diff options
| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:31:57 -0700 |
|---|---|---|
| committer | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:31:57 -0700 |
| commit | 5869899c862774e289e55bb2e4d530ea7695818b (patch) | |
| tree | 850ba3a65df136910f1f083ee58db6a389a6b133 /21124-h | |
Diffstat (limited to '21124-h')
| -rw-r--r-- | 21124-h/21124-h.htm | 8845 |
1 files changed, 8845 insertions, 0 deletions
diff --git a/21124-h/21124-h.htm b/21124-h/21124-h.htm new file mode 100644 index 0000000..0ceeb31 --- /dev/null +++ b/21124-h/21124-h.htm @@ -0,0 +1,8845 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Le fils du Soleil, par Gustave Aimard</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le fils du Soleil (1879) + +Author: Gustave Aimard + +Release Date: April 17, 2007 [EBook #21124] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + +</pre> + + +<h1>LE FILS DU SOLEIL</h1> + +<h4>PAR</h4> + +<h3>GUSTAVE AIMARD</h3> + +<p>[<b>NOTE du transcripteur:</b> +Extrait du quotidien Canadien-Français <i><b>La Patrie</b></i> où cet ouvrage a été +publié en feuilleton dans les éditions du 20 octobre au 1 décembre 1879.]</p> +<br> + +<hr class="short"> + +<h2>PREMIERE PARTIE</h2> + +<hr class="short"> +<br> + +<h3>I.--LE CONSEIL</h3> + + +<p>La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'était lorsque Juan +Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y débarquèrent en 1508, seize ans +après la découverte du Nouveau-Monde.</p> + +<p>Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays +d'un voile mystérieux que la science et des relations fréquentes n'ont +pas encore entièrement soulevé. Le célèbre Magalës (Magellan) et son +historien le chevalier Pigafetta, qui touchèrent ces côtes en 1520, +furent les premiers qui inventèrent ces géants patagons si haut que les +Européens atteignaient à peine à leur ceinture, ou grands de plus de +neuf pieds et ressemblant à des cyclopes. Ces fables, comme toutes les +fables, ont été acceptées pour des vérités, et, au siècle dernier, +devinrent le thème d'une très-vive polémique, entre les savants. Aussi +donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette +terre qui s'étend du versant occidental des Andes à l'océan Atlantique.</p> + +<p>La Patagonie est arrosée, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au +N., et le Rio-Négro à l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les méandres de +leurs cours, rompent agréablement l'uniformité du terrain aride, sec, +sablonneux, où croissent seulement des buissons épineux, et dispensent +la vie à la végétation non interrompue qui court le long de ses rives. +Ils s'enroulent autour d'une vallée fertile ombragée de saules et +tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie.</p> + +<p>Le Rio-Négro coule dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées +à pic, que les eaux viennent battre encore. Là où elles se sont +retirées, elles ont laissé des terrains d'alluvion revêtus d'une +végétation éternelle, et ont formé des îles nombreuses peuplées de +saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des +coteaux.</p> + +<p>Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge +parcourent incessamment et dans tous les sens les déserts de la +Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Amérique, et les +imbaracayas, ces chats sauvages si féroces et si redoutables. Les côtes +fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les +phoques à trompe. Le quya, caché dans les marais, jette dans les airs +son cri mélancolique; le guaçuti, le cerf des Pampas, court léger sur +les sables, pendant que le guanaco, ce chameau américain, s'accroupit +rêveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane à travers +les nues, en compagnie des dégoûtants cathartes, urubus et auras, qui, +comme lui, rôdent autour des falaises du littoral pour y disputer des +restes de cadavres aux voraces caracaras. Voilà quelles sont les plaines +de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et désolée!</p> + +<p>Un soir du mois de novembre, que les indiens <i>Aucas</i> nomment +<i>kèkil-kiyen</i>, le mois d'émonder, un voyageur monté sur un fort cheval +des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles +sentiers tracés par les Indiens, inextricable dédale qu'on retrouve sur +le bord de tous les fleuves d'Amérique.</p> + +<p>Ce voyageur était un homme de trente ans au plus, vêtu du costume, +semi-indien semi-européen, particulier au gauchos. Un <i>poncho</i>, de +fabrique indienne, tombait de ses épaules sur les flancs de son cheval, +et ne laissait voir que les longues <i>Paienas</i> chiliennes qui Lui +montaient au-dessus du genou. Un <i>laço</i> et des <i>bolas</i> pendaient de +chaque côté de sa selle, et il portait en travers devant lui une +carabine rayée.</p> + +<p>Son visage, à demi-caché par les larges ailes de son chapeau de paille, +avait une expression de courage brutal et de méchanceté; ses traits +étaient comme modelés par la haine. Son nez long et recourbé, surmonté +de deux yeux assez rapprochés, vifs et menaçants, lui donnait une +lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pincée se +plissait d'une façon ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient +l'astuce. On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble +de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une +barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges +et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui +paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu +communes.</p> + +<p>Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un +écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et, +après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une +<i>sente</i> qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il +avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par +le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait +à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce +désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit +seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le +cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de +reconnaître avec soin et de compter les <i>pozos</i>, car dans ces pays +absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où +l'eau s'amasse en temps de pluie.</p> + +<p>Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des +chevaux entravés à l'amble devant un misérable <i>toldo</i>. Aussitôt un cri +retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois +hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour +reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa +route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.</p> + +<p>--Eh! <i>compadre</i>, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le +passage à l'inconnu.</p> + +<p>--Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre +d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?</p> + +<p>--Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.</p> + +<p>--A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai +Sanchez.</p> + +<p>--Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.</p> + +<p>--Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens +d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.</p> + +<p>--Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.</p> + +<p>--Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.</p> + +<p>--Tu nous contera tes prouesses.</p> + +<p>--Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux +jours de jeûne.</p> + +<p>--Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.</p> + +<p>Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce +moment ils mirent pied à terre devant le <i>toldo</i>, où ils entrèrent, +après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du +nouveau venu.</p> + +<p>Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres +de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux +fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre +piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux +habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent +et la pluie.</p> + +<p>Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait +presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un +morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les +quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent +de grand appétit.</p> + +<p>Ces hommes étaient des <i>bomberos</i>.</p> + +<p>Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie +espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la +nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et +donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de +corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de +la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession +périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement. +Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis, +c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent +quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et +jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant. +Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant +rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne +dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les +nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils +une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés +reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement +foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un +rare talent d'observation.</p> + +<p>Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de la +Patagonie.</p> + +<p>Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon +feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une +surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne +s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais +de quartier.</p> + +<p>Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté, +ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à la leur; si l'un de leurs +compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une bête féroce, ils se +contentent de dire: il a eu une <i>mala suerte</i> (mauvaise chance.) +Véritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont +un type particulier dans l'humanité.</p> + +<p>Ces éclaireurs étaient frères et se nommaient Quinto, Julian, Simon et +Sanchez. Leur habitation, deux fois ruinée par les Indiens Aucas, avait +enfin été brûlée de fond en comble dans une dernière invasion; leur père +et leur mère avaient succombé dans des tortures atroces; deux de leurs +soeurs avaient été violées par les chefs et tuées; la plus jeunes nommée +Maria, enfant de sept ans à peine, avait été emmenée en esclavage, et +depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle était +vivante ou morte.</p> + +<p>Les quatre frères dès lors s'étaient faits bomberos en haine des +Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une tête et qu'un coeur. +Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce +seraient trop longs à raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, mêlés +à ce récit.</p> + + +<p>Dès que Sanchez, qui était l'aîné, eut terminé son repas, Quinto +éteignit le feu, Simon monta à cheval pour faire sa ronde aux environs; +puis les deux frères curieux des nouvelles que Sanchez apportait, +s'approchèrent de lui.</p> + +<p>--Quoi de nouveau, frère? demanda Julian.</p> + +<p>--Avant toute chose, répondit l'aîné, qu'avez-vous fait, vous autres, +depuis huit jours?</p> + +<p>--Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien!</p> + +<p>--Bah!</p> + +<p>--Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les <i>Pehuenches</i> deviennent d'une +timidité ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme +à des femmes.</p> + +<p>--Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore là.</p> + +<p>--Qu'en sais-tu? reprit Quinto.</p> + +<p>--Après? fit Sanchez sans répondre.</p> + +<p>--Voilà tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect.</p> + +<p>--Vous en êtes sûrs?</p> + +<p>--Pardieu! nous prends-tu pour des imbéciles?</p> + +<p>--Non, mais vous vous trompez.</p> + +<p>--Hein?</p> + +<p>--Cherchez bien dans votre mémoire.</p> + +<p>--Personne n'a passé, te dis-je, reprit Julian avec assurance.</p> + +<p>--Personne?</p> + +<p>--A moins que tu ne comptes comme étant quelqu'un la vieille femme +Pehuenche qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et +nous a demandé le chemin de Carmen.</p> + +<p>--Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-là aussi +bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse.</p> + +<p>--Notre candeur! s'écria Quinto en fronçant le sourcil; Nous sommes donc +des niais, alors?</p> + +<p>--Dam! cela m'en a tout l'air.</p> + +<p>--Explique-toi.</p> + +<p>--Vous allez comprendre.</p> + +<p>--Cela nous fera plaisir.</p> + +<p>--Peut-être. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a traversé la +plaine sur un mauvais cheval et vous a demandé le chemin de Carmen, dit +Sanchez en répétant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que +c'est?</p> + +<p>--Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable épouvanterait +le diable.</p> + +<p>--Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y êtes pas le moins du monde.</p> + +<p>--Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris.</p> + +<p>--Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'était...</p> + +<p>--C'était.</p> + +<p>--<i>Neham-Outah.</i></p> + +<p>Neham-Outah (l'ouragan) était le principal Ulmen des Aucas. Sanchez +aurait pu parler longtemps sans être interrompu par ses frères, tant +cette nouvelle les avait atterrés.</p> + +<p>--Malédiction, s'écria enfin Julian.</p> + +<p>--Mais comment le sais tu? demanda Quinto.</p> + +<p>--Vous imaginez-vous que je me sois amusé à dormir pendant huit jours, +mes frères? Les Indiens, à qui vous voulez envoyer des robes, se +préparent dans le plus grand silence à vous donner un furieux coup de +cornes. Il faut se méfier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la +tempête. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et +même de l'Araucanie, se sont liguées pour tenter une invasion, massacrer +tous les blancs et détruire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux +hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et +Pincheira, le chef des <i>Araucanes</i>. Ce soir, grande réunion des députés +des nations <i>Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches</i>, où +l'on doit définitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque, +distribuer les postes aux différentes tribus et arrêter les dernières +mesures pour le succès de l'expédition.</p> + +<p>--Caraï! exclama Julian; pas un instant à perdre! Que l'un de nous se +rende à franc-étrier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger +qui menace la colonie.</p> + +<p>--Non, pas encore! Ne soyons pas si pressés et tâchons de connaître les +intentions des Indiens. Le <i>quipus</i> a été envoyé partout et les chefs +qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira, +Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en +tout vingt. Vous voyez, je suis bien informé.</p> + +<p>--Où se réuniront-ils?</p> + +<p>--A l'arbre de Gualichu.</p> + +<p>--Diable! ce n'est point chose aisée de les surprendre en pareil lieu.</p> + +<p>--Morbleu! c'est impossible, dit Quinto.</p> + +<p>--Où manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien! +rien de nouveau?</p> + +<p>--Tout est tranquille, dit-il en mettant pied à terre.</p> + +<p>--Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. Écoutez-moi, mes +frères. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Oh! s'écrièrent les trois hommes.</p> + +<p>--Dans ce cas, vous me suivrez?</p> + +<p>--Partout.</p> + +<p>--Vite! à cheval, car moi aussi je veux assister à l'assemblée indienne.</p> + +<p>--Et tu nous conduis?...</p> + +<p>--A l'arbre de Gualichu.</p> + +<p>Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop.</p> + +<p>Sanchez avait sur ses frères une supériorité que ceux-ci +reconnaissaient; de sa part, rien ne les étonnait, tant ils étaient +accoutumés à lui voir accomplir ces merveilles.</p> + +<p>--Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian.</p> + +<p>--Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voilà tout, +ajouta Sanchez avec un sourire railleur.</p> + +<p>Les bomberos piquèrent des deux et disparurent dans les ténèbres.</p> + +<br> + +<h3>II.--LE PRESIDIO</h3> + +<p>Longtemps après la découverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fondèrent +en Patagonie, en 1710, un <i>Presidio</i> situé sur la rive gauche du +Rio-Négro, à sept lieues de son embouchure, et nommé <i>Nuestra senora del +Carmen</i> ou bien encore <i>Patagones</i>.</p> + +<p>L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches campés dans le voisinage du +Rio-Négro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une +distribution faite aux Indiens d'une grande quantité de vêtements et de +toutes sortes d'objets à leur usage, il leur vendit le cours de cette +rivière depuis son embouchure jusqu'à San Xavier. De plus, par la +volonté de l'Ulmen Negro, les indigènes aidèrent les Espagnols à élever +la citadelle qui devait leur servir d'abri, et prêtèrent ainsi leurs +bras à leur propre servitude.</p> + +<p>A l'époque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en +un fort, bâti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarpée qui +domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa +forme est carrée: il est construit de murs épais en pierre et flanquée +de trois bastions, deux sur la rivière à l'est et à l'ouest et le +troisième sur la plaine. L'intérieur renferme la chapelle, le presbytère +et le magasin aux poudres; sur les autres côtés se prolongent des +logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers, la +garnison et un petit hôpital. Toutes ces constructions hautes d'un +rez-de-chaussée seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement +possède, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un +moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux <i>estancias</i> +ou fermes approvisionnées de chevaux et de têtes de bétail.</p> + +<p>Aujourd'hui le fort est presque ruiné; les murailles, faute de +réparations, croulent de toutes parts; seuls les bâtiments d'habitation +sont en bon état.</p> + +<p>Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la +rivière.</p> + +<p>Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit, +est placé entre le fort et le Rio-Négro sur le penchant de la falaise et +se compose d'une quarantaine de maisons, différentes d'ordres et de +hauteur et formant une ligne irrégulière qui suit le cours des eaux. +Autour d'elles s'éparpillent de misérables cabanes. Là est le centre du +commerce avec les Indiens.</p> + +<p>L'autre groupe de la même rive, appelé <i>Poblacion-del-Sur</i>, est à +quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est séparé par des +dunes mouvantes qui masquent entièrement la volée des canons. La +Poblacion forme une vaste place carrée, autour de laquelle s'étend une +centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul étage, qui +sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure à des agriculteurs, à +des fermiers et des <i>pulperos</i> (marchands d'épiceries et de liqueurs).</p> + +<p>Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons éparses et semées ça et +là le long de la rivière.