D...,--à ce fait qu'il avait dû toujours avoir le document
+sous la main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était,--et à
+cet autre fait que, d'après la démonstration décisive fournie par le
+préfet, ce document n'était pas caché dans les limites d'une
+perquisition ordinaire et en règle,--plus je me sentais convaincu que le
+ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l'expédient le plus
+ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de
+la cacher.
+
+«Pénétré de ces idées, j'ajustai sur mes yeux une paire de lunettes
+vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à l'hôtel du
+ministre. Je trouve D... chez lui, bâillant, flânant, musant, et se
+prétendant accablé d'un suprême ennui. D... est peut-être l'homme le
+plus réellement énergique qui soit aujourd'hui, mais c'est seulement
+quand il est sûr de n'être vu de personne.
+
+«Pour n'être pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de
+mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces
+lunettes, j'inspectais soigneusement et minutieusement tout
+l'appartement, en faisant semblant d'être tout à la conversation de mon
+hôte.
+
+«Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il
+était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et
+d'autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques
+livres. Après un long examen, fait à loisir, je n'y vis rien qui pût
+exciter particulièrement mes soupçons.
+
+«À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur
+un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban
+bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la
+cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments,
+contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette
+dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque
+déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d'abord l'intention
+de la déchirer entièrement, ainsi qu'on fait d'un objet sans valeur;
+mais on avait vraisemblablement changé d'idée. Elle portait un large
+sceau noir avec le chiffre de D... très en évidence, et était adressée
+au ministre lui-même. La suscription était d'une écriture de femme
+très-fine. On l'avait jetée négligemment, et même, à ce qu'il semblait,
+assez dédaigneusement dans l'un des compartiments supérieurs du
+porte-cartes.
+
+«À peine eus-je jeté un coup d'oeil sur cette lettre, que je conclus que
+c'était celle dont j'étais en quête. Évidemment elle était, par son
+aspect, absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une
+description si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le
+chiffre de D...; dans l'autre, il était petit et rouge, avec les armes
+ducales de la famille S... Ici, la suscription était d'une écriture
+menue et féminine; dans l'autre, l'adresse, portant le nom d'une
+personne royale, était d'une écriture hardie, décidée et caractérisée;
+les deux lettres ne se ressemblaient qu'en un point, la dimension. Mais
+le caractère excessif de ces différences, fondamentales en somme, la
+saleté, l'état déplorable du papier, fripé et déchiré, qui
+contredisaient les véritables habitudes de D..., si méthodique, et qui
+dénonçaient l'intention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes
+les apparences d'un document sans valeur,--tout cela, en y ajoutant la
+situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les
+visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions
+antérieures,--tout cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément
+les soupçons de quelqu'un venu avec le parti pris du soupçon.
+
+«Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en
+soutenant une discussion très-vive avec le ministre sur un point que je
+savais être pour lui d'un intérêt toujours nouveau, je gardais
+invariablement mon attention braquée sur la lettre. Tout en faisant cet
+examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et sur la manière dont
+elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue je tombai sur
+une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait me rester
+encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu'ils étaient
+plus éraillés que nature. Ils présentaient l'aspect cassé d'un papier
+dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié
+dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa
+forme première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi
+que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée.
+Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de
+lui, en oubliant une tabatière en or sur son bureau.
+
+«Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous reprîmes
+très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la
+discussion s'engageait, une détonation très-forte, comme un coup de
+pistolet, se fit entendre sous les fenêtres de l'hôtel, et fut suivie
+des cris et des vociférations d'une foule épouvantée. D... se précipita
+vers une fenêtre, l'ouvrit, et regarda dans la rue. En même temps,
+j'allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma
+poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de _fac-similé_
+(quant à l'extérieur) que j'avais soigneusement préparé chez moi,--en
+contrefaisant le chiffre de D... à l'aide d'un sceau de mie de pain.
+
+«Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé d'un homme
+armé d'un fusil. Il avait déchargé son arme au milieu d'une foule de
+femmes et d'enfants. Mais comme elle n'était pas chargée à balle, on
+prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de
+continuer son chemin. Quand il fut parti, D... se retira de la fenêtre,
+où je l'avais suivi immédiatement après m'être assuré de la précieuse
+lettre. Peu d'instants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un
+homme payé par moi.
+
+--Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la
+lettre par une contrefaçon? N'eût-il pas été plus simple, dès votre
+première visite, de vous en emparer, sans autres précautions, et de vous
+en aller?
+
+--D..., répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c'est un homme
+solide. D'ailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion. Si
+j'avais fait l'extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas
+sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n'aurait plus entendu
+parler de moi. Mais, à part ces considérations, j'avais un but
+particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette
+affaire, j'agis comme partisan de la dame en question.
+
+Voilà dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. C'est elle
+maintenant qui le tient, puisqu'il ignore que la lettre n'est plus chez
+lui, et qu'il va vouloir procéder à son chantage habituel. Il va donc
+infailliblement opérer lui-même et du premier coup sa ruine politique.
+Sa chute ne sera pas moins précipitée que ridicule. On parle fort
+lestement du _facilis descensus Averni_; mais en matière d'escalades, on
+peut dire ce que la Catalani disait du chant: il est plus facile de
+monter que de descendre. Dans le cas présent, je n'ai aucune sympathie,
+pas même de pitié pour celui qui va descendre. D..., c'est le vrai
+_monstrum horrendum_,--un homme de génie sans principes. Je vous avoue,
+cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le caractère exact de
+ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet appelle une
+certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que j'ai laissée
+pour lui dans son porte-cartes.
+
+--Comment! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier?
+
+--Eh mais! il ne m'a pas semblé tout à fait convenable de laisser
+l'intérieur en blanc,--cela aurait eu l'air d'une insulte. Une fois, à
+Vienne, D... m'a joué un vilain tour, et je lui dis d'un ton tout à fait
+gai que je m'en souviendrais. Aussi, comme je savais qu'il éprouverait
+une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait
+joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un
+indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et j'ai copié tout
+au beau milieu de la page blanche ces mots:
+
+ _............... Un dessein si funeste,_
+ _S'il n'est digne d'Atrée, est digne de Thyeste._
+
+Vous trouverez cela dans _l'Atrée_ de Crébillon.
+
+
+
+
+LE SCARABÉE D'OR
+
+Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce garçon a une folie dans les jambes? Il a
+été mordu par la tarentule.
+ (Tout de travers.)
+
+
+Il y a quelques années, je me liai intimement avec un M. William
+Legrand. Il était d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait
+été riche; mais une série de malheurs l'avait réduit à la misère. Pour
+éviter l'humiliation de ses désastres, il quitta la Nouvelle-Orléans, la
+ville de ses aïeux, et établit sa demeure dans l'île de Sullivan, près
+Charleston, dans la Caroline du Sud.
+
+Cette île est des plus singulières. Elle n'est guère composée que de
+sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a
+jamais plus d'un quart de mille. Elle est séparée du continent par une
+crique à peine visible, qui filtre à travers une masse de roseaux et de
+vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La végétation, comme on
+peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y trouve
+pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extrémité occidentale, à
+l'endroit où s'élèvent le fort Moultrie et quelques misérables bâtisses
+de bois habitées pendant l'été par les gens qui fuient les poussières et
+les fièvres de Charleston, on rencontre, il est vrai, le palmier nain
+sétigère; mais toute l'île, à l'exception de ce point occidental et d'un
+espace triste et blanchâtre qui borde la mer, est couverte d'épaisses
+broussailles de myrte odoriférant, si estimé par les horticulteurs
+anglais. L'arbuste y monte souvent à une hauteur de quinze ou vingt
+pieds; il y forme un taillis presque impénétrable et charge l'atmosphère
+de ses parfums.
+
+Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extrémité orientale de
+l'île, c'est-à-dire de la plus éloignée, Legrand s'était bâti lui-même
+une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la première fois et par
+hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance mûrit bien vite en
+amitié,--car il y avait, certes, dans le cher reclus, de quoi exciter
+l'intérêt et l'estime. Je vis qu'il avait reçu une forte éducation,
+heureusement servie par des facultés spirituelles peu communes, mais
+qu'il était infecté de misanthropie et sujet à de malheureuses
+alternatives d'enthousiasme et de mélancolie. Bien qu'il eût chez lui
+beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses principaux amusements
+consistaient à chasser et à pêcher, ou à flâner sur la plage et à
+travers les myrtes, en quête de coquillages et d'échantillons
+entomologiques;--sa collection aurait pu faire envie à un Swammerdam[9].
+Dans ces excursions, il était ordinairement accompagné par un vieux
+nègre nommé Jupiter, qui avait été affranchi avant les revers de la
+famille, mais qu'on n'avait pu décider, ni par menaces ni par promesses,
+à abandonner son jeune _massa Will_; il considérait comme son droit de
+le suivre partout. Il n'est pas improbable que les parents de Legrand,
+jugeant que celui-ci avait la tête un peu dérangée, se soient appliqués
+à confirmer Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une
+espèce de gardien et de surveillant auprès du fugitif.
+
+Sous la latitude de l'île de Sullivan, les hivers sont rarement
+rigoureux, et c'est un événement quand, au déclin de l'année, le feu
+devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y
+eut une journée d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du
+soleil, je me frayais un chemin à travers les taillis vers la hutte de
+mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais
+alors à Charleston, à une distance de neuf milles de l'île, et les
+facilités pour aller et revenir étaient bien moins grandes
+qu'aujourd'hui. En arrivant à la hutte, je frappai selon mon habitude,
+et, ne recevant pas de réponse, je cherchai la clef où je savais qu'elle
+était cachée, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu flambait dans
+le foyer. C'était une surprise, et, à coup sûr, une des plus agréables.
+Je me débarrassai de mon paletot,--je traînai un fauteuil auprès des
+bûches pétillantes, et j'attendis patiemment l'arrivée de mes hôtes.
+
+Peu après la tombée de la nuit, ils arrivèrent et me firent un accueil
+tout à fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille à l'autre, se
+donnait du mouvement et préparait quelques poules d'eau pour le souper.
+Legrand était dans une de ses _crises_ d'enthousiasme;--car de quel
+autre nom appeler cela? Il avait trouvé un bivalve[10] inconnu, formant
+un genre nouveau, et, mieux encore, il avait chassé et attrapé, avec
+l'assistance de Jupiter, un scarabée qu'il croyait tout à fait nouveau
+et sur lequel il désirait avoir mon opinion le lendemain matin.
+
+--Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant
+la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des
+scarabées.
+
+--Ah! si j'avais seulement su que vous étiez ici, dit Legrand; mais il y
+a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que
+vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai
+rencontré le lieutenant G..., du fort, et très-étourdiment je lui ai
+prêté le scarabée; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir avant
+demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le chercher
+au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la création!
+
+--Quoi? le lever du soleil?
+
+--Eh non! que diable!--le scarabée. Il est d'une brillante couleur
+d'or,--gros à peu près comme une grosse noix, avec deux taches d'un noir
+de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus allongée,
+à l'autre. Les antennes sont...
+
+--Il n'y a pas du tout d'étain sur lui[11], massa Will, je vous le
+parie, interrompit Jupiter; le scarabée est un scarabée d'or, d'or
+massif, d'un bout à l'autre, dedans et partout, excepté les ailes;--je
+n'ai jamais vu de ma vie un scarabée à moitié aussi lourd.
+
+--C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, répliqua Legrand un peu
+plus vivement, à ce qu'il me sembla, que ne le comportait la situation,
+est-ce une raison pour laisser brûler les poules? La couleur de
+l'insecte,--et il se tourna vers moi,--suffirait en vérité à rendre
+plausible l'idée de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un éclat métallique
+plus brillant que celui de ses élytres; mais vous ne pourrez en juger
+que demain matin. En attendant, j'essayerai de vous donner une idée de
+sa forme.
+
+Tout en parlant, il s'assit à une petite table sur laquelle il y avait
+une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir,
+mais n'en trouva pas.
+
+--N'importe, dit-il à la fin, cela suffira.
+
+Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet
+d'un morceau de vieux vélin fort sale, et il fit dessus une espèce de
+croquis à la plume. Pendant ce temps, j'avais gardé ma place auprès du
+feu, car j'avais toujours très-froid. Quand son dessin fut achevé, il me
+le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort
+grognement se fit entendre, suivi d'un grattement à la porte. Jupiter
+ouvrit, et un énorme terre-neuve, appartenant à Legrand, se précipita
+dans la chambre, sauta sur mes épaules et m'accabla de caresses; car je
+m'étais fort occupé de lui dans mes visites précédentes. Quand il eut
+fini ses gambades, je regardai le papier, et pour dire la vérité, je me
+trouvai passablement intrigué par le dessin de mon ami.
+
+--Oui! dis-je après l'avoir contemplé quelques minutes, c'est là un
+étrange scarabée, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai
+jamais rien vu d'approchant, à moins que ce ne soit un crâne ou une tête
+de mort, à quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il m'ait
+jamais été donné d'examiner.
+
+--Une tête de mort! répéta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela sur
+le papier, je comprends. Les deux taches noires supérieures font les
+yeux, et la plus longue, qui est plus bas, figure une bouche, n'est-ce
+pas? D'ailleurs la forme générale est ovale...
+
+--C'est peut-être cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne
+soyez pas très-artiste. J'attendrai que j'aie vu la bête elle-même, pour
+me faire une idée quelconque de sa physionomie.
+
+--Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqué, je
+dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,--car j'ai eu de bons
+maîtres, et je me flatte de n'être pas tout à fait une brute.
+
+--Mais alors, mon cher camarade, dis-je, vous plaisantez; ceci est un
+crâne fort passable, je puis même dire que c'est un crâne parfait,
+d'après toutes les idées reçues relativement à cette partie de
+l'ostéologie, et votre scarabée serait le plus étrange de tous les
+scarabées du monde, s'il ressemblait à ceci. Nous pourrions établir
+là-dessus quelque petite superstition naissante. Je présume que vous
+nommerez votre insecte _scarabaeus caput hominis_[12] ou quelque chose
+d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup
+d'appellations de ce genre.--Mais où sont les antennes dont vous
+parliez?
+
+--Les antennes! dit Legrand, qui s'échauffait inexplicablement; vous
+devez voir les antennes, j'en suis sûr. Je les ai faites aussi
+distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je présume que cela est
+bien suffisant.
+
+--À la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours
+est-il vrai que je ne les vois pas.
+
+Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas
+le pousser à bout; mais j'étais fort étonné de la tournure que l'affaire
+avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,--et, quant au croquis de
+l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles, et
+l'ensemble ressemblait, à s'y méprendre, à l'image ordinaire d'une tête
+de mort.
+
+Il reprit son papier d'un air maussade, et il était au moment de le
+froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard étant
+tombé par hasard sur le dessin, toute son attention y parut enchaînée.
+En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis excessivement
+pâle. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place, il continua à
+examiner minutieusement le dessin. À la longue, il se leva, prit une
+chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre, à l'autre
+extrémité de la chambre. Là, il recommença à examiner curieusement le
+papier, le tournant dans tous les sens. Néanmoins, il ne dit rien, et sa
+conduite me causait un étonnement extrême; mais je jugeai prudent de
+n'exaspérer par aucun commentaire sa mauvaise humeur croissante. Enfin,
+il tira de la poche de son habit un portefeuille, y serra soigneusement
+le papier, et déposa le tout dans un pupitre qu'il ferma à clef. Il
+revint dès lors à des allures plus calmes, mais son premier enthousiasme
+avait totalement disparu. Il avait l'air plutôt concentré que boudeur. À
+mesure que la soirée s'avançait, il s'absorbait de plus en plus dans sa
+rêverie, et aucune de mes saillies ne put l'en arracher. Primitivement,
+j'avais eu l'intention de passer la nuit dans la cabane, comme j'avais
+déjà fait plus d'une fois; mais, en voyant l'humeur de mon hôte, je
+jugeai plus convenable de prendre congé. Il ne fit aucun effort pour me
+retenir; mais, quand je partis, il me serra la main avec une cordialité
+encore plus vive que de coutume.
+
+Un mois environ après cette aventure,--et durant cet intervalle je
+n'avais pas entendu parler de Legrand,--je reçus à Charleston une visite
+de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux nègre si
+complètement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne fût arrivé à
+mon ami quelque sérieux malheur.
+
+--Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton maître?
+
+--Dame! pour dire la vérité, massa, il ne va pas aussi bien qu'il
+devrait.
+
+--Pas bien! Vraiment je suis navré d'apprendre cela. Mais de quoi se
+plaint-il?
+
+--Ah! voilà la question! Il ne se plaint jamais de rien, mais il est
+tout de même bien malade.
+
+--Bien malade, Jupiter!--Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il
+au lit?
+
+--Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;--voilà
+justement où le soulier me blesse;--j'ai l'esprit très-inquiet au sujet
+du pauvre massa Will.
+
+--Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose à tout ce que tu me
+racontes là. Tu dis que ton maître est malade. Ne t'a-t-il pas dit de
+quoi il souffre?
+
+--Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la tête. Massa Will dit
+qu'il n'a absolument rien;--mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il,
+deçà et delà, tout pensif, les regards sur son chemin, la tête basse,
+les épaules voûtées, et pâle comme une oie? Et pourquoi donc fait-il
+toujours et toujours des chiffres?
+
+--Il fait quoi, Jupiter?
+
+--Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,--les signes les
+plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence à avoir peur, tout de
+même. Il faut que j'aie toujours un oeil braqué sur lui, rien que sur
+lui. L'autre jour, il m'a échappé avant le lever du soleil, et il a
+décampé pour toute la sainte journée. J'avais coupé un bon bâton exprès
+pour lui administrer une correction de tous les diables quand il
+reviendrait: mais je suis si bête, que je n'en ai pas eu le courage; il
+a l'air si malheureux!
+
+--Ah! vraiment!--Eh bien, après tout, je crois que tu as mieux fait
+d'être indulgent pour le pauvre garçon. Il ne faut pas lui donner le
+fouet, Jupiter;--il n'est peut-être pas en état de le supporter.--Mais
+ne peux-tu pas te faire une idée de ce qui a occasionné cette maladie,
+ou plutôt ce changement de conduite? Lui est-il arrivé quelque chose de
+fâcheux depuis que je vous ai vus?
+
+--Non, massa, il n'est rien arrivé de fâcheux depuis lors,--mais _avant_
+cela,--oui,--j'en ai peur,--c'était le jour même que vous étiez là-bas.
+
+--Comment? que veux-tu dire?
+
+--Eh! massa, je veux parler du scarabée, voilà tout.
+
+--Du quoi?
+
+--Du scarabée...--Je suis sûr que massa Will a été mordu quelque part à
+la tête par ce scarabée d'or.
+
+--Et quelle raison as-tu, Jupiter, pour faire une pareille supposition?
+
+--Il a bien assez de pinces pour cela, massa, et une bouche aussi. Je
+n'ai jamais vu un scarabée aussi endiablé;--il attrape et mord tout ce
+qui l'approche. Massa Will l'avait d'abord attrapé, mais il l'a bien
+vite lâché, je vous assure;--c'est alors, sans doute, qu'il a été mordu.
+La mine de ce scarabée et sa bouche ne me plaisaient guère,
+certes;--aussi je ne voulus pas le prendre avec mes doigts; mais je pris
+un morceau de papier, et j'empoignai le scarabée dans le papier; je
+l'enveloppai donc dans le papier, avec un petit morceau de papier dans
+la bouche;--voilà comment je m'y pris.
+
+--Et tu penses donc que ton maître a été réellement mordu par le
+scarabée, et que cette morsure l'a rendu malade?
+
+--Je ne pense rien du tout,--je le sais[13]. Pourquoi donc rêve-t-il
+toujours d'or, si ce n'est parce qu'il a été mordu par le scarabée d'or?
+J'en ai déjà entendu parler, de ces scarabées d'or.
+
+--Mais comment sais-tu qu'il rêve d'or?
+
+--Comment je le sais? parce qu'il en parle, même en dormant;--voilà
+comment je le sais.
+
+--Au fait, Jupiter, tu as peut-être raison; mais à quelle bienheureuse
+circonstance dois-je l'honneur de ta visite aujourd'hui?
+
+--Que voulez-vous dire, massa?
+
+--M'apportes-tu un message de M. Legrand?
+
+--Non, massa, je vous apporte une lettre que voici.
+
+Et Jupiter me tendit un papier où je lus:
+
+«Mon cher,
+
+«Pourquoi donc ne vous ai-je pas vu depuis si longtemps? J'espère que
+vous n'avez pas été assez enfant pour vous formaliser d'une petite
+brusquerie de ma part; mais non,--cela est par trop improbable.
+
+«Depuis que je vous ai vu, j'ai eu un grand sujet d'inquiétude. J'ai
+quelque chose à vous dire, mais à peine sais-je comment vous le dire.
+Sais-je même si je vous le dirai?
+
+«Je n'ai pas été tout à fait bien depuis quelques jours, et le pauvre
+vieux Jupiter m'ennuie insupportablement par toutes ses bonnes
+intentions et attentions. Le croiriez-vous? Il avait, l'autre jour,
+préparé un gros bâton à l'effet de me châtier, pour lui avoir échappé et
+avoir passé la journée, seul, au milieu des collines, sur le continent.
+Je crois vraiment que ma mauvaise mine m'a seule sauvé de la bastonnade.
+
+«Je n'ai rien ajouté à ma collection depuis que nous nous sommes vus.
+
+«Revenez avec Jupiter si vous le pouvez sans trop d'inconvénients.
+_Venez, venez_. Je désire vous voir ce soir pour affaire grave. Je vous
+assure que c'est de _la plus haute importance_.
+
+«Votre tout dévoué,
+
+«WILLIAM LEGRAND.»
+
+Il y avait dans le ton de cette lettre quelque chose qui me causa une
+forte inquiétude. Ce style différait absolument du style habituel de
+Legrand. À quoi diable rêvait-il? Quelle nouvelle lubie avait pris
+possession de sa trop excitable cervelle? Quelle affaire de _si haute
+importance_ pouvait-il avoir à accomplir? Le rapport de Jupiter ne
+présageait rien de bon; je tremblais que la pression continue de
+l'infortune n'eût, à la longue, singulièrement dérangé la raison de mon
+ami. Sans hésiter un instant, je me préparai donc à accompagner le
+nègre.
+
+En arrivant au quai, je remarquai une faux et trois bêches, toutes
+également neuves, qui gisaient au fond du bateau dans lequel nous
+allions nous embarquer.
+
+--Qu'est-ce que tout cela signifie, Jupiter? demandai-je.
+
+--Ça, c'est une faux, massa, et des bêches.
+
+--Je le vois bien; mais qu'est-ce que tout cela fait ici?
+
+--Massa Will m'a dit d'acheter pour lui cette faux et ces bêches à la
+ville, et je les ai payées bien cher; cela nous coûte un argent de tous
+les diables.
+
+--Mais au nom de tout ce qu'il y a de mystérieux, qu'est-ce que ton
+massa Will a à faire de faux et de bêches?
+
+--Vous m'en demandez plus que je ne sais; lui-même, massa, n'en sait pas
+davantage; le diable m'emporte si je n'en suis pas convaincu. Mais tout
+cela vient du scarabée.
+
+Voyant que je ne pouvais tirer aucun éclaircissement de Jupiter dont
+tout l'entendement paraissait absorbé par le scarabée, je descendis dans
+le bateau et je déployai la voile. Une belle et forte brise nous poussa
+bien vite dans la petite anse au nord du fort Moultrie, et, après une
+promenade de deux milles environ, nous arrivâmes à la hutte. Il était à
+peu près trois heures de l'après-midi. Legrand nous attendait avec une
+vive impatience. Il me serra la main avec un empressement nerveux qui
+m'alarma et renforça mes soupçons naissants. Son visage était d'une
+pâleur spectrale, et ses yeux, naturellement fort enfoncés, brillaient
+d'un éclat surnaturel. Après quelques questions relatives à sa santé, je
+lui demandai, ne trouvant rien de mieux à dire, si le lieutenant G...
+lui avait enfin rendu son scarabée.
+
+--Oh! oui, répliqua-t-il en rougissant beaucoup; je le lui ai repris le
+lendemain matin. Pour rien au monde je ne me séparerais de ce scarabée.
+Savez-vous bien que Jupiter a tout à fait raison à son égard?
+
+--En quoi? demandai-je avec un triste pressentiment dans le coeur.
+
+--En supposant que c'est un scarabée d'or véritable.
+
+Il dit cela avec un sérieux profond, qui me fit indiciblement mal.
+
+--Ce scarabée est destiné à faire ma fortune, continua-t-il avec un
+sourire de triomphe, à me réintégrer dans mes possessions de famille.
+Est-il donc étonnant que je le tienne en si haut prix? Puisque la
+Fortune a jugé bon de me l'octroyer, je n'ai qu'à en user
+convenablement, et j'arriverai jusqu'à l'or dont il est l'indice.
+Jupiter, apporte-le-moi.
+
+--Quoi? le scarabée, massa? J'aime mieux n'avoir rien à démêler avec le
+scarabée; vous saurez bien le prendre vous-même.
+
+Là-dessus, Legrand se leva avec un air grave et imposant, et alla me
+chercher l'insecte sous un globe de verre où il était déposé. C'était un
+superbe scarabée, inconnu à cette époque aux naturalistes, et qui devait
+avoir un grand prix au point de vue scientifique. Il portait à l'une des
+extrémités du dos deux taches noires et rondes, et à l'autre une tache
+de forme allongée. Les élytres étaient excessivement durs et luisants et
+avaient positivement l'aspect de l'or bruni. L'insecte était
+remarquablement lourd, et, tout bien considéré, je ne pouvais pas trop
+blâmer Jupiter de son opinion; mais que Legrand s'entendît avec lui sur
+ce sujet, voilà ce qu'il m'était impossible de comprendre, et, quand il
+se serait agi de ma vie, je n'aurais pas trouvé le mot de l'énigme.
+
+--Je vous ai envoyé chercher, dit-il d'un ton magnifique, quand j'eus
+achevé d'examiner l'insecte, je vous ai envoyé chercher pour vous
+demander conseil et assistance dans l'accomplissement des vues de la
+Destinée et du scarabée...
+
+--Mon cher Legrand, m'écriai-je en l'interrompant, vous n'êtes
+certainement pas bien, et vous feriez beaucoup mieux de prendre quelques
+précautions. Vous allez vous mettre au lit, et je resterai auprès de
+vous quelques jours, jusqu'à ce que vous soyez rétabli. Vous avez la
+fièvre, et...
+
+--Tâtez mon pouls, dit-il.
+
+Je le tâtai, et, pour dire la vérité, je ne trouvai pas le plus léger
+symptôme de fièvre.
+
+--Mais vous pourriez bien être malade sans avoir la fièvre.
+Permettez-moi, pour cette fois seulement, de faire le médecin avec vous.
+Avant toute chose, allez vous mettre au lit. Ensuite...
+
+--Vous vous trompez, interrompit-il; je suis aussi bien que je puis
+espérer de l'être dans l'état d'excitation que j'endure. Si réellement
+vous voulez me voir tout à fait bien, vous soulagerez cette excitation.
+
+--Et que faut-il faire pour cela?
+
+--C'est très facile. Jupiter et moi, nous partons pour une expédition
+dans les collines, sur le continent, et nous avons besoin de l'aide
+d'une personne en qui nous puissions absolument nous fier. Vous êtes
+cette personne unique. Que notre entreprise échoue ou réussisse,
+l'excitation que vous voyez en moi maintenant sera également apaisée.
+
+--J'ai le vif désir de vous servir en toute chose, répliquai-je; mais
+prétendez-vous dire que cet infernal scarabée ait quelque rapport avec
+votre expédition dans les collines?
+
+--Oui, certes.
+
+--Alors, Legrand, il m'est impossible de coopérer à une entreprise aussi
+parfaitement absurde.
+
+--J'en suis fâché,--très-fâché,--car il nous faudra tenter l'affaire à
+nous seuls.
+
+--À vous seuls! Ah! le malheureux est fou, à coup sûr!--Mais voyons,
+combien de temps durera votre absence?
+
+--Probablement toute la nuit. Nous allons partir immédiatement, et, dans
+tous les cas, nous serons de retour au lever du soleil.
+
+--Et vous me promettez, sur votre honneur, que ce caprice passé, et
+l'affaire du scarabée--bon Dieu!--vidée à votre satisfaction, vous
+rentrerez au logis, et que vous y suivrez exactement mes prescriptions,
+comme celles de votre médecin?
+
+--Oui, je vous le promets; et maintenant partons, car nous n'avons pas
+de temps à perdre.
+
+J'accompagnai mon ami, le coeur gros. À quatre heures, nous nous mîmes
+en route, Legrand, Jupiter, le chien et moi. Jupiter prit la faux et les
+bêches; il insista pour s'en charger, plutôt, à ce qu'il me parut, par
+crainte de laisser un de ces instruments dans la main de son maître que
+par excès de zèle et de complaisance. Il était d'ailleurs d'une humeur
+de chien, et ces mots: _Damné scarabée_! furent les seuls qui lui
+échappèrent tout le long du voyage. J'avais, pour ma part, la charge de
+deux lanternes sourdes; quant à Legrand, il s'était contenté du
+scarabée, qu'il portait attaché au bout d'un morceau de ficelle, et
+qu'il faisait tourner autour de lui, tout en marchant, avec des airs de
+magicien. Quand j'observais ce symptôme suprême de démence dans mon
+pauvre ami, je pouvais à peine retenir mes larmes. Je pensai toutefois
+qu'il valait mieux épouser sa fantaisie, au moins pour le moment, ou
+jusqu'à ce que je pusse prendre quelques mesures énergiques avec chance
+de succès. Cependant, j'essayais, mais fort inutilement, de le sonder
+relativement au but de l'expédition. Il avait réussi à me persuader de
+l'accompagner, et semblait désormais peu disposé à lier conversation sur
+un sujet d'une si maigre importance. À toutes mes questions, il ne
+daignait répondre que par un «Nous verrons bien!».
+
+Nous traversâmes dans un esquif la crique à la pointe de l'île, et,
+grimpant sur les terrains montueux de la rive opposée, nous nous
+dirigeâmes vers le nord-ouest, à travers un pays horriblement sauvage et
+désolé, où il était impossible de découvrir la trace d'un pied humain.
+Legrand suivait sa route avec décision, s'arrêtant seulement de temps en
+temps pour consulter certaines indications qu'il paraissait avoir
+laissées lui-même dans une occasion précédente.
+
+Nous marchâmes ainsi deux heures environ, et le soleil était au moment
+de se coucher quand nous entrâmes dans une région infiniment plus
+sinistre que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. C'était une espèce
+de plateau au sommet d'une montagne affreusement escarpée, couverte de
+bois de la base au sommet, et semée d'énormes blocs de pierre qui
+semblaient éparpillés pêle-mêle sur le sol et dont plusieurs se seraient
+infailliblement précipités dans les vallées inférieures sans le secours
+des arbres contre lesquels ils s'appuyaient. De profondes ravines
+irradiaient dans diverses directions et donnaient à la scène un
+caractère de solennité plus lugubre.
+
+La plate-forme naturelle sur laquelle nous étions grimpés était si
+profondément encombrée de ronces, que nous vîmes bien que, sans la faux,
+il nous eût été impossible de nous frayer un passage. Jupiter, d'après
+les ordres de son maître, commença à nous éclaircir un chemin jusqu'au
+pied d'un tulipier gigantesque qui se dressait, en compagnie de huit ou
+dix chênes, sur la plate-forme, et les surpassait tous, ainsi que tous
+les arbres que j'avais vus jusqu'alors, par la beauté de sa forme et de
+son feuillage, par l'immense développement de son branchage et par la
+majesté générale de son aspect. Quand nous eûmes atteint cet arbre,
+Legrand se tourna vers Jupiter, et lui demanda s'il se croyait capable
+d'y grimper. Le pauvre vieux parut légèrement étourdi par cette
+question, et resta quelques instants sans répondre. Cependant, il
+s'approcha de l'énorme tronc, en fit lentement le tour et l'examina avec
+une attention minutieuse. Quand il eut achevé son examen, il dit
+simplement:
+
+--Oui, massa; Jup n'a pas vu d'arbre où il ne puisse grimper.
+
+--Alors, monte; allons, allons! et rondement! car il fera bientôt trop
+noir pour voir ce que nous faisons.
+
+--Jusqu'où faut-il monter, massa? demanda Jupiter.
+
+--Grimpe d'abord sur le tronc, et puis je te dirai quel chemin tu dois
+suivre.--Ah! un instant!--prends ce scarabée avec toi.
+
+--Le scarabée, massa Will!--le scarabée d'or! cria le nègre reculant de
+frayeur; pourquoi donc faut-il que je porte avec moi ce scarabée sur
+l'arbre? Que je sois damné si je le fais!
+
+--Jup, si vous avez peur, vous, un grand nègre, un gros et fort nègre,
+de toucher à un petit insecte mort et inoffensif, eh bien, vous pouvez
+l'emporter avec cette ficelle;--mais, si vous ne l'emportez pas avec
+vous d'une manière ou d'une autre, je serai dans la cruelle nécessité de
+vous fendre la tête avec cette bêche.
+
+--Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc, massa? dit Jup, que la honte
+rendait évidemment plus complaisant; il faut toujours que vous cherchiez
+noise à votre vieux nègre. C'est une farce, voilà tout. Moi, avoir peur
+du scarabée! je m'en soucie bien, du scarabée!
+
+Et il prit avec précaution l'extrême bout de la corde, et, maintenant
+l'insecte aussi loin de sa personne que les circonstances le
+permettaient, il se mit en devoir de grimper à l'arbre.
+
+Dans sa jeunesse, le tulipier, ou _liriodendron tulipiferum_, le plus
+magnifique des forestiers américains, a un tronc singulièrement lisse et
+s'élève souvent à une grande hauteur, sans pousser de branches
+latérales; mais quand il arrive à sa maturité, l'écorce devient rugueuse
+et inégale, et de petits rudiments de branches se manifestent en grand
+nombre sur le tronc. Aussi l'escalade, dans le cas actuel, était
+beaucoup plus difficile en apparence qu'en réalité. Embrassant de son
+mieux l'énorme cylindre avec ses bras et ses genoux, empoignant avec les
+mains quelques-unes des pousses, appuyant ses pieds nus sur les autres,
+Jupiter, après avoir failli tomber une ou deux fois, se hissa à la
+longue jusqu'à la première grande fourche, et sembla dès lors regarder
+la besogne comme virtuellement accomplie. En effet, le risque principal
+de l'entreprise avait disparu, bien que le brave nègre se trouvât à
+soixante ou soixante-dix pieds du sol.
+
+--De quel côté faut-il que j'aille maintenant, massa Will? demanda-t-il.
+
+--Suis toujours la plus grosse branche, celle de ce côté, dit Legrand.
+
+Le nègre lui obéit promptement, et apparemment sans trop de peine; il
+monta, monta toujours plus haut, de sorte qu'à la fin sa personne
+rampante et ramassée disparut dans l'épaisseur du feuillage; il était
+tout à fait invisible. Alors, sa voix lointaine se fit entendre; il
+criait:
+
+--Jusqu'où faut-il monter encore?
+
+--À quelle hauteur es-tu? demanda Legrand.
+
+--Si haut, si haut, répliqua le nègre, que je peux voir le ciel à
+travers le sommet de l'arbre.
+
+--Ne t'occupe pas du ciel, mais fais attention à ce que je te dis.
+Regarde le tronc, et compte les branches au-dessus de toi, de ce côté.
+Combien de branches as-tu passées?
+
+--Une, deux, trois, quatre, cinq;--j'ai passé cinq grosses branches,
+massa, de ce côté-ci.
+
+--Alors monte encore d'une branche.
+
+Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il
+annonçait qu'il avait atteint la septième branche.
+
+--Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie à une agitation manifeste, il
+faut que tu trouves le moyen de t'avancer sur cette branche aussi loin
+que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.
+
+Dès lors, les quelques doutes que j'avais essayé de conserver
+relativement à la démence de mon pauvre ami disparurent complètement. Je
+ne pouvais plus ne pas le considérer comme frappé d'aliénation mentale,
+et je commençai à m'inquiéter sérieusement des moyens de le ramener au
+logis. Pendant que je méditais sur ce que j'avais de mieux à faire, la
+voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.
+
+--J'ai bien peur de m'aventurer un peu loin sur cette branche;--c'est
+une branche morte presque dans toute sa longueur.
+
+--Tu dis bien que c'est une branche morte, Jupiter? cria Legrand d'une
+voix tremblante d'émotion.
+
+--Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c'est une affaire
+faite,--elle est bien morte, tout à fait sans vie.
+
+--Au nom du ciel, que faire? demanda Legrand, qui semblait en proie à un
+vrai désespoir.
+
+--Que faire? dis-je, heureux de saisir l'occasion pour placer un mot
+raisonnable: retourner au logis et nous aller coucher. Allons,
+venez!--Soyez gentil, mon camarade.--Il se fait tard, et puis
+souvenez-vous de votre promesse.
+
+--Jupiter, criait-il, sans m'écouter le moins du monde, m'entends-tu?
+
+--Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.
+
+--Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien
+pourri.
+
+--Pourri, massa, assez pourri, répliqua bientôt le nègre, mais pas aussi
+pourri qu'il pourrait l'être. Je pourrais m'aventurer un peu plus sur la
+branche, mais moi seul.
+
+--Toi seul!--qu'est-ce que tu veux dire?
+
+--Je veux parler du scarabée. Il est bien lourd, le scarabée. Si je le
+lâchais d'abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d'un
+nègre tout seul.
+
+--Infernal coquin! cria Legrand, qui avait l'air fort soulagé, quelles
+sottises me chantes-tu là? Si tu laisses tomber l'insecte, je te tords
+le cou. Fais-y attention, Jupiter;--tu m'entends, n'est-ce pas?
+
+--Oui, massa, ce n'est pas la peine de traiter comme ça un pauvre nègre.
+
+--Eh bien, écoute-moi, maintenant! Si tu te hasardes sur la branche
+aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans lâcher le
+scarabée, je te ferai cadeau d'un dollar d'argent aussitôt que tu seras
+descendu.
+
+--J'y vais, massa Will,--m'y voilà, répliqua lestement le nègre, je suis
+presque au bout.
+
+--Au bout! cria Legrand, très-radouci. Veux-tu dire que tu es au bout de
+cette branche?
+
+--Je suis bientôt au bout, massa.--oh! oh! oh! Seigneur Dieu!
+miséricorde! qu'y a-t-il sur l'arbre?
+
+--Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu'est-ce qu'il y a?
+
+--Eh! ce n'est rien qu'un crâne;--quelqu'un a laissé sa tête sur
+l'arbre, et les corbeaux ont becqueté toute la viande.
+
+--Un crâne, dis-tu?--Très-bien!--Comment est-il attaché à la
+branche?--qu'est-ce qui le retient?
+
+--Oh! il tient bien;--mais il faut voir.--Ah! c'est une drôle de chose,
+sur ma parole;--il y a un gros clou dans le crâne, qui le retient à
+l'arbre.
+
+--Bien! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire;--tu
+m'entends?
+
+--Oui, massa.
+
+--Fais bien attention!--trouve l'oeil gauche du crâne.
+
+--Oh! oh! voilà qui est drôle! Il n'y a pas d'oeil gauche du tout.
+
+--Maudite stupidité! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main
+gauche?
+
+--Oui, je sais,--je sais tout cela; ma main gauche est celle avec
+laquelle je fends le bois.
+
+--Sans doute, tu es gaucher; et ton oeil gauche est du même côté que ta
+main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l'oeil gauche du
+crâne, ou la place où était l'oeil gauche. As-tu trouvé?
+
+Il y eut ici une longue pause. Enfin, le nègre demanda:
+
+--L'oeil gauche du crâne est aussi du même côté que la main gauche du
+crâne?--Mais le crâne n'a pas de mains du tout!--Cela ne fait rien! j'ai
+trouvé l'oeil gauche,--voilà l'oeil gauche! Que faut-il faire,
+maintenant?
+
+--Laisse filer le scarabée à travers, aussi loin que la ficelle peut
+aller; mais prends bien garde de lâcher le bout de la corde.
+
+--Voilà qui est fait, massa Will; c'était chose facile de faire passer
+le scarabée par le trou;--tenez, voyez-le descendre.
+
+Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter était restée invisible;
+mais l'insecte qu'il laissait filer apparaissait maintenant au bout de
+la ficelle, et brillait comme une boule d'or bruni aux derniers rayons
+du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient encore faiblement
+l'éminence où nous étions placés. Le scarabée en descendant émergeait
+des branches, et, si Jupiter l'avait laissé tomber, il serait tombé à
+nos pieds. Legrand prit immédiatement la faux et éclaircit un espace
+circulaire de trois ou quatre yards de diamètre, juste au-dessous de
+l'insecte, et, ayant achevé cette besogne, ordonna à Jupiter de lâcher
+la corde et de descendre de l'arbre.
+
+Avec un soin scrupuleux, mon ami enfonça dans la terre une cheville, à
+l'endroit précis où le scarabée était tombé, et tira de sa poche un
+ruban à mesurer. Il l'attacha par un bout à l'endroit du tronc de
+l'arbre qui était le plus près de la cheville, le déroula jusqu'à la
+cheville et continua ainsi à le dérouler dans la direction donnée par
+ces deux points,--la cheville et le tronc,--jusqu'à la distance de
+cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la
+faux. Au point ainsi trouvé, il enfonça une seconde cheville, qu'il prit
+comme centre, et autour duquel il décrivit grossièrement un cercle de
+quatre pieds de diamètre environ. Il s'empara alors d'une bêche, en
+donna une à Jupiter, une à moi, et nous pria de creuser aussi vivement
+que possible.
+
+Pour parler franchement, je n'avais jamais eu beaucoup de goût pour un
+pareil amusement, et, dans le cas présent, je m'en serais bien
+volontiers passé; car la nuit s'avançait, et je me sentais passablement
+fatigué de l'exercice que j'avais déjà pris; mais je ne voyais aucun
+moyen de m'y soustraire, et je tremblais de troubler par un refus la
+prodigieuse sérénité de mon pauvre ami. Si j'avais pu compter sur l'aide
+de Jupiter, je n'aurais pas hésité à ramener par la force notre fou chez
+lui; mais je connaissais trop bien le caractère du vieux nègre pour
+espérer son assistance, dans le cas d'une lutte personnelle avec son
+maître et dans n'importe quelle circonstance. Je ne doutais pas que
+Legrand n'eût le cerveau infecté de quelqu'une des innombrables
+superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis, et que cette
+imagination n'eût été confirmée par la trouvaille du scarabée, ou
+peut-être même par l'obstination de Jupiter à soutenir que c'était un
+scarabée d'or véritable. Un esprit tourné à la folie pouvait bien se
+laisser entraîner par de pareilles suggestions, surtout quand elles
+s'accordaient avec ses idées favorites préconçues; puis je me rappelais
+le discours du pauvre garçon relativement au scarabée, _indice de sa
+fortune_. Par-dessus tout, j'étais cruellement tourmenté et embarrassé;
+mais enfin je résolus de faire contre mauvaise fortune bon coeur et
+bêcher de bonne volonté, pour convaincre mon visionnaire le plus tôt
+possible, par une démonstration oculaire, de l'inanité de ses rêveries.
+
+Nous allumâmes les lanternes, et nous attaquâmes notre besogne avec un
+ensemble et un zèle dignes d'une cause plus rationnelle; et, comme la
+lumière tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m'empêcher de
+songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si
+quelque intimes était tombé par hasard au milieu de nous, nous lui
+serions apparus comme faisant une besogne bien étrange et bien suspecte.
+
+Nous creusâmes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre
+principal embarras était causé par les aboiements du chien, qui prenait
+un intérêt excessif à nos travaux. À la longue, il devint tellement
+turbulent, que nous craignîmes qu'il ne donnât l'alarme à quelques
+rôdeurs du voisinage,--ou, plutôt, c'était la grande appréhension de
+Legrand,--car, pour mon compte, je me serais réjoui de toute
+interruption qui m'aurait permis de ramener mon vagabond à la maison. À
+la fin, le vacarme fut étouffé, grâce à Jupiter, qui, s'élançant hors du
+trou avec un air furieusement décidé, musela la gueule de l'animal avec
+une de ses bretelles et puis retourna à sa tâche avec un petit rire de
+triomphe très-grave.
+
+Les deux heures écoulées, nous avions atteint une profondeur de cinq
+pieds, et aucun indice de trésor ne se montrait. Nous fîmes une pause
+générale, et je commençai à espérer que la farce touchait à sa fin.
+Cependant Legrand, quoique évidemment très-déconcerté, s'essuya le front
+d'un air pensif et reprit sa bêche. Notre trou occupait déjà toute
+l'étendue du cercle de quatre pieds de diamètre; nous entamâmes
+légèrement cette limite, et nous creusâmes encore de deux pieds. Rien
+n'apparut. Mon chercheur d'or, dont j'avais sérieusement pitié, sauta
+enfin du trou avec le plus affreux désappointement écrit sur le visage,
+et se décida, lentement et comme à regret, à reprendre son habit qu'il
+avait ôté avant de se mettre à l'ouvrage. Pour moi, je me gardai bien de
+faire aucune remarque. Jupiter, à un signal de son maître, commença à
+rassembler les outils. Cela fait, et le chien étant démuselé, nous
+reprîmes notre chemin dans un profond silence.
+
+Nous avions peut-être fait une douzaine de pas, quand Legrand, poussant
+un terrible juron, sauta sur Jupiter et l'empoigna au collet. Le nègre
+stupéfait ouvrit les yeux et la bouche dans toute leur ampleur, lâcha
+les bêches et tomba sur les genoux.
+
+--Scélérat! criait Legrand en faisant siffler les syllabes entre ses
+dents, infernal noir! gredin de noir!--parle, te dis-je!--réponds-moi à
+l'instant, et surtout ne prévarique pas!--Quel est, quel est ton oeil
+gauche?
+
+--Ah! miséricorde, massa Will! n'est-ce pas là, pour sûr, mon oeil
+gauche? rugissait Jupiter épouvanté, plaçant sa main sur l'organe
+_droit_ de la vision, et l'y maintenant avec l'opiniâtreté du désespoir,
+comme s'il eût craint que son maître ne voulût le lui arracher.
+
+--Je m'en doutais!--je le savais bien! hourra! vociféra Legrand, en
+lâchant le nègre et en exécutant une série de gambades et de cabrioles,
+au grand étonnement de son domestique, qui, en se relevant, promenait,
+sans mot dire, ses regards de son maître à moi et de moi à son maître.
+
+--Allons, il nous faut retourner, dit celui-ci; la partie n'est pas
+perdue.
+
+Et il reprit son chemin vers le tulipier.
+
+--Jupiter, dit-il quand nous fûmes arrivés au pied de l'arbre, viens
+ici! Le crâne est-il cloué à la branche avec la face tournée à
+l'extérieur ou tournée contre la branche?
+
+--La face est tournée à l'extérieur, massa, de sorte que les corbeaux
+ont pu manger les yeux sans aucune peine.
+
+--Bien. Alors, est-ce par cet oeil-ci ou par celui-là que tu as fait
+couler le scarabée?
+
+Et Legrand touchait alternativement les deux yeux de Jupiter.
+
+--Par cet oeil-ci, massa,--par l'oeil gauche,--juste comme vous me
+l'aviez dit.
+
+Et c'était encore son oeil droit qu'indiquait le pauvre nègre.
+
+--Allons, allons! il nous faut recommencer.
+
+Alors, mon ami, dans la folie duquel je voyais maintenant, ou croyais
+voir certains indices de méthode, reporta la cheville qui marquait
+l'endroit où le scarabée était tombé, à trois pouces vers l'ouest de sa
+première position. Étalant de nouveau son cordeau du point le plus
+rapproché du tronc jusqu'à la cheville, comme il avait déjà fait, et
+continuant à l'étendre en ligne droite à une distance de cinquante
+pieds, il marqua un nouveau point éloigné de plusieurs yards de
+l'endroit où nous avions précédemment creusé.
+
+Autour de ce nouveau centre, un cercle fut tracé, un peu plus large que
+le premier, et nous nous mîmes derechef à jouer de la bêche. J'étais
+effroyablement fatigué; mais, sans me rendre compte de ce qui
+occasionnait un changement dans ma pensée, je ne sentais plus une aussi
+grande aversion pour le labeur qui m'était imposé. Je m'y intéressais
+inexplicablement; je dirai plus, je me sentais excité. Peut-être y
+avait-il dans toute l'extravagante conduite de Legrand un certain air
+délibéré, une certaine allure prophétique qui m'impressionnait moi-même.
+Je bêchais ardemment et de temps à autre je me surprenais cherchant,
+pour ainsi dire, des yeux, avec un sentiment qui ressemblait à de
+l'attente, ce trésor imaginaire dont la vision avait affolé mon
+infortuné camarade. Dans un de ces moments où ces rêvasseries s'étaient
+plus singulièrement emparées de moi, et comme nous avions déjà travaillé
+une heure et demie à peu près, nous fûmes de nouveau interrompus par les
+violents hurlements du chien. Son inquiétude, dans le premier cas,
+n'était évidemment que le résultat d'un caprice ou d'une gaieté folle;
+mais, cette fois, elle prenait un ton plus violent et plus caractérisé.
+Comme Jupiter s'efforçait de nouveau de le museler, il fit une
+résistance furieuse, et, bondissant dans le trou, il se mit à gratter
+frénétiquement la terre avec ses griffes. En quelques secondes, il avait
+découvert une masse d'ossements humains, formant deux squelettes
+complets et mêlés de plusieurs boutons de métal, avec quelque chose qui
+nous parut être de la vieille laine pourrie et émiettée. Un ou deux
+coups de bêche firent sauter la lame d'un grand couteau espagnol; nous
+creusâmes encore, et trois ou quatre pièces de monnaie d'or et d'argent
+apparurent éparpillées.
+
+À cette vue, Jupiter put à peine contenir sa joie, mais la physionomie
+de son maître exprima un affreux désappointement. Il nous supplia
+toutefois de continuer nos efforts, et à peine avait-il fini de parler
+que je trébuchai et tombai en avant; la pointe de ma botte s'était
+engagée dans un gros anneau de fer qui gisait à moitié enseveli sous un
+amas de terre fraîche.
+
+Nous nous remîmes au travail avec une ardeur nouvelle; jamais je n'ai
+passé dix minutes dans une aussi vive exaltation. Durant cet intervalle,
+nous déterrâmes complètement un coffre de forme oblongue, qui, à en
+juger par sa parfaite conservation et son étonnante dureté, avait été
+évidemment soumis à quelque procédé de minéralisation,--peut-être au
+bichlorure de mercure. Ce coffre avait trois pieds et demi de long,
+trois de large et deux et demi de profondeur. Il était solidement
+maintenu par des lames de fer forgé, rivées et formant tout autour une
+espèce de treillage. De chaque côté du coffre, près du couvercle,
+étaient trois anneaux de fer, six en tout, au moyen desquels six
+personnes pouvaient s'en emparer. Tous nos efforts réunis ne réussirent
+qu'à le déranger légèrement de son lit. Nous vîmes tout de suite
+l'impossibilité d'emporter un si énorme poids. Par bonheur, le couvercle
+n'était retenu que par deux verrous que nous fîmes glisser,--tremblants
+et pantelants d'anxiété. En un instant, un trésor d'une valeur
+incalculable s'épanouit, étincelant, devant nous. Les rayons des
+lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir d'un amas confus
+d'or et de bijoux des éclairs et des splendeurs qui nous éclaboussaient
+positivement les yeux.
+
+Je n'essayerai pas de décrire les sentiments avec lesquels je
+contemplais ce trésor. La stupéfaction, comme on peut le supposer,
+dominait tous les autres. Legrand paraissait épuisé par son excitation
+même, et ne prononça que quelques paroles. Quant à Jupiter, sa figure
+devint aussi mortellement pâle que cela est possible à une figure de
+nègre. Il semblait stupéfié, foudroyé. Bientôt il tomba sur ses genoux
+dans la fosse, et plongeant ses bras nus dans l'or jusqu'au coude, il
+les y laissa longtemps, comme s'il jouissait des voluptés d'un bain.
+Enfin, il s'écria avec un profond soupir, comme se parlant à lui-même:
+
+--Et tout cela vient du scarabée d'or? Le joli scarabée d'or! le pauvre
+petit scarabée d'or que j'injuriais, que je calomniais! N'as-tu pas
+honte de toi, vilain nègre?--hein, qu'as-tu à répondre?
+
+Il fallut que je réveillasse, pour ainsi dire, le maître et le valet, et
+que je leur fisse comprendre qu'il y avait urgence à emporter le trésor.
+Il se faisait tard, et il nous fallait déployer quelque activité, si
+nous voulions que tout fût en sûreté chez nous avant le jour. Nous ne
+savions quel parti prendre, et nous perdions beaucoup de temps en
+délibérations, tant nous avions les idées en désordre. Finalement nous
+allégeâmes le coffre en enlevant les deux tiers de son contenu, et nous
+pûmes enfin, mais non sans peine encore, l'arracher de son trou. Les
+objets que nous en avions tirés furent déposés parmi les ronces, et
+confiés à la garde du chien, à qui Jupiter enjoignit strictement de ne
+bouger sous aucun prétexte, et de ne pas même ouvrir la bouche jusqu'à
+notre retour. Alors, nous nous mîmes précipitamment en route avec le
+coffre, nous atteignîmes la hutte sans accident, mais après une fatigue
+effroyable et à une heure du matin. Épuisés comme nous l'étions, nous ne
+pouvions immédiatement nous remettre à la besogne, c'eût été dépasser
+les forces de la nature. Nous nous reposâmes jusqu'à deux heures, puis
+nous soupâmes; enfin nous nous remîmes en route pour les montagnes,
+munis de trois gros sacs que nous trouvâmes par bonheur dans la hutte.
+Nous arrivâmes un peu avant quatre heures à notre fosse, nous nous
+partageâmes aussi également que possible le reste du butin, et, sans
+nous donner la peine de combler le trou, nous nous remîmes en marche
+vers notre case, où nous déposâmes pour la seconde fois nos précieux
+fardeaux, juste comme les premières bandes de l'aube apparaissaient à
+l'est, au-dessus de la cime des arbres.
+
+Nous étions absolument brisés; mais la profonde excitation actuelle nous
+refusa le repos. Après un sommeil inquiet de trois ou quatre heures,
+nous nous levâmes, comme si nous nous étions concertés, pour procéder à
+l'examen du trésor.
+
+Le coffre avait été rempli jusqu'aux bords, et nous passâmes toute la
+journée et la plus grande partie de la nuit suivante à inventorier son
+contenu. On n'y avait mis aucune espèce d'ordre ni d'arrangement; tout y
+avait été empilé pêle-mêle. Quand nous eûmes fait soigneusement un
+classement général, nous nous trouvâmes en possession d'une fortune qui
+dépassait tout ce que nous avions supposé. Il y avait en espèces plus de
+450 000 dollars,--en estimant la valeur des pièces aussi rigoureusement
+que possible d'après les tables de l'époque. Dans tout cela, pas une
+parcelle d'argent. Tout était en or de vieille date et d'une grande
+variété: monnaies française, espagnole et allemande, quelques guinées
+anglaises, et quelques jetons dont nous n'avions jamais vu aucun modèle.
+Il y avait plusieurs pièces de monnaie, très-grandes et très-lourdes,
+mais si usées, qu'il nous fut impossible de déchiffrer les inscriptions.
+Aucune monnaie américaine. Quant à l'estimation des bijoux, ce fut une
+affaire un peu plus difficile. Nous trouvâmes des diamants, dont
+quelques-uns très beaux et d'une grosseur singulière,--en tout, cent
+dix, dont pas un n'était petit; dix-huit rubis d'un éclat remarquable;
+trois cent dix émeraudes toutes très-belles; vingt et un saphirs et une
+opale. Toutes ces pierres avaient été arrachées de leurs montures et
+jetées pêle-mêle dans le coffre. Quant aux montures elles-mêmes, dont
+nous fîmes une catégorie distincte de l'autre or, elles paraissaient
+avoir été broyées à coups de marteau comme pour rendre toute
+reconnaissance impossible. Outre tout cela, il y avait une énorme
+quantité d'ornements en or massif;--près de deux cents bagues ou boucles
+d'oreilles massives; de belles chaînes, au nombre de trente, si j'ai
+bonne mémoire; quatre-vingt-trois crucifix très-grands et très-lourds;
+cinq encensoirs d'or d'un grand prix; un gigantesque bol à punch en or,
+orné de feuilles de vigne et de figures de bacchantes largement
+ciselées; deux poignées d'épées merveilleusement travaillées, et une
+foule d'autres articles plus petits et dont j'ai perdu le souvenir. Le
+poids de toutes ces valeurs dépassait trois cent cinquante livres; et
+dans cette estimation j'ai omis cent quatre-vingt dix-sept montres d'or
+superbes, dont trois valaient chacune cinq cents dollars. Plusieurs
+étaient très-vieilles, et sans aucune valeur comme pièces d'horlogerie,
+les mouvements ayant plus ou moins souffert de l'action corrosive de la
+terre; mais toutes étaient magnifiquement ornées de pierreries, et les
+boîtes étaient d'un grand prix. Nous évaluâmes cette nuit le contenu
+total du coffre à un million et demi de dollars; et, lorsque plus tard
+nous disposâmes des bijoux et des pierreries,--après en avoir gardé
+quelques-uns pour notre usage personnel,--nous trouvâmes que nous avions
+singulièrement sous-évalué le trésor.
+
+Lorsque nous eûmes enfin terminé notre inventaire et que notre terrible
+exaltation fut en grande partie apaisée, Legrand, qui voyait que je
+mourais d'impatience de posséder la solution de cette prodigieuse
+énigme, entra dans un détail complet de toutes les circonstances qui s'y
+rapportaient.
+
+--Vous vous rappelez, dit-il, le soir où je vous fis passer la grossière
+esquisse que j'avais faite du scarabée. Vous vous souvenez aussi que je
+fus passablement choqué de votre insistance à me soutenir que mon dessin
+ressemblait à une tête de mort. La première fois que vous lâchâtes cette
+assertion, je crus que vous plaisantiez; ensuite je me rappelai les
+taches particulières sur le dos de l'insecte, et je reconnus en moi-même
+que votre remarque avait en somme quelque fondement. Toutefois, votre
+ironie à l'endroit de mes facultés graphiques m'irritait, car on me
+regarde comme un artiste fort passable; aussi, quand vous me tendîtes le
+morceau de parchemin, j'étais au moment de le froisser avec humeur et de
+le jeter dans le feu.
+
+--Vous voulez parler du morceau de _papier_, dis-je.
+
+--Non, cela avait toute l'apparence du papier, et, moi-même, j'avais
+d'abord supposé que c'en était; mais, quand je voulus dessiner dessus,
+je découvris tout de suite que c'était un morceau de parchemin
+très-mince. Il était fort sale, vous vous le rappelez. Au moment même où
+j'allais le chiffonner, mes yeux tombèrent sur le dessin que vous aviez
+regardé, et vous pouvez concevoir quel fut mon étonnement quand
+j'aperçus l'image positive d'une tête de mort à l'endroit même où
+j'avais cru dessiner un scarabée. Pendant un moment, je me sentis trop
+étourdi pour penser avec rectitude. Je savais que mon croquis différait
+de ce nouveau dessin par tous ses détails, bien qu'il y eût une certaine
+analogie dans le contour général. Je pris alors une chandelle, et,
+m'asseyant à l'autre bout de la chambre, je procédai à une analyse plus
+attentive du parchemin. En le retournant, je vis ma propre esquisse sur
+le revers, juste comme je l'avais faite. Ma première impression fut
+simplement de la surprise; il y avait une analogie réellement
+remarquable dans le contour, et c'était une coïncidence singulière que
+ce fait de l'image d'un crâne, inconnue à moi, occupant l'autre côté du
+parchemin immédiatement au-dessous de mon dessin du scarabée,--et d'un
+crâne qui ressemblait si exactement à mon dessin, non seulement par le
+contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularité de cette
+coïncidence me stupéfia positivement pour un instant. C'est l'effet
+ordinaire de ces sortes de coïncidences. L'esprit s'efforce d'établir un
+rapport, une liaison de cause à effet,--et, se trouvant impuissant à y
+réussir, subit une espèce de paralysie momentanée. Mais, quand je revins
+de cette stupeur, je sentis luire en moi par degrés une conviction qui
+me frappa bien autrement encore que cette coïncidence. Je commençai à me
+rappeler distinctement, positivement, qu'il n'y avait aucun dessin sur
+le parchemin quand j'y fis mon croquis du scarabée. J'en acquis la
+parfaite certitude; car je me souvins de l'avoir tourné et retourné en
+cherchant l'endroit le plus propre. Si le crâne avait été visible, je
+l'aurais infailliblement remarqué. Il y avait réellement là un mystère
+que je me sentais incapable de débrouiller; mais, dès ce moment même, il
+me sembla voir prématurément poindre une faible lueur dans les régions
+les plus profondes et les plus secrètes de mon entendement, une espèce
+de ver luisant intellectuel, une conception embryonnaire de la vérité,
+dont notre aventure de l'autre nuit nous a fourni une si splendide
+démonstration. Je me levai décidément, et serrant soigneusement le
+parchemin, je renvoyai toute réflexion ultérieure jusqu'au moment où je
+pourrais être seul.
+
+«Quand vous fûtes parti et quand Jupiter fut bien endormi, je me livrai
+à une investigation un peu plus méthodique de la chose. Et d'abord je
+voulus comprendre de quelle manière ce parchemin était tombé dans mes
+mains. L'endroit où nous découvrîmes le scarabée était sur la côte du
+continent, à un mille environ à l'est de l'île, mais à une petite
+distance au-dessus du niveau de la marée haute. Quand je m'en emparai,
+il me mordit cruellement, et je le lâchai. Jupiter, avec sa prudence
+accoutumée, avant de prendre l'insecte, qui s'était envolé de son côté,
+chercha autour de lui une feuille ou quelque chose d'analogue, avec quoi
+il pût s'en emparer. Ce fut en ce moment que ses yeux et les miens
+tombèrent sur le morceau de parchemin, que je pris alors pour du papier.
+Il était à moitié enfoncé dans le sable, avec un coin en l'air. Près de
+l'endroit où nous le trouvâmes, j'observai les restes d'une coque de
+grande embarcation, autant du moins que j'en pus juger. Ces débris de
+naufrage étaient là probablement depuis longtemps, car à peine
+pouvait-on y trouver la physionomie d'une charpente de bateau.
+
+«Jupiter ramassa donc le parchemin, enveloppa l'insecte et me le donna.
+Peu de temps après, nous reprîmes le chemin de la hutte, et nous
+rencontrâmes le lieutenant G... Je lui montrai l'insecte, et il me pria
+de lui permettre de l'emporter au fort. J'y consentis, et il le fourra
+dans la poche de son gilet sans le parchemin qui lui servait
+d'enveloppe, et que je tenais toujours à la main pendant qu'il examinait
+le scarabée. Peut-être eut-il peur que je ne changeasse d'avis, et
+jugea-t-il prudent de s'assurer d'abord de sa prise; vous savez qu'il
+est fou d'histoire naturelle et de tout ce qui s'y rattache. Il est
+évident qu'alors, sans y penser, j'ai remis le parchemin dans ma poche.
+
+«Vous vous rappelez que, lorsque je m'assis à la table pour faire un
+croquis du scarabée, je ne trouvai pas de papier à l'endroit où on le
+met ordinairement. Je regardai dans le tiroir, il n'y en avait point. Je
+cherchai dans mes poches, espérant trouver une vieille lettre, quand mes
+doigts rencontrèrent le parchemin. Je vous détaille minutieusement toute
+la série de circonstances qui l'ont jeté dans mes mains; car toutes ces
+circonstances ont singulièrement frappé mon esprit.
+
+«Sans aucun doute, vous me considérerez comme un rêveur,--mais j'avais
+déjà établi une espèce de connexion. J'avais uni deux anneaux d'une
+grande chaîne. Un bateau échoué à la côte, et non loin de ce bateau un
+parchemin,--_non pas un papier_,--portant l'image d'un crâne. Vous allez
+naturellement me demander où est le rapport? Je répondrai que le crâne
+ou la tête de mort est l'emblème bien connu des pirates. Ils ont
+toujours, dans tous leurs engagements, hissé le pavillon à tête de mort.
+
+«Je vous ai dit que c'était un morceau de parchemin et non pas de
+papier. Le parchemin est une chose durable, presque impérissable. On
+confie rarement au parchemin des documents d'une minime importance,
+puisqu'il répond beaucoup moins bien que le papier aux besoins
+ordinaires de l'écriture et du dessin. Cette réflexion m'induisit à
+penser qu'il devait y avoir dans la tête de mort quelque rapport,
+quelque sens singulier. Je ne faillis pas non plus à remarquer la forme
+du parchemin. Bien que l'un des coins eût été détruit par quelque
+accident, on voyait bien que la forme primitive était oblongue. C'était
+donc une de ces bandes qu'on choisit pour écrire, pour consigner un
+document important, une note qu'on veut conserver longtemps et
+soigneusement.
+
+--Mais, interrompis-je, vous dites que le crâne n'était pas sur le
+parchemin quand vous y dessinâtes le scarabée. Comment donc pouvez-vous
+établir un rapport entre le bateau et le crâne,--puisque ce dernier,
+d'après votre propre aveu, a dû être dessiné--Dieu sait comment ou par
+qui!--postérieurement à votre dessin du scarabée?
+
+--Ah! c'est là-dessus que roule tout le mystère; bien que j'aie eu
+comparativement peu de peine à résoudre ce point de l'énigme. Ma marche
+était sûre, et ne pouvait me conduire qu'à un seul résultat. Je
+raisonnais ainsi, par exemple: quand je dessinai mon scarabée, il n'y
+avait pas trace de crâne sur le parchemin; quand j'eus fini mon dessin,
+je vous le fis passer, et je ne vous perdis pas de vue que vous ne me
+l'eussiez rendu. Conséquemment ce n'était pas vous qui aviez dessiné le
+crâne, et il n'y avait là aucune autre personne pour le faire. Il
+n'avait donc pas été créé par l'action humaine; et cependant, il était
+là, sous mes yeux!
+
+«Arrivé à ce point de mes réflexions, je m'appliquai à me rappeler et je
+me rappelai en effet, et avec une parfaite exactitude, tous les
+incidents survenus dans l'intervalle en question. La température était
+froide,--oh! l'heureux, le rare accident!--et un bon feu flambait dans
+la cheminée. J'étais suffisamment réchauffé par l'exercice, et je
+m'assis près de la table. Vous, cependant, vous aviez tourné votre
+chaise tout près de la cheminée. Juste au moment où je vous mis le
+parchemin dans la main, et comme vous alliez l'examiner, Wolf, mon
+terre-neuve, entra et vous sauta sur les épaules. Vous le caressiez avec
+la main gauche, et vous cherchiez à l'écarter, en laissant tomber
+nonchalamment votre main droite, celle qui tenait le parchemin, entre
+vos genoux et tout près du feu. Je crus un moment que la flamme allait
+l'atteindre, et j'allais vous dire de prendre garde; mais avant que
+j'eusse parlé vous l'aviez retiré, et vous vous étiez mis à l'examiner.
+Quand j'eus bien considéré toutes ces circonstances, je ne doutai pas un
+instant que la chaleur n'eût été l'agent qui avait fait apparaître sur
+le parchemin le crâne dont je voyais l'image. Vous savez bien qu'il y
+a--il y en a eu de tout temps--des préparations chimiques, au moyen
+desquelles on peut écrire sur du papier ou sur du vélin des caractères
+qui ne deviennent visibles que lorsqu'ils sont soumis à l'action du feu.
+On emploie quelquefois le safre, digéré dans l'eau régale et délayé dans
+quatre fois son poids d'eau; il en résulte une teinte verte. Le régule
+de cobalt dissous dans l'esprit de nitre donne une couleur rouge. Ces
+couleurs disparaissent plus ou moins longtemps après que la substance
+sur laquelle on a écrit s'est refroidie, mais reparaissent à volonté par
+application nouvelle de la chaleur.
+
+«J'examinai alors la tête de mort avec le plus grand soin. Les contours
+extérieurs, c'est-à-dire les plus rapprochés du bord du vélin, étaient
+beaucoup plus distincts que les autres. Évidemment l'action du calorique
+avait été imparfaite ou inégale. J'allumai immédiatement du feu, et je
+soumis chaque partie du parchemin à une chaleur brûlante. D'abord, cela
+n'eut d'autre effet que de renforcer les lignes un peu pâles du crâne;
+mais, en continuant l'expérience, je vis apparaître, dans un coin de la
+bande, au coin diagonalement opposé à celui où était tracée la tête de
+mort, une figure que je supposai d'abord être celle d'une chèvre. Mais
+un examen plus attentif me convainquit qu'on avait voulu représenter un
+chevreau.
+
+--Ah! ah! dis-je, je n'ai certes pas le droit de me moquer de vous;--un
+million et demi de dollars! c'est chose trop sérieuse pour qu'on en
+plaisante;--mais vous n'allez pas ajouter un troisième anneau à votre
+chaîne; vous ne trouverez aucun rapport spécial entre vos pirates et une
+chèvre;--les pirates, vous le savez, n'ont rien à faire avec les
+chèvres.--Cela regarde les fermiers.
+
+--Mais je viens de vous dire que l'image n'était pas celle d'une chèvre.
+
+--Bon! va pour un chevreau; c'est presque la même chose.
+
+--Presque, mais pas tout à fait, dit Legrand.--Vous avez entendu parler
+peut-être d'un certain capitaine Kidd. Je considérai tout de suite la
+figure de cet animal comme une espèce de signature logogriphique ou
+hiéroglyphique (_kid_, chevreau). Je dis signature, parce que la place
+qu'elle occupait sur le vélin suggérait naturellement cette idée. Quant
+à la tête de mort placée au coin diagonalement opposé, elle avait l'air
+d'un sceau, d'une estampille. Mais je fus cruellement déconcerté par
+l'absence du reste,--du corps même de mon document rêvé,--du texte de
+mon contexte.
+
+--Je présume que vous espériez trouver une lettre entre le timbre et la
+signature.
+
+--Quelque chose comme cela. Le fait est que je me sentais comme
+irrésistiblement pénétré du pressentiment d'une immense bonne fortune
+imminente. Pourquoi? Je ne saurais trop le dire. Après tout, peut-être
+était-ce plutôt un désir qu'une croyance positive;--mais croiriez-vous
+que le dire absurde de Jupiter, que le scarabée était en or massif, a eu
+une influence remarquable sur mon imagination? Et puis cette série
+d'accidents et de coïncidences était vraiment si extraordinaire!
+Avez-vous remarqué tout ce qu'il y a de fortuit là-dedans? Il a fallu
+que tous ces événements arrivassent le seul jour de toute l'année où il
+a pu faire assez froid pour nécessiter du feu; et, sans ce feu et sans
+l'intervention du chien au moment précis où il a paru, je n'aurais
+jamais eu connaissance de la tête de mort et n'aurais jamais possédé ce
+trésor.
+
+--Allez, allez, je suis sur des charbons.
+
+--Eh bien, vous avez donc connaissance d'une foule d'histoires qui
+courent, de mille rumeurs vagues relatives aux trésors enfouis quelque
+part sur la côte de l'Atlantique, par Kidd et ses associés? En somme,
+tous ces bruits devaient avoir quelque fondement. Et si ces bruits
+duraient depuis si longtemps et avec tant de persistance, cela ne
+pouvait, selon moi, tenir qu'à un fait, c'est que le trésor enfoui était
+resté enfoui. Si Kidd avait caché son butin pendant un certain temps et
+l'avait ensuite repris, ces rumeurs ne seraient pas sans doute venues
+jusqu'à nous sous leur forme actuelle et invariable. Remarquez que les
+histoires en question roulent toujours sur des chercheurs et jamais sur
+des trouveurs de trésors. Si le pirate avait repris son argent,
+l'affaire en serait restée là. Il me semblait que quelque accident, par
+exemple la perte de la note qui indiquait l'endroit précis, avait dû le
+priver des moyens de le recouvrer. Je supposais que cet accident était
+arrivé à la connaissance de ses compagnons, qui autrement n'auraient
+jamais su qu'un trésor avait été enfoui, et qui, par leurs recherches
+infructueuses, sans guide et sans notes positives, avaient donné
+naissance à cette rumeur universelle et à ces légendes aujourd'hui si
+communes. Avez-vous jamais entendu parler d'un trésor important qu'on
+aurait déterré sur la côte?
+
+--Jamais.
+
+--Or, il est notoire que Kidd avait accumulé d'immenses richesses. Je
+considérais donc comme chose sûre que la terre les gardait encore; et
+vous ne vous étonnerez pas quand je vous dirai que je sentais en moi une
+espérance,--une espérance qui montait presque à la certitude;--c'est que
+le parchemin, si singulièrement trouvé, contiendrait l'indication
+disparue du lieu où avait été fait le dépôt.
+
+--Mais comment avez-vous fait?
+
+--J'exposai de nouveau le vélin au feu, après avoir augmenté la chaleur;
+mais rien ne parut. Je pensai que la couche de crasse pouvait bien être
+pour quelque chose dans cet insuccès; aussi je nettoyai soigneusement le
+parchemin en versant de l'eau chaude dessus, puis je le plaçai dans une
+casserole de fer-blanc, le crâne en dessous, et je posai la casserole
+sur un réchaud de charbons allumés. Au bout de quelques minutes, la
+casserole étant parfaitement chauffée, je retirai la bande de vélin, et
+je m'aperçus, avec une joie inexprimable, qu'elle était mouchetée en
+plusieurs endroits de signes qui ressemblaient à des chiffres rangés en
+lignes. Je replaçai la chose dans la casserole, et l'y laissai encore
+une minute, et, quand je l'en retirai, elle était juste comme vous allez
+la voir.
+
+Ici, Legrand, ayant de nouveau chauffé le vélin, le soumit à mon examen.
+Les caractères suivants apparaissaient en rouge, grossièrement tracés
+entre la tête de mort et le chevreau:
+
+53¡¡+305))6*;4826)4¡.)4¡);806*;48+8¿60))85;1¡(;:¡*8+83(88)5*+;46(;88*96*?;8)*¡
+(;485);5*+2:*¡(;4956*2(5*--4)8¿8*;4069285);)6+8)4¡¡1(¡9;48081;8:8¡1;48+85;4)
+485+528806*81(¡9;48;(88;4(¡?34;48)4¡;161;:188;¡?;
+
+--Mais, dis-je, en lui tendant la bande de vélin, je n'y vois pas plus
+clair. Si tous les trésors de Golconde devaient être pour moi le prix de
+la solution de cette énigme, je serais parfaitement sûr de ne pas les
+gagner.
+
+--Et cependant, dit Legrand, la solution n'est certainement pas aussi
+difficile qu'on se l'imaginerait au premier coup d'oeil. Ces caractères,
+comme chacun pourrait le deviner facilement, forment un chiffre,
+c'est-à-dire qu'ils présentent un sens; mais, d'après ce que nous savons
+de Kidd, je ne devais pas le supposer capable de fabriquer un
+échantillon de cryptographie bien abstruse. Je jugeai donc tout d'abord
+que celui-ci était d'une espèce simple,--tel cependant qu'à
+l'intelligence grossière du marin il dût paraître absolument insoluble
+sans la clef.
+
+--Et vous l'avez résolu, vraiment?
+
+--Très-aisément; j'en ai résolu d'autres dix mille fois plus compliqués.
+Les circonstances et une certaine inclination d'esprit m'ont amené à
+prendre intérêt à ces sortes d'énigmes, et il est vraiment douteux que
+l'ingéniosité humaine puisse créer une énigme de ce genre dont
+l'ingéniosité humaine ne vienne à bout par une application suffisante.
+Aussi, une fois que j'eus réussi à établir une série de caractères
+lisibles, je daignai à peine songer à la difficulté d'en dégager la
+signification.
+
+«Dans le cas actuel,--et, en somme, dans tous les cas d'écriture
+secrète,--la première question à vider, c'est la _langue_ du chiffre:
+car les principes de solution, particulièrement quand il s'agit des
+chiffres les plus simples, dépendent du génie de chaque idiome, et
+peuvent être modifiés. En général, il n'y a pas d'autre moyen que
+d'essayer successivement, en se dirigeant suivant les probabilités,
+toutes les langues qui vous sont connues jusqu'à ce que vous ayez trouvé
+la bonne. Mais, dans le chiffre qui nous occupe, toute difficulté à cet
+égard était résolue par la signature. Le rébus sur le mot _Kidd_ n'est
+possible que dans la langue anglaise. Sans cette circonstance, j'aurais
+commencé mes essais par l'espagnol et le français, comme étant les
+langues dans lesquelles un pirate des mers espagnoles aurait dû le plus
+naturellement enfermer un secret de cette nature. Mais, dans le cas
+actuel, je présumai que le cryptogramme était anglais.
+
+«Vous remarquez qu'il n'y a pas d'espaces entre les mots. S'il y avait
+eu des espaces, la tâche eût été singulièrement plus facile. Dans ce
+cas, j'aurais commencé par faire une collation et une analyse des mots
+les plus courts, et, si j'avais trouvé, comme cela est toujours
+probable, un mot d'une seule lettre, _a_ ou _I_ (un, je) par exemple,
+j'aurais considéré la solution comme assurée. Mais, puisqu'il n'y avait
+pas d'espaces, mon premier devoir était de relever les lettres
+prédominantes, ainsi que celles qui se rencontraient le plus rarement.
+Je les comptai toutes, et je dressai la table que voici:
+
+Le caractère 8 se trouve 33 fois.
+
+Le caractère; se trouve 26 fois.
+
+Le caractère 4 se trouve 19 fois.
+
+Le ¡ et) se trouvent 16 fois.
+
+Le caractère * se trouve 13 fois.
+
+Le caractère 5 se trouve 12 fois.
+
+Le caractère 6 se trouve 11 fois.
+
+Le + et 1 se trouvent 8 fois.
+
+Le caractère 0 se trouve 6 fois.
+
+Le 9 et 2 se trouvent 5 fois.
+
+Le: et 3 se trouvent 4 fois.
+
+Le caractère? se trouve 3 fois.
+
+Le caractère ¿ se trouve 2 fois.
+
+Le--et. se trouvent 1 fois.
+
+«Or, la lettre qui se rencontre le plus fréquemment en anglais est _e_.
+Les autres lettres se succèdent dans cet ordre: _a o i d h n r s t u y c
+f g l m w b k p q x z_. _E_ prédomine si singulièrement, qu'il est
+très-rare de trouver une phrase d'une certaine longueur dont il ne soit
+pas le caractère principal.
+
+«Nous avons donc, tout en commençant, une base d'opérations qui donne
+quelque chose de mieux qu'une conjecture. L'usage général qu'on peut
+faire de cette table est évident; mais, pour ce chiffre particulier,
+nous ne nous en servirons que très-médiocrement. Puisque notre caractère
+dominant est 8, nous commencerons par le prendre pour l'_e_ de
+l'alphabet naturel. Pour vérifier cette supposition, voyons si le 8 se
+rencontre souvent double; car l'_e_ se redouble très-fréquemment en
+anglais, comme par exemple dans les mots: _meet, fleet, speed, seen,
+been, agree_, etc. Or, dans le cas présent, nous voyons qu'il n'est pas
+redoublé moins de cinq fois, bien que le cryptogramme soit très-court.
+
+«Donc 8 représentera _e_. Maintenant, de tous les mots de la langue,
+_the_ est le plus utilisé; conséquemment, il nous faut voir si nous ne
+trouverons pas répétée plusieurs fois la même combinaison de trois
+caractères, ce 8 étant le dernier des trois. Si nous trouvons des
+répétitions de ce genre, elles représenteront très-probablement le mot
+_the_. Vérification faite, nous n'en trouvons pas moins de 7; et les
+caractères sont;48. Nous pouvons donc supposer que _;_ représente _t_,
+que 4 représente _h_, et que 8 représente _e_,--la valeur du dernier se
+trouvant ainsi confirmée de nouveau. Il y a maintenant un grand pas de
+fait.
+
+«Nous n'avons déterminé qu'un mot, mais ce seul mot nous permet
+d'établir un point beaucoup plus important, c'est-à-dire les
+commencements et les terminaisons d'autres mots. Voyons, par exemple,
+l'avant-dernier cas où se présente la combinaison;48, presque à la fin
+du chiffre. Nous savons que le _;_ qui vient immédiatement après est le
+commencement d'un mot, et des six caractères qui suivent ces _the_, nous
+n'en connaissons pas moins de cinq. Remplaçons donc ces caractères par
+les lettres qu'ils représentent, en laissant un espace pour l'inconnu:
+
+_t eeth._
+
+«Nous devons tout d'abord écarter le _th_ comme ne pouvant pas faire
+partie du mot qui commence par le premier _t_, puisque nous voyons, en
+essayant successivement toutes les lettres de l'alphabet pour combler la
+lacune, qu'il est impossible de former un mot dont ce _th_ puisse faire
+partie. Réduisons donc nos caractères à:
+
+_t ee,_
+
+et reprenant de nouveau tout l'alphabet, s'il le faut, nous concluons au
+mot _tree_ (arbre), comme à la seule version possible. Nous gagnons
+ainsi une nouvelle lettre, _r_, représentée par (, plus deux mots
+juxtaposés, _the tree_ (l'arbre).
+
+«Un peu plus loin, nous retrouvons la combinaison;48, et nous nous en
+servons comme de terminaison à ce qui précède immédiatement. Cela nous
+donne l'arrangement suivant:
+
+the tree; 4(¡?34 _the_,
+
+ou, en substituant les lettres naturelles aux caractères que nous
+connaissons,
+
+_the tree thr_¡? 3 _h the_.
+
+Maintenant, si aux caractères inconnus nous substituons des blancs ou
+des points, nous aurons:
+
+_the tree thr... h the,_
+
+et le mot _through_ (par, à travers) se dégage pour ainsi dire de
+lui-même. Mais cette découverte nous donne trois lettres de plus, _o, u_
+et _g_, représentées par ¡,? et 3.
+
+«Maintenant, cherchons attentivement dans le cryptogramme des
+combinaisons de caractères connus, et nous trouverons, non loin du
+commencement, l'arrangement suivant:
+
+83(88, ou _egree_,
+
+qui est évidemment la terminaison du mot _degree_ (degré), et qui nous
+livre encore une lettre _d_ représentée par +.
+
+«Quatre lettres plus loin que ce mot _degree_, nous trouvons la
+combinaison:
+
+;46(;88,
+
+dont nous traduisons les caractères connus et représentons l'inconnu par
+un point; cela nous donne:
+
+_th. rtee_*,
+
+arrangement qui nous suggère immédiatement le mot _thirteen_ (treize),
+et nous fournit deux lettres nouvelles, _i_ et _n_, représentées par 6
+et *.
+
+«Reportons-nous maintenant au commencement du cryptogramme, nous
+trouvons la combinaison:
+
+53¡¡+.
+
+«Traduisant comme nous avons déjà fait, nous obtenons
+
+._good_,
+
+ce qui nous montre que la première lettre est un _a_, et que les deux
+premiers mots sont _a good_ (un bon, une bonne).
+
+«Il serait temps maintenant, pour éviter toute confusion, de disposer
+toutes nos découvertes sous forme de table. Cela nous fera un
+commencement de clef:
+
+5 représente a
+
++ représente d
+
+8 représente e
+
+3 représente g
+
+4 représente h
+
+6 représente i
+
+* représente n
+
+¡ représente o
+
+(représente r
+
+; représente t
+
+? représente u
+
+Ainsi, nous n'avons pas moins de onze des lettres les plus importantes,
+et il est inutile que nous poursuivions la solution à travers tous ses
+détails. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que des chiffres
+de cette nature sont faciles à résoudre, et pour vous donner un aperçu
+de l'analyse raisonnée qui sert à les débrouiller. Mais tenez pour
+certain que le spécimen que nous avons sous les yeux appartient à la
+catégorie la plus simple de la cryptographie. Il ne me reste plus qu'à
+vous donner la traduction complète du document, comme si nous avions
+déchiffré successivement tous les caractères. La voici:
+
+_A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat forty-one
+degrees and thirteen minutes northeast and by north main branch seventh
+limb east side shoot from the left eye of the death's-head a bee-line
+from the tree through the shot fifty feet out._
+
+_(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du diable
+quarante et un degrés et treize minutes nord-est quart de nord
+principale tige septième branche côté est lâchez de l'oeil gauche de la
+tête de mort une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle cinquante
+pieds au large.)_
+
+--Mais, dis-je, l'énigme me paraît d'une qualité tout aussi désagréable
+qu'auparavant. Comment peut-on tirer un sens quelconque de tout ce
+jargon de _chaise du diable_, de _tête de mort_ et d'_hostel de
+l'évêque?_
+
+--Je conviens, répliqua Legrand, que l'affaire a l'air encore
+passablement sérieux, quand on y jette un simple coup d'oeil. Mon
+premier soin fut d'essayer de retrouver dans la phrase les divisions
+naturelles qui étaient dans l'esprit de celui qui l'écrivit.
+
+--De la ponctuer, voulez-vous dire?
+
+--Quelque chose comme cela.
+
+--Mais comment diable avez-vous fait?
+
+--Je réfléchis que l'écrivain s'était fait une loi d'assembler les mots
+sans aucune division, espérant rendre ainsi la solution plus difficile.
+Or, un homme qui n'est pas excessivement fin sera presque toujours
+enclin, dans une pareille tentative, à dépasser la mesure. Quand, dans
+le cours de sa composition, il arrive à une interruption de sens qui
+demanderait naturellement une pause ou un point, il est fatalement porté
+à serrer les caractères plus que d'habitude. Examinez ce manuscrit, et
+vous découvrirez facilement cinq endroits de ce genre où il y a pour
+ainsi dire encombrement de caractères. En me dirigeant d'après cet
+indice j'établis la division suivante:
+
+_A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat--forty-one
+degrees and thirteen minutes--northeast and by north--main branch
+seventh limb east side--shoot from the left eye of the death's-head--a
+bee line from the tree through the shot fifty feet out._
+
+_(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du
+diable--quarante et un degrés et treize minutes--nord-est quart de
+nord--principale tige septième branche côté est--lâchez de l'oeil gauche
+de la tête de mort--une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle
+cinquante pieds au large.)_
+
+--Malgré votre division, dis-je, je reste toujours dans les ténèbres.
+
+--J'y restai moi-même pendant quelques jours, répliqua Legrand. Pendant
+ce temps, je fis force recherches dans le voisinage de l'île de Sullivan
+sur un bâtiment qui devait s'appeler l'_Hôtel de l'Évêque_, car je ne
+m'inquiétai pas de la vieille orthographe du mot _hostel_. N'ayant
+trouvé aucun renseignement à ce sujet, j'étais sur le point d'étendre la
+sphère de mes recherches et de procéder d'une manière plus systématique,
+quand, un matin, je m'avisai tout à coup que ce _Bishop's hostel_
+pouvait bien avoir rapport à une vieille famille du nom de Bessop, qui,
+de temps immémorial, était en possession d'un ancien manoir à quatre
+milles environ au nord de l'île. J'allai donc à la plantation, et je
+recommençai mes questions parmi les plus vieux nègres de l'endroit.
+Enfin, une des femmes les plus âgées me dit qu'elle avait entendu parler
+d'un endroit comme _Bessop's castle_ (château de Bessop), et qu'elle
+croyait bien pouvoir m'y conduire, mais que ce n'était ni un château, ni
+une auberge, mais un grand rocher.
+
+«Je lui offris de la bien payer pour sa peine, et, après quelque
+hésitation, elle consentit à m'accompagner jusqu'à l'endroit précis.
+Nous le découvrîmes sans trop de difficulté, je la congédiai, et
+commençai à examiner la localité. Le _château_ consistait en un
+assemblage irrégulier de pics et de rochers, dont l'un était aussi
+remarquable par sa hauteur que par son isolement et sa configuration
+quasi artificielle. Je grimpai au sommet, et, là, je me sentis fort
+embarrassé de ce que j'avais désormais à faire.
+
+«Pendant que j'y rêvais, mes yeux tombèrent sur une étroite saillie dans
+la face orientale du rocher, à un yard environ au-dessous de la pointe
+où j'étais placé. Cette saillie se projetait de dix-huit pouces à peu
+près, et n'avait guère plus d'un pied de large; une niche creusée dans
+le pic juste au-dessus lui donnait une grossière ressemblance avec les
+chaises à dos concave dont se servaient nos ancêtres. Je ne doutai pas
+que ce ne fût la _chaise du Diable_ dont il était fait mention dans le
+manuscrit, et il me sembla que je tenais désormais tout le secret de
+l'énigme.
+
+«Le _bon verre_, je le savais, ne pouvait pas désigner autre chose
+qu'une longue-vue; car nos marins emploient rarement le mot glass dans
+un autre sens. Je compris tout de suite qu'il fallait ici se servir
+d'une longue-vue, en se plaçant à un point de vue défini et _n'admettant
+aucune variation_. Or, les phrases: _quarante et un degrés et treize
+minutes, et nord-est quart de nord_,--je n'hésitai pas un instant à le
+croire,--devaient donner la direction pour pointer la longue-vue.
+Fortement remué par toutes ces découvertes, je me précipitai chez moi,
+je me procurai une longue-vue, et je retournai au rocher.
+
+«Je me laissai glisser sur la corniche, et je m'aperçus qu'on ne pouvait
+s'y tenir assis que dans une certaine position. Ce fait confirma ma
+conjecture. Je pensai alors à me servir de la longue-vue. Naturellement,
+les _quarante et un degrés et treize minutes_ ne pouvaient avoir trait
+qu'à l'élévation au-dessus de l'horizon sensible, puisque la direction
+horizontale était clairement indiquée par les mots _nord-est quart de
+nord_. J'établis cette direction au moyen d'une boussole de poche; puis,
+pointant, aussi juste que possible par approximation, ma longue-vue à un
+angle de quarante et un degrés d'élévation, je la fis mouvoir avec
+précaution de haut en bas et de bas en haut, jusqu'à ce que mon
+attention fût arrêtée par une espèce de trou circulaire ou de lucarne
+dans le feuillage d'un grand arbre qui dominait tous ses voisins dans
+l'étendue visible. Au centre de ce trou, j'aperçus un point blanc, mais
+je ne pus pas tout d'abord distinguer ce que c'était. Après avoir ajusté
+le foyer de ma longue-vue, je regardai de nouveau, et je m'assurai enfin
+que c'était un crâne humain.
+
+«Après cette découverte qui me combla de confiance, je considérai
+l'énigme comme résolue; car la phrase: _principale tige, septième
+branche, côté est_, ne pouvait avoir trait qu'à la position du crâne sur
+l'arbre, et celle-ci: _lâchez de l'oeil gauche de la tête de mort_,
+n'admettait aussi qu'une interprétation, puisqu'il s'agissait de la
+recherche d'un trésor enfoui. Je compris qu'il fallait laisser tomber
+une balle de l'oeil gauche du crâne et qu'une ligne d'abeille, ou, en
+d'autres termes, une ligne droite, partant du point le plus rapproché du
+tronc, et s'étendant, _à travers la balle_, c'est-à-dire à travers le
+point où tomberait la balle, indiquerait l'endroit précis,--et sous cet
+endroit je jugeai qu'il était pour le moins possible qu'un dépôt
+précieux fût encore enfoui.
+
+--Tout cela, dis-je, est excessivement clair, et tout à la fois
+ingénieux, simple et explicite. Et, quand vous eûtes quitté l'_Hôtel de
+l'Évêque_, que fîtes-vous?
+
+--Mais, ayant soigneusement noté mon arbre, sa forme et sa position, je
+retournai chez moi. À peine eus-je quitté _la chaise du Diable_, que le
+trou circulaire disparut, et, de quelque côté que je me tournasse, il me
+fut désormais impossible de l'apercevoir. Ce qui me paraît le
+chef-d'oeuvre de l'ingéniosité dans toute cette affaire, c'est ce fait
+(car j'ai répété l'expérience et me suis convaincu que c'est un fait),
+que l'ouverture circulaire en question n'est visible que d'un seul
+point, et cet unique point de vue, c'est l'étroite corniche sur le flanc
+du rocher.
+
+«Dans cette expédition à l'_Hôtel de l'Évêque_ j'avais été suivi par
+Jupiter, qui observait sans doute depuis quelques semaines mon air
+préoccupé, et mettait un soin particulier à ne pas me laisser seul.
+Mais, le jour suivant, je me levai de très-grand matin, je réussis à lui
+échapper, et je courus dans les montagnes à la recherche de mon arbre.
+J'eus beaucoup de peine à le trouver. Quand je revins chez moi à la
+nuit, mon domestique se disposait à me donner la bastonnade. Quant au
+reste de l'aventure, vous êtes, je présume, aussi bien renseigné que
+moi.
+
+--Je suppose, dis-je, que, lors de nos premières fouilles, vous aviez
+manqué l'endroit par suite de la bêtise de Jupiter, qui laissa tomber le
+scarabée par l'oeil droit du crâne au lieu de le laisser filer par
+l'oeil gauche.
+
+--Précisément. Cette méprise faisait une différence de deux pouces et
+demi environ relativement _à la balle_, c'est-à-dire à la position de la
+cheville près de l'arbre; si le trésor avait été sous l'endroit marqué
+par _la balle_, cette erreur eût été sans importance; mais _la balle_ et
+le point le plus rapproché de l'arbre étaient deux points ne servant
+qu'à établir une ligne de direction; naturellement, l'erreur, fort
+minime au commencement, augmentait en proportion de la longueur de la
+ligne, et, quand nous fûmes arrivés à une distance de cinquante pieds,
+elle nous avait totalement dévoyés. Sans l'idée fixe dont j'étais
+possédé, qu'il y avait positivement là, quelque part, un trésor enfoui,
+nous aurions peut-être bien perdu toutes nos peines.
+
+--Mais votre emphase, vos attitudes solennelles, en balançant le
+scarabée!--quelles bizarreries! Je vous croyais positivement fou. Et
+pourquoi avez-vous absolument voulu laisser tomber du crâne votre
+insecte, au lieu d'une balle?
+
+--Ma foi! pour être franc, je vous avouerai que je me sentais quelque
+peu vexé par vos soupçons relativement à l'état de mon esprit, et je
+résolus de vous punir tranquillement, à ma manière, par un petit brin de
+mystification froide. Voilà pourquoi je balançais le scarabée, et voilà
+pourquoi je voulus le faire tomber du haut de l'arbre. Une observation
+que vous fîtes sur son poids singulier me suggéra cette dernière idée.
+
+--Oui, je comprends; et maintenant il n'y a plus qu'un point qui
+m'embarrasse. Que dirons-nous des squelettes trouvés dans le trou?
+
+--Ah! c'est une question à laquelle je ne saurais pas mieux répondre que
+vous. Je ne vois qu'une manière plausible de l'expliquer,--et mon
+hypothèse implique une atrocité telle que cela est horrible à croire. Il
+est clair que Kidd,--si c'est bien Kidd qui a enfoui le trésor, ce dont
+je ne doute pas, pour mon compte,--il est clair que Kidd a dû se faire
+aider dans son travail. Mais, la besogne finie, il a pu juger convenable
+de faire disparaître tous ceux qui possédaient son secret. Deux bons
+coups de pioche ont peut-être suffi, pendant que ses aides étaient
+encore occupés dans la fosse; il en a peut être fallu une douzaine.--Qui
+nous le dira?
+
+
+
+
+LE CANARD AU BALLON
+
+ÉTONNANTES NOUVELLES PAR EXPRÈS, _VIA_ NORFOLK!--L'ATLANTIQUE TRAVERSÉ
+EN TROIS JOURS!--TRIOMPHE SIGNALÉ DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCK
+MASSON!--ARRIVÉE À L'ÎLE DE SULLIVAN, PRÈS CHARLESTON, S. C., DE MM.
+MASON, ROBERT HOLLAND, HENSON, HARRISON AINSWORTH, ET DE QUATRE AUTRES
+PERSONNES, PAR LE BALLON DIRIGEABLE VICTORIA, APRÈS UNE TRAVERSÉE DE
+SOIXANTE-CINQ HEURES D'UN CONTINENT À L'AUTRE!--DÉTAILS CIRCONSTANCIÉS
+DU VOYAGE!
+
+
+ _Le jeu d'esprit ci-dessous, avec l'en-tête qui précède en
+ magnifiques capitales, soigneusement émaillé de points
+ d'admiration, fut publié primitivement, comme un fait positif, dans
+ le_ New-York Sun, _feuille périodique, et y remplit complètement le
+ but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant
+ les quelques heures d'intervalle entre deux courriers de
+ Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer_ le seul journal
+ qui eût les nouvelles _fut quelque chose qui dépasse même le
+ prodige; et, en somme, si, comme quelques-uns l'affirment, le_
+ VICTORIA _n'a pas absolument accompli la traversée en question, il
+ serait difficile de trouver une raison quelconque qui l'eût empêché
+ de l'accomplir._
+
+Le grand problème est à la fin résolu! L'air, aussi bien que la terre et
+l'Océan, a été conquis par la science, et deviendra pour l'humanité une
+grande voie commune et commode. L'Atlantique vient d'être traversé en
+ballon! et cela, sans trop de difficultés,--sans grand danger
+apparent,--avec une machine dont on est absolument maître,--et dans
+l'espace inconcevablement court de soixante-cinq heures d'un continent à
+l'autre! Grâce à l'activité d'un correspondant de Charleston, nous
+sommes en mesure de donner les premiers au public un récit détaillé de
+cet extraordinaire voyage, qui a été accompli,--du samedi 6 du courant,
+à quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, à deux heures de
+l'après-midi,--par sir Everard Bringhurst, M. Osborne, un neveu de lord
+Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, les célèbres aéronautes, M.
+Harrison Ainsworth[14], auteur de _Jack Sheppard_, etc., M. Henson,
+inventeur du malheureux projet de la dernière machine volante,--et deux
+marins de Woolwich,--en tout huit personnes. Les détails fournis
+ci-dessous peuvent être considérés comme parfaitement authentiques et
+exacts sous tous les rapports, puisqu'ils sont, à une légère exception
+près, copiés mot à mot d'après les journaux réunis de MM. Monck Mason et
+Harrison Ainsworth, à la politesse desquels notre agent doit également
+bon nombre d'explications verbales relativement au ballon lui-même, à sa
+construction, et à d'autres matières d'un haut intérêt. La seule
+altération dans le manuscrit communiqué a été faite dans le but de
+donner au récif hâtif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivie et
+intelligible.
+
+
+Le ballon
+
+Deux insuccès notoires et récents--ceux de M. Henson et de sir George
+Cayley--avaient beaucoup amorti l'intérêt du public relativement à la
+navigation aérienne. Le plan de M. Henson (qui fut d'abord considéré
+comme très-praticable, même par les hommes de science) était fondé sur
+le principe d'un plan incliné, lancé d'une hauteur par une force
+intrinsèque créée et continuée par la rotation de palettes semblables,
+en forme et en nombre, aux ailes d'un moulin à vent. Mais, dans toutes
+les expériences qui furent faites avec des modèles à
+l'_Adelaïde-Gallery_, il se trouva que l'opération de ces ailes, non
+seulement ne faisait pas avancer la machine, mais empêchait positivement
+son vol.
+
+La seule force propulsive qu'elle ait jamais montrée fut le simple
+mouvement acquis par la descente du plan incliné; et ce mouvement
+portait la machine plus loin quand les palettes étaient au repos que
+quand elles fonctionnaient,--fait qui démontrait suffisamment leur
+inutilité; et, en l'absence du propulseur, qui lui servait en même temps
+d'appui, toute la machine devait nécessairement descendre vers le sol.
+Cette considération induisit sir George Cayley à ajuster un propulseur à
+une machine qui aurait en elle-même la force de se soutenir,--en un mot,
+à un ballon. L'idée, néanmoins, n'était nouvelle ou originale, chez sir
+George, qu'en ce qui regardait le mode d'application pratique. Il exhiba
+un modèle de son invention à l'Institution polytechnique. La force
+motrice, ou principe propulseur, était, ici encore, attribuée à des
+surfaces non continues ou ailes tournantes. Ces ailes étaient au nombre
+de quatre; mais il se trouva qu'elles étaient totalement impuissantes à
+mouvoir le ballon ou à aider sa force ascensionnelle. Tout le projet,
+dès lors, n'était plus qu'un _four_ complet.
+
+Ce fut dans cette conjoncture que M. Monck Mason (dont le voyage de
+Douvres à Weilburg sur le ballon _le Nassau_ excita un si grand intérêt
+en 1837) eut l'idée d'appliquer le principe de la vis d'Archimède au
+projet de la navigation aérienne, attribuant judicieusement l'insuccès
+des plans de M. Henson et de sir George Cayley à la non-continuité des
+surfaces dans l'appareil des roues. Il fit sa première expérience
+publique à _Willis's Rooms_, puis plus tard porta son modèle à
+l'_Adelaïde-Gallery_.
+
+Comme le ballon de sir George Cayley, le sien était un ellipsoïde. Sa
+longueur était de treize pieds six pouces, sa hauteur de six pieds huit
+pouces. Il contenait environ trois cent vingt pieds cubes de gaz, qui,
+si c'était de l'hydrogène pur, pouvaient supporter vingt et une livres
+aussitôt après qu'il était enflé, avant que le gaz n'eût eu le temps de
+se détériorer ou de fuir. Le poids de toute la machine et de l'appareil
+était de dix-sept livres,--donnant ainsi une économie de quatre livres
+environ. Au centre du ballon, en dessous, était une charpente de bois
+fort léger, longue d'environ neuf pieds, et attachée au ballon par un
+réseau de l'espèce ordinaire. À cette charpente était suspendue une
+corbeille ou nacelle d'osier.
+
+La vis consiste en un axe formé d'un tube de cuivre creux, long de six
+pouces, à travers lequel, sur une spirale inclinée à un angle de quinze
+degrés, passe une série de rayons de fil d'acier, longs de deux pieds et
+se projetant d'un pied de chaque côté. Ces rayons sont réunis à leurs
+extrémités externes par deux lames de fil métallique aplati,--le tout
+formant ainsi la charpente de la vis, qui est complétée par un tissu de
+soie huilée, coupée en pointes et tendue de manière à présenter une
+surface passablement lisse. Aux deux bouts de son axe, cette vis est
+surmontée par des montants cylindriques de cuivre descendant du cerceau.
+Aux bouts inférieurs de ces tubes sont des trous dans lesquels tournent
+les pivots de l'axe. Du bout de l'axe qui est le plus près de la nacelle
+part une flèche d'acier qui relie la vis à une machine à levier fixée à
+la nacelle. Par l'opération de ce ressort, la vis est forcée et tournée
+avec une grande rapidité, communiquant à l'ensemble un mouvement de
+progression.
+
+Au moyen du gouvernail, la machine pouvait aisément s'orienter dans
+toutes les directions. Le levier était d'une grande puissance,
+comparativement à sa dimension, pouvant soulever un poids de
+quarante-cinq livres sur un cylindre de quatre pouces de diamètre après
+le premier tour, et davantage à mesure qu'il fonctionnait. Il pesait en
+tout huit livres six onces. Le gouvernail était une légère charpente de
+roseau recouverte de soie, façonnée à peu près comme une raquette, de
+trois pieds de long à peu près et d'un pied dans sa plus grande largeur.
+Son poids était de deux onces environ. Il pouvait se tourner à plat et
+se diriger en haut et en bas, aussi bien qu'à droite et à gauche, et
+donner à l'aéronaute la faculté de transporter la résistance de l'air,
+qu'il devait, dans une position inclinée, créer sur son passage, du côté
+sur lequel il désirait agir, déterminant ainsi pour le ballon la
+direction opposée.
+
+Ce modèle (que, faute de temps, nous avons nécessairement décrit d'une
+manière imparfaite) fut mis en mouvement dans l'_Adelaïde-Gallery_, où
+il donna une vélocité de cinq milles à l'heure; et, chose étrange à
+dire, il n'excita qu'un mince intérêt en comparaison de la précédente
+machine compliquée de M. Henson,--tant le monde est décidé à mépriser
+toute chose qui se présente avec un air de simplicité! Pour accomplir le
+grand _desideratum_ de la navigation aérienne, on supposait généralement
+l'application singulièrement compliquée de quelque principe
+extraordinairement profond de dynamique.
+
+Toutefois, M. Mason était tellement satisfait du récent succès de son
+invention qu'il résolut de construire immédiatement, s'il était
+possible, un ballon d'une capacité suffisante pour vérifier le problème
+par un voyage de quelque étendue;--son projet primitif était de
+traverser la Manche comme il avait déjà fait avec le ballon _le Nassau_.
+Pour favoriser ses vues, il sollicita et obtint le patronage de sir
+Everard Bringhurst et de M. Osborne, deux gentlemen bien connus par
+leurs lumières scientifiques et spécialement pour l'intérêt qu'ils ont
+manifesté pour les progrès de l'aérostation. Le projet, selon le désir
+de M. Osborne, fut soigneusement caché au public;--les seules personnes
+auxquelles il fut confié furent les personnes engagées dans la
+construction de la machine, qui fut établie sous la surveillance de MM.
+Mason, Holland, de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, dans
+l'habitation de ce dernier, près de Penstruthal, dans le pays de Galles.
+
+M. Henson, accompagné de son ami M. Ainsworth, fut admis à examiner le
+ballon samedi dernier,--après les derniers arrangements pris par ces
+messieurs pour être admis à la participation de l'entreprise. Nous ne
+savons pas pour quelle raison les deux marins firent aussi partie de
+l'expédition,--mais dans un délai d'un ou deux jours nous mettrons le
+lecteur en possession des plus minutieux détails concernant cet
+extraordinaire voyage.
+
+Le ballon est fait de soie recouverte d'un vernis de caoutchouc. Il est
+conçu dans de grandes proportions et contient plus de 40 000 pieds cubes
+de gaz; mais, comme le gaz de houille a été employé préférablement à
+l'hydrogène, dont la trop grande force d'expansion a des inconvénients,
+la puissance de l'appareil, quand il est parfaitement gonflé et aussitôt
+après son gonflement, n'enlève pas plus de 2 500 livres environ. Non
+seulement le gaz de houille est moins coûteux, mais on peut se le
+procurer et le gouverner plus aisément.
+
+L'introduction de ce gaz dans les procédés usuels de l'aérostation est
+due à M. Charles Green. Avant sa découverte, le procédé du gonflement
+était non seulement excessivement dispendieux, mais peu sûr. On a
+souvent perdu deux ou même trois jours en efforts futiles pour se
+procurer la quantité suffisante d'hydrogène pour un ballon d'où il avait
+toujours une tendance à fuir, grâce à son excessive subtilité et à son
+affinité pour l'atmosphère ambiante. Un ballon assez bien fait pour
+tenir sa contenance de gaz de houille intacte, en qualité et en
+quantité, pendant six mois, ne pourrait pas conserver six semaines la
+même quantité d'hydrogène dans une égale intégrité.
+
+La force du support étant estimée à 2 500 livres, et les poids réunis de
+cinq individus seulement à 1 200 environ, il restait un surplus de 1
+300, dont 1 200 étaient prises par le lest, réparti en différents sacs,
+dont le poids était marqué sur chacun,--par les cordages, les
+baromètres, les télescopes, les barils contenant des provisions pour une
+quinzaine, les barils d'eau, les portemanteaux, les sacs de nuits et
+divers autres objets indispensables, y compris une cafetière à faire
+bouillir le café à la chaux, pour se dispenser totalement de feu, si
+cela était jugé prudent. Tous ces articles, à l'exception du lest et de
+quelques bagatelles, étaient appendus au cerceau. La nacelle est plus
+légère et plus petite à proportion que celle qui la représente dans le
+modèle. Elle est faite d'un osier fort léger, et singulièrement forte
+pour une machine qui a l'air si fragile. Elle a environ quatre pieds de
+profondeur. Le gouvernail diffère aussi de celui du modèle en ce qu'il
+est beaucoup plus large, et que la vis est considérablement plus petite.
+Le ballon est en outre muni d'un grappin et d'un _guide-rope_, ce
+dernier étant de la plus indispensable utilité. Quelques mots
+d'explication seront nécessaires ici pour ceux de nos lecteurs qui ne
+sont pas versés dans les détails de l'aérostation.
+
+Aussitôt que le ballon quitte la terre, il est sujet à l'influence de
+mille circonstances qui tendent à créer une différence dans son poids,
+augmentant ou diminuant sa force ascensionnelle. Par exemple, il y a
+parfois sur la soie une masse de rosée qui peut aller à quelques
+centaines de livres; il faut alors jeter du lest, sinon l'aérostat
+descendra. Ce lest jeté, et un bon soleil vaporisant la rosée et
+augmentant la force d'expansion du gaz dans la soie, le tout montera de
+nouveau très-rapidement. Pour modérer notre ascension, le seul moyen est
+(ou plutôt était jusqu'au _guide-rope_ inventé par M. Charles Green) la
+faculté de faire échapper du gaz par une soupape; mais la perte du gaz
+impliquait une déperdition proportionnelle de la force d'ascension; si
+bien que, dans un laps de temps comparativement très-bref, le ballon le
+mieux construit devait nécessairement épuiser toutes ses ressources et
+s'abattre sur le sol. C'était là le grand obstacle aux voyages un peu
+longs.
+
+Le _guide-rope_ remédie à la difficulté de la manière la plus simple du
+monde. C'est simplement une très-longue corde qu'on laisse traîner hors
+de la nacelle, et dont l'effet est d'empêcher le ballon de changer de
+niveau à un degré sensible. Si, par exemple, la soie est chargée
+d'humidité, et si conséquemment la machine commence à descendre, il n'y
+a pas de nécessité de jeter du lest pour compenser l'augmentation du
+poids, car on y remédie ou on la neutralise, dans une proportion exacte,
+en déposant à terre autant de longueur de corde qu'il est nécessaire.
+Si, au contraire, quelques circonstances amènent une légèreté excessive
+et une ascension précipitée, cette légèreté sera immédiatement
+neutralisée par le poids additionnel de la corde qu'on ramène de terre.
+
+Ainsi le ballon ne peut monter ou descendre que dans des proportions
+très-petites, et ses ressources en gaz et en lest restent à peu près
+intactes. Quand on passe au-dessus d'une étendue d'eau, il devient
+nécessaire d'employer de petits barils de cuivre ou de bois remplis d'un
+lest liquide plus léger que l'eau. Ils flottent et remplissent l'office
+d'une corde sur la terre. Un autre office très-important du _guide-rope_
+est de marquer la direction du ballon. La corde _drague_ pour ainsi
+dire, soit sur terre, soit sur mer, quand le ballon est libre; ce
+dernier conséquemment, toutes les fois qu'il marche, est en avance;
+ainsi, une appréciation faite, au compas, des positions des deux objets,
+indiquera toujours la direction. De la même façon, l'angle formé par la
+corde avec l'axe vertical de la machine indique la vitesse. Quand il n'y
+a pas d'angle,--en d'autres termes, quand la corde descend
+perpendiculairement, c'est que la machine est stationnaire; mais plus
+l'angle est ouvert, c'est-à-dire plus le ballon est en avance sur le
+bout de la corde, plus grande est la vitesse;--et réciproquement.
+
+Comme le projet des voyageurs, dans le principe, était de traverser le
+canal de la Manche, et de descendre aussi près de Paris qu'il serait
+possible, ils avaient pris la précaution de se munir de passeports visés
+pour toutes les parties du continent, spécifiant la nature de
+l'expédition comme dans le cas du voyage sur _le Nassau_, et assurant
+aux courageux aventuriers une dispense des formalités usuelles de
+bureaux; mais des événements inattendus rendirent les passeports
+superflus. L'opération du gonflement commença fort tranquillement samedi
+matin, 6 du courant, au point du jour, dans la grande cour de
+Weal-Vor-House, résidence de M. Osborne, à un mille environ de
+Penstruthal, dans la Galles du Nord; et, à onze heures sept minutes,
+tout étant prêt pour le départ, le ballon fut lâché et s'éleva
+doucement, mais constamment, dans une direction presque sud. On ne fit
+point usage, pendant la première demi-heure, de la vis ni du gouvernail.
+
+Nous nous servons maintenant du journal, tel qu'il a été transcrit par
+M. Forsyth d'après les manuscrits réunis de MM. Monck, Mason et
+Ainsworth. Le corps du journal, tel que nous le donnons, est de la main
+de M. Mason, et il a été ajouté un post-scriptum ou appendice de M.
+Ainsworth, qui a en préparation et donnera très-prochainement au public
+un compte rendu plus minutieux du voyage, et, sans aucun doute, d'un
+intérêt saisissant.
+
+
+Le journal
+
+_Samedi, 6 avril_.--Tous les préparatifs qui pouvaient nous embarrasser
+ont été finis cette nuit; nous avons commencé le gonflement ce matin au
+point du jour; mais, par suite d'un brouillard épais qui chargeait d'eau
+les plis de la soie et la rendait peu maniable, nous ne nous sommes pas
+élevés avant onze heures à peu près. Alors, nous fîmes tout larguer,
+dans un grand enthousiasme, et nous nous élevâmes doucement, mais sans
+interruption, par une jolie brise du nord, qui nous porta dans la
+direction du canal de la Manche. Nous trouvâmes la force ascensionnelle
+plus forte que nous ne l'avions espéré, et, comme nous montions assez
+haut pour dominer toutes les falaises et nous trouver soumis à l'action
+plus prochaine des rayons du soleil, notre ascension devenait de plus en
+plus rapide. Cependant je désirais ne pas perdre de gaz dès le
+commencement de notre tentative, et je résolus qu'il fallait monter pour
+le moment présent. Nous retirâmes bien vite à nous notre _guide-rope_;
+mais, même après l'avoir absolument enlevé de terre, nous continuâmes à
+monter très-rapidement. Le ballon marchait avec une assurance singulière
+et avait un aspect magnifique. Dix minutes environ après notre départ,
+le baromètre indiquait une hauteur de 15 000 pieds.
+
+Le temps était remarquablement beau, et l'aspect de la campagne placée
+sous nos pieds,--un des plus romantiques à tous les points de
+vue,--était alors particulièrement sublime. Les gorges nombreuses et
+profondes présentaient l'apparence de lacs, en raison des épaisses
+vapeurs dont elles étaient remplies, et les hauteurs et les rochers
+situés au sud-est, empilés dans un inextricable chaos, ressemblaient
+absolument aux cités géantes de la fable orientale. Nous approchions
+rapidement des montagnes vers le sud; mais notre élévation était plus
+que suffisante pour nous permettre de les dépasser en toute sûreté. En
+quelques minutes, nous planâmes au-dessus magnifiquement, et M.
+Ainsworth ainsi que les marins furent frappés de leur apparence peu
+élevée, vue ainsi de la nacelle; une grande élévation en ballon ayant
+pour résultat de réduire les inégalités de la surface située au-dessous
+à un niveau presque uni. À onze heures et demie, nous dirigeant toujours
+vers le sud, ou à peu près, nous aperçûmes pour la première fois le
+canal de Bristol; et, quinze minutes après, la ligne des brisants de la
+côte apparut brusquement au-dessous de nous, et nous marchâmes rondement
+au-dessus de la mer. Nous résolûmes alors de lâcher assez de gaz pour
+laisser notre _guide-rope_ traîner dans l'eau avec les bouées
+attenantes. Cela fut fait à la minute, et nous commençâmes à descendre
+graduellement. Au bout de vingt minutes environ, notre première bouée
+toucha, et, au plongeon de la seconde, nous restâmes à une élévation
+fixe. Nous étions tous très-inquiets de vérifier l'efficacité du
+gouvernail et de la vis, et nous les mîmes immédiatement en réquisition
+dans le but de déterminer davantage notre route vers l'est et de _mettre
+le cap_ sur Paris.
+
+Au moyen du gouvernail, nous effectuâmes à l'instant le changement
+nécessaire de direction, et notre route se trouva presque à angle droit
+avec le vent; puis nous mîmes en mouvement le ressort de la vis, et nous
+fûmes ravis de voir qu'elle nous portait docilement dans le sens voulu.
+Là-dessus, nous poussâmes neuf fois un fort vivat, et nous jetâmes à la
+mer une bouteille qui contenait une bande de parchemin avec le bref
+compte rendu du principe de l'invention. Toutefois, nous en avions à
+peine fini avec nos manifestations de triomphe qu'il survint un accident
+imprévu qui n'était pas peu propre à nous décourager.
+
+La verge d'acier qui reliait le levier au propulseur fut soudainement
+jetée hors de sa place par le bout qui confinait à la nacelle (ce fut
+l'effet de l'inclinaison de la nacelle par suite de quelque mouvement de
+l'un des marins que nous avions pris avec nous), et, en un instant, se
+trouva suspendue et dansante hors de notre portée, loin du pivot de
+l'axe de la vis. Pendant que nous nous efforcions de la rattraper, et
+que toute notre attention y était absorbée, nous fûmes enveloppés dans
+un violent courant d'air de l'est qui nous porta avec une force rapide
+et croissante du côté de l'Atlantique.
+
+Nous nous trouvâmes chassés en mer par une vitesse qui n'était
+certainement pas moins de cinquante ou de soixante milles à l'heure, si
+bien que nous atteignîmes le cap Clear, à quarante milles vers notre
+nord, avant d'avoir pu assurer la verge d'acier et d'avoir eu le temps
+de penser à virer de bord. Ce fut alors que M. Ainsworth fit une
+proposition extraordinaire, mais qui, dans mon opinion, n'était
+nullement déraisonnable ni chimérique, dans laquelle il fut
+immédiatement encouragé par M. Holland,--à savoir, que nous pourrions
+profiter de la forte brise qui nous emportait, et tenter, au lieu de
+rabattre sur Paris, d'atteindre la côte du Nord-Amérique.
+
+Après une légère réflexion, je donnai de bon gré mon assentiment à cette
+violente proposition, qui, chose étrange à dire, ne trouva d'objections
+que dans les deux marins.
+
+Toutefois, comme nous étions la majorité, nous maîtrisâmes leurs
+appréhensions, et nous maintînmes résolument notre route. Nous
+gouvernâmes droit à l'ouest; mais, comme le traînage des bouées faisait
+un obstacle matériel à notre marche, et que nous étions suffisamment
+maîtres du ballon, soit pour monter, soit pour descendre, nous jetâmes
+tout d'abord cinquante livres de lest, et nous ramenâmes, au moyen d'une
+manivelle, toute la corde hors de la mer. Nous constatâmes immédiatement
+l'effet de cette manoeuvre par un prodigieux accroissement de vitesse;
+et, comme la brise fraîchissait, nous filâmes avec une vélocité presque
+inconcevable; le _guide-rope_ s'allongeait derrière la nacelle comme un
+sillage de navire. Il est superflu de dire qu'il nous suffit d'un
+très-court espace de temps pour perdre la côte de vue. Nous passâmes
+au-dessus d'innombrables navires de toute espèce, dont quelques-uns
+louvoyaient avec peine, mais dont la plupart restaient en panne. Nous
+causâmes à leur bord le plus grand enthousiasme,--enthousiasme fortement
+savouré par nous-mêmes, et particulièrement par nos deux hommes, qui,
+maintenant, sous l'influence de quelques petits verres de genièvre,
+semblaient résolus à jeter au vent toutes craintes et tous scrupules.
+Plusieurs navires tirèrent le canon de signal; et tous nous saluèrent
+par de grands vivats que nous entendions avec une netteté surprenante,
+et par l'agitation des chapeaux et des mouchoirs. Nous marchâmes ainsi
+tout le jour, sans incident matériel, et, comme les premières ombres se
+formaient autour de nous, nous fîmes une estimation approximative de la
+distance parcourue. Elle ne pouvait pas être de moins de cinq cents
+milles, probablement davantage. Pendant tout ce temps le propulseur
+fonctionna et, sans aucun doute, aida positivement notre marche. Quand
+le soleil se coucha, la brise fraîchit et se transforma en une vraie
+tempête. Au-dessous de nous, l'Océan était parfaitement visible en
+raison de sa phosphorescence. Le vent souffla de l'est toute la nuit, et
+nous donna les plus brillants présages de succès. Nous ne souffrîmes pas
+peu du froid, et l'humidité de l'atmosphère nous était fort pénible;
+mais la place libre dans la nacelle était assez vaste pour nous
+permettre de nous coucher, et au moyen de nos manteaux et de quelques
+couvertures nous nous tirâmes passablement d'affaire.
+
+_Post-scriptum (par M. Ainsworth)_.--Ces neuf dernières heures ont été
+incontestablement les plus enflammées de ma vie. Je ne peux rien
+concevoir de plus enthousiasmant que l'étrange péril et la nouveauté
+d'une pareille aventure. Dieu veuille nous donner le succès! Je ne
+demande pas le succès pour le simple salut de mon insignifiante
+personne, mais pour l'amour de la science humaine et pour l'immensité du
+triomphe. Et cependant l'exploit est si évidemment faisable que mon seul
+étonnement est que les hommes aient reculé jusqu'à présent devant la
+tentative. Qu'une simple brise comme celle qui nous favorise
+maintenant,--qu'une pareille rafale pousse un ballon pendant quatre ou
+cinq jours (ces brises durent quelquefois plus longtemps), et le
+voyageur sera facilement porté, dans ce laps de temps, d'une rive à
+l'autre. Avec une pareille brise, le vaste Atlantique n'est plus qu'un
+lac.
+
+Je suis plus frappé, au moment où j'écris, du silence suprême qui règne
+sur la mer, malgré son agitation, que d'aucun autre phénomène. Les eaux
+ne jettent pas de voix vers les cieux. L'immense Océan flamboyant
+au-dessous de nous se tord et se tourmente sans pousser une plainte. Les
+houles montagneuses donnent l'idée d'innombrables démons, gigantesques
+et muets, qui se tordaient dans une impuissante agonie. Dans une nuit
+telle qu'est pour moi celle-ci, un homme vit,--il vit un siècle de vie
+ordinaire,--et je ne donnerais pas ce délice ravissant pour ce siècle
+d'existence vulgaire.
+
+_Dimanche, 7 (manuscrit de M. Mason)_.--Ce matin, vers dix heures, la
+tempête n'était plus qu'une brise de huit ou neuf noeuds (pour un navire
+en mer), et elle nous fait parcourir peut-être trente milles à l'heure,
+peut-être davantage. Néanmoins, elle a tourné ferme vers le nord; et,
+maintenant, au coucher du soleil, nous nous dirigeons droit à l'ouest,
+grâce surtout à la vis et au gouvernail, qui fonctionnent admirablement.
+Je regarde l'entreprise comme entièrement réussie, et la navigation
+aérienne dans toutes les directions (si ce n'est peut-être avec le vent
+absolument debout) comme un problème résolu. Nous n'aurions pas pu faire
+tête à la rude brise d'hier; mais, en montant, nous aurions pu sortir du
+champ de son action, si nous en avions eu besoin. Je suis convaincu
+qu'avec notre propulseur, nous pourrions marcher contre une jolie brise
+carabinée. Aujourd'hui, à midi, nous nous sommes élevés à une hauteur de
+25 000 pieds, en jetant du lest. Nous avons agi ainsi pour chercher un
+courant plus direct, mais nous n'en avons pas trouvé de plus favorable
+que celui dans lequel nous sommes à présent. Nous avons surabondamment
+de gaz pour traverser ce petit lac, dût le voyage durer trois semaines.
+Je n'ai pas la plus légère crainte relativement à l'issue de notre
+entreprise. Les difficultés ont été étrangement exagérées et
+incomprises. Je puis choisir mon courant, et, eussé-je contre moi tous
+les courants, je puis faire passablement ma route avec mon propulseur.
+Nous n'avons pas eu d'incidents notables. La nuit s'annonce bien.
+
+_Post-scriptum (par M. Ainsworth)_.--J'ai peu de chose à noter, excepté
+le fait (fort surprenant pour moi) qu'à une élévation égale à celle du
+Cotopaxi, je n'ai éprouvé ni froid trop intense, ni migraine, ni
+difficulté de respiration; M. Mason, M. Holland, sir Everard n'ont pas
+plus souffert que moi, je crois. M. Osborne s'est plaint d'une
+constriction de la poitrine,--mais cela a disparu assez vite. Nous avons
+filé avec une grande vitesse toute la journée, et nous devons être à
+plus de moitié chemin de l'Atlantique. Nous avons passé au-dessus de
+vingt ou trente navires de toute sorte, et tous semblaient
+délicieusement étonnés. Traverser l'Océan en ballon n'est pas une
+affaire si difficile après tout! _Omne ignotum pro magnifico_.
+
+_Nota_.--À une hauteur de 25 000 pieds, le ciel apparaît presque noir,
+et les étoiles se voient distinctement; pendant que la mer, au lieu de
+paraître convexe, comme on pourrait le supposer, semble absolument et
+entièrement concave[15].
+
+_Lundi, 8 (manuscrit de M. Mason)_.--Ce matin, nous avons encore eu
+quelque embarras avec la tige du propulseur, qui devra être entièrement
+modifiée, de crainte de sérieux accidents;--je parle de la tige d'acier
+et non pas des palettes; ces dernières ne laissaient rien à désirer. Le
+vent a soufflé tout le jour du nord-est, roide et sans interruption,
+tant la fortune semble résolue à nous favoriser. Juste avant le jour,
+nous fûmes tous un peu alarmés par quelques bruits singuliers et
+quelques secousses dans le ballon, accompagnés de la soudaine
+interruption du jeu de la machine. Ces phénomènes étaient occasionnés
+par l'expansion du gaz, résultant d'une augmentation de chaleur dans
+l'atmosphère, et la débâcle naturelle des particules de glace dont le
+filet s'était incrusté pendant la nuit. Nous avons jeté quelques
+bouteilles aux navires que nous avons aperçus. L'une d'elles a été
+recueillie par un grand navire, vraisemblablement un des paquebots qui
+font le service de New York. Nous avons essayé de déchiffrer son nom,
+mais nous ne sommes pas sûrs d'y avoir réussi. Le télescope de M.
+Osborne nous a laissé lire quelque chose comme _l'Atalante_. Il est
+maintenant minuit, et nous marchons toujours à peu près vers l'ouest
+d'une allure rapide. La mer est singulièrement phosphorescente.
+
+_Post-scriptum (par M. Ainsworth)_.--Il est maintenant deux heures du
+matin, et il fait presque calme, autant du moins que j'en peux
+juger;--mais c'est un point qu'il est fort difficile d'apprécier, depuis
+que nous nous mouvons si complètement avec et dans l'air. Je n'ai point
+dormi depuis que j'ai quitté Weal-Vor, mais je ne peux plus y tenir, et
+je vais faire un somme. Nous ne pouvons pas être loin de la côte
+d'Amérique.
+
+_Mardi, 9 (manuscrit de M. Ainsworth)_.--Une heure de
+l'après-midi.--Nous sommes en vue de la côte basse de la Caroline du
+Sud! Le grand problème est résolu. Nous avons traversé
+l'Atlantique,--nous l'avons traversé en ballon, facilement, rondement!
+Dieu soit loué! Qui osera dire maintenant qu'il y a quelque chose
+d'impossible?
+
+Ici finit le journal. Quelques détails sur la descente ont été
+communiqués toutefois par M. Ainsworth à M. Forsyth. Il faisait presque
+un _calme plat_ quand les voyageurs arrivèrent en vue de la côte, qui
+fut immédiatement reconnue par les deux marins et par M. Osborne. Ce
+gentleman ayant des connaissances au fort Moultrie, on résolut
+immédiatement de descendre dans le voisinage.
+
+Le ballon fut porté vers la plage; la marée était basse, le sable ferme,
+uni, admirablement approprié à une descente, et le grappin mordit du
+premier coup et tint bon. Les habitants de l'île et du fort se
+pressaient naturellement pour voir le ballon; mais ce n'était qu'avec
+difficulté qu'on ajoutait foi au voyage accompli,--la _traversée de
+l'Atlantique!_ L'ancre mordait à deux heures de l'après-midi; ainsi le
+voyage entier avait duré soixante-quinze heures; ou plutôt un peu moins,
+si on compte simplement le trajet d'un rivage à l'autre. Il n'était
+arrivé aucun accident sérieux. On n'avait eu à craindre aucun danger
+réel. Le ballon fut dégonflé et serré sans peine; et ces messieurs
+étaient encore au fort Moultrie, quand les manuscrits d'où ce récit est
+tiré partaient par le courrier de Charleston. On ne sait rien de positif
+sur leurs intentions ultérieures; mais nous pouvons promettre en toute
+sûreté à nos lecteurs quelques informations supplémentaires, soit pour
+lundi, soit pour le jour suivant au plus tard.
+
+Voilà certainement l'entreprise la plus prodigieuse, la plus
+intéressante, la plus importante qui ait jamais été accomplie ou même
+tentée par un homme. Quels magnifiques résultats on en peut tirer,
+n'est-il pas superflu maintenant de le déterminer?
+
+
+
+
+AVENTURE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS PFAALL
+
+ Avec un coeur plein de fantaisies délirantes
+ Dont je suis le capitaine,
+ Avec une lance de feu et _un cheval d'air_,
+ À travers l'immensité je voyage.
+
+ _Chanson de Tom O'Bedlam_[16].
+
+
+D'après les nouvelles les plus récentes de Rotterdam, il paraît que
+cette ville est dans un singulier état d'effervescence philosophique. En
+réalité, il s'y est produit des phénomènes d'un genre si complètement
+inattendu, si entièrement nouveau, si absolument en contradiction avec
+toutes les opinions reçues que je ne doute pas qu'avant peu toute
+l'Europe ne soit sens dessus dessous, toute la physique en fermentation,
+et que la raison et l'astronomie ne se prennent aux cheveux.
+
+Il paraît que le... du mois de... (je ne me rappelle pas positivement la
+date), une foule immense était rassemblée, dans un but qui n'est pas
+spécifié, sur la grande place de la Bourse de la confortable ville de
+Rotterdam. La journée était singulièrement chaude pour la saison, il y
+avait à peine un souffle d'air, et la foule n'était pas trop fâchée de
+se trouver de temps à autre aspergée d'une ondée amicale de quelques
+minutes, qui s'épanchait des vastes masses de nuages blancs abondamment
+éparpillés à travers la voûte bleue du firmament.
+
+Toutefois, vers midi, il se manifesta dans l'assemblée une légère mais
+remarquable agitation, suivie du brouhaha de dix mille langues; une
+minute après, dix mille visages se tournèrent vers le ciel, dix mille
+pipes descendirent simultanément du coin de dix mille bouches, et un
+cri, qui ne peut être comparé qu'au rugissement du Niagara, retentit
+longuement, hautement, furieusement, à travers toute la cité et tous les
+environs de Rotterdam.
+
+L'origine de ce vacarme devint bientôt suffisamment manifeste. On vit
+déboucher et entrer dans une des lacunes de l'étendue azurée, du fond
+d'une de ces vastes masses de nuages, aux contours vigoureusement
+définis, un être étrange, hétérogène, d'une apparence solide, si
+singulièrement configuré, si fantastiquement organisé que la foule de
+ces gros bourgeois qui le regardaient d'en bas, bouche béante, ne
+pouvait absolument y rien comprendre ni se lasser de l'admirer.
+
+Qu'est-ce que cela pouvait être? Au nom de tous les diables de
+Rotterdam, qu'est-ce que cela pouvait présager? Personne ne le savait,
+personne ne pouvait le deviner; personne,--pas même le bourgmestre
+Mynheer Superbus Von Underduk,--ne possédait la plus légère donnée pour
+éclaircir ce mystère; en sorte que, n'ayant rien de mieux à faire, tous
+les Rotterdamois, à un homme près, remirent sérieusement leurs pipes
+dans le coin de leurs bouches, et gardant toujours un oeil braqué sur le
+phénomène, se mirent à pousser leur fumée, firent une pause, se
+dandinèrent de droite à gauche, et grognèrent significativement,--puis
+se dandinèrent de gauche à droite, grognèrent, firent une pause, et
+finalement, se remirent à pousser leur fumée.
+
+Cependant, on voyait descendre, toujours plus bas vers la béate ville de
+Rotterdam, l'objet d'une si grande curiosité et la cause d'une si grosse
+fumée. En quelques minutes, la chose arriva assez près pour qu'on pût la
+distinguer exactement. Cela semblait être,--oui! _c'était_
+indubitablement une espèce de ballon, mais jusqu'alors, à coup sûr,
+Rotterdam n'avait pas vu de pareil ballon. Car qui--je vous le
+demande--a jamais entendu parler d'un ballon entièrement fabriqué avec
+des journaux crasseux? Personne en Hollande, certainement; et cependant,
+là, sous le nez même du peuple ou plutôt à quelque distance au-dessus de
+son nez, apparaissait la chose en question, la chose elle-même,
+faite--j'ai de bonnes autorités pour l'affirmer--avec cette même matière
+à laquelle personne n'avait jamais pensé pour un pareil dessein. C'était
+une énorme insulte au bon sens des bourgeois de Rotterdam.
+
+Quant à la forme du phénomène, elle était encore plus répréhensible,--ce
+n'était guère qu'un gigantesque bonnet de fou tourné sens dessus
+dessous. Et cette similitude fut loin d'être amoindrie, quand, en
+l'inspectant de plus près, la foule vit un énorme gland pendu à la
+pointe, et autour du bord supérieur ou de la base du cône un rang de
+petits instruments qui ressemblaient à des clochettes de brebis et
+tintinnabulaient incessamment sur l'air de _Betty Martin_.
+
+Mais voilà qui était encore plus violent:--suspendu par des rubans bleus
+au bout de la fantastique machine, se balançait, en manière de nacelle,
+un immense chapeau de castor gris américain, à bords superlativement
+larges, à calotte hémisphérique, avec un ruban noir et une boucle
+d'argent. Chose assez remarquable toutefois, maint citoyen de Rotterdam
+aurait juré qu'il connaissait déjà ce chapeau, et, en vérité, toute
+l'assemblée le regardait presque avec des yeux familiers; pendant que
+dame Grettel Pfaall poussait en le voyant une exclamation de joie et de
+surprise, et déclarait que c'était positivement le chapeau de son cher
+homme lui-même. Or, c'était une circonstance d'autant plus importante à
+noter que Pfaall, avec ses trois compagnons, avait disparu de Rotterdam,
+depuis cinq ans environ, d'une manière soudaine et inexplicable, et,
+jusqu'au moment où commence ce récit, tous les efforts pour obtenir des
+renseignements sur eux avaient échoué. Il est vrai qu'on avait découvert
+récemment, dans une partie retirée de la ville, à l'est, quelques
+ossements humains, mêlés à un amas de décombres d'un aspect bizarre; et
+quelques profanes avaient été jusqu'à supposer qu'un hideux meurtre
+avait dû être commis en cet endroit, et que Hans Pfaall et ses camarades
+en avaient été très-probablement les victimes. Mais revenons à notre
+récit.
+
+Le ballon (car c'en était un, décidément) était maintenant descendu à
+cent pieds du sol, et montrait distinctement à la foule le personnage
+qui l'habitait. Un singulier individu, en vérité. Il ne pouvait guère
+avoir plus de deux pieds de haut. Mais sa taille, toute petite qu'elle
+était, ne l'aurait pas empêché de perdre l'équilibre, et de passer
+par-dessus le bord de sa toute petite nacelle, sans l'intervention d'un
+rebord circulaire qui lui montait jusqu'à la poitrine, et se rattachait
+aux cordes du ballon. Le corps du petit homme était volumineux au delà
+de toute proportion, et donnait à l'ensemble de son individu une
+apparence de rotondité singulièrement absurde. De ses pieds,
+naturellement, on n'en pouvait rien voir. Ses mains étaient
+monstrueusement grosses, ses cheveux, gris et rassemblés par derrière en
+une queue; son nez, prodigieusement long, crochu et empourpré; ses yeux
+bien fendus, brillants et perçants, son menton et ses joues,--quoique
+ridées par la vieillesse,--larges, boursouflés, doubles; mais, sur les
+deux côtés de sa tête, il était impossible d'apercevoir le semblant
+d'une oreille.
+
+Ce drôle de petit monsieur était habillé d'un paletot-sac de satin bleu
+de ciel et de culottes collantes assorties, serrées aux genoux par une
+boucle d'argent. Son gilet était d'une étoffe jaune et brillante; un
+bonnet de taffetas blanc était gentiment posé sur le côté de sa tête;
+et, pour compléter cet accoutrement, un foulard écarlate entourait son
+cou, et, contourné en un noeud superlatif, laissait traîner sur sa
+poitrine ses bouts prétentieusement longs.
+
+Étant descendu, comme je l'ai dit, à cent pieds environ du sol, le vieux
+petit monsieur fut soudainement saisi d'une agitation nerveuse, et parut
+peu soucieux de s'approcher davantage de la _terre ferme_. Il jeta donc
+une quantité de sable d'un sac de toile qu'il souleva à grand-peine, et
+resta stationnaire pendant un instant. Il s'appliqua alors à extraire de
+la poche de son paletot, d'une manière agitée et précipitée, un grand
+portefeuille de maroquin. Il le pesa soupçonneusement dans sa main,
+l'examina avec un air d'extrême surprise, comme évidemment étonné de son
+poids. Enfin, il l'ouvrit, en tira une énorme lettre scellée de cire
+rouge et soigneusement entortillée de fil de même couleur, et la laissa
+tomber juste aux pieds du bourgmestre Superbus Von Underduk.
+
+Son Excellence se baissa pour la ramasser. Mais l'aéronaute, toujours
+fort inquiet, et n'ayant apparemment pas d'autres affaires qui le
+retinssent à Rotterdam, commençait déjà à faire précipitamment ses
+préparatifs de départ; et, comme il fallait décharger une portion de son
+lest pour pouvoir s'élever de nouveau, une demi-douzaine de sacs qu'il
+jeta l'un après l'autre, sans se donner la peine de les vider, tombèrent
+coup sur coup sur le dos de l'infortuné bourgmestre, et le culbutèrent
+juste une demi-douzaine de fois à la face de tout Rotterdam.
+
+Il ne faut pas supposer toutefois que le grand Underduk ait laissé
+passer impunément cette impertinence de la part du vieux petit bonhomme.
+On dit, au contraire, qu'à chacune de ses six culbutes il ne poussa pas
+moins de six bouffées, distinctes et furieuses, de sa chère pipe qu'il
+retenait pendant tout ce temps et de toutes ses forces, et qu'il se
+propose de tenir ainsi--si Dieu le permet--jusqu'au jour de sa mort.
+
+Cependant, le ballon s'élevait comme une alouette, et, planant au-dessus
+de la cité, finit par disparaître tranquillement derrière un nuage
+semblable à celui d'où il avait si singulièrement émergé, et fut ainsi
+perdu pour les yeux éblouis des bons citoyens de Rotterdam.
+
+Toute l'attention se porta alors sur la lettre, dont la transmission
+avec les accidents qui la suivirent avait failli être si fatale à la
+personne et à la dignité de Son Excellence Von Underduk. Toutefois, ce
+fonctionnaire n'avait pas oublié durant ses mouvements giratoires de
+mettre en sûreté l'objet important,--la lettre,--qui, d'après la
+suscription, était tombée dans des mains légitimes, puisqu'elle était
+adressée à lui d'abord, et au professeur Rudabub, en leurs qualités
+respectives de président et de vice-président du Collège astronomique de
+Rotterdam. Elle fut donc ouverte sur-le-champ par ces dignitaires, et
+ils y trouvèrent la communication suivante, très-extraordinaire, et, ma
+foi, très-sérieuse:
+
+_À Leurs Excellences Von Underduk et Rudabub, président et
+vice-président du Collège national astronomique de la ville de
+Rotterdam._
+
+Vos Excellences se souviendront peut-être d'un humble artisan, du nom de
+Hans Pfaall, raccommodeur de soufflets de son métier, qui disparut de
+Rotterdam, il y a environ cinq ans, avec trois individus et d'une
+manière qui a dû être regardée comme inexplicable. C'est moi, Hans
+Pfaall lui-même--n'en déplaise à Vos Excellences--qui suis l'auteur de
+cette communication. Il est de notoriété parmi la plupart de mes
+concitoyens que j'ai occupé, quatre ans durant, la petite maison de
+briques placée à l'entrée de la ruelle dite _Sauerkraut_, et que j'y
+demeurais encore au moment de ma disparition. Mes aïeux y ont toujours
+résidé, de temps immémorial, et ils y ont invariablement exercé comme
+moi-même la très-respectable et très-lucrative profession de
+raccommodeurs de soufflets; car, pour dire la vérité, jusqu'à ces
+dernières années, où toutes les têtes de la population ont été mises en
+feu par la politique, jamais plus fructueuse industrie n'avait été
+exercée par un honnête citoyen de Rotterdam, et personne n'en était plus
+digne que moi. Le crédit était bon, la pratique donnait ferme, on ne
+manquait ni d'argent ni de bonne volonté. Mais, comme je l'ai dit, nous
+ressentîmes bientôt les effets de la liberté, des grands discours, du
+radicalisme et de toutes les drogues de cette espèce. Les gens qui
+jusque-là avaient été les meilleures pratiques du monde n'avaient plus
+un moment pour penser à nous. Ils en avaient à peine assez pour
+apprendre l'histoire des révolutions et pour surveiller dans sa marche
+l'intelligence et l'idée du siècle. S'ils avaient besoin de souffler
+leur feu, ils se faisaient un soufflet avec un journal. À mesure que le
+gouvernement devenait plus faible, j'acquérais la conviction que le cuir
+et le fer devenaient de plus en plus indestructibles; et bientôt il n'y
+eut pas dans tout Rotterdam un seul soufflet qui eût besoin d'être
+repiqué, ou qui réclamât l'assistance du marteau. C'était un état de
+choses impossible. Je fus bientôt aussi gueux qu'un rat, et, comme
+j'avais une femme et des enfants à nourrir, mes charges devinrent à la
+longue intolérables, et je passai toutes mes heures à réfléchir sur le
+mode le plus convenable pour me débarrasser de la vie.
+
+Cependant, mes chiens de créanciers me laissaient peu de loisir pour la
+méditation. Ma maison était littéralement assiégée du matin au soir. Il
+y avait particulièrement trois gaillards qui me tourmentaient au delà du
+possible, montant continuellement la garde devant ma porte, et me
+menaçant toujours de la loi. Je me promis de tirer de ces trois êtres
+une vengeance amère, si jamais j'étais assez heureux pour les tenir dans
+mes griffes; et je crois que cette espérance ravissante fut la seule
+chose qui m'empêcha de mettre immédiatement à exécution mon plan de
+suicide, qui était de me faire sauter la cervelle d'un coup d'espingole.
+Toutefois, je jugeai qu'il valait mieux dissimuler ma rage, et les
+bourrer de promesses et de belles paroles, jusqu'à ce que, par un
+caprice heureux de la destinée, l'occasion de la vengeance vînt s'offrir
+à moi.
+
+Un jour que j'étais parvenu à leur échapper, et que je me sentais encore
+plus abattu que d'habitude, je continuai à errer pendant longtemps
+encore et sans but à travers les rues les plus obscures, jusqu'à ce
+qu'enfin je butai contre le coin d'une échoppe de bouquiniste. Trouvant
+sous ma main un fauteuil à l'usage des pratiques, je m'y jetai de
+mauvaise humeur, et, sans savoir pourquoi, j'ouvris le premier volume
+qui me tomba sous la main. Il se trouva que c'était une petite brochure
+traitant de l'astronomie spéculative, et écrite, soit par le professeur
+Encke, de Berlin, soit par un Français dont le nom ressemblait beaucoup
+au sien. J'avais une légère teinture de cette science, et je fus bientôt
+tellement absorbé par la lecture de ce livre que je le lus deux fois
+d'un bout à l'autre avant de revenir au sentiment de ce qui se passait
+autour de moi.
+
+Cependant, il commençait à faire nuit, et je repris le chemin de mon
+logis. Mais la lecture de ce petit traité (coïncidant avec une
+découverte pneumatique[17] qui m'avait été récemment communiquée par un
+cousin de Nantes, comme un secret d'une haute importance) avait fait sur
+mon esprit une impression indélébile; et, tout en flânant à travers les
+rues crépusculeuses, je repassais minutieusement dans ma mémoire les
+raisonnements étranges, et quelquefois inintelligibles, de l'écrivain.
+Il y avait quelques passages qui avaient affecté mon imagination d'une
+manière extraordinaire.
+
+Plus j'y rêvais, plus intense devenait l'intérêt qu'ils avaient excité
+en moi. Mon éducation, généralement fort limitée, mon ignorance spéciale
+des sujets relatifs à la philosophie naturelle, loin de m'ôter toute
+confiance dans mon aptitude à comprendre ce que j'avais lu, ou de
+m'induire à mettre en suspicion les notions confuses et vagues qui
+avaient surgi naturellement de ma lecture, devenaient simplement un
+aiguillon plus puissant pour mon imagination; et j'étais assez vain, ou
+peut-être assez raisonnable, pour me demander si ces idées indigestes
+qui surgissent dans les esprits mal réglés ne contiennent pas souvent en
+elles--comme elles en ont la parfaite apparence--toute la force, toute
+la réalité, et toutes les autres propriétés inhérentes à l'instinct et à
+l'intuition.
+
+Il était tard quand j'arrivai à la maison, et je me mis immédiatement au
+lit. Mais mon esprit était trop préoccupé pour que je pusse dormir, et
+je passai la nuit entière en méditations. Je me levai de grand matin, et
+je courus vivement à l'échoppe du bouquiniste, où j'employai tout le peu
+d'argent qui me restait à l'acquisition de quelques volumes de mécanique
+et d'astronomie pratiques. Je les transportai chez moi comme un trésor,
+et je consacrai à les lire tous mes instants de loisir. Je fis ainsi
+assez de progrès dans mes nouvelles études pour mettre à exécution
+certain projet qui m'avait été inspiré par le diable ou par mon bon
+génie.
+
+Pendant tout ce temps, je fis tous mes efforts pour me concilier les
+trois créanciers qui m'avaient causé tant de tourments. Finalement, j'y
+réussis, tant en vendant une assez grande partie de mon mobilier pour
+satisfaire à moitié leurs réclamations qu'en leur faisant la promesse de
+solder la différence après la réalisation d'un petit projet qui me
+trottait dans la tête, et pour l'accomplissement duquel je réclamais
+leurs services. Grâce à ces moyens (car c'étaient des gens fort
+ignorants), je n'eus pas grand-peine à les faire entrer dans mes vues.
+
+Les choses ainsi arrangées, je m'appliquai, avec l'aide de ma femme,
+avec les plus grandes précautions et dans le plus parfait secret, à
+disposer du bien qui me restait, et à réaliser par de petits emprunts,
+et sous différents prétextes, une assez bonne quantité d'argent
+comptant, sans m'inquiéter le moins du monde, je l'avoue à ma honte, des
+moyens de remboursement.
+
+Grâce à cet accroissement de ressources, je me procurai, en diverses
+fois, plusieurs pièces de très-belle batiste, de douze yards
+chacune,--de la ficelle,--une provision de vernis de caoutchouc,--un
+vaste et profond panier d'osier, fait sur commande,--et quelques autres
+articles nécessaires à la construction et à l'équipement d'un ballon
+d'une dimension extraordinaire. Je chargeai ma femme de le confectionner
+le plus rapidement possible, et je lui donnai toutes les instructions
+nécessaires pour la manière de procéder.
+
+En même temps, je fabriquais avec de la ficelle un filet d'une dimension
+suffisante, j'y adaptais un cerceau et des cordes, et je faisais
+l'emplette des nombreux instruments et des matières nécessaires pour
+faire des expériences dans les plus hautes régions de l'atmosphère. Une
+nuit, je transportai prudemment dans un endroit retiré de Rotterdam, à
+l'est, cinq barriques cerclées de fer, qui pouvaient contenir chacune
+environ cinquante gallons, et une sixième d'une dimension plus vaste;
+six tubes en fer-blanc, de trois pouces de diamètre et de quatre pieds
+de long, façonnés _ad hoc_; une bonne quantité _d'une certaine substance
+métallique ou demi-métal_, que je ne nommerai pas, et une douzaine de
+dames-jeannes remplies d'un acide très-commun. Le gaz qui devait
+résulter de cette combinaison est un gaz qui n'a jamais été, jusqu'à
+présent, fabriqué que par moi, ou du moins qui n'a jamais été appliqué à
+un pareil objet. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est _une des
+parties constituantes de l'azote_, qui a été si longtemps regardé comme
+irréductible, et que sa densité est moindre que celle de l'hydrogène
+d'environ trente-sept fois et quatre dixièmes. Il est sans saveur, mais
+non sans odeur; il brûle, quand il est pur, avec une flamme verdâtre; il
+attaque instantanément la vie animale. Je ne ferais aucune difficulté
+d'en livrer tout le secret, mais il appartient de droit, comme je l'ai
+déjà fait entendre, à un citoyen de Nantes, en France, par qui il m'a
+été communiqué sous condition.
+
+Le même individu m'a confié, sans être le moins du monde au fait de mes
+intentions, un procédé pour fabriquer les ballons avec un certain tissu
+animal, qui rend la fuite du gaz chose presque impossible; mais je
+trouvai ce moyen beaucoup trop dispendieux, et, d'ailleurs, il se
+pouvait que la batiste, revêtue d'une couche de caoutchouc, fût tout
+aussi bonne. Je ne mentionne cette circonstance que parce que je crois
+probable que l'individu en question tentera, un de ces jours, une
+ascension avec le nouveau gaz et la matière dont j'ai parlé, et que je
+ne veux pas le priver de l'honneur d'une invention très-originale.
+
+À chacune des places qui devaient être occupées par l'un des petits
+tonneaux, je creusai secrètement un petit trou; les trous formant de
+cette façon un cercle de vingt-cinq pieds de diamètre. Au centre du
+cercle, qui était la place désignée pour la plus grande barrique, je
+creusai un trou plus profond. Dans chacun des cinq petits trous, je
+disposai une boîte de fer-blanc, contenant cinquante livres de poudre à
+canon, et dans le plus grand un baril qui en tenait cent cinquante. Je
+reliai convenablement le baril et les cinq boîtes par des traînées
+couvertes, et, ayant fourré dans l'une des boîtes le bout d'une mèche
+longue de quatre pieds environ, je comblai le trou et plaçai la barrique
+par-dessus, laissant dépasser l'autre bout de la mèche d'un pouce à peu
+près au delà de la barrique, et d'une manière presque invisible. Je
+comblai successivement les autres trous, et disposai chaque barrique à
+la place qui lui était destinée.
+
+Outre les articles que j'ai énumérés, je transportai à mon dépôt général
+et j'y cachai un des appareils perfectionnés de Grimm pour la
+condensation de l'air atmosphérique. Toutefois, je découvris que cette
+machine avait besoin de singulières modifications pour devenir propre à
+l'emploi auquel je la destinais. Mais, grâce à un travail entêté et à
+une incessante persévérance, j'arrivai à des résultats excellents dans
+tous mes préparatifs. Mon ballon fut bientôt parachevé. Il pouvait
+contenir plus de quarante mille pieds cubes de gaz; il pouvait
+facilement m'enlever, selon mes calculs, moi et tout mon attirail, et
+même, en le gouvernant convenablement, cent soixante-quinze livres de
+lest par-dessus le marché. Il avait reçu trois couches de vernis, et je
+vis que la batiste remplissait parfaitement l'office de la soie; elle
+était également solide et coûtait beaucoup moins cher.
+
+Tout étant prêt, j'exigeai de ma femme qu'elle me jurât le secret sur
+toutes mes actions depuis le jour de ma première visite à l'échoppe du
+bouquiniste, et je lui promis de mon côté de revenir aussitôt que les
+circonstances me le permettraient. Je lui donnai le peu d'argent qui me
+restait et je lui fis mes adieux. En réalité, je n'avais pas
+d'inquiétude sur son compte. Elle était ce que les gens appellent une
+maîtresse femme, et pouvait très-bien faire ses affaires sans mon
+assistance. Je crois même, pour tout dire, qu'elle m'avait toujours
+regardé comme un triste fainéant,--un simple complément de poids,--un
+remplissage,--une espèce d'homme bon pour bâtir des châteaux en l'air,
+et rien de plus,--et qu'elle n'était pas fâchée d'être débarrassée de
+moi. Il faisait nuit sombre quand je lui fis mes adieux, et, prenant
+avec moi, en manière d'aides de camp, les trois créanciers qui m'avaient
+causé tant de souci, nous portâmes le ballon avec sa nacelle et tous ses
+accessoires par une route détournée, à l'endroit où j'avais déposé les
+autres articles. Nous les y trouvâmes parfaitement intacts, et je me mis
+immédiatement à la besogne.
+
+Nous étions au 1er avril. La nuit, comme je l'ai dit, était sombre; on
+ne pouvait pas apercevoir une étoile; et une bruine épaisse, qui tombait
+par intervalles, nous incommodait fort. Mais ma grande inquiétude,
+c'était le ballon, qui, en dépit du vernis qui le protégeait, commençait
+à s'alourdir par l'humidité; la poudre aussi pouvait s'avarier. Je fis
+donc travailler rudement mes trois gredins, je leur fis piler de la
+glace autour de la barrique centrale et agiter l'acide dans les autres.
+Cependant, ils ne cessaient de m'importuner de questions pour savoir ce
+que je voulais faire avec tout cet attirail, et exprimaient un vif
+mécontentement de la terrible besogne à laquelle je les condamnais. Ils
+ne comprenaient pas--disaient-ils--ce qu'il pouvait résulter de bon à
+leur faire ainsi se mouiller la peau uniquement pour les rendre
+complices d'une aussi abominable incantation. Je commençais à être un
+peu inquiet, et j'avançais l'ouvrage de toute ma force; car, en vérité,
+ces idiots s'étaient figuré, j'imagine, que j'avais fait un pacte avec
+le diable, et que dans tout ce que je faisais maintenant il n'y avait
+rien de bien rassurant. J'avais donc une très-grande crainte de les voir
+me planter là. Toutefois, je m'efforçai de les apaiser en leur
+promettant de les payer jusqu'au dernier sou, aussitôt que j'aurais mené
+à bonne fin la besogne en préparation. Naturellement ils interprétèrent
+ces beaux discours comme ils voulurent, s'imaginant sans doute que de
+toute manière j'allais me rendre maître d'une immense quantité d'argent
+comptant; et, pourvu que je leur payasse ma dette, et un petit brin en
+plus, en considération de leurs services, j'ose affirmer qu'ils
+s'inquiétaient fort peu de ce qui pouvait advenir de mon âme ou de ma
+carcasse.
+
+Au bout de quatre heures et demie environ, le ballon me parut
+suffisamment gonflé. J'y suspendis donc la nacelle, et j'y plaçai tous
+mes bagages, un télescope, un baromètre avec quelques modifications
+importantes, un thermomètre, un électromètre, un compas, une boussole,
+une montre à secondes, une cloche, un porte-voix, etc., etc., ainsi
+qu'un globe de verre où j'avais fait le vide, et hermétiquement bouché,
+sans oublier l'appareil condensateur, de la chaux vive, un bâton de cire
+à cacheter, une abondante provision d'eau, et des vivres en quantité,
+tels que le _pemmican_[18], qui contient une énorme matière nutritive
+comparativement à son petit volume. J'installai aussi dans ma nacelle un
+couple de pigeons et une chatte.
+
+Nous étions presque au point du jour, et je pensai qu'il était
+grandement temps d'effectuer mon départ. Je laissai donc tomber par
+terre, comme par accident, un cierge allumé et, en me baissant pour le
+ramasser, j'eus soin de mettre sournoisement le feu à la mèche, dont le
+bout, comme je l'ai dit, dépassait un peu le bord inférieur d'un des
+petits tonneaux.
+
+J'exécutai cette manoeuvre sans être vu le moins du monde par mes trois
+bourreaux; je sautai dans la nacelle, je coupai immédiatement l'unique
+corde qui me retenait à la terre, et je m'aperçus avec bonheur que
+j'étais enlevé avec une inconcevable rapidité; le ballon emportait
+très-facilement ses cent soixante-quinze livres de lest de plomb; il
+aurait pu en porter le double. Quand je quittai la terre, le baromètre
+marquait trente pouces, et le thermomètre centigrade 19 degrés.
+
+Cependant, j'étais à peine monté à une hauteur de cinquante yards, quand
+arriva derrière moi, avec un rugissement et un grondement épouvantables,
+une si épaisse trombe de feu et de gravier, de bois et de métal
+enflammés, mêlés à des membres humains déchirés, que je sentis mon coeur
+défaillir, et que je me jetai tout au fond de ma nacelle tremblant de
+terreur.
+
+Alors, je compris que j'avais horriblement chargé la mine, et que
+j'avais encore à subir les principales conséquences de la secousse. En
+effet, en moins d'une seconde, je sentis tout mon sang refluer vers mes
+tempes, et immédiatement, inopinément, une commotion que je n'oublierai
+jamais éclata à travers les ténèbres et sembla déchirer en deux le
+firmament lui-même. Plus tard, quand j'eus le temps de la réflexion, je
+ne manquai pas d'attribuer l'extrême violence de l'explosion
+relativement à moi, à sa véritable cause,--c'est-à-dire à ma position,
+directement au-dessus de la mine et dans la ligne de son action la plus
+puissante. Mais, en ce moment, je ne songeais qu'à sauver ma vie.
+D'abord, le ballon s'affaissa, puis il se dilata furieusement, puis il
+se mit à pirouetter avec une vélocité vertigineuse, et finalement,
+vacillant et roulant comme un homme ivre, il me jeta par-dessus le bord
+de la nacelle, et me laissa accroché à une épouvantable hauteur, la tête
+en bas par un bout de corde fort mince, haut de trois pieds de long
+environ, qui pendait par hasard à travers une crevasse, près du fond du
+panier d'osier, et dans lequel, au milieu de ma chute, mon pied gauche
+s'engagea providentiellement. Il est impossible, absolument impossible,
+de se faire une idée juste de l'horreur de ma situation. J'ouvrais
+convulsivement la bouche pour respirer, un frisson ressemblant à un
+accès de fièvre secouait tous les nerfs et tous les muscles de mon
+être,--je sentais mes yeux jaillir de leurs orbites, une horrible nausée
+m'envahit,--enfin je m'évanouis et perdis toute conscience.
+
+Combien de temps restai-je dans cet état, il m'est impossible de le
+dire. Il s'écoula toutefois un assez long temps, car, lorsque je
+recouvrai en partie l'usage de mes sens, je vis le jour qui se
+levait;--le ballon se trouvait à une prodigieuse hauteur au-dessus de
+l'immensité de l'Océan, et dans les limites de ce vaste horizon, aussi
+loin que pouvait s'étendre ma vue, je n'apercevais pas trace de terre.
+Cependant, mes sensations, quand je revins à moi, n'étaient pas aussi
+étrangement douloureuses que j'aurais dû m'y attendre. En réalité, il y
+avait beaucoup de folie dans la contemplation placide avec laquelle
+j'examinai d'abord ma situation. Je portai mes deux mains devant mes
+yeux, l'une après l'autre, et me demandai avec étonnement quel accident
+pouvait avoir gonflé mes veines et noirci si horriblement mes ongles.
+Puis j'examinai soigneusement ma tête, je la secouai à plusieurs
+reprises, et la tâtai avec une attention minutieuse, jusqu'à ce que je
+me fusse heureusement assuré qu'elle n'était pas, ainsi que j'en avais
+eu l'horrible idée, plus grosse que mon ballon. Puis, avec l'habitude
+d'un homme qui sait où sont ses poches, je tâtai les deux poches de ma
+culotte, et, m'apercevant que j'avais perdu mon calepin et mon étui à
+cure-dent, je m'efforçai de me rendre compte de leur disparition, et, ne
+pouvant y réussir, j'en ressentis un inexprimable chagrin. Il me sembla
+alors que j'éprouvais une vive douleur à la cheville de mon pied gauche,
+et une obscure conscience de ma situation commença à poindre dans mon
+esprit.
+
+Mais--chose étrange!--je n'éprouvai ni étonnement ni horreur. Si je
+ressentis une émotion quelconque, ce fut une espèce de satisfaction ou
+d'épanouissement en pensant à l'adresse qu'il me faudrait déployer pour
+me tirer de cette singulière alternative; et je ne fis pas de mon salut
+définitif l'objet d'un doute d'une seconde. Pendant quelques minutes, je
+restai plongé dans la plus profonde méditation. Je me rappelle
+distinctement que j'ai souvent serré les lèvres, que j'ai appliqué mon
+index sur le côté de mon nez, et j'ai pratiqué les gesticulations et
+grimaces habituelles aux gens qui, installés tout à leur aise dans leur
+fauteuil, méditent sur des matières embrouillées ou importantes.
+
+Quand je crus avoir suffisamment rassemblé mes idées, je portai avec la
+plus grande précaution, la plus parfaite délibération, mes mains
+derrière mon dos, et je détachai la grosse boucle de fer qui terminait
+la ceinture de mon pantalon. Cette boucle avait trois dents qui, étant
+un peu rouillées, tournaient difficilement sur leur axe. Cependant, avec
+beaucoup de patience, je les amenai à angle droit avec le corps de la
+boucle et m'aperçus avec joie qu'elles restaient fermes dans cette
+position. Tenant entre mes dents cette espèce d'instrument, je
+m'appliquai à dénouer le noeud de ma cravate. Je fus obligé de me
+reposer plus d'une fois avant d'avoir accompli cette manoeuvre; mais, à
+la longue, j'y réussis. À l'un des bouts de la cravate, j'assujettis la
+boucle, et, pour plus de sécurité, je nouai étroitement l'autre bout
+autour de mon poing. Soulevant alors mon corps par un déploiement
+prodigieux de force musculaire, je réussis du premier coup à jeter la
+boucle par-dessus la nacelle et à l'accrocher, comme je l'avais espéré,
+dans le rebord circulaire de l'osier.
+
+Mon corps faisait alors avec la paroi de la nacelle un angle de
+quarante-cinq degrés environ; mais il ne faut pas entendre que je fusse
+à quarante-cinq degrés au-dessous de la perpendiculaire; bien loin de
+là, j'étais toujours placé dans un plan presque parallèle au niveau de
+l'horizon; car la nouvelle position que j'avais conquise avait eu pour
+effet de chasser d'autant le fond de la nacelle, et conséquemment ma
+position était des plus périlleuses.
+
+Mais qu'on suppose que, dans le principe, lorsque je tombai de la
+nacelle, je fusse tombé la face tournée vers le ballon au lieu de
+l'avoir tournée du côté opposé, comme elle était maintenant,--ou, en
+second lieu, que la corde par laquelle j'étais accroché eût pendu par
+hasard du rebord supérieur, au lieu de passer par une crevasse du
+fond,--on concevra facilement que, dans ces deux hypothèses, il m'eût
+été impossible d'accomplir un pareil miracle,--et les présentes
+révélations eussent été entièrement perdues pour la postérité. J'avais
+donc toutes les raisons de bénir le hasard; mais, en somme, j'étais
+tellement stupéfié que je me sentais incapable de rien faire, et que je
+restai suspendu, pendant un quart d'heure peut-être, dans cette
+extraordinaire situation, sans tenter de nouveau le plus léger effort,
+perdu dans un singulier calme et dans une béatitude idiote. Mais cette
+disposition de mon être s'évanouit bien vite et fit place à un sentiment
+d'horreur, d'effroi, d'absolue désespérance et de destruction. En
+réalité, le sang si longtemps accumulé dans les vaisseaux de la tête et
+de la gorge, et qui avait jusque-là créé en moi un délire salutaire dont
+l'action suppléait à l'énergie, commençait maintenant à refluer et à
+reprendre son niveau; et la clairvoyance qui me revenait, augmentant la
+perception du danger, ne servait qu'à me priver du sang-froid et du
+courage nécessaires pour l'affronter. Mais, par bonheur pour moi, cette
+faiblesse ne fut pas de longue durée. L'énergie du désespoir me revint à
+propos, et, avec des cris et des efforts frénétiques, je m'élançai
+convulsivement et à plusieurs reprises par une secousse générale,
+jusqu'à ce qu'enfin, m'accrochant au bord si désiré avec des griffes
+plus serrées qu'un étau, je tortillai mon corps par-dessus et tombai la
+tête la première et tout pantelant dans le fond de la nacelle.
+
+Ce ne fut qu'après un certain laps de temps que je fus assez maître de
+moi pour m'occuper de mon ballon. Mais alors je l'examinai avec
+attention et découvris, à ma grande joie, qu'il n'avait subi aucune
+avarie. Tous mes instruments étaient sains et saufs, et,
+très-heureusement, je n'avais perdu ni lest ni provisions. À la vérité,
+je les avais si bien assujettis à leur place qu'un pareil accident était
+chose tout à fait improbable. Je regardai à ma montre, elle marquait six
+heures. Je continuais à monter rapidement, et le baromètre me donnait
+alors une hauteur de trois milles trois quarts. Juste au-dessous de moi
+apparaissait dans l'Océan un petit objet noir, d'une forme légèrement
+allongée, à peu près de la dimension d'un domino, et ressemblant
+fortement, à tous égards, à l'un de ces petits joujoux. Je dirigeai mon
+télescope sur lui, et je vis distinctement que c'était un vaisseau
+anglais de quatre-vingt-quatorze canons tanguant lourdement dans la mer,
+au plus près du vent, et le cap à l'ouest-sud-ouest. À l'exception de ce
+navire, je ne vis rien que l'Océan et le ciel, et le soleil qui était
+levé depuis longtemps.
+
+Il est grandement temps que j'explique à Vos Excellences l'objet de mon
+voyage. Vos Excellences se souviennent que ma situation déplorable à
+Rotterdam m'avait à la longue poussé à la résolution du suicide. Ce
+n'était pas cependant que j'eusse un dégoût positif de la vie elle-même,
+mais j'étais harassé, à n'en pouvoir plus, par les misères accidentelles
+de ma position. Dans cette disposition d'esprit, désirant vivre encore,
+et cependant fatigué de la vie, le traité que je lus à l'échoppe du
+bouquiniste, appuyé par l'opportune découverte de mon cousin de Nantes,
+ouvrit une ressource à mon imagination. Je pris enfin un parti décisif.
+Je résolus de partir, mais de vivre,--de quitter le monde, mais de
+continuer mon existence;--bref, et pour couper court aux énigmes, je
+résolus, sans m'inquiéter du reste, de me frayer, si je pouvais, un
+passage _jusqu'à la lune_.
+
+Maintenant, pour qu'on ne me croie pas plus fou que je ne le suis, je
+vais exposer en détail, et le mieux que je pourrai, les considérations
+qui m'induisirent à croire qu'une entreprise de cette nature, quoique
+difficile sans doute et pleine de dangers, n'était pas absolument, pour
+un esprit audacieux, située au delà des limites du possible.
+
+La première chose à considérer était la distance positive de la lune à
+la terre. Or, la distance moyenne ou approximative entre les centres de
+ces deux planètes est de cinquante-neuf fois, plus une fraction, le
+rayon équatorial de la terre, ou environ 237 000 milles. Je dis la
+distance moyenne ou approximative, mais il est facile de concevoir que,
+la forme de l'orbite lunaire étant une ellipse d'une excentricité qui
+n'est pas de moins de 0,05484 de son demi-grand axe, et le centre de la
+terre occupant le foyer de cette ellipse, si je pouvais réussir d'une
+manière quelconque à rencontrer la lune à son périgée, la distance
+ci-dessus évaluée se trouverait sensiblement diminuée. Mais, pour
+laisser de côté cette hypothèse, il était positif qu'en tout cas j'avais
+à déduire des 237 000 milles le rayon de la terre, c'est-à-dire 4 000,
+et le rayon de la lune, c'est-à-dire 1 080, en tout 5 080, et qu'il ne
+me resterait ainsi à franchir qu'une distance approximative de 231 920
+milles. Cet espace, pensais-je, n'était pas vraiment extraordinaire. On
+a fait nombre de fois sur cette terre des voyages d'une vitesse de 60
+milles par heure, et, en réalité, il y a tout lieu de croire qu'on
+arrivera à une plus grande vélocité; mais, même en me contentant de la
+vitesse dont je parlais, il ne me faudrait pas plus de cent soixante et
+un jours pour atteindre la surface de la lune.
+
+Il y avait toutefois de nombreuses circonstances qui m'induisaient à
+croire que la vitesse approximative de mon voyage dépasserait de
+beaucoup celle de soixante milles à l'heure; et, comme ces
+considérations produisirent sur moi une impression profonde, je les
+expliquerai plus amplement par la suite.
+
+Le second point à examiner était d'une bien autre importance. D'après
+les indications fournies par le baromètre, nous savons que, lorsqu'on
+s'élève, au-dessus de la surface de la terre, à une hauteur de 1 000
+pieds, on laisse au-dessous de soi environ un trentième de la masse
+atmosphérique; qu'à 10 000 pieds, nous arrivons à peu près à un tiers;
+et qu'à 18 000 pieds, ce qui est presque la hauteur du Cotopaxi, nous
+avons dépassé la moitié de la masse fluide, ou, en tout cas, la moitié
+de la partie pondérable de l'air qui enveloppe notre globe. On a aussi
+calculé qu'à une hauteur qui n'excède pas la centième partie du diamètre
+terrestre,--c'est-à-dire 80 milles,--la raréfaction devait être telle
+que la vie animale ne pouvait en aucune façon s'y maintenir; et, de
+plus, que les moyens les plus subtils que nous ayons de constater la
+présence de l'atmosphère devenaient alors totalement insuffisants. Mais
+je ne manquai pas d'observer que ces derniers calculs étaient uniquement
+basés sur notre connaissance expérimentale des propriétés de l'air et
+des lois mécaniques qui régissent sa dilatation et sa compression dans
+ce qu'on peut appeler, comparativement parlant, la proximité immédiate
+de la terre. Et, en même temps, on regarde comme chose positive qu'à une
+distance quelconque donnée, mais inaccessible, de sa surface, la vie
+animale est et doit être essentiellement incapable de modification.
+Maintenant, tout raisonnement de ce genre, et d'après de pareilles
+données, doit évidemment être purement analogique. La plus grande
+hauteur où l'homme soit jamais parvenu est de 25 000 pieds; je parle de
+l'expédition aéronautique de MM. Gay-Lussac et Biot. C'est une hauteur
+assez médiocre, même quand on la compare aux 80 milles en question; et
+je ne pouvais m'empêcher de penser que la question laissait une place au
+doute et une grande latitude aux conjectures.
+
+Mais, en fait, en supposant une ascension opérée à une hauteur donnée
+quelconque, la quantité d'air pondérable traversée dans toute période
+ultérieure de l'ascension n'est nullement en proportion avec la hauteur
+additionnelle acquise, comme on peut le voir d'après ce qui a été énoncé
+précédemment, mais dans une raison constamment décroissante. Il est donc
+évident que, nous élevant aussi haut que possible, nous ne pouvons pas,
+littéralement parlant, arriver à une limite au delà de laquelle
+l'atmosphère cesse absolument d'exister. Elle _doit exister_,
+concluais-je, quoiqu'elle _puisse_, il est vrai, exister à un état de
+raréfaction infinie.
+
+D'un autre côté, je savais que les arguments ne manquent pas pour
+prouver qu'il existe une limite réelle et déterminée de l'atmosphère, au
+delà de laquelle il n'y a absolument plus d'air respirable. Mais une
+circonstance a été omise par ceux qui opinent pour cette limite, qui
+semblait, non pas une réfutation péremptoire de leur doctrine, mais un
+point digne d'une sérieuse investigation. Comparons les intervalles
+entre les retours successifs de la comète d'Encke à son périhélie, en
+tenant compte de toutes les perturbations dues à l'attraction
+planétaire, et nous verrons que les périodes diminuent graduellement,
+c'est-à-dire que le grand axe de l'ellipse de la comète va toujours se
+raccourcissant dans une proportion lente, mais parfaitement régulière.
+Or, c'est précisément le cas qui doit avoir lieu, si nous supposons que
+la comète subisse une résistance par le fait _d'un milieu éthéré
+excessivement rare_ qui pénètre les régions de son orbite. Car il est
+évident qu'un pareil milieu doit, en retardant la vitesse de la comète,
+accroître sa force centripète et affaiblir sa force centrifuge. En
+d'autres termes, l'attraction du soleil deviendrait de plus en plus
+puissante, et la comète s'en rapprocherait davantage à chaque
+révolution. Véritablement, il n'y a pas d'autre moyen de se rendre
+compte de la variation en question.
+
+Mais voici un autre fait: on observe que le diamètre réel de la partie
+nébuleuse de cette comète se contracte rapidement à mesure qu'elle
+approche du soleil, et se dilate avec la même rapidité quand elle repart
+vers son aphélie. N'avais-je pas quelque raison de supposer avec M. Valz
+que cette apparente condensation de volume prenait son origine dans la
+compression de ce milieu éthéré dont je parlais tout à l'heure, et dont
+la densité est en proportion de la proximité du soleil? Le phénomène qui
+affecte la forme lenticulaire et qu'on appelle la lumière zodiacale
+était aussi un point digne d'attention. Cette lumière si visible sous
+les tropiques, et qu'il est impossible de prendre pour une lumière
+météorique quelconque, s'élève obliquement de l'horizon et suit
+généralement la ligne de l'équateur du soleil. Elle me semblait
+évidemment provenir d'une atmosphère rare qui s'étendrait depuis le
+soleil jusque par delà l'orbite de Vénus au moins, et même, selon moi,
+indéfiniment plus loin. Je ne pouvais pas supposer que ce milieu fût
+limité par la ligne du parcours de la comète, ou fût confiné dans le
+voisinage immédiat du soleil. Il était si simple d'imaginer au contraire
+qu'il envahissait toutes les régions de notre système planétaire,
+condensé autour des planètes en ce que nous appelons atmosphère, et
+peut-être modifié chez quelques-unes par des circonstances purement
+géologiques, c'est-à-dire modifié ou varié dans ses proportions ou dans
+sa nature essentielle par les matières volatilisées émanant de leurs
+globes respectifs.
+
+Ayant pris la question sous ce point de vue, je n'avais plus guère à
+hésiter. En supposant que dans mon passage je trouvasse une atmosphère
+_essentiellement_ semblable à celle qui enveloppe la surface de la
+terre, je réfléchis qu'au moyen du très-ingénieux appareil de M. Grimm
+je pourrais facilement la condenser en suffisante quantité pour les
+besoins de la respiration. Voilà qui écartait le principal obstacle à un
+voyage à la lune. J'avais donc dépensé quelque argent et beaucoup de
+peine pour adapter l'appareil au but que je me proposais, et j'avais
+pleine confiance dans son application, pourvu que je pusse accomplir le
+voyage dans un espace de temps suffisamment court. Ceci me ramène à la
+question de la vitesse possible.
+
+Tout le monde sait que les ballons, dans la première période de leur
+ascension, s'élèvent avec une vélocité comparativement modérée. Or la
+force d'ascension consiste uniquement dans la pesanteur de l'air ambiant
+relativement au gaz du ballon; et, à première vue, il ne paraît pas du
+tout probable ni vraisemblable que le ballon, à mesure qu'il gagne en
+élévation et arrive successivement dans des couches atmosphériques d'une
+densité décroissante, puisse gagner en vitesse et accélérer sa vélocité
+primitive. D'un autre côté, je n'avais pas souvenir que, dans un compte
+rendu quelconque d'une expérience antérieure, l'on eût jamais constaté
+une diminution apparente dans la vitesse absolue de l'ascension, quoique
+tel eût pu être le cas, en raison de la fuite du gaz à travers un
+aérostat mal confectionné et généralement revêtu d'un vernis
+insuffisant, ou pour toute autre cause. Il me semblait donc que l'effet
+de cette déperdition pouvait seulement contrebalancer l'accélération
+acquise par le ballon à mesure qu'il s'éloignait du centre de
+gravitation. Or, je considérai que, pourvu que dans ma traversée je
+trouvasse _le milieu_ que j'avais imaginé, et pourvu qu'il fût de même
+essence que ce que nous appelons l'air atmosphérique, il importait
+relativement assez peu que je le trouvasse à tel ou tel degré de
+raréfaction, c'est-à-dire relativement à ma force ascensionnelle; car
+non seulement le gaz du ballon serait soumis à la même raréfaction (et,
+dans cette occurrence, je n'avais qu'à lâcher une quantité
+proportionnelle de gaz, suffisante pour prévenir une explosion), mais,
+par la nature de ses parties intégrantes, il devait, en tout cas, être
+toujours spécifiquement plus léger qu'un composé quelconque de pur azote
+et d'oxygène. Il y avait donc une chance,--et même, en somme, une forte
+probabilité, _pour qu'à aucune période de mon ascension je n'arrivasse à
+un point où les différentes pesanteurs réunies de mon immense ballon, du
+gaz inconcevablement rare qu'il renfermait, de sa nacelle et de son
+contenu pussent égaler la pesanteur de la masse d'atmosphère ambiante
+déplacée_; et l'on conçoit facilement que c'était là l'unique condition
+qui pût arrêter ma fuite ascensionnelle. Mais encore, si jamais
+j'atteignais ce point imaginaire, il me restait la faculté d'user de mon
+lest et d'autres poids montant à peu près à un total de 300 livres.
+
+En même temps, la force centripète devait toujours décroître en raison
+du carré des distances, et ainsi je devais, avec une vélocité
+prodigieusement accélérée, arriver à la longue dans ces lointaines
+régions où la force d'attraction de la lune serait substituée à celle de
+la terre.
+
+Il y avait une autre difficulté qui ne laissait pas de me causer quelque
+inquiétude. On a observé que dans les ascensions poussées à une hauteur
+considérable, outre la gêne de la respiration, on éprouvait dans la tête
+et dans tout le corps un immense malaise, souvent accompagné de
+saignements de nez et d'autres symptômes passablement alarmants, et qui
+devenait de plus en plus insupportable à mesure qu'on s'élevait[19].
+C'était là une considération passablement effrayante. N'était-il pas
+probable que ces symptômes augmenteraient jusqu'à ce qu'ils se
+terminassent par la mort elle-même? Après mûre réflexion, je conclus que
+non. Il fallait en chercher l'origine dans la disparition progressive de
+la pression atmosphérique, à laquelle est accoutumée la surface de notre
+corps, et dans la distension inévitable des vaisseaux sanguins
+superficiels,--et non dans une désorganisation positive du système
+animal, comme dans le cas de difficulté de respiration, où la densité
+atmosphérique est chimiquement insuffisante pour la rénovation régulière
+du sang dans un ventricule du coeur. Excepté dans le cas où cette
+rénovation ferait défaut, je ne voyais pas de raison pour que la vie ne
+se maintînt pas, même dans le vide; car l'expansion et la compression de
+la poitrine, qu'on appelle communément respiration, est une action
+purement musculaire; elle est la cause et non l'effet de la respiration.
+En un mot, je concevais que, le corps s'habituant à l'absence de
+pression atmosphérique, ces sensations douloureuses devaient diminuer
+graduellement; et, pour les supporter tant qu'elles dureraient, j'avais
+toute confiance dans la solidité de fer de ma constitution.
+
+J'ai donc exposé quelques-unes des considérations--non pas toutes
+certainement--qui m'induisirent à former le projet d'un voyage à la
+lune. Je vais maintenant, s'il plaît à Vos Excellences, vous exposer le
+résultat d'une tentative dont la conception paraît si audacieuse, et
+qui, dans tous les cas, n'a pas sa pareille dans les annales de
+l'humanité.
+
+Ayant atteint la hauteur dont il a été parlé ci-dessus, c'est-à-dire
+trois milles trois quarts[20], je jetai hors de la nacelle une quantité
+de plumes, et je vis que je montais toujours avec une rapidité
+suffisante; il n'y avait donc pas nécessité de jeter du lest. J'en fus
+très-aise, car je désirais garder avec moi autant de lest que j'en
+pourrais porter, par la raison bien simple que je n'avais aucune donnée
+positive sur la puissance d'attraction et sur la densité atmosphérique.
+Je ne souffrais jusqu'à présent d'aucun malaise physique, je respirais
+avec une parfaite liberté et n'éprouvais aucune douleur dans la tête. La
+chatte était couchée fort solennellement sur mon habit, que j'avais ôté,
+et regardait les pigeons avec un air de nonchaloir. Ces derniers, que
+j'avais attachés par la patte, pour les empêcher de s'envoler, étaient
+fort occupés à piquer quelques grains de riz éparpillés pour eux au fond
+de la nacelle.
+
+À six heures vingt minutes, le baromètre donnait une élévation de 26 400
+pieds, ou cinq milles, à une fraction près. La perspective semblait sans
+bornes. Rien de plus facile d'ailleurs que de calculer à l'aide de la
+trigonométrie sphérique l'étendue de surface terrestre qu'embrassait mon
+regard. La surface convexe d'un segment de sphère est à la surface
+entière de la sphère comme le sinus verse du segment est au diamètre de
+la sphère. Or, dans mon cas, le sinus verse--c'est-à-dire l'épaisseur du
+segment situé au-dessous de moi était à peu près égal à mon élévation,
+ou à l'élévation du point de vue au-dessus de la surface. La proportion
+de cinq milles à huit milles exprimerait donc l'étendue de la surface
+que j'embrassais, c'est-à-dire que j'apercevais la seize centième partie
+de la surface totale du globe. La mer apparaissait polie comme un
+miroir, bien qu'à l'aide du télescope je découvrisse qu'elle était dans
+un état de violente agitation. Le navire n'était plus visible, il avait
+sans doute dérivé vers l'est. Je commençai dès lors à ressentir par
+intervalles une forte douleur à la tête, bien que je continuasse à
+respirer à peu près librement. La chatte et les pigeons semblaient
+n'éprouver aucune incommodité.
+
+À sept heures moins vingt, le ballon entra dans la région d'un grand et
+épais nuage qui me causa beaucoup d'ennui; mon appareil condensateur en
+fut endommagé, et je fus trempé jusqu'aux os. C'est, à coup sûr, une
+singulière rencontre, car je n'aurais pas supposé qu'un nuage de cette
+nature pût se soutenir à une si grande élévation. Je pensai faire pour
+le mieux en jetant deux morceaux de lest de cinq livres chaque, ce qui
+me laissait encore cent soixante-cinq livres de lest. Grâce à cette
+opération, je traversai bien vite l'obstacle, et je m'aperçus
+immédiatement que j'avais gagné prodigieusement en vitesse. Quelques
+secondes après que j'eus quitté le nuage, un éclair éblouissant le
+traversa d'un bout à l'autre et l'incendia dans toute son étendue, lui
+donnant l'aspect d'une masse de charbon en ignition. Qu'on se rappelle
+que ceci se passait en plein jour. Aucune pensée ne pourrait rendre la
+sublimité d'un pareil phénomène se déployant dans les ténèbres de la
+nuit. L'enfer lui-même aurait trouvé son image exacte. Tel que je le
+vis, ce spectacle me fit dresser les cheveux. Cependant, je dardais au
+loin mon regard dans les abîmes béants; je laissais mon imagination
+plonger et se promener sous d'étranges et immenses voûtes dans des
+gouffres empourprés, dans les abîmes rouges et sinistres d'un feu
+effrayant et insondable. Je l'avais échappé belle. Si le ballon était
+resté une minute de plus dans le nuage,--c'est-à-dire si l'incommodité
+dont je souffrais ne m'avait pas déterminé à jeter du lest,--ma
+destruction pouvait en être et en eût très-probablement été la
+conséquence. De pareils dangers, quoiqu'on y fasse peu d'attention, sont
+les plus grands peut-être qu'on puisse courir en ballon. J'avais pendant
+ce temps atteint une hauteur assez grande pour n'avoir aucune inquiétude
+à ce sujet.
+
+Je m'élevais alors très-rapidement, et à sept heures le baromètre
+donnait une hauteur qui n'était pas moindre de neuf milles et demi. Je
+commençais à éprouver une grande difficulté de respiration. Ma tête
+aussi me faisait excessivement souffrir; et, ayant senti depuis quelque
+temps de l'humidité sur mes joues, je découvris à la fin que c'était du
+sang qui suintait continuellement du tympan de mes oreilles. Mes yeux me
+donnaient aussi beaucoup d'inquiétude. En passant ma main dessus, il me
+sembla qu'ils étaient poussés hors de leurs orbites, et à un degré assez
+considérable; et tous les objets contenus dans la nacelle et le ballon
+lui-même se présentaient à ma vision sous une forme monstrueuse et
+faussée. Ces symptômes dépassaient ceux auxquels je m'attendais, et me
+causaient quelque alarme. Dans cette conjoncture, très-imprudemment et
+sans réflexion, je jetai hors de la nacelle trois morceaux de lest de
+cinq livres chaque. La vitesse dès lors accélérée de mon ascension
+m'emporta, trop rapidement et sans gradation suffisante, dans une couche
+d'atmosphère singulièrement raréfiée, ce qui faillit amener un résultat
+fatal pour mon expédition et pour moi-même. Je fus soudainement pris par
+un spasme qui dura plus de cinq minutes, et, même quand il eut en partie
+cessé, il se trouva que je ne pouvais plus aspirer qu'à de longs
+intervalles et d'une manière convulsive, saignant copieusement pendant
+tout ce temps par le nez, par les oreilles, et même légèrement par les
+yeux. Les pigeons semblaient en proie à une excessive angoisse et se
+débattaient pour s'échapper, pendant que la chatte miaulait
+lamentablement, chancelant çà et là à travers la nacelle comme sous
+l'influence d'un poison.
+
+Je découvris alors trop tard l'immense imprudence que j'avais commise en
+jetant du lest, et mon trouble devint extrême. Je n'attendais pas moins
+que la mort, et la mort dans quelques minutes. La souffrance physique
+que j'éprouvais contribuait aussi à me rendre presque incapable d'un
+effort quelconque pour sauver ma vie. Il me restait à peine la faculté
+de réfléchir, et la violence de mon mal de tête semblait augmenter de
+minute en minute. Je m'aperçus alors que mes sens allaient bientôt
+m'abandonner tout à fait, et j'avais déjà empoigné une des cordes de la
+soupape, quand le souvenir du mauvais tour que j'avais joué aux trois
+créanciers et la crainte des conséquences qui pouvaient m'accueillir à
+mon retour m'effrayèrent et m'arrêtèrent pour le moment. Je me couchai
+au fond de la nacelle et m'efforçai de rassembler mes facultés. J'y
+réussis un peu, et je résolus de tenter l'expérience d'une saignée.
+
+Mais, comme je n'avais pas de lancette, je fus obligé de procéder à
+cette opération tant bien que mal, et finalement j'y réussis en
+m'ouvrant une veine au bras gauche avec la lame de mon canif. Le sang
+avait à peine commencé à couler que j'éprouvais un soulagement notable,
+et, lorsque j'en eus perdu à peu près la valeur d'une demi-cuvette de
+dimension ordinaire, les plus dangereux symptômes avaient pour la
+plupart entièrement disparu. Cependant, je ne jugeai pas prudent
+d'essayer de me remettre immédiatement sur mes pieds; mais, ayant bandé
+mon bras du mieux que je pus, je restai immobile pendant un quart
+d'heure environ. Au bout de ce temps je me levai et me sentis plus
+libre, plus dégagé de toute espèce de malaise que je ne l'avais été
+depuis une heure un quart.
+
+Cependant la difficulté de respiration n'avait que fort peu diminué, et
+je pensai qu'il y aurait bientôt nécessité urgente à faire usage du
+condensateur. En même temps, je jetai les yeux sur ma chatte qui s'était
+commodément réinstallée sur mon habit, et, à ma grande surprise, je
+découvris qu'elle avait jugé à propos, pendant mon indisposition, de
+mettre au jour une ventrée de cinq petits chats. Certes, je ne
+m'attendais pas le moins du monde à ce supplément de passagers, mais, en
+somme, l'aventure me fit plaisir. Elle me fournissait l'occasion de
+vérifier une conjecture qui, plus qu'aucune autre, m'avait décidé à
+tenter cette ascension.
+
+J'avais imaginé que l'_habitude_ de la pression atmosphérique à la
+surface de la terre était en grande partie la cause des douleurs qui
+attaquaient la vie animale à une certaine distance au-dessus de cette
+surface. Si les petits chats éprouvaient du malaise _au même degré que
+leur mère_, je devais considérer ma théorie comme fausse, mais je
+pouvais regarder le cas contraire comme une excellente confirmation de
+mon idée.
+
+À huit heures, j'avais atteint une élévation de dix-sept milles. Ainsi
+il me parut évident que ma vitesse ascensionnelle non seulement
+augmentait, mais que cette augmentation eût été légèrement sensible,
+même dans le cas où je n'aurais pas jeté de lest, comme je l'avais fait.
+Les douleurs de tête et d'oreilles revenaient par intervalles avec
+violence, et, de temps à autre, j'étais repris par mes saignements de
+nez; mais, en somme, je souffrais beaucoup moins que je ne m'y étais
+attendu. Cependant, de minute en minute, ma respiration devenait plus
+difficile, et chaque inhalation était suivie d'un mouvement spasmodique
+de la poitrine des plus fatigants. Je déployai alors l'appareil
+condensateur, de manière à le faire fonctionner immédiatement.
+
+L'aspect de la terre, à cette période de mon ascension, était vraiment
+magnifique. À l'ouest, au nord et au sud, aussi loin que pénétrait mon
+regard, s'étendait une nappe illimitée de mer en apparence immobile,
+qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. À
+une vaste distance vers l'est, s'allongeaient très-distinctement les
+îles Britanniques, les côtes occidentales de la France et de l'Espagne,
+ainsi qu'une petite portion de la partie nord du continent africain. Il
+était impossible de découvrir une trace des édifices particuliers, et
+les plus orgueilleuses cités de l'humanité avaient absolument disparu de
+la surface de la terre.
+
+Ce qui m'étonna particulièrement dans l'aspect des choses situées
+au-dessous de moi, ce fut la concavité apparente de la surface du globe.
+Je m'attendais, assez sottement, à voir sa convexité réelle se
+manifester plus distinctement à proportion que je m'élèverais; mais
+quelques secondes de réflexion me suffirent pour expliquer cette
+contradiction. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la terre du
+point où je me trouvais aurait formé la perpendiculaire d'un triangle
+rectangle dont la base se serait étendue de l'angle droit à l'horizon,
+et l'hypoténuse de l'horizon au point occupé par mon ballon. Mais
+l'élévation où j'étais placé n'était rien ou presque rien
+comparativement à l'étendue embrassée par mon regard; en d'autres
+termes, la base et l'hypoténuse du triangle supposé étaient si longues,
+comparées à la perpendiculaire, qu'elles pouvaient être considérées
+comme deux lignes presque parallèles. De cette façon l'horizon de
+l'aéronaute lui apparaît toujours au niveau de sa nacelle. Mais, comme
+le point situé immédiatement au-dessous de lui lui apparaît et est, en
+effet, à une immense distance, naturellement il lui paraît aussi à une
+immense distance au-dessous de l'horizon. De là, l'impression de
+concavité; et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se
+trouve relativement à l'étendue de la perspective dans une proportion
+telle que le parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse
+disparaisse.
+
+Cependant, comme les pigeons semblaient souffrir horriblement, je
+résolus de leur donner la liberté. Je déliai d'abord l'un d'eux, un
+superbe pigeon gris saumoné, et le plaçai sur le bord de la nacelle. Il
+semblait excessivement mal à son aise, regardait anxieusement autour de
+lui, battait des ailes, faisait entendre un roucoulement très-accentué,
+mais ne pouvait pas se décider à s'élancer hors de la nacelle. À la fin,
+je le pris et le jetai à six yards environ du ballon. Cependant, bien
+loin de descendre, comme je m'y attendais, il fit des efforts véhéments
+pour rejoindre le ballon, poussant en même temps des cris très-aigus et
+très-perçants. Enfin, il réussit à rattraper sa première position sur le
+bord du panier; mais à peine s'y était-il posé qu'il pencha sa tête sur
+sa gorge et tomba mort au fond de la nacelle. L'autre n'eut pas un sort
+aussi déplorable. Pour l'empêcher de suivre l'exemple de son camarade et
+d'effectuer un retour vers le ballon, je le précipitai vers la terre de
+toute ma force, et vis avec plaisir qu'il continuait à descendre avec
+une grande vélocité, faisant usage de ses ailes très-facilement et d'une
+manière parfaitement naturelle. En très-peu de temps, il fut hors de
+vue, et je ne doute pas qu'il ne soit arrivé à bon port. Quant à la
+minette, qui semblait en grande partie remise de sa crise, elle se
+faisait maintenant un joyeux régal de l'oiseau mort, et finit par
+s'endormir avec toutes les apparences du contentement. Les petits chats
+étaient parfaitement vivants et ne manifestaient pas le plus léger
+symptôme de malaise.
+
+À huit heures un quart, ne pouvant pas respirer plus longtemps sans une
+douleur intolérable, je commençai immédiatement à ajuster autour de la
+nacelle l'appareil attenant au condensateur. Cet appareil demande
+quelques explications, et Vos Excellences voudront bien se rappeler que
+mon but, en premier lieu, était de m'enfermer entièrement, moi et ma
+nacelle, et de me barricader contre l'atmosphère singulièrement raréfiée
+au sein de laquelle j'existais, et enfin d'introduire à l'intérieur, à
+l'aide de mon condensateur, une quantité de cette même atmosphère
+suffisamment condensée pour les besoins de la respiration.
+
+Dans ce but, j'avais préparé un vaste sac de caoutchouc très-flexible,
+très-solide, absolument imperméable. La nacelle tout entière se trouvait
+en quelque sorte placée dans ce sac dont les dimensions avaient été
+calculées pour cet objet, c'est-à-dire qu'il passait sous le fond de la
+nacelle, s'étendait sur ses bords, et montait extérieurement le long des
+cordes jusqu'au cerceau où le filet était attaché. Ayant ainsi déployé
+le sac et fait hermétiquement la clôture de tous les côtés, il fallait
+maintenant assujettir le haut ou l'ouverture du sac en faisant passer le
+tissu de caoutchouc au-dessus du cerceau, en d'autres termes, entre le
+filet et le cerceau. Mais, si je détachais le filet du cerceau pour
+opérer ce passage, comment la nacelle pourrait-elle se soutenir? Or le
+filet n'était pas ajusté au cerceau d'une manière permanente, mais
+attaché par une série de brides mobiles ou de noeuds coulants. Je ne
+défis donc qu'un petit nombre de ces brides à la fois, laissant la
+nacelle suspendue par les autres. Ayant fait passer ce que je pus de la
+partie supérieure du sac, je rattachai les brides,--non pas au cerceau,
+car l'interposition de l'enveloppe de caoutchouc rendait cela
+impossible,--mais à une série de gros boutons fixés à l'enveloppe
+elle-même, à trois pieds environ au-dessous de l'ouverture du sac, les
+intervalles des boutons correspondant aux intervalles des brides. Cela
+fait, je détachai du cerceau quelques autres brides, j'introduisis une
+nouvelle portion de l'enveloppe, et les brides dénouées furent à leur
+tour assujetties à leurs boutons respectifs. Par ce procédé, je pouvais
+faire passer toute la partie supérieure du sac entre le filet et le
+cerceau.
+
+Il est évident que le cerceau devait dès lors tomber dans la nacelle,
+tout le poids de la nacelle et de son contenu n'étant plus supporté que
+par la force des boutons. À première vue, ce système pouvait ne pas
+offrir une garantie suffisante; mais il n'y avait aucune raison de s'en
+défier, car non seulement les boutons étaient solides par eux-mêmes,
+mais, de plus, ils étaient si rapprochés que chacun ne supportait en
+réalité qu'une très-légère partie du poids total. La nacelle et son
+contenu auraient pesé trois fois plus que je n'en aurais pas été inquiet
+le moins du monde. Je relevai alors le cerceau le long de l'enveloppe de
+caoutchouc et je l'étayai sur trois perches légères préparées pour cet
+objet. Cela avait pour but de tenir le sac convenablement distendu par
+le haut, et de maintenir la partie inférieure du filet dans la position
+voulue. Tout ce qui me restait à faire maintenant était de nouer
+l'ouverture du sac,--ce que j'opérai facilement en rassemblant les plis
+du caoutchouc, et en les tordant étroitement ensemble au moyen d'une
+espèce de tourniquet à demeure.
+
+Sur les côtés de l'enveloppe ainsi déployée autour de la nacelle,
+j'avais fait adapter trois carreaux de verre ronds, très-épais, mais
+très-clairs, au travers desquels je pouvais voir facilement autour de
+moi dans toutes les directions horizontales. Dans la partie du sac qui
+formait le fond était une quatrième fenêtre analogue, correspondant à
+une petite ouverture pratiquée dans le fond de la nacelle elle-même.
+Celle-ci me permettait de regarder perpendiculairement au-dessous de
+moi. Mais il m'avait été impossible d'ajuster une invention du même
+genre au-dessus de ma tête, en raison de la manière particulière dont
+j'étais obligé de fermer l'ouverture et des plis nombreux qui en
+résultaient; j'avais donc renoncé à voir les objets situés dans mon
+zénith. Mais c'était là une chose de peu d'importance; car, lors même
+que j'aurais pu placer une fenêtre au-dessus de moi, le ballon aurait
+fait obstacle à ma vue et m'aurait empêché d'en faire usage.
+
+À un pied environ au-dessous d'une des fenêtres latérales était une
+ouverture circulaire de trois pouces de diamètre, avec un rebord de
+cuivre façonné intérieurement pour s'adapter à la spirale d'une vis.
+Dans ce rebord se vissait le large tube du condensateur, le corps de la
+machine étant naturellement placé dans la chambre de caoutchouc. En
+faisant le vide dans le corps de la machine, on attirait dans ce tube
+une masse d'atmosphère ambiante raréfiée, qui de là était déversée à
+l'état condensé et mêlée à l'air subtil déjà contenu dans la chambre.