</p> + +<p>Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est composé +d'une vingtaine de maisons alignées sur un terrain bas et sujet aux +inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge +des <i>gauchos</i> et des estancieros. Quelques pulperos, attirés par le +voisinage des Indiens, y ont aussi établi leur commerce.</p> + +<p>L'aspect général en est triste: à peine quelques arbres croissent-ils de +loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, témoignant de +l'existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines +d'un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.</p> + +<p>Cette description d'un pays complètement inconnu jusqu'à présent était +indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre.</p> + +<p>Le jour où commence cette histoire, vers deux heures de l'après midi, +cinq ou six gauchos, attablés dans la boutique d'un pulpero, discutaient +vivement en avalant à longs traits de la <i>chicha</i> dans des <i>couïs</i> +(moitié de calebasse qui servent de tasses) qui circulaient à la ronde. +La scène se passait à la Poblacion-del-Sur.</p> + +<p>--Canario! s'écria un grand gaillard maigre et efflanqué qui avait la +mine et la tournure d'un effronté coquin; ne sommes-nous pas des hommes +libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine à nous +rançonner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse +s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race +blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles.</p> + +<p>--<i>Calla la voca</i> (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux +d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises.</p> + +<p>--Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que +les autres.</p> + +<p>--Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et +que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter?</p> + +<p>--Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi, +Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride.</p> + +<p>--Chillito!</p> + +<p>--Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de +mal?</p> + +<p>--Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur, +au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend +Le plus possible.</p> + +<p>--Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria +Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde!</p> + +<p>--En attendant, buvons, dit le Pavito.</p> + +<p>--Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan +Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin?</p> + +<p>--Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato +en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, +chien maudit?</p> + +<p>Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers:</p> + +<p>--Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à +me remuer le sang.</p> + +<p>--Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans +s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu es +plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle. +Tais-toi, entends-te, ou va dormir.</p> + +<p>--<i>Sangre de Cristo!</i> hurla Chillito, en plantant vigoureusement son +couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison.</p> + +<p>--Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te +donner une <i>navajeda</i> sur ta vilaine frimousse.</p> + +<p>--Vilaine frimousse! as-tu dit?</p> + +<p>Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les +autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre.</p> + +<p>--La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le +pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler, +la rue est libre.</p> + +<p>--Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme.</p> + +<p>--Volontiers.</p> + +<p>Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue. +Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses +poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille.</p> + +<p>Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient +salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche +leur <i>poncho</i> en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs +couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un +sang-froid remarquable.</p> + +<p>Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire au +visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison +indigne d'un vrai caballero.</p> + +<p>Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le +corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner +les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la +cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible +et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et +d'autre avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, +dont la vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva +une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato +lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.</p> + +<p>--Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché!</p> + +<p>Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, +rengainèrent leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une +sorte de courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras +dessus bras dessous dans la pulperia.</p> + +<p>Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont +complètement inconnues en Europe.</p> + +<p>Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé leurs +habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs infatigables, +ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source féconde de +querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux de l'avenir +et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent +la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien! +ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus +libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de coeur et sans +émotion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans +leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amitié, de dévouement +et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère offre un mélange bizarre +de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités. Il +sont tour à tour et à la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes, +cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron +de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans +les estancias, l'époque de la <i>mantaza del ganado</i> (abattage des +bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine. +Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs moeurs: la +plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le +prétexte le plus frivole.</p> + +<p>Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero, +arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le +souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais manteau +et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia +sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard +en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une +piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le +comptoir.</p> + +<p>A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui +causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion +électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de +soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito +détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.</p> + +<p>L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en +silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait +la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire +importante, quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur +jusqu'à la porte et courut sur leurs talons.</p> + +<p>--Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de +manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront +pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde.</p> + +<p>Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de <i>monte</i>, et +penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au +départ de leurs camarades.</p> + +<p>L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux +gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment comme +deux oisifs qui se promènent.</p> + +<p>Où était le Pavito? il avait disparu.</p> + +<p>Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se +mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, +s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les +terres. Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un coude +assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous +les autres semblait se perdre dans la plaine.</p> + +<p>A l'angle du sentier passa, près des trois hommes, un cavalier, qui, au +grand trot, se dirigeait vers le village; mais préoccupés sans doute par +de sérieuses pensées, ni l'étranger, ni les gauchos ne le remarquèrent. +Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d'oeil rapide et perçant, et +ralentit l'allure de son cheval, qu'il arrêta à quelques pas de là.</p> + +<p>--Dieu me pardonne! se dit-il à lui-même, c'est don Juan Perez, ou c'est +le diable en chair et en os! Que peut-il avoir à faire par là en +compagnie de ces deux bandits qui m'ont l'air de suppôts de Satan? Que +je perde mon nom de José Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je +ne me mets à leurs trousses!</p> + +<p>Et il sauta vivement à terre. Le senor José Diaz était un homme de +trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu +replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges épaules, et ses +membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif +et pétillant d'intelligence et d'audace éclairait sa physionomie ouverte +et franche. Son costume, sauf un peu plus d'élégance, était celui des +gauchos.</p> + +<p>Dès qu'il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais personne +à qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la +Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en même temps +deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride +dans son bras, conduisit son cheval à la pulperia, d'où les gauchos +venaient de sortir, et le confia à l'hôte.</p> + +<p>Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Américain est son +cheval, Diaz revint sur ses pas avec les précautions les plus +minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'être point aperçu. +Les gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient derrière Une +dune mouvante, au moment où il tournait le coude de chemin. Néanmoins, +il ne tarda pas à les revoir gravissant un sentier raide qui aboutissait +à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces +sables arides, par hasard ou par caprice de la nature.</p> + +<p>Sûr désormais de les retrouver, Diaz marcha plus lentement, et, pour se +donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout +soupçon, il alluma une cigarette. Les gauchos, par bonheur, ne se +retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite +de l'homme que Diaz avait reconnu pour être don Juan Perez. Lorsque, à +son tour, Diaz arriva devant la lisière du bois, au lieu d'y entrer +immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant +vers le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus +grande précaution, afin de n'éveiller par aucun bruit l'attention des +gauchos.</p> + +<p>Au bout de quelques minutes, des voix arrivèrent jusqu'à lui. Il leva +alors doucement la tête, et dans une clairière, à dix pas de lui +environ, il vit les trois homme arrêtés et causant vivement entre eux. +Il se releva de terre, s'effaça derrière un érable et prêta l'oreille.</p> + +<p>Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée +contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience +visible ce que lui disait en ce moment Chillito.</p> + +<p>Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille +élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses +mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de +commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son +visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque +impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les +narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; +une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche, +belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front +était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure +longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la +nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une +sorte de répulsion.</p> + +<p>Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied, +un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, +qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme +à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa +chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents +piastres.</p> + +<p>Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au +Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où +vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés? +Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou +trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, +il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de +six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. +Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était +accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait +assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait +pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et +leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler +don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait +droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au +sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui +déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.</p> + +<p>Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et +tout ce que l'on savait sur son compte.</p> + +<p>--Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et +un fils de chien.</p> + +<p>--Senor! dit Chillito qui redressa la tête.</p> + +<p>--J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es.</p> + +<p>--Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son +couteau.</p> + +<p>Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si +rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur.</p> + +<p>--A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta +Chillito sur le sol.</p> + +<p>--Non, tuez-moi plutôt.</p> + +<p>--Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute.</p> + +<p>Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses +lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau +et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés.</p> + +<p>--Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après +tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.</p> + +<p>--Va-t'en.</p> + +<p>--C'est votre dernier mot?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Au diable, alors!</p> + +<p>Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour +se frapper.</p> + +<p>--Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito; +mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre.</p> + +<p>Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable +au chien qui lèche son maître dont il a été battu.</p> + +<p>Mato était resté témoin immobile de cette scène.</p> + +<p>--Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura +José Diaz toujours caché derrière un arbre.</p> +<br> + + +<h3>III.--DON JUAN PEREZ</h3> + +<p>Après un court silence, don Juan reprit la parole.</p> + +<p>--Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais +tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.</p> + +<p>--Je ne boirai plus, répondit le gaucho.</p> + +<p>Don Juan sourit.</p> + +<p>--Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait +tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. +Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur +vous deux?</p> + +<p>--Oui, dirent les gauchos.</p> + +<p>--Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. +Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au +dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille +dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise +des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques +heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si +incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec +promptitude et dévouement.</p> + +<p>--Nous le jurons!</p> + +<p>--C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous +pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un +oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de +Pavito: c'est un traître.</p> + +<p>--Faut-il le tuer? demanda Mato.</p> + +<p>--Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser +adroitement.</p> + +<p>Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit +de ne pas les voir.</p> + +<p>--Avez-vous besoin d'argent?</p> + +<p>--Non, maître.</p> + +<p>--N'importe! prenez cela.</p> + +<p>Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre +d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.</p> + +<p>--Chillito, mon cheval.</p> + +<p>Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en +bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.</p> + +<p>--Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous +coûterait la vie.</p> + +<p>Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon +dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato +et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.</p> + +<p>Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière +s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie +par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une +main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant +autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:</p> + +<p>--Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen +del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.</p> + +<p>--C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.</p> + +<p>--Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.</p> + +<p>--Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le +gaucho, auquel il serra la main.</p> + +<p>--Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc +aussi?</p> + +<p>--Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur +don Juan.</p> + +<p>--Eh bien?</p> + +<p>--Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant, +nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.</p> + +<p>--Ainsi soit-il!</p> + +<p>--Et d'abord, que comptez-vous faire?</p> + +<p>--Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me +tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants +de la pampa.</p> + +<p>--Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent +médiocrement.</p> + +<p>--Mais moi?</p> + +<p>--Bah! vous n'êtes pas encore mort.</p> + +<p>--Je n'en vaux guère mieux.</p> + +<p>--Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je +sache?</p> + +<p>--Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec +une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont +des démons.</p> + +<p>--C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le +capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à +la vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître +quelque infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à +me prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux, +n'ont qu'une seule volonté.</p> + +<p>--Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant +de réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne +risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est +changée. Me tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous, +capataz, comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de +gaucho!</p> + +<p>--A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre. Montez à cheval +et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher du +soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine.</p> + +<p>--D'accord. De quel côté vous dirigez-vous?</p> + +<p>--Je me rends chez don Luis Munoz.</p> + +<p>--A ce soir, alors!</p> + +<p>--A ce soir!</p> + +<p>Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de +distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le +capataz, tandis que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la +Poblacion.</p> + +<p>Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa +famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un +homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il +avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se +reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un +certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient +une expression de bonté et de douceur.</p> + +<p>Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait enfermé +dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacrée, et il +croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier à +l'éducation de leur fille Linda.</p> + +<p>Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de distance +du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie.</p> + +<p>Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux +personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette +habitation.</p> + +<p>Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en +soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg +Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix +et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un piano +d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme pour +mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les +romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule. Là +tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où +achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des +lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.</p> + +<p>Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero.</p> + +<p>Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L'arc +de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la grâce +de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et +pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec +ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient autour d'un col délicat, +et où des jasmins odorants se mouraient de volupté. Petite comme toutes +les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d'une finesse extrême; +jamais pieds plus mignons n'avaient foulé, en dansant, les pelouses +buenos-ayriennes, jamais main plus délicate n'était tombée dans la main +d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante comme celle de toutes les +créoles, avait je ne sais quels mouvements ondulés pleins de +désinvolture et de <i>salero</i>, comme on dit en Espagne.</p> + +<p>Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de +cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré +aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment +ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à +côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet +de cygne.</p> + +<p>Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son +père.</p> + +<p>--Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de +Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde.</p> + +<p>--Eh bien! <i>chica</i> (petite)?</p> + +<p>--Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable +moue, n'est guère galant, ce soir.</p> + +<p>--Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant.</p> + +<p>--Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et +en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?...</p> + +<p>--A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière peuplée +de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre +cents, vilaine ingrate!</p> + +<p>--Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune +fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à +plusieurs reprises.</p> + +<p>--Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses?</p> + +<p>--Que faire pour reconnaître vos prévenances?</p> + +<p>--Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais.</p> + +<p>--Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que +vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que +Dieu a mises dans mon âme.</p> + +<p>--Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas, +méchante, de me causer des inquiétudes.</p> + +<p>--Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur.</p> + +<p>--Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me +caches quelque chose.</p> + +<p>--Mon père!</p> + +<p>--Allez, ma fille, les yeux d'un père savent lire jusqu'au fond d'un +coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je +ne suis plus seul dans ta pensée.</p> + +<p>--C'est vrai, répondit la jeune fille avec une certaine résolution.</p> + +<p>--Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son +inquiétude sous un sourire.</p> + +<p>--A don Juan Perez.</p> + +<p>--Ah? cria le père d'une voix étranglée, et tu l'aimes?</p> + +<p>--Moi? Non, répondit-elle. Ecoutez, mon père, je ne veux rien vous +cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime +pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pensée; pourquoi? je ne +saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me +cause un sentiment de douleur indéfinissable. Cet homme est beau, ses +manières sont élégantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de haute +caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me +glace et m'inspire une répulsion invincible.</p> + +<p>--Tête romanesque!</p> + +<p>--Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix, +vous avouerai-je tout, mon père?</p> + +<p>--Parle avec confiance.</p> + +<p>--Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste.</p> + +<p>--Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire?</p> + +<p>--Je l'ignore, mais j'ai peur.</p> + +<p>--Veux-tu que je ne le reçoive plus.</p> + +<p>--Gardez-vous-en bien; ce serait hâter le malheur qui me menace.</p> + +<p>--Allons, tu perds la tête et te plais à te créer des chimères.</p> + +<p>Au même moment un domestique annonça don Juan Perez que entra dans le +salon.</p> + +<p>Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris; l'éclat des +bougies rayonna sur son beau visage.</p> + +<p>Le père et la fille tressaillirent.</p> + +<p>Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec grâce et lui offrit un +superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le +bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un guéridon.</p> + +<p>On annonça successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagné +de tout son état-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine +de personnes. Peu à peu la réunion s'anima, on causa.</p> + +<p>--Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de +Buenos-Ayres?</p> + +<p>--Notre grand Rosas, répondit le colonel qui étouffait dans son +uniforme, a encore battu à plates coutures les <i>sauvages unitaires</i> +d'Oribe.</p> + +<p>--Dieu soit loué! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de +tranquillité dont le commerce a besoin.</p> + +<p>--Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que +ar terre on ne peut plus rien expédier.</p> + +<p>--Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un négociant inquiet de +ces paroles.</p> + +<p>--Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la +dernière leçon qu'ils ont reçue a été rude, ils s'en souviendront +longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos frontières.</p> + +<p>Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Juan.</p> + +<p>--En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler sérieusement +la colonie?</p> + +<p>--Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres hères.</p> + +<p>Le jeune homme sourit de nouveau d'une façon amère et sinistre.</p> + +<p>--Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que +les Indiens feront bien de rester chez eux.</p> + +<p>--Pardieu! exclama le commandant.</p> + +<p>--Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda, +serait-ce trop exiger de votre grâce que de vous prier de chanter le +délicieux morceau du <i>Domino noir</i> que vous avez si bien chanté l'autre +jour?</p> + +<p>La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure +chanta la romance du troisième acte.</p> + +<p>--J'ai entendu à Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol +envolé, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de +goût et de naïveté.</p> + +<p>--Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en +France.</p> + +<p>--Pourquoi donc, mademoiselle?</p> + +<p>--Vous en êtes devenu un détestable flatteur.</p> + +<p>--Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don +Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la +repartie.</p> + +<p>--Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi +faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma +revanche.</p> + +<p>Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna.</p> + +<p>--Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez +au <i>Te Deum</i> chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas?</p> + +<p>--Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé.</p> + +<p>--Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses?</p> + +<p>--Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour.</p> + +<p>--Tant mieux!</p> + +<p>--<i>Quien sabe?</i> (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre.</p> + +<p>Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de +son effroi.</p> + +<p>Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan +Perez était enfin seul avec ses hôtes.</p> + +<p>--Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je +courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous +daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur?</p> + +<p>Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui +était pas naturelle, elle répondit:</p> + +<p>--Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition +dont je ne connais pas le but.</p> + +<p>--Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans +s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles.</p> + +<p>Et après la politesse d'usage il se retira.</p> + +<p>--Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour +affaire importante, au senor don Luis Munoz.</p> + +<p>--Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si +longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce +canapé.</p> + +<p>Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se +retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se +dessinait la silhouette mobile de dona Linda.</p> + +<p>--Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te +punirai bientôt de tes dédains.</p> + +<p>Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers +une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied +à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur +lui.</p> + +<p>Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux +cavaliers.</p> + +<p>--Maître, où allons-nous? demanda l'un.</p> + +<p>--A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher +la vengeance.</p> + +<p>Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de +leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.</p> +<br> + +<h3>IV.--L'ESPION.</h3> + +<p>Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux +dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur +culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé +<i>Achekemat-Kanet</i> par les Patagons, <i>Quecubu</i> par las Aucas, et +<i>Gualichu</i> par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus +particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils +ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel +ils attribuent la même puissance.</p> + +<p>La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute +antiquité.</p> + +<p>Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à +d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et +comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur +fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une +hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et +s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes +et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de +monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces +d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom +d'<i>algarrobo</i>.</p> + +<p>Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de +cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En +effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine +valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des +fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont +accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent, +ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, +Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser +quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les +attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace, +selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de +chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte.</p> + +<p>La religion des nations australes, tout primitive et épargnée par la +conquête, ne tient nul compte de l'être moral et ne s'arrête qu'aux +accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades +cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif +amènent la mort, et les rivières qui peuvent les engloutir.</p> + +<p>Au pied même de l'arbre de Gualichu, quelques heures après les +événements déjà racontés, une scène étrange se passait, rendue plus +étrange encore par l'épaisseur des ténèbres et par un orage qui +s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace; +le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges +gouttes de pluie tombaient sur le sable.</p> + +<p>Autour de l'arbre sacré, les Indiens avaient improvisé un village +composé d'une quarantaine de <i>toldos</i> élevés à la hâte et sans ordre. +Devant chaque toldo pétillait un feu clair, auprès duquel trois ou +quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil +les chevaux entravés qui mangeaient la provende d'<i>alfalfa</i>.</p> + +<p>Un feu immense, semblable à un bûcher, flamboyait à quelques pas de +l'arbre de Gualichu, et était entouré d'une vingtaine d'Indiens, debouts +et silencieux, plongés dans cette immobilité automatique et +contemplative qui leur était habituelle, et leurs grands costumes de +guerre faisaient penser qu'ils se préparaient à une importante cérémonie +de leur culte.</p> + +<p>Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annonça l'arrivée de +deux cavaliers. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride de son cheval +à son compagnon et s'avança dans le centre formé par les guerriers. Cet +homme portait l'uniforme d'officier de l'armée chilienne.</p> + +<p>--Salut mes frères! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les +protège.</p> + +<p>--Salut à Pincheira! répondirent les Indiens.</p> + +<p>--Tous les chefs sont-ils réunis? reprit-il.</p> + +<p>--Tous, fit une voix, excepté Neham-Outah, le grand <i>Toqui</i> (chef +suprême) des Aucas.</p> + +<p>--Il ne peur tarder; attendons.</p> + +<p>Le silence se fut à peine rétabli qu'un second coup de sifflet retentit +et que deux nouveaux cavaliers entrèrent dans le cercle de lumière +projeté par les flammes.</p> + +<p>Un seul homme descendit de cheval. Il était de haute taille, d'une mine +fière, et il était vêtu du costume des guerrier aucas, la nation +indienne la plus civilisée et la plus intelligente de toute l'Amérique +du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repoussèrent Almagro et ses +soldats cuirassiers, en 1855, qui triomphèrent du malheureux Valdivia et +qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus. +Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua +comme des bêtes fauves et qui, pour prix de leur hospitalité, +introduisirent chez ces Indiens leur civilisation avancée. Peu à peu les +deux peuples se mélangèrent et leur haine contre les Espagnols s'est +perpétuée jusqu'à nos jours.</p> + +<p>Le guerrier qui venait d'entrer dans le conseil des chefs indiens, était +un des types les plus parfaits de cette race indomptable: tous ses +traits portaient le caractère distinctif de ces fiers Incas, si +longtemps les maîtres du Pérou. Son costume différent de celui des +Patagons, qui emploient des peaux de bête, se composait de tissus de +laine broché d'argent. Un <i>chamal</i> ou <i>chaman</i> bleu lui entourait le +corps depuis la ceinture, où il s'attachait par un ruban de laine, +jusqu'à la moitié des jambes, semblable en tout au <i>chilipa</i> des gauchos +qui ont emprunté aux Indiens ce vêtement et le poncho court rayé de bleu +et de rouge. Ses bottes, armées d'éperons d'argent et habilement cousues +avec des tendons d'animaux étaient faites de cuir tanné de <i>quemul</i> +(espèce de lama).</p> + +<p>Ses cheveux se divisaient derrière sa tête en trois queues, réunies à +l'extrémité par un pompon de laine, tandis que, par devant, le reste de +sa chevelure était relevé et attaché par un <i>kéca</i> ou ruban bleu qui, +après trois tours, retombait sur le côté et se terminait par de petits +morceaux d'argent roulés en tuyaux. Son front était ceint d'un cercle +massif, espèce de diadème large de trois doigts, au centre duquel +étincelait un soleil incrusté dans des pierreries. Un diamant d'une +énorme valeur pendait à chacune de ses oreilles, son manteau de peaux de +guanacos qui retombait jusqu'à terre, était retenu sur ses épaules par +une torsade en soie, et d'agrafait avec un diamant. Deux revolvers à six +coups luisaient à sa ceinture; à sa hanche droite, s'appuyait un +<i>machete</i>, sabre court à lame très-large; Il tenait à la main un fusil +Lefaucheux.</p> + +<p>Aussi ce guerrier fit-il à son arrivée, une vive sensation parmi les +chefs: tous s'inclinèrent respectueusement devant lui en murmurant avec +joie:</p> + +<p>--Neham-Outah! Neham-Outah!</p> + +<p>Le guerrier sourit avec orgueil et prit place au premier rang des chefs. +--Le <i>nacurutu</i> (bubo magelanique) a chanté deux fois, dit-il; l'orfraie +du Rio-Négro jette son cri lugubre; la nuit touche à sa fin; qu'ont +résolu les chefs des grandes nations?</p> + +<p>--Il serait utile, je crois, répondit un des Indiens, d'implorer pour le +conseil la protection de Gualichu.</p> + +<p>--L'avis de mon frère Metipan est sage. Qu'on prévienne le <i>matchi</i>.</p> + +<p>Pendant qu'un chef s'éloignait pour prévenir le matchi ou sorcier, un +autre chef sortit du cercle, s'approcha de Neham-Outah, lui parla tout +bas à l'oreille et revint à sa place. Le toqui des Aucas, qui avait +baissé la tête affirmativement, porta la main à son machete et s'écria +d'une voix haute et menaçante:</p> + +<p>--<i>Yek youri, yak miti</i> (un traître est parmi nous); attention, +guerriers!