+Cette opération, répétée plusieurs fois, remplissait à la longue la
+chambre d'une atmosphère suffisant aux besoins de la respiration. Mais,
+dans un espace aussi étroit que celui-ci, elle devait nécessairement, au
+bout d'un temps très-court, se vicier et devenir impropre à la vie par
+son contact répété avec les poumons. Elle était alors rejetée par une
+petite soupape placée au fond de la nacelle, l'air dense se précipitant
+promptement dans l'atmosphère raréfiée. Pour éviter à un certain moment
+l'inconvénient d'un vide total dans la chambre, cette purification ne
+devait jamais être effectuée en une seule fois, mais graduellement, la
+soupape n'étant ouverte que pour quelques secondes, puis refermée,
+jusqu'à ce qu'un ou deux coups de pompe du condensateur eussent fourni
+de quoi remplacer l'atmosphère expulsée. Par amour des expériences,
+j'avais placé la chatte et ses petits dans un petit panier, et les avais
+suspendus en dehors de la nacelle par un bouton placé près du fond, tout
+auprès de la soupape, à travers laquelle je pouvais leur faire passer de
+la nourriture quand besoin était.
+
+J'accomplis cette manoeuvre avant de fermer l'ouverture de la chambre,
+et non sans quelque difficulté, car il me fallut, pour atteindre le
+dessous de la nacelle, me servir d'une des perches dont j'ai parlé, à
+laquelle était fixé un crochet. Aussitôt que l'air condensé eut pénétré
+dans la chambre, le cerceau et les perches devinrent inutiles:
+l'expansion de l'atmosphère incluse distendit puissamment le caoutchouc.
+
+Quand j'eus fini tous ces arrangements et rempli la chambre d'air
+condensé, il était neuf heures moins dix. Pendant tout le temps
+qu'avaient duré ces opérations, j'avais horriblement souffert de la
+difficulté de respiration, et je me repentais amèrement de la négligence
+ou plutôt de l'incroyable imprudence dont je m'étais rendu coupable en
+remettant au dernier moment une affaire d'une si haute importance.
+
+Mais enfin, lorsque j'eus fini, je commençai à recueillir, et
+promptement, les bénéfices de mon invention. Je respirai de nouveau avec
+une aisance et une liberté parfaites; et vraiment, pourquoi n'en eût-il
+pas été ainsi? Je fus aussi très-agréablement surpris de me trouver en
+grande partie soulagé des vives douleurs qui m'avaient affligé
+jusqu'alors. Un léger mal de tête accompagné d'une sensation de
+plénitude ou de distension dans les poignets, les chevilles et la gorge
+était à peu près tout ce dont j'avais à me plaindre maintenant. Ainsi,
+il était positif qu'une grande partie du malaise provenant de la
+disparition de la pression atmosphérique s'était absolument évanouie, et
+que presque toutes les douleurs que j'avais endurées pendant les deux
+dernières heures devaient être attribuées uniquement aux effets d'une
+respiration insuffisante.
+
+À neuf heures moins vingt--c'est-à-dire peu de temps après avoir fermé
+l'ouverture de ma chambre--le mercure avait atteint son extrême limite
+et était retombé dans la cuvette du baromètre, qui, comme je l'ai dit,
+était d'une vaste dimension. Il me donnait alors une hauteur de 132 000
+pieds ou de 25 milles, et conséquemment mon regard en ce moment
+n'embrassait pas moins de la 320e partie de la superficie totale de la
+terre. À neuf heures, j'avais de nouveau perdu de vue la terre dans
+l'est, mais pas avant de m'être aperçu que le ballon dérivait rapidement
+vers le nord-nord-ouest. L'Océan, au-dessous de moi, gardait toujours
+son apparence de concavité; mais sa vue était souvent interceptée par
+des masses de nuées qui flottaient çà et là.
+
+À neuf heures et demie, je recommençai l'expérience des plumes, j'en
+jetai une poignée à travers la soupape. Elles ne voltigèrent pas, comme
+je m'y attendais, mais tombèrent perpendiculairement, en masse, comme un
+boulet et avec une telle vélocité que je les perdis de vue en quelques
+secondes. Je ne savais d'abord que penser de cet extraordinaire
+phénomène; je ne pouvais croire que ma vitesse ascensionnelle se fût si
+soudainement et si prodigieusement accélérée. Mais je réfléchis bientôt
+que l'atmosphère était maintenant trop raréfiée pour soutenir même des
+plumes,--qu'elles tombaient réellement, ainsi qu'il m'avait semblé, avec
+une excessive rapidité,--et que j'avais été simplement surpris par les
+vitesses combinées de leur chute et de mon ascension.
+
+À dix heures, il se trouva que je n'avais plus grand-chose à faire et
+que rien ne réclamait mon attention immédiate. Mes affaires allaient
+donc comme sur des roulettes, et j'étais persuadé que le ballon montait
+avec une vitesse incessamment croissante, quoique je n'eusse plus aucun
+moyen d'apprécier cette progression de vitesse. Je n'éprouvais de peine
+ni de malaise d'aucune espèce; je jouissais même d'un bien-être que je
+n'avais pas encore connu depuis mon départ de Rotterdam. Je m'occupais
+tantôt à vérifier l'état de tous mes instruments, tantôt à renouveler
+l'atmosphère de la chambre. Quant à ce dernier point, je résolus de m'en
+occuper à des intervalles réguliers de quarante minutes, plutôt pour
+garantir complètement ma santé que par une absolue nécessité. Cependant,
+je ne pouvais pas m'empêcher de faire des rêves et des conjectures. Ma
+pensée s'ébattait dans les étranges et chimériques régions de la lune.
+Mon imagination, se sentant une bonne fois délivrée de toute entrave,
+errait à son gré parmi les merveilles multiformes d'une planète
+ténébreuse et changeante. Tantôt c'étaient des forêts chenues et
+vénérables, des précipices rocailleux et des cascades retentissantes
+s'écroulant dans des gouffres sans fond. Tantôt j'arrivais tout à coup
+dans de calmes solitudes inondées d'un soleil de midi, où ne
+s'introduisait jamais aucun vent du ciel, et où s'étalaient à perte de
+vue de vastes prairies de pavots et de longues fleurs élancées
+semblables à des lis, toutes silencieuses et immobiles pour l'éternité.
+Puis je voyageais longtemps, et je pénétrais dans une contrée qui
+n'était tout entière qu'un lac ténébreux et vague, avec une frontière de
+nuages. Mais ces images n'étaient pas les seules qui prissent possession
+de mon cerveau. Parfois des horreurs d'une nature plus noire, plus
+effrayante s'introduisaient dans mon esprit, et ébranlaient les
+dernières profondeurs de mon âme par la simple hypothèse de leur
+possibilité. Cependant, je ne pouvais permettre à ma pensée de
+s'appesantir trop longtemps sur ces dernières contemplations; je pensais
+judicieusement que les dangers réels et palpables de mon voyage
+suffisaient largement pour absorber toute mon attention.
+
+À cinq heures de l'après-midi, comme j'étais occupé à renouveler
+l'atmosphère de la chambre, je pris cette occasion pour observer la
+chatte et ses petits à travers la soupape. La chatte semblait de nouveau
+souffrir beaucoup, et je ne doutai pas qu'il ne fallût attribuer
+particulièrement son malaise à la difficulté de respirer; mais mon
+expérience relativement aux petits avait eu un résultat des plus
+étranges. Naturellement je m'attendais à les voir manifester une
+sensation de peine, quoique à un degré moindre que leur mère, et cela
+eût été suffisant pour confirmer mon opinion touchant l'habitude de la
+pression atmosphérique. Mais je n'espérais pas les trouver, après un
+examen scrupuleux, jouissant d'une parfaite santé et ne laissant pas
+voir le plus léger signe de malaise. Je ne pouvais me rendre compte de
+cela qu'en élargissant ma théorie, et en supposant que l'atmosphère
+ambiante hautement raréfiée pouvait bien, contrairement à l'opinion que
+j'avais d'abord adoptée comme positive, n'être pas chimiquement
+insuffisante pour les fonctions vitales, et qu'une personne née dans un
+pareil milieu pourrait peut-être ne s'apercevoir d'aucune incommodité de
+respiration, tandis que, ramenée vers les couches plus denses avoisinant
+la terre, elle souffrirait vraisemblablement des douleurs analogues à
+celles que j'avais endurées tout à l'heure. Ç'a été pour moi, depuis
+lors, l'occasion d'un profond regret qu'un accident malheureux m'ait
+privé de ma petite famille de chats et m'ait enlevé le moyen
+d'approfondir cette question par une expérience continue. En passant ma
+main à travers la soupape avec une tasse pleine d'eau pour la vieille
+minette, la manche de ma chemise s'accrocha à la boucle qui supportait
+le panier, et du coup la détacha du bouton. Quand même tout le panier se
+fût absolument évaporé dans l'air, il n'aurait pas été escamoté à ma vue
+d'une manière plus abrupte et plus instantanée. Positivement, il ne
+s'écoula pas la dixième partie d'une seconde entre le moment où le
+panier se décrocha et celui où il disparut complètement avec tout ce
+qu'il contenait. Mes souhaits les plus heureux l'accompagnèrent vers la
+terre, mais, naturellement, je n'espérais guère que la chatte et ses
+petits survécussent pour raconter leur odyssée.
+
+À six heures, je m'aperçus qu'une grande partie de la surface visible de
+la terre, vers l'est, était plongée dans une ombre épaisse, qui
+s'avançait incessamment avec une grande rapidité; enfin, à sept heures
+moins cinq, toute la surface visible fut enveloppée dans les ténèbres de
+la nuit. Ce ne fut toutefois que quelques instants plus tard que les
+rayons du soleil couchant cessèrent d'illuminer le ballon; et cette
+circonstance, à laquelle je m'attendais parfaitement, ne manqua pas, de
+me causer un immense plaisir. Il était évident qu'au matin je
+contemplerais le corps lumineux à son lever plusieurs heures au moins
+avant les citoyens de Rotterdam, bien qu'ils fussent situés beaucoup
+plus loin que moi dans l'est, et qu'ainsi, de jour en jour, à mesure que
+je serais placé plus haut dans l'atmosphère, je jouirais de la lumière
+solaire pendant une période de plus en plus longue. Je résolus alors de
+rédiger un journal de mon voyage en comptant les jours de vingt-quatre
+heures consécutives, sans avoir égard aux intervalles de ténèbres.
+
+À dix heures, sentant venir le sommeil, je résolus de me coucher pour le
+reste de la nuit; mais ici se présenta une difficulté qui, quoique de
+nature à sauter aux yeux, avait échappé à mon attention jusqu'au dernier
+moment. Si je me mettais à dormir, comme j'en avais l'intention, comment
+renouveler l'air de la chambre pendant cet intervalle? Respirer cette
+atmosphère plus d'une heure, au maximum, était une chose absolument
+impossible; et, en supposant ce terme poussé jusqu'à une heure un quart,
+les plus déplorables conséquences pouvaient en résulter. Cette cruelle
+alternative ne me causa pas d'inquiétude; et l'on croira à peine
+qu'après les dangers que j'avais essuyés je pris la chose tellement au
+sérieux que je désespérais d'accomplir mon dessein, et que finalement je
+me résignai à la nécessité d'une descente.
+
+Mais cette hésitation ne fut que momentanée. Je réfléchis que l'homme
+est le plus parfait esclave de l'habitude, et que mille cas de la
+routine de son existence sont considérés comme essentiellement
+importants, qui ne sont tels que parce qu'il en fait des nécessités de
+routine. Il était positif que je ne pouvais pas ne pas dormir; mais je
+pouvais facilement m'accoutumer à me réveiller sans inconvénient d'heure
+en heure durant tout le temps consacré à mon repos. Il ne me fallait pas
+plus de cinq minutes au plus pour renouveler complètement l'atmosphère;
+et la seule difficulté réelle était d'inventer un procédé pour
+m'éveiller au moment nécessaire. Mais c'était là un problème dont la
+solution, je le confesse, ne me causait pas peu d'embarras.
+
+J'avais certainement entendu parler de l'étudiant qui, pour s'empêcher
+de tomber de sommeil sur ses livres, tenait dans une main une boule de
+cuivre, dont la chute retentissante dans un bassin de même métal placé
+par terre, à côté de sa chaise, servait à le réveiller en sursaut si
+quelquefois il se laissait aller à l'engourdissement. Mon cas,
+toutefois, était fort différent du sien et ne livrait pas de place à une
+pareille idée; car je ne désirais pas rester éveillé, mais me réveiller
+à des intervalles réguliers. Enfin, j'imaginai l'expédient suivant qui,
+quelque simple qu'il paraisse, fut salué par moi, au moment de ma
+découverte, comme une invention absolument comparable à celle du
+télescope, des machines à vapeur, et même de l'imprimerie.
+
+Il est nécessaire de remarquer d'abord que le ballon, à la hauteur où
+j'étais parvenu, continuait à monter en ligne droite avec une régularité
+parfaite, et que la nacelle le suivait conséquemment sans éprouver la
+plus légère oscillation. Cette circonstance me favorisa grandement dans
+l'exécution du plan que j'avais adopté. Ma provision d'eau avait été
+embarquée dans des barils qui contenaient chacun cinq gallons et étaient
+solidement arrimés dans l'intérieur de la nacelle. Je détachai l'un de
+ces barils et, prenant deux cordes, je les attachai étroitement au
+rebord d'osier, de manière qu'elles traversaient la nacelle,
+parallèlement, et à une distance d'un pied l'une de l'autre; elles
+formaient ainsi une sorte de tablette, sur laquelle je plaçai le baril
+et l'assujettis dans une position horizontale.
+
+À huit pouces environ au-dessous de ces cordes et à quatre pieds du fond
+de la nacelle, je fixai une autre tablette, mais faite d'une planche
+mince, la seule de cette nature qui fût à ma disposition. Sur cette
+dernière, et juste au-dessous d'un des bords du baril, je déposai une
+petite cruche de terre.
+
+Je perçai alors un trou dans le fond du baril, au-dessus de la cruche,
+et j'y fichai une cheville de bois taillée en cône, ou en forme de
+bougie. J'enfonçai et je retirai cette cheville, plus ou moins, jusqu'à
+ce qu'elle s'adaptât, après plusieurs tâtonnements, juste assez pour que
+l'eau filtrant par le trou et tombant dans la cruche la remplît jusqu'au
+bord dans un intervalle de soixante minutes. Quant à ceci, il me fut
+facile de m'en assurer en peu de temps; je n'eus qu'à observer jusqu'à
+quel point la cruche se remplissait dans un temps donné. Tout cela
+dûment arrangé, le reste se devine.
+
+Mon lit était disposé sur le fond de la nacelle de manière que ma tête,
+quand j'étais couché, se trouvait immédiatement au-dessous de la gueule
+de la cruche. Il était évident qu'au bout d'une heure la cruche remplie
+devait déborder, et le trop-plein s'écouler par la gueule qui était un
+peu au-dessous du niveau du bord. Il était également certain que l'eau
+tombant ainsi d'une hauteur de plus de quatre pieds ne pouvait pas ne
+pas tomber sur ma face, et que le résultat devait être un réveil
+instantané, quand même j'aurais dormi du plus profond sommeil.
+
+Il était au moins onze heures quand j'eus fini toute cette installation,
+et je me mis immédiatement au lit, plein de confiance dans l'efficacité
+de mon invention. Et je ne fus pas désappointé dans mes espérances. De
+soixante en soixante minutes, je fus ponctuellement éveillé par mon
+fidèle chronomètre; je vidais le contenu de la cruche par le trou de
+bonde du baril, je faisais fonctionner le condensateur, et je me
+remettais au lit. Ces interruptions régulières dans mon sommeil me
+causèrent même moins de fatigue que je ne m'y étais attendu; et, quand
+enfin je me levai pour tout de bon, il était sept heures, et le soleil
+avait atteint déjà quelques degrés au-dessus de la ligne de mon horizon.
+
+_3 avril_.--Je trouvai que mon ballon était arrivé à une immense
+hauteur, et que la convexité de la terre se manifestait enfin d'une
+manière frappante. Au-dessous de moi, dans l'Océan, se montrait un semis
+de points noirs qui devaient être indubitablement des îles. Au-dessus de
+ma tête, le ciel était d'un noir de jais, et les étoiles visibles et
+scintillantes; en réalité, elles m'avaient toujours apparu ainsi depuis
+le premier jour de mon ascension. Bien loin vers le nord, j'apercevais
+au bord de l'horizon une ligne ou une bande mince, blanche et
+excessivement brillante, et je supposai immédiatement que ce devait être
+la limite sud de la mer de glaces polaires. Ma curiosité fut grandement
+excitée, car j'avais l'espoir de m'avancer beaucoup plus vers le nord,
+et peut-être, à un certain moment, de me trouver directement au-dessus
+du pôle lui-même. Je déplorai alors que l'énorme hauteur où j'étais
+placé m'empêchât d'en faire un examen aussi positif que je l'aurais
+désiré. Toutefois, il y avait encore quelques bonnes observations à
+faire.
+
+Il ne m'arriva d'ailleurs rien d'extraordinaire durant cette journée.
+Mon appareil fonctionnait toujours très-régulièrement, et le ballon
+montait toujours sans aucune vacillation apparente. Le froid était
+intense et m'obligeait de m'envelopper soigneusement d'un paletot. Quand
+les ténèbres couvrirent la terre, je me mis au lit, quoique je dusse
+être pour plusieurs heures encore enveloppé de la lumière du plein jour.
+Mon horloge hydraulique accomplit ponctuellement son devoir, et je
+dormis profondément jusqu'au matin suivant, sauf les interruptions
+périodiques.
+
+_4 avril_.--Je me suis levé en bonne santé et en joyeuse humeur, et j'ai
+été fort étonné du singulier changement survenu dans l'aspect de la mer.
+Elle avait perdu, en grande partie, la teinte de bleu profond qu'elle
+avait revêtue jusqu'à présent; elle était d'un blanc grisâtre et d'un
+éclat qui éblouissait l'oeil. La convexité de l'Océan était devenue si
+évidente que la masse entière de ses eaux lointaines semblait s'écrouler
+précipitamment dans l'abîme de l'horizon, et je me surpris prêtant
+l'oreille et cherchant les échos de la puissante cataracte.
+
+Les îles n'étaient plus visibles, soit qu'elles eussent passé derrière
+l'horizon vers le sud-est, soit que mon élévation croissante les eût
+chassées au delà de la portée de ma vue; c'est ce qu'il m'est impossible
+de dire. Toutefois j'inclinais vers cette dernière opinion. La bande de
+glace, au nord, devenait de plus en plus apparente. Le froid avait
+beaucoup perdu de son intensité. Il ne m'arriva rien d'important, et je
+passai tout le jour à lire, car je n'avais pas oublié de faire une
+provision de livres.
+
+_5 avril_.--J'ai contemplé le singulier phénomène du soleil levant
+pendant que presque toute la surface visible de la terre restait
+enveloppée dans les ténèbres. Toutefois, la lumière commença à se
+répandre sur toutes choses, et je revis la ligne de glaces au nord. Elle
+était maintenant très-distincte, et paraissait d'un ton plus foncé que
+les eaux de l'Océan. Évidemment, je m'en rapprochais, et avec une grande
+rapidité. Je m'imaginai que je distinguais encore une bande de terre
+vers l'est, et une autre vers l'ouest, mais il me fut impossible de m'en
+assurer. Température modérée. Rien d'important ne m'arriva ce jour-là.
+Je me mis au lit de fort bonne heure.
+
+_6 avril_.--J'ai été fort surpris de trouver la bande de glace à une
+distance assez modérée, et un immense champ de glaces s'étendant à
+l'horizon vers le nord. Il était évident que, si le ballon gardait sa
+direction actuelle, il devait arriver bientôt au-dessus de l'Océan
+boréal, et maintenant j'avais une forte espérance de voir le pôle.
+Durant tout le jour, je continuai à me rapprocher des glaces.
+
+Vers la nuit, les limites de mon horizon s'agrandirent très-soudainement
+et très-sensiblement, ce que je devais sans aucun doute à la forme de
+notre planète qui est celle d'un sphéroïde écrasé, et parce que
+j'arrivais au-dessus des régions aplaties qui avoisinent le cercle
+arctique. À la longue, quand les ténèbres m'envahirent, je me mis au lit
+dans une grande anxiété, tremblant de passer au-dessus de l'objet d'une
+si grande curiosité sans pouvoir l'observer à loisir.
+
+_7 avril_.--Je me levai de bonne heure et, à ma grande joie, je
+contemplai ce que je n'hésitai pas à considérer comme le pôle lui-même.
+Il était là, sans aucun doute, et directement sous mes pieds; mais,
+hélas! j'étais maintenant placé à une si grande hauteur que je ne
+pouvais rien distinguer avec netteté. En réalité, à en juger d'après la
+progression des chiffres indiquant mes diverses hauteurs à différents
+moments, depuis le 2 avril à six heures du matin jusqu'à neuf heures
+moins vingt de la même matinée (moment où le mercure retomba dans la
+cuvette du baromètre), il y avait vraisemblablement lieu de supposer que
+le ballon devait maintenant--7 avril, quatre heures du matin--avoir
+atteint une hauteur qui était au moins de 7 254 milles au-dessus du
+niveau de la mer. Cette élévation peut paraître énorme; mais l'estime
+sur laquelle elle était basée donnait très-probablement un résultat bien
+inférieur à la réalité. En tout cas, j'avais indubitablement sous les
+yeux la totalité du plus grand diamètre terrestre; tout l'hémisphère
+nord s'étendait au-dessous de moi comme une carte en projection
+orthographique; et le grand cercle même de l'équateur formait la ligne
+frontière de mon horizon. Vos Excellences, toutefois, concevront
+facilement que les régions inexplorées jusqu'à présent et confinées dans
+les limites du cercle arctique, quoique situées directement au-dessous
+de moi, et conséquemment aperçues sans aucune apparence de raccourci,
+étaient trop rapetissées et placées à une trop grande distance du point
+d'observation pour admettre un examen quelque peu minutieux.
+
+Néanmoins, ce que j'en voyais était d'une nature singulière et
+intéressante. Au nord de cette immense bordure dont j'ai parlé, et que
+l'on peut définir, sauf une légère restriction, la limite de
+l'exploration humaine dans ces régions, continue de s'étendre sans
+interruption ou presque sans interruption une nappe de glace. Dès son
+commencement, la surface de cette mer de glace s'affaisse sensiblement;
+plus loin, elle est déprimée jusqu'à paraître plane, et finalement elle
+devient singulièrement concave, et se termine au pôle lui-même en une
+cavité centrale circulaire dont les bords sont nettement définis, et
+dont le diamètre apparent sous-tendait alors, relativement à mon ballon,
+un angle de soixante-cinq secondes environ; quant à la couleur, elle
+était obscure, variant d'intensité, toujours plus sombre qu'aucun point
+de l'hémisphère visible, et s'approfondissant quelquefois jusqu'au noir
+parfait. Au delà, il était difficile de distinguer quelque chose. À
+midi, la circonférence de ce trou central avait sensiblement décru, et,
+à sept heures de l'après-midi, je l'avais entièrement perdu de vue; le
+ballon passait vers le bord ouest des glaces et filait rapidement dans
+la direction de l'équateur.
+
+_8 avril_.--J'ai remarqué une sensible diminution dans le diamètre
+apparent de la terre, sans parler d'une altération positive dans sa
+couleur et son aspect général. Toute la surface visible participait
+alors, à différents degrés, de la teinte jaune pâle, et dans certaines
+parties elle avait revêtu un éclat presque douloureux pour l'oeil. Ma
+vue était singulièrement gênée par la densité de l'atmosphère et les
+amas de nuages qui avoisinaient cette surface; c'est à peine si entre
+ces masses je pouvais de temps à autre apercevoir la planète. Depuis les
+dernières quarante-huit heures, ma vue avait été plus ou moins empêchée
+par ces obstacles; mais mon élévation actuelle, qui était excessive,
+rapprochait et confondait ces masses flottantes de vapeur, et
+l'inconvénient devenait de plus en plus sensible à mesure que je
+montais. Néanmoins, je percevais facilement que le ballon planait
+maintenant au-dessus du groupe des grands lacs du Nord-Amérique et
+courait droit vers le sud, ce qui devait m'amener bientôt vers les
+tropiques.
+
+Cette circonstance ne manqua pas de me causer la plus sensible
+satisfaction, et je la saluai comme un heureux présage de mon succès
+final. En réalité, la direction que j'avais prise jusqu'alors m'avait
+rempli d'inquiétude; car il était évident que, si je l'avais suivie
+longtemps encore, je n'aurais jamais pu arriver à la lune, dont l'orbite
+n'est inclinée sur l'écliptique que d'un petit angle de 5 degrés 8
+minutes 48 secondes. Quelque étrange que cela puisse paraître, ce ne fut
+qu'à cette période tardive que je commençai à comprendre la grande faute
+que j'avais commise en n'effectuant pas mon départ de quelque point
+terrestre situé dans le plan de l'ellipse lunaire.
+
+_9 avril_.--Aujourd'hui, le diamètre de la terre est grandement diminué,
+et la surface prend d'heure en heure une teinte jaune plus prononcée. Le
+ballon a toujours filé droit vers le sud, et est arrivé à neuf heures de
+l'après-midi au-dessus de la côte nord du golfe du Mexique.
+
+_10 avril_.--J'ai été soudainement tiré de mon sommeil vers cinq heures
+du matin par un grand bruit, un craquement terrible, dont je n'ai pu en
+aucune façon me rendre compte. Il a été de courte durée; mais, tant
+qu'il a duré, il ne ressemblait à aucun bruit terrestre dont j'eusse
+gardé la sensation. Il est inutile de dire que je fus excessivement
+alarmé, car j'attribuai d'abord ce bruit à une déchirure du ballon.
+Cependant, j'examinai tout mon appareil avec une grande attention et je
+n'y pus découvrir aucune avarie. J'ai passé la plus grande partie du
+jour à méditer sur un accident aussi extraordinaire, mais je n'ai
+absolument rien trouvé de satisfaisant. Je me suis mis au lit fort
+mécontent et dans un état d'agitation et d'anxiété excessives.
+
+_11 avril_.--J'ai trouvé une diminution sensible dans le diamètre
+apparent de la terre et un accroissement considérable, observable pour
+la première fois, dans celui de la lune, qui n'était qu'à quelques jours
+de son plein. Ce fut alors pour moi un très-long et très-pénible labeur
+de condenser dans la chambre une quantité d'air atmosphérique suffisante
+pour l'entretien de la vie.
+
+_12 avril_.--Un singulier changement a eu lieu dans la direction du
+ballon, qui, bien que je m'y attendisse parfaitement, m'a causé le plus
+sensible plaisir. Il était parvenu dans sa direction première au
+vingtième parallèle de latitude sud, et il a tourné brusquement vers
+l'est, à angle aigu, et a suivi cette route tout le jour, en se tenant à
+peu près, sinon absolument, dans le plan exact de l'ellipse lunaire. Ce
+qui était digne de remarque, c'est que ce changement de direction
+occasionnait une oscillation très-sensible de la nacelle,--oscillation
+qui a duré plusieurs heures à un degré plus ou moins vif.
+
+_13 avril_.--J'ai été de nouveau très-alarmé par la répétition de ce
+grand bruit de craquement qui m'avait terrifié le 10. J'ai longtemps
+médité sur ce sujet, mais il m'a été impossible d'arriver à une
+conclusion satisfaisante. Grand décroissement dans le diamètre apparent
+de la terre. Il ne sous-tendait plus, relativement au ballon, qu'un
+angle d'un peu plus de 25 degrés. Quant à la lune, il m'était impossible
+de la voir, elle était presque dans mon zénith. Je marchais toujours
+dans le plan de l'ellipse, mais je faisais peu de progrès vers l'est.
+
+_14 avril_.--Diminution excessivement rapide dans le diamètre de la
+terre. Aujourd'hui, j'ai été fortement impressionné de l'idée que le
+ballon courait maintenant sur la ligne des apsides en remontant vers le
+périgée,--en d'autres termes, qu'il suivait directement la route qui
+devait le conduire à la lune dans cette partie de son orbite qui est la
+plus rapprochée de la terre. La lune était juste au-dessus de ma tête,
+et conséquemment cachée à ma vue. Toujours ce grand et long travail
+indispensable pour la condensation de l'atmosphère.
+
+_15 avril_.--Je ne pouvais même plus distinguer nettement sur la planète
+les contours des continents et des mers. Vers midi, je fus frappé pour
+la troisième fois de ce bruit effrayant qui m'avait déjà si fort étonné.
+Cette fois-ci, cependant, il dura quelques moments et prit de
+l'intensité. À la longue, stupéfié, frappé de terreur, j'attendais
+anxieusement je ne sais quelle épouvantable destruction, lorsque la
+nacelle oscilla avec une violence excessive, et une masse de matière que
+je n'eus pas le temps de distinguer passa à côté du ballon, gigantesque
+et enflammée, retentissante et rugissante comme la voix de mille
+tonnerres. Quand mes terreurs et mon étonnement furent un peu diminués,
+je supposai naturellement que ce devait être quelque énorme fragment
+volcanique vomi par ce monde dont j'approchais si rapidement, et, selon
+toute probabilité, un morceau de ces substances singulières qu'on
+ramasse quelquefois sur la terre, et qu'on nomme aérolithes, faute d'une
+appellation plus précise.
+
+_16 avril_.--Aujourd'hui, en regardant au-dessous de moi, aussi bien que
+je pouvais, par chacune des deux fenêtres latérales alternativement,
+j'aperçus, à ma grande satisfaction, une très-petite portion du disque
+lunaire qui s'avançait, pour ainsi dire de tous les côtés, au delà de la
+vaste circonférence de mon ballon. Mon agitation devint extrême, car
+maintenant je ne doutais guère que je n'atteignisse bientôt le but de
+mon périlleux voyage.
+
+En vérité, le labeur qu'exigeait alors le condensateur s'était accru
+jusqu'à devenir obsédant, et ne laissait presque pas de répit à mes
+efforts. De sommeil, il n'en était, pour ainsi dire, plus question. Je
+devenais réellement malade, et tout mon être tremblait d'épuisement. La
+nature humaine ne pouvait pas supporter plus longtemps une pareille
+intensité dans la souffrance. Durant l'intervalle des ténèbres, bien
+court maintenant, une pierre météorique passa de nouveau dans mon
+voisinage, et la fréquence de ces phénomènes commença à me donner de
+fortes inquiétudes.
+
+_17 avril_.--Cette matinée a fait époque dans mon voyage. On se
+rappellera que, le 13, la terre sous-tendait relativement à moi un angle
+de 25 degrés. Le 14, cet angle avait fortement diminué; le 15,
+j'observai une diminution encore plus rapide; et, le 16, avant de me
+coucher, j'avais estimé que l'angle n'était plus que de 7 degrés et 15
+minutes. Qu'on se figure donc quelle dut être ma stupéfaction, quand, en
+m'éveillant ce matin, 17, et sortant d'un sommeil court et troublé, je
+m'aperçus que la surface planétaire placée au-dessous de moi avait si
+inopinément et si effroyablement augmenté de volume que son diamètre
+apparent sous-tendait un angle qui ne mesurait pas moins de 39 degrés!
+J'étais foudroyé! Aucune parole ne peut donner une idée exacte de
+l'horreur extrême, absolue, et de la stupeur dont je fus saisi, possédé,
+écrasé. Mes genoux vacillèrent sous moi,--mes dents claquèrent,--mon
+poil se dressa sur ma tête.--Le ballon a donc fait explosion? Telles
+furent les premières idées qui se précipitèrent tumultueusement dans mon
+esprit. Positivement, le ballon a crevé!--Je tombe,--je tombe avec la
+plus impétueuse, la plus incomparable vitesse! À en juger par l'immense
+espace déjà si rapidement parcouru, je dois rencontrer la surface de la
+terre dans dix minutes au plus;--dans dix minutes, je serai précipité,
+anéanti!
+
+Mais, à la longue, la réflexion vint à mon secours. Je fis une pause, je
+méditai et je commençai à douter. La chose était impossible. Je ne
+pouvais en aucune façon être descendu aussi rapidement. En outre, bien
+que je me rapprochasse évidemment de la surface située au-dessous de
+moi, ma vitesse réelle n'était nullement en rapport avec l'épouvantable
+vélocité que j'avais d'abord imaginée.
+
+Cette considération calma efficacement la perturbation de mes idées, et
+je réussis finalement à envisager le phénomène sous son vrai point de
+vue. Il fallait que ma stupéfaction m'eût privé de l'exercice de mes
+sens pour que je n'eusse pas vu quelle immense différence il y avait
+entre l'aspect de cette surface placée au-dessous de moi et celui de ma
+planète natale. Cette dernière était donc au-dessus de ma tête et
+complètement cachée par le ballon, tandis que la lune,--la lune
+elle-même dans toute sa gloire,--s'étendait au-dessous de moi;--je
+l'avais sous mes pieds!
+
+L'étonnement et la stupeur produits dans mon esprit par cet
+extraordinaire changement dans la situation des choses étaient
+peut-être, après tout, ce qu'il y avait de plus étonnant et de moins
+explicable dans mon aventure. Car ce _bouleversement_ en lui-même était
+non seulement naturel et inévitable, mais depuis longtemps même je
+l'avais positivement prévu comme une circonstance toute simple, comme
+une conséquence qui devait se produire quand j'arriverais au point exact
+de mon parcours où l'attraction de la planète serait remplacée par
+l'attraction du satellite,--ou, en termes plus précis, quand la
+gravitation du ballon vers la terre serait moins puissante que sa
+gravitation vers la lune.
+
+Il est vrai que je sortais d'un profond sommeil, que tous mes sens
+étaient encore brouillés, quand je me trouvai soudainement en face d'un
+phénomène des plus surprenants,--d'un phénomène que j'attendais, mais
+que je n'attendais pas en ce moment.
+
+La révolution elle-même devait avoir eu lieu naturellement, de la façon
+la plus douce et la plus graduée, et il n'est pas le moins du monde
+certain que, lors même que j'eusse été éveillé au moment où elle
+s'opéra, j'eusse eu la conscience du sens dessus dessous,--que j'eusse
+perçu un symptôme _intérieur_ quelconque de l'inversion,--c'est-à-dire
+une incommodité, un dérangement quelconque, soit dans ma personne, soit
+dans mon appareil.
+
+Il est presque inutile de dire qu'en revenant au sentiment juste de ma
+situation, et émergeant de la terreur qui avait absorbé toutes les
+facultés de mon âme, mon attention s'appliqua d'abord uniquement à la
+contemplation de l'aspect général de la lune. Elle se développait
+au-dessous de moi comme une carte,--et, quoique je jugeasse qu'elle
+était encore à une distance assez considérable, les aspérités de sa
+surface se dessinaient à mes yeux avec une netteté très-singulière dont
+je ne pouvais absolument pas me rendre compte. L'absence complète
+d'océan, de mer, et même de tout lac et de toute rivière, me frappa, au
+premier coup d'oeil, comme le signe le plus extraordinaire de sa
+condition géologique.
+
+Cependant, chose étrange à dire, je voyais de vastes régions planes,
+d'un caractère positivement alluvial, quoique la plus grande partie de
+l'hémisphère visible fût couverte d'innombrables montagnes volcaniques
+en forme de cônes, et qui avaient plutôt l'aspect d'éminences façonnées
+par l'art que de saillies naturelles. La plus haute d'entre elles
+n'excédait pas trois milles trois quarts en élévation
+perpendiculaire;--d'ailleurs, une carte des régions volcaniques des
+_Campi Phlegroei_ donnerait à Vos Excellences une meilleure idée de leur
+surface générale que toute description, toujours insuffisante, que
+j'essayerais d'en faire.--La plupart de ces montagnes étaient évidemment
+en état d'éruption, et me donnaient une idée terrible de leur furie et
+de leur puissance par les fulminations multipliées des pierres
+improprement dites météoriques qui maintenant partaient d'en bas et
+filaient à côté du ballon avec une fréquence de plus en plus effrayante.
+
+_18 avril_.--Aujourd'hui, j'ai trouvé un accroissement énorme dans le
+volume apparent de la lune, et la vitesse évidemment accélérée de ma
+descente a commencé à me remplir d'alarmes. On se rappellera que dans le
+principe, quand je commençai à appliquer mes rêveries à la possibilité
+d'un passage vers la lune, l'hypothèse d'une atmosphère ambiante dont la
+densité devait être proportionnée au volume de la planète avait pris une
+large part dans mes calculs; et cela, en dépit de mainte théorie
+adverse, et même, je l'avoue, en dépit du préjugé universel contraire à
+l'existence d'une atmosphère lunaire quelconque. Mais outre les idées
+que j'ai déjà émises relativement à la comète d'Encke et à la lumière
+zodiacale, ce qui me fortifiait dans mon opinion, c'étaient certaines
+observations de M. Schroeter, de Lilienthal. Il a observé la lune, âgée
+de deux jours et demi, le soir, peu de temps après le coucher du soleil,
+avant que la partie obscure fût visible, et il continua à la surveiller
+jusqu'à ce que cette partie fût devenue visible. Les deux cornes
+semblaient s'affiler en une sorte de prolongement très-aigu, dont
+l'extrémité était faiblement éclairée par les rayons solaires, alors
+qu'aucune partie de l'hémisphère obscur n'était visible. Peu de temps
+après, tout le bord sombre s'éclaira. Je pensai que ce prolongement des
+cornes au delà du demi-cercle prenait sa cause dans la réfraction des
+rayons du soleil par l'atmosphère de la lune. Je calculai aussi que la
+hauteur de cette atmosphère (qui pouvait réfracter assez de lumière dans
+son hémisphère obscur pour produire un crépuscule plus lumineux que la
+lumière réfléchie par la terre quand la lune est environ à 32 degrés de
+sa conjonction) devait être de 1 356 pieds de roi; d'après cela, je
+supposai que la plus grande hauteur capable de réfracter le rayon
+solaire était de 5 376 pieds. Mes idées sur ce sujet se trouvaient
+également confirmées par un passage du quatre-vingt-deuxième volume des
+_Transactions philosophiques_, dans lequel il est dit que, lors d'une
+occultation des satellites de Jupiter, le troisième disparut après avoir
+été indistinct pendant une ou deux secondes, et que le quatrième devint
+indiscernable en approchant du limbe[21].
+
+C'était sur la résistance, ou, plus exactement, sur le support d'une
+atmosphère existant à un état de densité hypothétique, que j'avais
+absolument fondé mon espérance de descendre sain et sauf. Après tout, si
+j'avais fait une conjecture absurde, je n'avais rien de mieux à
+attendre, comme dénoûment de mon aventure, que d'être pulvérisé contre
+la surface raboteuse du satellite. Et, en somme, j'avais toutes les
+raisons possibles d'avoir peur. La distance où j'étais de la lune était
+comparativement insignifiante, tandis que le labeur exigé par le
+condensateur n'était pas du tout diminué et que je ne découvrais aucun
+indice d'une intensité croissante dans l'atmosphère.
+
+_19 avril_.--Ce matin, à ma grande joie, vers neuf heures,--me trouvant
+effroyablement près de la surface lunaire, et mes appréhensions étant
+excitées au dernier degré,--le piston du condensateur a donné des
+symptômes évidents d'une altération de l'atmosphère. À dix heures,
+j'avais des raisons de croire sa densité considérablement augmentée. À
+onze heures, l'appareil ne réclamait plus qu'un travail très-minime; et,
+à midi, je me hasardai, non sans quelque hésitation, à desserrer le
+tourniquet, et, voyant qu'il n'y avait à cela aucun inconvénient,
+j'ouvris décidément la chambre de caoutchouc, et je déshabillai la
+nacelle. Ainsi que j'aurais dû m'y attendre, une violente migraine
+accompagnée de spasmes fut la conséquence immédiate d'une expérience si
+précipitée et si pleine de dangers. Mais, comme ces inconvénients et
+d'autres encore relatifs à la respiration n'étaient pas assez grands
+pour mettre ma vie en péril, je me résignai à les endurer de mon mieux,
+d'autant plus que j'avais tout lieu d'espérer qu'ils disparaîtraient
+progressivement, chaque minute me rapprochant des couches plus denses de
+l'atmosphère lunaire.
+
+Toutefois, ce rapprochement s'opérait avec une impétuosité excessive, et
+bientôt il me fut démontré certitude fort alarmante--que, bien que
+très-probablement je ne me fusse pas trompé en comptant sur une
+atmosphère dont la densité devait être proportionnelle au volume du
+satellite, cependant j'avais eu bien tort de supposer que cette densité,
+même à la surface, serait suffisante pour supporter l'immense poids
+contenu dans la nacelle de mon ballon. Tel cependant _eût dû_ être le
+cas, exactement comme à la surface de la terre, si vous supposez, sur
+l'une et sur l'autre planète, la pesanteur réelle des corps en raison de
+la densité atmosphérique; mais tel _n'était pas_ le cas; ma chute
+précipitée le démontrait suffisamment. Mais pourquoi? C'est ce qui ne
+pouvait s'expliquer qu'en tenant compte de ces perturbations géologiques
+dont j'ai déjà posé l'hypothèse.
+
+En tout cas, je touchais presque à la planète, et je tombais avec la
+plus terrible impétuosité. Aussi je ne perdis pas une minute; je jetai
+par-dessus bord tout mon lest, puis mes barriques d'eau, puis mon
+appareil condensateur et mon sac de caoutchouc, et enfin tous les
+articles contenus dans la nacelle. Mais tout cela ne servit à rien. Je
+tombais toujours avec une horrible rapidité, et je n'étais pas à plus
+d'un demi-mille de la surface. Comme expédient suprême, je me
+débarrassai de mon paletot, de mon chapeau et de mes bottes; je détachai
+du ballon la nacelle elle-même, qui n'était pas un poids médiocre; et,
+m'accrochant alors au filet avec mes deux mains, j'eus à peine le temps
+d'observer que tout le pays, aussi loin que mon oeil pouvait atteindre,
+était criblé d'habitations lilliputiennes,--avant de tomber, comme une
+balle, au coeur même d'une cité d'un aspect fantastique et au beau
+milieu d'une multitude de vilain petit peuple, dont pas un individu ne
+prononça une syllabe ni ne se donna le moindre mal pour me prêter
+assistance. Ils se tenaient tous, les poings sur les hanches, comme un
+tas d'idiots, grimaçant d'une manière ridicule, et me regardant de
+travers, moi et mon ballon. Je me détournai d'eux avec un superbe
+mépris; et, levant mes regards vers la terre que je venais de quitter,
+et dont je m'étais exilé pour toujours peut-être, je l'aperçus sous la
+forme d'un vaste et sombre bouclier de cuivre d'un diamètre de 2 degrés
+environ, fixe et immobile dans les cieux, et garni à l'un de ses bords
+d'un croissant d'or étincelant. On n'y pouvait découvrir aucune trace de
+mer ni de continent, et le tout était moucheté de taches variables et
+traversé par les zones tropicales et équatoriales, comme par des
+ceintures.
+
+Ainsi, avec la permission de Vos Excellences, après une longue série
+d'angoisses, de dangers inouïs et de délivrances incomparables, j'étais
+enfin, dix-neuf jours après mon départ de Rotterdam, arrivé sain et sauf
+au terme de mon voyage, le plus extraordinaire, le plus important qui
+ait jamais été accompli, entrepris, ou même conçu par un citoyen
+quelconque de votre planète. Mais il me reste à raconter mes aventures.
+Car, en vérité, Vos Excellences concevront facilement qu'après une
+résidence de cinq ans sur une planète qui, déjà profondément
+intéressante par elle-même, l'est doublement encore par son intime
+parenté, en qualité de satellite, avec le monde habité par l'homme, je
+puisse entretenir avec le Collège national astronomique des
+correspondances secrètes d'une bien autre importance que les simples
+détails, si surprenants qu'ils soient, du voyage que j'ai effectué si
+heureusement.
+
+Telle est, en somme, la question réelle. J'ai beaucoup, beaucoup de
+choses à dire, et ce serait pour moi un véritable plaisir de vous les
+communiquer. J'ai beaucoup à dire sur le climat de cette planète;--sur
+ses étonnantes alternatives de froid et de chaud;--sur cette clarté
+solaire qui dure quinze jours, implacable et brûlante, et sur cette
+température glaciale, plus que polaire, qui remplit l'autre
+quinzaine;--sur une translation constante d'humidité qui s'opère par
+distillation, comme dans le vide, du point situé au-dessous du soleil
+jusqu'à celui qui en est le plus éloigné;--sur la race même des
+habitants, sur leurs moeurs, leurs coutumes, leurs institutions
+politiques; sur leur organisme particulier, leur laideur, leur privation
+d'oreilles, appendices superflus dans une atmosphère si étrangement
+modifiée; conséquemment, sur leur ignorance de l'usage et des propriétés
+du langage; sur la singulière méthode de communication qui remplace la
+parole;--sur l'incompréhensible rapport qui unit chaque citoyen de la
+lune à un citoyen du globe terrestre,--rapport analogue et soumis à
+celui qui régit également les mouvements de la planète et du satellite,
+et par suite duquel les existences et les destinées des habitants de
+l'une sont enlacées aux existences et aux destinées des habitants de
+l'autre;--et par-dessus tout, s'il plaît à Vos Excellences, par-dessus
+tout, sur les sombres et horribles mystères relégués dans les régions de
+l'autre hémisphère lunaire, régions qui, grâce à la concordance presque
+miraculeuse de la rotation du satellite sur son axe avec sa révolution
+sidérale autour de la terre, n'ont jamais tourné vers nous, et, Dieu
+merci, ne s'exposeront jamais à la curiosité des télescopes humains.
+
+Voici tout ce que je voudrais raconter,--tout cela, et beaucoup plus
+encore. Mais, pour trancher la question, je réclame ma récompense.
+J'aspire à rentrer dans ma famille et mon chez moi; et, comme prix de
+toute communication ultérieure de ma part, en considération de la
+lumière que je puis, s'il me plaît, jeter sur plusieurs branches
+importantes des sciences physiques et métaphysiques, je sollicite, par
+l'entremise de votre honorable corps, le pardon du crime dont je me suis
+rendu coupable en mettant à mort mes créanciers lorsque je quittai
+Rotterdam. Tel est donc l'objet de la présente lettre. Le porteur, qui
+est un habitant de la lune, que j'ai décidé à me servir de messager sur
+la terre, et à qui j'ai donné des instructions suffisantes, attendra le
+bon plaisir de Vos Excellences, et me rapportera le pardon demandé, s'il
+y a moyen de l'obtenir.
+
+J'ai l'honneur d'être de Vos Excellences le très-humble serviteur,
+
+HANS PFAALL.
+
+En finissant la lecture de ce très-étrange document, le professeur
+Rudabub, dans l'excès de sa surprise, laissa, dit-on, tomber sa pipe par
+terre, et Mynheer Superbus Von Underduk, ayant ôté, essuyé et serré dans
+sa poche ses besicles, s'oublia, lui et sa dignité, au point de
+pirouetter trois fois sur son talon, dans la quintessence de
+l'étonnement et de l'admiration.
+
+On obtiendrait la grâce;--cela ne pouvait pas faire l'ombre d'un doute.
+Du moins, il en fit le serment, le bon professeur Rudabub, il en fit le
+serment avec un parfait juron, et telle fut décidément l'opinion de
+l'illustre Von Underduk, qui prit le bras de son collègue et fit, sans
+prononcer une parole, la plus grande partie de la route vers son
+domicile pour délibérer sur les mesures urgentes. Cependant, arrivé à la
+porte de la maison du bourgmestre, le professeur s'avisa de suggérer
+que, le messager ayant jugé à propos de disparaître (terrifié sans doute
+jusqu'à la mort par la physionomie sauvage des habitants de Rotterdam),
+le pardon ne servirait pas à grand-chose, puisqu'il n'y avait qu'un
+homme de la lune qui pût entreprendre un voyage aussi lointain.
+
+En face d'une observation aussi sensée, le bourgmestre se rendit, et
+l'affaire n'eut pas d'autres suites. Cependant, il n'en fut pas de même
+des rumeurs et des conjectures. La lettre, ayant été publiée, donna
+naissance à une foule d'opinions et de cancans. Quelques-uns--des
+esprits par trop sages--poussèrent le ridicule jusqu'à discréditer
+l'affaire et à la présenter comme un pur canard. Mais je crois que le
+mot _canard_ est, pour cette espèce de gens, un terme général qu'ils
+appliquent à toutes les matières qui passent leur intelligence. Je ne
+puis, quant à moi, comprendre sur quelle base ils ont fondé une pareille
+accusation. Voyons ce qu'ils disent:
+
+Avant tout,--que certains farceurs de Rotterdam ont de certaines
+antipathies spéciales contre certains bourgmestres et astronomes.
+
+_Secundo_,--qu'un petit nain bizarre, escamoteur de son métier, dont les
+deux oreilles avaient été, pour quelque méfait, coupées au ras de la
+tête, avait depuis quelques jours disparu de la ville de Bruges, qui est
+toute voisine.
+
+_Tertio_,--que les gazettes collées tout autour du petit ballon étaient
+des gazettes de Hollande, et conséquemment n'avaient pas pu être
+fabriquées dans la lune. C'étaient des papiers sales,
+crasseux,--très-crasseux; et Gluck, l'imprimeur, pouvait jurer sur sa
+Bible qu'ils avaient été imprimés à Rotterdam.
+
+_Quarto_,--que Hans Pfaall lui-même, le vilain ivrogne, et les trois
+fainéants personnages qu'il appelle ses créanciers, avaient été vus
+ensemble, deux ou trois jours auparavant tout au plus, dans un cabaret
+mal famé des faubourgs, juste comme ils revenaient, avec de l'argent
+plein leurs poches, d'une expédition d'outre-mer.
+
+Et, en dernier lieu,--que c'est une opinion généralement reçue, ou qui
+doit l'être, que le Collège des Astronomes de la ville de
+Rotterdam,--aussi bien que tous autres collèges astronomiques de toutes
+autres parties de l'univers, sans parler des collèges et des astronomes
+en général,--n'est, pour n'en pas dire plus, ni meilleur, ni plus fort,
+ni plus éclairé qu'il n'est nécessaire.
+
+
+
+
+MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE
+
+ Qui n'a plus qu'un moment à vivre
+ N'a plus rien à dissimuler.
+ QUINAULT.--_Atys_.
+
+
+De mon pays et de ma famille, je n'ai pas grand-chose à dire. De mauvais
+procédés et l'accumulation des années m'ont rendu étranger à l'un et à
+l'autre. Mon patrimoine me fit bénéficier d'une éducation peu commune,
+et un tour contemplatif d'esprit me rendit apte à classer méthodiquement
+tout ce matériel d'instruction diligemment amassé par une étude précoce.
+Par-dessus tout, les ouvrages des philosophes allemands me procuraient
+de grandes délices; cela ne venait pas d'une admiration mal avisée pour
+leur éloquente folie, mais du plaisir que, grâce à mes habitudes
+d'analyse rigoureuse, j'avais à surprendre leurs erreurs. On m'a souvent
+reproché l'aridité de mon génie; un manque d'imagination m'a été imputé
+comme un crime, et le pyrrhonisme de mes opinions a fait de moi, en tout
+temps, un homme fameux. En réalité, une forte appétence pour la
+philosophie physique a, je le crains, imprégné mon esprit d'un des
+défauts les plus communs de ce siècle,--je veux dire de l'habitude de
+rapporter aux principes de cette science les circonstances même les
+moins susceptibles d'un pareil rapport. Par-dessus tout, personne
+n'était moins exposé que moi à se laisser entraîner hors de la sévère
+juridiction de la vérité par les feux follets de la superstition. J'ai
+jugé à propos de donner ce préambule, dans la crainte que l'incroyable
+récit que j'ai à faire ne soit considéré plutôt comme la frénésie d'une
+imagination indigeste que comme l'expérience positive d'un esprit pour
+lequel les rêveries de l'imagination ont été lettre morte et nullité.
+
+Après plusieurs années dépensées dans un lointain voyage, je
+m'embarquai, en 18.., à Batavia, dans la riche et populeuse île de Java,
+pour une promenade dans l'archipel des îles de la Sonde. Je me mis en
+route, comme passager,--n'ayant pas d'autre mobile qu'une nerveuse
+instabilité qui me _hantait_ comme un mauvais esprit.
+
+Notre bâtiment était un bateau d'environ quatre cents tonneaux, doublé
+en cuivre et construit à Bombay en teck de Malabar. Il était chargé de
+coton, de laine et d'huiles des Laquedives. Nous avions aussi à bord du
+filin de cocotier, du sucre de palmier, de l'huile de beurre bouilli,
+des noix de coco, et quelques caisses d'opium. L'arrimage avait été mal
+fait, et le navire conséquemment donnait de la bande.
+
+Nous mîmes sous voiles avec un souffle de vent, et, pendant plusieurs
+jours, nous restâmes le long de la côte orientale de Java, sans autre
+incident pour tromper la monotonie de notre route que la rencontre de
+quelques-uns des petits grabs de l'archipel où nous étions confinés.
+
+Un soir, comme j'étais appuyé sur le bastingage de la dunette,
+j'observai un très-singulier nuage, isolé, vers le nord-ouest. Il était
+remarquable autant par sa couleur que parce qu'il était le premier que
+nous eussions vu depuis notre départ de Batavia. Je le surveillai
+attentivement jusqu'au coucher du soleil; alors, il se répandit tout
+d'un coup de l'est à l'ouest, cernant l'horizon d'une ceinture précise
+de vapeur, et apparaissant comme une longue ligne de côte très-basse.
+Mon attention fut bientôt après attirée par l'aspect rouge et brun de la
+lune et le caractère particulier de la mer. Cette dernière subissait un
+changement rapide, et l'eau semblait plus transparente que d'habitude.
+Je pouvais distinctement voir le fond, et cependant, en jetant la sonde,
+je trouvai que nous étions sur quinze brasses. L'air était devenu
+intolérablement chaud et se chargeait d'exhalaisons spirales semblables
+à celles qui s'élèvent du fer chauffé. Avec la nuit, toute la brise
+tomba, et nous fûmes pris par un calme plus complet qu'il n'est possible
+de le concevoir. La flamme d'une bougie brûlait à l'arrière sans le
+mouvement le moins sensible, et un long cheveu tenu entre l'index et le
+pouce tombait droit et sans la moindre oscillation. Néanmoins, comme le
+capitaine disait qu'il n'apercevait aucun symptôme de danger, et comme
+nous dérivions vers la terre par le travers, il commanda de carguer les
+voiles et de filer l'ancre. On ne mit point de vigie de quart, et
+l'équipage, qui se composait principalement de Malais, se coucha
+délibérément sur le pont. Je descendis dans la chambre,--non sans le
+parfait pressentiment d'un malheur. En réalité, tous ces symptômes me
+donnaient à craindre un simoun[22]. Je parlai de mes craintes au
+capitaine; mais il ne fit pas attention à ce que je lui disais, et me
+quitta sans daigner me faire une réponse. Mon malaise, toutefois,
+m'empêcha de dormir, et, vers minuit, je montai sur le pont. Comme je
+mettais le pied sur la dernière marche du capot d'échelle, je fus
+effrayé par un profond bourdonnement semblable à celui que produit
+l'évolution rapide d'une roue de moulin, et, avant que j'eusse pu en
+vérifier la cause, je sentis que le navire tremblait dans son centre.
+Presque aussitôt, un coup de mer nous jeta sur le côté, et, courant
+par-dessus nous, balaya tout le pont de l'avant à l'arrière.
+
+L'extrême furie du coup de vent fit, en grande partie, le salut du
+navire. Quoiqu'il fût absolument engagé dans l'eau, comme ses mâts s'en
+étaient allés par-dessus bord, il se releva lentement une minute après,
+et, vacillant quelques instants sous l'immense pression de la tempête,
+finalement il se redressa.
+
+Par quel miracle échappai-je à la mort, il m'est impossible de le dire.
+Étourdi par le choc de l'eau, je me trouvai pris, quand je revins à moi,
+entre l'étambot[23] et le gouvernail. Ce fut à grand-peine que je me
+remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je
+fus d'abord frappé de l'idée que nous étions sur des brisants, tant
+était effrayant, au delà de toute imagination, le tourbillon de cette
+mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. Au bout de
+quelques instants, j'entendis la voix d'un vieux Suédois qui s'était
+embarqué avec nous au moment où nous quittions le port. Je le hélai de
+toute ma force, et il vint en chancelant me rejoindre à l'arrière. Nous
+reconnûmes bientôt que nous étions les seuls survivants du sinistre.
+Tout ce qui était sur le pont, nous exceptés, avait été balayé
+par-dessus bord; le capitaine et les matelots avaient péri pendant leur
+sommeil, car les cabines avaient été inondées par la mer. Sans
+auxiliaires, nous ne pouvions pas espérer de faire grand-chose pour la
+sécurité du navire, et nos tentatives furent d'abord paralysées par la
+croyance où nous étions que nous allions sombrer d'un moment à l'autre.
+Notre câble avait cassé comme un fil d'emballage au premier souffle de
+l'ouragan; sans cela, nous eussions été engloutis instantanément. Nous
+fuyions devant la mer avec une vélocité effrayante, et l'eau nous
+faisait des brèches visibles. La charpente de notre arrière était
+excessivement endommagée, et, presque sous tous les rapports, nous
+avions essuyé de cruelles avaries; mais, à notre grande joie, nous
+trouvâmes que les pompes n'étaient pas engorgées, et que notre
+chargement n'avait pas été très-dérangé.
+
+La plus grande furie de la tempête était passée, et nous n'avions plus à
+craindre la violence du vent; mais nous pensions avec terreur au cas de
+sa totale cessation, bien persuadés que, dans notre état d'avarie, nous
+ne pourrions pas résister à l'épouvantable houle qui s'ensuivrait; mais
+cette très-juste appréhension ne semblait pas si près de se vérifier.
+Pendant cinq nuits et cinq jours entiers, durant lesquels nous vécûmes
+de quelques morceaux de sucre de palmier tirés à grand-peine du gaillard
+d'avant, notre coque fila avec une vitesse incalculable devant des
+reprises de vent qui se succédaient rapidement, et qui, sans égaler la
+première violence du simoun, étaient cependant plus terribles qu'aucune
+tempête que j'eusse essuyée jusqu'alors. Pendant les quatre premiers
+jours, notre route, sauf de très-légères variations, fut au sud-est
+quart de sud, et ainsi nous serions allés nous jeter sur la côte de la
+Nouvelle-Hollande[24].
+
+Le cinquième jour, le froid devint extrême, quoique le vent eût tourné
+d'un point vers le nord. Le soleil se leva avec un éclat jaune et
+maladif, et se hissa à quelques degrés à peine au-dessus de l'horizon,
+sans projeter une lumière franche. Il n'y avait aucun nuage apparent, et
+cependant le vent fraîchissait, fraîchissait et soufflait avec des accès
+de furie. Vers midi, ou à peu près, autant que nous en pûmes juger,
+notre attention fut attirée de nouveau par la physionomie du soleil. Il
+n'émettait pas de lumière, à proprement parler, mais une espèce de feu
+sombre et triste, sans réflexion, comme si tous les rayons étaient
+polarisés. Juste avant de se plonger dans la mer grossissante, son feu
+central disparut soudainement comme s'il était brusquement éteint par
+une puissance inexplicable. Ce n'était plus qu'une roue pâle et couleur
+d'argent, quand il se précipita dans l'insondable Océan.
+
+Nous attendîmes en vain l'arrivée du sixième jour;--ce jour n'est pas
+encore arrivé pour moi,--pour le Suédois il n'est jamais arrivé. Nous
+fûmes dès lors ensevelis dans des ténèbres de poix, si bien que nous
+n'aurions pas vu un objet à vingt pas du navire. Nous fûmes enveloppés
+d'une nuit éternelle que ne tempérait même pas l'éclat phosphorique de
+la mer auquel nous étions accoutumés sous les tropiques. Nous observâmes
+aussi que, quoique la tempête continuât à faire rage sans accalmie, nous
+ne découvrions plus aucune apparence de ce ressac et de ces moutons qui
+nous avaient accompagnés jusque-là. Autour de nous, tout n'était
+qu'horreur, épaisse obscurité, un noir désert d'ébène liquide. Une
+terreur superstitieuse s'infiltrait par degrés dans l'esprit du vieux
+Suédois, et mon âme, quant à moi, était plongée dans une muette
+stupéfaction. Nous avions abandonné tout soin du navire, comme chose
+plus qu'inutile, et nous attachant de notre mieux au tronçon du mât de
+misaine, nous promenions nos regards avec amertume sur l'immensité de
+l'Océan. Nous n'avions aucun moyen de calculer le temps et nous ne
+pouvions former aucune conjecture sur notre situation. Nous étions
+néanmoins bien sûrs d'avoir été plus loin dans le sud qu'aucun des
+navigateurs précédents, et nous éprouvions un grand étonnement de ne pas
+rencontrer les obstacles ordinaires de glaces. Cependant, chaque minute
+menaçait d'être la dernière, chaque vague se précipitait pour nous
+écraser. La houle surpassait tout ce que j'avais imaginé comme possible,
+et c'était un miracle de chaque instant que nous ne fussions pas
+engloutis. Mon camarade parlait de la légèreté de notre chargement, et
+me rappelait les excellentes qualités de notre bateau; mais je ne
+pouvais m'empêcher d'éprouver l'absolu renoncement du désespoir, et je
+me préparais mélancoliquement à cette mort que rien, selon moi, ne
+pouvait différer au delà d'une heure, puisque, à chaque noeud que filait
+le navire, la houle de cette mer noire et prodigieuse devenait plus
+lugubrement effrayante. Parfois, à une hauteur plus grande que celle de
+l'albatros, la respiration nous manquait, et d'autres fois nous étions
+pris de vertige en descendant, avec une horrible vélocité dans un enfer
+liquide où l'air devenait stagnant, et où aucun son ne pouvait troubler
+les sommeils du kraken[25].
+
+Nous étions au fond d'un de ces abîmes, quand un cri soudain de mon
+compagnon éclata sinistrement dans la nuit.
+
+--Voyez! voyez! me criait-il dans les oreilles; Dieu tout-puissant!
+Voyez! voyez!
+
+Comme il parlait, j'aperçus une lumière rouge, d'un éclat sombre et
+triste, qui flottait sur le versant du gouffre immense où nous étions
+ensevelis, et jetait à notre bord un reflet vacillant. En levant les
+yeux, je vis un spectacle qui glaça mon sang. À une hauteur terrifiante,
+juste au-dessus de nous et sur la crête même du précipice, planait un
+navire gigantesque, de quatre mille tonneaux peut-être. Quoique juché au
+sommet d'une vague qui avait bien cent fois sa hauteur, il paraissait
+d'une dimension beaucoup plus grande que celle d'aucun vaisseau de ligne
+ou de la Compagnie des Indes. Son énorme coque était d'un noir profond
+que ne tempérait aucun des ornements ordinaires d'un navire. Une simple
+rangée de canons s'allongeait de ses sabords ouverts et renvoyait,
+réfléchis par leurs surfaces polies, les feux d'innombrables fanaux de
+combat qui se balançaient dans le gréement. Mais ce qui nous inspira le
+plus d'horreur et d'étonnement, c'est qu'il marchait toutes voiles
+dehors, en dépit de cette mer surnaturelle et de cette tempête effrénée.
+D'abord, quand nous l'aperçûmes, nous ne pouvions voir que son avant,
+parce qu'il ne s'élevait que lentement du noir et horrible gouffre qu'il
+laissait derrière lui. Pendant un moment, moment d'intense terreur,--il
+fit une pause sur ce sommet vertigineux, comme dans l'enivrement de sa
+propre élévation,--puis trembla,--s'inclina,--et enfin--glissa sur la
+pente.
+
+En ce moment, je ne sais quel sang-froid soudain maîtrisa mon esprit. Me
+rejetant autant que possible vers l'arrière, j'attendis sans trembler la
+catastrophe qui devait nous écraser. Notre propre navire, à la longue,
+ne luttait plus contre la mer et plongeait de l'avant. Le choc de la
+masse précipitée le frappa conséquemment dans cette partie de la
+charpente qui était déjà sous l'eau, et eut pour résultat inévitable de
+me lancer dans le gréement de l'étranger.
+
+Comme je tombais, ce navire se souleva dans un temps d'arrêt, puis vira
+de bord; et c'est, je présume, à la confusion qui s'ensuivit que je dus
+d'échapper à l'attention de l'équipage. Je n'eus pas grand-peine à me
+frayer un chemin, sans être vu, jusqu'à la principale écoutille, qui
+était en partie ouverte, et je trouvai bientôt une occasion propice pour
+me cacher dans la cale. Pourquoi fis-je ainsi? je ne saurais trop le
+dire. Ce qui m'induisit à me cacher fut peut-être un sentiment vague de
+terreur qui s'était emparé tout d'abord de mon esprit à l'aspect des
+nouveaux navigateurs. Je ne me souciais pas de me confier à une race de
+gens qui, d'après le coup d'oeil sommaire que j'avais jeté sur eux,
+m'avaient offert le caractère d'une indéfinissable étrangeté et tant de
+motifs de doute et d'appréhension. C'est pourquoi je jugeai à propos de
+m'arranger une cachette dans la cale. J'enlevai une partie du faux
+bordage, de manière à me ménager une retraite commode entre les énormes
+membrures du navire.
+
+J'avais à peine achevé ma besogne qu'un bruit de pas dans la cale me
+contraignit d'en faire usage. Un homme passa à côté de ma cachette d'un
+pas faible et mal assuré. Je ne pus pas voir son visage, mais j'eus le
+loisir d'observer son aspect général. Il y avait en lui tout le
+caractère de la faiblesse et de la caducité. Ses genoux vacillaient sous
+la charge des années, et tout son être en tremblait. Il se parlait à
+lui-même, marmottait d'une voix basse et cassée quelques mots d'une
+langue que je ne pus pas comprendre, et farfouillait dans un coin où
+l'on avait empilé des instruments d'un aspect étrange et des cartes
+marines délabrées. Ses manières étaient un singulier mélange de la
+maussaderie d'une seconde enfance et de la dignité solennelle d'un dieu.
+À la longue, il remonta sur le pont, et je ne le vis plus.
+
+* * * * *
+
+Un sentiment pour lequel je ne trouve pas de mot a pris possession de
+mon âme,--une sensation qui n'admet pas d'analyse, qui n'a pas sa
+traduction dans les lexiques du passé, et pour laquelle je crains que
+l'avenir lui-même ne trouve pas de clef.--Pour un esprit constitué comme
+le mien, cette dernière considération est un vrai supplice. Jamais je ne
+pourrai, je sens que je ne pourrai jamais être édifié relativement à la
+nature de mes idées. Toutefois, il n'est pas étonnant que ces idées
+soient indéfinissables, puisqu'elles sont puisées à des sources si
+entièrement neuves. Un nouveau sentiment--une nouvelle entité--est
+ajouté à mon âme.
+
+* * * * *
+
+Il y a bien longtemps que j'ai touché pour la première fois le pont de
+ce terrible navire, et les rayons de ma destinée vont, je crois, se
+concentrant et s'engloutissant dans un foyer. Incompréhensibles gens!
+Enveloppés dans des méditations dont je ne puis deviner la nature, ils
+passent à côté de moi sans me remarquer. Me cacher est pure folie de ma
+part, car ce monde-là _ne veut pas voir_. Il n'y a qu'un instant, je
+passais juste sous les yeux du second; peu de temps auparavant, je
+m'étais aventuré jusque dans la cabine du capitaine lui-même, et c'est
+là que je me suis procuré les moyens d'écrire ceci et tout ce qui
+précède. Je continuerai ce journal de temps en temps. Il est vrai que je
+ne puis trouver aucune occasion de le transmettre au monde; pourtant,
+j'en veux faire l'essai. Au dernier moment j'enfermerai le manuscrit
+dans une bouteille, et je jetterai le tout à la mer.
+
+* * * * *
+
+Un incident est survenu qui m'a de nouveau donné lieu à réfléchir. De
+pareilles choses sont-elles l'opération d'un hasard indiscipliné? Je
+m'étais faufilé sur le pont et m'étais étendu, sans attirer l'attention
+de personne, sur un amas d'enfléchures et de vieilles voiles, dans le
+fond de la yole. Tout en rêvant à la singularité de ma destinée, je
+barbouillais sans y penser, avec une brosse à goudron, les bords d'une
+bonnette[26] soigneusement pliée et posée à côté de moi sur un baril. La
+bonnette est maintenant tendue sur ses bouts-dehors, et les touches
+irréfléchies de la brosse figurent le mot DÉCOUVERTE.
+
+J'ai fait récemment plusieurs observations sur la structure du vaisseau.
+Quoique bien armé, ce n'est pas, je crois, un vaisseau de guerre. Son
+gréement, sa structure, tout son équipement repoussent une supposition
+de cette nature. Ce qu'il n'est pas, je le perçois facilement; mais ce
+qu'il est, je crains qu'il ne me soit impossible de le dire. Je ne sais
+comment cela se fait, mais, en examinant son étrange modèle et la
+singulière forme de ses espars[27], ses proportions colossales, cette
+prodigieuse collection de voiles, son avant sévèrement simple et son
+arrière d'un style suranné, il me semble parfois que la sensation
+d'objets qui ne me sont pas inconnus traverse mon esprit comme un
+éclair, et toujours à ces ombres flottantes de la mémoire est mêlé un
+inexplicable souvenir de vieilles légendes étrangères et de siècles
+très-anciens.
+
+* * * * *
+
+J'ai bien regardé la charpente du navire. Elle est faite de matériaux
+qui me sont inconnus. Il y a dans le bois un caractère qui me frappe,
+comme le rendant, ce me semble, impropre à l'usage auquel il a été
+destiné. Je veux parler de son extrême porosité, considérée
+indépendamment des dégâts faits par les vers, qui sont une conséquence
+de la navigation dans ces mers, et de la pourriture résultant de la
+vieillesse. Peut-être trouvera-t-on mon observation quelque peu subtile,
+mais il me semble que ce bois aurait tout le caractère du chêne
+espagnol, si le chêne espagnol pouvait être dilaté par des moyens
+artificiels.
+
+En relisant la phrase précédente, il me revient à l'esprit un curieux
+apophtegme[28] d'un vieux loup de mer hollandais.
+
+--Cela est positif, disait-il toujours quand on exprimait quelque doute
+sur sa véracité, comme il est positif qu'il y a une mer où le navire
+lui-même grossit comme le corps vivant d'un marin.
+
+* * * * *
+
+Il y a environ une heure, je me suis senti la hardiesse de me glisser
+dans un groupe d'hommes de l'équipage. Ils n'ont pas eu l'air de faire
+attention à moi, et quoique je me tinsse juste au milieu d'eux, ils
+paraissaient n'avoir aucune conscience de ma présence. Comme celui que
+j'avais vu le premier dans la cale, ils portaient tous les signes d'une
+vieillesse chenue. Leurs genoux tremblaient de faiblesse; leurs épaules
+étaient arquées par la décrépitude; leur peau ratatinée frissonnait au
+vent; leur voix était basse, chevrotante et cassée; leurs yeux
+distillaient les larmes brillantes de la vieillesse, et leurs cheveux
+gris fuyaient terriblement dans la tempête. Autour d'eux, de chaque côté
+du pont, gisaient éparpillés des instruments mathématiques d'une
+structure très-ancienne et tout à fait tombée en désuétude.
+
+* * * * *
+
+J'ai parlé un peu plus haut d'une bonnette qu'on avait installée. Depuis
+ce moment, le navire chassé par le vent n'a pas discontinué sa terrible
+course droit au sud, chargé de toute sa toile disponible depuis ses
+pommes de mâts jusqu'à ses bouts-dehors inférieurs, et plongeant ses
+bouts de vergues de perroquet dans le plus effrayant enfer liquide que
+jamais cervelle humaine ait pu concevoir. Je viens de quitter le pont,
+ne trouvant plus la place tenable; cependant, l'équipage ne semble pas
+souffrir beaucoup. C'est pour moi le miracle des miracles qu'une si
+énorme masse ne soit pas engloutie tout de suite et pour toujours. Nous
+sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de
+l'éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.
+Nous glissons avec la prestesse de l'hirondelle de mer sur des vagues
+mille fois plus effrayantes qu'aucune de celles que j'ai jamais vues; et
+des ondes colossales élèvent leurs têtes au-dessus de nous comme des
+démons de l'abîme, mais comme des démons restreints aux simples menaces
+et auxquels il est défendu de détruire. Je suis porté à attribuer cette
+bonne chance perpétuelle à la seule cause naturelle qui puisse légitimer
+un pareil effet. Je suppose que le navire est soutenu par quelque fort
+courant ou remous sous-marin.
+
+* * * * *
+
+J'ai vu le capitaine face à face, et dans sa propre cabine; mais, comme
+je m'y attendais, il n'a fait aucune attention à moi. Bien qu'il n'y ait
+rien dans sa physionomie générale qui révèle, pour l'oeil du premier
+venu, quelque chose de supérieur ou d'inférieur à l'homme, toutefois
+l'étonnement que j'éprouvai à son aspect se mêlait d'un sentiment de
+respect et de terreur irrésistible. Il est à peu près de ma taille,
+c'est-à-dire de cinq pieds huit pouces environ. Il est bien
+proportionné, bien pris dans son ensemble; mais cette constitution
+n'annonce ni vigueur particulière ni quoi que ce soit de remarquable.
+Mais c'est la singularité de l'expression qui règne sur sa face,--c'est
+l'intense, terrible, saisissante évidence de la vieillesse, si entière,
+si absolue, qui crée dans mon esprit un sentiment,--une sensation
+ineffable. Son front, quoique peu ridé, semble porter le sceau d'une
+myriade d'années. Ses cheveux gris sont des archives du passé, et ses
+yeux, plus gris encore, sont des sibylles de l'avenir. Le plancher de sa
+cabine était encombré d'étranges in-folio à fermoirs de fer,
+d'instruments de science usés et d'anciennes cartes d'un style
+complètement oublié. Sa tête était appuyée sur ses mains, et d'un oeil
+ardent et inquiet il dévorait un papier que je pris pour une
+commission[29], et qui, en tout cas, portait une signature royale. Il se
+parlait à lui-même,--comme le premier matelot que j'avais aperçu dans la
+cale,--et marmottait d'une voix basse et chagrine quelques syllabes
+d'une langue étrangère; et, bien que je fusse tout à côté de lui, il me
+semblait que sa voix arrivait à mon oreille de la distance d'un mille.
+
+* * * * *
+
+Le navire avec tout ce qu'il contient est imprégné de l'esprit des
+anciens âges. Les hommes de l'équipage glissent çà et là comme les
+ombres des siècles enterrés; dans leurs yeux vit une pensée ardente et
+inquiète; et quand, sur mon chemin, leurs mains tombent dans la lumière
+effarée des fanaux, j'éprouve quelque chose que je n'ai jamais éprouvé
+jusqu'à présent, quoique toute ma vie j'aie eu la folie des antiquités,
+et que je me sois baigné dans l'ombre des colonnes ruinées de Balbeck,
+de Tadmor et de Persépolis, tant qu'à la fin mon âme elle-même est
+devenue une ruine.
+
+* * * * *
+
+Quand je regarde autour de moi, je suis honteux de mes premières
+terreurs. Si la tempête qui nous a poursuivis jusqu'à présent me fait
+trembler, ne devrais-je pas être frappé d'horreur devant cette bataille
+du vent et de l'Océan, dont les mots vulgaires: tourbillon et simoun ne
+peuvent pas donner la moindre idée? Le navire est littéralement enfermé
+dans les ténèbres d'une éternelle nuit et dans un chaos d'eau qui
+n'écume plus; mais, à une distance d'une lieue environ de chaque côté,
+nous pouvons apercevoir, indistinctement et par intervalles, de
+prodigieux remparts de glace qui montent vers le ciel désolé et
+ressemblent aux murailles de l'univers!
+
+* * * * *
+
+Comme je l'avais pensé, le navire est évidemment dans un courant,--si
+l'on peut proprement appeler ainsi une marée qui va mugissant et hurlant
+à travers les blancheurs de la glace, et fait entendre du côté du sud un
+tonnerre plus précipité que celui d'une cataracte tombant à pic.
+
+* * * * *
+
+Concevoir l'horreur de mes sensations est, je crois, chose absolument
+impossible; cependant, la curiosité de pénétrer les mystères de ces
+effroyables régions surplombe encore mon désespoir et suffit à me
+réconcilier avec le plus hideux aspect de la mort. Il est évident que
+nous nous précipitons vers quelque entraînante découverte,--quelque
+incommunicable secret dont la connaissance implique la mort. Peut-être
+ce courant nous conduit-il au pôle sud lui-même. Il faut avouer que
+cette supposition, si étrange en apparence, a toute probabilité pour
+elle.
+
+* * * * *
+
+L'équipage se promène sur le pont d'un pas tremblant et inquiet; mais il
+y a dans toutes les physionomies une expression qui ressemble plutôt à
+l'ardeur de l'espérance qu'à l'apathie du désespoir.
+
+Cependant nous avons toujours le vent arrière, et, comme nous portons
+une masse de toile, le navire s'enlève quelquefois en grand hors de la
+mer. Oh! horreur sur horreur!--la glace s'ouvre soudainement à droite et
+à gauche, et nous tournons vertigineusement dans d'immenses cercles
+concentriques, tout autour des bords d'un gigantesque amphithéâtre, dont
+les murs perdent leur sommet dans les ténèbres et l'espace. Mais il ne
+me reste que peu de temps pour rêver à ma destinée! Les cercles se
+rétrécissent rapidement,--nous plongeons follement dans l'étreinte du
+tourbillon, et, à travers le mugissement, le beuglement et le
+détonnement de l'Océan et de la tempête, le navire tremble,--ô Dieu!--il
+se dérobe...--il sombre![30]
+
+
+
+
+UNE DESCENTE DANS LE MAELSTRÖM
+
+Les voies de Dieu, dans la nature comme dans l'ordre de la Providence,
+ne sont point nos voies; et les types que nous concevons n'ont aucune
+mesure commune avec la vastitude, la profondeur et l'incompréhensibilité
+de ses oeuvres, qui contiennent en elles un abîme plus profond que le
+puits de Démocrite.
+
+JOSEPH GLANVILL.
+
+
+Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieil homme,
+pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.
+
+--Il n'y a pas encore bien longtemps,--dit-il à la fin--je vous aurais
+guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a
+trois ans, il m'est arrivé une aventure plus extraordinaire que n'en
+essuya jamais un être mortel ou du moins telle que jamais homme n'y a
+survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que j'ai endurées
+m'ont brisé le corps et l'âme. Vous me croyez très-vieux, mais je ne le
+suis pas. Il a suffi du quart d'une journée pour blanchir ces cheveux
+noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au
+point de trembler après le moindre effort et d'être effrayé par une
+ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige,
+regarder par-dessus ce petit promontoire.
+
+Le petit promontoire sur le bord duquel il s'était si négligemment jeté
+pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps
+surplombait, et qu'il n'était garanti d'une chute que par le point
+d'appui que prenait son coude sur l'arête extrême et glissante, le petit
+promontoire s'élevait à quinze ou seize cents pieds environ d'un chaos
+de rochers situés au-dessous de nous,--immense précipice de granit
+luisant et noir. Pour rien au monde je n'aurais voulu me hasarder à six
+pieds du bord. Véritablement, j'étais si profondément agité par la
+situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de
+mon long sur le sol, m'accrochant à quelques arbustes voisins, n'osant
+pas même lever les yeux vers le ciel. Je m'efforçais en vain de me
+débarrasser de l'idée que la fureur du vent mettait en danger la base
+même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver
+le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans
+l'espace.
+
+--Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-là, me dit le guide, car
+je vous ai amené ici pour vous faire voir à loisir le théâtre de
+l'événement dont je parlais tout à l'heure, et pour vous raconter toute
+l'histoire avec la scène même sous vos yeux.
+
+«Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette manière minutieuse qui le
+caractérisait, nous sommes maintenant sur la côte même de Norvège, au
+68e degré de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le
+lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet
+est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu;
+accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige,--c'est
+cela,--et regardez au delà de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer
+à nos pieds.»
+
+Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont
+la couleur d'encre me rappela tout d'abord le tableau du géographe
+Nubien et sa _Mer des Ténèbres_. C'était un panorama plus effroyablement
+désolé qu'il n'est donné à une imagination humaine de le concevoir. À
+droite et à gauche, aussi loin que l'oeil pouvait atteindre,
+s'allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d'une falaise
+horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était
+puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête
+blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du
+promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, à une distance de
+cinq ou six milles en mer, on apercevait une île qui avait l'air désert,
+ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle
+était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se
+dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et
+entouré de groupes interrompus de roches noires.
+
+L'aspect de l'Océan, dans l'étendue comprise entre le rivage et l'île la
+plus éloignée, avait quelque chose d'extraordinaire. En ce moment même,
+il soufflait du côté de la terre une si forte brise, qu'un brick, tout
+au large, était à la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque
+disparaissait quelquefois tout entière; et pourtant il n'y avait rien
+qui ressemblât à une houle régulière, mais seulement, et en dépit du
+vent, un clapotement d'eau, bref, vif et tracassé dans tous les
+sens;--très-peu d'écume, excepté dans le voisinage immédiat des rochers.
+
+--L'île que vous voyez là-bas, reprit le vieil homme, est appelée par
+les Norvégiens Vurrgh. Celle qui est à moitié chemin est Moskoe. Celle
+qui est à un mille au nord est Ambaaren. Là-bas sont Islesen, Hotholm,
+Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin,--entre Moskoe et
+Vurrgh,--Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais
+noms de ces endroits; mais pourquoi ai-je jugé nécessaire de vous les
+nommer, je n'en sais rien, je n'y puis rien comprendre,--pas plus que
+vous.--Entendez-vous quelque chose? Voyez-vous quelque changement sur
+l'eau?
+
+Nous étions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, où nous
+étions montés en partant de l'intérieur de Lofoden, de sorte que nous
+n'avions pu apercevoir la mer que lorsqu'elle nous avait apparu tout
+d'un coup du sommet le plus élevé. Pendant que le vieil homme parlait,
+j'eus la perception d'un bruit très-fort et qui allait croissant, comme
+le mugissement d'un immense troupeau de buffles dans une prairie
+d'Amérique; et, au moment même, je vis ce que les marins appellent le
+caractère _clapoteux_ de la mer se changer rapidement en un courant qui
+se faisait vers l'est. Pendant que je regardais, ce courant prit une
+prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse,--à son
+impétuosité déréglée. En cinq minutes, toute la mer, jusqu'à Vurrgh, fut
+fouettée par une indomptable furie; mais c'était entre Moskoe et la côte
+que dominait principalement le vacarme. Là, le vaste lit des eaux,
+sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement
+en convulsions frénétiques,--haletant, bouillonnant, sifflant,
+pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant
+et se ruant tout entier vers l'est avec une rapidité qui ne se manifeste
+que dans des chutes d'eau précipitées.
+
+Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement
+radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons
+disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes d'écume
+apparurent là où je n'en avais vu aucune jusqu'alors. Ces bandes, à la
+longue, s'étendirent à une grande distance, et, se combinant entre
+elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés
+et semblèrent former le germe d'un vortex[31] plus vaste. Soudainement,
+très-soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et
+définie, dans un cercle de plus d'un mille de diamètre. Le bord du
+tourbillon était marqué par une large ceinture d'écume lumineuse; mais
+pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont
+l'intérieur, aussi loin que l'oeil pouvait y plonger, était fait d'un
+mur liquide, poli, brillant et d'un noir de jais, faisant avec l'horizon
+un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l'influence
+d'un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix
+effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante
+cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n'en a jamais
+envoyé de pareille vers le ciel.
+
+La montagne tremblait dans sa base même, et le roc remuait. Je me jetai
+à plat ventre, et, dans un excès d'agitation nerveuse, je m'accrochai au
+maigre gazon.
+
+--Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le
+grand tourbillon du Maelström.
+
+--On l'appelle quelquefois ainsi, dit-il; mais nous autres Norvégiens,
+nous le nommons le Moskoe-Strom, de l'île de Moskoe, qui est située à
+moitié chemin.
+
+Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne m'avaient nullement
+préparé à ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-être plus
+détaillée qu'aucune autre ne donne pas la plus légère idée de la
+magnificence et de l'horreur du tableau,--ni de l'étrange et ravissante
+sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Je ne sais pas
+précisément de quel point de vue ni à quelle heure l'a vu l'écrivain en
+question; mais ce ne peut être ni du sommet de Helseggen, ni pendant une
+tempête. Il y a néanmoins quelques passages de sa description qui
+peuvent être cités pour les détails, quoiqu'ils soient très-insuffisants
+pour donner une impression du spectacle.
+
+«Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de l'eau est de
+trente-six à quarante brasses; mais, de l'autre côté, du côté de Ver (il
+veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point qu'un navire ne
+pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se déchirer sur
+les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient
+la marée, le courant se jette dans l'espace compris entre Lofoden et
+Moskoe avec une tumultueuse rapidité; mais le rugissement de son
+terrible reflux est à peine égalé par celui des plus hautes et des plus
+terribles cataractes; le bruit se fait entendre à plusieurs lieues, et
+les tourbillons ou tournants creux sont d'une telle étendue et d'une
+telle profondeur, que, si un navire entre dans la région de son
+attraction, il est inévitablement absorbé et entraîné au fond, et, là,
+déchiré en morceaux contre les rochers; et, quand le courant se relâche,
+les débris sont rejetés à la surface. Mais ces intervalles de
+tranquillité n'ont lieu qu'entre le reflux et le flux, par un temps
+calme, et ne durent qu'un quart d'heure; puis la violence du courant
+revient graduellement.
+
+«Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une
+tempête, il est dangereux d'en approcher, même d'un mille norvégien. Des
+barques, des yachts, des navires ont été entraînés pour n'y avoir pas
+pris garde avant de se trouver à portée de son attraction. Il arrive
+assez fréquemment que des baleines viennent trop près du courant et sont
+maîtrisées par sa violence; et il est impossible de décrire leurs
+mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se
+dégager.
+
+«Une fois, un ours, essayant de passer à la nage le détroit entre
+Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emporté au fond; il
+rugissait si effroyablement qu'on l'entendait du rivage. De vastes
+troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent
+brisés et déchirés, au point qu'on dirait qu'il leur a poussé des poils.
+Cela démontre clairement que le fond est fait de roches pointues sur
+lesquelles ils ont été roulés çà et là. Ce courant est réglé par le flux
+et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures.
+Dans l'année 1645, le dimanche de la Sexagésime, de fort grand matin, il
+se précipita avec un tel fracas et une telle impétuosité, que des
+pierres se détachaient des maisons de la côte...»
+
+En ce qui concerne la profondeur de l'eau, je ne comprends pas comment
+on a pu s'en assurer dans la proximité immédiate du tourbillon. Les
+_quarante brasses_ doivent avoir trait seulement aux parties du canal
+qui sont tout près du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La
+profondeur au centre du Moskoe-Strom doit être incommensurablement plus
+grande, et il suffit, pour en acquérir la certitude, de jeter un coup
+d'oeil oblique dans l'abîme du tourbillon, quand on est sur le sommet le
+plus élevé de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans
+le Phlégéthon[32] hurlant, je ne pouvais m'empêcher de sourire de la
+simplicité avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses
+difficiles à croire, ses anecdotes d'ours et de baleines; car il me
+semblait que c'était chose évidente de soi que le plus grand vaisseau de
+ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction,
+devait y résister aussi peu qu'une plume à un coup de vent et
+disparaître tout en grand et tout d'un coup.
+
+Les explications qu'on a données du phénomène,--dont quelques-unes, je
+me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles à la
+lecture,--avaient maintenant un aspect très-différent et très-peu
+satisfaisant. L'explication généralement reçue est que, comme les trois
+petits tourbillons des îles Féroë, celui-ci «n'a pas d'autre cause que
+le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long
+d'un banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte; et
+qu'ainsi, plus la marée s'élève, plus la chute est profonde, et que le
+résultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse
+puissance de succion est suffisamment démontrée par de moindres
+exemples». Tels sont les termes de l'_Encyclopédie britannique_. Kircher
+et d'autres imaginent qu'au milieu du canal du Maelström est un abîme
+qui traverse le globe et aboutit dans quelque région très-éloignée;--le
+golfe de Bothnie a même été désigné une fois un peu légèrement. Cette
+opinion assez puérile était celle à laquelle, pendant que je contemplais
+le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment; et,
+comme j'en faisais part au guide, je fus assez surpris de l'entendre me
+dire que, bien que telle fût l'opinion presque générale des Norvégiens à
+ce sujet, ce n'était néanmoins pas la sienne. Quant à cette idée, il
+confessa qu'il était incapable de la comprendre, et je finis par être
+d'accord avec lui; car, pour concluante qu'elle soit sur le papier, elle
+devient absolument inintelligible et absurde à côté du tonnerre de
+l'abîme.
+
+--Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme,
+si vous voulez que nous nous glissions derrière cette roche, sous le
+vent, de manière qu'elle amortisse le vacarme de l'eau, je vous conterai
+une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du
+Moskoe-Strom!
+
+Je me plaçai comme il le désirait, et il commença:
+
+--Moi et mes deux frères, nous possédions autrefois un semaque gréé en
+goélette, de soixante et dix tonneaux à peu près, avec lequel nous
+pêchions habituellement parmi les îles au delà de Moskoe, près de
+Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne pêche, pourvu
+qu'on s'y prenne en temps opportun et qu'on ait le courage de tenter
+l'aventure; mais, parmi tous les hommes de la côte de Lofoden, nous
+trois seuls, nous faisions notre métier ordinaire d'aller aux îles,
+comme je vous dis. Les pêcheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers
+le sud. On y peut prendre du poisson à toute heure, sans courir grand
+risque, et naturellement ces endroits-là sont préférés; mais les places
+de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson
+de la plus belle qualité, mais aussi en bien plus grande abondance; si
+bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans
+le métier n'auraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En
+somme, nous faisions de cela une espèce de spéculation désespérée,--le
+risque de la vie remplaçait le travail, et le courage tenait lieu de
+capital.
+
+«Nous abritions notre semaque dans une anse à cinq milles sur la côte
+au-dessus de celle-ci; et c'était notre habitude, par le beau temps, de
+profiter du répit de quinze minutes pour nous lancer à travers le canal
+principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et d'aller jeter
+l'ancre quelque part dans la proximité d'Otterholm ou de Sandflesen, où
+les remous ne sont pas aussi violents qu'ailleurs. Là, nous attendions
+ordinairement, pour lever l'ancre et retourner chez nous, à peu près
+jusqu'à l'heure de l'apaisement des eaux. Nous ne nous aventurions
+jamais dans cette expédition sans un bon vent arrière pour aller et
+revenir,--un vent dont nous pouvions être sûrs pour notre retour,--et
+nous nous sommes rarement trompés sur ce point. Deux fois, en six ans,
+nous avons été forcés de passer la nuit à l'ancre par suite d'un calme
+plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages; et, une autre fois,
+nous sommes restés à terre près d'une semaine, affamés jusqu'à la mort,
+grâce à un coup de vent qui se mit à souffler peu de temps après notre
+arrivée et rendit le canal trop orageux pour songer à le traverser. Dans
+cette occasion, nous aurions été entraînés au large en dépit de tout
+(car les tourbillons nous ballottaient çà et là avec une telle violence,
+qu'à la fin nous avions chassé sur notre ancre faussée), si nous
+n'avions dérivé dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici
+aujourd'hui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de
+Flimen, où, par bonheur, nous pûmes mouiller.
+
+«Je ne vous dirai pas la vingtième partie des dangers que nous essuyâmes
+dans les pêcheries,--c'est un mauvais parage, même par le beau
+temps,--mais nous trouvions toujours moyen de défier le Moskoe-Strom
+sans accident; parfois pourtant le coeur me montait aux lèvres quand
+nous étions d'une minute en avance ou en retard sur l'accalmie.
+Quelquefois, le vent n'était pas aussi vif que nous l'espérions en
+mettant à la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne
+l'aurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus
+difficile à gouverner.
+
+«Mon frère aîné avait un fils âgé de dix-huit ans, et j'avais pour mon
+compte deux grands garçons. Ils nous eussent été d'un grand secours dans
+de pareils cas, soit qu'ils eussent pris les avirons, soit qu'ils
+eussent pêché à l'arrière mais, vraiment, bien que nous consentissions à
+risquer notre vie, nous n'avions pas le coeur de laisser ces jeunesses
+affronter le danger; car, tout bien considéré, c'était un horrible
+danger, c'est la pure vérité.
+
+«Il y a maintenant trois ans moins quelques jours qu'arriva ce que je
+vais vous raconter. C'était le 10 juillet 18.., un jour que les gens de
+ce pays n'oublieront jamais,--car ce fut un jour où souffla la plus
+horrible tempête qui soit jamais tombée de la calotte des cieux.
+Cependant, toute la matinée et même fort avant dans l'après-midi, nous
+avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil était
+superbe, si bien que le plus vieux loup de mer n'aurait pas pu prévoir
+ce qui allait arriver.
+
+«Nous étions passés tous les trois, mes deux frères et moi, à travers
+les îles à deux heures de l'après-midi environ, et nous eûmes bientôt
+chargé le semaque de fort beau poisson, qui--nous l'avions remarqué tous
+trois--était plus abondant ce jour-là que nous ne l'avions jamais vu. Il
+était juste sept heures à ma montre quand nous levâmes l'ancre pour
+retourner chez nous, de manière à faire le plus dangereux du Strom dans
+l'intervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu à huit
+heures.
+
+«Nous partîmes avec une bonne brise à tribord, et, pendant quelque
+temps, nous filâmes très-rondement, sans songer le moins du monde au
+danger; car, en réalité, nous ne voyions pas la moindre cause
+d'appréhension. Tout à coup nous fûmes masqués par une saute de vent qui
+venait de Helseggen. Cela était tout à fait extraordinaire,--c'était une
+chose qui ne nous était jamais arrivée--et je commençais à être un peu
+inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous fîmes arriver au vent,
+mais nous ne pûmes jamais fendre les remous, et j'étais sur le point de
+proposer de retourner au mouillage, quand, regardant à l'arrière, nous
+vîmes tout l'horizon enveloppé d'un nuage singulier, couleur de cuivre,
+qui montait avec la plus étonnante vélocité.
+
+«En même temps, la brise qui nous avait pris en tête tomba, et, surpris
+alors par un calme plat, nous dérivâmes à la merci de tous les courants.
+Mais cet état de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le
+temps d'y réfléchir. En moins d'une minute, la tempête était sur
+nous,--une minute après, le ciel était entièrement chargé,--et il devint
+soudainement si noir, qu'avec les embruns qui nous sautaient aux yeux
+nous ne pouvions plus nous voir l'un l'autre à bord.
+
+«Vouloir décrire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux
+marin de Norvège n'en a jamais essuyé de pareil. Nous avions amené toute
+la toile avant que le coup de vent nous surprît; mais, dès la première
+rafale, nos deux mâts vinrent par-dessus bord, comme s'ils avaient été
+sciés par le pied,--le grand mât emportant avec lui mon plus jeune frère
+qui s'y était accroché par prudence.
+
+«Notre bateau était bien le plus léger joujou qui eût jamais glissé sur
+la mer. Il avait un pont effleuré avec une seule petite écoutille à
+l'avant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer
+solidement en traversant le Strom, bonne précaution dans une mer
+clapoteuse. Mais, dans cette circonstance présente, nous aurions sombré
+du premier coup,--car, pendant quelques instants, nous fûmes
+littéralement ensevelis sous l'eau. Comment mon frère aîné échappa-t-il
+à la mort? je ne puis le dire, je n'ai jamais pu me l'expliquer. Pour ma
+part, à peine avais-je lâché la misaine, que je m'étais jeté sur le pont
+à plat ventre, les pieds contre l'étroit plat-bord de l'avant, et les
+mains accrochées à un boulon, auprès du pied du mât de misaine. Le pur
+instinct m'avait fait agir ainsi, c'était indubitablement ce que j'avais
+de mieux à faire,--car j'étais trop ahuri pour penser.
+
+«Pendant quelques minutes, nous fûmes complètement inondés, comme je
+vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et
+me cramponnai à l'anneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester
+ainsi plus longtemps sans être suffoqué, je me dressai sur mes genoux,
+tenant toujours bon avec mes mains, et je dégageai ma tête. Alors, notre
+petit bateau donna de lui-même une secousse, juste comme un chien qui
+sort de l'eau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je m'efforçais
+alors de secouer de mon mieux la stupeur qui m'avait envahi et de
+recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce qu'il y avait à faire,
+quand je sentis quelqu'un qui me saisissait le bras. C'était mon frère
+aîné, et mon coeur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus
+bord;--mais, un moment après, toute cette joie se changea en horreur,
+quand, appliquant sa bouche à mon oreille, il vociféra ce simple mot:
+_Le Moskoe-Strom_!
+
+«Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pensées. Je
+frissonnai de la tête aux pieds, comme pris du plus violent accès de
+fièvre. Je comprenais suffisamment ce qu'il entendait par ce seul
+mot,--je savais bien ce qu'il voulait me faire entendre! Avec le vent
+qui nous poussait maintenant, nous étions destinés au tourbillon du
+Strom, et rien ne pouvait nous sauver!
+
+«Vous avez bien compris qu'en traversant le canal de Strom, nous
+faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, même par le
+temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin d'attendre et
+d'épier le répit de la marée; mais, maintenant, nous courions droit sur
+le gouffre lui-même, et avec une pareille tempête! «À coup sûr,
+pensai-je, nous y serons juste au moment de l'accalmie, il y a là encore
+un petit espoir.» Mais, une minute après, je me maudissais d'avoir été
+assez fou pour rêver d'une espérance quelconque. Je voyais parfaitement
+que nous étions condamnés, eussions-nous été un vaisseau de je ne sais
+combien de canons!
+
+«En ce moment, la première fureur de la tempête était passée, ou
+peut-être ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant;
+mais, en tout cas, la mer, que le vent avait d'abord maîtrisée, plane et
+écumeuse, se dressait maintenant en véritables montagnes. Un changement
+singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes
+les directions, il était toujours noir comme de la poix, mais presque
+au-dessus de nous il s'était fait une ouverture circulaire,--un ciel
+clair,--clair comme je ne l'ai jamais vu,--d'un bleu brillant et
+foncé,--et à travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un éclat
+que je ne lui avais jamais connu. Elle éclairait toutes choses autour de
+nous avec la plus grande netteté,--mais, grand Dieu! quelle scène à
+éclairer!
+
+«Je fis un ou deux efforts pour parler à mon frère; mais le vacarme,
+sans que je pusse m'expliquer comment, s'était accru à un tel point, que
+je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son
+oreille de toute la force de mes poumons. Tout à coup il secoua la tête,
+devint pâle comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire:
+_Écoute_!
+
+«D'abord, je ne compris pas ce qu'il voulait dire,--mais bientôt une
+épouvantable pensée se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon
+gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la
+lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans l'Océan. _Elle
+s'était arrêtée à sept heures! Nous avions laissé passer le répit de la
+marée, et le tourbillon du Strom était dans sa pleine furie!_
+
+«Quand un navire est bien construit, proprement équipé et pas trop
+chargé, les lames, par une grande brise, et quand il est au large,
+semblent toujours s'échapper de dessous sa quille,--ce qui parait
+très-étrange à un homme de terre,--et ce qu'on appelle, en langage de
+bord, chevaucher (_riding_.) Cela allait bien, tant que nous grimpions
+lestement sur la houle; mais, actuellement, une mer gigantesque venait
+nous prendre par notre arrière et nous enlevait avec elle,--haut,
+haut,--comme pour nous pousser jusqu'au ciel. Je n'aurais jamais cru
+qu'une lame pût monter si haut. Puis nous descendions en faisant une
+courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la nausée et le
+vertige, comme si je tombais en rêve du haut d'une immense montagne.
+Mais, du haut de la lame, j'avais jeté un rapide coup d'oeil autour de
+moi,--et ce seul coup d'oeil avait suffi. Je vis exactement notre
+position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom était à un quart
+de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au
+Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez
+maintenant ressemble à un remous de moulin. Si je n'avais pas su où nous
+étions et ce que nous avions à attendre, je n'aurais pas reconnu
+l'endroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux
+d'horreur; mes paupières se collèrent comme dans un spasme.
+
+«Moins de deux minutes après, nous sentîmes tout à coup la vague
+s'apaiser, et nous fûmes enveloppés d'écume. Le bateau fit un brusque
+demi-tour par bâbord, et partit dans cette nouvelle direction comme la
+foudre. Au même instant, le rugissement de l'eau se perdit dans une
+espèce de clameur aiguë,--un son tel que vous pouvez le concevoir en
+imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers lâchant à la
+fois leur vapeur. Nous étions alors dans la ceinture moutonneuse qui
+cercle toujours le tourbillon; et je croyais naturellement qu'en une
+seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne
+pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse vélocité
+avec laquelle nous y étions entraînés. Le bateau ne semblait pas plonger
+dans l'eau, mais la raser, comme une bulle d'air qui voltige sur la
+surface de la lame. Nous avions le tourbillon à tribord, et à bâbord se
+dressait le vaste Océan que nous venions de quitter. Il s'élevait comme
+un mur gigantesque se tordant entre nous et l'horizon.
+
+«Cela peut paraître étrange; mais alors, quand nous fûmes dans la gueule
+même de l'abîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en
+approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré
+d'une grande partie de cette terreur qui m'avait d'abord écrasé. Je
+suppose que c'était le désespoir qui raidissait mes nerfs.
+
+«Vous prendrez peut-être cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous
+dis est la vérité: je commençai à songer quelle magnifique chose c'était
+de mourir d'une pareille manière, et combien il était sot à moi de
+m'occuper d'un aussi vulgaire intérêt que ma conservation individuelle,
+en face d'une si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je
+crois que je rougis de honte quand cette idée traversa mon esprit. Peu
+d'instants après, je fus possédé de la plus ardente curiosité
+relativement au tourbillon lui-même. Je sentis positivement le _désir_
+d'explorer ses profondeurs, même au prix du sacrifice que j'allais
+faire; mon principal chagrin était de penser que je ne pourrais jamais
+raconter à mes vieux camarades les mystères que j'allais connaître.
+C'étaient là, sans doute, de singulières pensées pour occuper l'esprit
+d'un homme dans une pareille extrémité,--et j'ai souvent eu l'idée
+depuis lors que les évolutions du bateau autour du gouffre m'avaient un
+peu étourdi la tête.
+
+«Il y eut une autre circonstance qui contribua à me rendre maître de
+moi-même; ce fut la complète cessation du vent, qui ne pouvait plus nous
+atteindre dans notre situation actuelle:--car, comme vous pouvez en
+juger par vous-même, la ceinture d'écume est considérablement au-dessous
+du niveau général de l'Océan, et ce dernier nous dominait maintenant
+comme la crête d'une haute et noire montagne. Si vous ne vous êtes
+jamais trouvé en mer par une grosse tempête, vous ne pouvez vous faire
+une idée du trouble d'esprit occasionné par l'action simultanée du vent
+et des embruns. Cela vous aveugle, vous étourdit, vous étrangle et vous
+ôte toute faculté d'action ou de réflexion. Mais nous étions maintenant
+grandement soulagés de tous ces embarras,--comme ces misérables
+condamnés à mort, à qui on accorde dans leur prison quelques petites
+faveurs qu'on leur refusait tant que l'arrêt n'était pas prononcé.
+
+«Combien de fois fîmes-nous le tour de cette ceinture, il m'est
+impossible de le dire. Nous courûmes tout autour, pendant une heure à
+peu près; nous volions plutôt que nous ne flottions, et nous nous
+rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et
+toujours plus près, toujours plus près de son épouvantable arête
+intérieure.
+
+«Pendant tout ce temps, je n'avais pas lâché le boulon. Mon frère était
+à l'arrière, se tenant à une petite barrique vide, solidement attachée
+sous l'échauguette, derrière l'habitacle; c'était le seul objet du bord
+qui n'eût pas été balayé quand le coup de temps nous avait surpris.
+
+«Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il lâcha le
+baril et tâcha de saisir l'anneau, que, dans l'agonie de sa terreur, il
+s'efforçait d'arracher de mes mains, et qui n'était pas assez large pour
+nous donner sûrement prise à tous deux. Je n'ai jamais éprouvé de
+douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille
+action,--quoique je visse bien qu'alors il était insensé et que la pure
+frayeur en avait fait un fou furieux.
+
+«Néanmoins, je ne cherchai pas à lui disputer la place. Je savais bien
+qu'il importait fort peu à qui appartiendrait l'anneau; je lui laissai
+le boulon, et m'en allai au baril de l'arrière. Il n'y avait pas grande
+difficulté à opérer cette manoeuvre; car le semaque filait en rond avec
+assez d'aplomb et assez droit sur sa quille, poussé quelquefois çà et là
+par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. À peine
+m'étais-je arrangé dans ma nouvelle position, que nous donnâmes une
+violente embardée à tribord, et que nous piquâmes la tête la première
+dans l'abîme. Je murmurai une rapide prière à Dieu, et je pensai que
+tout était fini.
+
+«Comme je subissais l'effet douloureusement nauséabond de la descente,
+je m'étais instinctivement cramponné au baril avec plus d'énergie, et
+j'avais fermé les yeux. Pendant quelque secondes, je n'osai pas les
+ouvrir,--m'attendant à une destruction instantanée et m'étonnant de ne
+pas déjà en être aux angoisses suprêmes de l'immersion. Mais les
+secondes s'écoulaient; je vivais encore. La sensation de chute avait
+cessé, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup à ce qu'il était
+déjà, quand nous étions pris dans la ceinture d'écume, à l'exception que
+maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et
+regardai une fois encore le tableau.
+
+«Jamais je n'oublierai les sensations d'effroi, d'horreur et
+d'admiration que j'éprouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau
+semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la
+surface intérieure d'un entonnoir d'une vaste circonférence, d'une
+profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies,
+auraient pu être prises pour de l'ébène, sans l'éblouissante vélocité
+avec laquelle elles pirouettaient et l'étincelante et horrible clarté
+qu'elles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce
+trou circulaire que j'ai déjà décrit, ruisselaient en un fleuve d'or et
+de splendeur le long des murs noirs et pénétraient jusque dans les plus
+intimes profondeurs de l'abîme.
+
+«D'abord, j'étais trop troublé pour observer n'importe quoi avec quelque
+exactitude. L'explosion générale de cette magnificence terrifique était
+tout ce que je pouvais voir. Néanmoins, quand je revins un peu à moi,
+mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette
+direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle à cause de la
+situation de notre semaque qui était suspendu sur la surface inclinée du
+gouffre; il courait toujours sur sa quille, c'est-à-dire que son pont
+formait un plan parallèle à celui de l'eau, qui faisait comme un talus
+incliné à plus de 45 degrés, de sorte que nous avions l'air de nous
+soutenir sur notre côté. Je ne pouvais m'empêcher de remarquer,
+toutefois, que je n'avais guère plus de peine à me retenir des mains et
+des pieds, dans cette situation, que si nous avions été sur un plan
+horizontal; et cela tenait, je suppose, à la vélocité avec laquelle nous
+tournions.
+
+«Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de l'immense
+gouffre; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, à cause
+d'un épais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel
+planait un magnifique arc-en-ciel, semblable à ce pont étroit et
+vacillant que les musulmans affirment être le seul passage entre le
+Temps et l'Éternité. Ce brouillard ou cette écume était sans doute
+occasionné par le conflit des grands murs de l'entonnoir, quand ils se
+rencontraient et se brisaient au fond;--quant au hurlement qui montait
+de ce brouillard vers le ciel, je n'essayerai pas de le décrire.
+
+«Notre première glissade dans l'abîme, à partir de la ceinture d'écume,
+nous avait portés à une grande distance sur la pente; mais
+postérieurement notre descente ne s'effectua pas aussi rapidement, à
+beaucoup près. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus
+avec un mouvement uniforme, mais avec des élans qui parfois ne nous
+projetaient qu'à une centaine de yards, et d'autres fois nous faisaient
+accomplir une évolution complète autour du tourbillon. À chaque tour,
+nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais d'une
+manière très-sensible.
+
+«Je regardai au large sur le vaste désert d'ébène qui nous portait, et
+je m'aperçus que notre barque n'était pas le seul objet qui fût tombé
+dans l'étreinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on
+voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs
+d'arbres, ainsi que bon nombre d'articles plus petits, tels que des
+pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves. J'ai
+déjà décrit la curiosité surnaturelle qui s'était substituée à mes
+primitives terreurs. Il me sembla qu'elle augmentait à mesure que je me
+rapprochais de mon épouvantable destinée. Je commençai alors à épier
+avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre
+compagnie. Il _fallait_ que j'eusse le délire,--car je trouvais même une
+sorte d'_amusement_ à calculer les vitesses relatives de leur descente
+vers le tourbillon d'écume.
+
+«--Ce sapin, me surpris-je une fois à dire, sera certainement la
+première chose qui fera le terrible plongeon et qui disparaîtra;--et je
+fus fort désappointé de voir qu'un bâtiment de commerce hollandais avait
+pris les devants et s'était engouffré le premier. À la longue, après
+avoir fait quelques conjectures de cette nature, et m'être toujours
+trompé,--ce fait,--le fait de mon invariable mécompte,--me jeta dans un
+ordre de réflexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre
+mon coeur encore plus lourdement.
+
+«Ce n'était pas une nouvelle terreur qui m'affectait ainsi, mais l'aube
+d'une espérance bien plus émouvante. Cette espérance surgissait en
+partie de la mémoire, en partie de l'observation présente. Je me
+rappelai l'immense variété d'épaves qui jonchaient la côte de Lofoden,
+et qui avaient toutes été absorbées et revomies par le Moskoe-Strom. Ces
+articles, pour la plus grande partie, étaient déchirés de la manière la
+plus extraordinaire,--éraillés, écorchés, au point qu'ils avaient l'air
+d'être tout garnis de pointes et d'esquilles.--Mais je me rappelais
+distinctement alors qu'il y en avait quelques-uns qui n'étaient pas
+défigurés du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette
+différence qu'en supposant que les fragments écorchés fussent les seuls
+qui eussent été complètement absorbés,--les autres étant entrés dans le
+tourbillon à une période assez avancée de la marée, ou, après y être
+entrés, étant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez
+lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du
+reflux,--suivant le cas. Je concevais qu'il était possible, dans les
+deux cas, qu'ils eussent remonté, en tourbillonnant de nouveau jusqu'au
+niveau de l'Océan, sans subir le sort de ceux qui avaient été entraînés
+de meilleure heure ou absorbés plus rapidement.
+
+«Je fis aussi trois observations importantes: la première, que,--règle
+générale,--plus les corps étaient gros, plus leur descente était
+rapide;--la seconde, que, deux masses étant données, d'une égale
+étendue, l'une sphérique et l'autre de _n'importe quelle autre forme_,
+la supériorité de vitesse dans la descente était pour la sphère la
+troisième,--que, de deux masses d'un volume égal, l'une cylindrique et
+l'autre de n'importe quelle autre forme, le cylindre était absorbé le
+plus lentement.
+
+«Depuis ma délivrance, j'ai eu à ce sujet quelques conversations avec un
+vieux maître d'école du district; et c'est de lui que j'ai appris
+l'usage des mots cylindre et sphère. Il m'a expliqué--mais j'ai oublié
+l'explication--que ce que j'avais observé était la conséquence naturelle
+de la forme des débris flottants, et il m'a démontré comment un
+cylindre, tournant dans un tourbillon, présentait plus de résistance à
+sa succion et était attiré avec plus de difficulté qu'un corps d'une
+autre forme quelconque et d'un volume égal[33].
+
+«Il y avait une circonstance saisissante qui donnait une grande force à
+ces observations, et me rendait anxieux de les vérifier: c'était qu'à
+chaque révolution nous passions devant un baril ou devant une vergue ou
+un mât de navire, et que la plupart de ces objets, nageant à notre
+niveau quand j'avais ouvert les yeux pour la première fois sur les
+merveilles du tourbillon, étaient maintenant situés bien au-dessus de
+nous et semblaient n'avoir guère bougé de leur position première.
+
+«Je n'hésitai pas plus longtemps sur ce que j'avais à faire. Je résolus
+de m'attacher avec confiance à la barrique que je tenais toujours
+embrassée, de larguer le câble qui la retenait à la cage, et de me jeter
+avec elle à la mer. Je m'efforçai d'attirer par signes l'attention de
+mon frère sur les barils flottants auprès desquels nous passions, et je
+fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui faire comprendre ce que
+j'allais tenter. Je crus à la longue qu'il avait deviné mon dessein
+mais, qu'il l'eût ou ne l'eût pas saisi, il secoua la tête avec
+désespoir et refusa de quitter sa place près du boulon. Il m'était
+impossible de m'emparer de lui; la conjoncture ne permettait pas de
+délai. Ainsi, avec une amère angoisse, je l'abandonnai à sa destinée; je
+m'attachai moi-même à la barrique avec le câble qui l'amarrait à
+l'échauguette, et, sans hésiter un moment de plus, je me précipitai avec
+elle dans la mer.
+
+«Le résultat fut précisément ce que j'espérais. Comme c'est moi-même qui
+vous raconte cette histoire,--comme vous voyez que j'ai échappé,--et
+comme vous connaissez déjà le mode de salut que j'employai et pouvez dès
+lors prévoir tout ce que j'aurais de plus à vous dire, j'abrégerai mon
+récit et j'irai droit à la conclusion.
+
+«Il s'était écoulé une heure environ depuis que j'avais quitté le bord
+du semaque, quand, étant descendu à une vaste distance au-dessous de
+moi, il fit coup sur coup trois ou quatre tours précipités, et,
+emportant mon frère bien-aimé, piqua de l'avant décidément et pour
+toujours, dans le chaos d'écume. Le baril auquel j'étais attaché nageait
+presque à moitié chemin de la distance qui séparait le fond du gouffre
+de l'endroit où je m'étais précipité par dessus bord, quand un grand
+changement eut lieu dans le caractère du tourbillon. La pente des parois
+du vaste entonnoir se fit de moins en moins escarpée. Les évolutions du
+tourbillon devinrent graduellement de moins en moins rapides. Peu à peu
+l'écume et l'arc-en-ciel disparurent, et le fond du gouffre sembla
+s'élever lentement.
+
+«Le ciel était clair, le vent était tombé, et la pleine lune se couchait
+radieusement à l'ouest, quand je me retrouvai à la surface de l'Océan,
+juste en vue de la côte de Lofoden, et au-dessus de l'endroit où était
+_naguère_ le tourbillon du Moskoe-Strom. C'était l'heure de
+l'accalmie,--mais la mer se soulevait toujours en vagues énormes par
+suite de la tempête. Je fus porté violemment dans le canal du Strom et
+jeté en quelques minutes à la côte, parmi les pêcheries. Un bateau me
+repêcha,--épuisé de fatigue;--et, maintenant que le danger avait
+disparu, le souvenir de ces horreurs m'avait rendu muet. Ceux qui me
+tirèrent à bord étaient mes vieux camarades de mer et mes compagnons de
+chaque jour,--mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu'ils n'auraient
+reconnu un voyageur revenu du monde des esprits. Mes cheveux, qui la
+veille étaient d'un noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les
+voyez maintenant. Ils dirent aussi que toute l'expression de ma
+physionomie était changée. Je leur contai mon histoire,--ils ne
+voulurent pas y croire.--Je vous la raconte, à vous, maintenant, et
+j'ose à peine espérer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants
+pêcheurs de Lofoden.»
+
+
+
+
+LA VÉRITÉ SUR LE CAS DE M. VALDEMAR
+
+
+Que le cas extraordinaire de M. Valdemar ait excité une discussion, il
+n'y a certes pas lieu de s'en étonner. C'eût été un miracle qu'il n'en
+fût pas ainsi,--particulièrement dans de telles circonstances. Le désir
+de toutes les parties intéressées à tenir l'affaire secrète, au moins
+pour le présent ou en attendant l'opportunité d'une nouvelle
+investigation, et nos efforts pour y réussir ont laissé place à un récit
+tronqué ou exagéré qui s'est propagé dans le public, et qui, présentant
+l'affaire sous les couleurs les plus désagréablement fausses, est
+naturellement devenu la source d'un grand discrédit.
+
+Il est maintenant devenu nécessaire que je donne les faits, autant du
+moins que je les comprends moi-même. Succinctement les voici:
+
+Mon attention, dans ces trois dernières années, avait été à plusieurs
+reprises attirée vers le magnétisme; et, il y a environ neuf mois, cette
+pensée frappa presque soudainement mon esprit que, dans la série des
+expériences faites jusqu'à présent, il y avait une très-remarquable et
+très-inexplicable lacune:--personne n'avait encore été magnétisé _in
+articulo mortis_. Restait à savoir, d'abord si dans un pareil état
+existait chez le patient une réceptibilité quelconque de l'influx
+magnétique; en second lieu, si, dans le cas d'affirmative, elle était
+atténuée ou augmentée par la circonstance; troisièmement, jusqu'à quel
+point et pour combien de temps les empiétements de la mort pouvaient
+être arrêtés par l'opération. Il y avait d'autres points à vérifier,
+mais ceux-ci excitaient le plus ma curiosité,--particulièrement le
+dernier, à cause du caractère immensément grave de ses conséquences.
+
+En cherchant autour de moi un sujet au moyen duquel je pusse éclairer
+ces points, je fus amené à jeter les yeux sur mon ami, M. Ernest
+Valdemar, le compilateur bien connu de la _Bibliotheca forensica_, et
+auteur (sous le pseudonyme d'Issachar Marx) des traductions polonaises
+de _Wallenstein_ et de _Gargantua_. M. Valdemar, qui résidait
+généralement à Harlem (New York) depuis l'année 1839, est ou était
+particulièrement remarquable par l'excessive maigreur de sa
+personne,--ses membres inférieurs ressemblant beaucoup à ceux de John
+Randolph,--et aussi par la blancheur de ses favoris qui faisaient
+contraste avec sa chevelure noire, que chacun prenait conséquemment pour
+une perruque. Son tempérament était singulièrement nerveux et en faisait
+un excellent sujet pour les expériences magnétiques. Dans deux ou trois
+occasions, je l'avais amené à dormir sans grande difficulté; mais je fus
+désappointé quant aux autres résultats que sa constitution particulière
+m'avait naturellement fait espérer. Sa volonté n'était jamais
+positivement ni entièrement soumise à mon influence, et relativement à
+la _clairvoyance_ je ne réussis à faire avec lui rien sur quoi l'on pût
+faire fond. J'avais toujours attribué mon insuccès sur ces points au
+dérangement de sa santé. Quelques mois avant l'époque où je fis sa
+connaissance, les médecins l'avaient déclaré atteint d'une phtisie bien
+caractérisée. C'était à vrai dire sa coutume de parler de sa fin
+prochaine avec beaucoup de sang-froid, comme d'une chose qui ne pouvait
+être ni évitée ni regrettée.
+
+Quand ces idées, que j'exprimais tout à l'heure, me vinrent pour la
+première fois, il était très-naturel que je pensasse à M. Valdemar. Je
+connaissais trop bien la solide philosophie de l'homme pour redouter
+quelques scrupules de sa part, et il n'avait point de parents en
+Amérique qui pussent plausiblement intervenir. Je lui parlai franchement
+de la chose; et, à ma grande surprise, il parut y prendre un intérêt
+très-vif. Je dis à ma grande surprise, car, quoiqu'il eût toujours
+gracieusement livré sa personne à mes expériences, il n'avait jamais
+témoigné de sympathie pour mes études. Sa maladie était de celles qui
+admettent un calcul exact relativement à l'époque de leur _dénoûment_;
+et il fut finalement convenu entre nous qu'il m'enverrait chercher
+vingt-quatre heures avant le terme marqué par les médecins pour sa mort.
+
+Il y a maintenant sept mois passés que je reçus de M. Valdemar le billet
+suivant:
+
+«Mon cher P...,
+
+«Vous pouvez aussi bien venir _maintenant_. D... et F... s'accordent à
+dire que je n'irai pas, demain, au delà de minuit; et je crois qu'ils
+ont calculé juste, ou bien peu s'en faut.
+
+«VALDEMAR.»
+
+Je recevais ce billet une demi-heure après qu'il m'était écrit, et, en
+quinze minutes au plus, j'étais dans la chambre du mourant. Je ne
+l'avais pas vu depuis dix jours, et je fus effrayé de la terrible
+altération que ce court intervalle avait produite en lui. Sa face était
+d'une couleur de plomb; les yeux étaient entièrement éteints, et
+l'amaigrissement était si remarquable que les pommettes avaient crevé la
+peau. L'expectoration était excessive; le pouls à peine sensible. Il
+conservait néanmoins d'une manière fort singulière toutes ses facultés
+spirituelles et une certaine quantité de force physique. Il parlait
+distinctement,--prenait sans aide quelques drogues palliatives,--et,
+quand j'entrai dans la chambre, il était occupé à écrire quelques notes
+sur un agenda. Il était soutenu dans son lit par des oreillers. Les
+docteurs D... et F... lui donnaient leurs soins.
+
+Après avoir serré la main de Valdemar, je pris ces messieurs à part et
+j'obtins un compte rendu minutieux de l'état du malade. Le poumon gauche
+était depuis dix-huit mois dans un état semi-osseux ou cartilagineux, et
+conséquemment tout à fait impropre à toute fonction vitale. Le droit,
+dans sa région supérieure, s'était aussi ossifié, sinon en totalité, du
+moins partiellement, pendant que la partie inférieure n'était plus
+qu'une masse de tubercules purulents, se pénétrant les uns les autres.
+Il existait plusieurs perforations profondes, et en un certain point il
+y avait adhérence permanente des côtes. Ces phénomènes du lobe droit
+étaient de date comparativement récente. L'ossification avait marché
+avec une rapidité très-insolite--un mois auparavant on n'en découvrait
+encore aucun symptôme--et l'adhérence n'avait été remarquée que dans ces
+trois derniers jours. Indépendamment de la phtisie, on soupçonnait un
+anévrisme de l'aorte, mais sur ce point les symptômes d'ossification
+rendaient impossible tout diagnostic exact. L'opinion des deux médecins
+était que M. Valdemar mourrait le lendemain dimanche vers minuit. Nous
+étions au samedi, et il était sept heures du soir.
+
+En quittant le chevet du moribond pour causer avec moi, les docteurs
+D... et F... lui avaient dit un suprême adieu. Ils n'avaient pas
+l'intention de revenir; mais, à ma requête, ils consentirent à venir
+voir le patient vers dix heures de la nuit.
+
+Quand ils furent partis, je causai librement avec M. Valdemar de sa mort
+prochaine, et plus particulièrement de l'expérience que nous nous étions
+proposée. Il se montra toujours plein de bon vouloir; il témoigna même
+un vif désir de cette expérience et me pressa de commencer tout de
+suite. Deux domestiques, un homme et une femme, étaient là pour donner
+leurs soins; mais je ne me sentis pas tout à fait libre de m'engager
+dans une tâche d'une telle gravité sans autres témoignages plus
+rassurants que ceux que pourraient produire ces gens-là en cas
+d'accident soudain. Je renvoyais donc l'opération à huit heures, quand
+l'arrivée d'un étudiant en médecine, avec lequel j'étais un peu lié, M.
+Théodore L..., me tira définitivement d'embarras. Primitivement j'avais
+résolu d'attendre les médecins; mais je fus induit à commencer tout de
+suite, d'abord par les sollicitations de M. Valdemar, en second lieu par
+la conviction que je n'avais pas un instant à perdre, car il s'en allait
+évidemment.
+
+M. L... fut assez bon pour accéder au désir que j'exprimai qu'il prît
+des notes de tout ce qui surviendrait; et c'est d'après son
+procès-verbal que je décalque pour ainsi dire mon récit. Quand je n'ai
+pas condensé, j'ai copié mot pour mot.
+
+Il était environ huit heures moins cinq, quand, prenant la main du
+patient, je le priai de confirmer à M. L..., aussi distinctement qu'il
+le pourrait, que c'était son formel désir, à lui Valdemar, que je fisse
+une expérience magnétique sur lui, dans de telles conditions.
+
+Il répliqua faiblement, mais très-distinctement: «Oui, je désire être
+magnétisé»; ajoutant immédiatement après: «Je crains bien que vous
+n'ayez différé trop longtemps.»
+
+Pendant qu'il parlait, j'avais commencé les passes que j'avais déjà
+reconnues les plus efficaces pour l'endormir. Il fut évidemment
+influencé par le premier mouvement de ma main qui traversa son front;
+mais, quoique je déployasse toute ma puissance, aucun autre effet
+sensible ne se manifesta jusqu'à dix heures dix minutes, quand les
+médecins D... et F... arrivèrent au rendez-vous. Je leur expliquai en
+peu de mots mon dessein; et, comme ils n'y faisaient aucune objection,
+disant que le patient était déjà dans sa période d'agonie, je continuai
+sans hésitation, changeant toutefois les passes latérales en passes
+longitudinales, et concentrant tout mon regard juste dans l'oeil du
+moribond.
+
+Pendant ce temps, son pouls devint imperceptible, et sa respiration
+obstruée et marquant un intervalle d'une demi-minute.
+
+Cet état dura un quart d'heure, presque sans changement. À l'expiration
+de cette période, néanmoins, un soupir naturel, quoique horriblement
+profond, s'échappa du sein du moribond, et la respiration ronflante
+cessa, c'est-à-dire que son ronflement ne fut plus sensible; les
+intervalles n'étaient pas diminués. Les extrémités du patient étaient
+d'un froid de glace.
+
+À onze heures moins cinq minutes, j'aperçus des symptômes non équivoques
+de l'influence magnétique. Le vacillement vitreux de l'oeil s'était
+changé en cette expression pénible de regard _en dedans_ qui ne se voit
+jamais que dans les cas de somnambulisme et à laquelle il est impossible
+de se méprendre; avec quelques passes latérales rapides, je fis palpiter
+les paupières, comme quand le sommeil nous prend, et, en insistant un
+peu, je les fermai tout à fait. Ce n'était pas assez pour moi, et je
+continuai mes exercices vigoureusement et avec la plus intense
+projection de volonté jusqu'à ce que j'eusse complètement paralysé les
+membres du dormeur, après les avoir placés dans une position en
+apparence commode. Les jambes étaient tout à fait allongées, les bras à
+peu près étendus, et reposant sur le lit à une distance médiocre des
+reins. La tête était très-légèrement élevée.
+
+Quand j'eus fait tout cela, il était minuit sonné, et je priai ces
+messieurs d'examiner la situation de M. Valdemar. Après quelques
+expériences, ils reconnurent qu'il était dans un état de catalepsie[34]
+magnétique extraordinairement parfaite. La curiosité des deux médecins
+était grandement excitée. Le docteur D... résolut tout à coup de passer
+toute la nuit auprès du patient, pendant que le docteur F... prit congé
+de nous en promettant de revenir au petit jour; M. L... et les
+gardes-malades restèrent.
+
+Nous laissâmes M. Valdemar absolument tranquille jusqu'à trois heures du
+matin; alors, je m'approchai de lui et le trouvai exactement dans le
+même état que quand le docteur F... était parti,--c'est-à-dire qu'il
+était étendu dans la même position; que le pouls était imperceptible, la
+respiration douce, à peine sensible--excepté par l'application d'un
+miroir aux lèvres, les yeux fermés naturellement, et les membres aussi
+rigides et aussi froids que du marbre. Toutefois, l'apparence générale
+n'était certainement pas celle de la mort.
+
+En approchant de M. Valdemar, je fis une espèce de demi-effort pour
+déterminer son bras droit à suivre le mien dans les mouvements que je
+décrivais doucement çà et là au-dessus de sa personne. Autrefois, quand
+j'avais tenté ces expériences avec le patient, elles n'avaient jamais
+pleinement réussi, et assurément je n'espérais guère mieux réussir cette
+fois; mais, à mon grand étonnement, son bras suivit très-doucement,
+quoique les indiquant faiblement, toutes les directions que le mien lui
+assigna. Je me déterminai à essayer quelques mots de conversation.
+
+--Monsieur Valdemar, dis-je, dormez-vous?
+
+Il ne répondit pas, mais j'aperçus un tremblement sur ses lèvres, et je
+fus obligé de répéter ma question une seconde et une troisième fois. À
+la troisième tout son être fut agité d'un léger frémissement; les
+paupières se soulevèrent d'elles-mêmes comme pour dévoiler une ligne
+blanche du globe; les lèvres remuèrent paresseusement et laissèrent
+échapper ces mots dans un murmure à peine intelligible:
+
+--Oui; je dors maintenant. Ne m'éveillez pas!...--Laissez-moi mourir
+ainsi!
+
+Je tâtai les membres et les trouvai toujours aussi rigides. Le bras
+droit, comme tout à l'heure, obéissait à la direction de ma main. Je
+questionnai de nouveau le somnambule.
+
+--Vous sentez-vous toujours mal à la poitrine, monsieur Valdemar?
+
+La réponse ne fut pas immédiate; elle fut encore moins accentuée que la
+première:
+
+--Mal?--non,--je meurs.
+
+Je ne jugeai pas convenable de le tourmenter davantage pour le moment,
+et il ne se dit, il ne se fit rien de nouveau jusqu'à l'arrivée du
+docteur F..., qui précéda un peu le lever du soleil, et éprouva un
+étonnement sans bornes en trouvant le patient encore vivant. Après avoir
+tâté le pouls du somnambule et lui avoir appliqué un miroir sur les
+lèvres, il me pria de lui parler encore.
+
+--Monsieur Valdemar, dormez-vous toujours?
+
+Comme précédemment, quelques minutes s'écoulèrent avant la réponse; et,
+durant l'intervalle, le moribond sembla rallier toute son énergie pour
+parler. À ma question répétée pour la quatrième fois, il répondit
+très-faiblement, presque inintelligiblement:
+
+--Oui, toujours;--je dors,--je meurs.
+
+C'était alors l'opinion, ou plutôt le désir des médecins, qu'on permît à
+M. Valdemar de rester sans être troublé dans cet état actuel de calme
+apparent, jusqu'à ce que la mort survînt; et cela devait avoir lieu,--on
+fut unanime là-dessus,--dans un délai de cinq minutes. Je résolus
+cependant de lui parler encore une fois, et je répétai simplement ma
+question précédente.
+
+Pendant que je parlais, il se fit un changement marqué dans la
+physionomie du somnambule. Les yeux roulèrent dans leurs orbites,
+lentement découverts par les paupières qui remontaient; la peau prit un
+ton général cadavéreux, ressemblant moins à du parchemin qu'à du papier
+blanc; et les deux taches hectiques[35] circulaires, qui jusque-là
+étaient vigoureusement fixées dans le centre de chaque joue,
+s'_éteignirent_ tout d'un coup. Je me sers de cette expression, parce
+que la soudaineté de leur disparition me fait penser à une bougie
+soufflée plutôt qu'à toute autre chose. La lèvre supérieure, en même
+temps, se tordit en remontant au dessus des dents que tout à l'heure
+elle couvrait entièrement, pendant que la mâchoire inférieure tombait
+avec une saccade qui put être entendue, laissant la bouche toute grande
+ouverte, et découvrant en plein la langue noire et boursouflée. Je
+présume que tous les témoins étaient familiarisés avec les horreurs d'un
+lit de mort; mais l'aspect de M. Valdemar en ce moment était tellement
+hideux, hideux au delà de toute conception, que ce fut une reculade
+générale loin de la région du lit.
+
+Je sens maintenant que je suis arrivé à un point de mon récit où le
+lecteur révolté me refusera toute croyance. Cependant, mon devoir est de
+continuer.
+
+Il n'y avait plus dans M. Valdemar le plus faible symptôme de vitalité:
+et, concluant qu'il était mort, nous le laissions aux soins des
+gardes-malades, quand un fort mouvement de vibration se manifesta dans
+la langue. Cela dura pendant une minute peut-être. À l'expiration de
+cette période, des mâchoires distendues et immobiles jaillit une
+voix,--une voix telle que ce serait folie d'essayer de la décrire. Il y
+a cependant deux ou trois épithètes qui pourraient lui être appliquées
+comme des à-peu-près: ainsi, je puis dire que le son était âpre,
+déchiré, caverneux; mais le hideux total n'est pas définissable, par la
+raison que de pareils sons n'ont jamais hurlé dans l'oreille de
+l'humanité. Il y avait cependant deux particularités qui--je le pensai
+alors, et je le pense encore,--peuvent être justement prises comme
+caractéristiques de l'intonation, et qui sont propres à donner quelque
+idée de son étrangeté extra-terrestre. En premier lieu, la voix semblait
+parvenir à nos oreilles,--aux miennes du moins,--comme d'une très
+lointaine distance ou de quelque abîme souterrain. En second lieu, elle
+m'impressionna (je crains, en vérité, qu'il me soit impossible de me
+faire comprendre) de la même manière que les matières glutineuses ou
+gélatineuses affectent le sens de toucher.
+
+J'ai parlé à la fois de son et de voix. Je veux dire que le son était
+d'une syllabisation distincte, et même terriblement, effroyablement
+distincte. M. Valdemar _parlait_, évidemment pour répondre à la question
+que je lui avais adressée quelques minutes auparavant. Je lui avais
+demandé, on s'en souvient, s'il dormait toujours. Il disait maintenant:
+
+--Oui,--non,--_j'ai dormi_,--et maintenant,--maintenant, _je suis mort_.
+
+Aucune des personnes présentes n'essaya de nier ni même de réprimer
+l'indescriptible, la frissonnante horreur que ces quelques mots ainsi
+prononcés étaient si bien faits pour créer. M. L..., l'étudiant,
+s'évanouit. Les gardes-malades s'enfuirent immédiatement de la chambre,
+et il fut impossible de les y ramener. Quant à mes propres impressions,
+je ne prétends pas les rendre intelligibles pour le lecteur. Pendant
+près d'une heure, nous nous occupâmes en silence (pas un mot ne fut
+prononcé) à rappeler M. L... à la vie. Quand il fut revenu à lui, nous
+reprîmes nos investigations sur l'état de M. Valdemar.
+
+Il était resté à tous égards tel que je l'ai décrit en dernier lieu, à
+l'exception que le miroir ne donnait plus aucun vestige de respiration.
+Une tentative de saignée au bras resta sans succès. Je dois mentionner
+aussi que ce membre n'était plus soumis à ma volonté. Je m'efforçai en
+vain de lui faire suivre la direction de ma main. La seule indication
+réelle de l'influence magnétique se manifestait maintenant dans le
+mouvement vibratoire de la langue. Chaque fois que j'adressais une
+question à M. Valdemar, il semblait qu'il fit un effort pour répondre,
+mais que sa volition ne fût pas suffisamment durable. Aux questions
+faites par une autre personne que moi il paraissait absolument
+insensible,--quoique j'eusse tenté de mettre chaque membre de la société
+en rapport magnétique avec lui. Je crois que j'ai maintenant relaté tout
+ce qui est nécessaire pour faire comprendre l'état du somnambule dans
+cette période. Nous nous procurâmes d'autres infirmiers, et, à dix
+heures, je sortis de la maison, en compagnie des deux médecins et de M.
+L...
+
+Dans l'après-midi, nous revînmes tous voir le patient. Son état était
+absolument le même. Nous eûmes alors une discussion sur l'opportunité et
+la possibilité de l'éveiller; mais nous fûmes bientôt d'accord en ceci
+qu'il n'en pouvait résulter aucune utilité. Il était évident que
+jusque-là, la mort, ou ce que l'on définit habituellement par le mot
+_mort_, avait été arrêtée par l'opération magnétique. Il nous semblait
+clair à tous qu'éveiller M. Valdemar c'eût été simplement assurer sa
+minute suprême, ou au moins accélérer sa désorganisation.
+
+Depuis lors, jusqu'à la fin de la semaine dernière,--_un intervalle de
+sept mois à peu près_,--nous nous réunîmes journellement dans la maison
+de M. Valdemar, accompagnés de médecins et d'autres amis. Pendant tout
+ce temps, le somnambule resta _exactement_ tel que je l'ai décrit. La
+surveillance des infirmiers était continuelle.
+
+Ce fut vendredi dernier que nous résolûmes finalement de faire
+l'expérience du réveil, ou du moins d'essayer de l'éveiller; et c'est le
+résultat, déplorable peut-être, de cette dernière tentative, qui a donné
+naissance à tant de discussions dans les cercles privés, à tant de
+bruits dans lesquels je ne puis m'empêcher de voir le résultat d'une
+crédulité populaire injustifiable.
+
+Pour arracher M. Valdemar à la catalepsie magnétique, je fis usage des
+passes accoutumées. Pendant quelque temps, elles furent sans résultat.
+Le premier symptôme de retour à la vie fut un abaissement partiel de
+l'iris. Nous observâmes comme un fait très-remarquable que cette
+descente de l'iris était accompagnée de flux très-abondant d'une liqueur
+jaunâtre (de dessous les paupières) d'une odeur âcre et fortement
+désagréable.
+
+On me suggéra alors d'essayer d'influencer le bras du patient, comme par
+le passé. J'essayai, je ne pus. Le docteur F... exprima le désir que je
+lui adressasse une question. Je le fis de la manière suivante:
+
+--Monsieur Valdemar, pouvez-vous nous expliquer quels sont maintenant
+vos sensations ou vos désirs?
+
+Il y eut un retour immédiat des cercles hectiques sur les joues; la
+langue trembla ou plutôt roula violemment dans la bouche (quoique les
+mâchoires et les lèvres demeurassent toujours immobiles), et à la longue
+la même horrible voix que j'ai décrite fit éruption:
+
+--Pour l'amour de Dieu!--vite!--vite!--faites-moi dormir,--ou bien,
+vite! éveillez-moi!--vite! _Je vous dis que je suis mort!_
+
+J'étais totalement énervé, et pendant une minute, je restai indécis sur
+ce que j'avais à faire. Je fis d'abord un effort pour calmer le patient;
+mais, cette totale vacance de ma volonté ne me permettant pas d'y
+réussir, je fis l'inverse et m'efforçai aussi vivement que possible de
+le réveiller. Je vis bientôt que cette tentative aurait un plein
+succès,--ou du moins je me figurai bientôt que mon succès serait
+complet,--et je suis sûr que chacun dans la chambre s'attendait au
+réveil du somnambule.
+
+Quant à ce qui arriva en réalité, aucun être humain n'aurait jamais pu
+s'y attendre: c'est au delà de toute possibilité.
+
+Comme je faisais rapidement les passes magnétiques à travers les cris de
+«Mort! Mort!» qui faisaient littéralement explosion sur la langue et non
+sur les lèvres du sujet,--tout son corps,--d'un seul coup,--dans
+l'espace d'une minute, et même moins,--se déroba,--s'émietta,--se
+_pourrit_ absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les
+témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide,--une abominable
+putréfaction.
+
+
+
+
+RÉVÉLATION MAGNÉTIQUE
+
+
+Bien que les ténèbres du doute enveloppent encore toute la théorie
+positive du magnétisme, ses foudroyants effets sont maintenant presque
+universellement admis. Ceux qui doutent de ces effets sont de purs
+douteurs de profession, une impuissante et peu honorable caste. Ce
+serait absolument perdre son temps aujourd'hui que de s'amuser à prouver
+que l'homme, par un pur exercice de sa volonté, peut impressionner
+suffisamment son semblable pour le jeter dans une condition anormale,
+dont les phénomènes ressemblent littéralement à ceux de la mort, ou du
+moins leur ressemblent plus qu'aucun des phénomènes produits dans une
+condition normale connue; que, tout le temps que dure cet état, la
+personne ainsi influencée n'emploie qu'avec effort, et conséquemment
+avec peu d'aptitude, les organes extérieurs des sens, et que néanmoins
+elle perçoit, avec une perspicacité singulièrement subtile et par un
+canal mystérieux, des objets situés au delà de la portée des organes
+physiques; que de plus, ses facultés intellectuelles s'exaltent et se
+fortifient d'une manière prodigieuse; que ses sympathies avec la
+personne qui agit sur elle sont profondes; et que finalement sa
+_susceptibilité_ des impressions magnétiques, croît en proportion de
+leur fréquence, en même temps que les phénomènes particuliers obtenus
+s'étendent et se prononcent davantage et dans la même proportion. Je dis
+qu'il serait superflu de démontrer ces faits divers, où est contenue la
+loi générale du magnétisme, et qui en sont les traits principaux.
+
+Je n'infligerai donc pas aujourd'hui à mes lecteurs une démonstration
+aussi parfaitement oiseuse. Mon dessein, quant à présent, est en vérité
+d'une tout autre nature. Je sens le besoin, en dépit de tout un monde de
+préjugés, de raconter, sans commentaires, mais dans tous ses détails, un
+très-remarquable dialogue qui eut lieu entre un somnambule et moi.
+
+J'avais depuis longtemps l'habitude de magnétiser la personne en
+question, M. Vankirk, et la _susceptibilité_ vive, l'exaltation du sens
+magnétique s'étaient déjà manifestées. Pendant plusieurs mois, M.
+Vankirk avait beaucoup souffert d'une phtisie avancée, dont les effets
+les plus cruels avaient été diminués par mes passes, et, dans la nuit du
+mercredi, 15 courant, je fus appelé à son chevet.
+
+Le malade souffrait des douleurs vives dans la région du coeur et
+respirait avec une grande difficulté, ayant tous les symptômes
+ordinaires d'un asthme. Dans des spasmes semblables, il avait
+généralement trouvé du soulagement dans des applications de moutarde aux
+centres nerveux; mais ce soir-là, il y avait eu recours en vain.
+
+Quand j'entrai dans sa chambre, il me salua d'un gracieux sourire, et,
+quoiqu'il fût en proie à des douleurs physiques aiguës, il me parut
+absolument calme quant au moral.
+
+--Je vous ai envoyé chercher cette nuit, dit-il, non pas tant pour
+m'administrer un soulagement physique que pour me satisfaire
+relativement à de certaines impressions psychiques qui m'ont récemment
+causé beaucoup d'anxiété et de surprise. Je n'ai pas besoin de vous dire
+combien j'ai été sceptique jusqu'à présent sur le sujet de l'immortalité
+de l'âme. Je ne puis pas vous nier que, dans cette âme que j'allais
+niant, a toujours existé comme un demi-sentiment assez vague de sa
+propre existence. Mais ce demi-sentiment ne s'est jamais élevé à l'état
+de conviction. De tout cela ma raison n'avait rien à faire. Tous mes
+efforts pour établir là-dessus une enquête logique n'ont abouti qu'à me
+laisser plus sceptique qu'auparavant. Je me suis avisé d'étudier Cousin;
+je l'ai étudié dans ses propres ouvrages aussi bien que dans ses échos
+européens et américains. J'ai eu entre les mains, par exemple, le
+_Charles Elwood_ de Brownson[36]. Je l'ai lu avec une profonde
+attention. Je l'ai trouvé logique d'un bout à l'autre; mais les portions
+qui ne sont pas de la pure logique sont malheureusement les arguments
+primordiaux du héros incrédule du livre. Dans son résumé, il me parut
+évident que le raisonneur n'avait pas même réussi à se convaincre
+lui-même. La fin du livre a visiblement oublié le commencement, comme
+Trinculo son gouvernement[37]. Bref, je ne fus pas longtemps à
+m'apercevoir que, si l'homme doit être intellectuellement convaincu de
+sa propre immortalité, il ne le sera jamais par les pures abstractions
+qui ont été si longtemps la manie des moralistes anglais, français et
+allemands. Les abstractions peuvent être un amusement et une
+gymnastique, mais elles ne prennent pas possession de l'esprit. Tant que
+nous serons sur cette terre, la philosophie, j'en suis persuadé, nous
+sommera toujours en vain de considérer les qualités comme des êtres. La
+volonté peut consentir,--mais l'âme,--mais l'intellect, jamais.
+
+«Je répète donc que j'ai seulement senti à moitié, et que je n'ai jamais
+cru intellectuellement. Mais, dernièrement, il y eut en moi un certain
+renforcement de sentiment, qui prit une intensité assez grande pour
+ressembler à un acquiescement de la raison, au point que je trouve fort
+difficile de distinguer entre les deux. Je crois avoir le droit
+d'attribuer simplement cet effet à l'influence magnétique. Je ne saurais
+expliquer ma pensée que par une hypothèse, à savoir que l'exaltation
+magnétique me rend apte à concevoir un système de raisonnement qui dans
+mon existence anormale me convainc, mais qui, par une complète analogie
+avec le phénomène magnétique, ne s'étend pas, excepté par son effet,
+jusqu'à mon existence normale. Dans l'état somnambulique, il y a
+simultanéité et contemporanéité entre le raisonnement et la conclusion,
+entre la cause et son effet. Dans mon état naturel, la cause
+s'évanouissant, l'effet seul subsiste, et encore peut-être fort
+affaibli.
+
+«Ces considérations m'ont induit à penser que l'on pourrait tirer
+quelques bons résultats d'une série de questions bien dirigées,
+proposées à mon intelligence dans l'état magnétique. Vous avez souvent
+observé la profonde connaissance de soi-même manifestée par le
+somnambule et la vaste science qu'il déploie sur tous les points
+relatifs à l'état magnétique. De cette connaissance de soi-même on
+pourrait tirer des instructions suffisantes pour la rédaction
+rationnelle d'un catéchisme.»
+
+Naturellement, je consentis à faire cette expérience. Quelques passes
+plongèrent M. Vankirk dans le sommeil magnétique. Sa respiration devint
+immédiatement plus aisée, et il ne parut plus souffrir aucun malaise
+physique. La conversation suivante s'engagea.--_V_ dans le dialogue
+représentera le somnambule, et _P_, ce sera moi.
+
+_P._ Êtes-vous endormi?
+
+_V._ Oui,--non. Je voudrais bien dormir plus profondément.
+
+_P._ _(après quelques nouvelles passes)_. Dormez-vous bien maintenant?
+
+_V._ Oui.
+
+_P._ Comment supposez-vous que finira votre maladie actuelle?
+
+_V._ _(après une longue hésitation et parlant comme avec effort)_. J'en
+mourrai.
+
+_P._ Cette idée de mort vous afflige-t-elle?
+
+_V._ _(avec vivacité)_. Non, non!
+
+_P._ Cette perspective vous réjouit-elle?
+
+_V._ Si j'étais éveillé, j'aimerais mourir. Mais maintenant il n'y a pas
+lieu de le désirer. L'état magnétique est assez près de la mort pour me
+contenter.
+
+_P._ Je voudrais bien une explication un peu plus nette, monsieur
+Vankirk.
+
+_V._ Je le voudrais bien aussi; mais cela demande plus d'effort que je
+ne me sens capable d'en faire. Vous ne me questionnez pas
+convenablement.
+
+_P._ Alors, que faut-il vous demander?
+
+_V._ Il faut que vous commenciez par le commencement.
+
+_P._ Le commencement! Mais où est-il, le commencement?
+
+_V._ Vous savez bien que le commencement est DIEU. _(Ceci fut dit sur un
+ton bas, ondoyant, et avec tous les signes de la plus profonde
+vénération.)_
+
+_P._ Qu'est-ce que Dieu?
+
+_V._ _(hésitant quelques minutes)_. Je ne puis pas le dire.
+
+_P._ Dieu n'est-il pas un esprit?
+
+_V._ Quand j'étais éveillé, je savais ce que vous entendiez par esprit.
+Mais maintenant, cela ne me semble plus qu'un mot,--tel, par exemple,
+que vérité, beauté,--une qualité enfin.
+
+_P._ Dieu n'est-il pas immatériel?
+
+_V._ Il n'y a pas d'immatérialité;--c'est un simple mot. Ce qui n'est
+pas matière n'est pas,--à moins que les qualités ne soient des êtres.
+
+_P._ Dieu est-il donc matériel?
+
+_V._ Non. _(Cette réponse m'abasourdit.)_
+
+_P._ Alors, qu'est-il?
+
+_V._ _(après une longue pause, et en marmottant)_. Je le vois,--je le
+vois,--mais c'est une chose très-difficile à dire. _(Autre pause
+également longue.)_ Il n'est pas esprit, car il existe. Il n'est pas non
+plus matière, _comme vous l'entendez_. Mais il y a des _gradations_ de
+matière dont l'homme n'a aucune connaissance, la plus dense entraînant
+la plus subtile, la plus subtile pénétrant la plus dense. L'atmosphère,
+par exemple, met en mouvement le principe électrique, pendant que le
+principe électrique pénètre l'atmosphère. Ces _gradations_ de matière
+augmentent en raréfaction et en subtilité jusqu'à ce que nous arrivions
+à une matière _imparticulée_,--sans molécules--indivisible,--_une_; et
+ici la loi d'impulsion et de pénétration est modifiée. La matière
+suprême ou _imparticulée_ non seulement pénètre les êtres, mais met tous
+les êtres en mouvement--et ainsi elle _est_ tous les êtres en un, qui
+est elle-même. Cette matière est Dieu. Ce que les hommes cherchent à
+personnifier dans le mot _pensée_, c'est la matière en mouvement.
+
+_P._ Les métaphysiciens maintiennent que toute action se réduit à
+mouvement et pensée, et que celle-ci est l'origine de celui-là.
+
+_V._ Oui; je vois maintenant la confusion d'idées. Le mouvement est
+l'action de l'esprit, non de la pensée. La matière imparticulée, ou
+Dieu, à l'état de repos, est, autant que nous pouvons le concevoir, ce
+que les hommes appellent esprit. Et cette faculté
+d'automouvement--équivalente en effet à la volonté humaine--est dans la
+matière imparticulée le résultat de son unité et de son omnipotence;
+comment, je ne le sais pas, et maintenant je vois clairement que je ne
+le saurai jamais; mais la matière imparticulée, mise en mouvement par
+une loi ou une qualité contenue en elle, est pensante.
+
+_P._ Ne pouvez-vous pas me donner une idée plus précise de ce que vous
+entendez par matière imparticulée?
+
+_V._ Les matières dont l'homme a connaissance échappent aux sens, à
+mesure que l'on monte l'échelle. Nous avons, par exemple, un métal, un
+morceau de bois, une goutte d'eau, l'atmosphère, un gaz, le calorique,
+l'électricité, l'éther lumineux. Maintenant, nous appelons toutes ces
+choses matière, et nous embrassons toute matière dans une définition
+générale; mais, en dépit de tout ceci, il n'y a pas deux idées plus
+essentiellement distinctes que celle que nous attachons au métal et
+celle que nous attachons à l'éther lumineux. Si nous prenons ce dernier,
+nous sentons une presque irrésistible tentation de le classer avec
+l'esprit ou avec le néant. La seule considération qui nous retient est
+notre conception de sa constitution atomique. Et encore ici même,
+avons-nous besoin d'appeler à notre aide et de nous remémorer notre
+notion primitive de l'atome, c'est-à-dire de quelque chose possédant
+dans une infinie exiguïté la solidité, la tangibilité, la pesanteur.
+Supprimons l'idée de la constitution atomique, et il nous sera
+impossible de considérer l'éther comme une entité, ou au moins comme une
+matière. Faute d'un meilleur mot, nous pourrions l'appeler esprit.
+Maintenant, montons d'un degré au delà de l'éther lumineux, concevons
+une matière qui soit à l'éther, quant à la raréfaction, ce que l'éther
+est au métal, et nous arrivons enfin, en dépit de tous les dogmes de
+l'école, à une masse unique,--à une matière imparticulée. Car, bien que
+nous puissions admettre une infinie petitesse dans les atomes eux-mêmes,
+supposer une infinie petitesse dans les espaces qui les séparent est une
+absurdité. Il y aura un point,--il y aura un degré de raréfaction, où,
+si les atomes sont en nombre suffisant, les espaces s'évanouiront, et où
+la masse sera absolument une. Mais la considération de la constitution
+atomique étant maintenant mise de côté, la nature de cette masse glisse
+inévitablement dans notre conception de l'esprit. Il est clair,
+toutefois, qu'elle est tout aussi _matière_ qu'auparavant. Le vrai est
+qu'il est aussi impossible de concevoir l'esprit que d'imaginer ce qui
+n'est pas. Quand nous nous flattons d'avoir enfin trouvé cette
+conception, nous avons simplement donné le change à notre intelligence
+par la considération de la matière infiniment raréfiée.
+
+_P._ Il me semble qu'il y a une insurmontable objection à cette idée de
+cohésion absolue,--et c'est la très-faible résistance subie par les
+corps célestes dans leurs révolutions à travers l'espace,--résistance
+qui existe à un degré quelconque, cela est aujourd'hui démontré,--mais à
+un degré si faible qu'elle a échappé à la sagacité de Newton lui-même.
+Nous savons que la résistance des corps est surtout en raison de leur
+densité. L'absolue cohésion est l'absolue densité; là où il n'y a pas
+d'intervalles, il ne peut pas y avoir de passage. Un éther absolument
+dense constituerait un obstacle plus efficace à la marche d'une planète
+qu'un éther de diamant ou de fer.
+
+_V._ Vous m'avez fait cette objection avec une aisance qui est à peu
+près en raison de son apparente irréfutabilité.--Une étoile marche;
+qu'importe que l'étoile passe à travers l'éther ou l'éther à travers
+elle? Il n'y a pas d'erreur astronomique plus inexplicable que celle qui
+concilie le retard connu des comètes avec l'idée de leur passage à
+travers l'éther; car, quelque raréfié qu'on suppose l'éther, il fera
+toujours obstacle à toute révolution sidérale, dans une période
+singulièrement plus courte que ne l'ont admis tous ces astronomes qui se
+sont appliqués à glisser sournoisement sur un point qu'ils jugeaient
+insoluble. Le retard réel est d'ailleurs à peu près égal à celui qui
+peut résulter du frottement de l'éther dans son passage incessant à
+travers l'astre. La force de retard est donc double, d'abord momentanée
+et complète en elle-même, et en second lieu infiniment croissante.
+
+_P._ Mais dans tout cela,--dans cette identification de la pure matière
+avec Dieu, n'y a-t-il rien d'irrespectueux? _(Je fus forcé de répéter
+cette question pour que le somnambule pût complètement saisir ma
+pensée.)_
+
+_V._ Pouvez-vous dire pourquoi la matière est moins respectée que
+l'esprit? Mais vous oubliez que la matière dont je parle est, à tous
+égards et surtout relativement à ses hautes propriétés, la véritable
+_intelligence_ ou _esprit_ des écoles et en même temps la _matière_ de
+ces mêmes écoles. Dieu, avec tous les pouvoirs attribués à l'esprit,
+n'est que la perfection de la matière.
+
+_P._ Vous affirmez donc que la matière imparticulée en mouvement est
+pensée?
+
+_V._ En général, ce mouvement est la pensée universelle de l'esprit
+universel. Cette pensée crée. Toutes les choses créées ne sont que les
+pensées de Dieu.
+
+_P._ Vous dites: en général.
+
+_V._ Oui, l'esprit universel est Dieu; pour les nouvelles
+individualités, la _matière_ est nécessaire.
+
+_P._ Mais vous parlez maintenant d'esprit et de matière comme les
+métaphysiciens.
+
+_V._ Oui, pour éviter la confusion. Quand je dis esprit, j'entends la
+matière imparticulée ou suprême; sous le nom de matière, je comprends
+toutes les autres espèces.
+
+_P._ Vous disiez: pour les nouvelles individualités, la matière est
+nécessaire.
+
+_V._ Oui, car l'esprit existant incorporellement, c'est Dieu. Pour créer
+des êtres individuels pensants, il était nécessaire d'incarner des
+portions de l'esprit divin. C'est ainsi que l'homme est individualisé;
+dépouillé du vêtement corporel, il serait Dieu. Maintenant, le mouvement
+spécial des portions incarnées de la matière imparticulée, c'est la
+pensée de l'homme, comme le mouvement de l'ensemble est celle de Dieu.
+
+_P._ Vous dites que, dépouillé de son corps, l'homme sera Dieu?
+
+_V._ _(après quelque hésitation)_. Je n'ai pas pu dire cela, c'est une
+absurdité.
+
+_P._ _(consultant ses notes)_. Vous avez affirmé que, dépouillé du
+vêtement corporel, l'homme serait Dieu.
+
+_V._ Et cela est vrai. L'homme ainsi dégagé serait Dieu, il serait
+désindividualisé; mais il ne peut être ainsi dépouillé,--du moins il ne
+le sera jamais;--autrement, il nous faudrait concevoir une action de
+Dieu revenant sur elle-même, une action futile et sans but. L'homme est
+une créature; les créatures sont les pensées de Dieu, et c'est la nature
+d'une pensée d'être irrévocable.
+
+_P._ Je ne comprends pas. Vous dites que l'homme ne pourra jamais
+rejeter son corps.
+
+_V._ Je dis qu'il ne sera jamais sans corps.
+
+_P._ Expliquez-vous.
+
+_V._ Il y a deux corps: le rudimentaire et le complet, correspondant aux
+deux conditions de la chenille et du papillon. Ce que nous appelons mort
+n'est que la métamorphose douloureuse; notre incarnation actuelle est
+progressive, préparatoire, temporaire; notre incarnation future est
+parfaite, finale, immortelle. La vie finale est le but suprême.
+
+_P._ Mais nous avons une notion palpable de la métamorphose de la
+chenille.
+
+_V._ Nous, certainement, mais non la chenille. La matière dont notre
+corps rudimentaire est composé est à la portée des organes de ce même
+corps, ou, plus distinctement, nos organes rudimentaires sont appropriés
+à la matière dont est fait le corps rudimentaire, mais non à celle dont
+le corps suprême est composé. Le corps ultérieur ou suprême échappe donc
+à nos sens rudimentaires, et nous percevons seulement la coquille qui
+tombe en dépérissant et se détache de la forme intérieure, et non la
+forme intime elle-même; mais cette forme intérieure, aussi bien que la
+coquille, est appréciable pour ceux qui ont déjà opéré la conquête de la
+vie ultérieure.
+
+_P._ Vous avez dit souvent que l'état magnétique ressemblait
+singulièrement à la mort. Comment cela?
+
+_V._ Quand je dis qu'il ressemble à la mort, j'entends qu'il ressemble à
+la vie ultérieure, car, lorsque je suis magnétisé, les sens de ma vie
+rudimentaire sont en vacance, et je perçois les choses extérieures
+directement, sans organes, par un agent qui sera à mon service dans la
+vie ultérieure ou inorganique.
+
+_P._ Inorganique?
+
+_V._ Oui. Les organes sont des mécanismes par lesquels l'individu est
+mis en rapport sensible avec certaines catégories et formes de la
+matière, à l'exclusion des autres catégories et des autres formes. Les
+organes de l'homme sont appropriés à sa condition rudimentaire, et à
+elle seule. Sa condition ultérieure, étant inorganique, est propre à une
+compréhension infinie de toutes choses, une seule exceptée,--qui est la
+nature de la volonté de Dieu, c'est-à-dire le mouvement de la matière
+imparticulée. Vous aurez une idée distincte du corps définitif en le
+concevant tout cervelle; il n'est pas cela, mais une conception de cette
+nature vous rapprochera de l'idée de sa constitution réelle. Un corps
+lumineux communique une vibration à l'éther chargé de transmettre la
+lumière; cette vibration en engendre de semblables dans la rétine,
+lesquelles en communiquent de semblables au nerf optique; le nerf les
+traduit au cerveau, et le cerveau à la matière imparticulée qui le
+pénètre; le mouvement de cette dernière est la pensée, et sa première
+vibration, c'était la perception. Tel est le mode par lequel l'esprit de
+la vie rudimentaire communique avec le monde extérieur, et ce monde
+extérieur est, dans la vie rudimentaire, limité par l'idiosyncrasie des
+organes. Mais, dans la vie ultérieure, inorganique, le monde extérieur
+communique avec le corps entier,--qui est d'une substance ayant quelque
+affinité avec le cerveau, comme je vous l'ai dit,--sans autre
+intervention que celle d'un éther infiniment plus subtil que l'éther
+lumineux; et le corps tout entier vibre à l'unisson avec cet éther et
+met en mouvement la matière imparticulée dont il est pénétré. C'est donc
+à l'absence d'organes idiosyncrasiques qu'il faut attribuer la
+perception quasi illimitée de la vie ultérieure. Les organes sont des
+cages nécessaires où sont enfermés les êtres rudimentaires jusqu'à ce
+qu'ils soient garnis de toutes leurs plumes.
+
+_P._ Vous parlez d'êtres rudimentaires, y a-t-il d'autres êtres
+rudimentaires pensants que l'homme?
+
+_V._ L'incalculable agglomération de matière subtile dans les
+nébuleuses, les planètes, les soleils et autres corps qui ne sont ni
+nébuleuses, ni soleils, ni planètes a pour unique destination de servir
+d'aliment aux organes idiosyncrasiques d'une infinité d'êtres
+rudimentaires; mais, sans cette nécessité de la vie rudimentaire,
+acheminement à la vie définitive, de pareils mondes n'auraient pas
+existé; chacun de ces mondes est occupé par une variété distincte de
+créatures organiques, rudimentaires, pensantes; dans toutes, les organes
+varient avec les caractères généraux de l'habitacle. À la mort ou
+métamorphose, ces créatures, jouissant de la vie ultérieure, de
+l'immortalité, et connaissant tous les secrets, excepté l'_unique_,
+opèrent tous leurs actes et se meuvent dans tous les sens par un pur
+effet de leur volonté; elles habitent non plus les étoiles qui nous
+paraissent les seuls mondes palpables et pour la commodité desquelles
+nous croyons stupidement que l'espace a été créé, mais l'espace
+lui-même, cet infini dont l'immensité véritablement substantielle
+absorbe les étoiles comme des ombres et pour l'oeil des anges les efface
+comme des non-entités.
+
+_P._ Vous dites que, sans la _nécessité_ de la vie rudimentaire, les
+astres n'auraient pas été créés. Mais pourquoi cette nécessité?
+
+_V._ Dans la vie inorganique, aussi bien que généralement dans la
+matière inorganique, il n'y a rien qui puisse contredire l'action d'une
+loi simple, unique, qui est la Volition divine. La vie et la matière
+organiques,--complexes, substantielles et gouvernées par une loi
+multiple,--ont été constituées dans le but de créer un empêchement.
+
+_P._ Mais encore,--où était la nécessité de créer cet empêchement?
+
+_V._ Le résultat de la loi inviolée est perfection, justice, bonheur
+négatif. Le résultat de la loi violée est imperfection, injustice,
+douleur positive. Grâce aux empêchements apportés par le nombre, la
+complexité ou la substantialité des lois de la vie et de la matière
+organiques, la violation de la loi devient jusqu'à un certain point
+praticable. Ainsi la douleur, qui est impossible dans la vie
+inorganique, est possible dans l'organique.
+
+_P._ Mais en vue de quel résultat satisfaisant la possibilité de la
+douleur a-t-elle été créée?
+
+_V._ Toutes choses sont bonnes ou mauvaises par comparaison. Une
+suffisante analyse démontrera que le plaisir, dans tous les cas, n'est
+que le contraste de la peine. Le plaisir positif est une pure idée. Pour
+être heureux jusqu'à un certain point, il faut que nous ayons souffert
+jusqu'au même point. Ne jamais souffrir serait équivalent à n'avoir
+jamais été heureux. Mais il est démontré que dans la vie inorganique la
+peine ne peut pas exister; de là la nécessité de la peine dans la vie
+organique. La douleur de la vie primitive sur la terre est la seule
+base, la seule garantie du bonheur dans la vie ultérieure, dans le ciel.
+
+_P._ Mais encore il y a une de vos expressions que je ne puis absolument
+pas comprendre: l'immensité véritablement _substantielle_ de l'infini.
+
+_V._ C'est probablement parce que vous n'avez pas une notion
+suffisamment générique de l'expression _substance_ elle-même. Nous ne
+devons pas la considérer comme une qualité, mais comme un sentiment;
+c'est la perception, dans les êtres pensants, de l'appropriation de la
+matière à leur organisation. Il y a bien des choses sur la Terre qui
+seraient néant pour les habitants de Vénus, bien des choses visibles et
+tangibles dans Vénus, dont nous sommes incompétents à apprécier
+l'existence. Mais, pour les êtres inorganiques,--pour les anges,--la
+totalité de la matière imparticulée est substance, c'est-à-dire que,
+pour eux, la totalité de ce que nous appelons espace est la plus
+véritable substantialité. Cependant, les astres, pris au point de vue
+matériel, échappent au sens angélique dans la même proportion que la
+matière imparticulée, prise au point de vue immatériel, échappe aux sens
+organiques.
+
+Comme le somnambule, d'une voix faible, prononçait ces derniers mots,
+j'observai dans sa physionomie une singulière expression qui m'alarma un
+peu et me décida à le réveiller immédiatement. Je ne l'eus pas plus tôt
+fait qu'il tomba en arrière sur son oreiller et expira, avec un brillant
+sourire qui illuminait tous ses traits. Je remarquai que moins d'une
+minute après son corps avait l'immuable rigidité de la pierre; son front
+était d'un froid de glace, tel sans doute je l'eusse trouvé après une
+longue pression de la main d'Azraël[38]. Le somnambule, pendant la
+dernière partie de son discours, m'avait-il donc parlé du fond de la
+région des ombres?
+
+
+
+
+LES SOUVENIRS DE M. AUGUSTE BEDLOE
+
+
+Vers la fin de l'année 1827, pendant que je demeurais près de
+Charlottesville, dans la Virginie, je fis par hasard la connaissance de
+M. Auguste Bedloe. Ce jeune gentleman était remarquable à tous égards et
+excitait en moi une curiosité et un intérêt profonds. Je jugeai
+impossible de me rendre compte de son être tant physique que moral. Je
+ne pus obtenir sur sa famille aucun renseignement positif. D'où
+venait-il? Je ne le sus jamais bien. Même relativement à son âge,
+quoique je l'aie appelé un jeune gentleman, il y avait quelque chose qui
+m'intriguait au suprême degré. Certainement il semblait jeune, et même
+il affectait de parler de sa jeunesse; cependant, il y avait des moments
+où je n'aurais guère hésité à le supposer âgé d'une centaine d'années.
+Mais c'était surtout son extérieur qui avait un aspect tout à fait
+particulier. Il était singulièrement grand et mince;--se voûtant
+beaucoup;--les membres excessivement longs et émaciés;--le front large
+et bas;--une complexion absolument exsangue;--sa bouche, large et
+flexible, et ses dents, quoique saines, plus irrégulières que je n'en
+vis jamais dans aucune bouche humaine. L'expression de son sourire,
+toutefois, n'était nullement désagréable, comme on pourrait le supposer;
+mais elle n'avait aucune espèce de nuance. C'était une profonde
+mélancolie, une tristesse sans phases et sans intermittences. Ses yeux
+étaient d'une largeur anormale et ronds comme ceux d'un chat. Les
+pupilles elles-mêmes subissaient une contraction et une dilatation
+proportionnelles à l'accroissement et à la diminution de la lumière,
+exactement comme on l'a observé dans les races félines. Dans les moments
+d'excitation, les prunelles devenaient brillantes à un degré presque
+inconcevable et semblaient émettre des rayons lumineux d'un éclat non
+réfléchi, mais intérieur, comme fait un flambeau ou le soleil;
+toutefois, dans leur condition habituelle, elles étaient tellement
+ternes, inertes et nuageuses qu'elles faisaient penser aux yeux d'un
+corps enterré depuis longtemps.
+
+Ces particularités personnelles semblaient lui causer beaucoup d'ennui,
+et il y faisait continuellement allusion dans un style semi-explicatif,
+semi-justificatif qui, la première fois que je l'entendis,
+m'impressionna très-péniblement. Toutefois, je m'y accoutumai bientôt et
+mon déplaisir se dissipa. Il semblait avoir l'intention d'insinuer,
+plutôt que d'affirmer positivement, que physiquement il n'avait pas
+toujours été ce qu'il était; qu'une longue série d'attaques névralgiques
+l'avait réduit d'une condition de beauté personnelle non commune à celle
+que je voyais. Depuis plusieurs années, il recevait les soins d'un
+médecin nommé Templeton,--un vieux gentleman âgé de soixante-dix ans,
+peut-être,--qu'il avait pour la première fois rencontré à Saratoga et
+des soins duquel il tira dans ce temps, ou crut tirer, un grand secours.
+Le résultat fut que Bedloe, qui était riche, fit un arrangement avec le
+docteur Templeton, par lequel ce dernier, en échange d'une généreuse
+rémunération annuelle, consentit à consacrer exclusivement son temps et
+son expérience médicale à soulager le malade.
+
+Le docteur Templeton avait voyagé dans les jours de sa jeunesse, et
+était devenu à Paris un des sectaires les plus ardents des doctrines de
+Mesmer. C'était uniquement par le moyen des remèdes magnétiques qu'il
+avait réussi à soulager les douleurs aiguës de son malade; et ce succès
+avait très-naturellement inspiré à ce dernier une certaine confiance
+dans les opinions qui servaient de base à ces remèdes. D'ailleurs, le
+docteur, comme tous les enthousiastes, avait travaillé de son mieux à
+faire de son pupille un parfait prosélyte, et finalement il réussit si
+bien qu'il décida le patient à se soumettre à de nombreuses expériences.
+Fréquemment répétées, elles amenèrent un résultat qui, depuis longtemps,
+est devenu assez commun pour n'attirer que peu ou point l'attention,
+mais qui, à l'époque dont je parle, s'était très-rarement manifesté en
+Amérique. Je veux dire qu'entre le docteur Templeton et Bedloe s'était
+établi peu à peu un rapport magnétique très-distinct et très-fortement
+accentué. Je n'ai pas toutefois l'intention d'affirmer que ce rapport
+s'étendît au delà des limites de la puissance somnifère; mais cette
+puissance elle-même avait atteint une grande intensité. À la première
+tentative faite pour produire le sommeil magnétique, le disciple de
+Mesmer échoua complètement. À la cinquième ou sixième, il ne réussit que
+très-imparfaitement, et après des efforts opiniâtres. Ce fut seulement à
+la douzième que le triomphe fut complet. Après celle-là, la volonté du
+patient succomba rapidement sous celle du médecin, si bien que, lorsque
+je fis pour la première fois leur connaissance, le sommeil arrivait
+presque instantanément par un pur acte de volition de l'opérateur, même
+quand le malade n'avait pas conscience de sa présence. C'est seulement
+maintenant, en l'an 1845, quand de semblables miracles ont été
+journellement attestés par des milliers d'hommes, que je me hasarde à
+citer cette apparente impossibilité comme un fait positif.
+
+Le tempérament de Bedloe était au plus haut degré sensitif, excitable,
+enthousiaste. Son imagination, singulièrement vigoureuse et créatrice,
+tirait sans doute une force additionnelle de l'usage habituel de
+l'opium, qu'il consommait en grande quantité, et sans lequel l'existence
+lui eût été impossible. C'était son habitude d'en prendre une bonne dose
+immédiatement après son déjeuner, chaque matin,--ou plutôt immédiatement
+après une tasse de fort café, car il ne mangeait rien dans
+l'avant-midi,--et alors il partait seul, ou seulement accompagné d'un
+chien, pour une longue promenade à travers la chaîne de sauvages et
+lugubres hauteurs qui courent à l'ouest et au sud de Charlottesville, et
+qui sont décorées ici du nom de _Ragged Mountains_[39].
+
+Par un jour sombre, chaud et brumeux, vers la fin de novembre, et durant
+l'étrange interrègne de saisons que nous appelons en Amérique l'été
+indien, M. Bedloe partit, suivant son habitude, pour les montagnes. Le
+jour s'écoula, et il ne revint pas.
+
+Vers huit heures du soir, étant sérieusement alarmés par cette absence
+prolongée, nous allions nous mettre à sa recherche, quand il reparut
+inopinément, ni mieux ni plus mal portant, et plus animé que de coutume.
+Le récit qu'il fit de son expédition et des événements qui l'avaient
+retenu fut en vérité des plus singuliers:
+
+--Vous vous rappelez, dit-il, qu'il était environ neuf heures du matin
+quand je quittai Charlottesville. Je dirigeai immédiatement mes pas vers
+la montagne et, vers dix heures, j'entrai dans une gorge qui était
+entièrement nouvelle pour moi. Je suivis toutes les sinuosités de cette
+passe avec beaucoup d'intérêt.--Le théâtre qui se présentait de tous
+côtés, quoique ne méritant peut-être pas l'appellation de sublime,
+portait en soi un caractère indescriptible, et pour moi délicieux, de
+lugubre désolation. La solitude semblait absolument vierge. Je ne
+pouvais m'empêcher de croire que les gazons verts et les roches grises
+que je foulais n'avaient jamais été foulés par un pied humain. L'entrée
+du ravin est si complètement cachée, et de fait inaccessible, excepté à
+travers une série d'accidents, qu'il n'était pas du tout impossible que
+je fusse en vérité le premier aventurier,--le premier et le seul qui eût
+jamais pénétré ces solitudes.
+
+«L'épais et singulier brouillard ou fumée qui distingue l'été indien, et
+qui s'étendait alors pesamment sur tous les objets, approfondissait sans
+doute les impressions vagues que ces objets créaient en moi. Cette brume
+poétique était si dense que je ne pouvais jamais voir au delà d'une
+douzaine de yards de ma route. Ce chemin était excessivement sinueux et,
+comme il était impossible de voir le soleil, j'avais perdu toute idée de
+la direction dans laquelle je marchais. Cependant, l'opium avait produit
+son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d'une
+intensité d'intérêt. Dans le tremblement d'une feuille,--dans la couleur
+d'un brin d'herbe,--dans la forme d'un trèfle,--dans le bourdonnement
+d'une abeille,--dans l'éclat d'une goutte de rosée,--dans le soupir du
+vent,--dans les vagues odeurs qui venaient de la forêt,--se produisait
+tout un monde d'inspirations,--une procession magnifique et bigarrée de
+pensées désordonnées et rapsodiques.
+
+«Tout occupé par ces rêveries, je marchai plusieurs heures, durant
+lesquelles le brouillard s'épaissit autour de moi à un degré tel que je
+fus réduit à chercher mon chemin à tâtons. Et alors un indéfinissable
+malaise s'empara de moi. Je craignais d'avancer, de peur d'être
+précipité dans quelque abîme. Je me souvins aussi d'étranges histoires
+sur ces _Ragged Mountains_, et de races d'hommes bizarres et sauvages
+qui habitaient leurs bois et leurs cavernes. Mille pensées vagues me
+pressaient et me déconcertaient,--pensées que leur vague rendait encore
+plus douloureuses. Tout à coup mon attention fut arrêtée par un fort
+battement de tambour.
+
+«Ma stupéfaction, naturellement, fut extrême. Un tambour, dans ces
+montagnes, était chose inconnue. Je n'aurais pas été plus surpris par le
+son de la trompette de l'Archange. Mais une nouvelle et bien plus
+extraordinaire cause d'intérêt et de perplexité se manifesta.
+J'entendais s'approcher un bruissement sauvage, un cliquetis, comme d'un
+trousseau de grosses clefs,--et à l'instant même un homme à moitié nu,
+au visage basané, passa devant moi en poussant un cri aigu. Il passa si
+près de ma personne que je sentis le chaud de son haleine sur ma figure.
+Il tenait dans sa main un instrument composé d'une série d'anneaux de
+fer et les secouait vigoureusement en courant. À peine avait-il disparu
+dans le brouillard que, haletante derrière lui, la gueule ouverte et les
+yeux étincelants, s'élança une énorme bête. Je ne pouvais pas me
+méprendre sur son espèce: c'était une hyène.
+
+«La vue de ce monstre soulagea plutôt qu'elle n'augmenta mes
+terreurs;--car j'étais bien sûr maintenant que je rêvais, et je
+m'efforçai, je m'excitai moi-même à réveiller ma conscience. Je marchai
+délibérément et lestement en avant. Je me frottai les yeux. Je criai
+très-haut. Je me pinçai les membres. Une petite source s'étant présentée
+à ma vue, je m'y arrêtai, et je m'y lavai les mains, la tête et le cou.
+Je crus sentir se dissiper les sensations équivoques qui m'avaient
+tourmenté jusque-là. Il me parut, quand je me relevai, que j'étais un
+nouvel homme, et je poursuivis fermement et complaisamment ma route
+inconnue.
+
+«À la longue, tout à fait épuisé par l'exercice et par la lourdeur
+oppressive de l'atmosphère, je m'assis sous un arbre. En ce moment parut
+un faible rayon de soleil, et l'ombre des feuilles de l'arbre tomba sur
+le gazon, légèrement mais suffisamment définie. Pendant quelques
+minutes, je fixai cette ombre avec étonnement. Sa forme me comblait de
+stupeur. Je levai les yeux. L'arbre était un palmier.
+
+«Je me levai précipitamment et dans un état d'agitation terrible,--car
+l'idée que je rêvais n'était plus désormais suffisante. Je vis,--je
+sentis que j'avais le parfait gouvernement de mes sens,--et ces sens
+apportaient maintenant à mon âme un monde de sensations nouvelles et
+singulières. La chaleur devint tout d'un coup intolérable. Une étrange
+odeur chargeait la brise.--Un murmure profond et continuel, comme celui
+qui s'élève d'une rivière abondante, mais coulant régulièrement, vint à
+mes oreilles, entremêlé du bourdonnement particulier d'une multitude de
+voix humaines.
+
+«Pendant que j'écoutais, avec un étonnement qu'il est bien inutile de
+vous décrire, un fort et bref coup de vent enleva, comme une baguette de
+magicien, le brouillard qui chargeait la terre.
+
+«Je me trouvai au pied d'une haute montagne dominant une vaste plaine, à
+travers laquelle coulait une majestueuse rivière. Au bord de cette
+rivière s'élevait une ville d'un aspect oriental, telle que nous en
+voyons dans _Les Mille et Une Nuits_, mais d'un caractère encore plus
+singulier qu'aucune de celles qui y sont décrites. De ma position, qui
+était bien au-dessus du niveau de la ville, je pouvais apercevoir tous
+ses recoins et tous ses angles, comme s'ils eussent été dessinés sur une
+carte. Les rues paraissaient innombrables et se croisaient
+irrégulièrement dans toutes les directions, mais ressemblaient moins à
+des rues qu'à de longues allées contournées, et fourmillaient
+littéralement d'habitants. Les maisons étaient étrangement pittoresques.
+De chaque côté, c'était une véritable débauche de balcons, de vérandas,
+de minarets, de niches et de tourelles fantastiquement découpées. Les
+bazars abondaient; les plus riches marchandises s'y déployaient avec une
+variété et une profusion infinie: soies, mousselines, la plus
+éblouissante coutellerie, diamants et bijoux des plus magnifiques. À
+côté de ces choses, on voyait de tous côtés des pavillons, des
+palanquins, des litières où se trouvaient de magnifiques dames
+sévèrement voilées, des éléphants fastueusement caparaçonnés, des idoles
+grotesquement taillées, des tambours, des bannières et des gongs, des
+lances, des casse-tête dorés et argentés. Et parmi la foule, la clameur,
+la mêlée et la confusion générales, parmi un million d'hommes noirs et
+jaunes, en turban et en robe, avec la barbe flottante, circulait une
+multitude innombrable de boeufs saintement enrubannés, pendant que des
+légions de singes malpropres et sacrés grimpaient, jacassant et
+piaillant, après les corniches des mosquées, ou se suspendaient aux
+minarets et aux tourelles. Des rues fourmillantes aux quais de la
+rivière descendaient d'innombrables escaliers qui conduisaient à des
+bains, pendant que la rivière elle-même semblait avec peine se frayer un
+passage à travers les vastes flottes de bâtiments surchargés qui
+tourmentaient sa surface en tous sens. Au delà des murs de la ville
+s'élevaient fréquemment en groupes majestueux, le palmier et le
+cocotier, avec d'autres arbres d'un grand âge, gigantesques et
+solennels; et çà et là on pouvait apercevoir un champ de riz, la hutte
+de chaume d'un paysan, une citerne, un temple isolé, un camp de gypsies,
+ou une gracieuse fille solitaire prenant sa route, avec une cruche sur
+sa tête, vers les bords de la magnifique rivière.
+
+«Maintenant, sans doute, vous direz que je rêvais; mais nullement. Ce
+que je voyais,--ce que j'entendais,--ce que je sentais,--ce que je
+pensais n'avait rien en soi de l'idiosyncrasie non méconnaissable du
+rêve. Tout se tenait logiquement et faisait corps. D'abord, doutant si
+j'étais réellement éveillé, je me soumis à une série d'épreuves qui me
+convainquirent bien vite, que je l'étais réellement. Or, quand quelqu'un
+rêve, et que dans son rêve il soupçonne qu'il rêve, le soupçon ne manque
+jamais de se confirmer et le dormeur est presque immédiatement réveillé.
+Ainsi, Novalis[40] ne se trompe pas en disant que _nous sommes près de
+nous réveiller quand nous rêvons que nous rêvons_. Si la vision s'était
+offerte à moi telle que je l'eusse soupçonnée d'être un rêve, alors elle
+eût pu être purement un rêve; mais, se présentant comme je l'ai dit, et
+suspectée et vérifiée comme elle le fut, je suis forcé de la classer
+parmi d'autres phénomènes.
+
+--En cela, je n'affirme pas que vous ayez tort, remarqua le docteur
+Templeton. Mais poursuivez. Vous vous levâtes, et vous descendîtes dans
+la cité.
+
+--Je me levai, continua Bedloe regardant le docteur avec un air de
+profond étonnement; je me levai, comme vous dîtes, et descendis dans la
+cité. Sur ma route, je tombai au milieu d'une immense populace qui
+encombrait chaque avenue, se dirigeant toute dans le même sens et
+montrant dans son action la plus violente animation. Très-soudainement,
+et sous je ne sais quelle pression inconcevable, je me sentis
+profondément pénétré d'un intérêt personnel dans ce qui allait arriver.
+Je croyais sentir que j'avais un rôle important à jouer, sans comprendre
+exactement quel il était. Contre la foule qui m'environnait j'éprouvai
+toutefois un profond sentiment d'animosité. Je m'arrachai du milieu de
+cette cohue, et rapidement, par un chemin circulaire, j'arrivai à la
+ville, et j'y entrai. Elle était en proie au tumulte et à la plus
+violente discorde. Un petit détachement d'hommes ajustés moitié à
+l'indienne, moitié à l'européenne, et commandés par des gentlemen qui
+portaient un uniforme en partie anglais, soutenait un combat très-inégal
+contre la populace fourmillante des avenues. Je rejoignis cette faible
+troupe, je me saisis des armes d'un officier tué, et je frappai au
+hasard avec la férocité nerveuse du désespoir. Nous fûmes bientôt
+écrasés par le nombre et contraints de chercher un refuge dans une
+espèce de kiosque. Nous nous y barricadâmes, et nous fûmes pour le
+moment en sûreté. Par une meurtrière, près du sommet du kiosque,
+j'aperçus une vaste foule dans une agitation furieuse, entourant et
+assaillant un beau palais qui dominait la rivière. Alors, par une
+fenêtre supérieure du palais, descendit un personnage d'une apparence
+efféminée, au moyen d'une corde faite avec les turbans de ses
+domestiques. Un bateau était tout près, dans lequel il s'échappa vers le
+bord opposé de la rivière.
+
+«Et alors un nouvel objet prit possession de mon âme. J'adressai à mes
+compagnons quelques paroles précipitées, mais énergiques, et, ayant
+réussi à en rallier quelques-uns à mon dessein, je fis une sortie
+furieuse hors du kiosque. Nous nous précipitâmes sur la foule qui
+l'assiégeait. Ils s'enfuirent d'abord devant nous. Ils se rallièrent,
+combattirent comme des enragés, et firent une nouvelle retraite.
+Cependant, nous avions été emportés loin du kiosque, et nous étions
+perdus et embarrassés dans des rues étroites, étouffées par de hautes
+maisons, dans le fond desquelles le soleil n'avait jamais envoyé sa
+lumière. La populace se pressait impétueusement sur nous, nous harcelait
+avec ses lances, et nous accablait de ses volées de flèches. Ces
+dernières étaient remarquables et ressemblaient en quelque sorte au
+kriss tortillé des Malais;--imitant le mouvement d'un serpent qui
+rampe,--longues et noires, avec une pointe empoisonnée. L'une d'elles me
+frappa à la tempe droite. Je pirouettai, je tombai. Un mal instantané et
+terrible s'empara de moi. Je m'agitai,--je m'efforçai de respirer,--je
+mourus.
+
+--Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je en souriant, à croire
+que toute votre aventure n'est pas un rêve? Êtes-vous décidé à soutenir
+que vous êtes mort?
+
+Quand j'eus prononcé ces mots, je m'attendais à quelque heureuse saillie
+de Bedloe, en manière de réplique; mais, à mon grand étonnement, il
+hésita, trembla, devint terriblement pâle et garda le silence. Je levai
+les yeux sur Templeton. Il se tenait droit et roide sur sa chaise;--ses
+dents claquaient et ses yeux s'élançaient de leurs orbites.
+
+--Continuez, dit-il enfin à Bedloe d'une voix rauque.
+
+Pendant quelques minutes, poursuivit ce dernier, ma seule
+impression,--ma seule sensation,--fut celle de la nuit et du non-être,
+avec la conscience de la mort. À la longue, il me sembla qu'une secousse
+violente et soudaine comme l'électricité traversait mon âme. Avec cette
+secousse vint le sens de l'élasticité et de la lumière. Quant à cette
+dernière, je la sentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla
+que je m'élevais de terre; mais je ne possédais pas ma présence
+corporelle, visible, audible, ou palpable. La foule s'était retirée. Le
+tumulte avait cessé. La ville était comparativement calme. Au-dessous de
+moi gisait mon corps, avec la flèche dans ma tempe, toute la tête
+grandement enflée et défigurée. Mais toutes ces choses, je les
+sentis,--je ne les vis pas. Je ne pris d'intérêt à rien. Et même le
+cadavre me semblait un objet avec lequel je n'avais rien de commun. Je
+n'avais aucune volonté, mais il me sembla que j'étais mis en mouvement
+et que je m'envolais légèrement hors de l'enceinte de la ville par le
+même circuit que j'avais pris pour y entrer. Quand j'eus atteint, dans
+la montagne, l'endroit du ravin où j'avais rencontré l'hyène, j'éprouvai
+de nouveau un choc comme celui d'une pile galvanique; le sentiment de la
+pesanteur, celui de substance rentrèrent en moi. Je redevins moi-même,
+mon propre individu, et je dirigeai vivement mes pas vers mon
+logis;--mais le passé n'avait pas perdu l'énergie vivante de la
+réalité,--et maintenant encore je ne puis contraindre mon intelligence,
+même pour une minute, à considérer tout cela comme un songe.
+
+--Ce n'en était pas un, dit Templeton, avec un air de profonde
+solennité; mais il serait difficile de dire quel autre terme définirait
+le mieux le cas en question. Supposons que l'âme de l'homme moderne est
+sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques.
+Contentons-nous de cette hypothèse. Quant au reste, j'ai quelques
+éclaircissements à donner. Voici une peinture à l'aquarelle que je vous
+aurais déjà montrée si un indéfinissable sentiment d'horreur ne m'en
+avait pas empêché jusqu'à présent.
+
+Nous regardâmes la peinture qu'il nous présentait. Je n'y vis aucun
+caractère bien extraordinaire; mais son effet sur Bedloe fut prodigieux.
+À peine l'eut-il regardée qu'il faillit s'évanouir. Et cependant, ce
+n'était qu'un portrait à la miniature, un portrait merveilleusement
+fini, à vrai dire, de sa propre physionomie si originale. Du moins,
+telle fut ma pensée en la regardant.
+
+--Vous apercevez la date de la peinture, dit Templeton; elle est là, à
+peine visible, dans ce coin,--1780. C'est dans cette année que cette
+peinture fut faite. C'est le portrait d'un ami défunt,--un M. Oldeb,--à
+qui je m'attachai très-vivement à Calcutta, durant l'administration de
+Warren Hastings. Je n'avais alors que vingt ans. Quand je vous vis pour
+la première fois, monsieur Bedloe, à Saratoga, ce fut la miraculeuse
+similitude qui existait entre vous et le portrait qui me détermina à
+vous aborder, à rechercher votre amitié et à amener ces arrangements qui
+firent de moi votre compagnon perpétuel. En agissant ainsi, j'étais
+poussé en partie, et peut-être principalement, par les souvenirs pleins
+de regrets du défunt, mais d'une autre part aussi par une curiosité
+inquiète à votre endroit, et qui n'était pas dénuée d'une certaine
+terreur.
+
+«Dans votre récit de la vision qui s'est présentée à vous dans les
+montagnes, vous avez décrit, avec le plus minutieux détail, la ville
+indienne de Bénarès, sur la Rivière-Sainte. Les rassemblements, les
+combats, le massacre, c'étaient les épisodes réels de l'insurrection de
+Cheyte-Sing, qui eut lieu en 1780, alors que Hastings courut les plus
+grands dangers pour sa vie. L'homme qui s'est échappé par la corde faite
+de turbans, c'était Cheyte-Sing lui-même. La troupe du kiosque était
+composée de cipayes et d'officiers anglais, Hastings à leur tête. Je
+faisais partie de cette troupe, et je fis tous mes efforts pour empêcher
+cette imprudente et fatale sortie de l'officier qui tomba dans la
+bagarre sous la flèche empoisonnée d'un Bengali. Cet officier était mon
+plus cher ami. C'était Oldeb. Vous verrez par ce manuscrit,--ici le
+narrateur produisit un livre de notes, dans lequel quelques pages
+paraissaient d'une date toute fraîche,--que, pendant que vous _pensiez_
+ces choses au milieu de la montagne, j'étais occupé ici, à la maison, à
+les _décrire_ sur le papier.»
+
+Une semaine environ après cette conversation, l'article suivant parut
+dans un journal de Charlottesville:
+
+«C'est pour nous un devoir douloureux d'annoncer la mort de M. Auguste
+Bedlo, un gentleman que ses manières charmantes et ses nombreuses vertus
+avaient depuis longtemps rendu cher aux citoyens de Charlottesville.
+
+«M. B., depuis quelques années, souffrait d'une névralgie qui avait
+souvent menacé d'aboutir fatalement; mais elle ne peut être regardée que
+comme la cause indirecte de sa mort. La cause immédiate fut d'un
+caractère singulier et spécial. Dans une excursion qu'il fit dans les
+_Ragged Mountains_, il y a quelques jours, il contracta un léger rhume
+avec de la fièvre, qui fut suivi d'un grand mouvement du sang à la tête.
+Pour le soulager, le docteur Templeton eut recours à la saignée locale.
+Des sangsues furent appliquées aux tempes. Dans un délai effroyablement
+court, le malade mourut, et l'on s'aperçut que, dans le bocal qui
+contenait les sangsues, avait été introduite par hasard une de ces
+sangsues vermiculaires venimeuses qui se rencontrent çà et là dans les
+étangs circonvoisins. Cette bête se fixa d'elle-même sur une petite
+artère de la tempe droite. Son extrême ressemblance avec la sangsue
+médicinale fit que la méprise fut découverte trop tard.
+
+«_N.-B._--La sangsue venimeuse de Charlottesville peut toujours se
+distinguer de la sangsue médicinale par sa noirceur et spécialement par
+ses tortillements, ou mouvements vermiculaires, qui ressemblent beaucoup
+à ceux d'un serpent.»
+
+Je me trouvais avec l'éditeur du journal en question, et nous causions
+de ce singulier accident, quand il me vint à l'idée de lui demander
+pourquoi l'on avait imprimé le nom du défunt avec l'orthographe:
+_Bedlo_.
+
+--Je présume, dis-je, que vous avez quelque autorité pour
+l'orthographier ainsi; j'ai toujours cru que le nom devait s'écrire avec
+un _e_ à la fin.
+
+--Autorité? non, répliqua-t-il. C'est une simple erreur du typographe.
+Le nom est Bedloe avec un _e_; c'est connu de tout le monde, et je ne
+l'ai jamais vu écrit autrement.
+
+--Il peut donc se faire, murmurai-je en moi-même, comme je tournai sur
+mes talons, qu'une vérité soit plus étrange que toutes les
+fictions;--car qu'est-ce que Bedlo sans _e_, si ce n'est Oldeb retourné?
+Et cet homme me dit que c'est une faute typographique!
+
+
+
+
+MORELLA
+
+Lui-même, par lui-même, avec lui-même homogène éternel.
+ PLATON.
+
+
+Ce que j'éprouvais relativement à mon amie Morella était une profonde
+mais très-singulière affection. Ayant fait sa connaissance par hasard,
+il y a nombre d'années, mon âme, dès notre première rencontre, brûla de
+feux qu'elle n'avait jamais connus;--mais ces feux n'étaient point ceux
+d'Éros et ce fut pour mon esprit un amer tourment que la conviction
+croissante que je ne pourrais jamais définir leur caractère insolite, ni
+régulariser leur intensité errante. Cependant, nous nous convînmes, et
+la destinée nous fit nous unir à l'autel. Jamais je ne parlai de
+passion, jamais je ne songeai à l'amour. Néanmoins, elle fuyait la
+société, et, s'attachant à moi seul, elle me rendit heureux. Être
+étonné, c'est un bonheur;--et rêver, n'est-ce pas un bonheur aussi?
+
+L'érudition de Morella était profonde. Comme j'espère le montrer, ses
+talents n'étaient pas d'un ordre secondaire; la puissance de son esprit
+était gigantesque. Je le sentis, et dans mainte occasion, je devins son
+écolier. Toutefois, je m'aperçus bientôt que Morella, en raison de son
+éducation faite à Presbourg, étalait devant moi bon nombre de ces écrits
+mystiques qui sont généralement considérés comme l'écume de la première
+littérature allemande. Ces livres, pour des raisons que je ne pouvais
+concevoir, faisaient son étude constante et favorite;--et si avec le
+temps ils devinrent aussi la mienne, il ne faut attribuer cela qu'à la
+simple mais très-efficace influence de l'habitude et de l'exemple.
+
+En toutes ces choses, si je ne me trompe, ma raison n'avait presque rien
+à faire. Mes convictions, ou je ne me connais plus moi-même, n'étaient
+en aucune façon basées sur l'idéal et on n'aurait pu découvrir, à moins
+que je ne m'abuse grandement, aucune teinture du mysticisme de mes
+lectures, soit dans mes actions, soit dans mes pensées. Persuadé de
+cela, je m'abandonnai aveuglément à la direction de ma femme, et
+j'entrai avec un coeur imperturbé dans le labyrinthe de ses études. Et
+alors,--quand, me plongeant dans des pages maudites, je sentais un
+esprit maudit qui s'allumait en moi,--Morella venait, posant sa main
+froide sur la mienne et ramassant dans les cendres d'une philosophie
+morte quelques graves et singulières paroles qui, par leur sens bizarre,
+s'incrustaient dans ma mémoire. Et alors, pendant des heures, je
+m'étendais, rêveur, à son côté, et je me plongeais dans la musique de sa
+voix,--jusqu'à ce que cette mélodie à la longue s'infectât de
+terreur;--et une ombre tombait sur mon âme, et je devenais pâle, et je
+frissonnais intérieurement à ces sons trop extraterrestres. Et ainsi, la
+jouissance s'évanouissait soudainement dans l'horreur, et l'idéal du
+beau devenait l'idéal de la hideur, comme la vallée de Hinnom est
+devenue la Géhenne[41].
+
+Il est inutile d'établir le caractère exact des problèmes qui,
+jaillissant des volumes dont j'ai parlé, furent pendant longtemps
+presque le seul objet de conversation entre Morella et moi. Les gens
+instruits dans ce que l'on peut appeler la morale théologique les
+concevront facilement, et ceux qui sont illettrés n'y comprendraient que
+peu de chose en tout cas. L'étrange panthéisme de Fichte, la
+Palingénésie modifiée des Pythagoriciens, et, par-dessus tout, la
+doctrine de _l'identité_ telle qu'elle est présentée par Schelling,
+étaient généralement les points de discussion qui offraient le plus de
+charmes à l'imaginative Morella[42]. Cette identité, dite personnelle,
+M. Locke, je crois, la fait judicieusement consister dans la permanence
+de l'être rationnel. En tant que par personne nous entendons une essence
+pensante, douée de raison, et en tant qu'il existe une conscience qui
+accompagne toujours la pensée, c'est elle,--cette conscience,--qui nous
+fait tous être ce que nous appelons _nous-même_,--nous distinguant ainsi
+des autres êtres pensants, et nous donnant notre identité personnelle.
+Mais le _principium individuationis_,--la notion de cette identité _qui,
+à la mort, est, ou n'est pas perdue à jamais_, fut pour moi, en tout
+temps, un problème du plus intense intérêt, non seulement à cause de la
+nature inquiétante et embarrassante de ses conséquences, mais aussi à
+cause de la façon singulière et agitée dont en parlait Morella.
+
+Mais, en vérité, le temps était maintenant arrivé où le mystère de la
+nature de ma femme m'oppressait comme un charme. Je ne pouvais plus
+supporter l'attouchement de ses doigts pâles, ni le timbre profond de sa
+parole musicale, ni l'éclat de ses yeux mélancoliques. Et elle savait
+tout cela, mais ne m'en faisait aucun reproche; elle semblait avoir
+conscience de ma faiblesse ou de ma folie, et, tout en souriant, elle
+appelait cela la Destinée. Elle semblait aussi avoir conscience de la
+cause, à moi inconnue, de l'altération graduelle de mon amitié; mais
+elle ne me donnait aucune explication et ne faisait aucune allusion à la
+nature de cette cause. Morella toutefois n'était qu'une femme, et elle
+dépérissait journellement. À la longue, une tache pourpre se fixa
+immuablement sur sa joue, et les veines bleues de son front pâle
+devinrent proéminentes. Et ma nature se fondait parfois en pitié; mais,
+un moment après, je rencontrais l'éclair de ses yeux chargés de pensées,
+et alors mon âme se trouvait mal et éprouvait le vertige de celui dont
+le regard a plongé dans quelque lugubre et insondable abîme.
+
+Dirai-je que j'aspirais, avec un désir intense et dévorant au moment de
+la mort de Morella? Cela fut ainsi; mais le fragile esprit se cramponna
+à son habitacle d'argile pendant bien des jours, bien des semaines et
+bien des mois fastidieux, si bien qu'à la fin mes nerfs torturés
+remportèrent la victoire sur ma raison; et je devins furieux de tous ces
+retards, et avec un coeur de démon je maudis les jours, et les heures,
+et les minutes amères qui semblaient s'allonger et s'allonger sans
+cesse, à mesure que sa noble vie déclinait, comme les ombres dans
+l'agonie du jour.
+
+Mais, un soir d'automne, comme l'air dormait immobile dans le ciel,
+Morella m'appela à son chevet. Il y avait un voile de brume sur toute la
+terre, et un chaud embrasement sur les eaux, et, à voir les splendeurs
+d'octobre dans le feuillage de la forêt, on eût dit qu'un bel
+arc-en-ciel s'était laissé choir du firmament.
+
+--Voici le jour des jours, dit-elle quand j'approchai, le plus beau des
+jours pour vivre ou pour mourir. C'est un beau jour pour les fils de la
+terre et de la vie,--ah! plus beau encore pour les filles du ciel et de
+la mort!
+
+Je baisai son front, et elle continua:
+
+--Je vais mourir, cependant je vivrai.
+
+--Morella!
+
+--Ils n'ont jamais été, ces jours où il t'aurait été permis de
+m'aimer;--mais celle que, dans la vie, tu abhorras, dans la mort tu
+l'adoreras.
+
+--Morella!
+
+--Je répète que je vais mourir. Mais en moi est un gage de cette
+affection--ah! quelle mince affection!--que tu as éprouvée pour moi,
+Morella. Et, quand mon esprit partira, l'enfant vivra,--ton enfant, mon
+enfant à moi, Morella. Mais tes jours seront des jours pleins de
+chagrin,--de ce chagrin qui est la plus durable des impressions, comme
+le cyprès est le plus vivace des arbres; car les heures de ton bonheur
+sont passées, et la joie ne se cueille pas deux fois dans une vie, comme
+les roses de Paestum deux fois dans une année. Tu ne joueras plus avec
+le temps le jeu de l'homme de Téos[43], le myrte et la vigne te seront
+choses inconnues, et partout sur la terre tu porteras avec toi ton
+suaire, comme le musulman de la Mecque.
+
+--Morella! m'écriai-je, Morella! comment sais-tu cela?
+
+Mais elle retourna son visage sur l'oreiller; un léger tremblement
+courut sur ses membres, elle mourut, et je n'entendis plus sa voix.
+
+Cependant, comme elle l'avait prédit, son enfant,--auquel en mourant
+elle avait donné naissance, et qui ne respira qu'après que la mère eut
+cessé de respirer,--son enfant, une fille, vécut. Et elle grandit
+étrangement en taille et en intelligence, et devint la parfaite
+ressemblance de celle qui était partie, et je l'aimai d'un plus fervent
+amour que je ne me serais cru capable d'en éprouver pour aucune
+habitante de la terre.
+
+Mais, avant qu'il fût longtemps, le ciel de cette pure affection
+s'assombrit, et la mélancolie, et l'horreur, et l'angoisse y défilèrent
+en nuages. J'ai dit que l'enfant grandit étrangement en taille et en
+intelligence. Étrange, en vérité, fut le rapide accroissement de la
+nature corporelle,--mais terribles, oh! terribles furent les
+tumultueuses pensées qui s'amoncelèrent sur moi, pendant que je
+surveillais le développement de son être intellectuel. Pouvait-il en
+être autrement, quand je découvrais chaque jour dans les conceptions de
+l'enfant la puissance adulte et les facultés de la femme?--quand les
+leçons de l'expérience tombaient des lèvres de l'enfance?--quand je
+voyais à chaque instant la sagesse et les passions de la maturité
+jaillir de cet oeil noir et méditatif? Quand, dis-je, tout cela frappa
+mes sens épouvantés,--quand il fut impossible à mon âme de se le
+dissimuler plus longtemps,--à mes facultés frissonnantes de repousser
+cette certitude,--y a-t-il lieu de s'étonner que des soupçons d'une
+nature terrible et inquiétante se soient glissés dans mon esprit, ou que
+mes pensées se soient reportées avec horreur vers les contes étranges et
+les pénétrantes théories de la défunte Morella? J'arrachai à la
+curiosité du monde un être que la destinée me commandait d'adorer, et,
+dans la rigoureuse retraite de mon intérieur, je veillai avec une
+anxiété mortelle sur tout ce qui concernait la créature aimée.
+
+Et comme les années se déroulaient, et comme chaque jour je contemplais
+son saint, son doux, son éloquent visage, et comme j'étudiais ses formes
+mûrissantes, chaque jour je découvrais de nouveaux points de
+ressemblance entre l'enfant et sa mère, la mélancolique et la morte. Et,
+d'instant en instant, ces ombres de ressemblance s'épaississaient,
+toujours plus pleines, plus définies, plus inquiétantes et plus
+affreusement terribles dans leur aspect. Car, que son sourire ressemblât
+au sourire de sa mère, je pouvais l'admettre; mais cette ressemblance
+était une _identité_ qui me donnait le frisson;--que ses yeux
+ressemblassent à ceux de Morella, je devais le supporter; mais aussi ils
+pénétraient trop souvent dans les profondeurs de mon âme avec l'étrange
+et intense pensée de Morella elle-même. Et dans le contour de son front
+élevé, et dans les boucles de sa chevelure soyeuse, et dans ses doigts
+pâles qui s'y plongeaient d'_habitude_, et dans le timbre grave et
+musical de sa parole, et par-dessus tout,--oh! par-dessus tout,--dans
+les phrases et les expressions de la morte sur les lèvres de l'aimée, de
+la vivante, je trouvais un aliment pour une horrible pensée
+dévorante,--pour un ver qui ne voulait pas mourir.
+
+Ainsi passèrent deux lustres[44] de sa vie, et toujours ma fille restait
+sans nom sur la terre. _Mon enfant et mon amour_ étaient les
+appellations habituellement dictées par l'affection paternelle, et la
+sévère réclusion de son existence s'opposait à toute autre relation. Le
+nom de Morella était mort avec elle. De la mère, je n'avais jamais parlé
+à la fille;--il m'était impossible d'en parler. En réalité, durant la
+brève période de son existence, cette dernière n'avait reçu aucune
+impression du monde extérieur, excepté celles qui avaient pu lui être
+fournies dans les étroites limites de sa retraite.
+
+À la longue, cependant, la cérémonie du baptême s'offrit à mon esprit,
+dans cet état d'énervation et d'agitation, comme l'heureuse délivrance
+des terreurs de ma destinée. Et, aux fonts baptismaux, j'hésitai sur le
+choix d'un nom. Et une foule d'épithètes de sagesse et de beauté, de
+noms tirés des temps anciens et modernes de mon pays et des pays
+étrangers, vint se presser sur mes lèvres, et une multitude
+d'appellations charmantes de noblesse, de bonheur et de bonté.
+
+Qui m'inspira donc alors d'agiter le souvenir de la morte enterrée? Quel
+démon me poussa à soupirer un son dont le simple souvenir faisait
+toujours refluer mon sang par torrents des tempes au coeur? Quel méchant
+esprit parla du fond des abîmes de mon âme, quand, sous ces voûtes
+obscures et dans le silence de la nuit, je chuchotai dans l'oreille du
+saint homme les syllabes «Morella»? Quel être, plus que démon, convulsa
+les traits de mon enfant et les couvrit des teintes de la mort, quand,
+tressaillant à ce son à peine perceptible, elle tourna ses yeux limpides
+du sol vers le ciel, et, tombant prosternée sur les dalles noires de
+notre caveau de famille répondit: _Me voilà_!
+
+Ces simples mots tombèrent distincts, froidement, tranquillement
+distincts, dans mon oreille, et, de là, comme du plomb fondu, roulèrent
+en sifflant dans ma cervelle. Les années, les années peuvent passer,
+mais le souvenir de cet instant,--jamais! Ah! les fleurs et la vigne
+n'étaient pas choses inconnues pour moi;--mais l'aconit et le cyprès
+m'ombragèrent nuit et jour. Et je perdis tout sentiment du temps et des
+lieux, et les étoiles de ma destinée disparurent du ciel, et dès lors la
+terre devint ténébreuse, et toutes les figures terrestres passèrent près
+de moi comme des ombres voltigeantes, et parmi elles je n'en voyais
+qu'une,--Morella! Les vents du firmament ne soupiraient qu'un son à mes
+oreilles, et le clapotement de la mer murmurait incessamment: «Morella!»
+Mais elle mourut, et de mes propres mains je la portai à sa tombe, et je
+ris d'un amer et long rire, quand, dans le caveau où je déposai la
+seconde, je ne découvris aucune trace de la première--Morella.
+
+
+
+
+LIGEIA
+
+Et il y a là-dedans la volonté, qui ne meurt pas. Qui donc connaît les
+mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur! Car Dieu n'est qu'une
+grande volonté pénétrant toutes choses par l'intensité qui lui est
+propre. L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort
+que par l'infirmité de sa pauvre volonté.
+
+JOSEPH GLANVILL.
+
+
+Je ne puis pas me rappeler, sur mon âme, comment, quand, ni même où je
+fis pour la première fois connaissance avec lady Ligeia. De longues
+années se sont écoulées depuis lors, et une grande souffrance a affaibli
+ma mémoire. Ou peut-être ne puis-je plus _maintenant_ me rappeler ces
+points, parce qu'en vérité le caractère de ma bien-aimée, sa rare
+instruction, son genre de beauté, si singulier et si placide, et la
+pénétrante et subjuguante éloquence de sa profonde parole musicale ont
+fait leur chemin dans mon coeur d'une manière si patiente, si constante,
+si furtive que je n'y ai pas pris garde et n'en ai pas eu conscience.
+
+Cependant, je crois que je la rencontrai pour la première fois, et
+plusieurs fois depuis lors, dans une vaste et antique ville délabrée sur
+les bords du Rhin. Quant à sa famille,--très-certainement elle m'en a
+parlé. Qu'elle fût d'une date excessivement ancienne, je n'en fais aucun
+doute.--Ligeia! Ligeia!--Plongé dans des études qui par leur nature sont
+plus propres que toute autre à amortir les impressions du monde
+extérieur,--il me suffit de ce mot si doux,--Ligeia!--pour ramener
+devant les yeux de ma pensée l'image de celle qui n'est plus. Et
+maintenant, pendant que j'écris, il me revient, comme une lueur, que je
+n'ai _jamais su_ le nom de famille de celle qui fut mon amie et ma
+fiancée, qui devint mon compagnon d'études, et enfin l'épouse de mon
+coeur. Était-ce par suite de quelque injonction folâtre de ma
+Ligeia,--était-ce une preuve de la force de mon affection que je ne pris
+aucun renseignement sur ce point? Ou plutôt était-ce un caprice à
+moi,--une offrande bizarre et romantique sur l'autel du culte le plus
+passionné? Je ne me rappelle le fait que confusément;--faut-il donc
+s'étonner si j'ai entièrement oublié les circonstances qui lui donnèrent
+naissance ou qui l'accompagnèrent? Et, en vérité, si jamais l'esprit de
+roman,--si jamais la pâle _Ashtophet_ de l'idolâtre Égypte, aux ailes
+ténébreuses, ont présidé, comme on dit, aux mariages de sinistre
+augure,--très-sûrement ils ont présidé au mien.
+
+Il est néanmoins un sujet très-cher sur lequel ma mémoire n'est pas en
+défaut, c'est la _personne_ de Ligeia. Elle était d'une grande taille,
+un peu mince, et même dans les derniers jours très-amaigrie.
+J'essayerais en vain de dépeindre la majesté, l'aisance tranquille de sa
+démarche et l'incompréhensible légèreté, l'élasticité de son pas; elle
+venait et s'en allait comme une ombre. Je ne m'apercevais jamais de son
+entrée dans mon cabinet de travail que par la chère musique de sa voix
+douce et profonde, quand elle posait sa main de marbre sur mon épaule.
+Quant à la beauté de la figure, aucune femme ne l'a jamais égalée.
+C'était l'éclat d'un rêve d'opium, une vision aérienne et ravissante,
+plus étrangement céleste que les rêveries qui voltigeaient dans les âmes
+assoupies des filles de Délos. Cependant, ses traits n'étaient pas jetés
+dans ce moule régulier qu'on nous a faussement enseigné à révérer dans
+les ouvrages classiques du paganisme. «Il y a pas de beauté exquise, dit
+lord Verulam, parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les
+genres de beauté, sans une certaine _étrangeté_ dans les proportions.»
+Toutefois, bien que je visse que les traits de Ligeia n'étaient pas
+d'une régularité classique, quoique je sentisse que sa beauté était
+véritablement _exquise_ et fortement pénétrée de cette _étrangeté_, je
+me suis efforcé en vain de découvrir cette irrégularité et de poursuivre
+jusqu'en son gîte ma perception de l'étrange. J'examinais le contour du
+front haut et pâle,--un front irréprochable,--combien ce mot est froid
+appliqué à une majesté aussi divine!--la peau rivalisant avec le plus
+pur ivoire, la largeur imposante, le calme, la gracieuse proéminence des
+régions au-dessus des tempes, et puis cette chevelure d'un noir de
+corbeau, lustrée, luxuriante, naturellement bouclée et démontrant toute
+la force de l'expression homérique: chevelure d'hyacinthe. Je
+considérais les lignes délicates du nez, et nulle autre part que dans
+les gracieux médaillons hébraïques je n'avais contemplé une semblable
+perfection; c'était ce même jet, cette même surface unie et superbe,
+cette même tendance presque imperceptible à l'aquilin, ces mêmes narines
+harmonieusement arrondies et révélant un esprit libre. Je regardais la
+charmante bouche; c'était là qu'était le triomphe de toutes les choses
+célestes; le tour glorieux de la lèvre supérieure, un peu courte, l'air
+doucement, voluptueusement reposé de l'inférieure, les fossettes qui se
+jouaient et la couleur qui parlait, les dents, réfléchissant comme une
+espèce d'éclair chaque rayon de la lumière bénie qui tombait sur elles
+dans ses sourires sereins et placides, mais toujours radieux et
+triomphants. J'analysais la forme du menton, et, là aussi, je trouvais
+la grâce dans la largeur, la douceur et la majesté, la plénitude et la
+spiritualité grecques, ce contour que le dieu Apollon ne révéla qu'en
+rêve à Cléomènes, fils de Cléomènes d'Athènes[45]; et puis je regardais
+dans les grands yeux de Ligeia.
+
+Pour les yeux, je ne trouve pas de modèles dans la plus lointaine
+antiquité. Peut-être bien était-ce dans les yeux de ma bien-aimée que se
+cachait le mystère dont parle lord Verulam: ils étaient, je crois, plus
+grands que les yeux ordinaires de l'humanité; mieux fendus que les plus
+beaux yeux de gazelle de la tribu de la vallée de Nourjahad; mais ce
+n'était que par intervalles, dans des moments d'excessive animation, que
+cette particularité devenait singulièrement frappante. Dans ces
+moments-là, sa beauté était--du moins, elle apparaissait telle à ma
+pensée enflammée--la beauté de la fabuleuse houri[46] des Turcs. Les
+prunelles étaient du noir le plus brillant et surplombées par des cils
+de jais très-longs; ses sourcils, d'un dessin légèrement irrégulier,
+avaient la même couleur; toutefois, _l'étrangeté_ que je trouvais dans
+les yeux était indépendante de leur forme, de leur couleur et de leur
+éclat, et devait décidément être attribuée à _l'expression_. Ah! mot qui
+n'a pas de sens! un pur son! vaste latitude où se retranche toute notre
+ignorance du spirituel! L'expression des yeux de Ligeia!... Combien de
+longues heures ai-je médité dessus! combien de fois, durant toute une
+nuit d'été, me suis-je efforcé de les sonder! Qu'était donc ce je ne
+sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, qui
+gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée? Qu'était cela?... J'étais
+possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux! ces larges, ces
+brillantes, ces divines prunelles! elles étaient devenues pour moi les
+étoiles jumelles de Léda, et, moi, j'étais pour elles le plus fervent
+des astrologues.
+
+Il n'y a pas de cas parmi les nombreuses et incompréhensibles anomalies
+de la science psychologique, qui soit plus saisissant, plus excitant que
+celui,--négligé, je crois, dans les écoles,--où, dans nos efforts pour
+ramener dans notre mémoire une chose oubliée depuis longtemps, nous nous
+trouvons souvent _sur le bord même_ du souvenir, sans pouvoir toutefois
+nous souvenir. Et ainsi que de fois, dans mon ardente analyse des yeux
+de Ligeia, ai-je senti s'approcher la complète connaissance de leur
+expression!--Je l'ai sentie s'approcher, mais elle n'est pas devenue
+tout à fait mienne, et à la longue elle a disparu entièrement! Et,
+étrange, oh! le plus étrange des mystères! J'ai trouvé dans les objets
+les plus communs du monde une série d'analogies pour cette expression.
+Je veux dire qu'après l'époque où la beauté de Ligeia passa dans mon
+esprit et s'y installa comme dans un reliquaire je puisai dans plusieurs
+êtres du monde matériel une sensation analogue à celle qui se répandait
+sur moi, en moi, sous l'influence de ses larges et lumineuses prunelles.
+Cependant, je n'en suis pas moins incapable de définir ce sentiment, de
+l'analyser, ou même d'en avoir une perception nette. Je l'ai reconnu
+quelquefois, je le répète, à l'aspect d'une vigne rapidement grandie,
+dans la contemplation d'une phalène, d'un papillon, d'une chrysalide,
+d'un courant d'eau précipité. Je l'ai trouvé dans l'Océan, dans la chute
+d'un météore; je l'ai senti dans les regards de quelques personnes
+extraordinairement âgées. Il y a dans le ciel une ou deux étoiles, plus
+particulièrement une étoile de sixième grandeur, double et changeante,
+qu'on trouvera près de la grande étoile de la Lyre, qui, vues au
+télescope, m'ont donné un sentiment analogue. Je m'en suis senti rempli
+par certains sons d'instruments à cordes, et quelquefois aussi par des
+passages de mes lectures. Parmi d'innombrables exemples, je me rappelle
+fort bien quelque chose dans un volume de Joseph Glanvill, qui,
+peut-être simplement à cause de sa bizarrerie,--qui sait?--m'a toujours
+inspiré le même sentiment. «Et il y a là-dedans la volonté qui ne meurt
+pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur?
+car Dieu n'est qu'une grande volonté pénétrant toutes choses par
+l'intensité qui lui est propre; l'homme ne cède aux anges et ne se rend
+entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté.»
+
+Par la suite des temps et par des réflexions subséquentes, je suis
+parvenu à déterminer un certain rapport éloigné entre ce passage du
+philosophe anglais et une partie du caractère de Ligeia. Une _intensité_
+singulière dans la pensée, dans l'action, dans la parole était peut-être
+en elle le résultat ou au moins l'indice de cette gigantesque puissance
+de volition qui, durant nos longues relations, eût pu donner d'autres et
+plus positives preuves de son existence. De toutes les femmes que j'ai
+connues, elle, la toujours placide Ligeia, à l'extérieur si calme, était
+la proie la plus déchirée par les tumultueux vautours de la cruelle
+passion. Et je ne pouvais évaluer cette passion que par la miraculeuse
+expansion de ces yeux qui me ravissaient et m'effrayaient en même temps,
+par la mélodie presque magique, la modulation, la netteté et la
+placidité de sa voix profonde, et par la sauvage énergie des étranges
+paroles qu'elle prononçait habituellement, et dont l'effet était doublé
+par le contraste de son débit.
+
+J'ai parlé de l'instruction de Ligeia; elle était immense, telle que
+jamais je n'en vis de pareille dans une femme. Elle connaissait à fond
+les langues classiques, et, aussi loin que s'étendaient mes propres
+connaissances dans les langues modernes de l'Europe, je ne l'ai jamais
+prise en faute. Véritablement, sur n'importe quel thème de l'érudition
+académique si vantée, si admirée, uniquement à cause qu'elle est plus
+abstruse, ai-je jamais trouvé Ligeia en faute? Combien ce trait unique
+de la nature de ma femme, seulement dans cette dernière période, avait
+frappé, subjugué mon attention! J'ai dit que son instruction dépassait
+celle d'aucune femme que j'eusse connue,--mais où est l'homme qui a
+traversé avec succès tout le vaste champ des sciences morales, physiques
+et mathématiques? Je ne vis pas alors ce que maintenant je perçois
+clairement, que les connaissances de Ligeia étaient gigantesques,
+étourdissantes; cependant, j'avais une conscience suffisante de son
+infinie supériorité pour me résigner, avec la confiance d'un écolier, à
+me laisser guider par elle à travers le monde chaotique des
+investigations métaphysiques dont je m'occupais avec ardeur dans les
+premières années de notre mariage. Avec quel vaste triomphe, avec
+quelles vives délices, avec quelle espérance éthéréenne sentais-je,--ma
+Ligeia penchée sur moi au milieu d'études si peu frayées, si peu
+connues,--s'élargir par degrés cette admirable perspective, cette longue
+avenue, splendide et vierge, par laquelle je devais enfin arriver au
+terme d'une sagesse trop précieuse et trop divine pour n'être pas
+interdite!
+
+Aussi, avec quelle poignante douleur ne vis-je pas, au bout de quelques
+années, mes espérances si bien fondées prendre leur vol et s'enfuir!
+Sans Ligeia, je n'étais qu'un enfant tâtonnant dans la nuit. Sa
+présence, ses leçons pouvaient seules éclairer d'une lumière vivante les
+mystères du transcendantalisme dans lesquels nous nous étions plongés.
+Privée du lustre rayonnant de ses yeux, toute cette littérature, ailée
+et dorée naguère, devenait maussade, saturnienne et lourde comme le
+plomb. Et maintenant, ces beaux yeux éclairaient de plus en plus
+rarement les pages que je déchiffrais. Ligeia tomba malade. Les étranges
+yeux flamboyèrent avec un éclat trop splendide; les pâles doigts prirent
+la couleur de la mort, la couleur de la cire transparente; les veines
+bleues de son grand front palpitèrent impétueusement au courant de la
+plus douce émotion: je vis qu'il lui fallait mourir, et je luttai
+désespérément en esprit avec l'affreux Azraël.
+
+Et les efforts de cette femme passionnée furent, à mon grand étonnement,
+encore plus énergiques que les miens. Il y avait certes dans sa sérieuse
+nature de quoi me faire croire que pour elle la mort viendrait sans son
+monde de terreurs. Mais il n'en fut pas ainsi; les mots sont impuissants
+pour donner une idée de la férocité de résistance qu'elle déploya dans
+sa lutte avec l'Ombre. Je gémissais d'angoisse à ce lamentable
+spectacle. J'aurais voulu la calmer, j'aurais voulu la raisonner; mais,
+dans l'intensité de son sauvage désir de vivre,--de vivre,--de _rien_
+que vivre,--toute consolation et toutes raisons eussent été le comble de
+la folie. Cependant, jusqu'au dernier moment, au milieu des tortures et
+des convulsions de son sauvage esprit, l'apparente placidité de sa
+conduite ne se démentit pas. Sa voix devenait plus douce,--devenait plus
+profonde,--mais je ne voulais pas m'appesantir sur le sens bizarre de
+ces mots prononcés avec tant de calme. Ma cervelle tournait quand je
+prêtais l'oreille en extase à cette mélodie surhumaine, à ces ambitions
+et à ces aspirations que l'humanité n'avait jamais connues jusqu'alors.
+
+Qu'elle m'aimât, je n'en pouvais douter, et il m'était aisé de deviner
+que, dans une poitrine telle que la sienne, l'amour ne devait pas régner
+comme une passion ordinaire. Mais, dans la mort seulement, je compris
+toute la force et toute l'étendue de son affection. Pendant de longues
+heures, ma main dans la sienne, elle épanchait devant moi le trop-plein
+d'un coeur dont le dévouement plus que passionné montait jusqu'à
+l'idolâtrie. Comment avais-je mérité la béatitude d'entendre de pareils
+aveux? Comment avais-je mérité d'être damné à ce point que ma bien-aimée
+me fût enlevée à l'heure où elle m'en octroyait la jouissance? Mais il
+ne m'est pas permis de m'étendre sur ce sujet. Je dirai seulement que
+dans l'abandonnement plus que féminin de Ligeia à un amour, hélas! non
+mérité, accordé tout à fait gratuitement, je reconnus enfin le principe
+de son ardent, de son sauvage regret de cette vie qui fuyait maintenant
+si rapidement. C'est cette ardeur désordonnée, cette véhémence dans son
+désir de la vie,--et de rien que la vie,--que je n'ai pas la puissance
+de décrire; les mots me manqueraient pour l'exprimer.
+
+Juste au milieu de la nuit pendant laquelle elle mourut, elle m'appela
+avec autorité auprès d'elle, et me fit répéter certains vers composés
+par elle peu de jours auparavant. Je lui obéis. Ces vers, les voici:
+
+ _Voyez! c'est nuit de gala_
+ _Depuis ces dernières années désolées!_
+ _Une multitude d'anges, ailés, ornés_
+ _De voiles, et noyés dans les larmes,_
+ _Est assise dans un théâtre, pour voir_
+ _Un drame d'espérance et de craintes,_
+ _Pendant que l'orchestre soupire par intervalles_
+ _La musique des sphères._
+
+ _Des mimes, faits à l'image du Dieu très-haut,_
+ _Marmottent et marmonnent tout bas_
+ _Et voltigent de côté et d'autre;_
+ _Pauvres poupées qui vont et viennent_
+ _Au commandement des vastes êtres sans forme_
+ _Qui transportent la scène çà et là,_
+ _Secouant de leurs ailes de condor_
+ _L'invisible Malheur!_
+
+ _Ce drame bigarré! oh! à coup sûr,_
+ _Il ne sera pas oublié,_
+ _Avec son Fantôme éternellement pourchassé_
+ _Par une foule qui ne peut pas le saisir,_
+ _À travers un cercle qui toujours retourne_
+ _Sur lui-même, exactement au même point!_
+ _Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché_
+ _Et d'Horreur font l'âme de l'intrigue!_
+
+ _Mais voyez, à travers la cohue des mimes,_
+ _Une forme rampante fait son entrée!_
+ _Une chose rouge de sang qui vient en se tordant_
+ _De la partie solitaire de la scène!_
+ _Elle se tord! elle se tord!--Avec des angoisses mortelles_
+ _Les mimes deviennent sa pâture,_
+ _Et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver_
+ _Mâcher des caillots de sang humain._
+
+ _Toutes les lumières s'éteignent--toutes--, toutes!_
+ _Et sur chaque forme frissonnante,_
+ _Le rideau, vaste drap mortuaire,_
+ _Descend avec la violence d'une tempête,_
+ _--Et les anges, tous pâles et blêmes,_
+ _Se levant et se dévoilant, affirment_
+ _Que ce drame est une tragédie qui s'appelle l'Homme,_
+ _Et dont le héros est le ver conquérant._
+
+--Ô Dieu! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses
+bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de
+réciter ces vers, ô Dieu! ô Père céleste!--ces choses
+s'accompliront-elles irrémissiblement?--Ce conquérant ne sera-t-il
+jamais vaincu?--Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi?
+Qui donc connaît les mystères de la volonté ainsi que sa vigueur?
+L'homme ne cède aux anges et ne se rend _entièrement_ à la mort que par
+l'infirmité de sa pauvre volonté.
+
+Et alors, comme épuisée par l'émotion, elle laissa retomber ses bras
+blancs, et retourna solennellement à son lit de mort. Et, comme elle
+soupirait ses derniers soupirs, il s'y mêla sur ses lèvres comme un
+murmure indistinct. Je tendis l'oreille, et je reconnus de nouveau la
+conclusion du passage de Glanvill: _L'homme ne cède aux anges et ne se
+rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté._
+
+Elle mourut; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas
+supporter plus longtemps l'affreuse désolation de ma demeure dans cette
+sombre cité délabrée au bord du Rhin. Je ne manquais pas de ce que le
+monde appelle la fortune. Ligeia m'en avait apporté plus, beaucoup plus
+que n'en comporte la destinée ordinaire des mortels. Aussi, après
+quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me
+jetai dans une espèce de retraite dont je fis l'acquisition,--une abbaye
+dont je ne veux pas dire le nom,--dans une des parties les plus incultes
+et les moins fréquentes de la belle Angleterre. La sombre et triste
+grandeur du bâtiment, l'aspect presque sauvage du domaine, les
+mélancoliques et vénérables souvenirs qui s'y rattachaient étaient à
+l'unisson du sentiment de complet abandon qui m'avait exilé dans cette
+lointaine et solitaire région. Cependant, tout en laissant à l'extérieur
+de l'abbaye son caractère primitif presque intact et le verdoyant
+délabrement qui tapissait ses murs, je me mis avec une perversité
+enfantine, et peut-être avec une faible espérance de distraire mes
+chagrins, à déployer au-dedans des magnificences plus que royales. Je
+m'étais, depuis l'enfance, pénétré d'un grand goût pour ces folies, et
+maintenant elles me revenaient comme un radotage de la douleur. Hélas!
+je sens qu'on aurait pu découvrir un commencement de folie dans ces
+splendides et fantastiques draperies, dans ces solennelles sculptures
+égyptiennes, dans ces corniches et ces ameublements bizarres, dans les
+extravagantes arabesques de ces tapis tout fleuris d'or! J'étais devenu
+un esclave de l'opium, il me tenait dans ses liens,--et tous mes travaux
+et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. Mais je ne
+m'arrêterai pas au détail de ces absurdités. Je parlerai seulement de
+cette chambre, maudite à jamais, où dans un moment d'aliénation mentale
+je conduisis à l'autel et pris pour épouse,--après l'inoubliable
+Ligeia!--lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la blonde chevelure et aux
+yeux bleus.
+
+Il n'est pas un détail d'architecture ou de la décoration de cette
+chambre nuptiale qui ne soit maintenant présent à mes yeux. Où donc la
+hautaine famille de la fiancée avait-elle l'esprit, quand, mue par la
+soif de l'or, elle permit à une fille si tendrement chérie de passer le
+seuil d'un appartement décoré de cette étrange façon? J'ai dit que je me
+rappelais minutieusement les détails de cette chambre, bien que ma
+triste mémoire perde souvent des choses d'une rare importance; et
+pourtant il n'y avait pas dans ce luxe fantastique de système ou
+d'harmonie qui pût s'imposer au souvenir.
+
+La chambre faisait partie d'une haute tour de cette abbaye, fortifiée
+comme un château; elle était d'une forme pentagone et d'une grande
+dimension. Tout le côté sud du pentagone était occupé par une fenêtre
+unique, faite d'une immense glace de Venise, d'un seul morceau et d'une
+couleur sombre, de sorte que les rayons du soleil ou de la lune qui la
+traversaient jetaient sur les objets intérieurs une lumière sinistre.
+Au-dessus de cette énorme fenêtre se prolongeait le treillis d'une
+vieille vigne qui grimpait sur les murs massifs de la tour. Le plafond,
+de chêne presque noir, était excessivement élevé, façonné en voûte et
+curieusement sillonné d'ornements des plus bizarres et des plus
+fantastiques, d'un style semi-gothique, semi-druidique. Au fond de cette
+voûte mélancolique, au centre même, était suspendue, par une seule
+chaîne d'or faite de longs anneaux, une vaste lampe de même métal en
+forme d'encensoir, conçue dans le goût sarrasin et brodée de
+perforations capricieuses, à travers lesquelles on voyait courir et se
+tortiller avec la vitalité d'un serpent les lueurs continues d'un feu
+versicolore.
+
+Quelques rares ottomanes et des candélabres d'une forme orientale
+occupaient différents endroits, et le lit aussi,--le lit nuptial,--était
+dans le style indien,--bas, sculpté en bois d'ébène massif, et surmonté
+d'un baldaquin qui avait l'air d'un drap mortuaire. À chacun des angles
+de la chambre se dressait un gigantesque sarcophage de granit noir, tiré
+des tombes des rois en face de Louqsor, avec son antique couvercle
+chargé de sculptures immémoriales. Mais c'était dans la tenture de
+l'appartement, hélas! qu'éclatait la fantaisie capitale. Les murs,
+prodigieusement hauts,--au delà même de toute proportion,--étaient
+tendus du haut jusqu'en bas d'une tapisserie lourde et d'apparence
+massive qui tombait pas vastes nappes,--tapisserie faite avec la même
+matière qui avait été employée pour le tapis du parquet, les ottomanes,
+le lit d'ébène, le baldaquin du lit et les somptueux rideaux qui
+cachaient en partie la fenêtre. Cette matière était un tissu d'or des
+plus riches, tacheté, par intervalles réguliers, de figures arabesques,
+d'un pied de diamètre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins
+d'un noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caractère
+arabesque que quand on les examinait à un seul point de vue. Par un
+procédé aujourd'hui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la
+plus lointaine antiquité, elles étaient faites de manière à changer
+d'aspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient
+l'air de simples monstruosités; mais, à mesure qu'on avançait, ce
+caractère disparaissait graduellement, et, pas à pas, le visiteur
+changeant de place se voyait entouré d'une procession continue de formes
+affreuses, comme celles qui sont nées de la superstition du Nord, ou
+celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. L'effet
+fantasmagorique était grandement accru par l'introduction artificielle
+d'un fort courant d'air continu derrière la tenture,--qui donnait au
+tout une hideuse et inquiétante animation.
+
+Telle était la demeure, telle était la chambre nuptiale où je passai
+avec la dame de Tremaine les heures impies du premier mois de notre
+mariage,--et je les passai sans trop d'inquiétude.
+
+Que ma femme redoutât mon humeur farouche, qu'elle m'évitât, qu'elle ne
+m'aimât que très-médiocrement,--je ne pouvais pas me le dissimuler; mais
+cela me faisait presque plaisir. Je la haïssais d'une haine qui
+appartient moins à l'homme qu'au démon. Ma mémoire se retournait,--oh!
+avec quelle intensité de regret!--vers Ligeia, l'aimée, l'auguste, la
+belle, la morte. Je faisais des orgies de souvenirs, je me délectais
+dans sa pureté, dans sa sagesse, dans sa haute nature éthéréenne, dans
+son amour passionné, idolâtrique. Maintenant, mon esprit brûlait
+pleinement et largement d'une flamme plus ardente que n'avait été la
+sienne. Dans l'enthousiasme de mes rêves opiacés,--car j'étais
+habituellement sous l'empire du poison,--je criais son nom à haute voix
+durant le silence de la nuit, et, le jour, dans les retraites ombreuses
+des vallées, comme si, par l'énergie sauvage, la passion solennelle,
+l'ardeur dévorante de ma passion pour la défunte je pouvais la
+ressusciter dans les sentiers de cette vie qu'elle avait abandonnée;
+pour _toujours_? était-ce vraiment _possible_?
+
+Au commencement du second mois de notre mariage, lady Rowena fut
+attaquée d'un mal soudain dont elle ne se releva que lentement. La
+fièvre qui la consumait rendait ses nuits pénibles, et, dans
+l'inquiétude d'un demi-sommeil, elle parlait de sons et de mouvements
+qui se produisaient çà et là dans la chambre de la tour, et que je ne
+pouvais vraiment attribuer qu'au dérangement de ses idées ou peut-être
+aux influences fantasmagoriques de la chambre. À la longue, elle entra
+en convalescence, et finalement elle se rétablit.
+
+Toutefois, il ne s'était écoulé qu'un laps de temps fort court quand une
+nouvelle attaque plus violente la rejeta sur son lit de douleur, et,
+depuis cet accès, sa constitution, qui avait toujours été faible, ne put
+jamais se relever complètement. Sa maladie montra, dès cette époque, un
+caractère alarmant et des rechutes plus alarmantes encore, qui défiaient
+toute la science et tous les efforts de ses médecins. À mesure
+qu'augmentait ce mal chronique qui, dès lors sans doute, s'était trop
+bien emparé de sa constitution pour en être arraché par des mains
+humaines, je ne pouvais m'empêcher de remarquer une irritation nerveuse
+croissante dans son tempérament et une excitabilité telle que les causes
+les plus vulgaires lui étaient des sujets de peur. Elle parla encore, et
+plus souvent alors, avec plus d'opiniâtreté, des bruits,--des légers
+bruits,--et des mouvements insolites dans les rideaux, dont elle avait,
+disait-elle, déjà souffert.
+
+Une nuit,--vers la fin de septembre,--elle attira mon attention sur ce
+sujet désolant avec une énergie plus vive que de coutume. Elle venait
+justement de se réveiller d'un sommeil agité, et j'avais épié, avec un
+sentiment moitié d'anxiété moitié de vague terreur, le jeu de sa
+physionomie amaigrie. J'étais assis au chevet du lit d'ébène, sur un des
+divans indiens. Elle se dressa à moitié, et me parla à voix basse, dans
+un chuchotement anxieux, de sons qu'elle venait d'entendre, mais que je
+ne pouvais pas entendre,--de mouvements qu'elle venait d'apercevoir,
+mais que je ne pouvais apercevoir. Le vent courait activement derrière
+les tapisseries, et je m'appliquai à lui démontrer--ce que, je le
+confesse, je ne pouvais pas croire entièrement,--que ces soupirs à peine
+articulés et ces changements presque insensibles dans les figures du mur
+n'étaient que les effets naturels du courant d'air habituel. Mais une
+pâleur mortelle qui inonda sa face me prouva que mes efforts pour la
+rassurer seraient inutiles. Elle semblait s'évanouir, et je n'avais pas
+de domestiques à ma portée. Je me souvins de l'endroit où avait été
+déposé un flacon de vin léger ordonné par les médecins, et je traversai
+vivement la chambre pour me le procurer. Mais, comme je passais sous la
+lumière de la lampe, deux circonstances d'une nature saisissante
+attirèrent mon attention. J'avais senti que quelque chose de palpable,
+quoique invisible, avait frôlé légèrement ma personne, et je vis sur le
+tapis d'or, au centre même du riche rayonnement projeté par l'encensoir,
+une ombre,--une ombre faible, indéfinie, d'un aspect angélique,--telle
+qu'on peut se figurer l'ombre d'une Ombre. Mais, comme j'étais en proie
+à une dose exagérée d'opium, je ne fis que peu d'attention à ces choses,
+et je n'en parlai point à Rowena.
+
+Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un
+verre que je portai aux lèvres de ma femme défaillante. Cependant, elle
+était un peu remise, et elle prit le verre elle-même, pendant que je me
+laissais tomber sur l'ottomane, les yeux fixés sur sa personne.
+
+Ce fut alors que j'entendis distinctement un léger bruit de pas sur le
+tapis et près du lit; et, une seconde après, comme Rowena allait porter
+le vin à ses lèvres, je vis,--je puis l'avoir rêvé,--je vis tomber dans
+le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans l'atmosphère
+de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes d'un fluide brillant et
+couleur de rubis. Si je le vis,--Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin
+sans hésitation, et je me gardai bien de lui parler d'une circonstance
+que je devais, après tout, regarder comme la suggestion d'une
+imagination surexcitée, et dont tout, les terreurs de ma femme, l'opium
+et l'heure, augmentait l'activité morbide.
+
+Cependant, je ne puis pas me dissimuler qu'immédiatement après la chute
+des gouttes rouges un rapide changement--en mal--s'opéra dans la maladie
+de ma femme; si bien que, la troisième nuit, les mains de ses serviteurs
+la préparaient pour la tombe, et que j'étais assis seul, son corps
+enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu
+la jeune épouse.--D'étranges visions, engendrées par l'opium,
+voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un oeil
+inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les
+figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et
+changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tombèrent alors,--comme je
+cherchais à me rappeler les circonstances d'une nuit précédente,--sur le
+même point du cercle lumineux, là où j'avais vu les traces légères d'une
+ombre. Mais elle n'y était plus; et, respirant avec plus de liberté, je
+tournai mes regards vers la pâle et rigide figure allongée sur le lit.
+Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia,--je sentis
+refluer vers mon coeur, avec la tumultueuse violence d'une marée, toute
+cette ineffable douleur que j'avais sentie quand je l'avais vue, _elle_
+aussi, dans son suaire.--La nuit avançait, et toujours,--le coeur plein
+des pensées les plus amères dont _elle_ était l'objet, _elle_, mon
+unique, mon suprême amour,--je restais les yeux fixés sur le corps de
+Rowena.
+
+Il pouvait bien être minuit, peut-être plus tôt, peut-être plus tard,
+car je n'avais pas pris garde au temps, quand un sanglot, très-bas,
+très-léger, mais très-distinct, me tira en sursaut de ma rêverie. Je
+_sentis_ qu'il venait du lit d'ébène,--du lit de mort. Je tendis
+l'oreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne
+se répéta pas. Je forçai mes yeux à découvrir un mouvement quelconque
+dans le corps, mais je n'en aperçus pas le moindre. Cependant, il était
+impossible que je me fusse trompé. J'avais entendu le bruit, faible à la
+vérité, et mon esprit était bien éveillé en moi. Je maintins résolument
+et opiniâtrement mon attention clouée au cadavre. Quelques minutes
+s'écoulèrent sans aucun incident qui pût jeter un peu de jour sur ce
+mystère. À la longue, il devint évident qu'une coloration légère,
+très-faible, à peine sensible, était montée aux joues et avait filtré le
+long des petites veines déprimées des paupières. Sous la pression d'une
+horreur et d'une terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de
+l'humanité n'a pas d'expression suffisamment énergique, je sentis les
+pulsations de mon coeur s'arrêter et mes membres se roidir sur place.
+
+Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid.
+Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous n'eussions fait
+prématurément nos apprêts funèbres;--Rowena vivait encore. Il était
+nécessaire de pratiquer immédiatement quelques tentatives; mais la tour
+était tout à fait séparée de la partie de l'abbaye habitée par les
+domestiques,--il n'y en avait aucun à portée de la voix,--je n'avais
+aucun moyen de les appeler à mon aide, à moins de quitter la chambre
+pendant quelques minutes,--et, quant à cela, je ne pouvais m'y hasarder.
+Je m'efforçai donc de rappeler à moi seul et de fixer l'âme voltigeante.
+Mais, au bout d'un laps de temps très court, il y eut une rechute
+évidente; la couleur disparut de la joue et de la paupière, laissant une
+pâleur plus que marmoréenne; les lèvres se serrèrent doublement et se
+recroquevillèrent dans l'expression spectrale de la mort; une froideur
+et une viscosité répulsives se répandirent rapidement sur toute la
+surface du corps, et la complète rigidité cadavérique survint
+immédiatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d'où
+j'avais été arraché si soudainement, et je m'abandonnai de nouveau à mes
+rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
+
+Une heure s'écoula ainsi, quand--était-ce, grand Dieu! possible?--j'eus
+de nouveau la perception d'un bruit vague qui partait de la région du
+lit. J'écoutai, au comble de l'horreur. Le son se fit entendre de
+nouveau, c'était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis,--je
+vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles
+se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La
+stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui
+jusque-là l'avait dominé. Je sentis que ma vue s'obscurcissait, que ma
+raison s'enfuyait: et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai
+à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m'imposait
+de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front,
+la joue et la gorge; une chaleur sensible pénétrait tout le corps; et
+même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du coeur.
+
+_Ma_ femme _vivait_; et, avec un redoublement d'ardeur, je me mis en
+devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et
+les mains, et j'usai de tous les procédés que l'expérience et de
+nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en
+vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa,
+l'expression de mort revint aux lèvres, et, un instant après, tout le
+corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité
+complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce
+qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
+
+Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia,--et de
+nouveau--s'étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes?--_de
+nouveau_ un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit
+d'ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables
+horreurs de cette nuit? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup,
+presque jusqu'au petit jour, se répéta ce hideux drame de
+ressuscitation; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort
+plus rigide et plus irrémédiable; que chaque nouvelle agonie ressemblait
+à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte
+était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie
+du corps? Je me hâte d'en finir.
+
+La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui
+était morte remua de nouveau,--et cette fois-ci, plus énergiquement que
+jamais quoique se réveillant d'une mort plus effrayante et plus
+irréparable. J'avais depuis longtemps cessé tout effort et tout
+mouvement et je restais cloué sur l'ottomane, désespérément englouti
+dans un tourbillon d'émotions violentes, dont la moins terrible
+peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le
+répète, remuait, et, maintenant plus activement qu'il n'avait fait
+jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie
+singulière,--les membres se relâchaient,--et, sauf que les paupières
+restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les
+draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère
+sépulcral, j'aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes
+de la Mort. Mais si, dès lors, je n'acceptai pas entièrement cette idée,
+je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit,--et
+vacillant,--d'un pas faible,--les yeux fermés,--à la manière d'une
+personne égarée dans un rêve,--l'être qui était enveloppé du suaire
+s'avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
+
+Je ne tremblai pas,--je ne bougeai pas,--car une foule de pensées
+inexprimables, causées par l'air, la stature, l'allure du fantôme, se
+ruèrent à l'improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent,--me
+pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l'apparition. C'était
+dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien
+la _vivante_ Rowena que j'avais en face de moi? _cela_ pouvait-il être
+vraiment Rowena,--lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure
+blonde, aux yeux bleus? Pourquoi, oui, _pourquoi_ en doutais-je?--Le
+lourd bandeau oppressait la bouche;--pourquoi donc cela n'eût-il pas été
+la bouche respirante de la dame de Tremaine?--Et les joues?--oui,
+c'étaient bien là les roses du midi de sa vie;--oui, ce pouvait être les
+belles joues de la vivante lady de Tremaine.--Et le menton, avec les
+fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien? Mais _avait-elle
+donc grandi depuis sa maladie?_ Quel inexprimable délire s'empara de moi
+à cette idée! D'un bond, j'étais à ses pieds! Elle se retira à mon
+contact, et elle dégagea sa tête de l'horrible suaire qui l'enveloppait;
+et alors déborda dans l'atmosphère fouettée de la chambre une masse
+énorme de longs cheveux désordonnés; _ils étaient plus noirs que les
+ailes de minuit, l'heure au plumage de corbeau!_ Et alors je vis la
+figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement _les yeux_.
+
+--Enfin, les voilà donc! criai-je d'une voix retentissante; pourrais-je
+jamais m'y tromper?--Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux
+noirs, les yeux étranges de mon amour perdu,--de lady,--de LADY LIGEIA!
+
+
+
+
+METZENGERSTEIN
+
+_Pestis eram vivus,--moriens tua mors ero._
+ MARTIN LUTHER.
+
+
+L'horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. À
+quoi bon mettre une date à l'histoire que j'ai à raconter? Qu'il me
+suffise de dire qu'à l'époque dont je parle existait dans le centre de
+la Hongrie une croyance secrète, mais bien établie, aux doctrines de la
+métempsycose. De ces doctrines elles-mêmes, de leur fausseté ou de leur
+probabilité,--je ne dirai rien. J'affirme, toutefois, qu'une bonne
+partie de notre crédulité vient,--comme dit La Bruyère, qui attribue
+tout notre malheur à cette cause unique--_de ne pouvoir être
+seuls_[47].
+
+Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui
+tendaient fortement à l'absurde. Les Hongrois différaient
+très-essentiellement de leurs autorités d'Orient. Par exemple,--_l'âme_,
+à ce qu'ils croyaient,--je cite les termes d'un subtil et intelligent
+Parisien,--_ne demeure qu'une seule fois dans un corps sensible. Ainsi,
+un cheval, un chien, un homme même, ne sont que la ressemblance
+illusoire de ces êtres_[48].
+
+Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient été en discorde
+pendant des siècles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres
+réciproquement aigries par une inimitié aussi mortelle. Cette haine
+pouvait tirer son origine des paroles d'une ancienne prophétie:--_Un
+grand nom tombera d'une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son
+cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l'immortalité de
+Berlifitzing_.
+
+Certes, les termes n'avaient que peu ou point de sens. Mais des causes
+plus vulgaires ont donné naissance--et cela, sans remonter bien haut,--à
+des conséquences également grosses d'événements. En outre, les deux
+maisons, qui étaient voisines, avaient longtemps exercé une influence
+rivale dans les affaires d'un gouvernement tumultueux. De plus, des
+voisins aussi rapprochés sont rarement amis; et, du haut de leurs
+terrasses massives, les habitants du château Berlifitzing pouvaient
+plonger leurs regards dans les fenêtres mêmes du palais Metzengerstein.
+Enfin, le déploiement d'une magnificence plus que féodale était peu fait
+pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et
+moins riches. Y a-t-il donc lieu de s'étonner que les termes de cette
+prédiction, bien que tout à fait saugrenus, aient si bien créé et
+entretenu la discorde entre deux familles déjà prédisposées aux
+querelles par toutes les instigations d'une jalousie héréditaire? La
+prophétie semblait impliquer,--si elle impliquait quelque chose,--un
+triomphe final du côté de la maison déjà plus puissante, et
+naturellement vivait dans la mémoire de la plus faible et de la moins
+influente, et la remplissait d'une aigre animosité.
+
+Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu'il fût d'une haute origine,
+n'était, à l'époque de ce récit, qu'un vieux radoteur infirme, et
+n'avait rien de remarquable, si ce n'est une antipathie invétérée et
+folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les
+chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmités physiques, ni son
+grand âge, ni l'affaiblissement de son esprit, ne pouvait l'empêcher de
+prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l'autre
+côté, Frédérick, baron Metzengerstein, n'était pas encore majeur. Son
+père, le ministre G..., était mort jeune. Sa mère, madame Marie, le
+suivit bientôt. Frédérick était à cette époque dans sa dix-huitième
+année. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue période de
+temps; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que
+cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et
+plus significative solennité.
+
+Par suite de certaines circonstances résultant de l'administration de
+son père, le jeune baron, aussitôt après la mort de celui-ci, entra en
+possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de
+Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses châteaux étaient innombrables.
+Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La
+ligne frontière de ses domaines n'avait jamais été clairement définie;
+mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.
+
+L'avènement d'un propriétaire si jeune, et d'un caractère si bien connu,
+à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures
+relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans
+l'espace de trois jours, la conduite de l'héritier fit pâlir le renom
+d'Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus
+enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes
+perfidies, des atrocités inouïes, firent bientôt comprendre à ses
+vassaux tremblants que rien,--ni soumission servile de leur part, ni
+scrupules de conscience de la sienne,--ne leur garantirait désormais de
+sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la
+nuit du quatrième jour, on s'aperçut que le feu avait pris aux écuries
+du château Berlifitzing, et l'opinion unanime du voisinage ajouta le
+crime d'incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du
+baron.
+
+Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionné par cet
+accident, il se tenait, en apparence plongé dans une méditation, au haut
+du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement
+solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanée, qui pendait
+mélancoliquement aux murs, représentait les figures fantastiques et
+majestueuses de mille ancêtres illustres. Ici des prêtres richement
+vêtus d'hermine, des dignitaires pontificaux, siégeaient familièrement
+avec l'autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d'un
+roi temporel, ou contenaient avec le _fiat_ de la toute-puissance papale
+le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des ténèbres. Là, les sombres
+et grandes figures des princes Metzengerstein--leurs musculeux chevaux
+de guerre piétinant les cadavres des ennemis tombés--ébranlaient les
+nerfs les plus fermes par leur forte expression; et ici, à leur tour,
+voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des
+anciens jours flottaient au loin dans les méandres d'une danse
+fantastique aux accents d'une mélodie imaginaire.
+
+Mais, pendant que le baron prêtait l'oreille ou affectait de prêter
+l'oreille au vacarme toujours croissant des écuries de Berlifitzing,--et
+peut-être méditait quelque trait nouveau, quelque trait décidé
+d'audace,--ses yeux se tournèrent machinalement vers l'image d'un cheval
+énorme, d'une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie
+comme appartenant à un ancêtre sarrasin de la famille de son rival. Le
+cheval se tenait sur le premier plan du tableau,--immobile comme une
+statue,--pendant qu'un peu plus loin, derrière lui, son cavalier
+déconfit mourait sous le poignard d'un Metzengerstein.
+
+Sur la lèvre de Frédérick surgit une expression diabolique, comme s'il
+s'apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement.
+Cependant, il ne détourna pas les yeux. Bien loin de là, il ne pouvait
+d'aucune façon avoir raison de l'anxiété accablante qui semblait tomber
+sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses
+sensations incohérentes comme celles des rêves avec la certitude d'être
+éveillé. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme,--plus
+il lui paraissait impossible d'arracher son regard à la fascination de
+cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus
+violent, il fit enfin un effort, comme à regret, et tourna son attention
+vers une explosion de lumière rouge, projetée en plein des écuries
+enflammées sur les fenêtres de l'appartement.
+
+L'action toutefois ne fut que momentanée; son regard retourna
+machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque
+coursier--chose horrible!--avait pendant ce temps changé de position. Le
+cou de l'animal, d'abord incliné comme par la compassion vers le corps
+terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute
+sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l'heure
+invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine,
+et ils brillaient d'un rouge ardent et extraordinaire; et les lèvres
+distendues de ce cheval à la physionomie enragée laissaient pleinement
+apercevoir ses dents sépulcrales et dégoûtantes.
+
+Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant.
+Comme il l'ouvrait, un éclat de lumière rouge jaillit au loin dans la
+salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante;
+et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en
+voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait
+précisément le contour de l'implacable et triomphant meurtrier du
+Berlifitzing sarrasin.
+
+Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha
+précipitamment le plein air. À la porte principale du palais, il
+rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au
+péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d'un cheval
+gigantesque couleur de feu.
+
+--À qui est ce cheval? Où l'avez-vous trouvé? demanda le jeune homme
+d'une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immédiatement que le
+mystérieux coursier de la tapisserie était le parfait pendant du furieux
+animal qu'il avait devant lui.
+
+--C'est votre propriété, monseigneur, répliqua l'un des écuyers, du
+moins il n'est réclamé par aucun autre propriétaire. Nous l'avons pris
+comme il s'échappait, tout fumant et écumant de rage, des écuries
+brûlantes du château Berlifitzing. Supposant qu'il appartenait au haras
+des chevaux étrangers du vieux comte, nous l'avons ramené comme épave.
+Mais les domestiques désavouent tout droit sur la bête; ce qui est
+étrange, puisqu'il porte des traces évidentes du feu, qui prouvent qu'il
+l'a échappé belle.
+
+--Les lettres W. V. B. sont également marquées au fer très-distinctement
+sur son front, interrompit un second écuyer; je supposais donc qu'elles
+étaient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au
+château affirme positivement n'avoir aucune connaissance du cheval.
+
+--Extrêmement singulier! dit le jeune baron, avec un air rêveur et comme
+n'ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C'est, comme vous
+dites, un remarquable cheval,--un prodigieux cheval! bien qu'il soit,
+comme vous le remarquez avec justesse, d'un caractère ombrageux et
+intraitable; allons! qu'il soit à moi, je le veux bien, ajouta-t-il
+après une pause; peut-être un cavalier tel que Frédérick de
+Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable même des écuries de
+Berlifitzing.
+
+--Vous vous trompez, monseigneur; le cheval, comme nous vous l'avons
+dit, je crois, n'appartient pas aux écuries du comte. Si tel eût été le
+cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l'amener en présence
+d'une noble personne de votre famille.
+
+--C'est vrai! observa le baron sèchement.
+
+Et, à ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint
+échauffé et à pas précipités. Il chuchota à l'oreille de son maître
+l'histoire de la disparition soudaine d'un morceau de la tapisserie,
+dans une chambre qu'il désigna, entrant alors dans des détails d'un
+caractère minutieux et circonstancié; mais, comme tout cela fut
+communiqué d'une voix très-basse, pas un mot ne transpira qui pût
+satisfaire la curiosité excitée des écuyers.
+
+Le jeune Frédérick, pendant l'entretien, semblait agité d'émotions
+variées. Néanmoins, il recouvra bientôt son calme, et une expression de
+méchanceté décidée était déjà fixée sur sa physionomie, quand il donna
+des ordres péremptoires pour que l'appartement en question fût
+immédiatement condamné et la clef remise entre ses mains propres.
+
+--Avez-vous appris la mort déplorable de Berlifitzing, le vieux
+chasseur? dit au baron un de ses vassaux, après le départ du page,
+pendant que l'énorme coursier que le gentilhomme venait d'adopter comme
+sien s'élançait et bondissait avec une furie redoublée à travers la
+longue avenue qui s'étendait du palais aux écuries de Metzengerstein.
+
+--Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait;
+mort! dis-tu?
+
+--C'est la pure vérité, monseigneur; et je présume que, pour un seigneur
+de votre nom, ce n'est pas un renseignement trop désagréable.
+
+Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.
+
+--Comment est-il mort?
+
+--Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie préférée de son
+haras de chasse, il a péri misérablement dans les flammes.
+
+--En... vé... ri... té...! exclama le baron, comme impressionné
+lentement et graduellement par quelque évidence mystérieuse.
+
+--En vérité, répéta le vassal.
+
+--Horrible! dit le jeune homme avec beaucoup de calme.
+
+Et il rentra tranquillement dans le palais.
+
+À partir de cette époque, une altération marquée eut lieu dans la
+conduite extérieure du jeune débauché, baron Frédérick von
+Metzengerstein. Véritablement, sa conduite désappointait toutes les
+espérances et déroutait les intrigues de plus d'une mère. Ses habitudes
+et ses manières tranchèrent de plus en plus et, moins que jamais,
+n'offrirent d'analogie sympathique quelconque avec celle de
+l'aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delà des limites
+de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il était
+absolument sans compagnon, à moins que ce grand cheval impétueux, hors
+nature, couleur de feu, qu'il monta continuellement à partir de cette
+époque, n'eût en réalité quelque droit mystérieux au titre d'ami.
+
+Néanmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui
+arrivaient périodiquement.--«Le baron honorera-t-il notre fête de sa
+présence?»--«Le baron se joindra-t-il à nous pour une chasse au
+sanglier?»--«Metzengerstein ne chasse pas»,--«Metzengerstein n'ira
+pas,»--telles étaient ses hautaines et laconiques réponses.
+
+Ces insultes répétées ne pouvaient pas être endurées par une noblesse
+impérieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales,--moins
+fréquentes;--avec le temps elles cessèrent tout à fait. On entendit la
+veuve de l'infortuné comte Berlifitzing exprimer le voeu «que le baron
+fût au logis quand il désirerait n'y pas être, puisqu'il dédaignait la
+compagnie de ses égaux; et qu'il fût à cheval quand il voudrait n'y pas
+être, puisqu'il leur préférait la société d'un cheval.» Ceci à coup sûr
+n'était que l'explosion niaise d'une pique héréditaire et prouvait que
+nos paroles deviennent singulièrement absurdes quand nous voulons leur
+donner une forme extraordinairement énergique.
+
+Les gens charitables, néanmoins, attribuaient le changement de manières
+du jeune gentilhomme au chagrin naturel d'un fils privé prématurément de
+ses parents,--oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite
+durant les jours qui suivirent immédiatement cette perte. Il y en eut
+quelques-uns qui accusèrent simplement en lui une idée exagérée de son
+importance et de sa dignité. D'autres, à leur tour (et parmi ceux-là
+peut être cité le médecin de la famille), parlèrent sans hésiter d'une
+mélancolie morbide et d'un mal héréditaire; cependant, des insinuations
+plus ténébreuses, d'une nature plus équivoque, couraient parmi la
+multitude.
+
+En réalité, l'attachement pervers du baron pour sa monture de récente
+acquisition,--attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans
+chaque nouvel exemple que l'animal donnait de ses féroces et démoniaques
+inclinations,--devint à la longue, aux yeux de tous les gens
+raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans
+l'éblouissement du midi,--aux heures profondes de la nuit,--malade ou
+bien portant,--dans le calme ou dans la tempête,--le jeune
+Metzengerstein semblait cloué à la selle du cheval colossal dont les
+intraitables audaces s'accordaient si bien avec son propre caractère.
+
+Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochées des événements
+récents, donnaient un caractère surnaturel et monstrueux à la manie du
+cavalier et aux capacités de la bête. L'espace qu'elle franchissait d'un
+seul saut avait été soigneusement mesuré, et se trouva dépasser d'une
+différence stupéfiante les conjectures les plus larges et les plus
+exagérées. Le baron, en outre, ne se servait pour l'animal d'aucun nom
+particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingués
+par des appellations caractéristiques. Ce cheval-ci avait son écurie à
+une certaine distance des autres; et, quant au pansement et à tout le
+service nécessaire, nul, excepté le propriétaire en personne, ne s'était
+risqué à remplir ces fonctions, ni même à entrer dans l'enclos où
+s'élevait son écurie particulière. On observa aussi que, quoique les
+trois palefreniers qui s'étaient emparés du coursier, quand il fuyait
+l'incendie de Berlifitzing, eussent réussi à arrêter sa course à l'aide
+d'une chaîne à noeud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait
+affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou à aucun
+moment depuis lors, il eût jamais posé la main sur le corps de la bête.
+Des preuves d'intelligence particulière dans la conduite d'un noble
+cheval plein d'ardeur ne suffiraient certainement pas à exciter une
+attention déraisonnable; mais il y avait ici certaines circonstances qui
+eussent violenté les esprits les plus sceptiques et les plus
+flegmatiques; et l'on disait que parfois l'animal avait fait reculer
+d'horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante
+signification de sa marque,--que parfois le jeune Metzengerstein était
+devenu pâle et s'était dérobé devant l'expression soudaine de son oeil
+sérieux et quasi humain.
+
+Parmi toute la domesticité du baron, il ne se trouva néanmoins personne
+pour douter de la ferveur extraordinaire d'affection qu'excitaient dans
+le jeune gentilhomme les qualités brillantes de son cheval; personne,
+excepté du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait
+partout l'offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu
+d'importance qu'il est possible. Il avait l'effronterie d'affirmer,--si
+toutefois ses idées valent la peine d'être mentionnées,--que son maître
+ne s'était jamais mis en selle sans un inexplicable et presque
+imperceptible frisson, et qu'au retour de chacune de ses longues et
+habituelles promenades, une expression de triomphante méchanceté
+faussait tous les muscles de sa face.
+
+Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil,
+descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute
+hâte, s'élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.
+
+Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement
+l'attention; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par
+tous ses domestiques, quand, après quelques heures d'absence, les
+prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à
+craquer et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l'action d'un
+feu immense et immaîtrisable,--une masse épaisse et livide.
+
+Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient
+déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une
+portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute
+la population du voisinage se tenait paresseusement à l'entour, dans une
+stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et
+nouveau fixa bientôt l'attention de la multitude, et démontra combien
+est plus intense l'intérêt excité dans les sentiments d'une foule par la
+contemplation d'une agonie humaine que celui qui est créé par les plus
+effrayants spectacles de la matière inanimée.
+
+Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et
+aboutissait à l'entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier,
+portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant
+avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.
+
+Le cavalier n'était évidemment pas le maître de cette course effrénée.
+L'angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être,
+rendaient témoignage d'une lutte surhumaine; mais aucun son, excepté un
+cri unique, ne s'échappa de ses lèvres lacérées, qu'il mordait d'outre
+en outre dans l'intensité de sa terreur. En un instant, le choc des
+sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le
+mugissement des flammes et le glapissement du vent un instant encore,
+et, franchissant d'un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier
+s'élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son
+cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.
+
+La furie de la tempête s'apaisa tout à coup et un calme absolu prit
+solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le
+bâtiment comme un suaire, et ruisselant au loin dans l'atmosphère
+tranquille, dardait une lumière d'un éclat surnaturel, pendant qu'un
+nuage de fumée s'abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme
+distincte d'un gigantesque _cheval_.
+
+
+
+
+EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES[49]
+
+
+I
+
+Il existe des destinées fatales; il existe dans la littérature de chaque
+pays des hommes qui portent le mot _guignon_ écrit en caractères
+mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps,
+on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un
+tatouage singulier: _pas de chance_. Il portait ainsi partout avec lui
+l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire
+prouva que son existence s'était conformée à cet écriteau. Dans
+l'histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que
+l'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé de certains hommes, et les
+fouette à tour de bras pour l'édification des autres. Cependant, vous
+parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des vertus, des
+talents, de la grâce. La société les frappe d'un anathème spécial, et
+argue contre eux des vices que sa persécution leur a donnés. Que ne fit
+pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que n'entreprit pas Balzac pour
+conjurer la fortune? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l'épine
+dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l'abri du
+besoin, où les libraires se disputaient ses contes, où il possédait
+enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves: une
+grande édition bien ordonnée de ses oeuvres, l'acquittement de ses
+dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son
+esprit; grâce à des travaux dont la somme effraye l'imagination des plus
+ambitieux et des plus laborieux, l'édition se fait, les dettes se
+payent, le mariage s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la
+destinée malicieuse, qui lui avait permis de mettre un pied dans sa
+terre promise, l'en arracha violemment tout d'abord. Balzac eut une
+agonie horrible et digne de ses forces.
+
+Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le
+berceau? Tel homme, dont le talent sombre et désolé nous fait peur, a
+été jeté avec _préméditation_ dans un milieu qui lui était hostile. Une
+âme tendre et délicate, un Vauvenargues, pousse lentement ses feuilles
+maladives dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un esprit amoureux
+d'air et épris de la libre nature se débat longtemps derrière les parois
+étouffantes d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et
+ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelquefois à un hoquet ou à un
+sanglot, a été encagé dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des
+hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes vouées à l'autel,
+_sacrées_ pour ainsi dire, et qui doivent marcher à la mort et à la
+gloire à travers un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cauchemar des
+_Ténèbres_ enveloppera-t-il toujours ces âmes d'élite? En vain elles se
+défendent, elles prennent toutes leurs précautions, elles perfectionnent
+la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte à double tour,
+calfeutrons les fenêtres. Oh! nous avons oublié le trou de la serrure;
+le Diable est déjà entré.
+
+ _Leur chien même les mord et leur donne la rage._
+ _Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi._
+
+Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer que la place du poëte
+n'est ni dans une république, ni dans une monarchie absolue, ni dans une
+monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a répondu.
+
+C'est une lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe, et qui eut un
+dénoûment dont l'horrible est augmenté par le trivial. Les divers
+documents que je viens de lire ont créé en moi cette persuasion que les
+États-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand établissement de
+comptabilité, et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour
+échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique. Dans l'une de
+ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu régulariser son
+génie et appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée
+au sol américain, il aurait pu être un auteur à argent, _a making-money
+author;_ qu'après tout, les temps ne sont pas si durs pour l'homme de
+talent, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie, et qu'il use avec
+modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans
+vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux
+valu pour lui n'avoir que du talent, parce que le talent s'escompte plus
+facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l'heure,
+et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu'il était difficile
+d'employer M. Poe dans une revue, et qu'on était obligé de le payer
+moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
+vulgaire. Tout cela me rappelle l'odieux proverbe paternel: _make money,
+my son_, _honestly, if you can_, BUT MAKE MONEY.--_Quelle odeur de
+magasin!_ comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.
+
+Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il
+vous avouera son génie; volontiers même, peut-être en sera-t-il fier,
+mais il finira par vous dire avec un ton supérieur: «Mais moi, je suis
+un homme positif»; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera
+de ces grands esprits qui ne savent rien conserver; il vous parlera de
+la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoolisée, qui aurait pris
+feu à la flamme d'une chandelle, de ses habitudes errantes; il vous dira
+que c'était un être _erratique_, une planète _désorbitée_, qu'il roulait
+sans cesse de New-York à Philadelphie, de Boston à Baltimore, de
+Baltimore à Richmond. Et si, le coeur déjà ému à cette annonce d'une
+existence calamiteuse, vous lui faites observer que la démocratie a bien
+des inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle
+ne permet peut-être pas toujours l'expansion des individualités, qu'il
+est souvent bien difficile de penser et d'écrire dans un pays où il y a
+vingt, trente millions de souverains, que d'ailleurs _vous avez entendu
+dire_ qu'aux États-Unis il existait une tyrannie bien plus cruelle et
+plus inexorable que celle d'un monarque, celle de l'opinion,--alors, oh!
+alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter des éclairs, la bave
+du patriotisme blessé lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa
+bouche, lancera des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille
+mère. L'Américain est un être positif, vain de sa force industrielle, et
+un peu jaloux de l'ancien continent. Quant à avoir pitié d'un poëte que
+la douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en a pas le temps.
+Il est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si naïve dans la
+toute-puissance de l'industrie, il est tellement convaincu qu'elle
+finira par manger le Diable, qu'il a une certaine pitié pour toutes ces
+rêvasseries. «En avant, dit-il, en avant et négligeons nos morts.» Il
+passerait volontiers sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait
+aux pieds avec autant d'insouciance que ses immenses lignes de chemin de
+fer les forêts abattues, et ses bateaux-monstres les débris d'un bateau
+incendié la veille. Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent,
+tout est là.
+
+Quelque temps avant que Balzac descendît dans le gouffre final en
+poussant les nobles plaintes d'un héros qui a encore de grandes choses à
+faire, Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tombait frappé d'une
+mort affreuse. La France a perdu un de ses plus grands génies, et
+l'Amérique un romancier, un critique, un philosophe qui n'était guère
+fait pour elle. Beaucoup de personnes ignorent ici la mort d'Edgar Poe,
+beaucoup d'autres ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écrivant
+peu, produisant ses bizarres et terribles créations dans les loisirs les
+plus riants, et ne connaissant la vie littéraire que par de rares et
+éclatants succès. La réalité fut le contraire.
+
+La famille de M. Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
+grand-père était _quartermaster-general_[50] dans la révolution, et
+Lafayette l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois qu'il vint
+visiter ce pays, il pria sa veuve d'agréer les témoignages de sa
+reconnaissance pour les services que lui avait rendus son mari. Son
+arrière-grand-père avait épousé une fille de l'amiral anglais Mac Bride,
+et par lui la famille de Poe était alliée aux plus illustres maisons
+d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éducation honorable. S'étant
+violemment épris d'une jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et
+l'épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il voulut
+aussi monter sur le théâtre. Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le
+génie du métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et fort
+précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par sa beauté, et le public
+charmé supportait son jeu médiocre. Dans une de leurs tournées, ils
+vinrent à Richmond, et c'est là que tous deux moururent, à quelques
+semaines de distance l'un de l'autre, tous deux pour la même cause: la
+faim, le dénûment, la misère.
+
+Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un
+pauvre petit malheureux que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une
+manière charmante. Un riche négociant de cette place, M. Allan, fut ému
+de pitié. Il s'enthousiasma de ce joli garçon, et, comme il n'avait pas
+d'enfants, il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une belle
+aisance, et reçut une éducation complète. En 1816 il accompagna ses
+parents adoptifs dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en Écosse
+et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez
+le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d'éducation à
+Stoke-Newington, près de Londres, où il passa cinq ans.
+
+Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté
+leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent,
+tous ceux qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement sur
+eux-mêmes, savent quelle part immense l'adolescence tient dans le génie
+définitif d'un homme. C'est alors que les objets enfoncent profondément
+leurs empreintes dans l'esprit tendre et facile; c'est alors que les
+couleurs sont voyantes, et que les sons parlent une langue mystérieuse.
+Le caractère, le génie, le style d'un homme est formé par les
+circonstances en apparence vulgaires de sa première jeunesse. Si tous
+les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs
+impressions d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous
+posséderions! Les couleurs, la tournure d'esprit d'Edgar Poe tranchent
+violemment sur le fond de la littérature américaine. Ses compatriotes le
+trouvent à peine Américain, et cependant il n'est pas Anglais. C'est
+donc une bonne fortune que de ramasser dans un de ses contes, un conte
+peu connu, _William Wilson_, un singulier récit de sa vie à cette école
+de Stoke-Newington. Tous les contes d'Edgar Poe sont pour ainsi dire
+biographiques. On trouve l'homme dans l'oeuvre. Les personnages et les
+incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.
+
+_Mes plus matineuses impressions de la vie de collège sont liées à une
+vaste et extravagante maison du style d'Elisabeth, dans un village
+brumeux d'Angleterre, où était un grand nombre d'arbres gigantesques et
+noueux, et où toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En
+vérité, cette vénérable vieille ville avait un aspect fantasmagorique
+qui enveloppait et caressait l'écrit comme un rêve. En ce moment même,
+je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues
+profondément ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis, et je
+tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde
+et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement
+soudain et solennel, la quiétude de l'atmosphère brunissante dans
+laquelle s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi._
+
+_Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné d'en éprouver
+maintenant à m'appesantir sur ces minutieux souvenirs de collège. Plongé
+dans la misère comme je le suis, misère, hélas! trop réelle, on me
+pardonnera de chercher un soulagement bien léger et bien court, dans ces
+mimes et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque trivials et mesquins
+qu'ils soient en eux-mêmes, ils prennent, dans mon imagination, une
+importance toute particulière, à cause de leur intime connexion avec les
+lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers avertissements
+ambigus de la Destinée, qui depuis lors m'a si profondément enveloppé de
+son ombre. Laissez-moi donc me souvenir._
+
+_La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains
+étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, revêtu d'une couche
+de mortier et de verre pilé, en faisait le circuit. Ce rempart de prison
+formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au
+delà que trois fois par semaine; une fois chaque samedi, dans
+l'après-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous
+était accordé de faire de courtes promenades en commun à travers les
+campagnes voisines; et deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial
+formel des troupes à la parade, nous allions assister aux offices du
+soir et du matin à l'unique église du village. Le principal de notre
+école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment
+d'admiration et de perplexité je le contemplais du banc où nous étions
+assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas
+solennel et lent! Ce personnage vénérable, avec sa contenance douce et
+composée, avec sa robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante,
+avec sa perruque si minutieusement poudrée, si rigide et si vaste,
+pouvait-il être le même homme qui, tout à l'heure, avec un visage aigre
+et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en main, les lois
+draconiennes de l'école? O gigantesque paradoxe dont la monstruosité
+exclut toute solution!_
+
+_Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive; elle était
+marquetée de clous, garnie de verrous, et surmontée d'un buisson de
+ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait! Elle
+n'était jamais ouverte que pour les trois sorties et rentrées
+périodiques déjà mentionnées; chaque craquement de ses gonds puissants
+exhalait le mystère, et un monde de méditations solennelles et
+mélancoliques._
+
+_Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé en plusieurs
+parties, dont trois ou quatre des plus larges constituaient le jardin de
+récréation; il était aplani et recouvert d'un cailloutis propre et dur.
+Je me rappelle bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que
+ce soit d'analogue; il était situé derrière la maison. Devant la façade,
+s'étendait un petit parterre semé de buis et d'autres arbustes; mais
+nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions,
+telles que la première arrivée à l'école ou le départ définitif; ou
+peut-être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions
+joyeusement notre route vers le logis, à la Noël ou aux vacances de la
+Saint-Jean._
+
+_Mais la maison! quelle jolie vieille bâtisse cela faisait! Pour moi,
+c'était comme un vrai palais d'illusions. Il n'y avait réellement pas de
+fin à ses détours et à ses incompréhensibles subdivisions. Il était
+difficile, à un moment donné, de dire avec certitude lequel de ses deux
+étages s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voisine, on
+était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à
+descendre. Puis les corridors latéraux étaient innombrables,
+inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-mêmes que
+nos idées les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment,
+n'étaient pas très-différentes de celles à l'aide desquelles nous
+essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je
+n'ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle
+localité lointaine était situé le petit dortoir qui m'était assigné en
+commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers_[51].
+
+_La salle d'études était la plus vaste de toute la maison, et, je ne
+pouvais m'empêcher de le penser, du monde entier. Elle était
+très-longue, très-étroite, et sinistrement basse, avec des fenêtres en
+ogive et un plafond en chêne. Dans son angle éloigné et inspirant la
+terreur était une cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le
+sanctuaire où se tenait plusieurs heures durant notre principal, le
+révérend docteur Brandsby. C'était une solide construction, avec une
+porte massive que nous n'aurions jamais osé ouvrir en l'absence du
+maître; nous aurions tous préféré mourir de_ la peine forte et dure_. À
+d'autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une
+vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d'une
+frayeur assez considérable. L'une était la chaire du maître des études
+classiques; l'autre, du maître d'anglais et de mathématiques. Répandus à
+travers la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin, étaient
+d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, anciens et usés par le
+temps, désespérément écrasés sous des livres, bien étrillés et si bien
+agrémentés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques,
+et d'autres chefs-d'oeuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement perdu
+la forme qui constituait leur pauvre individualité dans les anciens
+jours. À une extrémité de la salle, un énorme baquet avec de l'eau, et,
+à l'autre, une horloge d'une dimension stupéfiante._
+
+_Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai,
+sans trop d'ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma
+vie. Le cerveau fécond de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde
+extérieur pour s'occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en
+apparence de l'école était remplie d'excitations plus intenses que ma
+jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma
+pleine maturité a demandées au crime. Encore faut-il croire que mon
+premier développement mental eut quelque chose de peu commun, et même
+quelque chose de tout à fait extra-commun. En général les événements de
+la première existence laissent rarement sur l'humanité arrivée à l'âge
+mûr une impression bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et
+irrégulier souvenir, fouillis confus de plaisirs et de peines
+fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il faut que j'aie
+senti dans mon enfance avec l'énergie d'un homme ce que je trouve
+maintenant estampillé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi
+profondes et aussi durables que les exergues des médailles
+carthaginoises._
+
+_Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le sens restreint des
+gens du monde), quelle pauvre moisson pour le souvenir! Le réveil du
+matin, le soir, l'ordre du coucher; les leçons à apprendre, les
+récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de
+récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout
+cela, par une magie psychique depuis longtemps oubliée, était destiné à
+envelopper un débordement de sensations, un monde riche d'incidents, un
+univers d'émotions variées et d'excitations les plus passionnées et les
+plus fiévreuses._ Oh! le beau temps que ce siècle de fer!
+
+Que dites-vous de ce morceau? Le caractère de ce singulier homme ne se
+révèle-t-il pas déjà un peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau
+de collège comme un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des
+premières années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de
+l'enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la
+haine des camarades tyranniques, la solitude du coeur, toutes ces
+tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets
+de mélancolie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt
+il ne se sent pas seul; il aime ses passions. _Le cerveau fécond de
+l'enfance_ rend tout agréable, illumine tout. On voit déjà que
+l'exercice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront un grand rôle
+dans sa vie. Eh quoi! ne dirait-on pas qu'il aime un peu la douleur,
+qu'il pressent la future compagne inséparable de sa vie, et qu'il
+l'appelle avec une âpreté lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre
+enfant n'a ni père ni mère, mais il est heureux: il se glorifie d'être
+marqué profondément _comme une médaille carthaginoise_.
+
+Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby à Richmond en 1822, et
+continua ses études sous la direction des meilleurs maîtres. Il était
+alors un jeune homme très-remarquable par son agilité physique, ses
+tours de souplesse, et aux séductions d'une beauté singulière il
+joignait une puissance de mémoire poétique merveilleuse avec la faculté
+précoce d'improviser des contes. En 1825, il entra à l'université de
+Virginie, qui était alors un des établissements où régnait la plus
+grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses
+condisciples par une ardeur encore plus vive pour le plaisir. Il était
+déjà un élève très-recommandable et faisait d'incroyables progrès dans
+les mathématiques; il avait une aptitude singulière pour la physique et
+les sciences naturelles ce qui est bon à noter en passant, car, dans
+plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande préoccupation
+scientifique; mais en même temps déjà, il buvait, jouait et faisait tant
+de fredaines que finalement, il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de
+payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rompit avec lui et
+reprit son vol vers la Grèce. C'était le temps de Botzaris et de la
+révolution des Hellènes. Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son
+enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une méchante querelle
+avec les autorités russes, dont on ignore le motif. La chose alla si
+loin, qu'on affirme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'expérience
+des brutalités sibériennes à la connaissance précoce qu'il avait des
+hommes et des choses[52]. Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter
+l'intervention et le secours du consul américain Henry Middleton, pour
+retourner chez lui. En 1829, il entra à l'école militaire de West-Point.
+Dans l'intervalle, M. Allan, dont la première femme était morte, avait
+épousé une dame plus jeune que lui d'un grand nombre d'années. Il avait
+alors soixante-cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhonnêtement
+avec la dame et qu'il ridiculisa le mariage. Le vieux gentleman lui
+écrivit une lettre fort dure, à laquelle celui-ci répondit par une
+lettre encore plus amère. La blessure était inguérissable et peu de
+temps après, M. Allan mourait sans laisser un sou à son fils adoptif.
+
+Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles
+très-mystérieuses, des allusions très-obscures et très-bizarres sur la
+conduite de notre futur écrivain. Très-hypocritement et tout en jurant
+qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des choses qu'il faut
+toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas énormes le silence
+doit primer l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défaveur
+très-grave. Le coup est d'autant plus dangereux qu'il reste suspendu
+dans les ténèbres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe
+chercha à séduire la femme de son père adoptif? Il est réellement
+impossible de le deviner. Mais je crois avoir déjà suffisamment mis le
+lecteur en défiance contre les biographes américains. Il sont trop bons
+démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, et la malveillance qui
+poursuit Poe après la conclusion lamentable de sa triste existence,
+rappelle la haine britannique qui persécuta Byron.
+
+M. Poe quitta West-Point sans prendre ses grades, et commença sa
+désastreuse bataille de la vie. En 1831, il publia un petit volume de
+poésies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais qu'on
+n'acheta pas. C'est l'éternelle histoire du premier livre. M. Lowell, un
+critique américain, dit qu'il y a dans une de ces pièces, adressées _à
+Hélène,_ «un parfum d'ambroisie», et qu'elle ne déparerait pas
+l'Anthologie grecque. Il est question dans cette pièce des barques de
+Nicée, de naïades, de la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe
+de Psyché. Remarquons en passant le faible américain, littérature trop
+jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rhythme harmonieux, et
+ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois féminines, elle
+rappelle les heureuses tentatives du romantisme français. Mais on voit
+qu'Edgar Poe était encore bien loin de son excentrique et fulgurante
+destinée littéraire.
+
+Cependant le malheureux écrivait pour les journaux, compilait et
+traduisait pour les libraires, faisait de brillants articles et des
+contes pour les revues. Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils
+payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba dans une misère
+affreuse. Il descendit même si bas, qu'il put entendre _crier les gonds
+des portes de la mort._ Un jour, un journal de Baltimore proposa deux
+prix pour le meilleur poëme et le meilleur conte en prose. Un comité de
+littérateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger
+les productions. Toutefois, ils ne s'occupaient guère de les lire; la
+sanction de leurs noms était tout ce que leur demandait l'éditeur. Tout
+en causant de choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un manuscrit
+qui se distinguait par la beauté, la propreté et la netteté de ses
+caractères. À la fin de sa vie, Edgar Poe possédait encore une écriture
+incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) M.
+Kennedy lut une page seul, et ayant été frappé par le style, il lut la
+composition à haute voix. Le comité vota le prix par acclamation au
+premier des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe secrète fut
+brisée, et livra le nom alors inconnu de Poe.
+
+L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy dans des termes qui lui
+donnèrent l'envie de le connaître. La fortune cruelle avait donné à M.
+Poe la physionomie classique du poëte à jeun. Elle l'avait aussi bien
+grimé que possible pour l'emploi. M. Kennedy raconta qu'il trouva un
+jeune homme que les privations avaient aminci comme un squelette, vêtu
+d'une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui était, suivant
+une tactique bien connue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en
+guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y avait évidemment
+pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes manières, et des
+yeux éclatants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit
+à son aise. Poe lui ouvrit son coeur, lui raconta toute son histoire,
+son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le
+conduisit dans un magasin d'habits, chez un fripier, aurait dit Lesage,
+et lui donna des vêtements convenables; puis il lui fit faire des
+connaissances.
+
+C'est à cette époque qu'un M. Thomas White, qui achetait la propriété du
+_Messager littéraire du Sud_, choisit M. Poe pour le diriger et lui
+donna 2 500 francs par an. Immédiatement celui-ci épousa une jeune fille
+qui n'avait pas un sol. (Cette phrase n'est pas de moi; je prie le
+lecteur de remarquer le petit ton de dédain qu'il y a dans cet
+_immédiatement_, le malheureux se croyait donc riche, et, dans ce
+laconisme, cette sécheresse avec laquelle est annoncé un événement
+important; mais aussi, une jeune fille sans le sol! _a girl without a
+cent!_). On dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une certaine part
+dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva le temps d'écrire un
+très-grand nombre d'articles et de beaux morceaux de critique pour _le
+Messager._ Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à
+Philadelphie, et dirigea le _Gentleman's Magazine_. Ce recueil
+périodique se fondit un jour dans le _Graham's Magazine_, et Poe
+continua à écrire pour celui-ci. En 1840, il publia _The Tales of the
+grotesque and arabesque_. En 1844, nous le trouvons à New-York dirigeant
+le _Broadway-journal_. En 1845, parut la petite édition, bien connue, de
+Wiley et Putnam, qui renferme une partie poétique et une série de
+contes. C'est de cette édition que les traducteurs français ont tiré
+presque tous les échantillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans
+les journaux de Paris. Jusqu'en 1847, il publia successivement
+différents ouvrages dont nous parlerons tout à l'heure. Ici nous
+apprenons que sa femme meurt dans un état de dénûment profond dans une
+ville appelée Fordham, près New-York. Il se fait une souscription parmi
+les littérateurs de New-York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps
+après, les journaux parlent de nouveau de lui comme un homme aux portes
+de la mort. Mais cette fois, c'est chose plus grave, il a le _delirium
+tremens._ Une note cruelle, insérée dans un journal de cette époque,
+accuse son mépris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son
+dégoût général du monde. Cependant il gagnait de l'argent, et ses
+travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter sa vie; mais j'ai
+trouvé, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu'il eut de
+dégoûtantes difficultés à surmonter. Il paraît que durant les deux
+dernières années où on le vit de temps à autre à Richmond, il scandalisa
+fort les gens par ses habitudes d'ivrognerie. À entendre les
+récriminations sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les
+écrivains des États-Unis sont des modèles de sobriété. Mais, à sa
+dernière visite, qui dura près de deux mois, on le vit tout d'un coup
+propre, élégant, correct, avec des manières charmantes, et beau comme le
+génie. Il est évident que je manque de renseignements, et que les notes
+que j'ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour
+rendre compte de ces singulières transformations. Peut-être en
+trouverons-nous l'explication dans une admirable protection maternelle
+qui enveloppait le sombre écrivain, et combattait avec des armes
+angéliques le mauvais démon né de son sang et de ses douleurs
+antécédentes.
+
+À cette dernière visite à Richmond, il fit _deux lectures publiques_. Il
+faut dire un mot de ces lectures qui jouent un grand rôle dans la vie
+littéraire aux États-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce qu'un écrivain,
+un philosophe, un poëte, quiconque sait parler, annonce une lecture, une
+dissertation publique sur un objet littéraire ou philosophique. Il faut
+la location d'une salle. Chacun paye une rétribution pour le plaisir
+d'entendre émettre des idées et phraser des phrases telles quelles. Le
+public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spéculation
+manquée comme toute autre spéculation commerciale aventureuse.
+Seulement, quand la _lecture_ doit être faite par un écrivain célèbre,
+il y a affluence, et c'est une espèce de solennité littéraire. On voit
+que ce sont les chaires du Collège de France mises à la disposition de
+tout le monde. Cela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour-Lormian,
+et rappelle cette espèce de restauration littéraire qui se fit après
+l'apaisement de la Révolution française dans les lycées, les athénées et
+les casinos.
+
+Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours
+intéressant, et qui a été fort débattu chez nous. Il annonça qu'il
+parlerait _du principe de la poésie_. Il y a, depuis longtemps déjà aux
+États-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme
+le reste. Il y a là des poëtes humanitaires, des poëtes du suffrage
+universel, des poëtes abolitionnistes des lois sur les céréales, et des
+poëtes qui veulent faire bâtir des _work-houses_. Je jure que je ne fais
+aucune allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma faute si les
+mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations. Dans
+ses lectures, Poe leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme
+certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et autres poëtes
+marmoréens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement
+inutile; mais il se proposait surtout pour objet la réfutation de ce
+qu'il appelait spirituellement _la grande hérésie poétique des temps
+modernes._ Cette hérésie, c'est l'idée d'utilité directe. On voit qu'à
+un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement
+romantique français. Il disait: notre esprit possède des facultés
+élémentaires dont le but est différent. Les unes s'appliquent à
+satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les
+formes, les autres remplissent un but de construction. La logique, la
+peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et comme nous
+avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir
+les belles couleurs, et pour nous délecter au contact des corps polis,
+nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau; elle a son
+but à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette
+faculté; elle s'adresse au sens du beau et non à un autre. _C'est lui
+faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés_, et
+elle ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles qui sont
+nécessairement la pâture de l'organe intellectuel auquel elle doit sa
+naissance. Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela
+est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela vient _par-dessus le
+marché!_ Personne ne s'étonne qu'une halle, un embarcadère ou toute
+autre construction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien
+que ce ne fût pas là le but principal et l'ambition première de
+l'ingénieur ou de l'architecte. Poe _illustra_ sa thèse par différents
+morceaux de critique appliqués aux poëtes, ses compatriotes, et par des
+récitations de poëtes anglais. On lui demanda la lecture de son
+_Corbeau_. C'est un poëme dont les critiques américains font grand cas.
+Ils en parlent comme d'une très-remarquable pièce de versification, au
+rhythme vaste et compliqué, un savant entrelacement de rimes
+chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force
+européens. Mais il paraît que l'auditoire fut désappointé par la
+déclamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son oeuvre.
+Une diction pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, une assez
+grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour
+ainsi dire indiqués, satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis
+comme une fête de comparer le lecteur avec l'auteur. Je ne m'en étonne
+pas du tout. J'ai remarqué souvent que des poëtes admirables étaient
+d'exécrables comédiens. Cela arrive souvent aux esprits sérieux et
+concentrés. Les écrivains profonds ne sont pas orateurs, et c'est bien
+heureux.
+
+Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n'avaient pas
+vu Edgar Poe depuis les jours de son obscurité accouraient en foule pour
+contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle réception
+inonda son pauvre coeur de joie. Il s'enfla d'un orgueil bien légitime
+et bien excusable. Il se montrait tellement enchanté qu'il parlait de
+s'établir définitivement à Richmond. Le bruit courait qu'il allait se
+remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche
+que belle, qui était une ancienne passion de Poe et que l'on soupçonne
+d'être le modèle original de sa _Lénore_. Cependant il fallait qu'il
+allât quelque temps à New-York pour publier une nouvelle édition de ses
+_Contes_. De plus, le mari d'une dame fort riche de cette ville
+l'appelait pour mettre en ordre les poésies de sa femme, écrire des
+notes, une préface, etc.
+
+Poe quitta donc Richmond, mais lorsqu'il se mit en route, il se plaignit
+de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant
+à Baltimore, il prit une petite quantité d'alcool pour se remonter.
+C'était la première fois que cet alcool maudit effleurait ses lèvres
+depuis plusieurs mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui
+dormait en lui. Une journée de débauche amena une nouvelle attaque de
+_delirium tremens_, sa vieille connaissance. Le matin, des hommes de
+police le ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. Comme il était
+sans argent, sans amis et sans domicile, ils le portèrent à l'hôpital,
+et c'est dans un de ces lits que mourut l'auteur du _Chat noir_ et
+d'_Eureka_, le 7 octobre 1849, à l'âge de 37 ans.
+
+Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une soeur qui demeure à
+Richmond. Sa femme était morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient
+pas d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle était un peu
+cousine de son mari. Sa mère était profondément attachée à Poe. Elle
+l'accompagna à travers toutes ses misères, et elle fut effroyablement
+frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait leurs âmes ne fut
+point relâché par la mort de sa fille. Un si grand dévouement, une
+affection si noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur à Edgar
+Poe. Certes, celui qui a pu inspirer une si immense amitié avait des
+vertus, et sa personne spirituelle devait être bien séduisante.
+
+M. Willis a publié une petite notice sur Poe; j'en tire le morceau
+suivant:
+
+«La première connaissance que nous eûmes de la retraite de M. Poe dans
+cette ville nous vint d'un appel qui nous fut fait par une dame qui se
+présenta à nous comme la mère de sa femme. Elle était à la recherche
+d'un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expliquant qu'il
+était malade, que sa fille était tout à fait infirme, et que leur
+situation était telle, qu'elle avait cru devoir prendre sur elle-même de
+faire cette démarche. La contenance de cette dame, que son dévouement,
+que le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse pleine de
+chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle
+elle pressait son plaidoyer, ses manières d'un autre âge, mais
+habituellement et involontairement grandes et distinguées, l'éloge et
+l'appréciation qu'elle faisait des droits et des talents de son fils,
+tout nous révéla la présence d'un de ces Anges qui se font femmes dans
+les adversités humaines. C'était une rude destinée que celle qu'elle
+surveillait et protégeait. M. Poe écrivait avec une fastidieuse
+difficulté et _dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel
+commun pour qu'on pût le payer cher_. Il était toujours plongé dans des
+embarras d'argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des
+premières nécessités de la vie. Chaque hiver, pendant des années, le
+spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a été cet
+infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffisamment vêtu, et
+allant de journal en journal avec un poëme à vendre ou un article sur un
+sujet littéraire; quelquefois expliquant souvent d'une voix entrecoupée
+qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que
+cela: _il est malade_, quelles que fussent les raisons qu'il avait de ne
+rien écrire, et jamais, à travers ses larmes et ses récits de détresse,
+ne permettant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être
+interprétée comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de
+confiance dans le génie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne
+l'abandonna pas après la mort de sa fille. Elle continua son ministère
+d'Ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le
+protégeant, et quand il était emporté au-dehors par les tentations, à
+travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoulés, et son
+abnégation se réveillant dans l'abandon, les privations et les
+souffrances, elle _demandait_ encore pour lui. Si le dévouement de la
+femme né avec un premier amour, et entretenu par la pensée humaine,
+glorifie et consacre son objet, comme cela est généralement reconnu et
+avoué, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un dévouement
+comme celui-ci; pur, désintéressé et sain comme la garde d'un esprit.
+
+«Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette dame, Mistress
+Clemm, le matin où elle apprit la mort de l'objet de cet amour
+infatigable. Ce serait la meilleure requête que nous pourrions faire
+pour elle, mais nous n'en copierons que quelques mots,--cette lettre est
+sacrée comme la solitude--pour garantir l'exactitude du tableau que nous
+venons de tracer, et pour ajouter de la force à l'appel que nous
+désirons faire en sa faveur:
+
+«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie[53]...Pouvez-vous
+me transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
+n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
+à M*** de venir; j'ai à m'acquitter d'une commission envers lui de la
+part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier d'annoncer
+sa mort et _de bien parler de lui_. Je sais que vous le ferez. _Mais
+dites bien quel affectueux fils il était pour moi_, sa pauvre mère
+désolée!...»
+
+Comme cette pauvre femme se préoccupe de la réputation de son fils! Que
+c'est beau! que c'est grand! Admirable créature, autant ce qui est libre
+domine ce qui est fatal, autant l'esprit est au-dessus de la chair,
+autant son affection plane sur toute les affections humaines! Puissent
+nos larmes traverser l'Océan, les larmes de tous ceux qui, comme ton
+pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la misère et la douleur
+ont souvent traînés à la débauche, puissent-elles aller rejoindre ton
+coeur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sincère et de la plus
+respectueuse admiration, plaire à tes yeux maternels! Ton image quasi
+divine voltigera incessamment au-dessus du martyrologe de la
+littérature!
+
+La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle émotion De différentes
+parties de l'Union s'élevèrent de véritables témoignages de douleur. La
+mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de
+mentionner une lettre de M Longfellow qui lui fait d'autant plus
+d'honneur qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité. «Quelle mélancolique fin,
+que celle de M. Poe, un homme si richement doué de génie! Je ne l'ai
+jamais connu personnellement, mais j'ai toujours eu une haute estime
+pour sa puissance de prosateur et de poëte. Sa prose est remarquablement
+vigoureuse, directe, _et néanmoins abondante_, et son vers exhale un
+charme particulier de mélodie, une atmosphère de vraie poésie qui est
+tout à fait envahissante. L'âpreté de sa critique, je ne l'ai jamais
+attribuée qu'à l'irritabilité d'une nature ultra-sensible, exaspérée par
+toute manifestation du faux.»
+
+Il est plaisant, avec son _abondance_, le prolixe auteur d'_Évangéline_.
+Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir?
+
+
+II
+
+C'est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits
+d'un grand homme avec ses oeuvres. Les biographies, les notes sur les
+moeurs, les habitudes, le physique des artistes et des écrivains ont
+toujours excité une curiosité bien légitime. Qui n'a cherché quelquefois
+l'acuité du style et la netteté des idées d'Érasme dans le coupant de
+son profil, la chaleur et le tapage de leurs oeuvres dans la tête de
+Diderot et dans celle de Mercier, où un peu de fanfaronnade se mêle à la
+bonhomie, l'ironie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, sa
+grimace de combat, la puissance de commandement et de prophétie dans
+l'oeil jeté à l'horizon, et la solide figure de Joseph de Maistre, aigle
+et boeuf tout à la fois? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer _la Comédie
+humaine_ dans le front et le visage puissants et compliqués de Balzac?
+
+M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais
+toute sa personne solidement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant
+que sa constitution fût attaquée, il était capable de merveilleux traits
+de force. On dirait que la Nature, et je crois qu'on l'a souvent
+remarqué, fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses la vie
+très-dure. Avec des apparences quelquefois chétives, ils sont taillés en
+athlètes, ils sont bons pour le plaisir comme pour la souffrance.
+Balzac, en assistant aux répétitions des _Ressources de Quinola_, les
+dirigeant et jouant lui-même tous les rôles, corrigeait des épreuves de
+ses livres; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigué
+allait au sommeil, il retournait légèrement au travail. Chacun sait
+qu'il a fait de grands excès d'insomnie et de sobriété. Edgar Poe, dans
+sa jeunesse, s'était fort distingué à tous les exercices d'adresse et de
+force; cela rentrait un peu dans son talent: calculs et problèmes. Un
+jour il paria qu'il partirait d'un des quais de Richmond, qu'il
+remonterait à la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et
+qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il le fit. C'était une
+journée brûlante d'été, et il ne s'en porta pas plus mal. Contenance,
+gestes, démarche, airs de tête, tout le désignait, quand il était dans
+ses bons jours, comme un homme de haute distinction. Il était _marqué_
+par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la
+rue, _tirent_ l'oeil de l'observateur et le préoccupent. Si jamais le
+mot: étrange, dont on a tant abusé dans les descriptions modernes, s'est
+bien appliqué à quelque chose, c'est certainement au genre de beauté de
+M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais assez réguliers, le teint
+brun clair, la physionomie triste et distraite, et quoiqu'elle ne portât
+ni le caractère de la colère, ni de l'insolence, elle avait quelque
+chose de pénible. Ses yeux, singulièrement beaux, semblaient être au
+premier aspect d'un gris sombre, mais à un meilleur examen ils
+apparaissaient glacés d'une légère teinte violette indéfinissable. Quant
+au front, il était superbe, non qu'il rappelât les proportions ridicules
+qu'inventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le génie, ils le
+transforment en hydrocéphale, mais on eût dit qu'une force intérieure
+débordante poussait en avant les organes de la perfection et de la
+construction. Les parties auxquelles les craniologistes attribuent le
+sens du pittoresque n'étaient cependant pas absentes, mais elles
+semblaient dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie hautaine et
+usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalité.
+Sur ce front trônait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l'idéalité
+et du beau absolu, le sens esthétique par excellence. Malgré toutes ces
+qualités, cette tête n'offrait pas un ensemble agréable et harmonieux.
+Vue de face, elle frappait et commandait l'attention par l'expression
+dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil dévoilait
+certaines absences; il y avait une immense masse de cervelle devant et
+derrière, et une quantité médiocre au milieu; enfin une énorme puissance
+animale et intellectuelle, et un manque à l'endroit de la vénérabilité
+et des qualités affectives. Les échos désespérés de la mélancolie qui
+traversent les ouvrages de Poe ont un accent pénétrant, il est vrai,
+mais il faut dire aussi que c'est une mélancolie bien solitaire et peu
+sympathique au commun des hommes. Je ne puis m'empêcher de rire en
+pensant aux quelques lignes qu'un écrivain fort estimé aux États-Unis,
+et dont j'ai oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps après sa
+mort. Je cite de mémoire, mais je réponds du sens: «Je viens de relire
+les ouvrages du regrettable Poe. Quel poëte admirable! Quel conteur
+surprenant! Quel esprit prodigieux et surnaturel! C'est bien la tête
+forte de notre pays! Eh bien! je donnerais ses soixante-dix contes
+mystiques, analytiques et grotesques, tous si brillants et pleins
+d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu'il
+aurait pu écrire avec ce style merveilleusement pur qui lui donnait une
+si grande supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus grand»!
+Demander un livre de famille à Edgar Poe! Il est donc vrai que la
+sottise humaine sera la même sous tous les climats, et que le critique
+voudra toujours arracher de lourds légumes à des arbustes de
+délectation.
+
+Poe avait des cheveux noirs, traversés de quelques fils blancs, une
+grosse moustache hérissée, et qu'il oubliait de mettre en ordre et de
+lisser proprement. Il s'habillait avec bon goût mais négligemment, comme
+un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient
+excellentes, très-polies et pleines de certitude. Mais sa conversation
+mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un
+Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup: «Oh! oh! il avait
+une conversation _qui n'était pas du tout consécutive_!». Après quelques
+explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le
+monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des
+élèves déjà très-forts, et qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était
+une conversation essentiellement nourrissante. Il n'était pas _beau
+parleur,_ et d'ailleurs saparole, comme ses écrits, avait horreur de la
+convention; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues,
+de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de
+cette parole un excellent enseignement. Enfin, c'était un homme à
+fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le gain
+spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquentation. Mais il paraît que
+Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses
+auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou
+d'admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs
+lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère. Il
+s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide polisson, et lui
+développait gravement les grandes lignes de son terrible livre, _Eureka_,
+avec un sang-froid implacable, comme s'il eût dicté à un secrétaire, ou
+disputé avec Kepler, Bacon ou Swedenborg. C'est là un trait particulier
+de son caractère. Jamais homme ne s'affranchit plus complètement des
+règles de la société, s'inquiéta moins des passants, et pourquoi,
+certains jours, on le recevait dans les cafés de bas-étage, et pourquoi
+on lui refusait l'entrée des endroits où boivent les _honnêtes gens_.
+Jamais aucune société n'a absous ces choses-là, encore moins une
+société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire
+pardonner; il avait fait dans _le Messager_ une chasse terrible à la
+médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle
+d'un homme supérieur et solitaire qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il
+vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la
+métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son
+esprit son pays jeune et informe, choquant par ses moeurs des hommes qui
+se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un des plus malheureux
+écrivains. Les rancunes s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui.
+À Paris, en Allemagne, il eût trouvé facilement des amis qui l'auraient
+compris et soulagé; en Amérique, il fallait qu'il arrachât son pain.
+Ainsi s'expliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement perpétuel
+de résidence. Il traversait la vie comme un Saharah, et changeait de
+place comme un Arabe.
+
+Mais il y a encore d'autres raisons: les douleurs profondes du ménage,
+par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d'un
+coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul; de
+plus, l'effroyable contention de son cerveau et l'âpreté de son travail
+devaient lui faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les
+liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une fatigue pour les
+autres. Enfin, rancunes littéraires, vertiges de l'infini, douleurs de
+ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de
+l'ivresse, comme dans le noir de la tombe; car il ne buvait pas en
+gourmand, mais en barbare; à peine l'alcool avait-il touché ses lèvres,
+qu'il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup, jusqu'à
+ce que son bon Ange fût noyé, et ses facultés anéanties. Il est un fait
+prodigieux, mais qui est attesté par toutes les personnes qui l'ont
+connu, c'est que ni la pureté, ni le fini de son style ni la netteté de
+sa pensée, ni son ardeur au travail et à des recherches difficiles ne
+furent altérés par sa terrible habitude. La confection de la plupart de
+ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses crises. Après
+l'apparition d'_Eureka_, il s'adonna à la boisson avec fureur. À New
+York, le matin même où la Revue Whig publiait _le Corbeau_, pendant que
+le nom de Poe était dans toutes les bouches et que tout le monde se
+disputait son poëme, il traversait Broadway[54] en battant les maisons
+et en trébuchant.
+
+L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les
+plus lamentables de la vie moderne; mais peut-être y a-t-il bien des
+circonstances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de
+Colletet, la littérature se soûlait aussi, mais joyeusement, en
+compagnie de nobles et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne
+craignaient pas le _cabaret_. Certaines dames ou demoiselles elles-mêmes
+ne rougissaient pas d'aimer un peu le vin, comme le prouve l'aventure de
+celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux
+pleurant à chaudes larmes, après souper, sur ce pauvre Pindare, mort par
+la faute des médecins ignorants. Au XVIIIe siècle, la tradition
+continue, mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais c'est déjà
+une école de parias, un monde souterrain. Mercier, très-vieux, est
+rencontré rue du Coq-Honoré; Napoléon est monté sur le XVIIIe siècle,
+Mercier est un peu ivre, et il dit _qu'il ne vit plus que par
+curiosité_[55]. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire a pris un
+caractère sombre et sinistre. Il n'y a plus de classe spécialement
+lettrée qui se fasse honneur de frayer avec des hommes de lettres. Leurs
+travaux absorbants et les haines d'école les empêchent de se réunir
+entre eux. Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence
+politique et littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir en elles
+autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le
+dîner absorbé et l'animal satisfait, le poëte entre dans la vaste
+solitude de sa pensée; quelquefois il est très-fatigué par le métier.
+Que devenir alors? Puis son esprit s'accoutume à l'idée de sa force
+invincible, et il ne peut plus résister à l'espérance de retrouver dans
+la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont déjà ses vieilles
+connaissances. C'est sans doute à la même transformation de moeurs, qui
+a fait du monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer l'immense
+consommation de tabac que fait la nouvelle littérature.
+
+
+III
+
+Je vais m'appliquer à donner une idée du caractère général qui domine
+les oeuvres d'Edgar Poe. Quant à faire une analyse de toutes, à moins
+d'écrire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme,
+malgré sa vie déréglée et diabolique, a beaucoup produit. Poe se
+présente sous trois aspects: critique, poëte et romancier; encore dans
+le romancier y a-t-il un philosophe.
+
+Quand il fut appelé à la direction du _Messager littéraire du Sud_, il
+fut stipulé qu'il recevrait 2 500 francs par an. En échange de ces
+très-médiocres appointements, il devait se charger de la lecture et du
+choix des morceaux destinés à composer le numéro du mois, et de la
+rédaction de la partie dite _éditorial_, c'est-à-dire de l'analyse de
+tous les ouvrages parus et de l'appréciation de tous les faits
+littéraires. En outre, il donnait très-souvent une nouvelle ou un
+morceau de poésie. Il fit ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à
+son active direction et à l'originalité de sa critique, le _Messager
+littéraire_ attira bientôt tous les yeux, j'ai là, devant moi, la
+collection des numéros de ces deux années: la partie _éditorial_ est
+considérable; les articles sont très longs. Souvent, dans le même
+numéro, on trouve un compte rendu d'un roman, d'un livre de poésie, d'un
+livre de médecine, de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le
+plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une connaissance des
+différentes littératures et une aptitude scientifique qui rappelle les
+écrivains français du XVIIIe siècle. Il paraît que pendant ses
+précédentes misères, Edgar Poe avait mis son temps à profit et remué
+bien des idées. Il y a là une collection remarquable d'appréciations
+critiques des principaux auteurs anglais et américains, souvent des
+mémoires français. D'où partait une idée, quelle était son origine, son
+but, à quelle école elle appartenait, quelle était la méthode de
+l'auteur, salutaire et dangereuse, tout cela était nettement, clairement
+et rapidement expliqué. Si Poe attira fortement les yeux sur lui, il se
+fit aussi beaucoup d'ennemis. Profondément pénétré de ses convictions,
+il fit une guerre infatigable aux faux raisonnements, aux postiches
+niais, aux solécismes, aux barbarismes et à tous les délits littéraires
+qui se commettent journellement dans les journaux et les livres. De ce
+côté-là, on n'avait rien à lui reprocher, il prêchait l'exemple; son
+style est pur, adéquat à ses idées, et en rend l'empreinte exacte. Poe
+est toujours correct. C'est un fait très-remarquable qu'un homme d'une
+imagination aussi vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps si
+amoureux des règles, et capable de studieuses analyses et de patientes
+recherches. On eût dit une antithèse faite chair. Sa gloire de critique
+nuisit beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de gens voulurent se
+venger. Il n'est sorte de reproches qu'on ne lui ait plus tard jetés à
+la figure, à mesure que son oeuvre grossissait. Tout le monde connaît
+cette longue kyrielle banale: immoralité, manque de tendresse, absence
+de conclusions, extravagance, littérature inutile. Jamais la critique
+française n'a pardonné à Balzac _le Grand homme de province à Paris_.
+
+Comme poëte, Edgar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui
+seul le mouvement romantique de l'autre côté de l'Océan. Il est le
+premier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un
+outil. Sa poésie, profonde et plaintive, est néanmoins ouvragée, pure,
+correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que malgré
+leurs étonnantes qualités, qui les ont fait adorer des âmes tendres et
+molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas été
+de ses amis, s'il eût vécu parmi nous. Ils n'ont pas assez de volonté et
+ne sont pas assez maîtres d'eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes
+compliqués, et, quelque compliqués qu'ils fussent, il y enfermait une
+harmonie profonde. Il y a un petit poëme de lui, intitulé _les Cloches_,
+qui est une véritable curiosité littéraire; traduisible, cela ne l'est
+pas. _Le Corbeau_ eut un vaste succès. De l'aveu de MM. Longfellow et
+Emerson, c'est une merveille. Le sujet en est mince, c'est une pure
+oeuvre d'art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend
+tapoter à sa fenêtre d'abord, puis à sa porte; il ouvre, croyant à une
+visite. C'est un malheureux corbeau perdu qui a été attiré par la
+lumière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un
+autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre
+corbeau frappe juste un des compartiments de l'âme de l'étudiant, et en
+fait jaillir une série de tristes pensées endormies: _une femme morte,
+mille aspirations trompées, mille désirs déçus, une existence brisée,_
+un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le
+ton est grave et quasi-surnaturel, comme les pensées de l'insomnie; les
+vers tombent un à un, comme des larmes monotones. Dans _le Pays des
+Songes, the Dreamland_, il a essayé de peindre la succession des rêves
+et des images fantastiques qui assiègent l'âme quand l'oeil du corps est
+fermé. D'autres morceaux tels _qu'Ulalume, Annabel Lee,_ jouissent d'une
+égale célébrité. Mais le bagage poétique d'Edgar Poe est mince. Sa
+poésie, condensée et laborieuse, lui coûtait sans doute beaucoup de
+peine, et il avait trop souvent besoin d'argent pour se livrer à cette
+voluptueuse et infructueuse douleur.
+
+Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre,
+comme Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents
+morceaux qu'il a éparpillés dans les _Revues_ ont été réunis en deux
+faisceaux, l'un _Tales of the grotesque and arabesque_, l'autre, _Edgar
+A. Poe's Tales,_ édition Wiley et Putnam. Cela fait un total de
+soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là-dedans des bouffonneries
+violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l'infini, et
+une grande préoccupation du magnétisme. La petite édition des contes a
+eu un grand succès à Paris comme en Amérique, parce qu'elle contient des
+choses très-dramatiques, mais d'un dramatique tout particulier.
+
+Je voudrais pouvoir caractériser d'une manière très-brève et très-sûre
+la littérature de Poe, car c'est une littérature toute nouvelle. Ce qui
+lui imprime un caractère essentiel et la distingue entre toutes, c'est,
+qu'on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le
+probabilisme. On peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de ses
+sujets.
+
+_Le Scarabée d'or_: analyse des moyens successifs à employer pour
+deviner un cryptogramme, avec lequel on peut découvrir un trésor enfoui:
+Je ne puis m'empêcher de penser avec douleur que l'infortuné E. Poe a dû
+plus d'une fois rêver aux moyens de découvrir des trésors. Que
+l'explication de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire
+spécialité de certains secrétaires de police, est logique et lucide! Que
+la description du trésor est belle, et comme on en reçoit une bonne
+sensation de chaleur et d'éblouissement! Car on le trouve, le trésor!
+_ce n'était point un rêve_, comme il arrive généralement dans tous ces
+romans, où l'auteur vous réveille brutalement après avoir excité votre
+esprit par des espérances apéritives; cette fois, c'est un trésor _vrai_,
+et le déchiffreur l'a bien gagné. En voici le compte exact: en monnaie,
+quatre cent cinquante mille dollars, pas un atome d'argent, tout en or,
+et d'une date très-ancienne; les pièces très-grandes et très-pesantes,
+inscriptions illisibles; cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent
+dix émeraudes, vingt et un saphirs, et une opale; deux cents bagues et
+boucles d'oreilles massives, une trentaine de chaînes,
+quatre-vingt-trois crucifix, cinq encensoirs, un énorme bol à punch en
+or avec feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d'épée, cent
+quatre-vingt-dix-sept montres ornées de pierreries. Le contenu du coffre
+est d'abord évalué à un million et demi de dollars, mais la vente des
+bijoux porte le total au delà. La description de ce trésor donne des
+vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance. Il y avait,
+certes, dans le coffre enfoui, par le pirate Kidd de quoi soulager bien
+des désespoirs inconnus.
+
+_Le Maelslrom_: ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n'a
+pas encore trouvé le fond, en étudiant d'une manière nouvelle les lois
+de la pesanteur?
+
+_L'Assassinat de la rue Morgue_ pourrait en remontrer à des juges
+d'instruction. Un assassinat a été commis. Comment? par qui? Il y a dans
+cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police
+jette sa langue aux chiens. Un homme se présente qui va refaire
+l'instruction par amour de l'art.
+
+Par une concentration extrême de sa pensée, et par l'analyse successive
+de tous les phénomènes de son entendement, il est parvenu, à surprendre
+la loi de la génération des idées. Entre une parole et une autre, entre
+deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute
+la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées
+non exprimées et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous
+les possibles et tous les enchaînements probables des faits. Il remonte
+d'induction en induction, et arrive à démontrer péremptoirement que
+c'est un singe qui a fait le crime.
+
+La _Révélation magnétique_: le point de départ de l'auteur a évidemment
+été celui-ci: ne pourrait-on pas, à l'aide de la force inconnue dite
+fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs? Le
+début est plein de grandeur et de solennité. Le médecin a endormi son
+malade seulement pour le soulager. «Que pensez-vous de votre mal?--J'en
+mourrai.--Cela vous cause-t-il du chagrin?--Non.» Le malade se plaint
+qu'on l'interroge mal. «Dirigez-moi, dit le médecin.--Commencez par le
+commencement.--Qu'est-ce que le commencement?--_(À voix très-basse.)_
+C'est DIEU.--Dieu est-il esprit?--Non.--Est-il donc matière?--Non.»
+Suit une très-vaste théorie de la matière, des gradations de la matière
+et de la hiérarchie des êtres. J'ai publié ce morceau dans un des
+numéros de la _Liberté de penser_, en 1848.
+
+Ailleurs, voici le récit d'une âme qui vivait sur une planète disparue.
+Le point de départ a été: peut-on, par voie d'induction et d'analyse,
+deviner quels seraient les phénomènes physiques et moraux chez les
+habitants d'un monde dont s'approcherait une comète homicide?
+
+D'autres fois, nous trouverons du fantastique pur, moulé sur nature, et
+sans explication, à la manière d'Hoffmann; _l'Homme des foules_ se
+plonge sans cesse au sein de la foule; il nage avec délices dans l'océan
+humain. Quand descend le crépuscule plein d'ombres et de lumières
+tremblantes, il fuit les quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur
+ceux où grouille vivement la matière humaine. À mesure que le cercle de
+la lumière et de la vie se rétrécit, il en cherche le centre avec
+inquiétude; comme les hommes du déluge, il se cramponne désespérément
+aux derniers points culminants de l'agitation politique. Et voilà tout.
+Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude? Est-ce un imbécile qui
+ne peut pas se supporter lui-même?
+
+Quel est l'auteur parisien un peu lettré qui n'a pas lu _le Chat noir_?
+Là, nous trouvons des qualités d'un ordre différent. Comme ce terrible
+poëme du crime commence d'une manière douce et innocente! «Ma femme et
+moi nous fûmes unis par une grande communauté de goûts, et par notre
+bienveillance pour les animaux; nos parents nous avaient légué cette
+passion. Aussi notre maison ressemblait à une ménagerie; nous avions
+chez nous des bêtes de toute espèce.» Leurs affaires se dérangent. Au
+lieu d'agir, l'homme s'enferme dans la rêverie noire de la taverne. Le
+beau chat noir, l'aimable Pluton, qui se montrait jadis si prévenant
+quand le maître rentrait, a pour lui moins d'égards et de caresses; on
+dirait même qu'il le fuit et qu'il flaire les dangers de l'eau-de-vie et
+du genièvre. L'homme est offensé. Sa tristesse, son humeur taciturne et
+solitaire augmentent avec l'habitude du poison. Que la vie sombre de la
+taverne, que les heures silencieuses de l'ivresse morne sont bien
+décrites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le reproche muet du chat
+l'irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit
+la bête, tire son canif et lui extirpe un oeil. L'animal borgne et
+sanglant le fuira désormais, et sa haine s'en accroîtra. Enfin il le
+pend et l'étrangle. Ce passage mérite d'être cité.
+
+_Cependant le chat guérit lentement. L'orbite de l'oeil perdu
+présentait, il est vrai, un spectacle effrayant; toutefois, il ne
+paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme à l'ordinaire,
+mais, ainsi que cela devait être, il se sauvait dans une terreur extrême
+à mon approche. Il me restait assez de coeur pour que je m'affligeasse
+d'abord de cette aversion évidente d'une créature qui m'avait tant aimé.
+Ce sentiment céda bientôt à l'irritation; et puis vint, pour me conduire
+à une chute finale et irrévocable, l'esprit de perversité. De cette
+force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement
+que je crois à l'existence de mon âme, je crois que la perversité est
+une des impulsions primitives du coeur humain, l'une des facultés ou
+sentiments primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de
+l'homme.--Qui n'a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la
+seule raison qu'il savait devoir s'en abstenir? N'avons-nous pas une
+inclination perpétuelle, en dépit de notre jugement, à violer ce qui est
+la loi, seulement parce que nous savons que c'est la loi? Cet esprit de
+perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce fut ce désir insondable
+que l'âme éprouve de s'affliger elle-même,--de violenter sa propre
+nature,--de faire mal pour le seul amour du mal,--qui me poussa à
+continuer, et enfin à consommer la torture que j'avais infligée à cette
+innocente bête. Un matin, de sang-froid, j'attachai une corde à son cou,
+et je le pendis à une branche d'arbre.--Je le pendis en versant
+d'abondantes larmes et le coeur plein du remords le plus amer;--je le
+pendis,_ parce que _je savais qu'il m'avait aimé et_ parce que _je
+sentais qu'il ne m'avait donné aucun sujet de colère;--je le pendis,
+parce que je savais qu'en faisant ainsi je commettais un crime, un péché
+mortel qui mettait en péril mon âme immortelle, au point de la placer,
+si une telle chose était possible, hors de la sphère de la miséricorde
+infinie du Dieu très-miséricordieux et très-terrible._
+
+Un incendie achève de ruiner les deux époux, qui se réfugient dans un
+pauvre quartier. L'homme boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables
+progrès, «_car quelle maladie est comparable à l'alcool_.» Un soir, il
+aperçoit sur un des tonneaux du cabaret un fort beau chat noir,
+exactement semblable au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend
+ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme. Le lendemain on
+découvre que le chat est borgne, et du même oeil. Cette fois-ci, c'est
+l'amitié de l'animal qui l'exaspérera lentement; sa fatigante
+obséquiosité lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie, d'un
+remords incarné dans une bête mystérieuse. Il est évident que la tête du
+malheureux est troublée. Un soir, comme il descendait à la cave avec sa
+femme pour une besogne de ménage, le fidèle chat qui les accompagne
+s'embarrasse dans ses jambes en le frôlant. Furieux, il veut s'élancer
+sur lui; sa femme se jette au devant; il l'étend d'un coup de hache.
+Comment fait-on disparaître un cadavre, telle est sa première pensée. La
+femme est mise dans le mur, convenablement recrépi et bouché avec du
+mortier sali habilement. Le chat a fui. «Il a compris ma colère, et a
+jugé qu'il était prudent de s'esquiver.» Notre homme dort du sommeil des
+justes, et le matin, au soleil levant, sa joie et son allégement sont
+immenses de ne pas sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses
+de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs perquisitions chez
+lui, et les magistrats découragés vont se retirer, quand tout à coup:
+«Vous oubliez la cave, Messieurs», dit-il. On visite la cave, et comme
+ils remontent les marches sans avoir trouvé aucun indice accusateur,
+«voilà que, pris d'une idée diabolique et d'une exaltation d'orgueil
+inouïe, je m'écriai: beau mur! belle construction, en vérité! On ne fait
+plus de caves pareilles! Et ce disant, je frappai le mur de ma canne à
+l'endroit même où était cachée la victime». Un cri profond, lointain,
+plaintif se fait entendre; l'homme s'évanouit; la justice s'arrête, abat
+le mur, le cadavre tombe en avant, et un chat effrayant, moitié poil,
+moitié plâtre, s'élance avec son oeil unique, sanglant et fou.
+
+Ce ne sont pas seulement les probabilités et les possibilités qui ont
+fortement allumé l'ardente curiosité de Poe, mais aussi les maladies de
+l'esprit. _Bérénice_ est un admirable échantillon dans ce genre; quelque
+invraisemblable et outrée que ma sèche analyse la fasse paraître, je
+puis affirmer au lecteur que rien n'est plus logique et possible que
+cette affreuse histoire. Egaeus et Bérénice sont cousins; Egaeus, pâle,
+acharné à la théosophie, chétif et abusant des forces de son esprit pour
+l'intelligence des choses abstruses; Bérénice, folle et joyeuse,
+toujours en plein air dans les bois et les jardins, admirablement belle,
+d'une beauté lumineuse et charnelle. Bérénice est attaquée d'une maladie
+mystérieuse et horrible désignée quelque part sous le nom assez bizarre
+de _distorsion de personnalité_. On dirait qu'il est question
+d'hystérie. Elle subit aussi quelques attaques d'épilepsie, fréquemment
+suivies de léthargie, tout à fait semblables à la mort, et dont le
+réveil est généralement brusque et soudain. Cette admirable beauté s'en
+va, pour ainsi dire, en dissolution. Quant à Egaeus, sa maladie, pour
+parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle
+consiste dans une exagération de la puissance méditative, une irritation
+morbide des facultés _attentives._ «Perdre de longues heures les yeux
+attachés à une phrase vulgaire, rester absorbé une grande journée d'été
+dans la contemplation d'une ombre sur le parquet, m'oublier une nuit
+entière à surveiller la flamme droite d'une lampe ou les braises du
+foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jusqu'à ce que le son cessât
+d'apporter à mon esprit une idée distincte, perdre tout sentiment de
+l'existence physique dans une immobilité obstinée, telles étaient
+quelques-unes des aberrations dans lesquelles m'avait jeté une condition
+intellectuelle qui, si elle n'est pas sans exemple, appelle certainement
+l'étude et l'analyse.» Et il prend bien soin de nous faire remarquer que
+ce n'est pas là l'exagération de la rêverie commune à tous les hommes;
+car le rêveur prend un objet intéressant pour point de départ, il roule
+de déduction en déduction, et, après une longue journée de rêverie, la
+cause première est tout à fait envolée, l'_incitamentum_ a disparu. Dans
+le cas d'Egaeus, c'est le contraire. L'objet est invariablement puéril;
+mais, à travers le milieu d'une contemplation violente, il prend une
+importance de réfraction. Peu de déductions, point de méditations
+agréables; et, à la fin, la cause première, bien loin d'être hors de
+vue, a conquis un intérêt surnaturel, elle a pris une grosseur anormale
+qui est le caractère distinctif de cette maladie.
+
+Egaeus va épouser sa cousine. Au temps de son incomparable beauté, il ne
+lui a jamais adressé un seul mot d'amour; mais il éprouve pour elle une
+grande amitié et une grande pitié. D'ailleurs, n'a-t-elle pas l'immense
+attrait d'un problème? Et, comme il l'avoue, _dans l'étrange anomalie de
+son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du coeur, et les
+passions lui sont toujours venues de l'esprit_. Un soir, dans la
+bibliothèque, Bérénice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit
+troublé, soit par l'effet du crépuscule, il la voit plus grande que de
+coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fantôme aminci qui,
+dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaye un sourire,
+un sourire qui veut dire: Je suis bien changée, n'est-ce pas? Et alors
+elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. «Plût
+à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse
+mort!»
+
+Voilà les dents installées dans la tête de l'homme. Deux jours et une
+nuit il reste cloué à la même place, avec les dents flottantes autour de
+lui. Les dents sont daguerréotypées dans son cerveau, longues, étroites,
+comme des dents de cheval mort; pas une tache, pas une crénelure, pas
+une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d'horreur quand il s'aperçoit
+qu'il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une
+puissance d'expression morale indépendante même des lèvres. «On disait
+de Mlle Sallé _que tous ses pas étaient des sentiments_, et de Bérénice,
+je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées.»
+
+Vers la fin du second jour, Bérénice est morte; Egaeus n'ose pas refuser
+d'entrer dans la chambre funèbre et de dire un dernier adieu à la
+dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes
+courtines du lit qu'il soulève retombent sur ses épaules et l'enferment
+dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose singulière, un
+bandeau qui entourait les joues s'est dénoué. Les dents reluisent
+implacablement blanches et longues. Il s'arrache du lit avec énergie, et
+se sauve épouvanté.
+
+Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le
+récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à
+une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux
+tressaillent en tombant sur cette phrase: _Dicebant mihi sodales, si
+sepulchrum amicae visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas._ À
+côté, une boîte d'ébène. Pourquoi cette boîte d'ébène? N'est-ce pas
+celle du médecin de la famille? Un domestique entre pâle et troublé; il
+parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases
+entrecoupées de violation de sépulture, de grands cris qu'on aurait
+entendus, d'un cadavre encore chaud et palpitant qu'on aurait trouvé au
+bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il montre à Egaeus ses
+vêtements; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main; elle
+porte des empreintes singulières, des déchirures d'ongles. Il dirige son
+attention sur un outil qui repose contre le mur. C'est une bêche. Avec
+un cri effroyable Egaeus saute sur la boîte; mais dans sa faiblesse et
+son agitation il la laisse tomber, et la boîte, en s'ouvrant, donne
+passage à des instruments de chirurgie dentaire qui s'éparpillent sur le
+parquet avec un affreux bruit de ferraille mêlés aux objets maudits de
+son hallucination. Le malheureux, dans son absence de conscience, est
+allé arracher son idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie par
+erreur pendant une de ses crises.
+
+Généralement Edgar Poe supprime les accessoires, ou du moins ne leur
+donne qu'une valeur très-minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l'idée
+génératrice se fait mieux voir et le sujet se découpe ardemment sur ces
+fonds nus. Quant à sa méthode de narration, elle est simple. Il abuse du
+_je_ avec une cynique monotonie. On dirait qu'il est tellement sûr
+d'intéresser, qu'il s'inquiète peu de varier ses moyens. Ses contes sont
+presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage.
+Quant à l'ardeur avec laquelle il travaille souvent dans l'horrible,
+j'ai remarqué chez plusieurs hommes qu'elle était souvent le résultat
+d'une très-grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d'une opiniâtre
+chasteté, et aussi d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté
+surnaturelle que l'homme peut éprouver à voir couler son propre sang,
+les mouvements brusques et inutiles, les grands cris jetés en l'air
+presque involontairement sont des phénomènes analogues. La douleur est
+un soulagement à la douleur, l'action délasse du repos.
+
+Un autre caractère particulier de sa littérature est qu'elle est tout à
+fait anti-féminine. Je m'explique. Les femmes écrivent, écrivent avec
+une rapidité débordante; leur coeur bavarde à la rame. Elles ne
+connaissent généralement ni l'art, ni la mesure, ni la logique, leur
+style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très-grand et
+très-justement illustre écrivain, George Sand elle-même, n'a pas tout à
+fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament; elle
+jette ses chefs-d'oeuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas
+qu'elle écrit ses livres sur du papier à lettre?
+
+Dans les livres d'Edgar Poe, le style est serré, _concaténé_; la
+mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à
+travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les
+idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but.
+
+J'ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire
+d'amour. Sans vouloir préconiser d'une manière absolue ce système
+ascétique d'une âme ambitieuse, je pense qu'une littérature sévère
+serait chez nous une protestation utile contre l'envahissante _fatuité_
+des femmes, de plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie des
+hommes, et je suis très-indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa
+préface de la _Mort de César_, tragédie sans femmes, sous de feintes
+excuses de son impertinence, de bien, faire remarquer son glorieux tour
+de force.
+
+Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries énervantes; mais partout, mais
+sans cesse l'infatigable ardeur vers l'idéal. Comme Balzac, qui mourut
+peut-être triste de ne pas être un pur savant, il a des rages de
+science. Il a écrit un _Manuel du conchyliologiste_ que j'ai oublié de
+mentionner. Il a, comme les conquérants et les philosophes, une
+entraînante aspiration vers l'unité; il assimile les choses morales aux
+choses physiques. On dirait qu'il cherche à appliquer à la littérature
+les procédés de la philosophie, et à la philosophie la méthode de
+l'algèbre. Dans cette incessante ascension vers l'infini, on perd un peu
+l'haleine. L'air est raréfié dans cette littérature comme dans un
+laboratoire. On y contemple sans cesse la glorification de la volonté
+s'appliquant à l'induction et à l'analyse. Il semble que Poe veuille
+arracher la parole aux prophètes, et s'attribuer le monopole de
+l'explication rationnelle. Ainsi, les paysages qui servent quelquefois
+de fond à ses fictions fébriles sont-ils pâles comme des fantômes. Poe,
+qui ne partageait guère les passions des autres hommes, dessine des
+arbres et des nuages qui ressemblent à des rêves de nuages et d'arbres,
+ou plutôt, qui ressemblent à ses étranges personnages, agités comme eux
+d'un frisson surnaturel et galvanique.
+
+Une fois, cependant, il s'est appliqué à faire un livre purement humain.
+_La Narration d'Arthur Gordon Pym_, qui n'a pas eu un grand succès, est
+une histoire de navigateurs qui, après de rudes avaries, ont été pris
+par les calmes dans les mers du Sud. Le génie de l'auteur se réjouit
+dans ces terribles scènes et dans les étonnantes peintures de peuplades
+et d'îles qui ne sont point marquées sur les cartes. L'exécution de ce
+livre est excessivement simple et minutieuse. D'ailleurs, il est
+présenté comme un livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable; les
+vivres et l'eau buvable sont épuisés; les marins sont réduits au
+cannibalisme. Cependant, un brick est signalé.
+
+_Nous n'aperçûmes personne à son bord jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un
+quart de mille de nous. Alors nous vîmes trois hommes qu'à leur costume
+nous prîmes pour des Hollandais. Deux d'entre eux étaient couchés sur de
+vieilles voiles près du gaillard d'avant, et le troisième, qui
+paraissait nous regarder avec curiosité, était à l'avant, à tribord,
+près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avec la
+peau très-noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager à prendre
+patience, nous faisant des signe qui nous semblaient pleins de joie,
+mais qui ne laissaient pas que d'être bizarres, et souriant
+immuablement, comme pour déployer une rangée de dents blanches très
+brillantes. Le navire approchant davantage, nous vîmes un bonnet de
+laine rouge tomber de sa tête dans l'eau; mais il n'y prit pas garde,
+continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je rapporte
+toutes ces choses et ces circonstances minutieusement, et je les
+rapporte, cela doit être compris, précisément comme elles nous
+apparurent._
+
+_Le brick venait à nous lentement, et mettait maintenant le cap droit
+sur nous,--et, je ne puis parler de sang-froid de cette aventure,--nos
+coeurs sautaient follement au-dedans de nous, et nous répandions toutes
+nos âmes en cris d'allégresse et en allions de grâces à Dieu pour la
+complète, glorieuse et inespérée délivrance que nous avions si
+palpablement sous la main. Tout à coup et tout à la fois, de l'étrange
+navire,--nous étions maintenant sous le vent à lui,--nous arrivèrent,
+portées sur l'océan, une odeur, une puanteur telles qu'il n'y a pas dans
+le monde de mots pour les exprimer: infernales, suffocantes,
+intolérables, inconcevables. J'ouvris la bouche pour retirer, et me
+tournant vers mes camarades, je m'aperçus qu'ils étaient plus pâles que
+du marbre. Mais nous n'avions pas le temps de nous questionner ou de
+raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblait dans
+l'intention de nous accoster par notre arrière, afin que nous pussions
+l'aborder sans l'obliger à mettre son canot à la mer. Nous nous
+précipitâmes au-devant, quand, tout à coup, une forte embardée le jeta
+de cinq ou six points hors du cap qu'il tenait, et, comme il passait à
+notre arrière à une distance d'environ vingt pieds, nous vîmes son pont
+en plein. Oublierais-je jamais la triple horreur de ce spectacle?
+Vingt-cinq ou trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes,
+gisaient disséminés çà et là entre la dunette et la cuisine, dans le
+dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction! Nous vîmes clairement
+qu'il n'y avait pas une âme vivante sur ce bateau maudit! Cependant,
+nous ne pouvions pas nous empêcher d'implorer ces morts pour notre
+salut! Oui, dans l'agonie du moment, nous avons longtemps et fortement
+prié ces silencieuses et dégoûtantes images de s'arrêter pour nous, de
+ne pas nous abandonner à un sort semblable au leur, et de vouloir bien
+nous recevoir dans leur gracieuse compagnie! La terreur et le désespoir
+nous faisaient extravaguer, l'angoisse et le découragement nous avaient
+rendus totalement fous._
+
+_À nos premiers hurlements de terreur, quelque chose répondit qui venait
+du côté du beaupré du navire étranger, et qui ressemblait de si près au
+cri d'un gosier humain que l'oreille la plus délicate eût été surprise
+et trompée. À ce moment, une autre embardée soudaine ramena le gaillard
+d'avant sous nos yeux, et nous pûmes comprendre l'origine de ce bruit.
+Nous vîmes la grande forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et
+remuant toujours la tête de çà, de là, mais tournée maintenant de
+manière que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras étaient étendus
+sur la lisse du bastingage, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux
+étaient placés sur une grosse amarre, largement ouverts et allant du
+talon du beaupré à l'un des bossoirs. À l'un de ses côtés, où un morceau
+de la chemise avait été arraché et laissait voir le nu, se tenait une
+énorme mouette, se gorgeant activement de l'horrible viande, son bec et
+ses serres profondément enfoncés, et son blanc plumage tout éclaboussé
+de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent,
+l'oiseau avec une apparente difficulté, retira sa tête rouge, et, après
+nous avoir regardés un moment comme s'il était stupéfié, se détacha
+paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit
+directement son vol au-dessus de notre pont, et plana quelque temps avec
+un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans son bec. À la
+fin, l'horrible morceau tomba, en l'éclaboussant, juste aux pieds de
+Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment,
+une pensée traversa mon esprit, une pensée que je n'écrirai pas, et je
+me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les
+yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d'Auguste qui étaient pleins
+d'une intensité et d'une énergie de désir telle, que cela me rendit
+immédiatement à moi-même. Je m'élançai vivement, et, avec un profond
+frisson, je jetai l'horrible chose à la mer._
+
+_Le cadavre d'où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur
+l'amarre, était aisément ébranlé par les efforts de l'oiseau carnassier,
+et c'étaient d'abord ces secousses qui nous avaient induits à croire à
+un être vivant._
+
+_Quand l'oiseau le débarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba
+à moitié, et nous montra tout à fait sa figure. Non, jamais il n'y eut
+d'objet aussi terrible! Les yeux n'y étaient plus, et toutes les chairs
+de la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu. Tel était donc
+ce sourire qui avait encouragé notre espérance! Tel était..., mais je
+m'arrête. Le brick, comme je l'ai dit, passa à notre arrière, et
+continua sa route en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible
+équipage s'évanouirent lentement toutes nos heureuses visions de joie et
+de délivrance._
+
+_Eureka_ était sans doute le livre chéri et longtemps rêvé d'Edgar Poe.
+Je ne puis en rendre compte ici d'une manière précise. C'est un livre
+qui demande un article particulier. Quiconque a lu la _Révélation
+magnétique_ connaît les tendances métaphysiques de notre auteur. _Eureka_
+prétend développer le procédé, et démontrer la loi suivant laquelle
+l'univers a revêtu sa forme actuelle visible, et trouve sa présente
+organisation, et aussi comment cette même loi, qui fut l'origine de la
+création, sera le moyen de sa destruction et de l'absorption définitive
+du monde. On comprendra facilement pourquoi je ne veux pas m'engager à
+la légère dans la discussion d'une si ambitieuse tentative. Je
+craindrais de m'égarer et de calomnier un auteur pour qui j'ai le plus
+profond respect. On a déjà accusé Edgar Poe d'être un panthéiste, et
+quoique je sois forcé d'avouer que les apparences induisent à le croire
+tel, je puis affirmer que, comme bien d'autres grands hommes épris de la
+logique, il se contredit quelquefois fortement, ce qui fait son éloge;
+ainsi, son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur la hiérarchie
+des êtres, et beaucoup de passages qui affirment évidemment la
+permanence des personnalités.
+
+Edgar Poe était très-fier de ce livre, qui n'eut pas, ce qui est tout
+naturel, le succès de ses contes. Il faut le lire avec précaution et
+faire la vérification de ses étranges idées par la juxtaposition de
+systèmes analogues et contraires.
+
+
+IV
+
+J'avais un ami qui était aussi un métaphysicien à sa manière, enragé et
+absolu, avec des airs de Saint-Just. Il me disait souvent en prenant un
+exemple dans le monde, et en me regardant moi-même de travers: «Tout
+mystique a un vice caché.» Et je continuais sa pensée en moi-même: donc,
+il faut le détruire. Mais je riais, parce que je ne comprenais pas. Un
+jour, comme je causais avec un libraire bien connu et bien achalandé,
+dont la spécialité est de servir les passions de toute la bande mystique
+et des courtisans obscurs des sciences occultes, et comme je lui
+demandais des renseignements sur ses clients, il me dit: «Rappelez-vous
+que tout mystique a un vice caché, souvent très-matériel; celui-ci
+l'ivrognerie, celui-là la goinfrerie, un autre la paillardise; l'un sera
+très-avare, l'autre très-cruel, etc.»
+
+Mon Dieu! me dis-je, quelle est donc cette loi fatale qui nous enchaîne,
+nous domine, et se venge de la violation de son insupportable despotisme
+par la dégradation et l'amoindrissement de notre être moral? Les
+illuminés ont été les plus grands des hommes. Pourquoi faut-il qu'ils
+soient châtiés de leur grandeur? Leur ambition n'était-elle pas la plus
+noble? L'homme sera-t-il éternellement si limité qu'aucune de ses
+facultés ne puisse s'agrandir qu'au détriment des autres? Si vouloir à
+tout prix connaître la vérité est un grand crime, ou au moins peut
+conduire à de grandes fautes, si la niaiserie et l'insouciance sont une
+vertu et une garantie d'équilibre, je crois que nous devons être
+très-indulgents pour ces illustres coupables, car, enfant du XVIIIe et
+du XIXe siècle, ce même vice nous est à tous imputable.
+
+Je le dis sans honte, parce que je sens que cela part d'un profond
+sentiment de pitié et de tendresse, Edgar Poe, ivrogne, pauvre,
+persécuté, paria, me plaît plus que calme et _vertueux_, un Goethe ou un
+W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d'une classe particulière
+d'hommes, ce que le catéchisme dit de notre Dieu: «Il a beaucoup
+souffert pour nous.»
+
+On pourrait écrire sur son tombeau: «Vous tous qui avez ardemment
+cherché à découvrir les lois de votre être, qui avez aspiré à l'infini,
+et dont les sentiments refoulés ont dû chercher un affreux soulagement
+dans le vin de la débauche, priez pour lui. Maintenant son être corporel
+purifié nage au milieu des êtres dont il entrevoyait l'existence, priez
+pour lui qui voit et qui sait, il intercédera pour vous.»
+
+ * * * * *
+
+
+NOTES:
+
+[Note 1: Cette préface est une refonte de l'article paru en 1852 dans la
+_Revue de Paris_. Cet article figure à la fin du livre. _(Note du
+correcteur--ELG.)_]
+
+[Note 2: Les poëmes d'Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, parurent
+vers 1888.]
+
+[Note 3: Aucun des membres du jury ne connaissait Poe, fût-ce de nom. Un
+d'eux, John Pendleton Kennedy, auteur de nombreux romans populaires,
+désireux de savoir un peu plus sur ce remarquable inconnu, lui adressa
+une invitation à dîner. S'imagine-t-on quel tourment douloureux ce fut
+pour un poëte toujours fier et discret d'avoir à une si bienveillante
+prévenance à répondre en ces termes: «Votre aimable invitation à dîner
+aujourd'hui m'a causé la plus vive blessure.--Je ne puis pas venir--et
+pour des raisons de la nature la plus humiliante: l'aspect de ma
+personne. Vous pouvez imaginer ma mortification à vous devoir faire cet
+aveu, mais il était indispensable.»--Alors Kennedy se mit à sa
+recherche, le découvrit comme il l'a consigné, dans son journal, _sans
+aucun ami et réellement mourant de faim_. (_La vie d'Edgar A. Poe_,
+d'André Fontainas.)]
+
+[Note 4: Le Dr Moran qui lui prodigua ses soins à l'hôpital de Baltimore
+(on l'y soigna pour un transport au cerveau) a dans une lettre adressée
+à Mrs Clemm, belle-mère de Poe, décrit les derniers moments de sa
+maladie; plus tard, à plusieurs reprises, il a protesté dans les
+journaux contre les mensonges et les infamies dont on prétendait salir
+son grand souvenir et, en 1885, il fit paraître, à Washington, un exposé
+complet: «Défense d'Edgar-Allan Poe: Vie, caractère du poëte; ses
+déclarations des dernières heures. Relation officielle de sa mort par le
+médecin qui l'a soigné.»--Le docteur Moran ne mentionne pas, comme cause
+de sa fièvre cérébrale, l'alcoolisme. (_La vie d'Edgar-A. Poe_, par
+André Fontainas.)]
+
+[Note 5: Gérard de Nerval, trouvé pendu le 25 janvier 1855 à une grille
+dans la rue de la Vieille-Lanterne. _(Note du correcteur--ELG.)_]
+
+[Note 6: Ai-je besoin d'avertir, à propos de la rue Morgue, du passage
+Lamartine, etc. qu'Edgar Poe n'est jamais venu à Paris? (C. B.)]
+
+[Note 7: Rousseau, La Nouvelle Héloïse. (E. A. P.)]
+
+[Note 8: Médecin très célèbre et très excentrique. (C. B.)]
+
+[Note 9: Jan Swammerdam (1637-1680) était un naturaliste hollandais,
+spécialiste des insectes.]
+
+[Note 10: Un bivalve est un mollusque dont la coquille est formée de deux
+valves.]
+
+[Note 11: La prononciation du mot _antennae_ fait commettre une méprise au
+nègre, qui croit qu'il est question d'étain: _Dey aint no tin in him_.
+Calembour intraduisible. Le nègre parlera toujours dans une espèce de
+patois anglais, que le patois nègre français n'imiterait pas mieux que
+le bas-normand ou le breton ne traduirait l'irlandais. En se rappelant
+les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une idée de ce que ce
+moyen un peu _physique_ peut ajouter de pittoresque et de comique, mais
+j'ai dû renoncer à m'en servir faute d'équivalent. (C. B.)]
+
+[Note 12: En latin: _scarabée-tête-d'homme_.]
+
+[Note 13: Calembour. _I nose_ pour _I know_.--_Je le sens_ pour _Je le
+sais_. (C. B.)]
+
+[Note 14: Harrison Ainsworth (1805-1882) était un célèbre auteur de romans
+d'aventures, pleins d'invraisemblables péripéties. Monck Mason, Robert
+Holland et Charles Green, cités par ailleurs, étaient, eux,
+d'authentiques aéronautes, rendus célèbres par un voyage en ballon en
+1836.]
+
+[Note 15: M. Ainsworth n'a pas essayé de se rendre compte de ce phénomène,
+dont l'explication est cependant bien simple. Une ligne abaissée
+perpendiculairement sur la surface de la terre (ou de la mer) d'une
+hauteur de 25 000 pieds formerait la perpendiculaire d'un triangle
+rectangle, dont la base s'étendrait de l'angle droit à l'horizon, et
+l'hypoténuse de l'horizon au ballon. Mais les 25 000 pieds de hauteur
+sont peu de chose ou presque rien relativement à l'étendue de la
+perspective. En d'autres termes, la base et l'hypoténuse du triangle
+supposé seraient si longues, comparées avec la perpendiculaire, qu'elles
+pourraient être regardées comme presque parallèles. De cette façon,
+l'horizon de l'aéronaute devait lui apparaître de niveau avec la
+nacelle. Mais, comme le point situé immédiatement au-dessous de lui
+paraît et est en effet à grande distance, il lui semble naturellement à
+une grande distance au-dessous de l'horizon. De là l'impression de
+concavité, et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se
+trouve dans une telle proportion avec l'étendue de l'horizon que le
+parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse disparaisse,--alors
+la réelle convexité de la terre deviendra sensible. (E. A. P.)]
+
+[Note 16: Bedlam est un asile de fous, l'équivalent de Charenton donc.]
+
+[Note 17: Pneumatique, c'est-à-dire se rapportant aux gaz.]
+
+[Note 18: Le pemmican est de la viande desséchée.]
+
+[Note 19: Depuis la première publication de _Hans Pfaall_, j'apprends
+que M. Green, le célèbre aéronaute du ballon _le Nassau_, et d'autres
+expérimentateurs contestent à cet égard les assertions de M. de
+Humboldt, et parlent au contraire d'une incommodité toujours
+décroissante, ce qui s'accorde précisément avec la théorie présentée
+ici. (E. A. P.)]
+
+[Note 20: Un _mille_ (_mile_) = 1 609 m; donc, trois milles trois quarts
+égale 6 033 m.]
+
+[Note 21: Helvétius écrit qu'il a quelquefois observé dans des cieux
+parfaitement clairs, où des étoiles même de sixième et de septième
+grandeur brillaient visiblement, que--supposés la même hauteur de la
+lune, la même élongation de la terre, le même télescope, excellent, bien
+entendu,--la lune et ses taches ne nous apparaissaient pas toujours
+aussi lumineuses. Ces circonstances données, il est évident que la cause
+du phénomène n'est ni dans notre atmosphère, ni dans le télescope, ni
+dans la lune, ni dans l'oeil de l'observateur, mais qu'elle doit être
+cherchée dans quelque chose (une atmosphère?) existant autour de la
+lune.
+
+Cassini a constamment observé que Saturne, Jupiter et les étoiles fixes,
+au moment d'être occultés par la lune, changeaient leur forme circulaire
+en une forme ovale; et dans d'autres occultations il n'a saisi aucun
+changement de forme. On pourrait donc en inférer que, dans quelques cas,
+mais pas toujours, la lune est enveloppée d'une matière dense où sont
+réfractés les rayons des étoiles. (E. A. P.)]
+
+[Note 22: Le _simoun_ est un vent sec et chaud du désert, accompagné de
+tourbillons de sable.]
+
+[Note 23: _L'étambot_ est la pièce de bois formant la limite arrière de la
+coque du bateau.]
+
+[Note 24: La Nouvelle-Hollande s'appelle aujourd'hui Australie.]
+
+[Note 25: Le _kraken_ est une voile complémentaire.]
+
+[Note 26: Une _bonnette_ est une voile complémentaire.]
+
+[Note 27: Les _espars_ sont les pièces de bois de la mâture.]
+
+[Note 28: Un apophtegme est un énoncé concis et mémorable, une sentence.]
+
+[Note 29: Une commission désigne ici un ordre de mission ou un titre
+délivré par le roi.]
+
+[Note 30: Le _Manuscrit trouvé dans une bouteille_ fut publié pour la
+première fois en 1831, et ce ne fut que bien des années plus tard que
+j'eus connaissance des cartes de Mercator, dans lesquelles on voit
+l'Océan se précipiter par quatre embouchures dans le gouffre polaire (au
+nord) et s'absorber dans les entrailles de la terre; le pôle lui-même y
+est figuré par un rocher noir, s'élevant à une prodigieuse hauteur. (E.
+A. P.)]
+
+[Note 31: Le _vortex_ est un tourbillon creux.]
+
+[Note 32: Un des fleuves des Enfers.]
+
+[Note 33: Archimède, _De occidentibus in fluido_ (E. A. P.)]
+
+[Note 34: La _catalepsie_ est un état pathologique dans lequel les
+membres du sujet inconscient restent inertes, rigides et gardent la
+position qu'on leur donne.]
+
+[Note 35: En rapport avec la fièvre _hectique_, une fièvre continue et
+amaigrissante.]
+
+[Note 36: Roman paru en 1840, dans lequel Brownson, un presbytérien
+converti au catholicisme, développe une doctrine de la connaissance
+intuitive de Dieu.]
+
+[Note 37: Trinculo est le bouffon de La Tempête de Shakespeare; dans une
+scène burlesque (III, 2) il s'imagine un moment vice-roi de l'île où il
+fait naufrage, avant de suivre Stefano, le sommelier de l'ivrogne.]
+
+[Note 38: _Azraël_ est le nom de l'ange de la mort dans l'Islam.]
+
+[Note 39: _Ragged Mountains_: Montagnes déchirées; une branche des
+_Montagnes bleues, Blue Ridge_, partie orientale des Alleghanys. (C.
+B.)]
+
+[Note 40: Friedrich, baron von Hardenberg, dit Novalis (1772-1801), est
+un célèbre poëte romantique allemand.]
+
+[Note 41: La _Géhenne_ est l'Enfer, dans le langage biblique.]
+
+[Note 42: La _palingénésie_ est la croyance en la répétition cyclique
+des événements et des vies. Fichte (1762-1814) et Schelling (1775-1854)
+sont deux philosophes allemands dont les théories ont été reprises par
+les Romantiques allemands.]
+
+[Note 43: L'Homme de Téos, c'est Anacréon de Téos (VIe s. av. J.-C.).]
+
+[Note 44: _Deux lustres_, c'est-à-dire deux fois cinq ans.]
+
+[Note 45: Cléomènes est un sculpteur athénien, à qui on attribue la
+Vénus dite _de Médicis_ (Florence).]
+
+[Note 46: La houri est la femme divinement belle que le Coran promet,
+dans la vie future, au fidèle musulman.]
+
+[Note 47: Mercier, dans _L'An deux mil quatre cent quarante_, soutient
+sérieusement les doctrines de la métempsycose, et J. d'Israeli dit
+qu'_il n'y a pas de système aussi simple et qui répugne moins à
+l'intelligence_. Le colonel Ethan Allen, le Green Mountain Boa, passe
+aussi pour avoir été un sérieux métempsycosiste.--(E. A. P.) La citation
+est en fait de Pascal et non de La Bruyère.]
+
+[Note 48: J'ignore quel est l'auteur de ce texte bizarre et obscur;
+cependant, je me suis permis de le rectifier légèrement, en l'adaptant
+au sens moral du récit. Poe cite quelquefois de mémoire et
+incorrectement. Le sens, après tout, me semble se rapprocher de
+l'opinion attribuée au père Kircher,--que les animaux sont des Esprits
+enfermés.--(C. B.)]
+
+[Note 49: Cette étude de Charles Baudelaire est parue dans la _Revue de
+Paris_, mars-avril 1852. _(Note du correcteur--ELG.)_]
+
+[Note 50: Mélange de fonctions de chef d'État-major et d'intendant (C.
+B.)]
+
+[Note 51: Hallucination habituelle des yeux de l'enfance, qui
+agrandissent et compliquent les objets. (C. B.)]
+
+[Note 52: La vie d'Edgar Poe, ses aventures en Russie et sa
+correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains
+et n'ont jamais paru.--(C. B.)]
+
+[Note 53: Transformation familière d'Edgar. (C. B.)]
+
+[Note 54: Boulevard de New-York. C'est justement là qu'est la boutique
+d'un des libraires de Poe.--(C. B.)]
+
+[Note 55: Victor Hugo connaissait-il ce mot?--(C. B.)]
+
+
+
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
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+Literary Archive Foundation
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+ The Project Gutenberg eBook of Histoires extraordinaires, par Edgar Allan Poe.
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Histoires extraordinaires, by Edgar Allan Poe
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Histoires extraordinaires
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+Author: Edgar Allan Poe
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+Translator: Charles Baudelaire
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+Release Date: March 7, 2007 [EBook #20761]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES EXTRAORDINAIRES ***
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+Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
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+<h1>Edgar Allan Poe</h1>
+
+<p class ="c" style="font-size: 250%;">HISTOIRES EXTRAORDINAIRES</p>
+
+<p class="c">Traduction par Charles Baudelaire Premi&egrave;re publication en France en 1856</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="toc" id="toc"></a>Table des mati&egrave;res</h2>
+
+<table summary="toc" cellspacing="0" cellpadding="0">
+<tr><td class="c">
+<a href="#EDGAR_POE_SA_VIE_ET_SES_OEUVRES"><b>Edgar Poe, Sa Vie Et Ses Oeuvres</b></a><br />
+<a href="#DOUBLE_ASSASSINAT_DANS_LA_RUE_MORGUE"><b>Double Assassinat Dans La Rue Morgue</b></a><br />
+<a href="#LA_LETTRE_VOLEE"><b>La Lettre Vol&eacute;e</b></a><br />
+<a href="#LE_SCARABEE_DOR"><b>Le Scarab&eacute;e D'or</b></a><br />
+<a href="#LE_CANARD_AU_BALLON"><b>Le Canard Au Ballon&mdash;&mdash;</b></a>
+<a href="#ballon"><b>Le ballon, </b></a>
+<a href="#journal"><b>Le journal</b></a><br />
+<a href="#AVENTURE_SANS_PAREILLE_DUN_CERTAIN_HANS_PFAALL"><b>Aventure Sans Pareille D'un Certain Hans Pfaall</b></a><br />
+<a href="#MANUSCRIT_TROUVE_DANS_UNE_BOUTEILLE"><b>Manuscrit Trouv&eacute; Dans Une Bouteille</b></a><br />
+<a href="#UNE_DESCENTE_DANS_LE_MAELSTROM"><b>Une Descente Dans Le Maelstr&ouml;m</b></a><br />
+<a href="#LA_VERITE_SUR_LE_CAS_DE_M_VALDEMAR"><b>La V&eacute;rit&eacute; Sur Le Cas De M. Valdemar</b></a><br />
+<a href="#REVELATION_MAGNETIQUE"><b>R&eacute;v&eacute;lation Magn&eacute;tique</b></a><br />
+<a href="#LES_SOUVENIRS_DE_M_AUGUSTE_BEDLOE"><b>Les Souvenirs De M. Auguste Bedloe</b></a><br />
+<a href="#MORELLA"><b>Morella</b></a><br />
+<a href="#LIGEIA"><b>Ligeia</b></a><br />
+<a href="#METZENGERSTEIN"><b>Metzengerstein</b></a><br />
+<a href="#EDGAR_ALLAN_POE_SA_VIE_ET_SES_OUVRAGES"><b>Edgar Allan Poe, Sa Vie Et Ses Ouvrages</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="EDGAR_POE_SA_VIE_ET_SES_OEUVRES" id="EDGAR_POE_SA_VIE_ET_SES_OEUVRES"></a>EDGAR POE, SA VIE ET SES OEUVRES<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor"><span style="font-size: small;">[1]</span></a></h2>
+<p class="c">par Charles Baudelaire (1856).</p>
+
+<p class="r">...Quelque ma&icirc;tre malheureux &agrave; qui<br />l'inexorable Fatalit&eacute; a donn&eacute; une
+chasse<br />acharn&eacute;e, toujours plus acharn&eacute;e, jusqu'&agrave;<br />ce que ses chants
+n'aient plus qu'un unique<br />refrain, jusqu'&agrave; ce que les chants fun&egrave;bres<br />de
+son Esp&eacute;rance aient adopt&eacute; ce<br />m&eacute;lancolique refrain: &laquo;Jamais! Jamais
+plus!&raquo;</p>
+
+<p class="r">Edgar Poe.&mdash;<i>Le Corbeau</i>.</p>
+<p class="r">
+Sur son tr&ocirc;ne d'airain le Destin, qui s'en raille,<br />
+Imbibe leur &eacute;ponge avec du fiel amer,<br />
+Et la n&eacute;cessit&eacute; les tord dans sa tenaille.<br />
+</p>
+
+<p class="r">Th&eacute;ophile Gautier.&mdash;<i>T&eacute;n&egrave;bres</i>.</p>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>Dans ces derniers temps, un malheureux fut amen&eacute; devant nos tribunaux,
+dont le front &eacute;tait illustr&eacute; d'un rare et singulier tatouage: <i>Pas de
+chance!</i> Il portait ainsi au-dessus de ses yeux l'&eacute;tiquette de sa vie,
+comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouve que ce bizarre
+&eacute;criteau &eacute;tait cruellement v&eacute;ridique. Il y a, dans l'histoire
+litt&eacute;raire, des destin&eacute;es analogues, de vraies damnations,&mdash;des hommes
+qui portent le mot <i>guignon</i> &eacute;crit en caract&egrave;res myst&eacute;rieux dans les
+plis sinueux de leur front. L'Ange aveugle de l'expiation s'est empar&eacute;
+d'eux et les fouette &agrave; tour de bras pour l'&eacute;dification des autres. En
+vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la gr&acirc;ce; la
+Soci&eacute;t&eacute; a pour eux un anath&egrave;me sp&eacute;cial, et accuse en eux les infirmit&eacute;s
+que sa pers&eacute;cution leur a donn&eacute;es.&mdash;Que ne fit pas Hoffmann pour
+d&eacute;sarmer la destin&eacute;e, et que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la
+fortune?&mdash;Existe-t-il donc une Providence diabolique qui pr&eacute;pare le
+malheur d&egrave;s le berceau,&mdash;qui jette avec <i>pr&eacute;m&eacute;ditation</i> des natures
+spirituelles et ang&eacute;liques dans des milieux hostiles, comme des martyrs
+dans les cirques? Y a-t-il donc des &acirc;mes <i>sacr&eacute;es</i>, vou&eacute;es &agrave; l'autel,
+condamn&eacute;es &agrave; marcher &agrave; la mort et &agrave; la gloire &agrave; travers leurs propres
+ruines? Le cauchemar des <i>T&eacute;n&egrave;bres</i> assi&egrave;gera-t-il &eacute;ternellement ces
+&acirc;mes de choix? Vainement elles se d&eacute;battent, vainement elles se ferment
+au monde, &agrave; ses pr&eacute;voyances, &agrave; ses ruses; elles perfectionneront la
+prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fen&ecirc;tres
+contre les projectiles du hasard; mais le Diable entrera par la serrure;
+une perfection sera le d&eacute;faut de leur cuirasse, et une qualit&eacute;
+superlative le germe de leur damnation.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>L'aigle, pour le briser du haut du firmament,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Sur le front d&eacute;couvert l&acirc;chera la tortue,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Car ils doivent p&eacute;rir in&eacute;vitablement.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Leur destin&eacute;e est &eacute;crite dans toute leur constitution, elle brille d'un
+&eacute;clat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule
+dans leurs art&egrave;res avec chacun de leurs globules sanguins.</p>
+
+<p>Un &eacute;crivain c&eacute;l&egrave;bre de notre temps a &eacute;crit un livre pour d&eacute;montrer que
+le po&euml;te ne pouvait trouver une bonne place ni dans une soci&eacute;t&eacute;
+d&eacute;mocratique ni dans une aristocratique, pas plus dans une r&eacute;publique
+que dans une monarchie absolue ou temp&eacute;r&eacute;e. Qui donc a su lui r&eacute;pondre
+p&eacute;remptoirement? J'apporte aujourd'hui une nouvelle l&eacute;gende &agrave; l'appui de
+sa th&egrave;se, j'ajoute un saint nouveau au martyrologe: j'ai &agrave; &eacute;crire
+l'histoire d'un de ces illustres malheureux, trop riche de po&eacute;sie et de
+passion, qui est venu, apr&egrave;s tant d'autres, faire en ce bas monde le
+rude apprentissage du g&eacute;nie chez les &acirc;mes inf&eacute;rieures.</p>
+
+<p>Lamentable trag&eacute;die que la vie d'Edgar Poe! Sa mort, d&eacute;no&ucirc;ment horrible
+dont l'horreur est accrue par la trivialit&eacute;!&mdash;De tous les documents que
+j'ai lus est r&eacute;sult&eacute;e pour moi la conviction que les &Eacute;tats-Unis ne
+furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation
+fi&eacute;vreuse d'un &ecirc;tre fait pour respirer dans un monde plus
+aromal,&mdash;qu'une grande barbarie &eacute;clair&eacute;e au gaz,&mdash;et que sa vie
+int&eacute;rieure, spirituelle, de po&euml;te ou m&ecirc;me d'ivrogne, n'&eacute;tait qu'un
+effort perp&eacute;tuel pour &eacute;chapper &agrave; l'influence de cette atmosph&egrave;re
+antipathique. Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les
+soci&eacute;t&eacute;s d&eacute;mocratiques; n'implorez d'elle ni charit&eacute;, ni indulgence, ni
+&eacute;lasticit&eacute; quelconque dans l'application de ses lois aux cas multiples
+et complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la
+libert&eacute; est n&eacute;e une tyrannie nouvelle, la tyrannie des b&ecirc;tes, ou
+zoocratie, qui par son insensibilit&eacute; f&eacute;roce ressemble &agrave; l'idole de
+Jaggernaut.&mdash;Un biographe nous dira gravement&mdash;il est bien intentionn&eacute;,
+le brave homme,&mdash;que Poe, s'il avait voulu r&eacute;gulariser son g&eacute;nie et
+appliquer ses facult&eacute;s cr&eacute;atrices d'une mani&egrave;re plus appropri&eacute;e au sol
+am&eacute;ricain, aurait pu devenir un auteur &agrave; argent, <i>a money making
+author;</i>&mdash;un autre,&mdash;un na&iuml;f cynique, celui-l&agrave;,&mdash;que, quelque beau que
+soit le g&eacute;nie de Poe, il e&ucirc;t mieux valu pour lui n'avoir que du talent,
+le talent s'escomptant toujours plus facilement que le g&eacute;nie. Un autre,
+qui a dirig&eacute; des journaux et des revues, un ami du po&euml;te, avoue qu'il
+&eacute;tait difficile de l'employer et qu'on &eacute;tait oblig&eacute; de le payer moins
+que d'autres, parce qu'il &eacute;crivait dans un style trop au-dessus du
+vulgaire. <i>Quelle odeur de magasin!</i> comme disait Joseph de Maistre.</p>
+
+<p>Quelques-uns ont os&eacute; davantage, et, unissant l'intelligence la plus
+lourde de son g&eacute;nie &agrave; la f&eacute;rocit&eacute; de l'hypocrisie bourgeoise, l'ont
+insult&eacute; &agrave; l'envi; et, apr&egrave;s sa soudaine disparition, ils ont rudement
+morig&eacute;n&eacute; ce cadavre,&mdash;particuli&egrave;rement M. Rufus Griswold, qui, pour
+rappeler ici l'expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors
+une immortelle infamie. Poe, &eacute;prouvant peut-&ecirc;tre le sinistre
+pressentiment d'une fin subite, avait d&eacute;sign&eacute; MM. Griswold et Willis
+pour mettre ses &oelig;uvres en ordre, &eacute;crire sa vie et restaurer sa m&eacute;moire.
+Ce p&eacute;dagogue-vampire a diffam&eacute; longuement son ami dans un &eacute;norme
+article, plat et haineux, juste en t&ecirc;te de l'&eacute;dition posthume de ses
+&oelig;uvres.&mdash;Il n'existe donc pas en Am&eacute;rique d'ordonnance qui interdise
+aux chiens l'entr&eacute;e des cimeti&egrave;res?&mdash;Quant &agrave; M. Willis, il a prouv&eacute;, au
+contraire, que la bienveillance et la d&eacute;cence marchaient toujours avec
+le v&eacute;ritable esprit, et que la charit&eacute; envers nos confr&egrave;res, qui est un
+devoir moral, &eacute;tait aussi un des commandements du go&ucirc;t.</p>
+
+<p>Causez de Poe avec un Am&eacute;ricain, il avouera peut-&ecirc;tre son g&eacute;nie,
+peut-&ecirc;tre m&ecirc;me s'en montrera-t-il fier; mais, avec un ton sardonique
+sup&eacute;rieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie
+d&eacute;braill&eacute;e du po&euml;te, de son haleine alcoolis&eacute;e qui aurait pris feu &agrave; la
+flamme d'une chandelle, de ses habitudes vagabondes; il vous dira que
+c'&eacute;tait un &ecirc;tre erratique et h&eacute;t&eacute;roclite, une plan&egrave;te d&eacute;sorbit&eacute;e, qu'il
+roulait sans cesse de Baltimore &agrave; New-York, de New-York &agrave; Philadelphie,
+de Philadelphie &agrave; Boston, de Boston &agrave; Baltimore, de Baltimore &agrave;
+Richmond. Et si, le c&oelig;ur &eacute;mu par ces pr&eacute;ludes d'une histoire navrante,
+vous donnez &agrave; entendre que l'individu n'est peut-&ecirc;tre pas seul coupable
+et qu'il doit &ecirc;tre difficile de penser et d'&eacute;crire commod&eacute;ment dans un
+pays o&ugrave; il y a des millions de souverains, un pays sans capitale &agrave;
+proprement parler, et sans aristocratie,&mdash;alors vous verrez ses yeux
+s'agrandir et jeter des &eacute;clairs, la bave du patriotisme souffrant lui
+monter aux l&egrave;vres, et l'Am&eacute;rique, par sa bouche, lancer des injures &agrave;
+l'Europe, sa vieille m&egrave;re, et &agrave; la philosophie des anciens jours.</p>
+
+<p>Je r&eacute;p&egrave;te que pour moi la persuasion s'est faite qu'Edgar Poe et sa
+patrie n'&eacute;taient pas de niveau. Les &Eacute;tats-Unis sont un pays gigantesque
+et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son
+d&eacute;veloppement mat&eacute;riel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu
+dans l'histoire a une foi na&iuml;ve dans la toute-puissance de l'industrie;
+il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira
+par manger le Diable. Le temps et l'argent ont l&agrave;-bas une valeur si
+grande! L'activit&eacute; mat&eacute;rielle, exag&eacute;r&eacute;e jusqu'aux proportions d'une
+manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les
+choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui &eacute;tait de bonne souche, et
+qui d'ailleurs professait que le grand malheur de son pays &eacute;tait de
+n'avoir pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un
+peuple sans aristocratie le culte du Beau ne peut que se corrompre,
+s'amoindrir et dispara&icirc;tre,&mdash;qui accusait chez ses concitoyens, jusque
+dans leur luxe emphatique et co&ucirc;teux, sous les sympt&ocirc;mes du mauvais go&ucirc;t
+caract&eacute;ristiques des parvenus,&mdash;qui consid&eacute;rait le Progr&egrave;s, la grande
+id&eacute;e moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les
+<i>perfectionnements</i> de l'habitacle humain des cicatrices et des
+abominations rectangulaires,&mdash;Poe &eacute;tait l&agrave;-bas un cerveau singuli&egrave;rement
+solitaire. Il ne croyait qu'&agrave; l'immuable, &agrave; l'&eacute;ternel, au <i>self-same</i>,
+et il jouissait&mdash;cruel privil&egrave;ge dans une soci&eacute;t&eacute; amoureuse
+d'elle-m&ecirc;me!&mdash;de ce grand bon sens &agrave; la Machiavel qui marche devant le
+sage, comme une colonne lumineuse, &agrave; travers le d&eacute;sert de
+l'histoire.&mdash;Qu'e&ucirc;t-il pens&eacute;, qu'e&ucirc;t-il &eacute;crit, l'infortun&eacute;, s'il avait
+entendu la th&eacute;ologienne du sentiment supprimer l'Enfer par amiti&eacute; pour
+le genre humain, le philosophe du chiffre proposer un syst&egrave;me
+d'assurances, une souscription &agrave; un sou par t&ecirc;te pour la suppression de
+la guerre,&mdash;et l'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces
+deux folies corr&eacute;latives!&mdash;et tant d'autres malades qui &eacute;crivent,
+<i>l'oreille inclin&eacute;e au vent</i>, des fantaisies giratoires aussi flatueuses
+que l'&eacute;l&eacute;ment qui les leur dicte?&mdash;Si vous ajoutez &agrave; cette vision
+impeccable du vrai, v&eacute;ritable infirmit&eacute; dans de certaines circonstances,
+une d&eacute;licatesse exquise de sens qu'une note fausse torturait, une
+finesse de go&ucirc;t que tout, except&eacute; l'exacte proportion, r&eacute;voltait, un
+amour insatiable du Beau, qui avait pris la puissance d'une passion
+morbide, vous ne vous &eacute;tonnerez pas que pour un pareil homme la vie soit
+devenue un enfer, et qu'il ait mal fini; vous admirerez qu'il ait pu
+<i>durer</i> aussi longtemps.</p>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>La famille de Poe &eacute;tait une des plus respectables de Baltimore. Son
+grand-p&egrave;re maternel avait servi comme <i>quarter-master-general</i> dans la
+guerre de l'Ind&eacute;pendance, et La Fayette l'avait en haute estime et
+amiti&eacute;. Celui-ci, lors de son dernier voyage aux &Eacute;tats-Unis, voulut voir
+la veuve du g&eacute;n&eacute;ral et lui t&eacute;moigner sa gratitude pour les services que
+lui avait rendus son mari. Le bisa&iuml;eul avait &eacute;pous&eacute; une fille de
+l'amiral anglais Mac Bride, qui &eacute;tait alli&eacute; avec les plus nobles maisons
+d'Angleterre. David Poe, p&egrave;re d'Edgar et fils du g&eacute;n&eacute;ral, s'&eacute;prit
+violemment d'une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, c&eacute;l&egrave;bre par sa
+beaut&eacute;; il s'enfuit avec elle et l'&eacute;pousa. Pour m&ecirc;ler plus intimement sa
+destin&eacute;e &agrave; la sienne, il se fit com&eacute;dien et parut avec sa femme sur
+diff&eacute;rents th&eacute;&acirc;tres, dans les principales villes de l'Union. Les deux
+&eacute;poux moururent &agrave; Richmond, presque en m&ecirc;me temps, laissant dans
+l'abandon et le d&eacute;n&ucirc;ment le plus complet trois enfants en bas &acirc;ge, dont
+Edgar.</p>
+
+<p>Edgar Poe &eacute;tait n&eacute; &agrave; Baltimore, en 1813.&mdash;C'est d'apr&egrave;s son propre dire
+que je donne cette date, car il a r&eacute;clam&eacute; contre l'affirmation de
+Griswold, qui place sa naissance en 1811.&mdash;Si jamais l'esprit de roman,
+pour me servir d'une expression de notre po&euml;te, a pr&eacute;sid&eacute; &agrave; une
+naissance,&mdash;esprit sinistre et orageux!&mdash;certes, il pr&eacute;sida &agrave; la sienne.
+Poe fut v&eacute;ritablement l'enfant de la passion et de l'aventure. Un riche
+n&eacute;gociant de la ville, M. Allan, s'&eacute;prit de ce joli malheureux que la
+nature avait dot&eacute; d'une mani&egrave;re charmante, et, comme il n'avait pas
+d'enfants, il l'adopta. Celui-ci s'appela donc d&eacute;sormais Edgar Allan
+Poe. Il fut ainsi &eacute;lev&eacute; dans une belle aisance et dans l'esp&eacute;rance
+l&eacute;gitime d'une de ces fortunes qui donnent au caract&egrave;re une superbe
+certitude. Ses parents adoptifs l'emmen&egrave;rent dans un voyage qu'ils
+firent en Angleterre, en &Eacute;cosse et en Irlande, et, avant de retourner
+dans leur pays, ils le laiss&egrave;rent chez le docteur Bransby, qui tenait
+une importante maison d'&eacute;ducation &agrave; Stoke-Newington, pr&egrave;s de
+Londres.&mdash;Poe a lui-m&ecirc;me, dans <i>William Wilson</i>, d&eacute;crit cette &eacute;trange
+maison b&acirc;tie dans le vieux style d'Elisabeth, et les impressions de sa
+vie d'&eacute;colier.</p>
+
+<p>Il revint &agrave; Richmond en 1822, et continua ses &eacute;tudes en Am&eacute;rique, sous
+la direction des meilleurs ma&icirc;tres de l'endroit. &Agrave; l'universit&eacute; de
+Charlottesville, o&ugrave; il entra en 1825, il se distingua, non seulement par
+une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque
+sinistre de passions,&mdash;une pr&eacute;cocit&eacute; vraiment am&eacute;ricaine,&mdash;qui,
+finalement, fut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en
+passant que Poe avait d&eacute;j&agrave;, &agrave; Charlottesville, manifest&eacute; une aptitude
+des plus remarquables pour les sciences physiques et math&eacute;matiques. Plus
+tard il en fera un usage fr&eacute;quent dans ses &eacute;tranges contes, et en tirera
+des moyens tr&egrave;s-inattendus. Mais j'ai des raisons de croire que ce n'est
+pas &agrave; cet ordre de compositions qu'il attachait le plus d'importance, et
+que&mdash;peut-&ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; cause de cette pr&eacute;coce aptitude&mdash;il n'&eacute;tait pas
+loin de les consid&eacute;rer comme de faciles jongleries, comparativement aux
+ouvrages de pure imagination.&mdash;Quelques malheureuses dettes de jeu
+amen&egrave;rent une brouille momentan&eacute;e entre lui et son p&egrave;re adoptif, et
+Edgar&mdash;fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu'on ait dit, une dose
+de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau,&mdash;con&ccedil;ut le
+projet de se m&ecirc;ler &agrave; la guerre des Hell&egrave;nes et d'aller combattre les
+Turcs. Il partit donc pour la Gr&egrave;ce.&mdash;Que devint-il en Orient? qu'y
+fit-il? &eacute;tudia-t-il les rivages classiques de la M&eacute;diterran&eacute;e?&mdash;pourquoi
+le trouvons-nous &agrave; Saint-P&eacute;tersbourg, sans passeport, compromis, et dans
+quelle sorte d'affaire, oblig&eacute; d'en appeler au ministre am&eacute;ricain, Henry
+Middleton, pour &eacute;chapper &agrave; la p&eacute;nalit&eacute; russe et retourner chez lui?&mdash;on
+l'ignore; il y a l&agrave; une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie
+d'Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance
+ont &eacute;t&eacute; longtemps annonc&eacute;es par les journaux am&eacute;ricains et n'ont jamais
+paru.</p>
+
+<p>Revenu en Am&eacute;rique en 1829, il manifesta le d&eacute;sir d'entrer &agrave; l'&eacute;cole
+militaire de West-Point; il y fut admis en effet, et, l&agrave; comme ailleurs,
+il donna les signes d'une intelligence admirablement dou&eacute;e, mais
+indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut ray&eacute;.&mdash;En m&ecirc;me
+temps se passait dans sa famille adoptive un &eacute;v&eacute;nement qui devait avoir
+les cons&eacute;quences les plus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour
+laquelle il semble avoir &eacute;prouv&eacute; une affection r&eacute;ellement filiale,
+mourait, et M. Allan &eacute;pousait une femme toute jeune. Une querelle
+domestique prend ici place,&mdash;une histoire bizarre et t&eacute;n&eacute;breuse que je
+ne peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliqu&eacute;e par aucun
+biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'&eacute;tonner qu'il se soit
+d&eacute;finitivement s&eacute;par&eacute; de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants
+de son second mariage, l'ait compl&egrave;tement frustr&eacute; de sa succession.</p>
+
+<p>Peu de temps apr&egrave;s avoir quitt&eacute; Richmond, Poe publia un petit volume de
+po&eacute;sies; c'&eacute;tait en v&eacute;rit&eacute; une aurore &eacute;clatante. Pour qui sait sentir la
+po&eacute;sie anglaise, il y a l&agrave; d&eacute;j&agrave; l'accent extra-terrestre, le calme dans
+la m&eacute;lancolie, la solennit&eacute; d&eacute;licieuse, l'exp&eacute;rience pr&eacute;coce,&mdash;j'allais,
+je crois, dire <i>exp&eacute;rience inn&eacute;e</i>,&mdash;qui caract&eacute;risent les grands
+po&euml;tes<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<p>La mis&egrave;re le fit quelque temps soldat, et il est pr&eacute;sumable qu'il se
+servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour pr&eacute;parer les
+mat&eacute;riaux de ses futures compositions,&mdash;compositions &eacute;tranges, qui
+semblent avoir &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;es pour nous d&eacute;montrer que l'&eacute;tranget&eacute; est une
+des parties int&eacute;grantes du beau. Rentr&eacute; dans la vie litt&eacute;raire, le seul
+&eacute;l&eacute;ment o&ugrave; puissent respirer certains &ecirc;tres d&eacute;class&eacute;s, Poe se mourait
+dans une mis&egrave;re extr&ecirc;me, quand un hasard heureux le releva. Le
+propri&eacute;taire d'une revue venait de fonder deux prix, l'un pour le
+meilleur conte, l'autre pour le meilleur po&euml;me. Une &eacute;criture
+singuli&egrave;rement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui pr&eacute;sidait le
+comit&eacute;, et lui donna l'envie d'examiner lui-m&ecirc;me les manuscrits. Il se
+trouva que Poe avait gagn&eacute; les deux prix; mais un seul lui fut donn&eacute;. Le
+pr&eacute;sident de la commission fut curieux de voir l'inconnu. L'&eacute;diteur du
+journal lui amena un jeune homme d'une beaut&eacute; frappante, en guenilles,
+boutonn&eacute; jusqu'au menton, et qui avait l'air d'un gentilhomme aussi fier
+qu'affam&eacute;<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Kennedy se conduisit bien. Il fit faire &agrave; Poe la
+connaissance d'un M. Thomas White, qui fondait &agrave; Richmond le <i>Southern
+Literary Messenger</i>. M. White &eacute;tait un homme d'audace, mais sans aucun
+talent litt&eacute;raire; il lui fallait un aide. Poe se trouva donc tout
+jeune,&mdash;&agrave; vingt-deux ans,&mdash;directeur d'une revue dont la destin&eacute;e
+reposait tout enti&egrave;re sur lui. Cette prosp&eacute;rit&eacute;, il la cr&eacute;a. Le
+<i>Southern Literary Messenger</i> a reconnu depuis lors que c'&eacute;tait &agrave; cet
+excentrique maudit, &agrave; cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa client&egrave;le
+et sa fructueuse notori&eacute;t&eacute;. C'est dans ce magazine que parut pour la
+premi&egrave;re fois l'<i>Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall</i>, et
+plusieurs autres contes que nos lecteurs verront d&eacute;filer sous leurs
+yeux. Pendant pr&egrave;s de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur merveilleuse,
+&eacute;tonna son public par une s&eacute;rie de compositions d'un genre nouveau et
+par des articles critiques dont la vivacit&eacute;, la nettet&eacute;, la s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+raisonn&eacute;es &eacute;taient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles
+portaient sur des livres de tout genre, et la forte &eacute;ducation que le
+jeune homme s'&eacute;tait faite ne le servit pas m&eacute;diocrement. Il est bon
+qu'on sache que cette besogne consid&eacute;rable se faisait pour cinq cents
+dollars, c'est-&agrave;-dire deux mille sept cents francs par
+an.&mdash;<i>Imm&eacute;diatement</i>,&mdash;dit Griswold, ce qui veut dire: &laquo;Il se croyait
+assez riche, l'imb&eacute;cile!&raquo;&mdash;il &eacute;pousa une jeune fille, belle, charmante,
+d'une nature aimable et h&eacute;ro&iuml;que; mais <i>ne poss&eacute;dant pas un
+sou</i>,&mdash;ajoute le m&ecirc;me Griswold avec une nuance de d&eacute;dain. C'&eacute;tait une
+demoiselle Virginia Clemm, sa cousine.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; les services rendus &agrave; son journal, M. White se brouilla avec Poe
+au bout de deux ans, &agrave; peu pr&egrave;s. La raison de cette s&eacute;paration se trouve
+&eacute;videmment dans les acc&egrave;s d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du
+po&euml;te,&mdash;accidents caract&eacute;ristiques qui assombrissaient son ciel
+spirituel, comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus
+romantique paysage un air de m&eacute;lancolie en apparence irr&eacute;parable.&mdash;D&egrave;s
+lors, nous verrons l'infortun&eacute; d&eacute;placer sa tente, comme un homme du
+d&eacute;sert, et transporter ses l&eacute;gers p&eacute;nates dans les principales villes de
+l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y collaborera d'une mani&egrave;re
+&eacute;clatante. Il r&eacute;pandra avec une &eacute;blouissante rapidit&eacute; des articles
+critiques, philosophiques, et des contes pleins de magie qui paraissent
+r&eacute;unis sous le titre de <i>Tales of the Grotesque and the
+Arabesque</i>,&mdash;titre remarquable et intentionnel, car les ornements
+grotesques et arabesques repoussent la figure humaine, et l'on verra
+qu'&agrave; beaucoup d'&eacute;gards la litt&eacute;rature de Poe est extra ou supra-humaine.
+Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses ins&eacute;r&eacute;es dans
+les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement malades
+&agrave; Fordham et dans une absolue mis&egrave;re. Peu de temps apr&egrave;s la mort de
+Madame Poe, le po&euml;te subit les premi&egrave;res attaques du <i>delirium tremens</i>.
+Une note nouvelle para&icirc;t soudainement dans un journal,&mdash;celle-l&agrave; plus
+que cruelle,&mdash;qui accuse son m&eacute;pris et son d&eacute;go&ucirc;t du monde, et lui fait
+un de ces proc&egrave;s de tendance, v&eacute;ritables r&eacute;quisitoires de l'opinion,
+contre lesquels il eut toujours &agrave; se d&eacute;fendre,&mdash;une des luttes les plus
+st&eacute;rilement fatigantes que je connaisse.</p>
+
+<p>Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux litt&eacute;raires pouvaient
+&agrave; peu pr&egrave;s le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse
+de d&eacute;go&ucirc;tantes difficult&eacute;s &agrave; surmonter. Il r&ecirc;va, comme tant d'autres
+&eacute;crivains, une <i>Revue</i> &agrave; lui, il voulut &ecirc;tre <i>chez lui</i>, et le fait est
+qu'il avait suffisamment souffert pour d&eacute;sirer ardemment cet abri
+d&eacute;finitif pour sa pens&eacute;e. Pour arriver &agrave; ce r&eacute;sultat, pour se procurer
+une somme d'argent suffisante, il eut recours aux <i>lectures</i>. On sait ce
+que sont ces lectures,&mdash;une esp&egrave;ce de sp&eacute;culation, le Coll&egrave;ge de France
+mis &agrave; la disposition de tous les litt&eacute;rateurs, l'auteur ne publiant sa
+<i>lecture</i> qu'apr&egrave;s qu'il en a tir&eacute; toutes les recettes qu'elle peut
+rendre. Poe avait d&eacute;j&agrave; donn&eacute; &agrave; New-York une <i>lecture</i> <i>d'Eureka</i>, son
+po&euml;me cosmogonique, qui avait m&ecirc;me soulev&eacute; de grosses discussions. Il
+imagina cette fois de donner des <i>lectures</i> dans son pays, dans la
+Virginie. Il comptait, comme il l'&eacute;crivait &agrave; Willis, faire une tourn&eacute;e
+dans l'Ouest et le Sud, et il esp&eacute;rait le concours de ses amis
+litt&eacute;raires et de ses anciennes connaissances de coll&egrave;ge et de
+West-Point. Il visita donc les principales villes de la Virginie, et
+Richmond revit celui qu'on y avait connu si jeune, si pauvre, si
+d&eacute;labr&eacute;. Tous ceux qui n'avaient pas vu Poe depuis les jours de son
+obscurit&eacute; accoururent en foule pour contempler leur illustre
+compatriote. Il apparut, beau, &eacute;l&eacute;gant, correct comme le g&eacute;nie. Je crois
+m&ecirc;me que, depuis quelque temps, il avait pouss&eacute; la condescendance
+jusqu'&agrave; se faire admettre dans une soci&eacute;t&eacute; de temp&eacute;rance. Il choisit un
+th&egrave;me aussi large qu'&eacute;lev&eacute;: <i>le Principe de la Po&eacute;sie</i>, et il le
+d&eacute;veloppa avec cette lucidit&eacute; qui est un de ses privil&egrave;ges. Il croyait,
+en vrai po&euml;te qu'il &eacute;tait, que le but de la po&eacute;sie est de m&ecirc;me nature
+que son principe, et qu'elle ne doit pas avoir en vue autre chose
+qu'elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Le bel accueil qu'on lui fit inonda son pauvre c&oelig;ur d'orgueil et de
+joie; il se montrait tellement enchant&eacute;, qu'il parlait de s'&eacute;tablir
+d&eacute;finitivement &agrave; Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son
+enfance lui avait rendus chers. Cependant, il avait affaire &agrave; New-York,
+et il partit le 4 octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se
+sentant toujours assez mal en arrivant &agrave; Baltimore, le 6, au soir, il
+fit porter ses bagages &agrave; l'embarcad&egrave;re d'o&ugrave; il devait se diriger sur
+Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant
+quelconque. L&agrave;, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances
+et s'attarda. Le lendemain matin, dans les p&acirc;les t&eacute;n&egrave;bres du petit jour,
+un cadavre fut trouv&eacute; sur la voie,&mdash;est-ce ainsi qu'il faut dire?&mdash;non,
+un corps vivant encore, mais que la Mort avait d&eacute;j&agrave; marqu&eacute; de sa royale
+estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni
+papiers ni argent, et on le porta dans un h&ocirc;pital. C'est l&agrave; que Poe
+mourut, le soir m&ecirc;me du dimanche, 7 octobre 1849, &agrave; l'&acirc;ge de trente-sept
+ans, vaincu par le <i>delirium tremens</i>, ce terrible visiteur qui avait
+d&eacute;j&agrave; hant&eacute; son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un
+des plus grands h&eacute;ros litt&eacute;raires, l'homme de g&eacute;nie qui avait &eacute;crit dans
+le <i>Chat noir</i> ces mots fatidiques: <i>Quelle maladie est comparable &agrave;
+l'alcool</i>!<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a></p>
+
+<p>Cette mort est presque un suicide,&mdash;un suicide pr&eacute;par&eacute; depuis longtemps.
+Du moins, elle en causa le scandale. La clameur fut grande, et la vertu
+donna carri&egrave;re &agrave; son <i>cant</i> emphatique, librement et voluptueusement.
+Les oraisons fun&egrave;bres les plus indulgentes ne purent pas ne pas donner
+place &agrave; l'in&eacute;vitable morale bourgeoise, qui n'eut garde de manquer une
+si admirable occasion. M. Griswold diffama; M. Willis, sinc&egrave;rement
+afflig&eacute;, fut mieux que convenable.&mdash;H&eacute;las, celui qui avait franchi les
+hauteurs les plus ardues de l'esth&eacute;tique et plong&eacute; dans les ab&icirc;mes les
+moins explor&eacute;s de l'intellect humain, celui qui, &agrave; travers une vie qui
+ressemble &agrave; une temp&ecirc;te sans accalmie, avait trouv&eacute; des moyens nouveaux,
+des proc&eacute;d&eacute;s inconnus pour &eacute;tonner l'imagination, pour s&eacute;duire les
+esprits assoiff&eacute;s de Beau, venait de mourir en quelques heures dans un
+lit d'h&ocirc;pital,&mdash;quelle destin&eacute;e! Et tant de grandeur et tant de malheur,
+pour soulever un tourbillon de phras&eacute;ologie bourgeoise, pour devenir la
+p&acirc;ture et le th&egrave;me des journalistes vertueux!</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Ut declamatio fias!</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ces spectacles ne sont pas nouveaux; il est rare qu'une s&eacute;pulture
+fra&icirc;che et illustre ne soit pas un rendez-vous de scandales. D'ailleurs,
+la soci&eacute;t&eacute; n'aime pas ces enrag&eacute;s malheureux, et, soit qu'ils troublent
+ses f&ecirc;tes, soit qu'elle les consid&egrave;re na&iuml;vement comme des remords, elle
+a incontestablement raison. Qui ne se rappelle les d&eacute;clamations
+parisiennes lors de la mort de Balzac, qui cependant mourut
+correctement?&mdash;Et plus r&eacute;cemment encore,&mdash;il y a aujourd'hui, 26
+janvier, juste un an,&mdash;quand un &eacute;crivain<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a> d'une honn&ecirc;tet&eacute; admirable,
+d'une haute intelligence, et <i>qui fut toujours lucide</i>, alla
+discr&egrave;tement, sans d&eacute;ranger personne,&mdash;si discr&egrave;tement que sa discr&eacute;tion
+ressemblait &agrave; du m&eacute;pris,&mdash;d&eacute;lier son &acirc;me dans la rue la plus noire qu'il
+put trouver,&mdash;quelles d&eacute;go&ucirc;tantes hom&eacute;lies!&mdash;quel assassinat raffin&eacute;! Un
+journaliste c&eacute;l&egrave;bre, &agrave; qui J&eacute;sus n'enseignera jamais les mani&egrave;res
+g&eacute;n&eacute;reuses, trouva l'aventure assez joviale pour la c&eacute;l&eacute;brer en un gros
+calembour.&mdash;Parmi l'&eacute;num&eacute;ration nombreuse des <i>droits de l'homme</i> que la
+sagesse du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle a recommenc&eacute;e si souvent et si complaisamment,
+deux assez importants ont &eacute;t&eacute; oubli&eacute;s, qui sont le droit de se
+contredire et le droit de <i>s'en aller</i>. Mais la <i>soci&eacute;t&eacute;</i> regarde celui
+qui s'en va comme un insolent; elle ch&acirc;tierait volontiers certaines
+d&eacute;pouilles fun&egrave;bres, comme ce malheureux soldat, atteint de vampirisme,
+que la vue d'un cadavre exasp&eacute;rait jusqu'&agrave; la fureur.&mdash;Et cependant, on
+peut dire que, sous la pression de certaines circonstances, apr&egrave;s un
+s&eacute;rieux examen de certaines incompatibilit&eacute;s, avec de fermes croyances &agrave;
+de certains dogmes et m&eacute;tempsycoses,&mdash;on peut dire, sans emphase et sans
+jeu de mots, que le suicide est parfois l'action la plus raisonnable de
+la vie. Et ainsi se forme une compagnie de fant&ocirc;mes d&eacute;j&agrave; nombreuse, qui
+nous hante famili&egrave;rement, et dont chaque membre vient nous vanter son
+repos actuel et nous verser ses persuasions.</p>
+
+<p>Avouons toutefois que la lugubre fin de l'auteur d'<i>Eureka</i> suscita
+quelques consolantes exceptions, sans quoi il faudrait d&eacute;sesp&eacute;rer, et la
+place ne serait plus tenable. M. Willis, comme je l'ai dit, parla
+honn&ecirc;tement, et m&ecirc;me avec &eacute;motion, des bons rapports qu'il avait
+toujours eus avec Poe. MM. John Neal et George Graham rappel&egrave;rent M.
+Griswold &agrave; la pudeur. M. Longfellow&mdash;et celui-ci est d'autant plus
+m&eacute;ritant que Poe l'avait cruellement maltrait&eacute;&mdash;sut louer d'une mani&egrave;re
+digne d'un po&euml;te sa haute puissance comme po&euml;te et comme prosateur. Un
+inconnu &eacute;crivit que l'Am&eacute;rique litt&eacute;raire avait perdu sa plus forte
+t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mais le c&oelig;ur bris&eacute;, le c&oelig;ur d&eacute;chir&eacute;, le c&oelig;ur perc&eacute; des sept glaives
+fut celui de M<sup>me</sup> Clemm. Edgar &eacute;tait &agrave; la fois son fils et sa fille. Rude
+destin&eacute;e, dit Willis, &agrave; qui j'emprunte ces d&eacute;tails, presque mot pour
+mot, rude destin&eacute;e que celle qu'elle surveillait et prot&eacute;geait. Car
+Edgar Poe &eacute;tait un homme embarrassant; outre qu'il &eacute;crivait avec une
+fastidieuse difficult&eacute; et <i>dans un style trop au-dessus du niveau
+intellectuel commun pour qu'on p&ucirc;t le payer cher</i>, il &eacute;tait toujours
+plong&eacute; dans des embarras d'argent, et souvent lui et sa femme malade
+manquaient des choses les plus n&eacute;cessaires &agrave; la vie. Un jour, Willis vit
+entrer dans son bureau une femme vieille, douce, grave. C'&eacute;tait M<sup>me</sup>
+Clemm. Elle <i>cherchait de l'ouvrage</i> pour son cher Edgar. Le biographe
+dit qu'il fut sinc&egrave;rement frapp&eacute;, non pas seulement de l'&eacute;loge parfait,
+de l'appr&eacute;ciation exacte qu'elle faisait des talents de son fils, mais
+aussi de tout son &ecirc;tre ext&eacute;rieur,&mdash;de sa voix douce et triste, de ses
+mani&egrave;res un peu surann&eacute;es, mais belles et grandes. Et pendant plusieurs
+ann&eacute;es, ajoute-t-il, nous avons vu cet infatigable serviteur du g&eacute;nie,
+pauvrement et insuffisamment v&ecirc;tu, allant de journal en journal pour
+vendre tant&ocirc;t un po&euml;me, tant&ocirc;t un article, disant quelquefois qu'il
+&eacute;tait malade,&mdash;unique explication, unique raison, invariable excuse
+qu'elle donnait quand son fils se trouvait frapp&eacute; momentan&eacute;ment d'une de
+ces st&eacute;rilit&eacute;s que connaissent les &eacute;crivains nerveux,&mdash;et ne permettant
+jamais &agrave; ses l&egrave;vres de l&acirc;cher une syllabe qui p&ucirc;t &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute;e comme
+un doute, comme un amoindrissement de confiance dans le g&eacute;nie et la
+volont&eacute; de son bien-aim&eacute;. Quand sa fille mourut, elle s'attacha au
+survivant de la d&eacute;sastreuse bataille avec une ardeur maternelle
+renforc&eacute;e, elle v&eacute;cut avec lui, prit soin de lui, le surveillant, le
+d&eacute;fendant contre la vie et contre lui-m&ecirc;me. Certes,&mdash;conclut Willis avec
+une haute et impartiale raison,&mdash;si le d&eacute;vouement de la femme, n&eacute; avec
+un premier amour et entretenu par la passion humaine, glorifie et
+consacre son objet, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un
+d&eacute;vouement comme celui-ci, pur, d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; et saint comme une
+sentinelle divine? Les d&eacute;tracteurs de Poe auraient d&ucirc; en effet remarquer
+qu'il est des s&eacute;ductions si puissantes qu'elles ne peuvent &ecirc;tre que des
+vertus.</p>
+
+<p>On devine combien terrible fut la nouvelle pour la malheureuse femme.
+Elle &eacute;crivit &agrave; Willis une lettre dont voici quelques lignes:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aim&eacute; Eddie... Pouvez-vous me
+transmettre quelques d&eacute;tails, quelques circonstances?... Oh!
+n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette am&egrave;re affliction... Dites
+&agrave; M... de venir me voir; j'ai &agrave; m'acquitter envers lui d'une commission
+de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier
+d'annoncer sa mort, et de parler bien de lui. Je sais que vous le ferez.
+<i>Mais dites bien quel fils affectueux il &eacute;tait pour moi</i>, sa pauvre m&egrave;re
+d&eacute;sol&eacute;e...&raquo;</p>
+
+<p>Cette femme m'appara&icirc;t grande et plus qu'antique. Frapp&eacute;e d'un coup
+irr&eacute;parable, elle ne pense qu'&agrave; la r&eacute;putation de celui qui &eacute;tait tout
+pour elle, et il ne suffit pas, pour la contenter, qu'on dise qu'il
+&eacute;tait un g&eacute;nie, il faut qu'on sache qu'il &eacute;tait un homme de devoir et
+d'affection. Il est &eacute;vident que cette m&egrave;re&mdash;flambeau et foyer allum&eacute;s
+par un rayon du plus haut ciel&mdash;a &eacute;t&eacute; donn&eacute;e en exemple &agrave; nos races trop
+peu soigneuses du d&eacute;vouement, de l'h&eacute;ro&iuml;sme, et de tout ce qui est plus
+que le devoir. N'&eacute;tait-ce pas justice d'inscrire au-dessus des ouvrages
+du po&euml;te le nom de celle qui fut le soleil moral de sa vie? Il embaumera
+dans sa gloire le nom de la femme dont la tendresse savait panser ses
+plaies, et dont l'image voltigera incessamment au-dessus du martyrologe
+de la litt&eacute;rature.</p>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>La vie de Poe, ses m&oelig;urs, ses mani&egrave;res, son &ecirc;tre physique, tout ce qui
+constitue l'ensemble de son personnage, nous apparaissent comme quelque
+chose de t&eacute;n&eacute;breux et de brillant &agrave; la fois. Sa personne &eacute;tait
+singuli&egrave;re, s&eacute;duisante et, comme ses ouvrages, marqu&eacute;e d'un
+ind&eacute;finissable cachet de m&eacute;lancolie. Du reste, il avait montr&eacute; une rare
+aptitude pour tous les exercices physiques, et bien qu'il f&ucirc;t petit,
+avec des pieds et des mains de femme, tout son &ecirc;tre portant d'ailleurs
+ce caract&egrave;re de d&eacute;licatesse f&eacute;minine, il &eacute;tait plus que robuste et
+capable de merveilleux traits de force. Il a, dans sa jeunesse, gagn&eacute; un
+pari de nageur qui d&eacute;passe la mesure ordinaire du possible. On dirait
+que la Nature fait &agrave; ceux dont elle veut tirer de grandes choses un
+temp&eacute;rament &eacute;nergique, comme elle donne une puissante vitalit&eacute; aux
+arbres qui sont charg&eacute;s de symboliser le deuil et la douleur. Ces
+hommes-l&agrave;, avec des apparences quelquefois ch&eacute;tives, sont taill&eacute;s en
+athl&egrave;tes, bons pour l'orgie et pour le travail, prompts aux exc&egrave;s et
+capables d'&eacute;tonnantes sobri&eacute;t&eacute;s.</p>
+
+<p>Il est quelques points relatifs &agrave; Edgar Poe, sur lesquels il y a un
+accord unanime, par exemple sa haute distinction naturelle, son
+&eacute;loquence et sa beaut&eacute;, dont, &agrave; ce qu'on dit, il tirait un peu de
+vanit&eacute;. Ses mani&egrave;res, m&eacute;lange singulier de hauteur avec une douceur
+exquise, &eacute;taient pleines de certitude. Physionomie, d&eacute;marche, gestes,
+air de t&ecirc;te, tout le d&eacute;signait, surtout dans ses bons jours, comme une
+cr&eacute;ature d'&eacute;lection. Tout son &ecirc;tre respirait une solennit&eacute; p&eacute;n&eacute;trante.