</p> + +<p>Un frémissement de colère parcourut les rangs de l'assemblée; chaque +Indien regarda à ses côtés.</p> + +<p>--<i>Lar hary mutti</i> (il faut qu'il meure)! s'écrièrent-ils tous ensemble.</p> + +<p>--<i>Achiéh</i> (c'est bien), répondit Neham-Outah.</p> + +<p>Ces mots, échangés en langue indienne que nous reproduisons +littéralement, devaient arriver comme un vain son à l'oreille du +traître, car le dialecte aucas n'est pas généralement compris par les +Espagnols.</p> + +<p>Cependant, un homme vêtu comme les autres chefs indiens, et protégé par +l'ombre, bondit tout à coup loin du cercle et poussant à trois reprises +différentes le glapissement rauque de l'<i>urubus</i> (espèce d'oiseau de +proie) il s'adossa au tronc même de l'arbre de Gualichu, et, les jambes +écartées, le buste en avant, les revolvers au poing, il attendit.</p> + +<p>Cet homme était Sanchez le bombero.</p> + +<p>Une muraille vivante, une centaine d'Indiens, se dressait en armes +devant lui et le menaçait de toutes parts. Sanchez, à qui la fuite était +impossible, fronça les sourcils, serra les dents et écuma de rage.</p> + +<p>--Je vous attends, chiens! cria-t-il.</p> + +<p>--<i>Chew! chew!</i> en avant! en avant! hurlaient les Indiens.</p> + +<p>--Silence! fit Neham-Outah d'une voix rude; je veux l'interroger.</p> + +<p>--A quoi bon? reprit Pincheira avec une expression haineuse. C'est un de +ces rats de la Pampa que les Espagnols appellent bomberos; je le +reconnais. Tuons-le, d'abord.</p> + +<p>--Un bombero! hurlèrent de nouveau les Indiens. A mort! à mort!</p> + +<p>--Silence! dit Neham-Outah; qui ose interrompre?</p> + +<p>Au commandement du maître, le silence se rétablit.</p> + +<p>--Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero.</p> + +<p>--Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans +toutefois lâcher ses pistolets.</p> + +<p>--Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir.</p> + +<p>--Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire +tuer.</p> + +<p>--Peut-être + +--Essayes de me prendre.</p> + +<p>--Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal.</p> + +<p>--Un bombero ne se rend jamais.</p> + +<p>--Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous?</p> + +<p>--Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour +connaître le but de cette réunion nocturne.</p> + +<p>--Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance +Serait inutile, rendez-vous.</p> + +<p>--Etes-vous fou, mon maître?</p> + +<p>--Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère.</p> + +<p>Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens +se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez, +replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete.</p> + +<p>--Place! s'écria-t-il.</p> + +<p>--A mort! répétèrent les guerriers.</p> + +<p>--Place! place!</p> + +<p>Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche +d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un +rugissement de lion blessé.</p> + +<p>--Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous +deux!</p> + +<p>Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois +cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la +mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, +crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un +renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les +directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à +résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira +et quelques chefs renommés.</p> + +<p>Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez, +s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur +son cheval qu'ils lui avaient amené.</p> + +<p>--Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup +de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra +le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, +mais de rage.</p> + +<p>--Eh! lui dit le bombero, je te reconnaîtrai, si jamais nous nous +rencontrons, car tu portes mes marques.</p> + +<p>--Misérable! fit le chef, en déchargeant sur lui un de ses pistolets.</p> + +<p>--Ah! murmura à son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle.</p> + +<p>Il serait tombé si Julian ne l'eût retenu.</p> + +<p>Il m'a tué, reprit le blessé d'une voix entrecoupée. Courage, frères! ne +leur laissez pas mon corps.</p> + +<p>Les trois bomberos, soutenant leur frère au milieux d'eux, redoublèrent +d'ardeur pour l'entraîner loin d'une perte inévitable; mais comment +fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique passé, purent compter +leurs ennemis, ils revinrent à la charge et menaçaient de les accabler +par leur nombre. La position était horrible. Sanchez, qui avait gardé +son sang froid, comprit que ses frères allaient se perdre pour lui, et, +sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria:</p> + +<p>--Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort.</p> + +<p>--Non, répondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les +coups, nous vous sortirons de là où nous périrons ensemble.</p> + +<p>Sanchez, qui connaissait ses frères, n'ignorait pas que leur résolution +était inébranlable.</p> + +<p>Le combat se livrait, en ce moment, à deux mètres de l'arbre de +Gualichu. Sanchez, pendant que ses frères se défendaient partout à la +fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se +retournèrent, le cheval était privé de son cavalier, Sanchez avait +disparu.</p> + +<p>--Il est mort, que faire? dit Julian désespéré.</p> + +<p>--Lui obéir, puisque nous n'avons pu le sauver, répondit Simon.</p> + +<p>--En avant donc!</p> + +<p>Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils +bondirent au plus épais des Indiens. Le choc fut terrible. Cependant, +quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace +incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions +différentes en poussant des cris de triomphe.</p> + +<p>Les Indiens reconnurent l'inutilité d'une poursuite à travers les +sables; ils se contentèrent de relever leurs blessés et de compter les +morts, en tout une trentaine de victimes.</p> + +<p>--Ces Espagnols sont de véritables démons, quand ils s'y mettent, dit +Pincheira qui se souvint alors de son origine.</p> + +<p>--Oh! lui répondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie +le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma +race depuis des siècles.</p> + +<p>--Je vous suis tout dévoué, reprint Pincheira.</p> + +<p>--Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse.</p> + +<p>--Je serai prêt, mais à présent quels sont vos desseins?</p> + +<p>--Cette balafre que cet enragé m'a taillée dans le visage me force à +mettre le feu aux poudres le plus tôt possible.</p> + +<p>--Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits.</p> + +<p>--Vous haïssez donc bien vos compatriotes?</p> + +<p>--J'ai le coeur indien, c'est tout dire.</p> + +<p>Je vous procurerai bientôt l'occasion d'assouvir votre haine contre eux.</p> + +<p>--Dieu vous entende!</p> + +<p>--Mais les chefs se sont de nouveau rassemblés autour du feu du conseil; +frère, venez.</p> + +<p>Neham-Outah et Pincheira approchèrent de l'arbre de Gualichu où les +Indiens s'étaient groupés, immobiles, silencieux et calmes, comme si +rien n'eut troublé leur réunion.</p> +<br> + +<h3>V.--LE MATCHITUM</h3> + +<p>Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le +cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons +l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement +d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère.</p> + +<p>En effet, qu'était devenu Sanchez?</p> + +<p>Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à +leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au +conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu +de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de +pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps +pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis +avaient été dupes de son stratagème.</p> + +<p>Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de +l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, +soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc +creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe +d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que +dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours +le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier +soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un +morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il +s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors +pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer.</p> + +<p>Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la +parole.</p> + +<p>--L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de +nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie.</p> + +<p>--Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches, +répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi?</p> + +<p>--Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage +était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme.</p> + +<p>--Que le sage matchi approche et accomplisse les rites!</p> + +<p>--Un <i>matchitum</i> est nécessaire, dit le matchi d'une voix solennelle.</p> + +<p>On fit immédiatement les préparatifs usités pour cette conjuration. Deux +lances furent plantées l'une à droite, l'autre à gauche de l'arbre +sacré; à gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de +boisson fermentée; douze autres vases, contenant la même liqueur, furent +rangés circulairement d'une lance à l'autre. On apporta on mouton et un +poulain garrottés, qui furent déposés près des vases, et deux vieilles +femmes se placèrent à côté des tambours. Les préparatifs terminés, le +matchi se tourna vers Neham-Outah.</p> + +<p>--Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il.</p> + +<p>Métipan s'avança d'un pas hors du cercle.</p> + +<p>--Une haine héréditaire a longtemps séparés les Aucas et les Pehuenches, +fit Métipan. L'intérêt de toutes les grandes nations veut la fin de +cette haine. Kezilipan, non aïeul, ulmen des Pehuenches, enleva une +esclave blanche appartenant à Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arrière +grand'père de Neham-Outah. Devant les chefs assemblés, devant la face du +ciel, je viens dire à Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du +Soleil, que mon aïeul a mal agi avec le sien, et je suis prêt, pour +éteindre toute discorde passée, présente et future, à lui remettre ici +une esclave blanche, jeune, belle et vierge.</p> + +<p>--J'abjure devant Gualichu répondit Neham-Outah, la haine que ma nation +et moi avions jurée à la tienne.</p> + +<p>--Gualichu nous approuve-t-il? demanda Métipan.</p> + +<p>Le matchi sembla réfléchir profondément.</p> + +<p>--Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on amène +l'esclave blanche; peut-être exigera-t-il qu'elle lui soit livrée à +lui-même au lieu d'appartenir à un homme.</p> + +<p>--Que sa volonté soit faite! dirent les deux ulmenes.</p> + +<p>Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et +la placèrent entre les deux lances, le visage tourné vers l'arbre de +Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide +et je ne sais quel frisson; un nuage voilà ses yeux.</p> + +<p>--D'où me vient cette émotion étrange! se murmura le bombero à lui-même.</p> + + +<p>Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme +un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle était +vêtue à la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enroulait +autour de son corps, assujetti sur ses épaules par deux épingles +d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large +de six pouces et serrée par une boucle. Les deux coins d'un pilken +carré, comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orné +d'une magnifique tête en or. Elle avait au cou deux échepels (colliers) +de verroterie, et à chacun des ses bras quatre <i>charrecur</i> de perles de +verre et de grains d'argent soufflé. Ses longs cheveux noirs se +divisaient au milieu de la tête en deux queues tressées et guirlandées +de rubans bleus qui flottaient sur ses épaules et se terminaient par de +petits grelots. Elle était coiffée d'une luchu ou bonnet conique de +perles de verre de couleur bleue et rouge.</p> + +<p>A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont très-friands de +femmes blanches, ne purent, malgré leur impassibilité naturelle, retenir +un murmure d'admiration.</p> + +<p>Sur un signe du matchi, la cérémonie commença. Les deux vieilles +Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guidés par +le sorcier, entonnèrent une chanson symbolique en dansant autour de la +captive.</p> + +<p>La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma +la fumée et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la +jeune fille, dont il découvrit aussitôt la poitrine. Il y appliqua sa +bouche et se mit à sucer jusqu'à en exprimer le sang. La pauvre enfant +faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses, +accompagnées de chant, recommencèrent, et les vieilles femmes tapaient +sur leurs tambours à tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour +l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler à +son secours.</p> + +<p>Cependant, le matchi, les joues gonflées, s'échauffait peu à peu; ses +yeux s'injectaient de sang, il sembla possédé du démon et devint +tout-à-fait furieux; il se démenait et se tordait comme un épileptique. +Dès lors la danse s'arrêta, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les +flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna +au sorcier, que en suça le sang et s'en servit pour faire une croix sur +le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie à un effroi inexprimable, +tremblait de tous ses membres.</p> + +<p>L'orage, qui se promettait menaçant dans les nues, éclata enfin. Un +éclair blafard sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements +terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya +les toldos, dont elle dispersa au loin les débris.</p> + +<p>Les Indiens s'arrêtèrent, consternés par l'orage.</p> + +<p>Tout à coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de +Gualichu, jeta ces mots sinistres:</p> + +<p>--Retirez-vous, Indiens! ma colère est déchaînée contre vous. Laissez +ici cette misérable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez! +et malheur à ceux qui détourneront la tête! malheur! malheur!</p> + +<p>Un éclair livide et un violent coup de tonnerre servirent de péroraison +à ce discours.</p> + +<p>--Fuyons!... s'écria le matchi terrifié et prêt à croire à son Dieu.</p> + +<p>Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son +propre pouvoir, il continua:</p> + +<p>--Fuyons, mes frères!... Gualichu a parlé à son serviteur, malheur à +ceux qui résisteront à ses ordres!</p> + +<p>Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur +sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se +précipitèrent en tumulte du côté de leurs chevaux, et bientôt le désert +retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu +furent abandonnés. Seule, la jeune fille la poitrine encore découverte, +gisait évanouie sur le sol.</p> + +<p>Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des +chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avança doucement la tête +hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et, +rassuré par le silence, il s'élança vers la jeune fille. Pâle comme un +beau lis abattu par la tempête, les yeux fermés, la pauvre enfant ne +respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la +transporta tout près de l'arbre sur un amas de peaux d'un toldo +renversé. Il la posa avec précaution sur cette couche moins dure; sa +tête se pencha insensible sur son épaule.</p> + +<p>Groupe étrange, au milieu de cette plaine dévastée, troublée par la +foudre et illuminée d'éclairs! Tableau touchant! cette jeune et +charmante créature et ce rude coureur des bois!</p> + +<p>La douleur et la pitié étaient peintes sur le visage de Sanchez. Lui, +dont la vie n'avait été qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance +dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secrètes +sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il était ému et sentait +quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses +larmes coulèrent sur ses joues bronzées.</p> + +<p>--Serait-elle morte, ô mon Dieu?</p> + +<p>Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'à blasphémer, il le prononça +presque avec respect. C'était une sorte de prière, un cri de son coeur. +Cet homme croyait.</p> + +<p>--Comment la secourir! se demandait-il.</p> + +<p>L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que, +entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix éteinte:</p> + +<p>--Où suis-je? que s'est-il donc passé?</p> + +<p>--Elle parle, elle vit, elle est sauvée! s'écria Sanchez.</p> + +<p>--Qui est là? reprit-elle en se relevant à peine.</p> + +<p>A la vue du sombre visage du bombero, elle eut un mouvement d'effroi, +referma les yeux et retomba accablée.</p> + +<p>--Rassurez-vous, mon enfant, je suis votre ami.</p> + +<p>--Mon ami? que signifie ce mot? Y a-t-il des amis pour les esclaves? Oh! +oui, continua-t-elle, parlant comme dans un rêve, j'ai bien souffert. +Pourtant, autrefois, il y a longtemps bien longtemps, je me souviens +d'avoir été heureuse, hélas! mais la pire infortune, c'est un souvenir +de bonheur dans l'infortune.</p> + +<p>Elle se tut. Le bombero, comme suspendu à ses lèvres, écoutait et la +contemplais. Cette voix, ces traits!... Un vague soupçon entra dans le +coeur de Sanchez.</p> + +<p>--Oh! parlez, parlez encore, reprit-il en adoucissant la rudesse de sa +voix. Que vous rappelez-vous de vos jeunes années?</p> + +<p>--Pourquoi, dans le malheur, songer aux joies passées. A quoi bon! +ajouta-t-elle en secouant la tête avec découragement. Mon histoire est +celle de tous les infortunés. Il fut un temps où, comme les autres +enfants, j'avais des chants d'oiseaux pour bercer mon sommeil, des +fleurs qui, au réveil me souriaient, j'avais aussi une mère qui +m'aimait, qui m'embrassait, qui m'embrassait... Tout cela a fui pour +toujours.</p> + +<p>Sanchez avait relevé deux perches couvertes de peaux pour la mieux +abriter contre l'orage, qui s'apaisait par degrés.</p> + +<p>--Vous êtes bon, vous; vous m'avez sauvée. Cependant, votre bonté a été +cruelle: que ne me laissiez-vous mourir! Mort, on ne souffre plus. Les +Pehuenches vont revenir, et alors...</p> + +<p>Elle n'acheva pas et se cacha la tête dans ses mains en sanglotant.</p> + +<p>--Ne craignez rien, senorita; je vous défendrai.</p> + +<p>--Pauvre homme! seul contre tous! Mais, avant ma dernière heure, +écoutez, je veux soulager mon coeur. Un jour, je jouais sur les genoux +de ma mère; mon père était auprès de nous avec mes deux soeurs et mes +quatre frères, homme résolus qui n'en auraient pas redouté vingt. Eh +bien! les Pehuenches sont accourus, ils ont brûlé notre estancia, car +mon père était fermier; ils ont tué ma mère et...</p> + +<p>--Maria! Maria! s'écria le bombero, est-ce bien toi? Est-ce toi que je +retrouve?</p> + +<p>--C'est le nom que me donnait ma mère.</p> + +<p>--C'est moi, moi, Sanchez, Sanchito, ton frère! fit le bombero rugissant +presque de joie et la serrant contre sa poitrine.</p> + +<p>--Sanchito! mon frère! Oui, oui, je me souviens, Sanchito! je suis...</p> + +<p>Elle tomba inanimée entre les bras du bombero.</p> + +<p>--Misérable que je suis! je l'ai tuée. Maria! ma soeur chérie, reviens à +toi ou je meurs!</p> + +<p>La jeune fille rouvrit les yeux et se jeta au cou du bombero en pleurant +de joie.</p> + +<p>--Sanchito! mon bon frère! ne me quitte pas, défends-moi; ils me +tueraient.</p> + +<p>--Pauvrette, ils passeront sur mon corps avant d'arriver à toi.</p> + +<p>--Ils y passeront donc, exclama une voix railleuse derrière la tente.</p> + +<p>Deux hommes parurent, Pincheira et Neham-Outah. Sanchez tenant enlacée +dans son bras gauche sa soeur demi-morte de frayeur, s'adossa contre un +des pieux, tira son machete et se mit résolument en défense.</p> + +<p>Neham-Outah et Pincheira, trop éclairés pour être dupes de la voix +mystérieuse de Gualichu et se laisser à la panique générale, avaient +toutefois fui avec leurs compagnons; mais sans être vus, ils avaient +tourné bride d'un commun accord, curieux de connaître le mot de cette +énigme et l'auteur de cette mystification. Il avaient assisté derrière +le frère et la soeur à toute la conversation.</p> + +<p>--Mais, dit Pincheira en riant, vous vous portez assez bien pour un +mort, il me semble? Il parait canario! qu'il faut vous tuer deux fois +pour être sûr que vous n'en reviendrez pas. Soyez tranquille, si mon ami +vous a manqué je ne vous manquerai pas, moi.</p> + +<p>--Que me voulez-vous? répondit Sanchez. Livrez-moi passage.</p> + +<p>--Non pas, reprit Pincheira, ce serait d'un trop fâcheux exemple. Et +tenez, ajouta-t-il en prêtant l'oreille, entendez vous ce galop de +chevaux? Votre affaire est claire: voici nos <i>mosotones</i> qui nous +rejoignent.</p> + +<p>En effet, le bruit d'une cavalcade s'approchait de minute en minute, et +aux pâles lueurs de l'aube, on distinguait dans le lointain de vagues +silhouettes de nombreux cavaliers. Sanchez comprit qu'il était perdu. Il +baisa une dernière fois le front blanc de sa soeur évanouie, la déposa +derrière lui, fit le signe de la crois et se prépara à mourir en brave.</p> + +<p>--Allons! dit Neham-Outah, finissons-en; on dirait que ce misérable a +peur de la mort.</p> + +<p>--Dépêchons, fit Pincheira, j'entends nos hommes, et, si nous ne nous +hâtons, on nous ravira notre proie.</p> + +<p>--Vous ne croyiez pas dire si vrai, senor Pincheira, s'écria Julian en +apparaissant suivi de ses deux frères. Voyons lesquels tueront les +autres!</p> + +<p>--Merci, mes vaillants frères, dit Sanchez joyeux.</p> + +<p>--Malédiction! jura Pincheira. Ces diables sont donc partout?</p> + +<p>--Je ne veux pas qu'il m'échappe! murmura Neham-Outah, qui se mordit les +lèvres jusqu'au sang.</p> + +<p>--Fi donc, caballeros! cria Julian avec ironie. En garde, défendez-vous +comme des hommes ou je vous tue comme des chiens.</p> + +<p>Les fers se croisèrent, et la lutte s'engagea avec une fureur égale des +deux part.</p> + +<p>Un sourire d'ironie contracta le visage bruni des frères de Sanchez, +tandis que Pincheira frappait du pied avec impatience. Le chef Indien +continua sans prendre garde à ces marques d'improbation.</p> +<br> + +<h3>VI.--NEHAM-OUTAH</h3> + + +<p>C'était une lutte à mort qui se préparait entre les bomberos et les +Indiens, ces ennemis irréconciliables; et, en cette circonstance, +l'avantage semblait devoir rester aux quatre frères.</p> + +<p>Maria revenue de son évanouissement, le coeur oppressé, regrettait de +s'être réveillée.</p> + +<p>Après le premier choc, Neham-Outah recula d'un pas, baissa son arme, fit +signe à Pincheira de l'imiter et, les bras croisés sur sa poitrine, il +s'avança vers les bomberos.</p> + +<p>--Arrêtez! cria-t-il. Ce combat n'aura pas lieu; il ne convient pas à +des hommes de se disputer, au prix de la vie, la possession d'une femme.</p> + +<p>--Le sang d'un homme est précieux. Emmenez votre soeur, mes braves gens, +je vous la donne; qu'elle soit heureuse avec vous!</p> + +<p>--Notre soeur! s'écrièrent les trois jeunes gens étonnés.</p> + +<p>--Oui, dit Sanchez. Mais quelles sont les conditions à notre retraite?</p> + +<p>--Aucune, répondit noblement le chef.</p> + +<p>La générosité de Neham-Outah était d'autant plus désintéressée que les +bomberos, aux premiers rayons du soleil levant, aperçurent une troupe de +près de mille Indiens bien équipés peints et armés en guerre, qui +s'était avancée silencieuse et les entourait comme d'un cercle.</p> + +<p>--Devons-nous, demanda Sanchez, nous fier à votre parole, et n'avons +nous aucun piège à redouter?</p> + +<p>--Ma parole, répondit l'ulmen avec hauteur, est plus sacrée que celle +d'un blanc. Nous avons, comme vous, de nobles sentiments, plus que tout +autre peut-être, ajouta-t-il en désignant du doigt une ligne rouge qui +lui traversait le visage. Nous savons pardonner. Vous êtes libres, et +nul n'inquiétera votre retraite.</p> + +<p>Neham-Outah suivait sur la physionomie des bomberos le vol de leurs +pensées. Ces derniers se sentaient vaincus par la magnanimité du cher, +qui sourit d'un air de triomphe en devinant leur étonnement et leur +confusion.</p> + +<p>--Mon ami, dit-il à Pincheira, qu'on donne à ces hommes des montures +fraîches.</p> + +<p>Pincheira hésita.</p> + +<p>--Allez! fit-il avec un geste d'une grâce suprême.</p> + +<p>Le Chilien, à demi-sauvage, subissant malgré lui la supériorité de +Neham-Outah, obéit, et cinq chevaux d'un grand prix et tout harnachés +furent amenés par deux Indiens.</p> + +<p>--Chef, dit Sanchez d'une voix légèrement émue, je ne vous remercie pas +de la vie, car je ne crains pas la mort, mais, au nom de mes frères et +au mien, je vous rends grâce pour notre soeur. Nous n'oublions jamais ni +une injure ni un bienfait. Adieu! peut-être aurai-je un jour l'occasion +de vous prouver que nous ne sommes pas ingrats.</p> + +<p>Le chef inclina la tête sans répondre. Les bomberos, groupés autour de +Maria, le saluèrent et s'éloignèrent au petit pas.</p> + +<p>--Enfin, vous l'avez voulu, dit Pincheira, qui haussa les épaules avec +dépit.</p> + +<p>--Patience! répondit Neham-Outah d'une voix profonde.</p> + +<p>Pendant ce temps-là, un immense bûcher avait été allumé au pied de +l'arbre de Gualichu où les Indiens, dont les craintes superstitieuses +s'étaient dissipées avec les ténèbres, s'étaient de nouveau réunis en +conseil. A quelques pas en arrière des chefs, les cavaliers Aucas et +Puelches formèrent un redoutable cordon autour du conseil, tandis que +des éclaireurs patagons fouillaient le désert pour éloigner les +importuns et assurer le secret des délibérations.</p> + +<p>A l'Orient, le soleil dardait ses flammes; le désert aride et nu se +mêlait à l'horizon sans bornes; au loin les Cordillères dressaient la +neige éternelle de leurs sommets. Tel était le paysage, si l'on peut +parler ainsi, où, près de l'arbre symbolique, se tenaient ces guerriers +barbares revêtus de bizarres costumes. A ce aspect majestueux, l'on se +rappelait involontairement d'autres temps, et d'autres climats, quand, à +la clarté des incendies, les féroces compagnons d'Attila couraient à la +conquête et au rajeunissement du monde romain.</p> + +<p>Neham-Outah prit la parole au point où la discussion avait été +interrompue par t'intervention imprévue du bombero.</p> + +<p>--Je remercie mon frère Metipan, dit-il du don de l'esclave blanche. Dès +ce jour nos discordes cessent; sa nation et la mienne ne seront plus +qu'une seule et même famille, dont les troupeaux paîtront pacifiquement +les mêmes pâturages, et dont les guerriers dormiront côte à côte dans le +sentier de la guerre.</p> + +<p>Le matchi alluma ensuite une pipe, en tira quelques bouffées et la +présenta aux deux chefs, qui fumèrent l'un après l'autre, se la passant +jusqu'à ce que tout le tabac fut consumé; puis la pipe fut jetée au feu +par le matchi.</p> + +<p>--Gualichu, dit-il gravement, a entendu vos paroles. Jurez que votre +alliance ne se rompra que lorsque vous pourrez fumer de nouveau dans +cette pipe déjà réduite en cendres.</p> + +<p>--Nous te le jurons!</p> + +<p>Les deux ulmenes se placèrent réciproquement la main gauche sur l'épaule +droite, étendirent la main droite vers l'arbre sacré et se baisèrent sur +la bouche en disant:</p> + +<p>--Frère, reçois ce baiser. Que mes lèvres se dessèchent et que ma langue +soit arrachée, si je trahis mon serment!</p> + +<p>Tous les chefs indiens vinrent, l'un après l'autre, donner le baiser de +paix aux deux ulmenes, avec des marques de jour d'autant plus vives +qu'ils savaient combien cette haine leur avait coûté de malheurs et +combien de fois elle avait compromis l'indépendance des peuplades +indiennes.</p> + +<p>Quand les ulmenes eurent repris leur place au feu du conseil, Lucaney +s'inclina devant Neham-Outah.</p> + +<p>--Quelles communications mon frère voulait-il faire aux grands ulmenes? +Nous sommes prêts à l'entendre.</p> + +<p>Neham-Outah parut se recueillir un instant, puis, promenant sur +l'assemblée un regard assuré:</p> + +<p>--Ulmenes des Puelches, des Araucanes, des Pehuenches, des Huiliches et +des Patagons, dit-il, depuis bien des lunes mon esprit est triste. Je +vois avec douleur nos territoires de chasse envahis par les blancs, +diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous dont les innombrables +peuplades couvraient il y a à peine quelques siècles, la vaste étendue +de la terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd'hui +réduits à un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des lamas, +fuient devant nos spoliateurs. Nos villes sacrées, nos derniers refuges +de la civilisation de nos pères les Incas, vont devenir la proie de ces +monstres à face humaine qui n'ont d'autre Dieu que l'or. Notre race +dispersée disparaîtra peut-être bientôt de ce monde qu'elle a si +longtemps possédé seule et gouverné.</p> + +<p>Traquées comme de vils animaux, abruties par l'eau de feu, décimées par +le feu et les maladies, nos hordes errantes ne sont plus que l'ombre +d'un peuple. Notre religion, nos vainqueurs la méprise, et ils veulent +nous courber devant le bois du Crucifié. Ils outragent nos femmes, tuent +nos enfants et brûlent nos villages. Vous tous, Indiens qui m'écoutez, +le sang de vos pères s'est-il appauvri dans vos veines, répondez, +voulez-vous mourir esclaves ou vivre libres?</p> + +<p>A ces mots prononcés d'une voix mâle, pénétrante et relevés par un geste +d'une suprême noblesse, un frémissement parcourut l'assemblée; les front +se relevèrent fièrement et tous les yeux étincelèrent.</p> + +<p>--Parles, parlez encore! s'écrièrent à la fois les ulmenes électrisés.</p> + +<p>Le grand ulmen sourit avec orgueil et continua:</p> + +<p>--L'heure est enfin venue, après tant d'humiliations et de misères, de +secouer le joug honteux qui pèse sur nous. D'ici à quelques jours, si +vous le voulez, nous rejetterons les blancs loin de nos frontières et +nous leur rendrons tout le mal qu'ils nous ont fait. Depuis longtemps je +surveille les Espagnols, je connais leurs tactiques, leurs ressources; +pour les réduire à néant, que nous faut-il? de l'adresse et du +courage...</p> + +<p>Les Indiens l'interrompirent par des cris de joie.</p> + +<p>--Vous serez libres, reprit Neham-Outah. Je vous rendrai les riches +vallées de vos ancêtres. Ce projet, depuis que je suis un homme, +fermente au fond de mon coeur, et il est devenu ma vie. Loin de moi et +loin de vous, la pensée que j'ai intention de m'imposer à vous comme +chef et grand toqui de l'armée! Non, vous devrez choisir votre chef +librement, et, après l'avoir élu, lui obéir aveuglément, le suivre +partout et passer avec lui à travers les périls insurmontables. Ne vous +y trompez pas, guerriers, notre ennemi est fort, nombreux, bien +discipliné, aguerri et surtout il a l'habitude de nous vaincre. Nommez +un chef suprême, nommez le plus digne, je marcherai sous ses ordres avec +joie. J'ai dit: <i>ai-je bien parlé, hommes puissants?</i></p> + +<p>Et, après avoir salué l'assemblée, Neham-Outah se confondit dans la +foule des chers, le front tranquille, mais le coeur dévoré d'inquiétude +et de haine.</p> + +<p>Cette éloquence, nouvelle pour les Indiens, les avait séduits, entraînés +et jetés dans une sorte de frénésie. Peu s'en fallait qu'ils ne +considérassent Neham-Outah comme un génie d'une essence supérieure à la +leur, et, qu'ils ne courbassent les genoux devant lui pour l'adorer, +tant il avait frappé droit à leur coeurs. Pendant assez longtemps, le +conseil fut en proie à un délire qui tenait de la folie. Tous parlaient +à la fois. Lorsque cette agitation se calma, les plus sages d'entre les +ulmenes discutèrent l'opportunité de la prise d'armes et les chances de +succès; enfin, les avis furent unanimes pour une levée de boucliers en +masse. Les rangs, un moment rompus, se reformèrent, et Lucaney, invité +par les chefs à faire connaître l'avis du conseil, prit la parole:</p> + +<p>--Ulmenes des Aucas, des Araucanes, des Pulches, des Pehuenches, des +Huiliches et des Patagons, écoutez! écoutez! écoutez!... Cejourd'hui, +dix-septième jour de la lune de Kekil-Kleven, il a été résolu par tous +les chefs dont les noms suivent: Neham-Outah, Lucaney, Chaukata, +Gaykilof, Vera, Metipan, Killapan, Le Mulato, Pincheira et autres moins +puissants, représentant chacun une nation ou une tribu, réunis autour du +feu du conseil, devant l'arbre sacré de Gualichu, après avoir accompli +les rites religieux pour nous rendre favorable le mauvais esprit, il a +été résolu que la guerre était déclarée aux Espagnols, nos spoliateurs. +Comme cette guerre est sainte et a pour objet la liberté, tous, hommes, +femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses +forces. Aujourd'hui même, le <i>quipus</i> sera expédié à toutes les nations +Aucas.</p> + +<p>Un long cri d'enthousiasme arrêta Lucaney, qui continua bientôt après:</p> + +<p>--Les chefs, après mûre délibération, ont choisi pour toqui suprême de +toutes les nations, avec un pouvoir sans contrôle et illimité, le plus +sage, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est +le chef des Aucas, dont la race est si ancienne, Neham-Outah, le +descendant des Incas, le fils du Soleil.</p> + +<p>Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces dernières paroles. +Neham-Outah s'avança au milieu du cercle, salua les ulmenes et dit d'un +ton superbe:</p> + +<p>--J'accepte, ulmenes, mes frères: dans un an vous serez libres ou je +serai mort.</p> + +<p>--Vive le grand toqui! cria la foule.</p> + +<p>--Guerre aux Espagnols, reprit Neham-Outah; mais guerre sans trève ni +merci, véritable battue de bêtes fauves, comme ils sont accoutumés à +nous la faire. Souvenez-vous de la loi des pampas: oeil pour oeil, dent +pour dent. Que chaque chef expédie des quipus aux guerriers de sa +nation, car, à la fin de cette lune, nous réveillerons nos ennemis par +un coup de tonnerre. Allez et ne perdons pas de temps. Ce soir à la +quatrième heure de la nuit, nous nous réunirons à la passée du Guanaco +pour élire les chefs secondaires, compter nos guerriers et fixer le jour +et l'heure de l'attaque.</p> + +<p>Les ulmenes s'inclinèrent sans répondre, rejoignirent leur escorte et ne +tardèrent pas à disparaître dans un tourbillon de poussière.</p> + +<p>Neham-Outah et Pincheira restèrent seuls. Un détachement immobile +veillait sur eux. Neham-Outah, les bras croisés, la tête penchée vers la +terre et les sourcils froncés, semblait plongé dans de profondes +réflexions.</p> + +<p>--Eh bien! lui dit Pincheira, vous avez réussi?</p> + +<p>--Oui, répondit-il, la guerre est déclarée; je suis chef suprême, mais +je tremble devant une si lourde tâche. Ces hommes primitifs +comprennent-ils bien? sont-ils mûrs pour la liberté? Peut-être n'ont-ils +pas assez souffert encore! Oh! si je réussis!</p> + +<p>--Vous m'effrayez, mon ami; quels sont donc vos projets?</p> + +<p>--C'est juste, mais vous êtes digne d'une telle entreprise. Je veux, +entendez-moi bien, je veux...</p> + +<p>Au même moment un Indien, dont le cheval, ruisselant de sueur, semblait +souffler du feu par les narines, arriva auprès des deux ulmenes, devant +lesquels, par un prodige d'équitation, il s'arrêta court, comme s'il eût +été changé en statue de granit; il se pencha à l'oreille de Neham-Outah.</p> + +<p>--Déjà! s'écria celui-ci. Oh! pas un instant à perdre! mon cheval, vite!</p> + +<p>--Que se passe-t-il donc? lui demanda Pincheira.</p> + +<p>--Rien qui vous intéresse, mon ami. Ce soir, à la passée du Guanaco, +vous saurez tout.</p> + +<p>--Vous partez ainsi seul?</p> + +<p>--Il le faut. A ce soir.</p> + +<p>Le cheval de Neham-Outah hennit et partit comme un éclair.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, tous les Indiens avaient disparus, et autour de +l'arbre de Gualichu régnaient la solitude et le silence.</p> +<br> + + +<h3>VII.--LES COUGOUARS.</h3> + +<p>La conversation de don Luis Munoz avec don José Diaz se prolongea fort +avant dans la nuit. Dona Linda s'était retirée dans sa chambre.</p> + +<p>--Merci, José, mon ami! dit don Luis en finissant. Ce don Juan Perez n'a +jamais plu à ma fille ni à moi; ses façons mystérieuses et l'air de son +visage repoussent l'affection et inspirent la méfiance.</p> + +<p>--Que comptez-vous faire? demanda le capataz.</p> + +<p>--Je suis fort embarrassé; comment lui fermer ma porte? Quel prétexte +aurais-je?</p> + +<p>--Non Dieu! dit José, peut-être nous effrayons-nous trop vite. Ce +gentilhomme est sans doute, ni plus ni moins, qu'un amoureux fantasque. +Dona Linda est dans l'âge d'aimer, et sa beauté attire don Juan. Vous +n'en voulez pas pour gendre, rien de mieux; mais l'amour est, dit-on, +une étrange chose, et, un jour ou l'autre...</p> + +<p>--J'ai des intentions sur ma fille.</p> + +<p>--C'est différent. J'y songe, ce cavalier ténébreux, qui sait? ne +serait-il pas un agent secret du général Oribe, qui guetterait le +Carmen, pour être à peu de distance de Buenos-Ayres? C'est, je crois, la +vérité; ces recommandations aux gauchos, ces absences inattendues dont +on ignore le but, ce n'est que la politique, et don Juan est tout +simplement un conspirateur.</p> + +<p>--Pas davantage. Veillez sur lui.</p> + +<p>--En cas d'attaque et de prise d'armes du général Oribe, mettons-nous en +sûreté. L'estancia de San-Julian est voisine du fort San-José et de la +mer; allons-y dès le point du jour. Là, loin du danger, nous attendrons +l'issue de ces machinations, d'autant plus en sûreté qu'un navire, +mouillé en face de l'estancia, sera à mes ordres et nous conduira à la +moindre alerte, à Buenos-Ayres.</p> + +<p>--Cette combination rompt toutes les difficultés; à la campagne vous +n'aurez plus l'ennui des visites de don Juan.</p> + +<p>--Caramba! tu as raison, et je vais ordonner les préparatifs du départ. +Ne t'éloigne pas; j'ai besoin de ton aide. Tu viens avec nous.</p> + +<p>Don Luis se hâta de réveiller les domestiques et les <i>peones</i> +(serviteurs indiens civilisés) qui dormaient à double paupière. On +emballa les objets précieux.</p> + +<p>Aux premières lueurs de l'aube, qui fut étonné? Ce fut dona Linda, quand +une jeune mulâtresse, sa camériste, lui apprit la résolution subite de +son père. Dona Linda, sans faire une seule observation, s'habilla et +serra ses bagages.</p> + +<p>Vers huit heures du matin, José Diaz que son frère de lait avait envoyé +avec une lettre au capitaine de sa goëlette appareillée devant le Carmen +et chargée de marchandises brésiliennes, rentra dans l'habitation et +annonça que le capitaine allait mettre à la voile et serait le soir même +ancré devant San-Julian.