+Il &eacute;tait r&eacute;ellement marqu&eacute; par la nature, comme ces figures de passants
+qui tirent l'&oelig;il de l'observateur et pr&eacute;occupent sa m&eacute;moire. Le p&eacute;dant
+et aigre Griswold lui-m&ecirc;me avoue que, lorsqu'il alla rendre visite &agrave;
+Poe, et qu'il le trouva p&acirc;le et malade encore de la mort et de la
+maladie de sa femme, il fut frapp&eacute; outre mesure non seulement de la
+perfection de ses mani&egrave;res, mais encore de la physionomie
+aristocratique, de l'atmosph&egrave;re parfum&eacute;e de son appartement, d'ailleurs
+assez modestement meubl&eacute;. Griswold ignore que le po&euml;te a plus que tous
+les hommes ce merveilleux privil&egrave;ge attribu&eacute; &agrave; la femme parisienne et &agrave;
+l'Espagnole, de savoir se parer avec un rien, et que Poe, amoureux du
+beau en toutes choses, aurait trouv&eacute; l'art de transformer une chaumi&egrave;re
+en un palais d'une esp&egrave;ce nouvelle. N'a-t-il pas &eacute;crit, avec l'esprit le
+plus original et le plus curieux, des projets de mobiliers, des plans de
+maisons de campagne, de jardins et de r&eacute;formes de paysages?</p>
+
+<p>Il existe une lettre charmante de M<sup>me</sup> Frances Osgood, qui fut une des
+amies de Poe, et qui nous donne sur ses m&oelig;urs, sur sa personne et sur
+sa vie de m&eacute;nage, les plus curieux d&eacute;tails. Cette femme, qui &eacute;tait
+elle-m&ecirc;me un litt&eacute;rateur distingu&eacute;, nie courageusement tous les vices et
+toutes les fautes reproch&eacute;es au po&euml;te.</p>
+
+<p>&laquo;Avec les hommes, dit-elle &agrave; Griswold, peut-&ecirc;tre &eacute;tait-il tel que vous
+le d&eacute;peignez, et comme homme vous pouvez avoir raison. Mais je pose en
+fait qu'avec les femmes il &eacute;tait tout autre, et que jamais femme n'a pu
+conna&icirc;tre M. Poe sans &eacute;prouver pour lui un profond int&eacute;r&ecirc;t. Il ne m'a
+jamais apparu que comme un mod&egrave;le d'&eacute;l&eacute;gance, de distinction et de
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;...</p>
+
+<p>&laquo;La premi&egrave;re fois que nous nous v&icirc;mes, ce fut &agrave; <i>Astor-House</i>. Willis
+m'avait fait passer &agrave; table d'h&ocirc;te <i>le corbeau</i>, sur lequel l'auteur, me
+dit-il, d&eacute;sirait conna&icirc;tre mon opinion. La musique myst&eacute;rieuse et
+surnaturelle de ce po&euml;me &eacute;trange me p&eacute;n&eacute;tra si intimement, que, lorsque
+j'appris que Poe d&eacute;sirait m'&ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute;, j'&eacute;prouvai un sentiment
+singulier et qui ressemblait &agrave; de l'effroi. Il parut avec sa belle et
+orgueilleuse t&ecirc;te, ses yeux sombres qui dardaient une lumi&egrave;re
+d'&eacute;lection, une lumi&egrave;re de sentiment et de pens&eacute;e, avec ses mani&egrave;res qui
+&eacute;taient un m&eacute;lange intraduisible de hauteur et de suavit&eacute;&mdash;il me salua,
+calme, grave, presque froid; mais sous cette froideur vibrait une
+sympathie si marqu&eacute;e, que je ne pus m'emp&ecirc;cher d'en &ecirc;tre profond&eacute;ment
+impressionn&eacute;e. &Agrave; partir de ce moment jusqu'&agrave; sa mort, nous f&ucirc;mes
+amis..., et je sais que, dans ses derni&egrave;res paroles, j'ai eu ma part de
+souvenir, et qu'il m'a donn&eacute;, avant que sa raison ne f&ucirc;t culbut&eacute;e de son
+tr&ocirc;ne de souveraine, une preuve supr&ecirc;me de sa fid&eacute;lit&eacute; en amiti&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;C'&eacute;tait surtout dans son int&eacute;rieur, &agrave; la fois simple et po&eacute;tique, que
+le caract&egrave;re d'Edgar Poe, apparaissait pour moi, dans sa plus belle
+lumi&egrave;re. Fol&acirc;tre, affectueux, spirituel, tant&ocirc;t docile et tant&ocirc;t m&eacute;chant
+comme un enfant g&acirc;t&eacute;, il avait toujours pour sa jeune, douce et ador&eacute;e
+femme, et pour tous ceux qui venaient, m&ecirc;me au milieu de ses plus
+fatigantes besognes litt&eacute;raires, un mot aimable, un sourire
+bienveillant, des attentions gracieuses et courtoises. Il passait
+d'interminables heures &agrave; son pupitre, sous le portrait de sa <i>L&eacute;nore</i>,
+l'aim&eacute;e et la morte, toujours assidu, toujours r&eacute;sign&eacute; et fixant avec
+son admirable &eacute;criture les brillantes fantaisies qui traversaient son
+&eacute;tonnant cerveau incessamment en &eacute;veil.&mdash;Je me rappelle l'avoir vu un
+matin plus joyeux et plus all&egrave;gre que de coutume. Virginia, sa douce
+femme, m'avait pri&eacute;e d'aller les voir et il m'&eacute;tait impossible de
+r&eacute;sister &agrave; ces sollicitations... Je le trouvai travaillant &agrave; la s&eacute;rie
+d'articles qu'il a publi&eacute;es sous le titre: <i>the Literati of New-York</i>.
+&laquo;Voyez&mdash;me dit-il, en d&eacute;ployant avec un rire de triomphe plusieurs
+petits rouleaux de papier (il &eacute;crivait sur des bandes &eacute;troites, sans
+doute pour conformer sa copie &agrave; la <i>justification</i> des journaux),&mdash;je
+vais vous montrer par la diff&eacute;rence des longueurs les divers degr&eacute;s
+d'estime que j'ai pour chaque membre de votre gent litt&eacute;raire. Dans
+chacun de ces papiers, l'un de vous est pelot&eacute; et proprement
+discut&eacute;.&mdash;Venez ici, Virginia, et aidez-moi!&raquo; Et il les d&eacute;roul&egrave;rent tous
+un &agrave; un. &Agrave; la fin, il y en avait un qui semblait interminable. Virginia,
+tout en riant, reculait jusqu'&agrave; un coin de la chambre le tenant par un
+bout, et son mari vers un autre coin avec l'autre bout. &laquo;Et quel est
+l'heureux, dis-je, que vous avez jug&eacute; digne de cette incommensurable
+douceur?&mdash;L'entendez-vous, s'&eacute;cria-t-il, comme si son vaniteux petit
+c&oelig;ur ne lui avait pas d&eacute;j&agrave; dit que c'est elle-m&ecirc;me!&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Quand je fus oblig&eacute;e de voyager pour ma sant&eacute;, j'entretins une
+correspondance r&eacute;guli&egrave;re avec Poe, ob&eacute;issant en cela aux vives
+sollicitations de sa femme, qui croyait que je pouvais obtenir sur lui
+une influence et un ascendant salutaires... Quant &agrave; l'amour et &agrave; la
+confiance qui existaient entre sa femme et lui, et qui &eacute;taient pour moi
+un spectacle d&eacute;licieux, je n'en saurais parler avec trop de conviction,
+avec trop de chaleur. Je n&eacute;glige quelques petits &eacute;pisodes po&eacute;tiques dans
+lesquels le jeta son temp&eacute;rament romanesque. Je pense qu'elle &eacute;tait la
+seule femme qu'il ait toujours v&eacute;ritablement aim&eacute;e...&raquo;</p>
+
+<p>Dans les <i>Nouvelles</i> de Poe, il n'y a jamais d'amour. Du moins <i>Ligeia,
+&Eacute;leonora</i>, ne sont pas, &agrave; proprement parler, des histoires d'amour,
+l'id&eacute;e principale sur laquelle pivote l'&oelig;uvre &eacute;tant tout autre.
+Peut-&ecirc;tre croyait-il que la prose n'est pas une langue &agrave; la hauteur de
+ce bizarre et presque intraduisible sentiment; car ses po&eacute;sies, en
+revanche, en sont fortement satur&eacute;es. La divine passion y appara&icirc;t
+magnifique, &eacute;toil&eacute;e d'une irr&eacute;m&eacute;diable m&eacute;lancolie. Dans ses articles, il
+parle quelque fois de l'amour, et m&ecirc;me comme d'une chose dont le nom
+fait fr&eacute;mir la plume. Dans <i>the Domain of Arnheim</i>, il affirmera que les
+quatre conditions &eacute;l&eacute;mentaires du bonheur sont: la vie en plein air,
+<i>l'amour d'une femme</i>, le d&eacute;tachement de toute ambition et la cr&eacute;ation
+d'un Beau nouveau.&mdash;Ce qui corrobore l'id&eacute;e de M<sup>me</sup> Frances Osgood
+relativement au respect chevaleresque de Poe pour les femmes, c'est que,
+malgr&eacute; son prodigieux talent pour le grotesque et l'horrible, il n'y a
+pas dans toute son &oelig;uvre un seul passage qui ait trait &agrave; la lubricit&eacute;
+ou m&ecirc;me aux jouissances sensuelles. Ses portraits de femmes sont, pour
+ainsi dire, aur&eacute;ol&eacute;s; ils brillent au sein d'une vapeur surnaturelle et
+sont peints &agrave; la mani&egrave;re emphatique d'un adorateur.&mdash;Quant aux <i>petits
+&eacute;pisodes romanesques,</i> y a-t-il lieu de s'&eacute;tonner qu'un &ecirc;tre aussi
+nerveux, dont la soif du Beau &eacute;tait peut-&ecirc;tre le trait principal, ait
+parfois, avec une ardeur passionn&eacute;e, cultiv&eacute; la galanterie, cette fleur
+volcanique et musqu&eacute;e, pour qui le cerveau bouillonnant des po&euml;tes est
+un terrain de pr&eacute;dilection?</p>
+
+<p>De sa beaut&eacute; personnelle singuli&egrave;re dont parlent plusieurs biographes,
+l'esprit peut, je crois, se faire une id&eacute;e approximative en appelant &agrave;
+son secours toutes les notions vagues, mais cependant caract&eacute;ristiques,
+contenues dans le mot <i>romantique</i>, mot qui sert g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; rendre
+les genres de beaut&eacute; consistant surtout dans l'expression. Poe avait un
+front vaste, dominateur, o&ugrave; certaines protub&eacute;rances trahissaient les
+facult&eacute;s d&eacute;bordantes qu'elles sont charg&eacute;es de
+repr&eacute;senter,&mdash;construction, comparaison, causalit&eacute;,&mdash;et o&ugrave; tr&ocirc;nait dans
+un orgueil calme le sens de l'id&eacute;alit&eacute;, le sens esth&eacute;tique par
+excellence. Cependant, malgr&eacute; ces dons, ou m&ecirc;me &agrave; cause de ces
+privil&egrave;ges exorbitants, cette t&ecirc;te vue de profil n'offrait peut-&ecirc;tre pas
+un aspect agr&eacute;able. Comme dans toutes les choses excessives par un sens,
+un d&eacute;ficit pouvait r&eacute;sulter de l'abondance, une pauvret&eacute; de
+l'usurpation. Il avait de grands yeux &agrave; la fois sombres et pleins de
+lumi&egrave;re, d'une couleur ind&eacute;cise et t&eacute;n&eacute;breuse, pouss&eacute;e au violet, le nez
+noble et solide, la bouche fine et triste, quoique l&eacute;g&egrave;rement souriante,
+le teint brun clair, la face g&eacute;n&eacute;ralement p&acirc;le, la physionomie un peu
+distraite et imperceptiblement grim&eacute;e par une m&eacute;lancolie habituelle.</p>
+
+<p>Sa conversation &eacute;tait des plus remarquables et essentiellement
+nourrissante. Il n'&eacute;tait pas ce qu'on appelle un beau parleur,&mdash;une
+chose horrible,&mdash;et d'ailleurs sa parole comme sa plume avaient horreur
+du convenu; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes
+&eacute;tudes, des impressions ramass&eacute;es dans plusieurs pays faisaient de cette
+parole un enseignement. Son &eacute;loquence, essentiellement po&eacute;tique, pleine
+de m&eacute;thode, et se mouvant toutefois hors de toute m&eacute;thode connue, un
+arsenal d'images tir&eacute;es d'un monde peu fr&eacute;quent&eacute; par la foule des
+esprits, un art prodigieux &agrave; d&eacute;duire d'une proposition &eacute;vidente et
+absolument acceptable, des aper&ccedil;us secrets et nouveaux, &agrave; ouvrir
+d'&eacute;tonnantes perspectives, et, en un mot, l'art de ravir, de faire
+penser, de faire r&ecirc;ver, d'arracher les &acirc;mes des bourbes de la routine,
+telles &eacute;taient les &eacute;blouissantes facult&eacute;s dont beaucoup de gens ont
+gard&eacute; le souvenir. Mais il arrivait parfois&mdash;on le dit, du moins,&mdash;que
+le po&euml;te, se complaisant dans un caprice destructeur, rappelait
+brusquement ses amis &agrave; la terre par un cynisme affligeant et d&eacute;molissait
+brutalement son &oelig;uvre de spiritualit&eacute;. C'est d'ailleurs une chose &agrave;
+noter, qu'il &eacute;tait fort peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et
+je crois que le lecteur trouvera sans peine dans l'histoire d'autres
+intelligences grandes et originales, pour qui toute compagnie &eacute;tait
+bonne. Certains esprits, solitaires au milieu de la foule, et qui se
+repaissent dans le monologue, n'ont que faire de la d&eacute;licatesse en
+mati&egrave;re de public. C'est, en somme, une esp&egrave;ce de fraternit&eacute; bas&eacute;e sur
+le m&eacute;pris.</p>
+
+<p>De cette ivrognerie,&mdash;c&eacute;l&eacute;br&eacute;e et reproch&eacute;e avec une insistance qui
+pourrait donner &agrave; croire que tous les &eacute;crivains des &Eacute;tats-Unis, except&eacute;
+Poe, sont des anges de sobri&eacute;t&eacute;,&mdash;il faut cependant en parler. Plusieurs
+versions sont plausibles, et aucune n'exclut les autres. Avant tout, je
+suis oblig&eacute; de remarquer que Willis et M<sup>me</sup> Osgood affirment qu'une
+quantit&eacute; fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber
+compl&egrave;tement son organisation. Il est d'ailleurs facile de supposer
+qu'un homme aussi r&eacute;ellement solitaire, aussi profond&eacute;ment malheureux,
+et qui a pu souvent envisager tout le syst&egrave;me social comme un paradoxe
+et une imposture, un homme qui, harcel&eacute; par une destin&eacute;e sans piti&eacute;,
+r&eacute;p&eacute;tait souvent que la soci&eacute;t&eacute; n'est qu'une cohue de mis&eacute;rables (c'est
+Griswold qui rapporte cela, aussi scandalis&eacute; qu'un homme qui peut penser
+la m&ecirc;me chose, mais qui ne la dira jamais),&mdash;il est naturel, dis-je, de
+supposer que ce po&euml;te jet&eacute; tout enfant dans les hasards de la vie libre,
+le cerveau cercl&eacute; par un travail &acirc;pre et continu, ait cherch&eacute; parfois
+une volupt&eacute; d'oubli dans les bouteilles. Rancunes litt&eacute;raires, vertiges
+de l'infini, douleurs de m&eacute;nage, insultes de la mis&egrave;re, Poe fuyait tout
+dans le noir de l'ivresse comme dans une tombe pr&eacute;paratoire. Mais,
+quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas
+suffisamment large, et je m'en d&eacute;fie &agrave; cause de sa d&eacute;plorable
+simplicit&eacute;.</p>
+
+<p>J'apprends qu'il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une
+activit&eacute; et une &eacute;conomie de temps tout &agrave; fait am&eacute;ricaines, comme
+accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui <i>quelque chose</i>
+&agrave; tuer, <i>a worm that would not die</i>. On raconte d'ailleurs qu'un jour,
+au moment de se remarier (les bans &eacute;taient publi&eacute;s, et comme on le
+f&eacute;licitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes
+conditions de bonheur et de bien-&ecirc;tre, il avait dit &laquo;Il est possible que
+vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci: je ne me marierai pas!&raquo;),
+il alla, &eacute;pouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui
+devait &ecirc;tre sa femme, ayant ainsi recours &agrave; son vice, pour se
+d&eacute;barrasser d'un parjure envers la pauvre morte dont l'image vivait
+toujours en lui et qu'il avait admirablement chant&eacute;e dans son <i>Annabel
+Lee</i>. Je consid&egrave;re donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment
+pr&eacute;cieux de pr&eacute;m&eacute;ditation comme acquis et constat&eacute;.</p>
+
+<p>Je lis d'autre part, dans un long article du <i>Southern Literary
+Messenger</i>,&mdash;cette m&ecirc;me revue dont il avait commenc&eacute; la fortune,&mdash;que
+jamais la puret&eacute;, le fini de son style, jamais la nettet&eacute; de sa pens&eacute;e,
+jamais son ardeur au travail, ne furent alt&eacute;r&eacute;s par cette terrible
+habitude; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a
+pr&eacute;c&eacute;d&eacute; ou suivi une de ses crises; qu'apr&egrave;s la publication d'<i>Eureka</i>,
+il sacrifia d&eacute;plorablement &agrave; son penchant, et qu'&agrave; New-York, le matin
+m&ecirc;me o&ugrave; paraissait <i>le Corbeau</i>, pendant que le nom du po&euml;te &eacute;tait dans
+toutes les bouches, il traversait Broadway en tr&eacute;buchant outrageusement.
+Remarquez que les mots: <i>pr&eacute;c&eacute;d&eacute;</i> ou <i>suivi</i>, impliquent que l'ivresse
+pouvait servir d'excitant aussi bien que de repos.</p>
+
+<p>Or, il est incontestable que&mdash;semblables &agrave; ces impressions fugitives et
+frappantes, d'autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont
+fugitives, qui suivent quelquefois un sympt&ocirc;me ext&eacute;rieur, une esp&egrave;ce
+d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum
+oubli&eacute;, et qui sont elles-m&ecirc;mes suivies d'un &eacute;v&eacute;nement semblable &agrave; un
+&eacute;v&eacute;nement d&eacute;j&agrave; connu et qui occupait la m&ecirc;me place dans une cha&icirc;ne
+ant&eacute;rieurement r&eacute;v&eacute;l&eacute;e,&mdash;semblables &agrave; ces singuliers r&ecirc;ves p&eacute;riodiques
+qui fr&eacute;quentent nos sommeils,&mdash;il existe dans l'ivresse non seulement
+des encha&icirc;nements de r&ecirc;ves, mais des s&eacute;ries de raisonnements, qui ont
+besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donn&eacute; naissance. Si le
+lecteur m'a suivi sans r&eacute;pugnance, il a d&eacute;j&agrave; devin&eacute; ma conclusion: Je
+crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous,
+l'ivrognerie de Poe &eacute;tait un moyen mn&eacute;monique, une m&eacute;thode de travail,
+m&eacute;thode &eacute;nergique et mortelle, mais appropri&eacute;e &agrave; sa nature passionn&eacute;e.
+Le po&euml;te avait appris &agrave; boire, comme un litt&eacute;rateur soigneux s'exerce &agrave;
+faire des cahiers de note. Il ne pouvait r&eacute;sister au d&eacute;sir de retrouver
+les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu'il
+avait rencontr&eacute;es dans une temp&ecirc;te pr&eacute;c&eacute;dente: c'&eacute;taient de vieilles
+connaissances qui l'attiraient imp&eacute;rativement, et, pour renouer avec
+elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une
+partie de ce qui fait aujourd'hui notre jouissance est ce qui l'a tu&eacute;.</p>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Des ouvrages de ce singulier g&eacute;nie, j'ai peu de chose &agrave; dire; le public
+fera voir ce qu'il en pense. Il me serait difficile, peut-&ecirc;tre, mais non
+pas impossible de d&eacute;brouiller sa m&eacute;thode, d'expliquer son proc&eacute;d&eacute;,
+surtout dans la partie de ses &oelig;uvres dont le principal effet g&icirc;t dans
+une analyse bien m&eacute;nag&eacute;e. Je pourrais introduire le lecteur dans les
+myst&egrave;res de sa fabrication, m'&eacute;tendre longuement sur cette portion de
+g&eacute;nie am&eacute;ricain qui le fait se r&eacute;jouir d'une difficult&eacute; vaincue, d'une
+&eacute;nigme expliqu&eacute;e, d'un tour de force r&eacute;ussi,&mdash;qui le pousse &agrave; se jouer
+avec une volupt&eacute; enfantine et presque perverse dans le monde des
+probabilit&eacute;s et des conjectures, et &agrave; cr&eacute;er des <i>canards</i> auxquels son
+art subtil a donn&eacute; une vie vraisemblable. Personne ne niera que Poe ne
+soit un jongleur merveilleux, et je sais qu'il donnait surtout son
+estime &agrave; une autre partie de ses &oelig;uvres. J'ai quelques remarques plus
+importantes &agrave; faire, d'ailleurs tr&egrave;s-br&egrave;ves.</p>
+
+<p>Ce n'est pas par ses miracles mat&eacute;riels, qui pourtant ont fait sa
+renomm&eacute;e, qu'il lui sera donn&eacute; de conqu&eacute;rir l'admiration des gens qui
+pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
+harmoniques de la beaut&eacute;, par sa po&eacute;sie profonde et plaintive, ouvrag&eacute;e
+n&eacute;anmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,&mdash;par son
+admirable style, pur et bizarre,&mdash;serr&eacute; comme les mailles d'une
+armure,&mdash;complaisant et minutieux,&mdash;et dont la plus l&eacute;g&egrave;re intention
+sert &agrave; pousser doucement le lecteur vers un but voulu,&mdash;et enfin surtout
+par ce g&eacute;nie tout sp&eacute;cial, par ce temp&eacute;rament unique qui lui a permis de
+peindre et d'expliquer, d'une mani&egrave;re impeccable, saisissante, terrible,
+l'<i>exception dans l'ordre moral</i>.&mdash;Diderot, pour prendre un exemple
+entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'&eacute;crivain des nerfs, et m&ecirc;me
+de quelque chose de plus,&mdash;et le meilleur que je connaisse.</p>
+
+<p>Chez lui, toute entr&eacute;e en mati&egrave;re est attirante sans violence, comme un
+tourbillon. Sa solennit&eacute; surprend et tient l'esprit en &eacute;veil. On sent
+tout d'abord qu'il s'agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu &agrave;
+peu, se d&eacute;roule une histoire dont tout l'int&eacute;r&ecirc;t repose sur une
+imperceptible d&eacute;viation de l'intellect, sur une hypoth&egrave;se audacieuse,
+sur un dosage imprudent de la Nature dans l'amalgame des facult&eacute;s. Le
+lecteur, li&eacute; par le vertige, est contraint de suivre l'auteur dans ses
+entra&icirc;nantes d&eacute;ductions.</p>
+
+<p>Aucun homme, je le r&eacute;p&egrave;te, n'a racont&eacute; avec plus de magie les
+<i>exceptions</i> de la vie humaine et de la nature,&mdash;les ardeurs de
+curiosit&eacute; de la convalescence;&mdash;les fins de saisons charg&eacute;es de
+splendeurs &eacute;nervantes, les temps chauds, humides et brumeux, o&ugrave; le vent
+du sud amollit et d&eacute;tend les nerfs comme les cordes d'un instrument, o&ugrave;
+les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du
+c&oelig;ur;&mdash;l'hallucination laissant d'abord place au doute, bient&ocirc;t
+convaincue et raisonneuse comme un livre;&mdash;l'absurde s'installant dans
+l'intelligence et la gouvernant avec une &eacute;pouvantable
+logique;&mdash;l'hyst&eacute;rie usurpant la place de la volont&eacute;, la contradiction
+&eacute;tablie entre les nerfs et l'esprit, et l'homme d&eacute;saccord&eacute; au point
+d'exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu'il y a de plus
+fugitif, il soup&egrave;se l'impond&eacute;rable et d&eacute;crit, avec cette mani&egrave;re
+minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet
+imaginaire qui flotte autour de l'homme nerveux et le conduit &agrave; mal.</p>
+
+<p>L'ardeur m&ecirc;me avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l'amour
+du grotesque et dans l'horrible pour l'amour de l'horrible, me sert &agrave;
+v&eacute;rifier la sinc&eacute;rit&eacute; de son &oelig;uvre et l'accord de l'homme avec le
+po&euml;te.&mdash;J'ai d&eacute;j&agrave; remarqu&eacute; que, chez plusieurs hommes, cette ardeur
+&eacute;tait souvent le r&eacute;sultat d'une vaste &eacute;nergie vitale inoccup&eacute;e, et aussi
+d'une profonde sensibilit&eacute; refoul&eacute;e. La volupt&eacute; surnaturelle que l'homme
+peut &eacute;prouver &agrave; voir couler son propre sang, les mouvements soudains,
+violents, inutiles, les grands cris jet&eacute;s en l'air, sans que l'esprit
+ait command&eacute; au gosier, sont des ph&eacute;nom&egrave;nes &agrave; ranger dans le m&ecirc;me ordre.</p>
+
+<p>Au sein de cette litt&eacute;rature o&ugrave; l'air est rar&eacute;fi&eacute;, l'esprit peut
+&eacute;prouver cette vague angoisse, cette peur prompte aux larmes et ce
+malaise du c&oelig;ur qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais
+l'admiration est la plus forte, et d'ailleurs l'art est si grand! Les
+fonds et les accessoires y sont appropri&eacute;s au sentiment des personnages.
+Solitude de la Nature ou agitation des villes, tout y est d&eacute;crit
+nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eug&egrave;ne Delacroix, qui a
+&eacute;lev&eacute; son art &agrave; la hauteur de la grande po&eacute;sie, Edgar Poe aime &agrave; agiter
+ses figures sur des fonds viol&acirc;tres et verd&acirc;tres o&ugrave; se r&eacute;v&egrave;lent la
+phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage. La nature
+dite inanim&eacute;e participe de la nature des &ecirc;tres vivants, et, comme eux,
+frissonne d'un frisson surnaturel et galvanique.</p>
+
+<p>Quelquefois, des &eacute;chapp&eacute;es magnifiques, gorg&eacute;es de lumi&egrave;re et de
+couleur, s'ouvrent soudainement dans ses paysages, et l'on voit
+appara&icirc;tre au fond de leurs horizons des villes orientales et des
+architectures, vaporis&eacute;es par la distance, o&ugrave; le soleil jette des pluies
+d'or.</p>
+
+<p>Les personnages de Poe, ou plut&ocirc;t le personnage de Poe, l'homme aux
+facult&eacute;s suraigu&euml;s, l'homme aux nerfs rel&acirc;ch&eacute;s, l'homme dont la volont&eacute;
+ardente et patiente jette un d&eacute;fi aux difficult&eacute;s, celui dont le regard
+est tendu avec la roideur d'une &eacute;p&eacute;e sur des objets qui grandissent &agrave;
+mesure qu'il les regarde,&mdash;c'est Poe lui-m&ecirc;me.&mdash;Et ses femmes, toutes
+lumineuses et malades, mourant de maux bizarres et parlant avec une voix
+qui ressemble &agrave; une musique, c'est encore lui; ou du moins, par leurs
+aspirations &eacute;tranges, par leur savoir, par leur m&eacute;lancolie
+ingu&eacute;rissable, elles participent fortement de la nature de leur
+cr&eacute;ateur. Quant &agrave; sa femme id&eacute;ale, &agrave; sa Titanide, elle se r&eacute;v&egrave;le sous
+diff&eacute;rents portraits &eacute;parpill&eacute;s dans ses po&eacute;sies trop peu nombreuses,
+portraits ou plut&ocirc;t mani&egrave;res de sentir la beaut&eacute;, que le temp&eacute;rament de
+l'auteur rapproche et confond dans une unit&eacute; vague mais sensible, et o&ugrave;
+vit plus d&eacute;licatement peut-&ecirc;tre qu'ailleurs cet amour insatiable du
+Beau, qui est son grand titre, c'est-&agrave;-dire le r&eacute;sum&eacute; de ses titres &agrave;
+l'affection et au respect des po&euml;tes.</p>
+
+<p>Nous rassemblons sous le titre <i>Histoires extraordinaires</i> divers contes
+choisis dans l'&oelig;uvre g&eacute;n&eacute;rale de Poe. Cette &oelig;uvre se compose d'un
+nombre consid&eacute;rable de nouvelles, d'une quantit&eacute; non moins forte
+d'articles critiques et d'articles divers, d'un po&euml;me philosophique
+(Eureka), de po&eacute;sies et d'un roman purement humain (<i>la Relation
+d'Arthur Gordon Pym</i>). Si je trouve encore, comme je l'esp&egrave;re,
+l'occasion de parler de ce po&euml;te, je donnerai l'analyse de ses opinions
+philosophiques et litt&eacute;raires, ainsi que g&eacute;n&eacute;ralement des &oelig;uvres dont
+la traduction compl&egrave;te aurait peu de chances de succ&egrave;s aupr&egrave;s d'un
+public qui pr&eacute;f&egrave;re de beaucoup l'amusement et l'&eacute;motion &agrave; la plus
+importante v&eacute;rit&eacute; philosophique.</p>
+
+<p>CHARLES BAUDELAIRE.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<hr style="width: 15%;" />
+<p>&nbsp;</p>
+<p class="c">Cette traduction est d&eacute;di&eacute;e &agrave; Maria Clemm</p>
+
+<p class="c">&Agrave; LA M&Egrave;RE ENTHOUSIASTE ET D&Eacute;VOU&Eacute;E<br />
+&Agrave; CELLE POUR QUI LE PO&Euml;TE<br />
+A &Eacute;CRIT CES VERS</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Parce que je sens que, l&agrave;-haut dans les Cieux,<br /></span>
+<span class="i1">Les Anges, quand ils se parlent doucement &agrave; l'oreille,<br /></span>
+<span class="i0">Ne trouvent pas, parmi leurs termes br&ucirc;lants d'amour,<br /></span>
+<span class="i1">D'expression plus fervente que celle de <i>M&egrave;re</i>,<br /></span>
+<span class="i0">Je vous ai d&egrave;s longtemps justement appel&eacute;e de ce grand nom,<br /></span>
+<span class="i1">Vous qui &ecirc;tes plus qu'une m&egrave;re pour moi<br /></span>
+<span class="i0">Et remplissez le sanctuaire de mon c&oelig;ur o&ugrave; la Mort vous a install&eacute;e<br /></span>
+<span class="i1">En affranchissant l'&acirc;me de ma Virginia.<br /></span>
+<span class="i0">Ma m&egrave;re, ma propre m&egrave;re, qui mourut de bonne heure,<br /></span>
+<span class="i1">N'&eacute;tait que ma m&egrave;re, &agrave; moi; mais vous,<br /></span>
+<span class="i0">Vous &ecirc;tes la m&egrave;re de celle que j'aimais si tendrement,<br /></span>
+<span class="i1">Et ainsi vous m'&ecirc;tes plus ch&egrave;re que la m&egrave;re que j'ai connue<br /></span>
+<span class="i0">De tout un infini,&mdash;juste comme ma femme<br /></span>
+<span class="i1">&Eacute;tait plus ch&egrave;re &agrave; mon &acirc;me que celle-ci &agrave; sa propre essence.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">C. B.<br /></span>
+</div></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DOUBLE_ASSASSINAT_DANS_LA_RUE_MORGUE" id="DOUBLE_ASSASSINAT_DANS_LA_RUE_MORGUE"></a><a href="#toc">DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE</a></h2>
+
+<p class="r">Quelle chanson chantaient les sir&egrave;nes? quel nom Achille avait-il pris,
+quand il se cachait parmi les femmes?&mdash;Questions embarrassantes, il est
+vrai, mais qui ne sont pas situ&eacute;es au del&agrave; de toute conjecture.</p>
+
+<p class="r">SIR THOMAS BROWNE.</p>
+
+<p>Les facult&eacute;s de l'esprit qu'on d&eacute;finit par le terme <i>analytiques</i> sont
+en elles-m&ecirc;mes fort peu susceptibles d'analyse. Nous ne les appr&eacute;cions
+que par leurs r&eacute;sultats. Ce que nous en savons, entre autres choses,
+c'est qu'elles sont pour celui qui les poss&egrave;de &agrave; un degr&eacute; extraordinaire
+une source de jouissances des plus vives. De m&ecirc;me que l'homme fort se
+r&eacute;jouit dans son aptitude physique, se compla&icirc;t dans les exercices qui
+provoquent les muscles &agrave; l'action, de m&ecirc;me l'analyse prend sa gloire
+dans cette activit&eacute; spirituelle dont la fonction est de d&eacute;brouiller. Il
+tire du plaisir m&ecirc;me des plus triviales occasions qui mettent ses
+talents en jeu. Il raffole des &eacute;nigmes, des r&eacute;bus, des hi&eacute;roglyphes; il
+d&eacute;ploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacit&eacute; qui,
+dans l'opinion vulgaire, prend un caract&egrave;re surnaturel. Les r&eacute;sultats,
+habilement d&eacute;duits par l'&acirc;me m&ecirc;me et l'essence de sa m&eacute;thode, ont
+r&eacute;ellement tout l'air d'une intuition.</p>
+
+<p>Cette facult&eacute; de <i>r&eacute;solution</i> tire peut-&ecirc;tre une grande force de l'&eacute;tude
+des math&eacute;matiques, et particuli&egrave;rement de la tr&egrave;s-haute branche de cette
+science, qui, fort improprement et simplement en raison de ses
+op&eacute;rations r&eacute;trogrades, a &eacute;t&eacute; nomm&eacute;e l'analyse, comme si elle &eacute;tait
+l'analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n'est pas en soi
+une analyse. Un joueur d'&eacute;checs, par exemple, fait fort bien l'un sans
+l'autre. Il suit de l&agrave; que le jeu d'&eacute;checs, dans ses effets sur la
+nature spirituelle, est fort mal appr&eacute;ci&eacute;. Je ne veux pas &eacute;crire ici un
+trait&eacute; de l'analyse, mais simplement mettre en t&ecirc;te d'un r&eacute;cit
+passablement singulier quelques observations jet&eacute;es tout &agrave; fait &agrave;
+l'abandon et qui lui serviront de pr&eacute;face.</p>
+
+<p>Je prends donc cette occasion de proclamer que la haute puissance de la
+r&eacute;flexion est bien plus activement et plus profitablement exploit&eacute;e par
+le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilit&eacute; des &eacute;checs.
+Dans ce dernier jeu, o&ugrave; les pi&egrave;ces sont dou&eacute;es de mouvements divers et
+bizarres, et repr&eacute;sentent des valeurs diverses et vari&eacute;es, la complexit&eacute;
+est prise&mdash;erreur fort commune&mdash;pour de la profondeur. L'attention y est
+puissamment mise en jeu. Si elle se rel&acirc;che d'un instant, on commet une
+erreur, d'o&ugrave; il r&eacute;sulte une perte ou une d&eacute;faite. Comme les mouvements
+possibles sont non seulement vari&eacute;s, mais in&eacute;gaux en <i>puissance</i>, les
+chances de pareilles erreurs sont tr&egrave;s-multipli&eacute;es; et dans neuf cas sur
+dix, c'est le joueur le plus attentif qui gagne et non pas le plus
+habile. Dans les dames, au contraire, o&ugrave; le mouvement est simple dans
+son esp&egrave;ce et ne subit que peu de variations, les probabilit&eacute;s
+d'inadvertance sont beaucoup moindres, et l'attention n'&eacute;tant pas
+absolument et enti&egrave;rement accapar&eacute;e, tous les avantages remport&eacute;s par
+chacun des joueurs ne peuvent &ecirc;tre remport&eacute;s que par une perspicacit&eacute;
+sup&eacute;rieure.</p>
+
+<p>Pour laisser l&agrave; ces abstractions, supposons un jeu de dames o&ugrave; la
+totalit&eacute; des pi&egrave;ces soit r&eacute;duite &agrave; quatre dames, et o&ugrave; naturellement il
+n'y ait pas lieu de s'attendre &agrave; des &eacute;tourderies. Il est &eacute;vident qu'ici
+la victoire ne peut &ecirc;tre d&eacute;cid&eacute;e,&mdash;les deux parties &eacute;tant absolument
+&eacute;gales,&mdash;que par une tactique habile, r&eacute;sultat de quelque puissant
+effort de l'intellect. Priv&eacute; des ressources ordinaires, l'analyste entre
+dans l'esprit de son adversaire, s'identifie avec lui, et souvent
+d&eacute;couvre d'un seul coup d'&oelig;il l'unique moyen&mdash;un moyen quelquefois
+absurdement simple&mdash;de l'attirer dans une faute ou de le pr&eacute;cipiter dans
+un faux calcul.</p>
+
+<p>On a longtemps cit&eacute; le whist pour son action sur la facult&eacute; du calcul;
+et on a connu des hommes d'une haute intelligence qui semblaient y
+prendre un plaisir incompr&eacute;hensible et d&eacute;daigner les &eacute;checs comme un jeu
+frivole. En effet, il n'y a aucun jeu analogue qui fasse plus travailler
+la facult&eacute; de l'analyse. Le meilleur joueur d'&eacute;checs de la chr&eacute;tient&eacute; ne
+peut gu&egrave;re &ecirc;tre autre chose que le meilleur joueur d'&eacute;checs; mais la
+force au whist implique la puissance de r&eacute;ussir dans toutes les
+sp&eacute;culations bien autrement importantes o&ugrave; l'esprit lutte avec l'esprit.</p>
+
+<p>Quand je dis la force, j'entends cette perfection dans le jeu qui
+comprend l'intelligence de tous les cas dont on peut l&eacute;gitimement faire
+son profit. Ils sont non seulement divers, mais complexes, et se
+d&eacute;robent souvent dans des profondeurs de la pens&eacute;e absolument
+inaccessibles &agrave; une intelligence ordinaire.</p>
+
+<p>Observer attentivement, c'est se rappeler distinctement; et, &agrave; ce point
+de vue, le joueur d'&eacute;checs capable d'une attention tr&egrave;s-intense jouera
+fort bien au whist, puisque les r&egrave;gles de Hoyle, bas&eacute;es elles m&ecirc;mes sur
+le simple m&eacute;canisme du jeu, sont facilement et g&eacute;n&eacute;ralement
+intelligibles.</p>
+
+<p>Aussi, avoir une m&eacute;moire fid&egrave;le et proc&eacute;der d'apr&egrave;s le livre sont des
+points qui constituent pour le vulgaire le <i>summum</i> du bien jouer. Mais
+c'est dans les cas situ&eacute;s au del&agrave; de la r&egrave;gle que le talent de
+l'analyste se manifeste; il fait en silence une foule d'observations et
+de d&eacute;ductions. Ses partenaires en font peut-&ecirc;tre autant; et la
+diff&eacute;rence d'&eacute;tendue dans les renseignements ainsi acquis ne g&icirc;t pas
+tant dans la validit&eacute; de la d&eacute;duction que dans la qualit&eacute; de
+l'observation. L'important, le principal est de savoir ce qu'il faut
+observer. Notre joueur ne se confine pas dans son jeu, et, bien que ce
+jeu soit l'objet actuel de son attention, il ne rejette pas pour cela
+les d&eacute;ductions qui naissent d'objets &eacute;trangers au jeu. Il examine la
+physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de
+chacun de ses adversaires. Il consid&egrave;re la mani&egrave;re dont chaque
+partenaire distribue ses cartes; il compte souvent, gr&acirc;ce aux regards
+que laissent &eacute;chapper les joueurs satisfaits, les atouts et les
+<i>honneurs</i>, un &agrave; un. Il note chaque mouvement de la physionomie, &agrave;
+mesure que le jeu marche, et recueille un capital de pens&eacute;es dans les
+expressions vari&eacute;es de certitude, de surprise, de triomphe ou de
+mauvaise humeur. &Agrave; la mani&egrave;re de ramasser une lev&eacute;e, il devine si la
+m&ecirc;me personne en peut faire une autre dans la suite. Il reconna&icirc;t ce qui
+est jou&eacute; par feinte &agrave; l'air dont c'est jet&eacute; sur la table. Une parole
+accidentelle, involontaire, une carte qui tombe, ou qu'on retourne par
+hasard, qu'on ramasse avec anxi&eacute;t&eacute; ou avec insouciance; le compte des
+lev&eacute;es et l'ordre dans lequel elles sont rang&eacute;es; l'embarras,
+l'h&eacute;sitation, la vivacit&eacute;, la tr&eacute;pidation,&mdash;tout est pour lui sympt&ocirc;me,
+diagnostic, tout rend compte de cette perception,&mdash;intuitive en
+apparence,&mdash;du v&eacute;ritable &eacute;tat des choses. Quand les deux ou trois
+premiers tours ont &eacute;t&eacute; faits, il poss&egrave;de &agrave; fond le jeu qui est dans
+chaque main, et peut d&egrave;s lors jouer ses cartes en parfaite connaissance
+de cause, comme si tous les autres joueurs avaient retourn&eacute; les leurs.</p>
+
+<p>La facult&eacute; d'analyse ne doit pas &ecirc;tre confondue avec la simple
+ing&eacute;niosit&eacute;; car, pendant que l'analyste est n&eacute;cessairement ing&eacute;nieux,
+il arrive souvent que l'homme ing&eacute;nieux est absolument incapable
+d'analyse. La facult&eacute; de combinaison, ou constructivit&eacute;, &agrave; laquelle les
+phr&eacute;nologues&mdash;ils ont tort, selon moi,&mdash;assignent un organe &agrave; part, en
+supposant qu'elle soit une facult&eacute; primordiale, a paru dans des &ecirc;tres
+dont l'intelligence &eacute;tait limitrophe de l'idiotie, assez souvent pour
+attirer l'attention g&eacute;n&eacute;rale des &eacute;crivains psychologistes. Entre
+l'ing&eacute;niosit&eacute; et l'aptitude analytique, il y a une diff&eacute;rence beaucoup
+plus grande qu'entre l'imaginative et l'imagination, mais d'un caract&egrave;re
+rigoureusement analogue. En somme, on verra que l'homme ing&eacute;nieux est
+toujours plein d'imaginative, et que l'homme <i>vraiment</i> imaginatif n'est
+jamais autre chose qu'un analyste.</p>
+
+<p>Le r&eacute;cit qui suit sera pour le lecteur un commentaire lumineux des
+propositions que je viens d'avancer.</p>
+
+<p>Je demeurais &agrave; Paris,&mdash;pendant le printemps et une partie de l'&eacute;t&eacute; de
+18..,&mdash;et j'y fis la connaissance d'un certain C. Auguste Dupin. Ce
+jeune gentleman appartenait &agrave; une excellente famille, une famille
+illustre m&ecirc;me; mais, par une s&eacute;rie d'&eacute;v&eacute;nements malencontreux, il se
+trouva r&eacute;duit &agrave; une telle pauvret&eacute;, que l'&eacute;nergie de son caract&egrave;re y
+succomba, et qu'il cessa de se pousser dans le monde et de s'occuper du
+r&eacute;tablissement de sa fortune. Gr&acirc;ce &agrave; la courtoisie de ses cr&eacute;anciers,
+il resta en possession d'un petit reliquat de son patrimoine; et, sur la
+rente qu'il en tirait, il trouva moyen, par une &eacute;conomie rigoureuse, de
+subvenir aux n&eacute;cessit&eacute;s de la vie, sans s'inqui&eacute;ter autrement des
+superfluit&eacute;s. Les livres &eacute;taient v&eacute;ritablement son seul luxe, et &agrave; Paris
+on se les procure facilement.</p>
+
+<p>Notre premi&egrave;re connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de
+la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous &eacute;tions tous deux &agrave; la
+recherche d'un m&ecirc;me livre, fort remarquable et fort rare; cette
+co&iuml;ncidence nous rapprocha. Nous nous v&icirc;mes toujours de plus en plus. Je
+fus profond&eacute;ment int&eacute;ress&eacute; par sa petite histoire de famille, qu'il me
+raconta minutieusement avec cette candeur et cet abandon,&mdash;ce sans-fa&ccedil;on
+du <i>moi</i>,&mdash;qui est le propre de tout Fran&ccedil;ais quand il parle de ses
+propres affaires.</p>
+
+<p>Je fus aussi fort &eacute;tonn&eacute; de la prodigieuse &eacute;tendue de ses lectures, et
+par-dessus tout je me sentis l'&acirc;me prise par l'&eacute;trange chaleur et la
+vitale fra&icirc;cheur de son imagination. Cherchant dans Paris certains
+objets qui faisaient mon unique &eacute;tude, je vis que la soci&eacute;t&eacute; d'un pareil
+homme serait pour moi un tr&eacute;sor inappr&eacute;ciable, et d&egrave;s lors je me livrai
+franchement &agrave; lui. Nous d&eacute;cid&acirc;mes enfin que nous vivrions ensemble tout
+le temps de mon s&eacute;jour dans cette ville; et, comme mes affaires &eacute;taient
+un peu moins embarrass&eacute;es que les siennes, je me chargeai de louer et de
+meubler dans un style appropri&eacute; &agrave; la m&eacute;lancolie fantasque de nos deux
+caract&egrave;res, une maisonnette antique et bizarre que des superstitions
+dont nous ne daign&acirc;mes pas nous enqu&eacute;rir avaient fait d&eacute;serter,&mdash;tombant
+presque en ruine, et situ&eacute;e dans une partie recul&eacute;e et solitaire du
+faubourg Saint-Germain.</p>
+
+<p>Si la routine de notre vie dans ce lieu avait &eacute;t&eacute; connue du monde, nous
+eussions pass&eacute; pour deux fous,&mdash;peut-&ecirc;tre pour des fous d'un genre
+inoffensif. Notre r&eacute;clusion &eacute;tait compl&egrave;te; nous ne recevions aucune
+visite. Le lieu de notre retraite &eacute;tait rest&eacute; un secret&mdash;soigneusement
+gard&eacute;&mdash;pour mes anciens camarades; il y avait plusieurs ann&eacute;es que Dupin
+avait cess&eacute; de voir du monde et de se r&eacute;pandre dans Paris. Nous ne
+vivions qu'entre nous.</p>
+
+<p>Mon ami avait une bizarrerie d'humeur,&mdash;car comment d&eacute;finir
+cela?&mdash;c'&eacute;tait d'aimer la nuit pour l'amour de la nuit; la nuit &eacute;tait sa
+passion; et je tombai moi-m&ecirc;me tranquillement dans cette bizarrerie,
+comme dans toutes les autres qui lui &eacute;taient propres, me laissant aller
+au courant de toutes ses &eacute;tranges originalit&eacute;s avec un parfait abandon.
+La noire divinit&eacute; ne pouvait pas toujours demeurer avec nous; mais nous
+en faisions la contrefa&ccedil;on. Au premier point du jour, nous fermions tous
+les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de bougies
+fortement parfum&eacute;es, qui ne jetaient que des rayons tr&egrave;s-faibles et
+tr&egrave;s-p&acirc;les. Au sein de cette d&eacute;bile clart&eacute;, nous livrions chacun notre
+&acirc;me &agrave; ses r&ecirc;ves, nous lisions, nous &eacute;crivions ou nous causions, jusqu'&agrave;
+ce que la pendule nous avertit du retour de la v&eacute;ritable obscurit&eacute;.
+Alors, nous nous &eacute;chappions &agrave; travers les rues, bras dessus bras
+dessous, continuant la conversation du jour, r&ocirc;dant au hasard jusqu'&agrave;
+une heure tr&egrave;s-avanc&eacute;e, et cherchant &agrave; travers les lumi&egrave;res d&eacute;sordonn&eacute;es
+et les t&eacute;n&egrave;bres de la populeuse cit&eacute; ces innombrables excitations
+spirituelles que l'&eacute;tude paisible ne peut pas donner.</p>
+
+<p>Dans ces circonstances, je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de remarquer et
+d'admirer,&mdash;quoique la riche id&eacute;alit&eacute; dont il &eacute;tait dou&eacute; e&ucirc;t d&ucirc; m'y
+pr&eacute;parer, une aptitude analytique particuli&egrave;re chez Dupin. Il semblait
+prendre un d&eacute;lice &acirc;cre &agrave; l'exercer,&mdash;peut &ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; l'&eacute;taler,&mdash;et
+avouait sans fa&ccedil;on tout le plaisir qu'il en tirait. Il me disait &agrave; moi,
+avec un petit rire tout &eacute;panoui, que bien des hommes avaient pour lui
+une fen&ecirc;tre ouverte &agrave; l'endroit de leur c&oelig;ur, et d'habitude il
+accompagnait une pareille assertion de preuves imm&eacute;diates et des plus
+surprenantes, tir&eacute;es d'une connaissance profonde de ma propre personne.</p>
+
+<p>Dans ces moments-l&agrave;, ses mani&egrave;res &eacute;taient glaciales et distraites; ses
+yeux regardaient dans le vide, et sa voix,&mdash;une riche voix de t&eacute;nor,
+habituellement,&mdash;montait jusqu'&agrave; la voix de t&ecirc;te; c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de la
+p&eacute;tulance, sans l'absolue d&eacute;lib&eacute;ration de son parler et la parfaite
+certitude de son accentuation. Je l'observais dans ses allures, et je
+r&ecirc;vais souvent &agrave; la vieille philosophie de l'<i>&acirc;me double</i>,&mdash;je m'amusais
+&agrave; l'id&eacute;e d'un Dupin double,&mdash;un Dupin cr&eacute;ateur et un Dupin analyste.</p>
+
+<p>Qu'on ne s'imagine pas, d'apr&egrave;s ce que je viens de dire, que je vais
+d&eacute;voiler un grand myst&egrave;re ou &eacute;crire un roman. Ce que j'ai remarqu&eacute; dans
+ce singulier Fran&ccedil;ais &eacute;tait simplement le r&eacute;sultat d'une intelligence
+surexcit&eacute;e, malade peut-&ecirc;tre. Mais un exemple donnera une meilleure id&eacute;e
+de la nature de ses observations &agrave; l'&eacute;poque dont il s'agit.</p>
+
+<p>Une nuit, nous fl&acirc;nions dans une longue rue sale, avoisinant le Palais
+Royal. Nous &eacute;tions plong&eacute;s chacun dans nos propres pens&eacute;es, en apparence
+du moins, et, depuis pr&egrave;s d'un quart d'heure, nous n'avions pas souffl&eacute;
+une syllabe. Tout &agrave; coup Dupin l&acirc;cha ces paroles:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un bien petit gar&ccedil;on, en v&eacute;rit&eacute;, et il serait mieux &agrave; sa place
+au th&eacute;&acirc;tre des Vari&eacute;t&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne fait pas l'ombre d'un doute, r&eacute;pliquai-je sans y penser et
+sans remarquer d'abord, tant j'&eacute;tais absorb&eacute;, la singuli&egrave;re fa&ccedil;on dont
+l'interrupteur adaptait sa parole &agrave; ma propre r&ecirc;verie.</p>
+
+<p>Une minute apr&egrave;s, je revins &agrave; moi, et mon &eacute;tonnement fut profond.</p>
+
+<p>&mdash;Dupin, dis-je tr&egrave;s-gravement, voil&agrave; qui passe mon intelligence. Je
+vous avoue, sans ambages, que j'en suis stup&eacute;fi&eacute; et que j'en peux &agrave;
+peine croire mes sens. Comment a-t-il pu se faire que vous ayez devin&eacute;
+que je pensais &agrave;...?</p>
+
+<p>Mais je m'arr&ecirc;tai pour m'assurer indubitablement qu'il avait r&eacute;ellement
+devin&eacute; &agrave; qui je pensais.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; Chantilly? dit-il; pourquoi vous interrompre? Vous faisiez en
+vous-m&ecirc;me la remarque que sa petite taille le rendait impropre &agrave; la
+trag&eacute;die.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment ce qui faisait le sujet de mes r&eacute;flexions. Chantilly
+&eacute;tait un ex-savetier de la rue Saint-Denis qui avait la rage du th&eacute;&acirc;tre,
+et avait abord&eacute; le r&ocirc;le de Xerx&egrave;s dans la trag&eacute;die de Cr&eacute;billon; ses
+pr&eacute;tentions &eacute;taient d&eacute;risoires: on en faisait des gorges chaudes.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, pour l'amour de Dieu! la m&eacute;thode&mdash;si m&eacute;thode il y a&mdash;&agrave;
+l'aide de laquelle vous avez pu p&eacute;n&eacute;trer mon &acirc;me, dans le cas actuel!</p>
+
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, j'&eacute;tais encore plus &eacute;tonn&eacute; que je n'aurais voulu le
+confesser.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le fruitier, r&eacute;pliqua mon ami, qui vous a amen&eacute; &agrave; cette
+conclusion que le raccommodeur de semelles n'&eacute;tait pas de taille &agrave; jouer
+Xerx&egrave;s et tous les r&ocirc;les de ce genre.</p>
+
+<p>&mdash;Le fruitier! vous m'&eacute;tonnez! je ne connais de fruitier d'aucune
+esp&egrave;ce.</p>
+
+<p>&mdash;L'homme qui s'est jet&eacute; contre vous, quand nous sommes entr&eacute;s dans la
+rue, il y a peut-&ecirc;tre un quart d'heure.</p>
+
+<p>Je me rappelai alors qu'en effet un fruitier, portant sur sa t&ecirc;te un
+grand panier de pommes, m'avait presque jet&eacute; par terre par maladresse,
+comme nous passions de la rue C... dans l'art&egrave;re principale o&ugrave; nous
+&eacute;tions alors. Mais quel rapport cela avait-il avec Chantilly? Il m'&eacute;tait
+impossible de m'en rendre compte.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas un atome de charlatanerie dans mon ami Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous expliquer cela, dit-il, et, pour que vous puissiez
+comprendre tout tr&egrave;s-clairement, nous allons d'abord reprendre la s&eacute;rie
+de vos r&eacute;flexions, depuis le moment dont je vous parle jusqu'&agrave; la
+rencontre du fruitier en question. Les anneaux principaux de la cha&icirc;ne
+se suivent ainsi: <i>Chantilly, Orion, le docteur Nichols, &Eacute;picure, la
+st&eacute;r&eacute;otomie, les pav&eacute;s, le fruitier.</i></p>
+
+<p>Il est peu de personnes qui ne se soient amus&eacute;es, &agrave; un moment quelconque
+de leur vie, &agrave; remonter le cours de leurs id&eacute;es et &agrave; rechercher par
+quels chemins leur esprit &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; de certaines conclusions.
+Souvent cette occupation est pleine d'int&eacute;r&ecirc;t, et celui qui l'essaye
+pour la premi&egrave;re fois est &eacute;tonn&eacute; de l'incoh&eacute;rence et de la distance,
+immense en apparence, entre le point de d&eacute;part et le point d'arriv&eacute;e.</p>
+
+<p>Qu'on juge donc de mon &eacute;tonnement quand j'entendis mon Fran&ccedil;ais parler
+comme il avait fait, et que je fus contraint de reconna&icirc;tre qu'il avait
+dit la pure v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Nous causions de chevaux&mdash;si ma m&eacute;moire ne me trompe pas&mdash;juste avant
+de quitter la rue C... Ce fut notre dernier th&egrave;me de conversation. Comme
+nous passions dans cette rue-ci, un fruitier, avec un gros panier sur la
+t&ecirc;te, passa pr&eacute;cipitamment devant nous, vous jeta sur un tas de pav&eacute;s
+amoncel&eacute;s dans un endroit o&ugrave; la voie est en r&eacute;paration. Vous avez mis le
+pied sur une des pierres branlantes; vous avez gliss&eacute;, vous vous &ecirc;tes
+l&eacute;g&egrave;rement foul&eacute; la cheville; vous avez paru vex&eacute;, grognon; vous avez
+marmott&eacute; quelques paroles; vous vous &ecirc;tes retourn&eacute; pour regarder le tas,
+puis vous avez continu&eacute; votre chemin en silence. Je n'&eacute;tais pas
+absolument attentif &agrave; tout ce que vous faisiez; mais, pour moi,
+l'observation est devenue, de vieille date, une esp&egrave;ce de n&eacute;cessit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Vos yeux sont rest&eacute;s attach&eacute;s sur le sol,&mdash;surveillant avec une esp&egrave;ce
+d'irritation les trous et les orni&egrave;res du pav&eacute; (de fa&ccedil;on que je voyais
+bien que vous pensiez toujours aux pierres), jusqu'&agrave; ce que nous
+eussions atteint le petit passage qu'on nomme le passage Lamartine<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>,
+o&ugrave; l'on vient de faire l'essai du pav&eacute; de bois, un syst&egrave;me de blocs unis
+et solidement assembl&eacute;s. Ici votre physionomie s'est &eacute;claircie, j'ai vu
+vos l&egrave;vres remuer, et j'ai devin&eacute;, &agrave; n'en pas douter, que vous vous
+murmuriez le mot <i>st&eacute;r&eacute;otomie</i>, un terme appliqu&eacute; fort pr&eacute;tentieusement
+&agrave; ce genre de pavage. Je savais que vous ne pouviez pas dire st&eacute;r&eacute;otomie
+sans &ecirc;tre induit &agrave; penser aux atomes, et de l&agrave; aux th&eacute;ories d'&Eacute;picure;
+et, comme dans la discussion que nous e&ucirc;mes, il n'y a pas longtemps, &agrave;
+ce sujet, je vous avais fait remarquer que les vagues conjectures de
+l'illustre Grec avaient &eacute;t&eacute; confirm&eacute;es singuli&egrave;rement, sans que personne
+y pr&icirc;t garde, par les derni&egrave;res th&eacute;ories sur les n&eacute;buleuses et les
+r&eacute;centes d&eacute;couvertes cosmogoniques, je sentis que vous ne pourriez pas
+emp&ecirc;cher vos yeux de se tourner vers la grande n&eacute;buleuse d'Orion; je m'y
+attendais certainement. Vous n'y avez pas manqu&eacute;, et je fus alors
+certain d'avoir strictement embo&icirc;t&eacute; le pas de votre r&ecirc;verie. Or, dans
+cette am&egrave;re boutade sur Chantilly, qui a paru hier dans le Mus&eacute;e,
+l'&eacute;crivain satirique, en faisant des allusions d&eacute;sobligeantes au
+changement de nom du savetier quand il a chauss&eacute; le cothurne, citait un
+vers latin dont nous avons souvent caus&eacute;. Je veux parler du vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Perdidit antiquum littera prima sonum.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&laquo;Je vous avais dit qu'il avait trait &agrave; Orion, qui s'&eacute;crivait
+primitivement Urion; et, &agrave; cause d'une certaine acrimonie m&ecirc;l&eacute;e &agrave; cette
+discussion, j'&eacute;tais s&ucirc;r que vous ne l'aviez pas oubli&eacute;e. Il &eacute;tait clair,
+d&egrave;s lors, que vous ne pouviez pas manquer d'associer les deux id&eacute;es
+d'Orion et de Chantilly. Cette association d'id&eacute;es, je la vis au style
+du sourire qui traversa vos l&egrave;vres. Vous pensiez &agrave; l'immolation du
+pauvre savetier. Jusque-l&agrave;, vous aviez march&eacute; courb&eacute; en deux mais alors
+je vous vis vous redresser de toute votre hauteur. J'&eacute;tais bien s&ucirc;r que
+vous pensiez &agrave; la pauvre petite taille de Chantilly. C'est dans ce
+moment que j'interrompis vos r&eacute;flexions pour vous faire remarquer que
+c'&eacute;tait un pauvre petit avorton que ce Chantilly, et qu'il serait bien
+mieux &agrave; sa place au th&eacute;&acirc;tre des Vari&eacute;t&eacute;s.&raquo;</p>
+
+<p>Peu de temps apr&egrave;s cet entretien, nous parcourions l'&eacute;dition du soir de
+la <i>Gazette des tribunaux</i>, quand les paragraphes suivants attir&egrave;rent
+notre attention:</p>
+
+<p>&laquo;DOUBLE ASSASSINAT DES PLUS SINGULIERS.&mdash;Ce matin, vers trois heures,
+les habitants du quartier Saint-Roch furent r&eacute;veill&eacute;s par une suite de
+cris effrayants, qui semblaient venir du quatri&egrave;me &eacute;tage d'une maison de
+la rue Morgue, que l'on savait occup&eacute;e en totalit&eacute; par une dame
+l'Espanaye et sa fille, M<sup>lle</sup> Camille l'Espanaye. Apr&egrave;s quelques retards
+caus&eacute;s par des efforts infructueux pour se faire ouvrir &agrave; l'amiable, la
+grande porte fut forc&eacute;e avec une pince, et huit ou dix voisins
+entr&egrave;rent, accompagn&eacute;s de deux gendarmes.</p>
+
+<p>&laquo;Cependant, les cris avaient cess&eacute;; mais, au moment o&ugrave; tout ce monde
+arrivait p&ecirc;le-m&ecirc;le au premier &eacute;tage, on distingua deux fortes voix,
+peut-&ecirc;tre plus, qui semblaient se disputer violemment et venir de la
+partie sup&eacute;rieure de la maison. Quand on arriva au second palier, ces
+bruits avaient &eacute;galement cess&eacute;, et tout &eacute;tait parfaitement tranquille.
+Les voisins se r&eacute;pandirent de chambre en chambre. Arriv&eacute;s &agrave; une vaste
+pi&egrave;ce situ&eacute;e sur le derri&egrave;re, au quatri&egrave;me &eacute;tage, et dont on for&ccedil;a la
+porte qui &eacute;tait ferm&eacute;e, avec la clef en dedans, ils se trouv&egrave;rent en
+face d'un spectacle qui frappa tous les assistants d'une terreur non
+moins grande que leur &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>&laquo;La chambre &eacute;tait dans le plus &eacute;trange d&eacute;sordre; les meubles bris&eacute;s et
+&eacute;parpill&eacute;s dans tous les sens. Il n'y avait qu'un lit, les matelas en
+avaient &eacute;t&eacute; arrach&eacute;s et jet&eacute;s au milieu du parquet. Sur une chaise, on
+trouva un rasoir mouill&eacute; de sang; dans l'&acirc;tre, trois longues et fortes
+boucles de cheveux gris, qui semblaient avoir &eacute;t&eacute; violemment arrach&eacute;es
+avec leurs racines. Sur le parquet gisaient quatre napol&eacute;ons, une boucle
+d'oreille orn&eacute;e d'une topaze, trois grandes cuillers d'argent, trois
+plus petites en m&eacute;tal d'Alger, et deux sacs contenant environ quatre
+mille francs en or. Dans un coin, les tiroirs d'une commode &eacute;taient
+ouverts et avaient sans doute &eacute;t&eacute; mis au pillage, bien qu'on y ait
+trouv&eacute; plusieurs articles intacts. Un petit coffret de fer fut trouv&eacute;
+sous la literie (non pas sous le bois de lit); il &eacute;tait ouvert, avec la
+clef de la serrure. Il ne contenait que quelques vieilles lettres et
+d'autres papiers sans importance.</p>
+
+<p>&laquo;On ne trouva aucune trace de M<sup>me</sup> l'Espanaye; mais on remarqua une
+quantit&eacute; extraordinaire de suie dans le foyer; on fit une recherche dans
+la chemin&eacute;e, et&mdash;chose horrible &agrave; dire!&mdash;on en tira le corps de la
+demoiselle, la t&ecirc;te en bas, qui avait &eacute;t&eacute; introduit de force et pouss&eacute;
+par l'&eacute;troite ouverture jusqu'&agrave; une distance assez consid&eacute;rable. Le
+corps &eacute;tait tout chaud. En l'examinant, on d&eacute;couvrit de nombreuses
+excoriations, occasionn&eacute;es sans doute par la violence avec laquelle il y
+avait &eacute;t&eacute; fourr&eacute; et qu'il avait fallu employer pour le d&eacute;gager. La
+figure portait quelques fortes &eacute;gratignures, et la gorge &eacute;tait
+stigmatis&eacute;e par des meurtrissures noires et de profondes traces
+d'ongles, comme si la mort avait eu lieu par strangulation.</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui n'amena
+aucune d&eacute;couverte nouvelle, les voisins s'introduisirent dans une petite
+cour pav&eacute;e, situ&eacute;e sur le derri&egrave;re du b&acirc;timent. L&agrave;, gisait le cadavre de
+la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coup&eacute;e, que, quand on
+essaya de le relever, la t&ecirc;te se d&eacute;tacha du tronc. Le corps, aussi bien
+que la t&ecirc;te, &eacute;tait terriblement mutil&eacute;, et celui-ci &agrave; ce point qu'il
+gardait &agrave; peine une apparence humaine.</p>
+
+<p>&laquo;Toute cette affaire reste un horrible myst&egrave;re, et jusqu'&agrave; pr&eacute;sent on
+n'a pas encore d&eacute;couvert, que nous sachions, le moindre fil conducteur.&raquo;</p>
+
+<p>Le num&eacute;ro suivant portait ces d&eacute;tails additionnels:</p>
+
+<p>&laquo;LE DRAME DE LA RUE MORGUE.&mdash;Bon nombre d'individus ont &eacute;t&eacute; interrog&eacute;s
+relativement &agrave; ce terrible et extraordinaire &eacute;v&eacute;nement, mais rien n'a
+transpir&eacute; qui puisse jeter quelque jour sur l'affaire. Nous donnons
+ci-dessous les d&eacute;positions obtenues:</p>
+
+<p>&laquo;Pauline Dubourg, blanchisseuse, d&eacute;pose qu'elle a connu les deux
+victimes pendant trois ans, et qu'elle a blanchi pour elles pendant tout
+ce temps. La vieille dame et sa fille semblaient en bonne
+intelligence,&mdash;tr&egrave;s-affectueuses l'une envers l'autre. C'&eacute;taient de
+bonnes <i>payes</i>. Elle ne peut rien dire relativement &agrave; leur genre de vie
+et &agrave; leurs moyens d'existence. Elle croit que M<sup>me</sup> l'Espanaye disait la
+bonne aventure pour vivre. Cette dame passait pour avoir de l'argent de
+c&ocirc;t&eacute;. Elle n'a jamais rencontr&eacute; personne dans la maison, quand elle
+venait rapporter ou prendre le linge. Elle est s&ucirc;re que ces dames
+n'avaient aucun domestique &agrave; leur service. Il lui a sembl&eacute; qu'il n'y
+avait de meubles dans aucune partie de la maison, except&eacute; au quatri&egrave;me
+&eacute;tage.</p>
+
+<p>&laquo;Pierre Moreau, marchand de tabac, d&eacute;pose qu'il fournissait
+habituellement M<sup>me</sup> l'Espanaye, et lui vendait de petites quantit&eacute;s de
+tabac, quelquefois en poudre. Il est n&eacute; dans le quartier et y a toujours
+demeur&eacute;. La d&eacute;funte et sa fille occupaient depuis plus de six ans la
+maison o&ugrave; l'on a trouv&eacute; leurs cadavres. Primitivement elle &eacute;tait habit&eacute;e
+par un bijoutier, qui sous-louait les appartements sup&eacute;rieurs &agrave;
+diff&eacute;rentes personnes. La maison appartenait &agrave; M<sup>me</sup> l'Espanaye. Elle
+s'&eacute;tait montr&eacute;e tr&egrave;s-m&eacute;contente de son locataire, qui endommageait les
+lieux; elle &eacute;tait venue habiter sa propre maison, refusant d'en louer
+une seule partie. La bonne dame &eacute;tait en enfance. Le t&eacute;moin a vu la
+fille cinq ou six fois dans l'intervalle de ces six ann&eacute;es. Elles
+menaient toutes deux une vie excessivement retir&eacute;e; elles passaient pour
+avoir de quoi. Il a entendu dire chez les voisins que M<sup>me</sup> l'Espanaye
+disait la bonne aventure; il ne le croit pas. Il n'a jamais vu personne
+franchir la porte, except&eacute; la vieille dame et sa fille, un
+commissionnaire une ou deux fois, et un m&eacute;decin huit ou dix.</p>
+
+<p>&laquo;Plusieurs autres personnes du voisinage d&eacute;posent dans le m&ecirc;me sens. On
+ne cite personne comme ayant fr&eacute;quent&eacute; la maison. On ne sait pas si la
+dame et sa fille avaient des parents vivants. Les volets des fen&ecirc;tres de
+face s'ouvraient rarement. Ceux de derri&egrave;re &eacute;taient toujours ferm&eacute;s,
+except&eacute; aux fen&ecirc;tres de la grande arri&egrave;re-pi&egrave;ce du quatri&egrave;me &eacute;tage. La
+maison &eacute;tait une assez bonne maison, pas trop vieille.</p>
+
+<p>&laquo;Isidore Muset, gendarme, d&eacute;pose qu'il a &eacute;t&eacute; mis en r&eacute;quisition, vers
+trois heures du matin, et qu'il a trouv&eacute; &agrave; la grande porte vingt ou
+trente personnes qui s'effor&ccedil;aient de p&eacute;n&eacute;trer dans la maison. Il l'a
+forc&eacute;e avec une ba&iuml;onnette et non pas avec une pince. Il n'a pas eu
+grand-peine &agrave; l'ouvrir, parce qu'elle &eacute;tait &agrave; deux battants et n'&eacute;tait
+verrouill&eacute;e ni par en haut, ni par en bas. Les cris ont continu&eacute; jusqu'&agrave;
+ce que la porte f&ucirc;t enfonc&eacute;e, puis ils ont soudainement cess&eacute;. On e&ucirc;t
+dit les cris d'une ou de plusieurs personnes en proie aux plus vives
+douleurs; des cris tr&egrave;s-hauts, tr&egrave;s-prolong&eacute;s,&mdash;non pas des cris brefs,
+ni pr&eacute;cipit&eacute;s. Le t&eacute;moin a grimp&eacute; l'escalier. En arrivant au premier
+palier, il a entendu deux voix qui se discutaient tr&egrave;s-haut et
+tr&egrave;s-aigrement;&mdash;l'une, une voix rude, l'autre beaucoup plus aigu&euml;, une
+voix tr&egrave;s-singuli&egrave;re. Il a distingu&eacute; quelques mots de la premi&egrave;re,
+c'&eacute;tait celle d'un Fran&ccedil;ais. Il est certain que ce n'est pas une voix de
+femme. Il a pu distinguer les mots <i>sacr&eacute;</i> et <i>diable</i>. La voix aigu&euml;
+&eacute;tait celle d'un &eacute;tranger. Il ne sait pas pr&eacute;cis&eacute;ment si c'&eacute;tait une
+voix d'homme ou de femme. Il n'a pu deviner ce qu'elle disait, mais il
+pr&eacute;sume qu'elle parlait espagnol. Ce t&eacute;moin rend compte de l'&eacute;tat de la
+chambre et des cadavres dans les m&ecirc;mes termes que nous l'avons fait
+hier.</p>
+
+<p>&laquo;Henri Duval, un voisin, et orf&egrave;vre de son &eacute;tat, d&eacute;pose qu'il faisait
+partie du groupe de ceux qui sont entr&eacute;s les premiers dans la maison.
+Confirme g&eacute;n&eacute;ralement le t&eacute;moignage de Muset. Aussit&ocirc;t qu'ils se sont
+introduits dans la maison, ils ont referm&eacute; la porte pour barrer le
+passage &agrave; la foule qui s'amassait consid&eacute;rablement, malgr&eacute; l'heure plus
+que matinale. La voix aigu&euml;, &agrave; en croire le t&eacute;moin, &eacute;tait une voix
+d'Italien. &Agrave; coup s&ucirc;r, ce n'&eacute;tait pas une voix fran&ccedil;aise. Il ne sait pas
+au juste si c'&eacute;tait une voix de femme; cependant, cela pourrait bien
+&ecirc;tre. Le t&eacute;moin n'est pas familiaris&eacute; avec la langue italienne; il n'a
+pu distinguer les paroles, mais il est convaincu d'apr&egrave;s l'intonation
+que l'individu qui parlait &eacute;tait un Italien. Le t&eacute;moin a connu M<sup>me</sup>
+l'Espanaye et sa fille. Il a fr&eacute;quemment caus&eacute; avec elles. Il est
+certain que la voix aigu&euml; n'&eacute;tait celle d'aucune des victimes.</p>
+
+<p>&laquo;Odenheimer, restaurateur. Ce t&eacute;moin s'est offert de lui-m&ecirc;me. Il ne
+parle pas fran&ccedil;ais, et on l'a interrog&eacute; par le canal d'un interpr&egrave;te. Il
+est n&eacute; &agrave; Amsterdam. Il passait devant la maison au moment des cris. Ils
+ont dur&eacute; quelques minutes, dix minutes peut-&ecirc;tre. C'&eacute;taient des cris
+prolong&eacute;s, tr&egrave;s-hauts, tr&egrave;s-effrayants,&mdash;des cris navrants. Odenheimer
+est un de ceux qui ont p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans la maison. Il confirme le t&eacute;moignage
+pr&eacute;c&eacute;dent, &agrave; l'exception d'un seul point. Il est s&ucirc;r que la voix aigu&euml;
+&eacute;tait celle d'un homme,&mdash;d'un Fran&ccedil;ais. Il n'a pu distinguer les mots
+articul&eacute;s. On parlait haut et vite,&mdash;d'un ton in&eacute;gal,&mdash;et qui exprimait
+la crainte aussi bien que la col&egrave;re. La voix &eacute;tait &acirc;pre, plut&ocirc;t &acirc;pre
+qu'aigu&euml;. Il ne peut appeler cela pr&eacute;cis&eacute;ment une voix aigu&euml;. La grosse
+voix dit &agrave; plusieurs reprises: <i>Sacr&eacute;,&mdash;diable</i>,&mdash;et une fois: <i>Mon
+Dieu!</i></p>
+
+<p>&laquo;Jules Mignaud, banquier, de la maison Mignaud et fils, rue Deloraine.
+Il est l'a&icirc;n&eacute; des Mignaud. M<sup>me</sup> l'Espanaye avait quelque fortune. Il lui
+avait ouvert un compte dans sa maison, huit ans auparavant, au
+printemps. Elle a souvent d&eacute;pos&eacute; chez lui de petites sommes d'argent. Il
+ne lui a rien d&eacute;livr&eacute; jusqu'au troisi&egrave;me jour avant sa mort, o&ugrave; elle est
+venue lui demander en personne une somme de quatre mille francs. Cette
+somme lui a &eacute;t&eacute; pay&eacute;e en or, et un commis a &eacute;t&eacute; charg&eacute; de la lui porter
+chez elle.</p>
+
+<p>&laquo;Adolphe Lebon, commis chez Mignaud et fils, d&eacute;pose que, le jour en
+question, vers midi, il a accompagn&eacute; M<sup>me</sup> l'Espanaye &agrave; son logis, avec
+les quatre mille francs, en deux sacs. Quand la porte s'ouvrit, M<sup>lle</sup>
+l'Espanaye parut, et lui prit des mains l'un des deux sacs, pendant que
+la vieille dame le d&eacute;chargeait de l'autre. Il les salua et partit. Il
+n'a vu personne dans la rue en ce moment. C'est une rue borgne,
+tr&egrave;s-solitaire.</p>
+
+<p>&laquo;William Bird, tailleur, d&eacute;pose qu'il est un de ceux qui se sont
+introduits dans la maison. Il est Anglais. Il a v&eacute;cu deux ans &agrave; Paris.
+Il est un des premiers qui ont mont&eacute; l'escalier. Il a entendu les voix
+qui se disputaient. La voix rude &eacute;tait celle d'un Fran&ccedil;ais. Il a pu
+distinguer quelques mots, mais il ne se les rappelle pas. Il a entendu
+distinctement <i>sacr&eacute;</i> et <i>mon Dieu</i>. C'&eacute;tait en ce moment un bruit comme
+de plusieurs personnes qui se battent,&mdash;le tapage d'une lutte et
+d'objets qu'on brise. La voix aigu&euml; &eacute;tait tr&egrave;s-forte, plus forte que la
+voix rude. Il est s&ucirc;r que ce n'&eacute;tait pas une voix d'Anglais. Elle lui
+sembla une voix d'Allemand; peut-&ecirc;tre bien une voix de femme. Le t&eacute;moin
+ne sait pas l'allemand.</p>
+
+<p>&laquo;Quatre des t&eacute;moins ci-dessus mentionn&eacute;s ont &eacute;t&eacute; assign&eacute;s de nouveau et
+ont d&eacute;pos&eacute; que la porte de la chambre o&ugrave; fut trouv&eacute; le corps de M<sup>lle</sup>
+l'Espanaye &eacute;tait ferm&eacute;e en dedans quand ils y arriv&egrave;rent. Tout &eacute;tait
+parfaitement silencieux; ni g&eacute;missements, ni bruits d'aucune esp&egrave;ce.
+Apr&egrave;s avoir forc&eacute; la porte, ils ne virent personne.</p>
+
+<p>&laquo;Les fen&ecirc;tres, dans la chambre de derri&egrave;re et dans celle de face,
+&eacute;taient ferm&eacute;es et solidement assujetties en dedans. Une porte de
+communication &eacute;tait ferm&eacute;e, mais pas &agrave; clef. La porte qui conduit de la
+chambre du devant au corridor &eacute;tait ferm&eacute;e &agrave; clef, et la clef en dedans;
+une petite pi&egrave;ce sur le devant de la maison, au quatri&egrave;me &eacute;tage, &agrave;
+l'entr&eacute;e du corridor, ouverte, et la porte entreb&acirc;ill&eacute;e; cette pi&egrave;ce,
+encombr&eacute;e de vieux bois de lit, de malles, etc. On a soigneusement
+d&eacute;rang&eacute; et visit&eacute; tous ces objets. Il n'y a pas un pouce d'une partie
+quelconque de la maison qui n'ait &eacute;t&eacute; soigneusement visit&eacute;. On a fait
+p&eacute;n&eacute;trer des ramoneurs dans les chemin&eacute;es. La maison est &agrave; quatre &eacute;tages
+avec des mansardes. Une trappe qui donne sur le toit &eacute;tait condamn&eacute;e et
+solidement ferm&eacute;e avec des clous; elle ne semblait pas avoir &eacute;t&eacute; ouverte
+depuis des ann&eacute;es. Les t&eacute;moins varient sur la dur&eacute;e du temps &eacute;coul&eacute;
+entre le moment o&ugrave; l'on a entendu les voix qui se disputaient et celui
+o&ugrave; l'on a forc&eacute; la porte de la chambre. Quelques-uns l'&eacute;valuent trop
+court,&mdash;deux ou trois minutes,&mdash;d'autres, cinq minutes. La porte ne fut
+ouverte qu'&agrave; grand-peine.</p>
+
+<p>&laquo;Alfonso Garcio, entrepreneur des pompes fun&egrave;bres, d&eacute;pose qu'il demeure
+rue Morgue. Il est n&eacute; en Espagne. Il est un de ceux qui ont p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans
+la maison. Il n'a pas mont&eacute; l'escalier. Il a les nerfs tr&egrave;s-d&eacute;licats, et
+redoute les cons&eacute;quences d'une violente agitation nerveuse. Il a entendu
+les voix qui se disputaient. La grosse voix &eacute;tait celle d'un Fran&ccedil;ais.
+Il n'a pu distinguer ce qu'elle disait. La voix aigu&euml; &eacute;tait celle d'un
+Anglais, il en est bien s&ucirc;r. Le t&eacute;moin ne sait pas l'anglais, mais il
+juge d'apr&egrave;s l'intonation.</p>
+
+<p>&laquo;Alberto Montani, confiseur, d&eacute;pose qu'il fut des premiers qui mont&egrave;rent
+l'escalier. Il a entendu les voix en question. La voix rauque &eacute;tait
+celle d'un Fran&ccedil;ais. Il a distingu&eacute; quelques mots. L'individu qui
+parlait semblait faire des remontrances. Il n'a pas pu deviner ce que
+disait la voix aigu&euml;. Elle parlait vite et par saccades. Il l'a prise
+pour la voix d'un Russe. Il confirme en g&eacute;n&eacute;ral les t&eacute;moignages
+pr&eacute;c&eacute;dents. Il est Italien; il avoue qu'il n'a jamais caus&eacute; avec un
+Russe.</p>
+
+<p>&laquo;Quelques t&eacute;moins, rappel&eacute;s, certifient que les chemin&eacute;es dans toutes
+les chambres, au quatri&egrave;me &eacute;tage, sont trop &eacute;troites pour livrer passage
+&agrave; un &ecirc;tre humain. Quand ils ont parl&eacute; de ramonage, ils voulaient parler
+de ces brosses en forme de cylindres dont on se sert pour nettoyer les
+chemin&eacute;es. On a fait passer ces brosses du haut au bas dans tous les
+tuyaux de la maison. Il n'y a sur le derri&egrave;re aucun passage qui ait pu
+favoriser la fuite d'un assassin, pendant que les t&eacute;moins montaient
+l'escalier. Le corps de M<sup>lle</sup> l'Espanaye &eacute;tait si solidement engag&eacute; dans
+la chemin&eacute;e, qu'il a fallu, pour le retirer, que quatre ou cinq des
+t&eacute;moins r&eacute;unissent leurs forces.</p>
+
+<p>&laquo;Paul Dumas, m&eacute;decin, d&eacute;pose qu'il a &eacute;t&eacute; appel&eacute; au point du jour pour
+examiner les cadavres. Ils gisaient tous les deux sur le fond de sangle
+du lit dans la chambre o&ugrave; avait &eacute;t&eacute; trouv&eacute;e M<sup>lle</sup> l'Espanaye. Le corps de
+la jeune dame &eacute;tait fortement meurtri et excori&eacute;. Ces particularit&eacute;s
+s'expliquent suffisamment par le fait de son introduction dans la
+chemin&eacute;e. La gorge &eacute;tait singuli&egrave;rement &eacute;corch&eacute;e. Il y avait, juste
+au-dessous du menton, plusieurs &eacute;gratignures profondes, avec une rang&eacute;e
+de taches livides, r&eacute;sultant &eacute;videmment de la pression des doigts. La
+face &eacute;tait affreusement d&eacute;color&eacute;e, et les globes des yeux sortaient de
+la t&ecirc;te. La langue &eacute;tait coup&eacute;e &agrave; moiti&eacute;. Une large meurtrissure se
+manifestait au creux de l'estomac, produite, selon toute apparence, par
+la pression d'un genou. Dans l'opinion de M. Dumas, M<sup>lle</sup> l'Espanaye
+avait &eacute;t&eacute; &eacute;trangl&eacute;e par un ou par plusieurs individus inconnus.</p>
+
+<p>&laquo;Le corps de la m&egrave;re &eacute;tait horriblement mutil&eacute;. Tous les os de la jambe
+et du bras gauche plus ou moins fracass&eacute;s; le tibia gauche bris&eacute; en
+esquilles, ainsi que les c&ocirc;tes du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute;. Tout le corps affreusement
+meurtri et d&eacute;color&eacute;. Il &eacute;tait impossible de dire comment de pareils
+coups avaient &eacute;t&eacute; port&eacute;s. Une lourde massue de bois ou une large pince
+de fer, une arme grosse, pesante et contondante aurait pu produire de
+pareils r&eacute;sultats, et encore, mani&eacute;e par les mains d'un homme
+excessivement robuste. Avec n'importe quelle arme, aucune femme n'aurait
+pu frapper de tels coups. La t&ecirc;te de la d&eacute;funte, quand le t&eacute;moin la vit,
+&eacute;tait enti&egrave;rement s&eacute;par&eacute;e du tronc, et, comme le reste, singuli&egrave;rement
+broy&eacute;e. La gorge &eacute;videmment avait &eacute;t&eacute; tranch&eacute;e avec un instrument
+tr&egrave;s-affil&eacute;, tr&egrave;s-probablement un rasoir.</p>
+
+<p>&laquo;Alexandre &Eacute;tienne, chirurgien, a &eacute;t&eacute; appel&eacute; en m&ecirc;me temps que M. Dumas
+pour visiter les cadavres; il confirme le t&eacute;moignage et l'opinion de M.
+Dumas.</p>
+
+<p>&laquo;Quoique plusieurs autres personnes aient &eacute;t&eacute; interrog&eacute;es, on n'a pu
+obtenir aucun autre renseignement d'une valeur quelconque. Jamais
+assassinat si myst&eacute;rieux, si embrouill&eacute;, n'a &eacute;t&eacute; commis &agrave; Paris, si
+toutefois il y a eu assassinat.</p>
+
+<p>&laquo;La police est absolument d&eacute;rout&eacute;e,&mdash;cas fort usit&eacute; dans les affaires de
+cette nature. Il est vraiment impossible de retrouver le fil de cette
+affaire.&raquo;</p>
+
+<p>L'&eacute;dition du soir constatait qu'il r&eacute;gnait une agitation permanente dans
+le quartier Saint-Roch; que les lieux avaient &eacute;t&eacute; l'objet d'un second
+examen, que les t&eacute;moins avaient &eacute;t&eacute; interrog&eacute;s de nouveau, mais tout
+cela sans r&eacute;sultat. Cependant, un post-scriptum annon&ccedil;ait qu'Adolphe
+Lebon, le commis de la maison de banque, avait &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute; et incarc&eacute;r&eacute;,
+bien que rien dans les faits d&eacute;j&agrave; connus ne par&ucirc;t suffisant pour
+l'incriminer.</p>
+
+<p>Dupin semblait s'int&eacute;resser singuli&egrave;rement &agrave; la marche de cette affaire,
+autant, du moins, que j'en pouvais juger par ses mani&egrave;res, car il ne
+faisait aucun commentaire. Ce fut seulement apr&egrave;s que le journal eut
+annonc&eacute; l'emprisonnement de Lebon qu'il me demanda quelle opinion
+j'avais relativement &agrave; ce double meurtre.</p>
+
+<p>Je ne pus que lui confesser que j'&eacute;tais comme tout Paris, et que je le
+consid&eacute;rais comme un myst&egrave;re insoluble. Je ne voyais aucun moyen
+d'attraper la trace du meurtrier.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne devons pas juger des moyens possibles, dit Dupin, par une
+instruction embryonnaire. La police parisienne, si vant&eacute;e pour sa
+p&eacute;n&eacute;tration, est tr&egrave;s-rus&eacute;e, rien de plus. Elle proc&egrave;de sans m&eacute;thode,
+elle n'a pas d'autre m&eacute;thode que celle du moment. On fait ici un grand
+&eacute;talage de mesures, mais il arrive souvent qu'elles sont si
+intempestives et si mal appropri&eacute;es au but, qu'elles font penser &agrave; M.
+Jourdain, qui demandait <i>sa robe de chambre</i>&mdash;<i>pour mieux entendre la
+musique</i>. Les r&eacute;sultats obtenus sont quelquefois surprenants, mais ils
+sont, pour la plus grande partie, simplement dus &agrave; la diligence et &agrave;
+l'activit&eacute;. Dans le cas o&ugrave; ces facult&eacute;s sont insuffisantes, les plans
+ratent. Vidocq, par exemple, &eacute;tait bon pour deviner; c'&eacute;tait un homme de
+patience mais sa pens&eacute;e n'&eacute;tant pas suffisamment &eacute;duqu&eacute;e, il faisait
+continuellement fausse route, par l'ardeur m&ecirc;me de ses investigations.
+Il diminuait la force de sa vision en regardant l'objet de trop pr&egrave;s. Il
+pouvait peut-&ecirc;tre voir un ou deux points avec une nettet&eacute; singuli&egrave;re,
+mais, par le fait m&ecirc;me de son proc&eacute;d&eacute;, il perdait l'aspect de l'affaire
+prise dans son ensemble. Cela peut s'appeler le moyen d'&ecirc;tre trop
+profond. La v&eacute;rit&eacute; n'est pas toujours dans un puits. En somme, quant &agrave;
+ce qui regarde les notions qui nous int&eacute;ressent de plus pr&egrave;s, je crois
+qu'elle est invariablement &agrave; la surface. Nous la cherchons dans la
+profondeur de la vall&eacute;e: c'est au sommet des montagnes que nous la
+d&eacute;couvrirons.</p>
+
+<p>&laquo;On trouve dans la contemplation des corps c&eacute;lestes des exemples et des
+&eacute;chantillons excellents de ce genre d'erreur. Jetez sur une &eacute;toile un
+rapide coup d'&oelig;il, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la
+partie lat&eacute;rale de la r&eacute;tine (beaucoup plus sensible &agrave; une lumi&egrave;re
+faible que la partie centrale), et vous verrez l'&eacute;toile distinctement;
+vous aurez l'appr&eacute;ciation la plus juste de son &eacute;clat, &eacute;clat qui
+s'obscurcit &agrave; proportion que vous dirigez votre point de vue en plein
+sur elle.</p>
+
+<p>&laquo;Dans le dernier cas, il tombe sur l'&oelig;il un plus grand nombre de
+rayons; mais, dans le premier, il y a une r&eacute;ceptibilit&eacute; plus compl&egrave;te,
+une susceptibilit&eacute; beaucoup plus vive. Une profondeur outr&eacute;e affaiblit
+la pens&eacute;e et la rend perplexe; et il est possible de faire dispara&icirc;tre
+V&eacute;nus elle-m&ecirc;me du firmament par une attention trop soutenue, trop
+concentr&eacute;e, trop directe.</p>
+
+<p>&laquo;Quant &agrave; cet assassinat, faisons nous-m&ecirc;mes un examen avant de nous
+former une opinion. Une enqu&ecirc;te nous procurera de l'amusement (je
+trouvai cette expression bizarre, appliqu&eacute;e au cas en question, mais je
+ne dis mot); et, en outre, Lebon m'a rendu un service pour lequel je ne
+veux pas me montrer ingrat. Nous irons sur les lieux, nous les
+examinerons de nos propres yeux. Je connais G..., le pr&eacute;fet de police,
+et nous obtiendrons sans peine l'autorisation n&eacute;cessaire.&raquo;</p>
+
+<p>L'autorisation fut accord&eacute;e, et nous all&acirc;mes tout droit &agrave; la rue Morgue.
+C'est un de ces mis&eacute;rables passages qui relient la rue Richelieu &agrave; la
+rue Saint-Roch. C'&eacute;tait dans l'apr&egrave;s-midi, et il &eacute;tait d&eacute;j&agrave; tard quand
+nous y arriv&acirc;mes, car ce quartier est situ&eacute; &agrave; une grande distance de
+celui que nous habitions. Nous trouv&acirc;mes bien vite la maison, car il y
+avait une multitude de gens qui contemplaient de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue
+les volets ferm&eacute;s, avec une curiosit&eacute; badaude. C'&eacute;tait une maison comme
+toutes les maisons de Paris, avec une porte coch&egrave;re, et sur l'un des
+c&ocirc;t&eacute;s une niche vitr&eacute;e avec un carreau mobile, repr&eacute;sentant la loge du
+concierge. Avant d'entrer, nous remont&acirc;mes la rue, nous tourn&acirc;mes dans
+une all&eacute;e, et nous pass&acirc;mes ainsi sur les derri&egrave;res de la maison. Dupin,
+pendant ce temps, examinait tous les alentours, aussi bien que la
+maison, avec une attention minutieuse dont je ne pouvais pas deviner
+l'objet.</p>
+
+<p>Nous rev&icirc;nmes sur nos pas vers la fa&ccedil;ade de la maison; nous sonn&acirc;mes,
+nous montr&acirc;mes notre pouvoir, et les agents nous permirent d'entrer.
+Nous mont&acirc;mes jusqu'&agrave; la chambre o&ugrave; on avait trouv&eacute; le corps de M<sup>lle</sup>
+l'Espanaye, et o&ugrave; gisaient encore les deux cadavres. Le d&eacute;sordre de la
+chambre avait &eacute;t&eacute; respect&eacute;, comme cela se pratique en pareil cas. Je ne
+vis rien de plus que ce qu'avait constat&eacute; la <i>Gazette des tribunaux</i>.
+Dupin analysait minutieusement toutes choses, sans en excepter les corps
+des victimes. Nous pass&acirc;mes ensuite dans les autres chambres, et nous
+descend&icirc;mes dans les cours, toujours accompagn&eacute;s par un gendarme. Cet
+examen dura fort longtemps, et il &eacute;tait nuit quand nous quitt&acirc;mes la
+maison. En retournant chez nous, mon camarade s'arr&ecirc;ta quelques minutes
+dans les bureaux d'un journal quotidien.</p>
+
+<p>J'ai dit que mon ami avait toutes sortes de bizarreries, et que <i>je les
+m&eacute;nageais</i> (car ce mot n'a pas d'&eacute;quivalent en anglais). Il entrait
+maintenant dans sa fantaisie de se refuser &agrave; toute conversation
+relativement &agrave; l'assassinat, jusqu'au lendemain &agrave; midi. Ce fut alors
+qu'il me demanda brusquement si j'avais remarqu&eacute; quelque chose de
+<i>particulier</i> sur le th&eacute;&acirc;tre du crime.</p>
+
+<p>Il y eut dans sa mani&egrave;re de prononcer le mot <i>particulier</i> un accent qui
+me donna le frisson sans que je susse pourquoi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, rien de particulier, dis-je, rien d'autre, du moins, que ce que
+nous avons lu tous deux dans le journal.</p>
+
+<p>&laquo;La <i>Gazette</i>, reprit-il, n'a pas, je le crains, p&eacute;n&eacute;tr&eacute; l'horreur
+insolite de l'affaire. Mais laissons l&agrave; les opinions niaises de ce
+papier. Il me semble que le myst&egrave;re est consid&eacute;r&eacute; comme insoluble, par
+la raison m&ecirc;me qui devrait le faire regarder comme facile &agrave; r&eacute;soudre, je
+veux parler du caract&egrave;re excessif sous lequel il appara&icirc;t. Les gens de
+police sont confondus par l'absence apparente de motifs l&eacute;gitimant, non
+le meurtre en lui-m&ecirc;me, mais l'atrocit&eacute; du meurtre. Ils sont embarrass&eacute;s
+aussi par l'impossibilit&eacute; apparente de concilier les voix qui se
+disputaient avec ce fait qu'on n'a trouv&eacute; en haut de l'escalier d'autre
+personne que M<sup>lle</sup> l'Espanaye, assassin&eacute;e, et qu'il n'y avait aucun moyen
+de sortir sans &ecirc;tre vu des gens qui montaient l'escalier. L'&eacute;trange
+d&eacute;sordre de la chambre,&mdash;le corps fourr&eacute;, la t&ecirc;te en bas, dans la
+chemin&eacute;e,&mdash;l'effrayante mutilation du corps de la vieille dame,&mdash;ces
+consid&eacute;rations, jointes &agrave; celles que j'ai mentionn&eacute;es et &agrave; d'autres dont
+je n'ai pas besoin de parler, ont suffi pour paralyser l'action des
+agents du minist&egrave;re et pour d&eacute;router compl&egrave;tement leur perspicacit&eacute; si
+vant&eacute;e. Ils ont commis la tr&egrave;s-grosse et tr&egrave;s-commune faute de confondre
+l'extraordinaire avec l'abstrus. Mais c'est justement en suivant ces
+d&eacute;viations du cours ordinaire de la nature que la raison trouvera son
+chemin, si la chose est possible, et marchera vers la v&eacute;rit&eacute;. Dans les
+investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se
+demander comment les choses se sont pass&eacute;es, qu'&eacute;tudier en quoi elles se
+distinguent de tout ce qui est arriv&eacute; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent. Bref, la facilit&eacute;
+avec laquelle j'arriverai,&mdash;ou je suis d&eacute;j&agrave; arriv&eacute;,&mdash;&agrave; la solution du
+myst&egrave;re, est en raison directe de son insolubilit&eacute; apparente aux yeux de
+la police.</p>
+
+<p>Je fixai mon homme avec un &eacute;tonnement muet.</p>
+
+<p>&mdash;J'attends maintenant, continua-t-il en jetant un regard sur la porte
+de notre chambre, j'attends un individu qui, bien qu'il ne soit
+peut-&ecirc;tre pas l'auteur de cette boucherie, doit se trouver en partie
+impliqu&eacute; dans sa perp&eacute;tration. Il est probable qu'il est innocent de la
+partie atroce du crime. J'esp&egrave;re ne pas me tromper dans cette hypoth&egrave;se;
+car c'est sur cette hypoth&egrave;se que je fonde l'esp&eacute;rance de d&eacute;chiffrer
+l'&eacute;nigme enti&egrave;re. J'attends l'homme ici,&mdash;dans cette chambre,&mdash;d'une
+minute &agrave; l'autre. Il est vrai qu'il peut fort bien ne pas venir, mais il
+y a quelques probabilit&eacute;s pour qu'il vienne. S'il vient, il sera
+n&eacute;cessaire de le garder. Voici des pistolets, et nous savons tous deux &agrave;
+quoi ils servent quand l'occasion l'exige.</p>
+
+<p>Je pris les pistolets, sans trop savoir ce que je faisais, pouvant &agrave;
+peine en croire mes oreilles,&mdash;pendant que Dupin continuait, &agrave; peu pr&egrave;s
+comme dans un monologue. J'ai d&eacute;j&agrave; parl&eacute; de ses mani&egrave;res distraites dans
+ces moments-l&agrave;. Son discours s'adressait &agrave; moi; mais sa voix, quoique
+mont&eacute;e &agrave; un diapason fort ordinaire, avait cette intonation que l'on
+prend d'habitude en parlant &agrave; quelqu'un plac&eacute; &agrave; une grande distance. Ses
+yeux, d'une expression vague, ne regardaient que le mur.</p>
+
+<p>&mdash;Les voix qui se disputaient, disait-il, les voix entendues par les
+gens qui montaient l'escalier n'&eacute;taient pas celles de ces malheureuses
+femmes,&mdash;cela est plus que prouv&eacute; par l'&eacute;vidence. Cela nous d&eacute;barrasse
+pleinement de la question de savoir si la vieille dame aurait assassin&eacute;
+sa fille et se serait ensuite suicid&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne parle de ce cas que par amour de la m&eacute;thode; car la force de M<sup>me</sup>
+l'Espanaye e&ucirc;t &eacute;t&eacute; absolument insuffisante pour introduire le corps de
+sa fille dans la chemin&eacute;e, de la fa&ccedil;on o&ugrave; on l'a d&eacute;couvert; et la nature
+des blessures trouv&eacute;es sur sa propre personne exclut enti&egrave;rement l'id&eacute;e
+de suicide. Le meurtre a donc &eacute;t&eacute; commis par des tiers, et les voix de
+ces tiers sont celles qu'on a entendues se quereller.</p>
+
+<p>&laquo;Permettez-moi maintenant d'appeler votre attention,&mdash;non pas sur les
+d&eacute;positions relatives &agrave; ces voix,&mdash;mais sur ce qu'il y a de
+<i>particulier</i> dans ces d&eacute;positions. Y avez-vous remarqu&eacute; quelque chose
+de particulier?</p>
+
+<p>&mdash;Je remarquai que, pendant que tous les t&eacute;moins s'accordaient &agrave;
+consid&eacute;rer la grosse voix comme &eacute;tant celle d'un Fran&ccedil;ais, il y avait un
+grand d&eacute;saccord relativement &agrave; la voix aigu&euml;, ou, comme l'avait d&eacute;finie
+un seul individu, &agrave; la voix &acirc;pre.</p>
+
+<p>&mdash;Cela constitue l'&eacute;vidence, dit Dupin, mais non la particularit&eacute; de
+l'&eacute;vidence. Vous n'avez rien observ&eacute; de distinctif;&mdash;cependant il y
+avait <i>quelque chose</i> &agrave; observer. Les t&eacute;moins, remarquez-le bien, sont
+d'accord sur la grosse voix; l&agrave;-dessus, il y a unanimit&eacute;. Mais
+relativement &agrave; la voix aigu&euml;, il y a une particularit&eacute;,&mdash;elle ne
+consiste pas dans leur d&eacute;saccord,&mdash;mais en ceci que, quand un Italien,
+un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, essayent de la d&eacute;crire, chacun
+en parle comme d'une voix d'<i>&eacute;tranger</i>, chacun est s&ucirc;r que ce n'&eacute;tait
+pas la voix d'un de ses compatriotes.</p>
+
+<p>&laquo;Chacun la compare, non pas &agrave; la voix d'un individu dont la langue lui
+serait famili&egrave;re, mais justement au contraire. Le Fran&ccedil;ais pr&eacute;sume que
+c'&eacute;tait une voix d'Espagnol, <i>et il aurait pu distinguer quelques mots
+s'il &eacute;tait familiaris&eacute; avec l'espagnol</i>. Le Hollandais affirme que
+c'&eacute;tait la voix d'un Fran&ccedil;ais; mais il est &eacute;tabli que le t&eacute;moin, ne
+sachant pas le fran&ccedil;ais, a &eacute;t&eacute; interrog&eacute; par le canal d'un interpr&egrave;te.
+L'Anglais pense que c'&eacute;tait la voix d'un Allemand, et <i>il n'entend pas
+l'allemand</i>. L'Espagnol est positivement s&ucirc;r que c'&eacute;tait la voix d'un
+Anglais, mais il en juge uniquement par l'intonation, car il n'a aucune
+connaissance de l'anglais. L'Italien croit &agrave; une voix de Russe, mais <i>il
+n'a jamais caus&eacute; avec une personne native de Russie</i>. Un autre Fran&ccedil;ais,
+cependant, diff&egrave;re du premier, et il est certain que c'&eacute;tait une voix
+d'Italien; mais, n'ayant pas la connaissance de cette langue, il fait
+comme l'Espagnol, <i>il tire sa certitude de l'intonation</i>. Or, cette voix
+&eacute;tait donc bien insolite et bien &eacute;trange, qu'on ne p&ucirc;t obtenir &agrave; son
+&eacute;gard que de pareils t&eacute;moignages? Une voix dans les intonations de
+laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l'Europe n'ont rien pu
+reconna&icirc;tre qui leur f&ucirc;t familier! Vous me direz que c'&eacute;tait peut-&ecirc;tre
+la voix d'un Asiatique ou d'un Africain. Les Africains et les Asiatiques
+n'abondent pas &agrave; Paris; mais, sans nier la possibilit&eacute; du cas
+j'appellerai simplement votre attention sur trois points.</p>
+
+<p>&laquo;Un t&eacute;moin d&eacute;peint la voix ainsi: <i>plut&ocirc;t &acirc;pre qu'aigu&euml;</i>. Deux autres en
+parlent comme d'une voix <i>br&egrave;ve et saccad&eacute;e</i>. Ces t&eacute;moins n'ont
+distingu&eacute; aucune parole,&mdash;aucun son ressemblant &agrave; des paroles.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne sais pas, continua Dupin, quelle impression j'ai pu faire sur
+votre entendement; mais je n'h&eacute;site pas &agrave; affirmer qu'on peut tirer des
+d&eacute;ductions l&eacute;gitimes de cette partie m&ecirc;me des d&eacute;positions,&mdash;la partie
+relative aux deux voix,&mdash;la grosse voix et la voix
+aigu&euml;&mdash;tr&egrave;s-suffisantes en elles-m&ecirc;mes pour cr&eacute;er un soup&ccedil;on qui
+indiquerait la route dans toute investigation ult&eacute;rieure du myst&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai dit: d&eacute;ductions l&eacute;gitimes, mais cette expression ne rend pas
+compl&egrave;tement ma pens&eacute;e. Je voulais faire entendre que ces d&eacute;ductions
+sont les seules convenables, et que ce soup&ccedil;on en surgit in&eacute;vitablement
+comme le seul r&eacute;sultat possible. Cependant, de quelle nature est ce
+soup&ccedil;on, je ne vous le dirai pas imm&eacute;diatement. Je d&eacute;sire simplement
+vous d&eacute;montrer que ce soup&ccedil;on &eacute;tait plus que suffisant pour donner un
+caract&egrave;re d&eacute;cid&eacute;, une tendance positive &agrave; l'enqu&ecirc;te que je voulais faire
+dans la chambre.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, transportons-nous en imagination dans cette chambre. Quel
+sera le premier objet de notre recherche? Les moyens d'&eacute;vasion employ&eacute;s
+par les meurtriers. Nous pouvons affirmer,&mdash;n'est-ce pas,&mdash;que nous ne
+croyons ni l'un ni l'autre aux &eacute;v&eacute;nements surnaturels? Mesdames
+l'Espanaye n'ont pas &eacute;t&eacute; assassin&eacute;es par les esprits. Les auteurs du
+meurtre &eacute;taient des &ecirc;tres mat&eacute;riels, et ils ont fui mat&eacute;riellement.</p>
+
+<p>&laquo;Or, comment? Heureusement, il n'y a qu'une mani&egrave;re de raisonner sur ce
+point, et cette mani&egrave;re nous conduira &agrave; une conclusion positive.
+Examinons donc un &agrave; un les moyens possibles d'&eacute;vasion. Il est clair que
+les assassins &eacute;taient dans la chambre o&ugrave; l'on a trouv&eacute; M<sup>lle</sup> l'Espanaye,
+ou au moins dans la chambre adjacente quand la foule a mont&eacute; l'escalier.
+Ce n'est donc que dans ces deux chambres que nous avons &agrave; chercher des
+issues. La police a lev&eacute; les parquets, ouvert les plafonds, sond&eacute; la
+ma&ccedil;onnerie des murs. Aucune issue secr&egrave;te n'a pu &eacute;chapper &agrave; sa
+perspicacit&eacute;. Mais je ne me suis pas fi&eacute; &agrave; ses yeux, et j'ai examin&eacute;
+avec les miens; il n'y a r&eacute;ellement pas d'issue secr&egrave;te. Les deux portes
+qui conduisent des chambres dans le corridor &eacute;taient solidement ferm&eacute;es
+et les clefs en dedans. Voyons les chemin&eacute;es. Celles-ci, qui sont d'une
+largeur ordinaire jusqu'&agrave; une distance de huit ou dix pieds au-dessus du
+foyer, ne livreraient pas au del&agrave; un passage suffisant &agrave; un gros chat.</p>
+
+<p>&laquo;L'impossibilit&eacute; de la fuite, du moins par les voies ci-dessus
+indiqu&eacute;es, &eacute;tant donc absolument &eacute;tablie, nous en sommes r&eacute;duits aux
+fen&ecirc;tres. Personne n'a pu fuir par celles de la chambre du devant sans
+&ecirc;tre vu par la foule du dehors. Il a donc <i>fallu</i> que les meurtriers
+s'&eacute;chappassent par celles de la chambre de derri&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, amen&eacute;s, comme nous le sommes, &agrave; cette conclusion par des
+d&eacute;ductions aussi irr&eacute;fragables, nous n'avons pas le droit, en tant que
+raisonneurs, de la rejeter en raison de son apparente impossibilit&eacute;. Il
+ne nous reste donc qu'&agrave; d&eacute;montrer que cette impossibilit&eacute; apparente
+n'existe pas en r&eacute;alit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a deux fen&ecirc;tres dans la chambre. L'une des deux n'est pas obstru&eacute;e
+par l'ameublement, et est rest&eacute;e enti&egrave;rement visible. La partie
+inf&eacute;rieure de l'autre est cach&eacute;e par le chevet du lit, qui est fort
+massif et qui est pouss&eacute; tout contre. On a constat&eacute; que la premi&egrave;re
+&eacute;tait solidement assujettie en dedans. Elle a r&eacute;sist&eacute; aux efforts les
+plus violents de ceux qui ont essay&eacute; de la lever. On avait perc&eacute; dans
+son ch&acirc;ssis, &agrave; gauche, un grand trou avec une vrille, et on y trouva un
+gros clou enfonc&eacute; presque jusqu'&agrave; la t&ecirc;te. En examinant l'autre fen&ecirc;tre,
+on y a trouv&eacute; fich&eacute; un clou semblable; et un vigoureux effort pour lever
+le ch&acirc;ssis n'a pas eu plus de succ&egrave;s que de l'autre c&ocirc;t&eacute;. La police
+&eacute;tait d&egrave;s lors pleinement convaincue qu'aucune fuite n'avait pu
+s'effectuer par ce chemin. Il fut donc consid&eacute;r&eacute; comme superflu de
+retirer les clous et d'ouvrir les fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>&laquo;Mon examen fut un peu plus minutieux, et cela par la raison que je vous
+ai donn&eacute;e tout &agrave; l'heure. C'&eacute;tait le cas, je le savais, o&ugrave; il <i>fallait</i>
+d&eacute;montrer que l'impossibilit&eacute; n'&eacute;tait qu'apparente.</p>
+
+<p>&laquo;Je continuai &agrave; raisonner ainsi,&mdash;<i>a posteriori</i>.&mdash;Les meurtriers
+s'&eacute;taient &eacute;vad&eacute;s par l'une de ces fen&ecirc;tres. Cela &eacute;tant, ils ne pouvaient
+pas avoir r&eacute;assujetti les ch&acirc;ssis en dedans, comme on les a trouv&eacute;s;
+consid&eacute;ration qui, par son &eacute;vidence, a born&eacute; les recherches de la police
+dans ce sens-l&agrave;. Cependant, ces ch&acirc;ssis &eacute;taient bien ferm&eacute;s. Il <i>faut</i>
+donc qu'ils puissent se fermer d'eux-m&ecirc;mes. Il n'y avait pas moyen
+d'&eacute;chapper &agrave; cette conclusion. J'allai droit &agrave; la fen&ecirc;tre non bouch&eacute;e,
+je retirai le clou avec quelque difficult&eacute;, et j'essayai de lever le
+ch&acirc;ssis. Il a r&eacute;sist&eacute; &agrave; tous mes efforts, comme je m'y attendais. Il y
+avait donc, j'en &eacute;tais s&ucirc;r maintenant, un ressort cach&eacute;; et ce fait,
+corroborant mon id&eacute;e, me convainquit au moins de la justesse de mes
+pr&eacute;misses, quelques myst&eacute;rieuses que m'apparussent toujours les
+circonstances relatives aux clous. Un examen minutieux me fit bient&ocirc;t
+d&eacute;couvrir le ressort secret. Je le poussai, et, satisfait de ma
+d&eacute;couverte, je m'abstins de lever le ch&acirc;ssis.</p>
+
+<p>&laquo;Je remis alors le clou en place et l'examinai attentivement. Une
+personne passant par la fen&ecirc;tre pouvait l'avoir referm&eacute;e, et le ressort
+aurait fait son office mais le clou n'aurait pas &eacute;t&eacute; replac&eacute;. Cette
+conclusion &eacute;tait nette et r&eacute;tr&eacute;cissait encore le champ de mes
+investigations. Il <i>fallait</i> que les assassins se fussent enfuis par
+l'autre fen&ecirc;tre. En supposant donc que les ressorts des deux crois&eacute;es
+fussent semblables, comme il &eacute;tait probable, il <i>fallait</i> cependant
+trouver une diff&eacute;rence dans les clous, ou au moins dans la mani&egrave;re dont
+ils avaient &eacute;t&eacute; fix&eacute;s. Je montai sur le fond de sangle du lit, et je
+regardai minutieusement l'autre fen&ecirc;tre par-dessus le chevet du lit. Je
+passai ma main derri&egrave;re, je d&eacute;couvris ais&eacute;ment le ressort, et je le fis
+jouer;&mdash;il &eacute;tait, comme je l'avais devin&eacute;, identique au premier. Alors,
+j'examinai le clou. Il &eacute;tait aussi gros que l'autre, et fix&eacute; de la m&ecirc;me
+mani&egrave;re, enfonc&eacute; presque jusqu'&agrave; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Vous direz que j'&eacute;tais embarrass&eacute;; mais, si vous avez une pareille
+pens&eacute;e, c'est que vous vous &ecirc;tes m&eacute;pris sur la nature de mes inductions.
+Pour me servir d'un terme de jeu, je n'avais pas commis une seule faute;
+je n'avais pas perdu la piste un seul instant; il n'y avait pas une
+lacune d'un anneau &agrave; la cha&icirc;ne. J'avais suivi le secret jusque dans sa
+derni&egrave;re phase, et cette phase, c'&eacute;tait le clou. Il ressemblait, dis-je,
+sous tous les rapports, &agrave; son voisin de l'autre fen&ecirc;tre; mais ce fait,
+quelque concluant qu'il f&ucirc;t en apparence, devenait absolument nul, en
+face de cette consid&eacute;ration dominante, &agrave; savoir que l&agrave;, &agrave; ce clou,
+finissait le fil conducteur. Il faut, me dis-je, qu'il y ait dans ce
+clou quelque chose de d&eacute;fectueux. Je le touchai, et la t&ecirc;te, avec un
+petit morceau de la tige, un quart de pouce environ, me resta dans les
+doigts. Le reste de la tige &eacute;tait dans le trou, o&ugrave; elle s'&eacute;tait cass&eacute;e.
+Cette fracture &eacute;tait fort ancienne, car les bords &eacute;taient incrust&eacute;s de
+rouille, et elle avait &eacute;t&eacute; op&eacute;r&eacute;e par un coup de marteau, qui avait
+enfonc&eacute; en partie la t&ecirc;te du clou dans le fond du ch&acirc;ssis. Je rajustai
+soigneusement la t&ecirc;te avec le morceau qui la continuait, et le tout
+figura un clou intact; la fissure &eacute;tait inappr&eacute;ciable. Je pressai le
+ressort, je levai doucement la crois&eacute;e de quelques pouces; la t&ecirc;te du
+clou vint avec elle, sans bouger de son trou. Je refermai la crois&eacute;e, et
+le clou offrit de nouveau le semblant d'un clou complet.</p>
+
+<p>&laquo;Jusqu'ici l'&eacute;nigme &eacute;tait d&eacute;brouill&eacute;e. L'assassin avait fui par la
+fen&ecirc;tre qui touchait au lit. Qu'elle f&ucirc;t retomb&eacute;e d'elle-m&ecirc;me apr&egrave;s la
+fuite ou qu'elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; ferm&eacute;e par une main humaine, elle &eacute;tait retenue
+par le ressort, et la police avait attribu&eacute; cette r&eacute;sistance au clou;
+aussi toute enqu&ecirc;te ult&eacute;rieure avait &eacute;t&eacute; jug&eacute;e superflue.</p>
+
+<p>&laquo;La question, maintenant, &eacute;tait celle du mode de descente. Sur ce point,
+j'avais satisfait mon esprit dans notre promenade autour du b&acirc;timent. &Agrave;
+cinq pieds et demi environ de la fen&ecirc;tre en question court une cha&icirc;ne de
+paratonnerre. De cette cha&icirc;ne, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible &agrave; n'importe qui
+d'atteindre la fen&ecirc;tre, &agrave; plus forte raison, d'entrer.</p>
+
+<p>&laquo;Toutefois, j'ai remarqu&eacute; que les volets du quatri&egrave;me &eacute;tage &eacute;taient du
+genre particulier que les menuisiers parisiens appellent <i>ferrades</i>,
+genre de volets fort peu usit&eacute; aujourd'hui, mais qu'on rencontre
+fr&eacute;quemment dans de vieilles maisons de Lyon et de Bordeaux. Ils sont
+faits comme une porte ordinaire (porte simple, et non pas &agrave; double
+battant), &agrave; l'exception que la partie inf&eacute;rieure est fa&ccedil;onn&eacute;e &agrave; jour et
+treilliss&eacute;e, ce qui donne aux mains une excellente prise.</p>
+
+<p>&laquo;Dans le cas en question, ces volets sont larges de trois bons pieds et
+demi. Quand nous les avons examin&eacute;s du derri&egrave;re de la maison, ils
+&eacute;taient tous les deux ouverts &agrave; moiti&eacute;, c'est-&agrave;-dire qu'ils faisaient
+angle droit avec le mur. Il est pr&eacute;sumable que la police a examin&eacute; comme
+moi les derri&egrave;res du b&acirc;timent; mais, en regardant ces <i>ferrades</i> dans le
+sens de leur largeur (comme elle les a vues in&eacute;vitablement), elle n'a
+sans doute pas pris garde &agrave; cette largeur m&ecirc;me, ou du moins elle n'y a
+pas attach&eacute; l'importance n&eacute;cessaire. En somme, les agents, quand il a
+&eacute;t&eacute; d&eacute;montr&eacute; pour eux que la fuite n'avait pu s'effectuer de ce c&ocirc;t&eacute;, ne
+leur ont appliqu&eacute; qu'un examen succinct.</p>
+
+<p>&laquo;Toutefois, il &eacute;tait &eacute;vident pour moi que le volet appartenant &agrave; la
+fen&ecirc;tre situ&eacute;e au chevet du lit, si on le supposait rabattu contre le
+mur, se trouverait &agrave; deux pieds de la cha&icirc;ne du paratonnerre. Il &eacute;tait
+clair aussi que, par l'effort d'une &eacute;nergie et d'un courage insolites,
+on pouvait, &agrave; l'aide de la cha&icirc;ne, avoir op&eacute;r&eacute; une invasion par la
+fen&ecirc;tre. Arriv&eacute; &agrave; cette distance de deux pieds et demi (je suppose
+maintenant le volet compl&egrave;tement ouvert), un voleur aurait pu trouver
+dans le treillage une prise solide. Il aurait pu d&egrave;s lors, en l&acirc;chant la
+cha&icirc;ne, en assurant bien ses pieds contre le mur et en s'&eacute;lan&ccedil;ant
+vivement, tomber dans la chambre, et attirer violemment le volet avec
+lui de mani&egrave;re &agrave; le fermer,&mdash;en supposant, toutefois, la fen&ecirc;tre ouverte
+&agrave; ce moment-l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;Remarquez bien, je vous prie, que j'ai parl&eacute; d'une &eacute;nergie tr&egrave;s-peu
+commune, n&eacute;cessaire pour r&eacute;ussir dans une entreprise aussi difficile,
+aussi hasardeuse. Mon but est de vous prouver d'abord que la chose a pu
+se faire,&mdash;en second lieu et <i>principalement</i>, d'attirer votre attention
+sur le caract&egrave;re <i>tr&egrave;s-extraordinaire</i>, presque surnaturel, de l'agilit&eacute;
+n&eacute;cessaire pour l'accomplir.</p>
+
+<p>&laquo;Vous direz sans doute, en vous servant de la langue judiciaire, que,
+pour donner ma preuve <i>a fortiori</i>, je devrais plut&ocirc;t <i>sous-&eacute;valuer</i>
+l'&eacute;nergie n&eacute;cessaire dans ce cas que r&eacute;clamer son exacte estimation.
+C'est peut-&ecirc;tre la pratique des tribunaux, mais cela ne rentre pas dans
+les us de la raison. Mon objet final, c'est la v&eacute;rit&eacute;. Mon but actuel,
+c'est de vous induire &agrave; rapprocher cette &eacute;nergie tout &agrave; fait insolite de
+cette voix particuli&egrave;re, de cette voix aigu&euml; (ou &acirc;pre), de cette voix
+saccad&eacute;e, dont la nationalit&eacute; n'a pu &ecirc;tre constat&eacute;e par l'accord de deux
+t&eacute;moins, et dans laquelle personne n'a saisi de mots articul&eacute;s, de
+syllabisation.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ces mots, une conception vague et embryonnaire de la pens&eacute;e de Dupin
+passa dans mon esprit. Il me semblait &ecirc;tre sur la limite de la
+compr&eacute;hension sans pouvoir comprendre; comme les gens qui sont
+quelquefois sur le bord du souvenir, et qui cependant ne parviennent pas
+&agrave; se rappeler. Mon ami continua son argumentation:</p>
+
+<p>&laquo;Vous voyez, dit-il, que j'ai transport&eacute; la question du mode de sortie
+au mode d'entr&eacute;e. Il &eacute;tait dans mon plan de d&eacute;montrer qu'elles se sont
+effectu&eacute;es de la m&ecirc;me mani&egrave;re et sur le m&ecirc;me point. Retournons
+maintenant dans l'int&eacute;rieur de la chambre. Examinons toutes les
+particularit&eacute;s. Les tiroirs de la commode, dit-on, ont &eacute;t&eacute; mis au
+pillage, et cependant on y a trouv&eacute; plusieurs articles de toilette
+intacts. Cette conclusion est absurde; c'est une simple conjecture,&mdash;une
+conjecture passablement niaise, et rien de plus. Comment pouvons-nous
+savoir que les articles trouv&eacute;s dans les tiroirs ne repr&eacute;sentent pas
+tout ce que les tiroirs contenaient? M<sup>me</sup> l'Espanaye et sa fille menaient
+une vie excessivement retir&eacute;e, ne voyaient pas le monde, sortaient
+rarement, avaient donc peu d'occasions de changer de toilette. Ceux
+qu'on a trouv&eacute;s &eacute;taient au moins d'aussi bonne qualit&eacute; qu'aucun de ceux
+que poss&eacute;daient vraisemblablement ces dames. Et si un voleur en avait
+pris quelques-uns, pourquoi n'aurait-il pas pris les
+meilleurs,&mdash;pourquoi ne les aurait-il pas tous pris? Bref, pourquoi
+aurait-il abandonn&eacute; les quatre mille francs en or pour s'emp&ecirc;trer d'un
+paquet de linge? L'or a &eacute;t&eacute; abandonn&eacute;. La presque totalit&eacute; de la somme
+d&eacute;sign&eacute;e par le banquier Mignaud a &eacute;t&eacute; trouv&eacute;e sur le parquet, dans les
+sacs. Je tiens donc &agrave; &eacute;carter de votre pens&eacute;e l'id&eacute;e saugrenue d'un
+<i>int&eacute;r&ecirc;t</i>, id&eacute;e engendr&eacute;e dans le cerveau de la police par les
+d&eacute;positions qui parlent d'argent d&eacute;livr&eacute; &agrave; la porte m&ecirc;me de la maison.
+Des co&iuml;ncidences dix fois plus remarquables que celle-ci (la livraison
+de l'argent et le meurtre commis trois jours apr&egrave;s sur le propri&eacute;taire)
+se pr&eacute;sentent dans chaque heure de notre vie sans attirer notre
+attention, m&ecirc;me une minute. En g&eacute;n&eacute;ral, les co&iuml;ncidences sont de grosses
+pierres d'achoppement dans la route de ces pauvres penseurs mal &eacute;duqu&eacute;s
+qui ne savent pas le premier mot de la th&eacute;orie des probabilit&eacute;s, th&eacute;orie
+&agrave; laquelle le savoir humain doit ses plus glorieuses conqu&ecirc;tes et ses
+plus belles d&eacute;couvertes. Dans le cas pr&eacute;sent, si l'or avait disparu, le
+fait qu'il avait &eacute;t&eacute; d&eacute;livr&eacute; trois jours auparavant cr&eacute;erait quelque
+chose de plus qu'une co&iuml;ncidence. Cela corroborerait l'id&eacute;e d'int&eacute;r&ecirc;t.
+Mais, dans les circonstances r&eacute;elles o&ugrave; nous sommes plac&eacute;s, si nous
+supposons que l'or a &eacute;t&eacute; le mobile de l'attaque, il nous faut supposer
+ce criminel assez ind&eacute;cis et assez idiot pour oublier &agrave; la fois son or
+et le mobile qui l'a fait agir.</p>
+
+<p>&laquo;Mettez donc bien dans votre esprit les points sur lesquels j'ai attir&eacute;
+votre attention,&mdash;cette voix particuli&egrave;re, cette agilit&eacute; sans pareille,
+et cette absence frappante d'int&eacute;r&ecirc;t dans un meurtre aussi
+singuli&egrave;rement atroce que celui-ci.&mdash;Maintenant, examinons la boucherie
+en elle-m&ecirc;me. Voil&agrave; une femme &eacute;trangl&eacute;e par la force des mains, et
+introduite dans une chemin&eacute;e, la t&ecirc;te en bas. Des assassins ordinaires
+n'emploient pas de pareils proc&eacute;d&eacute;s pour tuer. Encore moins cachent-ils
+ainsi les cadavres de leurs victimes. Dans cette fa&ccedil;on de fourrer le
+corps dans la chemin&eacute;e, vous admettrez qu'il y a quelque chose
+d'excessif et de bizarre,&mdash;quelque chose d'absolument inconciliable avec
+tout ce que nous connaissons en g&eacute;n&eacute;ral des actions humaines, m&ecirc;me en
+supposant que les auteurs fussent les plus pervertis des hommes. Songez
+aussi quelle force prodigieuse il a fallu pour pousser ce corps dans une
+pareille ouverture, et l'y pousser si puissamment, que les efforts
+r&eacute;unis de plusieurs personnes furent &agrave; peine suffisants pour l'en
+retirer.</p>
+
+<p>&laquo;Portons maintenant notre attention sur d'autres indices de cette
+vigueur merveilleuse. Dans le foyer, on a trouv&eacute; des m&egrave;ches de
+cheveux,&mdash;des m&egrave;ches tr&egrave;s-&eacute;paisses de cheveux gris. Ils ont &eacute;t&eacute; arrach&eacute;s
+avec leurs racines. Vous savez quelle puissante force il faut pour
+arracher seulement de la t&ecirc;te vingt ou trente cheveux &agrave; la fois. Vous
+avez vu les m&egrave;ches en question aussi bien que moi. &Agrave; leurs racines
+grumel&eacute;es&mdash;affreux spectacle!&mdash;adh&eacute;raient des fragments de cuir
+chevelu,&mdash;preuve certaine de la prodigieuse puissance qu'il a fallu
+d&eacute;ployer pour d&eacute;raciner peut-&ecirc;tre cinq cent mille cheveux d'un seul
+coup.</p>
+
+<p>&laquo;Non seulement le cou de la vieille dame &eacute;tait coup&eacute;, mais la t&ecirc;te
+absolument s&eacute;par&eacute;e du corps: l'instrument &eacute;tait un simple rasoir. Je
+vous prie de remarquer cette f&eacute;rocit&eacute; <i>bestiale</i>. Je ne parle pas des
+meurtrissures du corps de M<sup>me</sup> l'Espanaye; M. Dumas et son honorable
+confr&egrave;re, M. &Eacute;tienne, ont affirm&eacute; qu'elles avaient &eacute;t&eacute; produites par un
+instrument contondant; et en cela ces messieurs furent tout &agrave; fait dans
+le vrai. L'instrument contondant a &eacute;t&eacute; &eacute;videmment le pav&eacute; de la cour sur
+laquelle la victime est tomb&eacute;e de la fen&ecirc;tre qui donne sur le lit. Cette
+id&eacute;e, quelque simple qu'elle apparaisse maintenant, a &eacute;chapp&eacute; &agrave; la
+police par la m&ecirc;me raison qui l'a emp&ecirc;ch&eacute;e de remarquer la largeur des
+volets; parce que, gr&acirc;ce &agrave; la circonstance des clous, sa perception
+&eacute;tait herm&eacute;tiquement bouch&eacute;e &agrave; l'id&eacute;e que les fen&ecirc;tres eussent jamais pu
+&ecirc;tre ouvertes.</p>
+
+<p>&laquo;Si maintenant,&mdash;subsidiairement,&mdash;vous avez convenablement r&eacute;fl&eacute;chi au
+d&eacute;sordre bizarre de la chambre, nous sommes all&eacute;s assez avant pour
+combiner les id&eacute;es d'une agilit&eacute; merveilleuse, d'une f&eacute;rocit&eacute; bestiale,
+d'une boucherie sans motif, d'une <i>grotesquerie</i> dans l'horrible
+absolument &eacute;trang&egrave;re &agrave; l'humanit&eacute;, et d'une voix dont l'accent est
+inconnu &agrave; l'oreille d'hommes de plusieurs nations, d'une voix d&eacute;nu&eacute;e de
+toute syllabisation distincte et intelligible. Or, pour vous, qu'en
+ressort-il? Quelle impression ai-je faite sur votre imagination?&raquo;</p>
+
+<p>Je sentis un frisson courir dans ma chair quand Dupin me fit cette
+question.</p>
+
+<p>&mdash;Un fou, dis-je, aura commis ce meurtre,&mdash;quelque maniaque furieux
+&eacute;chapp&eacute; &agrave; une maison de sant&eacute; du voisinage.</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop mal, r&eacute;pliqua-t-il, votre id&eacute;e est presque applicable. Mais
+les voix des fous, m&ecirc;me dans leurs plus sauvages paroxysmes, ne se sont
+jamais accord&eacute;es avec ce qu'on dit de cette singuli&egrave;re voix entendue
+dans l'escalier. Les fous font partie d'une nation quelconque, et leur
+langage, pour incoh&eacute;rent qu'il soit dans les paroles, est toujours
+syllabifi&eacute;. En outre, le cheveu d'un fou ne ressemble pas &agrave; celui que je
+tiens maintenant dans ma main. J'ai d&eacute;gag&eacute; cette petite touffe des
+doigts rigides et crisp&eacute;s de M<sup>me</sup> l'Espanaye. Dites-moi ce que vous en
+pensez.</p>
+
+<p>&mdash;Dupin! dis-je, compl&egrave;tement boulevers&eacute;, ces cheveux sont bien
+extraordinaires,&mdash;ce ne sont pas l&agrave; des cheveux humains!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas affirm&eacute; qu'ils fussent tels, dit-il; mais, avant de nous
+d&eacute;cider sur ce point, je d&eacute;sire que vous jetiez un coup d'&oelig;il sur le
+petit dessin que j'ai trac&eacute; sur ce bout de papier. C'est un <i>fac-simil&eacute;</i>
+qui repr&eacute;sente ce que certaines d&eacute;positions d&eacute;finissent les
+<i>meurtrissures noir&acirc;tres et les profondes marques d'ongles</i> trouv&eacute;es sur
+le cou de M<sup>lle</sup> l'Espanaye, et que MM. Dumas et &Eacute;tienne appellent <i>une
+s&eacute;rie de taches livides, &eacute;videmment caus&eacute;es par l'impression des
+doigts.</i></p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, continua mon ami en d&eacute;ployant le papier sur la table, que
+ce dessin donne l'id&eacute;e d'une poigne solide et ferme. Il n'y a pas
+d'apparence que les doigts aient gliss&eacute;. Chaque doigt a gard&eacute;, peut-&ecirc;tre
+jusqu'&agrave; la mort de la victime, la terrible prise qu'il s'&eacute;tait faite, et
+dans laquelle il s'est moul&eacute;. Essayez maintenant de placer tous vos
+doigts, en m&ecirc;me temps, chacun dans la marque analogue que vous voyez.</p>
+
+<p>J'essayai, mais inutilement.</p>
+
+<p>&mdash;Il est possible, dit Dupin, que nous ne fassions pas cette exp&eacute;rience
+d'une mani&egrave;re d&eacute;cisive. Le papier est d&eacute;ploy&eacute; sur une surface plane, et
+la gorge humaine est cylindrique. Voici un rouleau de bois dont la
+circonf&eacute;rence est &agrave; peu pr&egrave;s celle d'un cou. &Eacute;talez le dessin tout
+autour, et recommencez l'exp&eacute;rience.</p>
+
+<p>J'ob&eacute;is; mais la difficult&eacute; fut encore plus &eacute;vidente que la premi&egrave;re
+fois.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, dis-je, n'est pas la trace d'une main humaine.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit Dupin, lisez ce passage de Cuvier.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'histoire minutieuse, anatomique et descriptive, du grand
+orang-outang fauve des &icirc;les de l'Inde orientale. Tout le monde conna&icirc;t
+suffisamment la gigantesque stature, la force et l'agilit&eacute; prodigieuses,
+la f&eacute;rocit&eacute; sauvage et les facult&eacute;s d'imitation de ce mammif&egrave;re. Je
+compris d'un seul coup tout l'horrible du meurtre.</p>
+
+<p>&mdash;La description des doigts, dis-je, quand j'eus fini la lecture,
+s'accorde parfaitement avec le dessin. Je vois qu'aucun animal,&mdash;except&eacute;
+un orang-outang, et de l'esp&egrave;ce en question,&mdash;n'aurait pu faire des
+marques telles que celles que vous avez dessin&eacute;es. Cette touffe de poils
+fauves est aussi d'un caract&egrave;re identique &agrave; celui de l'animal de Cuvier.
+Mais je ne me rends pas facilement compte des d&eacute;tails de cet effroyable
+myst&egrave;re. D'ailleurs, on a entendu <i>deux</i> voix se disputer, et l'une
+d'elles &eacute;tait incontestablement la voix d'un Fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai; et vous vous rappellerez une expression attribu&eacute;e presque
+unanimement &agrave; cette voix,&mdash;l'expression <i>Mon Dieu</i>! Ces mots, dans les
+circonstances pr&eacute;sentes, ont &eacute;t&eacute; caract&eacute;ris&eacute;s par l'un des t&eacute;moins
+(Montani, le confiseur) comme exprimant un reproche et une remontrance.
+C'est donc sur ces deux mots que j'ai fond&eacute; l'esp&eacute;rance de d&eacute;brouiller
+compl&egrave;tement l'&eacute;nigme. Un Fran&ccedil;ais a eu connaissance du meurtre. Il est
+possible,&mdash;il est m&ecirc;me plus que probable qu'il est innocent de toute
+participation &agrave; cette sanglante affaire. L'orang-outang a pu lui
+&eacute;chapper. Il est possible qu'il ait suivi sa trace jusqu'&agrave; la chambre,
+mais que, dans les circonstances terribles qui ont suivi, il n'ait pu
+s'emparer de lui. L'animal est encore libre. Je ne poursuivrai pas ces
+conjectures, je n'ai pas le droit d'appeler ces id&eacute;es d'un autre nom,
+puisque les ombres de r&eacute;flexions qui leur servent de base sont d'une
+profondeur &agrave; peine suffisante pour &ecirc;tre appr&eacute;ci&eacute;es par ma propre raison,
+et que je ne pr&eacute;tendrais pas qu'elles fussent appr&eacute;ciables pour une
+autre intelligence. Nous les nommerons donc des conjectures, et nous ne
+les prendrons que pour telles. Si le Fran&ccedil;ais en question est, comme je
+le suppose, innocent de cette atrocit&eacute;, cette annonce que j'ai laiss&eacute;e
+hier au soir, pendant que nous retournions au logis dans les bureaux du
+journal <i>le Monde</i> (feuille consacr&eacute;e aux int&eacute;r&ecirc;ts maritimes, et tr&egrave;s
+recherch&eacute;e par les marins), l'am&egrave;nera chez nous.</p>
+
+<p>Il me tendit un papier, et je lus:</p>
+
+<p><i>AVIS.&mdash;On a trouv&eacute; dans le bois de Boulogne, le matin du... courant
+(c'&eacute;tait le matin de l'assassinat), de fort bonne heure, un &eacute;norme
+orang-outang fauve de l'esp&egrave;ce de Born&eacute;o. Le propri&eacute;taire (qu'on sait
+&ecirc;tre un marin appartenant &agrave; l'&eacute;quipage d'un navire maltais) peut
+retrouver l'animal, apr&egrave;s en avoir donn&eacute; un signalement satisfaisant et
+rembours&eacute; quelques frais &agrave; la personne qui s'en est empar&eacute;e et qui l'a
+gard&eacute;. S'adresser rue..., n&deg;..., faubourg Saint-Germain, au troisi&egrave;me.</i></p>
+
+<p>&mdash;Comment avez-vous pu, demandai-je &agrave; Dupin, savoir que l'homme &eacute;tait un
+marin, et qu'il appartenait &agrave; un navire maltais?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le sais pas, dit-il, je n'en suis pas s&ucirc;r. Voici toutefois un
+petit morceau de ruban qui, si j'en juge par sa forme et son aspect
+graisseux a &eacute;videmment servi &agrave; nouer les cheveux en une de ces longues
+queues qui rendent les marins si fiers et si farauds. En outre, ce n&oelig;ud
+est un de ceux que peu de personnes savent faire, except&eacute; les marins, et
+il est particulier aux Maltais. J'ai ramass&eacute; le ruban au bas de la
+cha&icirc;ne du paratonnerre. Il est impossible qu'il ait appartenu &agrave; l'une
+des deux victimes. Apr&egrave;s tout, si je me suis tromp&eacute; en induisant de ce
+ruban que le Fran&ccedil;ais est un marin appartenant &agrave; un navire maltais, je
+n'aurai fait de mal &agrave; personne avec mon annonce. Si je suis dans
+l'erreur, il supposera simplement que j'ai &eacute;t&eacute; fourvoy&eacute; par quelque
+circonstance dont il ne prendra pas la peine de s'enqu&eacute;rir. Mais, si je
+suis dans le vrai, il y a un grand point de gagn&eacute;. Le Fran&ccedil;ais, qui a
+connaissance du meurtre, bien qu'il en soit innocent, h&eacute;sitera
+naturellement &agrave; r&eacute;pondre &agrave; l'annonce,&mdash;&agrave; r&eacute;clamer son orang-outang. Il
+raisonnera ainsi: &laquo;Je suis innocent; je suis pauvre; mon orang-outang
+est d'un grand prix;&mdash;c'est presque une fortune dans une situation comme
+la mienne;&mdash;pourquoi le perdrais-je par quelques niaises appr&eacute;hensions
+de danger? Le voil&agrave;, il est sous ma main. On l'a trouv&eacute; dans le bois de
+Boulogne,&mdash;&agrave; une grande distance du th&eacute;&acirc;tre du meurtre. Soup&ccedil;onnera-t-on
+jamais qu'une b&ecirc;te brute ait pu faire le coup? La police est
+d&eacute;pist&eacute;e,&mdash;elle n'a pu retrouver le plus petit fil conducteur. Quand
+m&ecirc;me on serait sur la piste de l'animal, il serait impossible de me
+prouver que j'aie eu connaissance de ce meurtre, ou de m'incriminer en
+raison de cette connaissance. Enfin, et avant tout, je suis connu. Le
+r&eacute;dacteur de l'annonce me d&eacute;signe comme le propri&eacute;taire de la b&ecirc;te. Mais
+je ne sais pas jusqu'&agrave; quel point s'&eacute;tend sa certitude. Si j'&eacute;vite de
+r&eacute;clamer une propri&eacute;t&eacute; d'une aussi grosse valeur, qui est connue pour
+m'appartenir, je puis attirer sur l'animal un dangereux soup&ccedil;on. Ce
+serait de ma part une mauvaise politique d'appeler l'attention sur moi
+ou sur la b&ecirc;te. Je r&eacute;pondrai d&eacute;cid&eacute;ment &agrave; l'avis du journal, je
+reprendrai mon orang-outang, et je l'enfermerai solidement jusqu'&agrave; ce
+que cette affaire soit oubli&eacute;e.&raquo;</p>
+
+<p>En ce moment, nous entend&icirc;mes un pas qui montait l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Appr&ecirc;tez-vous, dit Dupin, prenez vos pistolets, mais ne vous en servez
+pas,&mdash;ne les montrez pas avant un signal de moi.</p>
+
+<p>On avait laiss&eacute; ouverte la porte coch&egrave;re, et le visiteur &eacute;tait entr&eacute;
+sans sonner et avait gravi plusieurs marches de l'escalier. Mais on e&ucirc;t
+dit maintenant qu'il h&eacute;sitait. Nous l'entendions redescendre. Dupin se
+dirigea vivement vers la porte, quand nous l'entend&icirc;mes qui remontait.
+Cette fois, il ne battit pas en retraite, mais s'avan&ccedil;a d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment et
+frappa &agrave; la porte de notre chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez, dit Dupin d'une voix gaie et cordiale.</p>
+
+<p>Un homme se pr&eacute;senta. C'&eacute;tait &eacute;videmment un marin,&mdash;un grand, robuste et
+musculeux individu, avec une expression d'audace de tous les diables qui
+n'&eacute;tait pas du tout d&eacute;plaisante. Sa figure, fortement h&acirc;l&eacute;e, &eacute;tait plus
+qu'&agrave; moiti&eacute; cach&eacute;e par les favoris et les moustaches. Il portait un gros
+b&acirc;ton de ch&ecirc;ne, mais ne semblait pas autrement arm&eacute;. Il nous salua
+gauchement, et nous souhaita le bonsoir avec un accent fran&ccedil;ais qui,
+bien que l&eacute;g&egrave;rement b&acirc;tard&eacute; de suisse, rappelait suffisamment une
+origine parisienne.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin; je suppose que vous venez pour votre
+orang-outang. Sur ma parole, je vous l'envie presque; il est
+remarquablement beau et c'est sans doute une b&ecirc;te d'un grand prix. Quel
+&acirc;ge lui donnez-vous bien?</p>
+
+<p>Le matelot aspira longuement, de l'air d'un homme qui se trouve soulag&eacute;
+d'un poids intol&eacute;rable, et r&eacute;pliqua d'une voix assur&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais trop vous dire; cependant, il ne peut gu&egrave;re avoir plus
+de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous l'avez ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non; nous n'avions pas de lieu commode pour l'enfermer. Il est
+dans une &eacute;curie de man&egrave;ge pr&egrave;s d'ici, rue Dubourg. Vous pourrez l'avoir
+demain matin. Ainsi vous &ecirc;tes en mesure de prouver votre droit de
+propri&eacute;t&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Je serais vraiment pein&eacute; de m'en s&eacute;parer, dit Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'entends pas, dit l'homme, que vous ayez pris tant de peine pour
+rien; je n'y ai pas compt&eacute;. Je payerai volontiers une r&eacute;compense &agrave; la
+personne qui a retrouv&eacute; l'animal, une r&eacute;compense raisonnable s'entend.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, r&eacute;pliqua mon ami, tout cela est fort juste, en v&eacute;rit&eacute;.
+Voyons,&mdash;que donneriez-vous bien? Ah! je vais vous le dire. Voici quelle
+sera ma r&eacute;compense: vous me raconterez tout ce que vous savez
+relativement aux assassinats de la rue Morgue.</p>
+
+<p>Dupin pronon&ccedil;a ces derniers mots d'une voix tr&egrave;s-basse et fort
+tranquillement. Il se dirigea vers la porte avec la m&ecirc;me placidit&eacute;, la
+ferma, et mit la clef dans sa poche. Il tira alors un pistolet de son
+sein, et le posa sans le moindre &eacute;moi sur la table.</p>
+
+<p>La figure du marin devint pourpre, comme s'il en &eacute;tait aux agonies d'une
+suffocation. Il se dressa sur ses pieds et saisit son b&acirc;ton; mais, une
+seconde apr&egrave;s, il se laissa retomber sur son si&egrave;ge, tremblant violemment
+et la mort sur le visage. Il ne pouvait articuler une parole. Je le
+plaignais du plus profond de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit Dupin d'une voix pleine de bont&eacute;, vous vous alarmez sans
+motif,&mdash;je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur mon
+honneur de galant homme et de Fran&ccedil;ais, nous n'avons aucun mauvais
+dessein contre vous. Je sais parfaitement que vous &ecirc;tes innocent des
+horreurs de la rue Morgue. Cependant, cela ne veut pas dire que vous n'y
+soyez pas quelque peu impliqu&eacute;. Le peu que je vous ai dit doit vous
+prouver que j'ai eu sur cette affaire des moyens d'information dont vous
+ne vous seriez jamais dout&eacute;. Maintenant, la chose est claire pour nous.
+Vous n'avez rien fait que vous ayez pu &eacute;viter,&mdash;rien, &agrave; coup s&ucirc;r, qui
+vous rende coupable. Vous auriez pu voler impun&eacute;ment; vous n'avez m&ecirc;me
+pas &eacute;t&eacute; coupable de vol. Vous n'avez rien &agrave; cacher; vous n'avez aucune
+raison de cacher quoi que ce soit. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, vous &ecirc;tes contraint
+par tous les principes de l'honneur &agrave; confesser tout ce que vous savez.
+Un homme innocent est actuellement en prison, accus&eacute; du crime dont vous
+pouvez indiquer l'auteur.</p>
+
+<p>Pendant que Dupin pronon&ccedil;ait ces mots, le matelot avait recouvr&eacute;, en
+grande partie, sa pr&eacute;sence d'esprit; mais toute sa premi&egrave;re hardiesse
+avait disparu.</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu me soit en aide! dit-il apr&egrave;s une petite pause, je vous dirai
+tout ce que je sais sur cette affaire; mais je n'esp&egrave;re pas que vous en
+croyiez la moiti&eacute;,&mdash;je serais vraiment un sot, si je l'esp&eacute;rais!
+Cependant, je suis innocent, et je dirai tout ce que j'ai sur le c&oelig;ur,
+quand m&ecirc;me il m'en co&ucirc;terait la vie.</p>
+
+<p>Voici en substance ce qu'il nous raconta: il avait fait derni&egrave;rement un
+voyage dans l'archipel indien. Une bande de matelots, dont il faisait
+partie, d&eacute;barqua &agrave; Born&eacute;o et p&eacute;n&eacute;tra dans l'int&eacute;rieur pour y faire une
+excursion d'amateurs. Lui et un de ses camarades avaient pris
+l'orang-outang. Ce camarade mourut, et l'animal devint donc sa propri&eacute;t&eacute;
+exclusive, &agrave; lui. Apr&egrave;s bien des embarras caus&eacute;s par l'indomptable
+f&eacute;rocit&eacute; du captif pendant la travers&eacute;e, il r&eacute;ussit &agrave; la longue &agrave; le
+loger s&ucirc;rement dans sa propre demeure &agrave; Paris, et, pour ne pas attirer
+sur lui-m&ecirc;me l'insupportable curiosit&eacute; des voisins, il avait
+soigneusement enferm&eacute; l'animal, jusqu'&agrave; ce qu'il l'e&ucirc;t gu&eacute;ri d'une
+blessure au pied qu'il s'&eacute;tait faite &agrave; bord avec une esquille. Son
+projet, finalement, &eacute;tait de le vendre.</p>
+
+<p>Comme il revenait, une nuit, ou plut&ocirc;t un matin&mdash;le matin du
+meurtre,&mdash;d'une petite orgie de matelots, il trouva la b&ecirc;te install&eacute;e
+dans sa chambre &agrave; coucher; elle s'&eacute;tait &eacute;chapp&eacute;e du cabinet voisin, o&ugrave;
+il la croyait solidement enferm&eacute;e. Un rasoir &agrave; la main et toute
+barbouill&eacute;e de savon, elle &eacute;tait assise devant un miroir, et essayait de
+se raser, comme sans doute elle l'avait vu faire &agrave; son ma&icirc;tre en
+l'&eacute;piant par le trou de la serrure. Terrifi&eacute; en voyant une arme si
+dangereuse dans les mains d'un animal aussi f&eacute;roce, parfaitement capable
+de s'en servir, l'homme, pendant quelques instants, n'avait su quel
+parti prendre. D'habitude, il avait dompt&eacute; l'animal, m&ecirc;me dans ses acc&egrave;s
+les plus furieux, par des coups de fouet, et il voulut y recourir cette
+fois encore. Mais, en voyant le fouet, l'orang-outang bondit &agrave; travers
+la porte de la chambre, d&eacute;gringola par les escaliers, et, profitant
+d'une fen&ecirc;tre ouverte par malheur, il se jeta dans la rue.</p>
+
+<p>Le Fran&ccedil;ais, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, poursuivit le singe; celui-ci, tenant toujours
+son rasoir d'une main, s'arr&ecirc;tait de temps en temps, se retournait, et
+faisait des grimaces &agrave; l'homme qui le poursuivait, jusqu'&agrave; ce qu'il se
+v&icirc;t pr&egrave;s d'&ecirc;tre atteint, puis il reprenait sa course. Cette chasse dura
+ainsi un bon bout de temps. Les rues &eacute;taient profond&eacute;ment tranquilles,
+et il pouvait &ecirc;tre trois heures du matin. En traversant un passage
+derri&egrave;re la rue Morgue, l'attention du fugitif fut attir&eacute;e par une
+lumi&egrave;re qui partait de la fen&ecirc;tre de M<sup>me</sup> l'Espanaye, au quatri&egrave;me &eacute;tage
+de sa maison. Il se pr&eacute;cipita vers le mur, il aper&ccedil;ut la cha&icirc;ne du
+paratonnerre, y grimpa avec une inconcevable agilit&eacute;, saisit le volet,
+qui &eacute;tait compl&egrave;tement rabattu contre le mur, et, en s'appuyant dessus,
+il s'&eacute;lan&ccedil;a droit sur le chevet du lit.</p>
+
+<p>Toute cette gymnastique ne dura pas une minute. Le volet avait &eacute;t&eacute;
+repouss&eacute; contre le mur par le bond que l'orang-outang avait fait en se
+jetant dans la chambre.</p>
+
+<p>Cependant, le matelot &eacute;tait &agrave; la fois joyeux et inquiet. Il avait donc
+bonne esp&eacute;rance de ressaisir l'animal, qui pouvait difficilement
+s'&eacute;chapper de la trappe o&ugrave; il s'&eacute;tait aventur&eacute;, et d'o&ugrave; on pouvait lui
+barrer la fuite. D'un autre c&ocirc;t&eacute; il y avait lieu d'&ecirc;tre fort inquiet de
+ce qu'il pouvait faire dans la maison. Cette derni&egrave;re r&eacute;flexion incita
+l'homme &agrave; se remettre &agrave; la poursuite de son fugitif. Il n'est pas
+difficile pour un marin de grimper &agrave; une cha&icirc;ne de paratonnerre; mais,
+quand il fut arriv&eacute; &agrave; la hauteur de la fen&ecirc;tre, situ&eacute;e assez loin sur sa
+gauche, il se trouva fort emp&ecirc;ch&eacute;; tout ce qu'il put faire de mieux fut
+de se dresser de mani&egrave;re &agrave; jeter un coup d'&oelig;il dans l'int&eacute;rieur de la
+chambre. Mais ce qu'il vit lui fit presque l&acirc;cher prise dans l'exc&egrave;s de
+sa terreur. C'&eacute;tait alors que s'&eacute;levaient les horribles cris qui, &agrave;
+travers le silence de la nuit, r&eacute;veill&egrave;rent en sursaut les habitants de
+la rue Morgue.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> l'Espanaye et sa fille, v&ecirc;tus de leurs toilettes de nuit, &eacute;taient
+sans doute occup&eacute;es &agrave; ranger quelques papiers dans le coffret de fer
+dont il a &eacute;t&eacute; fait mention, et qui avait &eacute;t&eacute; tra&icirc;n&eacute; au milieu de la
+chambre. Il &eacute;tait ouvert, et tout son contenu &eacute;tait &eacute;parpill&eacute; sur le
+parquet. Les victimes avaient sans doute le dos tourn&eacute; &agrave; la fen&ecirc;tre; et,
+&agrave; en juger par le temps qui s'&eacute;coula entre l'invasion de la b&ecirc;te et les
+premiers cris, il est probable qu'elles ne l'aper&ccedil;urent pas tout de
+suite. Le claquement du volet a pu &ecirc;tre vraisemblablement attribu&eacute; au
+vent.</p>
+
+<p>Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait
+empoign&eacute; M<sup>me</sup> l'Espanaye par ses cheveux qui &eacute;taient &eacute;pars et qu'elle
+peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les
+gestes d'un barbier. La fille &eacute;tait par terre, immobile; elle s'&eacute;tait
+&eacute;vanouie. Les cris et les efforts de la vieille dame, pendant lesquels
+les cheveux lui furent arrach&eacute;s de la t&ecirc;te, eurent pour effet de changer
+en fureur les dispositions probablement pacifiques de l'orang-outang.
+D'un coup rapide de son bras musculeux, il s&eacute;para presque la t&ecirc;te du
+corps. La vue du sang transforma sa fureur en fr&eacute;n&eacute;sie. Il grin&ccedil;ait des
+dents, il lan&ccedil;ait du feu par les yeux. Il se jeta sur le corps de la
+jeune personne, il lui ensevelit ses griffes dans la gorge, et les y
+laissa jusqu'&agrave; ce qu'elle f&ucirc;t morte. Ses yeux &eacute;gar&eacute;s et sauvages
+tomb&egrave;rent en ce moment sur le chevet du lit, au-dessus duquel il put
+apercevoir la face de son ma&icirc;tre, paralys&eacute;e par l'horreur.</p>
+
+<p>La furie de la b&ecirc;te, qui sans aucun doute se souvenait du terrible
+fouet, se changea imm&eacute;diatement en frayeur. Sachant bien qu'elle avait
+m&eacute;rit&eacute; un ch&acirc;timent, elle semblait vouloir cacher les traces sanglantes
+de son action, et bondissait &agrave; travers la chambre dans un acc&egrave;s
+d'agitation nerveuse, bousculant et brisant les meubles &agrave; chacun de ses
+mouvements, et arrachant les matelas du lit. Finalement, elle s'empara
+du corps de la fille, et le poussa dans la chemin&eacute;e, dans la posture o&ugrave;
+elle fut trouv&eacute;e, puis de celui de la vieille dame qu'elle pr&eacute;cipita la
+t&ecirc;te la premi&egrave;re &agrave; travers la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Comme le singe s'approchait de la fen&ecirc;tre avec son fardeau tout mutil&eacute;,
+le matelot &eacute;pouvant&eacute; se baissa, et, se laissant couler le long de la
+cha&icirc;ne sans pr&eacute;cautions, il s'enfuit tout d'un trait jusque chez lui,
+redoutant les cons&eacute;quences de cette atroce boucherie, et, dans sa
+terreur, abandonnant volontiers tout souci de la destin&eacute;e de son
+orang-outang. Les voix entendues par les gens de l'escalier &eacute;taient ses
+exclamations d'horreur et d'effroi m&ecirc;l&eacute;es aux glapissements diaboliques
+de la b&ecirc;te.</p>
+
+<p>Je n'ai presque rien &agrave; ajouter. L'orang-outang s'&eacute;tait sans doute
+&eacute;chapp&eacute; de la chambre par la cha&icirc;ne du paratonnerre, juste avant que la
+porte f&ucirc;t enfonc&eacute;e. En passant par la fen&ecirc;tre, il l'avait &eacute;videmment
+referm&eacute;e. Il fut rattrap&eacute; plus tard par le propri&eacute;taire lui-m&ecirc;me, qui le
+vendit pour un bon prix au Jardin des Plantes.</p>
+
+<p>Lebon fut imm&eacute;diatement rel&acirc;ch&eacute;, apr&egrave;s que nous e&ucirc;mes racont&eacute; toutes les
+circonstances de l'affaire, assaisonn&eacute;es de quelques commentaires de
+Dupin, dans le cabinet m&ecirc;me du pr&eacute;fet de police. Ce fonctionnaire,
+quelque bien dispos&eacute; qu'il f&ucirc;t envers mon ami, ne pouvait pas absolument
+d&eacute;guiser sa mauvaise humeur en voyant l'affaire prendre cette tournure,
+et se laissa aller &agrave; un ou deux sarcasmes sur la manie des personnes qui
+se m&ecirc;laient de ses fonctions.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-le parler, dit Dupin, qui n'avait pas jug&eacute; &agrave; propos de
+r&eacute;pliquer. Laissez-le jaser, cela all&eacute;gera sa conscience. Je suis
+content de l'avoir battu sur son propre terrain. N&eacute;anmoins, qu'il n'ait
+pas pu d&eacute;brouiller ce myst&egrave;re, il n'y a nullement lieu de s'en &eacute;tonner,
+et cela est moins singulier qu'il ne le croit; car, en v&eacute;rit&eacute;, notre ami
+le pr&eacute;fet est un peu trop fin pour &ecirc;tre profond. Sa science n'a pas de
+base. Elle est tout en t&ecirc;te et n'a pas de corps, comme les portraits de
+la d&eacute;esse Laverna,&mdash;ou, si vous aimez mieux, tout en t&ecirc;te et en &eacute;paules,
+comme une morue. Mais, apr&egrave;s tout, c'est un brave homme. Je l'adore
+particuli&egrave;rement pour un merveilleux genre de <i>cant</i> auquel il doit sa
+r&eacute;putation de g&eacute;nie. Je veux parler de sa manie <i>de nier ce qui est, et
+d'expliquer ce qui n'est pas</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LA_LETTRE_VOLEE" id="LA_LETTRE_VOLEE"></a><a href="#toc">LA LETTRE VOL&Eacute;E</a></h2>
+
+<p class="r"><i>Nil sapientiae odiosius acumine nimio.</i><br />
+<span style="margin-left: 0.5em;">S&Eacute;N&Egrave;QUE</span><br />
+</p>
+
+
+<p>J'&eacute;tais &agrave; Paris en 18... Apr&egrave;s une sombre et orageuse soir&eacute;e d'automne,
+je jouissais de la double volupt&eacute; de la m&eacute;ditation et d'une pipe d'&eacute;cume
+de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite biblioth&egrave;que ou
+cabinet d'&eacute;tude, rue Dunot, n&deg; 33, au troisi&egrave;me, faubourg Saint-Germain.
+Pendant une bonne heure, nous avions gard&eacute; le silence; chacun de nous,
+pour le premier observateur venu, aurait paru profond&eacute;ment et
+exclusivement occup&eacute; des tourbillons fris&eacute;s de fum&eacute;e qui chargeaient
+l'atmosph&egrave;re de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moi-m&ecirc;me
+certains points, qui avaient &eacute;t&eacute; dans la premi&egrave;re partie de la soir&eacute;e
+l'objet de notre conversation; je veux parler de l'affaire de la rue
+Morgue, et du myst&egrave;re relatif &agrave; l'assassinat de Marie Roget. Je r&ecirc;vais
+donc &agrave; l'esp&egrave;ce d'analogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte
+de notre appartement s'ouvrit et donna passage &agrave; notre vieille
+connaissance, &agrave; M. G..., le pr&eacute;fet de police de Paris.</p>
+
+<p>Nous lui souhait&acirc;mes cordialement la bienvenue; car l'homme avait son
+c&ocirc;t&eacute; charmant comme son c&ocirc;t&eacute; m&eacute;prisable, et nous ne l'avions pas vu
+depuis quelques ann&eacute;es. Comme nous &eacute;tions assis dans les t&eacute;n&egrave;bres, Dupin
+se leva pour allumer une lampe; mais il se rassit et n'en fit rien, en
+entendant G... dire qu'il &eacute;tait venu pour nous consulter, ou plut&ocirc;t pour
+demander l'opinion de mon ami relativement &agrave; une affaire qui lui avait
+caus&eacute; une masse d'embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est un cas qui demande de la r&eacute;flexion, observa Dupin,
+s'abstenant d'allumer la m&egrave;che, nous l'examinerons plus convenablement
+dans les t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; encore une de vos id&eacute;es bizarres, dit le pr&eacute;fet, qui avait la
+manie d'appeler bizarres toutes les choses situ&eacute;es au del&agrave; de sa
+compr&eacute;hension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense l&eacute;gion de
+bizarreries.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, ma foi, vrai! dit Dupin en pr&eacute;sentant une pipe &agrave; notre
+visiteur, et roulant vers lui un excellent fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, quel est le cas embarrassant? demandai-je; j'esp&egrave;re
+bien que ce n'est pas encore dans le genre assassinat.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non. Rien de pareil. Le fait est que l'affaire est vraiment
+tr&egrave;s-simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort
+bien nous m&ecirc;mes; mais j'ai pens&eacute; que Dupin ne serait pas f&acirc;ch&eacute;
+d'apprendre les d&eacute;tails de cette affaire, parce qu'elle est
+excessivement <i>bizarre</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Simple et bizarre, dit Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui; et cette expression n'est pourtant pas exacte; l'un ou
+l'autre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons &eacute;t&eacute; tous l&agrave;-bas
+fortement embarrass&eacute;s par cette affaire; car, toute simple qu'elle est,
+elle nous d&eacute;route compl&egrave;tement.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre est-ce la simplicit&eacute; m&ecirc;me de la chose qui vous induit en
+erreur, dit mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Quel non-sens nous dites-vous l&agrave;! r&eacute;pliqua le pr&eacute;fet, en riant de bon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre le myst&egrave;re est-il un peu <i>trop</i> clair, dit Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bont&eacute; du ciel! qui a jamais ou&iuml; parler d'une id&eacute;e pareille.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu <i>trop</i> &eacute;vident.</p>
+
+<p>&mdash;Ha! ha!&mdash;ha! ha!&mdash;oh! oh! criait notre h&ocirc;te, qui se divertissait
+profond&eacute;ment. Oh! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et enfin, demandai-je, quelle est la chose en question?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je vous la dirai, r&eacute;pliqua le pr&eacute;fet, en l&acirc;chant une longue,
+solide et contemplative bouff&eacute;e de fum&eacute;e et s'&eacute;tablissant dans son
+fauteuil. Je vous la dirai en peu de mots. Mais, avant de commencer,
+laissez-moi vous avertir que c'est une affaire qui demande le plus grand
+secret, et que je perdrais tr&egrave;s-probablement le poste que j'occupe, si
+l'on savait que je l'ai confi&eacute;e &agrave; qui que ce soit.</p>
+
+<p>&mdash;Commencez, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ou ne commencez pas, dit Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien; je commence. J'ai &eacute;t&eacute; inform&eacute; personnellement, et en
+tr&egrave;s-haut lieu, qu'un certain document de la plus grande importance
+avait &eacute;t&eacute; soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est
+l'individu qui l'a vol&eacute;; cela est hors de doute; on l'a vu s'en emparer.
+On sait aussi que ce document est toujours en sa possession.</p>
+
+<p>&mdash;Comment sait-on cela? demanda Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est clairement d&eacute;duit de la nature du document et de la
+non-apparition de certains r&eacute;sultats qui surgiraient imm&eacute;diatement s'il
+sortait des mains du voleur; en d'autres termes, s'il &eacute;tait employ&eacute; en
+vue du but que celui-ci doit &eacute;videmment se proposer.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez &ecirc;tre un peu plus clair, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'irai jusqu'&agrave; vous dire que ce papier conf&egrave;re &agrave; son
+d&eacute;tenteur un certain pouvoir dans un certain lieu o&ugrave; ce pouvoir est
+d'une valeur inappr&eacute;ciable.&mdash;Le pr&eacute;fet raffolait du <i>cant</i> diplomatique.</p>
+
+<p>&mdash;Je continue &agrave; ne rien comprendre, dit Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, vraiment? Allons! Ce document, r&eacute;v&eacute;l&eacute; &agrave; un troisi&egrave;me personnage,
+dont je tairai le nom, mettrait en question l'honneur d'une personne du
+plus haut rang; et voil&agrave; ce qui donne au d&eacute;tenteur du document un
+ascendant sur l'illustre personne dont l'honneur et la s&eacute;curit&eacute; sont
+ainsi mis en p&eacute;ril.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cet ascendant, interrompis-je, d&eacute;pend de ceci: le voleur sait-il
+que la personne vol&eacute;e conna&icirc;t son voleur? Qui oserait...?</p>
+
+<p>&mdash;Le voleur, dit G..., c'est D..., qui ose tout ce qui est indigne d'un
+homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le proc&eacute;d&eacute; du vol a &eacute;t&eacute;
+aussi ing&eacute;nieux que hardi. Le document en question, une lettre, pour
+&ecirc;tre franc, a &eacute;t&eacute; re&ccedil;u par la personne vol&eacute;e pendant qu'elle &eacute;tait seule
+dans le boudoir royal. Pendant qu'elle le lisait, elle fut soudainement
+interrompue par l'entr&eacute;e de l'illustre personnage &agrave; qui elle d&eacute;sirait
+particuli&egrave;rement le cacher. Apr&egrave;s avoir essay&eacute; en vain de le jeter
+rapidement dans un tiroir, elle fut oblig&eacute;e de le d&eacute;poser tout ouvert
+sur une table. La lettre, toutefois, &eacute;tait retourn&eacute;e, la suscription en
+dessus, et, le contenu &eacute;tant ainsi cach&eacute;, elle n'attira pas l'attention.
+Sur ces entrefaites arriva le ministre D... Son &oelig;il de lynx per&ccedil;oit
+imm&eacute;diatement le papier, reconna&icirc;t l'&eacute;criture de la suscription,
+remarque l'embarras de la personne &agrave; qui elle &eacute;tait adress&eacute;e, et p&eacute;n&egrave;tre
+son secret.</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s avoir trait&eacute; quelques affaires, exp&eacute;di&eacute;es tambour battant, &agrave; sa
+mani&egrave;re habituelle, il tire de sa poche une lettre &agrave; peu pr&egrave;s semblable
+&agrave; la lettre en question, l'ouvre, fait semblant de la lire, et la place
+juste &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l'autre. Il se remet &agrave; causer, pendant un quart d'heure
+environ, des affaires publiques. &Agrave; la longue, il prend cong&eacute;, et met la
+main sur la lettre &agrave; laquelle il n'a aucun droit. La personne vol&eacute;e le
+vit, mais, naturellement, n'osa pas attirer l'attention sur ce fait, en
+pr&eacute;sence du troisi&egrave;me personnage qui &eacute;tait &agrave; son c&ocirc;t&eacute;. Le ministre
+d&eacute;campa, laissant sur la table sa propre lettre, une lettre sans
+importance.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit Dupin en se tournant &agrave; moiti&eacute; vers moi, voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment
+le cas demand&eacute; pour rendre l'ascendant complet: le voleur sait que la
+personne vol&eacute;e conna&icirc;t son voleur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pliqua le pr&eacute;fet, et, depuis quelques mois, il a &eacute;t&eacute; largement
+us&eacute;, dans un but politique, de l'empire conquis par ce stratag&egrave;me, et
+jusqu'&agrave; un point fort dangereux. La personne vol&eacute;e est de jour en jour
+plus convaincue de la n&eacute;cessit&eacute; de retirer sa lettre. Mais,
+naturellement, cela ne peut pas se faire ouvertement. Enfin, pouss&eacute;e au
+d&eacute;sespoir, elle m'a charg&eacute; de la commission.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'&eacute;tait pas possible, je suppose, dit Dupin dans une aur&eacute;ole de
+fum&eacute;e, de choisir ou m&ecirc;me d'imaginer un agent plus sagace.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me flattez, r&eacute;pliqua le pr&eacute;fet; mais il est bien possible qu'on
+ait con&ccedil;u de moi quelque opinion de ce genre.</p>
+
+<p>&mdash;Il est clair, dis-je, comme vous l'avez remarqu&eacute;, que la lettre est
+toujours entre les mains du ministre; puisque c'est le fait de la
+possession et non l'usage de la lettre qui cr&eacute;e l'ascendant. Avec
+l'usage, l'ascendant s'&eacute;vanouit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit G..., et c'est d'apr&egrave;s cette conviction que j'ai
+march&eacute;. Mon premier soin a &eacute;t&eacute; de faire une recherche minutieuse &agrave;
+l'h&ocirc;tel du ministre; et, l&agrave;, mon principal embarras fut de chercher &agrave;
+son insu. Par-dessus tout, j'&eacute;tais en garde contre le danger qu'il y
+aurait eu &agrave; lui donner un motif de soup&ccedil;onner notre dessein.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dis-je, vous &ecirc;tes tout &agrave; fait &agrave; votre affaire, dans ces esp&egrave;ces
+d'investigations. La police parisienne a pratiqu&eacute; la chose plus d'une
+fois.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sans doute;&mdash;et c'est pourquoi j'avais bonne esp&eacute;rance. Les
+habitudes du ministre me donnaient d'ailleurs un grand avantage. Il est
+souvent absent de chez lui toute la nuit. Ses domestiques ne sont pas
+nombreux. Ils couchent &agrave; une certaine distance de l'appartement de leur
+ma&icirc;tre, et, comme ils sont Napolitains avant tout, ils mettent de la
+bonne volont&eacute; &agrave; se laisser enivrer. J'ai, comme vous savez, des clefs
+avec lesquelles je puis ouvrir toutes les chambres et tous les cabinets
+de Paris. Pendant trois mois, il ne s'est pas pass&eacute; une nuit, dont je
+n'aie employ&eacute; la plus grande partie &agrave; fouiller, en personne, l'h&ocirc;tel
+D... Mon honneur y est int&eacute;ress&eacute;, et, pour vous confier un grand secret,
+la r&eacute;compense est &eacute;norme. Aussi je n'ai abandonn&eacute; les recherches que
+lorsque j'ai &eacute;t&eacute; pleinement convaincu que le voleur &eacute;tait encore plus
+fin que moi. Je crois que j'ai scrut&eacute; tous les coins et recoins de la
+maison dans lesquels il &eacute;tait possible de cacher un papier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne serait-il pas possible, insinuai-je, que, bien que la lettre
+f&ucirc;t au pouvoir du ministre,&mdash;elle y est indubitablement,&mdash;il l'e&ucirc;t
+cach&eacute;e ailleurs que dans sa propre maison?</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'est gu&egrave;re possible, dit Dupin. La situation particuli&egrave;re,
+actuelle, des affaires de la cour, sp&eacute;cialement la nature de l'intrigue
+dans laquelle D... a p&eacute;n&eacute;tr&eacute;, comme on sait, font de l'efficacit&eacute;
+imm&eacute;diate du document,&mdash;de la possibilit&eacute; de le produire &agrave; la
+minute,&mdash;un point d'une importance presque &eacute;gale &agrave; sa possession.</p>
+
+<p>&mdash;La possibilit&eacute; de le produire? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ou, si vous aimez mieux, de l'annihiler, dit Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, remarquai-je. Le papier est donc &eacute;videmment dans l'h&ocirc;tel.
+Quant au cas o&ugrave; il serait sur la personne m&ecirc;me du ministre, nous le
+consid&eacute;rons comme tout &agrave; fait hors de question.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument, dit le pr&eacute;fet. Je l'ai fait arr&ecirc;ter deux fois par de faux
+voleurs, et sa personne a &eacute;t&eacute; scrupuleusement fouill&eacute;e sous mes propres
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez pu vous &eacute;pargner cette peine, dit Dupin.&mdash;D... n'est pas
+absolument fou, je pr&eacute;sume, et d&egrave;s lors il a d&ucirc; pr&eacute;voir ces guets-apens
+comme choses naturelles.</p>
+
+<p>&mdash;Pas <i>absolument</i> fou, c'est vrai, dit G...,&mdash;toutefois, c'est un
+po&euml;te, ce qui, je crois, n'en est pas fort &eacute;loign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit Dupin, apr&egrave;s avoir longuement et pensivement pouss&eacute; la
+fum&eacute;e de sa pipe d'&eacute;cume, bien que je me sois rendu moi-m&ecirc;me coupable de
+certaine rapsodie.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dis-je, racontez-nous les d&eacute;tails pr&eacute;cis de votre recherche.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est que nous avons pris notre temps, et que nous avons cherch&eacute;
+<i>partout</i>. J'ai une vieille exp&eacute;rience de ces sortes d'affaires. Nous
+avons entrepris la maison de chambre en chambre; nous avons consacr&eacute; &agrave;
+chacune les nuits de toute une semaine. Nous avons d'abord examin&eacute; les
+meubles de chaque appartement. Nous avons ouvert tous les tiroirs
+possibles; et je pr&eacute;sume que vous n'ignorez pas que, pour un agent de
+police bien dress&eacute;, un tiroir secret est une chose qui n'existe pas.
+Tout homme qui, dans une perquisition de cette nature, permet &agrave; un
+tiroir secret de lui &eacute;chapper est une brute. La besogne est si facile!
+Il y a dans chaque pi&egrave;ce une certaine quantit&eacute; de volumes et de surfaces
+dont on peut se rendre compte. Nous avons pour cela des r&egrave;gles exactes.
+La cinqui&egrave;me partie d'une ligne ne peut pas nous &eacute;chapper.</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s les chambres, nous avons pris les si&egrave;ges. Les coussins ont &eacute;t&eacute;
+sond&eacute;s avec ces longues et fines aiguilles que vous m'avez vu employer.
+Nous avons enlev&eacute; les dessus des tables.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois le dessus d'une table ou de toute autre pi&egrave;ce
+d'ameublement analogue est enlev&eacute; par une personne qui d&eacute;sire cacher
+quelque chose; elle creuse le pied de la table; l'objet est d&eacute;pos&eacute; dans
+la cavit&eacute;, et le dessus replac&eacute;. On se sert de la m&ecirc;me mani&egrave;re des
+montants d'un lit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne pourrait-on pas deviner la cavit&eacute; par l'auscultation?
+demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde, si, en d&eacute;posant l'objet, on a eu soin de
+l'entourer d'une bourre de coton suffisante. D'ailleurs, dans notre cas,
+nous &eacute;tions oblig&eacute;s de proc&eacute;der sans bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'avez pas pu d&eacute;faire,&mdash;vous n'avez pas pu d&eacute;monter toutes
+les pi&egrave;ces d'ameublement dans lesquelles on aurait pu cacher un d&eacute;p&ocirc;t de
+la fa&ccedil;on dont vous parlez. Une lettre peut &ecirc;tre roul&eacute;e en une spirale
+tr&egrave;s-mince, ressemblant beaucoup par sa forme et son volume &agrave; une grosse
+aiguille &agrave; tricoter, et &ecirc;tre ainsi ins&eacute;r&eacute;e dans un b&acirc;ton de chaise, par
+exemple. Avez-vous d&eacute;mont&eacute; toutes les chaises?</p>
+
+<p>&mdash;Non, certainement, mais nous avons fait mieux, nous avons examin&eacute; les
+b&acirc;tons de toutes les chaises de l'h&ocirc;tel, et m&ecirc;me les jointures de toutes
+les pi&egrave;ces de l'ameublement, &agrave; l'aide d'un puissant microscope. S'il y
+avait eu la moindre trace d'un d&eacute;sordre r&eacute;cent, nous l'aurions
+infailliblement d&eacute;couvert &agrave; l'instant. Un seul grain de poussi&egrave;re caus&eacute;e
+par la vrille, par exemple, nous aurait saut&eacute; aux yeux comme une pomme.
+La moindre alt&eacute;ration dans la colle,&mdash;un simple b&acirc;illement dans les
+jointures aurait suffi pour nous r&eacute;v&eacute;ler la cachette.</p>
+
+<p>&mdash;Je pr&eacute;sume que vous avez examin&eacute; les glaces entre la glace et le
+planch&eacute;iage, et que vous avez fouill&eacute; les lits et les courtines des
+lits, aussi bien que les rideaux et les tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Naturellement; et quand nous e&ucirc;mes absolument pass&eacute; en revue tous les
+articles de ce genre, nous avons examin&eacute; la maison elle-m&ecirc;me. Nous avons
+divis&eacute; la totalit&eacute; de sa surface en compartiments, que nous avons
+num&eacute;rot&eacute;s, pour &ecirc;tre s&ucirc;rs de n'en omettre aucun; nous avons fait de
+chaque pouce carr&eacute; l'objet d'un nouvel examen au microscope, et nous y
+avons compris les deux maisons adjacentes.</p>
+
+<p>&mdash;Les deux maisons adjacentes! m'&eacute;criai-je; vous avez d&ucirc; vous donner
+bien du mal.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma foi! mais la r&eacute;compense offerte est &eacute;norme.</p>
+
+<p>&mdash;Dans les maisons, comprenez-vous le sol?</p>
+
+<p>&mdash;Le sol est partout pav&eacute; de briques. Comparativement, cela ne nous a
+pas donn&eacute; grand mal. Nous avons examin&eacute; la mousse entre les briques,
+elle &eacute;tait intacte.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez sans doute visit&eacute; les papiers de D..., et les livres de la
+biblioth&egrave;que?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement; nous avons ouvert chaque paquet et chaque article; nous
+n'avons pas seulement ouvert les livres, mais nous les avons parcourus
+feuillet par feuillet, ne nous contentant pas de les secouer simplement
+comme font plusieurs de nos officiers de police. Nous avons aussi mesur&eacute;
+l'&eacute;paisseur de chaque reliure avec la plus exacte minutie, et nous avons
+appliqu&eacute; &agrave; chacune la curiosit&eacute; jalouse du microscope. Si l'on avait
+r&eacute;cemment ins&eacute;r&eacute; quelque chose dans une des reliures, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+absolument impossible que le fait &eacute;chapp&acirc;t &agrave; notre observation. Cinq ou
+six volumes qui sortaient des mains du relieur ont &eacute;t&eacute; soigneusement
+sond&eacute;s longitudinalement avec les aiguilles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez explor&eacute; les parquets, sous les tapis?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Nous avons enlev&eacute; chaque tapis, et nous avons examin&eacute; les
+planches au microscope.</p>
+
+<p>&mdash;Et les papiers des murs?</p>
+
+<p>&mdash;Aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez visit&eacute; les caves?</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons visit&eacute; les caves.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dis-je, vous avez fait fausse route, et la lettre n'est pas
+dans l'h&ocirc;tel, comme vous le supposiez.</p>
+
+<p>&mdash;Je crains que vous n'ayez raison, dit le pr&eacute;fet. Et vous maintenant,
+Dupin, que me conseillez-vous de faire?</p>
+
+<p>&mdash;Faire une perquisition compl&egrave;te.</p>
+
+<p>&mdash;C'est absolument inutile! r&eacute;pliqua G... Aussi s&ucirc;r que je vis, la
+lettre n'est pas dans l'h&ocirc;tel!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas de meilleur conseil &agrave; vous donner, dit Dupin. Vous avez,
+sans doute, un signalement exact de la lettre?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! Et ici, le pr&eacute;fet, tirant un agenda, se mit &agrave; nous lire &agrave;
+haute voix une description minutieuse du document perdu, de son aspect
+int&eacute;rieur, et sp&eacute;cialement de l'ext&eacute;rieur. Peu de temps apr&egrave;s avoir fini
+la lecture de cette description, cet excellent homme prit cong&eacute; de nous,
+plus accabl&eacute; et l'esprit plus compl&egrave;tement d&eacute;courag&eacute; que je ne l'avais
+vu jusqu'alors. Environ un mois apr&egrave;s, il nous fit une seconde visite,
+et nous trouva occup&eacute;s &agrave; peu pr&egrave;s de la m&ecirc;me fa&ccedil;on. Il prit une pipe et
+un si&egrave;ge, et causa de choses et d'autres. &Agrave; la longue, je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mais, G..., et votre lettre vol&eacute;e? Je pr&eacute;sume qu'&agrave; la fin,
+vous vous &ecirc;tes r&eacute;sign&eacute; &agrave; comprendre que ce n'est pas une petite besogne
+que d'enfoncer le ministre?</p>
+
+<p>&mdash;Que le diable l'emporte!&mdash;J'ai pourtant recommenc&eacute; cette perquisition,
+comme Dupin me l'avait conseill&eacute;; mais, comme je m'en doutais, &ccedil;'a &eacute;t&eacute;
+peine perdue.</p>
+
+<p>&mdash;De combien est la r&eacute;compense offerte? vous nous avez dit... demanda
+Dupin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... elle est tr&egrave;s-forte... une r&eacute;compense vraiment magnifique,&mdash;je
+ne veux pas vous dire au juste combien; mais une chose que je vous
+dirai, c'est que je m'engagerais bien &agrave; payer de ma bourse cinquante
+mille francs &agrave; celui qui pourrait me trouver cette lettre. Le fait est
+que la chose devient de jour en jour plus urgente, et la r&eacute;compense a
+&eacute;t&eacute; doubl&eacute;e r&eacute;cemment. Mais, en v&eacute;rit&eacute;, on la triplerait, que je ne
+pourrais faire mon devoir mieux que je l'ai fait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... oui..., dit Dupin en tra&icirc;nant ses paroles au milieu des
+bouff&eacute;es de sa pipe, je crois... r&eacute;ellement, G..., que vous n'avez pas
+fait... tout votre possible... vous n'&ecirc;tes pas all&eacute; au fond de la
+question. Vous pourriez faire... un peu plus, je pense du moins, hein?</p>
+
+<p>&mdash;Comment? dans quel sens?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... (une bouff&eacute;e de fum&eacute;e) vous pourriez... (bouff&eacute;e sur
+bouff&eacute;e)&mdash;prendre conseil en cette mati&egrave;re, hein?&mdash;(Trois bouff&eacute;es de
+fum&eacute;e.)&mdash;Vous rappelez-vous l'histoire qu'on raconte d'Abernethy?<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a></p>
+
+<p>&mdash;Non! au diable votre Abernethy!</p>
+
+<p>&mdash;Assur&eacute;ment! au diable, si cela vous amuse!&mdash;Or donc, une fois, un
+certain riche, fort avare, con&ccedil;ut le dessein de soutirer &agrave; Abernethy une
+consultation m&eacute;dicale. Dans ce but, il entama avec lui, au milieu d'une
+soci&eacute;t&eacute;, une conversation ordinaire, &agrave; travers laquelle il insinua au
+m&eacute;decin son propre cas, comme celui d'un individu imaginaire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous supposerons, dit l'avare, que les sympt&ocirc;mes sont tels et tels;
+maintenant, docteur, que lui conseilleriez-vous de prendre?</p>
+
+<p>&mdash;Que prendre? dit Abernethy, mais prendre conseil &agrave; coup s&ucirc;r.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le pr&eacute;fet, un peu d&eacute;contenanc&eacute;, je suis tout dispos&eacute; &agrave;
+prendre conseil, et &agrave; payer pour cela. Je donnerais <i>vraiment</i> cinquante
+mille francs &agrave; quiconque me tirerait d'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Dans ce cas, r&eacute;pliqua Dupin, ouvrant un tiroir et en tirant un livre
+de mandats, vous pouvez aussi bien me faire un bon pour la somme
+susdite. Quand vous l'aurez sign&eacute;, je vous remettrai votre lettre.</p>
+
+<p>Je fus stup&eacute;fi&eacute;. Quant au pr&eacute;fet, il semblait absolument foudroy&eacute;.
+Pendant quelques minutes, il resta muet et immobile, regardant mon ami,
+la bouche b&eacute;ante, avec un air incr&eacute;dule et des yeux qui semblaient lui
+sortir de la t&ecirc;te; enfin, il parut revenir un peu &agrave; lui, il saisit une
+plume, et, apr&egrave;s quelques h&eacute;sitations, le regard &eacute;bahi et vide, il
+remplit et signa un bon de cinquante mille francs, et le tendit &agrave; Dupin
+par-dessus la table. Ce dernier l'examina soigneusement et le serra dans
+son portefeuille; puis, ouvrant un pupitre, il en tira une lettre et la
+donna au pr&eacute;fet. Notre fonctionnaire l'agrippa dans une parfaite agonie
+de joie, l'ouvrit d'une main tremblante, jeta un coup d'&oelig;il sur son
+contenu, puis, attrapant pr&eacute;cipitamment la porte, se rua sans plus de
+c&eacute;r&eacute;monie hors de la chambre et de la maison, sans avoir prononc&eacute; une
+syllabe depuis le moment o&ugrave; Dupin l'avait pri&eacute; de remplir le mandat.</p>
+
+<p>Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.</p>
+
+<p>&mdash;La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son
+m&eacute;tier. Ses agents sont pers&eacute;v&eacute;rants, ing&eacute;nieux, rus&eacute;s, et poss&egrave;dent &agrave;
+fond toutes les connaissances que requi&egrave;rent sp&eacute;cialement leurs
+fonctions. Aussi, quand G... nous d&eacute;taillait son mode de perquisition
+dans l'h&ocirc;tel D..., j'avais une enti&egrave;re confiance dans ses talents, et
+j'&eacute;tais s&ucirc;r qu'il avait fait une investigation pleinement suffisante,
+dans le cercle de sa sp&eacute;cialit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Dans le cercle de sa sp&eacute;cialit&eacute;? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Dupin; les mesures adopt&eacute;es n'&eacute;taient pas seulement les
+meilleures dans l'esp&egrave;ce, elles furent aussi pouss&eacute;es &agrave; une absolue
+perfection. Si la lettre avait &eacute;t&eacute; cach&eacute;e dans le rayon de leur
+investigation, ces gaillards l'auraient trouv&eacute;e, cela ne fait pas pour
+moi l'ombre d'un doute.</p>
+
+<p>Je me contentai de rire; mais Dupin semblait avoir dit cela fort
+s&eacute;rieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Donc, les mesures, continua-t-il, &eacute;taient bonnes dans l'esp&egrave;ce et
+admirablement ex&eacute;cut&eacute;es; elles avaient pour d&eacute;faut d'&ecirc;tre inapplicables
+au cas et &agrave; l'homme en question. Il y a tout un ordre de moyens
+singuli&egrave;rement ing&eacute;nieux qui sont pour le pr&eacute;fet une sorte de lit de
+Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre
+sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialit&eacute; pour le
+cas en question, et plus d'un &eacute;colier raisonnerait mieux que lui.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilit&eacute; au jeu de pair
+ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue
+avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre
+de ses billes, et demande &agrave; l'autre: &laquo;Pair ou non?&raquo; Si celui-ci devine
+juste, il gagne une bille; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont
+je parle gagnait toutes les billes de l'&eacute;cole. Naturellement, il avait
+un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et
+dans l'appr&eacute;ciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son
+adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main ferm&eacute;e, lui
+demande: &laquo;Pair ou impair?&raquo; Notre &eacute;colier r&eacute;pond: &laquo;Impair!&raquo; et il a
+perdu. Mais, &agrave; la seconde &eacute;preuve, il gagne, car il se dit en lui-m&ecirc;me:
+&laquo;Le niais avait mis pair la premi&egrave;re fois, et toute sa ruse ne va qu'&agrave;
+lui faire mettre impair &agrave; la seconde; je dirai donc: &laquo;Impair!&raquo; Il dit:
+&laquo;Impair&raquo;, et il gagne.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonn&eacute;
+ainsi: &laquo;Ce gar&ccedil;on voit que, dans le premier cas, j'ai dit &laquo;Impair&raquo;, et,
+dans le second, il se proposera,&mdash;c'est la premi&egrave;re id&eacute;e qui se
+pr&eacute;sentera &agrave; lui,&mdash;une simple variation de pair &agrave; impair comme a fait le
+premier b&ecirc;ta; mais une seconde r&eacute;flexion lui dira que c'est l&agrave; un
+changement trop simple, et finalement il se d&eacute;cidera &agrave; mettre pair comme
+la premi&egrave;re fois.&mdash;Je dirai donc: &laquo;Pair!&raquo; Il dit &laquo;Pair&raquo; et gagne.
+Maintenant, ce mode de raisonnement de notre &eacute;colier, que ses camarades
+appellent la chance,&mdash;en derni&egrave;re analyse, qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p>&mdash;C'est simplement, dis-je, une identification de l'intellect de notre
+raisonnement avec celui de son adversaire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela m&ecirc;me, dit Dupin; et, quand je demandai &agrave; ce petit gar&ccedil;on
+par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait
+tout son succ&egrave;s, il me fit la r&eacute;ponse suivante:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Quand je veux savoir jusqu'&agrave; quel point quelqu'un est circonspect ou
+stupide, jusqu'&agrave; quel point il est bon ou m&eacute;chant, ou quelles sont
+actuellement ses pens&eacute;es je compose mon visage d'apr&egrave;s le sien, aussi
+exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quels pensers ou
+quels sentiments na&icirc;tront dans mon esprit ou dans mon c&oelig;ur, comme pour
+s'appareiller et correspondre avec ma physionomie.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Cette r&eacute;ponse de l'&eacute;colier enfonce de beaucoup toute la profondeur
+sophistique attribu&eacute;e &agrave; La Rochefoucauld, &agrave; La Bruy&egrave;re, &agrave; Machiavel et &agrave;
+Campanella.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'identification de l'intellect du raisonneur avec celui de son
+adversaire d&eacute;pend, si je vous comprends bien, de l'exactitude avec
+laquelle l'intellect de l'adversaire est appr&eacute;ci&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pour la valeur pratique, c'est en effet la condition, r&eacute;pliqua Dupin,
+et, si le pr&eacute;fet et toute sa bande se sont tromp&eacute;s si souvent, c'est,
+d'abord, faute de cette identification, en second lieu, par une
+appr&eacute;ciation inexacte, ou plut&ocirc;t par la non-appr&eacute;ciation de
+l'intelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs
+propres id&eacute;es ing&eacute;nieuses; et, quand ils cherchent quelque chose de
+cach&eacute;, ils ne pensent qu'aux moyens dont ils se seraient servis pour le
+cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ing&eacute;niosit&eacute; est
+une repr&eacute;sentation fid&egrave;le de celle de la foule; mais, quand il se trouve
+un malfaiteur particulier dont la finesse diff&egrave;re, en esp&egrave;ce, de la
+leur, ce malfaiteur, naturellement, les <i>roule</i>.</p>
+
+<p>&laquo;Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et
+cela arrive tr&egrave;s-fr&eacute;quemment m&ecirc;me quand elle est au-dessous. Ils ne
+varient pas leur syst&egrave;me d'investigation; tout au plus, quand ils sont
+incit&eacute;s par quelque cas insolite,&mdash;par quelque r&eacute;compense
+extraordinaire,&mdash;ils exag&egrave;rent et poussent &agrave; outrance leurs vieilles
+routines; mais ils ne changent rien &agrave; leurs principes.</p>
+
+<p>&laquo;Dans le cas de D..., par exemple, qu'a-t-on fait pour changer le
+syst&egrave;me d'op&eacute;ration? Qu'est-ce que c'est que toutes ces perforations,
+ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des
+surfaces en pouces carr&eacute;s num&eacute;rot&eacute;s?&mdash;Qu'est-ce que tout cela, si ce
+n'est pas l'exag&eacute;ration, dans son application, d'un des principes ou de
+plusieurs principes d'investigation, qui sont bas&eacute;s sur un ordre d'id&eacute;es
+relatif &agrave; l'ing&eacute;niosit&eacute; humaine, et dont le pr&eacute;fet a pris l'habitude
+dans la longue routine de ses fonctions?</p>
+
+<p>&laquo;Ne voyez-vous pas qu'il consid&egrave;re comme chose d&eacute;montr&eacute;e que tous les
+hommes qui veulent cacher une lettre se servent,&mdash;si ce n'est
+pr&eacute;cis&eacute;ment d'un trou fait &agrave; la vrille dans le pied d'une chaise,&mdash;au
+moins de quelque trou, de quelque coin tout &agrave; fait singulier dont ils
+ont puis&eacute; l'invention dans le m&ecirc;me registre d'id&eacute;es que le trou fait
+avec une vrille?</p>
+
+<p>&laquo;Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont
+employ&eacute;es que dans des occasions ordinaires et ne sont adopt&eacute;es que par
+des intelligences ordinaires; car, dans tous les cas d'objets cach&eacute;s,
+cette mani&egrave;re ambitieuse et tortur&eacute;e de cacher l'objet est, dans le
+principe, pr&eacute;sumable et pr&eacute;sum&eacute;e; ainsi, la d&eacute;couverte ne d&eacute;pend
+nullement de la perspicacit&eacute;, mais simplement du soin, de la patience et
+de la r&eacute;solution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou,
+ce qui revient au m&ecirc;me aux yeux de la police, quand la r&eacute;compense est
+consid&eacute;rable, on voit toutes ces belles qualit&eacute;s &eacute;chouer
+infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en
+affirmant que, si la lettre vol&eacute;e avait &eacute;t&eacute; cach&eacute;e dans le rayon de la
+perquisition de notre pr&eacute;fet,&mdash;en d'autres termes, si le principe
+inspirateur de la cachette avait &eacute;t&eacute; compris dans les principes du
+pr&eacute;fet,&mdash;il l'e&ucirc;t infailliblement d&eacute;couverte. Cependant, ce
+fonctionnaire a &eacute;t&eacute; compl&egrave;tement mystifi&eacute;; et la cause premi&egrave;re,
+originelle, de sa d&eacute;faite, g&icirc;t dans la supposition que le ministre est
+un fou, parce qu'il s'est fait une r&eacute;putation de po&euml;te. Tous les fous
+sont po&euml;tes,&mdash;c'est la mani&egrave;re de voir du pr&eacute;fet,&mdash;et il n'est coupable
+que d'une fausse distribution du terme moyen, en inf&eacute;rant de l&agrave; que tous
+les po&euml;tes sont fous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais est-ce vraiment le po&euml;te? demandai-je. Je sais qu'ils sont deux
+fr&egrave;res, et ils se sont fait tous deux une r&eacute;putation dans les lettres.
+Le ministre, je crois, a &eacute;crit un livre fort remarquable sur le calcul
+diff&eacute;rentiel et int&eacute;gral. Il est le math&eacute;maticien, et non pas le po&euml;te.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez; je le connais fort bien; il est po&euml;te et
+math&eacute;maticien. Comme po&euml;te et math&eacute;maticien, il a d&ucirc; raisonner juste;
+comme simple math&eacute;maticien, il n'aurait pas raisonn&eacute; du tout, et se
+serait ainsi mis &agrave; la merci du pr&eacute;fet.</p>
+
+<p>&mdash;Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m'&eacute;tonner; elle est
+d&eacute;mentie par la voix du monde entier. Vous n'avez pas l'intention de
+mettre &agrave; n&eacute;ant l'id&eacute;e m&ucirc;rie par plusieurs si&egrave;cles. La raison
+math&eacute;matique est depuis longtemps regard&eacute;e comme la raison <i>par
+excellence</i>.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Il y a &agrave; parier</i>, r&eacute;pliqua Dupin, en citant Chamfort, <i>que toute id&eacute;e
+politique, toute convention re&ccedil;ue est une sottise, car elle a convenu au
+plus grand nombre</i>. Les math&eacute;maticiens,&mdash;je vous accorde cela,&mdash;ont fait
+de leur mieux pour propager l'erreur populaire dont vous parlez, et qui,
+bien qu'elle ait &eacute;t&eacute; propag&eacute;e comme v&eacute;rit&eacute;, n'en est pas moins une
+parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d'une
+meilleure cause, accoutum&eacute;s &agrave; appliquer le terme analyse aux op&eacute;rations
+alg&eacute;briques. Les Fran&ccedil;ais sont les premiers coupables de cette tricherie
+scientifique; mais, si l'on reconna&icirc;t que les termes de la langue ont
+une r&eacute;elle importance,&mdash;si les mots tirent leur valeur de leur
+application,&mdash;oh! alors, je conc&egrave;de qu'<i>analyse</i> traduit <i>alg&egrave;bre</i> &agrave; peu
+pr&egrave;s comme en latin <i>ambitus</i> signifie <i>ambition</i>; <i>religio</i>,
+<i>religion</i>; ou <i>homines honesti</i>, la classe des gens honorables.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon
+nombre d'alg&eacute;bristes de Paris;&mdash;mais continuez.</p>
+
+<p>&mdash;Je conteste la validit&eacute;, et cons&eacute;quemment les r&eacute;sultats d'une raison
+cultiv&eacute;e par tout proc&eacute;d&eacute; sp&eacute;cial autre que la logique abstraite. Je
+conteste particuli&egrave;rement le raisonnement tir&eacute; de l'&eacute;tude des
+math&eacute;matiques. Les math&eacute;matiques sont la science des formes et des
+qualit&eacute;s; le raisonnement math&eacute;matique n'est autre que la simple logique
+appliqu&eacute;e &agrave; la forme et &agrave; la quantit&eacute;. La grande erreur consiste &agrave;
+supposer que les v&eacute;rit&eacute;s qu'on nomme <i>purement</i> alg&eacute;briques sont des
+v&eacute;rit&eacute;s abstraites ou g&eacute;n&eacute;rales. Et cette erreur est si &eacute;norme, que je
+suis &eacute;merveill&eacute; de l'unanimit&eacute; avec laquelle elle est accueillie. Les
+axiomes math&eacute;matiques ne sont pas des axiomes d'une v&eacute;rit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. Ce
+qui est vrai d'un rapport de forme ou de quantit&eacute; est souvent une grosse
+erreur relativement &agrave; la morale, par exemple. Dans cette derni&egrave;re
+science, il est tr&egrave;s-commun&eacute;ment faux que la somme des fractions soit
+&eacute;gale au tout. De m&ecirc;me en chimie, l'axiome a tort. Dans l'appr&eacute;ciation
+d'une force motrice, il a &eacute;galement tort; car deux moteurs, chacun &eacute;tant
+d'une puissance donn&eacute;e, n'ont pas n&eacute;cessairement, quand ils sont
+associ&eacute;s, une puissance &eacute;gale &agrave; la somme de leurs puissances prises
+s&eacute;par&eacute;ment. Il y a une foule d'autres v&eacute;rit&eacute;s math&eacute;matiques qui ne sont
+des v&eacute;rit&eacute;s que dans des limites de <i>rapport</i>. Mais le math&eacute;maticien
+argumente incorrigiblement d'apr&egrave;s ses <i>v&eacute;rit&eacute;s finies</i>, comme si elles
+&eacute;taient d'une application g&eacute;n&eacute;rale et absolue,&mdash;valeur que d'ailleurs le
+monde leur attribue. Bryant, dans sa tr&egrave;s-remarquable <i>Mythologie</i>,
+mentionne une source analogue d'erreurs, quand il dit que, bien que
+personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions
+nous-m&ecirc;mes sans cesse au point d'en tirer des d&eacute;ductions, comme si elles
+&eacute;taient des r&eacute;alit&eacute;s vivantes. Il y a d'ailleurs chez nos alg&eacute;bristes,
+qui sont eux-m&ecirc;mes des pa&iuml;ens, de certaines fables pa&iuml;ennes auxquelles
+on ajoute foi, et dont on a tir&eacute; des cons&eacute;quences, non pas tant par une
+absence de m&eacute;moire que par un incompr&eacute;hensible trouble du cerveau. Bref,
+je n'ai jamais rencontr&eacute; de pur math&eacute;maticien en qui on p&ucirc;t avoir
+confiance en dehors de ses racines et de ses &eacute;quations; je n'en ai pas
+connu un seul qui ne t&icirc;nt pas clandestinement pour article de foi que
+<i>x2+px</i> est absolument et inconditionnellement &eacute;gal &agrave; <i>q</i>. Dites &agrave; l'un
+de ces messieurs, en mati&egrave;re d'exp&eacute;rience, si cela vous amuse, que vous
+croyez &agrave; la possibilit&eacute; de cas o&ugrave; <i>x2+px</i> ne serait pas absolument &eacute;gal
+&agrave; <i>q</i>; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire,
+mettez-vous hors de sa port&eacute;e et le plus lestement possible; car, sans
+aucun doute, il essayera de vous assommer.</p>
+
+<p>&laquo;Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de
+ses derni&egrave;res observations, que, si le ministre n'avait &eacute;t&eacute; qu'un
+math&eacute;maticien, le pr&eacute;fet n'aurait pas &eacute;t&eacute; dans la n&eacute;cessit&eacute; de me
+souscrire ce billet. Je le connaissais pour un math&eacute;maticien et un
+po&euml;te, et j'avais pris mes mesures en raison de sa capacit&eacute;, et en
+tenant compte des circonstances o&ugrave; il se trouvait plac&eacute;. Je savais que
+c'&eacute;tait un homme de cour et un intrigant d&eacute;termin&eacute;. Je r&eacute;fl&eacute;chis qu'un
+pareil homme devait indubitablement &ecirc;tre au courant des pratiques de la
+police. &Eacute;videmment, il devait avoir pr&eacute;vu&mdash;et l'&eacute;v&eacute;nement l'a
+prouv&eacute;&mdash;les guets-apens qui lui ont &eacute;t&eacute; pr&eacute;par&eacute;s. Je me dis qu'il avait
+pr&eacute;vu les perquisitions secr&egrave;tes dans son h&ocirc;tel. Ces fr&eacute;quentes absences
+nocturnes que notre bon pr&eacute;fet avait salu&eacute;es comme des adjuvants
+positifs de son futur succ&egrave;s, je les regardais simplement comme des
+ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader
+plus facilement que la lettre n'&eacute;tait pas dans l'h&ocirc;tel. Je sentais aussi
+que toute la s&eacute;rie d'id&eacute;es relatives aux principes invariables de
+l'action polici&egrave;re dans le cas de perquisition,&mdash;id&eacute;es que je vous
+expliquerai tout &agrave; l'heure, non sans quelque peine,&mdash;je sentais, dis-je,
+que toute cette s&eacute;rie d'id&eacute;es avait d&ucirc; n&eacute;cessairement se d&eacute;rouler dans
+l'esprit du ministre.</p>
+
+<p>&laquo;Cela devait imp&eacute;rativement le conduire &agrave; d&eacute;daigner toutes les cachettes
+vulgaires. Cet homme-l&agrave; ne pouvait &ecirc;tre assez faible pour ne pas deviner
+que la cachette la plus compliqu&eacute;e, la plus profonde de son h&ocirc;tel,
+serait aussi peu secr&egrave;te qu'une antichambre ou une armoire pour les
+yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du pr&eacute;fet. Enfin je
+voyais qu'il avait d&ucirc; viser n&eacute;cessairement &agrave; la simplicit&eacute;, s'il n'y
+avait pas &eacute;t&eacute; induit par un go&ucirc;t naturel. Vous vous rappelez sans doute
+avec quels &eacute;clats de rire le pr&eacute;fet accueillit l'id&eacute;e que j'exprimai
+dans notre premi&egrave;re entrevue, &agrave; savoir que si le myst&egrave;re l'embarrassait
+si fort, c'&eacute;tait peut-&ecirc;tre en raison de son absolue simplicit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarit&eacute;. Je croyais
+vraiment qu'il allait tomber dans des attaques de nerfs.</p>
+
+<p>&mdash;Le monde mat&eacute;riel, continua Dupin, est plein d'analogies exactes avec
+l'immat&eacute;riel, et c'est ce qui donne une couleur de v&eacute;rit&eacute; &agrave; ce dogme de
+rh&eacute;torique, qu'une m&eacute;taphore ou une comparaison peut fortifier un
+argument aussi bien qu'embellir une description.</p>
+
+<p>&laquo;Le principe de la force d'inertie, par exemple, semble identique dans
+les deux natures, physique et m&eacute;taphysique; un gros corps est plus
+difficilement mis en mouvement qu'un petit, et sa quantit&eacute; de mouvement
+est en proportion de cette difficult&eacute;; voil&agrave; qui est aussi positif que
+cette proposition analogue: les intellects d'une vaste capacit&eacute;, qui
+sont en m&ecirc;me temps plus imp&eacute;tueux, plus constants et plus accident&eacute;s
+dans leur mouvement que ceux d'un degr&eacute; inf&eacute;rieur, sont ceux qui se
+meuvent le moins ais&eacute;ment, et qui sont les plus embarrass&eacute;s d'h&eacute;sitation
+quand ils se mettent en marche. Autre exemple: avez-vous jamais remarqu&eacute;
+quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l'attention?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais song&eacute; &agrave; cela, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu'on joue avec une
+carte g&eacute;ographique. Un des joueurs prie quelqu'un de deviner un mot
+donn&eacute;, un nom de ville, de rivi&egrave;re, d'&Eacute;tat ou d'empire, enfin un mot
+quelconque compris dans l'&eacute;tendue bigarr&eacute;e et embrouill&eacute;e de la carte.
+Une personne novice dans le jeu cherche en g&eacute;n&eacute;ral &agrave; embarrasser ses
+adversaires en leur donnant &agrave; deviner des noms &eacute;crits en caract&egrave;res
+imperceptibles; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros
+caract&egrave;res qui s'&eacute;tendent d'un bout de la carte &agrave; l'autre. Ces mots-l&agrave;,
+comme les enseignes et les affiches &agrave; lettres &eacute;normes, &eacute;chappent &agrave;
+l'observateur par le fait m&ecirc;me de leur excessive &eacute;vidence; et, ici,
+l'oubli mat&eacute;riel est pr&eacute;cis&eacute;ment analogue &agrave; l'inattention morale d'un
+esprit qui laisse &eacute;chapper les consid&eacute;rations trop palpables, &eacute;videntes
+jusqu'&agrave; la banalit&eacute; et l'importunit&eacute;. Mais c'est l&agrave; un cas, &agrave; ce qu'il
+semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l'intelligence du pr&eacute;fet. Il
+n'a jamais cru probable ou possible que le ministre e&ucirc;t d&eacute;pos&eacute; sa lettre
+juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux emp&ecirc;cher un individu
+quelconque de l'apercevoir.</p>
+
+<p>&laquo;Mais plus je r&eacute;fl&eacute;chissais &agrave; l'audacieux, au distinctif et brillant
+esprit de D...,&mdash;&agrave; ce fait qu'il avait d&ucirc; toujours avoir le document
+sous la main, pour en faire imm&eacute;diatement usage, si besoin &eacute;tait,&mdash;et &agrave;
+cet autre fait que, d'apr&egrave;s la d&eacute;monstration d&eacute;cisive fournie par le
+pr&eacute;fet, ce document n'&eacute;tait pas cach&eacute; dans les limites d'une
+perquisition ordinaire et en r&egrave;gle,&mdash;plus je me sentais convaincu que le
+ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours &agrave; l'exp&eacute;dient le plus
+ing&eacute;nieux du monde, le plus large, qui &eacute;tait de ne pas m&ecirc;me essayer de
+la cacher.</p>
+
+<p>&laquo;P&eacute;n&eacute;tr&eacute; de ces id&eacute;es, j'ajustai sur mes yeux une paire de lunettes
+vertes, et je me pr&eacute;sentai un beau matin, comme par hasard, &agrave; l'h&ocirc;tel du
+ministre. Je trouve D... chez lui, b&acirc;illant, fl&acirc;nant, musant, et se
+pr&eacute;tendant accabl&eacute; d'un supr&ecirc;me ennui. D... est peut-&ecirc;tre l'homme le
+plus r&eacute;ellement &eacute;nergique qui soit aujourd'hui, mais c'est seulement
+quand il est s&ucirc;r de n'&ecirc;tre vu de personne.</p>
+
+<p>&laquo;Pour n'&ecirc;tre pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de
+mes yeux et de la n&eacute;cessit&eacute; de porter des lunettes. Mais, derri&egrave;re ces
+lunettes, j'inspectais soigneusement et minutieusement tout
+l'appartement, en faisant semblant d'&ecirc;tre tout &agrave; la conversation de mon
+h&ocirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Je donnai une attention sp&eacute;ciale &agrave; un vaste bureau aupr&egrave;s duquel il
+&eacute;tait assis, et sur lequel gisaient p&ecirc;le-m&ecirc;le des lettres diverses et
+d'autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques
+livres. Apr&egrave;s un long examen, fait &agrave; loisir, je n'y vis rien qui p&ucirc;t
+exciter particuli&egrave;rement mes soup&ccedil;ons.</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tomb&egrave;rent sur
+un mis&eacute;rable porte-cartes, orn&eacute; de clinquant, et suspendu par un ruban
+bleu crasseux &agrave; un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la
+chemin&eacute;e. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments,
+contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette
+derni&egrave;re &eacute;tait fortement salie et chiffonn&eacute;e. Elle &eacute;tait presque
+d&eacute;chir&eacute;e en deux par le milieu, comme si on avait eu d'abord l'intention
+de la d&eacute;chirer enti&egrave;rement, ainsi qu'on fait d'un objet sans valeur;
+mais on avait vraisemblablement chang&eacute; d'id&eacute;e. Elle portait un large
+sceau noir avec le chiffre de D... tr&egrave;s en &eacute;vidence, et &eacute;tait adress&eacute;e
+au ministre lui-m&ecirc;me. La suscription &eacute;tait d'une &eacute;criture de femme
+tr&egrave;s-fine. On l'avait jet&eacute;e n&eacute;gligemment, et m&ecirc;me, &agrave; ce qu'il semblait,
+assez d&eacute;daigneusement dans l'un des compartiments sup&eacute;rieurs du
+porte-cartes.</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; peine eus-je jet&eacute; un coup d'&oelig;il sur cette lettre, que je conclus que
+c'&eacute;tait celle dont j'&eacute;tais en qu&ecirc;te. &Eacute;videmment elle &eacute;tait, par son
+aspect, absolument diff&eacute;rente de celle dont le pr&eacute;fet nous avait lu une
+description si minutieuse. Ici, le sceau &eacute;tait large et noir avec le
+chiffre de D...; dans l'autre, il &eacute;tait petit et rouge, avec les armes
+ducales de la famille S... Ici, la suscription &eacute;tait d'une &eacute;criture
+menue et f&eacute;minine; dans l'autre, l'adresse, portant le nom d'une
+personne royale, &eacute;tait d'une &eacute;criture hardie, d&eacute;cid&eacute;e et caract&eacute;ris&eacute;e;
+les deux lettres ne se ressemblaient qu'en un point, la dimension. Mais
+le caract&egrave;re excessif de ces diff&eacute;rences, fondamentales en somme, la
+salet&eacute;, l'&eacute;tat d&eacute;plorable du papier, frip&eacute; et d&eacute;chir&eacute;, qui
+contredisaient les v&eacute;ritables habitudes de D..., si m&eacute;thodique, et qui
+d&eacute;non&ccedil;aient l'intention de d&eacute;router un indiscret en lui offrant toutes
+les apparences d'un document sans valeur,&mdash;tout cela, en y ajoutant la
+situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les
+visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions
+ant&eacute;rieures,&mdash;tout cela, dis-je, &eacute;tait fait pour corroborer d&eacute;cid&eacute;ment
+les soup&ccedil;ons de quelqu'un venu avec le parti pris du soup&ccedil;on.</p>
+
+<p>&laquo;Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en
+soutenant une discussion tr&egrave;s-vive avec le ministre sur un point que je
+savais &ecirc;tre pour lui d'un int&eacute;r&ecirc;t toujours nouveau, je gardais
+invariablement mon attention braqu&eacute;e sur la lettre. Tout en faisant cet
+examen, je r&eacute;fl&eacute;chissais sur son aspect ext&eacute;rieur et sur la mani&egrave;re dont
+elle &eacute;tait arrang&eacute;e dans le porte-cartes, et &agrave; la longue je tombai sur
+une d&eacute;couverte qui mit &agrave; n&eacute;ant le l&eacute;ger doute qui pouvait me rester
+encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu'ils &eacute;taient
+plus &eacute;raill&eacute;s que nature. Ils pr&eacute;sentaient l'aspect cass&eacute; d'un papier
+dur, qui, ayant &eacute;t&eacute; pli&eacute; et foul&eacute; par le couteau &agrave; papier, a &eacute;t&eacute; repli&eacute;
+dans le sens inverse, mais dans les m&ecirc;mes plis qui constituaient sa
+forme premi&egrave;re. Cette d&eacute;couverte me suffisait. Il &eacute;tait clair pour moi
+que la lettre avait &eacute;t&eacute; retourn&eacute;e comme un gant, repli&eacute;e et recachet&eacute;e.
+Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement cong&eacute; de
+lui, en oubliant une tabati&egrave;re en or sur son bureau.</p>
+
+<p>&laquo;Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabati&egrave;re, et nous repr&icirc;mes
+tr&egrave;s-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la
+discussion s'engageait, une d&eacute;tonation tr&egrave;s-forte, comme un coup de
+pistolet, se fit entendre sous les fen&ecirc;tres de l'h&ocirc;tel, et fut suivie
+des cris et des vocif&eacute;rations d'une foule &eacute;pouvant&eacute;e. D... se pr&eacute;cipita
+vers une fen&ecirc;tre, l'ouvrit, et regarda dans la rue. En m&ecirc;me temps,
+j'allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma
+poche, et je la rempla&ccedil;ai par une autre, une esp&egrave;ce de <i>fac-simil&eacute;</i>
+(quant &agrave; l'ext&eacute;rieur) que j'avais soigneusement pr&eacute;par&eacute; chez moi,&mdash;en
+contrefaisant le chiffre de D... &agrave; l'aide d'un sceau de mie de pain.</p>
+
+<p>&laquo;Le tumulte de la rue avait &eacute;t&eacute; caus&eacute; par le caprice insens&eacute; d'un homme
+arm&eacute; d'un fusil. Il avait d&eacute;charg&eacute; son arme au milieu d'une foule de
+femmes et d'enfants. Mais comme elle n'&eacute;tait pas charg&eacute;e &agrave; balle, on
+prit ce dr&ocirc;le pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de
+continuer son chemin. Quand il fut parti, D... se retira de la fen&ecirc;tre,
+o&ugrave; je l'avais suivi imm&eacute;diatement apr&egrave;s m'&ecirc;tre assur&eacute; de la pr&eacute;cieuse
+lettre. Peu d'instants apr&egrave;s, je lui dis adieu. Le pr&eacute;tendu fou &eacute;tait un
+homme pay&eacute; par moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quel &eacute;tait votre but, demandai-je &agrave; mon ami, en rempla&ccedil;ant la
+lettre par une contrefa&ccedil;on? N'e&ucirc;t-il pas &eacute;t&eacute; plus simple, d&egrave;s votre
+premi&egrave;re visite, de vous en emparer, sans autres pr&eacute;cautions, et de vous
+en aller?</p>
+
+<p>&mdash;D..., r&eacute;pliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c'est un homme
+solide. D'ailleurs, il a dans son h&ocirc;tel des serviteurs &agrave; sa d&eacute;votion. Si
+j'avais fait l'extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas
+sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n'aurait plus entendu
+parler de moi. Mais, &agrave; part ces consid&eacute;rations, j'avais un but
+particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette
+affaire, j'agis comme partisan de la dame en question.</p>
+
+<p>Voil&agrave; dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. C'est elle
+maintenant qui le tient, puisqu'il ignore que la lettre n'est plus chez
+lui, et qu'il va vouloir proc&eacute;der &agrave; son chantage habituel. Il va donc
+infailliblement op&eacute;rer lui-m&ecirc;me et du premier coup sa ruine politique.
+Sa chute ne sera pas moins pr&eacute;cipit&eacute;e que ridicule. On parle fort
+lestement du <i>facilis descensus Averni</i>; mais en mati&egrave;re d'escalades, on
+peut dire ce que la Catalani disait du chant: il est plus facile de
+monter que de descendre. Dans le cas pr&eacute;sent, je n'ai aucune sympathie,
+pas m&ecirc;me de piti&eacute; pour celui qui va descendre. D..., c'est le vrai
+<i>monstrum horrendum</i>,&mdash;un homme de g&eacute;nie sans principes. Je vous avoue,
+cependant, que je ne serais pas f&acirc;ch&eacute; de conna&icirc;tre le caract&egrave;re exact de
+ses pens&eacute;es, quand, mis au d&eacute;fi par celle que le pr&eacute;fet appelle une
+certaine personne, il sera r&eacute;duit &agrave; ouvrir la lettre que j'ai laiss&eacute;e
+pour lui dans son porte-cartes.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais! il ne m'a pas sembl&eacute; tout &agrave; fait convenable de laisser
+l'int&eacute;rieur en blanc,&mdash;cela aurait eu l'air d'une insulte. Une fois, &agrave;
+Vienne, D... m'a jou&eacute; un vilain tour, et je lui dis d'un ton tout &agrave; fait
+gai que je m'en souviendrais. Aussi, comme je savais qu'il &eacute;prouverait
+une certaine curiosit&eacute; relativement &agrave; la personne par qui il se trouvait
+jou&eacute;, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un
+indice quelconque. Il conna&icirc;t fort bien mon &eacute;criture, et j'ai copi&eacute; tout
+au beau milieu de la page blanche ces mots:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>............... Un dessein si funeste,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>S'il n'est digne d'Atr&eacute;e, est digne de Thyeste.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Vous trouverez cela dans <i>l'Atr&eacute;e</i> de Cr&eacute;billon.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LE_SCARABEE_DOR" id="LE_SCARABEE_DOR"></a><a href="#toc">LE SCARAB&Eacute;E D'OR</a></h2>
+
+<p class="r">Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce gar&ccedil;on a une folie dans les jambes? Il a
+&eacute;t&eacute; mordu par la tarentule.</p>
+
+<p class="r">(Tout de travers.)</p>
+
+<p>Il y a quelques ann&eacute;es, je me liai intimement avec un M. William
+Legrand. Il &eacute;tait d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait
+&eacute;t&eacute; riche; mais une s&eacute;rie de malheurs l'avait r&eacute;duit &agrave; la mis&egrave;re. Pour
+&eacute;viter l'humiliation de ses d&eacute;sastres, il quitta la Nouvelle-Orl&eacute;ans, la
+ville de ses a&iuml;eux, et &eacute;tablit sa demeure dans l'&icirc;le de Sullivan, pr&egrave;s
+Charleston, dans la Caroline du Sud.</p>
+
+<p>Cette &icirc;le est des plus singuli&egrave;res. Elle n'est gu&egrave;re compos&eacute;e que de
+sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a
+jamais plus d'un quart de mille. Elle est s&eacute;par&eacute;e du continent par une
+crique &agrave; peine visible, qui filtre &agrave; travers une masse de roseaux et de
+vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La v&eacute;g&eacute;tation, comme on
+peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y trouve
+pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extr&eacute;mit&eacute; occidentale, &agrave;
+l'endroit o&ugrave; s'&eacute;l&egrave;vent le fort Moultrie et quelques mis&eacute;rables b&acirc;tisses
+de bois habit&eacute;es pendant l'&eacute;t&eacute; par les gens qui fuient les poussi&egrave;res et
+les fi&egrave;vres de Charleston, on rencontre, il est vrai, le palmier nain
+s&eacute;tig&egrave;re; mais toute l'&icirc;le, &agrave; l'exception de ce point occidental et d'un
+espace triste et blanch&acirc;tre qui borde la mer, est couverte d'&eacute;paisses
+broussailles de myrte odorif&eacute;rant, si estim&eacute; par les horticulteurs
+anglais. L'arbuste y monte souvent &agrave; une hauteur de quinze ou vingt
+pieds; il y forme un taillis presque imp&eacute;n&eacute;trable et charge l'atmosph&egrave;re
+de ses parfums.</p>
+
+<p>Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extr&eacute;mit&eacute; orientale de
+l'&icirc;le, c'est-&agrave;-dire de la plus &eacute;loign&eacute;e, Legrand s'&eacute;tait b&acirc;ti lui-m&ecirc;me
+une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la premi&egrave;re fois et par
+hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance m&ucirc;rit bien vite en
+amiti&eacute;,&mdash;car il y avait, certes, dans le cher reclus, de quoi exciter
+l'int&eacute;r&ecirc;t et l'estime. Je vis qu'il avait re&ccedil;u une forte &eacute;ducation,
+heureusement servie par des facult&eacute;s spirituelles peu communes, mais
+qu'il &eacute;tait infect&eacute; de misanthropie et sujet &agrave; de malheureuses
+alternatives d'enthousiasme et de m&eacute;lancolie. Bien qu'il e&ucirc;t chez lui
+beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses principaux amusements
+consistaient &agrave; chasser et &agrave; p&ecirc;cher, ou &agrave; fl&acirc;ner sur la plage et &agrave;
+travers les myrtes, en qu&ecirc;te de coquillages et d'&eacute;chantillons
+entomologiques;&mdash;sa collection aurait pu faire envie &agrave; un Swammerdam<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>.
+Dans ces excursions, il &eacute;tait ordinairement accompagn&eacute; par un vieux
+n&egrave;gre nomm&eacute; Jupiter, qui avait &eacute;t&eacute; affranchi avant les revers de la
+famille, mais qu'on n'avait pu d&eacute;cider, ni par menaces ni par promesses,
+&agrave; abandonner son jeune <i>massa Will</i>; il consid&eacute;rait comme son droit de
+le suivre partout. Il n'est pas improbable que les parents de Legrand,
+jugeant que celui-ci avait la t&ecirc;te un peu d&eacute;rang&eacute;e, se soient appliqu&eacute;s
+&agrave; confirmer Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une
+esp&egrave;ce de gardien et de surveillant aupr&egrave;s du fugitif.</p>
+
+<p>Sous la latitude de l'&icirc;le de Sullivan, les hivers sont rarement
+rigoureux, et c'est un &eacute;v&eacute;nement quand, au d&eacute;clin de l'ann&eacute;e, le feu
+devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y
+eut une journ&eacute;e d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du
+soleil, je me frayais un chemin &agrave; travers les taillis vers la hutte de
+mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais
+alors &agrave; Charleston, &agrave; une distance de neuf milles de l'&icirc;le, et les
+facilit&eacute;s pour aller et revenir &eacute;taient bien moins grandes
+qu'aujourd'hui. En arrivant &agrave; la hutte, je frappai selon mon habitude,
+et, ne recevant pas de r&eacute;ponse, je cherchai la clef o&ugrave; je savais qu'elle
+&eacute;tait cach&eacute;e, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu flambait dans
+le foyer. C'&eacute;tait une surprise, et, &agrave; coup s&ucirc;r, une des plus agr&eacute;ables.
+Je me d&eacute;barrassai de mon paletot,&mdash;je tra&icirc;nai un fauteuil aupr&egrave;s des
+b&ucirc;ches p&eacute;tillantes, et j'attendis patiemment l'arriv&eacute;e de mes h&ocirc;tes.</p>
+
+<p>Peu apr&egrave;s la tomb&eacute;e de la nuit, ils arriv&egrave;rent et me firent un accueil
+tout &agrave; fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille &agrave; l'autre, se
+donnait du mouvement et pr&eacute;parait quelques poules d'eau pour le souper.
+Legrand &eacute;tait dans une de ses <i>crises</i> d'enthousiasme;&mdash;car de quel
+autre nom appeler cela? Il avait trouv&eacute; un bivalve<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a> inconnu, formant
+un genre nouveau, et, mieux encore, il avait chass&eacute; et attrap&eacute;, avec
+l'assistance de Jupiter, un scarab&eacute;e qu'il croyait tout &agrave; fait nouveau
+et sur lequel il d&eacute;sirait avoir mon opinion le lendemain matin.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant
+la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des
+scarab&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si j'avais seulement su que vous &eacute;tiez ici, dit Legrand; mais il y
+a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que
+vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai
+rencontr&eacute; le lieutenant G..., du fort, et tr&egrave;s-&eacute;tourdiment je lui ai
+pr&ecirc;t&eacute; le scarab&eacute;e; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir avant
+demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le chercher
+au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la cr&eacute;ation!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? le lever du soleil?</p>
+
+<p>&mdash;Eh non! que diable!&mdash;le scarab&eacute;e. Il est d'une brillante couleur
+d'or,&mdash;gros &agrave; peu pr&egrave;s comme une grosse noix, avec deux taches d'un noir
+de jais &agrave; une extr&eacute;mit&eacute; du dos, et une troisi&egrave;me, un peu plus allong&eacute;e,
+&agrave; l'autre. Les antennes sont...</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas du tout d'&eacute;tain sur lui<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>, massa Will, je vous le
+parie, interrompit Jupiter; le scarab&eacute;e est un scarab&eacute;e d'or, d'or
+massif, d'un bout &agrave; l'autre, dedans et partout, except&eacute; les ailes;&mdash;je
+n'ai jamais vu de ma vie un scarab&eacute;e &agrave; moiti&eacute; aussi lourd.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, r&eacute;pliqua Legrand un peu
+plus vivement, &agrave; ce qu'il me sembla, que ne le comportait la situation,
+est-ce une raison pour laisser br&ucirc;ler les poules? La couleur de
+l'insecte,&mdash;et il se tourna vers moi,&mdash;suffirait en v&eacute;rit&eacute; &agrave; rendre
+plausible l'id&eacute;e de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un &eacute;clat m&eacute;tallique
+plus brillant que celui de ses &eacute;lytres; mais vous ne pourrez en juger
+que demain matin. En attendant, j'essayerai de vous donner une id&eacute;e de
+sa forme.</p>
+
+<p>Tout en parlant, il s'assit &agrave; une petite table sur laquelle il y avait
+une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir,
+mais n'en trouva pas.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, dit-il &agrave; la fin, cela suffira.</p>
+
+<p>Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet
+d'un morceau de vieux v&eacute;lin fort sale, et il fit dessus une esp&egrave;ce de
+croquis &agrave; la plume. Pendant ce temps, j'avais gard&eacute; ma place aupr&egrave;s du
+feu, car j'avais toujours tr&egrave;s-froid. Quand son dessin fut achev&eacute;, il me
+le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort
+grognement se fit entendre, suivi d'un grattement &agrave; la porte. Jupiter
+ouvrit, et un &eacute;norme terre-neuve, appartenant &agrave; Legrand, se pr&eacute;cipita
+dans la chambre, sauta sur mes &eacute;paules et m'accabla de caresses; car je
+m'&eacute;tais fort occup&eacute; de lui dans mes visites pr&eacute;c&eacute;dentes. Quand il eut
+fini ses gambades, je regardai le papier, et pour dire la v&eacute;rit&eacute;, je me
+trouvai passablement intrigu&eacute; par le dessin de mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! dis-je apr&egrave;s l'avoir contempl&eacute; quelques minutes, c'est l&agrave; un
+&eacute;trange scarab&eacute;e, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai
+jamais rien vu d'approchant, &agrave; moins que ce ne soit un cr&acirc;ne ou une t&ecirc;te
+de mort, &agrave; quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il m'ait
+jamais &eacute;t&eacute; donn&eacute; d'examiner.</p>
+
+<p>&mdash;Une t&ecirc;te de mort! r&eacute;p&eacute;ta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela sur
+le papier, je comprends. Les deux taches noires sup&eacute;rieures font les
+yeux, et la plus longue, qui est plus bas, figure une bouche, n'est-ce
+pas? D'ailleurs la forme g&eacute;n&eacute;rale est ovale...</p>
+
+<p>&mdash;C'est peut-&ecirc;tre cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne
+soyez pas tr&egrave;s-artiste. J'attendrai que j'aie vu la b&ecirc;te elle-m&ecirc;me, pour
+me faire une id&eacute;e quelconque de sa physionomie.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqu&eacute;, je
+dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,&mdash;car j'ai eu de bons
+ma&icirc;tres, et je me flatte de n'&ecirc;tre pas tout &agrave; fait une brute.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, mon cher camarade, dis-je, vous plaisantez; ceci est un
+cr&acirc;ne fort passable, je puis m&ecirc;me dire que c'est un cr&acirc;ne parfait,
+d'apr&egrave;s toutes les id&eacute;es re&ccedil;ues relativement &agrave; cette partie de
+l'ost&eacute;ologie, et votre scarab&eacute;e serait le plus &eacute;trange de tous les
+scarab&eacute;es du monde, s'il ressemblait &agrave; ceci. Nous pourrions &eacute;tablir
+l&agrave;-dessus quelque petite superstition naissante. Je pr&eacute;sume que vous
+nommerez votre insecte <i>scarabaeus caput hominis</i><a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a> ou quelque chose
+d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup
+d'appellations de ce genre.&mdash;Mais o&ugrave; sont les antennes dont vous
+parliez?</p>
+
+<p>&mdash;Les antennes! dit Legrand, qui s'&eacute;chauffait inexplicablement; vous
+devez voir les antennes, j'en suis s&ucirc;r. Je les ai faites aussi
+distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je pr&eacute;sume que cela est
+bien suffisant.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours
+est-il vrai que je ne les vois pas.</p>
+
+<p>Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas
+le pousser &agrave; bout; mais j'&eacute;tais fort &eacute;tonn&eacute; de la tournure que l'affaire
+avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,&mdash;et, quant au croquis de
+l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles, et
+l'ensemble ressemblait, &agrave; s'y m&eacute;prendre, &agrave; l'image ordinaire d'une t&ecirc;te
+de mort.</p>
+
+<p>Il reprit son papier d'un air maussade, et il &eacute;tait au moment de le
+froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard &eacute;tant
+tomb&eacute; par hasard sur le dessin, toute son attention y parut encha&icirc;n&eacute;e.
+En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis excessivement
+p&acirc;le. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place, il continua &agrave;
+examiner minutieusement le dessin. &Agrave; la longue, il se leva, prit une
+chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre, &agrave; l'autre
+extr&eacute;mit&eacute; de la chambre. L&agrave;, il recommen&ccedil;a &agrave; examiner curieusement le
+papier, le tournant dans tous les sens. N&eacute;anmoins, il ne dit rien, et sa
+conduite me causait un &eacute;tonnement extr&ecirc;me; mais je jugeai prudent de
+n'exasp&eacute;rer par aucun commentaire sa mauvaise humeur croissante. Enfin,
+il tira de la poche de son habit un portefeuille, y serra soigneusement
+le papier, et d&eacute;posa le tout dans un pupitre qu'il ferma &agrave; clef. Il
+revint d&egrave;s lors &agrave; des allures plus calmes, mais son premier enthousiasme
+avait totalement disparu. Il avait l'air plut&ocirc;t concentr&eacute; que boudeur. &Agrave;
+mesure que la soir&eacute;e s'avan&ccedil;ait, il s'absorbait de plus en plus dans sa
+r&ecirc;verie, et aucune de mes saillies ne put l'en arracher. Primitivement,
+j'avais eu l'intention de passer la nuit dans la cabane, comme j'avais
+d&eacute;j&agrave; fait plus d'une fois; mais, en voyant l'humeur de mon h&ocirc;te, je
+jugeai plus convenable de prendre cong&eacute;. Il ne fit aucun effort pour me
+retenir; mais, quand je partis, il me serra la main avec une cordialit&eacute;
+encore plus vive que de coutume.</p>
+
+<p>Un mois environ apr&egrave;s cette aventure,&mdash;et durant cet intervalle je
+n'avais pas entendu parler de Legrand,&mdash;je re&ccedil;us &agrave; Charleston une visite
+de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux n&egrave;gre si
+compl&egrave;tement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne f&ucirc;t arriv&eacute; &agrave;
+mon ami quelque s&eacute;rieux malheur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton ma&icirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! pour dire la v&eacute;rit&eacute;, massa, il ne va pas aussi bien qu'il
+devrait.</p>
+
+<p>&mdash;Pas bien! Vraiment je suis navr&eacute; d'apprendre cela. Mais de quoi se
+plaint-il?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; la question! Il ne se plaint jamais de rien, mais il est
+tout de m&ecirc;me bien malade.</p>
+
+<p>&mdash;Bien malade, Jupiter!&mdash;Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il
+au lit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;&mdash;voil&agrave;
+justement o&ugrave; le soulier me blesse;&mdash;j'ai l'esprit tr&egrave;s-inquiet au sujet
+du pauvre massa Will.</p>
+
+<p>&mdash;Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose &agrave; tout ce que tu me
+racontes l&agrave;. Tu dis que ton ma&icirc;tre est malade. Ne t'a-t-il pas dit de
+quoi il souffre?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la t&ecirc;te. Massa Will dit
+qu'il n'a absolument rien;&mdash;mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il,
+de&ccedil;&agrave; et del&agrave;, tout pensif, les regards sur son chemin, la t&ecirc;te basse,
+les &eacute;paules vo&ucirc;t&eacute;es, et p&acirc;le comme une oie? Et pourquoi donc fait-il
+toujours et toujours des chiffres?</p>
+
+<p>&mdash;Il fait quoi, Jupiter?</p>
+
+<p>&mdash;Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,&mdash;les signes les
+plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence &agrave; avoir peur, tout de
+m&ecirc;me. Il faut que j'aie toujours un &oelig;il braqu&eacute; sur lui, rien que sur
+lui. L'autre jour, il m'a &eacute;chapp&eacute; avant le lever du soleil, et il a
+d&eacute;camp&eacute; pour toute la sainte journ&eacute;e. J'avais coup&eacute; un bon b&acirc;ton expr&egrave;s
+pour lui administrer une correction de tous les diables quand il
+reviendrait: mais je suis si b&ecirc;te, que je n'en ai pas eu le courage; il
+a l'air si malheureux!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment!&mdash;Eh bien, apr&egrave;s tout, je crois que tu as mieux fait
+d'&ecirc;tre indulgent pour le pauvre gar&ccedil;on. Il ne faut pas lui donner le
+fouet, Jupiter;&mdash;il n'est peut-&ecirc;tre pas en &eacute;tat de le supporter.&mdash;Mais
+ne peux-tu pas te faire une id&eacute;e de ce qui a occasionn&eacute; cette maladie,
+ou plut&ocirc;t ce changement de conduite? Lui est-il arriv&eacute; quelque chose de
+f&acirc;cheux depuis que je vous ai vus?</p>
+
+<p>&mdash;Non, massa, il n'est rien arriv&eacute; de f&acirc;cheux depuis lors,&mdash;mais <i>avant</i>
+cela,&mdash;oui,&mdash;j'en ai peur,&mdash;c'&eacute;tait le jour m&ecirc;me que vous &eacute;tiez l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? que veux-tu dire?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! massa, je veux parler du scarab&eacute;e, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;Du quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Du scarab&eacute;e...&mdash;Je suis s&ucirc;r que massa Will a &eacute;t&eacute; mordu quelque part &agrave;
+la t&ecirc;te par ce scarab&eacute;e d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle raison as-tu, Jupiter, pour faire une pareille supposition?</p>
+
+<p>&mdash;Il a bien assez de pinces pour cela, massa, et une bouche aussi. Je
+n'ai jamais vu un scarab&eacute;e aussi endiabl&eacute;;&mdash;il attrape et mord tout ce
+qui l'approche. Massa Will l'avait d'abord attrap&eacute;, mais il l'a bien
+vite l&acirc;ch&eacute;, je vous assure;&mdash;c'est alors, sans doute, qu'il a &eacute;t&eacute; mordu.
+La mine de ce scarab&eacute;e et sa bouche ne me plaisaient gu&egrave;re,
+certes;&mdash;aussi je ne voulus pas le prendre avec mes doigts; mais je pris
+un morceau de papier, et j'empoignai le scarab&eacute;e dans le papier; je
+l'enveloppai donc dans le papier, avec un petit morceau de papier dans
+la bouche;&mdash;voil&agrave; comment je m'y pris.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu penses donc que ton ma&icirc;tre a &eacute;t&eacute; r&eacute;ellement mordu par le
+scarab&eacute;e, et que cette morsure l'a rendu malade?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pense rien du tout,&mdash;je le sais<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>. Pourquoi donc r&ecirc;ve-t-il
+toujours d'or, si ce n'est parce qu'il a &eacute;t&eacute; mordu par le scarab&eacute;e d'or?
+J'en ai d&eacute;j&agrave; entendu parler, de ces scarab&eacute;es d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment sais-tu qu'il r&ecirc;ve d'or?</p>
+
+<p>&mdash;Comment je le sais? parce qu'il en parle, m&ecirc;me en dormant;&mdash;voil&agrave;
+comment je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, Jupiter, tu as peut-&ecirc;tre raison; mais &agrave; quelle bienheureuse
+circonstance dois-je l'honneur de ta visite aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire, massa?</p>
+
+<p>&mdash;M'apportes-tu un message de M. Legrand?</p>
+
+<p>&mdash;Non, massa, je vous apporte une lettre que voici.</p>
+
+<p>Et Jupiter me tendit un papier o&ugrave; je lus:</p>
+
+<p class="i">&laquo;Mon cher,</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi donc ne vous ai-je pas vu depuis si longtemps? J'esp&egrave;re que
+vous n'avez pas &eacute;t&eacute; assez enfant pour vous formaliser d'une petite
+brusquerie de ma part; mais non,&mdash;cela est par trop improbable.</p>
+
+<p>&laquo;Depuis que je vous ai vu, j'ai eu un grand sujet d'inqui&eacute;tude. J'ai
+quelque chose &agrave; vous dire, mais &agrave; peine sais-je comment vous le dire.
+Sais-je m&ecirc;me si je vous le dirai?</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai pas &eacute;t&eacute; tout &agrave; fait bien depuis quelques jours, et le pauvre
+vieux Jupiter m'ennuie insupportablement par toutes ses bonnes
+intentions et attentions. Le croiriez-vous? Il avait, l'autre jour,
+pr&eacute;par&eacute; un gros b&acirc;ton &agrave; l'effet de me ch&acirc;tier, pour lui avoir &eacute;chapp&eacute; et
+avoir pass&eacute; la journ&eacute;e, seul, au milieu des collines, sur le continent.
+Je crois vraiment que ma mauvaise mine m'a seule sauv&eacute; de la bastonnade.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai rien ajout&eacute; &agrave; ma collection depuis que nous nous sommes vus.</p>
+
+<p>&laquo;Revenez avec Jupiter si vous le pouvez sans trop d'inconv&eacute;nients.
+<i>Venez, venez</i>. Je d&eacute;sire vous voir ce soir pour affaire grave. Je vous
+assure que c'est de <i>la plus haute importance</i>.</p>
+
+<p class="i">&laquo;Votre tout d&eacute;vou&eacute;,</p>
+
+<p class="i">&laquo;WILLIAM LEGRAND.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait dans le ton de cette lettre quelque chose qui me causa une
+forte inqui&eacute;tude. Ce style diff&eacute;rait absolument du style habituel de
+Legrand. &Agrave; quoi diable r&ecirc;vait-il? Quelle nouvelle lubie avait pris
+possession de sa trop excitable cervelle? Quelle affaire de <i>si haute
+importance</i> pouvait-il avoir &agrave; accomplir? Le rapport de Jupiter ne
+pr&eacute;sageait rien de bon; je tremblais que la pression continue de
+l'infortune n'e&ucirc;t, &agrave; la longue, singuli&egrave;rement d&eacute;rang&eacute; la raison de mon
+ami. Sans h&eacute;siter un instant, je me pr&eacute;parai donc &agrave; accompagner le
+n&egrave;gre.</p>
+
+<p>En arrivant au quai, je remarquai une faux et trois b&ecirc;ches, toutes
+&eacute;galement neuves, qui gisaient au fond du bateau dans lequel nous
+allions nous embarquer.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tout cela signifie, Jupiter? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, c'est une faux, massa, et des b&ecirc;ches.</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois bien; mais qu'est-ce que tout cela fait ici?</p>
+
+<p>&mdash;Massa Will m'a dit d'acheter pour lui cette faux et ces b&ecirc;ches &agrave; la
+ville, et je les ai pay&eacute;es bien cher; cela nous co&ucirc;te un argent de tous
+les diables.</p>
+
+<p>&mdash;Mais au nom de tout ce qu'il y a de myst&eacute;rieux, qu'est-ce que ton
+massa Will a &agrave; faire de faux et de b&ecirc;ches?</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en demandez plus que je ne sais; lui-m&ecirc;me, massa, n'en sait pas
+davantage; le diable m'emporte si je n'en suis pas convaincu. Mais tout
+cela vient du scarab&eacute;e.</p>
+
+<p>Voyant que je ne pouvais tirer aucun &eacute;claircissement de Jupiter dont
+tout l'entendement paraissait absorb&eacute; par le scarab&eacute;e, je descendis dans
+le bateau et je d&eacute;ployai la voile. Une belle et forte brise nous poussa
+bien vite dans la petite anse au nord du fort Moultrie, et, apr&egrave;s une
+promenade de deux milles environ, nous arriv&acirc;mes &agrave; la hutte. Il &eacute;tait &agrave;
+peu pr&egrave;s trois heures de l'apr&egrave;s-midi. Legrand nous attendait avec une
+vive impatience. Il me serra la main avec un empressement nerveux qui
+m'alarma et renfor&ccedil;a mes soup&ccedil;ons naissants. Son visage &eacute;tait d'une
+p&acirc;leur spectrale, et ses yeux, naturellement fort enfonc&eacute;s, brillaient
+d'un &eacute;clat surnaturel. Apr&egrave;s quelques questions relatives &agrave; sa sant&eacute;, je
+lui demandai, ne trouvant rien de mieux &agrave; dire, si le lieutenant G...
+lui avait enfin rendu son scarab&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, r&eacute;pliqua-t-il en rougissant beaucoup; je le lui ai repris le
+lendemain matin. Pour rien au monde je ne me s&eacute;parerais de ce scarab&eacute;e.
+Savez-vous bien que Jupiter a tout &agrave; fait raison &agrave; son &eacute;gard?</p>
+
+<p>&mdash;En quoi? demandai-je avec un triste pressentiment dans le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;En supposant que c'est un scarab&eacute;e d'or v&eacute;ritable.</p>
+
+<p>Il dit cela avec un s&eacute;rieux profond, qui me fit indiciblement mal.</p>
+
+<p>&mdash;Ce scarab&eacute;e est destin&eacute; &agrave; faire ma fortune, continua-t-il avec un
+sourire de triomphe, &agrave; me r&eacute;int&eacute;grer dans mes possessions de famille.
+Est-il donc &eacute;tonnant que je le tienne en si haut prix? Puisque la
+Fortune a jug&eacute; bon de me l'octroyer, je n'ai qu'&agrave; en user
+convenablement, et j'arriverai jusqu'&agrave; l'or dont il est l'indice.
+Jupiter, apporte-le-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? le scarab&eacute;e, massa? J'aime mieux n'avoir rien &agrave; d&eacute;m&ecirc;ler avec le
+scarab&eacute;e; vous saurez bien le prendre vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, Legrand se leva avec un air grave et imposant, et alla me
+chercher l'insecte sous un globe de verre o&ugrave; il &eacute;tait d&eacute;pos&eacute;. C'&eacute;tait un
+superbe scarab&eacute;e, inconnu &agrave; cette &eacute;poque aux naturalistes, et qui devait
+avoir un grand prix au point de vue scientifique. Il portait &agrave; l'une des
+extr&eacute;mit&eacute;s du dos deux taches noires et rondes, et &agrave; l'autre une tache
+de forme allong&eacute;e. Les &eacute;lytres &eacute;taient excessivement durs et luisants et
+avaient positivement l'aspect de l'or bruni. L'insecte &eacute;tait
+remarquablement lourd, et, tout bien consid&eacute;r&eacute;, je ne pouvais pas trop
+bl&acirc;mer Jupiter de son opinion; mais que Legrand s'entend&icirc;t avec lui sur
+ce sujet, voil&agrave; ce qu'il m'&eacute;tait impossible de comprendre, et, quand il
+se serait agi de ma vie, je n'aurais pas trouv&eacute; le mot de l'&eacute;nigme.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai envoy&eacute; chercher, dit-il d'un ton magnifique, quand j'eus
+achev&eacute; d'examiner l'insecte, je vous ai envoy&eacute; chercher pour vous
+demander conseil et assistance dans l'accomplissement des vues de la
+Destin&eacute;e et du scarab&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Legrand, m'&eacute;criai-je en l'interrompant, vous n'&ecirc;tes
+certainement pas bien, et vous feriez beaucoup mieux de prendre quelques
+pr&eacute;cautions. Vous allez vous mettre au lit, et je resterai aupr&egrave;s de
+vous quelques jours, jusqu'&agrave; ce que vous soyez r&eacute;tabli. Vous avez la
+fi&egrave;vre, et...</p>
+
+<p>&mdash;T&acirc;tez mon pouls, dit-il.</p>
+
+<p>Je le t&acirc;tai, et, pour dire la v&eacute;rit&eacute;, je ne trouvai pas le plus l&eacute;ger
+sympt&ocirc;me de fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous pourriez bien &ecirc;tre malade sans avoir la fi&egrave;vre.
+Permettez-moi, pour cette fois seulement, de faire le m&eacute;decin avec vous.
+Avant toute chose, allez vous mettre au lit. Ensuite...</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, interrompit-il; je suis aussi bien que je puis
+esp&eacute;rer de l'&ecirc;tre dans l'&eacute;tat d'excitation que j'endure. Si r&eacute;ellement
+vous voulez me voir tout &agrave; fait bien, vous soulagerez cette excitation.</p>
+
+<p>&mdash;Et que faut-il faire pour cela?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s facile. Jupiter et moi, nous partons pour une exp&eacute;dition
+dans les collines, sur le continent, et nous avons besoin de l'aide
+d'une personne en qui nous puissions absolument nous fier. Vous &ecirc;tes
+cette personne unique. Que notre entreprise &eacute;choue ou r&eacute;ussisse,
+l'excitation que vous voyez en moi maintenant sera &eacute;galement apais&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai le vif d&eacute;sir de vous servir en toute chose, r&eacute;pliquai-je; mais
+pr&eacute;tendez-vous dire que cet infernal scarab&eacute;e ait quelque rapport avec
+votre exp&eacute;dition dans les collines?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Legrand, il m'est impossible de coop&eacute;rer &agrave; une entreprise aussi
+parfaitement absurde.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis f&acirc;ch&eacute;,&mdash;tr&egrave;s-f&acirc;ch&eacute;,&mdash;car il nous faudra tenter l'affaire &agrave;
+nous seuls.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; vous seuls! Ah! le malheureux est fou, &agrave; coup s&ucirc;r!&mdash;Mais voyons,
+combien de temps durera votre absence?</p>
+
+<p>&mdash;Probablement toute la nuit. Nous allons partir imm&eacute;diatement, et, dans
+tous les cas, nous serons de retour au lever du soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me promettez, sur votre honneur, que ce caprice pass&eacute;, et
+l'affaire du scarab&eacute;e&mdash;bon Dieu!&mdash;vid&eacute;e &agrave; votre satisfaction, vous
+rentrerez au logis, et que vous y suivrez exactement mes prescriptions,
+comme celles de votre m&eacute;decin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vous le promets; et maintenant partons, car nous n'avons pas
+de temps &agrave; perdre.</p>
+
+<p>J'accompagnai mon ami, le c&oelig;ur gros. &Agrave; quatre heures, nous nous m&icirc;mes
+en route, Legrand, Jupiter, le chien et moi. Jupiter prit la faux et les
+b&ecirc;ches; il insista pour s'en charger, plut&ocirc;t, &agrave; ce qu'il me parut, par
+crainte de laisser un de ces instruments dans la main de son ma&icirc;tre que
+par exc&egrave;s de z&egrave;le et de complaisance. Il &eacute;tait d'ailleurs d'une humeur
+de chien, et ces mots: <i>Damn&eacute; scarab&eacute;e</i>! furent les seuls qui lui
+&eacute;chapp&egrave;rent tout le long du voyage. J'avais, pour ma part, la charge de
+deux lanternes sourdes; quant &agrave; Legrand, il s'&eacute;tait content&eacute; du
+scarab&eacute;e, qu'il portait attach&eacute; au bout d'un morceau de ficelle, et
+qu'il faisait tourner autour de lui, tout en marchant, avec des airs de
+magicien. Quand j'observais ce sympt&ocirc;me supr&ecirc;me de d&eacute;mence dans mon
+pauvre ami, je pouvais &agrave; peine retenir mes larmes. Je pensai toutefois
+qu'il valait mieux &eacute;pouser sa fantaisie, au moins pour le moment, ou
+jusqu'&agrave; ce que je pusse prendre quelques mesures &eacute;nergiques avec chance
+de succ&egrave;s. Cependant, j'essayais, mais fort inutilement, de le sonder
+relativement au but de l'exp&eacute;dition. Il avait r&eacute;ussi &agrave; me persuader de
+l'accompagner, et semblait d&eacute;sormais peu dispos&eacute; &agrave; lier conversation sur
+un sujet d'une si maigre importance. &Agrave; toutes mes questions, il ne
+daignait r&eacute;pondre que par un &laquo;Nous verrons bien!&raquo;.</p>
+
+<p>Nous travers&acirc;mes dans un esquif la crique &agrave; la pointe de l'&icirc;le, et,
+grimpant sur les terrains montueux de la rive oppos&eacute;e, nous nous
+dirige&acirc;mes vers le nord-ouest, &agrave; travers un pays horriblement sauvage et
+d&eacute;sol&eacute;, o&ugrave; il &eacute;tait impossible de d&eacute;couvrir la trace d'un pied humain.
+Legrand suivait sa route avec d&eacute;cision, s'arr&ecirc;tant seulement de temps en
+temps pour consulter certaines indications qu'il paraissait avoir
+laiss&eacute;es lui-m&ecirc;me dans une occasion pr&eacute;c&eacute;dente.</p>
+
+<p>Nous march&acirc;mes ainsi deux heures environ, et le soleil &eacute;tait au moment
+de se coucher quand nous entr&acirc;mes dans une r&eacute;gion infiniment plus
+sinistre que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. C'&eacute;tait une esp&egrave;ce
+de plateau au sommet d'une montagne affreusement escarp&eacute;e, couverte de
+bois de la base au sommet, et sem&eacute;e d'&eacute;normes blocs de pierre qui
+semblaient &eacute;parpill&eacute;s p&ecirc;le-m&ecirc;le sur le sol et dont plusieurs se seraient
+infailliblement pr&eacute;cipit&eacute;s dans les vall&eacute;es inf&eacute;rieures sans le secours
+des arbres contre lesquels ils s'appuyaient. De profondes ravines
+irradiaient dans diverses directions et donnaient &agrave; la sc&egrave;ne un
+caract&egrave;re de solennit&eacute; plus lugubre.</p>
+
+<p>La plate-forme naturelle sur laquelle nous &eacute;tions grimp&eacute;s &eacute;tait si
+profond&eacute;ment encombr&eacute;e de ronces, que nous v&icirc;mes bien que, sans la faux,
+il nous e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible de nous frayer un passage. Jupiter, d'apr&egrave;s
+les ordres de son ma&icirc;tre, commen&ccedil;a &agrave; nous &eacute;claircir un chemin jusqu'au
+pied d'un tulipier gigantesque qui se dressait, en compagnie de huit ou
+dix ch&ecirc;nes, sur la plate-forme, et les surpassait tous, ainsi que tous
+les arbres que j'avais vus jusqu'alors, par la beaut&eacute; de sa forme et de
+son feuillage, par l'immense d&eacute;veloppement de son branchage et par la
+majest&eacute; g&eacute;n&eacute;rale de son aspect. Quand nous e&ucirc;mes atteint cet arbre,
+Legrand se tourna vers Jupiter, et lui demanda s'il se croyait capable
+d'y grimper. Le pauvre vieux parut l&eacute;g&egrave;rement &eacute;tourdi par cette
+question, et resta quelques instants sans r&eacute;pondre. Cependant, il
+s'approcha de l'&eacute;norme tronc, en fit lentement le tour et l'examina avec
+une attention minutieuse. Quand il eut achev&eacute; son examen, il dit
+simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, massa; Jup n'a pas vu d'arbre o&ugrave; il ne puisse grimper.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monte; allons, allons! et rondement! car il fera bient&ocirc;t trop
+noir pour voir ce que nous faisons.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'o&ugrave; faut-il monter, massa? demanda Jupiter.</p>
+
+<p>&mdash;Grimpe d'abord sur le tronc, et puis je te dirai quel chemin tu dois
+suivre.&mdash;Ah! un instant!&mdash;prends ce scarab&eacute;e avec toi.</p>
+
+<p>&mdash;Le scarab&eacute;e, massa Will!&mdash;le scarab&eacute;e d'or! cria le n&egrave;gre reculant de
+frayeur; pourquoi donc faut-il que je porte avec moi ce scarab&eacute;e sur
+l'arbre? Que je sois damn&eacute; si je le fais!</p>
+
+<p>&mdash;Jup, si vous avez peur, vous, un grand n&egrave;gre, un gros et fort n&egrave;gre,
+de toucher &agrave; un petit insecte mort et inoffensif, eh bien, vous pouvez
+l'emporter avec cette ficelle;&mdash;mais, si vous ne l'emportez pas avec
+vous d'une mani&egrave;re ou d'une autre, je serai dans la cruelle n&eacute;cessit&eacute; de
+vous fendre la t&ecirc;te avec cette b&ecirc;che.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc, massa? dit Jup, que la honte
+rendait &eacute;videmment plus complaisant; il faut toujours que vous cherchiez
+noise &agrave; votre vieux n&egrave;gre. C'est une farce, voil&agrave; tout. Moi, avoir peur
+du scarab&eacute;e! je m'en soucie bien, du scarab&eacute;e!</p>
+
+<p>Et il prit avec pr&eacute;caution l'extr&ecirc;me bout de la corde, et, maintenant
+l'insecte aussi loin de sa personne que les circonstances le
+permettaient, il se mit en devoir de grimper &agrave; l'arbre.</p>
+
+<p>Dans sa jeunesse, le tulipier, ou <i>liriodendron tulipiferum</i>, le plus
+magnifique des forestiers am&eacute;ricains, a un tronc singuli&egrave;rement lisse et
+s'&eacute;l&egrave;ve souvent &agrave; une grande hauteur, sans pousser de branches
+lat&eacute;rales; mais quand il arrive &agrave; sa maturit&eacute;, l'&eacute;corce devient rugueuse
+et in&eacute;gale, et de petits rudiments de branches se manifestent en grand
+nombre sur le tronc. Aussi l'escalade, dans le cas actuel, &eacute;tait
+beaucoup plus difficile en apparence qu'en r&eacute;alit&eacute;. Embrassant de son
+mieux l'&eacute;norme cylindre avec ses bras et ses genoux, empoignant avec les
+mains quelques-unes des pousses, appuyant ses pieds nus sur les autres,
+Jupiter, apr&egrave;s avoir failli tomber une ou deux fois, se hissa &agrave; la
+longue jusqu'&agrave; la premi&egrave;re grande fourche, et sembla d&egrave;s lors regarder
+la besogne comme virtuellement accomplie. En effet, le risque principal
+de l'entreprise avait disparu, bien que le brave n&egrave;gre se trouv&acirc;t &agrave;
+soixante ou soixante-dix pieds du sol.</p>
+
+<p>&mdash;De quel c&ocirc;t&eacute; faut-il que j'aille maintenant, massa Will? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Suis toujours la plus grosse branche, celle de ce c&ocirc;t&eacute;, dit Legrand.</p>
+
+<p>Le n&egrave;gre lui ob&eacute;it promptement, et apparemment sans trop de peine; il
+monta, monta toujours plus haut, de sorte qu'&agrave; la fin sa personne
+rampante et ramass&eacute;e disparut dans l'&eacute;paisseur du feuillage; il &eacute;tait
+tout &agrave; fait invisible. Alors, sa voix lointaine se fit entendre; il
+criait:</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'o&ugrave; faut-il monter encore?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quelle hauteur es-tu? demanda Legrand.</p>
+
+<p>&mdash;Si haut, si haut, r&eacute;pliqua le n&egrave;gre, que je peux voir le ciel &agrave;
+travers le sommet de l'arbre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'occupe pas du ciel, mais fais attention &agrave; ce que je te dis.
+Regarde le tronc, et compte les branches au-dessus de toi, de ce c&ocirc;t&eacute;.
+Combien de branches as-tu pass&eacute;es?</p>
+
+<p>&mdash;Une, deux, trois, quatre, cinq;&mdash;j'ai pass&eacute; cinq grosses branches,
+massa, de ce c&ocirc;t&eacute;-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Alors monte encore d'une branche.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il
+annon&ccedil;ait qu'il avait atteint la septi&egrave;me branche.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie &agrave; une agitation manifeste, il
+faut que tu trouves le moyen de t'avancer sur cette branche aussi loin
+que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.</p>
+
+<p>D&egrave;s lors, les quelques doutes que j'avais essay&eacute; de conserver
+relativement &agrave; la d&eacute;mence de mon pauvre ami disparurent compl&egrave;tement. Je
+ne pouvais plus ne pas le consid&eacute;rer comme frapp&eacute; d'ali&eacute;nation mentale,
+et je commen&ccedil;ai &agrave; m'inqui&eacute;ter s&eacute;rieusement des moyens de le ramener au
+logis. Pendant que je m&eacute;ditais sur ce que j'avais de mieux &agrave; faire, la
+voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien peur de m'aventurer un peu loin sur cette branche;&mdash;c'est
+une branche morte presque dans toute sa longueur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis bien que c'est une branche morte, Jupiter? cria Legrand d'une
+voix tremblante d'&eacute;motion.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c'est une affaire
+faite,&mdash;elle est bien morte, tout &agrave; fait sans vie.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, que faire? demanda Legrand, qui semblait en proie &agrave; un
+vrai d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Que faire? dis-je, heureux de saisir l'occasion pour placer un mot
+raisonnable: retourner au logis et nous aller coucher. Allons,
+venez!&mdash;Soyez gentil, mon camarade.&mdash;Il se fait tard, et puis
+souvenez-vous de votre promesse.</p>
+
+<p>&mdash;Jupiter, criait-il, sans m'&eacute;couter le moins du monde, m'entends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien
+pourri.</p>
+
+<p>&mdash;Pourri, massa, assez pourri, r&eacute;pliqua bient&ocirc;t le n&egrave;gre, mais pas aussi
+pourri qu'il pourrait l'&ecirc;tre. Je pourrais m'aventurer un peu plus sur la
+branche, mais moi seul.</p>
+
+<p>&mdash;Toi seul!&mdash;qu'est-ce que tu veux dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux parler du scarab&eacute;e. Il est bien lourd, le scarab&eacute;e. Si je le
+l&acirc;chais d'abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d'un
+n&egrave;gre tout seul.</p>
+
+<p>&mdash;Infernal coquin! cria Legrand, qui avait l'air fort soulag&eacute;, quelles
+sottises me chantes-tu l&agrave;? Si tu laisses tomber l'insecte, je te tords
+le cou. Fais-y attention, Jupiter;&mdash;tu m'entends, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, massa, ce n'est pas la peine de traiter comme &ccedil;a un pauvre n&egrave;gre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, &eacute;coute-moi, maintenant! Si tu te hasardes sur la branche
+aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans l&acirc;cher le
+scarab&eacute;e, je te ferai cadeau d'un dollar d'argent aussit&ocirc;t que tu seras
+descendu.</p>
+
+<p>&mdash;J'y vais, massa Will,&mdash;m'y voil&agrave;, r&eacute;pliqua lestement le n&egrave;gre, je suis
+presque au bout.</p>
+
+<p>&mdash;Au bout! cria Legrand, tr&egrave;s-radouci. Veux-tu dire que tu es au bout de
+cette branche?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bient&ocirc;t au bout, massa.&mdash;oh! oh! oh! Seigneur Dieu!
+mis&eacute;ricorde! qu'y a-t-il sur l'arbre?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu'est-ce qu'il y a?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ce n'est rien qu'un cr&acirc;ne;&mdash;quelqu'un a laiss&eacute; sa t&ecirc;te sur
+l'arbre, et les corbeaux ont becquet&eacute; toute la viande.</p>
+
+<p>&mdash;Un cr&acirc;ne, dis-tu?&mdash;Tr&egrave;s-bien!&mdash;Comment est-il attach&eacute; &agrave; la
+branche?&mdash;qu'est-ce qui le retient?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il tient bien;&mdash;mais il faut voir.&mdash;Ah! c'est une dr&ocirc;le de chose,
+sur ma parole;&mdash;il y a un gros clou dans le cr&acirc;ne, qui le retient &agrave;
+l'arbre.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire;&mdash;tu
+m'entends?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, massa.</p>
+
+<p>&mdash;Fais bien attention!&mdash;trouve l'&oelig;il gauche du cr&acirc;ne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! voil&agrave; qui est dr&ocirc;le! Il n'y a pas d'&oelig;il gauche du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Maudite stupidit&eacute;! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main
+gauche?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais,&mdash;je sais tout cela; ma main gauche est celle avec
+laquelle je fends le bois.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, tu es gaucher; et ton &oelig;il gauche est du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; que ta
+main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l'&oelig;il gauche du
+cr&acirc;ne, ou la place o&ugrave; &eacute;tait l'&oelig;il gauche. As-tu trouv&eacute;?</p>
+
+<p>Il y eut ici une longue pause. Enfin, le n&egrave;gre demanda:</p>
+
+<p>&mdash;L'&oelig;il gauche du cr&acirc;ne est aussi du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; que la main gauche du
+cr&acirc;ne?&mdash;Mais le cr&acirc;ne n'a pas de mains du tout!&mdash;Cela ne fait rien! j'ai
+trouv&eacute; l'&oelig;il gauche,&mdash;voil&agrave; l'&oelig;il gauche! Que faut-il faire,
+maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Laisse filer le scarab&eacute;e &agrave; travers, aussi loin que la ficelle peut
+aller; mais prends bien garde de l&acirc;cher le bout de la corde.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui est fait, massa Will; c'&eacute;tait chose facile de faire passer
+le scarab&eacute;e par le trou;&mdash;tenez, voyez-le descendre.</p>
+
+<p>Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter &eacute;tait rest&eacute;e invisible;
+mais l'insecte qu'il laissait filer apparaissait maintenant au bout de
+la ficelle, et brillait comme une boule d'or bruni aux derniers rayons
+du soleil couchant, dont quelques-uns &eacute;clairaient encore faiblement
+l'&eacute;minence o&ugrave; nous &eacute;tions plac&eacute;s. Le scarab&eacute;e en descendant &eacute;mergeait
+des branches, et, si Jupiter l'avait laiss&eacute; tomber, il serait tomb&eacute; &agrave;
+nos pieds. Legrand prit imm&eacute;diatement la faux et &eacute;claircit un espace
+circulaire de trois ou quatre yards de diam&egrave;tre, juste au-dessous de
+l'insecte, et, ayant achev&eacute; cette besogne, ordonna &agrave; Jupiter de l&acirc;cher
+la corde et de descendre de l'arbre.</p>
+
+<p>Avec un soin scrupuleux, mon ami enfon&ccedil;a dans la terre une cheville, &agrave;
+l'endroit pr&eacute;cis o&ugrave; le scarab&eacute;e &eacute;tait tomb&eacute;, et tira de sa poche un
+ruban &agrave; mesurer. Il l'attacha par un bout &agrave; l'endroit du tronc de
+l'arbre qui &eacute;tait le plus pr&egrave;s de la cheville, le d&eacute;roula jusqu'&agrave; la
+cheville et continua ainsi &agrave; le d&eacute;rouler dans la direction donn&eacute;e par
+ces deux points,&mdash;la cheville et le tronc,&mdash;jusqu'&agrave; la distance de
+cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la
+faux. Au point ainsi trouv&eacute;, il enfon&ccedil;a une seconde cheville, qu'il prit
+comme centre, et autour duquel il d&eacute;crivit grossi&egrave;rement un cercle de
+quatre pieds de diam&egrave;tre environ. Il s'empara alors d'une b&ecirc;che, en
+donna une &agrave; Jupiter, une &agrave; moi, et nous pria de creuser aussi vivement
+que possible.</p>
+
+<p>Pour parler franchement, je n'avais jamais eu beaucoup de go&ucirc;t pour un
+pareil amusement, et, dans le cas pr&eacute;sent, je m'en serais bien
+volontiers pass&eacute;; car la nuit s'avan&ccedil;ait, et je me sentais passablement
+fatigu&eacute; de l'exercice que j'avais d&eacute;j&agrave; pris; mais je ne voyais aucun
+moyen de m'y soustraire, et je tremblais de troubler par un refus la
+prodigieuse s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de mon pauvre ami. Si j'avais pu compter sur l'aide
+de Jupiter, je n'aurais pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; ramener par la force notre fou chez
+lui; mais je connaissais trop bien le caract&egrave;re du vieux n&egrave;gre pour
+esp&eacute;rer son assistance, dans le cas d'une lutte personnelle avec son
+ma&icirc;tre et dans n'importe quelle circonstance. Je ne doutais pas que
+Legrand n'e&ucirc;t le cerveau infect&eacute; de quelqu'une des innombrables
+superstitions du Sud relatives aux tr&eacute;sors enfouis, et que cette
+imagination n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; confirm&eacute;e par la trouvaille du scarab&eacute;e, ou
+peut-&ecirc;tre m&ecirc;me par l'obstination de Jupiter &agrave; soutenir que c'&eacute;tait un
+scarab&eacute;e d'or v&eacute;ritable. Un esprit tourn&eacute; &agrave; la folie pouvait bien se
+laisser entra&icirc;ner par de pareilles suggestions, surtout quand elles
+s'accordaient avec ses id&eacute;es favorites pr&eacute;con&ccedil;ues; puis je me rappelais
+le discours du pauvre gar&ccedil;on relativement au scarab&eacute;e, <i>indice de sa
+fortune</i>. Par-dessus tout, j'&eacute;tais cruellement tourment&eacute; et embarrass&eacute;;
+mais enfin je r&eacute;solus de faire contre mauvaise fortune bon c&oelig;ur et
+b&ecirc;cher de bonne volont&eacute;, pour convaincre mon visionnaire le plus t&ocirc;t
+possible, par une d&eacute;monstration oculaire, de l'inanit&eacute; de ses r&ecirc;veries.</p>
+
+<p>Nous allum&acirc;mes les lanternes, et nous attaqu&acirc;mes notre besogne avec un
+ensemble et un z&egrave;le dignes d'une cause plus rationnelle; et, comme la
+lumi&egrave;re tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m'emp&ecirc;cher de
+songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si
+quelque intimes &eacute;tait tomb&eacute; par hasard au milieu de nous, nous lui
+serions apparus comme faisant une besogne bien &eacute;trange et bien suspecte.</p>
+
+<p>Nous creus&acirc;mes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre
+principal embarras &eacute;tait caus&eacute; par les aboiements du chien, qui prenait
+un int&eacute;r&ecirc;t excessif &agrave; nos travaux. &Agrave; la longue, il devint tellement
+turbulent, que nous craign&icirc;mes qu'il ne donn&acirc;t l'alarme &agrave; quelques
+r&ocirc;deurs du voisinage,&mdash;ou, plut&ocirc;t, c'&eacute;tait la grande appr&eacute;hension de
+Legrand,&mdash;car, pour mon compte, je me serais r&eacute;joui de toute
+interruption qui m'aurait permis de ramener mon vagabond &agrave; la maison. &Agrave;
+la fin, le vacarme fut &eacute;touff&eacute;, gr&acirc;ce &agrave; Jupiter, qui, s'&eacute;lan&ccedil;ant hors du
+trou avec un air furieusement d&eacute;cid&eacute;, musela la gueule de l'animal avec
+une de ses bretelles et puis retourna &agrave; sa t&acirc;che avec un petit rire de
+triomphe tr&egrave;s-grave.</p>
+
+<p>Les deux heures &eacute;coul&eacute;es, nous avions atteint une profondeur de cinq
+pieds, et aucun indice de tr&eacute;sor ne se montrait. Nous f&icirc;mes une pause
+g&eacute;n&eacute;rale, et je commen&ccedil;ai &agrave; esp&eacute;rer que la farce touchait &agrave; sa fin.
+Cependant Legrand, quoique &eacute;videmment tr&egrave;s-d&eacute;concert&eacute;, s'essuya le front
+d'un air pensif et reprit sa b&ecirc;che. Notre trou occupait d&eacute;j&agrave; toute
+l'&eacute;tendue du cercle de quatre pieds de diam&egrave;tre; nous entam&acirc;mes
+l&eacute;g&egrave;rement cette limite, et nous creus&acirc;mes encore de deux pieds. Rien
+n'apparut. Mon chercheur d'or, dont j'avais s&eacute;rieusement piti&eacute;, sauta
+enfin du trou avec le plus affreux d&eacute;sappointement &eacute;crit sur le visage,
+et se d&eacute;cida, lentement et comme &agrave; regret, &agrave; reprendre son habit qu'il
+avait &ocirc;t&eacute; avant de se mettre &agrave; l'ouvrage. Pour moi, je me gardai bien de
+faire aucune remarque. Jupiter, &agrave; un signal de son ma&icirc;tre, commen&ccedil;a &agrave;
+rassembler les outils. Cela fait, et le chien &eacute;tant d&eacute;musel&eacute;, nous
+repr&icirc;mes notre chemin dans un profond silence.</p>
+
+<p>Nous avions peut-&ecirc;tre fait une douzaine de pas, quand Legrand, poussant
+un terrible juron, sauta sur Jupiter et l'empoigna au collet. Le n&egrave;gre
+stup&eacute;fait ouvrit les yeux et la bouche dans toute leur ampleur, l&acirc;cha
+les b&ecirc;ches et tomba sur les genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Sc&eacute;l&eacute;rat! criait Legrand en faisant siffler les syllabes entre ses
+dents, infernal noir! gredin de noir!&mdash;parle, te dis-je!&mdash;r&eacute;ponds-moi &agrave;
+l'instant, et surtout ne pr&eacute;varique pas!&mdash;Quel est, quel est ton &oelig;il
+gauche?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mis&eacute;ricorde, massa Will! n'est-ce pas l&agrave;, pour s&ucirc;r, mon &oelig;il
+gauche? rugissait Jupiter &eacute;pouvant&eacute;, pla&ccedil;ant sa main sur l'organe
+<i>droit</i> de la vision, et l'y maintenant avec l'opini&acirc;tret&eacute; du d&eacute;sespoir,
+comme s'il e&ucirc;t craint que son ma&icirc;tre ne voul&ucirc;t le lui arracher.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais!&mdash;je le savais bien! hourra! vocif&eacute;ra Legrand, en
+l&acirc;chant le n&egrave;gre et en ex&eacute;cutant une s&eacute;rie de gambades et de cabrioles,
+au grand &eacute;tonnement de son domestique, qui, en se relevant, promenait,
+sans mot dire, ses regards de son ma&icirc;tre &agrave; moi et de moi &agrave; son ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, il nous faut retourner, dit celui-ci; la partie n'est pas
+perdue.</p>
+
+<p>Et il reprit son chemin vers le tulipier.</p>
+
+<p>&mdash;Jupiter, dit-il quand nous f&ucirc;mes arriv&eacute;s au pied de l'arbre, viens
+ici! Le cr&acirc;ne est-il clou&eacute; &agrave; la branche avec la face tourn&eacute;e &agrave;
+l'ext&eacute;rieur ou tourn&eacute;e contre la branche?</p>
+
+<p>&mdash;La face est tourn&eacute;e &agrave; l'ext&eacute;rieur, massa, de sorte que les corbeaux
+ont pu manger les yeux sans aucune peine.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Alors, est-ce par cet &oelig;il-ci ou par celui-l&agrave; que tu as fait
+couler le scarab&eacute;e?</p>
+
+<p>Et Legrand touchait alternativement les deux yeux de Jupiter.</p>
+
+<p>&mdash;Par cet &oelig;il-ci, massa,&mdash;par l'&oelig;il gauche,&mdash;juste comme vous me
+l'aviez dit.</p>
+
+<p>Et c'&eacute;tait encore son &oelig;il droit qu'indiquait le pauvre n&egrave;gre.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons! il nous faut recommencer.</p>
+
+<p>Alors, mon ami, dans la folie duquel je voyais maintenant, ou croyais
+voir certains indices de m&eacute;thode, reporta la cheville qui marquait
+l'endroit o&ugrave; le scarab&eacute;e &eacute;tait tomb&eacute;, &agrave; trois pouces vers l'ouest de sa
+premi&egrave;re position. &Eacute;talant de nouveau son cordeau du point le plus
+rapproch&eacute; du tronc jusqu'&agrave; la cheville, comme il avait d&eacute;j&agrave; fait, et
+continuant &agrave; l'&eacute;tendre en ligne droite &agrave; une distance de cinquante
+pieds, il marqua un nouveau point &eacute;loign&eacute; de plusieurs yards de
+l'endroit o&ugrave; nous avions pr&eacute;c&eacute;demment creus&eacute;.</p>
+
+<p>Autour de ce nouveau centre, un cercle fut trac&eacute;, un peu plus large que
+le premier, et nous nous m&icirc;mes derechef &agrave; jouer de la b&ecirc;che. J'&eacute;tais
+effroyablement fatigu&eacute;; mais, sans me rendre compte de ce qui
+occasionnait un changement dans ma pens&eacute;e, je ne sentais plus une aussi
+grande aversion pour le labeur qui m'&eacute;tait impos&eacute;. Je m'y int&eacute;ressais
+inexplicablement; je dirai plus, je me sentais excit&eacute;. Peut-&ecirc;tre y
+avait-il dans toute l'extravagante conduite de Legrand un certain air
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;, une certaine allure proph&eacute;tique qui m'impressionnait moi-m&ecirc;me.
+Je b&ecirc;chais ardemment et de temps &agrave; autre je me surprenais cherchant,
+pour ainsi dire, des yeux, avec un sentiment qui ressemblait &agrave; de
+l'attente, ce tr&eacute;sor imaginaire dont la vision avait affol&eacute; mon
+infortun&eacute; camarade. Dans un de ces moments o&ugrave; ces r&ecirc;vasseries s'&eacute;taient
+plus singuli&egrave;rement empar&eacute;es de moi, et comme nous avions d&eacute;j&agrave; travaill&eacute;
+une heure et demie &agrave; peu pr&egrave;s, nous f&ucirc;mes de nouveau interrompus par les
+violents hurlements du chien. Son inqui&eacute;tude, dans le premier cas,
+n'&eacute;tait &eacute;videmment que le r&eacute;sultat d'un caprice ou d'une gaiet&eacute; folle;
+mais, cette fois, elle prenait un ton plus violent et plus caract&eacute;ris&eacute;.
+Comme Jupiter s'effor&ccedil;ait de nouveau de le museler, il fit une
+r&eacute;sistance furieuse, et, bondissant dans le trou, il se mit &agrave; gratter
+fr&eacute;n&eacute;tiquement la terre avec ses griffes. En quelques secondes, il avait
+d&eacute;couvert une masse d'ossements humains, formant deux squelettes
+complets et m&ecirc;l&eacute;s de plusieurs boutons de m&eacute;tal, avec quelque chose qui
+nous parut &ecirc;tre de la vieille laine pourrie et &eacute;miett&eacute;e. Un ou deux
+coups de b&ecirc;che firent sauter la lame d'un grand couteau espagnol; nous
+creus&acirc;mes encore, et trois ou quatre pi&egrave;ces de monnaie d'or et d'argent
+apparurent &eacute;parpill&eacute;es.</p>
+
+<p>&Agrave; cette vue, Jupiter put &agrave; peine contenir sa joie, mais la physionomie
+de son ma&icirc;tre exprima un affreux d&eacute;sappointement. Il nous supplia
+toutefois de continuer nos efforts, et &agrave; peine avait-il fini de parler
+que je tr&eacute;buchai et tombai en avant; la pointe de ma botte s'&eacute;tait
+engag&eacute;e dans un gros anneau de fer qui gisait &agrave; moiti&eacute; enseveli sous un
+amas de terre fra&icirc;che.</p>
+
+<p>Nous nous rem&icirc;mes au travail avec une ardeur nouvelle; jamais je n'ai
+pass&eacute; dix minutes dans une aussi vive exaltation. Durant cet intervalle,
+nous d&eacute;terr&acirc;mes compl&egrave;tement un coffre de forme oblongue, qui, &agrave; en
+juger par sa parfaite conservation et son &eacute;tonnante duret&eacute;, avait &eacute;t&eacute;
+&eacute;videmment soumis &agrave; quelque proc&eacute;d&eacute; de min&eacute;ralisation,&mdash;peut-&ecirc;tre au
+bichlorure de mercure. Ce coffre avait trois pieds et demi de long,
+trois de large et deux et demi de profondeur. Il &eacute;tait solidement
+maintenu par des lames de fer forg&eacute;, riv&eacute;es et formant tout autour une
+esp&egrave;ce de treillage. De chaque c&ocirc;t&eacute; du coffre, pr&egrave;s du couvercle,
+&eacute;taient trois anneaux de fer, six en tout, au moyen desquels six
+personnes pouvaient s'en emparer. Tous nos efforts r&eacute;unis ne r&eacute;ussirent
+qu'&agrave; le d&eacute;ranger l&eacute;g&egrave;rement de son lit. Nous v&icirc;mes tout de suite
+l'impossibilit&eacute; d'emporter un si &eacute;norme poids. Par bonheur, le couvercle
+n'&eacute;tait retenu que par deux verrous que nous f&icirc;mes glisser,&mdash;tremblants
+et pantelants d'anxi&eacute;t&eacute;. En un instant, un tr&eacute;sor d'une valeur
+incalculable s'&eacute;panouit, &eacute;tincelant, devant nous. Les rayons des
+lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir d'un amas confus
+d'or et de bijoux des &eacute;clairs et des splendeurs qui nous &eacute;claboussaient
+positivement les yeux.</p>
+
+<p>Je n'essayerai pas de d&eacute;crire les sentiments avec lesquels je
+contemplais ce tr&eacute;sor. La stup&eacute;faction, comme on peut le supposer,
+dominait tous les autres. Legrand paraissait &eacute;puis&eacute; par son excitation
+m&ecirc;me, et ne pronon&ccedil;a que quelques paroles. Quant &agrave; Jupiter, sa figure
+devint aussi mortellement p&acirc;le que cela est possible &agrave; une figure de
+n&egrave;gre. Il semblait stup&eacute;fi&eacute;, foudroy&eacute;. Bient&ocirc;t il tomba sur ses genoux
+dans la fosse, et plongeant ses bras nus dans l'or jusqu'au coude, il
+les y laissa longtemps, comme s'il jouissait des volupt&eacute;s d'un bain.
+Enfin, il s'&eacute;cria avec un profond soupir, comme se parlant &agrave; lui-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Et tout cela vient du scarab&eacute;e d'or? Le joli scarab&eacute;e d'or! le pauvre
+petit scarab&eacute;e d'or que j'injuriais, que je calomniais! N'as-tu pas
+honte de toi, vilain n&egrave;gre?&mdash;hein, qu'as-tu &agrave; r&eacute;pondre?</p>
+
+<p>Il fallut que je r&eacute;veillasse, pour ainsi dire, le ma&icirc;tre et le valet, et
+que je leur fisse comprendre qu'il y avait urgence &agrave; emporter le tr&eacute;sor.
+Il se faisait tard, et il nous fallait d&eacute;ployer quelque activit&eacute;, si
+nous voulions que tout f&ucirc;t en s&ucirc;ret&eacute; chez nous avant le jour. Nous ne
+savions quel parti prendre, et nous perdions beaucoup de temps en
+d&eacute;lib&eacute;rations, tant nous avions les id&eacute;es en d&eacute;sordre. Finalement nous
+all&eacute;ge&acirc;mes le coffre en enlevant les deux tiers de son contenu, et nous
+p&ucirc;mes enfin, mais non sans peine encore, l'arracher de son trou. Les
+objets que nous en avions tir&eacute;s furent d&eacute;pos&eacute;s parmi les ronces, et
+confi&eacute;s &agrave; la garde du chien, &agrave; qui Jupiter enjoignit strictement de ne
+bouger sous aucun pr&eacute;texte, et de ne pas m&ecirc;me ouvrir la bouche jusqu'&agrave;
+notre retour. Alors, nous nous m&icirc;mes pr&eacute;cipitamment en route avec le
+coffre, nous atteign&icirc;mes la hutte sans accident, mais apr&egrave;s une fatigue
+effroyable et &agrave; une heure du matin. &Eacute;puis&eacute;s comme nous l'&eacute;tions, nous ne
+pouvions imm&eacute;diatement nous remettre &agrave; la besogne, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; d&eacute;passer
+les forces de la nature. Nous nous repos&acirc;mes jusqu'&agrave; deux heures, puis
+nous soup&acirc;mes; enfin nous nous rem&icirc;mes en route pour les montagnes,
+munis de trois gros sacs que nous trouv&acirc;mes par bonheur dans la hutte.
+Nous arriv&acirc;mes un peu avant quatre heures &agrave; notre fosse, nous nous
+partage&acirc;mes aussi &eacute;galement que possible le reste du butin, et, sans
+nous donner la peine de combler le trou, nous nous rem&icirc;mes en marche
+vers notre case, o&ugrave; nous d&eacute;pos&acirc;mes pour la seconde fois nos pr&eacute;cieux
+fardeaux, juste comme les premi&egrave;res bandes de l'aube apparaissaient &agrave;
+l'est, au-dessus de la cime des arbres.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions absolument bris&eacute;s; mais la profonde excitation actuelle nous
+refusa le repos. Apr&egrave;s un sommeil inquiet de trois ou quatre heures,
+nous nous lev&acirc;mes, comme si nous nous &eacute;tions concert&eacute;s, pour proc&eacute;der &agrave;
+l'examen du tr&eacute;sor.</p>
+
+<p>Le coffre avait &eacute;t&eacute; rempli jusqu'aux bords, et nous pass&acirc;mes toute la
+journ&eacute;e et la plus grande partie de la nuit suivante &agrave; inventorier son
+contenu. On n'y avait mis aucune esp&egrave;ce d'ordre ni d'arrangement; tout y
+avait &eacute;t&eacute; empil&eacute; p&ecirc;le-m&ecirc;le. Quand nous e&ucirc;mes fait soigneusement un
+classement g&eacute;n&eacute;ral, nous nous trouv&acirc;mes en possession d'une fortune qui
+d&eacute;passait tout ce que nous avions suppos&eacute;. Il y avait en esp&egrave;ces plus de
+450 000 dollars,&mdash;en estimant la valeur des pi&egrave;ces aussi rigoureusement
+que possible d'apr&egrave;s les tables de l'&eacute;poque. Dans tout cela, pas une
+parcelle d'argent. Tout &eacute;tait en or de vieille date et d'une grande
+vari&eacute;t&eacute;: monnaies fran&ccedil;aise, espagnole et allemande, quelques guin&eacute;es
+anglaises, et quelques jetons dont nous n'avions jamais vu aucun mod&egrave;le.
+Il y avait plusieurs pi&egrave;ces de monnaie, tr&egrave;s-grandes et tr&egrave;s-lourdes,
+mais si us&eacute;es, qu'il nous fut impossible de d&eacute;chiffrer les inscriptions.
+Aucune monnaie am&eacute;ricaine. Quant &agrave; l'estimation des bijoux, ce fut une
+affaire un peu plus difficile. Nous trouv&acirc;mes des diamants, dont
+quelques-uns tr&egrave;s beaux et d'une grosseur singuli&egrave;re,&mdash;en tout, cent
+dix, dont pas un n'&eacute;tait petit; dix-huit rubis d'un &eacute;clat remarquable;
+trois cent dix &eacute;meraudes toutes tr&egrave;s-belles; vingt et un saphirs et une
+opale. Toutes ces pierres avaient &eacute;t&eacute; arrach&eacute;es de leurs montures et
+jet&eacute;es p&ecirc;le-m&ecirc;le dans le coffre. Quant aux montures elles-m&ecirc;mes, dont
+nous f&icirc;mes une cat&eacute;gorie distincte de l'autre or, elles paraissaient
+avoir &eacute;t&eacute; broy&eacute;es &agrave; coups de marteau comme pour rendre toute
+reconnaissance impossible. Outre tout cela, il y avait une &eacute;norme
+quantit&eacute; d'ornements en or massif;&mdash;pr&egrave;s de deux cents bagues ou boucles
+d'oreilles massives; de belles cha&icirc;nes, au nombre de trente, si j'ai
+bonne m&eacute;moire; quatre-vingt-trois crucifix tr&egrave;s-grands et tr&egrave;s-lourds;
+cinq encensoirs d'or d'un grand prix; un gigantesque bol &agrave; punch en or,
+orn&eacute; de feuilles de vigne et de figures de bacchantes largement
+cisel&eacute;es; deux poign&eacute;es d'&eacute;p&eacute;es merveilleusement travaill&eacute;es, et une
+foule d'autres articles plus petits et dont j'ai perdu le souvenir. Le
+poids de toutes ces valeurs d&eacute;passait trois cent cinquante livres; et
+dans cette estimation j'ai omis cent quatre-vingt dix-sept montres d'or
+superbes, dont trois valaient chacune cinq cents dollars. Plusieurs
+&eacute;taient tr&egrave;s-vieilles, et sans aucune valeur comme pi&egrave;ces d'horlogerie,
+les mouvements ayant plus ou moins souffert de l'action corrosive de la
+terre; mais toutes &eacute;taient magnifiquement orn&eacute;es de pierreries, et les
+bo&icirc;tes &eacute;taient d'un grand prix. Nous &eacute;valu&acirc;mes cette nuit le contenu
+total du coffre &agrave; un million et demi de dollars; et, lorsque plus tard
+nous dispos&acirc;mes des bijoux et des pierreries,&mdash;apr&egrave;s en avoir gard&eacute;
+quelques-uns pour notre usage personnel,&mdash;nous trouv&acirc;mes que nous avions
+singuli&egrave;rement sous-&eacute;valu&eacute; le tr&eacute;sor.</p>
+
+<p>Lorsque nous e&ucirc;mes enfin termin&eacute; notre inventaire et que notre terrible
+exaltation fut en grande partie apais&eacute;e, Legrand, qui voyait que je
+mourais d'impatience de poss&eacute;der la solution de cette prodigieuse
+&eacute;nigme, entra dans un d&eacute;tail complet de toutes les circonstances qui s'y
+rapportaient.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rappelez, dit-il, le soir o&ugrave; je vous fis passer la grossi&egrave;re
+esquisse que j'avais faite du scarab&eacute;e. Vous vous souvenez aussi que je
+fus passablement choqu&eacute; de votre insistance &agrave; me soutenir que mon dessin
+ressemblait &agrave; une t&ecirc;te de mort. La premi&egrave;re fois que vous l&acirc;ch&acirc;tes cette
+assertion, je crus que vous plaisantiez; ensuite je me rappelai les
+taches particuli&egrave;res sur le dos de l'insecte, et je reconnus en moi-m&ecirc;me
+que votre remarque avait en somme quelque fondement. Toutefois, votre
+ironie &agrave; l'endroit de mes facult&eacute;s graphiques m'irritait, car on me
+regarde comme un artiste fort passable; aussi, quand vous me tend&icirc;tes le
+morceau de parchemin, j'&eacute;tais au moment de le froisser avec humeur et de
+le jeter dans le feu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez parler du morceau de <i>papier</i>, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, cela avait toute l'apparence du papier, et, moi-m&ecirc;me, j'avais
+d'abord suppos&eacute; que c'en &eacute;tait; mais, quand je voulus dessiner dessus,
+je d&eacute;couvris tout de suite que c'&eacute;tait un morceau de parchemin
+tr&egrave;s-mince. Il &eacute;tait fort sale, vous vous le rappelez. Au moment m&ecirc;me o&ugrave;
+j'allais le chiffonner, mes yeux tomb&egrave;rent sur le dessin que vous aviez
+regard&eacute;, et vous pouvez concevoir quel fut mon &eacute;tonnement quand
+j'aper&ccedil;us l'image positive d'une t&ecirc;te de mort &agrave; l'endroit m&ecirc;me o&ugrave;
+j'avais cru dessiner un scarab&eacute;e. Pendant un moment, je me sentis trop
+&eacute;tourdi pour penser avec rectitude. Je savais que mon croquis diff&eacute;rait
+de ce nouveau dessin par tous ses d&eacute;tails, bien qu'il y e&ucirc;t une certaine
+analogie dans le contour g&eacute;n&eacute;ral. Je pris alors une chandelle, et,
+m'asseyant &agrave; l'autre bout de la chambre, je proc&eacute;dai &agrave; une analyse plus
+attentive du parchemin. En le retournant, je vis ma propre esquisse sur
+le revers, juste comme je l'avais faite. Ma premi&egrave;re impression fut
+simplement de la surprise; il y avait une analogie r&eacute;ellement
+remarquable dans le contour, et c'&eacute;tait une co&iuml;ncidence singuli&egrave;re que
+ce fait de l'image d'un cr&acirc;ne, inconnue &agrave; moi, occupant l'autre c&ocirc;t&eacute; du
+parchemin imm&eacute;diatement au-dessous de mon dessin du scarab&eacute;e,&mdash;et d'un
+cr&acirc;ne qui ressemblait si exactement &agrave; mon dessin, non seulement par le
+contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularit&eacute; de cette
+co&iuml;ncidence me stup&eacute;fia positivement pour un instant. C'est l'effet
+ordinaire de ces sortes de co&iuml;ncidences. L'esprit s'efforce d'&eacute;tablir un
+rapport, une liaison de cause &agrave; effet,&mdash;et, se trouvant impuissant &agrave; y
+r&eacute;ussir, subit une esp&egrave;ce de paralysie momentan&eacute;e. Mais, quand je revins
+de cette stupeur, je sentis luire en moi par degr&eacute;s une conviction qui
+me frappa bien autrement encore que cette co&iuml;ncidence. Je commen&ccedil;ai &agrave; me
+rappeler distinctement, positivement, qu'il n'y avait aucun dessin sur
+le parchemin quand j'y fis mon croquis du scarab&eacute;e. J'en acquis la
+parfaite certitude; car je me souvins de l'avoir tourn&eacute; et retourn&eacute; en
+cherchant l'endroit le plus propre. Si le cr&acirc;ne avait &eacute;t&eacute; visible, je
+l'aurais infailliblement remarqu&eacute;. Il y avait r&eacute;ellement l&agrave; un myst&egrave;re
+que je me sentais incapable de d&eacute;brouiller; mais, d&egrave;s ce moment m&ecirc;me, il
+me sembla voir pr&eacute;matur&eacute;ment poindre une faible lueur dans les r&eacute;gions
+les plus profondes et les plus secr&egrave;tes de mon entendement, une esp&egrave;ce
+de ver luisant intellectuel, une conception embryonnaire de la v&eacute;rit&eacute;,
+dont notre aventure de l'autre nuit nous a fourni une si splendide
+d&eacute;monstration. Je me levai d&eacute;cid&eacute;ment, et serrant soigneusement le
+parchemin, je renvoyai toute r&eacute;flexion ult&eacute;rieure jusqu'au moment o&ugrave; je
+pourrais &ecirc;tre seul.</p>
+
+<p>&laquo;Quand vous f&ucirc;tes parti et quand Jupiter fut bien endormi, je me livrai
+&agrave; une investigation un peu plus m&eacute;thodique de la chose. Et d'abord je
+voulus comprendre de quelle mani&egrave;re ce parchemin &eacute;tait tomb&eacute; dans mes
+mains. L'endroit o&ugrave; nous d&eacute;couvr&icirc;mes le scarab&eacute;e &eacute;tait sur la c&ocirc;te du
+continent, &agrave; un mille environ &agrave; l'est de l'&icirc;le, mais &agrave; une petite
+distance au-dessus du niveau de la mar&eacute;e haute. Quand je m'en emparai,
+il me mordit cruellement, et je le l&acirc;chai. Jupiter, avec sa prudence
+accoutum&eacute;e, avant de prendre l'insecte, qui s'&eacute;tait envol&eacute; de son c&ocirc;t&eacute;,
+chercha autour de lui une feuille ou quelque chose d'analogue, avec quoi
+il p&ucirc;t s'en emparer. Ce fut en ce moment que ses yeux et les miens
+tomb&egrave;rent sur le morceau de parchemin, que je pris alors pour du papier.
+Il &eacute;tait &agrave; moiti&eacute; enfonc&eacute; dans le sable, avec un coin en l'air. Pr&egrave;s de
+l'endroit o&ugrave; nous le trouv&acirc;mes, j'observai les restes d'une coque de
+grande embarcation, autant du moins que j'en pus juger. Ces d&eacute;bris de
+naufrage &eacute;taient l&agrave; probablement depuis longtemps, car &agrave; peine
+pouvait-on y trouver la physionomie d'une charpente de bateau.</p>
+
+<p>&laquo;Jupiter ramassa donc le parchemin, enveloppa l'insecte et me le donna.
+Peu de temps apr&egrave;s, nous repr&icirc;mes le chemin de la hutte, et nous
+rencontr&acirc;mes le lieutenant G... Je lui montrai l'insecte, et il me pria
+de lui permettre de l'emporter au fort. J'y consentis, et il le fourra
+dans la poche de son gilet sans le parchemin qui lui servait
+d'enveloppe, et que je tenais toujours &agrave; la main pendant qu'il examinait
+le scarab&eacute;e. Peut-&ecirc;tre eut-il peur que je ne changeasse d'avis, et
+jugea-t-il prudent de s'assurer d'abord de sa prise; vous savez qu'il
+est fou d'histoire naturelle et de tout ce qui s'y rattache. Il est
+&eacute;vident qu'alors, sans y penser, j'ai remis le parchemin dans ma poche.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous rappelez que, lorsque je m'assis &agrave; la table pour faire un
+croquis du scarab&eacute;e, je ne trouvai pas de papier &agrave; l'endroit o&ugrave; on le
+met ordinairement. Je regardai dans le tiroir, il n'y en avait point. Je
+cherchai dans mes poches, esp&eacute;rant trouver une vieille lettre, quand mes
+doigts rencontr&egrave;rent le parchemin. Je vous d&eacute;taille minutieusement toute
+la s&eacute;rie de circonstances qui l'ont jet&eacute; dans mes mains; car toutes ces
+circonstances ont singuli&egrave;rement frapp&eacute; mon esprit.</p>
+
+<p>&laquo;Sans aucun doute, vous me consid&eacute;rerez comme un r&ecirc;veur,&mdash;mais j'avais
+d&eacute;j&agrave; &eacute;tabli une esp&egrave;ce de connexion. J'avais uni deux anneaux d'une
+grande cha&icirc;ne. Un bateau &eacute;chou&eacute; &agrave; la c&ocirc;te, et non loin de ce bateau un
+parchemin,&mdash;<i>non pas un papier</i>,&mdash;portant l'image d'un cr&acirc;ne. Vous allez
+naturellement me demander o&ugrave; est le rapport? Je r&eacute;pondrai que le cr&acirc;ne
+ou la t&ecirc;te de mort est l'embl&egrave;me bien connu des pirates. Ils ont
+toujours, dans tous leurs engagements, hiss&eacute; le pavillon &agrave; t&ecirc;te de mort.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous ai dit que c'&eacute;tait un morceau de parchemin et non pas de
+papier. Le parchemin est une chose durable, presque imp&eacute;rissable. On
+confie rarement au parchemin des documents d'une minime importance,
+puisqu'il r&eacute;pond beaucoup moins bien que le papier aux besoins
+ordinaires de l'&eacute;criture et du dessin. Cette r&eacute;flexion m'induisit &agrave;
+penser qu'il devait y avoir dans la t&ecirc;te de mort quelque rapport,
+quelque sens singulier. Je ne faillis pas non plus &agrave; remarquer la forme
+du parchemin. Bien que l'un des coins e&ucirc;t &eacute;t&eacute; d&eacute;truit par quelque
+accident, on voyait bien que la forme primitive &eacute;tait oblongue. C'&eacute;tait
+donc une de ces bandes qu'on choisit pour &eacute;crire, pour consigner un
+document important, une note qu'on veut conserver longtemps et
+soigneusement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, interrompis-je, vous dites que le cr&acirc;ne n'&eacute;tait pas sur le
+parchemin quand vous y dessin&acirc;tes le scarab&eacute;e. Comment donc pouvez-vous
+&eacute;tablir un rapport entre le bateau et le cr&acirc;ne,&mdash;puisque ce dernier,
+d'apr&egrave;s votre propre aveu, a d&ucirc; &ecirc;tre dessin&eacute;&mdash;Dieu sait comment ou par
+qui!&mdash;post&eacute;rieurement &agrave; votre dessin du scarab&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est l&agrave;-dessus que roule tout le myst&egrave;re; bien que j'aie eu
+comparativement peu de peine &agrave; r&eacute;soudre ce point de l'&eacute;nigme. Ma marche
+&eacute;tait s&ucirc;re, et ne pouvait me conduire qu'&agrave; un seul r&eacute;sultat. Je
+raisonnais ainsi, par exemple: quand je dessinai mon scarab&eacute;e, il n'y
+avait pas trace de cr&acirc;ne sur le parchemin; quand j'eus fini mon dessin,
+je vous le fis passer, et je ne vous perdis pas de vue que vous ne me
+l'eussiez rendu. Cons&eacute;quemment ce n'&eacute;tait pas vous qui aviez dessin&eacute; le
+cr&acirc;ne, et il n'y avait l&agrave; aucune autre personne pour le faire. Il
+n'avait donc pas &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; par l'action humaine; et cependant, il &eacute;tait
+l&agrave;, sous mes yeux!</p>
+
+<p>&laquo;Arriv&eacute; &agrave; ce point de mes r&eacute;flexions, je m'appliquai &agrave; me rappeler et je
+me rappelai en effet, et avec une parfaite exactitude, tous les
+incidents survenus dans l'intervalle en question. La temp&eacute;rature &eacute;tait
+froide,&mdash;oh! l'heureux, le rare accident!&mdash;et un bon feu flambait dans
+la chemin&eacute;e. J'&eacute;tais suffisamment r&eacute;chauff&eacute; par l'exercice, et je
+m'assis pr&egrave;s de la table. Vous, cependant, vous aviez tourn&eacute; votre
+chaise tout pr&egrave;s de la chemin&eacute;e. Juste au moment o&ugrave; je vous mis le
+parchemin dans la main, et comme vous alliez l'examiner, Wolf, mon
+terre-neuve, entra et vous sauta sur les &eacute;paules. Vous le caressiez avec
+la main gauche, et vous cherchiez &agrave; l'&eacute;carter, en laissant tomber
+nonchalamment votre main droite, celle qui tenait le parchemin, entre
+vos genoux et tout pr&egrave;s du feu. Je crus un moment que la flamme allait
+l'atteindre, et j'allais vous dire de prendre garde; mais avant que
+j'eusse parl&eacute; vous l'aviez retir&eacute;, et vous vous &eacute;tiez mis &agrave; l'examiner.
+Quand j'eus bien consid&eacute;r&eacute; toutes ces circonstances, je ne doutai pas un
+instant que la chaleur n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l'agent qui avait fait appara&icirc;tre sur
+le parchemin le cr&acirc;ne dont je voyais l'image. Vous savez bien qu'il y
+a&mdash;il y en a eu de tout temps&mdash;des pr&eacute;parations chimiques, au moyen
+desquelles on peut &eacute;crire sur du papier ou sur du v&eacute;lin des caract&egrave;res
+qui ne deviennent visibles que lorsqu'ils sont soumis &agrave; l'action du feu.
+On emploie quelquefois le safre, dig&eacute;r&eacute; dans l'eau r&eacute;gale et d&eacute;lay&eacute; dans
+quatre fois son poids d'eau; il en r&eacute;sulte une teinte verte. Le r&eacute;gule
+de cobalt dissous dans l'esprit de nitre donne une couleur rouge. Ces
+couleurs disparaissent plus ou moins longtemps apr&egrave;s que la substance
+sur laquelle on a &eacute;crit s'est refroidie, mais reparaissent &agrave; volont&eacute; par
+application nouvelle de la chaleur.</p>
+
+<p>&laquo;J'examinai alors la t&ecirc;te de mort avec le plus grand soin. Les contours
+ext&eacute;rieurs, c'est-&agrave;-dire les plus rapproch&eacute;s du bord du v&eacute;lin, &eacute;taient
+beaucoup plus distincts que les autres. &Eacute;videmment l'action du calorique
+avait &eacute;t&eacute; imparfaite ou in&eacute;gale. J'allumai imm&eacute;diatement du feu, et je
+soumis chaque partie du parchemin &agrave; une chaleur br&ucirc;lante. D'abord, cela
+n'eut d'autre effet que de renforcer les lignes un peu p&acirc;les du cr&acirc;ne;
+mais, en continuant l'exp&eacute;rience, je vis appara&icirc;tre, dans un coin de la
+bande, au coin diagonalement oppos&eacute; &agrave; celui o&ugrave; &eacute;tait trac&eacute;e la t&ecirc;te de
+mort, une figure que je supposai d'abord &ecirc;tre celle d'une ch&egrave;vre. Mais
+un examen plus attentif me convainquit qu'on avait voulu repr&eacute;senter un
+chevreau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dis-je, je n'ai certes pas le droit de me moquer de vous;&mdash;un
+million et demi de dollars! c'est chose trop s&eacute;rieuse pour qu'on en
+plaisante;&mdash;mais vous n'allez pas ajouter un troisi&egrave;me anneau &agrave; votre
+cha&icirc;ne; vous ne trouverez aucun rapport sp&eacute;cial entre vos pirates et une
+ch&egrave;vre;&mdash;les pirates, vous le savez, n'ont rien &agrave; faire avec les
+ch&egrave;vres.&mdash;Cela regarde les fermiers.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je viens de vous dire que l'image n'&eacute;tait pas celle d'une ch&egrave;vre.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! va pour un chevreau; c'est presque la m&ecirc;me chose.</p>
+
+<p>&mdash;Presque, mais pas tout &agrave; fait, dit Legrand.&mdash;Vous avez entendu parler
+peut-&ecirc;tre d'un certain capitaine Kidd. Je consid&eacute;rai tout de suite la
+figure de cet animal comme une esp&egrave;ce de signature logogriphique ou
+hi&eacute;roglyphique (<i>kid</i>, chevreau). Je dis signature, parce que la place
+qu'elle occupait sur le v&eacute;lin sugg&eacute;rait naturellement cette id&eacute;e. Quant
+&agrave; la t&ecirc;te de mort plac&eacute;e au coin diagonalement oppos&eacute;, elle avait l'air
+d'un sceau, d'une estampille. Mais je fus cruellement d&eacute;concert&eacute; par
+l'absence du reste,&mdash;du corps m&ecirc;me de mon document r&ecirc;v&eacute;,&mdash;du texte de
+mon contexte.</p>
+
+<p>&mdash;Je pr&eacute;sume que vous esp&eacute;riez trouver une lettre entre le timbre et la
+signature.</p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose comme cela. Le fait est que je me sentais comme
+irr&eacute;sistiblement p&eacute;n&eacute;tr&eacute; du pressentiment d'une immense bonne fortune
+imminente. Pourquoi? Je ne saurais trop le dire. Apr&egrave;s tout, peut-&ecirc;tre
+&eacute;tait-ce plut&ocirc;t un d&eacute;sir qu'une croyance positive;&mdash;mais croiriez-vous
+que le dire absurde de Jupiter, que le scarab&eacute;e &eacute;tait en or massif, a eu
+une influence remarquable sur mon imagination? Et puis cette s&eacute;rie
+d'accidents et de co&iuml;ncidences &eacute;tait vraiment si extraordinaire!
+Avez-vous remarqu&eacute; tout ce qu'il y a de fortuit l&agrave;-dedans? Il a fallu
+que tous ces &eacute;v&eacute;nements arrivassent le seul jour de toute l'ann&eacute;e o&ugrave; il
+a pu faire assez froid pour n&eacute;cessiter du feu; et, sans ce feu et sans
+l'intervention du chien au moment pr&eacute;cis o&ugrave; il a paru, je n'aurais
+jamais eu connaissance de la t&ecirc;te de mort et n'aurais jamais poss&eacute;d&eacute; ce
+tr&eacute;sor.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez, je suis sur des charbons.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous avez donc connaissance d'une foule d'histoires qui
+courent, de mille rumeurs vagues relatives aux tr&eacute;sors enfouis quelque
+part sur la c&ocirc;te de l'Atlantique, par Kidd et ses associ&eacute;s? En somme,
+tous ces bruits devaient avoir quelque fondement. Et si ces bruits
+duraient depuis si longtemps et avec tant de persistance, cela ne
+pouvait, selon moi, tenir qu'&agrave; un fait, c'est que le tr&eacute;sor enfoui &eacute;tait
+rest&eacute; enfoui. Si Kidd avait cach&eacute; son butin pendant un certain temps et
+l'avait ensuite repris, ces rumeurs ne seraient pas sans doute venues
+jusqu'&agrave; nous sous leur forme actuelle et invariable. Remarquez que les
+histoires en question roulent toujours sur des chercheurs et jamais sur
+des trouveurs de tr&eacute;sors. Si le pirate avait repris son argent,
+l'affaire en serait rest&eacute;e l&agrave;. Il me semblait que quelque accident, par
+exemple la perte de la note qui indiquait l'endroit pr&eacute;cis, avait d&ucirc; le
+priver des moyens de le recouvrer. Je supposais que cet accident &eacute;tait
+arriv&eacute; &agrave; la connaissance de ses compagnons, qui autrement n'auraient
+jamais su qu'un tr&eacute;sor avait &eacute;t&eacute; enfoui, et qui, par leurs recherches
+infructueuses, sans guide et sans notes positives, avaient donn&eacute;
+naissance &agrave; cette rumeur universelle et &agrave; ces l&eacute;gendes aujourd'hui si
+communes. Avez-vous jamais entendu parler d'un tr&eacute;sor important qu'on
+aurait d&eacute;terr&eacute; sur la c&ocirc;te?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Or, il est notoire que Kidd avait accumul&eacute; d'immenses richesses. Je
+consid&eacute;rais donc comme chose s&ucirc;re que la terre les gardait encore; et
+vous ne vous &eacute;tonnerez pas quand je vous dirai que je sentais en moi une
+esp&eacute;rance,&mdash;une esp&eacute;rance qui montait presque &agrave; la certitude;&mdash;c'est que
+le parchemin, si singuli&egrave;rement trouv&eacute;, contiendrait l'indication
+disparue du lieu o&ugrave; avait &eacute;t&eacute; fait le d&eacute;p&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment avez-vous fait?</p>
+
+<p>&mdash;J'exposai de nouveau le v&eacute;lin au feu, apr&egrave;s avoir augment&eacute; la chaleur;
+mais rien ne parut. Je pensai que la couche de crasse pouvait bien &ecirc;tre
+pour quelque chose dans cet insucc&egrave;s; aussi je nettoyai soigneusement le
+parchemin en versant de l'eau chaude dessus, puis je le pla&ccedil;ai dans une
+casserole de fer-blanc, le cr&acirc;ne en dessous, et je posai la casserole
+sur un r&eacute;chaud de charbons allum&eacute;s. Au bout de quelques minutes, la
+casserole &eacute;tant parfaitement chauff&eacute;e, je retirai la bande de v&eacute;lin, et
+je m'aper&ccedil;us, avec une joie inexprimable, qu'elle &eacute;tait mouchet&eacute;e en
+plusieurs endroits de signes qui ressemblaient &agrave; des chiffres rang&eacute;s en
+lignes. Je repla&ccedil;ai la chose dans la casserole, et l'y laissai encore
+une minute, et, quand je l'en retirai, elle &eacute;tait juste comme vous allez
+la voir.</p>
+
+<p>Ici, Legrand, ayant de nouveau chauff&eacute; le v&eacute;lin, le soumit &agrave; mon examen.
+Les caract&egrave;res suivants apparaissaient en rouge, grossi&egrave;rement trac&eacute;s
+entre la t&ecirc;te de mort et le chevreau:</p>
+
+<p class="c">53&#8225;&#8225;+305))6*;4826)4&#8225;.)4&#8225;);806*;48+8&para;60))85;1&#8225;<br />
+(;:&#8225;*8+83(88)5*+;46(;88*96*?;8)*&#8225;(;485);5*+2:*&#8225;(;4956*2(5*&mdash;4)<br />
+8&para;8*;4069285);)6+8)4&#8225;&#8225;1(&#8225;9;48081;8:8&#8225;1;48+85;4)485+528806*81<br />
+(&#8225;9;48;(88;4(&#8225;?34;48)4&#8225;;161;:188;&#8225;?;</p>
+
+
+<p>&mdash;Mais, dis-je, en lui tendant la bande de v&eacute;lin, je n'y vois pas plus
+clair. Si tous les tr&eacute;sors de Golconde devaient &ecirc;tre pour moi le prix de
+la solution de cette &eacute;nigme, je serais parfaitement s&ucirc;r de ne pas les
+gagner.</p>
+
+<p>&mdash;Et cependant, dit Legrand, la solution n'est certainement pas aussi
+difficile qu'on se l'imaginerait au premier coup d'&oelig;il. Ces caract&egrave;res,
+comme chacun pourrait le deviner facilement, forment un chiffre,
+c'est-&agrave;-dire qu'ils pr&eacute;sentent un sens; mais, d'apr&egrave;s ce que nous savons
+de Kidd, je ne devais pas le supposer capable de fabriquer un
+&eacute;chantillon de cryptographie bien abstruse. Je jugeai donc tout d'abord
+que celui-ci &eacute;tait d'une esp&egrave;ce simple,&mdash;tel cependant qu'&agrave;
+l'intelligence grossi&egrave;re du marin il d&ucirc;t para&icirc;tre absolument insoluble
+sans la clef.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez r&eacute;solu, vraiment?</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-ais&eacute;ment; j'en ai r&eacute;solu d'autres dix mille fois plus compliqu&eacute;s.
+Les circonstances et une certaine inclination d'esprit m'ont amen&eacute; &agrave;
+prendre int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ces sortes d'&eacute;nigmes, et il est vraiment douteux que
+l'ing&eacute;niosit&eacute; humaine puisse cr&eacute;er une &eacute;nigme de ce genre dont
+l'ing&eacute;niosit&eacute; humaine ne vienne &agrave; bout par une application suffisante.
+Aussi, une fois que j'eus r&eacute;ussi &agrave; &eacute;tablir une s&eacute;rie de caract&egrave;res
+lisibles, je daignai &agrave; peine songer &agrave; la difficult&eacute; d'en d&eacute;gager la
+signification.</p>
+
+<p>&laquo;Dans le cas actuel,&mdash;et, en somme, dans tous les cas d'&eacute;criture
+secr&egrave;te,&mdash;la premi&egrave;re question &agrave; vider, c'est la <i>langue</i> du chiffre:
+car les principes de solution, particuli&egrave;rement quand il s'agit des
+chiffres les plus simples, d&eacute;pendent du g&eacute;nie de chaque idiome, et
+peuvent &ecirc;tre modifi&eacute;s. En g&eacute;n&eacute;ral, il n'y a pas d'autre moyen que
+d'essayer successivement, en se dirigeant suivant les probabilit&eacute;s,
+toutes les langues qui vous sont connues jusqu'&agrave; ce que vous ayez trouv&eacute;
+la bonne. Mais, dans le chiffre qui nous occupe, toute difficult&eacute; &agrave; cet
+&eacute;gard &eacute;tait r&eacute;solue par la signature. Le r&eacute;bus sur le mot <i>Kidd</i> n'est
+possible que dans la langue anglaise. Sans cette circonstance, j'aurais
+commenc&eacute; mes essais par l'espagnol et le fran&ccedil;ais, comme &eacute;tant les
+langues dans lesquelles un pirate des mers espagnoles aurait d&ucirc; le plus
+naturellement enfermer un secret de cette nature. Mais, dans le cas
+actuel, je pr&eacute;sumai que le cryptogramme &eacute;tait anglais.</p>
+
+<p>&laquo;Vous remarquez qu'il n'y a pas d'espaces entre les mots. S'il y avait
+eu des espaces, la t&acirc;che e&ucirc;t &eacute;t&eacute; singuli&egrave;rement plus facile. Dans ce
+cas, j'aurais commenc&eacute; par faire une collation et une analyse des mots
+les plus courts, et, si j'avais trouv&eacute;, comme cela est toujours
+probable, un mot d'une seule lettre, <i>a</i> ou <i>I</i> (un, je) par exemple,
+j'aurais consid&eacute;r&eacute; la solution comme assur&eacute;e. Mais, puisqu'il n'y avait
+pas d'espaces, mon premier devoir &eacute;tait de relever les lettres
+pr&eacute;dominantes, ainsi que celles qui se rencontraient le plus rarement.
+Je les comptai toutes, et je dressai la table que voici:</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re 8 se trouve 33 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re; se trouve 26 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re 4 se trouve 19 fois.</p>
+
+<p class="c">Le &#8225; et) se trouvent 16 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re * se trouve 13 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re 5 se trouve 12 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re 6 se trouve 11 fois.</p>
+
+<p class="c">Le + et 1 se trouvent 8 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re 0 se trouve 6 fois.</p>
+
+<p class="c">Le 9 et 2 se trouvent 5 fois.</p>
+
+<p class="c">Le: et 3 se trouvent 4 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re? se trouve 3 fois.</p>
+
+<p class="c">Le caract&egrave;re &para; se trouve 2 fois.</p>
+
+<p class="c">Le&mdash;et. se trouvent 1 fois.</p>
+
+<p>&laquo;Or, la lettre qui se rencontre le plus fr&eacute;quemment en anglais est <i>e</i>.
+Les autres lettres se succ&egrave;dent dans cet ordre: <i>a o i d h n r s t u y c
+f g l m w b k p q x z</i>. <i>E</i> pr&eacute;domine si singuli&egrave;rement, qu'il est
+tr&egrave;s-rare de trouver une phrase d'une certaine longueur dont il ne soit
+pas le caract&egrave;re principal.</p>
+
+<p>&laquo;Nous avons donc, tout en commen&ccedil;ant, une base d'op&eacute;rations qui donne
+quelque chose de mieux qu'une conjecture. L'usage g&eacute;n&eacute;ral qu'on peut
+faire de cette table est &eacute;vident; mais, pour ce chiffre particulier,
+nous ne nous en servirons que tr&egrave;s-m&eacute;diocrement. Puisque notre caract&egrave;re
+dominant est 8, nous commencerons par le prendre pour l'<i>e</i> de
+l'alphabet naturel. Pour v&eacute;rifier cette supposition, voyons si le 8 se
+rencontre souvent double; car l'<i>e</i> se redouble tr&egrave;s-fr&eacute;quemment en
+anglais, comme par exemple dans les mots: <i>meet, fleet, speed, seen,
+been, agree</i>, etc. Or, dans le cas pr&eacute;sent, nous voyons qu'il n'est pas
+redoubl&eacute; moins de cinq fois, bien que le cryptogramme soit tr&egrave;s-court.</p>
+
+<p>&laquo;Donc 8 repr&eacute;sentera <i>e</i>. Maintenant, de tous les mots de la langue,
+<i>the</i> est le plus utilis&eacute;; cons&eacute;quemment, il nous faut voir si nous ne
+trouverons pas r&eacute;p&eacute;t&eacute;e plusieurs fois la m&ecirc;me combinaison de trois
+caract&egrave;res, ce 8 &eacute;tant le dernier des trois. Si nous trouvons des
+r&eacute;p&eacute;titions de ce genre, elles repr&eacute;senteront tr&egrave;s-probablement le mot
+<i>the</i>. V&eacute;rification faite, nous n'en trouvons pas moins de 7; et les
+caract&egrave;res sont;48. Nous pouvons donc supposer que <i>;</i> repr&eacute;sente <i>t</i>,
+que 4 repr&eacute;sente <i>h</i>, et que 8 repr&eacute;sente <i>e</i>,&mdash;la valeur du dernier se
+trouvant ainsi confirm&eacute;e de nouveau. Il y a maintenant un grand pas de
+fait.</p>
+
+<p>&laquo;Nous n'avons d&eacute;termin&eacute; qu'un mot, mais ce seul mot nous permet
+d'&eacute;tablir un point beaucoup plus important, c'est-&agrave;-dire les
+commencements et les terminaisons d'autres mots. Voyons, par exemple,
+l'avant-dernier cas o&ugrave; se pr&eacute;sente la combinaison;48, presque &agrave; la fin
+du chiffre. Nous savons que le <i>;</i> qui vient imm&eacute;diatement apr&egrave;s est le
+commencement d'un mot, et des six caract&egrave;res qui suivent ces <i>the</i>, nous
+n'en connaissons pas moins de cinq. Rempla&ccedil;ons donc ces caract&egrave;res par
+les lettres qu'ils repr&eacute;sentent, en laissant un espace pour l'inconnu:</p>
+
+<p class="c"><i>t eeth.</i></p>
+
+<p>&laquo;Nous devons tout d'abord &eacute;carter le <i>th</i> comme ne pouvant pas faire
+partie du mot qui commence par le premier <i>t</i>, puisque nous voyons, en
+essayant successivement toutes les lettres de l'alphabet pour combler la
+lacune, qu'il est impossible de former un mot dont ce <i>th</i> puisse faire
+partie. R&eacute;duisons donc nos caract&egrave;res &agrave;:</p>
+
+<p class="c"><i>t ee,</i></p>
+
+<p>et reprenant de nouveau tout l'alphabet, s'il le faut, nous concluons au
+mot <i>tree</i> (arbre), comme &agrave; la seule version possible. Nous gagnons
+ainsi une nouvelle lettre, <i>r</i>, repr&eacute;sent&eacute;e par (, plus deux mots
+juxtapos&eacute;s, <i>the tree</i> (l'arbre).</p>
+
+<p>&laquo;Un peu plus loin, nous retrouvons la combinaison;48, et nous nous en
+servons comme de terminaison &agrave; ce qui pr&eacute;c&egrave;de imm&eacute;diatement. Cela nous
+donne l'arrangement suivant:</p>
+
+<p class="c">the tree; 4(&#8225;?34 <i>the</i>,</p>
+
+<p>ou, en substituant les lettres naturelles aux caract&egrave;res que nous
+connaissons,</p>
+
+<p class="c"><i>the tree thr</i>&#8225;? 3 <i>h the</i>.</p>
+
+<p>Maintenant, si aux caract&egrave;res inconnus nous substituons des blancs ou
+des points, nous aurons:</p>
+
+<p class="c"><i>the tree thr... h the,</i></p>
+
+<p>et le mot <i>through</i> (par, &agrave; travers) se d&eacute;gage pour ainsi dire de
+lui-m&ecirc;me. Mais cette d&eacute;couverte nous donne trois lettres de plus, <i>o, u</i>
+et <i>g</i>, repr&eacute;sent&eacute;es par &#8225;,? et 3.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, cherchons attentivement dans le cryptogramme des
+combinaisons de caract&egrave;res connus, et nous trouverons, non loin du
+commencement, l'arrangement suivant:</p>
+
+<p class="c">83(88, ou <i>egree</i>,</p>
+
+<p>qui est &eacute;videmment la terminaison du mot <i>degree</i> (degr&eacute;), et qui nous
+livre encore une lettre <i>d</i> repr&eacute;sent&eacute;e par +.</p>
+
+<p>&laquo;Quatre lettres plus loin que ce mot <i>degree</i>, nous trouvons la
+combinaison:</p>
+
+<p class="c">;46(;88,</p>
+
+<p>dont nous traduisons les caract&egrave;res connus et repr&eacute;sentons l'inconnu par
+un point; cela nous donne:</p>
+
+<p class="c"><i>th. rtee</i>*,</p>
+
+<p>arrangement qui nous sugg&egrave;re imm&eacute;diatement le mot <i>thirteen</i> (treize),
+et nous fournit deux lettres nouvelles, <i>i</i> et <i>n</i>, repr&eacute;sent&eacute;es par 6
+et *.</p>
+
+<p>&laquo;Reportons-nous maintenant au commencement du cryptogramme, nous
+trouvons la combinaison:</p>
+
+<p class="c">53&#8225;&#8225;+.</p>
+
+<p>&laquo;Traduisant comme nous avons d&eacute;j&agrave; fait, nous obtenons</p>
+
+<p class="c">.<i>good</i>,</p>
+
+<p>ce qui nous montre que la premi&egrave;re lettre est un <i>a</i>, et que les deux
+premiers mots sont <i>a good</i> (un bon, une bonne).</p>
+
+<p>&laquo;Il serait temps maintenant, pour &eacute;viter toute confusion, de disposer
+toutes nos d&eacute;couvertes sous forme de table. Cela nous fera un
+commencement de clef:</p>
+
+<p class="c">5 repr&eacute;sente a</p>
+
+<p class="c">+ repr&eacute;sente d</p>
+
+<p class="c">8 repr&eacute;sente e</p>
+
+<p class="c">3 repr&eacute;sente g</p>
+
+<p class="c">4 repr&eacute;sente h</p>
+
+<p class="c">6 repr&eacute;sente i</p>
+
+<p class="c">* repr&eacute;sente n</p>
+
+<p class="c">&#8225; repr&eacute;sente o</p>
+
+<p class="c">(repr&eacute;sente r</p>
+
+<p class="c">; repr&eacute;sente t</p>
+
+<p class="c">? repr&eacute;sente u</p>
+
+<p>Ainsi, nous n'avons pas moins de onze des lettres les plus importantes,
+et il est inutile que nous poursuivions la solution &agrave; travers tous ses
+d&eacute;tails. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que des chiffres
+de cette nature sont faciles &agrave; r&eacute;soudre, et pour vous donner un aper&ccedil;u
+de l'analyse raisonn&eacute;e qui sert &agrave; les d&eacute;brouiller. Mais tenez pour
+certain que le sp&eacute;cimen que nous avons sous les yeux appartient &agrave; la
+cat&eacute;gorie la plus simple de la cryptographie. Il ne me reste plus qu'&agrave;
+vous donner la traduction compl&egrave;te du document, comme si nous avions
+d&eacute;chiffr&eacute; successivement tous les caract&egrave;res. La voici:</p>
+
+<p><i>A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat forty-one
+degrees and thirteen minutes northeast and by north main branch seventh
+limb east side shoot from the left eye of the death's-head a bee-line
+from the tree through the shot fifty feet out.</i></p>
+
+<p><i>(Un bon verre dans l'hostel de l'&eacute;v&ecirc;que dans la chaise du diable
+quarante et un degr&eacute;s et treize minutes nord-est quart de nord
+principale tige septi&egrave;me branche c&ocirc;t&eacute; est l&acirc;chez de l'&oelig;il gauche de la
+t&ecirc;te de mort une ligne d'abeille de l'arbre &agrave; travers la balle cinquante
+pieds au large.)</i></p>
+
+<p>&mdash;Mais, dis-je, l'&eacute;nigme me para&icirc;t d'une qualit&eacute; tout aussi d&eacute;sagr&eacute;able
+qu'auparavant. Comment peut-on tirer un sens quelconque de tout ce
+jargon de <i>chaise du diable</i>, de <i>t&ecirc;te de mort</i> et d'<i>hostel de
+l'&eacute;v&ecirc;que?</i></p>
+
+<p>&mdash;Je conviens, r&eacute;pliqua Legrand, que l'affaire a l'air encore
+passablement s&eacute;rieux, quand on y jette un simple coup d'&oelig;il. Mon
+premier soin fut d'essayer de retrouver dans la phrase les divisions
+naturelles qui &eacute;taient dans l'esprit de celui qui l'&eacute;crivit.</p>
+
+<p>&mdash;De la ponctuer, voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose comme cela.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment diable avez-vous fait?</p>
+
+<p>&mdash;Je r&eacute;fl&eacute;chis que l'&eacute;crivain s'&eacute;tait fait une loi d'assembler les mots
+sans aucune division, esp&eacute;rant rendre ainsi la solution plus difficile.
+Or, un homme qui n'est pas excessivement fin sera presque toujours
+enclin, dans une pareille tentative, &agrave; d&eacute;passer la mesure. Quand, dans
+le cours de sa composition, il arrive &agrave; une interruption de sens qui
+demanderait naturellement une pause ou un point, il est fatalement port&eacute;
+&agrave; serrer les caract&egrave;res plus que d'habitude. Examinez ce manuscrit, et
+vous d&eacute;couvrirez facilement cinq endroits de ce genre o&ugrave; il y a pour
+ainsi dire encombrement de caract&egrave;res. En me dirigeant d'apr&egrave;s cet
+indice j'&eacute;tablis la division suivante:</p>
+
+<p><i>A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat&mdash;forty-one
+degrees and thirteen minutes&mdash;northeast and by north&mdash;main branch
+seventh limb east side&mdash;shoot from the left eye of the death's-head&mdash;a
+bee line from the tree through the shot fifty feet out.</i></p>
+
+<p><i>(Un bon verre dans l'hostel de l'&eacute;v&ecirc;que dans la chaise du
+diable&mdash;quarante et un degr&eacute;s et treize minutes&mdash;nord-est quart de
+nord&mdash;principale tige septi&egrave;me branche c&ocirc;t&eacute; est&mdash;l&acirc;chez de l'&oelig;il gauche
+de la t&ecirc;te de mort&mdash;une ligne d'abeille de l'arbre &agrave; travers la balle
+cinquante pieds au large.)</i></p>
+
+<p>&mdash;Malgr&eacute; votre division, dis-je, je reste toujours dans les t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>&mdash;J'y restai moi-m&ecirc;me pendant quelques jours, r&eacute;pliqua Legrand. Pendant
+ce temps, je fis force recherches dans le voisinage de l'&icirc;le de Sullivan
+sur un b&acirc;timent qui devait s'appeler l'<i>H&ocirc;tel de l'&Eacute;v&ecirc;que</i>, car je ne
+m'inqui&eacute;tai pas de la vieille orthographe du mot <i>hostel</i>. N'ayant
+trouv&eacute; aucun renseignement &agrave; ce sujet, j'&eacute;tais sur le point d'&eacute;tendre la
+sph&egrave;re de mes recherches et de proc&eacute;der d'une mani&egrave;re plus syst&eacute;matique,
+quand, un matin, je m'avisai tout &agrave; coup que ce <i>Bishop's hostel</i>
+pouvait bien avoir rapport &agrave; une vieille famille du nom de Bessop, qui,
+de temps imm&eacute;morial, &eacute;tait en possession d'un ancien manoir &agrave; quatre
+milles environ au nord de l'&icirc;le. J'allai donc &agrave; la plantation, et je
+recommen&ccedil;ai mes questions parmi les plus vieux n&egrave;gres de l'endroit.
+Enfin, une des femmes les plus &acirc;g&eacute;es me dit qu'elle avait entendu parler
+d'un endroit comme <i>Bessop's castle</i> (ch&acirc;teau de Bessop), et qu'elle
+croyait bien pouvoir m'y conduire, mais que ce n'&eacute;tait ni un ch&acirc;teau, ni
+une auberge, mais un grand rocher.</p>
+
+<p>&laquo;Je lui offris de la bien payer pour sa peine, et, apr&egrave;s quelque
+h&eacute;sitation, elle consentit &agrave; m'accompagner jusqu'&agrave; l'endroit pr&eacute;cis.
+Nous le d&eacute;couvr&icirc;mes sans trop de difficult&eacute;, je la cong&eacute;diai, et
+commen&ccedil;ai &agrave; examiner la localit&eacute;. Le <i>ch&acirc;teau</i> consistait en un
+assemblage irr&eacute;gulier de pics et de rochers, dont l'un &eacute;tait aussi
+remarquable par sa hauteur que par son isolement et sa configuration
+quasi artificielle. Je grimpai au sommet, et, l&agrave;, je me sentis fort
+embarrass&eacute; de ce que j'avais d&eacute;sormais &agrave; faire.</p>
+
+<p>&laquo;Pendant que j'y r&ecirc;vais, mes yeux tomb&egrave;rent sur une &eacute;troite saillie dans
+la face orientale du rocher, &agrave; un yard environ au-dessous de la pointe
+o&ugrave; j'&eacute;tais plac&eacute;. Cette saillie se projetait de dix-huit pouces &agrave; peu
+pr&egrave;s, et n'avait gu&egrave;re plus d'un pied de large; une niche creus&eacute;e dans
+le pic juste au-dessus lui donnait une grossi&egrave;re ressemblance avec les
+chaises &agrave; dos concave dont se servaient nos anc&ecirc;tres. Je ne doutai pas
+que ce ne f&ucirc;t la <i>chaise du Diable</i> dont il &eacute;tait fait mention dans le
+manuscrit, et il me sembla que je tenais d&eacute;sormais tout le secret de
+l'&eacute;nigme.</p>
+
+<p>&laquo;Le <i>bon verre</i>, je le savais, ne pouvait pas d&eacute;signer autre chose
+qu'une longue-vue; car nos marins emploient rarement le mot glass dans
+un autre sens. Je compris tout de suite qu'il fallait ici se servir
+d'une longue-vue, en se pla&ccedil;ant &agrave; un point de vue d&eacute;fini et <i>n'admettant
+aucune variation</i>. Or, les phrases: <i>quarante et un degr&eacute;s et treize
+minutes, et nord-est quart de nord</i>,&mdash;je n'h&eacute;sitai pas un instant &agrave; le
+croire,&mdash;devaient donner la direction pour pointer la longue-vue.
+Fortement remu&eacute; par toutes ces d&eacute;couvertes, je me pr&eacute;cipitai chez moi,
+je me procurai une longue-vue, et je retournai au rocher.</p>
+
+<p>&laquo;Je me laissai glisser sur la corniche, et je m'aper&ccedil;us qu'on ne pouvait
+s'y tenir assis que dans une certaine position. Ce fait confirma ma
+conjecture. Je pensai alors &agrave; me servir de la longue-vue. Naturellement,
+les <i>quarante et un degr&eacute;s et treize minutes</i> ne pouvaient avoir trait
+qu'&agrave; l'&eacute;l&eacute;vation au-dessus de l'horizon sensible, puisque la direction
+horizontale &eacute;tait clairement indiqu&eacute;e par les mots <i>nord-est quart de
+nord</i>. J'&eacute;tablis cette direction au moyen d'une boussole de poche; puis,
+pointant, aussi juste que possible par approximation, ma longue-vue &agrave; un
+angle de quarante et un degr&eacute;s d'&eacute;l&eacute;vation, je la fis mouvoir avec
+pr&eacute;caution de haut en bas et de bas en haut, jusqu'&agrave; ce que mon
+attention f&ucirc;t arr&ecirc;t&eacute;e par une esp&egrave;ce de trou circulaire ou de lucarne
+dans le feuillage d'un grand arbre qui dominait tous ses voisins dans
+l'&eacute;tendue visible. Au centre de ce trou, j'aper&ccedil;us un point blanc, mais
+je ne pus pas tout d'abord distinguer ce que c'&eacute;tait. Apr&egrave;s avoir ajust&eacute;
+le foyer de ma longue-vue, je regardai de nouveau, et je m'assurai enfin
+que c'&eacute;tait un cr&acirc;ne humain.</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s cette d&eacute;couverte qui me combla de confiance, je consid&eacute;rai
+l'&eacute;nigme comme r&eacute;solue; car la phrase: <i>principale tige, septi&egrave;me
+branche, c&ocirc;t&eacute; est</i>, ne pouvait avoir trait qu'&agrave; la position du cr&acirc;ne sur
+l'arbre, et celle-ci: <i>l&acirc;chez de l'&oelig;il gauche de la t&ecirc;te de mort</i>,
+n'admettait aussi qu'une interpr&eacute;tation, puisqu'il s'agissait de la
+recherche d'un tr&eacute;sor enfoui. Je compris qu'il fallait laisser tomber
+une balle de l'&oelig;il gauche du cr&acirc;ne et qu'une ligne d'abeille, ou, en
+d'autres termes, une ligne droite, partant du point le plus rapproch&eacute; du
+tronc, et s'&eacute;tendant, <i>&agrave; travers la balle</i>, c'est-&agrave;-dire &agrave; travers le
+point o&ugrave; tomberait la balle, indiquerait l'endroit pr&eacute;cis,&mdash;et sous cet
+endroit je jugeai qu'il &eacute;tait pour le moins possible qu'un d&eacute;p&ocirc;t
+pr&eacute;cieux f&ucirc;t encore enfoui.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela, dis-je, est excessivement clair, et tout &agrave; la fois
+ing&eacute;nieux, simple et explicite. Et, quand vous e&ucirc;tes quitt&eacute; l'<i>H&ocirc;tel de
+l'&Eacute;v&ecirc;que</i>, que f&icirc;tes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ayant soigneusement not&eacute; mon arbre, sa forme et sa position, je
+retournai chez moi. &Agrave; peine eus-je quitt&eacute; <i>la chaise du Diable</i>, que le
+trou circulaire disparut, et, de quelque c&ocirc;t&eacute; que je me tournasse, il me
+fut d&eacute;sormais impossible de l'apercevoir. Ce qui me para&icirc;t le
+chef-d'&oelig;uvre de l'ing&eacute;niosit&eacute; dans toute cette affaire, c'est ce fait
+(car j'ai r&eacute;p&eacute;t&eacute; l'exp&eacute;rience et me suis convaincu que c'est un fait),
+que l'ouverture circulaire en question n'est visible que d'un seul
+point, et cet unique point de vue, c'est l'&eacute;troite corniche sur le flanc
+du rocher.</p>
+
+<p>&laquo;Dans cette exp&eacute;dition &agrave; l'<i>H&ocirc;tel de l'&Eacute;v&ecirc;que</i> j'avais &eacute;t&eacute; suivi par
+Jupiter, qui observait sans doute depuis quelques semaines mon air
+pr&eacute;occup&eacute;, et mettait un soin particulier &agrave; ne pas me laisser seul.
+Mais, le jour suivant, je me levai de tr&egrave;s-grand matin, je r&eacute;ussis &agrave; lui
+&eacute;chapper, et je courus dans les montagnes &agrave; la recherche de mon arbre.
+J'eus beaucoup de peine &agrave; le trouver. Quand je revins chez moi &agrave; la
+nuit, mon domestique se disposait &agrave; me donner la bastonnade. Quant au
+reste de l'aventure, vous &ecirc;tes, je pr&eacute;sume, aussi bien renseign&eacute; que
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose, dis-je, que, lors de nos premi&egrave;res fouilles, vous aviez
+manqu&eacute; l'endroit par suite de la b&ecirc;tise de Jupiter, qui laissa tomber le
+scarab&eacute;e par l'&oelig;il droit du cr&acirc;ne au lieu de le laisser filer par
+l'&oelig;il gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Pr&eacute;cis&eacute;ment. Cette m&eacute;prise faisait une diff&eacute;rence de deux pouces et
+demi environ relativement <i>&agrave; la balle</i>, c'est-&agrave;-dire &agrave; la position de la
+cheville pr&egrave;s de l'arbre; si le tr&eacute;sor avait &eacute;t&eacute; sous l'endroit marqu&eacute;
+par <i>la balle</i>, cette erreur e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sans importance; mais <i>la balle</i> et
+le point le plus rapproch&eacute; de l'arbre &eacute;taient deux points ne servant
+qu'&agrave; &eacute;tablir une ligne de direction; naturellement, l'erreur, fort
+minime au commencement, augmentait en proportion de la longueur de la
+ligne, et, quand nous f&ucirc;mes arriv&eacute;s &agrave; une distance de cinquante pieds,
+elle nous avait totalement d&eacute;voy&eacute;s. Sans l'id&eacute;e fixe dont j'&eacute;tais
+poss&eacute;d&eacute;, qu'il y avait positivement l&agrave;, quelque part, un tr&eacute;sor enfoui,
+nous aurions peut-&ecirc;tre bien perdu toutes nos peines.</p>
+
+<p>&mdash;Mais votre emphase, vos attitudes solennelles, en balan&ccedil;ant le
+scarab&eacute;e!&mdash;quelles bizarreries! Je vous croyais positivement fou. Et
+pourquoi avez-vous absolument voulu laisser tomber du cr&acirc;ne votre
+insecte, au lieu d'une balle?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! pour &ecirc;tre franc, je vous avouerai que je me sentais quelque
+peu vex&eacute; par vos soup&ccedil;ons relativement &agrave; l'&eacute;tat de mon esprit, et je
+r&eacute;solus de vous punir tranquillement, &agrave; ma mani&egrave;re, par un petit brin de
+mystification froide. Voil&agrave; pourquoi je balan&ccedil;ais le scarab&eacute;e, et voil&agrave;
+pourquoi je voulus le faire tomber du haut de l'arbre. Une observation
+que vous f&icirc;tes sur son poids singulier me sugg&eacute;ra cette derni&egrave;re id&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je comprends; et maintenant il n'y a plus qu'un point qui
+m'embarrasse. Que dirons-nous des squelettes trouv&eacute;s dans le trou?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est une question &agrave; laquelle je ne saurais pas mieux r&eacute;pondre que
+vous. Je ne vois qu'une mani&egrave;re plausible de l'expliquer,&mdash;et mon
+hypoth&egrave;se implique une atrocit&eacute; telle que cela est horrible &agrave; croire. Il
+est clair que Kidd,&mdash;si c'est bien Kidd qui a enfoui le tr&eacute;sor, ce dont
+je ne doute pas, pour mon compte,&mdash;il est clair que Kidd a d&ucirc; se faire
+aider dans son travail. Mais, la besogne finie, il a pu juger convenable
+de faire dispara&icirc;tre tous ceux qui poss&eacute;daient son secret. Deux bons
+coups de pioche ont peut-&ecirc;tre suffi, pendant que ses aides &eacute;taient
+encore occup&eacute;s dans la fosse; il en a peut &ecirc;tre fallu une douzaine.&mdash;Qui
+nous le dira?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LE_CANARD_AU_BALLON" id="LE_CANARD_AU_BALLON"></a><a href="#toc">LE CANARD AU BALLON</a></h2>
+
+<p>&Eacute;TONNANTES NOUVELLES PAR EXPR&Egrave;S, <i>VIA</i> NORFOLK!&mdash;L'ATLANTIQUE TRAVERS&Eacute;
+EN TROIS JOURS!&mdash;TRIOMPHE SIGNAL&Eacute; DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCK
+MASSON!&mdash;ARRIV&Eacute;E &Agrave; L'&Icirc;LE DE SULLIVAN, PR&Egrave;S CHARLESTON, S. C., DE MM.
+MASON, ROBERT HOLLAND, HENSON, HARRISON AINSWORTH, ET DE QUATRE AUTRES
+PERSONNES, PAR LE BALLON DIRIGEABLE VICTORIA, APR&Egrave;S UNE TRAVERS&Eacute;E DE
+SOIXANTE-CINQ HEURES D'UN CONTINENT &Agrave; L'AUTRE!&mdash;D&Eacute;TAILS CIRCONSTANCI&Eacute;S
+DU VOYAGE!</p>
+
+<div class="blockquot"><p><i>Le jeu d'esprit ci-dessous, avec l'en-t&ecirc;te qui pr&eacute;c&egrave;de en
+magnifiques capitales, soigneusement &eacute;maill&eacute; de points
+d'admiration, fut publi&eacute; primitivement, comme un fait positif, dans
+le</i> New-York Sun, <i>feuille p&eacute;riodique, et y remplit compl&egrave;tement le
+but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant
+les quelques heures d'intervalle entre deux courriers de
+Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer</i> le seul journal
+qui e&ucirc;t les nouvelles <i>fut quelque chose qui d&eacute;passe m&ecirc;me le
+prodige; et, en somme, si, comme quelques-uns l'affirment, le</i>
+VICTORIA <i>n'a pas absolument accompli la travers&eacute;e en question, il
+serait difficile de trouver une raison quelconque qui l'e&ucirc;t emp&ecirc;ch&eacute;
+de l'accomplir.</i></p></div>
+
+<p>Le grand probl&egrave;me est &agrave; la fin r&eacute;solu! L'air, aussi bien que la terre et
+l'Oc&eacute;an, a &eacute;t&eacute; conquis par la science, et deviendra pour l'humanit&eacute; une
+grande voie commune et commode. L'Atlantique vient d'&ecirc;tre travers&eacute; en
+ballon! et cela, sans trop de difficult&eacute;s,&mdash;sans grand danger
+apparent,&mdash;avec une machine dont on est absolument ma&icirc;tre,&mdash;et dans
+l'espace inconcevablement court de soixante-cinq heures d'un continent &agrave;
+l'autre! Gr&acirc;ce &agrave; l'activit&eacute; d'un correspondant de Charleston, nous
+sommes en mesure de donner les premiers au public un r&eacute;cit d&eacute;taill&eacute; de
+cet extraordinaire voyage, qui a &eacute;t&eacute; accompli,&mdash;du samedi 6 du courant,
+&agrave; quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, &agrave; deux heures de
+l'apr&egrave;s-midi,&mdash;par sir Everard Bringhurst, M. Osborne, un neveu de lord
+Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, les c&eacute;l&egrave;bres a&eacute;ronautes, M.
+Harrison Ainsworth<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>, auteur de <i>Jack Sheppard</i>, etc., M. Henson,
+inventeur du malheureux projet de la derni&egrave;re machine volante,&mdash;et deux
+marins de Woolwich,&mdash;en tout huit personnes. Les d&eacute;tails fournis
+ci-dessous peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s comme parfaitement authentiques et
+exacts sous tous les rapports, puisqu'ils sont, &agrave; une l&eacute;g&egrave;re exception
+pr&egrave;s, copi&eacute;s mot &agrave; mot d'apr&egrave;s les journaux r&eacute;unis de MM. Monck Mason et
+Harrison Ainsworth, &agrave; la politesse desquels notre agent doit &eacute;galement
+bon nombre d'explications verbales relativement au ballon lui-m&ecirc;me, &agrave; sa
+construction, et &agrave; d'autres mati&egrave;res d'un haut int&eacute;r&ecirc;t. La seule
+alt&eacute;ration dans le manuscrit communiqu&eacute; a &eacute;t&eacute; faite dans le but de
+donner au r&eacute;cif h&acirc;tif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivie et
+intelligible.</p>
+
+
+<h3><a name="ballon" id="ballon"></a>Le ballon</h3>
+
+<p>Deux insucc&egrave;s notoires et r&eacute;cents&mdash;ceux de M. Henson et de sir George
+Cayley&mdash;avaient beaucoup amorti l'int&eacute;r&ecirc;t du public relativement &agrave; la
+navigation a&eacute;rienne. Le plan de M. Henson (qui fut d'abord consid&eacute;r&eacute;
+comme tr&egrave;s-praticable, m&ecirc;me par les hommes de science) &eacute;tait fond&eacute; sur
+le principe d'un plan inclin&eacute;, lanc&eacute; d'une hauteur par une force
+intrins&egrave;que cr&eacute;&eacute;e et continu&eacute;e par la rotation de palettes semblables,
+en forme et en nombre, aux ailes d'un moulin &agrave; vent. Mais, dans toutes
+les exp&eacute;riences qui furent faites avec des mod&egrave;les &agrave;
+l'<i>Adela&iuml;de-Gallery</i>, il se trouva que l'op&eacute;ration de ces ailes, non
+seulement ne faisait pas avancer la machine, mais emp&ecirc;chait positivement
+son vol.</p>
+
+<p>La seule force propulsive qu'elle ait jamais montr&eacute;e fut le simple
+mouvement acquis par la descente du plan inclin&eacute;; et ce mouvement
+portait la machine plus loin quand les palettes &eacute;taient au repos que
+quand elles fonctionnaient,&mdash;fait qui d&eacute;montrait suffisamment leur
+inutilit&eacute;; et, en l'absence du propulseur, qui lui servait en m&ecirc;me temps
+d'appui, toute la machine devait n&eacute;cessairement descendre vers le sol.
+Cette consid&eacute;ration induisit sir George Cayley &agrave; ajuster un propulseur &agrave;
+une machine qui aurait en elle-m&ecirc;me la force de se soutenir,&mdash;en un mot,
+&agrave; un ballon. L'id&eacute;e, n&eacute;anmoins, n'&eacute;tait nouvelle ou originale, chez sir
+George, qu'en ce qui regardait le mode d'application pratique. Il exhiba
+un mod&egrave;le de son invention &agrave; l'Institution polytechnique. La force
+motrice, ou principe propulseur, &eacute;tait, ici encore, attribu&eacute;e &agrave; des
+surfaces non continues ou ailes tournantes. Ces ailes &eacute;taient au nombre
+de quatre; mais il se trouva qu'elles &eacute;taient totalement impuissantes &agrave;
+mouvoir le ballon ou &agrave; aider sa force ascensionnelle. Tout le projet,
+d&egrave;s lors, n'&eacute;tait plus qu'un <i>four</i> complet.</p>
+
+<p>Ce fut dans cette conjoncture que M. Monck Mason (dont le voyage de
+Douvres &agrave; Weilburg sur le ballon <i>le Nassau</i> excita un si grand int&eacute;r&ecirc;t
+en 1837) eut l'id&eacute;e d'appliquer le principe de la vis d'Archim&egrave;de au
+projet de la navigation a&eacute;rienne, attribuant judicieusement l'insucc&egrave;s
+des plans de M. Henson et de sir George Cayley &agrave; la non-continuit&eacute; des
+surfaces dans l'appareil des roues. Il fit sa premi&egrave;re exp&eacute;rience
+publique &agrave; <i>Willis's Rooms</i>, puis plus tard porta son mod&egrave;le &agrave;
+l'<i>Adela&iuml;de-Gallery</i>.</p>
+
+<p>Comme le ballon de sir George Cayley, le sien &eacute;tait un ellipso&iuml;de. Sa
+longueur &eacute;tait de treize pieds six pouces, sa hauteur de six pieds huit
+pouces. Il contenait environ trois cent vingt pieds cubes de gaz, qui,
+si c'&eacute;tait de l'hydrog&egrave;ne pur, pouvaient supporter vingt et une livres
+aussit&ocirc;t apr&egrave;s qu'il &eacute;tait enfl&eacute;, avant que le gaz n'e&ucirc;t eu le temps de
+se d&eacute;t&eacute;riorer ou de fuir. Le poids de toute la machine et de l'appareil
+&eacute;tait de dix-sept livres,&mdash;donnant ainsi une &eacute;conomie de quatre livres
+environ. Au centre du ballon, en dessous, &eacute;tait une charpente de bois
+fort l&eacute;ger, longue d'environ neuf pieds, et attach&eacute;e au ballon par un
+r&eacute;seau de l'esp&egrave;ce ordinaire. &Agrave; cette charpente &eacute;tait suspendue une
+corbeille ou nacelle d'osier.</p>
+
+<p>La vis consiste en un axe form&eacute; d'un tube de cuivre creux, long de six
+pouces, &agrave; travers lequel, sur une spirale inclin&eacute;e &agrave; un angle de quinze
+degr&eacute;s, passe une s&eacute;rie de rayons de fil d'acier, longs de deux pieds et
+se projetant d'un pied de chaque c&ocirc;t&eacute;. Ces rayons sont r&eacute;unis &agrave; leurs
+extr&eacute;mit&eacute;s externes par deux lames de fil m&eacute;tallique aplati,&mdash;le tout
+formant ainsi la charpente de la vis, qui est compl&eacute;t&eacute;e par un tissu de
+soie huil&eacute;e, coup&eacute;e en pointes et tendue de mani&egrave;re &agrave; pr&eacute;senter une
+surface passablement lisse. Aux deux bouts de son axe, cette vis est
+surmont&eacute;e par des montants cylindriques de cuivre descendant du cerceau.
+Aux bouts inf&eacute;rieurs de ces tubes sont des trous dans lesquels tournent
+les pivots de l'axe. Du bout de l'axe qui est le plus pr&egrave;s de la nacelle
+part une fl&egrave;che d'acier qui relie la vis &agrave; une machine &agrave; levier fix&eacute;e &agrave;
+la nacelle. Par l'op&eacute;ration de ce ressort, la vis est forc&eacute;e et tourn&eacute;e
+avec une grande rapidit&eacute;, communiquant &agrave; l'ensemble un mouvement de
+progression.</p>
+
+<p>Au moyen du gouvernail, la machine pouvait ais&eacute;ment s'orienter dans
+toutes les directions. Le levier &eacute;tait d'une grande puissance,
+comparativement &agrave; sa dimension, pouvant soulever un poids de
+quarante-cinq livres sur un cylindre de quatre pouces de diam&egrave;tre apr&egrave;s
+le premier tour, et davantage &agrave; mesure qu'il fonctionnait. Il pesait en
+tout huit livres six onces. Le gouvernail &eacute;tait une l&eacute;g&egrave;re charpente de
+roseau recouverte de soie, fa&ccedil;onn&eacute;e &agrave; peu pr&egrave;s comme une raquette, de
+trois pieds de long &agrave; peu pr&egrave;s et d'un pied dans sa plus grande largeur.
+Son poids &eacute;tait de deux onces environ. Il pouvait se tourner &agrave; plat et
+se diriger en haut et en bas, aussi bien qu'&agrave; droite et &agrave; gauche, et
+donner &agrave; l'a&eacute;ronaute la facult&eacute; de transporter la r&eacute;sistance de l'air,
+qu'il devait, dans une position inclin&eacute;e, cr&eacute;er sur son passage, du c&ocirc;t&eacute;
+sur lequel il d&eacute;sirait agir, d&eacute;terminant ainsi pour le ballon la
+direction oppos&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce mod&egrave;le (que, faute de temps, nous avons n&eacute;cessairement d&eacute;crit d'une
+mani&egrave;re imparfaite) fut mis en mouvement dans l'<i>Adela&iuml;de-Gallery</i>, o&ugrave;
+il donna une v&eacute;locit&eacute; de cinq milles &agrave; l'heure; et, chose &eacute;trange &agrave;
+dire, il n'excita qu'un mince int&eacute;r&ecirc;t en comparaison de la pr&eacute;c&eacute;dente
+machine compliqu&eacute;e de M. Henson,&mdash;tant le monde est d&eacute;cid&eacute; &agrave; m&eacute;priser
+toute chose qui se pr&eacute;sente avec un air de simplicit&eacute;! Pour accomplir le
+grand <i>desideratum</i> de la navigation a&eacute;rienne, on supposait g&eacute;n&eacute;ralement
+l'application singuli&egrave;rement compliqu&eacute;e de quelque principe
+extraordinairement profond de dynamique.</p>
+
+<p>Toutefois, M. Mason &eacute;tait tellement satisfait du r&eacute;cent succ&egrave;s de son
+invention qu'il r&eacute;solut de construire imm&eacute;diatement, s'il &eacute;tait
+possible, un ballon d'une capacit&eacute; suffisante pour v&eacute;rifier le probl&egrave;me
+par un voyage de quelque &eacute;tendue;&mdash;son projet primitif &eacute;tait de
+traverser la Manche comme il avait d&eacute;j&agrave; fait avec le ballon <i>le Nassau</i>.
+Pour favoriser ses vues, il sollicita et obtint le patronage de sir
+Everard Bringhurst et de M. Osborne, deux gentlemen bien connus par
+leurs lumi&egrave;res scientifiques et sp&eacute;cialement pour l'int&eacute;r&ecirc;t qu'ils ont
+manifest&eacute; pour les progr&egrave;s de l'a&eacute;rostation. Le projet, selon le d&eacute;sir
+de M. Osborne, fut soigneusement cach&eacute; au public;&mdash;les seules personnes
+auxquelles il fut confi&eacute; furent les personnes engag&eacute;es dans la
+construction de la machine, qui fut &eacute;tablie sous la surveillance de MM.
+Mason, Holland, de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, dans
+l'habitation de ce dernier, pr&egrave;s de Penstruthal, dans le pays de Galles.</p>
+
+<p>M. Henson, accompagn&eacute; de son ami M. Ainsworth, fut admis &agrave; examiner le
+ballon samedi dernier,&mdash;apr&egrave;s les derniers arrangements pris par ces
+messieurs pour &ecirc;tre admis &agrave; la participation de l'entreprise. Nous ne
+savons pas pour quelle raison les deux marins firent aussi partie de
+l'exp&eacute;dition,&mdash;mais dans un d&eacute;lai d'un ou deux jours nous mettrons le
+lecteur en possession des plus minutieux d&eacute;tails concernant cet
+extraordinaire voyage.</p>
+
+<p>Le ballon est fait de soie recouverte d'un vernis de caoutchouc. Il est
+con&ccedil;u dans de grandes proportions et contient plus de 40 000 pieds cubes
+de gaz; mais, comme le gaz de houille a &eacute;t&eacute; employ&eacute; pr&eacute;f&eacute;rablement &agrave;
+l'hydrog&egrave;ne, dont la trop grande force d'expansion a des inconv&eacute;nients,
+la puissance de l'appareil, quand il est parfaitement gonfl&eacute; et aussit&ocirc;t
+apr&egrave;s son gonflement, n'enl&egrave;ve pas plus de 2 500 livres environ. Non
+seulement le gaz de houille est moins co&ucirc;teux, mais on peut se le
+procurer et le gouverner plus ais&eacute;ment.</p>
+
+<p>L'introduction de ce gaz dans les proc&eacute;d&eacute;s usuels de l'a&eacute;rostation est
+due &agrave; M. Charles Green. Avant sa d&eacute;couverte, le proc&eacute;d&eacute; du gonflement
+&eacute;tait non seulement excessivement dispendieux, mais peu s&ucirc;r. On a
+souvent perdu deux ou m&ecirc;me trois jours en efforts futiles pour se
+procurer la quantit&eacute; suffisante d'hydrog&egrave;ne pour un ballon d'o&ugrave; il avait
+toujours une tendance &agrave; fuir, gr&acirc;ce &agrave; son excessive subtilit&eacute; et &agrave; son
+affinit&eacute; pour l'atmosph&egrave;re ambiante. Un ballon assez bien fait pour
+tenir sa contenance de gaz de houille intacte, en qualit&eacute; et en
+quantit&eacute;, pendant six mois, ne pourrait pas conserver six semaines la
+m&ecirc;me quantit&eacute; d'hydrog&egrave;ne dans une &eacute;gale int&eacute;grit&eacute;.</p>
+
+<p>La force du support &eacute;tant estim&eacute;e &agrave; 2 500 livres, et les poids r&eacute;unis de
+cinq individus seulement &agrave; 1 200 environ, il restait un surplus de 1
+300, dont 1 200 &eacute;taient prises par le lest, r&eacute;parti en diff&eacute;rents sacs,
+dont le poids &eacute;tait marqu&eacute; sur chacun,&mdash;par les cordages, les
+barom&egrave;tres, les t&eacute;lescopes, les barils contenant des provisions pour une
+quinzaine, les barils d'eau, les portemanteaux, les sacs de nuits et
+divers autres objets indispensables, y compris une cafeti&egrave;re &agrave; faire
+bouillir le caf&eacute; &agrave; la chaux, pour se dispenser totalement de feu, si
+cela &eacute;tait jug&eacute; prudent. Tous ces articles, &agrave; l'exception du lest et de
+quelques bagatelles, &eacute;taient appendus au cerceau. La nacelle est plus
+l&eacute;g&egrave;re et plus petite &agrave; proportion que celle qui la repr&eacute;sente dans le
+mod&egrave;le. Elle est faite d'un osier fort l&eacute;ger, et singuli&egrave;rement forte
+pour une machine qui a l'air si fragile. Elle a environ quatre pieds de
+profondeur. Le gouvernail diff&egrave;re aussi de celui du mod&egrave;le en ce qu'il
+est beaucoup plus large, et que la vis est consid&eacute;rablement plus petite.
+Le ballon est en outre muni d'un grappin et d'un <i>guide-rope</i>, ce
+dernier &eacute;tant de la plus indispensable utilit&eacute;. Quelques mots
+d'explication seront n&eacute;cessaires ici pour ceux de nos lecteurs qui ne
+sont pas vers&eacute;s dans les d&eacute;tails de l'a&eacute;rostation.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t que le ballon quitte la terre, il est sujet &agrave; l'influence de
+mille circonstances qui tendent &agrave; cr&eacute;er une diff&eacute;rence dans son poids,
+augmentant ou diminuant sa force ascensionnelle. Par exemple, il y a
+parfois sur la soie une masse de ros&eacute;e qui peut aller &agrave; quelques
+centaines de livres; il faut alors jeter du lest, sinon l'a&eacute;rostat
+descendra. Ce lest jet&eacute;, et un bon soleil vaporisant la ros&eacute;e et
+augmentant la force d'expansion du gaz dans la soie, le tout montera de
+nouveau tr&egrave;s-rapidement. Pour mod&eacute;rer notre ascension, le seul moyen est
+(ou plut&ocirc;t &eacute;tait jusqu'au <i>guide-rope</i> invent&eacute; par M. Charles Green) la
+facult&eacute; de faire &eacute;chapper du gaz par une soupape; mais la perte du gaz
+impliquait une d&eacute;perdition proportionnelle de la force d'ascension; si
+bien que, dans un laps de temps comparativement tr&egrave;s-bref, le ballon le
+mieux construit devait n&eacute;cessairement &eacute;puiser toutes ses ressources et
+s'abattre sur le sol. C'&eacute;tait l&agrave; le grand obstacle aux voyages un peu
+longs.</p>
+
+<p>Le <i>guide-rope</i> rem&eacute;die &agrave; la difficult&eacute; de la mani&egrave;re la plus simple du
+monde. C'est simplement une tr&egrave;s-longue corde qu'on laisse tra&icirc;ner hors
+de la nacelle, et dont l'effet est d'emp&ecirc;cher le ballon de changer de
+niveau &agrave; un degr&eacute; sensible. Si, par exemple, la soie est charg&eacute;e
+d'humidit&eacute;, et si cons&eacute;quemment la machine commence &agrave; descendre, il n'y
+a pas de n&eacute;cessit&eacute; de jeter du lest pour compenser l'augmentation du
+poids, car on y rem&eacute;die ou on la neutralise, dans une proportion exacte,
+en d&eacute;posant &agrave; terre autant de longueur de corde qu'il est n&eacute;cessaire.
+Si, au contraire, quelques circonstances am&egrave;nent une l&eacute;g&egrave;ret&eacute; excessive
+et une ascension pr&eacute;cipit&eacute;e, cette l&eacute;g&egrave;ret&eacute; sera imm&eacute;diatement
+neutralis&eacute;e par le poids additionnel de la corde qu'on ram&egrave;ne de terre.</p>
+
+<p>Ainsi le ballon ne peut monter ou descendre que dans des proportions
+tr&egrave;s-petites, et ses ressources en gaz et en lest restent &agrave; peu pr&egrave;s
+intactes. Quand on passe au-dessus d'une &eacute;tendue d'eau, il devient
+n&eacute;cessaire d'employer de petits barils de cuivre ou de bois remplis d'un
+lest liquide plus l&eacute;ger que l'eau. Ils flottent et remplissent l'office
+d'une corde sur la terre. Un autre office tr&egrave;s-important du <i>guide-rope</i>
+est de marquer la direction du ballon. La corde <i>drague</i> pour ainsi
+dire, soit sur terre, soit sur mer, quand le ballon est libre; ce
+dernier cons&eacute;quemment, toutes les fois qu'il marche, est en avance;
+ainsi, une appr&eacute;ciation faite, au compas, des positions des deux objets,
+indiquera toujours la direction. De la m&ecirc;me fa&ccedil;on, l'angle form&eacute; par la
+corde avec l'axe vertical de la machine indique la vitesse. Quand il n'y
+a pas d'angle,&mdash;en d'autres termes, quand la corde descend
+perpendiculairement, c'est que la machine est stationnaire; mais plus
+l'angle est ouvert, c'est-&agrave;-dire plus le ballon est en avance sur le
+bout de la corde, plus grande est la vitesse;&mdash;et r&eacute;ciproquement.</p>
+
+<p>Comme le projet des voyageurs, dans le principe, &eacute;tait de traverser le
+canal de la Manche, et de descendre aussi pr&egrave;s de Paris qu'il serait
+possible, ils avaient pris la pr&eacute;caution de se munir de passeports vis&eacute;s
+pour toutes les parties du continent, sp&eacute;cifiant la nature de
+l'exp&eacute;dition comme dans le cas du voyage sur <i>le Nassau</i>, et assurant
+aux courageux aventuriers une dispense des formalit&eacute;s usuelles de
+bureaux; mais des &eacute;v&eacute;nements inattendus rendirent les passeports
+superflus. L'op&eacute;ration du gonflement commen&ccedil;a fort tranquillement samedi
+matin, 6 du courant, au point du jour, dans la grande cour de
+Weal-Vor-House, r&eacute;sidence de M. Osborne, &agrave; un mille environ de
+Penstruthal, dans la Galles du Nord; et, &agrave; onze heures sept minutes,
+tout &eacute;tant pr&ecirc;t pour le d&eacute;part, le ballon fut l&acirc;ch&eacute; et s'&eacute;leva
+doucement, mais constamment, dans une direction presque sud. On ne fit
+point usage, pendant la premi&egrave;re demi-heure, de la vis ni du gouvernail.</p>
+
+<p>Nous nous servons maintenant du journal, tel qu'il a &eacute;t&eacute; transcrit par
+M. Forsyth d'apr&egrave;s les manuscrits r&eacute;unis de MM. Monck, Mason et
+Ainsworth. Le corps du journal, tel que nous le donnons, est de la main
+de M. Mason, et il a &eacute;t&eacute; ajout&eacute; un post-scriptum ou appendice de M.
+Ainsworth, qui a en pr&eacute;paration et donnera tr&egrave;s-prochainement au public
+un compte rendu plus minutieux du voyage, et, sans aucun doute, d'un
+int&eacute;r&ecirc;t saisissant.</p>
+
+
+<h3><a name="journal" id="journal"></a>Le journal</h3>
+
+<p><i>Samedi, 6 avril</i>.&mdash;Tous les pr&eacute;paratifs qui pouvaient nous embarrasser
+ont &eacute;t&eacute; finis cette nuit; nous avons commenc&eacute; le gonflement ce matin au
+point du jour; mais, par suite d'un brouillard &eacute;pais qui chargeait d'eau
+les plis de la soie et la rendait peu maniable, nous ne nous sommes pas
+&eacute;lev&eacute;s avant onze heures &agrave; peu pr&egrave;s. Alors, nous f&icirc;mes tout larguer,
+dans un grand enthousiasme, et nous nous &eacute;lev&acirc;mes doucement, mais sans
+interruption, par une jolie brise du nord, qui nous porta dans la
+direction du canal de la Manche. Nous trouv&acirc;mes la force ascensionnelle
+plus forte que nous ne l'avions esp&eacute;r&eacute;, et, comme nous montions assez
+haut pour dominer toutes les falaises et nous trouver soumis &agrave; l'action
+plus prochaine des rayons du soleil, notre ascension devenait de plus en
+plus rapide. Cependant je d&eacute;sirais ne pas perdre de gaz d&egrave;s le
+commencement de notre tentative, et je r&eacute;solus qu'il fallait monter pour
+le moment pr&eacute;sent. Nous retir&acirc;mes bien vite &agrave; nous notre <i>guide-rope</i>;
+mais, m&ecirc;me apr&egrave;s l'avoir absolument enlev&eacute; de terre, nous continu&acirc;mes &agrave;
+monter tr&egrave;s-rapidement. Le ballon marchait avec une assurance singuli&egrave;re
+et avait un aspect magnifique. Dix minutes environ apr&egrave;s notre d&eacute;part,
+le barom&egrave;tre indiquait une hauteur de 15 000 pieds.</p>
+
+<p>Le temps &eacute;tait remarquablement beau, et l'aspect de la campagne plac&eacute;e
+sous nos pieds,&mdash;un des plus romantiques &agrave; tous les points de
+vue,&mdash;&eacute;tait alors particuli&egrave;rement sublime. Les gorges nombreuses et
+profondes pr&eacute;sentaient l'apparence de lacs, en raison des &eacute;paisses
+vapeurs dont elles &eacute;taient remplies, et les hauteurs et les rochers
+situ&eacute;s au sud-est, empil&eacute;s dans un inextricable chaos, ressemblaient
+absolument aux cit&eacute;s g&eacute;antes de la fable orientale. Nous approchions
+rapidement des montagnes vers le sud; mais notre &eacute;l&eacute;vation &eacute;tait plus
+que suffisante pour nous permettre de les d&eacute;passer en toute s&ucirc;ret&eacute;. En
+quelques minutes, nous plan&acirc;mes au-dessus magnifiquement, et M.
+Ainsworth ainsi que les marins furent frapp&eacute;s de leur apparence peu
+&eacute;lev&eacute;e, vue ainsi de la nacelle; une grande &eacute;l&eacute;vation en ballon ayant
+pour r&eacute;sultat de r&eacute;duire les in&eacute;galit&eacute;s de la surface situ&eacute;e au-dessous
+&agrave; un niveau presque uni. &Agrave; onze heures et demie, nous dirigeant toujours
+vers le sud, ou &agrave; peu pr&egrave;s, nous aper&ccedil;&ucirc;mes pour la premi&egrave;re fois le
+canal de Bristol; et, quinze minutes apr&egrave;s, la ligne des brisants de la
+c&ocirc;te apparut brusquement au-dessous de nous, et nous march&acirc;mes rondement
+au-dessus de la mer. Nous r&eacute;sol&ucirc;mes alors de l&acirc;cher assez de gaz pour
+laisser notre <i>guide-rope</i> tra&icirc;ner dans l'eau avec les bou&eacute;es
+attenantes. Cela fut fait &agrave; la minute, et nous commen&ccedil;&acirc;mes &agrave; descendre
+graduellement. Au bout de vingt minutes environ, notre premi&egrave;re bou&eacute;e
+toucha, et, au plongeon de la seconde, nous rest&acirc;mes &agrave; une &eacute;l&eacute;vation
+fixe. Nous &eacute;tions tous tr&egrave;s-inquiets de v&eacute;rifier l'efficacit&eacute; du
+gouvernail et de la vis, et nous les m&icirc;mes imm&eacute;diatement en r&eacute;quisition
+dans le but de d&eacute;terminer davantage notre route vers l'est et de <i>mettre
+le cap</i> sur Paris.</p>
+
+<p>Au moyen du gouvernail, nous effectu&acirc;mes &agrave; l'instant le changement
+n&eacute;cessaire de direction, et notre route se trouva presque &agrave; angle droit
+avec le vent; puis nous m&icirc;mes en mouvement le ressort de la vis, et nous
+f&ucirc;mes ravis de voir qu'elle nous portait docilement dans le sens voulu.
+L&agrave;-dessus, nous pouss&acirc;mes neuf fois un fort vivat, et nous jet&acirc;mes &agrave; la
+mer une bouteille qui contenait une bande de parchemin avec le bref
+compte rendu du principe de l'invention. Toutefois, nous en avions &agrave;
+peine fini avec nos manifestations de triomphe qu'il survint un accident
+impr&eacute;vu qui n'&eacute;tait pas peu propre &agrave; nous d&eacute;courager.</p>
+
+<p>La verge d'acier qui reliait le levier au propulseur fut soudainement
+jet&eacute;e hors de sa place par le bout qui confinait &agrave; la nacelle (ce fut
+l'effet de l'inclinaison de la nacelle par suite de quelque mouvement de
+l'un des marins que nous avions pris avec nous), et, en un instant, se
+trouva suspendue et dansante hors de notre port&eacute;e, loin du pivot de
+l'axe de la vis. Pendant que nous nous efforcions de la rattraper, et
+que toute notre attention y &eacute;tait absorb&eacute;e, nous f&ucirc;mes envelopp&eacute;s dans
+un violent courant d'air de l'est qui nous porta avec une force rapide
+et croissante du c&ocirc;t&eacute; de l'Atlantique.</p>
+
+<p>Nous nous trouv&acirc;mes chass&eacute;s en mer par une vitesse qui n'&eacute;tait
+certainement pas moins de cinquante ou de soixante milles &agrave; l'heure, si
+bien que nous atteign&icirc;mes le cap Clear, &agrave; quarante milles vers notre
+nord, avant d'avoir pu assurer la verge d'acier et d'avoir eu le temps
+de penser &agrave; virer de bord. Ce fut alors que M. Ainsworth fit une
+proposition extraordinaire, mais qui, dans mon opinion, n'&eacute;tait
+nullement d&eacute;raisonnable ni chim&eacute;rique, dans laquelle il fut
+imm&eacute;diatement encourag&eacute; par M. Holland,&mdash;&agrave; savoir, que nous pourrions
+profiter de la forte brise qui nous emportait, et tenter, au lieu de
+rabattre sur Paris, d'atteindre la c&ocirc;te du Nord-Am&eacute;rique.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s une l&eacute;g&egrave;re r&eacute;flexion, je donnai de bon gr&eacute; mon assentiment &agrave; cette
+violente proposition, qui, chose &eacute;trange &agrave; dire, ne trouva d'objections
+que dans les deux marins.</p>
+
+<p>Toutefois, comme nous &eacute;tions la majorit&eacute;, nous ma&icirc;tris&acirc;mes leurs
+appr&eacute;hensions, et nous maint&icirc;nmes r&eacute;solument notre route. Nous
+gouvern&acirc;mes droit &agrave; l'ouest; mais, comme le tra&icirc;nage des bou&eacute;es faisait
+un obstacle mat&eacute;riel &agrave; notre marche, et que nous &eacute;tions suffisamment
+ma&icirc;tres du ballon, soit pour monter, soit pour descendre, nous jet&acirc;mes
+tout d'abord cinquante livres de lest, et nous ramen&acirc;mes, au moyen d'une
+manivelle, toute la corde hors de la mer. Nous constat&acirc;mes imm&eacute;diatement
+l'effet de cette man&oelig;uvre par un prodigieux accroissement de vitesse;
+et, comme la brise fra&icirc;chissait, nous fil&acirc;mes avec une v&eacute;locit&eacute; presque
+inconcevable; le <i>guide-rope</i> s'allongeait derri&egrave;re la nacelle comme un
+sillage de navire. Il est superflu de dire qu'il nous suffit d'un
+tr&egrave;s-court espace de temps pour perdre la c&ocirc;te de vue. Nous pass&acirc;mes
+au-dessus d'innombrables navires de toute esp&egrave;ce, dont quelques-uns
+louvoyaient avec peine, mais dont la plupart restaient en panne. Nous
+caus&acirc;mes &agrave; leur bord le plus grand enthousiasme,&mdash;enthousiasme fortement
+savour&eacute; par nous-m&ecirc;mes, et particuli&egrave;rement par nos deux hommes, qui,
+maintenant, sous l'influence de quelques petits verres de geni&egrave;vre,
+semblaient r&eacute;solus &agrave; jeter au vent toutes craintes et tous scrupules.
+Plusieurs navires tir&egrave;rent le canon de signal; et tous nous salu&egrave;rent
+par de grands vivats que nous entendions avec une nettet&eacute; surprenante,
+et par l'agitation des chapeaux et des mouchoirs. Nous march&acirc;mes ainsi
+tout le jour, sans incident mat&eacute;riel, et, comme les premi&egrave;res ombres se
+formaient autour de nous, nous f&icirc;mes une estimation approximative de la
+distance parcourue. Elle ne pouvait pas &ecirc;tre de moins de cinq cents
+milles, probablement davantage. Pendant tout ce temps le propulseur
+fonctionna et, sans aucun doute, aida positivement notre marche. Quand
+le soleil se coucha, la brise fra&icirc;chit et se transforma en une vraie
+temp&ecirc;te. Au-dessous de nous, l'Oc&eacute;an &eacute;tait parfaitement visible en
+raison de sa phosphorescence. Le vent souffla de l'est toute la nuit, et
+nous donna les plus brillants pr&eacute;sages de succ&egrave;s. Nous ne souffr&icirc;mes pas
+peu du froid, et l'humidit&eacute; de l'atmosph&egrave;re nous &eacute;tait fort p&eacute;nible;
+mais la place libre dans la nacelle &eacute;tait assez vaste pour nous
+permettre de nous coucher, et au moyen de nos manteaux et de quelques
+couvertures nous nous tir&acirc;mes passablement d'affaire.</p>
+
+<p><i>Post-scriptum (par M. Ainsworth)</i>.&mdash;Ces neuf derni&egrave;res heures ont &eacute;t&eacute;
+incontestablement les plus enflamm&eacute;es de ma vie. Je ne peux rien
+concevoir de plus enthousiasmant que l'&eacute;trange p&eacute;ril et la nouveaut&eacute;
+d'une pareille aventure. Dieu veuille nous donner le succ&egrave;s! Je ne
+demande pas le succ&egrave;s pour le simple salut de mon insignifiante
+personne, mais pour l'amour de la science humaine et pour l'immensit&eacute; du
+triomphe. Et cependant l'exploit est si &eacute;videmment faisable que mon seul
+&eacute;tonnement est que les hommes aient recul&eacute; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent devant la
+tentative. Qu'une simple brise comme celle qui nous favorise
+maintenant,&mdash;qu'une pareille rafale pousse un ballon pendant quatre ou
+cinq jours (ces brises durent quelquefois plus longtemps), et le
+voyageur sera facilement port&eacute;, dans ce laps de temps, d'une rive &agrave;
+l'autre. Avec une pareille brise, le vaste Atlantique n'est plus qu'un
+lac.</p>
+
+<p>Je suis plus frapp&eacute;, au moment o&ugrave; j'&eacute;cris, du silence supr&ecirc;me qui r&egrave;gne
+sur la mer, malgr&eacute; son agitation, que d'aucun autre ph&eacute;nom&egrave;ne. Les eaux
+ne jettent pas de voix vers les cieux. L'immense Oc&eacute;an flamboyant
+au-dessous de nous se tord et se tourmente sans pousser une plainte. Les
+houles montagneuses donnent l'id&eacute;e d'innombrables d&eacute;mons, gigantesques
+et muets, qui se tordaient dans une impuissante agonie. Dans une nuit
+telle qu'est pour moi celle-ci, un homme vit,&mdash;il vit un si&egrave;cle de vie
+ordinaire,&mdash;et je ne donnerais pas ce d&eacute;lice ravissant pour ce si&egrave;cle
+d'existence vulgaire.</p>
+
+<p><i>Dimanche, 7 (manuscrit de M. Mason)</i>.&mdash;Ce matin, vers dix heures, la
+temp&ecirc;te n'&eacute;tait plus qu'une brise de huit ou neuf n&oelig;uds (pour un navire
+en mer), et elle nous fait parcourir peut-&ecirc;tre trente milles &agrave; l'heure,
+peut-&ecirc;tre davantage. N&eacute;anmoins, elle a tourn&eacute; ferme vers le nord; et,
+maintenant, au coucher du soleil, nous nous dirigeons droit &agrave; l'ouest,
+gr&acirc;ce surtout &agrave; la vis et au gouvernail, qui fonctionnent admirablement.
+Je regarde l'entreprise comme enti&egrave;rement r&eacute;ussie, et la navigation
+a&eacute;rienne dans toutes les directions (si ce n'est peut-&ecirc;tre avec le vent
+absolument debout) comme un probl&egrave;me r&eacute;solu. Nous n'aurions pas pu faire
+t&ecirc;te &agrave; la rude brise d'hier; mais, en montant, nous aurions pu sortir du
+champ de son action, si nous en avions eu besoin. Je suis convaincu
+qu'avec notre propulseur, nous pourrions marcher contre une jolie brise
+carabin&eacute;e. Aujourd'hui, &agrave; midi, nous nous sommes &eacute;lev&eacute;s &agrave; une hauteur de
+25 000 pieds, en jetant du lest. Nous avons agi ainsi pour chercher un
+courant plus direct, mais nous n'en avons pas trouv&eacute; de plus favorable
+que celui dans lequel nous sommes &agrave; pr&eacute;sent. Nous avons surabondamment
+de gaz pour traverser ce petit lac, d&ucirc;t le voyage durer trois semaines.
+Je n'ai pas la plus l&eacute;g&egrave;re crainte relativement &agrave; l'issue de notre
+entreprise. Les difficult&eacute;s ont &eacute;t&eacute; &eacute;trangement exag&eacute;r&eacute;es et
+incomprises. Je puis choisir mon courant, et, euss&eacute;-je contre moi tous
+les courants, je puis faire passablement ma route avec mon propulseur.
+Nous n'avons pas eu d'incidents notables. La nuit s'annonce bien.</p>
+
+<p><i>Post-scriptum (par M. Ainsworth)</i>.&mdash;J'ai peu de chose &agrave; noter, except&eacute;
+le fait (fort surprenant pour moi) qu'&agrave; une &eacute;l&eacute;vation &eacute;gale &agrave; celle du
+Cotopaxi, je n'ai &eacute;prouv&eacute; ni froid trop intense, ni migraine, ni
+difficult&eacute; de respiration; M. Mason, M. Holland, sir Everard n'ont pas
+plus souffert que moi, je crois. M. Osborne s'est plaint d'une
+constriction de la poitrine,&mdash;mais cela a disparu assez vite. Nous avons
+fil&eacute; avec une grande vitesse toute la journ&eacute;e, et nous devons &ecirc;tre &agrave;
+plus de moiti&eacute; chemin de l'Atlantique. Nous avons pass&eacute; au-dessus de
+vingt ou trente navires de toute sorte, et tous semblaient
+d&eacute;licieusement &eacute;tonn&eacute;s. Traverser l'Oc&eacute;an en ballon n'est pas une
+affaire si difficile apr&egrave;s tout! <i>Omne ignotum pro magnifico</i>.</p>
+
+<p><i>Nota</i>.&mdash;&Agrave; une hauteur de 25 000 pieds, le ciel appara&icirc;t presque noir,
+et les &eacute;toiles se voient distinctement; pendant que la mer, au lieu de
+para&icirc;tre convexe, comme on pourrait le supposer, semble absolument et
+enti&egrave;rement concave<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
+
+<p><i>Lundi, 8 (manuscrit de M. Mason)</i>.&mdash;Ce matin, nous avons encore eu
+quelque embarras avec la tige du propulseur, qui devra &ecirc;tre enti&egrave;rement
+modifi&eacute;e, de crainte de s&eacute;rieux accidents;&mdash;je parle de la tige d'acier
+et non pas des palettes; ces derni&egrave;res ne laissaient rien &agrave; d&eacute;sirer. Le
+vent a souffl&eacute; tout le jour du nord-est, roide et sans interruption,
+tant la fortune semble r&eacute;solue &agrave; nous favoriser. Juste avant le jour,
+nous f&ucirc;mes tous un peu alarm&eacute;s par quelques bruits singuliers et
+quelques secousses dans le ballon, accompagn&eacute;s de la soudaine
+interruption du jeu de la machine. Ces ph&eacute;nom&egrave;nes &eacute;taient occasionn&eacute;s
+par l'expansion du gaz, r&eacute;sultant d'une augmentation de chaleur dans
+l'atmosph&egrave;re, et la d&eacute;b&acirc;cle naturelle des particules de glace dont le
+filet s'&eacute;tait incrust&eacute; pendant la nuit. Nous avons jet&eacute; quelques
+bouteilles aux navires que nous avons aper&ccedil;us. L'une d'elles a &eacute;t&eacute;
+recueillie par un grand navire, vraisemblablement un des paquebots qui
+font le service de New York. Nous avons essay&eacute; de d&eacute;chiffrer son nom,
+mais nous ne sommes pas s&ucirc;rs d'y avoir r&eacute;ussi. Le t&eacute;lescope de M.
+Osborne nous a laiss&eacute; lire quelque chose comme <i>l'Atalante</i>. Il est
+maintenant minuit, et nous marchons toujours &agrave; peu pr&egrave;s vers l'ouest
+d'une allure rapide. La mer est singuli&egrave;rement phosphorescente.</p>
+
+<p><i>Post-scriptum (par M. Ainsworth)</i>.&mdash;Il est maintenant deux heures du
+matin, et il fait presque calme, autant du moins que j'en peux
+juger;&mdash;mais c'est un point qu'il est fort difficile d'appr&eacute;cier, depuis
+que nous nous mouvons si compl&egrave;tement avec et dans l'air. Je n'ai point
+dormi depuis que j'ai quitt&eacute; Weal-Vor, mais je ne peux plus y tenir, et
+je vais faire un somme. Nous ne pouvons pas &ecirc;tre loin de la c&ocirc;te
+d'Am&eacute;rique.</p>
+
+<p><i>Mardi, 9 (manuscrit de M. Ainsworth)</i>.&mdash;Une heure de
+l'apr&egrave;s-midi.&mdash;Nous sommes en vue de la c&ocirc;te basse de la Caroline du
+Sud! Le grand probl&egrave;me est r&eacute;solu. Nous avons travers&eacute;
+l'Atlantique,&mdash;nous l'avons travers&eacute; en ballon, facilement, rondement!
+Dieu soit lou&eacute;! Qui osera dire maintenant qu'il y a quelque chose
+d'impossible?</p>
+
+<p>Ici finit le journal. Quelques d&eacute;tails sur la descente ont &eacute;t&eacute;
+communiqu&eacute;s toutefois par M. Ainsworth &agrave; M. Forsyth. Il faisait presque
+un <i>calme plat</i> quand les voyageurs arriv&egrave;rent en vue de la c&ocirc;te, qui
+fut imm&eacute;diatement reconnue par les deux marins et par M. Osborne. Ce
+gentleman ayant des connaissances au fort Moultrie, on r&eacute;solut
+imm&eacute;diatement de descendre dans le voisinage.</p>
+
+<p>Le ballon fut port&eacute; vers la plage; la mar&eacute;e &eacute;tait basse, le sable ferme,
+uni, admirablement appropri&eacute; &agrave; une descente, et le grappin mordit du
+premier coup et tint bon. Les habitants de l'&icirc;le et du fort se
+pressaient naturellement pour voir le ballon; mais ce n'&eacute;tait qu'avec
+difficult&eacute; qu'on ajoutait foi au voyage accompli,&mdash;la <i>travers&eacute;e de
+l'Atlantique!</i> L'ancre mordait &agrave; deux heures de l'apr&egrave;s-midi; ainsi le
+voyage entier avait dur&eacute; soixante-quinze heures; ou plut&ocirc;t un peu moins,
+si on compte simplement le trajet d'un rivage &agrave; l'autre. Il n'&eacute;tait
+arriv&eacute; aucun accident s&eacute;rieux. On n'avait eu &agrave; craindre aucun danger
+r&eacute;el. Le ballon fut d&eacute;gonfl&eacute; et serr&eacute; sans peine; et ces messieurs
+&eacute;taient encore au fort Moultrie, quand les manuscrits d'o&ugrave; ce r&eacute;cit est
+tir&eacute; partaient par le courrier de Charleston. On ne sait rien de positif
+sur leurs intentions ult&eacute;rieures; mais nous pouvons promettre en toute
+s&ucirc;ret&eacute; &agrave; nos lecteurs quelques informations suppl&eacute;mentaires, soit pour
+lundi, soit pour le jour suivant au plus tard.</p>
+
+<p>Voil&agrave; certainement l'entreprise la plus prodigieuse, la plus
+int&eacute;ressante, la plus importante qui ait jamais &eacute;t&eacute; accomplie ou m&ecirc;me
+tent&eacute;e par un homme. Quels magnifiques r&eacute;sultats on en peut tirer,
+n'est-il pas superflu maintenant de le d&eacute;terminer?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="AVENTURE_SANS_PAREILLE_DUN_CERTAIN_HANS_PFAALL" id="AVENTURE_SANS_PAREILLE_DUN_CERTAIN_HANS_PFAALL"></a><a href="#toc">AVENTURE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS PFAALL</a></h2>
+
+<p class="r">
+Avec un c&oelig;ur plein de fantaisies d&eacute;lirantes<br />
+Dont je suis le capitaine,<br />
+Avec une lance de feu et <i>un cheval d'air</i>,<br />
+&Agrave; travers l'immensit&eacute; je voyage.<br />
+<br />
+<i>Chanson de Tom O'Bedlam.</i><a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a></p>
+
+<p>D'apr&egrave;s les nouvelles les plus r&eacute;centes de Rotterdam, il para&icirc;t que
+cette ville est dans un singulier &eacute;tat d'effervescence philosophique. En
+r&eacute;alit&eacute;, il s'y est produit des ph&eacute;nom&egrave;nes d'un genre si compl&egrave;tement
+inattendu, si enti&egrave;rement nouveau, si absolument en contradiction avec
+toutes les opinions re&ccedil;ues que je ne doute pas qu'avant peu toute
+l'Europe ne soit sens dessus dessous, toute la physique en fermentation,
+et que la raison et l'astronomie ne se prennent aux cheveux.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t que le... du mois de... (je ne me rappelle pas positivement la
+date), une foule immense &eacute;tait rassembl&eacute;e, dans un but qui n'est pas
+sp&eacute;cifi&eacute;, sur la grande place de la Bourse de la confortable ville de
+Rotterdam. La journ&eacute;e &eacute;tait singuli&egrave;rement chaude pour la saison, il y
+avait &agrave; peine un souffle d'air, et la foule n'&eacute;tait pas trop f&acirc;ch&eacute;e de
+se trouver de temps &agrave; autre asperg&eacute;e d'une ond&eacute;e amicale de quelques
+minutes, qui s'&eacute;panchait des vastes masses de nuages blancs abondamment
+&eacute;parpill&eacute;s &agrave; travers la vo&ucirc;te bleue du firmament.</p>
+
+<p>Toutefois, vers midi, il se manifesta dans l'assembl&eacute;e une l&eacute;g&egrave;re mais
+remarquable agitation, suivie du brouhaha de dix mille langues; une
+minute apr&egrave;s, dix mille visages se tourn&egrave;rent vers le ciel, dix mille
+pipes descendirent simultan&eacute;ment du coin de dix mille bouches, et un
+cri, qui ne peut &ecirc;tre compar&eacute; qu'au rugissement du Niagara, retentit
+longuement, hautement, furieusement, &agrave; travers toute la cit&eacute; et tous les
+environs de Rotterdam.</p>
+
+<p>L'origine de ce vacarme devint bient&ocirc;t suffisamment manifeste. On vit
+d&eacute;boucher et entrer dans une des lacunes de l'&eacute;tendue azur&eacute;e, du fond
+d'une de ces vastes masses de nuages, aux contours vigoureusement
+d&eacute;finis, un &ecirc;tre &eacute;trange, h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, d'une apparence solide, si
+singuli&egrave;rement configur&eacute;, si fantastiquement organis&eacute; que la foule de
+ces gros bourgeois qui le regardaient d'en bas, bouche b&eacute;ante, ne
+pouvait absolument y rien comprendre ni se lasser de l'admirer.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que cela pouvait &ecirc;tre? Au nom de tous les diables de
+Rotterdam, qu'est-ce que cela pouvait pr&eacute;sager? Personne ne le savait,
+personne ne pouvait le deviner; personne,&mdash;pas m&ecirc;me le bourgmestre
+Mynheer Superbus Von Underduk,&mdash;ne poss&eacute;dait la plus l&eacute;g&egrave;re donn&eacute;e pour
+&eacute;claircir ce myst&egrave;re; en sorte que, n'ayant rien de mieux &agrave; faire, tous
+les Rotterdamois, &agrave; un homme pr&egrave;s, remirent s&eacute;rieusement leurs pipes
+dans le coin de leurs bouches, et gardant toujours un &oelig;il braqu&eacute; sur le
+ph&eacute;nom&egrave;ne, se mirent &agrave; pousser leur fum&eacute;e, firent une pause, se
+dandin&egrave;rent de droite &agrave; gauche, et grogn&egrave;rent significativement,&mdash;puis
+se dandin&egrave;rent de gauche &agrave; droite, grogn&egrave;rent, firent une pause, et
+finalement, se remirent &agrave; pousser leur fum&eacute;e.</p>
+
+<p>Cependant, on voyait descendre, toujours plus bas vers la b&eacute;ate ville de
+Rotterdam, l'objet d'une si grande curiosit&eacute; et la cause d'une si grosse
+fum&eacute;e. En quelques minutes, la chose arriva assez pr&egrave;s pour qu'on p&ucirc;t la
+distinguer exactement. Cela semblait &ecirc;tre,&mdash;oui! <i>c'&eacute;tait</i>
+indubitablement une esp&egrave;ce de ballon, mais jusqu'alors, &agrave; coup s&ucirc;r,
+Rotterdam n'avait pas vu de pareil ballon. Car qui&mdash;je vous le
+demande&mdash;a jamais entendu parler d'un ballon enti&egrave;rement fabriqu&eacute; avec
+des journaux crasseux? Personne en Hollande, certainement; et cependant,
+l&agrave;, sous le nez m&ecirc;me du peuple ou plut&ocirc;t &agrave; quelque distance au-dessus de
+son nez, apparaissait la chose en question, la chose elle-m&ecirc;me,
+faite&mdash;j'ai de bonnes autorit&eacute;s pour l'affirmer&mdash;avec cette m&ecirc;me mati&egrave;re
+&agrave; laquelle personne n'avait jamais pens&eacute; pour un pareil dessein. C'&eacute;tait
+une &eacute;norme insulte au bon sens des bourgeois de Rotterdam.</p>
+
+<p>Quant &agrave; la forme du ph&eacute;nom&egrave;ne, elle &eacute;tait encore plus r&eacute;pr&eacute;hensible,&mdash;ce
+n'&eacute;tait gu&egrave;re qu'un gigantesque bonnet de fou tourn&eacute; sens dessus
+dessous. Et cette similitude fut loin d'&ecirc;tre amoindrie, quand, en
+l'inspectant de plus pr&egrave;s, la foule vit un &eacute;norme gland pendu &agrave; la
+pointe, et autour du bord sup&eacute;rieur ou de la base du c&ocirc;ne un rang de
+petits instruments qui ressemblaient &agrave; des clochettes de brebis et
+tintinnabulaient incessamment sur l'air de <i>Betty Martin</i>.</p>
+
+<p>Mais voil&agrave; qui &eacute;tait encore plus violent:&mdash;suspendu par des rubans bleus
+au bout de la fantastique machine, se balan&ccedil;ait, en mani&egrave;re de nacelle,
+un immense chapeau de castor gris am&eacute;ricain, &agrave; bords superlativement
+larges, &agrave; calotte h&eacute;misph&eacute;rique, avec un ruban noir et une boucle
+d'argent. Chose assez remarquable toutefois, maint citoyen de Rotterdam
+aurait jur&eacute; qu'il connaissait d&eacute;j&agrave; ce chapeau, et, en v&eacute;rit&eacute;, toute
+l'assembl&eacute;e le regardait presque avec des yeux familiers; pendant que
+dame Grettel Pfaall poussait en le voyant une exclamation de joie et de
+surprise, et d&eacute;clarait que c'&eacute;tait positivement le chapeau de son cher
+homme lui-m&ecirc;me. Or, c'&eacute;tait une circonstance d'autant plus importante &agrave;
+noter que Pfaall, avec ses trois compagnons, avait disparu de Rotterdam,
+depuis cinq ans environ, d'une mani&egrave;re soudaine et inexplicable, et,
+jusqu'au moment o&ugrave; commence ce r&eacute;cit, tous les efforts pour obtenir des
+renseignements sur eux avaient &eacute;chou&eacute;. Il est vrai qu'on avait d&eacute;couvert
+r&eacute;cemment, dans une partie retir&eacute;e de la ville, &agrave; l'est, quelques
+ossements humains, m&ecirc;l&eacute;s &agrave; un amas de d&eacute;combres d'un aspect bizarre; et
+quelques profanes avaient &eacute;t&eacute; jusqu'&agrave; supposer qu'un hideux meurtre
+avait d&ucirc; &ecirc;tre commis en cet endroit, et que Hans Pfaall et ses camarades
+en avaient &eacute;t&eacute; tr&egrave;s-probablement les victimes. Mais revenons &agrave; notre
+r&eacute;cit.</p>
+
+<p>Le ballon (car c'en &eacute;tait un, d&eacute;cid&eacute;ment) &eacute;tait maintenant descendu &agrave;
+cent pieds du sol, et montrait distinctement &agrave; la foule le personnage
+qui l'habitait. Un singulier individu, en v&eacute;rit&eacute;. Il ne pouvait gu&egrave;re
+avoir plus de deux pieds de haut. Mais sa taille, toute petite qu'elle
+&eacute;tait, ne l'aurait pas emp&ecirc;ch&eacute; de perdre l'&eacute;quilibre, et de passer
+par-dessus le bord de sa toute petite nacelle, sans l'intervention d'un
+rebord circulaire qui lui montait jusqu'&agrave; la poitrine, et se rattachait
+aux cordes du ballon. Le corps du petit homme &eacute;tait volumineux au del&agrave;
+de toute proportion, et donnait &agrave; l'ensemble de son individu une
+apparence de rotondit&eacute; singuli&egrave;rement absurde. De ses pieds,
+naturellement, on n'en pouvait rien voir. Ses mains &eacute;taient
+monstrueusement grosses, ses cheveux, gris et rassembl&eacute;s par derri&egrave;re en
+une queue; son nez, prodigieusement long, crochu et empourpr&eacute;; ses yeux
+bien fendus, brillants et per&ccedil;ants, son menton et ses joues,&mdash;quoique
+rid&eacute;es par la vieillesse,&mdash;larges, boursoufl&eacute;s, doubles; mais, sur les
+deux c&ocirc;t&eacute;s de sa t&ecirc;te, il &eacute;tait impossible d'apercevoir le semblant
+d'une oreille.</p>
+
+<p>Ce dr&ocirc;le de petit monsieur &eacute;tait habill&eacute; d'un paletot-sac de satin bleu
+de ciel et de culottes collantes assorties, serr&eacute;es aux genoux par une
+boucle d'argent. Son gilet &eacute;tait d'une &eacute;toffe jaune et brillante; un
+bonnet de taffetas blanc &eacute;tait gentiment pos&eacute; sur le c&ocirc;t&eacute; de sa t&ecirc;te;
+et, pour compl&eacute;ter cet accoutrement, un foulard &eacute;carlate entourait son
+cou, et, contourn&eacute; en un n&oelig;ud superlatif, laissait tra&icirc;ner sur sa
+poitrine ses bouts pr&eacute;tentieusement longs.</p>
+
+<p>&Eacute;tant descendu, comme je l'ai dit, &agrave; cent pieds environ du sol, le vieux
+petit monsieur fut soudainement saisi d'une agitation nerveuse, et parut
+peu soucieux de s'approcher davantage de la <i>terre ferme</i>. Il jeta donc
+une quantit&eacute; de sable d'un sac de toile qu'il souleva &agrave; grand-peine, et
+resta stationnaire pendant un instant. Il s'appliqua alors &agrave; extraire de
+la poche de son paletot, d'une mani&egrave;re agit&eacute;e et pr&eacute;cipit&eacute;e, un grand
+portefeuille de maroquin. Il le pesa soup&ccedil;onneusement dans sa main,
+l'examina avec un air d'extr&ecirc;me surprise, comme &eacute;videmment &eacute;tonn&eacute; de son
+poids. Enfin, il l'ouvrit, en tira une &eacute;norme lettre scell&eacute;e de cire
+rouge et soigneusement entortill&eacute;e de fil de m&ecirc;me couleur, et la laissa
+tomber juste aux pieds du bourgmestre Superbus Von Underduk.</p>
+
+<p>Son Excellence se baissa pour la ramasser. Mais l'a&eacute;ronaute, toujours
+fort inquiet, et n'ayant apparemment pas d'autres affaires qui le
+retinssent &agrave; Rotterdam, commen&ccedil;ait d&eacute;j&agrave; &agrave; faire pr&eacute;cipitamment ses
+pr&eacute;paratifs de d&eacute;part; et, comme il fallait d&eacute;charger une portion de son
+lest pour pouvoir s'&eacute;lever de nouveau, une demi-douzaine de sacs qu'il
+jeta l'un apr&egrave;s l'autre, sans se donner la peine de les vider, tomb&egrave;rent
+coup sur coup sur le dos de l'infortun&eacute; bourgmestre, et le culbut&egrave;rent
+juste une demi-douzaine de fois &agrave; la face de tout Rotterdam.</p>
+
+<p>Il ne faut pas supposer toutefois que le grand Underduk ait laiss&eacute;
+passer impun&eacute;ment cette impertinence de la part du vieux petit bonhomme.