</p> + +<p>La cour de la maison ressemblait à une hôtellerie. Quinze mules, pliant +sous les ballots, piétinaient impatientes de partir, pendant qu'on +disposait le palanquin de voyage pour dona Linda. Une quarantaine de +chevaux harnachés, réservés aux domestiques, étaient attachés dans les +anneaux scellés dans le mur. Quatre ou cinq mules devaient servir de +montures aux servantes de la jeune fille, et deux esclaves noirs +tenaient en main deux superbes coureurs qui piaffaient et rongeaient +leurs freins d'argent en attendant leurs cavaliers, don Luis et son +capataz. C'était un tohu-bohu, un vacarme assourdissant de cris, de +rires et de hennissements. Dans la rue, la foule, où étaient mêlés Mato +et Chillito, regardait avec curiosité ce départ, glosant et commentant, +étonnée que don Luis choisit pour séjourner à la campagne une époque +aussi avancée de l'année.</p> + +<p>Chillito et Mato s'esquivèrent.</p> + +<p>Enfin, vers huit heures et demie du matin, au milieu du silence, les +<i>arrieros</i> (conducteurs de mules) se placèrent à la tête de leurs mules; +les domestiques se mirent en selle, armés jusqu'aux dents, et dona +Linda, vêtue d'un charmant costume de voyage, descendit du perron de la +maison et se glissa, rieuse et légère, dans la palanquin, où elle se +pelotonna comme un bengali dans un nid de feuilles roses.</p> + +<p>Sur un signe du capataz, les mules, attachées à la queue les unes des +autres défilèrent. Don Luis se tourna vers un vieux nègre qui, le +chapeau à la main, se tenait respectueusement près de lui.</p> + +<p>--Adieu, <i>tio</i> Lucas, lui dit-il je te confie la maison; je te laisse +Mono et Quinto.</p> + +<p>--Votre Seigneurie peut compter sur ma vigilance, répondit le vieillard. +Que Dieu bénisse Votre Seigneurie, ainsi que la <i>nina</i> (demoiselle). +J'aurai bien soin de ses oiseaux.</p> + +<p>--Merci, tio Lucas, dit le jeune fille en se penchant hors du palanquin.</p> + +<p>La cour était déjà vide. Le vieux nègre d'inclina, content des éloges de +ses maîtres.</p> + +<p>L'orage de la nuit avait entièrement balayé le ciel qui était d'un bleu +mat; le soleil, déjà assez haut sur l'horizon, répandant à profusion ses +chauds rayons, tamisés par les vapeurs odoriférantes du sol; +l'atmosphère était d'une transparence inouïe; un léger souffle de vent +rafraîchissait l'air, et des troupes d'oiseaux, brillants de mille +couleurs, voletaient çà et là. Les mules, qui suivaient le grelot de la +<i>yegua madrina</i> (la jument marraine), trottaient aux chansons des +arrieros. La caravane marchait gaiement à travers les sables de la +plaine, soulevant la poussière autour d'elle, et ondulant, comme un long +serpent, dans les détours sans fin de la route. A l'avant-garde, José +Diaz commandait dix domestiques qui exploraient les environs, +surveillaient les buissons et les dunes mouvantes. Don Luis, un cigare à +la bouche, causait avec sa fille. Sur les derrières, vingt hommes +résolus fermaient la marche et protégeaient le convoi.</p> + +<p>Dans les plaines de la Patagonie, un voyage de quatre heures, comme +celui du Carmen à l'estancia de San-Julian, exige autant de précautions +que chez nous un voyage de deux cents lieues: les ennemis sont partout +embusqués et prêts au pillage et au meurtre, et il faut se mettre en +garde contre les gauchos, les Indiens et les bêtes fauves.</p> + +<p>Depuis longtemps déjà les blanches maisons du Carmen avaient disparu +derrière les plis sans nombres du terrain, lorsque le capataz, quittant +la tête de la caravane, accourut au galop auprès du palanquin.</p> + +<p>--Quoi de nouveau? demanda don Luis.</p> + +<p>--Rien, répliqua José. Cependant, Seigneurie, regardez, continua-t-il en +étendant le bras dans la direction du Sud-Ouest.</p> + +<p>--C'est un feu.</p> + +<p>--Tournez maintenant vos yeux vers l'Est-Sud-Est.</p> + +<p>--C'est un autre feu. Qui diable a allumé ces feux sur ces pointes +escarpées et dans quel but?</p> + +<p>--Je vais vous le dire. Cette pointe est la falaise des Urubus.</p> + +<p>--En effet.</p> + +<p>--Celle-ci est la falaise de San-Xavier.</p> + +<p>--Eh bien?</p> + +<p>--Eh bien! comme un feu ne s'allume pas de lui-même, comme il y a +quarante degrés de chaleur, comme...</p> + +<p>--Tu en conclus?</p> + +<p>--J'en conclus que ces feux ont été allumés par les gauchos de don Juan +et que ce sont des signaux.</p> + +<p>--Tiens! tiens! tiens! mon ami, c'est très-logique, et tu as peut-être +raison. Mais, que nous importe?</p> + +<p>--Par ces signaux, don Juan Perez apprend que don Luis Munoz et sa fille +dona Linda ont quitté le Carmen.</p> + +<p>--Tu m'avais parlé de cela, je crois? Je me moque que don Juan connaisse +mon départ.</p> + +<p>Un cri soudain se fit entendre, et les mules s'arrêtèrent sur leurs +jarrets tremblants.</p> + +<p>--Que se passe-t-il là-bas? demanda José.</p> + +<p>--Un cougouar! un cougouar! crièrent les arrieros épouvantés.</p> + +<p>--Canario! c'est vrai, dit le capataz; seulement, il n'y en a pas un, +mais deux.</p> + +<p>A deux cents mètres à peu près, en avant de la caravane, deux cougouars +(le felis discolor de Linnée, ou lion d'Amérique) se tenaient en arrêt, +l'oeil fixé sur les mules. Ces animaux, jeunes encore, étaient de la +grosseur d'un veau; leur tête ressemblait beaucoup à celle d'un chat, et +leur robe, douce et lisse, d'un fauve argenté, était mouchetée de noir.</p> + +<p>--Allons! s'écria don Luis; découplez les chiens, et en chasse!</p> + +<p>--En chasse! répéta le capataz.</p> + +<p>On délia une douzaine de molosses qui, aux approches du lion, hurlaient +tous ensemble. On rassembla les mules, on forma un grand cercle au +centre duquel fut placé le palanquin. Dix domestiques eurent la garde de +dona Linda; don Luis resta auprès d'elle pour la rassurer.</p> + +<p>Chevaux, cavaliers et chiens se ruèrent à l'envi sur les bêtes féroces +avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d'effrayer des +lions novices. Les nobles bêtes, immobiles, flagellaient leurs flancs de +leur forte queue et aspiraient l'air à pleins poumons, puis elles +s'élancèrent et se mirent à fuir en bondissant. Une partie des chasseurs +avaient couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que +d'autres, penchés sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec le +genou, brandissaient leurs terribles bolas et les lançaient de toutes +leurs forces sans arrêter les cougouars qui, furieux, se retournaient +contre les chiens et les envoyaient à dix pas d'eux glapir de douleur. +Cependant les molosses, habitués de longue main à cette chasse, épiaient +l'occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfonçaient +les dents dans leur chair, mais ceux-ci, d'un coup de leur griffe +meurtrière, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur cours +effarée.</p> + +<p>L'un d'eux, entravé par les bolas, entouré de chiens, roula sur le sol +en faisant voler le sable sous sa griffe crispée et en poussant un +hurlement effroyable. Don Luis l'acheva par une balle qu'il lui planta +dans l'oeil.</p> + +<p>Restait le second cougouar qui était encore sans blessure et qui, par +ses bonds, déroutait l'attaque et l'adresse des chasseurs. Les molosses, +fatigués, n'osaient l'approcher. Sa fuite l'avait conduit à quelque pas +de la caravane; tout à coup il se détourna sur la droite, sauta +par-dessus les mules et tomba en arrêt devant le palanquin. Dona Linda, +pâle comme une morte, l'oeil éteint, joignit instinctivement les mains, +recommanda son âme à Dieu et s'évanouit.</p> + +<p>Au moment où le lion allait se précipiter sur la jeune fille, deux coups +de feule frappèrent en plein poitrail. Il fit volte-face devant son +nouvel adversaire, qui n'était autre que le brave capataz, et qui, les +pieds écartés et fortement appuyés sur le sol, le fusil à l'épaule, +immobile comme un bloc de pierre, l'oeil fixé sur le lion, attendait le +monstre. Le cougouar hésita, lança un dernier regard sur sa proie +gisante dans le palanquin et s'élança en rugissant sur José, qui lâcha +de nouveau la détente. Le quadrupède se tordit sur le sable; le capataz, +son machete en main, courut vers lui. L'homme et le lion roulèrent +ensemble, mais bientôt un seul des combattants se releva, ce fut +l'homme.</p> + +<p>Dona Linda était sauvée. Son père la serra avec joie contre sa poitrine; +elle rouvrit enfin les yeux, et, sachant à quel dévouement elle devait +la vie, elle tendit la main à don José.</p> + +<p>--Je ne compte plus les fois que, mon père et moi, vous nous avez +sauvés.</p> + +<p>--Oh! senorita! répondit le digne homme en lui baisant le bout des +doigts.</p> + +<p>--Tu es mon frère de lait, et je ne puis m'acquitter envers toi que par +une amitié éternelle, dit don Luis. Vous autres, ajouta-t-il en se +tournant vers les domestiques, prenez les peaux des lions. Linda, +devenus tapis, ils ne t'effraieront plus j'imagine.</p> + +<p>Personne n'égale l'habilité d'un Hispano-Américain pour écorcher les +animaux; en un instant, les deux lions, au-dessus desquels déjà +planaient et tournoyaient les urubus et les vautours des Andes, furent +dépouillés de leurs peaux. L'ordre se rétablit dans la caravane, qui se +remit en route, et une heure après arriva à l'estancia de San-Julian, où +elle fut reçue par le Pavito et tous les peones de l'habitation.</p> +<br> + + +<h3>VIII.--LES BOMBEROS</h3> + +<p>Les bomberos, accompagnés de Maria, s'enfoncèrent dans le désert. Leur +course dura quatre heures et les conduisit sur les bords du Rio-Négro, +dans une de ces charmants oasis créées par le limon du fleuve et semée +de bouquets de saules, de nopals, de palmiers, de chirimoyas, de +citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un +peuple d'oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein +gosier.</p> + +<p>Sanchez saisit Maria dans ses bras robustes, l'enleva de dessus sa selle +et la posa doucement sur le gazon. Les chevaux se mirent à brouter en +paix les jeunes pousses des arbres.</p> + +<p>--Voyons, comment as-tu retrouvé notre soeur? dit Simon.</p> + +<p>Le frère aîné, comme s'il n'eût pas entendu, ne répondit pas, et, les +yeux fixés sur la jeune fille, il écoutait chanter en lui une voix +intérieure; il croyait revoir le portrait vivant de sa mère, et il se +disait tout bas:</p> + +<p>--Même regard doux et tendre à la fois! même sourire empreint de bonté! +Pauvre mère! pauvre soeur. Maria, fit-il à haute voix, te rappelle-tu +bien tes grands frères qui t'aimaient tant?</p> + +<p>--Ah çà! s'écria Julian en frappant du pied avec mauvaise humeur, ce +n'est pas juste cela, frère; tu nous tiens là le bec dans l'eau comme +une volée de canards et tu confisques à ton profit les gentillesses de +cette enfant. Si elle est réellement notre Maria tant regretté, parle, +caraï! Nous avons autant que toi le droit de l'embrasser, et nous en +mourons d'envie.</p> + +<p>--Vous avez raison, répondit Sanchez; pardon frères: la joie rend +égoïste. Oui, c'est notre chère petite soeur, embrassez la.</p> + +<p>Les bomberos ne se le firent pas répéter, et sans demander la moindre +explication à Sanchez, ils se disputaient à qui la dévorerait de +caresses. La jeune fille émue, et que les Indiens n'avaient point +accoutumée à de pareils bonheurs, se laissait aller à l'ivresse de la +joie. Pendant qu'ils se livraient à leurs transports, Sanchez avait +allumé du feu et préparé un repas substantiel composé de fruits et d'une +cuisse de guanaco. On s'assit, on mangea de bon appétit. Sanchez raconta +ses aventures à l'arbre de Gualichu, sans omettre un seul détail. Son +récit dura longtemps, parfois interrompu par les jeunes gens qui riaient +de tout leur coeur des péripéties tragi-comiques de la scène entre le +matchi et Gualichu.</p> + +<p>--Sais-tu, lui dit Quinto, tu as été un dieu.</p> + +<p>--Un dieu qui a bien failli devenir immortel plus tôt qu'il n'aurait +voulu, répliqua Sanchez car je sens que j'aime la vie depuis que j'ai +retrouvé la chica. Enfin, la voilà! bien fin qui viendra la reprendre. +Cependant nous ne pouvons la garder avec nous et l'associer à notre +existence nomade.</p> + +<p>--C'est vrai, dirent las autres frères.</p> + +<p>--Que faire? demanda Julian tristement.</p> + +<p>--La pauvre soeur mourrait, dit Sanchez; nous ne pouvons en faire une +bombera, ni la traîner à notre suite dans nos hasards, ni la laisser +seule.</p> + +<p>--Je ne serai jamais seule avec vous, mes bons frères.</p> + +<p>--Notre vie est au bout d'une balle indienne. La peur que tu ne retombes +entre les mains des Aucas ou des Puelches me trouve; si tu restais avec +nous, mêlée à nos dangers, je deviendrais lâche et je n'aurais plus le +courage d'accomplir mon devoir de bombero.</p> + +<p>--Depuis dix ans que nous rôdons dans la pampa, dit Julian, nous avons +rompu avec toutes nos anciennes connaissances.</p> + +<p>--Mais, observa Quinto, nous cherchons un abri sûr? j'ai une idée.</p> + +<p>--Laquelle?</p> + +<p>--Vous rappelez-vous le capataz de l'estancia de San-Julian? Comment se +nomme-t-il déjà?</p> + +<p>--Don José Diaz.</p> + +<p>--C'est cela même, reprit Quinto. Il me semble que nous avons un peu +sauvé la vie à lui et à son maître, et que tous deux nous doivent une +fameuse chandelle.</p> + +<p>--Don Luis Munoz et son capataz, dit Simon sans nos carabines, +laissaient leur peau à ce démon de Pincheira, qui voulait les faire +écorcher vifs.</p> + +<p>--Voilà notre affaire: Quinto a raison.</p> + +<p>--Don Luis passe pour un homme serviable.</p> + +<p>--Il a, je crois, une fille qu'il aime tendrement; il comprendra donc la +peine où nous sommes.</p> + +<p>--Oui; mais, fit Julian, nous ne pouvons pas aller au Carmen.</p> + +<p>--Allons à l'estancia de San-Julian; c'est l'affaire d'une heure et +demie.</p> + +<p>--Partons, dit Sanchez, Simon et Quinto resteront ici; Julian et moi +accompagnerons la chica. Embrasse tes deux frères, Maria. En route, +Julian! Vous deux, veillez bien, et attendez-nous au coucher du soleil.</p> + +<p>Maria fit un dernier signe d'adieu à ses deux frères, et, escortée de +Julian et de Sanchez, elle galopa vers San-Julian.</p> + +<p>Vers trois heures, ils aperçurent à cinquante pas l'estancia, où Don +Luis Munoz et sa fille étaient arrivés depuis deux heures à peine.</p> + +<p>L'estancia de San-Julian, sans contredit la plus riche et plus forte +position de toute la côte de Patagonie, d'élève sur une presqu'île de +six lieues de tour, couverte de bois et de pâturages où paissent en +liberté plus de dix mille têtes de bétail. Entourée par la mer qui lui +forme une ceinture de fortifications naturelles, la langue de terre de +l'isthme, large de huit mètres au plus, était bouchée par une batterie +de cinq pièces de gros calibre. L'habitation, qu'enveloppaient de hautes +murailles crénelées et bastionnées aux angles, était une espèce de +forteresse capable de soutenir un siège en règle, grâce à huit pièces de +canon qui, braquées aux quatre bastions, en défendait les approches. +Elle se composait d'un vaste corps-de-logis élevé d'un étage avec les +toits en terrasses, ayant dix fenêtres de façade et flanqué de deux +ailes. Un grand perron, garni d'une double rampe en fer curieusement +travaillée et surmontée d'une <i>varandah</i>, donnait accès dans les +appartements meublés avec ce luxe simple et pittoresque particulier aux +fermes espagnoles de l'Amérique.</p> + +<p>Entre l'habitation et le mur d'enceinte percé en face du perron et fermé +par une porte de cèdre de cinq pouces d'épaisseur que doublaient de +fortes lames de fer, s'étendait un vaste jardin anglais, touffu et +accidenté. L'espace laissé libre derrière la ferme était réservé pour +les parcs ou <i>corrales</i> où chaque soir l'on renfermait les bestiaux et à +une immense cour où tous les ans l'on abattait le bétail.</p> + +<p>Cette maison était blanche, gaie et riante. Le faîte en apparaissait au +loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient de +vert feuillage. Des fenêtres du premier étage la vue planait d'un côté +sur la mer et de l'autre sur le Rio-Négro qui, comme un ruban d'argent +se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les +lointains bleuâtres de l'horizon.</p> + +<p>Depuis la dernière guerre avec les Indiens, guerre qui remontait à dix +années, et pendant laquelle l'estancia avait failli être surprise par +les Aucas, on avait construit sur le toit du principal corps de logis un +<i>mirador</i> où se tenait jour et nuit une sentinelle chargée de veiller et +d'avertir au moyen d'une corne de boeuf de l'approche des étrangers. Du +reste, un poste de six hommes gardait la batterie de l'isthme dont les +canons étaient prêts à faire feu à la moindre alerte..</p> + +<p>Aussi, les bomberos étaient-ils encore assez éloignés de l'estancia, que +déjà leur venue avait été signalée, et que don José Diaz, accompagné de +Pavito, se tenait derrière la batterie pour les interroger dès qu'ils +seraient à portée de voix.</p> + +<p>Les bomberos connaissaient la consigne, qui est commune à tous les +établissements espagnols, surtout sur les frontières, où l'on est exposé +aux déprédations continuelles des Indiens. Arrivés à une vingtaine de +pas de la batterie, les deux hommes s'arrêtèrent et attendirent.</p> + +<p>--Qui vive? cria une voix.</p> + +<p>--Amis, répondit Sanchez.</p> + +<p>--Qui êtes-vous?</p> + +<p>--Bomberos.</p> + +<p>--Bien. Que demandez-vous!</p> + +<p>--Le senor capataz don José Diaz.</p> + +<p>--Eh! mais, s'écria José lui-même, c'est Sanchez.</p> + +<p>--Oui, oui, don José dis Sanchez, et je vous ai tout de suite reconnu; +mais la consigne est la consigne. Voici mon frère Julian pour vous +servir.</p> + +<p>--Comme nous l'avons déjà fait, don José, sans reproche, fit Julian d'un +ton goguenard.</p> + +<p>--C'est juste. Qu'on baisse le pont-levis.</p> + +<p>Les bomberos entrèrent, et immédiatement le pont levis fut relevé +derrière eux.</p> + +<p>--Caraï! quelle agréable surprise, mes amis! dit le capataz. Vous êtes +d'une rareté désespérante. Venez chez moi, et, en buvant un <i>trago</i> +(coup), vous me conterez ce qui vous amène, une sérieuse affaire, si je +vous connais bien.</p> + +<p>--Très-sérieuse, en effet, répondit Sanchez.</p> + +<p>--Pavito, dit José, restez ici; je vais à l'estancia.</p> + +<p>Et le capataz monta à cheval et se plaça à côté de Sanchez.</p> + +<p>--Dites-donc, caballero, sans indiscrétion, quelle est cette jeune fille +vêtue à l'indienne? C'est une blanche, n'est-ce pas?</p> + +<p>--C'est notre soeur, capataz.</p> + +<p>--Votre soeur, non Sanchez? Plaisantez-vous?</p> + +<p>--Dieu m'en garde!</p> + +<p>--J'ignorais que vous eussiez une soeur, pardonnez-moi, je ne suis point +sorcier.</p> + +<p>Les cavaliers étaient arrivés. Le capataz mit pied à terre. Les bomberos +l'imitèrent et le suivirent dans une grande salle du rez-de-chaussée, où +une femme d'un certain âge et d'une belle santé était occupée à égrener +du maïs. C'était la mère de don José, la nourrice de don Luis. Elle +accueillit les arrivants d'un sourire de bonne humeur, leur offrit des +sièges et alla cher un pot de chicha qu'elle posa devant eux.</p> + +<p>--A votre santé, senores! dit le capataz après avoir rempli jusqu'aux +bords les gobelets d'étain. Le soleil est chaud en diable et cela égaie +des voyageurs de se rafraîchir.</p> + +<p>--Merci! dit Sanchez qui avait vidé son verre.</p> + +<p>--Voyons, qu'avez-vous à me conter? Parlez librement, à moins, ajouta +don José, que ma mère ne vous gêne. Dans ce cas, la digne femme +passerait dans une chambre voisine.</p> + +<p>--Non, fit vivement Sanchez, non! que la senora reste, au contraire: ce +que nous avons à dire, tout le monde peut l'entendre, votre mère +surtout; nous venons au sujet de notre soeur.