+On dit, au contraire, qu'&agrave; chacune de ses six culbutes il ne poussa pas
+moins de six bouff&eacute;es, distinctes et furieuses, de sa ch&egrave;re pipe qu'il
+retenait pendant tout ce temps et de toutes ses forces, et qu'il se
+propose de tenir ainsi&mdash;si Dieu le permet&mdash;jusqu'au jour de sa mort.</p>
+
+<p>Cependant, le ballon s'&eacute;levait comme une alouette, et, planant au-dessus
+de la cit&eacute;, finit par dispara&icirc;tre tranquillement derri&egrave;re un nuage
+semblable &agrave; celui d'o&ugrave; il avait si singuli&egrave;rement &eacute;merg&eacute;, et fut ainsi
+perdu pour les yeux &eacute;blouis des bons citoyens de Rotterdam.</p>
+
+<p>Toute l'attention se porta alors sur la lettre, dont la transmission
+avec les accidents qui la suivirent avait failli &ecirc;tre si fatale &agrave; la
+personne et &agrave; la dignit&eacute; de Son Excellence Von Underduk. Toutefois, ce
+fonctionnaire n'avait pas oubli&eacute; durant ses mouvements giratoires de
+mettre en s&ucirc;ret&eacute; l'objet important,&mdash;la lettre,&mdash;qui, d'apr&egrave;s la
+suscription, &eacute;tait tomb&eacute;e dans des mains l&eacute;gitimes, puisqu'elle &eacute;tait
+adress&eacute;e &agrave; lui d'abord, et au professeur Rudabub, en leurs qualit&eacute;s
+respectives de pr&eacute;sident et de vice-pr&eacute;sident du Coll&egrave;ge astronomique de
+Rotterdam. Elle fut donc ouverte sur-le-champ par ces dignitaires, et
+ils y trouv&egrave;rent la communication suivante, tr&egrave;s-extraordinaire, et, ma
+foi, tr&egrave;s-s&eacute;rieuse:</p>
+
+<p><i>&Agrave; Leurs Excellences Von Underduk et Rudabub, pr&eacute;sident et
+vice-pr&eacute;sident du Coll&egrave;ge national astronomique de la ville de
+Rotterdam.</i></p>
+
+<p>Vos Excellences se souviendront peut-&ecirc;tre d'un humble artisan, du nom de
+Hans Pfaall, raccommodeur de soufflets de son m&eacute;tier, qui disparut de
+Rotterdam, il y a environ cinq ans, avec trois individus et d'une
+mani&egrave;re qui a d&ucirc; &ecirc;tre regard&eacute;e comme inexplicable. C'est moi, Hans
+Pfaall lui-m&ecirc;me&mdash;n'en d&eacute;plaise &agrave; Vos Excellences&mdash;qui suis l'auteur de
+cette communication. Il est de notori&eacute;t&eacute; parmi la plupart de mes
+concitoyens que j'ai occup&eacute;, quatre ans durant, la petite maison de
+briques plac&eacute;e &agrave; l'entr&eacute;e de la ruelle dite <i>Sauerkraut</i>, et que j'y
+demeurais encore au moment de ma disparition. Mes a&iuml;eux y ont toujours
+r&eacute;sid&eacute;, de temps imm&eacute;morial, et ils y ont invariablement exerc&eacute; comme
+moi-m&ecirc;me la tr&egrave;s-respectable et tr&egrave;s-lucrative profession de
+raccommodeurs de soufflets; car, pour dire la v&eacute;rit&eacute;, jusqu'&agrave; ces
+derni&egrave;res ann&eacute;es, o&ugrave; toutes les t&ecirc;tes de la population ont &eacute;t&eacute; mises en
+feu par la politique, jamais plus fructueuse industrie n'avait &eacute;t&eacute;
+exerc&eacute;e par un honn&ecirc;te citoyen de Rotterdam, et personne n'en &eacute;tait plus
+digne que moi. Le cr&eacute;dit &eacute;tait bon, la pratique donnait ferme, on ne
+manquait ni d'argent ni de bonne volont&eacute;. Mais, comme je l'ai dit, nous
+ressent&icirc;mes bient&ocirc;t les effets de la libert&eacute;, des grands discours, du
+radicalisme et de toutes les drogues de cette esp&egrave;ce. Les gens qui
+jusque-l&agrave; avaient &eacute;t&eacute; les meilleures pratiques du monde n'avaient plus
+un moment pour penser &agrave; nous. Ils en avaient &agrave; peine assez pour
+apprendre l'histoire des r&eacute;volutions et pour surveiller dans sa marche
+l'intelligence et l'id&eacute;e du si&egrave;cle. S'ils avaient besoin de souffler
+leur feu, ils se faisaient un soufflet avec un journal. &Agrave; mesure que le
+gouvernement devenait plus faible, j'acqu&eacute;rais la conviction que le cuir
+et le fer devenaient de plus en plus indestructibles; et bient&ocirc;t il n'y
+eut pas dans tout Rotterdam un seul soufflet qui e&ucirc;t besoin d'&ecirc;tre
+repiqu&eacute;, ou qui r&eacute;clam&acirc;t l'assistance du marteau. C'&eacute;tait un &eacute;tat de
+choses impossible. Je fus bient&ocirc;t aussi gueux qu'un rat, et, comme
+j'avais une femme et des enfants &agrave; nourrir, mes charges devinrent &agrave; la
+longue intol&eacute;rables, et je passai toutes mes heures &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir sur le
+mode le plus convenable pour me d&eacute;barrasser de la vie.</p>
+
+<p>Cependant, mes chiens de cr&eacute;anciers me laissaient peu de loisir pour la
+m&eacute;ditation. Ma maison &eacute;tait litt&eacute;ralement assi&eacute;g&eacute;e du matin au soir. Il
+y avait particuli&egrave;rement trois gaillards qui me tourmentaient au del&agrave; du
+possible, montant continuellement la garde devant ma porte, et me
+mena&ccedil;ant toujours de la loi. Je me promis de tirer de ces trois &ecirc;tres
+une vengeance am&egrave;re, si jamais j'&eacute;tais assez heureux pour les tenir dans
+mes griffes; et je crois que cette esp&eacute;rance ravissante fut la seule
+chose qui m'emp&ecirc;cha de mettre imm&eacute;diatement &agrave; ex&eacute;cution mon plan de
+suicide, qui &eacute;tait de me faire sauter la cervelle d'un coup d'espingole.
+Toutefois, je jugeai qu'il valait mieux dissimuler ma rage, et les
+bourrer de promesses et de belles paroles, jusqu'&agrave; ce que, par un
+caprice heureux de la destin&eacute;e, l'occasion de la vengeance v&icirc;nt s'offrir
+&agrave; moi.</p>
+
+<p>Un jour que j'&eacute;tais parvenu &agrave; leur &eacute;chapper, et que je me sentais encore
+plus abattu que d'habitude, je continuai &agrave; errer pendant longtemps
+encore et sans but &agrave; travers les rues les plus obscures, jusqu'&agrave; ce
+qu'enfin je butai contre le coin d'une &eacute;choppe de bouquiniste. Trouvant
+sous ma main un fauteuil &agrave; l'usage des pratiques, je m'y jetai de
+mauvaise humeur, et, sans savoir pourquoi, j'ouvris le premier volume
+qui me tomba sous la main. Il se trouva que c'&eacute;tait une petite brochure
+traitant de l'astronomie sp&eacute;culative, et &eacute;crite, soit par le professeur
+Encke, de Berlin, soit par un Fran&ccedil;ais dont le nom ressemblait beaucoup
+au sien. J'avais une l&eacute;g&egrave;re teinture de cette science, et je fus bient&ocirc;t
+tellement absorb&eacute; par la lecture de ce livre que je le lus deux fois
+d'un bout &agrave; l'autre avant de revenir au sentiment de ce qui se passait
+autour de moi.</p>
+
+<p>Cependant, il commen&ccedil;ait &agrave; faire nuit, et je repris le chemin de mon
+logis. Mais la lecture de ce petit trait&eacute; (co&iuml;ncidant avec une
+d&eacute;couverte pneumatique<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a> qui m'avait &eacute;t&eacute; r&eacute;cemment communiqu&eacute;e par un
+cousin de Nantes, comme un secret d'une haute importance) avait fait sur
+mon esprit une impression ind&eacute;l&eacute;bile; et, tout en fl&acirc;nant &agrave; travers les
+rues cr&eacute;pusculeuses, je repassais minutieusement dans ma m&eacute;moire les
+raisonnements &eacute;tranges, et quelquefois inintelligibles, de l'&eacute;crivain.
+Il y avait quelques passages qui avaient affect&eacute; mon imagination d'une
+mani&egrave;re extraordinaire.</p>
+
+<p>Plus j'y r&ecirc;vais, plus intense devenait l'int&eacute;r&ecirc;t qu'ils avaient excit&eacute;
+en moi. Mon &eacute;ducation, g&eacute;n&eacute;ralement fort limit&eacute;e, mon ignorance sp&eacute;ciale
+des sujets relatifs &agrave; la philosophie naturelle, loin de m'&ocirc;ter toute
+confiance dans mon aptitude &agrave; comprendre ce que j'avais lu, ou de
+m'induire &agrave; mettre en suspicion les notions confuses et vagues qui
+avaient surgi naturellement de ma lecture, devenaient simplement un
+aiguillon plus puissant pour mon imagination; et j'&eacute;tais assez vain, ou
+peut-&ecirc;tre assez raisonnable, pour me demander si ces id&eacute;es indigestes
+qui surgissent dans les esprits mal r&eacute;gl&eacute;s ne contiennent pas souvent en
+elles&mdash;comme elles en ont la parfaite apparence&mdash;toute la force, toute
+la r&eacute;alit&eacute;, et toutes les autres propri&eacute;t&eacute;s inh&eacute;rentes &agrave; l'instinct et &agrave;
+l'intuition.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait tard quand j'arrivai &agrave; la maison, et je me mis imm&eacute;diatement au
+lit. Mais mon esprit &eacute;tait trop pr&eacute;occup&eacute; pour que je pusse dormir, et
+je passai la nuit enti&egrave;re en m&eacute;ditations. Je me levai de grand matin, et
+je courus vivement &agrave; l'&eacute;choppe du bouquiniste, o&ugrave; j'employai tout le peu
+d'argent qui me restait &agrave; l'acquisition de quelques volumes de m&eacute;canique
+et d'astronomie pratiques. Je les transportai chez moi comme un tr&eacute;sor,
+et je consacrai &agrave; les lire tous mes instants de loisir. Je fis ainsi
+assez de progr&egrave;s dans mes nouvelles &eacute;tudes pour mettre &agrave; ex&eacute;cution
+certain projet qui m'avait &eacute;t&eacute; inspir&eacute; par le diable ou par mon bon
+g&eacute;nie.</p>
+
+<p>Pendant tout ce temps, je fis tous mes efforts pour me concilier les
+trois cr&eacute;anciers qui m'avaient caus&eacute; tant de tourments. Finalement, j'y
+r&eacute;ussis, tant en vendant une assez grande partie de mon mobilier pour
+satisfaire &agrave; moiti&eacute; leurs r&eacute;clamations qu'en leur faisant la promesse de
+solder la diff&eacute;rence apr&egrave;s la r&eacute;alisation d'un petit projet qui me
+trottait dans la t&ecirc;te, et pour l'accomplissement duquel je r&eacute;clamais
+leurs services. Gr&acirc;ce &agrave; ces moyens (car c'&eacute;taient des gens fort
+ignorants), je n'eus pas grand-peine &agrave; les faire entrer dans mes vues.</p>
+
+<p>Les choses ainsi arrang&eacute;es, je m'appliquai, avec l'aide de ma femme,
+avec les plus grandes pr&eacute;cautions et dans le plus parfait secret, &agrave;
+disposer du bien qui me restait, et &agrave; r&eacute;aliser par de petits emprunts,
+et sous diff&eacute;rents pr&eacute;textes, une assez bonne quantit&eacute; d'argent
+comptant, sans m'inqui&eacute;ter le moins du monde, je l'avoue &agrave; ma honte, des
+moyens de remboursement.</p>
+
+<p>Gr&acirc;ce &agrave; cet accroissement de ressources, je me procurai, en diverses
+fois, plusieurs pi&egrave;ces de tr&egrave;s-belle batiste, de douze yards
+chacune,&mdash;de la ficelle,&mdash;une provision de vernis de caoutchouc,&mdash;un
+vaste et profond panier d'osier, fait sur commande,&mdash;et quelques autres
+articles n&eacute;cessaires &agrave; la construction et &agrave; l'&eacute;quipement d'un ballon
+d'une dimension extraordinaire. Je chargeai ma femme de le confectionner
+le plus rapidement possible, et je lui donnai toutes les instructions
+n&eacute;cessaires pour la mani&egrave;re de proc&eacute;der.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, je fabriquais avec de la ficelle un filet d'une dimension
+suffisante, j'y adaptais un cerceau et des cordes, et je faisais
+l'emplette des nombreux instruments et des mati&egrave;res n&eacute;cessaires pour
+faire des exp&eacute;riences dans les plus hautes r&eacute;gions de l'atmosph&egrave;re. Une
+nuit, je transportai prudemment dans un endroit retir&eacute; de Rotterdam, &agrave;
+l'est, cinq barriques cercl&eacute;es de fer, qui pouvaient contenir chacune
+environ cinquante gallons, et une sixi&egrave;me d'une dimension plus vaste;
+six tubes en fer-blanc, de trois pouces de diam&egrave;tre et de quatre pieds
+de long, fa&ccedil;onn&eacute;s <i>ad hoc</i>; une bonne quantit&eacute; <i>d'une certaine substance
+m&eacute;tallique ou demi-m&eacute;tal</i>, que je ne nommerai pas, et une douzaine de
+dames-jeannes remplies d'un acide tr&egrave;s-commun. Le gaz qui devait
+r&eacute;sulter de cette combinaison est un gaz qui n'a jamais &eacute;t&eacute;, jusqu'&agrave;
+pr&eacute;sent, fabriqu&eacute; que par moi, ou du moins qui n'a jamais &eacute;t&eacute; appliqu&eacute; &agrave;
+un pareil objet. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est <i>une des
+parties constituantes de l'azote</i>, qui a &eacute;t&eacute; si longtemps regard&eacute; comme
+irr&eacute;ductible, et que sa densit&eacute; est moindre que celle de l'hydrog&egrave;ne
+d'environ trente-sept fois et quatre dixi&egrave;mes. Il est sans saveur, mais
+non sans odeur; il br&ucirc;le, quand il est pur, avec une flamme verd&acirc;tre; il
+attaque instantan&eacute;ment la vie animale. Je ne ferais aucune difficult&eacute;
+d'en livrer tout le secret, mais il appartient de droit, comme je l'ai
+d&eacute;j&agrave; fait entendre, &agrave; un citoyen de Nantes, en France, par qui il m'a
+&eacute;t&eacute; communiqu&eacute; sous condition.</p>
+
+<p>Le m&ecirc;me individu m'a confi&eacute;, sans &ecirc;tre le moins du monde au fait de mes
+intentions, un proc&eacute;d&eacute; pour fabriquer les ballons avec un certain tissu
+animal, qui rend la fuite du gaz chose presque impossible; mais je
+trouvai ce moyen beaucoup trop dispendieux, et, d'ailleurs, il se
+pouvait que la batiste, rev&ecirc;tue d'une couche de caoutchouc, f&ucirc;t tout
+aussi bonne. Je ne mentionne cette circonstance que parce que je crois
+probable que l'individu en question tentera, un de ces jours, une
+ascension avec le nouveau gaz et la mati&egrave;re dont j'ai parl&eacute;, et que je
+ne veux pas le priver de l'honneur d'une invention tr&egrave;s-originale.</p>
+
+<p>&Agrave; chacune des places qui devaient &ecirc;tre occup&eacute;es par l'un des petits
+tonneaux, je creusai secr&egrave;tement un petit trou; les trous formant de
+cette fa&ccedil;on un cercle de vingt-cinq pieds de diam&egrave;tre. Au centre du
+cercle, qui &eacute;tait la place d&eacute;sign&eacute;e pour la plus grande barrique, je
+creusai un trou plus profond. Dans chacun des cinq petits trous, je
+disposai une bo&icirc;te de fer-blanc, contenant cinquante livres de poudre &agrave;
+canon, et dans le plus grand un baril qui en tenait cent cinquante. Je
+reliai convenablement le baril et les cinq bo&icirc;tes par des tra&icirc;n&eacute;es
+couvertes, et, ayant fourr&eacute; dans l'une des bo&icirc;tes le bout d'une m&egrave;che
+longue de quatre pieds environ, je comblai le trou et pla&ccedil;ai la barrique
+par-dessus, laissant d&eacute;passer l'autre bout de la m&egrave;che d'un pouce &agrave; peu
+pr&egrave;s au del&agrave; de la barrique, et d'une mani&egrave;re presque invisible. Je
+comblai successivement les autres trous, et disposai chaque barrique &agrave;
+la place qui lui &eacute;tait destin&eacute;e.</p>
+
+<p>Outre les articles que j'ai &eacute;num&eacute;r&eacute;s, je transportai &agrave; mon d&eacute;p&ocirc;t g&eacute;n&eacute;ral
+et j'y cachai un des appareils perfectionn&eacute;s de Grimm pour la
+condensation de l'air atmosph&eacute;rique. Toutefois, je d&eacute;couvris que cette
+machine avait besoin de singuli&egrave;res modifications pour devenir propre &agrave;
+l'emploi auquel je la destinais. Mais, gr&acirc;ce &agrave; un travail ent&ecirc;t&eacute; et &agrave;
+une incessante pers&eacute;v&eacute;rance, j'arrivai &agrave; des r&eacute;sultats excellents dans
+tous mes pr&eacute;paratifs. Mon ballon fut bient&ocirc;t parachev&eacute;. Il pouvait
+contenir plus de quarante mille pieds cubes de gaz; il pouvait
+facilement m'enlever, selon mes calculs, moi et tout mon attirail, et
+m&ecirc;me, en le gouvernant convenablement, cent soixante-quinze livres de
+lest par-dessus le march&eacute;. Il avait re&ccedil;u trois couches de vernis, et je
+vis que la batiste remplissait parfaitement l'office de la soie; elle
+&eacute;tait &eacute;galement solide et co&ucirc;tait beaucoup moins cher.</p>
+
+<p>Tout &eacute;tant pr&ecirc;t, j'exigeai de ma femme qu'elle me jur&acirc;t le secret sur
+toutes mes actions depuis le jour de ma premi&egrave;re visite &agrave; l'&eacute;choppe du
+bouquiniste, et je lui promis de mon c&ocirc;t&eacute; de revenir aussit&ocirc;t que les
+circonstances me le permettraient. Je lui donnai le peu d'argent qui me
+restait et je lui fis mes adieux. En r&eacute;alit&eacute;, je n'avais pas
+d'inqui&eacute;tude sur son compte. Elle &eacute;tait ce que les gens appellent une
+ma&icirc;tresse femme, et pouvait tr&egrave;s-bien faire ses affaires sans mon
+assistance. Je crois m&ecirc;me, pour tout dire, qu'elle m'avait toujours
+regard&eacute; comme un triste fain&eacute;ant,&mdash;un simple compl&eacute;ment de poids,&mdash;un
+remplissage,&mdash;une esp&egrave;ce d'homme bon pour b&acirc;tir des ch&acirc;teaux en l'air,
+et rien de plus,&mdash;et qu'elle n'&eacute;tait pas f&acirc;ch&eacute;e d'&ecirc;tre d&eacute;barrass&eacute;e de
+moi. Il faisait nuit sombre quand je lui fis mes adieux, et, prenant
+avec moi, en mani&egrave;re d'aides de camp, les trois cr&eacute;anciers qui m'avaient
+caus&eacute; tant de souci, nous port&acirc;mes le ballon avec sa nacelle et tous ses
+accessoires par une route d&eacute;tourn&eacute;e, &agrave; l'endroit o&ugrave; j'avais d&eacute;pos&eacute; les
+autres articles. Nous les y trouv&acirc;mes parfaitement intacts, et je me mis
+imm&eacute;diatement &agrave; la besogne.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions au 1<sup>er</sup> avril. La nuit, comme je l'ai dit, &eacute;tait sombre; on
+ne pouvait pas apercevoir une &eacute;toile; et une bruine &eacute;paisse, qui tombait
+par intervalles, nous incommodait fort. Mais ma grande inqui&eacute;tude,
+c'&eacute;tait le ballon, qui, en d&eacute;pit du vernis qui le prot&eacute;geait, commen&ccedil;ait
+&agrave; s'alourdir par l'humidit&eacute;; la poudre aussi pouvait s'avarier. Je fis
+donc travailler rudement mes trois gredins, je leur fis piler de la
+glace autour de la barrique centrale et agiter l'acide dans les autres.
+Cependant, ils ne cessaient de m'importuner de questions pour savoir ce
+que je voulais faire avec tout cet attirail, et exprimaient un vif
+m&eacute;contentement de la terrible besogne &agrave; laquelle je les condamnais. Ils
+ne comprenaient pas&mdash;disaient-ils&mdash;ce qu'il pouvait r&eacute;sulter de bon &agrave;
+leur faire ainsi se mouiller la peau uniquement pour les rendre
+complices d'une aussi abominable incantation. Je commen&ccedil;ais &agrave; &ecirc;tre un
+peu inquiet, et j'avan&ccedil;ais l'ouvrage de toute ma force; car, en v&eacute;rit&eacute;,
+ces idiots s'&eacute;taient figur&eacute;, j'imagine, que j'avais fait un pacte avec
+le diable, et que dans tout ce que je faisais maintenant il n'y avait
+rien de bien rassurant. J'avais donc une tr&egrave;s-grande crainte de les voir
+me planter l&agrave;. Toutefois, je m'effor&ccedil;ai de les apaiser en leur
+promettant de les payer jusqu'au dernier sou, aussit&ocirc;t que j'aurais men&eacute;
+&agrave; bonne fin la besogne en pr&eacute;paration. Naturellement ils interpr&eacute;t&egrave;rent
+ces beaux discours comme ils voulurent, s'imaginant sans doute que de
+toute mani&egrave;re j'allais me rendre ma&icirc;tre d'une immense quantit&eacute; d'argent
+comptant; et, pourvu que je leur payasse ma dette, et un petit brin en
+plus, en consid&eacute;ration de leurs services, j'ose affirmer qu'ils
+s'inqui&eacute;taient fort peu de ce qui pouvait advenir de mon &acirc;me ou de ma
+carcasse.</p>
+
+<p>Au bout de quatre heures et demie environ, le ballon me parut
+suffisamment gonfl&eacute;. J'y suspendis donc la nacelle, et j'y pla&ccedil;ai tous
+mes bagages, un t&eacute;lescope, un barom&egrave;tre avec quelques modifications
+importantes, un thermom&egrave;tre, un &eacute;lectrom&egrave;tre, un compas, une boussole,
+une montre &agrave; secondes, une cloche, un porte-voix, etc., etc., ainsi
+qu'un globe de verre o&ugrave; j'avais fait le vide, et herm&eacute;tiquement bouch&eacute;,
+sans oublier l'appareil condensateur, de la chaux vive, un b&acirc;ton de cire
+&agrave; cacheter, une abondante provision d'eau, et des vivres en quantit&eacute;,
+tels que le <i>pemmican</i><a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>, qui contient une &eacute;norme mati&egrave;re nutritive
+comparativement &agrave; son petit volume. J'installai aussi dans ma nacelle un
+couple de pigeons et une chatte.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions presque au point du jour, et je pensai qu'il &eacute;tait
+grandement temps d'effectuer mon d&eacute;part. Je laissai donc tomber par
+terre, comme par accident, un cierge allum&eacute; et, en me baissant pour le
+ramasser, j'eus soin de mettre sournoisement le feu &agrave; la m&egrave;che, dont le
+bout, comme je l'ai dit, d&eacute;passait un peu le bord inf&eacute;rieur d'un des
+petits tonneaux.</p>
+
+<p>J'ex&eacute;cutai cette man&oelig;uvre sans &ecirc;tre vu le moins du monde par mes trois
+bourreaux; je sautai dans la nacelle, je coupai imm&eacute;diatement l'unique
+corde qui me retenait &agrave; la terre, et je m'aper&ccedil;us avec bonheur que
+j'&eacute;tais enlev&eacute; avec une inconcevable rapidit&eacute;; le ballon emportait
+tr&egrave;s-facilement ses cent soixante-quinze livres de lest de plomb; il
+aurait pu en porter le double. Quand je quittai la terre, le barom&egrave;tre
+marquait trente pouces, et le thermom&egrave;tre centigrade 19 degr&eacute;s.</p>
+
+<p>Cependant, j'&eacute;tais &agrave; peine mont&eacute; &agrave; une hauteur de cinquante yards, quand
+arriva derri&egrave;re moi, avec un rugissement et un grondement &eacute;pouvantables,
+une si &eacute;paisse trombe de feu et de gravier, de bois et de m&eacute;tal
+enflamm&eacute;s, m&ecirc;l&eacute;s &agrave; des membres humains d&eacute;chir&eacute;s, que je sentis mon c&oelig;ur
+d&eacute;faillir, et que je me jetai tout au fond de ma nacelle tremblant de
+terreur.</p>
+
+<p>Alors, je compris que j'avais horriblement charg&eacute; la mine, et que
+j'avais encore &agrave; subir les principales cons&eacute;quences de la secousse. En
+effet, en moins d'une seconde, je sentis tout mon sang refluer vers mes
+tempes, et imm&eacute;diatement, inopin&eacute;ment, une commotion que je n'oublierai
+jamais &eacute;clata &agrave; travers les t&eacute;n&egrave;bres et sembla d&eacute;chirer en deux le
+firmament lui-m&ecirc;me. Plus tard, quand j'eus le temps de la r&eacute;flexion, je
+ne manquai pas d'attribuer l'extr&ecirc;me violence de l'explosion
+relativement &agrave; moi, &agrave; sa v&eacute;ritable cause,&mdash;c'est-&agrave;-dire &agrave; ma position,
+directement au-dessus de la mine et dans la ligne de son action la plus
+puissante. Mais, en ce moment, je ne songeais qu'&agrave; sauver ma vie.
+D'abord, le ballon s'affaissa, puis il se dilata furieusement, puis il
+se mit &agrave; pirouetter avec une v&eacute;locit&eacute; vertigineuse, et finalement,
+vacillant et roulant comme un homme ivre, il me jeta par-dessus le bord
+de la nacelle, et me laissa accroch&eacute; &agrave; une &eacute;pouvantable hauteur, la t&ecirc;te
+en bas par un bout de corde fort mince, haut de trois pieds de long
+environ, qui pendait par hasard &agrave; travers une crevasse, pr&egrave;s du fond du
+panier d'osier, et dans lequel, au milieu de ma chute, mon pied gauche
+s'engagea providentiellement. Il est impossible, absolument impossible,
+de se faire une id&eacute;e juste de l'horreur de ma situation. J'ouvrais
+convulsivement la bouche pour respirer, un frisson ressemblant &agrave; un
+acc&egrave;s de fi&egrave;vre secouait tous les nerfs et tous les muscles de mon
+&ecirc;tre,&mdash;je sentais mes yeux jaillir de leurs orbites, une horrible naus&eacute;e
+m'envahit,&mdash;enfin je m'&eacute;vanouis et perdis toute conscience.</p>
+
+<p>Combien de temps restai-je dans cet &eacute;tat, il m'est impossible de le
+dire. Il s'&eacute;coula toutefois un assez long temps, car, lorsque je
+recouvrai en partie l'usage de mes sens, je vis le jour qui se
+levait;&mdash;le ballon se trouvait &agrave; une prodigieuse hauteur au-dessus de
+l'immensit&eacute; de l'Oc&eacute;an, et dans les limites de ce vaste horizon, aussi
+loin que pouvait s'&eacute;tendre ma vue, je n'apercevais pas trace de terre.
+Cependant, mes sensations, quand je revins &agrave; moi, n'&eacute;taient pas aussi
+&eacute;trangement douloureuses que j'aurais d&ucirc; m'y attendre. En r&eacute;alit&eacute;, il y
+avait beaucoup de folie dans la contemplation placide avec laquelle
+j'examinai d'abord ma situation. Je portai mes deux mains devant mes
+yeux, l'une apr&egrave;s l'autre, et me demandai avec &eacute;tonnement quel accident
+pouvait avoir gonfl&eacute; mes veines et noirci si horriblement mes ongles.
+Puis j'examinai soigneusement ma t&ecirc;te, je la secouai &agrave; plusieurs
+reprises, et la t&acirc;tai avec une attention minutieuse, jusqu'&agrave; ce que je
+me fusse heureusement assur&eacute; qu'elle n'&eacute;tait pas, ainsi que j'en avais
+eu l'horrible id&eacute;e, plus grosse que mon ballon. Puis, avec l'habitude
+d'un homme qui sait o&ugrave; sont ses poches, je t&acirc;tai les deux poches de ma
+culotte, et, m'apercevant que j'avais perdu mon calepin et mon &eacute;tui &agrave;
+cure-dent, je m'effor&ccedil;ai de me rendre compte de leur disparition, et, ne
+pouvant y r&eacute;ussir, j'en ressentis un inexprimable chagrin. Il me sembla
+alors que j'&eacute;prouvais une vive douleur &agrave; la cheville de mon pied gauche,
+et une obscure conscience de ma situation commen&ccedil;a &agrave; poindre dans mon
+esprit.</p>
+
+<p>Mais&mdash;chose &eacute;trange!&mdash;je n'&eacute;prouvai ni &eacute;tonnement ni horreur. Si je
+ressentis une &eacute;motion quelconque, ce fut une esp&egrave;ce de satisfaction ou
+d'&eacute;panouissement en pensant &agrave; l'adresse qu'il me faudrait d&eacute;ployer pour
+me tirer de cette singuli&egrave;re alternative; et je ne fis pas de mon salut
+d&eacute;finitif l'objet d'un doute d'une seconde. Pendant quelques minutes, je
+restai plong&eacute; dans la plus profonde m&eacute;ditation. Je me rappelle
+distinctement que j'ai souvent serr&eacute; les l&egrave;vres, que j'ai appliqu&eacute; mon
+index sur le c&ocirc;t&eacute; de mon nez, et j'ai pratiqu&eacute; les gesticulations et
+grimaces habituelles aux gens qui, install&eacute;s tout &agrave; leur aise dans leur
+fauteuil, m&eacute;ditent sur des mati&egrave;res embrouill&eacute;es ou importantes.</p>
+
+<p>Quand je crus avoir suffisamment rassembl&eacute; mes id&eacute;es, je portai avec la
+plus grande pr&eacute;caution, la plus parfaite d&eacute;lib&eacute;ration, mes mains
+derri&egrave;re mon dos, et je d&eacute;tachai la grosse boucle de fer qui terminait
+la ceinture de mon pantalon. Cette boucle avait trois dents qui, &eacute;tant
+un peu rouill&eacute;es, tournaient difficilement sur leur axe. Cependant, avec
+beaucoup de patience, je les amenai &agrave; angle droit avec le corps de la
+boucle et m'aper&ccedil;us avec joie qu'elles restaient fermes dans cette
+position. Tenant entre mes dents cette esp&egrave;ce d'instrument, je
+m'appliquai &agrave; d&eacute;nouer le n&oelig;ud de ma cravate. Je fus oblig&eacute; de me
+reposer plus d'une fois avant d'avoir accompli cette man&oelig;uvre; mais, &agrave;
+la longue, j'y r&eacute;ussis. &Agrave; l'un des bouts de la cravate, j'assujettis la
+boucle, et, pour plus de s&eacute;curit&eacute;, je nouai &eacute;troitement l'autre bout
+autour de mon poing. Soulevant alors mon corps par un d&eacute;ploiement
+prodigieux de force musculaire, je r&eacute;ussis du premier coup &agrave; jeter la
+boucle par-dessus la nacelle et &agrave; l'accrocher, comme je l'avais esp&eacute;r&eacute;,
+dans le rebord circulaire de l'osier.</p>
+
+<p>Mon corps faisait alors avec la paroi de la nacelle un angle de
+quarante-cinq degr&eacute;s environ; mais il ne faut pas entendre que je fusse
+&agrave; quarante-cinq degr&eacute;s au-dessous de la perpendiculaire; bien loin de
+l&agrave;, j'&eacute;tais toujours plac&eacute; dans un plan presque parall&egrave;le au niveau de
+l'horizon; car la nouvelle position que j'avais conquise avait eu pour
+effet de chasser d'autant le fond de la nacelle, et cons&eacute;quemment ma
+position &eacute;tait des plus p&eacute;rilleuses.</p>
+
+<p>Mais qu'on suppose que, dans le principe, lorsque je tombai de la
+nacelle, je fusse tomb&eacute; la face tourn&eacute;e vers le ballon au lieu de
+l'avoir tourn&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; oppos&eacute;, comme elle &eacute;tait maintenant,&mdash;ou, en
+second lieu, que la corde par laquelle j'&eacute;tais accroch&eacute; e&ucirc;t pendu par
+hasard du rebord sup&eacute;rieur, au lieu de passer par une crevasse du
+fond,&mdash;on concevra facilement que, dans ces deux hypoth&egrave;ses, il m'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; impossible d'accomplir un pareil miracle,&mdash;et les pr&eacute;sentes
+r&eacute;v&eacute;lations eussent &eacute;t&eacute; enti&egrave;rement perdues pour la post&eacute;rit&eacute;. J'avais
+donc toutes les raisons de b&eacute;nir le hasard; mais, en somme, j'&eacute;tais
+tellement stup&eacute;fi&eacute; que je me sentais incapable de rien faire, et que je
+restai suspendu, pendant un quart d'heure peut-&ecirc;tre, dans cette
+extraordinaire situation, sans tenter de nouveau le plus l&eacute;ger effort,
+perdu dans un singulier calme et dans une b&eacute;atitude idiote. Mais cette
+disposition de mon &ecirc;tre s'&eacute;vanouit bien vite et fit place &agrave; un sentiment
+d'horreur, d'effroi, d'absolue d&eacute;sesp&eacute;rance et de destruction. En
+r&eacute;alit&eacute;, le sang si longtemps accumul&eacute; dans les vaisseaux de la t&ecirc;te et
+de la gorge, et qui avait jusque-l&agrave; cr&eacute;&eacute; en moi un d&eacute;lire salutaire dont
+l'action suppl&eacute;ait &agrave; l'&eacute;nergie, commen&ccedil;ait maintenant &agrave; refluer et &agrave;
+reprendre son niveau; et la clairvoyance qui me revenait, augmentant la
+perception du danger, ne servait qu'&agrave; me priver du sang-froid et du
+courage n&eacute;cessaires pour l'affronter. Mais, par bonheur pour moi, cette
+faiblesse ne fut pas de longue dur&eacute;e. L'&eacute;nergie du d&eacute;sespoir me revint &agrave;
+propos, et, avec des cris et des efforts fr&eacute;n&eacute;tiques, je m'&eacute;lan&ccedil;ai
+convulsivement et &agrave; plusieurs reprises par une secousse g&eacute;n&eacute;rale,
+jusqu'&agrave; ce qu'enfin, m'accrochant au bord si d&eacute;sir&eacute; avec des griffes
+plus serr&eacute;es qu'un &eacute;tau, je tortillai mon corps par-dessus et tombai la
+t&ecirc;te la premi&egrave;re et tout pantelant dans le fond de la nacelle.</p>
+
+<p>Ce ne fut qu'apr&egrave;s un certain laps de temps que je fus assez ma&icirc;tre de
+moi pour m'occuper de mon ballon. Mais alors je l'examinai avec
+attention et d&eacute;couvris, &agrave; ma grande joie, qu'il n'avait subi aucune
+avarie. Tous mes instruments &eacute;taient sains et saufs, et,
+tr&egrave;s-heureusement, je n'avais perdu ni lest ni provisions. &Agrave; la v&eacute;rit&eacute;,
+je les avais si bien assujettis &agrave; leur place qu'un pareil accident &eacute;tait
+chose tout &agrave; fait improbable. Je regardai &agrave; ma montre, elle marquait six
+heures. Je continuais &agrave; monter rapidement, et le barom&egrave;tre me donnait
+alors une hauteur de trois milles trois quarts. Juste au-dessous de moi
+apparaissait dans l'Oc&eacute;an un petit objet noir, d'une forme l&eacute;g&egrave;rement
+allong&eacute;e, &agrave; peu pr&egrave;s de la dimension d'un domino, et ressemblant
+fortement, &agrave; tous &eacute;gards, &agrave; l'un de ces petits joujoux. Je dirigeai mon
+t&eacute;lescope sur lui, et je vis distinctement que c'&eacute;tait un vaisseau
+anglais de quatre-vingt-quatorze canons tanguant lourdement dans la mer,
+au plus pr&egrave;s du vent, et le cap &agrave; l'ouest-sud-ouest. &Agrave; l'exception de ce
+navire, je ne vis rien que l'Oc&eacute;an et le ciel, et le soleil qui &eacute;tait
+lev&eacute; depuis longtemps.</p>
+
+<p>Il est grandement temps que j'explique &agrave; Vos Excellences l'objet de mon
+voyage. Vos Excellences se souviennent que ma situation d&eacute;plorable &agrave;
+Rotterdam m'avait &agrave; la longue pouss&eacute; &agrave; la r&eacute;solution du suicide. Ce
+n'&eacute;tait pas cependant que j'eusse un d&eacute;go&ucirc;t positif de la vie elle-m&ecirc;me,
+mais j'&eacute;tais harass&eacute;, &agrave; n'en pouvoir plus, par les mis&egrave;res accidentelles
+de ma position. Dans cette disposition d'esprit, d&eacute;sirant vivre encore,
+et cependant fatigu&eacute; de la vie, le trait&eacute; que je lus &agrave; l'&eacute;choppe du
+bouquiniste, appuy&eacute; par l'opportune d&eacute;couverte de mon cousin de Nantes,
+ouvrit une ressource &agrave; mon imagination. Je pris enfin un parti d&eacute;cisif.
+Je r&eacute;solus de partir, mais de vivre,&mdash;de quitter le monde, mais de
+continuer mon existence;&mdash;bref, et pour couper court aux &eacute;nigmes, je
+r&eacute;solus, sans m'inqui&eacute;ter du reste, de me frayer, si je pouvais, un
+passage <i>jusqu'&agrave; la lune</i>.</p>
+
+<p>Maintenant, pour qu'on ne me croie pas plus fou que je ne le suis, je
+vais exposer en d&eacute;tail, et le mieux que je pourrai, les consid&eacute;rations
+qui m'induisirent &agrave; croire qu'une entreprise de cette nature, quoique
+difficile sans doute et pleine de dangers, n'&eacute;tait pas absolument, pour
+un esprit audacieux, situ&eacute;e au del&agrave; des limites du possible.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re chose &agrave; consid&eacute;rer &eacute;tait la distance positive de la lune &agrave;
+la terre. Or, la distance moyenne ou approximative entre les centres de
+ces deux plan&egrave;tes est de cinquante-neuf fois, plus une fraction, le
+rayon &eacute;quatorial de la terre, ou environ 237 000 milles. Je dis la
+distance moyenne ou approximative, mais il est facile de concevoir que,
+la forme de l'orbite lunaire &eacute;tant une ellipse d'une excentricit&eacute; qui
+n'est pas de moins de 0,05484 de son demi-grand axe, et le centre de la
+terre occupant le foyer de cette ellipse, si je pouvais r&eacute;ussir d'une
+mani&egrave;re quelconque &agrave; rencontrer la lune &agrave; son p&eacute;rig&eacute;e, la distance
+ci-dessus &eacute;valu&eacute;e se trouverait sensiblement diminu&eacute;e. Mais, pour
+laisser de c&ocirc;t&eacute; cette hypoth&egrave;se, il &eacute;tait positif qu'en tout cas j'avais
+&agrave; d&eacute;duire des 237 000 milles le rayon de la terre, c'est-&agrave;-dire 4 000,
+et le rayon de la lune, c'est-&agrave;-dire 1 080, en tout 5 080, et qu'il ne
+me resterait ainsi &agrave; franchir qu'une distance approximative de 231 920
+milles. Cet espace, pensais-je, n'&eacute;tait pas vraiment extraordinaire. On
+a fait nombre de fois sur cette terre des voyages d'une vitesse de 60
+milles par heure, et, en r&eacute;alit&eacute;, il y a tout lieu de croire qu'on
+arrivera &agrave; une plus grande v&eacute;locit&eacute;; mais, m&ecirc;me en me contentant de la
+vitesse dont je parlais, il ne me faudrait pas plus de cent soixante et
+un jours pour atteindre la surface de la lune.</p>
+
+<p>Il y avait toutefois de nombreuses circonstances qui m'induisaient &agrave;
+croire que la vitesse approximative de mon voyage d&eacute;passerait de
+beaucoup celle de soixante milles &agrave; l'heure; et, comme ces
+consid&eacute;rations produisirent sur moi une impression profonde, je les
+expliquerai plus amplement par la suite.</p>
+
+<p>Le second point &agrave; examiner &eacute;tait d'une bien autre importance. D'apr&egrave;s
+les indications fournies par le barom&egrave;tre, nous savons que, lorsqu'on
+s'&eacute;l&egrave;ve, au-dessus de la surface de la terre, &agrave; une hauteur de 1 000
+pieds, on laisse au-dessous de soi environ un trenti&egrave;me de la masse
+atmosph&eacute;rique; qu'&agrave; 10 000 pieds, nous arrivons &agrave; peu pr&egrave;s &agrave; un tiers;
+et qu'&agrave; 18 000 pieds, ce qui est presque la hauteur du Cotopaxi, nous
+avons d&eacute;pass&eacute; la moiti&eacute; de la masse fluide, ou, en tout cas, la moiti&eacute;
+de la partie pond&eacute;rable de l'air qui enveloppe notre globe. On a aussi
+calcul&eacute; qu'&agrave; une hauteur qui n'exc&egrave;de pas la centi&egrave;me partie du diam&egrave;tre
+terrestre,&mdash;c'est-&agrave;-dire 80 milles,&mdash;la rar&eacute;faction devait &ecirc;tre telle
+que la vie animale ne pouvait en aucune fa&ccedil;on s'y maintenir; et, de
+plus, que les moyens les plus subtils que nous ayons de constater la
+pr&eacute;sence de l'atmosph&egrave;re devenaient alors totalement insuffisants. Mais
+je ne manquai pas d'observer que ces derniers calculs &eacute;taient uniquement
+bas&eacute;s sur notre connaissance exp&eacute;rimentale des propri&eacute;t&eacute;s de l'air et
+des lois m&eacute;caniques qui r&eacute;gissent sa dilatation et sa compression dans
+ce qu'on peut appeler, comparativement parlant, la proximit&eacute; imm&eacute;diate
+de la terre. Et, en m&ecirc;me temps, on regarde comme chose positive qu'&agrave; une
+distance quelconque donn&eacute;e, mais inaccessible, de sa surface, la vie
+animale est et doit &ecirc;tre essentiellement incapable de modification.
+Maintenant, tout raisonnement de ce genre, et d'apr&egrave;s de pareilles
+donn&eacute;es, doit &eacute;videmment &ecirc;tre purement analogique. La plus grande
+hauteur o&ugrave; l'homme soit jamais parvenu est de 25 000 pieds; je parle de
+l'exp&eacute;dition a&eacute;ronautique de MM. Gay-Lussac et Biot. C'est une hauteur
+assez m&eacute;diocre, m&ecirc;me quand on la compare aux 80 milles en question; et
+je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de penser que la question laissait une place au
+doute et une grande latitude aux conjectures.</p>
+
+<p>Mais, en fait, en supposant une ascension op&eacute;r&eacute;e &agrave; une hauteur donn&eacute;e
+quelconque, la quantit&eacute; d'air pond&eacute;rable travers&eacute;e dans toute p&eacute;riode
+ult&eacute;rieure de l'ascension n'est nullement en proportion avec la hauteur
+additionnelle acquise, comme on peut le voir d'apr&egrave;s ce qui a &eacute;t&eacute; &eacute;nonc&eacute;
+pr&eacute;c&eacute;demment, mais dans une raison constamment d&eacute;croissante. Il est donc
+&eacute;vident que, nous &eacute;levant aussi haut que possible, nous ne pouvons pas,
+litt&eacute;ralement parlant, arriver &agrave; une limite au del&agrave; de laquelle
+l'atmosph&egrave;re cesse absolument d'exister. Elle <i>doit exister</i>,
+concluais-je, quoiqu'elle <i>puisse</i>, il est vrai, exister &agrave; un &eacute;tat de
+rar&eacute;faction infinie.</p>
+
+<p>D'un autre c&ocirc;t&eacute;, je savais que les arguments ne manquent pas pour
+prouver qu'il existe une limite r&eacute;elle et d&eacute;termin&eacute;e de l'atmosph&egrave;re, au
+del&agrave; de laquelle il n'y a absolument plus d'air respirable. Mais une
+circonstance a &eacute;t&eacute; omise par ceux qui opinent pour cette limite, qui
+semblait, non pas une r&eacute;futation p&eacute;remptoire de leur doctrine, mais un
+point digne d'une s&eacute;rieuse investigation. Comparons les intervalles
+entre les retours successifs de la com&egrave;te d'Encke &agrave; son p&eacute;rih&eacute;lie, en
+tenant compte de toutes les perturbations dues &agrave; l'attraction
+plan&eacute;taire, et nous verrons que les p&eacute;riodes diminuent graduellement,
+c'est-&agrave;-dire que le grand axe de l'ellipse de la com&egrave;te va toujours se
+raccourcissant dans une proportion lente, mais parfaitement r&eacute;guli&egrave;re.
+Or, c'est pr&eacute;cis&eacute;ment le cas qui doit avoir lieu, si nous supposons que
+la com&egrave;te subisse une r&eacute;sistance par le fait <i>d'un milieu &eacute;th&eacute;r&eacute;
+excessivement rare</i> qui p&eacute;n&egrave;tre les r&eacute;gions de son orbite. Car il est
+&eacute;vident qu'un pareil milieu doit, en retardant la vitesse de la com&egrave;te,
+accro&icirc;tre sa force centrip&egrave;te et affaiblir sa force centrifuge. En
+d'autres termes, l'attraction du soleil deviendrait de plus en plus
+puissante, et la com&egrave;te s'en rapprocherait davantage &agrave; chaque
+r&eacute;volution. V&eacute;ritablement, il n'y a pas d'autre moyen de se rendre
+compte de la variation en question.</p>
+
+<p>Mais voici un autre fait: on observe que le diam&egrave;tre r&eacute;el de la partie
+n&eacute;buleuse de cette com&egrave;te se contracte rapidement &agrave; mesure qu'elle
+approche du soleil, et se dilate avec la m&ecirc;me rapidit&eacute; quand elle repart
+vers son aph&eacute;lie. N'avais-je pas quelque raison de supposer avec M. Valz
+que cette apparente condensation de volume prenait son origine dans la
+compression de ce milieu &eacute;th&eacute;r&eacute; dont je parlais tout &agrave; l'heure, et dont
+la densit&eacute; est en proportion de la proximit&eacute; du soleil? Le ph&eacute;nom&egrave;ne qui
+affecte la forme lenticulaire et qu'on appelle la lumi&egrave;re zodiacale
+&eacute;tait aussi un point digne d'attention. Cette lumi&egrave;re si visible sous
+les tropiques, et qu'il est impossible de prendre pour une lumi&egrave;re
+m&eacute;t&eacute;orique quelconque, s'&eacute;l&egrave;ve obliquement de l'horizon et suit
+g&eacute;n&eacute;ralement la ligne de l'&eacute;quateur du soleil. Elle me semblait
+&eacute;videmment provenir d'une atmosph&egrave;re rare qui s'&eacute;tendrait depuis le
+soleil jusque par del&agrave; l'orbite de V&eacute;nus au moins, et m&ecirc;me, selon moi,
+ind&eacute;finiment plus loin. Je ne pouvais pas supposer que ce milieu f&ucirc;t
+limit&eacute; par la ligne du parcours de la com&egrave;te, ou f&ucirc;t confin&eacute; dans le
+voisinage imm&eacute;diat du soleil. Il &eacute;tait si simple d'imaginer au contraire
+qu'il envahissait toutes les r&eacute;gions de notre syst&egrave;me plan&eacute;taire,
+condens&eacute; autour des plan&egrave;tes en ce que nous appelons atmosph&egrave;re, et
+peut-&ecirc;tre modifi&eacute; chez quelques-unes par des circonstances purement
+g&eacute;ologiques, c'est-&agrave;-dire modifi&eacute; ou vari&eacute; dans ses proportions ou dans
+sa nature essentielle par les mati&egrave;res volatilis&eacute;es &eacute;manant de leurs
+globes respectifs.</p>
+
+<p>Ayant pris la question sous ce point de vue, je n'avais plus gu&egrave;re &agrave;
+h&eacute;siter. En supposant que dans mon passage je trouvasse une atmosph&egrave;re
+<i>essentiellement</i> semblable &agrave; celle qui enveloppe la surface de la
+terre, je r&eacute;fl&eacute;chis qu'au moyen du tr&egrave;s-ing&eacute;nieux appareil de M. Grimm
+je pourrais facilement la condenser en suffisante quantit&eacute; pour les
+besoins de la respiration. Voil&agrave; qui &eacute;cartait le principal obstacle &agrave; un
+voyage &agrave; la lune. J'avais donc d&eacute;pens&eacute; quelque argent et beaucoup de
+peine pour adapter l'appareil au but que je me proposais, et j'avais
+pleine confiance dans son application, pourvu que je pusse accomplir le
+voyage dans un espace de temps suffisamment court. Ceci me ram&egrave;ne &agrave; la
+question de la vitesse possible.</p>
+
+<p>Tout le monde sait que les ballons, dans la premi&egrave;re p&eacute;riode de leur
+ascension, s'&eacute;l&egrave;vent avec une v&eacute;locit&eacute; comparativement mod&eacute;r&eacute;e. Or la
+force d'ascension consiste uniquement dans la pesanteur de l'air ambiant
+relativement au gaz du ballon; et, &agrave; premi&egrave;re vue, il ne para&icirc;t pas du
+tout probable ni vraisemblable que le ballon, &agrave; mesure qu'il gagne en
+&eacute;l&eacute;vation et arrive successivement dans des couches atmosph&eacute;riques d'une
+densit&eacute; d&eacute;croissante, puisse gagner en vitesse et acc&eacute;l&eacute;rer sa v&eacute;locit&eacute;
+primitive. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, je n'avais pas souvenir que, dans un compte
+rendu quelconque d'une exp&eacute;rience ant&eacute;rieure, l'on e&ucirc;t jamais constat&eacute;
+une diminution apparente dans la vitesse absolue de l'ascension, quoique
+tel e&ucirc;t pu &ecirc;tre le cas, en raison de la fuite du gaz &agrave; travers un
+a&eacute;rostat mal confectionn&eacute; et g&eacute;n&eacute;ralement rev&ecirc;tu d'un vernis
+insuffisant, ou pour toute autre cause. Il me semblait donc que l'effet
+de cette d&eacute;perdition pouvait seulement contrebalancer l'acc&eacute;l&eacute;ration
+acquise par le ballon &agrave; mesure qu'il s'&eacute;loignait du centre de
+gravitation. Or, je consid&eacute;rai que, pourvu que dans ma travers&eacute;e je
+trouvasse <i>le milieu</i> que j'avais imagin&eacute;, et pourvu qu'il f&ucirc;t de m&ecirc;me
+essence que ce que nous appelons l'air atmosph&eacute;rique, il importait
+relativement assez peu que je le trouvasse &agrave; tel ou tel degr&eacute; de
+rar&eacute;faction, c'est-&agrave;-dire relativement &agrave; ma force ascensionnelle; car
+non seulement le gaz du ballon serait soumis &agrave; la m&ecirc;me rar&eacute;faction (et,
+dans cette occurrence, je n'avais qu'&agrave; l&acirc;cher une quantit&eacute;
+proportionnelle de gaz, suffisante pour pr&eacute;venir une explosion), mais,
+par la nature de ses parties int&eacute;grantes, il devait, en tout cas, &ecirc;tre
+toujours sp&eacute;cifiquement plus l&eacute;ger qu'un compos&eacute; quelconque de pur azote
+et d'oxyg&egrave;ne. Il y avait donc une chance,&mdash;et m&ecirc;me, en somme, une forte
+probabilit&eacute;, <i>pour qu'&agrave; aucune p&eacute;riode de mon ascension je n'arrivasse &agrave;
+un point o&ugrave; les diff&eacute;rentes pesanteurs r&eacute;unies de mon immense ballon, du
+gaz inconcevablement rare qu'il renfermait, de sa nacelle et de son
+contenu pussent &eacute;galer la pesanteur de la masse d'atmosph&egrave;re ambiante
+d&eacute;plac&eacute;e</i>; et l'on con&ccedil;oit facilement que c'&eacute;tait l&agrave; l'unique condition
+qui p&ucirc;t arr&ecirc;ter ma fuite ascensionnelle. Mais encore, si jamais
+j'atteignais ce point imaginaire, il me restait la facult&eacute; d'user de mon
+lest et d'autres poids montant &agrave; peu pr&egrave;s &agrave; un total de 300 livres.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, la force centrip&egrave;te devait toujours d&eacute;cro&icirc;tre en raison
+du carr&eacute; des distances, et ainsi je devais, avec une v&eacute;locit&eacute;
+prodigieusement acc&eacute;l&eacute;r&eacute;e, arriver &agrave; la longue dans ces lointaines
+r&eacute;gions o&ugrave; la force d'attraction de la lune serait substitu&eacute;e &agrave; celle de
+la terre.</p>
+
+<p>Il y avait une autre difficult&eacute; qui ne laissait pas de me causer quelque
+inqui&eacute;tude. On a observ&eacute; que dans les ascensions pouss&eacute;es &agrave; une hauteur
+consid&eacute;rable, outre la g&ecirc;ne de la respiration, on &eacute;prouvait dans la t&ecirc;te
+et dans tout le corps un immense malaise, souvent accompagn&eacute; de
+saignements de nez et d'autres sympt&ocirc;mes passablement alarmants, et qui
+devenait de plus en plus insupportable &agrave; mesure qu'on s'&eacute;levait<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a>.
+C'&eacute;tait l&agrave; une consid&eacute;ration passablement effrayante. N'&eacute;tait-il pas
+probable que ces sympt&ocirc;mes augmenteraient jusqu'&agrave; ce qu'ils se
+terminassent par la mort elle-m&ecirc;me? Apr&egrave;s m&ucirc;re r&eacute;flexion, je conclus que
+non. Il fallait en chercher l'origine dans la disparition progressive de
+la pression atmosph&eacute;rique, &agrave; laquelle est accoutum&eacute;e la surface de notre
+corps, et dans la distension in&eacute;vitable des vaisseaux sanguins
+superficiels,&mdash;et non dans une d&eacute;sorganisation positive du syst&egrave;me
+animal, comme dans le cas de difficult&eacute; de respiration, o&ugrave; la densit&eacute;
+atmosph&eacute;rique est chimiquement insuffisante pour la r&eacute;novation r&eacute;guli&egrave;re
+du sang dans un ventricule du c&oelig;ur. Except&eacute; dans le cas o&ugrave; cette
+r&eacute;novation ferait d&eacute;faut, je ne voyais pas de raison pour que la vie ne
+se maint&icirc;nt pas, m&ecirc;me dans le vide; car l'expansion et la compression de
+la poitrine, qu'on appelle commun&eacute;ment respiration, est une action
+purement musculaire; elle est la cause et non l'effet de la respiration.
+En un mot, je concevais que, le corps s'habituant &agrave; l'absence de
+pression atmosph&eacute;rique, ces sensations douloureuses devaient diminuer
+graduellement; et, pour les supporter tant qu'elles dureraient, j'avais
+toute confiance dans la solidit&eacute; de fer de ma constitution.</p>
+
+<p>J'ai donc expos&eacute; quelques-unes des consid&eacute;rations&mdash;non pas toutes
+certainement&mdash;qui m'induisirent &agrave; former le projet d'un voyage &agrave; la
+lune. Je vais maintenant, s'il pla&icirc;t &agrave; Vos Excellences, vous exposer le
+r&eacute;sultat d'une tentative dont la conception para&icirc;t si audacieuse, et
+qui, dans tous les cas, n'a pas sa pareille dans les annales de
+l'humanit&eacute;.</p>
+
+<p>Ayant atteint la hauteur dont il a &eacute;t&eacute; parl&eacute; ci-dessus, c'est-&agrave;-dire
+trois milles trois quarts<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>, je jetai hors de la nacelle une quantit&eacute;
+de plumes, et je vis que je montais toujours avec une rapidit&eacute;
+suffisante; il n'y avait donc pas n&eacute;cessit&eacute; de jeter du lest. J'en fus
+tr&egrave;s-aise, car je d&eacute;sirais garder avec moi autant de lest que j'en
+pourrais porter, par la raison bien simple que je n'avais aucune donn&eacute;e
+positive sur la puissance d'attraction et sur la densit&eacute; atmosph&eacute;rique.
+Je ne souffrais jusqu'&agrave; pr&eacute;sent d'aucun malaise physique, je respirais
+avec une parfaite libert&eacute; et n'&eacute;prouvais aucune douleur dans la t&ecirc;te. La
+chatte &eacute;tait couch&eacute;e fort solennellement sur mon habit, que j'avais &ocirc;t&eacute;,
+et regardait les pigeons avec un air de nonchaloir. Ces derniers, que
+j'avais attach&eacute;s par la patte, pour les emp&ecirc;cher de s'envoler, &eacute;taient
+fort occup&eacute;s &agrave; piquer quelques grains de riz &eacute;parpill&eacute;s pour eux au fond
+de la nacelle.</p>
+
+<p>&Agrave; six heures vingt minutes, le barom&egrave;tre donnait une &eacute;l&eacute;vation de 26 400
+pieds, ou cinq milles, &agrave; une fraction pr&egrave;s. La perspective semblait sans
+bornes. Rien de plus facile d'ailleurs que de calculer &agrave; l'aide de la
+trigonom&eacute;trie sph&eacute;rique l'&eacute;tendue de surface terrestre qu'embrassait mon
+regard. La surface convexe d'un segment de sph&egrave;re est &agrave; la surface
+enti&egrave;re de la sph&egrave;re comme le sinus verse du segment est au diam&egrave;tre de
+la sph&egrave;re. Or, dans mon cas, le sinus verse&mdash;c'est-&agrave;-dire l'&eacute;paisseur du
+segment situ&eacute; au-dessous de moi &eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s &eacute;gal &agrave; mon &eacute;l&eacute;vation,
+ou &agrave; l'&eacute;l&eacute;vation du point de vue au-dessus de la surface. La proportion
+de cinq milles &agrave; huit milles exprimerait donc l'&eacute;tendue de la surface
+que j'embrassais, c'est-&agrave;-dire que j'apercevais la seize centi&egrave;me partie
+de la surface totale du globe. La mer apparaissait polie comme un
+miroir, bien qu'&agrave; l'aide du t&eacute;lescope je d&eacute;couvrisse qu'elle &eacute;tait dans
+un &eacute;tat de violente agitation. Le navire n'&eacute;tait plus visible, il avait
+sans doute d&eacute;riv&eacute; vers l'est. Je commen&ccedil;ai d&egrave;s lors &agrave; ressentir par
+intervalles une forte douleur &agrave; la t&ecirc;te, bien que je continuasse &agrave;
+respirer &agrave; peu pr&egrave;s librement. La chatte et les pigeons semblaient
+n'&eacute;prouver aucune incommodit&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; sept heures moins vingt, le ballon entra dans la r&eacute;gion d'un grand et
+&eacute;pais nuage qui me causa beaucoup d'ennui; mon appareil condensateur en
+fut endommag&eacute;, et je fus tremp&eacute; jusqu'aux os. C'est, &agrave; coup s&ucirc;r, une
+singuli&egrave;re rencontre, car je n'aurais pas suppos&eacute; qu'un nuage de cette
+nature p&ucirc;t se soutenir &agrave; une si grande &eacute;l&eacute;vation. Je pensai faire pour
+le mieux en jetant deux morceaux de lest de cinq livres chaque, ce qui
+me laissait encore cent soixante-cinq livres de lest. Gr&acirc;ce &agrave; cette
+op&eacute;ration, je traversai bien vite l'obstacle, et je m'aper&ccedil;us
+imm&eacute;diatement que j'avais gagn&eacute; prodigieusement en vitesse. Quelques
+secondes apr&egrave;s que j'eus quitt&eacute; le nuage, un &eacute;clair &eacute;blouissant le
+traversa d'un bout &agrave; l'autre et l'incendia dans toute son &eacute;tendue, lui
+donnant l'aspect d'une masse de charbon en ignition. Qu'on se rappelle
+que ceci se passait en plein jour. Aucune pens&eacute;e ne pourrait rendre la
+sublimit&eacute; d'un pareil ph&eacute;nom&egrave;ne se d&eacute;ployant dans les t&eacute;n&egrave;bres de la
+nuit. L'enfer lui-m&ecirc;me aurait trouv&eacute; son image exacte. Tel que je le
+vis, ce spectacle me fit dresser les cheveux. Cependant, je dardais au
+loin mon regard dans les ab&icirc;mes b&eacute;ants; je laissais mon imagination
+plonger et se promener sous d'&eacute;tranges et immenses vo&ucirc;tes dans des
+gouffres empourpr&eacute;s, dans les ab&icirc;mes rouges et sinistres d'un feu
+effrayant et insondable. Je l'avais &eacute;chapp&eacute; belle. Si le ballon &eacute;tait
+rest&eacute; une minute de plus dans le nuage,&mdash;c'est-&agrave;-dire si l'incommodit&eacute;
+dont je souffrais ne m'avait pas d&eacute;termin&eacute; &agrave; jeter du lest,&mdash;ma
+destruction pouvait en &ecirc;tre et en e&ucirc;t tr&egrave;s-probablement &eacute;t&eacute; la
+cons&eacute;quence. De pareils dangers, quoiqu'on y fasse peu d'attention, sont
+les plus grands peut-&ecirc;tre qu'on puisse courir en ballon. J'avais pendant
+ce temps atteint une hauteur assez grande pour n'avoir aucune inqui&eacute;tude
+&agrave; ce sujet.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;levais alors tr&egrave;s-rapidement, et &agrave; sept heures le barom&egrave;tre
+donnait une hauteur qui n'&eacute;tait pas moindre de neuf milles et demi. Je
+commen&ccedil;ais &agrave; &eacute;prouver une grande difficult&eacute; de respiration. Ma t&ecirc;te
+aussi me faisait excessivement souffrir; et, ayant senti depuis quelque
+temps de l'humidit&eacute; sur mes joues, je d&eacute;couvris &agrave; la fin que c'&eacute;tait du
+sang qui suintait continuellement du tympan de mes oreilles. Mes yeux me
+donnaient aussi beaucoup d'inqui&eacute;tude. En passant ma main dessus, il me
+sembla qu'ils &eacute;taient pouss&eacute;s hors de leurs orbites, et &agrave; un degr&eacute; assez
+consid&eacute;rable; et tous les objets contenus dans la nacelle et le ballon
+lui-m&ecirc;me se pr&eacute;sentaient &agrave; ma vision sous une forme monstrueuse et
+fauss&eacute;e. Ces sympt&ocirc;mes d&eacute;passaient ceux auxquels je m'attendais, et me
+causaient quelque alarme. Dans cette conjoncture, tr&egrave;s-imprudemment et
+sans r&eacute;flexion, je jetai hors de la nacelle trois morceaux de lest de
+cinq livres chaque. La vitesse d&egrave;s lors acc&eacute;l&eacute;r&eacute;e de mon ascension
+m'emporta, trop rapidement et sans gradation suffisante, dans une couche
+d'atmosph&egrave;re singuli&egrave;rement rar&eacute;fi&eacute;e, ce qui faillit amener un r&eacute;sultat
+fatal pour mon exp&eacute;dition et pour moi-m&ecirc;me. Je fus soudainement pris par
+un spasme qui dura plus de cinq minutes, et, m&ecirc;me quand il eut en partie
+cess&eacute;, il se trouva que je ne pouvais plus aspirer qu'&agrave; de longs
+intervalles et d'une mani&egrave;re convulsive, saignant copieusement pendant
+tout ce temps par le nez, par les oreilles, et m&ecirc;me l&eacute;g&egrave;rement par les
+yeux. Les pigeons semblaient en proie &agrave; une excessive angoisse et se
+d&eacute;battaient pour s'&eacute;chapper, pendant que la chatte miaulait
+lamentablement, chancelant &ccedil;&agrave; et l&agrave; &agrave; travers la nacelle comme sous
+l'influence d'un poison.</p>
+
+<p>Je d&eacute;couvris alors trop tard l'immense imprudence que j'avais commise en
+jetant du lest, et mon trouble devint extr&ecirc;me. Je n'attendais pas moins
+que la mort, et la mort dans quelques minutes. La souffrance physique
+que j'&eacute;prouvais contribuait aussi &agrave; me rendre presque incapable d'un
+effort quelconque pour sauver ma vie. Il me restait &agrave; peine la facult&eacute;
+de r&eacute;fl&eacute;chir, et la violence de mon mal de t&ecirc;te semblait augmenter de
+minute en minute. Je m'aper&ccedil;us alors que mes sens allaient bient&ocirc;t
+m'abandonner tout &agrave; fait, et j'avais d&eacute;j&agrave; empoign&eacute; une des cordes de la
+soupape, quand le souvenir du mauvais tour que j'avais jou&eacute; aux trois
+cr&eacute;anciers et la crainte des cons&eacute;quences qui pouvaient m'accueillir &agrave;
+mon retour m'effray&egrave;rent et m'arr&ecirc;t&egrave;rent pour le moment. Je me couchai
+au fond de la nacelle et m'effor&ccedil;ai de rassembler mes facult&eacute;s. J'y
+r&eacute;ussis un peu, et je r&eacute;solus de tenter l'exp&eacute;rience d'une saign&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais, comme je n'avais pas de lancette, je fus oblig&eacute; de proc&eacute;der &agrave;
+cette op&eacute;ration tant bien que mal, et finalement j'y r&eacute;ussis en
+m'ouvrant une veine au bras gauche avec la lame de mon canif. Le sang
+avait &agrave; peine commenc&eacute; &agrave; couler que j'&eacute;prouvais un soulagement notable,
+et, lorsque j'en eus perdu &agrave; peu pr&egrave;s la valeur d'une demi-cuvette de
+dimension ordinaire, les plus dangereux sympt&ocirc;mes avaient pour la
+plupart enti&egrave;rement disparu. Cependant, je ne jugeai pas prudent
+d'essayer de me remettre imm&eacute;diatement sur mes pieds; mais, ayant band&eacute;
+mon bras du mieux que je pus, je restai immobile pendant un quart
+d'heure environ. Au bout de ce temps je me levai et me sentis plus
+libre, plus d&eacute;gag&eacute; de toute esp&egrave;ce de malaise que je ne l'avais &eacute;t&eacute;
+depuis une heure un quart.</p>
+
+<p>Cependant la difficult&eacute; de respiration n'avait que fort peu diminu&eacute;, et
+je pensai qu'il y aurait bient&ocirc;t n&eacute;cessit&eacute; urgente &agrave; faire usage du
+condensateur. En m&ecirc;me temps, je jetai les yeux sur ma chatte qui s'&eacute;tait
+commod&eacute;ment r&eacute;install&eacute;e sur mon habit, et, &agrave; ma grande surprise, je
+d&eacute;couvris qu'elle avait jug&eacute; &agrave; propos, pendant mon indisposition, de
+mettre au jour une ventr&eacute;e de cinq petits chats. Certes, je ne
+m'attendais pas le moins du monde &agrave; ce suppl&eacute;ment de passagers, mais, en
+somme, l'aventure me fit plaisir. Elle me fournissait l'occasion de
+v&eacute;rifier une conjecture qui, plus qu'aucune autre, m'avait d&eacute;cid&eacute; &agrave;
+tenter cette ascension.</p>
+
+<p>J'avais imagin&eacute; que l'<i>habitude</i> de la pression atmosph&eacute;rique &agrave; la
+surface de la terre &eacute;tait en grande partie la cause des douleurs qui
+attaquaient la vie animale &agrave; une certaine distance au-dessus de cette
+surface. Si les petits chats &eacute;prouvaient du malaise <i>au m&ecirc;me degr&eacute; que
+leur m&egrave;re</i>, je devais consid&eacute;rer ma th&eacute;orie comme fausse, mais je
+pouvais regarder le cas contraire comme une excellente confirmation de
+mon id&eacute;e.</p>
+
+<p>&Agrave; huit heures, j'avais atteint une &eacute;l&eacute;vation de dix-sept milles. Ainsi
+il me parut &eacute;vident que ma vitesse ascensionnelle non seulement
+augmentait, mais que cette augmentation e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l&eacute;g&egrave;rement sensible,
+m&ecirc;me dans le cas o&ugrave; je n'aurais pas jet&eacute; de lest, comme je l'avais fait.
+Les douleurs de t&ecirc;te et d'oreilles revenaient par intervalles avec
+violence, et, de temps &agrave; autre, j'&eacute;tais repris par mes saignements de
+nez; mais, en somme, je souffrais beaucoup moins que je ne m'y &eacute;tais
+attendu. Cependant, de minute en minute, ma respiration devenait plus
+difficile, et chaque inhalation &eacute;tait suivie d'un mouvement spasmodique
+de la poitrine des plus fatigants. Je d&eacute;ployai alors l'appareil
+condensateur, de mani&egrave;re &agrave; le faire fonctionner imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>L'aspect de la terre, &agrave; cette p&eacute;riode de mon ascension, &eacute;tait vraiment
+magnifique. &Agrave; l'ouest, au nord et au sud, aussi loin que p&eacute;n&eacute;trait mon
+regard, s'&eacute;tendait une nappe illimit&eacute;e de mer en apparence immobile,
+qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. &Agrave;
+une vaste distance vers l'est, s'allongeaient tr&egrave;s-distinctement les
+&icirc;les Britanniques, les c&ocirc;tes occidentales de la France et de l'Espagne,
+ainsi qu'une petite portion de la partie nord du continent africain. Il
+&eacute;tait impossible de d&eacute;couvrir une trace des &eacute;difices particuliers, et
+les plus orgueilleuses cit&eacute;s de l'humanit&eacute; avaient absolument disparu de
+la surface de la terre.</p>
+
+<p>Ce qui m'&eacute;tonna particuli&egrave;rement dans l'aspect des choses situ&eacute;es
+au-dessous de moi, ce fut la concavit&eacute; apparente de la surface du globe.
+Je m'attendais, assez sottement, &agrave; voir sa convexit&eacute; r&eacute;elle se
+manifester plus distinctement &agrave; proportion que je m'&eacute;l&egrave;verais; mais
+quelques secondes de r&eacute;flexion me suffirent pour expliquer cette
+contradiction. Une ligne abaiss&eacute;e perpendiculairement sur la terre du
+point o&ugrave; je me trouvais aurait form&eacute; la perpendiculaire d'un triangle
+rectangle dont la base se serait &eacute;tendue de l'angle droit &agrave; l'horizon,
+et l'hypot&eacute;nuse de l'horizon au point occup&eacute; par mon ballon. Mais
+l'&eacute;l&eacute;vation o&ugrave; j'&eacute;tais plac&eacute; n'&eacute;tait rien ou presque rien
+comparativement &agrave; l'&eacute;tendue embrass&eacute;e par mon regard; en d'autres
+termes, la base et l'hypot&eacute;nuse du triangle suppos&eacute; &eacute;taient si longues,
+compar&eacute;es &agrave; la perpendiculaire, qu'elles pouvaient &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;es
+comme deux lignes presque parall&egrave;les. De cette fa&ccedil;on l'horizon de
+l'a&eacute;ronaute lui appara&icirc;t toujours au niveau de sa nacelle. Mais, comme
+le point situ&eacute; imm&eacute;diatement au-dessous de lui lui appara&icirc;t et est, en
+effet, &agrave; une immense distance, naturellement il lui para&icirc;t aussi &agrave; une
+immense distance au-dessous de l'horizon. De l&agrave;, l'impression de
+concavit&eacute;; et cette impression durera jusqu'&agrave; ce que l'&eacute;l&eacute;vation se
+trouve relativement &agrave; l'&eacute;tendue de la perspective dans une proportion
+telle que le parall&eacute;lisme apparent de la base et de l'hypot&eacute;nuse
+disparaisse.</p>
+
+<p>Cependant, comme les pigeons semblaient souffrir horriblement, je
+r&eacute;solus de leur donner la libert&eacute;. Je d&eacute;liai d'abord l'un d'eux, un
+superbe pigeon gris saumon&eacute;, et le pla&ccedil;ai sur le bord de la nacelle. Il
+semblait excessivement mal &agrave; son aise, regardait anxieusement autour de
+lui, battait des ailes, faisait entendre un roucoulement tr&egrave;s-accentu&eacute;,
+mais ne pouvait pas se d&eacute;cider &agrave; s'&eacute;lancer hors de la nacelle. &Agrave; la fin,
+je le pris et le jetai &agrave; six yards environ du ballon. Cependant, bien
+loin de descendre, comme je m'y attendais, il fit des efforts v&eacute;h&eacute;ments
+pour rejoindre le ballon, poussant en m&ecirc;me temps des cris tr&egrave;s-aigus et
+tr&egrave;s-per&ccedil;ants. Enfin, il r&eacute;ussit &agrave; rattraper sa premi&egrave;re position sur le
+bord du panier; mais &agrave; peine s'y &eacute;tait-il pos&eacute; qu'il pencha sa t&ecirc;te sur
+sa gorge et tomba mort au fond de la nacelle. L'autre n'eut pas un sort
+aussi d&eacute;plorable. Pour l'emp&ecirc;cher de suivre l'exemple de son camarade et
+d'effectuer un retour vers le ballon, je le pr&eacute;cipitai vers la terre de
+toute ma force, et vis avec plaisir qu'il continuait &agrave; descendre avec
+une grande v&eacute;locit&eacute;, faisant usage de ses ailes tr&egrave;s-facilement et d'une
+mani&egrave;re parfaitement naturelle. En tr&egrave;s-peu de temps, il fut hors de
+vue, et je ne doute pas qu'il ne soit arriv&eacute; &agrave; bon port. Quant &agrave; la
+minette, qui semblait en grande partie remise de sa crise, elle se
+faisait maintenant un joyeux r&eacute;gal de l'oiseau mort, et finit par
+s'endormir avec toutes les apparences du contentement. Les petits chats
+&eacute;taient parfaitement vivants et ne manifestaient pas le plus l&eacute;ger
+sympt&ocirc;me de malaise.</p>
+
+<p>&Agrave; huit heures un quart, ne pouvant pas respirer plus longtemps sans une
+douleur intol&eacute;rable, je commen&ccedil;ai imm&eacute;diatement &agrave; ajuster autour de la
+nacelle l'appareil attenant au condensateur. Cet appareil demande
+quelques explications, et Vos Excellences voudront bien se rappeler que
+mon but, en premier lieu, &eacute;tait de m'enfermer enti&egrave;rement, moi et ma
+nacelle, et de me barricader contre l'atmosph&egrave;re singuli&egrave;rement rar&eacute;fi&eacute;e
+au sein de laquelle j'existais, et enfin d'introduire &agrave; l'int&eacute;rieur, &agrave;
+l'aide de mon condensateur, une quantit&eacute; de cette m&ecirc;me atmosph&egrave;re
+suffisamment condens&eacute;e pour les besoins de la respiration.</p>
+
+<p>Dans ce but, j'avais pr&eacute;par&eacute; un vaste sac de caoutchouc tr&egrave;s-flexible,
+tr&egrave;s-solide, absolument imperm&eacute;able. La nacelle tout enti&egrave;re se trouvait
+en quelque sorte plac&eacute;e dans ce sac dont les dimensions avaient &eacute;t&eacute;
+calcul&eacute;es pour cet objet, c'est-&agrave;-dire qu'il passait sous le fond de la
+nacelle, s'&eacute;tendait sur ses bords, et montait ext&eacute;rieurement le long des
+cordes jusqu'au cerceau o&ugrave; le filet &eacute;tait attach&eacute;. Ayant ainsi d&eacute;ploy&eacute;
+le sac et fait herm&eacute;tiquement la cl&ocirc;ture de tous les c&ocirc;t&eacute;s, il fallait
+maintenant assujettir le haut ou l'ouverture du sac en faisant passer le
+tissu de caoutchouc au-dessus du cerceau, en d'autres termes, entre le
+filet et le cerceau. Mais, si je d&eacute;tachais le filet du cerceau pour
+op&eacute;rer ce passage, comment la nacelle pourrait-elle se soutenir? Or le
+filet n'&eacute;tait pas ajust&eacute; au cerceau d'une mani&egrave;re permanente, mais
+attach&eacute; par une s&eacute;rie de brides mobiles ou de n&oelig;uds coulants. Je ne
+d&eacute;fis donc qu'un petit nombre de ces brides &agrave; la fois, laissant la
+nacelle suspendue par les autres. Ayant fait passer ce que je pus de la
+partie sup&eacute;rieure du sac, je rattachai les brides,&mdash;non pas au cerceau,
+car l'interposition de l'enveloppe de caoutchouc rendait cela
+impossible,&mdash;mais &agrave; une s&eacute;rie de gros boutons fix&eacute;s &agrave; l'enveloppe
+elle-m&ecirc;me, &agrave; trois pieds environ au-dessous de l'ouverture du sac, les
+intervalles des boutons correspondant aux intervalles des brides. Cela
+fait, je d&eacute;tachai du cerceau quelques autres brides, j'introduisis une
+nouvelle portion de l'enveloppe, et les brides d&eacute;nou&eacute;es furent &agrave; leur
+tour assujetties &agrave; leurs boutons respectifs. Par ce proc&eacute;d&eacute;, je pouvais
+faire passer toute la partie sup&eacute;rieure du sac entre le filet et le
+cerceau.</p>
+
+<p>Il est &eacute;vident que le cerceau devait d&egrave;s lors tomber dans la nacelle,
+tout le poids de la nacelle et de son contenu n'&eacute;tant plus support&eacute; que
+par la force des boutons. &Agrave; premi&egrave;re vue, ce syst&egrave;me pouvait ne pas
+offrir une garantie suffisante; mais il n'y avait aucune raison de s'en
+d&eacute;fier, car non seulement les boutons &eacute;taient solides par eux-m&ecirc;mes,
+mais, de plus, ils &eacute;taient si rapproch&eacute;s que chacun ne supportait en
+r&eacute;alit&eacute; qu'une tr&egrave;s-l&eacute;g&egrave;re partie du poids total. La nacelle et son
+contenu auraient pes&eacute; trois fois plus que je n'en aurais pas &eacute;t&eacute; inquiet
+le moins du monde. Je relevai alors le cerceau le long de l'enveloppe de
+caoutchouc et je l'&eacute;tayai sur trois perches l&eacute;g&egrave;res pr&eacute;par&eacute;es pour cet
+objet. Cela avait pour but de tenir le sac convenablement distendu par
+le haut, et de maintenir la partie inf&eacute;rieure du filet dans la position
+voulue. Tout ce qui me restait &agrave; faire maintenant &eacute;tait de nouer
+l'ouverture du sac,&mdash;ce que j'op&eacute;rai facilement en rassemblant les plis
+du caoutchouc, et en les tordant &eacute;troitement ensemble au moyen d'une
+esp&egrave;ce de tourniquet &agrave; demeure.</p>
+
+<p>Sur les c&ocirc;t&eacute;s de l'enveloppe ainsi d&eacute;ploy&eacute;e autour de la nacelle,
+j'avais fait adapter trois carreaux de verre ronds, tr&egrave;s-&eacute;pais, mais
+tr&egrave;s-clairs, au travers desquels je pouvais voir facilement autour de
+moi dans toutes les directions horizontales. Dans la partie du sac qui
+formait le fond &eacute;tait une quatri&egrave;me fen&ecirc;tre analogue, correspondant &agrave;
+une petite ouverture pratiqu&eacute;e dans le fond de la nacelle elle-m&ecirc;me.
+Celle-ci me permettait de regarder perpendiculairement au-dessous de
+moi. Mais il m'avait &eacute;t&eacute; impossible d'ajuster une invention du m&ecirc;me
+genre au-dessus de ma t&ecirc;te, en raison de la mani&egrave;re particuli&egrave;re dont
+j'&eacute;tais oblig&eacute; de fermer l'ouverture et des plis nombreux qui en
+r&eacute;sultaient; j'avais donc renonc&eacute; &agrave; voir les objets situ&eacute;s dans mon
+z&eacute;nith. Mais c'&eacute;tait l&agrave; une chose de peu d'importance; car, lors m&ecirc;me
+que j'aurais pu placer une fen&ecirc;tre au-dessus de moi, le ballon aurait
+fait obstacle &agrave; ma vue et m'aurait emp&ecirc;ch&eacute; d'en faire usage.</p>
+
+<p>&Agrave; un pied environ au-dessous d'une des fen&ecirc;tres lat&eacute;rales &eacute;tait une
+ouverture circulaire de trois pouces de diam&egrave;tre, avec un rebord de
+cuivre fa&ccedil;onn&eacute; int&eacute;rieurement pour s'adapter &agrave; la spirale d'une vis.
+Dans ce rebord se vissait le large tube du condensateur, le corps de la
+machine &eacute;tant naturellement plac&eacute; dans la chambre de caoutchouc. En
+faisant le vide dans le corps de la machine, on attirait dans ce tube
+une masse d'atmosph&egrave;re ambiante rar&eacute;fi&eacute;e, qui de l&agrave; &eacute;tait d&eacute;vers&eacute;e &agrave;
+l'&eacute;tat condens&eacute; et m&ecirc;l&eacute;e &agrave; l'air subtil d&eacute;j&agrave; contenu dans la chambre.
+Cette op&eacute;ration, r&eacute;p&eacute;t&eacute;e plusieurs fois, remplissait &agrave; la longue la
+chambre d'une atmosph&egrave;re suffisant aux besoins de la respiration. Mais,
+dans un espace aussi &eacute;troit que celui-ci, elle devait n&eacute;cessairement, au
+bout d'un temps tr&egrave;s-court, se vicier et devenir impropre &agrave; la vie par
+son contact r&eacute;p&eacute;t&eacute; avec les poumons. Elle &eacute;tait alors rejet&eacute;e par une
+petite soupape plac&eacute;e au fond de la nacelle, l'air dense se pr&eacute;cipitant
+promptement dans l'atmosph&egrave;re rar&eacute;fi&eacute;e. Pour &eacute;viter &agrave; un certain moment
+l'inconv&eacute;nient d'un vide total dans la chambre, cette purification ne
+devait jamais &ecirc;tre effectu&eacute;e en une seule fois, mais graduellement, la
+soupape n'&eacute;tant ouverte que pour quelques secondes, puis referm&eacute;e,
+jusqu'&agrave; ce qu'un ou deux coups de pompe du condensateur eussent fourni
+de quoi remplacer l'atmosph&egrave;re expuls&eacute;e. Par amour des exp&eacute;riences,
+j'avais plac&eacute; la chatte et ses petits dans un petit panier, et les avais
+suspendus en dehors de la nacelle par un bouton plac&eacute; pr&egrave;s du fond, tout
+aupr&egrave;s de la soupape, &agrave; travers laquelle je pouvais leur faire passer de
+la nourriture quand besoin &eacute;tait.</p>
+
+<p>J'accomplis cette man&oelig;uvre avant de fermer l'ouverture de la chambre,
+et non sans quelque difficult&eacute;, car il me fallut, pour atteindre le
+dessous de la nacelle, me servir d'une des perches dont j'ai parl&eacute;, &agrave;
+laquelle &eacute;tait fix&eacute; un crochet. Aussit&ocirc;t que l'air condens&eacute; eut p&eacute;n&eacute;tr&eacute;
+dans la chambre, le cerceau et les perches devinrent inutiles:
+l'expansion de l'atmosph&egrave;re incluse distendit puissamment le caoutchouc.</p>
+
+<p>Quand j'eus fini tous ces arrangements et rempli la chambre d'air
+condens&eacute;, il &eacute;tait neuf heures moins dix. Pendant tout le temps
+qu'avaient dur&eacute; ces op&eacute;rations, j'avais horriblement souffert de la
+difficult&eacute; de respiration, et je me repentais am&egrave;rement de la n&eacute;gligence
+ou plut&ocirc;t de l'incroyable imprudence dont je m'&eacute;tais rendu coupable en
+remettant au dernier moment une affaire d'une si haute importance.</p>
+
+<p>Mais enfin, lorsque j'eus fini, je commen&ccedil;ai &agrave; recueillir, et
+promptement, les b&eacute;n&eacute;fices de mon invention. Je respirai de nouveau avec
+une aisance et une libert&eacute; parfaites; et vraiment, pourquoi n'en e&ucirc;t-il
+pas &eacute;t&eacute; ainsi? Je fus aussi tr&egrave;s-agr&eacute;ablement surpris de me trouver en
+grande partie soulag&eacute; des vives douleurs qui m'avaient afflig&eacute;
+jusqu'alors. Un l&eacute;ger mal de t&ecirc;te accompagn&eacute; d'une sensation de
+pl&eacute;nitude ou de distension dans les poignets, les chevilles et la gorge
+&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s tout ce dont j'avais &agrave; me plaindre maintenant. Ainsi,
+il &eacute;tait positif qu'une grande partie du malaise provenant de la
+disparition de la pression atmosph&eacute;rique s'&eacute;tait absolument &eacute;vanouie, et
+que presque toutes les douleurs que j'avais endur&eacute;es pendant les deux
+derni&egrave;res heures devaient &ecirc;tre attribu&eacute;es uniquement aux effets d'une
+respiration insuffisante.</p>
+
+<p>&Agrave; neuf heures moins vingt&mdash;c'est-&agrave;-dire peu de temps apr&egrave;s avoir ferm&eacute;
+l'ouverture de ma chambre&mdash;le mercure avait atteint son extr&ecirc;me limite
+et &eacute;tait retomb&eacute; dans la cuvette du barom&egrave;tre, qui, comme je l'ai dit,
+&eacute;tait d'une vaste dimension. Il me donnait alors une hauteur de 132 000
+pieds ou de 25 milles, et cons&eacute;quemment mon regard en ce moment
+n'embrassait pas moins de la 320<sup>e</sup> partie de la superficie totale de la
+terre. &Agrave; neuf heures, j'avais de nouveau perdu de vue la terre dans
+l'est, mais pas avant de m'&ecirc;tre aper&ccedil;u que le ballon d&eacute;rivait rapidement
+vers le nord-nord-ouest. L'Oc&eacute;an, au-dessous de moi, gardait toujours
+son apparence de concavit&eacute;; mais sa vue &eacute;tait souvent intercept&eacute;e par
+des masses de nu&eacute;es qui flottaient &ccedil;&agrave; et l&agrave;.</p>
+
+<p>&Agrave; neuf heures et demie, je recommen&ccedil;ai l'exp&eacute;rience des plumes, j'en
+jetai une poign&eacute;e &agrave; travers la soupape. Elles ne voltig&egrave;rent pas, comme
+je m'y attendais, mais tomb&egrave;rent perpendiculairement, en masse, comme un
+boulet et avec une telle v&eacute;locit&eacute; que je les perdis de vue en quelques
+secondes. Je ne savais d'abord que penser de cet extraordinaire
+ph&eacute;nom&egrave;ne; je ne pouvais croire que ma vitesse ascensionnelle se f&ucirc;t si
+soudainement et si prodigieusement acc&eacute;l&eacute;r&eacute;e. Mais je r&eacute;fl&eacute;chis bient&ocirc;t
+que l'atmosph&egrave;re &eacute;tait maintenant trop rar&eacute;fi&eacute;e pour soutenir m&ecirc;me des
+plumes,&mdash;qu'elles tombaient r&eacute;ellement, ainsi qu'il m'avait sembl&eacute;, avec
+une excessive rapidit&eacute;,&mdash;et que j'avais &eacute;t&eacute; simplement surpris par les
+vitesses combin&eacute;es de leur chute et de mon ascension.</p>
+
+<p>&Agrave; dix heures, il se trouva que je n'avais plus grand-chose &agrave; faire et
+que rien ne r&eacute;clamait mon attention imm&eacute;diate. Mes affaires allaient
+donc comme sur des roulettes, et j'&eacute;tais persuad&eacute; que le ballon montait
+avec une vitesse incessamment croissante, quoique je n'eusse plus aucun
+moyen d'appr&eacute;cier cette progression de vitesse. Je n'&eacute;prouvais de peine
+ni de malaise d'aucune esp&egrave;ce; je jouissais m&ecirc;me d'un bien-&ecirc;tre que je
+n'avais pas encore connu depuis mon d&eacute;part de Rotterdam. Je m'occupais
+tant&ocirc;t &agrave; v&eacute;rifier l'&eacute;tat de tous mes instruments, tant&ocirc;t &agrave; renouveler
+l'atmosph&egrave;re de la chambre. Quant &agrave; ce dernier point, je r&eacute;solus de m'en
+occuper &agrave; des intervalles r&eacute;guliers de quarante minutes, plut&ocirc;t pour
+garantir compl&egrave;tement ma sant&eacute; que par une absolue n&eacute;cessit&eacute;. Cependant,
+je ne pouvais pas m'emp&ecirc;cher de faire des r&ecirc;ves et des conjectures. Ma
+pens&eacute;e s'&eacute;battait dans les &eacute;tranges et chim&eacute;riques r&eacute;gions de la lune.
+Mon imagination, se sentant une bonne fois d&eacute;livr&eacute;e de toute entrave,
+errait &agrave; son gr&eacute; parmi les merveilles multiformes d'une plan&egrave;te
+t&eacute;n&eacute;breuse et changeante. Tant&ocirc;t c'&eacute;taient des for&ecirc;ts chenues et
+v&eacute;n&eacute;rables, des pr&eacute;cipices rocailleux et des cascades retentissantes
+s'&eacute;croulant dans des gouffres sans fond. Tant&ocirc;t j'arrivais tout &agrave; coup
+dans de calmes solitudes inond&eacute;es d'un soleil de midi, o&ugrave; ne
+s'introduisait jamais aucun vent du ciel, et o&ugrave; s'&eacute;talaient &agrave; perte de
+vue de vastes prairies de pavots et de longues fleurs &eacute;lanc&eacute;es
+semblables &agrave; des lis, toutes silencieuses et immobiles pour l'&eacute;ternit&eacute;.
+Puis je voyageais longtemps, et je p&eacute;n&eacute;trais dans une contr&eacute;e qui
+n'&eacute;tait tout enti&egrave;re qu'un lac t&eacute;n&eacute;breux et vague, avec une fronti&egrave;re de
+nuages. Mais ces images n'&eacute;taient pas les seules qui prissent possession
+de mon cerveau. Parfois des horreurs d'une nature plus noire, plus
+effrayante s'introduisaient dans mon esprit, et &eacute;branlaient les
+derni&egrave;res profondeurs de mon &acirc;me par la simple hypoth&egrave;se de leur
+possibilit&eacute;. Cependant, je ne pouvais permettre &agrave; ma pens&eacute;e de
+s'appesantir trop longtemps sur ces derni&egrave;res contemplations; je pensais
+judicieusement que les dangers r&eacute;els et palpables de mon voyage
+suffisaient largement pour absorber toute mon attention.</p>
+
+<p>&Agrave; cinq heures de l'apr&egrave;s-midi, comme j'&eacute;tais occup&eacute; &agrave; renouveler
+l'atmosph&egrave;re de la chambre, je pris cette occasion pour observer la
+chatte et ses petits &agrave; travers la soupape. La chatte semblait de nouveau
+souffrir beaucoup, et je ne doutai pas qu'il ne fall&ucirc;t attribuer
+particuli&egrave;rement son malaise &agrave; la difficult&eacute; de respirer; mais mon
+exp&eacute;rience relativement aux petits avait eu un r&eacute;sultat des plus
+&eacute;tranges. Naturellement je m'attendais &agrave; les voir manifester une
+sensation de peine, quoique &agrave; un degr&eacute; moindre que leur m&egrave;re, et cela
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; suffisant pour confirmer mon opinion touchant l'habitude de la
+pression atmosph&eacute;rique. Mais je n'esp&eacute;rais pas les trouver, apr&egrave;s un
+examen scrupuleux, jouissant d'une parfaite sant&eacute; et ne laissant pas
+voir le plus l&eacute;ger signe de malaise. Je ne pouvais me rendre compte de
+cela qu'en &eacute;largissant ma th&eacute;orie, et en supposant que l'atmosph&egrave;re
+ambiante hautement rar&eacute;fi&eacute;e pouvait bien, contrairement &agrave; l'opinion que
+j'avais d'abord adopt&eacute;e comme positive, n'&ecirc;tre pas chimiquement
+insuffisante pour les fonctions vitales, et qu'une personne n&eacute;e dans un
+pareil milieu pourrait peut-&ecirc;tre ne s'apercevoir d'aucune incommodit&eacute; de
+respiration, tandis que, ramen&eacute;e vers les couches plus denses avoisinant
+la terre, elle souffrirait vraisemblablement des douleurs analogues &agrave;
+celles que j'avais endur&eacute;es tout &agrave; l'heure. &Ccedil;'a &eacute;t&eacute; pour moi, depuis
+lors, l'occasion d'un profond regret qu'un accident malheureux m'ait
+priv&eacute; de ma petite famille de chats et m'ait enlev&eacute; le moyen
+d'approfondir cette question par une exp&eacute;rience continue. En passant ma
+main &agrave; travers la soupape avec une tasse pleine d'eau pour la vieille
+minette, la manche de ma chemise s'accrocha &agrave; la boucle qui supportait
+le panier, et du coup la d&eacute;tacha du bouton. Quand m&ecirc;me tout le panier se
+f&ucirc;t absolument &eacute;vapor&eacute; dans l'air, il n'aurait pas &eacute;t&eacute; escamot&eacute; &agrave; ma vue
+d'une mani&egrave;re plus abrupte et plus instantan&eacute;e. Positivement, il ne
+s'&eacute;coula pas la dixi&egrave;me partie d'une seconde entre le moment o&ugrave; le
+panier se d&eacute;crocha et celui o&ugrave; il disparut compl&egrave;tement avec tout ce
+qu'il contenait. Mes souhaits les plus heureux l'accompagn&egrave;rent vers la
+terre, mais, naturellement, je n'esp&eacute;rais gu&egrave;re que la chatte et ses
+petits surv&eacute;cussent pour raconter leur odyss&eacute;e.</p>
+
+<p>&Agrave; six heures, je m'aper&ccedil;us qu'une grande partie de la surface visible de
+la terre, vers l'est, &eacute;tait plong&eacute;e dans une ombre &eacute;paisse, qui
+s'avan&ccedil;ait incessamment avec une grande rapidit&eacute;; enfin, &agrave; sept heures
+moins cinq, toute la surface visible fut envelopp&eacute;e dans les t&eacute;n&egrave;bres de
+la nuit. Ce ne fut toutefois que quelques instants plus tard que les
+rayons du soleil couchant cess&egrave;rent d'illuminer le ballon; et cette
+circonstance, &agrave; laquelle je m'attendais parfaitement, ne manqua pas, de
+me causer un immense plaisir. Il &eacute;tait &eacute;vident qu'au matin je
+contemplerais le corps lumineux &agrave; son lever plusieurs heures au moins
+avant les citoyens de Rotterdam, bien qu'ils fussent situ&eacute;s beaucoup
+plus loin que moi dans l'est, et qu'ainsi, de jour en jour, &agrave; mesure que
+je serais plac&eacute; plus haut dans l'atmosph&egrave;re, je jouirais de la lumi&egrave;re
+solaire pendant une p&eacute;riode de plus en plus longue. Je r&eacute;solus alors de
+r&eacute;diger un journal de mon voyage en comptant les jours de vingt-quatre
+heures cons&eacute;cutives, sans avoir &eacute;gard aux intervalles de t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>&Agrave; dix heures, sentant venir le sommeil, je r&eacute;solus de me coucher pour le
+reste de la nuit; mais ici se pr&eacute;senta une difficult&eacute; qui, quoique de
+nature &agrave; sauter aux yeux, avait &eacute;chapp&eacute; &agrave; mon attention jusqu'au dernier
+moment. Si je me mettais &agrave; dormir, comme j'en avais l'intention, comment
+renouveler l'air de la chambre pendant cet intervalle? Respirer cette
+atmosph&egrave;re plus d'une heure, au maximum, &eacute;tait une chose absolument
+impossible; et, en supposant ce terme pouss&eacute; jusqu'&agrave; une heure un quart,
+les plus d&eacute;plorables cons&eacute;quences pouvaient en r&eacute;sulter. Cette cruelle
+alternative ne me causa pas d'inqui&eacute;tude; et l'on croira &agrave; peine
+qu'apr&egrave;s les dangers que j'avais essuy&eacute;s je pris la chose tellement au
+s&eacute;rieux que je d&eacute;sesp&eacute;rais d'accomplir mon dessein, et que finalement je
+me r&eacute;signai &agrave; la n&eacute;cessit&eacute; d'une descente.</p>
+
+<p>Mais cette h&eacute;sitation ne fut que momentan&eacute;e. Je r&eacute;fl&eacute;chis que l'homme
+est le plus parfait esclave de l'habitude, et que mille cas de la
+routine de son existence sont consid&eacute;r&eacute;s comme essentiellement
+importants, qui ne sont tels que parce qu'il en fait des n&eacute;cessit&eacute;s de
+routine. Il &eacute;tait positif que je ne pouvais pas ne pas dormir; mais je
+pouvais facilement m'accoutumer &agrave; me r&eacute;veiller sans inconv&eacute;nient d'heure
+en heure durant tout le temps consacr&eacute; &agrave; mon repos. Il ne me fallait pas
+plus de cinq minutes au plus pour renouveler compl&egrave;tement l'atmosph&egrave;re;
+et la seule difficult&eacute; r&eacute;elle &eacute;tait d'inventer un proc&eacute;d&eacute; pour
+m'&eacute;veiller au moment n&eacute;cessaire. Mais c'&eacute;tait l&agrave; un probl&egrave;me dont la
+solution, je le confesse, ne me causait pas peu d'embarras.</p>
+
+<p>J'avais certainement entendu parler de l'&eacute;tudiant qui, pour s'emp&ecirc;cher
+de tomber de sommeil sur ses livres, tenait dans une main une boule de
+cuivre, dont la chute retentissante dans un bassin de m&ecirc;me m&eacute;tal plac&eacute;
+par terre, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa chaise, servait &agrave; le r&eacute;veiller en sursaut si
+quelquefois il se laissait aller &agrave; l'engourdissement. Mon cas,
+toutefois, &eacute;tait fort diff&eacute;rent du sien et ne livrait pas de place &agrave; une
+pareille id&eacute;e; car je ne d&eacute;sirais pas rester &eacute;veill&eacute;, mais me r&eacute;veiller
+&agrave; des intervalles r&eacute;guliers. Enfin, j'imaginai l'exp&eacute;dient suivant qui,
+quelque simple qu'il paraisse, fut salu&eacute; par moi, au moment de ma
+d&eacute;couverte, comme une invention absolument comparable &agrave; celle du
+t&eacute;lescope, des machines &agrave; vapeur, et m&ecirc;me de l'imprimerie.</p>
+
+<p>Il est n&eacute;cessaire de remarquer d'abord que le ballon, &agrave; la hauteur o&ugrave;
+j'&eacute;tais parvenu, continuait &agrave; monter en ligne droite avec une r&eacute;gularit&eacute;
+parfaite, et que la nacelle le suivait cons&eacute;quemment sans &eacute;prouver la
+plus l&eacute;g&egrave;re oscillation. Cette circonstance me favorisa grandement dans
+l'ex&eacute;cution du plan que j'avais adopt&eacute;. Ma provision d'eau avait &eacute;t&eacute;
+embarqu&eacute;e dans des barils qui contenaient chacun cinq gallons et &eacute;taient
+solidement arrim&eacute;s dans l'int&eacute;rieur de la nacelle. Je d&eacute;tachai l'un de
+ces barils et, prenant deux cordes, je les attachai &eacute;troitement au
+rebord d'osier, de mani&egrave;re qu'elles traversaient la nacelle,
+parall&egrave;lement, et &agrave; une distance d'un pied l'une de l'autre; elles
+formaient ainsi une sorte de tablette, sur laquelle je pla&ccedil;ai le baril
+et l'assujettis dans une position horizontale.</p>
+
+<p>&Agrave; huit pouces environ au-dessous de ces cordes et &agrave; quatre pieds du fond
+de la nacelle, je fixai une autre tablette, mais faite d'une planche
+mince, la seule de cette nature qui f&ucirc;t &agrave; ma disposition. Sur cette
+derni&egrave;re, et juste au-dessous d'un des bords du baril, je d&eacute;posai une
+petite cruche de terre.</p>
+
+<p>Je per&ccedil;ai alors un trou dans le fond du baril, au-dessus de la cruche,
+et j'y fichai une cheville de bois taill&eacute;e en c&ocirc;ne, ou en forme de
+bougie. J'enfon&ccedil;ai et je retirai cette cheville, plus ou moins, jusqu'&agrave;
+ce qu'elle s'adapt&acirc;t, apr&egrave;s plusieurs t&acirc;tonnements, juste assez pour que
+l'eau filtrant par le trou et tombant dans la cruche la rempl&icirc;t jusqu'au
+bord dans un intervalle de soixante minutes. Quant &agrave; ceci, il me fut
+facile de m'en assurer en peu de temps; je n'eus qu'&agrave; observer jusqu'&agrave;
+quel point la cruche se remplissait dans un temps donn&eacute;. Tout cela
+d&ucirc;ment arrang&eacute;, le reste se devine.</p>
+
+<p>Mon lit &eacute;tait dispos&eacute; sur le fond de la nacelle de mani&egrave;re que ma t&ecirc;te,
+quand j'&eacute;tais couch&eacute;, se trouvait imm&eacute;diatement au-dessous de la gueule
+de la cruche. Il &eacute;tait &eacute;vident qu'au bout d'une heure la cruche remplie
+devait d&eacute;border, et le trop-plein s'&eacute;couler par la gueule qui &eacute;tait un
+peu au-dessous du niveau du bord. Il &eacute;tait &eacute;galement certain que l'eau
+tombant ainsi d'une hauteur de plus de quatre pieds ne pouvait pas ne
+pas tomber sur ma face, et que le r&eacute;sultat devait &ecirc;tre un r&eacute;veil
+instantan&eacute;, quand m&ecirc;me j'aurais dormi du plus profond sommeil.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait au moins onze heures quand j'eus fini toute cette installation,
+et je me mis imm&eacute;diatement au lit, plein de confiance dans l'efficacit&eacute;
+de mon invention. Et je ne fus pas d&eacute;sappoint&eacute; dans mes esp&eacute;rances. De
+soixante en soixante minutes, je fus ponctuellement &eacute;veill&eacute; par mon
+fid&egrave;le chronom&egrave;tre; je vidais le contenu de la cruche par le trou de
+bonde du baril, je faisais fonctionner le condensateur, et je me
+remettais au lit. Ces interruptions r&eacute;guli&egrave;res dans mon sommeil me
+caus&egrave;rent m&ecirc;me moins de fatigue que je ne m'y &eacute;tais attendu; et, quand
+enfin je me levai pour tout de bon, il &eacute;tait sept heures, et le soleil
+avait atteint d&eacute;j&agrave; quelques degr&eacute;s au-dessus de la ligne de mon horizon.</p>
+
+<p><i>3 avril</i>.&mdash;Je trouvai que mon ballon &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; une immense
+hauteur, et que la convexit&eacute; de la terre se manifestait enfin d'une
+mani&egrave;re frappante. Au-dessous de moi, dans l'Oc&eacute;an, se montrait un semis
+de points noirs qui devaient &ecirc;tre indubitablement des &icirc;les. Au-dessus de
+ma t&ecirc;te, le ciel &eacute;tait d'un noir de jais, et les &eacute;toiles visibles et
+scintillantes; en r&eacute;alit&eacute;, elles m'avaient toujours apparu ainsi depuis
+le premier jour de mon ascension. Bien loin vers le nord, j'apercevais
+au bord de l'horizon une ligne ou une bande mince, blanche et
+excessivement brillante, et je supposai imm&eacute;diatement que ce devait &ecirc;tre
+la limite sud de la mer de glaces polaires. Ma curiosit&eacute; fut grandement
+excit&eacute;e, car j'avais l'espoir de m'avancer beaucoup plus vers le nord,
+et peut-&ecirc;tre, &agrave; un certain moment, de me trouver directement au-dessus
+du p&ocirc;le lui-m&ecirc;me. Je d&eacute;plorai alors que l'&eacute;norme hauteur o&ugrave; j'&eacute;tais
+plac&eacute; m'emp&ecirc;ch&acirc;t d'en faire un examen aussi positif que je l'aurais
+d&eacute;sir&eacute;. Toutefois, il y avait encore quelques bonnes observations &agrave;
+faire.</p>
+
+<p>Il ne m'arriva d'ailleurs rien d'extraordinaire durant cette journ&eacute;e.
+Mon appareil fonctionnait toujours tr&egrave;s-r&eacute;guli&egrave;rement, et le ballon
+montait toujours sans aucune vacillation apparente. Le froid &eacute;tait
+intense et m'obligeait de m'envelopper soigneusement d'un paletot. Quand
+les t&eacute;n&egrave;bres couvrirent la terre, je me mis au lit, quoique je dusse
+&ecirc;tre pour plusieurs heures encore envelopp&eacute; de la lumi&egrave;re du plein jour.
+Mon horloge hydraulique accomplit ponctuellement son devoir, et je
+dormis profond&eacute;ment jusqu'au matin suivant, sauf les interruptions
+p&eacute;riodiques.</p>
+
+<p><i>4 avril</i>.&mdash;Je me suis lev&eacute; en bonne sant&eacute; et en joyeuse humeur, et j'ai
+&eacute;t&eacute; fort &eacute;tonn&eacute; du singulier changement survenu dans l'aspect de la mer.
+Elle avait perdu, en grande partie, la teinte de bleu profond qu'elle
+avait rev&ecirc;tue jusqu'&agrave; pr&eacute;sent; elle &eacute;tait d'un blanc gris&acirc;tre et d'un
+&eacute;clat qui &eacute;blouissait l'&oelig;il. La convexit&eacute; de l'Oc&eacute;an &eacute;tait devenue si
+&eacute;vidente que la masse enti&egrave;re de ses eaux lointaines semblait s'&eacute;crouler
+pr&eacute;cipitamment dans l'ab&icirc;me de l'horizon, et je me surpris pr&ecirc;tant
+l'oreille et cherchant les &eacute;chos de la puissante cataracte.</p>
+
+<p>Les &icirc;les n'&eacute;taient plus visibles, soit qu'elles eussent pass&eacute; derri&egrave;re
+l'horizon vers le sud-est, soit que mon &eacute;l&eacute;vation croissante les e&ucirc;t
+chass&eacute;es au del&agrave; de la port&eacute;e de ma vue; c'est ce qu'il m'est impossible
+de dire. Toutefois j'inclinais vers cette derni&egrave;re opinion. La bande de
+glace, au nord, devenait de plus en plus apparente. Le froid avait
+beaucoup perdu de son intensit&eacute;. Il ne m'arriva rien d'important, et je
+passai tout le jour &agrave; lire, car je n'avais pas oubli&eacute; de faire une
+provision de livres.</p>
+
+<p><i>5 avril</i>.&mdash;J'ai contempl&eacute; le singulier ph&eacute;nom&egrave;ne du soleil levant
+pendant que presque toute la surface visible de la terre restait
+envelopp&eacute;e dans les t&eacute;n&egrave;bres. Toutefois, la lumi&egrave;re commen&ccedil;a &agrave; se
+r&eacute;pandre sur toutes choses, et je revis la ligne de glaces au nord. Elle
+&eacute;tait maintenant tr&egrave;s-distincte, et paraissait d'un ton plus fonc&eacute; que
+les eaux de l'Oc&eacute;an. &Eacute;videmment, je m'en rapprochais, et avec une grande
+rapidit&eacute;. Je m'imaginai que je distinguais encore une bande de terre
+vers l'est, et une autre vers l'ouest, mais il me fut impossible de m'en
+assurer. Temp&eacute;rature mod&eacute;r&eacute;e. Rien d'important ne m'arriva ce jour-l&agrave;.
+Je me mis au lit de fort bonne heure.</p>
+
+<p><i>6 avril</i>.&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; fort surpris de trouver la bande de glace &agrave; une
+distance assez mod&eacute;r&eacute;e, et un immense champ de glaces s'&eacute;tendant &agrave;
+l'horizon vers le nord. Il &eacute;tait &eacute;vident que, si le ballon gardait sa
+direction actuelle, il devait arriver bient&ocirc;t au-dessus de l'Oc&eacute;an
+bor&eacute;al, et maintenant j'avais une forte esp&eacute;rance de voir le p&ocirc;le.
+Durant tout le jour, je continuai &agrave; me rapprocher des glaces.</p>
+
+<p>Vers la nuit, les limites de mon horizon s'agrandirent tr&egrave;s-soudainement
+et tr&egrave;s-sensiblement, ce que je devais sans aucun doute &agrave; la forme de
+notre plan&egrave;te qui est celle d'un sph&eacute;ro&iuml;de &eacute;cras&eacute;, et parce que
+j'arrivais au-dessus des r&eacute;gions aplaties qui avoisinent le cercle
+arctique. &Agrave; la longue, quand les t&eacute;n&egrave;bres m'envahirent, je me mis au lit
+dans une grande anxi&eacute;t&eacute;, tremblant de passer au-dessus de l'objet d'une
+si grande curiosit&eacute; sans pouvoir l'observer &agrave; loisir.</p>
+
+<p><i>7 avril</i>.&mdash;Je me levai de bonne heure et, &agrave; ma grande joie, je
+contemplai ce que je n'h&eacute;sitai pas &agrave; consid&eacute;rer comme le p&ocirc;le lui-m&ecirc;me.
+Il &eacute;tait l&agrave;, sans aucun doute, et directement sous mes pieds; mais,
+h&eacute;las! j'&eacute;tais maintenant plac&eacute; &agrave; une si grande hauteur que je ne
+pouvais rien distinguer avec nettet&eacute;. En r&eacute;alit&eacute;, &agrave; en juger d'apr&egrave;s la
+progression des chiffres indiquant mes diverses hauteurs &agrave; diff&eacute;rents
+moments, depuis le 2 avril &agrave; six heures du matin jusqu'&agrave; neuf heures
+moins vingt de la m&ecirc;me matin&eacute;e (moment o&ugrave; le mercure retomba dans la
+cuvette du barom&egrave;tre), il y avait vraisemblablement lieu de supposer que
+le ballon devait maintenant&mdash;7 avril, quatre heures du matin&mdash;avoir
+atteint une hauteur qui &eacute;tait au moins de 7 254 milles au-dessus du
+niveau de la mer. Cette &eacute;l&eacute;vation peut para&icirc;tre &eacute;norme; mais l'estime
+sur laquelle elle &eacute;tait bas&eacute;e donnait tr&egrave;s-probablement un r&eacute;sultat bien
+inf&eacute;rieur &agrave; la r&eacute;alit&eacute;. En tout cas, j'avais indubitablement sous les
+yeux la totalit&eacute; du plus grand diam&egrave;tre terrestre; tout l'h&eacute;misph&egrave;re
+nord s'&eacute;tendait au-dessous de moi comme une carte en projection
+orthographique; et le grand cercle m&ecirc;me de l'&eacute;quateur formait la ligne
+fronti&egrave;re de mon horizon. Vos Excellences, toutefois, concevront
+facilement que les r&eacute;gions inexplor&eacute;es jusqu'&agrave; pr&eacute;sent et confin&eacute;es dans
+les limites du cercle arctique, quoique situ&eacute;es directement au-dessous
+de moi, et cons&eacute;quemment aper&ccedil;ues sans aucune apparence de raccourci,
+&eacute;taient trop rapetiss&eacute;es et plac&eacute;es &agrave; une trop grande distance du point
+d'observation pour admettre un examen quelque peu minutieux.</p>
+
+<p>N&eacute;anmoins, ce que j'en voyais &eacute;tait d'une nature singuli&egrave;re et
+int&eacute;ressante. Au nord de cette immense bordure dont j'ai parl&eacute;, et que
+l'on peut d&eacute;finir, sauf une l&eacute;g&egrave;re restriction, la limite de
+l'exploration humaine dans ces r&eacute;gions, continue de s'&eacute;tendre sans
+interruption ou presque sans interruption une nappe de glace. D&egrave;s son
+commencement, la surface de cette mer de glace s'affaisse sensiblement;
+plus loin, elle est d&eacute;prim&eacute;e jusqu'&agrave; para&icirc;tre plane, et finalement elle
+devient singuli&egrave;rement concave, et se termine au p&ocirc;le lui-m&ecirc;me en une
+cavit&eacute; centrale circulaire dont les bords sont nettement d&eacute;finis, et
+dont le diam&egrave;tre apparent sous-tendait alors, relativement &agrave; mon ballon,
+un angle de soixante-cinq secondes environ; quant &agrave; la couleur, elle
+&eacute;tait obscure, variant d'intensit&eacute;, toujours plus sombre qu'aucun point
+de l'h&eacute;misph&egrave;re visible, et s'approfondissant quelquefois jusqu'au noir
+parfait. Au del&agrave;, il &eacute;tait difficile de distinguer quelque chose. &Agrave;
+midi, la circonf&eacute;rence de ce trou central avait sensiblement d&eacute;cru, et,
+&agrave; sept heures de l'apr&egrave;s-midi, je l'avais enti&egrave;rement perdu de vue; le
+ballon passait vers le bord ouest des glaces et filait rapidement dans
+la direction de l'&eacute;quateur.</p>
+
+<p><i>8 avril</i>.&mdash;J'ai remarqu&eacute; une sensible diminution dans le diam&egrave;tre
+apparent de la terre, sans parler d'une alt&eacute;ration positive dans sa
+couleur et son aspect g&eacute;n&eacute;ral. Toute la surface visible participait
+alors, &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s, de la teinte jaune p&acirc;le, et dans certaines
+parties elle avait rev&ecirc;tu un &eacute;clat presque douloureux pour l'&oelig;il. Ma
+vue &eacute;tait singuli&egrave;rement g&ecirc;n&eacute;e par la densit&eacute; de l'atmosph&egrave;re et les
+amas de nuages qui avoisinaient cette surface; c'est &agrave; peine si entre
+ces masses je pouvais de temps &agrave; autre apercevoir la plan&egrave;te. Depuis les
+derni&egrave;res quarante-huit heures, ma vue avait &eacute;t&eacute; plus ou moins emp&ecirc;ch&eacute;e
+par ces obstacles; mais mon &eacute;l&eacute;vation actuelle, qui &eacute;tait excessive,
+rapprochait et confondait ces masses flottantes de vapeur, et
+l'inconv&eacute;nient devenait de plus en plus sensible &agrave; mesure que je
+montais. N&eacute;anmoins, je percevais facilement que le ballon planait
+maintenant au-dessus du groupe des grands lacs du Nord-Am&eacute;rique et
+courait droit vers le sud, ce qui devait m'amener bient&ocirc;t vers les
+tropiques.</p>
+
+<p>Cette circonstance ne manqua pas de me causer la plus sensible
+satisfaction, et je la saluai comme un heureux pr&eacute;sage de mon succ&egrave;s
+final. En r&eacute;alit&eacute;, la direction que j'avais prise jusqu'alors m'avait
+rempli d'inqui&eacute;tude; car il &eacute;tait &eacute;vident que, si je l'avais suivie
+longtemps encore, je n'aurais jamais pu arriver &agrave; la lune, dont l'orbite
+n'est inclin&eacute;e sur l'&eacute;cliptique que d'un petit angle de 5 degr&eacute;s 8
+minutes 48 secondes. Quelque &eacute;trange que cela puisse para&icirc;tre, ce ne fut
+qu'&agrave; cette p&eacute;riode tardive que je commen&ccedil;ai &agrave; comprendre la grande faute
+que j'avais commise en n'effectuant pas mon d&eacute;part de quelque point
+terrestre situ&eacute; dans le plan de l'ellipse lunaire.</p>
+
+<p><i>9 avril</i>.&mdash;Aujourd'hui, le diam&egrave;tre de la terre est grandement diminu&eacute;,
+et la surface prend d'heure en heure une teinte jaune plus prononc&eacute;e. Le
+ballon a toujours fil&eacute; droit vers le sud, et est arriv&eacute; &agrave; neuf heures de
+l'apr&egrave;s-midi au-dessus de la c&ocirc;te nord du golfe du Mexique.</p>
+
+<p><i>10 avril</i>.&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; soudainement tir&eacute; de mon sommeil vers cinq heures
+du matin par un grand bruit, un craquement terrible, dont je n'ai pu en
+aucune fa&ccedil;on me rendre compte. Il a &eacute;t&eacute; de courte dur&eacute;e; mais, tant
+qu'il a dur&eacute;, il ne ressemblait &agrave; aucun bruit terrestre dont j'eusse
+gard&eacute; la sensation. Il est inutile de dire que je fus excessivement
+alarm&eacute;, car j'attribuai d'abord ce bruit &agrave; une d&eacute;chirure du ballon.
+Cependant, j'examinai tout mon appareil avec une grande attention et je
+n'y pus d&eacute;couvrir aucune avarie. J'ai pass&eacute; la plus grande partie du
+jour &agrave; m&eacute;diter sur un accident aussi extraordinaire, mais je n'ai
+absolument rien trouv&eacute; de satisfaisant. Je me suis mis au lit fort
+m&eacute;content et dans un &eacute;tat d'agitation et d'anxi&eacute;t&eacute; excessives.</p>
+
+<p><i>11 avril</i>.&mdash;J'ai trouv&eacute; une diminution sensible dans le diam&egrave;tre
+apparent de la terre et un accroissement consid&eacute;rable, observable pour
+la premi&egrave;re fois, dans celui de la lune, qui n'&eacute;tait qu'&agrave; quelques jours
+de son plein. Ce fut alors pour moi un tr&egrave;s-long et tr&egrave;s-p&eacute;nible labeur
+de condenser dans la chambre une quantit&eacute; d'air atmosph&eacute;rique suffisante
+pour l'entretien de la vie.</p>
+
+<p><i>12 avril</i>.&mdash;Un singulier changement a eu lieu dans la direction du
+ballon, qui, bien que je m'y attendisse parfaitement, m'a caus&eacute; le plus
+sensible plaisir. Il &eacute;tait parvenu dans sa direction premi&egrave;re au
+vingti&egrave;me parall&egrave;le de latitude sud, et il a tourn&eacute; brusquement vers
+l'est, &agrave; angle aigu, et a suivi cette route tout le jour, en se tenant &agrave;
+peu pr&egrave;s, sinon absolument, dans le plan exact de l'ellipse lunaire. Ce
+qui &eacute;tait digne de remarque, c'est que ce changement de direction
+occasionnait une oscillation tr&egrave;s-sensible de la nacelle,&mdash;oscillation
+qui a dur&eacute; plusieurs heures &agrave; un degr&eacute; plus ou moins vif.</p>
+
+<p><i>13 avril</i>.&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; de nouveau tr&egrave;s-alarm&eacute; par la r&eacute;p&eacute;tition de ce
+grand bruit de craquement qui m'avait terrifi&eacute; le 10. J'ai longtemps
+m&eacute;dit&eacute; sur ce sujet, mais il m'a &eacute;t&eacute; impossible d'arriver &agrave; une
+conclusion satisfaisante. Grand d&eacute;croissement dans le diam&egrave;tre apparent
+de la terre. Il ne sous-tendait plus, relativement au ballon, qu'un
+angle d'un peu plus de 25 degr&eacute;s. Quant &agrave; la lune, il m'&eacute;tait impossible
+de la voir, elle &eacute;tait presque dans mon z&eacute;nith. Je marchais toujours
+dans le plan de l'ellipse, mais je faisais peu de progr&egrave;s vers l'est.</p>
+
+<p><i>14 avril</i>.&mdash;Diminution excessivement rapide dans le diam&egrave;tre de la
+terre. Aujourd'hui, j'ai &eacute;t&eacute; fortement impressionn&eacute; de l'id&eacute;e que le
+ballon courait maintenant sur la ligne des apsides en remontant vers le
+p&eacute;rig&eacute;e,&mdash;en d'autres termes, qu'il suivait directement la route qui
+devait le conduire &agrave; la lune dans cette partie de son orbite qui est la
+plus rapproch&eacute;e de la terre. La lune &eacute;tait juste au-dessus de ma t&ecirc;te,
+et cons&eacute;quemment cach&eacute;e &agrave; ma vue. Toujours ce grand et long travail
+indispensable pour la condensation de l'atmosph&egrave;re.</p>
+
+<p><i>15 avril</i>.&mdash;Je ne pouvais m&ecirc;me plus distinguer nettement sur la plan&egrave;te
+les contours des continents et des mers. Vers midi, je fus frapp&eacute; pour
+la troisi&egrave;me fois de ce bruit effrayant qui m'avait d&eacute;j&agrave; si fort &eacute;tonn&eacute;.
+Cette fois-ci, cependant, il dura quelques moments et prit de
+l'intensit&eacute;. &Agrave; la longue, stup&eacute;fi&eacute;, frapp&eacute; de terreur, j'attendais
+anxieusement je ne sais quelle &eacute;pouvantable destruction, lorsque la
+nacelle oscilla avec une violence excessive, et une masse de mati&egrave;re que
+je n'eus pas le temps de distinguer passa &agrave; c&ocirc;t&eacute; du ballon, gigantesque
+et enflamm&eacute;e, retentissante et rugissante comme la voix de mille
+tonnerres. Quand mes terreurs et mon &eacute;tonnement furent un peu diminu&eacute;s,
+je supposai naturellement que ce devait &ecirc;tre quelque &eacute;norme fragment
+volcanique vomi par ce monde dont j'approchais si rapidement, et, selon
+toute probabilit&eacute;, un morceau de ces substances singuli&egrave;res qu'on
+ramasse quelquefois sur la terre, et qu'on nomme a&eacute;rolithes, faute d'une
+appellation plus pr&eacute;cise.</p>
+
+<p><i>16 avril</i>.&mdash;Aujourd'hui, en regardant au-dessous de moi, aussi bien que
+je pouvais, par chacune des deux fen&ecirc;tres lat&eacute;rales alternativement,
+j'aper&ccedil;us, &agrave; ma grande satisfaction, une tr&egrave;s-petite portion du disque
+lunaire qui s'avan&ccedil;ait, pour ainsi dire de tous les c&ocirc;t&eacute;s, au del&agrave; de la
+vaste circonf&eacute;rence de mon ballon. Mon agitation devint extr&ecirc;me, car
+maintenant je ne doutais gu&egrave;re que je n'atteignisse bient&ocirc;t le but de
+mon p&eacute;rilleux voyage.</p>
+
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, le labeur qu'exigeait alors le condensateur s'&eacute;tait accru
+jusqu'&agrave; devenir obs&eacute;dant, et ne laissait presque pas de r&eacute;pit &agrave; mes
+efforts. De sommeil, il n'en &eacute;tait, pour ainsi dire, plus question. Je
+devenais r&eacute;ellement malade, et tout mon &ecirc;tre tremblait d'&eacute;puisement. La
+nature humaine ne pouvait pas supporter plus longtemps une pareille
+intensit&eacute; dans la souffrance. Durant l'intervalle des t&eacute;n&egrave;bres, bien
+court maintenant, une pierre m&eacute;t&eacute;orique passa de nouveau dans mon
+voisinage, et la fr&eacute;quence de ces ph&eacute;nom&egrave;nes commen&ccedil;a &agrave; me donner de
+fortes inqui&eacute;tudes.</p>
+
+<p><i>17 avril</i>.&mdash;Cette matin&eacute;e a fait &eacute;poque dans mon voyage. On se
+rappellera que, le 13, la terre sous-tendait relativement &agrave; moi un angle
+de 25 degr&eacute;s. Le 14, cet angle avait fortement diminu&eacute;; le 15,
+j'observai une diminution encore plus rapide; et, le 16, avant de me
+coucher, j'avais estim&eacute; que l'angle n'&eacute;tait plus que de 7 degr&eacute;s et 15
+minutes. Qu'on se figure donc quelle dut &ecirc;tre ma stup&eacute;faction, quand, en
+m'&eacute;veillant ce matin, 17, et sortant d'un sommeil court et troubl&eacute;, je
+m'aper&ccedil;us que la surface plan&eacute;taire plac&eacute;e au-dessous de moi avait si
+inopin&eacute;ment et si effroyablement augment&eacute; de volume que son diam&egrave;tre
+apparent sous-tendait un angle qui ne mesurait pas moins de 39 degr&eacute;s!
+J'&eacute;tais foudroy&eacute;! Aucune parole ne peut donner une id&eacute;e exacte de
+l'horreur extr&ecirc;me, absolue, et de la stupeur dont je fus saisi, poss&eacute;d&eacute;,
+&eacute;cras&eacute;. Mes genoux vacill&egrave;rent sous moi,&mdash;mes dents claqu&egrave;rent,&mdash;mon
+poil se dressa sur ma t&ecirc;te.&mdash;Le ballon a donc fait explosion? Telles
+furent les premi&egrave;res id&eacute;es qui se pr&eacute;cipit&egrave;rent tumultueusement dans mon
+esprit. Positivement, le ballon a crev&eacute;!&mdash;Je tombe,&mdash;je tombe avec la
+plus imp&eacute;tueuse, la plus incomparable vitesse! &Agrave; en juger par l'immense
+espace d&eacute;j&agrave; si rapidement parcouru, je dois rencontrer la surface de la
+terre dans dix minutes au plus;&mdash;dans dix minutes, je serai pr&eacute;cipit&eacute;,
+an&eacute;anti!</p>
+
+<p>Mais, &agrave; la longue, la r&eacute;flexion vint &agrave; mon secours. Je fis une pause, je
+m&eacute;ditai et je commen&ccedil;ai &agrave; douter. La chose &eacute;tait impossible. Je ne
+pouvais en aucune fa&ccedil;on &ecirc;tre descendu aussi rapidement. En outre, bien
+que je me rapprochasse &eacute;videmment de la surface situ&eacute;e au-dessous de
+moi, ma vitesse r&eacute;elle n'&eacute;tait nullement en rapport avec l'&eacute;pouvantable
+v&eacute;locit&eacute; que j'avais d'abord imagin&eacute;e.</p>
+
+<p>Cette consid&eacute;ration calma efficacement la perturbation de mes id&eacute;es, et
+je r&eacute;ussis finalement &agrave; envisager le ph&eacute;nom&egrave;ne sous son vrai point de
+vue. Il fallait que ma stup&eacute;faction m'e&ucirc;t priv&eacute; de l'exercice de mes
+sens pour que je n'eusse pas vu quelle immense diff&eacute;rence il y avait
+entre l'aspect de cette surface plac&eacute;e au-dessous de moi et celui de ma
+plan&egrave;te natale. Cette derni&egrave;re &eacute;tait donc au-dessus de ma t&ecirc;te et
+compl&egrave;tement cach&eacute;e par le ballon, tandis que la lune,&mdash;la lune
+elle-m&ecirc;me dans toute sa gloire,&mdash;s'&eacute;tendait au-dessous de moi;&mdash;je
+l'avais sous mes pieds!</p>
+
+<p>L'&eacute;tonnement et la stupeur produits dans mon esprit par cet
+extraordinaire changement dans la situation des choses &eacute;taient
+peut-&ecirc;tre, apr&egrave;s tout, ce qu'il y avait de plus &eacute;tonnant et de moins
+explicable dans mon aventure. Car ce <i>bouleversement</i> en lui-m&ecirc;me &eacute;tait
+non seulement naturel et in&eacute;vitable, mais depuis longtemps m&ecirc;me je
+l'avais positivement pr&eacute;vu comme une circonstance toute simple, comme
+une cons&eacute;quence qui devait se produire quand j'arriverais au point exact
+de mon parcours o&ugrave; l'attraction de la plan&egrave;te serait remplac&eacute;e par
+l'attraction du satellite,&mdash;ou, en termes plus pr&eacute;cis, quand la
+gravitation du ballon vers la terre serait moins puissante que sa
+gravitation vers la lune.</p>
+
+<p>Il est vrai que je sortais d'un profond sommeil, que tous mes sens
+&eacute;taient encore brouill&eacute;s, quand je me trouvai soudainement en face d'un
+ph&eacute;nom&egrave;ne des plus surprenants,&mdash;d'un ph&eacute;nom&egrave;ne que j'attendais, mais
+que je n'attendais pas en ce moment.</p>
+
+<p>La r&eacute;volution elle-m&ecirc;me devait avoir eu lieu naturellement, de la fa&ccedil;on
+la plus douce et la plus gradu&eacute;e, et il n'est pas le moins du monde
+certain que, lors m&ecirc;me que j'eusse &eacute;t&eacute; &eacute;veill&eacute; au moment o&ugrave; elle
+s'op&eacute;ra, j'eusse eu la conscience du sens dessus dessous,&mdash;que j'eusse
+per&ccedil;u un sympt&ocirc;me <i>int&eacute;rieur</i> quelconque de l'inversion,&mdash;c'est-&agrave;-dire
+une incommodit&eacute;, un d&eacute;rangement quelconque, soit dans ma personne, soit
+dans mon appareil.</p>
+
+<p>Il est presque inutile de dire qu'en revenant au sentiment juste de ma
+situation, et &eacute;mergeant de la terreur qui avait absorb&eacute; toutes les
+facult&eacute;s de mon &acirc;me, mon attention s'appliqua d'abord uniquement &agrave; la
+contemplation de l'aspect g&eacute;n&eacute;ral de la lune. Elle se d&eacute;veloppait
+au-dessous de moi comme une carte,&mdash;et, quoique je jugeasse qu'elle
+&eacute;tait encore &agrave; une distance assez consid&eacute;rable, les asp&eacute;rit&eacute;s de sa
+surface se dessinaient &agrave; mes yeux avec une nettet&eacute; tr&egrave;s-singuli&egrave;re dont
+je ne pouvais absolument pas me rendre compte. L'absence compl&egrave;te
+d'oc&eacute;an, de mer, et m&ecirc;me de tout lac et de toute rivi&egrave;re, me frappa, au
+premier coup d'&oelig;il, comme le signe le plus extraordinaire de sa
+condition g&eacute;ologique.</p>
+
+<p>Cependant, chose &eacute;trange &agrave; dire, je voyais de vastes r&eacute;gions planes,
+d'un caract&egrave;re positivement alluvial, quoique la plus grande partie de
+l'h&eacute;misph&egrave;re visible f&ucirc;t couverte d'innombrables montagnes volcaniques
+en forme de c&ocirc;nes, et qui avaient plut&ocirc;t l'aspect d'&eacute;minences fa&ccedil;onn&eacute;es
+par l'art que de saillies naturelles. La plus haute d'entre elles
+n'exc&eacute;dait pas trois milles trois quarts en &eacute;l&eacute;vation
+perpendiculaire;&mdash;d'ailleurs, une carte des r&eacute;gions volcaniques des
+<i>Campi Phlegr&oelig;i</i> donnerait &agrave; Vos Excellences une meilleure id&eacute;e de leur
+surface g&eacute;n&eacute;rale que toute description, toujours insuffisante, que
+j'essayerais d'en faire.&mdash;La plupart de ces montagnes &eacute;taient &eacute;videmment
+en &eacute;tat d'&eacute;ruption, et me donnaient une id&eacute;e terrible de leur furie et
+de leur puissance par les fulminations multipli&eacute;es des pierres
+improprement dites m&eacute;t&eacute;oriques qui maintenant partaient d'en bas et
+filaient &agrave; c&ocirc;t&eacute; du ballon avec une fr&eacute;quence de plus en plus effrayante.</p>
+
+<p><i>18 avril</i>.&mdash;Aujourd'hui, j'ai trouv&eacute; un accroissement &eacute;norme dans le
+volume apparent de la lune, et la vitesse &eacute;videmment acc&eacute;l&eacute;r&eacute;e de ma
+descente a commenc&eacute; &agrave; me remplir d'alarmes. On se rappellera que dans le
+principe, quand je commen&ccedil;ai &agrave; appliquer mes r&ecirc;veries &agrave; la possibilit&eacute;
+d'un passage vers la lune, l'hypoth&egrave;se d'une atmosph&egrave;re ambiante dont la
+densit&eacute; devait &ecirc;tre proportionn&eacute;e au volume de la plan&egrave;te avait pris une
+large part dans mes calculs; et cela, en d&eacute;pit de mainte th&eacute;orie
+adverse, et m&ecirc;me, je l'avoue, en d&eacute;pit du pr&eacute;jug&eacute; universel contraire &agrave;
+l'existence d'une atmosph&egrave;re lunaire quelconque. Mais outre les id&eacute;es
+que j'ai d&eacute;j&agrave; &eacute;mises relativement &agrave; la com&egrave;te d'Encke et &agrave; la lumi&egrave;re
+zodiacale, ce qui me fortifiait dans mon opinion, c'&eacute;taient certaines
+observations de M. Schroeter, de Lilienthal. Il a observ&eacute; la lune, &acirc;g&eacute;e
+de deux jours et demi, le soir, peu de temps apr&egrave;s le coucher du soleil,
+avant que la partie obscure f&ucirc;t visible, et il continua &agrave; la surveiller
+jusqu'&agrave; ce que cette partie f&ucirc;t devenue visible. Les deux cornes
+semblaient s'affiler en une sorte de prolongement tr&egrave;s-aigu, dont
+l'extr&eacute;mit&eacute; &eacute;tait faiblement &eacute;clair&eacute;e par les rayons solaires, alors
+qu'aucune partie de l'h&eacute;misph&egrave;re obscur n'&eacute;tait visible. Peu de temps
+apr&egrave;s, tout le bord sombre s'&eacute;claira. Je pensai que ce prolongement des
+cornes au del&agrave; du demi-cercle prenait sa cause dans la r&eacute;fraction des
+rayons du soleil par l'atmosph&egrave;re de la lune. Je calculai aussi que la
+hauteur de cette atmosph&egrave;re (qui pouvait r&eacute;fracter assez de lumi&egrave;re dans
+son h&eacute;misph&egrave;re obscur pour produire un cr&eacute;puscule plus lumineux que la
+lumi&egrave;re r&eacute;fl&eacute;chie par la terre quand la lune est environ &agrave; 32 degr&eacute;s de
+sa conjonction) devait &ecirc;tre de 1 356 pieds de roi; d'apr&egrave;s cela, je
+supposai que la plus grande hauteur capable de r&eacute;fracter le rayon
+solaire &eacute;tait de 5 376 pieds. Mes id&eacute;es sur ce sujet se trouvaient
+&eacute;galement confirm&eacute;es par un passage du quatre-vingt-deuxi&egrave;me volume des
+<i>Transactions philosophiques</i>, dans lequel il est dit que, lors d'une
+occultation des satellites de Jupiter, le troisi&egrave;me disparut apr&egrave;s avoir
+&eacute;t&eacute; indistinct pendant une ou deux secondes, et que le quatri&egrave;me devint
+indiscernable en approchant du limbe<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait sur la r&eacute;sistance, ou, plus exactement, sur le support d'une
+atmosph&egrave;re existant &agrave; un &eacute;tat de densit&eacute; hypoth&eacute;tique, que j'avais
+absolument fond&eacute; mon esp&eacute;rance de descendre sain et sauf. Apr&egrave;s tout, si
+j'avais fait une conjecture absurde, je n'avais rien de mieux &agrave;
+attendre, comme d&eacute;no&ucirc;ment de mon aventure, que d'&ecirc;tre pulv&eacute;ris&eacute; contre
+la surface raboteuse du satellite. Et, en somme, j'avais toutes les
+raisons possibles d'avoir peur. La distance o&ugrave; j'&eacute;tais de la lune &eacute;tait
+comparativement insignifiante, tandis que le labeur exig&eacute; par le
+condensateur n'&eacute;tait pas du tout diminu&eacute; et que je ne d&eacute;couvrais aucun
+indice d'une intensit&eacute; croissante dans l'atmosph&egrave;re.</p>
+
+<p><i>19 avril</i>.&mdash;Ce matin, &agrave; ma grande joie, vers neuf heures,&mdash;me trouvant
+effroyablement pr&egrave;s de la surface lunaire, et mes appr&eacute;hensions &eacute;tant
+excit&eacute;es au dernier degr&eacute;,&mdash;le piston du condensateur a donn&eacute; des
+sympt&ocirc;mes &eacute;vidents d'une alt&eacute;ration de l'atmosph&egrave;re. &Agrave; dix heures,
+j'avais des raisons de croire sa densit&eacute; consid&eacute;rablement augment&eacute;e. &Agrave;
+onze heures, l'appareil ne r&eacute;clamait plus qu'un travail tr&egrave;s-minime; et,
+&agrave; midi, je me hasardai, non sans quelque h&eacute;sitation, &agrave; desserrer le
+tourniquet, et, voyant qu'il n'y avait &agrave; cela aucun inconv&eacute;nient,
+j'ouvris d&eacute;cid&eacute;ment la chambre de caoutchouc, et je d&eacute;shabillai la
+nacelle. Ainsi que j'aurais d&ucirc; m'y attendre, une violente migraine
+accompagn&eacute;e de spasmes fut la cons&eacute;quence imm&eacute;diate d'une exp&eacute;rience si
+pr&eacute;cipit&eacute;e et si pleine de dangers. Mais, comme ces inconv&eacute;nients et
+d'autres encore relatifs &agrave; la respiration n'&eacute;taient pas assez grands
+pour mettre ma vie en p&eacute;ril, je me r&eacute;signai &agrave; les endurer de mon mieux,
+d'autant plus que j'avais tout lieu d'esp&eacute;rer qu'ils dispara&icirc;traient
+progressivement, chaque minute me rapprochant des couches plus denses de
+l'atmosph&egrave;re lunaire.</p>
+
+<p>Toutefois, ce rapprochement s'op&eacute;rait avec une imp&eacute;tuosit&eacute; excessive, et
+bient&ocirc;t il me fut d&eacute;montr&eacute; certitude fort alarmante&mdash;que, bien que
+tr&egrave;s-probablement je ne me fusse pas tromp&eacute; en comptant sur une
+atmosph&egrave;re dont la densit&eacute; devait &ecirc;tre proportionnelle au volume du
+satellite, cependant j'avais eu bien tort de supposer que cette densit&eacute;,
+m&ecirc;me &agrave; la surface, serait suffisante pour supporter l'immense poids
+contenu dans la nacelle de mon ballon. Tel cependant <i>e&ucirc;t d&ucirc;</i> &ecirc;tre le
+cas, exactement comme &agrave; la surface de la terre, si vous supposez, sur
+l'une et sur l'autre plan&egrave;te, la pesanteur r&eacute;elle des corps en raison de
+la densit&eacute; atmosph&eacute;rique; mais tel <i>n'&eacute;tait pas</i> le cas; ma chute
+pr&eacute;cipit&eacute;e le d&eacute;montrait suffisamment. Mais pourquoi? C'est ce qui ne
+pouvait s'expliquer qu'en tenant compte de ces perturbations g&eacute;ologiques
+dont j'ai d&eacute;j&agrave; pos&eacute; l'hypoth&egrave;se.</p>
+
+<p>En tout cas, je touchais presque &agrave; la plan&egrave;te, et je tombais avec la
+plus terrible imp&eacute;tuosit&eacute;. Aussi je ne perdis pas une minute; je jetai
+par-dessus bord tout mon lest, puis mes barriques d'eau, puis mon
+appareil condensateur et mon sac de caoutchouc, et enfin tous les
+articles contenus dans la nacelle. Mais tout cela ne servit &agrave; rien. Je
+tombais toujours avec une horrible rapidit&eacute;, et je n'&eacute;tais pas &agrave; plus
+d'un demi-mille de la surface. Comme exp&eacute;dient supr&ecirc;me, je me
+d&eacute;barrassai de mon paletot, de mon chapeau et de mes bottes; je d&eacute;tachai
+du ballon la nacelle elle-m&ecirc;me, qui n'&eacute;tait pas un poids m&eacute;diocre; et,
+m'accrochant alors au filet avec mes deux mains, j'eus &agrave; peine le temps
+d'observer que tout le pays, aussi loin que mon &oelig;il pouvait atteindre,
+&eacute;tait cribl&eacute; d'habitations lilliputiennes,&mdash;avant de tomber, comme une
+balle, au c&oelig;ur m&ecirc;me d'une cit&eacute; d'un aspect fantastique et au beau
+milieu d'une multitude de vilain petit peuple, dont pas un individu ne
+pronon&ccedil;a une syllabe ni ne se donna le moindre mal pour me pr&ecirc;ter
+assistance. Ils se tenaient tous, les poings sur les hanches, comme un
+tas d'idiots, grima&ccedil;ant d'une mani&egrave;re ridicule, et me regardant de
+travers, moi et mon ballon. Je me d&eacute;tournai d'eux avec un superbe
+m&eacute;pris; et, levant mes regards vers la terre que je venais de quitter,
+et dont je m'&eacute;tais exil&eacute; pour toujours peut-&ecirc;tre, je l'aper&ccedil;us sous la
+forme d'un vaste et sombre bouclier de cuivre d'un diam&egrave;tre de 2 degr&eacute;s
+environ, fixe et immobile dans les cieux, et garni &agrave; l'un de ses bords
+d'un croissant d'or &eacute;tincelant. On n'y pouvait d&eacute;couvrir aucune trace de
+mer ni de continent, et le tout &eacute;tait mouchet&eacute; de taches variables et
+travers&eacute; par les zones tropicales et &eacute;quatoriales, comme par des
+ceintures.</p>
+
+<p>Ainsi, avec la permission de Vos Excellences, apr&egrave;s une longue s&eacute;rie
+d'angoisses, de dangers inou&iuml;s et de d&eacute;livrances incomparables, j'&eacute;tais
+enfin, dix-neuf jours apr&egrave;s mon d&eacute;part de Rotterdam, arriv&eacute; sain et sauf
+au terme de mon voyage, le plus extraordinaire, le plus important qui
+ait jamais &eacute;t&eacute; accompli, entrepris, ou m&ecirc;me con&ccedil;u par un citoyen
+quelconque de votre plan&egrave;te. Mais il me reste &agrave; raconter mes aventures.
+Car, en v&eacute;rit&eacute;, Vos Excellences concevront facilement qu'apr&egrave;s une
+r&eacute;sidence de cinq ans sur une plan&egrave;te qui, d&eacute;j&agrave; profond&eacute;ment
+int&eacute;ressante par elle-m&ecirc;me, l'est doublement encore par son intime
+parent&eacute;, en qualit&eacute; de satellite, avec le monde habit&eacute; par l'homme, je
+puisse entretenir avec le Coll&egrave;ge national astronomique des
+correspondances secr&egrave;tes d'une bien autre importance que les simples
+d&eacute;tails, si surprenants qu'ils soient, du voyage que j'ai effectu&eacute; si
+heureusement.</p>
+
+<p>Telle est, en somme, la question r&eacute;elle. J'ai beaucoup, beaucoup de
+choses &agrave; dire, et ce serait pour moi un v&eacute;ritable plaisir de vous les
+communiquer. J'ai beaucoup &agrave; dire sur le climat de cette plan&egrave;te;&mdash;sur
+ses &eacute;tonnantes alternatives de froid et de chaud;&mdash;sur cette clart&eacute;
+solaire qui dure quinze jours, implacable et br&ucirc;lante, et sur cette
+temp&eacute;rature glaciale, plus que polaire, qui remplit l'autre
+quinzaine;&mdash;sur une translation constante d'humidit&eacute; qui s'op&egrave;re par
+distillation, comme dans le vide, du point situ&eacute; au-dessous du soleil
+jusqu'&agrave; celui qui en est le plus &eacute;loign&eacute;;&mdash;sur la race m&ecirc;me des
+habitants, sur leurs m&oelig;urs, leurs coutumes, leurs institutions
+politiques; sur leur organisme particulier, leur laideur, leur privation
+d'oreilles, appendices superflus dans une atmosph&egrave;re si &eacute;trangement
+modifi&eacute;e; cons&eacute;quemment, sur leur ignorance de l'usage et des propri&eacute;t&eacute;s
+du langage; sur la singuli&egrave;re m&eacute;thode de communication qui remplace la
+parole;&mdash;sur l'incompr&eacute;hensible rapport qui unit chaque citoyen de la
+lune &agrave; un citoyen du globe terrestre,&mdash;rapport analogue et soumis &agrave;
+celui qui r&eacute;git &eacute;galement les mouvements de la plan&egrave;te et du satellite,
+et par suite duquel les existences et les destin&eacute;es des habitants de
+l'une sont enlac&eacute;es aux existences et aux destin&eacute;es des habitants de
+l'autre;&mdash;et par-dessus tout, s'il pla&icirc;t &agrave; Vos Excellences, par-dessus
+tout, sur les sombres et horribles myst&egrave;res rel&eacute;gu&eacute;s dans les r&eacute;gions de
+l'autre h&eacute;misph&egrave;re lunaire, r&eacute;gions qui, gr&acirc;ce &agrave; la concordance presque
+miraculeuse de la rotation du satellite sur son axe avec sa r&eacute;volution
+sid&eacute;rale autour de la terre, n'ont jamais tourn&eacute; vers nous, et, Dieu
+merci, ne s'exposeront jamais &agrave; la curiosit&eacute; des t&eacute;lescopes humains.</p>
+
+<p>Voici tout ce que je voudrais raconter,&mdash;tout cela, et beaucoup plus
+encore. Mais, pour trancher la question, je r&eacute;clame ma r&eacute;compense.
+J'aspire &agrave; rentrer dans ma famille et mon chez moi; et, comme prix de
+toute communication ult&eacute;rieure de ma part, en consid&eacute;ration de la
+lumi&egrave;re que je puis, s'il me pla&icirc;t, jeter sur plusieurs branches
+importantes des sciences physiques et m&eacute;taphysiques, je sollicite, par
+l'entremise de votre honorable corps, le pardon du crime dont je me suis
+rendu coupable en mettant &agrave; mort mes cr&eacute;anciers lorsque je quittai
+Rotterdam. Tel est donc l'objet de la pr&eacute;sente lettre. Le porteur, qui
+est un habitant de la lune, que j'ai d&eacute;cid&eacute; &agrave; me servir de messager sur
+la terre, et &agrave; qui j'ai donn&eacute; des instructions suffisantes, attendra le
+bon plaisir de Vos Excellences, et me rapportera le pardon demand&eacute;, s'il
+y a moyen de l'obtenir.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'&ecirc;tre de Vos Excellences le tr&egrave;s-humble serviteur,</p>
+
+<p class="i">HANS PFAALL.</p>
+
+<p>En finissant la lecture de ce tr&egrave;s-&eacute;trange document, le professeur
+Rudabub, dans l'exc&egrave;s de sa surprise, laissa, dit-on, tomber sa pipe par
+terre, et Mynheer Superbus Von Underduk, ayant &ocirc;t&eacute;, essuy&eacute; et serr&eacute; dans
+sa poche ses besicles, s'oublia, lui et sa dignit&eacute;, au point de
+pirouetter trois fois sur son talon, dans la quintessence de
+l'&eacute;tonnement et de l'admiration.</p>
+
+<p>On obtiendrait la gr&acirc;ce;&mdash;cela ne pouvait pas faire l'ombre d'un doute.
+Du moins, il en fit le serment, le bon professeur Rudabub, il en fit le
+serment avec un parfait juron, et telle fut d&eacute;cid&eacute;ment l'opinion de
+l'illustre Von Underduk, qui prit le bras de son coll&egrave;gue et fit, sans
+prononcer une parole, la plus grande partie de la route vers son
+domicile pour d&eacute;lib&eacute;rer sur les mesures urgentes. Cependant, arriv&eacute; &agrave; la
+porte de la maison du bourgmestre, le professeur s'avisa de sugg&eacute;rer
+que, le messager ayant jug&eacute; &agrave; propos de dispara&icirc;tre (terrifi&eacute; sans doute
+jusqu'&agrave; la mort par la physionomie sauvage des habitants de Rotterdam),
+le pardon ne servirait pas &agrave; grand-chose, puisqu'il n'y avait qu'un
+homme de la lune qui p&ucirc;t entreprendre un voyage aussi lointain.</p>
+
+<p>En face d'une observation aussi sens&eacute;e, le bourgmestre se rendit, et
+l'affaire n'eut pas d'autres suites. Cependant, il n'en fut pas de m&ecirc;me
+des rumeurs et des conjectures. La lettre, ayant &eacute;t&eacute; publi&eacute;e, donna
+naissance &agrave; une foule d'opinions et de cancans. Quelques-uns&mdash;des
+esprits par trop sages&mdash;pouss&egrave;rent le ridicule jusqu'&agrave; discr&eacute;diter
+l'affaire et &agrave; la pr&eacute;senter comme un pur canard. Mais je crois que le
+mot <i>canard</i> est, pour cette esp&egrave;ce de gens, un terme g&eacute;n&eacute;ral qu'ils
+appliquent &agrave; toutes les mati&egrave;res qui passent leur intelligence. Je ne
+puis, quant &agrave; moi, comprendre sur quelle base ils ont fond&eacute; une pareille
+accusation. Voyons ce qu'ils disent:</p>
+
+<p>Avant tout,&mdash;que certains farceurs de Rotterdam ont de certaines
+antipathies sp&eacute;ciales contre certains bourgmestres et astronomes.</p>
+
+<p><i>Secundo</i>,&mdash;qu'un petit nain bizarre, escamoteur de son m&eacute;tier, dont les
+deux oreilles avaient &eacute;t&eacute;, pour quelque m&eacute;fait, coup&eacute;es au ras de la
+t&ecirc;te, avait depuis quelques jours disparu de la ville de Bruges, qui est
+toute voisine.</p>
+
+<p><i>Tertio</i>,&mdash;que les gazettes coll&eacute;es tout autour du petit ballon &eacute;taient
+des gazettes de Hollande, et cons&eacute;quemment n'avaient pas pu &ecirc;tre
+fabriqu&eacute;es dans la lune. C'&eacute;taient des papiers sales,
+crasseux,&mdash;tr&egrave;s-crasseux; et Gluck, l'imprimeur, pouvait jurer sur sa
+Bible qu'ils avaient &eacute;t&eacute; imprim&eacute;s &agrave; Rotterdam.</p>
+
+<p><i>Quarto</i>,&mdash;que Hans Pfaall lui-m&ecirc;me, le vilain ivrogne, et les trois
+fain&eacute;ants personnages qu'il appelle ses cr&eacute;anciers, avaient &eacute;t&eacute; vus
+ensemble, deux ou trois jours auparavant tout au plus, dans un cabaret
+mal fam&eacute; des faubourgs, juste comme ils revenaient, avec de l'argent
+plein leurs poches, d'une exp&eacute;dition d'outre-mer.</p>
+
+<p>Et, en dernier lieu,&mdash;que c'est une opinion g&eacute;n&eacute;ralement re&ccedil;ue, ou qui
+doit l'&ecirc;tre, que le Coll&egrave;ge des Astronomes de la ville de
+Rotterdam,&mdash;aussi bien que tous autres coll&egrave;ges astronomiques de toutes
+autres parties de l'univers, sans parler des coll&egrave;ges et des astronomes
+en g&eacute;n&eacute;ral,&mdash;n'est, pour n'en pas dire plus, ni meilleur, ni plus fort,
+ni plus &eacute;clair&eacute; qu'il n'est n&eacute;cessaire.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="MANUSCRIT_TROUVE_DANS_UNE_BOUTEILLE" id="MANUSCRIT_TROUVE_DANS_UNE_BOUTEILLE"></a><a href="#toc">MANUSCRIT TROUV&Eacute; DANS UNE BOUTEILLE</a></h2>
+
+<p class="r">Qui n'a plus qu'un moment &agrave; vivre<br />
+N'a plus rien &agrave; dissimuler.<br />
+<br />
+QUINAULT.&mdash;<i>Atys</i>.</p>
+
+<p>De mon pays et de ma famille, je n'ai pas grand-chose &agrave; dire. De mauvais
+proc&eacute;d&eacute;s et l'accumulation des ann&eacute;es m'ont rendu &eacute;tranger &agrave; l'un et &agrave;
+l'autre. Mon patrimoine me fit b&eacute;n&eacute;ficier d'une &eacute;ducation peu commune,
+et un tour contemplatif d'esprit me rendit apte &agrave; classer m&eacute;thodiquement
+tout ce mat&eacute;riel d'instruction diligemment amass&eacute; par une &eacute;tude pr&eacute;coce.
+Par-dessus tout, les ouvrages des philosophes allemands me procuraient
+de grandes d&eacute;lices; cela ne venait pas d'une admiration mal avis&eacute;e pour
+leur &eacute;loquente folie, mais du plaisir que, gr&acirc;ce &agrave; mes habitudes
+d'analyse rigoureuse, j'avais &agrave; surprendre leurs erreurs. On m'a souvent
+reproch&eacute; l'aridit&eacute; de mon g&eacute;nie; un manque d'imagination m'a &eacute;t&eacute; imput&eacute;
+comme un crime, et le pyrrhonisme de mes opinions a fait de moi, en tout
+temps, un homme fameux. En r&eacute;alit&eacute;, une forte app&eacute;tence pour la
+philosophie physique a, je le crains, impr&eacute;gn&eacute; mon esprit d'un des
+d&eacute;fauts les plus communs de ce si&egrave;cle,&mdash;je veux dire de l'habitude de
+rapporter aux principes de cette science les circonstances m&ecirc;me les
+moins susceptibles d'un pareil rapport. Par-dessus tout, personne
+n'&eacute;tait moins expos&eacute; que moi &agrave; se laisser entra&icirc;ner hors de la s&eacute;v&egrave;re
+juridiction de la v&eacute;rit&eacute; par les feux follets de la superstition. J'ai
+jug&eacute; &agrave; propos de donner ce pr&eacute;ambule, dans la crainte que l'incroyable
+r&eacute;cit que j'ai &agrave; faire ne soit consid&eacute;r&eacute; plut&ocirc;t comme la fr&eacute;n&eacute;sie d'une
+imagination indigeste que comme l'exp&eacute;rience positive d'un esprit pour
+lequel les r&ecirc;veries de l'imagination ont &eacute;t&eacute; lettre morte et nullit&eacute;.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s plusieurs ann&eacute;es d&eacute;pens&eacute;es dans un lointain voyage, je
+m'embarquai, en 18.., &agrave; Batavia, dans la riche et populeuse &icirc;le de Java,
+pour une promenade dans l'archipel des &icirc;les de la Sonde. Je me mis en
+route, comme passager,&mdash;n'ayant pas d'autre mobile qu'une nerveuse
+instabilit&eacute; qui me <i>hantait</i> comme un mauvais esprit.</p>
+
+<p>Notre b&acirc;timent &eacute;tait un bateau d'environ quatre cents tonneaux, doubl&eacute;
+en cuivre et construit &agrave; Bombay en teck de Malabar. Il &eacute;tait charg&eacute; de
+coton, de laine et d'huiles des Laquedives. Nous avions aussi &agrave; bord du
+filin de cocotier, du sucre de palmier, de l'huile de beurre bouilli,
+des noix de coco, et quelques caisses d'opium. L'arrimage avait &eacute;t&eacute; mal
+fait, et le navire cons&eacute;quemment donnait de la bande.</p>
+
+<p>Nous m&icirc;mes sous voiles avec un souffle de vent, et, pendant plusieurs
+jours, nous rest&acirc;mes le long de la c&ocirc;te orientale de Java, sans autre
+incident pour tromper la monotonie de notre route que la rencontre de
+quelques-uns des petits grabs de l'archipel o&ugrave; nous &eacute;tions confin&eacute;s.</p>
+
+<p>Un soir, comme j'&eacute;tais appuy&eacute; sur le bastingage de la dunette,
+j'observai un tr&egrave;s-singulier nuage, isol&eacute;, vers le nord-ouest. Il &eacute;tait
+remarquable autant par sa couleur que parce qu'il &eacute;tait le premier que
+nous eussions vu depuis notre d&eacute;part de Batavia. Je le surveillai
+attentivement jusqu'au coucher du soleil; alors, il se r&eacute;pandit tout
+d'un coup de l'est &agrave; l'ouest, cernant l'horizon d'une ceinture pr&eacute;cise
+de vapeur, et apparaissant comme une longue ligne de c&ocirc;te tr&egrave;s-basse.
+Mon attention fut bient&ocirc;t apr&egrave;s attir&eacute;e par l'aspect rouge et brun de la
+lune et le caract&egrave;re particulier de la mer. Cette derni&egrave;re subissait un
+changement rapide, et l'eau semblait plus transparente que d'habitude.
+Je pouvais distinctement voir le fond, et cependant, en jetant la sonde,
+je trouvai que nous &eacute;tions sur quinze brasses. L'air &eacute;tait devenu
+intol&eacute;rablement chaud et se chargeait d'exhalaisons spirales semblables
+&agrave; celles qui s'&eacute;l&egrave;vent du fer chauff&eacute;. Avec la nuit, toute la brise
+tomba, et nous f&ucirc;mes pris par un calme plus complet qu'il n'est possible
+de le concevoir. La flamme d'une bougie br&ucirc;lait &agrave; l'arri&egrave;re sans le
+mouvement le moins sensible, et un long cheveu tenu entre l'index et le
+pouce tombait droit et sans la moindre oscillation. N&eacute;anmoins, comme le
+capitaine disait qu'il n'apercevait aucun sympt&ocirc;me de danger, et comme
+nous d&eacute;rivions vers la terre par le travers, il commanda de carguer les
+voiles et de filer l'ancre. On ne mit point de vigie de quart, et
+l'&eacute;quipage, qui se composait principalement de Malais, se coucha
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment sur le pont. Je descendis dans la chambre,&mdash;non sans le
+parfait pressentiment d'un malheur. En r&eacute;alit&eacute;, tous ces sympt&ocirc;mes me
+donnaient &agrave; craindre un simoun<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>. Je parlai de mes craintes au
+capitaine; mais il ne fit pas attention &agrave; ce que je lui disais, et me
+quitta sans daigner me faire une r&eacute;ponse. Mon malaise, toutefois,
+m'emp&ecirc;cha de dormir, et, vers minuit, je montai sur le pont. Comme je
+mettais le pied sur la derni&egrave;re marche du capot d'&eacute;chelle, je fus
+effray&eacute; par un profond bourdonnement semblable &agrave; celui que produit
+l'&eacute;volution rapide d'une roue de moulin, et, avant que j'eusse pu en
+v&eacute;rifier la cause, je sentis que le navire tremblait dans son centre.
+Presque aussit&ocirc;t, un coup de mer nous jeta sur le c&ocirc;t&eacute;, et, courant
+par-dessus nous, balaya tout le pont de l'avant &agrave; l'arri&egrave;re.</p>
+
+<p>L'extr&ecirc;me furie du coup de vent fit, en grande partie, le salut du
+navire. Quoiqu'il f&ucirc;t absolument engag&eacute; dans l'eau, comme ses m&acirc;ts s'en
+&eacute;taient all&eacute;s par-dessus bord, il se releva lentement une minute apr&egrave;s,
+et, vacillant quelques instants sous l'immense pression de la temp&ecirc;te,
+finalement il se redressa.</p>
+
+<p>Par quel miracle &eacute;chappai-je &agrave; la mort, il m'est impossible de le dire.
+&Eacute;tourdi par le choc de l'eau, je me trouvai pris, quand je revins &agrave; moi,
+entre l'&eacute;tambot<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a> et le gouvernail. Ce fut &agrave; grand-peine que je me
+remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je
+fus d'abord frapp&eacute; de l'id&eacute;e que nous &eacute;tions sur des brisants, tant
+&eacute;tait effrayant, au del&agrave; de toute imagination, le tourbillon de cette
+mer &eacute;norme et &eacute;cumante dans laquelle nous &eacute;tions engouffr&eacute;s. Au bout de
+quelques instants, j'entendis la voix d'un vieux Su&eacute;dois qui s'&eacute;tait
+embarqu&eacute; avec nous au moment o&ugrave; nous quittions le port. Je le h&eacute;lai de
+toute ma force, et il vint en chancelant me rejoindre &agrave; l'arri&egrave;re. Nous
+reconn&ucirc;mes bient&ocirc;t que nous &eacute;tions les seuls survivants du sinistre.
+Tout ce qui &eacute;tait sur le pont, nous except&eacute;s, avait &eacute;t&eacute; balay&eacute;
+par-dessus bord; le capitaine et les matelots avaient p&eacute;ri pendant leur
+sommeil, car les cabines avaient &eacute;t&eacute; inond&eacute;es par la mer. Sans
+auxiliaires, nous ne pouvions pas esp&eacute;rer de faire grand-chose pour la
+s&eacute;curit&eacute; du navire, et nos tentatives furent d'abord paralys&eacute;es par la
+croyance o&ugrave; nous &eacute;tions que nous allions sombrer d'un moment &agrave; l'autre.
+Notre c&acirc;ble avait cass&eacute; comme un fil d'emballage au premier souffle de
+l'ouragan; sans cela, nous eussions &eacute;t&eacute; engloutis instantan&eacute;ment. Nous
+fuyions devant la mer avec une v&eacute;locit&eacute; effrayante, et l'eau nous
+faisait des br&egrave;ches visibles. La charpente de notre arri&egrave;re &eacute;tait
+excessivement endommag&eacute;e, et, presque sous tous les rapports, nous
+avions essuy&eacute; de cruelles avaries; mais, &agrave; notre grande joie, nous
+trouv&acirc;mes que les pompes n'&eacute;taient pas engorg&eacute;es, et que notre
+chargement n'avait pas &eacute;t&eacute; tr&egrave;s-d&eacute;rang&eacute;.</p>
+
+<p>La plus grande furie de la temp&ecirc;te &eacute;tait pass&eacute;e, et nous n'avions plus &agrave;
+craindre la violence du vent; mais nous pensions avec terreur au cas de
+sa totale cessation, bien persuad&eacute;s que, dans notre &eacute;tat d'avarie, nous
+ne pourrions pas r&eacute;sister &agrave; l'&eacute;pouvantable houle qui s'ensuivrait; mais
+cette tr&egrave;s-juste appr&eacute;hension ne semblait pas si pr&egrave;s de se v&eacute;rifier.
+Pendant cinq nuits et cinq jours entiers, durant lesquels nous v&eacute;c&ucirc;mes
+de quelques morceaux de sucre de palmier tir&eacute;s &agrave; grand-peine du gaillard
+d'avant, notre coque fila avec une vitesse incalculable devant des
+reprises de vent qui se succ&eacute;daient rapidement, et qui, sans &eacute;galer la
+premi&egrave;re violence du simoun, &eacute;taient cependant plus terribles qu'aucune
+temp&ecirc;te que j'eusse essuy&eacute;e jusqu'alors. Pendant les quatre premiers
+jours, notre route, sauf de tr&egrave;s-l&eacute;g&egrave;res variations, fut au sud-est
+quart de sud, et ainsi nous serions all&eacute;s nous jeter sur la c&ocirc;te de la
+Nouvelle-Hollande<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
+
+<p>Le cinqui&egrave;me jour, le froid devint extr&ecirc;me, quoique le vent e&ucirc;t tourn&eacute;
+d'un point vers le nord. Le soleil se leva avec un &eacute;clat jaune et
+maladif, et se hissa &agrave; quelques degr&eacute;s &agrave; peine au-dessus de l'horizon,
+sans projeter une lumi&egrave;re franche. Il n'y avait aucun nuage apparent, et
+cependant le vent fra&icirc;chissait, fra&icirc;chissait et soufflait avec des acc&egrave;s
+de furie. Vers midi, ou &agrave; peu pr&egrave;s, autant que nous en p&ucirc;mes juger,
+notre attention fut attir&eacute;e de nouveau par la physionomie du soleil. Il
+n'&eacute;mettait pas de lumi&egrave;re, &agrave; proprement parler, mais une esp&egrave;ce de feu
+sombre et triste, sans r&eacute;flexion, comme si tous les rayons &eacute;taient
+polaris&eacute;s. Juste avant de se plonger dans la mer grossissante, son feu
+central disparut soudainement comme s'il &eacute;tait brusquement &eacute;teint par
+une puissance inexplicable. Ce n'&eacute;tait plus qu'une roue p&acirc;le et couleur
+d'argent, quand il se pr&eacute;cipita dans l'insondable Oc&eacute;an.</p>
+
+<p>Nous attend&icirc;mes en vain l'arriv&eacute;e du sixi&egrave;me jour;&mdash;ce jour n'est pas
+encore arriv&eacute; pour moi,&mdash;pour le Su&eacute;dois il n'est jamais arriv&eacute;. Nous
+f&ucirc;mes d&egrave;s lors ensevelis dans des t&eacute;n&egrave;bres de poix, si bien que nous
+n'aurions pas vu un objet &agrave; vingt pas du navire. Nous f&ucirc;mes envelopp&eacute;s
+d'une nuit &eacute;ternelle que ne temp&eacute;rait m&ecirc;me pas l'&eacute;clat phosphorique de
+la mer auquel nous &eacute;tions accoutum&eacute;s sous les tropiques. Nous observ&acirc;mes
+aussi que, quoique la temp&ecirc;te continu&acirc;t &agrave; faire rage sans accalmie, nous
+ne d&eacute;couvrions plus aucune apparence de ce ressac et de ces moutons qui
+nous avaient accompagn&eacute;s jusque-l&agrave;. Autour de nous, tout n'&eacute;tait
+qu'horreur, &eacute;paisse obscurit&eacute;, un noir d&eacute;sert d'&eacute;b&egrave;ne liquide. Une
+terreur superstitieuse s'infiltrait par degr&eacute;s dans l'esprit du vieux
+Su&eacute;dois, et mon &acirc;me, quant &agrave; moi, &eacute;tait plong&eacute;e dans une muette
+stup&eacute;faction. Nous avions abandonn&eacute; tout soin du navire, comme chose
+plus qu'inutile, et nous attachant de notre mieux au tron&ccedil;on du m&acirc;t de
+misaine, nous promenions nos regards avec amertume sur l'immensit&eacute; de
+l'Oc&eacute;an. Nous n'avions aucun moyen de calculer le temps et nous ne
+pouvions former aucune conjecture sur notre situation. Nous &eacute;tions
+n&eacute;anmoins bien s&ucirc;rs d'avoir &eacute;t&eacute; plus loin dans le sud qu'aucun des
+navigateurs pr&eacute;c&eacute;dents, et nous &eacute;prouvions un grand &eacute;tonnement de ne pas
+rencontrer les obstacles ordinaires de glaces. Cependant, chaque minute
+mena&ccedil;ait d'&ecirc;tre la derni&egrave;re, chaque vague se pr&eacute;cipitait pour nous
+&eacute;craser. La houle surpassait tout ce que j'avais imagin&eacute; comme possible,
+et c'&eacute;tait un miracle de chaque instant que nous ne fussions pas
+engloutis. Mon camarade parlait de la l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de notre chargement, et
+me rappelait les excellentes qualit&eacute;s de notre bateau; mais je ne
+pouvais m'emp&ecirc;cher d'&eacute;prouver l'absolu renoncement du d&eacute;sespoir, et je
+me pr&eacute;parais m&eacute;lancoliquement &agrave; cette mort que rien, selon moi, ne
+pouvait diff&eacute;rer au del&agrave; d'une heure, puisque, &agrave; chaque n&oelig;ud que filait
+le navire, la houle de cette mer noire et prodigieuse devenait plus
+lugubrement effrayante. Parfois, &agrave; une hauteur plus grande que celle de
+l'albatros, la respiration nous manquait, et d'autres fois nous &eacute;tions
+pris de vertige en descendant, avec une horrible v&eacute;locit&eacute; dans un enfer
+liquide o&ugrave; l'air devenait stagnant, et o&ugrave; aucun son ne pouvait troubler
+les sommeils du kraken<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions au fond d'un de ces ab&icirc;mes, quand un cri soudain de mon
+compagnon &eacute;clata sinistrement dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez! voyez! me criait-il dans les oreilles; Dieu tout-puissant!
+Voyez! voyez!</p>
+
+<p>Comme il parlait, j'aper&ccedil;us une lumi&egrave;re rouge, d'un &eacute;clat sombre et
+triste, qui flottait sur le versant du gouffre immense o&ugrave; nous &eacute;tions
+ensevelis, et jetait &agrave; notre bord un reflet vacillant. En levant les
+yeux, je vis un spectacle qui gla&ccedil;a mon sang. &Agrave; une hauteur terrifiante,
+juste au-dessus de nous et sur la cr&ecirc;te m&ecirc;me du pr&eacute;cipice, planait un
+navire gigantesque, de quatre mille tonneaux peut-&ecirc;tre. Quoique juch&eacute; au
+sommet d'une vague qui avait bien cent fois sa hauteur, il paraissait
+d'une dimension beaucoup plus grande que celle d'aucun vaisseau de ligne
+ou de la Compagnie des Indes. Son &eacute;norme coque &eacute;tait d'un noir profond
+que ne temp&eacute;rait aucun des ornements ordinaires d'un navire. Une simple
+rang&eacute;e de canons s'allongeait de ses sabords ouverts et renvoyait,
+r&eacute;fl&eacute;chis par leurs surfaces polies, les feux d'innombrables fanaux de
+combat qui se balan&ccedil;aient dans le gr&eacute;ement. Mais ce qui nous inspira le
+plus d'horreur et d'&eacute;tonnement, c'est qu'il marchait toutes voiles
+dehors, en d&eacute;pit de cette mer surnaturelle et de cette temp&ecirc;te effr&eacute;n&eacute;e.
+D'abord, quand nous l'aper&ccedil;&ucirc;mes, nous ne pouvions voir que son avant,
+parce qu'il ne s'&eacute;levait que lentement du noir et horrible gouffre qu'il
+laissait derri&egrave;re lui. Pendant un moment, moment d'intense terreur,&mdash;il
+fit une pause sur ce sommet vertigineux, comme dans l'enivrement de sa
+propre &eacute;l&eacute;vation,&mdash;puis trembla,&mdash;s'inclina,&mdash;et enfin&mdash;glissa sur la
+pente.</p>
+
+<p>En ce moment, je ne sais quel sang-froid soudain ma&icirc;trisa mon esprit. Me
+rejetant autant que possible vers l'arri&egrave;re, j'attendis sans trembler la
+catastrophe qui devait nous &eacute;craser. Notre propre navire, &agrave; la longue,
+ne luttait plus contre la mer et plongeait de l'avant. Le choc de la
+masse pr&eacute;cipit&eacute;e le frappa cons&eacute;quemment dans cette partie de la
+charpente qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave; sous l'eau, et eut pour r&eacute;sultat in&eacute;vitable de
+me lancer dans le gr&eacute;ement de l'&eacute;tranger.</p>
+
+<p>Comme je tombais, ce navire se souleva dans un temps d'arr&ecirc;t, puis vira
+de bord; et c'est, je pr&eacute;sume, &agrave; la confusion qui s'ensuivit que je dus
+d'&eacute;chapper &agrave; l'attention de l'&eacute;quipage. Je n'eus pas grand-peine &agrave; me
+frayer un chemin, sans &ecirc;tre vu, jusqu'&agrave; la principale &eacute;coutille, qui
+&eacute;tait en partie ouverte, et je trouvai bient&ocirc;t une occasion propice pour
+me cacher dans la cale. Pourquoi fis-je ainsi? je ne saurais trop le
+dire. Ce qui m'induisit &agrave; me cacher fut peut-&ecirc;tre un sentiment vague de
+terreur qui s'&eacute;tait empar&eacute; tout d'abord de mon esprit &agrave; l'aspect des
+nouveaux navigateurs. Je ne me souciais pas de me confier &agrave; une race de
+gens qui, d'apr&egrave;s le coup d'&oelig;il sommaire que j'avais jet&eacute; sur eux,
+m'avaient offert le caract&egrave;re d'une ind&eacute;finissable &eacute;tranget&eacute; et tant de
+motifs de doute et d'appr&eacute;hension. C'est pourquoi je jugeai &agrave; propos de
+m'arranger une cachette dans la cale. J'enlevai une partie du faux
+bordage, de mani&egrave;re &agrave; me m&eacute;nager une retraite commode entre les &eacute;normes
+membrures du navire.</p>
+
+<p>J'avais &agrave; peine achev&eacute; ma besogne qu'un bruit de pas dans la cale me
+contraignit d'en faire usage. Un homme passa &agrave; c&ocirc;t&eacute; de ma cachette d'un
+pas faible et mal assur&eacute;. Je ne pus pas voir son visage, mais j'eus le
+loisir d'observer son aspect g&eacute;n&eacute;ral. Il y avait en lui tout le
+caract&egrave;re de la faiblesse et de la caducit&eacute;. Ses genoux vacillaient sous
+la charge des ann&eacute;es, et tout son &ecirc;tre en tremblait. Il se parlait &agrave;
+lui-m&ecirc;me, marmottait d'une voix basse et cass&eacute;e quelques mots d'une
+langue que je ne pus pas comprendre, et farfouillait dans un coin o&ugrave;
+l'on avait empil&eacute; des instruments d'un aspect &eacute;trange et des cartes
+marines d&eacute;labr&eacute;es. Ses mani&egrave;res &eacute;taient un singulier m&eacute;lange de la
+maussaderie d'une seconde enfance et de la dignit&eacute; solennelle d'un dieu.
+&Agrave; la longue, il remonta sur le pont, et je ne le vis plus.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Un sentiment pour lequel je ne trouve pas de mot a pris possession de
+mon &acirc;me,&mdash;une sensation qui n'admet pas d'analyse, qui n'a pas sa
+traduction dans les lexiques du pass&eacute;, et pour laquelle je crains que
+l'avenir lui-m&ecirc;me ne trouve pas de clef.&mdash;Pour un esprit constitu&eacute; comme
+le mien, cette derni&egrave;re consid&eacute;ration est un vrai supplice. Jamais je ne
+pourrai, je sens que je ne pourrai jamais &ecirc;tre &eacute;difi&eacute; relativement &agrave; la
+nature de mes id&eacute;es. Toutefois, il n'est pas &eacute;tonnant que ces id&eacute;es
+soient ind&eacute;finissables, puisqu'elles sont puis&eacute;es &agrave; des sources si
+enti&egrave;rement neuves. Un nouveau sentiment&mdash;une nouvelle entit&eacute;&mdash;est
+ajout&eacute; &agrave; mon &acirc;me.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Il y a bien longtemps que j'ai touch&eacute; pour la premi&egrave;re fois le pont de
+ce terrible navire, et les rayons de ma destin&eacute;e vont, je crois, se
+concentrant et s'engloutissant dans un foyer. Incompr&eacute;hensibles gens!
+Envelopp&eacute;s dans des m&eacute;ditations dont je ne puis deviner la nature, ils
+passent &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi sans me remarquer. Me cacher est pure folie de ma
+part, car ce monde-l&agrave; <i>ne veut pas voir</i>. Il n'y a qu'un instant, je
+passais juste sous les yeux du second; peu de temps auparavant, je
+m'&eacute;tais aventur&eacute; jusque dans la cabine du capitaine lui-m&ecirc;me, et c'est
+l&agrave; que je me suis procur&eacute; les moyens d'&eacute;crire ceci et tout ce qui
+pr&eacute;c&egrave;de. Je continuerai ce journal de temps en temps. Il est vrai que je
+ne puis trouver aucune occasion de le transmettre au monde; pourtant,
+j'en veux faire l'essai. Au dernier moment j'enfermerai le manuscrit
+dans une bouteille, et je jetterai le tout &agrave; la mer.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Un incident est survenu qui m'a de nouveau donn&eacute; lieu &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. De
+pareilles choses sont-elles l'op&eacute;ration d'un hasard indisciplin&eacute;? Je
+m'&eacute;tais faufil&eacute; sur le pont et m'&eacute;tais &eacute;tendu, sans attirer l'attention
+de personne, sur un amas d'enfl&eacute;chures et de vieilles voiles, dans le
+fond de la yole. Tout en r&ecirc;vant &agrave; la singularit&eacute; de ma destin&eacute;e, je
+barbouillais sans y penser, avec une brosse &agrave; goudron, les bords d'une
+bonnette<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a> soigneusement pli&eacute;e et pos&eacute;e &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi sur un baril. La
+bonnette est maintenant tendue sur ses bouts-dehors, et les touches
+irr&eacute;fl&eacute;chies de la brosse figurent le mot D&Eacute;COUVERTE.</p>
+
+<p>J'ai fait r&eacute;cemment plusieurs observations sur la structure du vaisseau.
+Quoique bien arm&eacute;, ce n'est pas, je crois, un vaisseau de guerre. Son
+gr&eacute;ement, sa structure, tout son &eacute;quipement repoussent une supposition
+de cette nature. Ce qu'il n'est pas, je le per&ccedil;ois facilement; mais ce
+qu'il est, je crains qu'il ne me soit impossible de le dire. Je ne sais
+comment cela se fait, mais, en examinant son &eacute;trange mod&egrave;le et la
+singuli&egrave;re forme de ses espars<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>, ses proportions colossales, cette
+prodigieuse collection de voiles, son avant s&eacute;v&egrave;rement simple et son
+arri&egrave;re d'un style surann&eacute;, il me semble parfois que la sensation
+d'objets qui ne me sont pas inconnus traverse mon esprit comme un
+&eacute;clair, et toujours &agrave; ces ombres flottantes de la m&eacute;moire est m&ecirc;l&eacute; un
+inexplicable souvenir de vieilles l&eacute;gendes &eacute;trang&egrave;res et de si&egrave;cles
+tr&egrave;s-anciens.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>J'ai bien regard&eacute; la charpente du navire. Elle est faite de mat&eacute;riaux
+qui me sont inconnus. Il y a dans le bois un caract&egrave;re qui me frappe,
+comme le rendant, ce me semble, impropre &agrave; l'usage auquel il a &eacute;t&eacute;
+destin&eacute;. Je veux parler de son extr&ecirc;me porosit&eacute;, consid&eacute;r&eacute;e
+ind&eacute;pendamment des d&eacute;g&acirc;ts faits par les vers, qui sont une cons&eacute;quence
+de la navigation dans ces mers, et de la pourriture r&eacute;sultant de la
+vieillesse. Peut-&ecirc;tre trouvera-t-on mon observation quelque peu subtile,
+mais il me semble que ce bois aurait tout le caract&egrave;re du ch&ecirc;ne
+espagnol, si le ch&ecirc;ne espagnol pouvait &ecirc;tre dilat&eacute; par des moyens
+artificiels.</p>
+
+<p>En relisant la phrase pr&eacute;c&eacute;dente, il me revient &agrave; l'esprit un curieux
+apophtegme<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a> d'un vieux loup de mer hollandais.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est positif, disait-il toujours quand on exprimait quelque doute
+sur sa v&eacute;racit&eacute;, comme il est positif qu'il y a une mer o&ugrave; le navire
+lui-m&ecirc;me grossit comme le corps vivant d'un marin.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Il y a environ une heure, je me suis senti la hardiesse de me glisser
+dans un groupe d'hommes de l'&eacute;quipage. Ils n'ont pas eu l'air de faire
+attention &agrave; moi, et quoique je me tinsse juste au milieu d'eux, ils
+paraissaient n'avoir aucune conscience de ma pr&eacute;sence. Comme celui que
+j'avais vu le premier dans la cale, ils portaient tous les signes d'une
+vieillesse chenue. Leurs genoux tremblaient de faiblesse; leurs &eacute;paules
+&eacute;taient arqu&eacute;es par la d&eacute;cr&eacute;pitude; leur peau ratatin&eacute;e frissonnait au
+vent; leur voix &eacute;tait basse, chevrotante et cass&eacute;e; leurs yeux
+distillaient les larmes brillantes de la vieillesse, et leurs cheveux
+gris fuyaient terriblement dans la temp&ecirc;te. Autour d'eux, de chaque c&ocirc;t&eacute;
+du pont, gisaient &eacute;parpill&eacute;s des instruments math&eacute;matiques d'une
+structure tr&egrave;s-ancienne et tout &agrave; fait tomb&eacute;e en d&eacute;su&eacute;tude.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>J'ai parl&eacute; un peu plus haut d'une bonnette qu'on avait install&eacute;e. Depuis
+ce moment, le navire chass&eacute; par le vent n'a pas discontinu&eacute; sa terrible
+course droit au sud, charg&eacute; de toute sa toile disponible depuis ses
+pommes de m&acirc;ts jusqu'&agrave; ses bouts-dehors inf&eacute;rieurs, et plongeant ses
+bouts de vergues de perroquet dans le plus effrayant enfer liquide que
+jamais cervelle humaine ait pu concevoir. Je viens de quitter le pont,
+ne trouvant plus la place tenable; cependant, l'&eacute;quipage ne semble pas
+souffrir beaucoup. C'est pour moi le miracle des miracles qu'une si
+&eacute;norme masse ne soit pas engloutie tout de suite et pour toujours. Nous
+sommes condamn&eacute;s, sans doute, &agrave; c&ocirc;toyer &eacute;ternellement le bord de
+l'&eacute;ternit&eacute;, sans jamais faire notre plongeon d&eacute;finitif dans le gouffre.
+Nous glissons avec la prestesse de l'hirondelle de mer sur des vagues
+mille fois plus effrayantes qu'aucune de celles que j'ai jamais vues; et
+des ondes colossales &eacute;l&egrave;vent leurs t&ecirc;tes au-dessus de nous comme des
+d&eacute;mons de l'ab&icirc;me, mais comme des d&eacute;mons restreints aux simples menaces
+et auxquels il est d&eacute;fendu de d&eacute;truire. Je suis port&eacute; &agrave; attribuer cette
+bonne chance perp&eacute;tuelle &agrave; la seule cause naturelle qui puisse l&eacute;gitimer
+un pareil effet. Je suppose que le navire est soutenu par quelque fort
+courant ou remous sous-marin.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>J'ai vu le capitaine face &agrave; face, et dans sa propre cabine; mais, comme
+je m'y attendais, il n'a fait aucune attention &agrave; moi. Bien qu'il n'y ait
+rien dans sa physionomie g&eacute;n&eacute;rale qui r&eacute;v&egrave;le, pour l'&oelig;il du premier
+venu, quelque chose de sup&eacute;rieur ou d'inf&eacute;rieur &agrave; l'homme, toutefois
+l'&eacute;tonnement que j'&eacute;prouvai &agrave; son aspect se m&ecirc;lait d'un sentiment de
+respect et de terreur irr&eacute;sistible. Il est &agrave; peu pr&egrave;s de ma taille,
+c'est-&agrave;-dire de cinq pieds huit pouces environ. Il est bien
+proportionn&eacute;, bien pris dans son ensemble; mais cette constitution
+n'annonce ni vigueur particuli&egrave;re ni quoi que ce soit de remarquable.
+Mais c'est la singularit&eacute; de l'expression qui r&egrave;gne sur sa face,&mdash;c'est
+l'intense, terrible, saisissante &eacute;vidence de la vieillesse, si enti&egrave;re,
+si absolue, qui cr&eacute;e dans mon esprit un sentiment,&mdash;une sensation
+ineffable. Son front, quoique peu rid&eacute;, semble porter le sceau d'une
+myriade d'ann&eacute;es. Ses cheveux gris sont des archives du pass&eacute;, et ses
+yeux, plus gris encore, sont des sibylles de l'avenir. Le plancher de sa
+cabine &eacute;tait encombr&eacute; d'&eacute;tranges in-folio &agrave; fermoirs de fer,
+d'instruments de science us&eacute;s et d'anciennes cartes d'un style
+compl&egrave;tement oubli&eacute;. Sa t&ecirc;te &eacute;tait appuy&eacute;e sur ses mains, et d'un &oelig;il
+ardent et inquiet il d&eacute;vorait un papier que je pris pour une
+commission<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>, et qui, en tout cas, portait une signature royale. Il se
+parlait &agrave; lui-m&ecirc;me,&mdash;comme le premier matelot que j'avais aper&ccedil;u dans la
+cale,&mdash;et marmottait d'une voix basse et chagrine quelques syllabes
+d'une langue &eacute;trang&egrave;re; et, bien que je fusse tout &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, il me
+semblait que sa voix arrivait &agrave; mon oreille de la distance d'un mille.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Le navire avec tout ce qu'il contient est impr&eacute;gn&eacute; de l'esprit des
+anciens &acirc;ges. Les hommes de l'&eacute;quipage glissent &ccedil;&agrave; et l&agrave; comme les
+ombres des si&egrave;cles enterr&eacute;s; dans leurs yeux vit une pens&eacute;e ardente et
+inqui&egrave;te; et quand, sur mon chemin, leurs mains tombent dans la lumi&egrave;re
+effar&eacute;e des fanaux, j'&eacute;prouve quelque chose que je n'ai jamais &eacute;prouv&eacute;
+jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, quoique toute ma vie j'aie eu la folie des antiquit&eacute;s,
+et que je me sois baign&eacute; dans l'ombre des colonnes ruin&eacute;es de Balbeck,
+de Tadmor et de Pers&eacute;polis, tant qu'&agrave; la fin mon &acirc;me elle-m&ecirc;me est
+devenue une ruine.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Quand je regarde autour de moi, je suis honteux de mes premi&egrave;res
+terreurs. Si la temp&ecirc;te qui nous a poursuivis jusqu'&agrave; pr&eacute;sent me fait
+trembler, ne devrais-je pas &ecirc;tre frapp&eacute; d'horreur devant cette bataille
+du vent et de l'Oc&eacute;an, dont les mots vulgaires: tourbillon et simoun ne
+peuvent pas donner la moindre id&eacute;e? Le navire est litt&eacute;ralement enferm&eacute;
+dans les t&eacute;n&egrave;bres d'une &eacute;ternelle nuit et dans un chaos d'eau qui
+n'&eacute;cume plus; mais, &agrave; une distance d'une lieue environ de chaque c&ocirc;t&eacute;,
+nous pouvons apercevoir, indistinctement et par intervalles, de
+prodigieux remparts de glace qui montent vers le ciel d&eacute;sol&eacute; et
+ressemblent aux murailles de l'univers!</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Comme je l'avais pens&eacute;, le navire est &eacute;videmment dans un courant,&mdash;si
+l'on peut proprement appeler ainsi une mar&eacute;e qui va mugissant et hurlant
+&agrave; travers les blancheurs de la glace, et fait entendre du c&ocirc;t&eacute; du sud un
+tonnerre plus pr&eacute;cipit&eacute; que celui d'une cataracte tombant &agrave; pic.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Concevoir l'horreur de mes sensations est, je crois, chose absolument
+impossible; cependant, la curiosit&eacute; de p&eacute;n&eacute;trer les myst&egrave;res de ces
+effroyables r&eacute;gions surplombe encore mon d&eacute;sespoir et suffit &agrave; me
+r&eacute;concilier avec le plus hideux aspect de la mort. Il est &eacute;vident que
+nous nous pr&eacute;cipitons vers quelque entra&icirc;nante d&eacute;couverte,&mdash;quelque
+incommunicable secret dont la connaissance implique la mort. Peut-&ecirc;tre
+ce courant nous conduit-il au p&ocirc;le sud lui-m&ecirc;me. Il faut avouer que
+cette supposition, si &eacute;trange en apparence, a toute probabilit&eacute; pour
+elle.</p>
+
+<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>L'&eacute;quipage se prom&egrave;ne sur le pont d'un pas tremblant et inquiet; mais il
+y a dans toutes les physionomies une expression qui ressemble plut&ocirc;t &agrave;
+l'ardeur de l'esp&eacute;rance qu'&agrave; l'apathie du d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>Cependant nous avons toujours le vent arri&egrave;re, et, comme nous portons
+une masse de toile, le navire s'enl&egrave;ve quelquefois en grand hors de la
+mer. Oh! horreur sur horreur!&mdash;la glace s'ouvre soudainement &agrave; droite et
+&agrave; gauche, et nous tournons vertigineusement dans d'immenses cercles
+concentriques, tout autour des bords d'un gigantesque amphith&eacute;&acirc;tre, dont
+les murs perdent leur sommet dans les t&eacute;n&egrave;bres et l'espace. Mais il ne
+me reste que peu de temps pour r&ecirc;ver &agrave; ma destin&eacute;e! Les cercles se
+r&eacute;tr&eacute;cissent rapidement,&mdash;nous plongeons follement dans l'&eacute;treinte du
+tourbillon, et, &agrave; travers le mugissement, le beuglement et le
+d&eacute;tonnement de l'Oc&eacute;an et de la temp&ecirc;te, le navire tremble,&mdash;&ocirc; Dieu!&mdash;il
+se d&eacute;robe...&mdash;il sombre!<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="UNE_DESCENTE_DANS_LE_MAELSTROM" id="UNE_DESCENTE_DANS_LE_MAELSTROM"></a><a href="#toc">UNE DESCENTE DANS LE MAELSTR&Ouml;M</a></h2>
+
+<p class="r">Les voies de Dieu, dans la nature comme dans l'ordre de la Providence,
+ne sont point nos voies; et les types que nous concevons n'ont aucune
+mesure commune avec la vastitude, la profondeur et l'incompr&eacute;hensibilit&eacute;
+de ses &oelig;uvres, qui contiennent en elles un ab&icirc;me plus profond que le
+puits de D&eacute;mocrite.<br /><br />
+JOSEPH GLANVILL.</p>
+
+<p>Nous avions atteint le sommet du rocher le plus &eacute;lev&eacute;. Le vieil homme,
+pendant quelques minutes, sembla trop &eacute;puis&eacute; pour parler.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas encore bien longtemps,&mdash;dit-il &agrave; la fin&mdash;je vous aurais
+guid&eacute; par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a
+trois ans, il m'est arriv&eacute; une aventure plus extraordinaire que n'en
+essuya jamais un &ecirc;tre mortel ou du moins telle que jamais homme n'y a
+surv&eacute;cu pour la raconter, et les six mortelles heures que j'ai endur&eacute;es
+m'ont bris&eacute; le corps et l'&acirc;me. Vous me croyez tr&egrave;s-vieux, mais je ne le
+suis pas. Il a suffi du quart d'une journ&eacute;e pour blanchir ces cheveux
+noirs comme du jais, affaiblir mes membres et d&eacute;tendre mes nerfs au
+point de trembler apr&egrave;s le moindre effort et d'&ecirc;tre effray&eacute; par une
+ombre. Savez-vous bien que je puis &agrave; peine, sans attraper le vertige,
+regarder par-dessus ce petit promontoire.</p>
+
+<p>Le petit promontoire sur le bord duquel il s'&eacute;tait si n&eacute;gligemment jet&eacute;
+pour se reposer, de fa&ccedil;on que la partie la plus pesante de son corps
+surplombait, et qu'il n'&eacute;tait garanti d'une chute que par le point
+d'appui que prenait son coude sur l'ar&ecirc;te extr&ecirc;me et glissante, le petit
+promontoire s'&eacute;levait &agrave; quinze ou seize cents pieds environ d'un chaos
+de rochers situ&eacute;s au-dessous de nous,&mdash;immense pr&eacute;cipice de granit
+luisant et noir. Pour rien au monde je n'aurais voulu me hasarder &agrave; six
+pieds du bord. V&eacute;ritablement, j'&eacute;tais si profond&eacute;ment agit&eacute; par la
+situation p&eacute;rilleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de
+mon long sur le sol, m'accrochant &agrave; quelques arbustes voisins, n'osant
+pas m&ecirc;me lever les yeux vers le ciel. Je m'effor&ccedil;ais en vain de me
+d&eacute;barrasser de l'id&eacute;e que la fureur du vent mettait en danger la base
+m&ecirc;me de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver
+le courage de me mettre sur mon s&eacute;ant et de regarder au loin dans
+l'espace.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-l&agrave;, me dit le guide, car
+je vous ai amen&eacute; ici pour vous faire voir &agrave; loisir le th&eacute;&acirc;tre de
+l'&eacute;v&eacute;nement dont je parlais tout &agrave; l'heure, et pour vous raconter toute
+l'histoire avec la sc&egrave;ne m&ecirc;me sous vos yeux.</p>
+
+<p>&laquo;Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette mani&egrave;re minutieuse qui le
+caract&eacute;risait, nous sommes maintenant sur la c&ocirc;te m&ecirc;me de Norv&egrave;ge, au
+68<sup>e</sup> degr&eacute; de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le
+lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet
+est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu;
+accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige,&mdash;c'est
+cela,&mdash;et regardez au del&agrave; de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer
+&agrave; nos pieds.&raquo;</p>
+
+<p>Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste &eacute;tendue de mer, dont
+la couleur d'encre me rappela tout d'abord le tableau du g&eacute;ographe
+Nubien et sa <i>Mer des T&eacute;n&egrave;bres</i>. C'&eacute;tait un panorama plus effroyablement
+d&eacute;sol&eacute; qu'il n'est donn&eacute; &agrave; une imagination humaine de le concevoir. &Agrave;
+droite et &agrave; gauche, aussi loin que l'&oelig;il pouvait atteindre,
+s'allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d'une falaise
+horriblement noire et surplombante, dont le caract&egrave;re sombre &eacute;tait
+puissamment renforc&eacute; par le ressac qui montait jusque sur sa cr&ecirc;te
+blanche et lugubre, hurlant et mugissant &eacute;ternellement. Juste en face du
+promontoire sur le sommet duquel nous &eacute;tions plac&eacute;s, &agrave; une distance de
+cinq ou six milles en mer, on apercevait une &icirc;le qui avait l'air d&eacute;sert,
+ou plut&ocirc;t on la devinait au moutonnement &eacute;norme des brisants dont elle
+&eacute;tait envelopp&eacute;e. &Agrave; deux milles environ plus pr&egrave;s de la terre, se
+dressait un autre &icirc;lot plus petit, horriblement pierreux et st&eacute;rile, et
+entour&eacute; de groupes interrompus de roches noires.</p>
+
+<p>L'aspect de l'Oc&eacute;an, dans l'&eacute;tendue comprise entre le rivage et l'&icirc;le la
+plus &eacute;loign&eacute;e, avait quelque chose d'extraordinaire. En ce moment m&ecirc;me,
+il soufflait du c&ocirc;t&eacute; de la terre une si forte brise, qu'un brick, tout
+au large, &eacute;tait &agrave; la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque
+disparaissait quelquefois tout enti&egrave;re; et pourtant il n'y avait rien
+qui ressembl&acirc;t &agrave; une houle r&eacute;guli&egrave;re, mais seulement, et en d&eacute;pit du
+vent, un clapotement d'eau, bref, vif et tracass&eacute; dans tous les
+sens;&mdash;tr&egrave;s-peu d'&eacute;cume, except&eacute; dans le voisinage imm&eacute;diat des rochers.</p>
+
+<p>&mdash;L'&icirc;le que vous voyez l&agrave;-bas, reprit le vieil homme, est appel&eacute;e par
+les Norv&eacute;giens Vurrgh. Celle qui est &agrave; moiti&eacute; chemin est Moskoe. Celle
+qui est &agrave; un mille au nord est Ambaaren. L&agrave;-bas sont Islesen, Hotholm,
+Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin,&mdash;entre Moskoe et
+Vurrgh,&mdash;Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais
+noms de ces endroits; mais pourquoi ai-je jug&eacute; n&eacute;cessaire de vous les
+nommer, je n'en sais rien, je n'y puis rien comprendre,&mdash;pas plus que
+vous.&mdash;Entendez-vous quelque chose? Voyez-vous quelque changement sur
+l'eau?</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, o&ugrave; nous
+&eacute;tions mont&eacute;s en partant de l'int&eacute;rieur de Lofoden, de sorte que nous
+n'avions pu apercevoir la mer que lorsqu'elle nous avait apparu tout
+d'un coup du sommet le plus &eacute;lev&eacute;. Pendant que le vieil homme parlait,
+j'eus la perception d'un bruit tr&egrave;s-fort et qui allait croissant, comme
+le mugissement d'un immense troupeau de buffles dans une prairie
+d'Am&eacute;rique; et, au moment m&ecirc;me, je vis ce que les marins appellent le
+caract&egrave;re <i>clapoteux</i> de la mer se changer rapidement en un courant qui
+se faisait vers l'est. Pendant que je regardais, ce courant prit une
+prodigieuse rapidit&eacute;. Chaque instant ajoutait &agrave; sa vitesse,&mdash;&agrave; son
+imp&eacute;tuosit&eacute; d&eacute;r&eacute;gl&eacute;e. En cinq minutes, toute la mer, jusqu'&agrave; Vurrgh, fut
+fouett&eacute;e par une indomptable furie; mais c'&eacute;tait entre Moskoe et la c&ocirc;te
+que dominait principalement le vacarme. L&agrave;, le vaste lit des eaux,
+sillonn&eacute; et coutur&eacute; par mille courants contraires, &eacute;clatait soudainement
+en convulsions fr&eacute;n&eacute;tiques,&mdash;haletant, bouillonnant, sifflant,
+pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant
+et se ruant tout entier vers l'est avec une rapidit&eacute; qui ne se manifeste
+que dans des chutes d'eau pr&eacute;cipit&eacute;es.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement
+radical. La surface g&eacute;n&eacute;rale devint un peu plus unie, et les tourbillons
+disparurent un &agrave; un, pendant que de prodigieuses bandes d'&eacute;cume
+apparurent l&agrave; o&ugrave; je n'en avais vu aucune jusqu'alors. Ces bandes, &agrave; la
+longue, s'&eacute;tendirent &agrave; une grande distance, et, se combinant entre
+elles, elles adopt&egrave;rent le mouvement giratoire des tourbillons apais&eacute;s
+et sembl&egrave;rent former le germe d'un vortex<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a> plus vaste. Soudainement,
+tr&egrave;s-soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et
+d&eacute;finie, dans un cercle de plus d'un mille de diam&egrave;tre. Le bord du
+tourbillon &eacute;tait marqu&eacute; par une large ceinture d'&eacute;cume lumineuse; mais
+pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont
+l'int&eacute;rieur, aussi loin que l'&oelig;il pouvait y plonger, &eacute;tait fait d'un
+mur liquide, poli, brillant et d'un noir de jais, faisant avec l'horizon
+un angle de 45 degr&eacute;s environ, tournant sur lui-m&ecirc;me sous l'influence
+d'un mouvement &eacute;tourdissant, et projetant dans les airs une voix
+effrayante, moiti&eacute; cri, moiti&eacute; rugissement, telle que la puissante
+cataracte du Niagara elle-m&ecirc;me, dans ses convulsions, n'en a jamais
+envoy&eacute; de pareille vers le ciel.</p>
+
+<p>La montagne tremblait dans sa base m&ecirc;me, et le roc remuait. Je me jetai
+&agrave; plat ventre, et, dans un exc&egrave;s d'agitation nerveuse, je m'accrochai au
+maigre gazon.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas &ecirc;tre autre chose que le
+grand tourbillon du Maelstr&ouml;m.</p>
+
+<p>&mdash;On l'appelle quelquefois ainsi, dit-il; mais nous autres Norv&eacute;giens,
+nous le nommons le Moskoe-Strom, de l'&icirc;le de Moskoe, qui est situ&eacute;e &agrave;
+moiti&eacute; chemin.</p>
+
+<p>Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne m'avaient nullement
+pr&eacute;par&eacute; &agrave; ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-&ecirc;tre plus
+d&eacute;taill&eacute;e qu'aucune autre ne donne pas la plus l&eacute;g&egrave;re id&eacute;e de la
+magnificence et de l'horreur du tableau,&mdash;ni de l'&eacute;trange et ravissante
+sensation de nouveaut&eacute; qui confond le spectateur. Je ne sais pas
+pr&eacute;cis&eacute;ment de quel point de vue ni &agrave; quelle heure l'a vu l'&eacute;crivain en
+question; mais ce ne peut &ecirc;tre ni du sommet de Helseggen, ni pendant une
+temp&ecirc;te. Il y a n&eacute;anmoins quelques passages de sa description qui
+peuvent &ecirc;tre cit&eacute;s pour les d&eacute;tails, quoiqu'ils soient tr&egrave;s-insuffisants
+pour donner une impression du spectacle.</p>
+
+<p>&laquo;Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de l'eau est de
+trente-six &agrave; quarante brasses; mais, de l'autre c&ocirc;t&eacute;, du c&ocirc;t&eacute; de Ver (il
+veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point qu'un navire ne
+pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se d&eacute;chirer sur
+les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient
+la mar&eacute;e, le courant se jette dans l'espace compris entre Lofoden et
+Moskoe avec une tumultueuse rapidit&eacute;; mais le rugissement de son
+terrible reflux est &agrave; peine &eacute;gal&eacute; par celui des plus hautes et des plus
+terribles cataractes; le bruit se fait entendre &agrave; plusieurs lieues, et
+les tourbillons ou tournants creux sont d'une telle &eacute;tendue et d'une
+telle profondeur, que, si un navire entre dans la r&eacute;gion de son
+attraction, il est in&eacute;vitablement absorb&eacute; et entra&icirc;n&eacute; au fond, et, l&agrave;,
+d&eacute;chir&eacute; en morceaux contre les rochers; et, quand le courant se rel&acirc;che,
+les d&eacute;bris sont rejet&eacute;s &agrave; la surface. Mais ces intervalles de
+tranquillit&eacute; n'ont lieu qu'entre le reflux et le flux, par un temps
+calme, et ne durent qu'un quart d'heure; puis la violence du courant
+revient graduellement.</p>
+
+<p>&laquo;Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une
+temp&ecirc;te, il est dangereux d'en approcher, m&ecirc;me d'un mille norv&eacute;gien. Des
+barques, des yachts, des navires ont &eacute;t&eacute; entra&icirc;n&eacute;s pour n'y avoir pas
+pris garde avant de se trouver &agrave; port&eacute;e de son attraction. Il arrive
+assez fr&eacute;quemment que des baleines viennent trop pr&egrave;s du courant et sont
+ma&icirc;tris&eacute;es par sa violence; et il est impossible de d&eacute;crire leurs
+mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se
+d&eacute;gager.</p>
+
+<p>&laquo;Une fois, un ours, essayant de passer &agrave; la nage le d&eacute;troit entre
+Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emport&eacute; au fond; il
+rugissait si effroyablement qu'on l'entendait du rivage. De vastes
+troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent
+bris&eacute;s et d&eacute;chir&eacute;s, au point qu'on dirait qu'il leur a pouss&eacute; des poils.
+Cela d&eacute;montre clairement que le fond est fait de roches pointues sur
+lesquelles ils ont &eacute;t&eacute; roul&eacute;s &ccedil;&agrave; et l&agrave;. Ce courant est r&eacute;gl&eacute; par le flux
+et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures.
+Dans l'ann&eacute;e 1645, le dimanche de la Sexag&eacute;sime, de fort grand matin, il
+se pr&eacute;cipita avec un tel fracas et une telle imp&eacute;tuosit&eacute;, que des
+pierres se d&eacute;tachaient des maisons de la c&ocirc;te...&raquo;</p>
+
+<p>En ce qui concerne la profondeur de l'eau, je ne comprends pas comment
+on a pu s'en assurer dans la proximit&eacute; imm&eacute;diate du tourbillon. Les
+<i>quarante brasses</i> doivent avoir trait seulement aux parties du canal
+qui sont tout pr&egrave;s du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La
+profondeur au centre du Moskoe-Strom doit &ecirc;tre incommensurablement plus
+grande, et il suffit, pour en acqu&eacute;rir la certitude, de jeter un coup
+d'&oelig;il oblique dans l'ab&icirc;me du tourbillon, quand on est sur le sommet le
+plus &eacute;lev&eacute; de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans
+le Phl&eacute;g&eacute;thon<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a> hurlant, je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de sourire de la
+simplicit&eacute; avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses
+difficiles &agrave; croire, ses anecdotes d'ours et de baleines; car il me
+semblait que c'&eacute;tait chose &eacute;vidente de soi que le plus grand vaisseau de
+ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction,
+devait y r&eacute;sister aussi peu qu'une plume &agrave; un coup de vent et
+dispara&icirc;tre tout en grand et tout d'un coup.</p>
+
+<p>Les explications qu'on a donn&eacute;es du ph&eacute;nom&egrave;ne,&mdash;dont quelques-unes, je
+me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles &agrave; la
+lecture,&mdash;avaient maintenant un aspect tr&egrave;s-diff&eacute;rent et tr&egrave;s-peu
+satisfaisant. L'explication g&eacute;n&eacute;ralement re&ccedil;ue est que, comme les trois
+petits tourbillons des &icirc;les F&eacute;ro&euml;, celui-ci &laquo;n'a pas d'autre cause que
+le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long
+d'un banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte; et
+qu'ainsi, plus la mar&eacute;e s'&eacute;l&egrave;ve, plus la chute est profonde, et que le
+r&eacute;sultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse
+puissance de succion est suffisamment d&eacute;montr&eacute;e par de moindres
+exemples&raquo;. Tels sont les termes de l'<i>Encyclop&eacute;die britannique</i>. Kircher
+et d'autres imaginent qu'au milieu du canal du Maelstr&ouml;m est un ab&icirc;me
+qui traverse le globe et aboutit dans quelque r&eacute;gion tr&egrave;s-&eacute;loign&eacute;e;&mdash;le
+golfe de Bothnie a m&ecirc;me &eacute;t&eacute; d&eacute;sign&eacute; une fois un peu l&eacute;g&egrave;rement. Cette
+opinion assez pu&eacute;rile &eacute;tait celle &agrave; laquelle, pendant que je contemplais
+le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment; et,
+comme j'en faisais part au guide, je fus assez surpris de l'entendre me
+dire que, bien que telle f&ucirc;t l'opinion presque g&eacute;n&eacute;rale des Norv&eacute;giens &agrave;
+ce sujet, ce n'&eacute;tait n&eacute;anmoins pas la sienne. Quant &agrave; cette id&eacute;e, il
+confessa qu'il &eacute;tait incapable de la comprendre, et je finis par &ecirc;tre
+d'accord avec lui; car, pour concluante qu'elle soit sur le papier, elle
+devient absolument inintelligible et absurde &agrave; c&ocirc;t&eacute; du tonnerre de
+l'ab&icirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme,
+si vous voulez que nous nous glissions derri&egrave;re cette roche, sous le
+vent, de mani&egrave;re qu'elle amortisse le vacarme de l'eau, je vous conterai
+une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du
+Moskoe-Strom!</p>
+
+<p>Je me pla&ccedil;ai comme il le d&eacute;sirait, et il commen&ccedil;a:</p>
+
+<p>&mdash;Moi et mes deux fr&egrave;res, nous poss&eacute;dions autrefois un semaque gr&eacute;&eacute; en
+go&eacute;lette, de soixante et dix tonneaux &agrave; peu pr&egrave;s, avec lequel nous
+p&ecirc;chions habituellement parmi les &icirc;les au del&agrave; de Moskoe, pr&egrave;s de
+Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne p&ecirc;che, pourvu
+qu'on s'y prenne en temps opportun et qu'on ait le courage de tenter
+l'aventure; mais, parmi tous les hommes de la c&ocirc;te de Lofoden, nous
+trois seuls, nous faisions notre m&eacute;tier ordinaire d'aller aux &icirc;les,
+comme je vous dis. Les p&ecirc;cheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers
+le sud. On y peut prendre du poisson &agrave; toute heure, sans courir grand
+risque, et naturellement ces endroits-l&agrave; sont pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s; mais les places
+de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson
+de la plus belle qualit&eacute;, mais aussi en bien plus grande abondance; si
+bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans
+le m&eacute;tier n'auraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En
+somme, nous faisions de cela une esp&egrave;ce de sp&eacute;culation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e,&mdash;le
+risque de la vie rempla&ccedil;ait le travail, et le courage tenait lieu de
+capital.</p>
+
+<p>&laquo;Nous abritions notre semaque dans une anse &agrave; cinq milles sur la c&ocirc;te
+au-dessus de celle-ci; et c'&eacute;tait notre habitude, par le beau temps, de
+profiter du r&eacute;pit de quinze minutes pour nous lancer &agrave; travers le canal
+principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et d'aller jeter
+l'ancre quelque part dans la proximit&eacute; d'Otterholm ou de Sandflesen, o&ugrave;
+les remous ne sont pas aussi violents qu'ailleurs. L&agrave;, nous attendions
+ordinairement, pour lever l'ancre et retourner chez nous, &agrave; peu pr&egrave;s
+jusqu'&agrave; l'heure de l'apaisement des eaux. Nous ne nous aventurions
+jamais dans cette exp&eacute;dition sans un bon vent arri&egrave;re pour aller et
+revenir,&mdash;un vent dont nous pouvions &ecirc;tre s&ucirc;rs pour notre retour,&mdash;et
+nous nous sommes rarement tromp&eacute;s sur ce point. Deux fois, en six ans,
+nous avons &eacute;t&eacute; forc&eacute;s de passer la nuit &agrave; l'ancre par suite d'un calme
+plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages; et, une autre fois,
+nous sommes rest&eacute;s &agrave; terre pr&egrave;s d'une semaine, affam&eacute;s jusqu'&agrave; la mort,
+gr&acirc;ce &agrave; un coup de vent qui se mit &agrave; souffler peu de temps apr&egrave;s notre
+arriv&eacute;e et rendit le canal trop orageux pour songer &agrave; le traverser. Dans
+cette occasion, nous aurions &eacute;t&eacute; entra&icirc;n&eacute;s au large en d&eacute;pit de tout
+(car les tourbillons nous ballottaient &ccedil;&agrave; et l&agrave; avec une telle violence,
+qu'&agrave; la fin nous avions chass&eacute; sur notre ancre fauss&eacute;e), si nous
+n'avions d&eacute;riv&eacute; dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici
+aujourd'hui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de
+Flimen, o&ugrave;, par bonheur, nous p&ucirc;mes mouiller.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vous dirai pas la vingti&egrave;me partie des dangers que nous essuy&acirc;mes
+dans les p&ecirc;cheries,&mdash;c'est un mauvais parage, m&ecirc;me par le beau
+temps,&mdash;mais nous trouvions toujours moyen de d&eacute;fier le Moskoe-Strom
+sans accident; parfois pourtant le c&oelig;ur me montait aux l&egrave;vres quand
+nous &eacute;tions d'une minute en avance ou en retard sur l'accalmie.
+Quelquefois, le vent n'&eacute;tait pas aussi vif que nous l'esp&eacute;rions en
+mettant &agrave; la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne
+l'aurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus
+difficile &agrave; gouverner.</p>
+
+<p>&laquo;Mon fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; avait un fils &acirc;g&eacute; de dix-huit ans, et j'avais pour mon
+compte deux grands gar&ccedil;ons. Ils nous eussent &eacute;t&eacute; d'un grand secours dans
+de pareils cas, soit qu'ils eussent pris les avirons, soit qu'ils
+eussent p&ecirc;ch&eacute; &agrave; l'arri&egrave;re mais, vraiment, bien que nous consentissions &agrave;
+risquer notre vie, nous n'avions pas le c&oelig;ur de laisser ces jeunesses
+affronter le danger; car, tout bien consid&eacute;r&eacute;, c'&eacute;tait un horrible
+danger, c'est la pure v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a maintenant trois ans moins quelques jours qu'arriva ce que je
+vais vous raconter. C'&eacute;tait le 10 juillet 18.., un jour que les gens de
+ce pays n'oublieront jamais,&mdash;car ce fut un jour o&ugrave; souffla la plus
+horrible temp&ecirc;te qui soit jamais tomb&eacute;e de la calotte des cieux.
+Cependant, toute la matin&eacute;e et m&ecirc;me fort avant dans l'apr&egrave;s-midi, nous
+avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil &eacute;tait
+superbe, si bien que le plus vieux loup de mer n'aurait pas pu pr&eacute;voir
+ce qui allait arriver.</p>
+
+<p>&laquo;Nous &eacute;tions pass&eacute;s tous les trois, mes deux fr&egrave;res et moi, &agrave; travers
+les &icirc;les &agrave; deux heures de l'apr&egrave;s-midi environ, et nous e&ucirc;mes bient&ocirc;t
+charg&eacute; le semaque de fort beau poisson, qui&mdash;nous l'avions remarqu&eacute; tous
+trois&mdash;&eacute;tait plus abondant ce jour-l&agrave; que nous ne l'avions jamais vu. Il
+&eacute;tait juste sept heures &agrave; ma montre quand nous lev&acirc;mes l'ancre pour
+retourner chez nous, de mani&egrave;re &agrave; faire le plus dangereux du Strom dans
+l'intervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu &agrave; huit
+heures.</p>
+
+<p>&laquo;Nous part&icirc;mes avec une bonne brise &agrave; tribord, et, pendant quelque
+temps, nous fil&acirc;mes tr&egrave;s-rondement, sans songer le moins du monde au
+danger; car, en r&eacute;alit&eacute;, nous ne voyions pas la moindre cause
+d'appr&eacute;hension. Tout &agrave; coup nous f&ucirc;mes masqu&eacute;s par une saute de vent qui
+venait de Helseggen. Cela &eacute;tait tout &agrave; fait extraordinaire,&mdash;c'&eacute;tait une
+chose qui ne nous &eacute;tait jamais arriv&eacute;e&mdash;et je commen&ccedil;ais &agrave; &ecirc;tre un peu
+inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous f&icirc;mes arriver au vent,
+mais nous ne p&ucirc;mes jamais fendre les remous, et j'&eacute;tais sur le point de
+proposer de retourner au mouillage, quand, regardant &agrave; l'arri&egrave;re, nous
+v&icirc;mes tout l'horizon envelopp&eacute; d'un nuage singulier, couleur de cuivre,
+qui montait avec la plus &eacute;tonnante v&eacute;locit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;En m&ecirc;me temps, la brise qui nous avait pris en t&ecirc;te tomba, et, surpris
+alors par un calme plat, nous d&eacute;riv&acirc;mes &agrave; la merci de tous les courants.
+Mais cet &eacute;tat de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le
+temps d'y r&eacute;fl&eacute;chir. En moins d'une minute, la temp&ecirc;te &eacute;tait sur
+nous,&mdash;une minute apr&egrave;s, le ciel &eacute;tait enti&egrave;rement charg&eacute;,&mdash;et il devint
+soudainement si noir, qu'avec les embruns qui nous sautaient aux yeux
+nous ne pouvions plus nous voir l'un l'autre &agrave; bord.</p>
+
+<p>&laquo;Vouloir d&eacute;crire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux
+marin de Norv&egrave;ge n'en a jamais essuy&eacute; de pareil. Nous avions amen&eacute; toute
+la toile avant que le coup de vent nous surpr&icirc;t; mais, d&egrave;s la premi&egrave;re
+rafale, nos deux m&acirc;ts vinrent par-dessus bord, comme s'ils avaient &eacute;t&eacute;
+sci&eacute;s par le pied,&mdash;le grand m&acirc;t emportant avec lui mon plus jeune fr&egrave;re
+qui s'y &eacute;tait accroch&eacute; par prudence.</p>
+
+<p>&laquo;Notre bateau &eacute;tait bien le plus l&eacute;ger joujou qui e&ucirc;t jamais gliss&eacute; sur
+la mer. Il avait un pont effleur&eacute; avec une seule petite &eacute;coutille &agrave;
+l'avant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer
+solidement en traversant le Strom, bonne pr&eacute;caution dans une mer
+clapoteuse. Mais, dans cette circonstance pr&eacute;sente, nous aurions sombr&eacute;
+du premier coup,&mdash;car, pendant quelques instants, nous f&ucirc;mes
+litt&eacute;ralement ensevelis sous l'eau. Comment mon fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; &eacute;chappa-t-il
+&agrave; la mort? je ne puis le dire, je n'ai jamais pu me l'expliquer. Pour ma
+part, &agrave; peine avais-je l&acirc;ch&eacute; la misaine, que je m'&eacute;tais jet&eacute; sur le pont
+&agrave; plat ventre, les pieds contre l'&eacute;troit plat-bord de l'avant, et les
+mains accroch&eacute;es &agrave; un boulon, aupr&egrave;s du pied du m&acirc;t de misaine. Le pur
+instinct m'avait fait agir ainsi, c'&eacute;tait indubitablement ce que j'avais
+de mieux &agrave; faire,&mdash;car j'&eacute;tais trop ahuri pour penser.</p>
+
+<p>&laquo;Pendant quelques minutes, nous f&ucirc;mes compl&egrave;tement inond&eacute;s, comme je
+vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et
+me cramponnai &agrave; l'anneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester
+ainsi plus longtemps sans &ecirc;tre suffoqu&eacute;, je me dressai sur mes genoux,
+tenant toujours bon avec mes mains, et je d&eacute;gageai ma t&ecirc;te. Alors, notre
+petit bateau donna de lui-m&ecirc;me une secousse, juste comme un chien qui
+sort de l'eau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je m'effor&ccedil;ais
+alors de secouer de mon mieux la stupeur qui m'avait envahi et de
+recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce qu'il y avait &agrave; faire,
+quand je sentis quelqu'un qui me saisissait le bras. C'&eacute;tait mon fr&egrave;re
+a&icirc;n&eacute;, et mon c&oelig;ur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus
+bord;&mdash;mais, un moment apr&egrave;s, toute cette joie se changea en horreur,
+quand, appliquant sa bouche &agrave; mon oreille, il vocif&eacute;ra ce simple mot:
+<i>Le Moskoe-Strom</i>!</p>
+
+<p>&laquo;Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pens&eacute;es. Je
+frissonnai de la t&ecirc;te aux pieds, comme pris du plus violent acc&egrave;s de
+fi&egrave;vre. Je comprenais suffisamment ce qu'il entendait par ce seul
+mot,&mdash;je savais bien ce qu'il voulait me faire entendre! Avec le vent
+qui nous poussait maintenant, nous &eacute;tions destin&eacute;s au tourbillon du
+Strom, et rien ne pouvait nous sauver!</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez bien compris qu'en traversant le canal de Strom, nous
+faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, m&ecirc;me par le
+temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin d'attendre et
+d'&eacute;pier le r&eacute;pit de la mar&eacute;e; mais, maintenant, nous courions droit sur
+le gouffre lui-m&ecirc;me, et avec une pareille temp&ecirc;te! &laquo;&Agrave; coup s&ucirc;r,
+pensai-je, nous y serons juste au moment de l'accalmie, il y a l&agrave; encore
+un petit espoir.&raquo; Mais, une minute apr&egrave;s, je me maudissais d'avoir &eacute;t&eacute;
+assez fou pour r&ecirc;ver d'une esp&eacute;rance quelconque. Je voyais parfaitement
+que nous &eacute;tions condamn&eacute;s, eussions-nous &eacute;t&eacute; un vaisseau de je ne sais
+combien de canons!</p>
+
+<p>&laquo;En ce moment, la premi&egrave;re fureur de la temp&ecirc;te &eacute;tait pass&eacute;e, ou
+peut-&ecirc;tre ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant;
+mais, en tout cas, la mer, que le vent avait d'abord ma&icirc;tris&eacute;e, plane et
+&eacute;cumeuse, se dressait maintenant en v&eacute;ritables montagnes. Un changement
+singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes
+les directions, il &eacute;tait toujours noir comme de la poix, mais presque
+au-dessus de nous il s'&eacute;tait fait une ouverture circulaire,&mdash;un ciel
+clair,&mdash;clair comme je ne l'ai jamais vu,&mdash;d'un bleu brillant et
+fonc&eacute;,&mdash;et &agrave; travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un &eacute;clat
+que je ne lui avais jamais connu. Elle &eacute;clairait toutes choses autour de
+nous avec la plus grande nettet&eacute;,&mdash;mais, grand Dieu! quelle sc&egrave;ne &agrave;
+&eacute;clairer!</p>
+
+<p>&laquo;Je fis un ou deux efforts pour parler &agrave; mon fr&egrave;re; mais le vacarme,
+sans que je pusse m'expliquer comment, s'&eacute;tait accru &agrave; un tel point, que
+je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son
+oreille de toute la force de mes poumons. Tout &agrave; coup il secoua la t&ecirc;te,
+devint p&acirc;le comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire:
+<i>&Eacute;coute</i>!</p>
+
+<p>&laquo;D'abord, je ne compris pas ce qu'il voulait dire,&mdash;mais bient&ocirc;t une
+&eacute;pouvantable pens&eacute;e se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon
+gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la
+lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans l'Oc&eacute;an. <i>Elle
+s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e &agrave; sept heures! Nous avions laiss&eacute; passer le r&eacute;pit de la
+mar&eacute;e, et le tourbillon du Strom &eacute;tait dans sa pleine furie!</i></p>
+
+<p>&laquo;Quand un navire est bien construit, proprement &eacute;quip&eacute; et pas trop
+charg&eacute;, les lames, par une grande brise, et quand il est au large,
+semblent toujours s'&eacute;chapper de dessous sa quille,&mdash;ce qui parait
+tr&egrave;s-&eacute;trange &agrave; un homme de terre,&mdash;et ce qu'on appelle, en langage de
+bord, chevaucher (<i>riding</i>.) Cela allait bien, tant que nous grimpions
+lestement sur la houle; mais, actuellement, une mer gigantesque venait
+nous prendre par notre arri&egrave;re et nous enlevait avec elle,&mdash;haut,
+haut,&mdash;comme pour nous pousser jusqu'au ciel. Je n'aurais jamais cru
+qu'une lame p&ucirc;t monter si haut. Puis nous descendions en faisant une
+courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la naus&eacute;e et le
+vertige, comme si je tombais en r&ecirc;ve du haut d'une immense montagne.
+Mais, du haut de la lame, j'avais jet&eacute; un rapide coup d'&oelig;il autour de
+moi,&mdash;et ce seul coup d'&oelig;il avait suffi. Je vis exactement notre
+position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom &eacute;tait &agrave; un quart
+de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au
+Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez
+maintenant ressemble &agrave; un remous de moulin. Si je n'avais pas su o&ugrave; nous
+&eacute;tions et ce que nous avions &agrave; attendre, je n'aurais pas reconnu
+l'endroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux
+d'horreur; mes paupi&egrave;res se coll&egrave;rent comme dans un spasme.</p>
+
+<p>&laquo;Moins de deux minutes apr&egrave;s, nous sent&icirc;mes tout &agrave; coup la vague
+s'apaiser, et nous f&ucirc;mes envelopp&eacute;s d'&eacute;cume. Le bateau fit un brusque
+demi-tour par b&acirc;bord, et partit dans cette nouvelle direction comme la
+foudre. Au m&ecirc;me instant, le rugissement de l'eau se perdit dans une
+esp&egrave;ce de clameur aigu&euml;,&mdash;un son tel que vous pouvez le concevoir en
+imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers l&acirc;chant &agrave; la
+fois leur vapeur. Nous &eacute;tions alors dans la ceinture moutonneuse qui
+cercle toujours le tourbillon; et je croyais naturellement qu'en une
+seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne
+pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse v&eacute;locit&eacute;
+avec laquelle nous y &eacute;tions entra&icirc;n&eacute;s. Le bateau ne semblait pas plonger
+dans l'eau, mais la raser, comme une bulle d'air qui voltige sur la
+surface de la lame. Nous avions le tourbillon &agrave; tribord, et &agrave; b&acirc;bord se
+dressait le vaste Oc&eacute;an que nous venions de quitter. Il s'&eacute;levait comme
+un mur gigantesque se tordant entre nous et l'horizon.</p>
+
+<p>&laquo;Cela peut para&icirc;tre &eacute;trange; mais alors, quand nous f&ucirc;mes dans la gueule
+m&ecirc;me de l'ab&icirc;me, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en
+approchions. Ayant fait mon deuil de toute esp&eacute;rance, je fus d&eacute;livr&eacute;
+d'une grande partie de cette terreur qui m'avait d'abord &eacute;cras&eacute;. Je
+suppose que c'&eacute;tait le d&eacute;sespoir qui raidissait mes nerfs.</p>
+
+<p>&laquo;Vous prendrez peut-&ecirc;tre cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous
+dis est la v&eacute;rit&eacute;: je commen&ccedil;ai &agrave; songer quelle magnifique chose c'&eacute;tait
+de mourir d'une pareille mani&egrave;re, et combien il &eacute;tait sot &agrave; moi de
+m'occuper d'un aussi vulgaire int&eacute;r&ecirc;t que ma conservation individuelle,
+en face d'une si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je
+crois que je rougis de honte quand cette id&eacute;e traversa mon esprit. Peu
+d'instants apr&egrave;s, je fus poss&eacute;d&eacute; de la plus ardente curiosit&eacute;
+relativement au tourbillon lui-m&ecirc;me. Je sentis positivement le <i>d&eacute;sir</i>
+d'explorer ses profondeurs, m&ecirc;me au prix du sacrifice que j'allais
+faire; mon principal chagrin &eacute;tait de penser que je ne pourrais jamais
+raconter &agrave; mes vieux camarades les myst&egrave;res que j'allais conna&icirc;tre.
+C'&eacute;taient l&agrave;, sans doute, de singuli&egrave;res pens&eacute;es pour occuper l'esprit
+d'un homme dans une pareille extr&eacute;mit&eacute;,&mdash;et j'ai souvent eu l'id&eacute;e
+depuis lors que les &eacute;volutions du bateau autour du gouffre m'avaient un
+peu &eacute;tourdi la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Il y eut une autre circonstance qui contribua &agrave; me rendre ma&icirc;tre de
+moi-m&ecirc;me; ce fut la compl&egrave;te cessation du vent, qui ne pouvait plus nous
+atteindre dans notre situation actuelle:&mdash;car, comme vous pouvez en
+juger par vous-m&ecirc;me, la ceinture d'&eacute;cume est consid&eacute;rablement au-dessous
+du niveau g&eacute;n&eacute;ral de l'Oc&eacute;an, et ce dernier nous dominait maintenant
+comme la cr&ecirc;te d'une haute et noire montagne. Si vous ne vous &ecirc;tes
+jamais trouv&eacute; en mer par une grosse temp&ecirc;te, vous ne pouvez vous faire
+une id&eacute;e du trouble d'esprit occasionn&eacute; par l'action simultan&eacute;e du vent
+et des embruns. Cela vous aveugle, vous &eacute;tourdit, vous &eacute;trangle et vous
+&ocirc;te toute facult&eacute; d'action ou de r&eacute;flexion. Mais nous &eacute;tions maintenant
+grandement soulag&eacute;s de tous ces embarras,&mdash;comme ces mis&eacute;rables
+condamn&eacute;s &agrave; mort, &agrave; qui on accorde dans leur prison quelques petites
+faveurs qu'on leur refusait tant que l'arr&ecirc;t n'&eacute;tait pas prononc&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Combien de fois f&icirc;mes-nous le tour de cette ceinture, il m'est
+impossible de le dire. Nous cour&ucirc;mes tout autour, pendant une heure &agrave;
+peu pr&egrave;s; nous volions plut&ocirc;t que nous ne flottions, et nous nous
+rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et
+toujours plus pr&egrave;s, toujours plus pr&egrave;s de son &eacute;pouvantable ar&ecirc;te
+int&eacute;rieure.</p>
+
+<p>&laquo;Pendant tout ce temps, je n'avais pas l&acirc;ch&eacute; le boulon. Mon fr&egrave;re &eacute;tait
+&agrave; l'arri&egrave;re, se tenant &agrave; une petite barrique vide, solidement attach&eacute;e
+sous l'&eacute;chauguette, derri&egrave;re l'habitacle; c'&eacute;tait le seul objet du bord
+qui n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; balay&eacute; quand le coup de temps nous avait surpris.</p>
+
+<p>&laquo;Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il l&acirc;cha le
+baril et t&acirc;cha de saisir l'anneau, que, dans l'agonie de sa terreur, il
+s'effor&ccedil;ait d'arracher de mes mains, et qui n'&eacute;tait pas assez large pour
+nous donner s&ucirc;rement prise &agrave; tous deux. Je n'ai jamais &eacute;prouv&eacute; de
+douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille
+action,&mdash;quoique je visse bien qu'alors il &eacute;tait insens&eacute; et que la pure
+frayeur en avait fait un fou furieux.</p>
+
+<p>&laquo;N&eacute;anmoins, je ne cherchai pas &agrave; lui disputer la place. Je savais bien
+qu'il importait fort peu &agrave; qui appartiendrait l'anneau; je lui laissai
+le boulon, et m'en allai au baril de l'arri&egrave;re. Il n'y avait pas grande
+difficult&eacute; &agrave; op&eacute;rer cette man&oelig;uvre; car le semaque filait en rond avec
+assez d'aplomb et assez droit sur sa quille, pouss&eacute; quelquefois &ccedil;&agrave; et l&agrave;
+par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. &Agrave; peine
+m'&eacute;tais-je arrang&eacute; dans ma nouvelle position, que nous donn&acirc;mes une
+violente embard&eacute;e &agrave; tribord, et que nous piqu&acirc;mes la t&ecirc;te la premi&egrave;re
+dans l'ab&icirc;me. Je murmurai une rapide pri&egrave;re &agrave; Dieu, et je pensai que
+tout &eacute;tait fini.</p>
+
+<p>&laquo;Comme je subissais l'effet douloureusement naus&eacute;abond de la descente,
+je m'&eacute;tais instinctivement cramponn&eacute; au baril avec plus d'&eacute;nergie, et
+j'avais ferm&eacute; les yeux. Pendant quelque secondes, je n'osai pas les
+ouvrir,&mdash;m'attendant &agrave; une destruction instantan&eacute;e et m'&eacute;tonnant de ne
+pas d&eacute;j&agrave; en &ecirc;tre aux angoisses supr&ecirc;mes de l'immersion. Mais les
+secondes s'&eacute;coulaient; je vivais encore. La sensation de chute avait
+cess&eacute;, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup &agrave; ce qu'il &eacute;tait
+d&eacute;j&agrave;, quand nous &eacute;tions pris dans la ceinture d'&eacute;cume, &agrave; l'exception que
+maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et
+regardai une fois encore le tableau.</p>
+
+<p>&laquo;Jamais je n'oublierai les sensations d'effroi, d'horreur et
+d'admiration que j'&eacute;prouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau
+semblait suspendu comme par magie, &agrave; mi-chemin de sa chute, sur la
+surface int&eacute;rieure d'un entonnoir d'une vaste circonf&eacute;rence, d'une
+profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies,
+auraient pu &ecirc;tre prises pour de l'&eacute;b&egrave;ne, sans l'&eacute;blouissante v&eacute;locit&eacute;
+avec laquelle elles pirouettaient et l'&eacute;tincelante et horrible clart&eacute;
+qu'elles r&eacute;percutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce
+trou circulaire que j'ai d&eacute;j&agrave; d&eacute;crit, ruisselaient en un fleuve d'or et
+de splendeur le long des murs noirs et p&eacute;n&eacute;traient jusque dans les plus
+intimes profondeurs de l'ab&icirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;D'abord, j'&eacute;tais trop troubl&eacute; pour observer n'importe quoi avec quelque
+exactitude. L'explosion g&eacute;n&eacute;rale de cette magnificence terrifique &eacute;tait
+tout ce que je pouvais voir. N&eacute;anmoins, quand je revins un peu &agrave; moi,
+mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette
+direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle &agrave; cause de la
+situation de notre semaque qui &eacute;tait suspendu sur la surface inclin&eacute;e du
+gouffre; il courait toujours sur sa quille, c'est-&agrave;-dire que son pont
+formait un plan parall&egrave;le &agrave; celui de l'eau, qui faisait comme un talus
+inclin&eacute; &agrave; plus de 45 degr&eacute;s, de sorte que nous avions l'air de nous
+soutenir sur notre c&ocirc;t&eacute;. Je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de remarquer,
+toutefois, que je n'avais gu&egrave;re plus de peine &agrave; me retenir des mains et
+des pieds, dans cette situation, que si nous avions &eacute;t&eacute; sur un plan
+horizontal; et cela tenait, je suppose, &agrave; la v&eacute;locit&eacute; avec laquelle nous
+tournions.</p>
+
+<p>&laquo;Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de l'immense
+gouffre; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, &agrave; cause
+d'un &eacute;pais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel
+planait un magnifique arc-en-ciel, semblable &agrave; ce pont &eacute;troit et
+vacillant que les musulmans affirment &ecirc;tre le seul passage entre le
+Temps et l'&Eacute;ternit&eacute;. Ce brouillard ou cette &eacute;cume &eacute;tait sans doute
+occasionn&eacute; par le conflit des grands murs de l'entonnoir, quand ils se
+rencontraient et se brisaient au fond;&mdash;quant au hurlement qui montait
+de ce brouillard vers le ciel, je n'essayerai pas de le d&eacute;crire.</p>
+
+<p>&laquo;Notre premi&egrave;re glissade dans l'ab&icirc;me, &agrave; partir de la ceinture d'&eacute;cume,
+nous avait port&eacute;s &agrave; une grande distance sur la pente; mais
+post&eacute;rieurement notre descente ne s'effectua pas aussi rapidement, &agrave;
+beaucoup pr&egrave;s. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus
+avec un mouvement uniforme, mais avec des &eacute;lans qui parfois ne nous
+projetaient qu'&agrave; une centaine de yards, et d'autres fois nous faisaient
+accomplir une &eacute;volution compl&egrave;te autour du tourbillon. &Agrave; chaque tour,
+nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais d'une
+mani&egrave;re tr&egrave;s-sensible.</p>
+
+<p>&laquo;Je regardai au large sur le vaste d&eacute;sert d'&eacute;b&egrave;ne qui nous portait, et
+je m'aper&ccedil;us que notre barque n'&eacute;tait pas le seul objet qui f&ucirc;t tomb&eacute;
+dans l'&eacute;treinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on
+voyait des d&eacute;bris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs
+d'arbres, ainsi que bon nombre d'articles plus petits, tels que des
+pi&egrave;ces de mobilier, des malles bris&eacute;es, des barils et des douves. J'ai
+d&eacute;j&agrave; d&eacute;crit la curiosit&eacute; surnaturelle qui s'&eacute;tait substitu&eacute;e &agrave; mes
+primitives terreurs. Il me sembla qu'elle augmentait &agrave; mesure que je me
+rapprochais de mon &eacute;pouvantable destin&eacute;e. Je commen&ccedil;ai alors &agrave; &eacute;pier
+avec un &eacute;trange int&eacute;r&ecirc;t les nombreux objets qui flottaient en notre
+compagnie. Il <i>fallait</i> que j'eusse le d&eacute;lire,&mdash;car je trouvais m&ecirc;me une
+sorte d'<i>amusement</i> &agrave; calculer les vitesses relatives de leur descente
+vers le tourbillon d'&eacute;cume.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Ce sapin, me surpris-je une fois &agrave; dire, sera certainement la
+premi&egrave;re chose qui fera le terrible plongeon et qui dispara&icirc;tra;&mdash;et je
+fus fort d&eacute;sappoint&eacute; de voir qu'un b&acirc;timent de commerce hollandais avait
+pris les devants et s'&eacute;tait engouffr&eacute; le premier. &Agrave; la longue, apr&egrave;s
+avoir fait quelques conjectures de cette nature, et m'&ecirc;tre toujours
+tromp&eacute;,&mdash;ce fait,&mdash;le fait de mon invariable m&eacute;compte,&mdash;me jeta dans un
+ordre de r&eacute;flexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre
+mon c&oelig;ur encore plus lourdement.</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'&eacute;tait pas une nouvelle terreur qui m'affectait ainsi, mais l'aube
+d'une esp&eacute;rance bien plus &eacute;mouvante. Cette esp&eacute;rance surgissait en
+partie de la m&eacute;moire, en partie de l'observation pr&eacute;sente. Je me
+rappelai l'immense vari&eacute;t&eacute; d'&eacute;paves qui jonchaient la c&ocirc;te de Lofoden,
+et qui avaient toutes &eacute;t&eacute; absorb&eacute;es et revomies par le Moskoe-Strom. Ces
+articles, pour la plus grande partie, &eacute;taient d&eacute;chir&eacute;s de la mani&egrave;re la
+plus extraordinaire,&mdash;&eacute;raill&eacute;s, &eacute;corch&eacute;s, au point qu'ils avaient l'air
+d'&ecirc;tre tout garnis de pointes et d'esquilles.&mdash;Mais je me rappelais
+distinctement alors qu'il y en avait quelques-uns qui n'&eacute;taient pas
+d&eacute;figur&eacute;s du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette
+diff&eacute;rence qu'en supposant que les fragments &eacute;corch&eacute;s fussent les seuls
+qui eussent &eacute;t&eacute; compl&egrave;tement absorb&eacute;s,&mdash;les autres &eacute;tant entr&eacute;s dans le
+tourbillon &agrave; une p&eacute;riode assez avanc&eacute;e de la mar&eacute;e, ou, apr&egrave;s y &ecirc;tre
+entr&eacute;s, &eacute;tant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez
+lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du
+reflux,&mdash;suivant le cas. Je concevais qu'il &eacute;tait possible, dans les
+deux cas, qu'ils eussent remont&eacute;, en tourbillonnant de nouveau jusqu'au
+niveau de l'Oc&eacute;an, sans subir le sort de ceux qui avaient &eacute;t&eacute; entra&icirc;n&eacute;s
+de meilleure heure ou absorb&eacute;s plus rapidement.</p>
+
+<p>&laquo;Je fis aussi trois observations importantes: la premi&egrave;re, que,&mdash;r&egrave;gle
+g&eacute;n&eacute;rale,&mdash;plus les corps &eacute;taient gros, plus leur descente &eacute;tait
+rapide;&mdash;la seconde, que, deux masses &eacute;tant donn&eacute;es, d'une &eacute;gale
+&eacute;tendue, l'une sph&eacute;rique et l'autre de <i>n'importe quelle autre forme</i>,
+la sup&eacute;riorit&eacute; de vitesse dans la descente &eacute;tait pour la sph&egrave;re la
+troisi&egrave;me,&mdash;que, de deux masses d'un volume &eacute;gal, l'une cylindrique et
+l'autre de n'importe quelle autre forme, le cylindre &eacute;tait absorb&eacute; le
+plus lentement.</p>
+
+<p>&laquo;Depuis ma d&eacute;livrance, j'ai eu &agrave; ce sujet quelques conversations avec un
+vieux ma&icirc;tre d'&eacute;cole du district; et c'est de lui que j'ai appris
+l'usage des mots cylindre et sph&egrave;re. Il m'a expliqu&eacute;&mdash;mais j'ai oubli&eacute;
+l'explication&mdash;que ce que j'avais observ&eacute; &eacute;tait la cons&eacute;quence naturelle
+de la forme des d&eacute;bris flottants, et il m'a d&eacute;montr&eacute; comment un
+cylindre, tournant dans un tourbillon, pr&eacute;sentait plus de r&eacute;sistance &agrave;
+sa succion et &eacute;tait attir&eacute; avec plus de difficult&eacute; qu'un corps d'une
+autre forme quelconque et d'un volume &eacute;gal<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p>
+
+<p>&laquo;Il y avait une circonstance saisissante qui donnait une grande force &agrave;
+ces observations, et me rendait anxieux de les v&eacute;rifier: c'&eacute;tait qu'&agrave;
+chaque r&eacute;volution nous passions devant un baril ou devant une vergue ou
+un m&acirc;t de navire, et que la plupart de ces objets, nageant &agrave; notre
+niveau quand j'avais ouvert les yeux pour la premi&egrave;re fois sur les
+merveilles du tourbillon, &eacute;taient maintenant situ&eacute;s bien au-dessus de
+nous et semblaient n'avoir gu&egrave;re boug&eacute; de leur position premi&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'h&eacute;sitai pas plus longtemps sur ce que j'avais &agrave; faire. Je r&eacute;solus
+de m'attacher avec confiance &agrave; la barrique que je tenais toujours
+embrass&eacute;e, de larguer le c&acirc;ble qui la retenait &agrave; la cage, et de me jeter
+avec elle &agrave; la mer. Je m'effor&ccedil;ai d'attirer par signes l'attention de
+mon fr&egrave;re sur les barils flottants aupr&egrave;s desquels nous passions, et je
+fis tout ce qui &eacute;tait en mon pouvoir pour lui faire comprendre ce que
+j'allais tenter. Je crus &agrave; la longue qu'il avait devin&eacute; mon dessein
+mais, qu'il l'e&ucirc;t ou ne l'e&ucirc;t pas saisi, il secoua la t&ecirc;te avec
+d&eacute;sespoir et refusa de quitter sa place pr&egrave;s du boulon. Il m'&eacute;tait
+impossible de m'emparer de lui; la conjoncture ne permettait pas de
+d&eacute;lai. Ainsi, avec une am&egrave;re angoisse, je l'abandonnai &agrave; sa destin&eacute;e; je
+m'attachai moi-m&ecirc;me &agrave; la barrique avec le c&acirc;ble qui l'amarrait &agrave;
+l'&eacute;chauguette, et, sans h&eacute;siter un moment de plus, je me pr&eacute;cipitai avec
+elle dans la mer.</p>
+
+<p>&laquo;Le r&eacute;sultat fut pr&eacute;cis&eacute;ment ce que j'esp&eacute;rais. Comme c'est moi-m&ecirc;me qui
+vous raconte cette histoire,&mdash;comme vous voyez que j'ai &eacute;chapp&eacute;,&mdash;et
+comme vous connaissez d&eacute;j&agrave; le mode de salut que j'employai et pouvez d&egrave;s
+lors pr&eacute;voir tout ce que j'aurais de plus &agrave; vous dire, j'abr&eacute;gerai mon
+r&eacute;cit et j'irai droit &agrave; la conclusion.</p>
+
+<p>&laquo;Il s'&eacute;tait &eacute;coul&eacute; une heure environ depuis que j'avais quitt&eacute; le bord
+du semaque, quand, &eacute;tant descendu &agrave; une vaste distance au-dessous de
+moi, il fit coup sur coup trois ou quatre tours pr&eacute;cipit&eacute;s, et,
+emportant mon fr&egrave;re bien-aim&eacute;, piqua de l'avant d&eacute;cid&eacute;ment et pour
+toujours, dans le chaos d'&eacute;cume. Le baril auquel j'&eacute;tais attach&eacute; nageait
+presque &agrave; moiti&eacute; chemin de la distance qui s&eacute;parait le fond du gouffre
+de l'endroit o&ugrave; je m'&eacute;tais pr&eacute;cipit&eacute; par dessus bord, quand un grand
+changement eut lieu dans le caract&egrave;re du tourbillon. La pente des parois
+du vaste entonnoir se fit de moins en moins escarp&eacute;e. Les &eacute;volutions du
+tourbillon devinrent graduellement de moins en moins rapides. Peu &agrave; peu
+l'&eacute;cume et l'arc-en-ciel disparurent, et le fond du gouffre sembla
+s'&eacute;lever lentement.</p>
+
+<p>&laquo;Le ciel &eacute;tait clair, le vent &eacute;tait tomb&eacute;, et la pleine lune se couchait
+radieusement &agrave; l'ouest, quand je me retrouvai &agrave; la surface de l'Oc&eacute;an,
+juste en vue de la c&ocirc;te de Lofoden, et au-dessus de l'endroit o&ugrave; &eacute;tait
+<i>nagu&egrave;re</i> le tourbillon du Moskoe-Strom. C'&eacute;tait l'heure de
+l'accalmie,&mdash;mais la mer se soulevait toujours en vagues &eacute;normes par
+suite de la temp&ecirc;te. Je fus port&eacute; violemment dans le canal du Strom et
+jet&eacute; en quelques minutes &agrave; la c&ocirc;te, parmi les p&ecirc;cheries. Un bateau me
+rep&ecirc;cha,&mdash;&eacute;puis&eacute; de fatigue;&mdash;et, maintenant que le danger avait
+disparu, le souvenir de ces horreurs m'avait rendu muet. Ceux qui me
+tir&egrave;rent &agrave; bord &eacute;taient mes vieux camarades de mer et mes compagnons de
+chaque jour,&mdash;mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu'ils n'auraient
+reconnu un voyageur revenu du monde des esprits. Mes cheveux, qui la
+veille &eacute;taient d'un noir de corbeau, &eacute;taient aussi blancs que vous les
+voyez maintenant. Ils dirent aussi que toute l'expression de ma
+physionomie &eacute;tait chang&eacute;e. Je leur contai mon histoire,&mdash;ils ne
+voulurent pas y croire.&mdash;Je vous la raconte, &agrave; vous, maintenant, et
+j'ose &agrave; peine esp&eacute;rer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants
+p&ecirc;cheurs de Lofoden.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LA_VERITE_SUR_LE_CAS_DE_M_VALDEMAR" id="LA_VERITE_SUR_LE_CAS_DE_M_VALDEMAR"></a><a href="#toc">LA V&Eacute;RIT&Eacute; SUR LE CAS DE M. VALDEMAR</a></h2>
+
+<p>Que le cas extraordinaire de M. Valdemar ait excit&eacute; une discussion, il
+n'y a certes pas lieu de s'en &eacute;tonner. C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un miracle qu'il n'en
+f&ucirc;t pas ainsi,&mdash;particuli&egrave;rement dans de telles circonstances. Le d&eacute;sir
+de toutes les parties int&eacute;ress&eacute;es &agrave; tenir l'affaire secr&egrave;te, au moins
+pour le pr&eacute;sent ou en attendant l'opportunit&eacute; d'une nouvelle
+investigation, et nos efforts pour y r&eacute;ussir ont laiss&eacute; place &agrave; un r&eacute;cit
+tronqu&eacute; ou exag&eacute;r&eacute; qui s'est propag&eacute; dans le public, et qui, pr&eacute;sentant
+l'affaire sous les couleurs les plus d&eacute;sagr&eacute;ablement fausses, est
+naturellement devenu la source d'un grand discr&eacute;dit.</p>
+
+<p>Il est maintenant devenu n&eacute;cessaire que je donne les faits, autant du
+moins que je les comprends moi-m&ecirc;me. Succinctement les voici:</p>
+
+<p>Mon attention, dans ces trois derni&egrave;res ann&eacute;es, avait &eacute;t&eacute; &agrave; plusieurs
+reprises attir&eacute;e vers le magn&eacute;tisme; et, il y a environ neuf mois, cette
+pens&eacute;e frappa presque soudainement mon esprit que, dans la s&eacute;rie des
+exp&eacute;riences faites jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, il y avait une tr&egrave;s-remarquable et
+tr&egrave;s-inexplicable lacune:&mdash;personne n'avait encore &eacute;t&eacute; magn&eacute;tis&eacute; <i>in
+articulo mortis</i>. Restait &agrave; savoir, d'abord si dans un pareil &eacute;tat
+existait chez le patient une r&eacute;ceptibilit&eacute; quelconque de l'influx
+magn&eacute;tique; en second lieu, si, dans le cas d'affirmative, elle &eacute;tait
+att&eacute;nu&eacute;e ou augment&eacute;e par la circonstance; troisi&egrave;mement, jusqu'&agrave; quel
+point et pour combien de temps les empi&eacute;tements de la mort pouvaient
+&ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute;s par l'op&eacute;ration. Il y avait d'autres points &agrave; v&eacute;rifier,
+mais ceux-ci excitaient le plus ma curiosit&eacute;,&mdash;particuli&egrave;rement le
+dernier, &agrave; cause du caract&egrave;re immens&eacute;ment grave de ses cons&eacute;quences.</p>
+
+<p>En cherchant autour de moi un sujet au moyen duquel je pusse &eacute;clairer
+ces points, je fus amen&eacute; &agrave; jeter les yeux sur mon ami, M. Ernest
+Valdemar, le compilateur bien connu de la <i>Bibliotheca forensica</i>, et
+auteur (sous le pseudonyme d'Issachar Marx) des traductions polonaises
+de <i>Wallenstein</i> et de <i>Gargantua</i>. M. Valdemar, qui r&eacute;sidait
+g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; Harlem (New York) depuis l'ann&eacute;e 1839, est ou &eacute;tait
+particuli&egrave;rement remarquable par l'excessive maigreur de sa
+personne,&mdash;ses membres inf&eacute;rieurs ressemblant beaucoup &agrave; ceux de John
+Randolph,&mdash;et aussi par la blancheur de ses favoris qui faisaient
+contraste avec sa chevelure noire, que chacun prenait cons&eacute;quemment pour
+une perruque. Son temp&eacute;rament &eacute;tait singuli&egrave;rement nerveux et en faisait
+un excellent sujet pour les exp&eacute;riences magn&eacute;tiques. Dans deux ou trois
+occasions, je l'avais amen&eacute; &agrave; dormir sans grande difficult&eacute;; mais je fus
+d&eacute;sappoint&eacute; quant aux autres r&eacute;sultats que sa constitution particuli&egrave;re
+m'avait naturellement fait esp&eacute;rer. Sa volont&eacute; n'&eacute;tait jamais
+positivement ni enti&egrave;rement soumise &agrave; mon influence, et relativement &agrave;
+la <i>clairvoyance</i> je ne r&eacute;ussis &agrave; faire avec lui rien sur quoi l'on p&ucirc;t
+faire fond. J'avais toujours attribu&eacute; mon insucc&egrave;s sur ces points au
+d&eacute;rangement de sa sant&eacute;. Quelques mois avant l'&eacute;poque o&ugrave; je fis sa
+connaissance, les m&eacute;decins l'avaient d&eacute;clar&eacute; atteint d'une phtisie bien
+caract&eacute;ris&eacute;e. C'&eacute;tait &agrave; vrai dire sa coutume de parler de sa fin
+prochaine avec beaucoup de sang-froid, comme d'une chose qui ne pouvait
+&ecirc;tre ni &eacute;vit&eacute;e ni regrett&eacute;e.</p>
+
+<p>Quand ces id&eacute;es, que j'exprimais tout &agrave; l'heure, me vinrent pour la
+premi&egrave;re fois, il &eacute;tait tr&egrave;s-naturel que je pensasse &agrave; M. Valdemar. Je
+connaissais trop bien la solide philosophie de l'homme pour redouter
+quelques scrupules de sa part, et il n'avait point de parents en
+Am&eacute;rique qui pussent plausiblement intervenir. Je lui parlai franchement
+de la chose; et, &agrave; ma grande surprise, il parut y prendre un int&eacute;r&ecirc;t
+tr&egrave;s-vif. Je dis &agrave; ma grande surprise, car, quoiqu'il e&ucirc;t toujours
+gracieusement livr&eacute; sa personne &agrave; mes exp&eacute;riences, il n'avait jamais
+t&eacute;moign&eacute; de sympathie pour mes &eacute;tudes. Sa maladie &eacute;tait de celles qui
+admettent un calcul exact relativement &agrave; l'&eacute;poque de leur <i>d&eacute;no&ucirc;ment</i>;
+et il fut finalement convenu entre nous qu'il m'enverrait chercher
+vingt-quatre heures avant le terme marqu&eacute; par les m&eacute;decins pour sa mort.</p>
+
+<p>Il y a maintenant sept mois pass&eacute;s que je re&ccedil;us de M. Valdemar le billet
+suivant:</p>
+
+<p class="i">&laquo;Mon cher P...,</p>
+
+<p>&laquo;Vous pouvez aussi bien venir <i>maintenant</i>. D... et F... s'accordent &agrave;
+dire que je n'irai pas, demain, au del&agrave; de minuit; et je crois qu'ils
+ont calcul&eacute; juste, ou bien peu s'en faut.</p>
+
+<p class="i">&laquo;VALDEMAR.&raquo;</p>
+
+<p>Je recevais ce billet une demi-heure apr&egrave;s qu'il m'&eacute;tait &eacute;crit, et, en
+quinze minutes au plus, j'&eacute;tais dans la chambre du mourant. Je ne
+l'avais pas vu depuis dix jours, et je fus effray&eacute; de la terrible
+alt&eacute;ration que ce court intervalle avait produite en lui. Sa face &eacute;tait
+d'une couleur de plomb; les yeux &eacute;taient enti&egrave;rement &eacute;teints, et
+l'amaigrissement &eacute;tait si remarquable que les pommettes avaient crev&eacute; la
+peau. L'expectoration &eacute;tait excessive; le pouls &agrave; peine sensible. Il
+conservait n&eacute;anmoins d'une mani&egrave;re fort singuli&egrave;re toutes ses facult&eacute;s
+spirituelles et une certaine quantit&eacute; de force physique. Il parlait
+distinctement,&mdash;prenait sans aide quelques drogues palliatives,&mdash;et,
+quand j'entrai dans la chambre, il &eacute;tait occup&eacute; &agrave; &eacute;crire quelques notes
+sur un agenda. Il &eacute;tait soutenu dans son lit par des oreillers. Les
+docteurs D... et F... lui donnaient leurs soins.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir serr&eacute; la main de Valdemar, je pris ces messieurs &agrave; part et
+j'obtins un compte rendu minutieux de l'&eacute;tat du malade. Le poumon gauche
+&eacute;tait depuis dix-huit mois dans un &eacute;tat semi-osseux ou cartilagineux, et
+cons&eacute;quemment tout &agrave; fait impropre &agrave; toute fonction vitale. Le droit,
+dans sa r&eacute;gion sup&eacute;rieure, s'&eacute;tait aussi ossifi&eacute;, sinon en totalit&eacute;, du
+moins partiellement, pendant que la partie inf&eacute;rieure n'&eacute;tait plus
+qu'une masse de tubercules purulents, se p&eacute;n&eacute;trant les uns les autres.
+Il existait plusieurs perforations profondes, et en un certain point il
+y avait adh&eacute;rence permanente des c&ocirc;tes. Ces ph&eacute;nom&egrave;nes du lobe droit
+&eacute;taient de date comparativement r&eacute;cente. L'ossification avait march&eacute;
+avec une rapidit&eacute; tr&egrave;s-insolite&mdash;un mois auparavant on n'en d&eacute;couvrait
+encore aucun sympt&ocirc;me&mdash;et l'adh&eacute;rence n'avait &eacute;t&eacute; remarqu&eacute;e que dans ces
+trois derniers jours. Ind&eacute;pendamment de la phtisie, on soup&ccedil;onnait un
+an&eacute;vrisme de l'aorte, mais sur ce point les sympt&ocirc;mes d'ossification
+rendaient impossible tout diagnostic exact. L'opinion des deux m&eacute;decins
+&eacute;tait que M. Valdemar mourrait le lendemain dimanche vers minuit. Nous
+&eacute;tions au samedi, et il &eacute;tait sept heures du soir.</p>
+
+<p>En quittant le chevet du moribond pour causer avec moi, les docteurs
+D... et F... lui avaient dit un supr&ecirc;me adieu. Ils n'avaient pas
+l'intention de revenir; mais, &agrave; ma requ&ecirc;te, ils consentirent &agrave; venir
+voir le patient vers dix heures de la nuit.</p>
+
+<p>Quand ils furent partis, je causai librement avec M. Valdemar de sa mort
+prochaine, et plus particuli&egrave;rement de l'exp&eacute;rience que nous nous &eacute;tions
+propos&eacute;e. Il se montra toujours plein de bon vouloir; il t&eacute;moigna m&ecirc;me
+un vif d&eacute;sir de cette exp&eacute;rience et me pressa de commencer tout de
+suite. Deux domestiques, un homme et une femme, &eacute;taient l&agrave; pour donner
+leurs soins; mais je ne me sentis pas tout &agrave; fait libre de m'engager
+dans une t&acirc;che d'une telle gravit&eacute; sans autres t&eacute;moignages plus
+rassurants que ceux que pourraient produire ces gens-l&agrave; en cas
+d'accident soudain. Je renvoyais donc l'op&eacute;ration &agrave; huit heures, quand
+l'arriv&eacute;e d'un &eacute;tudiant en m&eacute;decine, avec lequel j'&eacute;tais un peu li&eacute;, M.
+Th&eacute;odore L..., me tira d&eacute;finitivement d'embarras. Primitivement j'avais
+r&eacute;solu d'attendre les m&eacute;decins; mais je fus induit &agrave; commencer tout de
+suite, d'abord par les sollicitations de M. Valdemar, en second lieu par
+la conviction que je n'avais pas un instant &agrave; perdre, car il s'en allait
+&eacute;videmment.</p>
+
+<p>M. L... fut assez bon pour acc&eacute;der au d&eacute;sir que j'exprimai qu'il pr&icirc;t
+des notes de tout ce qui surviendrait; et c'est d'apr&egrave;s son
+proc&egrave;s-verbal que je d&eacute;calque pour ainsi dire mon r&eacute;cit. Quand je n'ai
+pas condens&eacute;, j'ai copi&eacute; mot pour mot.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait environ huit heures moins cinq, quand, prenant la main du
+patient, je le priai de confirmer &agrave; M. L..., aussi distinctement qu'il
+le pourrait, que c'&eacute;tait son formel d&eacute;sir, &agrave; lui Valdemar, que je fisse
+une exp&eacute;rience magn&eacute;tique sur lui, dans de telles conditions.</p>
+
+<p>Il r&eacute;pliqua faiblement, mais tr&egrave;s-distinctement: &laquo;Oui, je d&eacute;sire &ecirc;tre
+magn&eacute;tis&eacute;&raquo;; ajoutant imm&eacute;diatement apr&egrave;s: &laquo;Je crains bien que vous
+n'ayez diff&eacute;r&eacute; trop longtemps.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant qu'il parlait, j'avais commenc&eacute; les passes que j'avais d&eacute;j&agrave;
+reconnues les plus efficaces pour l'endormir. Il fut &eacute;videmment
+influenc&eacute; par le premier mouvement de ma main qui traversa son front;
+mais, quoique je d&eacute;ployasse toute ma puissance, aucun autre effet
+sensible ne se manifesta jusqu'&agrave; dix heures dix minutes, quand les
+m&eacute;decins D... et F... arriv&egrave;rent au rendez-vous. Je leur expliquai en
+peu de mots mon dessein; et, comme ils n'y faisaient aucune objection,
+disant que le patient &eacute;tait d&eacute;j&agrave; dans sa p&eacute;riode d'agonie, je continuai
+sans h&eacute;sitation, changeant toutefois les passes lat&eacute;rales en passes
+longitudinales, et concentrant tout mon regard juste dans l'&oelig;il du
+moribond.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, son pouls devint imperceptible, et sa respiration
+obstru&eacute;e et marquant un intervalle d'une demi-minute.</p>
+
+<p>Cet &eacute;tat dura un quart d'heure, presque sans changement. &Agrave; l'expiration
+de cette p&eacute;riode, n&eacute;anmoins, un soupir naturel, quoique horriblement
+profond, s'&eacute;chappa du sein du moribond, et la respiration ronflante
+cessa, c'est-&agrave;-dire que son ronflement ne fut plus sensible; les
+intervalles n'&eacute;taient pas diminu&eacute;s. Les extr&eacute;mit&eacute;s du patient &eacute;taient
+d'un froid de glace.</p>
+
+<p>&Agrave; onze heures moins cinq minutes, j'aper&ccedil;us des sympt&ocirc;mes non &eacute;quivoques
+de l'influence magn&eacute;tique. Le vacillement vitreux de l'&oelig;il s'&eacute;tait
+chang&eacute; en cette expression p&eacute;nible de regard <i>en dedans</i> qui ne se voit
+jamais que dans les cas de somnambulisme et &agrave; laquelle il est impossible
+de se m&eacute;prendre; avec quelques passes lat&eacute;rales rapides, je fis palpiter
+les paupi&egrave;res, comme quand le sommeil nous prend, et, en insistant un
+peu, je les fermai tout &agrave; fait. Ce n'&eacute;tait pas assez pour moi, et je
+continuai mes exercices vigoureusement et avec la plus intense
+projection de volont&eacute; jusqu'&agrave; ce que j'eusse compl&egrave;tement paralys&eacute; les
+membres du dormeur, apr&egrave;s les avoir plac&eacute;s dans une position en
+apparence commode. Les jambes &eacute;taient tout &agrave; fait allong&eacute;es, les bras &agrave;
+peu pr&egrave;s &eacute;tendus, et reposant sur le lit &agrave; une distance m&eacute;diocre des
+reins. La t&ecirc;te &eacute;tait tr&egrave;s-l&eacute;g&egrave;rement &eacute;lev&eacute;e.</p>
+
+<p>Quand j'eus fait tout cela, il &eacute;tait minuit sonn&eacute;, et je priai ces
+messieurs d'examiner la situation de M. Valdemar. Apr&egrave;s quelques
+exp&eacute;riences, ils reconnurent qu'il &eacute;tait dans un &eacute;tat de catalepsie<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>
+magn&eacute;tique extraordinairement parfaite. La curiosit&eacute; des deux m&eacute;decins
+&eacute;tait grandement excit&eacute;e. Le docteur D... r&eacute;solut tout &agrave; coup de passer
+toute la nuit aupr&egrave;s du patient, pendant que le docteur F... prit cong&eacute;
+de nous en promettant de revenir au petit jour; M. L... et les
+gardes-malades rest&egrave;rent.</p>
+
+<p>Nous laiss&acirc;mes M. Valdemar absolument tranquille jusqu'&agrave; trois heures du
+matin; alors, je m'approchai de lui et le trouvai exactement dans le
+m&ecirc;me &eacute;tat que quand le docteur F... &eacute;tait parti,&mdash;c'est-&agrave;-dire qu'il
+&eacute;tait &eacute;tendu dans la m&ecirc;me position; que le pouls &eacute;tait imperceptible, la
+respiration douce, &agrave; peine sensible&mdash;except&eacute; par l'application d'un
+miroir aux l&egrave;vres, les yeux ferm&eacute;s naturellement, et les membres aussi
+rigides et aussi froids que du marbre. Toutefois, l'apparence g&eacute;n&eacute;rale
+n'&eacute;tait certainement pas celle de la mort.</p>
+
+<p>En approchant de M. Valdemar, je fis une esp&egrave;ce de demi-effort pour
+d&eacute;terminer son bras droit &agrave; suivre le mien dans les mouvements que je
+d&eacute;crivais doucement &ccedil;&agrave; et l&agrave; au-dessus de sa personne. Autrefois, quand
+j'avais tent&eacute; ces exp&eacute;riences avec le patient, elles n'avaient jamais
+pleinement r&eacute;ussi, et assur&eacute;ment je n'esp&eacute;rais gu&egrave;re mieux r&eacute;ussir cette
+fois; mais, &agrave; mon grand &eacute;tonnement, son bras suivit tr&egrave;s-doucement,
+quoique les indiquant faiblement, toutes les directions que le mien lui
+assigna. Je me d&eacute;terminai &agrave; essayer quelques mots de conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Valdemar, dis-je, dormez-vous?</p>
+
+<p>Il ne r&eacute;pondit pas, mais j'aper&ccedil;us un tremblement sur ses l&egrave;vres, et je
+fus oblig&eacute; de r&eacute;p&eacute;ter ma question une seconde et une troisi&egrave;me fois. &Agrave;
+la troisi&egrave;me tout son &ecirc;tre fut agit&eacute; d'un l&eacute;ger fr&eacute;missement; les
+paupi&egrave;res se soulev&egrave;rent d'elles-m&ecirc;mes comme pour d&eacute;voiler une ligne
+blanche du globe; les l&egrave;vres remu&egrave;rent paresseusement et laiss&egrave;rent
+&eacute;chapper ces mots dans un murmure &agrave; peine intelligible:</p>
+
+<p>&mdash;Oui; je dors maintenant. Ne m'&eacute;veillez pas!...&mdash;Laissez-moi mourir
+ainsi!</p>
+
+<p>Je t&acirc;tai les membres et les trouvai toujours aussi rigides. Le bras
+droit, comme tout &agrave; l'heure, ob&eacute;issait &agrave; la direction de ma main. Je
+questionnai de nouveau le somnambule.</p>
+
+<p>&mdash;Vous sentez-vous toujours mal &agrave; la poitrine, monsieur Valdemar?</p>
+
+<p>La r&eacute;ponse ne fut pas imm&eacute;diate; elle fut encore moins accentu&eacute;e que la
+premi&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Mal?&mdash;non,&mdash;je meurs.</p>
+
+<p>Je ne jugeai pas convenable de le tourmenter davantage pour le moment,
+et il ne se dit, il ne se fit rien de nouveau jusqu'&agrave; l'arriv&eacute;e du
+docteur F..., qui pr&eacute;c&eacute;da un peu le lever du soleil, et &eacute;prouva un
+&eacute;tonnement sans bornes en trouvant le patient encore vivant. Apr&egrave;s avoir
+t&acirc;t&eacute; le pouls du somnambule et lui avoir appliqu&eacute; un miroir sur les
+l&egrave;vres, il me pria de lui parler encore.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Valdemar, dormez-vous toujours?</p>
+
+<p>Comme pr&eacute;c&eacute;demment, quelques minutes s'&eacute;coul&egrave;rent avant la r&eacute;ponse; et,
+durant l'intervalle, le moribond sembla rallier toute son &eacute;nergie pour
+parler. &Agrave; ma question r&eacute;p&eacute;t&eacute;e pour la quatri&egrave;me fois, il r&eacute;pondit
+tr&egrave;s-faiblement, presque inintelligiblement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, toujours;&mdash;je dors,&mdash;je meurs.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait alors l'opinion, ou plut&ocirc;t le d&eacute;sir des m&eacute;decins, qu'on perm&icirc;t &agrave;
+M. Valdemar de rester sans &ecirc;tre troubl&eacute; dans cet &eacute;tat actuel de calme
+apparent, jusqu'&agrave; ce que la mort surv&icirc;nt; et cela devait avoir lieu,&mdash;on
+fut unanime l&agrave;-dessus,&mdash;dans un d&eacute;lai de cinq minutes. Je r&eacute;solus
+cependant de lui parler encore une fois, et je r&eacute;p&eacute;tai simplement ma
+question pr&eacute;c&eacute;dente.</p>
+
+<p>Pendant que je parlais, il se fit un changement marqu&eacute; dans la
+physionomie du somnambule. Les yeux roul&egrave;rent dans leurs orbites,
+lentement d&eacute;couverts par les paupi&egrave;res qui remontaient; la peau prit un
+ton g&eacute;n&eacute;ral cadav&eacute;reux, ressemblant moins &agrave; du parchemin qu'&agrave; du papier
+blanc; et les deux taches hectiques<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a> circulaires, qui jusque-l&agrave;
+&eacute;taient vigoureusement fix&eacute;es dans le centre de chaque joue,
+s'<i>&eacute;teignirent</i> tout d'un coup. Je me sers de cette expression, parce
+que la soudainet&eacute; de leur disparition me fait penser &agrave; une bougie
+souffl&eacute;e plut&ocirc;t qu'&agrave; toute autre chose. La l&egrave;vre sup&eacute;rieure, en m&ecirc;me
+temps, se tordit en remontant au dessus des dents que tout &agrave; l'heure
+elle couvrait enti&egrave;rement, pendant que la m&acirc;choire inf&eacute;rieure tombait
+avec une saccade qui put &ecirc;tre entendue, laissant la bouche toute grande
+ouverte, et d&eacute;couvrant en plein la langue noire et boursoufl&eacute;e. Je
+pr&eacute;sume que tous les t&eacute;moins &eacute;taient familiaris&eacute;s avec les horreurs d'un
+lit de mort; mais l'aspect de M. Valdemar en ce moment &eacute;tait tellement
+hideux, hideux au del&agrave; de toute conception, que ce fut une reculade
+g&eacute;n&eacute;rale loin de la r&eacute;gion du lit.</p>
+
+<p>Je sens maintenant que je suis arriv&eacute; &agrave; un point de mon r&eacute;cit o&ugrave; le
+lecteur r&eacute;volt&eacute; me refusera toute croyance. Cependant, mon devoir est de
+continuer.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus dans M. Valdemar le plus faible sympt&ocirc;me de vitalit&eacute;:
+et, concluant qu'il &eacute;tait mort, nous le laissions aux soins des
+gardes-malades, quand un fort mouvement de vibration se manifesta dans
+la langue. Cela dura pendant une minute peut-&ecirc;tre. &Agrave; l'expiration de
+cette p&eacute;riode, des m&acirc;choires distendues et immobiles jaillit une
+voix,&mdash;une voix telle que ce serait folie d'essayer de la d&eacute;crire. Il y
+a cependant deux ou trois &eacute;pith&egrave;tes qui pourraient lui &ecirc;tre appliqu&eacute;es
+comme des &agrave;-peu-pr&egrave;s: ainsi, je puis dire que le son &eacute;tait &acirc;pre,
+d&eacute;chir&eacute;, caverneux; mais le hideux total n'est pas d&eacute;finissable, par la
+raison que de pareils sons n'ont jamais hurl&eacute; dans l'oreille de
+l'humanit&eacute;. Il y avait cependant deux particularit&eacute;s qui&mdash;je le pensai
+alors, et je le pense encore,&mdash;peuvent &ecirc;tre justement prises comme
+caract&eacute;ristiques de l'intonation, et qui sont propres &agrave; donner quelque
+id&eacute;e de son &eacute;tranget&eacute; extra-terrestre. En premier lieu, la voix semblait
+parvenir &agrave; nos oreilles,&mdash;aux miennes du moins,&mdash;comme d'une tr&egrave;s
+lointaine distance ou de quelque ab&icirc;me souterrain. En second lieu, elle
+m'impressionna (je crains, en v&eacute;rit&eacute;, qu'il me soit impossible de me
+faire comprendre) de la m&ecirc;me mani&egrave;re que les mati&egrave;res glutineuses ou
+g&eacute;latineuses affectent le sens de toucher.</p>
+
+<p>J'ai parl&eacute; &agrave; la fois de son et de voix. Je veux dire que le son &eacute;tait
+d'une syllabisation distincte, et m&ecirc;me terriblement, effroyablement
+distincte. M. Valdemar <i>parlait</i>, &eacute;videmment pour r&eacute;pondre &agrave; la question
+que je lui avais adress&eacute;e quelques minutes auparavant. Je lui avais
+demand&eacute;, on s'en souvient, s'il dormait toujours. Il disait maintenant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui,&mdash;non,&mdash;<i>j'ai dormi</i>,&mdash;et maintenant,&mdash;maintenant, <i>je suis mort</i>.</p>
+
+<p>Aucune des personnes pr&eacute;sentes n'essaya de nier ni m&ecirc;me de r&eacute;primer
+l'indescriptible, la frissonnante horreur que ces quelques mots ainsi
+prononc&eacute;s &eacute;taient si bien faits pour cr&eacute;er. M. L..., l'&eacute;tudiant,
+s'&eacute;vanouit. Les gardes-malades s'enfuirent imm&eacute;diatement de la chambre,
+et il fut impossible de les y ramener. Quant &agrave; mes propres impressions,
+je ne pr&eacute;tends pas les rendre intelligibles pour le lecteur. Pendant
+pr&egrave;s d'une heure, nous nous occup&acirc;mes en silence (pas un mot ne fut
+prononc&eacute;) &agrave; rappeler M. L... &agrave; la vie. Quand il fut revenu &agrave; lui, nous
+repr&icirc;mes nos investigations sur l'&eacute;tat de M. Valdemar.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait rest&eacute; &agrave; tous &eacute;gards tel que je l'ai d&eacute;crit en dernier lieu, &agrave;
+l'exception que le miroir ne donnait plus aucun vestige de respiration.
+Une tentative de saign&eacute;e au bras resta sans succ&egrave;s. Je dois mentionner
+aussi que ce membre n'&eacute;tait plus soumis &agrave; ma volont&eacute;. Je m'effor&ccedil;ai en
+vain de lui faire suivre la direction de ma main. La seule indication
+r&eacute;elle de l'influence magn&eacute;tique se manifestait maintenant dans le
+mouvement vibratoire de la langue. Chaque fois que j'adressais une
+question &agrave; M. Valdemar, il semblait qu'il fit un effort pour r&eacute;pondre,
+mais que sa volition ne f&ucirc;t pas suffisamment durable. Aux questions
+faites par une autre personne que moi il paraissait absolument
+insensible,&mdash;quoique j'eusse tent&eacute; de mettre chaque membre de la soci&eacute;t&eacute;
+en rapport magn&eacute;tique avec lui. Je crois que j'ai maintenant relat&eacute; tout
+ce qui est n&eacute;cessaire pour faire comprendre l'&eacute;tat du somnambule dans
+cette p&eacute;riode. Nous nous procur&acirc;mes d'autres infirmiers, et, &agrave; dix
+heures, je sortis de la maison, en compagnie des deux m&eacute;decins et de M.
+L...</p>
+
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, nous rev&icirc;nmes tous voir le patient. Son &eacute;tat &eacute;tait
+absolument le m&ecirc;me. Nous e&ucirc;mes alors une discussion sur l'opportunit&eacute; et
+la possibilit&eacute; de l'&eacute;veiller; mais nous f&ucirc;mes bient&ocirc;t d'accord en ceci
+qu'il n'en pouvait r&eacute;sulter aucune utilit&eacute;. Il &eacute;tait &eacute;vident que
+jusque-l&agrave;, la mort, ou ce que l'on d&eacute;finit habituellement par le mot
+<i>mort</i>, avait &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;e par l'op&eacute;ration magn&eacute;tique. Il nous semblait
+clair &agrave; tous qu'&eacute;veiller M. Valdemar c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; simplement assurer sa
+minute supr&ecirc;me, ou au moins acc&eacute;l&eacute;rer sa d&eacute;sorganisation.</p>
+
+<p>Depuis lors, jusqu'&agrave; la fin de la semaine derni&egrave;re,&mdash;<i>un intervalle de
+sept mois &agrave; peu pr&egrave;s</i>,&mdash;nous nous r&eacute;un&icirc;mes journellement dans la maison
+de M. Valdemar, accompagn&eacute;s de m&eacute;decins et d'autres amis. Pendant tout
+ce temps, le somnambule resta <i>exactement</i> tel que je l'ai d&eacute;crit. La
+surveillance des infirmiers &eacute;tait continuelle.</p>
+
+<p>Ce fut vendredi dernier que nous r&eacute;sol&ucirc;mes finalement de faire
+l'exp&eacute;rience du r&eacute;veil, ou du moins d'essayer de l'&eacute;veiller; et c'est le
+r&eacute;sultat, d&eacute;plorable peut-&ecirc;tre, de cette derni&egrave;re tentative, qui a donn&eacute;
+naissance &agrave; tant de discussions dans les cercles priv&eacute;s, &agrave; tant de
+bruits dans lesquels je ne puis m'emp&ecirc;cher de voir le r&eacute;sultat d'une
+cr&eacute;dulit&eacute; populaire injustifiable.</p>
+
+<p>Pour arracher M. Valdemar &agrave; la catalepsie magn&eacute;tique, je fis usage des
+passes accoutum&eacute;es. Pendant quelque temps, elles furent sans r&eacute;sultat.
+Le premier sympt&ocirc;me de retour &agrave; la vie fut un abaissement partiel de
+l'iris. Nous observ&acirc;mes comme un fait tr&egrave;s-remarquable que cette
+descente de l'iris &eacute;tait accompagn&eacute;e de flux tr&egrave;s-abondant d'une liqueur
+jaun&acirc;tre (de dessous les paupi&egrave;res) d'une odeur &acirc;cre et fortement
+d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>On me sugg&eacute;ra alors d'essayer d'influencer le bras du patient, comme par
+le pass&eacute;. J'essayai, je ne pus. Le docteur F... exprima le d&eacute;sir que je
+lui adressasse une question. Je le fis de la mani&egrave;re suivante:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Valdemar, pouvez-vous nous expliquer quels sont maintenant
+vos sensations ou vos d&eacute;sirs?</p>
+
+<p>Il y eut un retour imm&eacute;diat des cercles hectiques sur les joues; la
+langue trembla ou plut&ocirc;t roula violemment dans la bouche (quoique les
+m&acirc;choires et les l&egrave;vres demeurassent toujours immobiles), et &agrave; la longue
+la m&ecirc;me horrible voix que j'ai d&eacute;crite fit &eacute;ruption:</p>
+
+<p>&mdash;Pour l'amour de Dieu!&mdash;vite!&mdash;vite!&mdash;faites-moi dormir,&mdash;ou bien,
+vite! &eacute;veillez-moi!&mdash;vite! <i>Je vous dis que je suis mort!</i></p>
+
+<p>J'&eacute;tais totalement &eacute;nerv&eacute;, et pendant une minute, je restai ind&eacute;cis sur
+ce que j'avais &agrave; faire. Je fis d'abord un effort pour calmer le patient;
+mais, cette totale vacance de ma volont&eacute; ne me permettant pas d'y
+r&eacute;ussir, je fis l'inverse et m'effor&ccedil;ai aussi vivement que possible de
+le r&eacute;veiller. Je vis bient&ocirc;t que cette tentative aurait un plein
+succ&egrave;s,&mdash;ou du moins je me figurai bient&ocirc;t que mon succ&egrave;s serait
+complet,&mdash;et je suis s&ucirc;r que chacun dans la chambre s'attendait au
+r&eacute;veil du somnambule.</p>
+
+<p>Quant &agrave; ce qui arriva en r&eacute;alit&eacute;, aucun &ecirc;tre humain n'aurait jamais pu
+s'y attendre: c'est au del&agrave; de toute possibilit&eacute;.</p>
+
+<p>Comme je faisais rapidement les passes magn&eacute;tiques &agrave; travers les cris de
+&laquo;Mort! Mort!&raquo; qui faisaient litt&eacute;ralement explosion sur la langue et non
+sur les l&egrave;vres du sujet,&mdash;tout son corps,&mdash;d'un seul coup,&mdash;dans
+l'espace d'une minute, et m&ecirc;me moins,&mdash;se d&eacute;roba,&mdash;s'&eacute;mietta,&mdash;se
+<i>pourrit</i> absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les
+t&eacute;moins, gisait une masse d&eacute;go&ucirc;tante et quasi liquide,&mdash;une abominable
+putr&eacute;faction.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="REVELATION_MAGNETIQUE" id="REVELATION_MAGNETIQUE"></a><a href="#toc">R&Eacute;V&Eacute;LATION MAGN&Eacute;TIQUE</a></h2>
+
+<p>Bien que les t&eacute;n&egrave;bres du doute enveloppent encore toute la th&eacute;orie
+positive du magn&eacute;tisme, ses foudroyants effets sont maintenant presque
+universellement admis. Ceux qui doutent de ces effets sont de purs
+douteurs de profession, une impuissante et peu honorable caste. Ce
+serait absolument perdre son temps aujourd'hui que de s'amuser &agrave; prouver
+que l'homme, par un pur exercice de sa volont&eacute;, peut impressionner
+suffisamment son semblable pour le jeter dans une condition anormale,
+dont les ph&eacute;nom&egrave;nes ressemblent litt&eacute;ralement &agrave; ceux de la mort, ou du
+moins leur ressemblent plus qu'aucun des ph&eacute;nom&egrave;nes produits dans une
+condition normale connue; que, tout le temps que dure cet &eacute;tat, la
+personne ainsi influenc&eacute;e n'emploie qu'avec effort, et cons&eacute;quemment
+avec peu d'aptitude, les organes ext&eacute;rieurs des sens, et que n&eacute;anmoins
+elle per&ccedil;oit, avec une perspicacit&eacute; singuli&egrave;rement subtile et par un
+canal myst&eacute;rieux, des objets situ&eacute;s au del&agrave; de la port&eacute;e des organes
+physiques; que de plus, ses facult&eacute;s intellectuelles s'exaltent et se
+fortifient d'une mani&egrave;re prodigieuse; que ses sympathies avec la
+personne qui agit sur elle sont profondes; et que finalement sa
+<i>susceptibilit&eacute;</i> des impressions magn&eacute;tiques, cro&icirc;t en proportion de
+leur fr&eacute;quence, en m&ecirc;me temps que les ph&eacute;nom&egrave;nes particuliers obtenus
+s'&eacute;tendent et se prononcent davantage et dans la m&ecirc;me proportion. Je dis
+qu'il serait superflu de d&eacute;montrer ces faits divers, o&ugrave; est contenue la
+loi g&eacute;n&eacute;rale du magn&eacute;tisme, et qui en sont les traits principaux.</p>
+
+<p>Je n'infligerai donc pas aujourd'hui &agrave; mes lecteurs une d&eacute;monstration
+aussi parfaitement oiseuse. Mon dessein, quant &agrave; pr&eacute;sent, est en v&eacute;rit&eacute;
+d'une tout autre nature. Je sens le besoin, en d&eacute;pit de tout un monde de
+pr&eacute;jug&eacute;s, de raconter, sans commentaires, mais dans tous ses d&eacute;tails, un
+tr&egrave;s-remarquable dialogue qui eut lieu entre un somnambule et moi.</p>
+
+<p>J'avais depuis longtemps l'habitude de magn&eacute;tiser la personne en
+question, M. Vankirk, et la <i>susceptibilit&eacute;</i> vive, l'exaltation du sens
+magn&eacute;tique s'&eacute;taient d&eacute;j&agrave; manifest&eacute;es. Pendant plusieurs mois, M.
+Vankirk avait beaucoup souffert d'une phtisie avanc&eacute;e, dont les effets
+les plus cruels avaient &eacute;t&eacute; diminu&eacute;s par mes passes, et, dans la nuit du
+mercredi, 15 courant, je fus appel&eacute; &agrave; son chevet.</p>
+
+<p>Le malade souffrait des douleurs vives dans la r&eacute;gion du c&oelig;ur et
+respirait avec une grande difficult&eacute;, ayant tous les sympt&ocirc;mes
+ordinaires d'un asthme. Dans des spasmes semblables, il avait
+g&eacute;n&eacute;ralement trouv&eacute; du soulagement dans des applications de moutarde aux
+centres nerveux; mais ce soir-l&agrave;, il y avait eu recours en vain.</p>
+
+<p>Quand j'entrai dans sa chambre, il me salua d'un gracieux sourire, et,
+quoiqu'il f&ucirc;t en proie &agrave; des douleurs physiques aigu&euml;s, il me parut
+absolument calme quant au moral.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai envoy&eacute; chercher cette nuit, dit-il, non pas tant pour
+m'administrer un soulagement physique que pour me satisfaire
+relativement &agrave; de certaines impressions psychiques qui m'ont r&eacute;cemment
+caus&eacute; beaucoup d'anxi&eacute;t&eacute; et de surprise. Je n'ai pas besoin de vous dire
+combien j'ai &eacute;t&eacute; sceptique jusqu'&agrave; pr&eacute;sent sur le sujet de l'immortalit&eacute;
+de l'&acirc;me. Je ne puis pas vous nier que, dans cette &acirc;me que j'allais
+niant, a toujours exist&eacute; comme un demi-sentiment assez vague de sa
+propre existence. Mais ce demi-sentiment ne s'est jamais &eacute;lev&eacute; &agrave; l'&eacute;tat
+de conviction. De tout cela ma raison n'avait rien &agrave; faire. Tous mes
+efforts pour &eacute;tablir l&agrave;-dessus une enqu&ecirc;te logique n'ont abouti qu'&agrave; me
+laisser plus sceptique qu'auparavant. Je me suis avis&eacute; d'&eacute;tudier Cousin;
+je l'ai &eacute;tudi&eacute; dans ses propres ouvrages aussi bien que dans ses &eacute;chos
+europ&eacute;ens et am&eacute;ricains. J'ai eu entre les mains, par exemple, le
+<i>Charles Elwood</i> de Brownson<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>. Je l'ai lu avec une profonde
+attention. Je l'ai trouv&eacute; logique d'un bout &agrave; l'autre; mais les portions
+qui ne sont pas de la pure logique sont malheureusement les arguments
+primordiaux du h&eacute;ros incr&eacute;dule du livre. Dans son r&eacute;sum&eacute;, il me parut
+&eacute;vident que le raisonneur n'avait pas m&ecirc;me r&eacute;ussi &agrave; se convaincre
+lui-m&ecirc;me. La fin du livre a visiblement oubli&eacute; le commencement, comme
+Trinculo son gouvernement<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>. Bref, je ne fus pas longtemps &agrave;
+m'apercevoir que, si l'homme doit &ecirc;tre intellectuellement convaincu de
+sa propre immortalit&eacute;, il ne le sera jamais par les pures abstractions
+qui ont &eacute;t&eacute; si longtemps la manie des moralistes anglais, fran&ccedil;ais et
+allemands. Les abstractions peuvent &ecirc;tre un amusement et une
+gymnastique, mais elles ne prennent pas possession de l'esprit. Tant que
+nous serons sur cette terre, la philosophie, j'en suis persuad&eacute;, nous
+sommera toujours en vain de consid&eacute;rer les qualit&eacute;s comme des &ecirc;tres. La
+volont&eacute; peut consentir,&mdash;mais l'&acirc;me,&mdash;mais l'intellect, jamais.</p>
+
+<p>&laquo;Je r&eacute;p&egrave;te donc que j'ai seulement senti &agrave; moiti&eacute;, et que je n'ai jamais
+cru intellectuellement. Mais, derni&egrave;rement, il y eut en moi un certain
+renforcement de sentiment, qui prit une intensit&eacute; assez grande pour
+ressembler &agrave; un acquiescement de la raison, au point que je trouve fort
+difficile de distinguer entre les deux. Je crois avoir le droit
+d'attribuer simplement cet effet &agrave; l'influence magn&eacute;tique. Je ne saurais
+expliquer ma pens&eacute;e que par une hypoth&egrave;se, &agrave; savoir que l'exaltation
+magn&eacute;tique me rend apte &agrave; concevoir un syst&egrave;me de raisonnement qui dans
+mon existence anormale me convainc, mais qui, par une compl&egrave;te analogie
+avec le ph&eacute;nom&egrave;ne magn&eacute;tique, ne s'&eacute;tend pas, except&eacute; par son effet,
+jusqu'&agrave; mon existence normale. Dans l'&eacute;tat somnambulique, il y a
+simultan&eacute;it&eacute; et contemporan&eacute;it&eacute; entre le raisonnement et la conclusion,
+entre la cause et son effet. Dans mon &eacute;tat naturel, la cause
+s'&eacute;vanouissant, l'effet seul subsiste, et encore peut-&ecirc;tre fort
+affaibli.</p>
+
+<p>&laquo;Ces consid&eacute;rations m'ont induit &agrave; penser que l'on pourrait tirer
+quelques bons r&eacute;sultats d'une s&eacute;rie de questions bien dirig&eacute;es,
+propos&eacute;es &agrave; mon intelligence dans l'&eacute;tat magn&eacute;tique. Vous avez souvent
+observ&eacute; la profonde connaissance de soi-m&ecirc;me manifest&eacute;e par le
+somnambule et la vaste science qu'il d&eacute;ploie sur tous les points
+relatifs &agrave; l'&eacute;tat magn&eacute;tique. De cette connaissance de soi-m&ecirc;me on
+pourrait tirer des instructions suffisantes pour la r&eacute;daction
+rationnelle d'un cat&eacute;chisme.&raquo;</p>
+
+<p>Naturellement, je consentis &agrave; faire cette exp&eacute;rience. Quelques passes
+plong&egrave;rent M. Vankirk dans le sommeil magn&eacute;tique. Sa respiration devint
+imm&eacute;diatement plus ais&eacute;e, et il ne parut plus souffrir aucun malaise
+physique. La conversation suivante s'engagea.&mdash;<i>V</i> dans le dialogue
+repr&eacute;sentera le somnambule, et <i>P</i>, ce sera moi.</p>
+
+<p><i>P.</i> &Ecirc;tes-vous endormi?</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui,&mdash;non. Je voudrais bien dormir plus profond&eacute;ment.</p>
+
+<p><i>P.</i> <i>(apr&egrave;s quelques nouvelles passes)</i>. Dormez-vous bien maintenant?</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui.</p>
+
+<p><i>P.</i> Comment supposez-vous que finira votre maladie actuelle?</p>
+
+<p><i>V.</i> <i>(apr&egrave;s une longue h&eacute;sitation et parlant comme avec effort)</i>. J'en
+mourrai.</p>
+
+<p><i>P.</i> Cette id&eacute;e de mort vous afflige-t-elle?</p>
+
+<p><i>V.</i> <i>(avec vivacit&eacute;)</i>. Non, non!</p>
+
+<p><i>P.</i> Cette perspective vous r&eacute;jouit-elle?</p>
+
+<p><i>V.</i> Si j'&eacute;tais &eacute;veill&eacute;, j'aimerais mourir. Mais maintenant il n'y a pas
+lieu de le d&eacute;sirer. L'&eacute;tat magn&eacute;tique est assez pr&egrave;s de la mort pour me
+contenter.</p>
+
+<p><i>P.</i> Je voudrais bien une explication un peu plus nette, monsieur
+Vankirk.</p>
+
+<p><i>V.</i> Je le voudrais bien aussi; mais cela demande plus d'effort que je
+ne me sens capable d'en faire. Vous ne me questionnez pas
+convenablement.</p>
+
+<p><i>P.</i> Alors, que faut-il vous demander?</p>
+
+<p><i>V.</i> Il faut que vous commenciez par le commencement.</p>
+
+<p><i>P.</i> Le commencement! Mais o&ugrave; est-il, le commencement?</p>
+
+<p><i>V.</i> Vous savez bien que le commencement est DIEU. <i>(Ceci fut dit sur un
+ton bas, ondoyant, et avec tous les signes de la plus profonde
+v&eacute;n&eacute;ration.)</i></p>
+
+<p><i>P.</i> Qu'est-ce que Dieu?</p>
+
+<p><i>V.</i> <i>(h&eacute;sitant quelques minutes)</i>. Je ne puis pas le dire.</p>
+
+<p><i>P.</i> Dieu n'est-il pas un esprit?</p>
+
+<p><i>V.</i> Quand j'&eacute;tais &eacute;veill&eacute;, je savais ce que vous entendiez par esprit.
+Mais maintenant, cela ne me semble plus qu'un mot,&mdash;tel, par exemple,
+que v&eacute;rit&eacute;, beaut&eacute;,&mdash;une qualit&eacute; enfin.</p>
+
+<p><i>P.</i> Dieu n'est-il pas immat&eacute;riel?</p>
+
+<p><i>V.</i> Il n'y a pas d'immat&eacute;rialit&eacute;;&mdash;c'est un simple mot. Ce qui n'est
+pas mati&egrave;re n'est pas,&mdash;&agrave; moins que les qualit&eacute;s ne soient des &ecirc;tres.</p>
+
+<p><i>P.</i> Dieu est-il donc mat&eacute;riel?</p>
+
+<p><i>V.</i> Non. <i>(Cette r&eacute;ponse m'abasourdit.)</i></p>
+
+<p><i>P.</i> Alors, qu'est-il?</p>
+
+<p><i>V.</i> <i>(apr&egrave;s une longue pause, et en marmottant)</i>. Je le vois,&mdash;je le
+vois,&mdash;mais c'est une chose tr&egrave;s-difficile &agrave; dire. <i>(Autre pause
+&eacute;galement longue.)</i> Il n'est pas esprit, car il existe. Il n'est pas non
+plus mati&egrave;re, <i>comme vous l'entendez</i>. Mais il y a des <i>gradations</i> de
+mati&egrave;re dont l'homme n'a aucune connaissance, la plus dense entra&icirc;nant
+la plus subtile, la plus subtile p&eacute;n&eacute;trant la plus dense. L'atmosph&egrave;re,
+par exemple, met en mouvement le principe &eacute;lectrique, pendant que le
+principe &eacute;lectrique p&eacute;n&egrave;tre l'atmosph&egrave;re. Ces <i>gradations</i> de mati&egrave;re
+augmentent en rar&eacute;faction et en subtilit&eacute; jusqu'&agrave; ce que nous arrivions
+&agrave; une mati&egrave;re <i>imparticul&eacute;e</i>,&mdash;sans mol&eacute;cules&mdash;indivisible,&mdash;<i>une</i>; et
+ici la loi d'impulsion et de p&eacute;n&eacute;tration est modifi&eacute;e. La mati&egrave;re
+supr&ecirc;me ou <i>imparticul&eacute;e</i> non seulement p&eacute;n&egrave;tre les &ecirc;tres, mais met tous
+les &ecirc;tres en mouvement&mdash;et ainsi elle <i>est</i> tous les &ecirc;tres en un, qui
+est elle-m&ecirc;me. Cette mati&egrave;re est Dieu. Ce que les hommes cherchent &agrave;
+personnifier dans le mot <i>pens&eacute;e</i>, c'est la mati&egrave;re en mouvement.</p>
+
+<p><i>P.</i> Les m&eacute;taphysiciens maintiennent que toute action se r&eacute;duit &agrave;
+mouvement et pens&eacute;e, et que celle-ci est l'origine de celui-l&agrave;.</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui; je vois maintenant la confusion d'id&eacute;es. Le mouvement est
+l'action de l'esprit, non de la pens&eacute;e. La mati&egrave;re imparticul&eacute;e, ou
+Dieu, &agrave; l'&eacute;tat de repos, est, autant que nous pouvons le concevoir, ce
+que les hommes appellent esprit. Et cette facult&eacute;
+d'automouvement&mdash;&eacute;quivalente en effet &agrave; la volont&eacute; humaine&mdash;est dans la
+mati&egrave;re imparticul&eacute;e le r&eacute;sultat de son unit&eacute; et de son omnipotence;
+comment, je ne le sais pas, et maintenant je vois clairement que je ne
+le saurai jamais; mais la mati&egrave;re imparticul&eacute;e, mise en mouvement par
+une loi ou une qualit&eacute; contenue en elle, est pensante.</p>
+
+<p><i>P.</i> Ne pouvez-vous pas me donner une id&eacute;e plus pr&eacute;cise de ce que vous
+entendez par mati&egrave;re imparticul&eacute;e?</p>
+
+<p><i>V.</i> Les mati&egrave;res dont l'homme a connaissance &eacute;chappent aux sens, &agrave;
+mesure que l'on monte l'&eacute;chelle. Nous avons, par exemple, un m&eacute;tal, un
+morceau de bois, une goutte d'eau, l'atmosph&egrave;re, un gaz, le calorique,
+l'&eacute;lectricit&eacute;, l'&eacute;ther lumineux. Maintenant, nous appelons toutes ces
+choses mati&egrave;re, et nous embrassons toute mati&egrave;re dans une d&eacute;finition
+g&eacute;n&eacute;rale; mais, en d&eacute;pit de tout ceci, il n'y a pas deux id&eacute;es plus
+essentiellement distinctes que celle que nous attachons au m&eacute;tal et
+celle que nous attachons &agrave; l'&eacute;ther lumineux. Si nous prenons ce dernier,
+nous sentons une presque irr&eacute;sistible tentation de le classer avec
+l'esprit ou avec le n&eacute;ant. La seule consid&eacute;ration qui nous retient est
+notre conception de sa constitution atomique. Et encore ici m&ecirc;me,
+avons-nous besoin d'appeler &agrave; notre aide et de nous rem&eacute;morer notre
+notion primitive de l'atome, c'est-&agrave;-dire de quelque chose poss&eacute;dant
+dans une infinie exigu&iuml;t&eacute; la solidit&eacute;, la tangibilit&eacute;, la pesanteur.
+Supprimons l'id&eacute;e de la constitution atomique, et il nous sera
+impossible de consid&eacute;rer l'&eacute;ther comme une entit&eacute;, ou au moins comme une
+mati&egrave;re. Faute d'un meilleur mot, nous pourrions l'appeler esprit.
+Maintenant, montons d'un degr&eacute; au del&agrave; de l'&eacute;ther lumineux, concevons
+une mati&egrave;re qui soit &agrave; l'&eacute;ther, quant &agrave; la rar&eacute;faction, ce que l'&eacute;ther
+est au m&eacute;tal, et nous arrivons enfin, en d&eacute;pit de tous les dogmes de
+l'&eacute;cole, &agrave; une masse unique,&mdash;&agrave; une mati&egrave;re imparticul&eacute;e. Car, bien que
+nous puissions admettre une infinie petitesse dans les atomes eux-m&ecirc;mes,
+supposer une infinie petitesse dans les espaces qui les s&eacute;parent est une
+absurdit&eacute;. Il y aura un point,&mdash;il y aura un degr&eacute; de rar&eacute;faction, o&ugrave;,
+si les atomes sont en nombre suffisant, les espaces s'&eacute;vanouiront, et o&ugrave;
+la masse sera absolument une. Mais la consid&eacute;ration de la constitution
+atomique &eacute;tant maintenant mise de c&ocirc;t&eacute;, la nature de cette masse glisse
+in&eacute;vitablement dans notre conception de l'esprit. Il est clair,
+toutefois, qu'elle est tout aussi <i>mati&egrave;re</i> qu'auparavant. Le vrai est
+qu'il est aussi impossible de concevoir l'esprit que d'imaginer ce qui
+n'est pas. Quand nous nous flattons d'avoir enfin trouv&eacute; cette
+conception, nous avons simplement donn&eacute; le change &agrave; notre intelligence
+par la consid&eacute;ration de la mati&egrave;re infiniment rar&eacute;fi&eacute;e.</p>
+
+<p><i>P.</i> Il me semble qu'il y a une insurmontable objection &agrave; cette id&eacute;e de
+coh&eacute;sion absolue,&mdash;et c'est la tr&egrave;s-faible r&eacute;sistance subie par les
+corps c&eacute;lestes dans leurs r&eacute;volutions &agrave; travers l'espace,&mdash;r&eacute;sistance
+qui existe &agrave; un degr&eacute; quelconque, cela est aujourd'hui d&eacute;montr&eacute;,&mdash;mais &agrave;
+un degr&eacute; si faible qu'elle a &eacute;chapp&eacute; &agrave; la sagacit&eacute; de Newton lui-m&ecirc;me.
+Nous savons que la r&eacute;sistance des corps est surtout en raison de leur
+densit&eacute;. L'absolue coh&eacute;sion est l'absolue densit&eacute;; l&agrave; o&ugrave; il n'y a pas
+d'intervalles, il ne peut pas y avoir de passage. Un &eacute;ther absolument
+dense constituerait un obstacle plus efficace &agrave; la marche d'une plan&egrave;te
+qu'un &eacute;ther de diamant ou de fer.</p>
+
+<p><i>V.</i> Vous m'avez fait cette objection avec une aisance qui est &agrave; peu
+pr&egrave;s en raison de son apparente irr&eacute;futabilit&eacute;.&mdash;Une &eacute;toile marche;
+qu'importe que l'&eacute;toile passe &agrave; travers l'&eacute;ther ou l'&eacute;ther &agrave; travers
+elle? Il n'y a pas d'erreur astronomique plus inexplicable que celle qui
+concilie le retard connu des com&egrave;tes avec l'id&eacute;e de leur passage &agrave;
+travers l'&eacute;ther; car, quelque rar&eacute;fi&eacute; qu'on suppose l'&eacute;ther, il fera
+toujours obstacle &agrave; toute r&eacute;volution sid&eacute;rale, dans une p&eacute;riode
+singuli&egrave;rement plus courte que ne l'ont admis tous ces astronomes qui se
+sont appliqu&eacute;s &agrave; glisser sournoisement sur un point qu'ils jugeaient
+insoluble. Le retard r&eacute;el est d'ailleurs &agrave; peu pr&egrave;s &eacute;gal &agrave; celui qui
+peut r&eacute;sulter du frottement de l'&eacute;ther dans son passage incessant &agrave;
+travers l'astre. La force de retard est donc double, d'abord momentan&eacute;e
+et compl&egrave;te en elle-m&ecirc;me, et en second lieu infiniment croissante.</p>
+
+<p><i>P.</i> Mais dans tout cela,&mdash;dans cette identification de la pure mati&egrave;re
+avec Dieu, n'y a-t-il rien d'irrespectueux? <i>(Je fus forc&eacute; de r&eacute;p&eacute;ter
+cette question pour que le somnambule p&ucirc;t compl&egrave;tement saisir ma
+pens&eacute;e.)</i></p>
+
+<p><i>V.</i> Pouvez-vous dire pourquoi la mati&egrave;re est moins respect&eacute;e que
+l'esprit? Mais vous oubliez que la mati&egrave;re dont je parle est, &agrave; tous
+&eacute;gards et surtout relativement &agrave; ses hautes propri&eacute;t&eacute;s, la v&eacute;ritable
+<i>intelligence</i> ou <i>esprit</i> des &eacute;coles et en m&ecirc;me temps la <i>mati&egrave;re</i> de
+ces m&ecirc;mes &eacute;coles. Dieu, avec tous les pouvoirs attribu&eacute;s &agrave; l'esprit,
+n'est que la perfection de la mati&egrave;re.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous affirmez donc que la mati&egrave;re imparticul&eacute;e en mouvement est
+pens&eacute;e?</p>
+
+<p><i>V.</i> En g&eacute;n&eacute;ral, ce mouvement est la pens&eacute;e universelle de l'esprit
+universel. Cette pens&eacute;e cr&eacute;e. Toutes les choses cr&eacute;&eacute;es ne sont que les
+pens&eacute;es de Dieu.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous dites: en g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui, l'esprit universel est Dieu; pour les nouvelles
+individualit&eacute;s, la <i>mati&egrave;re</i> est n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p><i>P.</i> Mais vous parlez maintenant d'esprit et de mati&egrave;re comme les
+m&eacute;taphysiciens.</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui, pour &eacute;viter la confusion. Quand je dis esprit, j'entends la
+mati&egrave;re imparticul&eacute;e ou supr&ecirc;me; sous le nom de mati&egrave;re, je comprends
+toutes les autres esp&egrave;ces.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous disiez: pour les nouvelles individualit&eacute;s, la mati&egrave;re est
+n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui, car l'esprit existant incorporellement, c'est Dieu. Pour cr&eacute;er
+des &ecirc;tres individuels pensants, il &eacute;tait n&eacute;cessaire d'incarner des
+portions de l'esprit divin. C'est ainsi que l'homme est individualis&eacute;;
+d&eacute;pouill&eacute; du v&ecirc;tement corporel, il serait Dieu. Maintenant, le mouvement
+sp&eacute;cial des portions incarn&eacute;es de la mati&egrave;re imparticul&eacute;e, c'est la
+pens&eacute;e de l'homme, comme le mouvement de l'ensemble est celle de Dieu.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous dites que, d&eacute;pouill&eacute; de son corps, l'homme sera Dieu?</p>
+
+<p><i>V.</i> <i>(apr&egrave;s quelque h&eacute;sitation)</i>. Je n'ai pas pu dire cela, c'est une
+absurdit&eacute;.</p>
+
+<p><i>P.</i> <i>(consultant ses notes)</i>. Vous avez affirm&eacute; que, d&eacute;pouill&eacute; du
+v&ecirc;tement corporel, l'homme serait Dieu.</p>
+
+<p><i>V.</i> Et cela est vrai. L'homme ainsi d&eacute;gag&eacute; serait Dieu, il serait
+d&eacute;sindividualis&eacute;; mais il ne peut &ecirc;tre ainsi d&eacute;pouill&eacute;,&mdash;du moins il ne
+le sera jamais;&mdash;autrement, il nous faudrait concevoir une action de
+Dieu revenant sur elle-m&ecirc;me, une action futile et sans but. L'homme est
+une cr&eacute;ature; les cr&eacute;atures sont les pens&eacute;es de Dieu, et c'est la nature
+d'une pens&eacute;e d'&ecirc;tre irr&eacute;vocable.</p>
+
+<p><i>P.</i> Je ne comprends pas. Vous dites que l'homme ne pourra jamais
+rejeter son corps.</p>
+
+<p><i>V.</i> Je dis qu'il ne sera jamais sans corps.</p>
+
+<p><i>P.</i> Expliquez-vous.</p>
+
+<p><i>V.</i> Il y a deux corps: le rudimentaire et le complet, correspondant aux
+deux conditions de la chenille et du papillon. Ce que nous appelons mort
+n'est que la m&eacute;tamorphose douloureuse; notre incarnation actuelle est
+progressive, pr&eacute;paratoire, temporaire; notre incarnation future est
+parfaite, finale, immortelle. La vie finale est le but supr&ecirc;me.</p>
+
+<p><i>P.</i> Mais nous avons une notion palpable de la m&eacute;tamorphose de la
+chenille.</p>
+
+<p><i>V.</i> Nous, certainement, mais non la chenille. La mati&egrave;re dont notre
+corps rudimentaire est compos&eacute; est &agrave; la port&eacute;e des organes de ce m&ecirc;me
+corps, ou, plus distinctement, nos organes rudimentaires sont appropri&eacute;s
+&agrave; la mati&egrave;re dont est fait le corps rudimentaire, mais non &agrave; celle dont
+le corps supr&ecirc;me est compos&eacute;. Le corps ult&eacute;rieur ou supr&ecirc;me &eacute;chappe donc
+&agrave; nos sens rudimentaires, et nous percevons seulement la coquille qui
+tombe en d&eacute;p&eacute;rissant et se d&eacute;tache de la forme int&eacute;rieure, et non la
+forme intime elle-m&ecirc;me; mais cette forme int&eacute;rieure, aussi bien que la
+coquille, est appr&eacute;ciable pour ceux qui ont d&eacute;j&agrave; op&eacute;r&eacute; la conqu&ecirc;te de la
+vie ult&eacute;rieure.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous avez dit souvent que l'&eacute;tat magn&eacute;tique ressemblait
+singuli&egrave;rement &agrave; la mort. Comment cela?</p>
+
+<p><i>V.</i> Quand je dis qu'il ressemble &agrave; la mort, j'entends qu'il ressemble &agrave;
+la vie ult&eacute;rieure, car, lorsque je suis magn&eacute;tis&eacute;, les sens de ma vie
+rudimentaire sont en vacance, et je per&ccedil;ois les choses ext&eacute;rieures
+directement, sans organes, par un agent qui sera &agrave; mon service dans la
+vie ult&eacute;rieure ou inorganique.</p>
+
+<p><i>P.</i> Inorganique?</p>
+
+<p><i>V.</i> Oui. Les organes sont des m&eacute;canismes par lesquels l'individu est
+mis en rapport sensible avec certaines cat&eacute;gories et formes de la
+mati&egrave;re, &agrave; l'exclusion des autres cat&eacute;gories et des autres formes. Les
+organes de l'homme sont appropri&eacute;s &agrave; sa condition rudimentaire, et &agrave;
+elle seule. Sa condition ult&eacute;rieure, &eacute;tant inorganique, est propre &agrave; une
+compr&eacute;hension infinie de toutes choses, une seule except&eacute;e,&mdash;qui est la
+nature de la volont&eacute; de Dieu, c'est-&agrave;-dire le mouvement de la mati&egrave;re
+imparticul&eacute;e. Vous aurez une id&eacute;e distincte du corps d&eacute;finitif en le
+concevant tout cervelle; il n'est pas cela, mais une conception de cette
+nature vous rapprochera de l'id&eacute;e de sa constitution r&eacute;elle. Un corps
+lumineux communique une vibration &agrave; l'&eacute;ther charg&eacute; de transmettre la
+lumi&egrave;re; cette vibration en engendre de semblables dans la r&eacute;tine,
+lesquelles en communiquent de semblables au nerf optique; le nerf les
+traduit au cerveau, et le cerveau &agrave; la mati&egrave;re imparticul&eacute;e qui le
+p&eacute;n&egrave;tre; le mouvement de cette derni&egrave;re est la pens&eacute;e, et sa premi&egrave;re
+vibration, c'&eacute;tait la perception. Tel est le mode par lequel l'esprit de
+la vie rudimentaire communique avec le monde ext&eacute;rieur, et ce monde
+ext&eacute;rieur est, dans la vie rudimentaire, limit&eacute; par l'idiosyncrasie des
+organes. Mais, dans la vie ult&eacute;rieure, inorganique, le monde ext&eacute;rieur
+communique avec le corps entier,&mdash;qui est d'une substance ayant quelque
+affinit&eacute; avec le cerveau, comme je vous l'ai dit,&mdash;sans autre
+intervention que celle d'un &eacute;ther infiniment plus subtil que l'&eacute;ther
+lumineux; et le corps tout entier vibre &agrave; l'unisson avec cet &eacute;ther et
+met en mouvement la mati&egrave;re imparticul&eacute;e dont il est p&eacute;n&eacute;tr&eacute;. C'est donc
+&agrave; l'absence d'organes idiosyncrasiques qu'il faut attribuer la
+perception quasi illimit&eacute;e de la vie ult&eacute;rieure. Les organes sont des
+cages n&eacute;cessaires o&ugrave; sont enferm&eacute;s les &ecirc;tres rudimentaires jusqu'&agrave; ce
+qu'ils soient garnis de toutes leurs plumes.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous parlez d'&ecirc;tres rudimentaires, y a-t-il d'autres &ecirc;tres
+rudimentaires pensants que l'homme?</p>
+
+<p><i>V.</i> L'incalculable agglom&eacute;ration de mati&egrave;re subtile dans les
+n&eacute;buleuses, les plan&egrave;tes, les soleils et autres corps qui ne sont ni
+n&eacute;buleuses, ni soleils, ni plan&egrave;tes a pour unique destination de servir
+d'aliment aux organes idiosyncrasiques d'une infinit&eacute; d'&ecirc;tres
+rudimentaires; mais, sans cette n&eacute;cessit&eacute; de la vie rudimentaire,
+acheminement &agrave; la vie d&eacute;finitive, de pareils mondes n'auraient pas
+exist&eacute;; chacun de ces mondes est occup&eacute; par une vari&eacute;t&eacute; distincte de
+cr&eacute;atures organiques, rudimentaires, pensantes; dans toutes, les organes
+varient avec les caract&egrave;res g&eacute;n&eacute;raux de l'habitacle. &Agrave; la mort ou
+m&eacute;tamorphose, ces cr&eacute;atures, jouissant de la vie ult&eacute;rieure, de
+l'immortalit&eacute;, et connaissant tous les secrets, except&eacute; l'<i>unique</i>,
+op&egrave;rent tous leurs actes et se meuvent dans tous les sens par un pur
+effet de leur volont&eacute;; elles habitent non plus les &eacute;toiles qui nous
+paraissent les seuls mondes palpables et pour la commodit&eacute; desquelles
+nous croyons stupidement que l'espace a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;, mais l'espace
+lui-m&ecirc;me, cet infini dont l'immensit&eacute; v&eacute;ritablement substantielle
+absorbe les &eacute;toiles comme des ombres et pour l'&oelig;il des anges les efface
+comme des non-entit&eacute;s.</p>
+
+<p><i>P.</i> Vous dites que, sans la <i>n&eacute;cessit&eacute;</i> de la vie rudimentaire, les
+astres n'auraient pas &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;s. Mais pourquoi cette n&eacute;cessit&eacute;?</p>
+
+<p><i>V.</i> Dans la vie inorganique, aussi bien que g&eacute;n&eacute;ralement dans la
+mati&egrave;re inorganique, il n'y a rien qui puisse contredire l'action d'une
+loi simple, unique, qui est la Volition divine. La vie et la mati&egrave;re
+organiques,&mdash;complexes, substantielles et gouvern&eacute;es par une loi
+multiple,&mdash;ont &eacute;t&eacute; constitu&eacute;es dans le but de cr&eacute;er un emp&ecirc;chement.</p>
+
+<p><i>P.</i> Mais encore,&mdash;o&ugrave; &eacute;tait la n&eacute;cessit&eacute; de cr&eacute;er cet emp&ecirc;chement?</p>
+
+<p><i>V.</i> Le r&eacute;sultat de la loi inviol&eacute;e est perfection, justice, bonheur
+n&eacute;gatif. Le r&eacute;sultat de la loi viol&eacute;e est imperfection, injustice,
+douleur positive. Gr&acirc;ce aux emp&ecirc;chements apport&eacute;s par le nombre, la
+complexit&eacute; ou la substantialit&eacute; des lois de la vie et de la mati&egrave;re
+organiques, la violation de la loi devient jusqu'&agrave; un certain point
+praticable. Ainsi la douleur, qui est impossible dans la vie
+inorganique, est possible dans l'organique.</p>
+
+<p><i>P.</i> Mais en vue de quel r&eacute;sultat satisfaisant la possibilit&eacute; de la
+douleur a-t-elle &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;e?</p>
+
+<p><i>V.</i> Toutes choses sont bonnes ou mauvaises par comparaison. Une
+suffisante analyse d&eacute;montrera que le plaisir, dans tous les cas, n'est
+que le contraste de la peine. Le plaisir positif est une pure id&eacute;e. Pour
+&ecirc;tre heureux jusqu'&agrave; un certain point, il faut que nous ayons souffert
+jusqu'au m&ecirc;me point. Ne jamais souffrir serait &eacute;quivalent &agrave; n'avoir
+jamais &eacute;t&eacute; heureux. Mais il est d&eacute;montr&eacute; que dans la vie inorganique la
+peine ne peut pas exister; de l&agrave; la n&eacute;cessit&eacute; de la peine dans la vie
+organique. La douleur de la vie primitive sur la terre est la seule
+base, la seule garantie du bonheur dans la vie ult&eacute;rieure, dans le ciel.</p>
+
+<p><i>P.</i> Mais encore il y a une de vos expressions que je ne puis absolument
+pas comprendre: l'immensit&eacute; v&eacute;ritablement <i>substantielle</i> de l'infini.</p>
+
+<p><i>V.</i> C'est probablement parce que vous n'avez pas une notion
+suffisamment g&eacute;n&eacute;rique de l'expression <i>substance</i> elle-m&ecirc;me. Nous ne
+devons pas la consid&eacute;rer comme une qualit&eacute;, mais comme un sentiment;
+c'est la perception, dans les &ecirc;tres pensants, de l'appropriation de la
+mati&egrave;re &agrave; leur organisation. Il y a bien des choses sur la Terre qui
+seraient n&eacute;ant pour les habitants de V&eacute;nus, bien des choses visibles et
+tangibles dans V&eacute;nus, dont nous sommes incomp&eacute;tents &agrave; appr&eacute;cier
+l'existence. Mais, pour les &ecirc;tres inorganiques,&mdash;pour les anges,&mdash;la
+totalit&eacute; de la mati&egrave;re imparticul&eacute;e est substance, c'est-&agrave;-dire que,
+pour eux, la totalit&eacute; de ce que nous appelons espace est la plus
+v&eacute;ritable substantialit&eacute;. Cependant, les astres, pris au point de vue
+mat&eacute;riel, &eacute;chappent au sens ang&eacute;lique dans la m&ecirc;me proportion que la
+mati&egrave;re imparticul&eacute;e, prise au point de vue immat&eacute;riel, &eacute;chappe aux sens
+organiques.</p>
+
+<p>Comme le somnambule, d'une voix faible, pronon&ccedil;ait ces derniers mots,
+j'observai dans sa physionomie une singuli&egrave;re expression qui m'alarma un
+peu et me d&eacute;cida &agrave; le r&eacute;veiller imm&eacute;diatement. Je ne l'eus pas plus t&ocirc;t
+fait qu'il tomba en arri&egrave;re sur son oreiller et expira, avec un brillant
+sourire qui illuminait tous ses traits. Je remarquai que moins d'une
+minute apr&egrave;s son corps avait l'immuable rigidit&eacute; de la pierre; son front
+&eacute;tait d'un froid de glace, tel sans doute je l'eusse trouv&eacute; apr&egrave;s une
+longue pression de la main d'Azra&euml;l<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>. Le somnambule, pendant la
+derni&egrave;re partie de son discours, m'avait-il donc parl&eacute; du fond de la
+r&eacute;gion des ombres?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LES_SOUVENIRS_DE_M_AUGUSTE_BEDLOE" id="LES_SOUVENIRS_DE_M_AUGUSTE_BEDLOE"></a><a href="#toc">LES SOUVENIRS DE M. AUGUSTE BEDLOE</a></h2>
+
+<p>Vers la fin de l'ann&eacute;e 1827, pendant que je demeurais pr&egrave;s de
+Charlottesville, dans la Virginie, je fis par hasard la connaissance de
+M. Auguste Bedloe. Ce jeune gentleman &eacute;tait remarquable &agrave; tous &eacute;gards et
+excitait en moi une curiosit&eacute; et un int&eacute;r&ecirc;t profonds. Je jugeai
+impossible de me rendre compte de son &ecirc;tre tant physique que moral. Je
+ne pus obtenir sur sa famille aucun renseignement positif. D'o&ugrave;
+venait-il? Je ne le sus jamais bien. M&ecirc;me relativement &agrave; son &acirc;ge,
+quoique je l'aie appel&eacute; un jeune gentleman, il y avait quelque chose qui
+m'intriguait au supr&ecirc;me degr&eacute;. Certainement il semblait jeune, et m&ecirc;me
+il affectait de parler de sa jeunesse; cependant, il y avait des moments
+o&ugrave; je n'aurais gu&egrave;re h&eacute;sit&eacute; &agrave; le supposer &acirc;g&eacute; d'une centaine d'ann&eacute;es.
+Mais c'&eacute;tait surtout son ext&eacute;rieur qui avait un aspect tout &agrave; fait
+particulier. Il &eacute;tait singuli&egrave;rement grand et mince;&mdash;se vo&ucirc;tant
+beaucoup;&mdash;les membres excessivement longs et &eacute;maci&eacute;s;&mdash;le front large
+et bas;&mdash;une complexion absolument exsangue;&mdash;sa bouche, large et
+flexible, et ses dents, quoique saines, plus irr&eacute;guli&egrave;res que je n'en
+vis jamais dans aucune bouche humaine. L'expression de son sourire,
+toutefois, n'&eacute;tait nullement d&eacute;sagr&eacute;able, comme on pourrait le supposer;
+mais elle n'avait aucune esp&egrave;ce de nuance. C'&eacute;tait une profonde
+m&eacute;lancolie, une tristesse sans phases et sans intermittences. Ses yeux
+&eacute;taient d'une largeur anormale et ronds comme ceux d'un chat. Les
+pupilles elles-m&ecirc;mes subissaient une contraction et une dilatation
+proportionnelles &agrave; l'accroissement et &agrave; la diminution de la lumi&egrave;re,
+exactement comme on l'a observ&eacute; dans les races f&eacute;lines. Dans les moments
+d'excitation, les prunelles devenaient brillantes &agrave; un degr&eacute; presque
+inconcevable et semblaient &eacute;mettre des rayons lumineux d'un &eacute;clat non
+r&eacute;fl&eacute;chi, mais int&eacute;rieur, comme fait un flambeau ou le soleil;
+toutefois, dans leur condition habituelle, elles &eacute;taient tellement
+ternes, inertes et nuageuses qu'elles faisaient penser aux yeux d'un
+corps enterr&eacute; depuis longtemps.</p>
+
+<p>Ces particularit&eacute;s personnelles semblaient lui causer beaucoup d'ennui,
+et il y faisait continuellement allusion dans un style semi-explicatif,
+semi-justificatif qui, la premi&egrave;re fois que je l'entendis,
+m'impressionna tr&egrave;s-p&eacute;niblement. Toutefois, je m'y accoutumai bient&ocirc;t et
+mon d&eacute;plaisir se dissipa. Il semblait avoir l'intention d'insinuer,
+plut&ocirc;t que d'affirmer positivement, que physiquement il n'avait pas
+toujours &eacute;t&eacute; ce qu'il &eacute;tait; qu'une longue s&eacute;rie d'attaques n&eacute;vralgiques
+l'avait r&eacute;duit d'une condition de beaut&eacute; personnelle non commune &agrave; celle
+que je voyais. Depuis plusieurs ann&eacute;es, il recevait les soins d'un
+m&eacute;decin nomm&eacute; Templeton,&mdash;un vieux gentleman &acirc;g&eacute; de soixante-dix ans,
+peut-&ecirc;tre,&mdash;qu'il avait pour la premi&egrave;re fois rencontr&eacute; &agrave; Saratoga et
+des soins duquel il tira dans ce temps, ou crut tirer, un grand secours.
+Le r&eacute;sultat fut que Bedloe, qui &eacute;tait riche, fit un arrangement avec le
+docteur Templeton, par lequel ce dernier, en &eacute;change d'une g&eacute;n&eacute;reuse
+r&eacute;mun&eacute;ration annuelle, consentit &agrave; consacrer exclusivement son temps et
+son exp&eacute;rience m&eacute;dicale &agrave; soulager le malade.</p>
+
+<p>Le docteur Templeton avait voyag&eacute; dans les jours de sa jeunesse, et
+&eacute;tait devenu &agrave; Paris un des sectaires les plus ardents des doctrines de
+Mesmer. C'&eacute;tait uniquement par le moyen des rem&egrave;des magn&eacute;tiques qu'il
+avait r&eacute;ussi &agrave; soulager les douleurs aigu&euml;s de son malade; et ce succ&egrave;s
+avait tr&egrave;s-naturellement inspir&eacute; &agrave; ce dernier une certaine confiance
+dans les opinions qui servaient de base &agrave; ces rem&egrave;des. D'ailleurs, le
+docteur, comme tous les enthousiastes, avait travaill&eacute; de son mieux &agrave;
+faire de son pupille un parfait pros&eacute;lyte, et finalement il r&eacute;ussit si
+bien qu'il d&eacute;cida le patient &agrave; se soumettre &agrave; de nombreuses exp&eacute;riences.
+Fr&eacute;quemment r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, elles amen&egrave;rent un r&eacute;sultat qui, depuis longtemps,
+est devenu assez commun pour n'attirer que peu ou point l'attention,
+mais qui, &agrave; l'&eacute;poque dont je parle, s'&eacute;tait tr&egrave;s-rarement manifest&eacute; en
+Am&eacute;rique. Je veux dire qu'entre le docteur Templeton et Bedloe s'&eacute;tait
+&eacute;tabli peu &agrave; peu un rapport magn&eacute;tique tr&egrave;s-distinct et tr&egrave;s-fortement
+accentu&eacute;. Je n'ai pas toutefois l'intention d'affirmer que ce rapport
+s'&eacute;tend&icirc;t au del&agrave; des limites de la puissance somnif&egrave;re; mais cette
+puissance elle-m&ecirc;me avait atteint une grande intensit&eacute;. &Agrave; la premi&egrave;re
+tentative faite pour produire le sommeil magn&eacute;tique, le disciple de
+Mesmer &eacute;choua compl&egrave;tement. &Agrave; la cinqui&egrave;me ou sixi&egrave;me, il ne r&eacute;ussit que
+tr&egrave;s-imparfaitement, et apr&egrave;s des efforts opini&acirc;tres. Ce fut seulement &agrave;
+la douzi&egrave;me que le triomphe fut complet. Apr&egrave;s celle-l&agrave;, la volont&eacute; du
+patient succomba rapidement sous celle du m&eacute;decin, si bien que, lorsque
+je fis pour la premi&egrave;re fois leur connaissance, le sommeil arrivait
+presque instantan&eacute;ment par un pur acte de volition de l'op&eacute;rateur, m&ecirc;me
+quand le malade n'avait pas conscience de sa pr&eacute;sence. C'est seulement
+maintenant, en l'an 1845, quand de semblables miracles ont &eacute;t&eacute;
+journellement attest&eacute;s par des milliers d'hommes, que je me hasarde &agrave;
+citer cette apparente impossibilit&eacute; comme un fait positif.</p>
+
+<p>Le temp&eacute;rament de Bedloe &eacute;tait au plus haut degr&eacute; sensitif, excitable,
+enthousiaste. Son imagination, singuli&egrave;rement vigoureuse et cr&eacute;atrice,
+tirait sans doute une force additionnelle de l'usage habituel de
+l'opium, qu'il consommait en grande quantit&eacute;, et sans lequel l'existence
+lui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible. C'&eacute;tait son habitude d'en prendre une bonne dose
+imm&eacute;diatement apr&egrave;s son d&eacute;jeuner, chaque matin,&mdash;ou plut&ocirc;t imm&eacute;diatement
+apr&egrave;s une tasse de fort caf&eacute;, car il ne mangeait rien dans
+l'avant-midi,&mdash;et alors il partait seul, ou seulement accompagn&eacute; d'un
+chien, pour une longue promenade &agrave; travers la cha&icirc;ne de sauvages et
+lugubres hauteurs qui courent &agrave; l'ouest et au sud de Charlottesville, et
+qui sont d&eacute;cor&eacute;es ici du nom de <i>Ragged Mountains</i><a name="FNanchor_39_39" id="FNanchor_39_39"></a><a href="#Footnote_39_39" class="fnanchor">[39]</a>.</p>
+
+<p>Par un jour sombre, chaud et brumeux, vers la fin de novembre, et durant
+l'&eacute;trange interr&egrave;gne de saisons que nous appelons en Am&eacute;rique l'&eacute;t&eacute;
+indien, M. Bedloe partit, suivant son habitude, pour les montagnes. Le
+jour s'&eacute;coula, et il ne revint pas.</p>
+
+<p>Vers huit heures du soir, &eacute;tant s&eacute;rieusement alarm&eacute;s par cette absence
+prolong&eacute;e, nous allions nous mettre &agrave; sa recherche, quand il reparut
+inopin&eacute;ment, ni mieux ni plus mal portant, et plus anim&eacute; que de coutume.
+Le r&eacute;cit qu'il fit de son exp&eacute;dition et des &eacute;v&eacute;nements qui l'avaient
+retenu fut en v&eacute;rit&eacute; des plus singuliers:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rappelez, dit-il, qu'il &eacute;tait environ neuf heures du matin
+quand je quittai Charlottesville. Je dirigeai imm&eacute;diatement mes pas vers
+la montagne et, vers dix heures, j'entrai dans une gorge qui &eacute;tait
+enti&egrave;rement nouvelle pour moi. Je suivis toutes les sinuosit&eacute;s de cette
+passe avec beaucoup d'int&eacute;r&ecirc;t.&mdash;Le th&eacute;&acirc;tre qui se pr&eacute;sentait de tous
+c&ocirc;t&eacute;s, quoique ne m&eacute;ritant peut-&ecirc;tre pas l'appellation de sublime,
+portait en soi un caract&egrave;re indescriptible, et pour moi d&eacute;licieux, de
+lugubre d&eacute;solation. La solitude semblait absolument vierge. Je ne
+pouvais m'emp&ecirc;cher de croire que les gazons verts et les roches grises
+que je foulais n'avaient jamais &eacute;t&eacute; foul&eacute;s par un pied humain. L'entr&eacute;e
+du ravin est si compl&egrave;tement cach&eacute;e, et de fait inaccessible, except&eacute; &agrave;
+travers une s&eacute;rie d'accidents, qu'il n'&eacute;tait pas du tout impossible que
+je fusse en v&eacute;rit&eacute; le premier aventurier,&mdash;le premier et le seul qui e&ucirc;t
+jamais p&eacute;n&eacute;tr&eacute; ces solitudes.</p>
+
+<p>&laquo;L'&eacute;pais et singulier brouillard ou fum&eacute;e qui distingue l'&eacute;t&eacute; indien, et
+qui s'&eacute;tendait alors pesamment sur tous les objets, approfondissait sans
+doute les impressions vagues que ces objets cr&eacute;aient en moi. Cette brume
+po&eacute;tique &eacute;tait si dense que je ne pouvais jamais voir au del&agrave; d'une
+douzaine de yards de ma route. Ce chemin &eacute;tait excessivement sinueux et,
+comme il &eacute;tait impossible de voir le soleil, j'avais perdu toute id&eacute;e de
+la direction dans laquelle je marchais. Cependant, l'opium avait produit
+son effet accoutum&eacute;, qui est de rev&ecirc;tir tout le monde ext&eacute;rieur d'une
+intensit&eacute; d'int&eacute;r&ecirc;t. Dans le tremblement d'une feuille,&mdash;dans la couleur
+d'un brin d'herbe,&mdash;dans la forme d'un tr&egrave;fle,&mdash;dans le bourdonnement
+d'une abeille,&mdash;dans l'&eacute;clat d'une goutte de ros&eacute;e,&mdash;dans le soupir du
+vent,&mdash;dans les vagues odeurs qui venaient de la for&ecirc;t,&mdash;se produisait
+tout un monde d'inspirations,&mdash;une procession magnifique et bigarr&eacute;e de
+pens&eacute;es d&eacute;sordonn&eacute;es et rapsodiques.</p>
+
+<p>&laquo;Tout occup&eacute; par ces r&ecirc;veries, je marchai plusieurs heures, durant
+lesquelles le brouillard s'&eacute;paissit autour de moi &agrave; un degr&eacute; tel que je
+fus r&eacute;duit &agrave; chercher mon chemin &agrave; t&acirc;tons. Et alors un ind&eacute;finissable
+malaise s'empara de moi. Je craignais d'avancer, de peur d'&ecirc;tre
+pr&eacute;cipit&eacute; dans quelque ab&icirc;me. Je me souvins aussi d'&eacute;tranges histoires
+sur ces <i>Ragged Mountains</i>, et de races d'hommes bizarres et sauvages
+qui habitaient leurs bois et leurs cavernes. Mille pens&eacute;es vagues me
+pressaient et me d&eacute;concertaient,&mdash;pens&eacute;es que leur vague rendait encore
+plus douloureuses. Tout &agrave; coup mon attention fut arr&ecirc;t&eacute;e par un fort
+battement de tambour.</p>
+
+<p>&laquo;Ma stup&eacute;faction, naturellement, fut extr&ecirc;me. Un tambour, dans ces
+montagnes, &eacute;tait chose inconnue. Je n'aurais pas &eacute;t&eacute; plus surpris par le
+son de la trompette de l'Archange. Mais une nouvelle et bien plus
+extraordinaire cause d'int&eacute;r&ecirc;t et de perplexit&eacute; se manifesta.
+J'entendais s'approcher un bruissement sauvage, un cliquetis, comme d'un
+trousseau de grosses clefs,&mdash;et &agrave; l'instant m&ecirc;me un homme &agrave; moiti&eacute; nu,
+au visage basan&eacute;, passa devant moi en poussant un cri aigu. Il passa si
+pr&egrave;s de ma personne que je sentis le chaud de son haleine sur ma figure.
+Il tenait dans sa main un instrument compos&eacute; d'une s&eacute;rie d'anneaux de
+fer et les secouait vigoureusement en courant. &Agrave; peine avait-il disparu
+dans le brouillard que, haletante derri&egrave;re lui, la gueule ouverte et les
+yeux &eacute;tincelants, s'&eacute;lan&ccedil;a une &eacute;norme b&ecirc;te. Je ne pouvais pas me
+m&eacute;prendre sur son esp&egrave;ce: c'&eacute;tait une hy&egrave;ne.</p>
+
+<p>&laquo;La vue de ce monstre soulagea plut&ocirc;t qu'elle n'augmenta mes
+terreurs;&mdash;car j'&eacute;tais bien s&ucirc;r maintenant que je r&ecirc;vais, et je
+m'effor&ccedil;ai, je m'excitai moi-m&ecirc;me &agrave; r&eacute;veiller ma conscience. Je marchai
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment et lestement en avant. Je me frottai les yeux. Je criai
+tr&egrave;s-haut. Je me pin&ccedil;ai les membres. Une petite source s'&eacute;tant pr&eacute;sent&eacute;e
+&agrave; ma vue, je m'y arr&ecirc;tai, et je m'y lavai les mains, la t&ecirc;te et le cou.
+Je crus sentir se dissiper les sensations &eacute;quivoques qui m'avaient
+tourment&eacute; jusque-l&agrave;. Il me parut, quand je me relevai, que j'&eacute;tais un
+nouvel homme, et je poursuivis fermement et complaisamment ma route
+inconnue.</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; la longue, tout &agrave; fait &eacute;puis&eacute; par l'exercice et par la lourdeur
+oppressive de l'atmosph&egrave;re, je m'assis sous un arbre. En ce moment parut
+un faible rayon de soleil, et l'ombre des feuilles de l'arbre tomba sur
+le gazon, l&eacute;g&egrave;rement mais suffisamment d&eacute;finie. Pendant quelques
+minutes, je fixai cette ombre avec &eacute;tonnement. Sa forme me comblait de
+stupeur. Je levai les yeux. L'arbre &eacute;tait un palmier.</p>
+
+<p>&laquo;Je me levai pr&eacute;cipitamment et dans un &eacute;tat d'agitation terrible,&mdash;car
+l'id&eacute;e que je r&ecirc;vais n'&eacute;tait plus d&eacute;sormais suffisante. Je vis,&mdash;je
+sentis que j'avais le parfait gouvernement de mes sens,&mdash;et ces sens
+apportaient maintenant &agrave; mon &acirc;me un monde de sensations nouvelles et
+singuli&egrave;res. La chaleur devint tout d'un coup intol&eacute;rable. Une &eacute;trange
+odeur chargeait la brise.&mdash;Un murmure profond et continuel, comme celui
+qui s'&eacute;l&egrave;ve d'une rivi&egrave;re abondante, mais coulant r&eacute;guli&egrave;rement, vint &agrave;
+mes oreilles, entrem&ecirc;l&eacute; du bourdonnement particulier d'une multitude de
+voix humaines.</p>
+
+<p>&laquo;Pendant que j'&eacute;coutais, avec un &eacute;tonnement qu'il est bien inutile de
+vous d&eacute;crire, un fort et bref coup de vent enleva, comme une baguette de
+magicien, le brouillard qui chargeait la terre.</p>
+
+<p>&laquo;Je me trouvai au pied d'une haute montagne dominant une vaste plaine, &agrave;
+travers laquelle coulait une majestueuse rivi&egrave;re. Au bord de cette
+rivi&egrave;re s'&eacute;levait une ville d'un aspect oriental, telle que nous en
+voyons dans <i>Les Mille et Une Nuits</i>, mais d'un caract&egrave;re encore plus
+singulier qu'aucune de celles qui y sont d&eacute;crites. De ma position, qui
+&eacute;tait bien au-dessus du niveau de la ville, je pouvais apercevoir tous
+ses recoins et tous ses angles, comme s'ils eussent &eacute;t&eacute; dessin&eacute;s sur une
+carte. Les rues paraissaient innombrables et se croisaient
+irr&eacute;guli&egrave;rement dans toutes les directions, mais ressemblaient moins &agrave;
+des rues qu'&agrave; de longues all&eacute;es contourn&eacute;es, et fourmillaient
+litt&eacute;ralement d'habitants. Les maisons &eacute;taient &eacute;trangement pittoresques.
+De chaque c&ocirc;t&eacute;, c'&eacute;tait une v&eacute;ritable d&eacute;bauche de balcons, de v&eacute;randas,
+de minarets, de niches et de tourelles fantastiquement d&eacute;coup&eacute;es. Les
+bazars abondaient; les plus riches marchandises s'y d&eacute;ployaient avec une
+vari&eacute;t&eacute; et une profusion infinie: soies, mousselines, la plus
+&eacute;blouissante coutellerie, diamants et bijoux des plus magnifiques. &Agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de ces choses, on voyait de tous c&ocirc;t&eacute;s des pavillons, des
+palanquins, des liti&egrave;res o&ugrave; se trouvaient de magnifiques dames
+s&eacute;v&egrave;rement voil&eacute;es, des &eacute;l&eacute;phants fastueusement capara&ccedil;onn&eacute;s, des idoles
+grotesquement taill&eacute;es, des tambours, des banni&egrave;res et des gongs, des
+lances, des casse-t&ecirc;te dor&eacute;s et argent&eacute;s. Et parmi la foule, la clameur,
+la m&ecirc;l&eacute;e et la confusion g&eacute;n&eacute;rales, parmi un million d'hommes noirs et
+jaunes, en turban et en robe, avec la barbe flottante, circulait une
+multitude innombrable de b&oelig;ufs saintement enrubann&eacute;s, pendant que des
+l&eacute;gions de singes malpropres et sacr&eacute;s grimpaient, jacassant et
+piaillant, apr&egrave;s les corniches des mosqu&eacute;es, ou se suspendaient aux
+minarets et aux tourelles. Des rues fourmillantes aux quais de la
+rivi&egrave;re descendaient d'innombrables escaliers qui conduisaient &agrave; des
+bains, pendant que la rivi&egrave;re elle-m&ecirc;me semblait avec peine se frayer un
+passage &agrave; travers les vastes flottes de b&acirc;timents surcharg&eacute;s qui
+tourmentaient sa surface en tous sens. Au del&agrave; des murs de la ville
+s'&eacute;levaient fr&eacute;quemment en groupes majestueux, le palmier et le
+cocotier, avec d'autres arbres d'un grand &acirc;ge, gigantesques et
+solennels; et &ccedil;&agrave; et l&agrave; on pouvait apercevoir un champ de riz, la hutte
+de chaume d'un paysan, une citerne, un temple isol&eacute;, un camp de gypsies,
+ou une gracieuse fille solitaire prenant sa route, avec une cruche sur
+sa t&ecirc;te, vers les bords de la magnifique rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, sans doute, vous direz que je r&ecirc;vais; mais nullement. Ce
+que je voyais,&mdash;ce que j'entendais,&mdash;ce que je sentais,&mdash;ce que je
+pensais n'avait rien en soi de l'idiosyncrasie non m&eacute;connaissable du
+r&ecirc;ve. Tout se tenait logiquement et faisait corps. D'abord, doutant si
+j'&eacute;tais r&eacute;ellement &eacute;veill&eacute;, je me soumis &agrave; une s&eacute;rie d'&eacute;preuves qui me
+convainquirent bien vite, que je l'&eacute;tais r&eacute;ellement. Or, quand quelqu'un
+r&ecirc;ve, et que dans son r&ecirc;ve il soup&ccedil;onne qu'il r&ecirc;ve, le soup&ccedil;on ne manque
+jamais de se confirmer et le dormeur est presque imm&eacute;diatement r&eacute;veill&eacute;.
+Ainsi, Novalis<a name="FNanchor_40_40" id="FNanchor_40_40"></a><a href="#Footnote_40_40" class="fnanchor">[40]</a> ne se trompe pas en disant que <i>nous sommes pr&egrave;s de
+nous r&eacute;veiller quand nous r&ecirc;vons que nous r&ecirc;vons</i>. Si la vision s'&eacute;tait
+offerte &agrave; moi telle que je l'eusse soup&ccedil;onn&eacute;e d'&ecirc;tre un r&ecirc;ve, alors elle
+e&ucirc;t pu &ecirc;tre purement un r&ecirc;ve; mais, se pr&eacute;sentant comme je l'ai dit, et
+suspect&eacute;e et v&eacute;rifi&eacute;e comme elle le fut, je suis forc&eacute; de la classer
+parmi d'autres ph&eacute;nom&egrave;nes.</p>
+
+<p>&mdash;En cela, je n'affirme pas que vous ayez tort, remarqua le docteur
+Templeton. Mais poursuivez. Vous vous lev&acirc;tes, et vous descend&icirc;tes dans
+la cit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je me levai, continua Bedloe regardant le docteur avec un air de
+profond &eacute;tonnement; je me levai, comme vous d&icirc;tes, et descendis dans la
+cit&eacute;. Sur ma route, je tombai au milieu d'une immense populace qui
+encombrait chaque avenue, se dirigeant toute dans le m&ecirc;me sens et
+montrant dans son action la plus violente animation. Tr&egrave;s-soudainement,
+et sous je ne sais quelle pression inconcevable, je me sentis
+profond&eacute;ment p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un int&eacute;r&ecirc;t personnel dans ce qui allait arriver.
+Je croyais sentir que j'avais un r&ocirc;le important &agrave; jouer, sans comprendre
+exactement quel il &eacute;tait. Contre la foule qui m'environnait j'&eacute;prouvai
+toutefois un profond sentiment d'animosit&eacute;. Je m'arrachai du milieu de
+cette cohue, et rapidement, par un chemin circulaire, j'arrivai &agrave; la
+ville, et j'y entrai. Elle &eacute;tait en proie au tumulte et &agrave; la plus
+violente discorde. Un petit d&eacute;tachement d'hommes ajust&eacute;s moiti&eacute; &agrave;
+l'indienne, moiti&eacute; &agrave; l'europ&eacute;enne, et command&eacute;s par des gentlemen qui
+portaient un uniforme en partie anglais, soutenait un combat tr&egrave;s-in&eacute;gal
+contre la populace fourmillante des avenues. Je rejoignis cette faible
+troupe, je me saisis des armes d'un officier tu&eacute;, et je frappai au
+hasard avec la f&eacute;rocit&eacute; nerveuse du d&eacute;sespoir. Nous f&ucirc;mes bient&ocirc;t
+&eacute;cras&eacute;s par le nombre et contraints de chercher un refuge dans une
+esp&egrave;ce de kiosque. Nous nous y barricad&acirc;mes, et nous f&ucirc;mes pour le
+moment en s&ucirc;ret&eacute;. Par une meurtri&egrave;re, pr&egrave;s du sommet du kiosque,
+j'aper&ccedil;us une vaste foule dans une agitation furieuse, entourant et
+assaillant un beau palais qui dominait la rivi&egrave;re. Alors, par une
+fen&ecirc;tre sup&eacute;rieure du palais, descendit un personnage d'une apparence
+eff&eacute;min&eacute;e, au moyen d'une corde faite avec les turbans de ses
+domestiques. Un bateau &eacute;tait tout pr&egrave;s, dans lequel il s'&eacute;chappa vers le
+bord oppos&eacute; de la rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Et alors un nouvel objet prit possession de mon &acirc;me. J'adressai &agrave; mes
+compagnons quelques paroles pr&eacute;cipit&eacute;es, mais &eacute;nergiques, et, ayant
+r&eacute;ussi &agrave; en rallier quelques-uns &agrave; mon dessein, je fis une sortie
+furieuse hors du kiosque. Nous nous pr&eacute;cipit&acirc;mes sur la foule qui
+l'assi&eacute;geait. Ils s'enfuirent d'abord devant nous. Ils se ralli&egrave;rent,
+combattirent comme des enrag&eacute;s, et firent une nouvelle retraite.
+Cependant, nous avions &eacute;t&eacute; emport&eacute;s loin du kiosque, et nous &eacute;tions
+perdus et embarrass&eacute;s dans des rues &eacute;troites, &eacute;touff&eacute;es par de hautes
+maisons, dans le fond desquelles le soleil n'avait jamais envoy&eacute; sa
+lumi&egrave;re. La populace se pressait imp&eacute;tueusement sur nous, nous harcelait
+avec ses lances, et nous accablait de ses vol&eacute;es de fl&egrave;ches. Ces
+derni&egrave;res &eacute;taient remarquables et ressemblaient en quelque sorte au
+kriss tortill&eacute; des Malais;&mdash;imitant le mouvement d'un serpent qui
+rampe,&mdash;longues et noires, avec une pointe empoisonn&eacute;e. L'une d'elles me
+frappa &agrave; la tempe droite. Je pirouettai, je tombai. Un mal instantan&eacute; et
+terrible s'empara de moi. Je m'agitai,&mdash;je m'effor&ccedil;ai de respirer,&mdash;je
+mourus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je en souriant, &agrave; croire
+que toute votre aventure n'est pas un r&ecirc;ve? &Ecirc;tes-vous d&eacute;cid&eacute; &agrave; soutenir
+que vous &ecirc;tes mort?</p>
+
+<p>Quand j'eus prononc&eacute; ces mots, je m'attendais &agrave; quelque heureuse saillie
+de Bedloe, en mani&egrave;re de r&eacute;plique; mais, &agrave; mon grand &eacute;tonnement, il
+h&eacute;sita, trembla, devint terriblement p&acirc;le et garda le silence. Je levai
+les yeux sur Templeton. Il se tenait droit et roide sur sa chaise;&mdash;ses
+dents claquaient et ses yeux s'&eacute;lan&ccedil;aient de leurs orbites.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, dit-il enfin &agrave; Bedloe d'une voix rauque.</p>
+
+<p>Pendant quelques minutes, poursuivit ce dernier, ma seule
+impression,&mdash;ma seule sensation,&mdash;fut celle de la nuit et du non-&ecirc;tre,
+avec la conscience de la mort. &Agrave; la longue, il me sembla qu'une secousse
+violente et soudaine comme l'&eacute;lectricit&eacute; traversait mon &acirc;me. Avec cette
+secousse vint le sens de l'&eacute;lasticit&eacute; et de la lumi&egrave;re. Quant &agrave; cette
+derni&egrave;re, je la sentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla
+que je m'&eacute;levais de terre; mais je ne poss&eacute;dais pas ma pr&eacute;sence
+corporelle, visible, audible, ou palpable. La foule s'&eacute;tait retir&eacute;e. Le
+tumulte avait cess&eacute;. La ville &eacute;tait comparativement calme. Au-dessous de
+moi gisait mon corps, avec la fl&egrave;che dans ma tempe, toute la t&ecirc;te
+grandement enfl&eacute;e et d&eacute;figur&eacute;e. Mais toutes ces choses, je les
+sentis,&mdash;je ne les vis pas. Je ne pris d'int&eacute;r&ecirc;t &agrave; rien. Et m&ecirc;me le
+cadavre me semblait un objet avec lequel je n'avais rien de commun. Je
+n'avais aucune volont&eacute;, mais il me sembla que j'&eacute;tais mis en mouvement
+et que je m'envolais l&eacute;g&egrave;rement hors de l'enceinte de la ville par le
+m&ecirc;me circuit que j'avais pris pour y entrer. Quand j'eus atteint, dans
+la montagne, l'endroit du ravin o&ugrave; j'avais rencontr&eacute; l'hy&egrave;ne, j'&eacute;prouvai
+de nouveau un choc comme celui d'une pile galvanique; le sentiment de la
+pesanteur, celui de substance rentr&egrave;rent en moi. Je redevins moi-m&ecirc;me,
+mon propre individu, et je dirigeai vivement mes pas vers mon
+logis;&mdash;mais le pass&eacute; n'avait pas perdu l'&eacute;nergie vivante de la
+r&eacute;alit&eacute;,&mdash;et maintenant encore je ne puis contraindre mon intelligence,
+m&ecirc;me pour une minute, &agrave; consid&eacute;rer tout cela comme un songe.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'en &eacute;tait pas un, dit Templeton, avec un air de profonde
+solennit&eacute;; mais il serait difficile de dire quel autre terme d&eacute;finirait
+le mieux le cas en question. Supposons que l'&acirc;me de l'homme moderne est
+sur le bord de quelques prodigieuses d&eacute;couvertes psychiques.
+Contentons-nous de cette hypoth&egrave;se. Quant au reste, j'ai quelques
+&eacute;claircissements &agrave; donner. Voici une peinture &agrave; l'aquarelle que je vous
+aurais d&eacute;j&agrave; montr&eacute;e si un ind&eacute;finissable sentiment d'horreur ne m'en
+avait pas emp&ecirc;ch&eacute; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent.</p>
+
+<p>Nous regard&acirc;mes la peinture qu'il nous pr&eacute;sentait. Je n'y vis aucun
+caract&egrave;re bien extraordinaire; mais son effet sur Bedloe fut prodigieux.
+&Agrave; peine l'eut-il regard&eacute;e qu'il faillit s'&eacute;vanouir. Et cependant, ce
+n'&eacute;tait qu'un portrait &agrave; la miniature, un portrait merveilleusement
+fini, &agrave; vrai dire, de sa propre physionomie si originale. Du moins,
+telle fut ma pens&eacute;e en la regardant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous apercevez la date de la peinture, dit Templeton; elle est l&agrave;, &agrave;
+peine visible, dans ce coin,&mdash;1780. C'est dans cette ann&eacute;e que cette
+peinture fut faite. C'est le portrait d'un ami d&eacute;funt,&mdash;un M. Oldeb,&mdash;&agrave;
+qui je m'attachai tr&egrave;s-vivement &agrave; Calcutta, durant l'administration de
+Warren Hastings. Je n'avais alors que vingt ans. Quand je vous vis pour
+la premi&egrave;re fois, monsieur Bedloe, &agrave; Saratoga, ce fut la miraculeuse
+similitude qui existait entre vous et le portrait qui me d&eacute;termina &agrave;
+vous aborder, &agrave; rechercher votre amiti&eacute; et &agrave; amener ces arrangements qui
+firent de moi votre compagnon perp&eacute;tuel. En agissant ainsi, j'&eacute;tais
+pouss&eacute; en partie, et peut-&ecirc;tre principalement, par les souvenirs pleins
+de regrets du d&eacute;funt, mais d'une autre part aussi par une curiosit&eacute;
+inqui&egrave;te &agrave; votre endroit, et qui n'&eacute;tait pas d&eacute;nu&eacute;e d'une certaine
+terreur.</p>
+
+<p>&laquo;Dans votre r&eacute;cit de la vision qui s'est pr&eacute;sent&eacute;e &agrave; vous dans les
+montagnes, vous avez d&eacute;crit, avec le plus minutieux d&eacute;tail, la ville
+indienne de B&eacute;nar&egrave;s, sur la Rivi&egrave;re-Sainte. Les rassemblements, les
+combats, le massacre, c'&eacute;taient les &eacute;pisodes r&eacute;els de l'insurrection de
+Cheyte-Sing, qui eut lieu en 1780, alors que Hastings courut les plus
+grands dangers pour sa vie. L'homme qui s'est &eacute;chapp&eacute; par la corde faite
+de turbans, c'&eacute;tait Cheyte-Sing lui-m&ecirc;me. La troupe du kiosque &eacute;tait
+compos&eacute;e de cipayes et d'officiers anglais, Hastings &agrave; leur t&ecirc;te. Je
+faisais partie de cette troupe, et je fis tous mes efforts pour emp&ecirc;cher
+cette imprudente et fatale sortie de l'officier qui tomba dans la
+bagarre sous la fl&egrave;che empoisonn&eacute;e d'un Bengali. Cet officier &eacute;tait mon
+plus cher ami. C'&eacute;tait Oldeb. Vous verrez par ce manuscrit,&mdash;ici le
+narrateur produisit un livre de notes, dans lequel quelques pages
+paraissaient d'une date toute fra&icirc;che,&mdash;que, pendant que vous <i>pensiez</i>
+ces choses au milieu de la montagne, j'&eacute;tais occup&eacute; ici, &agrave; la maison, &agrave;
+les <i>d&eacute;crire</i> sur le papier.&raquo;</p>
+
+<p>Une semaine environ apr&egrave;s cette conversation, l'article suivant parut
+dans un journal de Charlottesville:</p>
+
+<p>&laquo;C'est pour nous un devoir douloureux d'annoncer la mort de M. Auguste
+Bedlo, un gentleman que ses mani&egrave;res charmantes et ses nombreuses vertus
+avaient depuis longtemps rendu cher aux citoyens de Charlottesville.</p>
+
+<p>&laquo;M. B., depuis quelques ann&eacute;es, souffrait d'une n&eacute;vralgie qui avait
+souvent menac&eacute; d'aboutir fatalement; mais elle ne peut &ecirc;tre regard&eacute;e que
+comme la cause indirecte de sa mort. La cause imm&eacute;diate fut d'un
+caract&egrave;re singulier et sp&eacute;cial. Dans une excursion qu'il fit dans les
+<i>Ragged Mountains</i>, il y a quelques jours, il contracta un l&eacute;ger rhume
+avec de la fi&egrave;vre, qui fut suivi d'un grand mouvement du sang &agrave; la t&ecirc;te.
+Pour le soulager, le docteur Templeton eut recours &agrave; la saign&eacute;e locale.
+Des sangsues furent appliqu&eacute;es aux tempes. Dans un d&eacute;lai effroyablement
+court, le malade mourut, et l'on s'aper&ccedil;ut que, dans le bocal qui
+contenait les sangsues, avait &eacute;t&eacute; introduite par hasard une de ces
+sangsues vermiculaires venimeuses qui se rencontrent &ccedil;&agrave; et l&agrave; dans les
+&eacute;tangs circonvoisins. Cette b&ecirc;te se fixa d'elle-m&ecirc;me sur une petite
+art&egrave;re de la tempe droite. Son extr&ecirc;me ressemblance avec la sangsue
+m&eacute;dicinale fit que la m&eacute;prise fut d&eacute;couverte trop tard.</p>
+
+<p>&laquo;<i>N.-B.</i>&mdash;La sangsue venimeuse de Charlottesville peut toujours se
+distinguer de la sangsue m&eacute;dicinale par sa noirceur et sp&eacute;cialement par
+ses tortillements, ou mouvements vermiculaires, qui ressemblent beaucoup
+&agrave; ceux d'un serpent.&raquo;</p>
+
+<p>Je me trouvais avec l'&eacute;diteur du journal en question, et nous causions
+de ce singulier accident, quand il me vint &agrave; l'id&eacute;e de lui demander
+pourquoi l'on avait imprim&eacute; le nom du d&eacute;funt avec l'orthographe:
+<i>Bedlo</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Je pr&eacute;sume, dis-je, que vous avez quelque autorit&eacute; pour
+l'orthographier ainsi; j'ai toujours cru que le nom devait s'&eacute;crire avec
+un <i>e</i> &agrave; la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Autorit&eacute;? non, r&eacute;pliqua-t-il. C'est une simple erreur du typographe.
+Le nom est Bedloe avec un <i>e</i>; c'est connu de tout le monde, et je ne
+l'ai jamais vu &eacute;crit autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Il peut donc se faire, murmurai-je en moi-m&ecirc;me, comme je tournai sur
+mes talons, qu'une v&eacute;rit&eacute; soit plus &eacute;trange que toutes les
+fictions;&mdash;car qu'est-ce que Bedlo sans <i>e</i>, si ce n'est Oldeb retourn&eacute;?
+Et cet homme me dit que c'est une faute typographique!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="MORELLA" id="MORELLA"></a><a href="#toc">MORELLA</a></h2>
+
+<p class="r">Lui-m&ecirc;me, par lui-m&ecirc;me, avec lui-m&ecirc;me homog&egrave;ne &eacute;ternel.</p>
+
+<p class="r">PLATON.</p>
+
+<p>Ce que j'&eacute;prouvais relativement &agrave; mon amie Morella &eacute;tait une profonde
+mais tr&egrave;s-singuli&egrave;re affection. Ayant fait sa connaissance par hasard,
+il y a nombre d'ann&eacute;es, mon &acirc;me, d&egrave;s notre premi&egrave;re rencontre, br&ucirc;la de
+feux qu'elle n'avait jamais connus;&mdash;mais ces feux n'&eacute;taient point ceux
+d'&Eacute;ros et ce fut pour mon esprit un amer tourment que la conviction
+croissante que je ne pourrais jamais d&eacute;finir leur caract&egrave;re insolite, ni
+r&eacute;gulariser leur intensit&eacute; errante. Cependant, nous nous conv&icirc;nmes, et
+la destin&eacute;e nous fit nous unir &agrave; l'autel. Jamais je ne parlai de
+passion, jamais je ne songeai &agrave; l'amour. N&eacute;anmoins, elle fuyait la
+soci&eacute;t&eacute;, et, s'attachant &agrave; moi seul, elle me rendit heureux. &Ecirc;tre
+&eacute;tonn&eacute;, c'est un bonheur;&mdash;et r&ecirc;ver, n'est-ce pas un bonheur aussi?</p>
+
+<p>L'&eacute;rudition de Morella &eacute;tait profonde. Comme j'esp&egrave;re le montrer, ses
+talents n'&eacute;taient pas d'un ordre secondaire; la puissance de son esprit
+&eacute;tait gigantesque. Je le sentis, et dans mainte occasion, je devins son
+&eacute;colier. Toutefois, je m'aper&ccedil;us bient&ocirc;t que Morella, en raison de son
+&eacute;ducation faite &agrave; Presbourg, &eacute;talait devant moi bon nombre de ces &eacute;crits
+mystiques qui sont g&eacute;n&eacute;ralement consid&eacute;r&eacute;s comme l'&eacute;cume de la premi&egrave;re
+litt&eacute;rature allemande. Ces livres, pour des raisons que je ne pouvais
+concevoir, faisaient son &eacute;tude constante et favorite;&mdash;et si avec le
+temps ils devinrent aussi la mienne, il ne faut attribuer cela qu'&agrave; la
+simple mais tr&egrave;s-efficace influence de l'habitude et de l'exemple.</p>
+
+<p>En toutes ces choses, si je ne me trompe, ma raison n'avait presque rien
+&agrave; faire. Mes convictions, ou je ne me connais plus moi-m&ecirc;me, n'&eacute;taient
+en aucune fa&ccedil;on bas&eacute;es sur l'id&eacute;al et on n'aurait pu d&eacute;couvrir, &agrave; moins
+que je ne m'abuse grandement, aucune teinture du mysticisme de mes
+lectures, soit dans mes actions, soit dans mes pens&eacute;es. Persuad&eacute; de
+cela, je m'abandonnai aveugl&eacute;ment &agrave; la direction de ma femme, et
+j'entrai avec un c&oelig;ur imperturb&eacute; dans le labyrinthe de ses &eacute;tudes. Et
+alors,&mdash;quand, me plongeant dans des pages maudites, je sentais un
+esprit maudit qui s'allumait en moi,&mdash;Morella venait, posant sa main
+froide sur la mienne et ramassant dans les cendres d'une philosophie
+morte quelques graves et singuli&egrave;res paroles qui, par leur sens bizarre,
+s'incrustaient dans ma m&eacute;moire. Et alors, pendant des heures, je
+m'&eacute;tendais, r&ecirc;veur, &agrave; son c&ocirc;t&eacute;, et je me plongeais dans la musique de sa
+voix,&mdash;jusqu'&agrave; ce que cette m&eacute;lodie &agrave; la longue s'infect&acirc;t de
+terreur;&mdash;et une ombre tombait sur mon &acirc;me, et je devenais p&acirc;le, et je
+frissonnais int&eacute;rieurement &agrave; ces sons trop extraterrestres. Et ainsi, la
+jouissance s'&eacute;vanouissait soudainement dans l'horreur, et l'id&eacute;al du
+beau devenait l'id&eacute;al de la hideur, comme la vall&eacute;e de Hinnom est
+devenue la G&eacute;henne<a name="FNanchor_41_41" id="FNanchor_41_41"></a><a href="#Footnote_41_41" class="fnanchor">[41]</a>.</p>
+
+<p>Il est inutile d'&eacute;tablir le caract&egrave;re exact des probl&egrave;mes qui,
+jaillissant des volumes dont j'ai parl&eacute;, furent pendant longtemps
+presque le seul objet de conversation entre Morella et moi. Les gens
+instruits dans ce que l'on peut appeler la morale th&eacute;ologique les
+concevront facilement, et ceux qui sont illettr&eacute;s n'y comprendraient que
+peu de chose en tout cas. L'&eacute;trange panth&eacute;isme de Fichte, la
+Paling&eacute;n&eacute;sie modifi&eacute;e des Pythagoriciens, et, par-dessus tout, la
+doctrine de <i>l'identit&eacute;</i> telle qu'elle est pr&eacute;sent&eacute;e par Schelling,
+&eacute;taient g&eacute;n&eacute;ralement les points de discussion qui offraient le plus de
+charmes &agrave; l'imaginative Morella<a name="FNanchor_42_42" id="FNanchor_42_42"></a><a href="#Footnote_42_42" class="fnanchor">[42]</a>. Cette identit&eacute;, dite personnelle,
+M. Locke, je crois, la fait judicieusement consister dans la permanence
+de l'&ecirc;tre rationnel. En tant que par personne nous entendons une essence
+pensante, dou&eacute;e de raison, et en tant qu'il existe une conscience qui
+accompagne toujours la pens&eacute;e, c'est elle,&mdash;cette conscience,&mdash;qui nous
+fait tous &ecirc;tre ce que nous appelons <i>nous-m&ecirc;me</i>,&mdash;nous distinguant ainsi
+des autres &ecirc;tres pensants, et nous donnant notre identit&eacute; personnelle.
+Mais le <i>principium individuationis</i>,&mdash;la notion de cette identit&eacute; <i>qui,
+&agrave; la mort, est, ou n'est pas perdue &agrave; jamais</i>, fut pour moi, en tout
+temps, un probl&egrave;me du plus intense int&eacute;r&ecirc;t, non seulement &agrave; cause de la
+nature inqui&eacute;tante et embarrassante de ses cons&eacute;quences, mais aussi &agrave;
+cause de la fa&ccedil;on singuli&egrave;re et agit&eacute;e dont en parlait Morella.</p>
+
+<p>Mais, en v&eacute;rit&eacute;, le temps &eacute;tait maintenant arriv&eacute; o&ugrave; le myst&egrave;re de la
+nature de ma femme m'oppressait comme un charme. Je ne pouvais plus
+supporter l'attouchement de ses doigts p&acirc;les, ni le timbre profond de sa
+parole musicale, ni l'&eacute;clat de ses yeux m&eacute;lancoliques. Et elle savait
+tout cela, mais ne m'en faisait aucun reproche; elle semblait avoir
+conscience de ma faiblesse ou de ma folie, et, tout en souriant, elle
+appelait cela la Destin&eacute;e. Elle semblait aussi avoir conscience de la
+cause, &agrave; moi inconnue, de l'alt&eacute;ration graduelle de mon amiti&eacute;; mais
+elle ne me donnait aucune explication et ne faisait aucune allusion &agrave; la
+nature de cette cause. Morella toutefois n'&eacute;tait qu'une femme, et elle
+d&eacute;p&eacute;rissait journellement. &Agrave; la longue, une tache pourpre se fixa
+immuablement sur sa joue, et les veines bleues de son front p&acirc;le
+devinrent pro&eacute;minentes. Et ma nature se fondait parfois en piti&eacute;; mais,
+un moment apr&egrave;s, je rencontrais l'&eacute;clair de ses yeux charg&eacute;s de pens&eacute;es,
+et alors mon &acirc;me se trouvait mal et &eacute;prouvait le vertige de celui dont
+le regard a plong&eacute; dans quelque lugubre et insondable ab&icirc;me.</p>
+
+<p>Dirai-je que j'aspirais, avec un d&eacute;sir intense et d&eacute;vorant au moment de
+la mort de Morella? Cela fut ainsi; mais le fragile esprit se cramponna
+&agrave; son habitacle d'argile pendant bien des jours, bien des semaines et
+bien des mois fastidieux, si bien qu'&agrave; la fin mes nerfs tortur&eacute;s
+remport&egrave;rent la victoire sur ma raison; et je devins furieux de tous ces
+retards, et avec un c&oelig;ur de d&eacute;mon je maudis les jours, et les heures,
+et les minutes am&egrave;res qui semblaient s'allonger et s'allonger sans
+cesse, &agrave; mesure que sa noble vie d&eacute;clinait, comme les ombres dans
+l'agonie du jour.</p>
+
+<p>Mais, un soir d'automne, comme l'air dormait immobile dans le ciel,
+Morella m'appela &agrave; son chevet. Il y avait un voile de brume sur toute la
+terre, et un chaud embrasement sur les eaux, et, &agrave; voir les splendeurs
+d'octobre dans le feuillage de la for&ecirc;t, on e&ucirc;t dit qu'un bel
+arc-en-ciel s'&eacute;tait laiss&eacute; choir du firmament.</p>
+
+<p>&mdash;Voici le jour des jours, dit-elle quand j'approchai, le plus beau des
+jours pour vivre ou pour mourir. C'est un beau jour pour les fils de la
+terre et de la vie,&mdash;ah! plus beau encore pour les filles du ciel et de
+la mort!</p>
+
+<p>Je baisai son front, et elle continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais mourir, cependant je vivrai.</p>
+
+<p>&mdash;Morella!</p>
+
+<p>&mdash;Ils n'ont jamais &eacute;t&eacute;, ces jours o&ugrave; il t'aurait &eacute;t&eacute; permis de
+m'aimer;&mdash;mais celle que, dans la vie, tu abhorras, dans la mort tu
+l'adoreras.</p>
+
+<p>&mdash;Morella!</p>
+
+<p>&mdash;Je r&eacute;p&egrave;te que je vais mourir. Mais en moi est un gage de cette
+affection&mdash;ah! quelle mince affection!&mdash;que tu as &eacute;prouv&eacute;e pour moi,
+Morella. Et, quand mon esprit partira, l'enfant vivra,&mdash;ton enfant, mon
+enfant &agrave; moi, Morella. Mais tes jours seront des jours pleins de
+chagrin,&mdash;de ce chagrin qui est la plus durable des impressions, comme
+le cypr&egrave;s est le plus vivace des arbres; car les heures de ton bonheur
+sont pass&eacute;es, et la joie ne se cueille pas deux fois dans une vie, comme
+les roses de Paestum deux fois dans une ann&eacute;e. Tu ne joueras plus avec
+le temps le jeu de l'homme de T&eacute;os<a name="FNanchor_43_43" id="FNanchor_43_43"></a><a href="#Footnote_43_43" class="fnanchor">[43]</a>, le myrte et la vigne te seront
+choses inconnues, et partout sur la terre tu porteras avec toi ton
+suaire, comme le musulman de la Mecque.</p>
+
+<p>&mdash;Morella! m'&eacute;criai-je, Morella! comment sais-tu cela?</p>
+
+<p>Mais elle retourna son visage sur l'oreiller; un l&eacute;ger tremblement
+courut sur ses membres, elle mourut, et je n'entendis plus sa voix.</p>
+
+<p>Cependant, comme elle l'avait pr&eacute;dit, son enfant,&mdash;auquel en mourant
+elle avait donn&eacute; naissance, et qui ne respira qu'apr&egrave;s que la m&egrave;re eut
+cess&eacute; de respirer,&mdash;son enfant, une fille, v&eacute;cut. Et elle grandit
+&eacute;trangement en taille et en intelligence, et devint la parfaite
+ressemblance de celle qui &eacute;tait partie, et je l'aimai d'un plus fervent
+amour que je ne me serais cru capable d'en &eacute;prouver pour aucune
+habitante de la terre.</p>
+
+<p>Mais, avant qu'il f&ucirc;t longtemps, le ciel de cette pure affection
+s'assombrit, et la m&eacute;lancolie, et l'horreur, et l'angoisse y d&eacute;fil&egrave;rent
+en nuages. J'ai dit que l'enfant grandit &eacute;trangement en taille et en
+intelligence. &Eacute;trange, en v&eacute;rit&eacute;, fut le rapide accroissement de la
+nature corporelle,&mdash;mais terribles, oh! terribles furent les
+tumultueuses pens&eacute;es qui s'amoncel&egrave;rent sur moi, pendant que je
+surveillais le d&eacute;veloppement de son &ecirc;tre intellectuel. Pouvait-il en
+&ecirc;tre autrement, quand je d&eacute;couvrais chaque jour dans les conceptions de
+l'enfant la puissance adulte et les facult&eacute;s de la femme?&mdash;quand les
+le&ccedil;ons de l'exp&eacute;rience tombaient des l&egrave;vres de l'enfance?&mdash;quand je
+voyais &agrave; chaque instant la sagesse et les passions de la maturit&eacute;
+jaillir de cet &oelig;il noir et m&eacute;ditatif? Quand, dis-je, tout cela frappa
+mes sens &eacute;pouvant&eacute;s,&mdash;quand il fut impossible &agrave; mon &acirc;me de se le
+dissimuler plus longtemps,&mdash;&agrave; mes facult&eacute;s frissonnantes de repousser
+cette certitude,&mdash;y a-t-il lieu de s'&eacute;tonner que des soup&ccedil;ons d'une
+nature terrible et inqui&eacute;tante se soient gliss&eacute;s dans mon esprit, ou que
+mes pens&eacute;es se soient report&eacute;es avec horreur vers les contes &eacute;tranges et
+les p&eacute;n&eacute;trantes th&eacute;ories de la d&eacute;funte Morella? J'arrachai &agrave; la
+curiosit&eacute; du monde un &ecirc;tre que la destin&eacute;e me commandait d'adorer, et,
+dans la rigoureuse retraite de mon int&eacute;rieur, je veillai avec une
+anxi&eacute;t&eacute; mortelle sur tout ce qui concernait la cr&eacute;ature aim&eacute;e.</p>
+
+<p>Et comme les ann&eacute;es se d&eacute;roulaient, et comme chaque jour je contemplais
+son saint, son doux, son &eacute;loquent visage, et comme j'&eacute;tudiais ses formes
+m&ucirc;rissantes, chaque jour je d&eacute;couvrais de nouveaux points de
+ressemblance entre l'enfant et sa m&egrave;re, la m&eacute;lancolique et la morte. Et,
+d'instant en instant, ces ombres de ressemblance s'&eacute;paississaient,
+toujours plus pleines, plus d&eacute;finies, plus inqui&eacute;tantes et plus
+affreusement terribles dans leur aspect. Car, que son sourire ressembl&acirc;t
+au sourire de sa m&egrave;re, je pouvais l'admettre; mais cette ressemblance
+&eacute;tait une <i>identit&eacute;</i> qui me donnait le frisson;&mdash;que ses yeux
+ressemblassent &agrave; ceux de Morella, je devais le supporter; mais aussi ils
+p&eacute;n&eacute;traient trop souvent dans les profondeurs de mon &acirc;me avec l'&eacute;trange
+et intense pens&eacute;e de Morella elle-m&ecirc;me. Et dans le contour de son front
+&eacute;lev&eacute;, et dans les boucles de sa chevelure soyeuse, et dans ses doigts
+p&acirc;les qui s'y plongeaient d'<i>habitude</i>, et dans le timbre grave et
+musical de sa parole, et par-dessus tout,&mdash;oh! par-dessus tout,&mdash;dans
+les phrases et les expressions de la morte sur les l&egrave;vres de l'aim&eacute;e, de
+la vivante, je trouvais un aliment pour une horrible pens&eacute;e
+d&eacute;vorante,&mdash;pour un ver qui ne voulait pas mourir.</p>
+
+<p>Ainsi pass&egrave;rent deux lustres<a name="FNanchor_44_44" id="FNanchor_44_44"></a><a href="#Footnote_44_44" class="fnanchor">[44]</a> de sa vie, et toujours ma fille restait
+sans nom sur la terre. <i>Mon enfant et mon amour</i> &eacute;taient les
+appellations habituellement dict&eacute;es par l'affection paternelle, et la
+s&eacute;v&egrave;re r&eacute;clusion de son existence s'opposait &agrave; toute autre relation. Le
+nom de Morella &eacute;tait mort avec elle. De la m&egrave;re, je n'avais jamais parl&eacute;
+&agrave; la fille;&mdash;il m'&eacute;tait impossible d'en parler. En r&eacute;alit&eacute;, durant la
+br&egrave;ve p&eacute;riode de son existence, cette derni&egrave;re n'avait re&ccedil;u aucune
+impression du monde ext&eacute;rieur, except&eacute; celles qui avaient pu lui &ecirc;tre
+fournies dans les &eacute;troites limites de sa retraite.</p>
+
+<p>&Agrave; la longue, cependant, la c&eacute;r&eacute;monie du bapt&ecirc;me s'offrit &agrave; mon esprit,
+dans cet &eacute;tat d'&eacute;nervation et d'agitation, comme l'heureuse d&eacute;livrance
+des terreurs de ma destin&eacute;e. Et, aux fonts baptismaux, j'h&eacute;sitai sur le
+choix d'un nom. Et une foule d'&eacute;pith&egrave;tes de sagesse et de beaut&eacute;, de
+noms tir&eacute;s des temps anciens et modernes de mon pays et des pays
+&eacute;trangers, vint se presser sur mes l&egrave;vres, et une multitude
+d'appellations charmantes de noblesse, de bonheur et de bont&eacute;.</p>
+
+<p>Qui m'inspira donc alors d'agiter le souvenir de la morte enterr&eacute;e? Quel
+d&eacute;mon me poussa &agrave; soupirer un son dont le simple souvenir faisait
+toujours refluer mon sang par torrents des tempes au c&oelig;ur? Quel m&eacute;chant
+esprit parla du fond des ab&icirc;mes de mon &acirc;me, quand, sous ces vo&ucirc;tes
+obscures et dans le silence de la nuit, je chuchotai dans l'oreille du
+saint homme les syllabes &laquo;Morella&raquo;? Quel &ecirc;tre, plus que d&eacute;mon, convulsa
+les traits de mon enfant et les couvrit des teintes de la mort, quand,
+tressaillant &agrave; ce son &agrave; peine perceptible, elle tourna ses yeux limpides
+du sol vers le ciel, et, tombant prostern&eacute;e sur les dalles noires de
+notre caveau de famille r&eacute;pondit: <i>Me voil&agrave;</i>!</p>
+
+<p>Ces simples mots tomb&egrave;rent distincts, froidement, tranquillement
+distincts, dans mon oreille, et, de l&agrave;, comme du plomb fondu, roul&egrave;rent
+en sifflant dans ma cervelle. Les ann&eacute;es, les ann&eacute;es peuvent passer,
+mais le souvenir de cet instant,&mdash;jamais! Ah! les fleurs et la vigne
+n'&eacute;taient pas choses inconnues pour moi;&mdash;mais l'aconit et le cypr&egrave;s
+m'ombrag&egrave;rent nuit et jour. Et je perdis tout sentiment du temps et des
+lieux, et les &eacute;toiles de ma destin&eacute;e disparurent du ciel, et d&egrave;s lors la
+terre devint t&eacute;n&eacute;breuse, et toutes les figures terrestres pass&egrave;rent pr&egrave;s
+de moi comme des ombres voltigeantes, et parmi elles je n'en voyais
+qu'une,&mdash;Morella! Les vents du firmament ne soupiraient qu'un son &agrave; mes
+oreilles, et le clapotement de la mer murmurait incessamment: &laquo;Morella!&raquo;
+Mais elle mourut, et de mes propres mains je la portai &agrave; sa tombe, et je
+ris d'un amer et long rire, quand, dans le caveau o&ugrave; je d&eacute;posai la
+seconde, je ne d&eacute;couvris aucune trace de la premi&egrave;re&mdash;Morella.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LIGEIA" id="LIGEIA"></a><a href="#toc">LIGEIA</a></h2>
+
+<p class="r">Et il y a l&agrave;-dedans la volont&eacute;, qui ne meurt pas. Qui donc conna&icirc;t les
+myst&egrave;res de la volont&eacute;, ainsi que sa vigueur! Car Dieu n'est qu'une
+grande volont&eacute; p&eacute;n&eacute;trant toutes choses par l'intensit&eacute; qui lui est
+propre. L'homme ne c&egrave;de aux anges et ne se rend enti&egrave;rement &agrave; la mort
+que par l'infirmit&eacute; de sa pauvre volont&eacute;.</p>
+
+<p class="r">JOSEPH GLANVILL.</p>
+
+<p>Je ne puis pas me rappeler, sur mon &acirc;me, comment, quand, ni m&ecirc;me o&ugrave; je
+fis pour la premi&egrave;re fois connaissance avec lady Ligeia. De longues
+ann&eacute;es se sont &eacute;coul&eacute;es depuis lors, et une grande souffrance a affaibli
+ma m&eacute;moire. Ou peut-&ecirc;tre ne puis-je plus <i>maintenant</i> me rappeler ces
+points, parce qu'en v&eacute;rit&eacute; le caract&egrave;re de ma bien-aim&eacute;e, sa rare
+instruction, son genre de beaut&eacute;, si singulier et si placide, et la
+p&eacute;n&eacute;trante et subjuguante &eacute;loquence de sa profonde parole musicale ont
+fait leur chemin dans mon c&oelig;ur d'une mani&egrave;re si patiente, si constante,
+si furtive que je n'y ai pas pris garde et n'en ai pas eu conscience.</p>
+
+<p>Cependant, je crois que je la rencontrai pour la premi&egrave;re fois, et
+plusieurs fois depuis lors, dans une vaste et antique ville d&eacute;labr&eacute;e sur
+les bords du Rhin. Quant &agrave; sa famille,&mdash;tr&egrave;s-certainement elle m'en a
+parl&eacute;. Qu'elle f&ucirc;t d'une date excessivement ancienne, je n'en fais aucun
+doute.&mdash;Ligeia! Ligeia!&mdash;Plong&eacute; dans des &eacute;tudes qui par leur nature sont
+plus propres que toute autre &agrave; amortir les impressions du monde
+ext&eacute;rieur,&mdash;il me suffit de ce mot si doux,&mdash;Ligeia!&mdash;pour ramener
+devant les yeux de ma pens&eacute;e l'image de celle qui n'est plus. Et
+maintenant, pendant que j'&eacute;cris, il me revient, comme une lueur, que je
+n'ai <i>jamais su</i> le nom de famille de celle qui fut mon amie et ma
+fianc&eacute;e, qui devint mon compagnon d'&eacute;tudes, et enfin l'&eacute;pouse de mon
+c&oelig;ur. &Eacute;tait-ce par suite de quelque injonction fol&acirc;tre de ma
+Ligeia,&mdash;&eacute;tait-ce une preuve de la force de mon affection que je ne pris
+aucun renseignement sur ce point? Ou plut&ocirc;t &eacute;tait-ce un caprice &agrave;
+moi,&mdash;une offrande bizarre et romantique sur l'autel du culte le plus
+passionn&eacute;? Je ne me rappelle le fait que confus&eacute;ment;&mdash;faut-il donc
+s'&eacute;tonner si j'ai enti&egrave;rement oubli&eacute; les circonstances qui lui donn&egrave;rent
+naissance ou qui l'accompagn&egrave;rent? Et, en v&eacute;rit&eacute;, si jamais l'esprit de
+roman,&mdash;si jamais la p&acirc;le <i>Ashtophet</i> de l'idol&acirc;tre &Eacute;gypte, aux ailes
+t&eacute;n&eacute;breuses, ont pr&eacute;sid&eacute;, comme on dit, aux mariages de sinistre
+augure,&mdash;tr&egrave;s-s&ucirc;rement ils ont pr&eacute;sid&eacute; au mien.</p>
+
+<p>Il est n&eacute;anmoins un sujet tr&egrave;s-cher sur lequel ma m&eacute;moire n'est pas en
+d&eacute;faut, c'est la <i>personne</i> de Ligeia. Elle &eacute;tait d'une grande taille,
+un peu mince, et m&ecirc;me dans les derniers jours tr&egrave;s-amaigrie.
+J'essayerais en vain de d&eacute;peindre la majest&eacute;, l'aisance tranquille de sa
+d&eacute;marche et l'incompr&eacute;hensible l&eacute;g&egrave;ret&eacute;, l'&eacute;lasticit&eacute; de son pas; elle
+venait et s'en allait comme une ombre. Je ne m'apercevais jamais de son
+entr&eacute;e dans mon cabinet de travail que par la ch&egrave;re musique de sa voix
+douce et profonde, quand elle posait sa main de marbre sur mon &eacute;paule.
+Quant &agrave; la beaut&eacute; de la figure, aucune femme ne l'a jamais &eacute;gal&eacute;e.
+C'&eacute;tait l'&eacute;clat d'un r&ecirc;ve d'opium, une vision a&eacute;rienne et ravissante,
+plus &eacute;trangement c&eacute;leste que les r&ecirc;veries qui voltigeaient dans les &acirc;mes
+assoupies des filles de D&eacute;los. Cependant, ses traits n'&eacute;taient pas jet&eacute;s
+dans ce moule r&eacute;gulier qu'on nous a faussement enseign&eacute; &agrave; r&eacute;v&eacute;rer dans
+les ouvrages classiques du paganisme. &laquo;Il y a pas de beaut&eacute; exquise, dit
+lord Verulam, parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les
+genres de beaut&eacute;, sans une certaine <i>&eacute;tranget&eacute;</i> dans les proportions.&raquo;
+Toutefois, bien que je visse que les traits de Ligeia n'&eacute;taient pas
+d'une r&eacute;gularit&eacute; classique, quoique je sentisse que sa beaut&eacute; &eacute;tait
+v&eacute;ritablement <i>exquise</i> et fortement p&eacute;n&eacute;tr&eacute;e de cette <i>&eacute;tranget&eacute;</i>, je
+me suis efforc&eacute; en vain de d&eacute;couvrir cette irr&eacute;gularit&eacute; et de poursuivre
+jusqu'en son g&icirc;te ma perception de l'&eacute;trange. J'examinais le contour du
+front haut et p&acirc;le,&mdash;un front irr&eacute;prochable,&mdash;combien ce mot est froid
+appliqu&eacute; &agrave; une majest&eacute; aussi divine!&mdash;la peau rivalisant avec le plus
+pur ivoire, la largeur imposante, le calme, la gracieuse pro&eacute;minence des
+r&eacute;gions au-dessus des tempes, et puis cette chevelure d'un noir de
+corbeau, lustr&eacute;e, luxuriante, naturellement boucl&eacute;e et d&eacute;montrant toute
+la force de l'expression hom&eacute;rique: chevelure d'hyacinthe. Je
+consid&eacute;rais les lignes d&eacute;licates du nez, et nulle autre part que dans
+les gracieux m&eacute;daillons h&eacute;bra&iuml;ques je n'avais contempl&eacute; une semblable
+perfection; c'&eacute;tait ce m&ecirc;me jet, cette m&ecirc;me surface unie et superbe,
+cette m&ecirc;me tendance presque imperceptible &agrave; l'aquilin, ces m&ecirc;mes narines
+harmonieusement arrondies et r&eacute;v&eacute;lant un esprit libre. Je regardais la
+charmante bouche; c'&eacute;tait l&agrave; qu'&eacute;tait le triomphe de toutes les choses
+c&eacute;lestes; le tour glorieux de la l&egrave;vre sup&eacute;rieure, un peu courte, l'air
+doucement, voluptueusement repos&eacute; de l'inf&eacute;rieure, les fossettes qui se
+jouaient et la couleur qui parlait, les dents, r&eacute;fl&eacute;chissant comme une
+esp&egrave;ce d'&eacute;clair chaque rayon de la lumi&egrave;re b&eacute;nie qui tombait sur elles
+dans ses sourires sereins et placides, mais toujours radieux et
+triomphants. J'analysais la forme du menton, et, l&agrave; aussi, je trouvais
+la gr&acirc;ce dans la largeur, la douceur et la majest&eacute;, la pl&eacute;nitude et la
+spiritualit&eacute; grecques, ce contour que le dieu Apollon ne r&eacute;v&eacute;la qu'en
+r&ecirc;ve &agrave; Cl&eacute;om&egrave;nes, fils de Cl&eacute;om&egrave;nes d'Ath&egrave;nes<a name="FNanchor_45_45" id="FNanchor_45_45"></a><a href="#Footnote_45_45" class="fnanchor">[45]</a>; et puis je regardais
+dans les grands yeux de Ligeia.</p>
+
+<p>Pour les yeux, je ne trouve pas de mod&egrave;les dans la plus lointaine
+antiquit&eacute;. Peut-&ecirc;tre bien &eacute;tait-ce dans les yeux de ma bien-aim&eacute;e que se
+cachait le myst&egrave;re dont parle lord Verulam: ils &eacute;taient, je crois, plus
+grands que les yeux ordinaires de l'humanit&eacute;; mieux fendus que les plus
+beaux yeux de gazelle de la tribu de la vall&eacute;e de Nourjahad; mais ce
+n'&eacute;tait que par intervalles, dans des moments d'excessive animation, que
+cette particularit&eacute; devenait singuli&egrave;rement frappante. Dans ces
+moments-l&agrave;, sa beaut&eacute; &eacute;tait&mdash;du moins, elle apparaissait telle &agrave; ma
+pens&eacute;e enflamm&eacute;e&mdash;la beaut&eacute; de la fabuleuse houri<a name="FNanchor_46_46" id="FNanchor_46_46"></a><a href="#Footnote_46_46" class="fnanchor">[46]</a> des Turcs. Les
+prunelles &eacute;taient du noir le plus brillant et surplomb&eacute;es par des cils
+de jais tr&egrave;s-longs; ses sourcils, d'un dessin l&eacute;g&egrave;rement irr&eacute;gulier,
+avaient la m&ecirc;me couleur; toutefois, <i>l'&eacute;tranget&eacute;</i> que je trouvais dans
+les yeux &eacute;tait ind&eacute;pendante de leur forme, de leur couleur et de leur
+&eacute;clat, et devait d&eacute;cid&eacute;ment &ecirc;tre attribu&eacute;e &agrave; <i>l'expression</i>. Ah! mot qui
+n'a pas de sens! un pur son! vaste latitude o&ugrave; se retranche toute notre
+ignorance du spirituel! L'expression des yeux de Ligeia!... Combien de
+longues heures ai-je m&eacute;dit&eacute; dessus! combien de fois, durant toute une
+nuit d'&eacute;t&eacute;, me suis-je efforc&eacute; de les sonder! Qu'&eacute;tait donc ce je ne
+sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de D&eacute;mocrite, qui
+gisait au fond des pupilles de ma bien-aim&eacute;e? Qu'&eacute;tait cela?... J'&eacute;tais
+poss&eacute;d&eacute; de la passion de le d&eacute;couvrir. Ces yeux! ces larges, ces
+brillantes, ces divines prunelles! elles &eacute;taient devenues pour moi les
+&eacute;toiles jumelles de L&eacute;da, et, moi, j'&eacute;tais pour elles le plus fervent
+des astrologues.</p>
+
+<p>Il n'y a pas de cas parmi les nombreuses et incompr&eacute;hensibles anomalies
+de la science psychologique, qui soit plus saisissant, plus excitant que
+celui,&mdash;n&eacute;glig&eacute;, je crois, dans les &eacute;coles,&mdash;o&ugrave;, dans nos efforts pour
+ramener dans notre m&eacute;moire une chose oubli&eacute;e depuis longtemps, nous nous
+trouvons souvent <i>sur le bord m&ecirc;me</i> du souvenir, sans pouvoir toutefois
+nous souvenir. Et ainsi que de fois, dans mon ardente analyse des yeux
+de Ligeia, ai-je senti s'approcher la compl&egrave;te connaissance de leur
+expression!&mdash;Je l'ai sentie s'approcher, mais elle n'est pas devenue
+tout &agrave; fait mienne, et &agrave; la longue elle a disparu enti&egrave;rement! Et,
+&eacute;trange, oh! le plus &eacute;trange des myst&egrave;res! J'ai trouv&eacute; dans les objets
+les plus communs du monde une s&eacute;rie d'analogies pour cette expression.
+Je veux dire qu'apr&egrave;s l'&eacute;poque o&ugrave; la beaut&eacute; de Ligeia passa dans mon
+esprit et s'y installa comme dans un reliquaire je puisai dans plusieurs
+&ecirc;tres du monde mat&eacute;riel une sensation analogue &agrave; celle qui se r&eacute;pandait
+sur moi, en moi, sous l'influence de ses larges et lumineuses prunelles.
+Cependant, je n'en suis pas moins incapable de d&eacute;finir ce sentiment, de
+l'analyser, ou m&ecirc;me d'en avoir une perception nette. Je l'ai reconnu
+quelquefois, je le r&eacute;p&egrave;te, &agrave; l'aspect d'une vigne rapidement grandie,
+dans la contemplation d'une phal&egrave;ne, d'un papillon, d'une chrysalide,
+d'un courant d'eau pr&eacute;cipit&eacute;. Je l'ai trouv&eacute; dans l'Oc&eacute;an, dans la chute
+d'un m&eacute;t&eacute;ore; je l'ai senti dans les regards de quelques personnes
+extraordinairement &acirc;g&eacute;es. Il y a dans le ciel une ou deux &eacute;toiles, plus
+particuli&egrave;rement une &eacute;toile de sixi&egrave;me grandeur, double et changeante,
+qu'on trouvera pr&egrave;s de la grande &eacute;toile de la Lyre, qui, vues au
+t&eacute;lescope, m'ont donn&eacute; un sentiment analogue. Je m'en suis senti rempli
+par certains sons d'instruments &agrave; cordes, et quelquefois aussi par des
+passages de mes lectures. Parmi d'innombrables exemples, je me rappelle
+fort bien quelque chose dans un volume de Joseph Glanvill, qui,
+peut-&ecirc;tre simplement &agrave; cause de sa bizarrerie,&mdash;qui sait?&mdash;m'a toujours
+inspir&eacute; le m&ecirc;me sentiment. &laquo;Et il y a l&agrave;-dedans la volont&eacute; qui ne meurt
+pas. Qui donc conna&icirc;t les myst&egrave;res de la volont&eacute;, ainsi que sa vigueur?
+car Dieu n'est qu'une grande volont&eacute; p&eacute;n&eacute;trant toutes choses par
+l'intensit&eacute; qui lui est propre; l'homme ne c&egrave;de aux anges et ne se rend
+enti&egrave;rement &agrave; la mort que par l'infirmit&eacute; de sa pauvre volont&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Par la suite des temps et par des r&eacute;flexions subs&eacute;quentes, je suis
+parvenu &agrave; d&eacute;terminer un certain rapport &eacute;loign&eacute; entre ce passage du
+philosophe anglais et une partie du caract&egrave;re de Ligeia. Une <i>intensit&eacute;</i>
+singuli&egrave;re dans la pens&eacute;e, dans l'action, dans la parole &eacute;tait peut-&ecirc;tre
+en elle le r&eacute;sultat ou au moins l'indice de cette gigantesque puissance
+de volition qui, durant nos longues relations, e&ucirc;t pu donner d'autres et
+plus positives preuves de son existence. De toutes les femmes que j'ai
+connues, elle, la toujours placide Ligeia, &agrave; l'ext&eacute;rieur si calme, &eacute;tait
+la proie la plus d&eacute;chir&eacute;e par les tumultueux vautours de la cruelle
+passion. Et je ne pouvais &eacute;valuer cette passion que par la miraculeuse
+expansion de ces yeux qui me ravissaient et m'effrayaient en m&ecirc;me temps,
+par la m&eacute;lodie presque magique, la modulation, la nettet&eacute; et la
+placidit&eacute; de sa voix profonde, et par la sauvage &eacute;nergie des &eacute;tranges
+paroles qu'elle pronon&ccedil;ait habituellement, et dont l'effet &eacute;tait doubl&eacute;
+par le contraste de son d&eacute;bit.</p>
+
+<p>J'ai parl&eacute; de l'instruction de Ligeia; elle &eacute;tait immense, telle que
+jamais je n'en vis de pareille dans une femme. Elle connaissait &agrave; fond
+les langues classiques, et, aussi loin que s'&eacute;tendaient mes propres
+connaissances dans les langues modernes de l'Europe, je ne l'ai jamais
+prise en faute. V&eacute;ritablement, sur n'importe quel th&egrave;me de l'&eacute;rudition
+acad&eacute;mique si vant&eacute;e, si admir&eacute;e, uniquement &agrave; cause qu'elle est plus
+abstruse, ai-je jamais trouv&eacute; Ligeia en faute? Combien ce trait unique
+de la nature de ma femme, seulement dans cette derni&egrave;re p&eacute;riode, avait
+frapp&eacute;, subjugu&eacute; mon attention! J'ai dit que son instruction d&eacute;passait
+celle d'aucune femme que j'eusse connue,&mdash;mais o&ugrave; est l'homme qui a
+travers&eacute; avec succ&egrave;s tout le vaste champ des sciences morales, physiques
+et math&eacute;matiques? Je ne vis pas alors ce que maintenant je per&ccedil;ois
+clairement, que les connaissances de Ligeia &eacute;taient gigantesques,
+&eacute;tourdissantes; cependant, j'avais une conscience suffisante de son
+infinie sup&eacute;riorit&eacute; pour me r&eacute;signer, avec la confiance d'un &eacute;colier, &agrave;
+me laisser guider par elle &agrave; travers le monde chaotique des
+investigations m&eacute;taphysiques dont je m'occupais avec ardeur dans les
+premi&egrave;res ann&eacute;es de notre mariage. Avec quel vaste triomphe, avec
+quelles vives d&eacute;lices, avec quelle esp&eacute;rance &eacute;th&eacute;r&eacute;enne sentais-je,&mdash;ma
+Ligeia pench&eacute;e sur moi au milieu d'&eacute;tudes si peu fray&eacute;es, si peu
+connues,&mdash;s'&eacute;largir par degr&eacute;s cette admirable perspective, cette longue
+avenue, splendide et vierge, par laquelle je devais enfin arriver au
+terme d'une sagesse trop pr&eacute;cieuse et trop divine pour n'&ecirc;tre pas
+interdite!</p>
+
+<p>Aussi, avec quelle poignante douleur ne vis-je pas, au bout de quelques
+ann&eacute;es, mes esp&eacute;rances si bien fond&eacute;es prendre leur vol et s'enfuir!
+Sans Ligeia, je n'&eacute;tais qu'un enfant t&acirc;tonnant dans la nuit. Sa
+pr&eacute;sence, ses le&ccedil;ons pouvaient seules &eacute;clairer d'une lumi&egrave;re vivante les
+myst&egrave;res du transcendantalisme dans lesquels nous nous &eacute;tions plong&eacute;s.
+Priv&eacute;e du lustre rayonnant de ses yeux, toute cette litt&eacute;rature, ail&eacute;e
+et dor&eacute;e nagu&egrave;re, devenait maussade, saturnienne et lourde comme le
+plomb. Et maintenant, ces beaux yeux &eacute;clairaient de plus en plus
+rarement les pages que je d&eacute;chiffrais. Ligeia tomba malade. Les &eacute;tranges
+yeux flamboy&egrave;rent avec un &eacute;clat trop splendide; les p&acirc;les doigts prirent
+la couleur de la mort, la couleur de la cire transparente; les veines
+bleues de son grand front palpit&egrave;rent imp&eacute;tueusement au courant de la
+plus douce &eacute;motion: je vis qu'il lui fallait mourir, et je luttai
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment en esprit avec l'affreux Azra&euml;l.</p>
+
+<p>Et les efforts de cette femme passionn&eacute;e furent, &agrave; mon grand &eacute;tonnement,
+encore plus &eacute;nergiques que les miens. Il y avait certes dans sa s&eacute;rieuse
+nature de quoi me faire croire que pour elle la mort viendrait sans son
+monde de terreurs. Mais il n'en fut pas ainsi; les mots sont impuissants
+pour donner une id&eacute;e de la f&eacute;rocit&eacute; de r&eacute;sistance qu'elle d&eacute;ploya dans
+sa lutte avec l'Ombre. Je g&eacute;missais d'angoisse &agrave; ce lamentable
+spectacle. J'aurais voulu la calmer, j'aurais voulu la raisonner; mais,
+dans l'intensit&eacute; de son sauvage d&eacute;sir de vivre,&mdash;de vivre,&mdash;de <i>rien</i>
+que vivre,&mdash;toute consolation et toutes raisons eussent &eacute;t&eacute; le comble de
+la folie. Cependant, jusqu'au dernier moment, au milieu des tortures et
+des convulsions de son sauvage esprit, l'apparente placidit&eacute; de sa
+conduite ne se d&eacute;mentit pas. Sa voix devenait plus douce,&mdash;devenait plus
+profonde,&mdash;mais je ne voulais pas m'appesantir sur le sens bizarre de
+ces mots prononc&eacute;s avec tant de calme. Ma cervelle tournait quand je
+pr&ecirc;tais l'oreille en extase &agrave; cette m&eacute;lodie surhumaine, &agrave; ces ambitions
+et &agrave; ces aspirations que l'humanit&eacute; n'avait jamais connues jusqu'alors.</p>
+
+<p>Qu'elle m'aim&acirc;t, je n'en pouvais douter, et il m'&eacute;tait ais&eacute; de deviner
+que, dans une poitrine telle que la sienne, l'amour ne devait pas r&eacute;gner
+comme une passion ordinaire. Mais, dans la mort seulement, je compris
+toute la force et toute l'&eacute;tendue de son affection. Pendant de longues
+heures, ma main dans la sienne, elle &eacute;panchait devant moi le trop-plein
+d'un c&oelig;ur dont le d&eacute;vouement plus que passionn&eacute; montait jusqu'&agrave;
+l'idol&acirc;trie. Comment avais-je m&eacute;rit&eacute; la b&eacute;atitude d'entendre de pareils
+aveux? Comment avais-je m&eacute;rit&eacute; d'&ecirc;tre damn&eacute; &agrave; ce point que ma bien-aim&eacute;e
+me f&ucirc;t enlev&eacute;e &agrave; l'heure o&ugrave; elle m'en octroyait la jouissance? Mais il
+ne m'est pas permis de m'&eacute;tendre sur ce sujet. Je dirai seulement que
+dans l'abandonnement plus que f&eacute;minin de Ligeia &agrave; un amour, h&eacute;las! non
+m&eacute;rit&eacute;, accord&eacute; tout &agrave; fait gratuitement, je reconnus enfin le principe
+de son ardent, de son sauvage regret de cette vie qui fuyait maintenant
+si rapidement. C'est cette ardeur d&eacute;sordonn&eacute;e, cette v&eacute;h&eacute;mence dans son
+d&eacute;sir de la vie,&mdash;et de rien que la vie,&mdash;que je n'ai pas la puissance
+de d&eacute;crire; les mots me manqueraient pour l'exprimer.</p>
+
+<p>Juste au milieu de la nuit pendant laquelle elle mourut, elle m'appela
+avec autorit&eacute; aupr&egrave;s d'elle, et me fit r&eacute;p&eacute;ter certains vers compos&eacute;s
+par elle peu de jours auparavant. Je lui ob&eacute;is. Ces vers, les voici:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Voyez! c'est nuit de gala</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Depuis ces derni&egrave;res ann&eacute;es d&eacute;sol&eacute;es!</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Une multitude d'anges, ail&eacute;s, orn&eacute;s</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>De voiles, et noy&eacute;s dans les larmes,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Est assise dans un th&eacute;&acirc;tre, pour voir</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Un drame d'esp&eacute;rance et de craintes,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Pendant que l'orchestre soupire par intervalles</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>La musique des sph&egrave;res.</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Des mimes, faits &agrave; l'image du Dieu tr&egrave;s-haut,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Marmottent et marmonnent tout bas</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et voltigent de c&ocirc;t&eacute; et d'autre;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Pauvres poup&eacute;es qui vont et viennent</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Au commandement des vastes &ecirc;tres sans forme</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Qui transportent la sc&egrave;ne &ccedil;&agrave; et l&agrave;,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Secouant de leurs ailes de condor</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>L'invisible Malheur!</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Ce drame bigarr&eacute;! oh! &agrave; coup s&ucirc;r,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Il ne sera pas oubli&eacute;,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Avec son Fant&ocirc;me &eacute;ternellement pourchass&eacute;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Par une foule qui ne peut pas le saisir,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>&Agrave; travers un cercle qui toujours retourne</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Sur lui-m&ecirc;me, exactement au m&ecirc;me point!</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et beaucoup de Folie, et encore plus de P&eacute;ch&eacute;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et d'Horreur font l'&acirc;me de l'intrigue!</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Mais voyez, &agrave; travers la cohue des mimes,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Une forme rampante fait son entr&eacute;e!</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Une chose rouge de sang qui vient en se tordant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>De la partie solitaire de la sc&egrave;ne!</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Elle se tord! elle se tord!&mdash;Avec des angoisses mortelles</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Les mimes deviennent sa p&acirc;ture,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et les s&eacute;raphins sanglotent en voyant les dents du ver</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>M&acirc;cher des caillots de sang humain.</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Toutes les lumi&egrave;res s'&eacute;teignent&mdash;toutes&mdash;, toutes!</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et sur chaque forme frissonnante,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Le rideau, vaste drap mortuaire,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Descend avec la violence d'une temp&ecirc;te,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>&mdash;Et les anges, tous p&acirc;les et bl&ecirc;mes,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Se levant et se d&eacute;voilant, affirment</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Que ce drame est une trag&eacute;die qui s'appelle l'Homme,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et dont le h&eacute;ros est le ver conqu&eacute;rant.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; Dieu! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et &eacute;tendant ses
+bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de
+r&eacute;citer ces vers, &ocirc; Dieu! &ocirc; P&egrave;re c&eacute;leste!&mdash;ces choses
+s'accompliront-elles irr&eacute;missiblement?&mdash;Ce conqu&eacute;rant ne sera-t-il
+jamais vaincu?&mdash;Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi?