</p> + +<p>--C'est égal, soit dit sans vous offenser, senor Sanchez, interrompit le +capataz, vous avez tort de garder cette enfant avec vous car elle ne +peut partager tous les périls de votre vie endiablée; n'est-ce pas, +mère?</p> + +<p>La vieille dame fit un signe affirmatif, et les deux frères échangèrent +un regard d'espérance.</p> + +<p>--Vous en ferez ce que vous voudrez, reprit don José; chacun est le +maître dans ce monde d'arranger sa vie à sa guise, pourvu que ce soit +honnêtement. Mais voyons votre affaire.</p> + +<p>--Votre avis, don José, dit Sanchez, nous comble de joie. Vous êtes un +homme de bon conseil et de bon coeur.</p> + +<p>Et, sans plus tarder, il lui raconta l'histoire singulière de Maria. +Pendant la fin du récit, sa Diaz avait quitté la salle sans être +remarquée par son fils ni par les bomberos.</p> + +<p>--Vous êtes un brave homme Sanchez, s'écria don José. Oui, le diable +m'emporte! quoique, en général, les bomberos passent pour d'assez mauvais +compagnons. Vous m'avez bien jugé et je vous remercie d'avoir pensé à +moi.</p> + +<p>--Vous acceptez? fit Julian.</p> + +<p>--Un moment, sapristi! laissez-moi achever, reprit le capataz en +remplissant les verres: à votre santé! à la santé de la senorita! Je +suis un pauvre diable, moi, et garçon par dessus le marché; ma +protection serait compromettante pour une jeune fille; les langues sont +malignes ici comme partout, et, quoique je vive avec ma mère, une +excellente femme, une méchante parole est vite lâchée. Senores, la +réputation d'une jeune fille est comme un oeuf; on ne le raccommode pas +quand il est fêlé. Vous comprenez?</p> + +<p>--Que faire? murmura Sanchez découragé.</p> + +<p>--Patience, compadre! je ne puis rien moi-même; mais canario! don Luis +Munoz, mon maître, est bon, il m'aime, il a une fille qui est charmante; +je plaiderai auprès de lui la cause de votre soeur.</p> + +<p>--La cause est gagnée, mon ami, dit don Luis que Diaz avait averti de +la démarche des bomberos.</p> + +<p>Dona Linda, qui accompagnait son père, avait été très-émue des malheurs +de Maria; une bonne action lui avait tenté le coeur, et elle avait prié +son père de se charger de la soeur des bomberos qu'elle voulait garder +auprès d'elle. Julian et Sanchez ne savaient comment exprimer leur +reconnaissance au senor Munoz.</p> + +<p>--Mes amis, dit celui-ci je suis heureux de m'acquitter envers vous. +Nous avons un vieux compte ensemble, n'est-ce pas, José? et si ma fille +a encore son père, c'est à vous qu'elle le doit.</p> + +<p>--Oh! senor! firent les deux jeunes gens.</p> + +<p>--Ma fille Lindita aura une soeur, et moi, au lieu d'une fille, j'en +aurai deux. Tu le veux bien, Lindita?</p> + +<p>--Je vous en remercie, mon père, répondit-elle en faisant mille caresses +à Maria. Ma chère enfant, ajouta-t-elle, embrassez vos frères et +suivez-moi dans mon appartement; je vais vous donner moi-même les choses +de première nécessité, et avant tout vous débarrasser de ce costume de +païenne.</p> + +<p>--Voyons, voyons, petite fille! dit dona Linda en l'entraînant; ne +pleurez pas ainsi, vous les reverrez; essuyez vos yeux, je veux que vous +soyez heureuse, entendez-vous! Allons, souriez bien vite, ma mignonne, +et venez.</p> + +<p>--Merci, encore une fois, don Luis, dit Sanchez; nous partons +tranquilles.</p> + +<p>--Au revoir, mes amis.</p> + +<p>Sanchez et Julian, légers de corps et d'âme, sortirent de l'estancia et +croisèrent sur leur passage un cavalier qui au grand trot, se dirigeait +vers le perron.</p> + +<p>--C'est singulier, fit Sanchez. Où ai-je vu cet homme? Je l'ignore; +mais, à coup sûr, je le connais.</p> + +<p>--Vous connaissez don Juan Perez? demanda le capataz.</p> + +<p>--Je ne sais si tel est le nom de ce caballero, ni qui il est, ni même +où je l'ai vu; cependant, je puis assurer qu'il y a peu de temps que +nous nous sommes rencontrés.</p> + +<p>--Ah!</p> + +<p>--Adieu, don José, et merci! dirent les deux bomberos en lui serrant la +main.</p> +<br> + +<h3>IX.--UNE VISITE.</h3> + +<p>Une heure avant l'arrivée des bomberos à l'estancia, un visiteur s'était +présenté qui avait été accueilli avec empressement par don Luis et sa +fille. Ce visiteur, âgé de vingt-huit ans, d'une taille élégante, avait +les manières du grand monde et une physionomie fine et spirituelle. Il +se nommait don Fernando Bustamente. Il appartenait à l'une des familles +les plus riches et les plus considérables de Buenos-Ayres. La mort de +ses parents l'avait, dans ce pays où l'or est si commun, doté d'une +fortune de plus de cinq cent mille piastre de rentes, c'est-à-dire +environ deux millions et demi.</p> + +<p>La famille de don Fernando et celle de don Luis, toutes deux originaires +d'Espagne et liées l'une à l'autre par d'anciennes unions, avaient +toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité. Le jeune homme et +la jeune fille avaient été élevés ensemble. Aussi, quand son beau cousin +était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour +l'Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son +éducation et se former aux façons élégantes, dona Linda, alors âgée de +douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin. Depuis leur enfance, et +comme à leur insu, ils s'aimaient avec ce doux et naïf entraînement de +la jeunesse qui ne songe qu'au bonheur.</p> + +<p>Don Fernando était parti, emportant avec lui son amour, et Lindita avait +gardé le sien dans son coeur.</p> + +<p>Depuis quelques jours à peine, le jeune homme était de retour à +Buenos-Ayres, et, après avoir visité en touriste les villes les plus +renommées de l'univers civilisé, il s'était hâté de mettre ordre à ses +affaires, puis il avait frété une goëlette et avait fait voile pour le +Carmen, brûlant du désir de retrouver celle qu'il aimait et qu'il +n'avait pas vue depuis trois années, sa Lindita, cette jolie enfant qui +sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme +accomplie.</p> + +<p>Au Carmen, il trouva la maison de don Luis vide, et, sur le +renseignement de Tio Lucas, le vieux nègre, il courut à franc étrier +jusqu'à l'estancia de San-Julian. La surprise et la joie de don Luis et +sa fille furent extrême. Lindita fut surtout heureuse, car tous les +jours elle pensait à Fernando et le voyait à travers ses souvenirs, mais +en même temps elle ressentit au coeur je ne sais quelle commotion pleine +de volupté et de douleur. Fernando s'en aperçut, il comprit qu'on +l'aimait encore, et son bonheur égala celui de dona Linda.</p> + +<p>--Allons, allons, mes enfants, dit le père en souriant, embrassez-vous, +je vous le permets.</p> + +<p>Dona Linda tendit à Fernando son front rougissant qu'il effleura +respectueusement de ses lèvres.</p> + +<p>--Qu'est-ce que c'est que ce baiser-là? reprit don Luis: voyons pas +d'hypocrisie! embrassez-vous franchement, que diable! Toi, Lindita, ne +fais pas ainsi la coquette, parce que tu es une belle fille et qu'il est +beau garçon; et vous, Fernando, qui tombez ici comme une bombe sans +crier gare, croyez-vous, s'il vous plaît, que je n'aie pas deviné pour +qui vous veniez de faire plusieurs centaines de lieues sur mer? Est-ce +pour moi que vous accourez de Buenos-Ayres et du Carmen? Vous vous +aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés, +et, si vous êtes sages, on vous mariera dans quelques jours.</p> + +<p>Les jeunes gens attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse +humeur, se jetèrent dans les bras du digne homme pour y cacher leur +émotion.</p> + +<p>--Mes enfants, le Rubicon est franchi; soyons tout à la joie de nous +revoir après une séparation si longue, la dernière, car nous voici +réunis pour toujours.</p> + +<p>--Oui! pour toujours! répétèrent les jeunes gens.</p> + +<p>--Puisque voilà l'enfant prodigue, tuons le veau gras. Don Fernando, +vous resterez ici et ne retournerez au Carmen que pour vous marier. Cela +vous convient-il?</p> + +<p>--Oui, dit Fernando en regardant amoureusement Lindita, à condition que +ce sera bientôt, mon père.</p> + +<p>--Voilà bien les amoureux! ils sont pressés, impatients. Chacun son +tour; j'ai été comme cela, j'étais heureux alors. Nos enfants nous +remplacent, et le bonheur des vieillards est fait avec leur bonheur.</p> + +<p>Alors commença entre les trois personnages une de ces douces et intimes +causeries où se mêlaient les souvenirs du passé et la certitude d'un +bonheur prochain, badinage du coeur et de l'esprit. Ils furent +interrompus par Diaz qui entra au salon. Don Fernando se rendit dans +sa chambre; Linda et son père suivirent la vieille dame auprès des +bomberos.</p> + +<p>Don Luis, surpris et irrité de l'arrivée inopinée de don Juan Perez, +résolut de se débarrasser de lui et d'en finir avec cet homme +mystérieux.</p> + +<p>--Vous ne m'attendiez pas de sitôt? dit don Juan en sautant de son +cheval et saluant le maître du logis.</p> + +<p>--Je ne vous attendais pas du tout, d'autant moins qu'hier, si j'ai +bonne mémoire, vous nous aviez parlé d'un voyage.</p> + +<p>--Il est vrai, reprit-il en souriant; mais sait-on la veille ce qu'on +fera le lendemain? Ainsi, vous-même, continua-t-il en suivant don Luis +au salon, hier, vous ne songiez nullement à quitter le Carmen.</p> + +<p>--Mon Dieu, vous le savez, nous autres estancieros, nous sommes souvent +forcés, d'un moment à l'autre, à l'improviste, de nous rendre sur nos +propriétés.</p> + +<p>--Même chose m'arrive: je suis, comme vous, pour quelque temps +contraints de vivre en gentilhomme campagnard.</p> + +<p>--Ainsi vous habitez votre estancia?</p> + +<p>--Oui, nous voilà voisins, vous serez condamné à ma présence, à moins +que...</p> + +<p>--Vous serez toujours reçu chez moi.</p> + +<p>--Vous êtes mille fois aimable, dit don Juan en s'asseyant dans un +fauteuil.</p> + +<p>--Peut-être, j'en ai peur, n'aurai-je pas longtemps l'honneur de votre +voisinage.</p> + +<p>--Et pourquoi?</p> + +<p>--Il est possible qu'avant huit jours je retourne au Carmen.</p> + +<p>--Vous n'êtes donc venu ici qu'en passant?</p> + +<p>--Pas précisément. Je comptais rester quelques mois ici, comme vous le +disiez tout à l'heure, sait-on bien la veille ce qu'on fera le +lendemain?</p> + +<p>Les deux interlocuteurs, tels que des duellistes habiles, avant +d'engager le fer et de se porter des coups décisifs, se tâtaient +réciproquement par des feintes vite parées.</p> + +<p>--Me sera-t-il permis de présenter mes hommages à dona Linda? demanda +don Juan.</p> + +<p>--Elle ne tardera pas à venir. Figurez-vous, mon cher voisin, que, par +un concours de circonstances extraordinaires, nos venons de nous charger +d'une jeune fille d'une rare beauté qui dix ans, a été l'esclave des +Indiens, et que ses frères nous ont amenée, voici une heure à peine, +après l'avoir miraculeusement sauvée des mains des païens.</p> + +<p>--Ah! fit don Juan d'une voix étouffée.</p> + +<p>--Oui, continua don Luis sans remarquer l'émotion du jeune homme. Elle +se nomme Maria, je crois; elle parait fort douce; vous connaissez ma +fille, elle en raffole déjà, et en ce moment elle est en train de la +débarrasser de ses affublements indiens et de la vêtir d'une façon +présentable.</p> + +<p>--Fort bien, mais êtes-vous sûr que cette femme soit ce qu'elle semble +être? Les Indiens sont fourbes, vous ne l'ignorez pas, et cette...</p> + +<p>--Maria.</p> + +<p>--Cette Maria est peut-être une espionne indienne.</p> + +<p>--Dans quel but?</p> + +<p>--Que sais-je? Peut-on compter sur rien?</p> + +<p>--Vous vous trompez, don Juan; je puis me fier aux hommes qui me l'ont +amenée.</p> + +<p>--Surveillez-la, croyez-moi.</p> + +<p>--Mais elle est Espagnole.</p> + +<p>--Cela ne prouve rien. Voyez Pincheira, n'est-ce pas un ancien officier +de l'armée chilienne? Aujourd'hui le voilà chef d'une des principales +nations patagones, et c'est le plus crues adversaire des Espagnols.</p> + +<p>--Pincheira, c'est autre chose.</p> + +<p>--A votre aise, dit don Juan; je souhaite que vous ayez raison.</p> + +<p>Comme don Juan prononçait ces mots, dona Linda parut, accompagnée de don +Fernando.</p> + +<p>--Don Juan, dit l'estanciero, j'ai l'honneur de vous présenter don +Fernando Bustamente; et à vous, don Fernando, don Juan Perez.</p> + +<p>Les deux hommes d'inclinèrent l'un devant l'autre en se lançant un +regard incisif comme une lame d'épée.</p> + +<p>--Je crois, dit don Juan, avoir eu déjà le plaisir de rencontrer +monsieur.</p> + +<p>--Bah! ce n'est pas en Amérique, à coup sûr, car voilà trois ans que don +Fernando l'a quitté.</p> + +<p>--En effet, don Luis, c'est à Paris.</p> + +<p>--Votre mémoire est fidèle, monsieur, répondit son Fernando; nous nous +sommes trouvés ensemble chez la marquise de Lucaney.</p> + +<p>--J'ignorais votre retour en Amérique.</p> + +<p>--Depuis quelques jours, je suis arrivé à Buenos-Ayres; ce matin, +j'étais au Carmen, et me voilà!</p> + +<p>--Déjà ici! ne put s'empêcher de dire don Juan.</p> + +<p>--Oh! fit avec intention le père de Linda, cette visite un peu Brusque +était si naturelle que ma fille et moi l'avons pardonnée de grand coeur +à don Fernando.</p> + +<p>--Ah! murmura don Juan pour répondre quelque chose, car il comprit qu'il +avait devant lui un rival.</p> + +<p>Dona Linda, nonchalamment étendue sur un canapé, suivait la conversation +avec anxiété, tout en jouant avec un éventail qui tremblait dans sa +main.</p> + +<p>--J'ose espérer, monsieur, dit don Juan avec courtoisie, que nous +renouerons ici la connaissance incomplète commencée dans les salons de +madame Lucaney.</p> + +<p>--Mon Dieu! se hâta de répondre don Luis pour couper la parole à don +Fernando, le senor Bustamente est malheureux de perdre cette bonne +fortune que vous lui offrez si gracieusement; mais, aussitôt son +mariage, il compte voyager en compagnie de sa femme, puisque aujourd'hui +c'est la mode dans un certain monde.</p> + +<p>--Son mariage! fit don Juan avec un étonnement parfaitement joué + +--Vous l'ignoriez?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Etourdi que je suis! le bonheur me fait perdre la tête, je suis comme +ces deux enfants; veuillez m'excuser.</p> + +<p>--Monsieur!</p> + +<p>--Certainement. N'êtes-vous pas un de nos meilleurs amis? Nous n'avons +rien de caché pour vous. Don Fernando Bustamente épouse ma fille. Oh! +c'est une union projetée depuis longtemps.</p> + +<p>Don Juan Perez pâlit: un voile sanglant passa devant ses yeux; il +ressentit au coeur une angoisse horrible et crut qu'il allait mourir. +Dona Linda suivait curieusement sur son visage ses secrètes pensées; +mais, sentant que tous les yeux étaient fixés sur lui, le jeune homme +fit un effort surhumain, et d'une voix douce et sans émotion apparente, +il dit à la jeune fille:</p> + +<p>--Soyez, mademoiselle, heureuse... comme je le désire. Le premier +souhait, dit-on, est efficace; acceptez le mien.</p> + +<p>--Je vous remercie, monsieur, répondit dona Lina, trompée par l'accent +de don Juan.</p> + +<p>--Quant à vous, senor Bustamente, votre bonheur va faire bien des +jaloux, car vous nous enlevez la perle la plus précieuse du riche écrin +de la république argentine.</p> + +<p>--Je m'efforcerai, senor, d'être digne d'elle; je l'aime tant!</p> + +<p>--Ils s'aiment tant! fit le père avec une bonhomie cruelle.</p> + +<p>Les jeunes amoureux s'envoyèrent un regard humide d'amour, plein +d'espérance et de bonheur. Ni les derniers mots de don Luis, ni le +regard des deux fiancés ne furent inaperçus par don Juan, que, sans en +laisser rien paraître, reçut ce double coup de poignard et cacha sa +douleur sous un sourire.</p> + +<p>--Pardieu! mon voisin, reprit le père, vous assisterez, ce soir, au +repas de fiançailles, et vous nous abandonnerez votre soirée.</p> + +<p>--Impossible, senor; d'importantes affaires m'appellent à mon estancia, +et, à mon grand regret, je vous quitte.</p> + +<p>--Si, cependant, ma fille se joignait à moi...</p> + +<p>--Je refuserais la senorita.</p> + +<p>--Vous entendez, mon père; ni vous ni moi n'obtiendrons rien.</p> + +<p>--Si moi-même, dit don Fernando, j'osais...</p> + +<p>--Vous me rendez confus mais, sur l'honneur, il faut que je parte. Le +sacrifice que je fais en ce moment est d'autant plus pénible pour moi, +ajouta-t-il avec un sourire sardonique, que le bonheur fuit presque +toujours aussi vite qu'il est rare à atteindre, et que c'est folie de +n'en point profiter.</p> + +<p>--Moi, dit dona Linda en regardant don Fernando, je ne crains plus le +malheur à présent.</p> + +<p>Perez ouvrit sur elle ses yeux où passa une expression indéfinissable, +et il répondit en hochant la tête:</p> + +<p>--Puissiez-vous dire vrai, senorita, mais je sais un dicton français...</p> + +<p>--Lequel?</p> + +<p>--«Entre la coupe et les lèvres, il y a encore place pour un malheur.»</p> + +<p>--Oh! le vilain dicton! s'écria Linda un peu troublée. Mais je ne suis +pas française, moi, et je n'ai rien à redouter.</p> + +<p>--C'est juste, mademoiselle.</p> + +<p>Et don Juan, sans ajouter un mot, salua et s'élança hors du salon.</p> + +<p>--Eh bien! mon ami, reprit l'estanciero, que pensez-vous de cet homme?</p> + +<p>--Il a le regard profond comme un abîme, sa parole est acérée; et, je ne +sais pourquoi, je ne sais pourquoi, je suis sûr qu'il me hait.</p> + +<p>--Moi aussi, je le hais, reprit Linda qui avait tressailli.</p> + +<p>--Peut-être vous aimait-il, Linda. Peut-on vous voir sans vous aimer?</p> + +<p>--Qui vous assure qu'il ne médite pas un crime?</p> + +<p>--Pour cette fois, senorita, vous allez trop loin, c'est un gentilhomme.</p> + +<p>--<i>Quien sabe?</i> répondit-elle en se rappelant ces paroles de don Juan +qui l'avait déjà fait frissonner.</p> +<br> + +<h3>X.--PAR MONTS ET PAR VAUX.</h3> + +<p>Au sortir de l'estancia de San-Julian, don Juan Perez était en proie à +une de ces colères froides et concentrées que s'amassent lentement dans +l'âme et éclatent enfin avec une force terrible. Ses éperons +ensanglantaient son cheval qui hennissait douloureusement et redoublait +sa course furibonde.</p> + +<p>Où allait-il ainsi?</p> + +<p>Il ne le savait pas lui-même; peu lui importait d'ailleurs, il ne voyait +plus, n'entendait plus; il roulait dans son cerveau des projets +sinistres, et franchissait torrents et ravins sans s'inquiéter du galop +de son cheval. Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne +rafraîchissait son front brûlant, ses tempes battaient à rompre, et un +tremblement nerveux agitait tout son corps. Cet état de surexcitation +dura plusieurs heures; son cheval avait dévoré l'espace. Enfin, brisé de +fatigue, le noble animal s'arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et +roula sur le sable.</p> + +<p>Don Juan se releva en jetant autour de lui un regard égaré. Il lui avait +fallu cette rude chute pour remettre un peu d'ordre dans ses idées et le +rappeler à la réalité: une heure de plus d'une telle angoisse, il serait +devenu fou furieux ou serait mort d'apoplexie foudroyante.</p> + +<p>La nuit était venue. D'épais ténèbres pesaient sur la terre; un silence +funèbre régnait dans le désert où le hasard l'avait conduit.</p> + +<p>--Où suis-je? dit-il en cherchant à s'orienter.</p> + +<p>Mais la lune, cachée par les nuages, se répandait aucune clarté; le vent +soufflait avec violence; les branches des arbres s'entrechoquaient, et +dans les profondeurs de ce désert, les hurlements des bêtes fauves +commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux rauques +miaulements des chats sauvages.