+Qui donc conna&icirc;t les myst&egrave;res de la volont&eacute; ainsi que sa vigueur?
+L'homme ne c&egrave;de aux anges et ne se rend <i>enti&egrave;rement</i> &agrave; la mort que par
+l'infirmit&eacute; de sa pauvre volont&eacute;.</p>
+
+<p>Et alors, comme &eacute;puis&eacute;e par l'&eacute;motion, elle laissa retomber ses bras
+blancs, et retourna solennellement &agrave; son lit de mort. Et, comme elle
+soupirait ses derniers soupirs, il s'y m&ecirc;la sur ses l&egrave;vres comme un
+murmure indistinct. Je tendis l'oreille, et je reconnus de nouveau la
+conclusion du passage de Glanvill: <i>L'homme ne c&egrave;de aux anges et ne se
+rend enti&egrave;rement &agrave; la mort que par l'infirmit&eacute; de sa pauvre volont&eacute;.</i></p>
+
+<p>Elle mourut; et moi, an&eacute;anti, pulv&eacute;ris&eacute; par la douleur, je ne pus pas
+supporter plus longtemps l'affreuse d&eacute;solation de ma demeure dans cette
+sombre cit&eacute; d&eacute;labr&eacute;e au bord du Rhin. Je ne manquais pas de ce que le
+monde appelle la fortune. Ligeia m'en avait apport&eacute; plus, beaucoup plus
+que n'en comporte la destin&eacute;e ordinaire des mortels. Aussi, apr&egrave;s
+quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me
+jetai dans une esp&egrave;ce de retraite dont je fis l'acquisition,&mdash;une abbaye
+dont je ne veux pas dire le nom,&mdash;dans une des parties les plus incultes
+et les moins fr&eacute;quentes de la belle Angleterre. La sombre et triste
+grandeur du b&acirc;timent, l'aspect presque sauvage du domaine, les
+m&eacute;lancoliques et v&eacute;n&eacute;rables souvenirs qui s'y rattachaient &eacute;taient &agrave;
+l'unisson du sentiment de complet abandon qui m'avait exil&eacute; dans cette
+lointaine et solitaire r&eacute;gion. Cependant, tout en laissant &agrave; l'ext&eacute;rieur
+de l'abbaye son caract&egrave;re primitif presque intact et le verdoyant
+d&eacute;labrement qui tapissait ses murs, je me mis avec une perversit&eacute;
+enfantine, et peut-&ecirc;tre avec une faible esp&eacute;rance de distraire mes
+chagrins, &agrave; d&eacute;ployer au-dedans des magnificences plus que royales. Je
+m'&eacute;tais, depuis l'enfance, p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un grand go&ucirc;t pour ces folies, et
+maintenant elles me revenaient comme un radotage de la douleur. H&eacute;las!
+je sens qu'on aurait pu d&eacute;couvrir un commencement de folie dans ces
+splendides et fantastiques draperies, dans ces solennelles sculptures
+&eacute;gyptiennes, dans ces corniches et ces ameublements bizarres, dans les
+extravagantes arabesques de ces tapis tout fleuris d'or! J'&eacute;tais devenu
+un esclave de l'opium, il me tenait dans ses liens,&mdash;et tous mes travaux
+et mes plans avaient pris la couleur de mes r&ecirc;ves. Mais je ne
+m'arr&ecirc;terai pas au d&eacute;tail de ces absurdit&eacute;s. Je parlerai seulement de
+cette chambre, maudite &agrave; jamais, o&ugrave; dans un moment d'ali&eacute;nation mentale
+je conduisis &agrave; l'autel et pris pour &eacute;pouse,&mdash;apr&egrave;s l'inoubliable
+Ligeia!&mdash;lady Rowena Trevanion de Tremaine, &agrave; la blonde chevelure et aux
+yeux bleus.</p>
+
+<p>Il n'est pas un d&eacute;tail d'architecture ou de la d&eacute;coration de cette
+chambre nuptiale qui ne soit maintenant pr&eacute;sent &agrave; mes yeux. O&ugrave; donc la
+hautaine famille de la fianc&eacute;e avait-elle l'esprit, quand, mue par la
+soif de l'or, elle permit &agrave; une fille si tendrement ch&eacute;rie de passer le
+seuil d'un appartement d&eacute;cor&eacute; de cette &eacute;trange fa&ccedil;on? J'ai dit que je me
+rappelais minutieusement les d&eacute;tails de cette chambre, bien que ma
+triste m&eacute;moire perde souvent des choses d'une rare importance; et
+pourtant il n'y avait pas dans ce luxe fantastique de syst&egrave;me ou
+d'harmonie qui p&ucirc;t s'imposer au souvenir.</p>
+
+<p>La chambre faisait partie d'une haute tour de cette abbaye, fortifi&eacute;e
+comme un ch&acirc;teau; elle &eacute;tait d'une forme pentagone et d'une grande
+dimension. Tout le c&ocirc;t&eacute; sud du pentagone &eacute;tait occup&eacute; par une fen&ecirc;tre
+unique, faite d'une immense glace de Venise, d'un seul morceau et d'une
+couleur sombre, de sorte que les rayons du soleil ou de la lune qui la
+traversaient jetaient sur les objets int&eacute;rieurs une lumi&egrave;re sinistre.
+Au-dessus de cette &eacute;norme fen&ecirc;tre se prolongeait le treillis d'une
+vieille vigne qui grimpait sur les murs massifs de la tour. Le plafond,
+de ch&ecirc;ne presque noir, &eacute;tait excessivement &eacute;lev&eacute;, fa&ccedil;onn&eacute; en vo&ucirc;te et
+curieusement sillonn&eacute; d'ornements des plus bizarres et des plus
+fantastiques, d'un style semi-gothique, semi-druidique. Au fond de cette
+vo&ucirc;te m&eacute;lancolique, au centre m&ecirc;me, &eacute;tait suspendue, par une seule
+cha&icirc;ne d'or faite de longs anneaux, une vaste lampe de m&ecirc;me m&eacute;tal en
+forme d'encensoir, con&ccedil;ue dans le go&ucirc;t sarrasin et brod&eacute;e de
+perforations capricieuses, &agrave; travers lesquelles on voyait courir et se
+tortiller avec la vitalit&eacute; d'un serpent les lueurs continues d'un feu
+versicolore.</p>
+
+<p>Quelques rares ottomanes et des cand&eacute;labres d'une forme orientale
+occupaient diff&eacute;rents endroits, et le lit aussi,&mdash;le lit nuptial,&mdash;&eacute;tait
+dans le style indien,&mdash;bas, sculpt&eacute; en bois d'&eacute;b&egrave;ne massif, et surmont&eacute;
+d'un baldaquin qui avait l'air d'un drap mortuaire. &Agrave; chacun des angles
+de la chambre se dressait un gigantesque sarcophage de granit noir, tir&eacute;
+des tombes des rois en face de Louqsor, avec son antique couvercle
+charg&eacute; de sculptures imm&eacute;moriales. Mais c'&eacute;tait dans la tenture de
+l'appartement, h&eacute;las! qu'&eacute;clatait la fantaisie capitale. Les murs,
+prodigieusement hauts,&mdash;au del&agrave; m&ecirc;me de toute proportion,&mdash;&eacute;taient
+tendus du haut jusqu'en bas d'une tapisserie lourde et d'apparence
+massive qui tombait pas vastes nappes,&mdash;tapisserie faite avec la m&ecirc;me
+mati&egrave;re qui avait &eacute;t&eacute; employ&eacute;e pour le tapis du parquet, les ottomanes,
+le lit d'&eacute;b&egrave;ne, le baldaquin du lit et les somptueux rideaux qui
+cachaient en partie la fen&ecirc;tre. Cette mati&egrave;re &eacute;tait un tissu d'or des
+plus riches, tachet&eacute;, par intervalles r&eacute;guliers, de figures arabesques,
+d'un pied de diam&egrave;tre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins
+d'un noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caract&egrave;re
+arabesque que quand on les examinait &agrave; un seul point de vue. Par un
+proc&eacute;d&eacute; aujourd'hui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la
+plus lointaine antiquit&eacute;, elles &eacute;taient faites de mani&egrave;re &agrave; changer
+d'aspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient
+l'air de simples monstruosit&eacute;s; mais, &agrave; mesure qu'on avan&ccedil;ait, ce
+caract&egrave;re disparaissait graduellement, et, pas &agrave; pas, le visiteur
+changeant de place se voyait entour&eacute; d'une procession continue de formes
+affreuses, comme celles qui sont n&eacute;es de la superstition du Nord, ou
+celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. L'effet
+fantasmagorique &eacute;tait grandement accru par l'introduction artificielle
+d'un fort courant d'air continu derri&egrave;re la tenture,&mdash;qui donnait au
+tout une hideuse et inqui&eacute;tante animation.</p>
+
+<p>Telle &eacute;tait la demeure, telle &eacute;tait la chambre nuptiale o&ugrave; je passai
+avec la dame de Tremaine les heures impies du premier mois de notre
+mariage,&mdash;et je les passai sans trop d'inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>Que ma femme redout&acirc;t mon humeur farouche, qu'elle m'&eacute;vit&acirc;t, qu'elle ne
+m'aim&acirc;t que tr&egrave;s-m&eacute;diocrement,&mdash;je ne pouvais pas me le dissimuler; mais
+cela me faisait presque plaisir. Je la ha&iuml;ssais d'une haine qui
+appartient moins &agrave; l'homme qu'au d&eacute;mon. Ma m&eacute;moire se retournait,&mdash;oh!
+avec quelle intensit&eacute; de regret!&mdash;vers Ligeia, l'aim&eacute;e, l'auguste, la
+belle, la morte. Je faisais des orgies de souvenirs, je me d&eacute;lectais
+dans sa puret&eacute;, dans sa sagesse, dans sa haute nature &eacute;th&eacute;r&eacute;enne, dans
+son amour passionn&eacute;, idol&acirc;trique. Maintenant, mon esprit br&ucirc;lait
+pleinement et largement d'une flamme plus ardente que n'avait &eacute;t&eacute; la
+sienne. Dans l'enthousiasme de mes r&ecirc;ves opiac&eacute;s,&mdash;car j'&eacute;tais
+habituellement sous l'empire du poison,&mdash;je criais son nom &agrave; haute voix
+durant le silence de la nuit, et, le jour, dans les retraites ombreuses
+des vall&eacute;es, comme si, par l'&eacute;nergie sauvage, la passion solennelle,
+l'ardeur d&eacute;vorante de ma passion pour la d&eacute;funte je pouvais la
+ressusciter dans les sentiers de cette vie qu'elle avait abandonn&eacute;e;
+pour <i>toujours</i>? &eacute;tait-ce vraiment <i>possible</i>?</p>
+
+<p>Au commencement du second mois de notre mariage, lady Rowena fut
+attaqu&eacute;e d'un mal soudain dont elle ne se releva que lentement. La
+fi&egrave;vre qui la consumait rendait ses nuits p&eacute;nibles, et, dans
+l'inqui&eacute;tude d'un demi-sommeil, elle parlait de sons et de mouvements
+qui se produisaient &ccedil;&agrave; et l&agrave; dans la chambre de la tour, et que je ne
+pouvais vraiment attribuer qu'au d&eacute;rangement de ses id&eacute;es ou peut-&ecirc;tre
+aux influences fantasmagoriques de la chambre. &Agrave; la longue, elle entra
+en convalescence, et finalement elle se r&eacute;tablit.</p>
+
+<p>Toutefois, il ne s'&eacute;tait &eacute;coul&eacute; qu'un laps de temps fort court quand une
+nouvelle attaque plus violente la rejeta sur son lit de douleur, et,
+depuis cet acc&egrave;s, sa constitution, qui avait toujours &eacute;t&eacute; faible, ne put
+jamais se relever compl&egrave;tement. Sa maladie montra, d&egrave;s cette &eacute;poque, un
+caract&egrave;re alarmant et des rechutes plus alarmantes encore, qui d&eacute;fiaient
+toute la science et tous les efforts de ses m&eacute;decins. &Agrave; mesure
+qu'augmentait ce mal chronique qui, d&egrave;s lors sans doute, s'&eacute;tait trop
+bien empar&eacute; de sa constitution pour en &ecirc;tre arrach&eacute; par des mains
+humaines, je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de remarquer une irritation nerveuse
+croissante dans son temp&eacute;rament et une excitabilit&eacute; telle que les causes
+les plus vulgaires lui &eacute;taient des sujets de peur. Elle parla encore, et
+plus souvent alors, avec plus d'opini&acirc;tret&eacute;, des bruits,&mdash;des l&eacute;gers
+bruits,&mdash;et des mouvements insolites dans les rideaux, dont elle avait,
+disait-elle, d&eacute;j&agrave; souffert.</p>
+
+<p>Une nuit,&mdash;vers la fin de septembre,&mdash;elle attira mon attention sur ce
+sujet d&eacute;solant avec une &eacute;nergie plus vive que de coutume. Elle venait
+justement de se r&eacute;veiller d'un sommeil agit&eacute;, et j'avais &eacute;pi&eacute;, avec un
+sentiment moiti&eacute; d'anxi&eacute;t&eacute; moiti&eacute; de vague terreur, le jeu de sa
+physionomie amaigrie. J'&eacute;tais assis au chevet du lit d'&eacute;b&egrave;ne, sur un des
+divans indiens. Elle se dressa &agrave; moiti&eacute;, et me parla &agrave; voix basse, dans
+un chuchotement anxieux, de sons qu'elle venait d'entendre, mais que je
+ne pouvais pas entendre,&mdash;de mouvements qu'elle venait d'apercevoir,
+mais que je ne pouvais apercevoir. Le vent courait activement derri&egrave;re
+les tapisseries, et je m'appliquai &agrave; lui d&eacute;montrer&mdash;ce que, je le
+confesse, je ne pouvais pas croire enti&egrave;rement,&mdash;que ces soupirs &agrave; peine
+articul&eacute;s et ces changements presque insensibles dans les figures du mur
+n'&eacute;taient que les effets naturels du courant d'air habituel. Mais une
+p&acirc;leur mortelle qui inonda sa face me prouva que mes efforts pour la
+rassurer seraient inutiles. Elle semblait s'&eacute;vanouir, et je n'avais pas
+de domestiques &agrave; ma port&eacute;e. Je me souvins de l'endroit o&ugrave; avait &eacute;t&eacute;
+d&eacute;pos&eacute; un flacon de vin l&eacute;ger ordonn&eacute; par les m&eacute;decins, et je traversai
+vivement la chambre pour me le procurer. Mais, comme je passais sous la
+lumi&egrave;re de la lampe, deux circonstances d'une nature saisissante
+attir&egrave;rent mon attention. J'avais senti que quelque chose de palpable,
+quoique invisible, avait fr&ocirc;l&eacute; l&eacute;g&egrave;rement ma personne, et je vis sur le
+tapis d'or, au centre m&ecirc;me du riche rayonnement projet&eacute; par l'encensoir,
+une ombre,&mdash;une ombre faible, ind&eacute;finie, d'un aspect ang&eacute;lique,&mdash;telle
+qu'on peut se figurer l'ombre d'une Ombre. Mais, comme j'&eacute;tais en proie
+&agrave; une dose exag&eacute;r&eacute;e d'opium, je ne fis que peu d'attention &agrave; ces choses,
+et je n'en parlai point &agrave; Rowena.</p>
+
+<p>Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un
+verre que je portai aux l&egrave;vres de ma femme d&eacute;faillante. Cependant, elle
+&eacute;tait un peu remise, et elle prit le verre elle-m&ecirc;me, pendant que je me
+laissais tomber sur l'ottomane, les yeux fix&eacute;s sur sa personne.</p>
+
+<p>Ce fut alors que j'entendis distinctement un l&eacute;ger bruit de pas sur le
+tapis et pr&egrave;s du lit; et, une seconde apr&egrave;s, comme Rowena allait porter
+le vin &agrave; ses l&egrave;vres, je vis,&mdash;je puis l'avoir r&ecirc;v&eacute;,&mdash;je vis tomber dans
+le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans l'atmosph&egrave;re
+de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes d'un fluide brillant et
+couleur de rubis. Si je le vis,&mdash;Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin
+sans h&eacute;sitation, et je me gardai bien de lui parler d'une circonstance
+que je devais, apr&egrave;s tout, regarder comme la suggestion d'une
+imagination surexcit&eacute;e, et dont tout, les terreurs de ma femme, l'opium
+et l'heure, augmentait l'activit&eacute; morbide.</p>
+
+<p>Cependant, je ne puis pas me dissimuler qu'imm&eacute;diatement apr&egrave;s la chute
+des gouttes rouges un rapide changement&mdash;en mal&mdash;s'op&eacute;ra dans la maladie
+de ma femme; si bien que, la troisi&egrave;me nuit, les mains de ses serviteurs
+la pr&eacute;paraient pour la tombe, et que j'&eacute;tais assis seul, son corps
+envelopp&eacute; dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait re&ccedil;u
+la jeune &eacute;pouse.&mdash;D'&eacute;tranges visions, engendr&eacute;es par l'opium,
+voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un &oelig;il
+inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les
+figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et
+changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tomb&egrave;rent alors,&mdash;comme je
+cherchais &agrave; me rappeler les circonstances d'une nuit pr&eacute;c&eacute;dente,&mdash;sur le
+m&ecirc;me point du cercle lumineux, l&agrave; o&ugrave; j'avais vu les traces l&eacute;g&egrave;res d'une
+ombre. Mais elle n'y &eacute;tait plus; et, respirant avec plus de libert&eacute;, je
+tournai mes regards vers la p&acirc;le et rigide figure allong&eacute;e sur le lit.
+Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia,&mdash;je sentis
+refluer vers mon c&oelig;ur, avec la tumultueuse violence d'une mar&eacute;e, toute
+cette ineffable douleur que j'avais sentie quand je l'avais vue, <i>elle</i>
+aussi, dans son suaire.&mdash;La nuit avan&ccedil;ait, et toujours,&mdash;le c&oelig;ur plein
+des pens&eacute;es les plus am&egrave;res dont <i>elle</i> &eacute;tait l'objet, <i>elle</i>, mon
+unique, mon supr&ecirc;me amour,&mdash;je restais les yeux fix&eacute;s sur le corps de
+Rowena.</p>
+
+<p>Il pouvait bien &ecirc;tre minuit, peut-&ecirc;tre plus t&ocirc;t, peut-&ecirc;tre plus tard,
+car je n'avais pas pris garde au temps, quand un sanglot, tr&egrave;s-bas,
+tr&egrave;s-l&eacute;ger, mais tr&egrave;s-distinct, me tira en sursaut de ma r&ecirc;verie. Je
+<i>sentis</i> qu'il venait du lit d'&eacute;b&egrave;ne,&mdash;du lit de mort. Je tendis
+l'oreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne
+se r&eacute;p&eacute;ta pas. Je for&ccedil;ai mes yeux &agrave; d&eacute;couvrir un mouvement quelconque
+dans le corps, mais je n'en aper&ccedil;us pas le moindre. Cependant, il &eacute;tait
+impossible que je me fusse tromp&eacute;. J'avais entendu le bruit, faible &agrave; la
+v&eacute;rit&eacute;, et mon esprit &eacute;tait bien &eacute;veill&eacute; en moi. Je maintins r&eacute;solument
+et opini&acirc;trement mon attention clou&eacute;e au cadavre. Quelques minutes
+s'&eacute;coul&egrave;rent sans aucun incident qui p&ucirc;t jeter un peu de jour sur ce
+myst&egrave;re. &Agrave; la longue, il devint &eacute;vident qu'une coloration l&eacute;g&egrave;re,
+tr&egrave;s-faible, &agrave; peine sensible, &eacute;tait mont&eacute;e aux joues et avait filtr&eacute; le
+long des petites veines d&eacute;prim&eacute;es des paupi&egrave;res. Sous la pression d'une
+horreur et d'une terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de
+l'humanit&eacute; n'a pas d'expression suffisamment &eacute;nergique, je sentis les
+pulsations de mon c&oelig;ur s'arr&ecirc;ter et mes membres se roidir sur place.</p>
+
+<p>Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid.
+Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous n'eussions fait
+pr&eacute;matur&eacute;ment nos appr&ecirc;ts fun&egrave;bres;&mdash;Rowena vivait encore. Il &eacute;tait
+n&eacute;cessaire de pratiquer imm&eacute;diatement quelques tentatives; mais la tour
+&eacute;tait tout &agrave; fait s&eacute;par&eacute;e de la partie de l'abbaye habit&eacute;e par les
+domestiques,&mdash;il n'y en avait aucun &agrave; port&eacute;e de la voix,&mdash;je n'avais
+aucun moyen de les appeler &agrave; mon aide, &agrave; moins de quitter la chambre
+pendant quelques minutes,&mdash;et, quant &agrave; cela, je ne pouvais m'y hasarder.
+Je m'effor&ccedil;ai donc de rappeler &agrave; moi seul et de fixer l'&acirc;me voltigeante.
+Mais, au bout d'un laps de temps tr&egrave;s court, il y eut une rechute
+&eacute;vidente; la couleur disparut de la joue et de la paupi&egrave;re, laissant une
+p&acirc;leur plus que marmor&eacute;enne; les l&egrave;vres se serr&egrave;rent doublement et se
+recroquevill&egrave;rent dans l'expression spectrale de la mort; une froideur
+et une viscosit&eacute; r&eacute;pulsives se r&eacute;pandirent rapidement sur toute la
+surface du corps, et la compl&egrave;te rigidit&eacute; cadav&eacute;rique survint
+imm&eacute;diatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d'o&ugrave;
+j'avais &eacute;t&eacute; arrach&eacute; si soudainement, et je m'abandonnai de nouveau &agrave; mes
+r&ecirc;ves, &agrave; mes contemplations passionn&eacute;es de Ligeia.</p>
+
+<p>Une heure s'&eacute;coula ainsi, quand&mdash;&eacute;tait-ce, grand Dieu! possible?&mdash;j'eus
+de nouveau la perception d'un bruit vague qui partait de la r&eacute;gion du
+lit. J'&eacute;coutai, au comble de l'horreur. Le son se fit entendre de
+nouveau, c'&eacute;tait un soupir. Je me pr&eacute;cipitai vers le corps, je vis,&mdash;je
+vis distinctement un tremblement sur les l&egrave;vres. Une minute apr&egrave;s, elles
+se rel&acirc;chaient, d&eacute;couvrant une ligne brillante de dents de nacre. La
+stup&eacute;faction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui
+jusque-l&agrave; l'avait domin&eacute;. Je sentis que ma vue s'obscurcissait, que ma
+raison s'enfuyait: et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai
+&agrave; la longue le courage de me roidir &agrave; la t&acirc;che que le devoir m'imposait
+de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front,
+la joue et la gorge; une chaleur sensible p&eacute;n&eacute;trait tout le corps; et
+m&ecirc;me une l&eacute;g&egrave;re pulsation remuait imperceptiblement la r&eacute;gion du c&oelig;ur.</p>
+
+<p><i>Ma</i> femme <i>vivait</i>; et, avec un redoublement d'ardeur, je me mis en
+devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et
+les mains, et j'usai de tous les proc&eacute;d&eacute;s que l'exp&eacute;rience et de
+nombreuses lectures m&eacute;dicales pouvaient me sugg&eacute;rer. Mais ce fut en
+vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa,
+l'expression de mort revint aux l&egrave;vres, et, un instant apr&egrave;s, tout le
+corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidit&eacute;
+compl&egrave;te, son contour amorti, et toute la hideuse caract&eacute;ristique de ce
+qui a habit&eacute; la tombe pendant plusieurs jours.</p>
+
+<p>Et puis je retombai dans mes r&ecirc;ves de Ligeia,&mdash;et de
+nouveau&mdash;s'&eacute;tonnera-t-on que je frissonne en &eacute;crivant ces lignes?&mdash;<i>de
+nouveau</i> un sanglot &eacute;touff&eacute; vint &agrave; mon oreille de la r&eacute;gion du lit
+d'&eacute;b&egrave;ne. Mais &agrave; quoi bon d&eacute;tailler minutieusement les ineffables
+horreurs de cette nuit? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup,
+presque jusqu'au petit jour, se r&eacute;p&eacute;ta ce hideux drame de
+ressuscitation; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort
+plus rigide et plus irr&eacute;m&eacute;diable; que chaque nouvelle agonie ressemblait
+&agrave; une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte
+&eacute;tait suivie de je ne sais quelle &eacute;trange alt&eacute;ration dans la physionomie
+du corps? Je me h&acirc;te d'en finir.</p>
+
+<p>La plus grande partie de la terrible nuit &eacute;tait pass&eacute;e, et celle qui
+&eacute;tait morte remua de nouveau,&mdash;et cette fois-ci, plus &eacute;nergiquement que
+jamais quoique se r&eacute;veillant d'une mort plus effrayante et plus
+irr&eacute;parable. J'avais depuis longtemps cess&eacute; tout effort et tout
+mouvement et je restais clou&eacute; sur l'ottomane, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment englouti
+dans un tourbillon d'&eacute;motions violentes, dont la moins terrible
+peut-&ecirc;tre, la moins d&eacute;vorante, &eacute;tait un supr&ecirc;me effroi. Le corps, je le
+r&eacute;p&egrave;te, remuait, et, maintenant plus activement qu'il n'avait fait
+jusque-l&agrave;. Les couleurs de la vie montaient &agrave; la face avec une &eacute;nergie
+singuli&egrave;re,&mdash;les membres se rel&acirc;chaient,&mdash;et, sauf que les paupi&egrave;res
+restaient toujours lourdement ferm&eacute;es, et que les bandeaux et les
+draperies fun&egrave;bres communiquaient encore &agrave; la figure leur caract&egrave;re
+s&eacute;pulcral, j'aurais r&ecirc;v&eacute; que Rowena avait enti&egrave;rement secou&eacute; les cha&icirc;nes
+de la Mort. Mais si, d&egrave;s lors, je n'acceptai pas enti&egrave;rement cette id&eacute;e,
+je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit,&mdash;et
+vacillant,&mdash;d'un pas faible,&mdash;les yeux ferm&eacute;s,&mdash;&agrave; la mani&egrave;re d'une
+personne &eacute;gar&eacute;e dans un r&ecirc;ve,&mdash;l'&ecirc;tre qui &eacute;tait envelopp&eacute; du suaire
+s'avan&ccedil;a audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.</p>
+
+<p>Je ne tremblai pas,&mdash;je ne bougeai pas,&mdash;car une foule de pens&eacute;es
+inexprimables, caus&eacute;es par l'air, la stature, l'allure du fant&ocirc;me, se
+ru&egrave;rent &agrave; l'improviste dans mon cerveau, et me paralys&egrave;rent,&mdash;me
+p&eacute;trifi&egrave;rent. Je ne bougeais pas, je contemplais l'apparition. C'&eacute;tait
+dans mes pens&eacute;es un d&eacute;sordre fou, un tumulte inapaisable. &Eacute;tait-ce bien
+la <i>vivante</i> Rowena que j'avais en face de moi? <i>cela</i> pouvait-il &ecirc;tre
+vraiment Rowena,&mdash;lady Rowena Trevanion de Tremaine, &agrave; la chevelure
+blonde, aux yeux bleus? Pourquoi, oui, <i>pourquoi</i> en doutais-je?&mdash;Le
+lourd bandeau oppressait la bouche;&mdash;pourquoi donc cela n'e&ucirc;t-il pas &eacute;t&eacute;
+la bouche respirante de la dame de Tremaine?&mdash;Et les joues?&mdash;oui,
+c'&eacute;taient bien l&agrave; les roses du midi de sa vie;&mdash;oui, ce pouvait &ecirc;tre les
+belles joues de la vivante lady de Tremaine.&mdash;Et le menton, avec les
+fossettes de la sant&eacute;, ne pouvait-il pas &ecirc;tre le sien? Mais <i>avait-elle
+donc grandi depuis sa maladie?</i> Quel inexprimable d&eacute;lire s'empara de moi
+&agrave; cette id&eacute;e! D'un bond, j'&eacute;tais &agrave; ses pieds! Elle se retira &agrave; mon
+contact, et elle d&eacute;gagea sa t&ecirc;te de l'horrible suaire qui l'enveloppait;
+et alors d&eacute;borda dans l'atmosph&egrave;re fouett&eacute;e de la chambre une masse
+&eacute;norme de longs cheveux d&eacute;sordonn&eacute;s; <i>ils &eacute;taient plus noirs que les
+ailes de minuit, l'heure au plumage de corbeau!</i> Et alors je vis la
+figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement <i>les yeux</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, les voil&agrave; donc! criai-je d'une voix retentissante; pourrais-je
+jamais m'y tromper?&mdash;Voil&agrave; bien les yeux adorablement fendus, les yeux
+noirs, les yeux &eacute;tranges de mon amour perdu,&mdash;de lady,&mdash;de LADY LIGEIA!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="METZENGERSTEIN" id="METZENGERSTEIN"></a><a href="#toc">METZENGERSTEIN</a></h2>
+
+<p class="r"><i>Pestis eram vivus,&mdash;moriens tua mors ero.</i></p>
+
+<p class="r">MARTIN LUTHER.</p>
+
+<p>L'horreur et la fatalit&eacute; se sont donn&eacute; carri&egrave;re dans tous les si&egrave;cles. &Agrave;
+quoi bon mettre une date &agrave; l'histoire que j'ai &agrave; raconter? Qu'il me
+suffise de dire qu'&agrave; l'&eacute;poque dont je parle existait dans le centre de
+la Hongrie une croyance secr&egrave;te, mais bien &eacute;tablie, aux doctrines de la
+m&eacute;tempsycose. De ces doctrines elles-m&ecirc;mes, de leur fausset&eacute; ou de leur
+probabilit&eacute;,&mdash;je ne dirai rien. J'affirme, toutefois, qu'une bonne
+partie de notre cr&eacute;dulit&eacute; vient,&mdash;comme dit La Bruy&egrave;re, qui attribue
+tout notre malheur &agrave; cette cause unique&mdash;<i>de ne pouvoir &ecirc;tre
+seuls</i><a name="FNanchor_47_47" id="FNanchor_47_47"></a><a href="#Footnote_47_47" class="fnanchor">[47]</a>.</p>
+
+<p>Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui
+tendaient fortement &agrave; l'absurde. Les Hongrois diff&eacute;raient
+tr&egrave;s-essentiellement de leurs autorit&eacute;s d'Orient. Par exemple,&mdash;<i>l'&acirc;me</i>,
+&agrave; ce qu'ils croyaient,&mdash;je cite les termes d'un subtil et intelligent
+Parisien,&mdash;<i>ne demeure qu'une seule fois dans un corps sensible. Ainsi,
+un cheval, un chien, un homme m&ecirc;me, ne sont que la ressemblance
+illusoire de ces &ecirc;tres</i><a name="FNanchor_48_48" id="FNanchor_48_48"></a><a href="#Footnote_48_48" class="fnanchor">[48]</a>.</p>
+
+<p>Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient &eacute;t&eacute; en discorde
+pendant des si&egrave;cles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres
+r&eacute;ciproquement aigries par une inimiti&eacute; aussi mortelle. Cette haine
+pouvait tirer son origine des paroles d'une ancienne proph&eacute;tie:&mdash;<i>Un
+grand nom tombera d'une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son
+cheval, la mortalit&eacute; de Metzengerstein triomphera de l'immortalit&eacute; de
+Berlifitzing</i>.</p>
+
+<p>Certes, les termes n'avaient que peu ou point de sens. Mais des causes
+plus vulgaires ont donn&eacute; naissance&mdash;et cela, sans remonter bien haut,&mdash;&agrave;
+des cons&eacute;quences &eacute;galement grosses d'&eacute;v&eacute;nements. En outre, les deux
+maisons, qui &eacute;taient voisines, avaient longtemps exerc&eacute; une influence
+rivale dans les affaires d'un gouvernement tumultueux. De plus, des
+voisins aussi rapproch&eacute;s sont rarement amis; et, du haut de leurs
+terrasses massives, les habitants du ch&acirc;teau Berlifitzing pouvaient
+plonger leurs regards dans les fen&ecirc;tres m&ecirc;mes du palais Metzengerstein.
+Enfin, le d&eacute;ploiement d'une magnificence plus que f&eacute;odale &eacute;tait peu fait
+pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et
+moins riches. Y a-t-il donc lieu de s'&eacute;tonner que les termes de cette
+pr&eacute;diction, bien que tout &agrave; fait saugrenus, aient si bien cr&eacute;&eacute; et
+entretenu la discorde entre deux familles d&eacute;j&agrave; pr&eacute;dispos&eacute;es aux
+querelles par toutes les instigations d'une jalousie h&eacute;r&eacute;ditaire? La
+proph&eacute;tie semblait impliquer,&mdash;si elle impliquait quelque chose,&mdash;un
+triomphe final du c&ocirc;t&eacute; de la maison d&eacute;j&agrave; plus puissante, et
+naturellement vivait dans la m&eacute;moire de la plus faible et de la moins
+influente, et la remplissait d'une aigre animosit&eacute;.</p>
+
+<p>Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu'il f&ucirc;t d'une haute origine,
+n'&eacute;tait, &agrave; l'&eacute;poque de ce r&eacute;cit, qu'un vieux radoteur infirme, et
+n'avait rien de remarquable, si ce n'est une antipathie inv&eacute;t&eacute;r&eacute;e et
+folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les
+chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmit&eacute;s physiques, ni son
+grand &acirc;ge, ni l'affaiblissement de son esprit, ne pouvait l'emp&ecirc;cher de
+prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l'autre
+c&ocirc;t&eacute;, Fr&eacute;d&eacute;rick, baron Metzengerstein, n'&eacute;tait pas encore majeur. Son
+p&egrave;re, le ministre G..., &eacute;tait mort jeune. Sa m&egrave;re, madame Marie, le
+suivit bient&ocirc;t. Fr&eacute;d&eacute;rick &eacute;tait &agrave; cette &eacute;poque dans sa dix-huiti&egrave;me
+ann&eacute;e. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue p&eacute;riode de
+temps; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que
+cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et
+plus significative solennit&eacute;.</p>
+
+<p>Par suite de certaines circonstances r&eacute;sultant de l'administration de
+son p&egrave;re, le jeune baron, aussit&ocirc;t apr&egrave;s la mort de celui-ci, entra en
+possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de
+Hongrie poss&eacute;der un tel patrimoine. Ses ch&acirc;teaux &eacute;taient innombrables.
+Le plus splendide et le plus vaste &eacute;tait le palais Metzengerstein. La
+ligne fronti&egrave;re de ses domaines n'avait jamais &eacute;t&eacute; clairement d&eacute;finie;
+mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.</p>
+
+<p>L'av&egrave;nement d'un propri&eacute;taire si jeune, et d'un caract&egrave;re si bien connu,
+&agrave; une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures
+relativement &agrave; sa ligne probable de conduite. Et, en v&eacute;rit&eacute;, dans
+l'espace de trois jours, la conduite de l'h&eacute;ritier fit p&acirc;lir le renom
+d'H&eacute;rode et d&eacute;passa magnifiquement les esp&eacute;rances de ses plus
+enthousiastes admirateurs. De honteuses d&eacute;bauches, de flagrantes
+perfidies, des atrocit&eacute;s inou&iuml;es, firent bient&ocirc;t comprendre &agrave; ses
+vassaux tremblants que rien,&mdash;ni soumission servile de leur part, ni
+scrupules de conscience de la sienne,&mdash;ne leur garantirait d&eacute;sormais de
+s&eacute;curit&eacute; contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la
+nuit du quatri&egrave;me jour, on s'aper&ccedil;ut que le feu avait pris aux &eacute;curies
+du ch&acirc;teau Berlifitzing, et l'opinion unanime du voisinage ajouta le
+crime d'incendie &agrave; la liste d&eacute;j&agrave; horrible des d&eacute;lits et des atrocit&eacute;s du
+baron.</p>
+
+<p>Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionn&eacute; par cet
+accident, il se tenait, en apparence plong&eacute; dans une m&eacute;ditation, au haut
+du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement
+solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fan&eacute;e, qui pendait
+m&eacute;lancoliquement aux murs, repr&eacute;sentait les figures fantastiques et
+majestueuses de mille anc&ecirc;tres illustres. Ici des pr&ecirc;tres richement
+v&ecirc;tus d'hermine, des dignitaires pontificaux, si&eacute;geaient famili&egrave;rement
+avec l'autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d'un
+roi temporel, ou contenaient avec le <i>fiat</i> de la toute-puissance papale
+le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des t&eacute;n&egrave;bres. L&agrave;, les sombres
+et grandes figures des princes Metzengerstein&mdash;leurs musculeux chevaux
+de guerre pi&eacute;tinant les cadavres des ennemis tomb&eacute;s&mdash;&eacute;branlaient les
+nerfs les plus fermes par leur forte expression; et ici, &agrave; leur tour,
+voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des
+anciens jours flottaient au loin dans les m&eacute;andres d'une danse
+fantastique aux accents d'une m&eacute;lodie imaginaire.</p>
+
+<p>Mais, pendant que le baron pr&ecirc;tait l'oreille ou affectait de pr&ecirc;ter
+l'oreille au vacarme toujours croissant des &eacute;curies de Berlifitzing,&mdash;et
+peut-&ecirc;tre m&eacute;ditait quelque trait nouveau, quelque trait d&eacute;cid&eacute;
+d'audace,&mdash;ses yeux se tourn&egrave;rent machinalement vers l'image d'un cheval
+&eacute;norme, d'une couleur hors nature, et repr&eacute;sent&eacute; dans la tapisserie
+comme appartenant &agrave; un anc&ecirc;tre sarrasin de la famille de son rival. Le
+cheval se tenait sur le premier plan du tableau,&mdash;immobile comme une
+statue,&mdash;pendant qu'un peu plus loin, derri&egrave;re lui, son cavalier
+d&eacute;confit mourait sous le poignard d'un Metzengerstein.</p>
+
+<p>Sur la l&egrave;vre de Fr&eacute;d&eacute;rick surgit une expression diabolique, comme s'il
+s'apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement.
+Cependant, il ne d&eacute;tourna pas les yeux. Bien loin de l&agrave;, il ne pouvait
+d'aucune fa&ccedil;on avoir raison de l'anxi&eacute;t&eacute; accablante qui semblait tomber
+sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses
+sensations incoh&eacute;rentes comme celles des r&ecirc;ves avec la certitude d'&ecirc;tre
+&eacute;veill&eacute;. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme,&mdash;plus
+il lui paraissait impossible d'arracher son regard &agrave; la fascination de
+cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus
+violent, il fit enfin un effort, comme &agrave; regret, et tourna son attention
+vers une explosion de lumi&egrave;re rouge, projet&eacute;e en plein des &eacute;curies
+enflamm&eacute;es sur les fen&ecirc;tres de l'appartement.</p>
+
+<p>L'action toutefois ne fut que momentan&eacute;e; son regard retourna
+machinalement au mur. &Agrave; son grand &eacute;tonnement, la t&ecirc;te du gigantesque
+coursier&mdash;chose horrible!&mdash;avait pendant ce temps chang&eacute; de position. Le
+cou de l'animal, d'abord inclin&eacute; comme par la compassion vers le corps
+terrass&eacute; de son seigneur, &eacute;tait maintenant &eacute;tendu, roide et dans toute
+sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout &agrave; l'heure
+invisibles, contenaient maintenant une expression &eacute;nergique et humaine,
+et ils brillaient d'un rouge ardent et extraordinaire; et les l&egrave;vres
+distendues de ce cheval &agrave; la physionomie enrag&eacute;e laissaient pleinement
+apercevoir ses dents s&eacute;pulcrales et d&eacute;go&ucirc;tantes.</p>
+
+<p>Stup&eacute;fi&eacute; par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant.
+Comme il l'ouvrait, un &eacute;clat de lumi&egrave;re rouge jaillit au loin dans la
+salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante;
+et, comme le baron h&eacute;sitait un instant sur le seuil, il tressaillit en
+voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait
+pr&eacute;cis&eacute;ment le contour de l'implacable et triomphant meurtrier du
+Berlifitzing sarrasin.</p>
+
+<p>Pour all&eacute;ger ses esprits affaiss&eacute;s, le baron Fr&eacute;d&eacute;rick chercha
+pr&eacute;cipitamment le plein air. &Agrave; la porte principale du palais, il
+rencontra trois &eacute;cuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficult&eacute; et au
+p&eacute;ril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d'un cheval
+gigantesque couleur de feu.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; qui est ce cheval? O&ugrave; l'avez-vous trouv&eacute;? demanda le jeune homme
+d'une voix querelleuse et rauque, reconnaissant imm&eacute;diatement que le
+myst&eacute;rieux coursier de la tapisserie &eacute;tait le parfait pendant du furieux
+animal qu'il avait devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre propri&eacute;t&eacute;, monseigneur, r&eacute;pliqua l'un des &eacute;cuyers, du
+moins il n'est r&eacute;clam&eacute; par aucun autre propri&eacute;taire. Nous l'avons pris
+comme il s'&eacute;chappait, tout fumant et &eacute;cumant de rage, des &eacute;curies
+br&ucirc;lantes du ch&acirc;teau Berlifitzing. Supposant qu'il appartenait au haras
+des chevaux &eacute;trangers du vieux comte, nous l'avons ramen&eacute; comme &eacute;pave.
+Mais les domestiques d&eacute;savouent tout droit sur la b&ecirc;te; ce qui est
+&eacute;trange, puisqu'il porte des traces &eacute;videntes du feu, qui prouvent qu'il
+l'a &eacute;chapp&eacute; belle.</p>
+
+<p>&mdash;Les lettres W. V. B. sont &eacute;galement marqu&eacute;es au fer tr&egrave;s-distinctement
+sur son front, interrompit un second &eacute;cuyer; je supposais donc qu'elles
+&eacute;taient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au
+ch&acirc;teau affirme positivement n'avoir aucune connaissance du cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Extr&ecirc;mement singulier! dit le jeune baron, avec un air r&ecirc;veur et comme
+n'ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C'est, comme vous
+dites, un remarquable cheval,&mdash;un prodigieux cheval! bien qu'il soit,
+comme vous le remarquez avec justesse, d'un caract&egrave;re ombrageux et
+intraitable; allons! qu'il soit &agrave; moi, je le veux bien, ajouta-t-il
+apr&egrave;s une pause; peut-&ecirc;tre un cavalier tel que Fr&eacute;d&eacute;rick de
+Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable m&ecirc;me des &eacute;curies de
+Berlifitzing.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, monseigneur; le cheval, comme nous vous l'avons
+dit, je crois, n'appartient pas aux &eacute;curies du comte. Si tel e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le
+cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l'amener en pr&eacute;sence
+d'une noble personne de votre famille.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! observa le baron s&egrave;chement.</p>
+
+<p>Et, &agrave; ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint
+&eacute;chauff&eacute; et &agrave; pas pr&eacute;cipit&eacute;s. Il chuchota &agrave; l'oreille de son ma&icirc;tre
+l'histoire de la disparition soudaine d'un morceau de la tapisserie,
+dans une chambre qu'il d&eacute;signa, entrant alors dans des d&eacute;tails d'un
+caract&egrave;re minutieux et circonstanci&eacute;; mais, comme tout cela fut
+communiqu&eacute; d'une voix tr&egrave;s-basse, pas un mot ne transpira qui p&ucirc;t
+satisfaire la curiosit&eacute; excit&eacute;e des &eacute;cuyers.</p>
+
+<p>Le jeune Fr&eacute;d&eacute;rick, pendant l'entretien, semblait agit&eacute; d'&eacute;motions
+vari&eacute;es. N&eacute;anmoins, il recouvra bient&ocirc;t son calme, et une expression de
+m&eacute;chancet&eacute; d&eacute;cid&eacute;e &eacute;tait d&eacute;j&agrave; fix&eacute;e sur sa physionomie, quand il donna
+des ordres p&eacute;remptoires pour que l'appartement en question f&ucirc;t
+imm&eacute;diatement condamn&eacute; et la clef remise entre ses mains propres.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous appris la mort d&eacute;plorable de Berlifitzing, le vieux
+chasseur? dit au baron un de ses vassaux, apr&egrave;s le d&eacute;part du page,
+pendant que l'&eacute;norme coursier que le gentilhomme venait d'adopter comme
+sien s'&eacute;lan&ccedil;ait et bondissait avec une furie redoubl&eacute;e &agrave; travers la
+longue avenue qui s'&eacute;tendait du palais aux &eacute;curies de Metzengerstein.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait;
+mort! dis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;C'est la pure v&eacute;rit&eacute;, monseigneur; et je pr&eacute;sume que, pour un seigneur
+de votre nom, ce n'est pas un renseignement trop d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.</p>
+
+<p>&mdash;Comment est-il mort?</p>
+
+<p>&mdash;Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie pr&eacute;f&eacute;r&eacute;e de son
+haras de chasse, il a p&eacute;ri mis&eacute;rablement dans les flammes.</p>
+
+<p>&mdash;En... v&eacute;... ri... t&eacute;...! exclama le baron, comme impressionn&eacute;
+lentement et graduellement par quelque &eacute;vidence myst&eacute;rieuse.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, r&eacute;p&eacute;ta le vassal.</p>
+
+<p>&mdash;Horrible! dit le jeune homme avec beaucoup de calme.</p>
+
+<p>Et il rentra tranquillement dans le palais.</p>
+
+<p>&Agrave; partir de cette &eacute;poque, une alt&eacute;ration marqu&eacute;e eut lieu dans la
+conduite ext&eacute;rieure du jeune d&eacute;bauch&eacute;, baron Fr&eacute;d&eacute;rick von
+Metzengerstein. V&eacute;ritablement, sa conduite d&eacute;sappointait toutes les
+esp&eacute;rances et d&eacute;routait les intrigues de plus d'une m&egrave;re. Ses habitudes
+et ses mani&egrave;res tranch&egrave;rent de plus en plus et, moins que jamais,
+n'offrirent d'analogie sympathique quelconque avec celle de
+l'aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au del&agrave; des limites
+de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il &eacute;tait
+absolument sans compagnon, &agrave; moins que ce grand cheval imp&eacute;tueux, hors
+nature, couleur de feu, qu'il monta continuellement &agrave; partir de cette
+&eacute;poque, n'e&ucirc;t en r&eacute;alit&eacute; quelque droit myst&eacute;rieux au titre d'ami.</p>
+
+<p>N&eacute;anmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui
+arrivaient p&eacute;riodiquement.&mdash;&laquo;Le baron honorera-t-il notre f&ecirc;te de sa
+pr&eacute;sence?&raquo;&mdash;&laquo;Le baron se joindra-t-il &agrave; nous pour une chasse au
+sanglier?&raquo;&mdash;&laquo;Metzengerstein ne chasse pas&raquo;,&mdash;&laquo;Metzengerstein n'ira
+pas,&raquo;&mdash;telles &eacute;taient ses hautaines et laconiques r&eacute;ponses.</p>
+
+<p>Ces insultes r&eacute;p&eacute;t&eacute;es ne pouvaient pas &ecirc;tre endur&eacute;es par une noblesse
+imp&eacute;rieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales,&mdash;moins
+fr&eacute;quentes;&mdash;avec le temps elles cess&egrave;rent tout &agrave; fait. On entendit la
+veuve de l'infortun&eacute; comte Berlifitzing exprimer le v&oelig;u &laquo;que le baron
+f&ucirc;t au logis quand il d&eacute;sirerait n'y pas &ecirc;tre, puisqu'il d&eacute;daignait la
+compagnie de ses &eacute;gaux; et qu'il f&ucirc;t &agrave; cheval quand il voudrait n'y pas
+&ecirc;tre, puisqu'il leur pr&eacute;f&eacute;rait la soci&eacute;t&eacute; d'un cheval.&raquo; Ceci &agrave; coup s&ucirc;r
+n'&eacute;tait que l'explosion niaise d'une pique h&eacute;r&eacute;ditaire et prouvait que
+nos paroles deviennent singuli&egrave;rement absurdes quand nous voulons leur
+donner une forme extraordinairement &eacute;nergique.</p>
+
+<p>Les gens charitables, n&eacute;anmoins, attribuaient le changement de mani&egrave;res
+du jeune gentilhomme au chagrin naturel d'un fils priv&eacute; pr&eacute;matur&eacute;ment de
+ses parents,&mdash;oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite
+durant les jours qui suivirent imm&eacute;diatement cette perte. Il y en eut
+quelques-uns qui accus&egrave;rent simplement en lui une id&eacute;e exag&eacute;r&eacute;e de son
+importance et de sa dignit&eacute;. D'autres, &agrave; leur tour (et parmi ceux-l&agrave;
+peut &ecirc;tre cit&eacute; le m&eacute;decin de la famille), parl&egrave;rent sans h&eacute;siter d'une
+m&eacute;lancolie morbide et d'un mal h&eacute;r&eacute;ditaire; cependant, des insinuations
+plus t&eacute;n&eacute;breuses, d'une nature plus &eacute;quivoque, couraient parmi la
+multitude.</p>
+
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, l'attachement pervers du baron pour sa monture de r&eacute;cente
+acquisition,&mdash;attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans
+chaque nouvel exemple que l'animal donnait de ses f&eacute;roces et d&eacute;moniaques
+inclinations,&mdash;devint &agrave; la longue, aux yeux de tous les gens
+raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans
+l'&eacute;blouissement du midi,&mdash;aux heures profondes de la nuit,&mdash;malade ou
+bien portant,&mdash;dans le calme ou dans la temp&ecirc;te,&mdash;le jeune
+Metzengerstein semblait clou&eacute; &agrave; la selle du cheval colossal dont les
+intraitables audaces s'accordaient si bien avec son propre caract&egrave;re.</p>
+
+<p>Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapproch&eacute;es des &eacute;v&eacute;nements
+r&eacute;cents, donnaient un caract&egrave;re surnaturel et monstrueux &agrave; la manie du
+cavalier et aux capacit&eacute;s de la b&ecirc;te. L'espace qu'elle franchissait d'un
+seul saut avait &eacute;t&eacute; soigneusement mesur&eacute;, et se trouva d&eacute;passer d'une
+diff&eacute;rence stup&eacute;fiante les conjectures les plus larges et les plus
+exag&eacute;r&eacute;es. Le baron, en outre, ne se servait pour l'animal d'aucun nom
+particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingu&eacute;s
+par des appellations caract&eacute;ristiques. Ce cheval-ci avait son &eacute;curie &agrave;
+une certaine distance des autres; et, quant au pansement et &agrave; tout le
+service n&eacute;cessaire, nul, except&eacute; le propri&eacute;taire en personne, ne s'&eacute;tait
+risqu&eacute; &agrave; remplir ces fonctions, ni m&ecirc;me &agrave; entrer dans l'enclos o&ugrave;
+s'&eacute;levait son &eacute;curie particuli&egrave;re. On observa aussi que, quoique les
+trois palefreniers qui s'&eacute;taient empar&eacute;s du coursier, quand il fuyait
+l'incendie de Berlifitzing, eussent r&eacute;ussi &agrave; arr&ecirc;ter sa course &agrave; l'aide
+d'une cha&icirc;ne &agrave; n&oelig;ud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait
+affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou &agrave; aucun
+moment depuis lors, il e&ucirc;t jamais pos&eacute; la main sur le corps de la b&ecirc;te.
+Des preuves d'intelligence particuli&egrave;re dans la conduite d'un noble
+cheval plein d'ardeur ne suffiraient certainement pas &agrave; exciter une
+attention d&eacute;raisonnable; mais il y avait ici certaines circonstances qui
+eussent violent&eacute; les esprits les plus sceptiques et les plus
+flegmatiques; et l'on disait que parfois l'animal avait fait reculer
+d'horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante
+signification de sa marque,&mdash;que parfois le jeune Metzengerstein &eacute;tait
+devenu p&acirc;le et s'&eacute;tait d&eacute;rob&eacute; devant l'expression soudaine de son &oelig;il
+s&eacute;rieux et quasi humain.</p>
+
+<p>Parmi toute la domesticit&eacute; du baron, il ne se trouva n&eacute;anmoins personne
+pour douter de la ferveur extraordinaire d'affection qu'excitaient dans
+le jeune gentilhomme les qualit&eacute;s brillantes de son cheval; personne,
+except&eacute; du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait
+partout l'offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu
+d'importance qu'il est possible. Il avait l'effronterie d'affirmer,&mdash;si
+toutefois ses id&eacute;es valent la peine d'&ecirc;tre mentionn&eacute;es,&mdash;que son ma&icirc;tre
+ne s'&eacute;tait jamais mis en selle sans un inexplicable et presque
+imperceptible frisson, et qu'au retour de chacune de ses longues et
+habituelles promenades, une expression de triomphante m&eacute;chancet&eacute;
+faussait tous les muscles de sa face.</p>
+
+<p>Pendant une nuit de temp&ecirc;te, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil,
+descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant &agrave; cheval en toute
+h&acirc;te, s'&eacute;lan&ccedil;a en bondissant &agrave; travers le labyrinthe de la for&ecirc;t.</p>
+
+<p>Un &eacute;v&eacute;nement aussi commun ne pouvait pas attirer particuli&egrave;rement
+l'attention; mais son retour fut attendu avec une intense anxi&eacute;t&eacute; par
+tous ses domestiques, quand, apr&egrave;s quelques heures d'absence, les
+prodigieux et magnifiques b&acirc;timents du palais Metzengerstein se mirent &agrave;
+craquer et &agrave; trembler jusque dans leurs fondements, sous l'action d'un
+feu immense et imma&icirc;trisable,&mdash;une masse &eacute;paisse et livide.</p>
+
+<p>Comme les flammes, quand on les aper&ccedil;ut pour la premi&egrave;re fois, avaient
+d&eacute;j&agrave; fait un si terrible progr&egrave;s que tous les efforts pour sauver une
+portion quelconque des b&acirc;timents eussent &eacute;t&eacute; &eacute;videmment inutiles, toute
+la population du voisinage se tenait paresseusement &agrave; l'entour, dans une
+stup&eacute;faction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et
+nouveau fixa bient&ocirc;t l'attention de la multitude, et d&eacute;montra combien
+est plus intense l'int&eacute;r&ecirc;t excit&eacute; dans les sentiments d'une foule par la
+contemplation d'une agonie humaine que celui qui est cr&eacute;&eacute; par les plus
+effrayants spectacles de la mati&egrave;re inanim&eacute;e.</p>
+
+<p>Sur la longue avenue de vieux ch&ecirc;nes qui commen&ccedil;ait &agrave; la for&ecirc;t et
+aboutissait &agrave; l'entr&eacute;e principale du palais Metzengerstein, un coursier,
+portant un cavalier d&eacute;coiff&eacute; et en d&eacute;sordre, se faisait voir bondissant
+avec une imp&eacute;tuosit&eacute; qui d&eacute;fiait le d&eacute;mon de la temp&ecirc;te lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Le cavalier n'&eacute;tait &eacute;videmment pas le ma&icirc;tre de cette course effr&eacute;n&eacute;e.
+L'angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son &ecirc;tre,
+rendaient t&eacute;moignage d'une lutte surhumaine; mais aucun son, except&eacute; un
+cri unique, ne s'&eacute;chappa de ses l&egrave;vres lac&eacute;r&eacute;es, qu'il mordait d'outre
+en outre dans l'intensit&eacute; de sa terreur. En un instant, le choc des
+sabots retentit avec un bruit aigu et per&ccedil;ant, plus haut que le
+mugissement des flammes et le glapissement du vent un instant encore,
+et, franchissant d'un seul bond la grande porte et le foss&eacute;, le coursier
+s'&eacute;lan&ccedil;a sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son
+cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.</p>
+
+<p>La furie de la temp&ecirc;te s'apaisa tout &agrave; coup et un calme absolu prit
+solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le
+b&acirc;timent comme un suaire, et ruisselant au loin dans l'atmosph&egrave;re
+tranquille, dardait une lumi&egrave;re d'un &eacute;clat surnaturel, pendant qu'un
+nuage de fum&eacute;e s'abattait pesamment sur les b&acirc;timents sous la forme
+distincte d'un gigantesque <i>cheval</i>.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="EDGAR_ALLAN_POE_SA_VIE_ET_SES_OUVRAGES" id="EDGAR_ALLAN_POE_SA_VIE_ET_SES_OUVRAGES"></a><a href="#toc">EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES</a><a name="FNanchor_49_49" id="FNanchor_49_49"></a><a href="#Footnote_49_49" class="fnanchor"><span style="font-size: small;">[49]</span></a></h2>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>Il existe des destin&eacute;es fatales; il existe dans la litt&eacute;rature de chaque
+pays des hommes qui portent le mot <i>guignon</i> &eacute;crit en caract&egrave;res
+myst&eacute;rieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps,
+on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un
+tatouage singulier: <i>pas de chance</i>. Il portait ainsi partout avec lui
+l'&eacute;tiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire
+prouva que son existence s'&eacute;tait conform&eacute;e &agrave; cet &eacute;criteau. Dans
+l'histoire litt&eacute;raire, il y a des fortunes analogues. On dirait que
+l'Ange aveugle de l'expiation s'est empar&eacute; de certains hommes, et les
+fouette &agrave; tour de bras pour l'&eacute;dification des autres. Cependant, vous
+parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des vertus, des
+talents, de la gr&acirc;ce. La soci&eacute;t&eacute; les frappe d'un anath&egrave;me sp&eacute;cial, et
+argue contre eux des vices que sa pers&eacute;cution leur a donn&eacute;s. Que ne fit
+pas Hoffmann pour d&eacute;sarmer la destin&eacute;e? Que n'entreprit pas Balzac pour
+conjurer la fortune? Hoffmann fut oblig&eacute; de se faire br&ucirc;ler l'&eacute;pine
+dorsale au moment tant d&eacute;sir&eacute; o&ugrave; il commen&ccedil;ait &agrave; &ecirc;tre &agrave; l'abri du
+besoin, o&ugrave; les libraires se disputaient ses contes, o&ugrave; il poss&eacute;dait
+enfin cette ch&egrave;re biblioth&egrave;que tant r&ecirc;v&eacute;e. Balzac avait trois r&ecirc;ves: une
+grande &eacute;dition bien ordonn&eacute;e de ses &oelig;uvres, l'acquittement de ses
+dettes, et un mariage depuis longtemps choy&eacute; et caress&eacute; au fond de son
+esprit; gr&acirc;ce &agrave; des travaux dont la somme effraye l'imagination des plus
+ambitieux et des plus laborieux, l'&eacute;dition se fait, les dettes se
+payent, le mariage s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la
+destin&eacute;e malicieuse, qui lui avait permis de mettre un pied dans sa
+terre promise, l'en arracha violemment tout d'abord. Balzac eut une
+agonie horrible et digne de ses forces.</p>
+
+<p>Y a-t-il donc une Providence diabolique qui pr&eacute;pare le malheur d&egrave;s le
+berceau? Tel homme, dont le talent sombre et d&eacute;sol&eacute; nous fait peur, a
+&eacute;t&eacute; jet&eacute; avec <i>pr&eacute;m&eacute;ditation</i> dans un milieu qui lui &eacute;tait hostile. Une
+&acirc;me tendre et d&eacute;licate, un Vauvenargues, pousse lentement ses feuilles
+maladives dans l'atmosph&egrave;re grossi&egrave;re d'une garnison. Un esprit amoureux
+d'air et &eacute;pris de la libre nature se d&eacute;bat longtemps derri&egrave;re les parois
+&eacute;touffantes d'un s&eacute;minaire. Ce talent bouffon, ironique et
+ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelquefois &agrave; un hoquet ou &agrave; un
+sanglot, a &eacute;t&eacute; encag&eacute; dans de vastes bureaux &agrave; cartons verts, avec des
+hommes &agrave; lunettes d'or. Y a-t-il donc des &acirc;mes vou&eacute;es &agrave; l'autel,
+<i>sacr&eacute;es</i> pour ainsi dire, et qui doivent marcher &agrave; la mort et &agrave; la
+gloire &agrave; travers un sacrifice permanent d'elles-m&ecirc;mes? Le cauchemar des
+<i>T&eacute;n&egrave;bres</i> enveloppera-t-il toujours ces &acirc;mes d'&eacute;lite? En vain elles se
+d&eacute;fendent, elles prennent toutes leurs pr&eacute;cautions, elles perfectionnent
+la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte &agrave; double tour,
+calfeutrons les fen&ecirc;tres. Oh! nous avons oubli&eacute; le trou de la serrure;
+le Diable est d&eacute;j&agrave; entr&eacute;.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Leur chien m&ecirc;me les mord et leur donne la rage.</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Alfred de Vigny a &eacute;crit un livre pour d&eacute;montrer que la place du po&euml;te
+n'est ni dans une r&eacute;publique, ni dans une monarchie absolue, ni dans une
+monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a r&eacute;pondu.</p>
+
+<p>C'est une lamentable trag&eacute;die que la vie d'Edgar Poe, et qui eut un
+d&eacute;no&ucirc;ment dont l'horrible est augment&eacute; par le trivial. Les divers
+documents que je viens de lire ont cr&eacute;&eacute; en moi cette persuasion que les
+&Eacute;tats-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand &eacute;tablissement de
+comptabilit&eacute;, et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour
+&eacute;chapper &agrave; l'influence de cette atmosph&egrave;re antipathique. Dans l'une de
+ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu r&eacute;gulariser son
+g&eacute;nie et appliquer ses facult&eacute;s cr&eacute;atrices d'une mani&egrave;re plus appropri&eacute;e
+au sol am&eacute;ricain, il aurait pu &ecirc;tre un auteur &agrave; argent, <i>a making-money
+author;</i> qu'apr&egrave;s tout, les temps ne sont pas si durs pour l'homme de
+talent, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'&eacute;conomie, et qu'il use avec
+mod&eacute;ration des biens mat&eacute;riels. Ailleurs, un critique affirme sans
+vergogne que, quelque beau que soit le g&eacute;nie de M. Poe, il e&ucirc;t mieux
+valu pour lui n'avoir que du talent, parce que le talent s'escompte plus
+facilement que le g&eacute;nie. Dans une note que nous verrons tout &agrave; l'heure,
+et qui fut &eacute;crite par un de ses amis, il est avou&eacute; qu'il &eacute;tait difficile
+d'employer M. Poe dans une revue, et qu'on &eacute;tait oblig&eacute; de le payer
+moins que d'autres, parce qu'il &eacute;crivait dans un style trop au-dessus du
+vulgaire. Tout cela me rappelle l'odieux proverbe paternel: <i>make money,
+my son</i>, <i>honestly, if you can</i>, BUT MAKE MONEY.&mdash;<i>Quelle odeur de
+magasin!</i> comme disait J. de Maistre, &agrave; propos de Locke.</p>
+
+<p>Si vous causez avec un Am&eacute;ricain, et si vous lui parlez de M. Poe, il
+vous avouera son g&eacute;nie; volontiers m&ecirc;me, peut-&ecirc;tre en sera-t-il fier,
+mais il finira par vous dire avec un ton sup&eacute;rieur: &laquo;Mais moi, je suis
+un homme positif&raquo;; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera
+de ces grands esprits qui ne savent rien conserver; il vous parlera de
+la vie d&eacute;braill&eacute;e de M. Poe, de son haleine alcoolis&eacute;e, qui aurait pris
+feu &agrave; la flamme d'une chandelle, de ses habitudes errantes; il vous dira
+que c'&eacute;tait un &ecirc;tre <i>erratique</i>, une plan&egrave;te <i>d&eacute;sorbit&eacute;e</i>, qu'il roulait
+sans cesse de New-York &agrave; Philadelphie, de Boston &agrave; Baltimore, de
+Baltimore &agrave; Richmond. Et si, le c&oelig;ur d&eacute;j&agrave; &eacute;mu &agrave; cette annonce d'une
+existence calamiteuse, vous lui faites observer que la d&eacute;mocratie a bien
+des inconv&eacute;nients, que, malgr&eacute; son masque bienveillant de libert&eacute;, elle
+ne permet peut-&ecirc;tre pas toujours l'expansion des individualit&eacute;s, qu'il
+est souvent bien difficile de penser et d'&eacute;crire dans un pays o&ugrave; il y a
+vingt, trente millions de souverains, que d'ailleurs <i>vous avez entendu
+dire</i> qu'aux &Eacute;tats-Unis il existait une tyrannie bien plus cruelle et
+plus inexorable que celle d'un monarque, celle de l'opinion,&mdash;alors, oh!
+alors, vous verrez ses yeux s'&eacute;carquiller et jeter des &eacute;clairs, la bave
+du patriotisme bless&eacute; lui monter aux l&egrave;vres, et l'Am&eacute;rique, par sa
+bouche, lancera des injures &agrave; la m&eacute;taphysique et &agrave; l'Europe, sa vieille
+m&egrave;re. L'Am&eacute;ricain est un &ecirc;tre positif, vain de sa force industrielle, et
+un peu jaloux de l'ancien continent. Quant &agrave; avoir piti&eacute; d'un po&euml;te que
+la douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en a pas le temps.
+Il est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si na&iuml;ve dans la
+toute-puissance de l'industrie, il est tellement convaincu qu'elle
+finira par manger le Diable, qu'il a une certaine piti&eacute; pour toutes ces
+r&ecirc;vasseries. &laquo;En avant, dit-il, en avant et n&eacute;gligeons nos morts.&raquo; Il
+passerait volontiers sur les &acirc;mes solitaires et libres, et les foulerait
+aux pieds avec autant d'insouciance que ses immenses lignes de chemin de
+fer les for&ecirc;ts abattues, et ses bateaux-monstres les d&eacute;bris d'un bateau
+incendi&eacute; la veille. Il est si press&eacute; d'arriver. Le temps et l'argent,
+tout est l&agrave;.</p>
+
+<p>Quelque temps avant que Balzac descend&icirc;t dans le gouffre final en
+poussant les nobles plaintes d'un h&eacute;ros qui a encore de grandes choses &agrave;
+faire, Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tombait frapp&eacute; d'une
+mort affreuse. La France a perdu un de ses plus grands g&eacute;nies, et
+l'Am&eacute;rique un romancier, un critique, un philosophe qui n'&eacute;tait gu&egrave;re
+fait pour elle. Beaucoup de personnes ignorent ici la mort d'Edgar Poe,
+beaucoup d'autres ont cru que c'&eacute;tait un jeune gentleman riche, &eacute;crivant
+peu, produisant ses bizarres et terribles cr&eacute;ations dans les loisirs les
+plus riants, et ne connaissant la vie litt&eacute;raire que par de rares et
+&eacute;clatants succ&egrave;s. La r&eacute;alit&eacute; fut le contraire.</p>
+
+<p>La famille de M. Poe &eacute;tait une des plus respectables de Baltimore. Son
+grand-p&egrave;re &eacute;tait <i>quartermaster-general</i><a name="FNanchor_50_50" id="FNanchor_50_50"></a><a href="#Footnote_50_50" class="fnanchor">[50]</a> dans la r&eacute;volution, et
+Lafayette l'avait en haute estime et amiti&eacute;. La derni&egrave;re fois qu'il vint
+visiter ce pays, il pria sa veuve d'agr&eacute;er les t&eacute;moignages de sa
+reconnaissance pour les services que lui avait rendus son mari. Son
+arri&egrave;re-grand-p&egrave;re avait &eacute;pous&eacute; une fille de l'amiral anglais Mac Bride,
+et par lui la famille de Poe &eacute;tait alli&eacute;e aux plus illustres maisons
+d'Angleterre. Le p&egrave;re d'Edgar re&ccedil;ut une &eacute;ducation honorable. S'&eacute;tant
+violemment &eacute;pris d'une jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et
+l'&eacute;pousa. Pour m&ecirc;ler plus intimement sa destin&eacute;e &agrave; la sienne, il voulut
+aussi monter sur le th&eacute;&acirc;tre. Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le
+g&eacute;nie du m&eacute;tier, et ils vivaient d'une mani&egrave;re fort triste et fort
+pr&eacute;caire. Encore la jeune dame s'en tirait par sa beaut&eacute;, et le public
+charm&eacute; supportait son jeu m&eacute;diocre. Dans une de leurs tourn&eacute;es, ils
+vinrent &agrave; Richmond, et c'est l&agrave; que tous deux moururent, &agrave; quelques
+semaines de distance l'un de l'autre, tous deux pour la m&ecirc;me cause: la
+faim, le d&eacute;n&ucirc;ment, la mis&egrave;re.</p>
+
+<p>Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un
+pauvre petit malheureux que, d'ailleurs, la nature avait dou&eacute; d'une
+mani&egrave;re charmante. Un riche n&eacute;gociant de cette place, M. Allan, fut &eacute;mu
+de piti&eacute;. Il s'enthousiasma de ce joli gar&ccedil;on, et, comme il n'avait pas
+d'enfants, il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi &eacute;lev&eacute; dans une belle
+aisance, et re&ccedil;ut une &eacute;ducation compl&egrave;te. En 1816 il accompagna ses
+parents adoptifs dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en &Eacute;cosse
+et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laiss&egrave;rent chez
+le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d'&eacute;ducation &agrave;
+Stoke-Newington, pr&egrave;s de Londres, o&ugrave; il passa cinq ans.</p>
+
+<p>Tous ceux qui ont r&eacute;fl&eacute;chi sur leur propre vie, qui ont souvent port&eacute;
+leurs regards en arri&egrave;re pour comparer leur pass&eacute; avec leur pr&eacute;sent,
+tous ceux qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement sur
+eux-m&ecirc;mes, savent quelle part immense l'adolescence tient dans le g&eacute;nie
+d&eacute;finitif d'un homme. C'est alors que les objets enfoncent profond&eacute;ment
+leurs empreintes dans l'esprit tendre et facile; c'est alors que les
+couleurs sont voyantes, et que les sons parlent une langue myst&eacute;rieuse.
+Le caract&egrave;re, le g&eacute;nie, le style d'un homme est form&eacute; par les
+circonstances en apparence vulgaires de sa premi&egrave;re jeunesse. Si tous
+les hommes qui ont occup&eacute; la sc&egrave;ne du monde avaient not&eacute; leurs
+impressions d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous
+poss&eacute;derions! Les couleurs, la tournure d'esprit d'Edgar Poe tranchent
+violemment sur le fond de la litt&eacute;rature am&eacute;ricaine. Ses compatriotes le
+trouvent &agrave; peine Am&eacute;ricain, et cependant il n'est pas Anglais. C'est
+donc une bonne fortune que de ramasser dans un de ses contes, un conte
+peu connu, <i>William Wilson</i>, un singulier r&eacute;cit de sa vie &agrave; cette &eacute;cole
+de Stoke-Newington. Tous les contes d'Edgar Poe sont pour ainsi dire
+biographiques. On trouve l'homme dans l'&oelig;uvre. Les personnages et les
+incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.</p>
+
+<p><i>Mes plus matineuses impressions de la vie de coll&egrave;ge sont li&eacute;es &agrave; une
+vaste et extravagante maison du style d'Elisabeth, dans un village
+brumeux d'Angleterre, o&ugrave; &eacute;tait un grand nombre d'arbres gigantesques et
+noueux, et o&ugrave; toutes les maisons &eacute;taient excessivement anciennes. En
+v&eacute;rit&eacute;, cette v&eacute;n&eacute;rable vieille ville avait un aspect fantasmagorique
+qui enveloppait et caressait l'&eacute;crit comme un r&ecirc;ve. En ce moment m&ecirc;me,
+je sens en imagination le frisson rafra&icirc;chissant de ses avenues
+profond&eacute;ment ombr&eacute;es; je respire l'&eacute;manation de ses mille taillis, et je
+tressaille encore, avec une ind&eacute;finissable volupt&eacute;, &agrave; la note profonde
+et sourde de la cloche, d&eacute;chirant &agrave; chaque heure, de son rugissement
+soudain et solennel, la qui&eacute;tude de l'atmosph&egrave;re brunissante dans
+laquelle s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi.</i></p>
+
+<p><i>Je trouve peut-&ecirc;tre autant de plaisir qu'il m'est donn&eacute; d'en &eacute;prouver
+maintenant &agrave; m'appesantir sur ces minutieux souvenirs de coll&egrave;ge. Plong&eacute;
+dans la mis&egrave;re comme je le suis, mis&egrave;re, h&eacute;las! trop r&eacute;elle, on me
+pardonnera de chercher un soulagement bien l&eacute;ger et bien court, dans ces
+mimes et fugitifs d&eacute;tails. D'ailleurs, quelque trivials et mesquins
+qu'ils soient en eux-m&ecirc;mes, ils prennent, dans mon imagination, une
+importance toute particuli&egrave;re, &agrave; cause de leur intime connexion avec les
+lieux et l'&eacute;poque o&ugrave; je retrouve maintenant les premiers avertissements
+ambigus de la Destin&eacute;e, qui depuis lors m'a si profond&eacute;ment envelopp&eacute; de
+son ombre. Laissez-moi donc me souvenir.</i></p>
+
+<p><i>La maison, je l'ai dit, &eacute;tait vieille et irr&eacute;guli&egrave;re. Les terrains
+&eacute;taient vastes, et un haut et solide mur de briques, rev&ecirc;tu d'une couche
+de mortier et de verre pil&eacute;, en faisait le circuit. Ce rempart de prison
+formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au
+del&agrave; que trois fois par semaine; une fois chaque samedi, dans
+l'apr&egrave;s-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous
+&eacute;tait accord&eacute; de faire de courtes promenades en commun &agrave; travers les
+campagnes voisines; et deux fois le dimanche, quand, avec le c&eacute;r&eacute;monial
+formel des troupes &agrave; la parade, nous allions assister aux offices du
+soir et du matin &agrave; l'unique &eacute;glise du village. Le principal de notre
+&eacute;cole &eacute;tait pasteur de cette &eacute;glise. Avec quel profond sentiment
+d'admiration et de perplexit&eacute; je le contemplais du banc o&ugrave; nous &eacute;tions
+assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas
+solennel et lent! Ce personnage v&eacute;n&eacute;rable, avec sa contenance douce et
+compos&eacute;e, avec sa robe si bien lustr&eacute;e et si cl&eacute;ricalement ondoyante,
+avec sa perruque si minutieusement poudr&eacute;e, si rigide et si vaste,
+pouvait-il &ecirc;tre le m&ecirc;me homme qui, tout &agrave; l'heure, avec un visage aigre
+et dans des v&ecirc;tements graisseux, ex&eacute;cutait, f&eacute;rule en main, les lois
+draconiennes de l'&eacute;cole? O gigantesque paradoxe dont la monstruosit&eacute;
+exclut toute solution!</i></p>
+
+<p><i>Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive; elle &eacute;tait
+marquet&eacute;e de clous, garnie de verrous, et surmont&eacute;e d'un buisson de
+ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait! Elle
+n'&eacute;tait jamais ouverte que pour les trois sorties et rentr&eacute;es
+p&eacute;riodiques d&eacute;j&agrave; mentionn&eacute;es; chaque craquement de ses gonds puissants
+exhalait le myst&egrave;re, et un monde de m&eacute;ditations solennelles et
+m&eacute;lancoliques.</i></p>
+
+<p><i>Le vaste enclos &eacute;tait d'une forme irr&eacute;guli&egrave;re et divis&eacute; en plusieurs
+parties, dont trois ou quatre des plus larges constituaient le jardin de
+r&eacute;cr&eacute;ation; il &eacute;tait aplani et recouvert d'un cailloutis propre et dur.
+Je me rappelle bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que
+ce soit d'analogue; il &eacute;tait situ&eacute; derri&egrave;re la maison. Devant la fa&ccedil;ade,
+s'&eacute;tendait un petit parterre sem&eacute; de buis et d'autres arbustes; mais
+nous ne traversions cette oasis sacr&eacute;e que dans de bien rares occasions,
+telles que la premi&egrave;re arriv&eacute;e &agrave; l'&eacute;cole ou le d&eacute;part d&eacute;finitif; ou
+peut-&ecirc;tre quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions
+joyeusement notre route vers le logis, &agrave; la No&euml;l ou aux vacances de la
+Saint-Jean.</i></p>
+
+<p><i>Mais la maison! quelle jolie vieille b&acirc;tisse cela faisait! Pour moi,
+c'&eacute;tait comme un vrai palais d'illusions. Il n'y avait r&eacute;ellement pas de
+fin &agrave; ses d&eacute;tours et &agrave; ses incompr&eacute;hensibles subdivisions. Il &eacute;tait
+difficile, &agrave; un moment donn&eacute;, de dire avec certitude lequel de ses deux
+&eacute;tages s'appuyait sur l'autre. D'une chambre &agrave; la chambre voisine, on
+&eacute;tait toujours s&ucirc;r de trouver trois ou quatre marches &agrave; monter ou &agrave;
+descendre. Puis les corridors lat&eacute;raux &eacute;taient innombrables,
+inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-m&ecirc;mes que
+nos id&eacute;es les plus exactes, relativement &agrave; l'ensemble du b&acirc;timent,
+n'&eacute;taient pas tr&egrave;s-diff&eacute;rentes de celles &agrave; l'aide desquelles nous
+essayons d'op&eacute;rer sur l'infini. Durant les cinq ans de ma r&eacute;sidence, je
+n'ai jamais &eacute;t&eacute; capable de d&eacute;terminer avec pr&eacute;cision dans quelle
+localit&eacute; lointaine &eacute;tait situ&eacute; le petit dortoir qui m'&eacute;tait assign&eacute; en
+commun avec dix-huit ou vingt autres &eacute;coliers</i><a name="FNanchor_51_51" id="FNanchor_51_51"></a><a href="#Footnote_51_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p>
+
+<p><i>La salle d'&eacute;tudes &eacute;tait la plus vaste de toute la maison, et, je ne
+pouvais m'emp&ecirc;cher de le penser, du monde entier. Elle &eacute;tait
+tr&egrave;s-longue, tr&egrave;s-&eacute;troite, et sinistrement basse, avec des fen&ecirc;tres en
+ogive et un plafond en ch&ecirc;ne. Dans son angle &eacute;loign&eacute; et inspirant la
+terreur &eacute;tait une cellule carr&eacute;e de huit ou dix pieds repr&eacute;sentant le
+sanctuaire o&ugrave; se tenait plusieurs heures durant notre principal, le
+r&eacute;v&eacute;rend docteur Brandsby. C'&eacute;tait une solide construction, avec une
+porte massive que nous n'aurions jamais os&eacute; ouvrir en l'absence du
+ma&icirc;tre; nous aurions tous pr&eacute;f&eacute;r&eacute; mourir de</i> la peine forte et dure<i>. &Agrave;
+d'autres angles &eacute;taient deux autres loges analogues, objets d'une
+v&eacute;n&eacute;ration beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d'une
+frayeur assez consid&eacute;rable. L'une &eacute;tait la chaire du ma&icirc;tre des &eacute;tudes
+classiques; l'autre, du ma&icirc;tre d'anglais et de math&eacute;matiques. R&eacute;pandus &agrave;
+travers la salle et se croisant dans une irr&eacute;gularit&eacute; sans fin, &eacute;taient
+d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, anciens et us&eacute;s par le
+temps, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment &eacute;cras&eacute;s sous des livres, bien &eacute;trill&eacute;s et si bien
+agr&eacute;ment&eacute;s de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques,
+et d'autres chefs-d'&oelig;uvre du couteau, qu'ils avaient enti&egrave;rement perdu
+la forme qui constituait leur pauvre individualit&eacute; dans les anciens
+jours. &Agrave; une extr&eacute;mit&eacute; de la salle, un &eacute;norme baquet avec de l'eau, et,
+&agrave; l'autre, une horloge d'une dimension stup&eacute;fiante.</i></p>
+
+<p><i>Enferm&eacute; dans les murs massifs de cette v&eacute;n&eacute;rable acad&eacute;mie, je passai,
+sans trop d'ennui et de d&eacute;go&ucirc;t, les ann&eacute;es du troisi&egrave;me lustre de ma
+vie. Le cerveau f&eacute;cond de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde
+ext&eacute;rieur pour s'occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en
+apparence de l'&eacute;cole &eacute;tait remplie d'excitations plus intenses que ma
+jeunesse h&acirc;tive n'en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma
+pleine maturit&eacute; a demand&eacute;es au crime. Encore faut-il croire que mon
+premier d&eacute;veloppement mental eut quelque chose de peu commun, et m&ecirc;me
+quelque chose de tout &agrave; fait extra-commun. En g&eacute;n&eacute;ral les &eacute;v&eacute;nements de
+la premi&egrave;re existence laissent rarement sur l'humanit&eacute; arriv&eacute;e &agrave; l'&acirc;ge
+m&ucirc;r une impression bien d&eacute;finie. Tout est ombre grise, tremblotant et
+irr&eacute;gulier souvenir, fouillis confus de plaisirs et de peines
+fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il faut que j'aie
+senti dans mon enfance avec l'&eacute;nergie d'un homme ce que je trouve
+maintenant estampill&eacute; sur ma m&eacute;moire en lignes aussi vivantes, aussi
+profondes et aussi durables que les exergues des m&eacute;dailles
+carthaginoises.</i></p>
+
+<p><i>Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le sens restreint des
+gens du monde), quelle pauvre moisson pour le souvenir! Le r&eacute;veil du
+matin, le soir, l'ordre du coucher; les le&ccedil;ons &agrave; apprendre, les
+r&eacute;citations, les demi-cong&eacute;s p&eacute;riodiques et les promenades, la cour de
+r&eacute;cr&eacute;ation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout
+cela, par une magie psychique depuis longtemps oubli&eacute;e, &eacute;tait destin&eacute; &agrave;
+envelopper un d&eacute;bordement de sensations, un monde riche d'incidents, un
+univers d'&eacute;motions vari&eacute;es et d'excitations les plus passionn&eacute;es et les
+plus fi&eacute;vreuses.</i> Oh! le beau temps que ce si&egrave;cle de fer!</p>
+
+<p>Que dites-vous de ce morceau? Le caract&egrave;re de ce singulier homme ne se
+r&eacute;v&egrave;le-t-il pas d&eacute;j&agrave; un peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau
+de coll&egrave;ge comme un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des
+premi&egrave;res ann&eacute;es de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de
+l'enfance ch&eacute;tive et abandonn&eacute;e, la terreur du ma&icirc;tre, notre ennemi, la
+haine des camarades tyranniques, la solitude du c&oelig;ur, toutes ces
+tortures du jeune &acirc;ge, Edgar Poe ne les a pas &eacute;prouv&eacute;es. Tant de sujets
+de m&eacute;lancolie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plut&ocirc;t
+il ne se sent pas seul; il aime ses passions. <i>Le cerveau f&eacute;cond de
+l'enfance</i> rend tout agr&eacute;able, illumine tout. On voit d&eacute;j&agrave; que
+l'exercice de la volont&eacute; et l'orgueil solitaire joueront un grand r&ocirc;le
+dans sa vie. Eh quoi! ne dirait-on pas qu'il aime un peu la douleur,
+qu'il pressent la future compagne ins&eacute;parable de sa vie, et qu'il
+l'appelle avec une &acirc;pret&eacute; lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre
+enfant n'a ni p&egrave;re ni m&egrave;re, mais il est heureux: il se glorifie d'&ecirc;tre
+marqu&eacute; profond&eacute;ment <i>comme une m&eacute;daille carthaginoise</i>.</p>
+
+<p>Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby &agrave; Richmond en 1822, et
+continua ses &eacute;tudes sous la direction des meilleurs ma&icirc;tres. Il &eacute;tait
+alors un jeune homme tr&egrave;s-remarquable par son agilit&eacute; physique, ses
+tours de souplesse, et aux s&eacute;ductions d'une beaut&eacute; singuli&egrave;re il
+joignait une puissance de m&eacute;moire po&eacute;tique merveilleuse avec la facult&eacute;
+pr&eacute;coce d'improviser des contes. En 1825, il entra &agrave; l'universit&eacute; de
+Virginie, qui &eacute;tait alors un des &eacute;tablissements o&ugrave; r&eacute;gnait la plus
+grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses
+condisciples par une ardeur encore plus vive pour le plaisir. Il &eacute;tait
+d&eacute;j&agrave; un &eacute;l&egrave;ve tr&egrave;s-recommandable et faisait d'incroyables progr&egrave;s dans
+les math&eacute;matiques; il avait une aptitude singuli&egrave;re pour la physique et
+les sciences naturelles ce qui est bon &agrave; noter en passant, car, dans
+plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande pr&eacute;occupation
+scientifique; mais en m&ecirc;me temps d&eacute;j&agrave;, il buvait, jouait et faisait tant
+de fredaines que finalement, il fut expuls&eacute;. Sur le refus de M. Allan de
+payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de t&ecirc;te, rompit avec lui et
+reprit son vol vers la Gr&egrave;ce. C'&eacute;tait le temps de Botzaris et de la
+r&eacute;volution des Hell&egrave;nes. Arriv&eacute; &agrave; Saint-P&eacute;tersbourg, sa bourse et son
+enthousiasme &eacute;taient un peu &eacute;puis&eacute;s; il se fit une m&eacute;chante querelle
+avec les autorit&eacute;s russes, dont on ignore le motif. La chose alla si
+loin, qu'on affirme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'exp&eacute;rience
+des brutalit&eacute;s sib&eacute;riennes &agrave; la connaissance pr&eacute;coce qu'il avait des
+hommes et des choses<a name="FNanchor_52_52" id="FNanchor_52_52"></a><a href="#Footnote_52_52" class="fnanchor">[52]</a>. Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter
+l'intervention et le secours du consul am&eacute;ricain Henry Middleton, pour
+retourner chez lui. En 1829, il entra &agrave; l'&eacute;cole militaire de West-Point.
+Dans l'intervalle, M. Allan, dont la premi&egrave;re femme &eacute;tait morte, avait
+&eacute;pous&eacute; une dame plus jeune que lui d'un grand nombre d'ann&eacute;es. Il avait
+alors soixante-cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhonn&ecirc;tement
+avec la dame et qu'il ridiculisa le mariage. Le vieux gentleman lui
+&eacute;crivit une lettre fort dure, &agrave; laquelle celui-ci r&eacute;pondit par une
+lettre encore plus am&egrave;re. La blessure &eacute;tait ingu&eacute;rissable et peu de
+temps apr&egrave;s, M. Allan mourait sans laisser un sou &agrave; son fils adoptif.</p>
+
+<p>Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles
+tr&egrave;s-myst&eacute;rieuses, des allusions tr&egrave;s-obscures et tr&egrave;s-bizarres sur la
+conduite de notre futur &eacute;crivain. Tr&egrave;s-hypocritement et tout en jurant
+qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des choses qu'il faut
+toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas &eacute;normes le silence
+doit primer l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une d&eacute;faveur
+tr&egrave;s-grave. Le coup est d'autant plus dangereux qu'il reste suspendu
+dans les t&eacute;n&egrave;bres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe
+chercha &agrave; s&eacute;duire la femme de son p&egrave;re adoptif? Il est r&eacute;ellement
+impossible de le deviner. Mais je crois avoir d&eacute;j&agrave; suffisamment mis le
+lecteur en d&eacute;fiance contre les biographes am&eacute;ricains. Il sont trop bons
+d&eacute;mocrates pour ne pas ha&iuml;r leurs grands hommes, et la malveillance qui
+poursuit Poe apr&egrave;s la conclusion lamentable de sa triste existence,
+rappelle la haine britannique qui pers&eacute;cuta Byron.</p>
+
+<p>M. Poe quitta West-Point sans prendre ses grades, et commen&ccedil;a sa
+d&eacute;sastreuse bataille de la vie. En 1831, il publia un petit volume de
+po&eacute;sies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais qu'on
+n'acheta pas. C'est l'&eacute;ternelle histoire du premier livre. M. Lowell, un
+critique am&eacute;ricain, dit qu'il y a dans une de ces pi&egrave;ces, adress&eacute;es <i>&agrave;
+H&eacute;l&egrave;ne,</i> &laquo;un parfum d'ambroisie&raquo;, et qu'elle ne d&eacute;parerait pas
+l'Anthologie grecque. Il est question dans cette pi&egrave;ce des barques de
+Nic&eacute;e, de na&iuml;ades, de la gloire et de la beaut&eacute; grecques, et de la lampe
+de Psych&eacute;. Remarquons en passant le faible am&eacute;ricain, litt&eacute;rature trop
+jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rhythme harmonieux, et
+ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois f&eacute;minines, elle
+rappelle les heureuses tentatives du romantisme fran&ccedil;ais. Mais on voit
+qu'Edgar Poe &eacute;tait encore bien loin de son excentrique et fulgurante
+destin&eacute;e litt&eacute;raire.</p>
+
+<p>Cependant le malheureux &eacute;crivait pour les journaux, compilait et
+traduisait pour les libraires, faisait de brillants articles et des
+contes pour les revues. Les &eacute;diteurs les ins&eacute;raient volontiers, mais ils
+payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba dans une mis&egrave;re
+affreuse. Il descendit m&ecirc;me si bas, qu'il put entendre <i>crier les gonds
+des portes de la mort.</i> Un jour, un journal de Baltimore proposa deux
+prix pour le meilleur po&euml;me et le meilleur conte en prose. Un comit&eacute; de
+litt&eacute;rateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut charg&eacute; de juger
+les productions. Toutefois, ils ne s'occupaient gu&egrave;re de les lire; la
+sanction de leurs noms &eacute;tait tout ce que leur demandait l'&eacute;diteur. Tout
+en causant de choses et d'autres, l'un d'eux fut attir&eacute; par un manuscrit
+qui se distinguait par la beaut&eacute;, la propret&eacute; et la nettet&eacute; de ses
+caract&egrave;res. &Agrave; la fin de sa vie, Edgar Poe poss&eacute;dait encore une &eacute;criture
+incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien am&eacute;ricaine.) M.
+Kennedy lut une page seul, et ayant &eacute;t&eacute; frapp&eacute; par le style, il lut la
+composition &agrave; haute voix. Le comit&eacute; vota le prix par acclamation au
+premier des g&eacute;nies qui s&ucirc;t &eacute;crire lisiblement. L'enveloppe secr&egrave;te fut
+bris&eacute;e, et livra le nom alors inconnu de Poe.</p>
+
+<p>L'&eacute;diteur parla du jeune auteur &agrave; M. Kennedy dans des termes qui lui
+donn&egrave;rent l'envie de le conna&icirc;tre. La fortune cruelle avait donn&eacute; &agrave; M.
+Poe la physionomie classique du po&euml;te &agrave; jeun. Elle l'avait aussi bien
+grim&eacute; que possible pour l'emploi. M. Kennedy raconta qu'il trouva un
+jeune homme que les privations avaient aminci comme un squelette, v&ecirc;tu
+d'une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui &eacute;tait, suivant
+une tactique bien connue, boutonn&eacute;e jusqu'au menton, de culottes en
+guenilles, de bottes d&eacute;chir&eacute;es sous lesquelles il n'y avait &eacute;videmment
+pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes mani&egrave;res, et des
+yeux &eacute;clatants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit
+&agrave; son aise. Poe lui ouvrit son c&oelig;ur, lui raconta toute son histoire,
+son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus press&eacute;, le
+conduisit dans un magasin d'habits, chez un fripier, aurait dit Lesage,
+et lui donna des v&ecirc;tements convenables; puis il lui fit faire des
+connaissances.</p>
+
+<p>C'est &agrave; cette &eacute;poque qu'un M. Thomas White, qui achetait la propri&eacute;t&eacute; du
+<i>Messager litt&eacute;raire du Sud</i>, choisit M. Poe pour le diriger et lui
+donna 2 500 francs par an. Imm&eacute;diatement celui-ci &eacute;pousa une jeune fille
+qui n'avait pas un sol. (Cette phrase n'est pas de moi; je prie le
+lecteur de remarquer le petit ton de d&eacute;dain qu'il y a dans cet
+<i>imm&eacute;diatement</i>, le malheureux se croyait donc riche, et, dans ce
+laconisme, cette s&eacute;cheresse avec laquelle est annonc&eacute; un &eacute;v&eacute;nement
+important; mais aussi, une jeune fille sans le sol! <i>a girl without a
+cent!</i>). On dit qu'alors l'intemp&eacute;rance prenait d&eacute;j&agrave; une certaine part
+dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva le temps d'&eacute;crire un
+tr&egrave;s-grand nombre d'articles et de beaux morceaux de critique pour <i>le
+Messager.</i> Apr&egrave;s l'avoir dirig&eacute; un an et demi, il se retira &agrave;
+Philadelphie, et dirigea le <i>Gentleman's Magazine</i>. Ce recueil
+p&eacute;riodique se fondit un jour dans le <i>Graham's Magazine</i>, et Poe
+continua &agrave; &eacute;crire pour celui-ci. En 1840, il publia <i>The Tales of the
+grotesque and arabesque</i>. En 1844, nous le trouvons &agrave; New-York dirigeant
+le <i>Broadway-journal</i>. En 1845, parut la petite &eacute;dition, bien connue, de
+Wiley et Putnam, qui renferme une partie po&eacute;tique et une s&eacute;rie de
+contes. C'est de cette &eacute;dition que les traducteurs fran&ccedil;ais ont tir&eacute;
+presque tous les &eacute;chantillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans
+les journaux de Paris. Jusqu'en 1847, il publia successivement
+diff&eacute;rents ouvrages dont nous parlerons tout &agrave; l'heure. Ici nous
+apprenons que sa femme meurt dans un &eacute;tat de d&eacute;n&ucirc;ment profond dans une
+ville appel&eacute;e Fordham, pr&egrave;s New-York. Il se fait une souscription parmi
+les litt&eacute;rateurs de New-York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps
+apr&egrave;s, les journaux parlent de nouveau de lui comme un homme aux portes
+de la mort. Mais cette fois, c'est chose plus grave, il a le <i>delirium
+tremens.</i> Une note cruelle, ins&eacute;r&eacute;e dans un journal de cette &eacute;poque,
+accuse son m&eacute;pris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son
+d&eacute;go&ucirc;t g&eacute;n&eacute;ral du monde. Cependant il gagnait de l'argent, et ses
+travaux litt&eacute;raires pouvaient &agrave; peu pr&egrave;s sustenter sa vie; mais j'ai
+trouv&eacute;, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu'il eut de
+d&eacute;go&ucirc;tantes difficult&eacute;s &agrave; surmonter. Il para&icirc;t que durant les deux
+derni&egrave;res ann&eacute;es o&ugrave; on le vit de temps &agrave; autre &agrave; Richmond, il scandalisa
+fort les gens par ses habitudes d'ivrognerie. &Agrave; entendre les
+r&eacute;criminations sempiternelles &agrave; ce sujet, on dirait que tous les
+&eacute;crivains des &Eacute;tats-Unis sont des mod&egrave;les de sobri&eacute;t&eacute;. Mais, &agrave; sa
+derni&egrave;re visite, qui dura pr&egrave;s de deux mois, on le vit tout d'un coup
+propre, &eacute;l&eacute;gant, correct, avec des mani&egrave;res charmantes, et beau comme le
+g&eacute;nie. Il est &eacute;vident que je manque de renseignements, et que les notes
+que j'ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour
+rendre compte de ces singuli&egrave;res transformations. Peut-&ecirc;tre en
+trouverons-nous l'explication dans une admirable protection maternelle
+qui enveloppait le sombre &eacute;crivain, et combattait avec des armes
+ang&eacute;liques le mauvais d&eacute;mon n&eacute; de son sang et de ses douleurs
+ant&eacute;c&eacute;dentes.</p>
+
+<p>&Agrave; cette derni&egrave;re visite &agrave; Richmond, il fit <i>deux lectures publiques</i>. Il
+faut dire un mot de ces lectures qui jouent un grand r&ocirc;le dans la vie
+litt&eacute;raire aux &Eacute;tats-Unis. Aucune loi ne s'oppose &agrave; ce qu'un &eacute;crivain,
+un philosophe, un po&euml;te, quiconque sait parler, annonce une lecture, une
+dissertation publique sur un objet litt&eacute;raire ou philosophique. Il faut
+la location d'une salle. Chacun paye une r&eacute;tribution pour le plaisir
+d'entendre &eacute;mettre des id&eacute;es et phraser des phrases telles quelles. Le
+public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une sp&eacute;culation
+manqu&eacute;e comme toute autre sp&eacute;culation commerciale aventureuse.
+Seulement, quand la <i>lecture</i> doit &ecirc;tre faite par un &eacute;crivain c&eacute;l&egrave;bre,
+il y a affluence, et c'est une esp&egrave;ce de solennit&eacute; litt&eacute;raire. On voit
+que ce sont les chaires du Coll&egrave;ge de France mises &agrave; la disposition de
+tout le monde. Cela fait penser &agrave; Andrieux, &agrave; La Harpe, &agrave; Baour-Lormian,
+et rappelle cette esp&egrave;ce de restauration litt&eacute;raire qui se fit apr&egrave;s
+l'apaisement de la R&eacute;volution fran&ccedil;aise dans les lyc&eacute;es, les ath&eacute;n&eacute;es et
+les casinos.</p>
+
+<p>Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un th&egrave;me qui est toujours
+int&eacute;ressant, et qui a &eacute;t&eacute; fort d&eacute;battu chez nous. Il annon&ccedil;a qu'il
+parlerait <i>du principe de la po&eacute;sie</i>. Il y a, depuis longtemps d&eacute;j&agrave; aux
+&Eacute;tats-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entra&icirc;ner la po&eacute;sie comme
+le reste. Il y a l&agrave; des po&euml;tes humanitaires, des po&euml;tes du suffrage
+universel, des po&euml;tes abolitionnistes des lois sur les c&eacute;r&eacute;ales, et des
+po&euml;tes qui veulent faire b&acirc;tir des <i>work-houses</i>. Je jure que je ne fais
+aucune allusion &agrave; des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma faute si les
+m&ecirc;mes disputes et les m&ecirc;mes th&eacute;ories agitent diff&eacute;rentes nations. Dans
+ses lectures, Poe leur d&eacute;clara la guerre. Il ne soutenait pas, comme
+certains sectaires fanatiques insens&eacute;s de Goethe et autres po&euml;tes
+marmor&eacute;ens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement
+inutile; mais il se proposait surtout pour objet la r&eacute;futation de ce
+qu'il appelait spirituellement <i>la grande h&eacute;r&eacute;sie po&eacute;tique des temps
+modernes.</i> Cette h&eacute;r&eacute;sie, c'est l'id&eacute;e d'utilit&eacute; directe. On voit qu'&agrave;
+un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement
+romantique fran&ccedil;ais. Il disait: notre esprit poss&egrave;de des facult&eacute;s
+&eacute;l&eacute;mentaires dont le but est diff&eacute;rent. Les unes s'appliquent &agrave;
+satisfaire la rationalit&eacute;, les autres per&ccedil;oivent les couleurs et les
+formes, les autres remplissent un but de construction. La logique, la
+peinture, la m&eacute;canique sont les produits de ces facult&eacute;s. Et comme nous
+avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir
+les belles couleurs, et pour nous d&eacute;lecter au contact des corps polis,
+nous avons une facult&eacute; &eacute;l&eacute;mentaire pour percevoir le beau; elle a son
+but &agrave; elle et ses moyens &agrave; elle. La po&eacute;sie est le produit de cette
+facult&eacute;; elle s'adresse au sens du beau et non &agrave; un autre. <i>C'est lui
+faire injure que de la soumettre au crit&eacute;rium des autres facult&eacute;s</i>, et
+elle ne s'applique jamais &agrave; d'autres mati&egrave;res qu'&agrave; celles qui sont
+n&eacute;cessairement la p&acirc;ture de l'organe intellectuel auquel elle doit sa
+naissance. Que la po&eacute;sie soit subs&eacute;quemment et cons&eacute;quemment utile, cela
+est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela vient <i>par-dessus le
+march&eacute;!</i> Personne ne s'&eacute;tonne qu'une halle, un embarcad&egrave;re ou toute
+autre construction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien
+que ce ne f&ucirc;t pas l&agrave; le but principal et l'ambition premi&egrave;re de
+l'ing&eacute;nieur ou de l'architecte. Poe <i>illustra</i> sa th&egrave;se par diff&eacute;rents
+morceaux de critique appliqu&eacute;s aux po&euml;tes, ses compatriotes, et par des
+r&eacute;citations de po&euml;tes anglais. On lui demanda la lecture de son
+<i>Corbeau</i>. C'est un po&euml;me dont les critiques am&eacute;ricains font grand cas.
+Ils en parlent comme d'une tr&egrave;s-remarquable pi&egrave;ce de versification, au
+rhythme vaste et compliqu&eacute;, un savant entrelacement de rimes
+chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force
+europ&eacute;ens. Mais il para&icirc;t que l'auditoire fut d&eacute;sappoint&eacute; par la
+d&eacute;clamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son &oelig;uvre.
+Une diction pure, mais une voix sourde, une m&eacute;lop&eacute;e monotone, une assez
+grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour
+ainsi dire indiqu&eacute;s, satisfirent m&eacute;diocrement ceux qui s'&eacute;taient promis
+comme une f&ecirc;te de comparer le lecteur avec l'auteur. Je ne m'en &eacute;tonne
+pas du tout. J'ai remarqu&eacute; souvent que des po&euml;tes admirables &eacute;taient
+d'ex&eacute;crables com&eacute;diens. Cela arrive souvent aux esprits s&eacute;rieux et
+concentr&eacute;s. Les &eacute;crivains profonds ne sont pas orateurs, et c'est bien
+heureux.</p>
+
+<p>Un tr&egrave;s vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n'avaient pas
+vu Edgar Poe depuis les jours de son obscurit&eacute; accouraient en foule pour
+contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle r&eacute;ception
+inonda son pauvre c&oelig;ur de joie. Il s'enfla d'un orgueil bien l&eacute;gitime
+et bien excusable. Il se montrait tellement enchant&eacute; qu'il parlait de
+s'&eacute;tablir d&eacute;finitivement &agrave; Richmond. Le bruit courait qu'il allait se
+remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche
+que belle, qui &eacute;tait une ancienne passion de Poe et que l'on soup&ccedil;onne
+d'&ecirc;tre le mod&egrave;le original de sa <i>L&eacute;nore</i>. Cependant il fallait qu'il
+all&acirc;t quelque temps &agrave; New-York pour publier une nouvelle &eacute;dition de ses
+<i>Contes</i>. De plus, le mari d'une dame fort riche de cette ville
+l'appelait pour mettre en ordre les po&eacute;sies de sa femme, &eacute;crire des
+notes, une pr&eacute;face, etc.</p>
+
+<p>Poe quitta donc Richmond, mais lorsqu'il se mit en route, il se plaignit
+de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant
+&agrave; Baltimore, il prit une petite quantit&eacute; d'alcool pour se remonter.
+C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois que cet alcool maudit effleurait ses l&egrave;vres
+depuis plusieurs mois; mais cela suffit pour r&eacute;veiller le Diable qui
+dormait en lui. Une journ&eacute;e de d&eacute;bauche amena une nouvelle attaque de
+<i>delirium tremens</i>, sa vieille connaissance. Le matin, des hommes de
+police le ramass&egrave;rent par terre, dans un &eacute;tat de stupeur. Comme il &eacute;tait
+sans argent, sans amis et sans domicile, ils le port&egrave;rent &agrave; l'h&ocirc;pital,
+et c'est dans un de ces lits que mourut l'auteur du <i>Chat noir</i> et
+d'<i>Eureka</i>, le 7 octobre 1849, &agrave; l'&acirc;ge de 37 ans.</p>
+
+<p>Edgar Poe ne laissait aucun parent, except&eacute; une s&oelig;ur qui demeure &agrave;
+Richmond. Sa femme &eacute;tait morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient
+pas d'enfants. C'&eacute;tait une demoiselle Clemm, et elle &eacute;tait un peu
+cousine de son mari. Sa m&egrave;re &eacute;tait profond&eacute;ment attach&eacute;e &agrave; Poe. Elle
+l'accompagna &agrave; travers toutes ses mis&egrave;res, et elle fut effroyablement
+frapp&eacute;e par sa fin pr&eacute;matur&eacute;e. Le lien qui unissait leurs &acirc;mes ne fut
+point rel&acirc;ch&eacute; par la mort de sa fille. Un si grand d&eacute;vouement, une
+affection si noble, si in&eacute;branlable, fait le plus grand honneur &agrave; Edgar
+Poe. Certes, celui qui a pu inspirer une si immense amiti&eacute; avait des
+vertus, et sa personne spirituelle devait &ecirc;tre bien s&eacute;duisante.</p>
+
+<p>M. Willis a publi&eacute; une petite notice sur Poe; j'en tire le morceau
+suivant:</p>
+
+<p>&laquo;La premi&egrave;re connaissance que nous e&ucirc;mes de la retraite de M. Poe dans
+cette ville nous vint d'un appel qui nous fut fait par une dame qui se
+pr&eacute;senta &agrave; nous comme la m&egrave;re de sa femme. Elle &eacute;tait &agrave; la recherche
+d'un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expliquant qu'il
+&eacute;tait malade, que sa fille &eacute;tait tout &agrave; fait infirme, et que leur
+situation &eacute;tait telle, qu'elle avait cru devoir prendre sur elle-m&ecirc;me de
+faire cette d&eacute;marche. La contenance de cette dame, que son d&eacute;vouement,
+que le complet abandon de sa vie ch&eacute;tive &agrave; une tendresse pleine de
+chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle
+elle pressait son plaidoyer, ses mani&egrave;res d'un autre &acirc;ge, mais
+habituellement et involontairement grandes et distingu&eacute;es, l'&eacute;loge et
+l'appr&eacute;ciation qu'elle faisait des droits et des talents de son fils,
+tout nous r&eacute;v&eacute;la la pr&eacute;sence d'un de ces Anges qui se font femmes dans
+les adversit&eacute;s humaines. C'&eacute;tait une rude destin&eacute;e que celle qu'elle
+surveillait et prot&eacute;geait. M. Poe &eacute;crivait avec une fastidieuse
+difficult&eacute; et <i>dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel
+commun pour qu'on p&ucirc;t le payer cher</i>. Il &eacute;tait toujours plong&eacute; dans des
+embarras d'argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des
+premi&egrave;res n&eacute;cessit&eacute;s de la vie. Chaque hiver, pendant des ann&eacute;es, le
+spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a &eacute;t&eacute; cet
+infatigable serviteur du g&eacute;nie, pauvrement et insuffisamment v&ecirc;tu, et
+allant de journal en journal avec un po&euml;me &agrave; vendre ou un article sur un
+sujet litt&eacute;raire; quelquefois expliquant souvent d'une voix entrecoup&eacute;e
+qu'il &eacute;tait malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que
+cela: <i>il est malade</i>, quelles que fussent les raisons qu'il avait de ne
+rien &eacute;crire, et jamais, &agrave; travers ses larmes et ses r&eacute;cits de d&eacute;tresse,
+ne permettant &agrave; ses l&egrave;vres de l&acirc;cher une syllabe qui p&ucirc;t &ecirc;tre
+interpr&eacute;t&eacute;e comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de
+confiance dans le g&eacute;nie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne
+l'abandonna pas apr&egrave;s la mort de sa fille. Elle continua son minist&egrave;re
+d'Ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le
+prot&eacute;geant, et quand il &eacute;tait emport&eacute; au-dehors par les tentations, &agrave;
+travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoul&eacute;s, et son
+abn&eacute;gation se r&eacute;veillant dans l'abandon, les privations et les
+souffrances, elle <i>demandait</i> encore pour lui. Si le d&eacute;vouement de la
+femme n&eacute; avec un premier amour, et entretenu par la pens&eacute;e humaine,
+glorifie et consacre son objet, comme cela est g&eacute;n&eacute;ralement reconnu et
+avou&eacute;, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un d&eacute;vouement
+comme celui-ci; pur, d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; et sain comme la garde d'un esprit.</p>
+
+<p>&laquo;Nous avons sous les yeux une lettre, &eacute;crite par cette dame, Mistress
+Clemm, le matin o&ugrave; elle apprit la mort de l'objet de cet amour
+infatigable. Ce serait la meilleure requ&ecirc;te que nous pourrions faire
+pour elle, mais nous n'en copierons que quelques mots,&mdash;cette lettre est
+sacr&eacute;e comme la solitude&mdash;pour garantir l'exactitude du tableau que nous
+venons de tracer, et pour ajouter de la force &agrave; l'appel que nous
+d&eacute;sirons faire en sa faveur:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aim&eacute; Eddie<a name="FNanchor_53_53" id="FNanchor_53_53"></a><a href="#Footnote_53_53" class="fnanchor">[53]</a>...Pouvez-vous
+me transmettre quelques d&eacute;tails, quelques circonstances?... Oh!
+n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette am&egrave;re affliction... Dites
+&agrave; M*** de venir; j'ai &agrave; m'acquitter d'une commission envers lui de la
+part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier d'annoncer
+sa mort et <i>de bien parler de lui</i>. Je sais que vous le ferez. <i>Mais
+dites bien quel affectueux fils il &eacute;tait pour moi</i>, sa pauvre m&egrave;re
+d&eacute;sol&eacute;e!...&raquo;</p>
+
+<p>Comme cette pauvre femme se pr&eacute;occupe de la r&eacute;putation de son fils! Que
+c'est beau! que c'est grand! Admirable cr&eacute;ature, autant ce qui est libre
+domine ce qui est fatal, autant l'esprit est au-dessus de la chair,
+autant son affection plane sur toute les affections humaines! Puissent
+nos larmes traverser l'Oc&eacute;an, les larmes de tous ceux qui, comme ton
+pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la mis&egrave;re et la douleur
+ont souvent tra&icirc;n&eacute;s &agrave; la d&eacute;bauche, puissent-elles aller rejoindre ton
+c&oelig;ur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sinc&egrave;re et de la plus
+respectueuse admiration, plaire &agrave; tes yeux maternels! Ton image quasi
+divine voltigera incessamment au-dessus du martyrologe de la
+litt&eacute;rature!</p>
+
+<p>La mort de M. Poe causa en Am&eacute;rique une r&eacute;elle &eacute;motion De diff&eacute;rentes
+parties de l'Union s'&eacute;lev&egrave;rent de v&eacute;ritables t&eacute;moignages de douleur. La
+mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de
+mentionner une lettre de M Longfellow qui lui fait d'autant plus
+d'honneur qu'Edgar Poe l'avait fort maltrait&eacute;. &laquo;Quelle m&eacute;lancolique fin,
+que celle de M. Poe, un homme si richement dou&eacute; de g&eacute;nie! Je ne l'ai
+jamais connu personnellement, mais j'ai toujours eu une haute estime
+pour sa puissance de prosateur et de po&euml;te. Sa prose est remarquablement
+vigoureuse, directe, <i>et n&eacute;anmoins abondante</i>, et son vers exhale un
+charme particulier de m&eacute;lodie, une atmosph&egrave;re de vraie po&eacute;sie qui est
+tout &agrave; fait envahissante. L'&acirc;pret&eacute; de sa critique, je ne l'ai jamais
+attribu&eacute;e qu'&agrave; l'irritabilit&eacute; d'une nature ultra-sensible, exasp&eacute;r&eacute;e par
+toute manifestation du faux.&raquo;</p>
+
+<p>Il est plaisant, avec son <i>abondance</i>, le prolixe auteur d'<i>&Eacute;vang&eacute;line</i>.
+Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir?</p>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>C'est un plaisir tr&egrave;s-grand et tr&egrave;s-utile que de comparer les traits
+d'un grand homme avec ses &oelig;uvres. Les biographies, les notes sur les
+m&oelig;urs, les habitudes, le physique des artistes et des &eacute;crivains ont
+toujours excit&eacute; une curiosit&eacute; bien l&eacute;gitime. Qui n'a cherch&eacute; quelquefois
+l'acuit&eacute; du style et la nettet&eacute; des id&eacute;es d'&Eacute;rasme dans le coupant de
+son profil, la chaleur et le tapage de leurs &oelig;uvres dans la t&ecirc;te de
+Diderot et dans celle de Mercier, o&ugrave; un peu de fanfaronnade se m&ecirc;le &agrave; la
+bonhomie, l'ironie opini&acirc;tre dans le sourire persistant de Voltaire, sa
+grimace de combat, la puissance de commandement et de proph&eacute;tie dans
+l'&oelig;il jet&eacute; &agrave; l'horizon, et la solide figure de Joseph de Maistre, aigle
+et b&oelig;uf tout &agrave; la fois? Qui ne s'est ing&eacute;ni&eacute; &agrave; d&eacute;chiffrer <i>la Com&eacute;die
+humaine</i> dans le front et le visage puissants et compliqu&eacute;s de Balzac?</p>
+
+<p>M. Edgar Poe &eacute;tait d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais
+toute sa personne solidement b&acirc;tie; ses pieds et ses mains petits. Avant
+que sa constitution f&ucirc;t attaqu&eacute;e, il &eacute;tait capable de merveilleux traits
+de force. On dirait que la Nature, et je crois qu'on l'a souvent
+remarqu&eacute;, fait &agrave; ceux dont elle veut tirer de grandes choses la vie
+tr&egrave;s-dure. Avec des apparences quelquefois ch&eacute;tives, ils sont taill&eacute;s en
+athl&egrave;tes, ils sont bons pour le plaisir comme pour la souffrance.
+Balzac, en assistant aux r&eacute;p&eacute;titions des <i>Ressources de Quinola</i>, les
+dirigeant et jouant lui-m&ecirc;me tous les r&ocirc;les, corrigeait des &eacute;preuves de
+ses livres; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigu&eacute;
+allait au sommeil, il retournait l&eacute;g&egrave;rement au travail. Chacun sait
+qu'il a fait de grands exc&egrave;s d'insomnie et de sobri&eacute;t&eacute;. Edgar Poe, dans
+sa jeunesse, s'&eacute;tait fort distingu&eacute; &agrave; tous les exercices d'adresse et de
+force; cela rentrait un peu dans son talent: calculs et probl&egrave;mes. Un
+jour il paria qu'il partirait d'un des quais de Richmond, qu'il
+remonterait &agrave; la nage jusqu'&agrave; sept milles dans la rivi&egrave;re James, et
+qu'il reviendrait &agrave; pied dans le m&ecirc;me jour. Et il le fit. C'&eacute;tait une
+journ&eacute;e br&ucirc;lante d'&eacute;t&eacute;, et il ne s'en porta pas plus mal. Contenance,
+gestes, d&eacute;marche, airs de t&ecirc;te, tout le d&eacute;signait, quand il &eacute;tait dans
+ses bons jours, comme un homme de haute distinction. Il &eacute;tait <i>marqu&eacute;</i> par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au caf&eacute;, dans la
+rue, <i>tirent</i> l'&oelig;il de l'observateur et le pr&eacute;occupent. Si jamais le
+mot: &eacute;trange, dont on a tant abus&eacute; dans les descriptions modernes, s'est
+bien appliqu&eacute; &agrave; quelque chose, c'est certainement au genre de beaut&eacute; de
+M. Poe. Ses traits n'&eacute;taient pas grands, mais assez r&eacute;guliers, le teint
+brun clair, la physionomie triste et distraite, et quoiqu'elle ne port&acirc;t
+ni le caract&egrave;re de la col&egrave;re, ni de l'insolence, elle avait quelque
+chose de p&eacute;nible. Ses yeux, singuli&egrave;rement beaux, semblaient &ecirc;tre au
+premier aspect d'un gris sombre, mais &agrave; un meilleur examen ils
+apparaissaient glac&eacute;s d'une l&eacute;g&egrave;re teinte violette ind&eacute;finissable. Quant
+au front, il &eacute;tait superbe, non qu'il rappel&acirc;t les proportions ridicules
+qu'inventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le g&eacute;nie, ils le
+transforment en hydroc&eacute;phale, mais on e&ucirc;t dit qu'une force int&eacute;rieure
+d&eacute;bordante poussait en avant les organes de la perfection et de la
+construction. Les parties auxquelles les craniologistes attribuent le
+sens du pittoresque n'&eacute;taient cependant pas absentes, mais elles
+semblaient d&eacute;rang&eacute;es, opprim&eacute;es, coudoy&eacute;es par la tyrannie hautaine et
+usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalit&eacute;.
+Sur ce front tr&ocirc;nait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l'id&eacute;alit&eacute;
+et du beau absolu, le sens esth&eacute;tique par excellence. Malgr&eacute; toutes ces
+qualit&eacute;s, cette t&ecirc;te n'offrait pas un ensemble agr&eacute;able et harmonieux.
+Vue de face, elle frappait et commandait l'attention par l'expression
+dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil d&eacute;voilait
+certaines absences; il y avait une immense masse de cervelle devant et
+derri&egrave;re, et une quantit&eacute; m&eacute;diocre au milieu; enfin une &eacute;norme puissance
+animale et intellectuelle, et un manque &agrave; l'endroit de la v&eacute;n&eacute;rabilit&eacute;
+et des qualit&eacute;s affectives. Les &eacute;chos d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s de la m&eacute;lancolie qui
+traversent les ouvrages de Poe ont un accent p&eacute;n&eacute;trant, il est vrai,
+mais il faut dire aussi que c'est une m&eacute;lancolie bien solitaire et peu
+sympathique au commun des hommes. Je ne puis m'emp&ecirc;cher de rire en
+pensant aux quelques lignes qu'un &eacute;crivain fort estim&eacute; aux &Eacute;tats-Unis,
+et dont j'ai oubli&eacute; le nom, a &eacute;crites sur Poe, quelque temps apr&egrave;s sa
+mort. Je cite de m&eacute;moire, mais je r&eacute;ponds du sens: &laquo;Je viens de relire
+les ouvrages du regrettable Poe. Quel po&euml;te admirable! Quel conteur
+surprenant! Quel esprit prodigieux et surnaturel! C'est bien la t&ecirc;te
+forte de notre pays! Eh bien! je donnerais ses soixante-dix contes
+mystiques, analytiques et grotesques, tous si brillants et pleins
+d'id&eacute;es, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu'il
+aurait pu &eacute;crire avec ce style merveilleusement pur qui lui donnait une
+si grande sup&eacute;riorit&eacute; sur nous. Combien M. Poe serait plus grand&raquo;!
+Demander un livre de famille &agrave; Edgar Poe! Il est donc vrai que la
+sottise humaine sera la m&ecirc;me sous tous les climats, et que le critique
+voudra toujours arracher de lourds l&eacute;gumes &agrave; des arbustes de
+d&eacute;lectation.</p>
+
+<p>Poe avait des cheveux noirs, travers&eacute;s de quelques fils blancs, une
+grosse moustache h&eacute;riss&eacute;e, et qu'il oubliait de mettre en ordre et de
+lisser proprement. Il s'habillait avec bon go&ucirc;t mais n&eacute;gligemment, comme
+un gentleman qui a bien autre chose &agrave; faire. Ses mani&egrave;res &eacute;taient
+excellentes, tr&egrave;s-polies et pleines de certitude. Mais sa conversation
+m&eacute;rite une mention particuli&egrave;re. La premi&egrave;re fois que je questionnai un
+Am&eacute;ricain l&agrave;-dessus, il me r&eacute;pondit en riant beaucoup: &laquo;Oh! oh! il avait
+une conversation <i>qui n'&eacute;tait pas du tout cons&eacute;cutive</i>!&raquo;. Apr&egrave;s quelques
+explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjamb&eacute;es dans le
+monde des id&eacute;es, comme un math&eacute;maticien qui d&eacute;montrerait devant des
+&eacute;l&egrave;ves d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s-forts, et qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'&eacute;tait
+une conversation essentiellement nourrissante. Il n'&eacute;tait pas <i>beau
+parleur,</i> et d'ailleurs saparole, comme ses &eacute;crits, avait horreur de la
+convention; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues,
+de fortes &eacute;tudes, des id&eacute;es ramass&eacute;es dans plusieurs pays faisaient de
+cette parole un excellent enseignement. Enfin, c'&eacute;tait un homme &agrave;
+fr&eacute;quenter pour les gens qui mesurent leur amiti&eacute; d'apr&egrave;s le gain
+spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fr&eacute;quentation. Mais il para&icirc;t que
+Poe &eacute;tait fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses
+auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions t&eacute;nues, ou
+d'admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs
+lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s'en inqui&eacute;tait gu&egrave;re. Il
+s'asseyait dans une taverne, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un sordide polisson, et lui
+d&eacute;veloppait gravement les grandes lignes de son terrible livre, <i>Eureka</i>,
+avec un sang-froid implacable, comme s'il e&ucirc;t dict&eacute; &agrave; un secr&eacute;taire, ou
+disput&eacute; avec Kepler, Bacon ou Swedenborg. C'est l&agrave; un trait particulier
+de son caract&egrave;re. Jamais homme ne s'affranchit plus compl&egrave;tement des
+r&egrave;gles de la soci&eacute;t&eacute;, s'inqui&eacute;ta moins des passants, et pourquoi,
+certains jours, on le recevait dans les caf&eacute;s de bas-&eacute;tage, et pourquoi
+on lui refusait l'entr&eacute;e des endroits o&ugrave; boivent les <i>honn&ecirc;tes gens</i>.
+Jamais aucune soci&eacute;t&eacute; n'a absous ces choses-l&agrave;, encore moins une
+soci&eacute;t&eacute; anglaise ou am&eacute;ricaine. Poe avait d&eacute;j&agrave; son g&eacute;nie &agrave; se faire
+pardonner; il avait fait dans <i>le Messager</i> une chasse terrible &agrave; la
+m&eacute;diocrit&eacute;; sa critique avait &eacute;t&eacute; disciplinaire et dure, comme celle
+d'un homme sup&eacute;rieur et solitaire qui ne s'int&eacute;resse qu'aux id&eacute;es. Il
+vint un moment o&ugrave; il prit toutes les choses humaines en d&eacute;go&ucirc;t, et o&ugrave; la
+m&eacute;taphysique seule lui &eacute;tait de quelque chose. Poe, &eacute;blouissant par son
+esprit son pays jeune et informe, choquant par ses m&oelig;urs des hommes qui
+se croyaient ses &eacute;gaux, devenait fatalement l'un des plus malheureux
+&eacute;crivains. Les rancunes s'ameut&egrave;rent, la solitude se fit autour de lui.
+&Agrave; Paris, en Allemagne, il e&ucirc;t trouv&eacute; facilement des amis qui l'auraient
+compris et soulag&eacute;; en Am&eacute;rique, il fallait qu'il arrach&acirc;t son pain.
+Ainsi s'expliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement perp&eacute;tuel
+de r&eacute;sidence. Il traversait la vie comme un Saharah, et changeait de
+place comme un Arabe.</p>
+
+<p>Mais il y a encore d'autres raisons: les douleurs profondes du m&eacute;nage,
+par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse pr&eacute;coce avait &eacute;t&eacute; tout d'un
+coup jet&eacute;e dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul; de
+plus, l'effroyable contention de son cerveau et l'&acirc;pret&eacute; de son travail
+devaient lui faire trouver une volupt&eacute; d'oubli dans le vin et les
+liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une fatigue pour les
+autres. Enfin, rancunes litt&eacute;raires, vertiges de l'infini, douleurs de
+m&eacute;nage, insultes de la mis&egrave;re, Poe fuyait tout dans le noir de
+l'ivresse, comme dans le noir de la tombe; car il ne buvait pas en
+gourmand, mais en barbare; &agrave; peine l'alcool avait-il touch&eacute; ses l&egrave;vres,
+qu'il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup, jusqu'&agrave;
+ce que son bon Ange f&ucirc;t noy&eacute;, et ses facult&eacute;s an&eacute;anties. Il est un fait
+prodigieux, mais qui est attest&eacute; par toutes les personnes qui l'ont
+connu, c'est que ni la puret&eacute;, ni le fini de son style ni la nettet&eacute; de
+sa pens&eacute;e, ni son ardeur au travail et &agrave; des recherches difficiles ne
+furent alt&eacute;r&eacute;s par sa terrible habitude. La confection de la plupart de
+ses bons morceaux a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; ou suivi une de ses crises. Apr&egrave;s
+l'apparition d'<i>Eureka</i>, il s'adonna &agrave; la boisson avec fureur. &Agrave; New
+York, le matin m&ecirc;me o&ugrave; la Revue Whig publiait <i>le Corbeau</i>, pendant que
+le nom de Poe &eacute;tait dans toutes les bouches et que tout le monde se
+disputait son po&euml;me, il traversait Broadway<a name="FNanchor_54_54" id="FNanchor_54_54"></a><a href="#Footnote_54_54" class="fnanchor">[54]</a> en battant les maisons
+et en tr&eacute;buchant.</p>
+
+<p>L'ivrognerie litt&eacute;raire est un des ph&eacute;nom&egrave;nes les plus communs et les
+plus lamentables de la vie moderne; mais peut-&ecirc;tre y a-t-il bien des
+circonstances att&eacute;nuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de
+Colletet, la litt&eacute;rature se so&ucirc;lait aussi, mais joyeusement, en
+compagnie de nobles et de grands qui &eacute;taient fort lettr&eacute;s, et qui ne
+craignaient pas le <i>cabaret</i>. Certaines dames ou demoiselles elles-m&ecirc;mes
+ne rougissaient pas d'aimer un peu le vin, comme le prouve l'aventure de
+celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux
+pleurant &agrave; chaudes larmes, apr&egrave;s souper, sur ce pauvre Pindare, mort par
+la faute des m&eacute;decins ignorants. Au XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle, la tradition
+continue, mais s'alt&egrave;re un peu. L'&eacute;cole de R&eacute;tif boit, mais c'est d&eacute;j&agrave;
+une &eacute;cole de parias, un monde souterrain. Mercier, tr&egrave;s-vieux, est
+rencontr&eacute; rue du Coq-Honor&eacute;; Napol&eacute;on est mont&eacute; sur le XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle,
+Mercier est un peu ivre, et il dit <i>qu'il ne vit plus que par
+curiosit&eacute;</i><a name="FNanchor_55_55" id="FNanchor_55_55"></a><a href="#Footnote_55_55" class="fnanchor">[55]</a>. Aujourd'hui, l'ivrognerie litt&eacute;raire a pris un
+caract&egrave;re sombre et sinistre. Il n'y a plus de classe sp&eacute;cialement
+lettr&eacute;e qui se fasse honneur de frayer avec des hommes de lettres. Leurs
+travaux absorbants et les haines d'&eacute;cole les emp&ecirc;chent de se r&eacute;unir
+entre eux. Quant aux femmes, leur &eacute;ducation informe, leur incomp&eacute;tence
+politique et litt&eacute;raire emp&ecirc;chent beaucoup d'auteurs de voir en elles
+autre chose que des ustensiles de m&eacute;nage ou des objets de luxure. Le
+d&icirc;ner absorb&eacute; et l'animal satisfait, le po&euml;te entre dans la vaste
+solitude de sa pens&eacute;e; quelquefois il est tr&egrave;s-fatigu&eacute; par le m&eacute;tier.
+Que devenir alors? Puis son esprit s'accoutume &agrave; l'id&eacute;e de sa force
+invincible, et il ne peut plus r&eacute;sister &agrave; l'esp&eacute;rance de retrouver dans
+la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont d&eacute;j&agrave; ses vieilles
+connaissances. C'est sans doute &agrave; la m&ecirc;me transformation de m&oelig;urs, qui
+a fait du monde lettr&eacute; une classe &agrave; part, qu'il faut attribuer l'immense
+consommation de tabac que fait la nouvelle litt&eacute;rature.</p>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>Je vais m'appliquer &agrave; donner une id&eacute;e du caract&egrave;re g&eacute;n&eacute;ral qui domine
+les &oelig;uvres d'Edgar Poe. Quant &agrave; faire une analyse de toutes, &agrave; moins
+d'&eacute;crire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme,
+malgr&eacute; sa vie d&eacute;r&eacute;gl&eacute;e et diabolique, a beaucoup produit. Poe se
+pr&eacute;sente sous trois aspects: critique, po&euml;te et romancier; encore dans
+le romancier y a-t-il un philosophe.</p>
+
+<p>Quand il fut appel&eacute; &agrave; la direction du <i>Messager litt&eacute;raire du Sud</i>, il
+fut stipul&eacute; qu'il recevrait 2 500 francs par an. En &eacute;change de ces
+tr&egrave;s-m&eacute;diocres appointements, il devait se charger de la lecture et du
+choix des morceaux destin&eacute;s &agrave; composer le num&eacute;ro du mois, et de la
+r&eacute;daction de la partie dite <i>&eacute;ditorial</i>, c'est-&agrave;-dire de l'analyse de
+tous les ouvrages parus et de l'appr&eacute;ciation de tous les faits
+litt&eacute;raires. En outre, il donnait tr&egrave;s-souvent une nouvelle ou un
+morceau de po&eacute;sie. Il fit ce m&eacute;tier pendant deux ans &agrave; peu pr&egrave;s. Gr&acirc;ce &agrave;
+son active direction et &agrave; l'originalit&eacute; de sa critique, le <i>Messager
+litt&eacute;raire</i> attira bient&ocirc;t tous les yeux, j'ai l&agrave;, devant moi, la
+collection des num&eacute;ros de ces deux ann&eacute;es: la partie <i>&eacute;ditorial</i> est
+consid&eacute;rable; les articles sont tr&egrave;s longs. Souvent, dans le m&ecirc;me
+num&eacute;ro, on trouve un compte rendu d'un roman, d'un livre de po&eacute;sie, d'un
+livre de m&eacute;decine, de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le
+plus grand soin, et d&eacute;notent chez leur auteur une connaissance des
+diff&eacute;rentes litt&eacute;ratures et une aptitude scientifique qui rappelle les
+&eacute;crivains fran&ccedil;ais du XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle. Il para&icirc;t que pendant ses
+pr&eacute;c&eacute;dentes mis&egrave;res, Edgar Poe avait mis son temps &agrave; profit et remu&eacute;
+bien des id&eacute;es. Il y a l&agrave; une collection remarquable d'appr&eacute;ciations
+critiques des principaux auteurs anglais et am&eacute;ricains, souvent des
+m&eacute;moires fran&ccedil;ais. D'o&ugrave; partait une id&eacute;e, quelle &eacute;tait son origine, son
+but, &agrave; quelle &eacute;cole elle appartenait, quelle &eacute;tait la m&eacute;thode de
+l'auteur, salutaire et dangereuse, tout cela &eacute;tait nettement, clairement
+et rapidement expliqu&eacute;. Si Poe attira fortement les yeux sur lui, il se
+fit aussi beaucoup d'ennemis. Profond&eacute;ment p&eacute;n&eacute;tr&eacute; de ses convictions,
+il fit une guerre infatigable aux faux raisonnements, aux postiches
+niais, aux sol&eacute;cismes, aux barbarismes et &agrave; tous les d&eacute;lits litt&eacute;raires
+qui se commettent journellement dans les journaux et les livres. De ce
+c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;, on n'avait rien &agrave; lui reprocher, il pr&ecirc;chait l'exemple; son
+style est pur, ad&eacute;quat &agrave; ses id&eacute;es, et en rend l'empreinte exacte. Poe
+est toujours correct. C'est un fait tr&egrave;s-remarquable qu'un homme d'une
+imagination aussi vagabonde et aussi ambitieuse soit en m&ecirc;me temps si
+amoureux des r&egrave;gles, et capable de studieuses analyses et de patientes
+recherches. On e&ucirc;t dit une antith&egrave;se faite chair. Sa gloire de critique
+nuisit beaucoup &agrave; sa fortune litt&eacute;raire. Beaucoup de gens voulurent se
+venger. Il n'est sorte de reproches qu'on ne lui ait plus tard jet&eacute;s &agrave;
+la figure, &agrave; mesure que son &oelig;uvre grossissait. Tout le monde conna&icirc;t
+cette longue kyrielle banale: immoralit&eacute;, manque de tendresse, absence
+de conclusions, extravagance, litt&eacute;rature inutile. Jamais la critique
+fran&ccedil;aise n'a pardonn&eacute; &agrave; Balzac <i>le Grand homme de province &agrave; Paris</i>.</p>
+
+<p>Comme po&euml;te, Edgar Poe est un homme &agrave; part. Il repr&eacute;sente presque &agrave; lui
+seul le mouvement romantique de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'Oc&eacute;an. Il est le
+premier Am&eacute;ricain qui, &agrave; proprement parler, ait fait de son style un
+outil. Sa po&eacute;sie, profonde et plaintive, est n&eacute;anmoins ouvrag&eacute;e, pure,
+correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que malgr&eacute;
+leurs &eacute;tonnantes qualit&eacute;s, qui les ont fait adorer des &acirc;mes tendres et
+molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas &eacute;t&eacute;
+de ses amis, s'il e&ucirc;t v&eacute;cu parmi nous. Ils n'ont pas assez de volont&eacute; et
+ne sont pas assez ma&icirc;tres d'eux-m&ecirc;mes. Edgar Poe aimait les rhythmes
+compliqu&eacute;s, et, quelque compliqu&eacute;s qu'ils fussent, il y enfermait une
+harmonie profonde. Il y a un petit po&euml;me de lui, intitul&eacute; <i>les Cloches</i>,
+qui est une v&eacute;ritable curiosit&eacute; litt&eacute;raire; traduisible, cela ne l'est
+pas. <i>Le Corbeau</i> eut un vaste succ&egrave;s. De l'aveu de MM. Longfellow et
+Emerson, c'est une merveille. Le sujet en est mince, c'est une pure
+&oelig;uvre d'art. Dans une nuit de temp&ecirc;te et de pluie, un &eacute;tudiant entend
+tapoter &agrave; sa fen&ecirc;tre d'abord, puis &agrave; sa porte; il ouvre, croyant &agrave; une
+visite. C'est un malheureux corbeau perdu qui a &eacute;t&eacute; attir&eacute; par la
+lumi&egrave;re de la lampe. Ce corbeau apprivois&eacute; a appris &agrave; parler chez un
+autre ma&icirc;tre, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre
+corbeau frappe juste un des compartiments de l'&acirc;me de l'&eacute;tudiant, et en
+fait jaillir une s&eacute;rie de tristes pens&eacute;es endormies: <i>une femme morte,
+mille aspirations tromp&eacute;es, mille d&eacute;sirs d&eacute;&ccedil;us, une existence bris&eacute;e,</i>
+un fleuve de souvenirs qui se r&eacute;pand dans la nuit froide et d&eacute;sol&eacute;e. Le
+ton est grave et quasi-surnaturel, comme les pens&eacute;es de l'insomnie; les
+vers tombent un &agrave; un, comme des larmes monotones. Dans <i>le Pays des
+Songes, the Dreamland</i>, il a essay&eacute; de peindre la succession des r&ecirc;ves
+et des images fantastiques qui assi&egrave;gent l'&acirc;me quand l'&oelig;il du corps est
+ferm&eacute;. D'autres morceaux tels <i>qu'Ulalume, Annabel Lee,</i> jouissent d'une
+&eacute;gale c&eacute;l&eacute;brit&eacute;. Mais le bagage po&eacute;tique d'Edgar Poe est mince. Sa
+po&eacute;sie, condens&eacute;e et laborieuse, lui co&ucirc;tait sans doute beaucoup de
+peine, et il avait trop souvent besoin d'argent pour se livrer &agrave; cette
+voluptueuse et infructueuse douleur.</p>
+
+<p>Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre,
+comme Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les diff&eacute;rents
+morceaux qu'il a &eacute;parpill&eacute;s dans les <i>Revues</i> ont &eacute;t&eacute; r&eacute;unis en deux
+faisceaux, l'un <i>Tales of the grotesque and arabesque</i>, l'autre, <i>Edgar
+A. Poe's Tales,</i> &eacute;dition Wiley et Putnam. Cela fait un total de
+soixante-douze morceaux &agrave; peu pr&egrave;s. Il y a l&agrave;-dedans des bouffonneries
+violentes, du grotesque pur, des aspirations effr&eacute;n&eacute;es vers l'infini, et
+une grande pr&eacute;occupation du magn&eacute;tisme. La petite &eacute;dition des contes a
+eu un grand succ&egrave;s &agrave; Paris comme en Am&eacute;rique, parce qu'elle contient des
+choses tr&egrave;s-dramatiques, mais d'un dramatique tout particulier.</p>
+
+<p>Je voudrais pouvoir caract&eacute;riser d'une mani&egrave;re tr&egrave;s-br&egrave;ve et tr&egrave;s-s&ucirc;re
+la litt&eacute;rature de Poe, car c'est une litt&eacute;rature toute nouvelle. Ce qui
+lui imprime un caract&egrave;re essentiel et la distingue entre toutes, c'est,
+qu'on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le
+probabilisme. On peut v&eacute;rifier mon assertion sur quelques-uns de ses
+sujets.</p>
+
+<p><i>Le Scarab&eacute;e d'or</i>: analyse des moyens successifs &agrave; employer pour
+deviner un cryptogramme, avec lequel on peut d&eacute;couvrir un tr&eacute;sor enfoui:
+Je ne puis m'emp&ecirc;cher de penser avec douleur que l'infortun&eacute; E. Poe a d&ucirc;
+plus d'une fois r&ecirc;ver aux moyens de d&eacute;couvrir des tr&eacute;sors. Que
+l'explication de cette m&eacute;thode, qui fait la curieuse et litt&eacute;raire
+sp&eacute;cialit&eacute; de certains secr&eacute;taires de police, est logique et lucide! Que
+la description du tr&eacute;sor est belle, et comme on en re&ccedil;oit une bonne
+sensation de chaleur et d'&eacute;blouissement! Car on le trouve, le tr&eacute;sor!
+<i>ce n'&eacute;tait point un r&ecirc;ve</i>, comme il arrive g&eacute;n&eacute;ralement dans tous ces
+romans, o&ugrave; l'auteur vous r&eacute;veille brutalement apr&egrave;s avoir excit&eacute; votre
+esprit par des esp&eacute;rances ap&eacute;ritives; cette fois, c'est un tr&eacute;sor <i>vrai</i>,
+et le d&eacute;chiffreur l'a bien gagn&eacute;. En voici le compte exact: en monnaie,
+quatre cent cinquante mille dollars, pas un atome d'argent, tout en or,
+et d'une date tr&egrave;s-ancienne; les pi&egrave;ces tr&egrave;s-grandes et tr&egrave;s-pesantes,
+inscriptions illisibles; cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent
+dix &eacute;meraudes, vingt et un saphirs, et une opale; deux cents bagues et
+boucles d'oreilles massives, une trentaine de cha&icirc;nes,
+quatre-vingt-trois crucifix, cinq encensoirs, un &eacute;norme bol &agrave; punch en
+or avec feuilles de vigne et bacchantes, deux poign&eacute;es d'&eacute;p&eacute;e, cent
+quatre-vingt-dix-sept montres orn&eacute;es de pierreries. Le contenu du coffre
+est d'abord &eacute;valu&eacute; &agrave; un million et demi de dollars, mais la vente des
+bijoux porte le total au del&agrave;. La description de ce tr&eacute;sor donne des
+vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance. Il y avait,
+certes, dans le coffre enfoui, par le pirate Kidd de quoi soulager bien
+des d&eacute;sespoirs inconnus.</p>
+
+<p><i>Le Maelslrom</i>: ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n'a
+pas encore trouv&eacute; le fond, en &eacute;tudiant d'une mani&egrave;re nouvelle les lois
+de la pesanteur?</p>
+
+<p><i>L'Assassinat de la rue Morgue</i> pourrait en remontrer &agrave; des juges
+d'instruction. Un assassinat a &eacute;t&eacute; commis. Comment? par qui? Il y a dans
+cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police
+jette sa langue aux chiens. Un homme se pr&eacute;sente qui va refaire
+l'instruction par amour de l'art.</p>
+
+<p>Par une concentration extr&ecirc;me de sa pens&eacute;e, et par l'analyse successive
+de tous les ph&eacute;nom&egrave;nes de son entendement, il est parvenu, &agrave; surprendre
+la loi de la g&eacute;n&eacute;ration des id&eacute;es. Entre une parole et une autre, entre
+deux id&eacute;es tout &agrave; fait &eacute;trang&egrave;res en apparence, il peut r&eacute;tablir toute
+la s&eacute;rie interm&eacute;diaire, et combler aux yeux &eacute;blouis la lacune des id&eacute;es
+non exprim&eacute;es et presque inconscientes. Il a &eacute;tudi&eacute; profond&eacute;ment tous
+les possibles et tous les encha&icirc;nements probables des faits. Il remonte
+d'induction en induction, et arrive &agrave; d&eacute;montrer p&eacute;remptoirement que
+c'est un singe qui a fait le crime.</p>
+
+<p>La <i>R&eacute;v&eacute;lation magn&eacute;tique</i>: le point de d&eacute;part de l'auteur a &eacute;videmment
+&eacute;t&eacute; celui-ci: ne pourrait-on pas, &agrave; l'aide de la force inconnue dite
+fluide magn&eacute;tique, d&eacute;couvrir la loi qui r&eacute;git les mondes ult&eacute;rieurs? Le
+d&eacute;but est plein de grandeur et de solennit&eacute;. Le m&eacute;decin a endormi son
+malade seulement pour le soulager. &laquo;Que pensez-vous de votre mal?&mdash;J'en
+mourrai.&mdash;Cela vous cause-t-il du chagrin?&mdash;Non.&raquo; Le malade se plaint
+qu'on l'interroge mal. &laquo;Dirigez-moi, dit le m&eacute;decin.&mdash;Commencez par le
+commencement.&mdash;Qu'est-ce que le commencement?&mdash;<i>(&Agrave; voix tr&egrave;s-basse.)</i>
+C'est DIEU.&mdash;Dieu est-il esprit?&mdash;Non.&mdash;Est-il donc mati&egrave;re?&mdash;Non.&raquo;
+Suit une tr&egrave;s-vaste th&eacute;orie de la mati&egrave;re, des gradations de la mati&egrave;re
+et de la hi&eacute;rarchie des &ecirc;tres. J'ai publi&eacute; ce morceau dans un des
+num&eacute;ros de la <i>Libert&eacute; de penser</i>, en 1848.</p>
+
+<p>Ailleurs, voici le r&eacute;cit d'une &acirc;me qui vivait sur une plan&egrave;te disparue.
+Le point de d&eacute;part a &eacute;t&eacute;: peut-on, par voie d'induction et d'analyse,
+deviner quels seraient les ph&eacute;nom&egrave;nes physiques et moraux chez les
+habitants d'un monde dont s'approcherait une com&egrave;te homicide?</p>
+
+<p>D'autres fois, nous trouverons du fantastique pur, moul&eacute; sur nature, et
+sans explication, &agrave; la mani&egrave;re d'Hoffmann; <i>l'Homme des foules</i> se
+plonge sans cesse au sein de la foule; il nage avec d&eacute;lices dans l'oc&eacute;an
+humain. Quand descend le cr&eacute;puscule plein d'ombres et de lumi&egrave;res
+tremblantes, il fuit les quartiers pacifi&eacute;s, et recherche avec ardeur
+ceux o&ugrave; grouille vivement la mati&egrave;re humaine. &Agrave; mesure que le cercle de
+la lumi&egrave;re et de la vie se r&eacute;tr&eacute;cit, il en cherche le centre avec
+inqui&eacute;tude; comme les hommes du d&eacute;luge, il se cramponne d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment
+aux derniers points culminants de l'agitation politique. Et voil&agrave; tout.
+Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude? Est-ce un imb&eacute;cile qui
+ne peut pas se supporter lui-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>Quel est l'auteur parisien un peu lettr&eacute; qui n'a pas lu <i>le Chat noir</i>?
+L&agrave;, nous trouvons des qualit&eacute;s d'un ordre diff&eacute;rent. Comme ce terrible
+po&euml;me du crime commence d'une mani&egrave;re douce et innocente! &laquo;Ma femme et
+moi nous f&ucirc;mes unis par une grande communaut&eacute; de go&ucirc;ts, et par notre
+bienveillance pour les animaux; nos parents nous avaient l&eacute;gu&eacute; cette
+passion. Aussi notre maison ressemblait &agrave; une m&eacute;nagerie; nous avions
+chez nous des b&ecirc;tes de toute esp&egrave;ce.&raquo; Leurs affaires se d&eacute;rangent. Au
+lieu d'agir, l'homme s'enferme dans la r&ecirc;verie noire de la taverne. Le
+beau chat noir, l'aimable Pluton, qui se montrait jadis si pr&eacute;venant
+quand le ma&icirc;tre rentrait, a pour lui moins d'&eacute;gards et de caresses; on
+dirait m&ecirc;me qu'il le fuit et qu'il flaire les dangers de l'eau-de-vie et
+du geni&egrave;vre. L'homme est offens&eacute;. Sa tristesse, son humeur taciturne et
+solitaire augmentent avec l'habitude du poison. Que la vie sombre de la
+taverne, que les heures silencieuses de l'ivresse morne sont bien
+d&eacute;crites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le reproche muet du chat
+l'irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit
+la b&ecirc;te, tire son canif et lui extirpe un &oelig;il. L'animal borgne et
+sanglant le fuira d&eacute;sormais, et sa haine s'en accro&icirc;tra. Enfin il le
+pend et l'&eacute;trangle. Ce passage m&eacute;rite d'&ecirc;tre cit&eacute;.</p>
+
+<p><i>Cependant le chat gu&eacute;rit lentement. L'orbite de l'&oelig;il perdu
+pr&eacute;sentait, il est vrai, un spectacle effrayant; toutefois, il ne
+paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme &agrave; l'ordinaire,
+mais, ainsi que cela devait &ecirc;tre, il se sauvait dans une terreur extr&ecirc;me
+&agrave; mon approche. Il me restait assez de c&oelig;ur pour que je m'affligeasse
+d'abord de cette aversion &eacute;vidente d'une cr&eacute;ature qui m'avait tant aim&eacute;.
+Ce sentiment c&eacute;da bient&ocirc;t &agrave; l'irritation; et puis vint, pour me conduire
+&agrave; une chute finale et irr&eacute;vocable, l'esprit de perversit&eacute;. De cette
+force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement
+que je crois &agrave; l'existence de mon &acirc;me, je crois que la perversit&eacute; est
+une des impulsions primitives du c&oelig;ur humain, l'une des facult&eacute;s ou
+sentiments primaires, indivisibles, qui constituent le caract&egrave;re de
+l'homme.&mdash;Qui n'a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la
+seule raison qu'il savait devoir s'en abstenir? N'avons-nous pas une
+inclination perp&eacute;tuelle, en d&eacute;pit de notre jugement, &agrave; violer ce qui est
+la loi, seulement parce que nous savons que c'est la loi? Cet esprit de
+perversit&eacute;, dis-je, causa ma derni&egrave;re chute. Ce fut ce d&eacute;sir insondable
+que l'&acirc;me &eacute;prouve de s'affliger elle-m&ecirc;me,&mdash;de violenter sa propre
+nature,&mdash;de faire mal pour le seul amour du mal,&mdash;qui me poussa &agrave;
+continuer, et enfin &agrave; consommer la torture que j'avais inflig&eacute;e &agrave; cette
+innocente b&ecirc;te. Un matin, de sang-froid, j'attachai une corde &agrave; son cou,
+et je le pendis &agrave; une branche d'arbre.&mdash;Je le pendis en versant
+d'abondantes larmes et le c&oelig;ur plein du remords le plus amer;&mdash;je le
+pendis,</i> parce que <i>je savais qu'il m'avait aim&eacute; et</i> parce que <i>je
+sentais qu'il ne m'avait donn&eacute; aucun sujet de col&egrave;re;&mdash;je le pendis,
+parce que je savais qu'en faisant ainsi je commettais un crime, un p&eacute;ch&eacute;
+mortel qui mettait en p&eacute;ril mon &acirc;me immortelle, au point de la placer,
+si une telle chose &eacute;tait possible, hors de la sph&egrave;re de la mis&eacute;ricorde
+infinie du Dieu tr&egrave;s-mis&eacute;ricordieux et tr&egrave;s-terrible.</i></p>
+
+<p>Un incendie ach&egrave;ve de ruiner les deux &eacute;poux, qui se r&eacute;fugient dans un
+pauvre quartier. L'homme boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables
+progr&egrave;s, &laquo;<i>car quelle maladie est comparable &agrave; l'alcool</i>.&raquo; Un soir, il
+aper&ccedil;oit sur un des tonneaux du cabaret un fort beau chat noir,
+exactement semblable au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend
+ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme. Le lendemain on
+d&eacute;couvre que le chat est borgne, et du m&ecirc;me &oelig;il. Cette fois-ci, c'est
+l'amiti&eacute; de l'animal qui l'exasp&eacute;rera lentement; sa fatigante
+obs&eacute;quiosit&eacute; lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie, d'un
+remords incarn&eacute; dans une b&ecirc;te myst&eacute;rieuse. Il est &eacute;vident que la t&ecirc;te du
+malheureux est troubl&eacute;e. Un soir, comme il descendait &agrave; la cave avec sa
+femme pour une besogne de m&eacute;nage, le fid&egrave;le chat qui les accompagne
+s'embarrasse dans ses jambes en le fr&ocirc;lant. Furieux, il veut s'&eacute;lancer
+sur lui; sa femme se jette au devant; il l'&eacute;tend d'un coup de hache.
+Comment fait-on dispara&icirc;tre un cadavre, telle est sa premi&egrave;re pens&eacute;e. La
+femme est mise dans le mur, convenablement recr&eacute;pi et bouch&eacute; avec du
+mortier sali habilement. Le chat a fui. &laquo;Il a compris ma col&egrave;re, et a
+jug&eacute; qu'il &eacute;tait prudent de s'esquiver.&raquo; Notre homme dort du sommeil des
+justes, et le matin, au soleil levant, sa joie et son all&eacute;gement sont
+immenses de ne pas sentir son r&eacute;veil assassin&eacute; par les caresses odieuses
+de la b&ecirc;te. Cependant, la justice a fait plusieurs perquisitions chez
+lui, et les magistrats d&eacute;courag&eacute;s vont se retirer, quand tout &agrave; coup:
+&laquo;Vous oubliez la cave, Messieurs&raquo;, dit-il. On visite la cave, et comme
+ils remontent les marches sans avoir trouv&eacute; aucun indice accusateur,
+&laquo;voil&agrave; que, pris d'une id&eacute;e diabolique et d'une exaltation d'orgueil
+inou&iuml;e, je m'&eacute;criai: beau mur! belle construction, en v&eacute;rit&eacute;! On ne fait
+plus de caves pareilles! Et ce disant, je frappai le mur de ma canne &agrave;
+l'endroit m&ecirc;me o&ugrave; &eacute;tait cach&eacute;e la victime&raquo;. Un cri profond, lointain,
+plaintif se fait entendre; l'homme s'&eacute;vanouit; la justice s'arr&ecirc;te, abat
+le mur, le cadavre tombe en avant, et un chat effrayant, moiti&eacute; poil,
+moiti&eacute; pl&acirc;tre, s'&eacute;lance avec son &oelig;il unique, sanglant et fou.</p>
+
+<p>Ce ne sont pas seulement les probabilit&eacute;s et les possibilit&eacute;s qui ont
+fortement allum&eacute; l'ardente curiosit&eacute; de Poe, mais aussi les maladies de
+l'esprit. <i>B&eacute;r&eacute;nice</i> est un admirable &eacute;chantillon dans ce genre; quelque
+invraisemblable et outr&eacute;e que ma s&egrave;che analyse la fasse para&icirc;tre, je
+puis affirmer au lecteur que rien n'est plus logique et possible que
+cette affreuse histoire. Egaeus et B&eacute;r&eacute;nice sont cousins; Egaeus, p&acirc;le,
+acharn&eacute; &agrave; la th&eacute;osophie, ch&eacute;tif et abusant des forces de son esprit pour
+l'intelligence des choses abstruses; B&eacute;r&eacute;nice, folle et joyeuse,
+toujours en plein air dans les bois et les jardins, admirablement belle,
+d'une beaut&eacute; lumineuse et charnelle. B&eacute;r&eacute;nice est attaqu&eacute;e d'une maladie
+myst&eacute;rieuse et horrible d&eacute;sign&eacute;e quelque part sous le nom assez bizarre
+de <i>distorsion de personnalit&eacute;</i>. On dirait qu'il est question
+d'hyst&eacute;rie. Elle subit aussi quelques attaques d'&eacute;pilepsie, fr&eacute;quemment
+suivies de l&eacute;thargie, tout &agrave; fait semblables &agrave; la mort, et dont le
+r&eacute;veil est g&eacute;n&eacute;ralement brusque et soudain. Cette admirable beaut&eacute; s'en
+va, pour ainsi dire, en dissolution. Quant &agrave; Egaeus, sa maladie, pour
+parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle
+consiste dans une exag&eacute;ration de la puissance m&eacute;ditative, une irritation
+morbide des facult&eacute;s <i>attentives.</i> &laquo;Perdre de longues heures les yeux
+attach&eacute;s &agrave; une phrase vulgaire, rester absorb&eacute; une grande journ&eacute;e d'&eacute;t&eacute;
+dans la contemplation d'une ombre sur le parquet, m'oublier une nuit
+enti&egrave;re &agrave; surveiller la flamme droite d'une lampe ou les braises du
+foyer, r&eacute;p&eacute;ter ind&eacute;finiment un mot vulgaire jusqu'&agrave; ce que le son cess&acirc;t
+d'apporter &agrave; mon esprit une id&eacute;e distincte, perdre tout sentiment de
+l'existence physique dans une immobilit&eacute; obstin&eacute;e, telles &eacute;taient
+quelques-unes des aberrations dans lesquelles m'avait jet&eacute; une condition
+intellectuelle qui, si elle n'est pas sans exemple, appelle certainement
+l'&eacute;tude et l'analyse.&raquo; Et il prend bien soin de nous faire remarquer que
+ce n'est pas l&agrave; l'exag&eacute;ration de la r&ecirc;verie commune &agrave; tous les hommes;
+car le r&ecirc;veur prend un objet int&eacute;ressant pour point de d&eacute;part, il roule
+de d&eacute;duction en d&eacute;duction, et, apr&egrave;s une longue journ&eacute;e de r&ecirc;verie, la
+cause premi&egrave;re est tout &agrave; fait envol&eacute;e, l'<i>incitamentum</i> a disparu. Dans
+le cas d'Egaeus, c'est le contraire. L'objet est invariablement pu&eacute;ril;
+mais, &agrave; travers le milieu d'une contemplation violente, il prend une
+importance de r&eacute;fraction. Peu de d&eacute;ductions, point de m&eacute;ditations
+agr&eacute;ables; et, &agrave; la fin, la cause premi&egrave;re, bien loin d'&ecirc;tre hors de
+vue, a conquis un int&eacute;r&ecirc;t surnaturel, elle a pris une grosseur anormale
+qui est le caract&egrave;re distinctif de cette maladie.</p>
+
+<p>Egaeus va &eacute;pouser sa cousine. Au temps de son incomparable beaut&eacute;, il ne
+lui a jamais adress&eacute; un seul mot d'amour; mais il &eacute;prouve pour elle une
+grande amiti&eacute; et une grande piti&eacute;. D'ailleurs, n'a-t-elle pas l'immense
+attrait d'un probl&egrave;me? Et, comme il l'avoue, <i>dans l'&eacute;trange anomalie de
+son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du c&oelig;ur, et les
+passions lui sont toujours venues de l'esprit</i>. Un soir, dans la
+biblioth&egrave;que, B&eacute;r&eacute;nice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit
+troubl&eacute;, soit par l'effet du cr&eacute;puscule, il la voit plus grande que de
+coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fant&ocirc;me aminci qui,
+dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaye un sourire,
+un sourire qui veut dire: Je suis bien chang&eacute;e, n'est-ce pas? Et alors
+elle montre entre ses pauvres l&egrave;vres tortill&eacute;es toutes ses dents. &laquo;Pl&ucirc;t
+&agrave; Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse
+mort!&raquo;</p>
+
+<p>Voil&agrave; les dents install&eacute;es dans la t&ecirc;te de l'homme. Deux jours et une
+nuit il reste clou&eacute; &agrave; la m&ecirc;me place, avec les dents flottantes autour de
+lui. Les dents sont daguerr&eacute;otyp&eacute;es dans son cerveau, longues, &eacute;troites,
+comme des dents de cheval mort; pas une tache, pas une cr&eacute;nelure, pas
+une pointe ne lui a &eacute;chapp&eacute;. Il frissonne d'horreur quand il s'aper&ccedil;oit
+qu'il en est venu &agrave; leur attribuer une facult&eacute; de sentiment et une
+puissance d'expression morale ind&eacute;pendante m&ecirc;me des l&egrave;vres. &laquo;On disait
+de M<sup>lle</sup> Sall&eacute; <i>que tous ses pas &eacute;taient des sentiments</i>, et de B&eacute;r&eacute;nice,
+je croyais plus s&eacute;rieusement que toutes ses dents &eacute;taient des id&eacute;es.&raquo;</p>
+
+<p>Vers la fin du second jour, B&eacute;r&eacute;nice est morte; Egaeus n'ose pas refuser
+d'entrer dans la chambre fun&egrave;bre et de dire un dernier adieu &agrave; la
+d&eacute;pouille de sa cousine. La bi&egrave;re a &eacute;t&eacute; d&eacute;pos&eacute;e sur le lit. Les lourdes
+courtines du lit qu'il soul&egrave;ve retombent sur ses &eacute;paules et l'enferment
+dans la plus &eacute;troite communion avec la d&eacute;funte. Chose singuli&egrave;re, un
+bandeau qui entourait les joues s'est d&eacute;nou&eacute;. Les dents reluisent
+implacablement blanches et longues. Il s'arrache du lit avec &eacute;nergie, et
+se sauve &eacute;pouvant&eacute;.</p>
+
+<p>Depuis lors, les t&eacute;n&egrave;bres se sont amoncel&eacute;es dans son esprit, et le
+r&eacute;cit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la biblioth&egrave;que &agrave;
+une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux
+tressaillent en tombant sur cette phrase: <i>Dicebant mihi sodales, si
+sepulchrum amicae visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas.</i> &Agrave;
+c&ocirc;t&eacute;, une bo&icirc;te d'&eacute;b&egrave;ne. Pourquoi cette bo&icirc;te d'&eacute;b&egrave;ne? N'est-ce pas
+celle du m&eacute;decin de la famille? Un domestique entre p&acirc;le et troubl&eacute;; il
+parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases
+entrecoup&eacute;es de violation de s&eacute;pulture, de grands cris qu'on aurait
+entendus, d'un cadavre encore chaud et palpitant qu'on aurait trouv&eacute; au
+bord de sa fosse tout sanglant et tout mutil&eacute;. Il montre &agrave; Egaeus ses
+v&ecirc;tements; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main; elle
+porte des empreintes singuli&egrave;res, des d&eacute;chirures d'ongles. Il dirige son
+attention sur un outil qui repose contre le mur. C'est une b&ecirc;che. Avec
+un cri effroyable Egaeus saute sur la bo&icirc;te; mais dans sa faiblesse et
+son agitation il la laisse tomber, et la bo&icirc;te, en s'ouvrant, donne
+passage &agrave; des instruments de chirurgie dentaire qui s'&eacute;parpillent sur le
+parquet avec un affreux bruit de ferraille m&ecirc;l&eacute;s aux objets maudits de
+son hallucination. Le malheureux, dans son absence de conscience, est
+all&eacute; arracher son id&eacute;e fixe de la m&acirc;choire de sa cousine, ensevelie par
+erreur pendant une de ses crises.</p>
+
+<p>G&eacute;n&eacute;ralement Edgar Poe supprime les accessoires, ou du moins ne leur
+donne qu'une valeur tr&egrave;s-minime. Gr&acirc;ce &agrave; cette sobri&eacute;t&eacute; cruelle, l'id&eacute;e
+g&eacute;n&eacute;ratrice se fait mieux voir et le sujet se d&eacute;coupe ardemment sur ces
+fonds nus. Quant &agrave; sa m&eacute;thode de narration, elle est simple. Il abuse du
+<i>je</i> avec une cynique monotonie. On dirait qu'il est tellement s&ucirc;r
+d'int&eacute;resser, qu'il s'inqui&egrave;te peu de varier ses moyens. Ses contes sont
+presque toujours des r&eacute;cits ou des manuscrits du principal personnage.
+Quant &agrave; l'ardeur avec laquelle il travaille souvent dans l'horrible,
+j'ai remarqu&eacute; chez plusieurs hommes qu'elle &eacute;tait souvent le r&eacute;sultat
+d'une tr&egrave;s-grande &eacute;nergie vitale inoccup&eacute;e, quelquefois d'une opini&acirc;tre
+chastet&eacute;, et aussi d'une profonde sensibilit&eacute; refoul&eacute;e. La volupt&eacute;
+surnaturelle que l'homme peut &eacute;prouver &agrave; voir couler son propre sang,
+les mouvements brusques et inutiles, les grands cris jet&eacute;s en l'air
+presque involontairement sont des ph&eacute;nom&egrave;nes analogues. La douleur est
+un soulagement &agrave; la douleur, l'action d&eacute;lasse du repos.</p>
+
+<p>Un autre caract&egrave;re particulier de sa litt&eacute;rature est qu'elle est tout &agrave;
+fait anti-f&eacute;minine. Je m'explique. Les femmes &eacute;crivent, &eacute;crivent avec
+une rapidit&eacute; d&eacute;bordante; leur c&oelig;ur bavarde &agrave; la rame. Elles ne
+connaissent g&eacute;n&eacute;ralement ni l'art, ni la mesure, ni la logique, leur
+style tra&icirc;ne et ondoie comme leurs v&ecirc;tements. Un tr&egrave;s-grand et
+tr&egrave;s-justement illustre &eacute;crivain, George Sand elle-m&ecirc;me, n'a pas tout &agrave;
+fait, malgr&eacute; sa sup&eacute;riorit&eacute;, &eacute;chapp&eacute; &agrave; cette loi du temp&eacute;rament; elle
+jette ses chefs-d'&oelig;uvre &agrave; la poste comme des lettres. Ne dit-on pas
+qu'elle &eacute;crit ses livres sur du papier &agrave; lettre?</p>
+
+<p>Dans les livres d'Edgar Poe, le style est serr&eacute;, <i>concat&eacute;n&eacute;</i>; la
+mauvaise volont&eacute; du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer &agrave;
+travers les mailles de ce r&eacute;seau tress&eacute; par la logique. Toutes les
+id&eacute;es, comme des fl&egrave;ches ob&eacute;issantes, volent au m&ecirc;me but.</p>
+
+<p>J'ai travers&eacute; une longue enfilade de contes sans trouver une histoire
+d'amour. Sans vouloir pr&eacute;coniser d'une mani&egrave;re absolue ce syst&egrave;me
+asc&eacute;tique d'une &acirc;me ambitieuse, je pense qu'une litt&eacute;rature s&eacute;v&egrave;re
+serait chez nous une protestation utile contre l'envahissante <i>fatuit&eacute;</i>
+des femmes, de plus en plus surexcit&eacute;e par la d&eacute;go&ucirc;tante idol&acirc;trie des
+hommes, et je suis tr&egrave;s-indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa
+pr&eacute;face de la <i>Mort de C&eacute;sar</i>, trag&eacute;die sans femmes, sous de feintes
+excuses de son impertinence, de bien, faire remarquer son glorieux tour
+de force.</p>
+
+<p>Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries &eacute;nervantes; mais partout, mais
+sans cesse l'infatigable ardeur vers l'id&eacute;al. Comme Balzac, qui mourut
+peut-&ecirc;tre triste de ne pas &ecirc;tre un pur savant, il a des rages de
+science. Il a &eacute;crit un <i>Manuel du conchyliologiste</i> que j'ai oubli&eacute; de
+mentionner. Il a, comme les conqu&eacute;rants et les philosophes, une
+entra&icirc;nante aspiration vers l'unit&eacute;; il assimile les choses morales aux
+choses physiques. On dirait qu'il cherche &agrave; appliquer &agrave; la litt&eacute;rature
+les proc&eacute;d&eacute;s de la philosophie, et &agrave; la philosophie la m&eacute;thode de
+l'alg&egrave;bre. Dans cette incessante ascension vers l'infini, on perd un peu
+l'haleine. L'air est rar&eacute;fi&eacute; dans cette litt&eacute;rature comme dans un
+laboratoire. On y contemple sans cesse la glorification de la volont&eacute;
+s'appliquant &agrave; l'induction et &agrave; l'analyse. Il semble que Poe veuille
+arracher la parole aux proph&egrave;tes, et s'attribuer le monopole de
+l'explication rationnelle. Ainsi, les paysages qui servent quelquefois
+de fond &agrave; ses fictions f&eacute;briles sont-ils p&acirc;les comme des fant&ocirc;mes. Poe,
+qui ne partageait gu&egrave;re les passions des autres hommes, dessine des
+arbres et des nuages qui ressemblent &agrave; des r&ecirc;ves de nuages et d'arbres,
+ou plut&ocirc;t, qui ressemblent &agrave; ses &eacute;tranges personnages, agit&eacute;s comme eux
+d'un frisson surnaturel et galvanique.</p>
+
+<p>Une fois, cependant, il s'est appliqu&eacute; &agrave; faire un livre purement humain.
+<i>La Narration d'Arthur Gordon Pym</i>, qui n'a pas eu un grand succ&egrave;s, est
+une histoire de navigateurs qui, apr&egrave;s de rudes avaries, ont &eacute;t&eacute; pris
+par les calmes dans les mers du Sud. Le g&eacute;nie de l'auteur se r&eacute;jouit
+dans ces terribles sc&egrave;nes et dans les &eacute;tonnantes peintures de peuplades
+et d'&icirc;les qui ne sont point marqu&eacute;es sur les cartes. L'ex&eacute;cution de ce
+livre est excessivement simple et minutieuse. D'ailleurs, il est
+pr&eacute;sent&eacute; comme un livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable; les
+vivres et l'eau buvable sont &eacute;puis&eacute;s; les marins sont r&eacute;duits au
+cannibalisme. Cependant, un brick est signal&eacute;.</p>
+
+<p><i>Nous n'aper&ccedil;&ucirc;mes personne &agrave; son bord jusqu'&agrave; ce qu'il f&ucirc;t arriv&eacute; &agrave; un
+quart de mille de nous. Alors nous v&icirc;mes trois hommes qu'&agrave; leur costume
+nous pr&icirc;mes pour des Hollandais. Deux d'entre eux &eacute;taient couch&eacute;s sur de
+vieilles voiles pr&egrave;s du gaillard d'avant, et le troisi&egrave;me, qui
+paraissait nous regarder avec curiosit&eacute;, &eacute;tait &agrave; l'avant, &agrave; tribord,
+pr&egrave;s du beaupr&eacute;. Ce dernier &eacute;tait un homme grand et vigoureux, avec la
+peau tr&egrave;s-noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager &agrave; prendre
+patience, nous faisant des signe qui nous semblaient pleins de joie,
+mais qui ne laissaient pas que d'&ecirc;tre bizarres, et souriant
+immuablement, comme pour d&eacute;ployer une rang&eacute;e de dents blanches tr&egrave;s
+brillantes. Le navire approchant davantage, nous v&icirc;mes un bonnet de
+laine rouge tomber de sa t&ecirc;te dans l'eau; mais il n'y prit pas garde,
+continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je rapporte
+toutes ces choses et ces circonstances minutieusement, et je les
+rapporte, cela doit &ecirc;tre compris, pr&eacute;cis&eacute;ment comme elles nous
+apparurent.</i></p>
+
+<p><i>Le brick venait &agrave; nous lentement, et mettait maintenant le cap droit
+sur nous,&mdash;et, je ne puis parler de sang-froid de cette aventure,&mdash;nos
+c&oelig;urs sautaient follement au-dedans de nous, et nous r&eacute;pandions toutes
+nos &acirc;mes en cris d'all&eacute;gresse et en allions de gr&acirc;ces &agrave; Dieu pour la
+compl&egrave;te, glorieuse et inesp&eacute;r&eacute;e d&eacute;livrance que nous avions si
+palpablement sous la main. Tout &agrave; coup et tout &agrave; la fois, de l'&eacute;trange
+navire,&mdash;nous &eacute;tions maintenant sous le vent &agrave; lui,&mdash;nous arriv&egrave;rent,
+port&eacute;es sur l'oc&eacute;an, une odeur, une puanteur telles qu'il n'y a pas dans
+le monde de mots pour les exprimer: infernales, suffocantes,
+intol&eacute;rables, inconcevables. J'ouvris la bouche pour retirer, et me
+tournant vers mes camarades, je m'aper&ccedil;us qu'ils &eacute;taient plus p&acirc;les que
+du marbre. Mais nous n'avions pas le temps de nous questionner ou de
+raisonner, le brick &eacute;tait &agrave; cinquante pieds de nous, et il semblait dans
+l'intention de nous accoster par notre arri&egrave;re, afin que nous pussions
+l'aborder sans l'obliger &agrave; mettre son canot &agrave; la mer. Nous nous
+pr&eacute;cipit&acirc;mes au-devant, quand, tout &agrave; coup, une forte embard&eacute;e le jeta
+de cinq ou six points hors du cap qu'il tenait, et, comme il passait &agrave;
+notre arri&egrave;re &agrave; une distance d'environ vingt pieds, nous v&icirc;mes son pont
+en plein. Oublierais-je jamais la triple horreur de ce spectacle?
+Vingt-cinq ou trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes,
+gisaient diss&eacute;min&eacute;s &ccedil;&agrave; et l&agrave; entre la dunette et la cuisine, dans le
+dernier et le plus d&eacute;go&ucirc;tant &eacute;tat de putr&eacute;faction! Nous v&icirc;mes clairement
+qu'il n'y avait pas une &acirc;me vivante sur ce bateau maudit! Cependant,
+nous ne pouvions pas nous emp&ecirc;cher d'implorer ces morts pour notre
+salut! Oui, dans l'agonie du moment, nous avons longtemps et fortement
+pri&eacute; ces silencieuses et d&eacute;go&ucirc;tantes images de s'arr&ecirc;ter pour nous, de
+ne pas nous abandonner &agrave; un sort semblable au leur, et de vouloir bien
+nous recevoir dans leur gracieuse compagnie! La terreur et le d&eacute;sespoir
+nous faisaient extravaguer, l'angoisse et le d&eacute;couragement nous avaient
+rendus totalement fous.</i></p>
+
+<p><i>&Agrave; nos premiers hurlements de terreur, quelque chose r&eacute;pondit qui venait
+du c&ocirc;t&eacute; du beaupr&eacute; du navire &eacute;tranger, et qui ressemblait de si pr&egrave;s au
+cri d'un gosier humain que l'oreille la plus d&eacute;licate e&ucirc;t &eacute;t&eacute; surprise
+et tromp&eacute;e. &Agrave; ce moment, une autre embard&eacute;e soudaine ramena le gaillard
+d'avant sous nos yeux, et nous p&ucirc;mes comprendre l'origine de ce bruit.
+Nous v&icirc;mes la grande forme robuste toujours appuy&eacute;e sur le plat-bord et
+remuant toujours la t&ecirc;te de &ccedil;&agrave;, de l&agrave;, mais tourn&eacute;e maintenant de
+mani&egrave;re que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras &eacute;taient &eacute;tendus
+sur la lisse du bastingage, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux
+&eacute;taient plac&eacute;s sur une grosse amarre, largement ouverts et allant du
+talon du beaupr&eacute; &agrave; l'un des bossoirs. &Agrave; l'un de ses c&ocirc;t&eacute;s, o&ugrave; un morceau
+de la chemise avait &eacute;t&eacute; arrach&eacute; et laissait voir le nu, se tenait une
+&eacute;norme mouette, se gorgeant activement de l'horrible viande, son bec et
+ses serres profond&eacute;ment enfonc&eacute;s, et son blanc plumage tout &eacute;clabouss&eacute;
+de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent,
+l'oiseau avec une apparente difficult&eacute;, retira sa t&ecirc;te rouge, et, apr&egrave;s
+nous avoir regard&eacute;s un moment comme s'il &eacute;tait stup&eacute;fi&eacute;, se d&eacute;tacha
+paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit
+directement son vol au-dessus de notre pont, et plana quelque temps avec
+un morceau de la substance coagul&eacute;e et quasi vivante dans son bec. &Agrave; la
+fin, l'horrible morceau tomba, en l'&eacute;claboussant, juste aux pieds de
+Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment,
+une pens&eacute;e traversa mon esprit, une pens&eacute;e que je n'&eacute;crirai pas, et je
+me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les
+yeux, et mes regards rencontr&egrave;rent ceux d'Auguste qui &eacute;taient pleins
+d'une intensit&eacute; et d'une &eacute;nergie de d&eacute;sir telle, que cela me rendit
+imm&eacute;diatement &agrave; moi-m&ecirc;me. Je m'&eacute;lan&ccedil;ai vivement, et, avec un profond
+frisson, je jetai l'horrible chose &agrave; la mer.</i></p>
+
+<p><i>Le cadavre d'o&ugrave; le morceau avait &eacute;t&eacute; arrach&eacute;, reposant ainsi sur
+l'amarre, &eacute;tait ais&eacute;ment &eacute;branl&eacute; par les efforts de l'oiseau carnassier,
+et c'&eacute;taient d'abord ces secousses qui nous avaient induits &agrave; croire &agrave;
+un &ecirc;tre vivant.</i></p>
+
+<p><i>Quand l'oiseau le d&eacute;barrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba
+&agrave; moiti&eacute;, et nous montra tout &agrave; fait sa figure. Non, jamais il n'y eut
+d'objet aussi terrible! Les yeux n'y &eacute;taient plus, et toutes les chairs
+de la bouche rong&eacute;es, les dents &eacute;taient enti&egrave;rement &agrave; nu. Tel &eacute;tait donc
+ce sourire qui avait encourag&eacute; notre esp&eacute;rance! Tel &eacute;tait..., mais je
+m'arr&ecirc;te. Le brick, comme je l'ai dit, passa &agrave; notre arri&egrave;re, et
+continua sa route en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible
+&eacute;quipage s'&eacute;vanouirent lentement toutes nos heureuses visions de joie et
+de d&eacute;livrance.</i></p>
+
+<p><i>Eureka</i> &eacute;tait sans doute le livre ch&eacute;ri et longtemps r&ecirc;v&eacute; d'Edgar Poe.
+Je ne puis en rendre compte ici d'une mani&egrave;re pr&eacute;cise. C'est un livre
+qui demande un article particulier. Quiconque a lu la <i>R&eacute;v&eacute;lation
+magn&eacute;tique</i> conna&icirc;t les tendances m&eacute;taphysiques de notre auteur. <i>Eureka</i>
+pr&eacute;tend d&eacute;velopper le proc&eacute;d&eacute;, et d&eacute;montrer la loi suivant laquelle
+l'univers a rev&ecirc;tu sa forme actuelle visible, et trouve sa pr&eacute;sente
+organisation, et aussi comment cette m&ecirc;me loi, qui fut l'origine de la
+cr&eacute;ation, sera le moyen de sa destruction et de l'absorption d&eacute;finitive
+du monde. On comprendra facilement pourquoi je ne veux pas m'engager &agrave;
+la l&eacute;g&egrave;re dans la discussion d'une si ambitieuse tentative. Je
+craindrais de m'&eacute;garer et de calomnier un auteur pour qui j'ai le plus
+profond respect. On a d&eacute;j&agrave; accus&eacute; Edgar Poe d'&ecirc;tre un panth&eacute;iste, et
+quoique je sois forc&eacute; d'avouer que les apparences induisent &agrave; le croire
+tel, je puis affirmer que, comme bien d'autres grands hommes &eacute;pris de la
+logique, il se contredit quelquefois fortement, ce qui fait son &eacute;loge;
+ainsi, son panth&eacute;isme est fort contrari&eacute; par ses id&eacute;es sur la hi&eacute;rarchie
+des &ecirc;tres, et beaucoup de passages qui affirment &eacute;videmment la
+permanence des personnalit&eacute;s.</p>
+
+<p>Edgar Poe &eacute;tait tr&egrave;s-fier de ce livre, qui n'eut pas, ce qui est tout
+naturel, le succ&egrave;s de ses contes. Il faut le lire avec pr&eacute;caution et
+faire la v&eacute;rification de ses &eacute;tranges id&eacute;es par la juxtaposition de
+syst&egrave;mes analogues et contraires.</p>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>J'avais un ami qui &eacute;tait aussi un m&eacute;taphysicien &agrave; sa mani&egrave;re, enrag&eacute; et
+absolu, avec des airs de Saint-Just. Il me disait souvent en prenant un
+exemple dans le monde, et en me regardant moi-m&ecirc;me de travers: &laquo;Tout
+mystique a un vice cach&eacute;.&raquo; Et je continuais sa pens&eacute;e en moi-m&ecirc;me: donc,
+il faut le d&eacute;truire. Mais je riais, parce que je ne comprenais pas. Un
+jour, comme je causais avec un libraire bien connu et bien achaland&eacute;,
+dont la sp&eacute;cialit&eacute; est de servir les passions de toute la bande mystique
+et des courtisans obscurs des sciences occultes, et comme je lui
+demandais des renseignements sur ses clients, il me dit: &laquo;Rappelez-vous
+que tout mystique a un vice cach&eacute;, souvent tr&egrave;s-mat&eacute;riel; celui-ci
+l'ivrognerie, celui-l&agrave; la goinfrerie, un autre la paillardise; l'un sera
+tr&egrave;s-avare, l'autre tr&egrave;s-cruel, etc.&raquo;</p>
+
+<p>Mon Dieu! me dis-je, quelle est donc cette loi fatale qui nous encha&icirc;ne,
+nous domine, et se venge de la violation de son insupportable despotisme
+par la d&eacute;gradation et l'amoindrissement de notre &ecirc;tre moral? Les
+illumin&eacute;s ont &eacute;t&eacute; les plus grands des hommes. Pourquoi faut-il qu'ils
+soient ch&acirc;ti&eacute;s de leur grandeur? Leur ambition n'&eacute;tait-elle pas la plus
+noble? L'homme sera-t-il &eacute;ternellement si limit&eacute; qu'aucune de ses
+facult&eacute;s ne puisse s'agrandir qu'au d&eacute;triment des autres? Si vouloir &agrave;
+tout prix conna&icirc;tre la v&eacute;rit&eacute; est un grand crime, ou au moins peut
+conduire &agrave; de grandes fautes, si la niaiserie et l'insouciance sont une
+vertu et une garantie d'&eacute;quilibre, je crois que nous devons &ecirc;tre
+tr&egrave;s-indulgents pour ces illustres coupables, car, enfant du XVIII<sup>e</sup> et
+du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle, ce m&ecirc;me vice nous est &agrave; tous imputable.</p>
+
+<p>Je le dis sans honte, parce que je sens que cela part d'un profond
+sentiment de piti&eacute; et de tendresse, Edgar Poe, ivrogne, pauvre,
+pers&eacute;cut&eacute;, paria, me pla&icirc;t plus que calme et <i>vertueux</i>, un Goethe ou un
+W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d'une classe particuli&egrave;re
+d'hommes, ce que le cat&eacute;chisme dit de notre Dieu: &laquo;Il a beaucoup
+souffert pour nous.&raquo;</p>
+
+<p>On pourrait &eacute;crire sur son tombeau: &laquo;Vous tous qui avez ardemment
+cherch&eacute; &agrave; d&eacute;couvrir les lois de votre &ecirc;tre, qui avez aspir&eacute; &agrave; l'infini,
+et dont les sentiments refoul&eacute;s ont d&ucirc; chercher un affreux soulagement
+dans le vin de la d&eacute;bauche, priez pour lui. Maintenant son &ecirc;tre corporel
+purifi&eacute; nage au milieu des &ecirc;tres dont il entrevoyait l'existence, priez
+pour lui qui voit et qui sait, il interc&eacute;dera pour vous.&raquo;</p>
+
+
+<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Cette pr&eacute;face est une refonte de l'article paru en 1852 dans la
+<i>Revue de Paris</i>. Cet article figure &agrave; la fin du livre. <i>(Note du
+correcteur&mdash;ELG.)</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Les po&euml;mes d'Edgar Poe, traduits par St&eacute;phane Mallarm&eacute;, parurent
+vers 1888.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Aucun des membres du jury ne connaissait Poe, f&ucirc;t-ce de nom. Un
+d'eux, John Pendleton Kennedy, auteur de nombreux romans populaires,
+d&eacute;sireux de savoir un peu plus sur ce remarquable inconnu, lui adressa
+une invitation &agrave; d&icirc;ner. S'imagine-t-on quel tourment douloureux ce fut
+pour un po&euml;te toujours fier et discret d'avoir &agrave; une si bienveillante
+pr&eacute;venance &agrave; r&eacute;pondre en ces termes: &laquo;Votre aimable invitation &agrave; d&icirc;ner
+aujourd'hui m'a caus&eacute; la plus vive blessure.&mdash;Je ne puis pas venir&mdash;et
+pour des raisons de la nature la plus humiliante: l'aspect de ma
+personne. Vous pouvez imaginer ma mortification &agrave; vous devoir faire cet
+aveu, mais il &eacute;tait indispensable.&raquo;&mdash;Alors Kennedy se mit &agrave; sa
+recherche, le d&eacute;couvrit comme il l'a consign&eacute;, dans son journal, <i>sans
+aucun ami et r&eacute;ellement mourant de faim</i>. (<i>La vie d'Edgar A. Poe</i>,
+d'Andr&eacute; Fontainas.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Le Dr Moran qui lui prodigua ses soins &agrave; l'h&ocirc;pital de Baltimore (on
+l'y soigna pour un transport au cerveau) a dans une lettre adress&eacute;e &agrave;
+Mrs Clemm, belle-m&egrave;re de Poe, d&eacute;crit les derniers moments de sa maladie;
+plus tard, &agrave; plusieurs reprises, il a protest&eacute; dans les journaux contre
+les mensonges et les infamies dont on pr&eacute;tendait salir son grand
+souvenir et, en 1885, il fit para&icirc;tre, &agrave; Washington, un expos&eacute; complet:
+&laquo;D&eacute;fense d'Edgar-Allan Poe: Vie, caract&egrave;re du po&euml;te; ses d&eacute;clarations
+des derni&egrave;res heures. Relation officielle de sa mort par le m&eacute;decin qui
+l'a soign&eacute;.&raquo;&mdash;Le docteur Moran ne mentionne pas, comme cause de sa
+fi&egrave;vre c&eacute;r&eacute;brale, l'alcoolisme. (<i>La vie d'Edgar-A. Poe</i>, par Andr&eacute;
+Fontainas.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> G&eacute;rard de Nerval, trouv&eacute; pendu le 25 janvier 1855 &agrave; une grille dans
+la rue de la Vieille-Lanterne. <i>(Note du correcteur&mdash;ELG.)</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Ai-je besoin d'avertir, &agrave; propos de la rue Morgue, du passage
+Lamartine, etc. qu'Edgar Poe n'est jamais venu &agrave; Paris? (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Rousseau, La Nouvelle H&eacute;lo&iuml;se. (E. A. P.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> M&eacute;decin tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre et tr&egrave;s excentrique. (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Jan Swammerdam (1637-1680) &eacute;tait un naturaliste hollandais,
+sp&eacute;cialiste des insectes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Un bivalve est un mollusque dont la coquille est form&eacute;e de deux
+valves.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> La prononciation du mot <i>antennae</i> fait commettre une m&eacute;prise au
+n&egrave;gre, qui croit qu'il est question d'&eacute;tain: <i>Dey aint no tin in him</i>.
+Calembour intraduisible. Le n&egrave;gre parlera toujours dans une esp&egrave;ce de
+patois anglais, que le patois n&egrave;gre fran&ccedil;ais n'imiterait pas mieux que
+le bas-normand ou le breton ne traduirait l'irlandais. En se rappelant
+les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une id&eacute;e de ce que ce
+moyen un peu <i>physique</i> peut ajouter de pittoresque et de comique, mais
+j'ai d&ucirc; renoncer &agrave; m'en servir faute d'&eacute;quivalent. (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> En latin: <i>scarab&eacute;e-t&ecirc;te-d'homme</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Calembour. <i>I nose</i> pour <i>I know</i>.&mdash;<i>Je le sens</i> pour <i>Je le sais</i>.
+(C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Harrison Ainsworth (1805-1882) &eacute;tait un c&eacute;l&egrave;bre auteur de romans
+d'aventures, pleins d'invraisemblables p&eacute;rip&eacute;ties. Monck Mason, Robert
+Holland et Charles Green, cit&eacute;s par ailleurs, &eacute;taient, eux,
+d'authentiques a&eacute;ronautes, rendus c&eacute;l&egrave;bres par un voyage en ballon en
+1836.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> M. Ainsworth n'a pas essay&eacute; de se rendre compte de ce ph&eacute;nom&egrave;ne,
+dont l'explication est cependant bien simple. Une ligne abaiss&eacute;e
+perpendiculairement sur la surface de la terre (ou de la mer) d'une
+hauteur de 25 000 pieds formerait la perpendiculaire d'un triangle
+rectangle, dont la base s'&eacute;tendrait de l'angle droit &agrave; l'horizon, et
+l'hypot&eacute;nuse de l'horizon au ballon. Mais les 25 000 pieds de hauteur
+sont peu de chose ou presque rien relativement &agrave; l'&eacute;tendue de la
+perspective. En d'autres termes, la base et l'hypot&eacute;nuse du triangle
+suppos&eacute; seraient si longues, compar&eacute;es avec la perpendiculaire, qu'elles
+pourraient &ecirc;tre regard&eacute;es comme presque parall&egrave;les. De cette fa&ccedil;on,
+l'horizon de l'a&eacute;ronaute devait lui appara&icirc;tre de niveau avec la
+nacelle. Mais, comme le point situ&eacute; imm&eacute;diatement au-dessous de lui
+para&icirc;t et est en effet &agrave; grande distance, il lui semble naturellement &agrave;
+une grande distance au-dessous de l'horizon. De l&agrave; l'impression de
+concavit&eacute;, et cette impression durera jusqu'&agrave; ce que l'&eacute;l&eacute;vation se
+trouve dans une telle proportion avec l'&eacute;tendue de l'horizon que le
+parall&eacute;lisme apparent de la base et de l'hypot&eacute;nuse disparaisse,&mdash;alors
+la r&eacute;elle convexit&eacute; de la terre deviendra sensible. (E. A. P.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Bedlam est un asile de fous, l'&eacute;quivalent de Charenton donc.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Pneumatique, c'est-&agrave;-dire se rapportant aux gaz.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Le pemmican est de la viande dess&eacute;ch&eacute;e.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Depuis la premi&egrave;re publication de <i>Hans Pfaall</i>, j'apprends que M.
+Green, le c&eacute;l&egrave;bre a&eacute;ronaute du ballon <i>le Nassau</i>, et d'autres
+exp&eacute;rimentateurs contestent &agrave; cet &eacute;gard les assertions de M. de
+Humboldt, et parlent au contraire d'une incommodit&eacute; toujours
+d&eacute;croissante, ce qui s'accorde pr&eacute;cis&eacute;ment avec la th&eacute;orie pr&eacute;sent&eacute;e
+ici. (E. A. P.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Un <i>mille</i> (<i>mile</i>) = 1 609 m; donc, trois milles trois quarts
+&eacute;gale 6 033 m.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Helv&eacute;tius &eacute;crit qu'il a quelquefois observ&eacute; dans des cieux
+parfaitement clairs, o&ugrave; des &eacute;toiles m&ecirc;me de sixi&egrave;me et de septi&egrave;me
+grandeur brillaient visiblement, que&mdash;suppos&eacute;s la m&ecirc;me hauteur de la
+lune, la m&ecirc;me &eacute;longation de la terre, le m&ecirc;me t&eacute;lescope, excellent, bien
+entendu,&mdash;la lune et ses taches ne nous apparaissaient pas toujours
+aussi lumineuses. Ces circonstances donn&eacute;es, il est &eacute;vident que la cause
+du ph&eacute;nom&egrave;ne n'est ni dans notre atmosph&egrave;re, ni dans le t&eacute;lescope, ni
+dans la lune, ni dans l'&oelig;il de l'observateur, mais qu'elle doit &ecirc;tre
+cherch&eacute;e dans quelque chose (une atmosph&egrave;re?) existant autour de la
+lune.
+</p><p>
+Cassini a constamment observ&eacute; que Saturne, Jupiter et les &eacute;toiles fixes,
+au moment d'&ecirc;tre occult&eacute;s par la lune, changeaient leur forme circulaire
+en une forme ovale; et dans d'autres occultations il n'a saisi aucun
+changement de forme. On pourrait donc en inf&eacute;rer que, dans quelques cas,
+mais pas toujours, la lune est envelopp&eacute;e d'une mati&egrave;re dense o&ugrave; sont
+r&eacute;fract&eacute;s les rayons des &eacute;toiles. (E. A. P.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Le <i>simoun</i> est un vent sec et chaud du d&eacute;sert, accompagn&eacute; de
+tourbillons de sable.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> <i>L'&eacute;tambot</i> est la pi&egrave;ce de bois formant la limite arri&egrave;re de la
+coque du bateau.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> La Nouvelle-Hollande s'appelle aujourd'hui Australie.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> Le <i>kraken</i> est une voile compl&eacute;mentaire.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Une <i>bonnette</i> est une voile compl&eacute;mentaire.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Les <i>espars</i> sont les pi&egrave;ces de bois de la m&acirc;ture.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Un apophtegme est un &eacute;nonc&eacute; concis et m&eacute;morable, une sentence.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Une commission d&eacute;signe ici un ordre de mission ou un titre d&eacute;livr&eacute;
+par le roi.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> Le <i>Manuscrit trouv&eacute; dans une bouteille</i> fut publi&eacute; pour la
+premi&egrave;re fois en 1831, et ce ne fut que bien des ann&eacute;es plus tard que
+j'eus connaissance des cartes de Mercator, dans lesquelles on voit
+l'Oc&eacute;an se pr&eacute;cipiter par quatre embouchures dans le gouffre polaire (au
+nord) et s'absorber dans les entrailles de la terre; le p&ocirc;le lui-m&ecirc;me y
+est figur&eacute; par un rocher noir, s'&eacute;levant &agrave; une prodigieuse hauteur. (E.
+A. P.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Le <i>vortex</i> est un tourbillon creux.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Un des fleuves des Enfers.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> Archim&egrave;de, <i>De occidentibus in fluido</i> (E. A. P.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> La <i>catalepsie</i> est un &eacute;tat pathologique dans lequel les membres du
+sujet inconscient restent inertes, rigides et gardent la position qu'on
+leur donne.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> En rapport avec la fi&egrave;vre <i>hectique</i>, une fi&egrave;vre continue et
+amaigrissante.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Roman paru en 1840, dans lequel Brownson, un presbyt&eacute;rien converti
+au catholicisme, d&eacute;veloppe une doctrine de la connaissance intuitive de
+Dieu.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Trinculo est le bouffon de La Temp&ecirc;te de Shakespeare; dans une
+sc&egrave;ne burlesque (III, 2) il s'imagine un moment vice-roi de l'&icirc;le o&ugrave; il
+fait naufrage, avant de suivre Stefano, le sommelier de l'ivrogne.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> <i>Azra&euml;l</i> est le nom de l'ange de la mort dans l'Islam.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_39" id="Footnote_39_39"></a><a href="#FNanchor_39_39"><span class="label">[39]</span></a> <i>Ragged Mountains</i>: Montagnes d&eacute;chir&eacute;es; une branche des <i>Montagnes
+bleues, Blue Ridge</i>, partie orientale des Alleghanys. (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40_40" id="Footnote_40_40"></a><a href="#FNanchor_40_40"><span class="label">[40]</span></a> Friedrich, baron von Hardenberg, dit Novalis (1772-1801), est un
+c&eacute;l&egrave;bre po&euml;te romantique allemand.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41_41" id="Footnote_41_41"></a><a href="#FNanchor_41_41"><span class="label">[41]</span></a> La <i>G&eacute;henne</i> est l'Enfer, dans le langage biblique.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42_42" id="Footnote_42_42"></a><a href="#FNanchor_42_42"><span class="label">[42]</span></a> La <i>paling&eacute;n&eacute;sie</i> est la croyance en la r&eacute;p&eacute;tition cyclique des
+&eacute;v&eacute;nements et des vies. Fichte (1762-1814) et Schelling (1775-1854) sont
+deux philosophes allemands dont les th&eacute;ories ont &eacute;t&eacute; reprises par les
+Romantiques allemands.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43_43" id="Footnote_43_43"></a><a href="#FNanchor_43_43"><span class="label">[43]</span></a> L'Homme de T&eacute;os, c'est Anacr&eacute;on de T&eacute;os (VI<sup>e</sup> s. av. J.-C.).</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_44_44" id="Footnote_44_44"></a><a href="#FNanchor_44_44"><span class="label">[44]</span></a> <i>Deux lustres</i>, c'est-&agrave;-dire deux fois cinq ans.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45_45" id="Footnote_45_45"></a><a href="#FNanchor_45_45"><span class="label">[45]</span></a> Cl&eacute;om&egrave;nes est un sculpteur ath&eacute;nien, &agrave; qui on attribue la V&eacute;nus
+dite <i>de M&eacute;dicis</i> (Florence).</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46_46" id="Footnote_46_46"></a><a href="#FNanchor_46_46"><span class="label">[46]</span></a> La houri est la femme divinement belle que le Coran promet, dans la
+vie future, au fid&egrave;le musulman.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47_47" id="Footnote_47_47"></a><a href="#FNanchor_47_47"><span class="label">[47]</span></a> Mercier, dans <i>L'An deux mil quatre cent quarante</i>, soutient
+s&eacute;rieusement les doctrines de la m&eacute;tempsycose, et J. d'Israeli dit
+qu'<i>il n'y a pas de syst&egrave;me aussi simple et qui r&eacute;pugne moins &agrave;
+l'intelligence</i>. Le colonel Ethan Allen, le Green Mountain Boa, passe
+aussi pour avoir &eacute;t&eacute; un s&eacute;rieux m&eacute;tempsycosiste.&mdash;(E. A. P.) La citation
+est en fait de Pascal et non de La Bruy&egrave;re.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48_48" id="Footnote_48_48"></a><a href="#FNanchor_48_48"><span class="label">[48]</span></a> J'ignore quel est l'auteur de ce texte bizarre et obscur;
+cependant, je me suis permis de le rectifier l&eacute;g&egrave;rement, en l'adaptant
+au sens moral du r&eacute;cit. Poe cite quelquefois de m&eacute;moire et
+incorrectement. Le sens, apr&egrave;s tout, me semble se rapprocher de
+l'opinion attribu&eacute;e au p&egrave;re Kircher,&mdash;que les animaux sont des Esprits
+enferm&eacute;s.&mdash;(C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49_49" id="Footnote_49_49"></a><a href="#FNanchor_49_49"><span class="label">[49]</span></a> Cette &eacute;tude de Charles Baudelaire est parue dans la <i>Revue de
+Paris</i>, mars-avril 1852. <i>(Note du correcteur&mdash;ELG.)</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50_50" id="Footnote_50_50"></a><a href="#FNanchor_50_50"><span class="label">[50]</span></a> M&eacute;lange de fonctions de chef d'&Eacute;tat-major et d'intendant (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51_51" id="Footnote_51_51"></a><a href="#FNanchor_51_51"><span class="label">[51]</span></a> Hallucination habituelle des yeux de l'enfance, qui agrandissent et
+compliquent les objets. (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52_52" id="Footnote_52_52"></a><a href="#FNanchor_52_52"><span class="label">[52]</span></a> La vie d'Edgar Poe, ses aventures en Russie et sa correspondance
+ont &eacute;t&eacute; longtemps annonc&eacute;es par les journaux am&eacute;ricains et n'ont jamais
+paru.&mdash;(C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_53_53" id="Footnote_53_53"></a><a href="#FNanchor_53_53"><span class="label">[53]</span></a> Transformation famili&egrave;re d'Edgar. (C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_54_54" id="Footnote_54_54"></a><a href="#FNanchor_54_54"><span class="label">[54]</span></a> Boulevard de New-York. C'est justement l&agrave; qu'est la boutique d'un
+des libraires de Poe.&mdash;(C. B.)</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_55_55" id="Footnote_55_55"></a><a href="#FNanchor_55_55"><span class="label">[55]</span></a> Victor Hugo connaissait-il ce mot?&mdash;(C. B.)</p></div>
+
+</div>
+
+
+
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+
+<pre>
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+
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+
+End of Project Gutenberg's Histoires extraordinaires, by Edgar Allan Poe
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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