</p> + +<p>Les yeux de don Juan essayaient en vain de percer l'ombre. Il s'approcha +de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement; pris de pitié pour +le compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à +sa ceinture les revolvers contenus dans les arçons, et, détachant une +gourde pleine de rhum suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, +les oreilles les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs +haletaient, que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se +passa ainsi. Le un peu rafraîchi, s'était relevé, et, avec k'instinct +qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il +s'était désaltéré.</p> + +<p>--Tout n'est pas perdu encore, murmura don Juan, et peut-être +parviendrai-je bientôt à sortir d'ici, car là-bas, on m'attend, il faut +que j'y sois!</p> + +<p>Mais un rugissement profond résonna à courte distance, répété presque +sur-le-champ dans quatre directions différentes. Le poil du cheval +s'était hérissé et don Juan avait tremblé.</p> + +<p>--Malédiction! s'écria-t-il, je suis à un abreuvoir de cougouars.</p> + +<p>En ce moment, à dix pas de lui, il aperçut deux yeux qui brillaient +comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité +étrange.</p> + +<p>Don Juan était un homme d'un courage éprouvé, audacieux et téméraire à +l'occasion; mais seul dans cette morne solitude, au milieu d'une nuit +noire, entouré de bêtes féroces comme un cercle fatal, il sentit malgré +lui la peur l'envahir, il respirait avec effort, ses dents étaient +serrées, une sueur glacée inondait son corps, et il fut sur le point de +se laisser choir. Ce découragement rapide disparut devant une volonté +forte, et don Juan, soutenu par l'instinct de la conservation et par +l'espérance si ancrée dans le coeur de l'homme, se prépara à une lutte +inégale.</p> + +<p>Le cheval poussa un hennissement de frayeur et se sauva dans les sables.</p> + +<p>--Tant mieux! pensa le cavalier; il échappera peut-être.</p> + +<p>Un effroyable concert de cris et de hurlements s'éleva de toutes parts +au bruit de la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en +bondissant auprès de don Juan. Un tourbillon de vent courut dans le +ciel; la lune éclaira le désert de sa lueur triste et blafarde.</p> + +<p>Non loin, le Rio-Négro coulait entre deux rives escarpées et don Juan +vit s'étendre à perte de vue les masses compactes d'une forêt vierge, +chaos inextricable de rochers entassés pêle-mêle et de fissures d'où +surgissaient des bouquets d'arbres. Çà et là, des lianes +s'enchevêtraient les unes dans les autres, décrivaient les paraboles les +plus bizarres, et n'arrêtaient leurs ramifications qu'à la rivière. Le +sol, composé de sable et de ces détritus qui abondent dans les forêts +américaines, fuyait sous le pied.</p> + +<p>Don Juan se reconnut alors. Il se trouvait à plus de quinze lieues de +toute habitation, engagé dans les premiers plans d'une immense forêt, la +seule de la Patagonie, et que la hardiesse d'aucun pionnier n'avait osé +explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient révéler d'horreur et +de mystères. Auprès de la forêt, jaillissait d'entre les rochers une +source limpide, dont les bords étaient foulés par de nombreuses traces +de griffes de bête fauves. Cette source leur serait, en effet, +d'abreuvoir, quand, au soleil couché, elles quittaient leurs tanières +pour chercher leur pâture et se désaltérer. De plus, témoignage vivant +de cette supposition, deux magnifiques cougouars, mâle et femelle, +arrêtés sur la rive, surveillaient d'un oeil inquiet les jeux de leurs +petits.</p> + +<p>--Hum! fit don Juan, voilà de dangereux voisins. Et machinalement il +détourna les yeux. Une panthère allongée sur un roc dans la position +d'un chat aux aguets fixait sur lui des yeux enflammés. Don Juan, bien +armé, suivant la coutume américaine, avait une carabine d'une justesse +remarquable, qu'il avait posée auprès de lui appuyé droite sur un +rocher.</p> + +<p>--Bon! dit-il, la lutte sera sérieuse, au moins.</p> + +<p>Il épaula son fusil, mais, au moment où il allait faire feu, un +miaulement plaintif lui fit lever la tête. Une dizaine de <i>pajeros</i> et +de <i>subaracayas</i> (chats sauvages de haute taille), perchés sur des +branches d'arbres, le regardaient en dessous, tandis que plusieurs loups +rouges tombaient en arrêt à quelques pas de lui.</p> + +<p>Posés sur les rocs environnants, une foule de vautour d'urubus et de +caracaras, l'oeil à demi éteint, semblaient attendre l'heure de la +curée.</p> + +<p>Don Juan s'élança sur une pointe, et de là, s'aidant des mains et des +genoux, il gagna après des difficultés inouïes, une espèce de terrasse +naturelle, située à vingt pieds du sol. L'affreux concert formé par les +habitants de la forêt, qu'attirait à la suite des uns des autres la +subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus et dominait le bruit +même du vent qui faisait rage dans les ravins et les clairières de la +forêt. La lune s'effaça encore derrière les nuages, et don Juan se +retrouva dans sa première obscurité, mais, s'il ne distinguait pas +auprès de lui les bêtes féroces, il les devinait et les sentait presque, +il voyait leurs prunelles flamboyer dans l'ombre et entendait leurs cris +qui se rapprochaient toujours.</p> + +<p>Il appuya fortement ses pieds sur le sol, ajusta un revolver. Quatre +coups de feu furent suivis de quatre râlements d'agonie et du bruit +produit de branche en branche par la chute des chats sauvages blessés. +Cette attaque souleva une rumeur sinistre; les loups rouges se jetèrent +en hurlant sur les victimes qu'ils disputèrent aux urubus et aux +vautours. Un bruissement dans les feuilles des arbres arriva à l'oreille +du vaillant chasseur, et une masse impossible à distinguer clairement +fendit l'espace et vint s'abattre en rugissant sur la plate-forme. De la +crosse de son fusil, comme d'une massue, il frappa dans les ténèbres, et +la panthère, le crâne ouvert, roula du haut en bas du rocher. Il +entendit une bataille monstrueuse que les cougouars et les chats +sauvages livraient à la panthère blessée, et, ivre de son triomphe et de +son danger même, il lâcha deux coups de pistolet dans la foule d'ennemis +acharnés qui se tordaient au-dessous de lui. Soudain tous ces animaux, +cessant leur lutte comme d'un commun accord, sautèrent sur l'homme, leur +ennemi commun, et leur rage se tourna contre le rocher ou sommet duquel +don Juan semblait les défier tous. Ils grimpèrent, bondirent sur les +anfractuosités du roc. Les chats sauvages arrivèrent les premiers; à +mesure que don Juan les renversait, d'autres sautaient sur lui, et il +sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.</p> + +<p>Cette lutte d'un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait je +ne sais quoi de grandiose et de poignant. Don Juan, comme dans un +cauchemar, se débattait en vain contre des nuées d'assaillants toujours +renaissants; sentait sur son visage l'haleine chaude et fétide des chats +sauvages et des loups rouges, pendant que les rugissements des cougouars +et les miaulements railleurs des panthères emplissaient ses oreilles +d'une effroyable mélodie qui lui donnait le vertige. Des centaines +d'yeux scintillaient dans l'ombre, et parfois les lourdes ailes des +vautours et des urubus fouettaient son front baigné d'une sueur froide.</p> + +<p>En lui tout sentiment intime du moi s'était évanoui, il ne pensait plus; +sa vie, pour ainsi dire, était devenue toute physique; ses mouvements +étaient automatiques, et son bras se levait et se baissait pour frapper +avec la rigide régularité d'un balancier.</p> + +<p>Déjà, plusieurs griffes s'étaient profondément enfoncées dans ses +chairs; des chat sauvages l'avaient saisi à la gorge, et il avait été +forcé de lutter contre eux corps à corps pour leur faire lâcher prise; +son sang coulait de vingt blessures, non mortelles à la vérité, mais +l'heure approchait que la force humaine ne peut dépasser, où don Juan +serait tombé de son rocher et aurait péri sous la dent des bêtes fauves.</p> + +<p>A cette seconde solennelle où tout allait lui faillir, un cri suprême +s'élança de sa poitrine, cri d'agonie et de désespoir d'une expression +terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos, dernière +protestation de l'homme fort qui s'avoue vaincu, et qui, avant de +tomber, appelle son semblable à son secours ou implore l'aide de Dieu.</p> + +<p>Il cria. Un cri répondit au sien!</p> + +<p>Don Juan, étonné et n'osant compter sur un miracle dans un désert où nul +être humain n'avait encore pénétré, se crut sous l'impression d'un rêve +ou d'une hallucination; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa +poitrine et sentant se rallumer l'espérance dans son âme, il jeta un +second cri plus éclatant, plus vibrant que le premier.</p> + +<p>--Courage!</p> + +<p>Cette fois ce n'était pas l'écho qui lui répondait. Courage! Ce seul mot +lui arriva sur l'aile du vent, faible comme un soupir. Semblable au +géant Antée, Juan, se redressant, sembla reprendre des forces et +renaître à la vie qui lui échappait déjà. Il redoubla ses coups contre +ses innombrables ennemis.</p> + +<p>Plusieurs chevaux galopèrent dans le lointain; des coups de feu +illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou +plutôt des démons, se ruèrent à l'improviste au plus épais des bêtes +fauves, dont ils firent un carnage horrible.</p> + +<p>Tout à coup don Juan, attaqué par deux chats tigres, roula sur la plate +forme en se débattant avec eux.</p> + +<p>Les bêtes féroces avaient fui devant les nouveaux venus, qui se hâtèrent +d'allumer des feux afin de les tenir à distance le reste de la nuit. +Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes, se mirent à la +recherche du lutteur, dont les cris de détresse avaient appelé leur +secours. Il gisait sans connaissance sur la plate-forme, entouré de dix +ou douze chats sauvage morts et tenant entre ses doigts raidis, le cou +d'un pajero étranglé.</p> + +<p>--Eh bien! Julian, dit une voix, l'a-t-on trouvé?</p> + +<p>--Oui, répondit-il, mais il parait mort.</p> + +<p>--Caraï! ce serait dommage reprit Sanchez, car c'est un fier homme. Où +est-il?</p> + +<p>--Là, sur le rocher.</p> + +<p>--Pouvez-vous le descendre avec l'aide de Quinto?</p> + +<p>--Rien d'aussi facile.</p> + +<p>--Hâtez-vous, au nom du ciel, dit Sanchez: chaque minute de retard pour +lui est peut-être une année de vie qui s'envole.</p> + +<p>Quinto et Julian soulevèrent don Juan par les pieds et par la tête et, +avec des précautions infinies, le transportèrent, de la forteresse +improvisée où il avait si longtemps combattu, auprès de l'un des feux, +sur un lit de feuilles préparé par Simon.</p> + +<p>--Canario! s'écria Sanchez à l'aspect misérable du jeune homme; le +pauvre diable, comme ils l'ont arrangé! Il était temps de le secourir.</p> + +<p>--Croyez-vous qu'il va en réchapper? continua Quinto avec intérêt.</p> + +<p>--Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Sanchez, quand la vie +n'est pas éteinte. Voyons-le donc.</p> + +<p>Il se pencha vers le corps de don Juan, tira son poignard luisant, lui +mit la lame devant les lèvres.</p> + +<p>--Pas le moindre souffle! fit le bombero en hochant la tête.</p> + +<p>--Ses blessures, sont sérieuse? demanda Quinto.</p> + +<p>--Je ne crois pas. Il a été accablé de lassitude et d'émotion; il ne +tardera pas à ouvrir les yeux, et, dans un quart d'heure, si bon lui +semble, il pourra se remettre en selle. C'est sûrement lui, ajouta +Sanchez à demi-voix.</p> + +<p>--D'où te vient son air soucieux, frère?</p> + +<p>--C'est cet homme, malgré son costume européen et toute l'apparence d'un +blanc, ressemble...</p> + +<p>--A qui?</p> + +<p>--Au chef indien contre lequel nous nous sommes battus à l'arbre de +Gualichu et auquel nous devons le salut de Maria.</p> + +<p>--Tu te trompes sans doute?</p> + +<p>--Pas le moins du monde, frères, répliqua l'aîné avec autorité Caché +dans le creux de l'arbre, j'ai pu à loisir considérer ses traits qui +sont gravés dans ma mémoire. D'ailleurs, je le reconnaîtrais à cette +balafre que j'ai imprimée sur son visage avec mon sabre.</p> + +<p>--C'est vrai, dirent les autres étonnés.</p> + +<p>--Que faire?</p> + +<p>--Que signifie ce déguisement?</p> + +<p>--Dieu seul le sait, reprit Sanchez; mais il faut le sauver.</p> + +<p>Les bomberos, comme tous les coureurs des bois, vivant loin des +établissements, sont obligés de panser eux-mêmes leurs blessures, et ils +acquièrent une certaine connaissance pratique de la médecine pour +employer les remèdes les plus simples en usage parmi les Indiens.</p> + +<p>Sanchez, aidé de Julian et de Simon, lava les plaies de don Juan avec de +l'eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de +tabac dans les narines. Le jeune homme poussa un soupir presque +insensible, remua légèrement et enfin ouvrit les yeux qui regardèrent +sans voir.</p> + +<p>--Il est sauvé! dit Sanchez. Laissez maintenant agir la nature, c'est le +meilleur médecin que je connaisse.</p> + +<p>Don Juan se souleva sur un coude, passa la main sur son front, comme +pour retrouver la mémoire et la pensée, et d'une voix faible:</p> + +<p>--Qui êtes-vous? fit-il.</p> + +<p>--Des amis, monsieur; ne craignez rien.</p> + +<p>--Je suis rompu, j'ai les membres brisés.</p> + +<p>--Il n'en est rien, monsieur; à part la fatigue, vous vous portez aussi +bien que nous.</p> + +<p>--Je le souhaite, braves gens; mais par quel miracle êtes-vous arrivés à +temps pour me délivrer?</p> + +<p>Le miracle, c'est votre cheval qui l'a fait: sans lui, vous étiez perdu.</p> + +<p>--Comment cela? demanda don Juan, dont la voix s'affermissait de plus en +plus et qui déjà était parvenu à se mettre debout.</p> + +<p>--Voici la chose. Nous sommes bomberos.</p> + +<p>Le jeune homme eut une espèce de tressaillement nerveux qu'il réprima +soudain.</p> + +<p>--Nous sommes bomberos; nous surveillons, la nuit surtout, les +mouvements des Indiens. Le hasard nous avait amenés de ce côté. Votre +cheval s'enfuyait, ayant à ses trousses une bande de loups rouges; nous +l'avons débarrassé de ces carnivores. Ensuite, comme il nous a paru peu +probable qu'un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où +personne n'ose s'aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du +cavalier. Votre cri nous a guidés.</p> + +<p>--Comment m'acquitter envers vous? dit don Juan en tendant la main à +Sanchez.</p> + +<p>--Vous ne me devez rien, monsieur.</p> + +<p>--Mais...</p> + +<p>--Voici votre cheval, caballero.</p> + +<p>--Mais je voudrais vous revoir, dit-il avant de partir.</p> + +<p>--Inutile: vous ne me devez rien, vous dis-je, reprit Sanchez qui tenait +la bride du cheval.</p> + +<p>--Que voulez-vous dire? insista don Juan.</p> + +<p>Le bombero, répondit Sanchez, paie aujourd'hui la dette contractée hier +avec Neham-Outah, l'ulmen des Aucas.</p> + +<p>Le visage de don Juan se couvrit d'une pâleur affreuse + +--Nous somme quittes, chef, continua Sanchez en lâchant la bride.</p> + +<p>Quand le cavalier eut disparu dans l'obscurité, Sanchez se tourna vers +ses frères.</p> + +<p>--Je ne sais pourquoi, leur dit-il un soupir de soulagement, mais je +suis heureux de ne plus rien devoir à cet homme.</p> +<br> + +<h3>XI.--LES NANDUS</h3> + +<p>A l'estancia de San-Julian, les heures s'écoulaient doucement, +entremêlées de causeries et de bonheur. Don Luis s'associait à la joie +de ses deux enfants. Don Juan Perez, depuis la nouvelle officielle du +mariage de dona Linda, n'avait reparu ni à San-Julian, ni au Carmen, au +grand étonnement de tout le monde. Maria, douce et naïve, était devenue +l'amie de Linda, presque une soeur. Les rires frais et sonores des +jeunes filles égayaient les échos de l'habitation et faisaient rêver le +capataz qui, à la vue de la soeur des bomberos, avait senti son coeur se +tourner vers elle, comme l'héliotrope vers le soleil. De loin, don José, +semblable à une âme en peint, rôdait autour de Maria pour l'entrevoir à +la dérobée. Tout le monde, dans l'estancia, s'était aperçu de l'amour du +brave homme, qui, seul, malgré ses gros soupirs, n'y comprenait rien. On +osait se moquer de lui, sans le blesser toutefois, et rire de ses façons +singulières.</p> + +<p>Un jour, par une fraîche matinée de novembre, peu après le lever du +soleil, tout s'agitait à l'estancia de San-Julian. Plusieurs chevaux, +tenus en main par des esclaves noirs, hennissaient d'impatience au pied +du perron; les domestiques couraient çà et là, et don José, revêtu de +ses plus beaux habits, attendait l'arrivée de son maître.</p> + +<p>Enfin, don Luis et don Fernando parurent en compagnie des deux jeunes +filles. A la vue de Maria, le majordome sentit la joie lui monter du +coeur au visage; il se redressa, frisa d'un doigt coquet sa moustache +retroussée et lança à sa bien aimée une oeillade tendre et respectueuse.</p> + +<p>--Bonjour, José, mon ami, lui dit cordialement don Luis. Eh! eh! je +crois que la chasse sera bonne.</p> + +<p>--Je pense de même, Seigneurie; le temps est superbe.</p> + +<p>--As-tu choisi, au moins, des chevaux bien doux pour ma fille et sa +compagne?</p> + +<p>--Oh! Seigneurie, répondit le capataz, je les aim moi-même lacés dans le +corral; je vous réponds d'eux sur ma tête. De vrais chevaux de dames, +des agneaux.</p> + +<p>--Nous sommes tranquilles, dit dona Linda; nous savons que don José nous +gâte.</p> + +<p>--Allons! à cheval et partons!</p> + +<p>--Oui, la route est longue d'ici à la plaine des Nandus (espèce +d'autruche), reprit José en caressant Maria de l'oeil.</p> + +<p>La petite troupe, une vingtaine de personnes bien armées, se dirigea du +côté de la batterie où le Pavito baissa le pont-levis.</p> + +<p>--Redoublez de vigilance, dit le capataz au gaucho.</p> + +<p>--N'ayez crainte, senor José. Bonne chance à vous et à l'honorable +compagnie ajouta le Pavito en agitant son chapeau en l'air.</p> + +<p>--Relevez le pont, Pavito.</p> + +<p>--Qui entrera dans l'estancia, capataz, sera plus fin que vous et moi.</p> + +<p>En Patagonie, à quelque distance des rivières, toutes les plaines se +ressemblent: du sable, toujours du sable, et çà et là quelques buissons +rabougris, tel était le chemin jusqu'à la plaine des Nandus.</p> + +<p>Don Luis avait convié son gendre à une chasse à l'Autruche, et, comme on +pense, Linda avait voulu être de la partie.</p> + +<p>La chasse à l'Autruche est un des grands divertissements des Espagnols +de la Patagonie et de la république Argentine, où elle se trouvent en +grande quantité.</p> + +<p>Les Autruches vivent d'ordinaire par petites familles de huit à dix, +disséminées sur les bords des marais, des étangs et des rivières; elles +se nourrissent d'herbes fraîches. Fidèles au coin natal, elles ne +quittent guère le voisinage de l'eau, et au mois de novembre, elles vont +déposer dans les endroits les plus sauvages de la plaine leurs oeufs, au +nombre de cinquante ou soixante, qui, la nuit seulement sont couvés par +les mâles et par les femelles. L'incubation arrivée à terme, l'oiseau +casse avec son bec les oeufs non fécondés qui se couvrent aussitôt de +mouches et d'insectes, nourriture des petits.</p> + +<p>Un trait caractéristique des moeurs de l'autruche, c'est une extrême +curiosité. Dans les estancias où elles vivent à l'état domestique, il +n'est pas rare de les voir se faufiler au milieu des groupes et regarder +les gens qui causent. Dans la plaine, leur curiosité leur est souvent +funeste, car elles viennent reconnaître sans hésiter tout ce qui leur +paraît étrange. Voici, à ce sujet une bonne histoire indienne. Les +cougouars se couchent à terre, lèvent leur queue en l'air et l'agitent +vivement dans tous les sens. Les autruches, attirées par la vue de cet +objet inconnu, s'approchent naïves. On devine le reste; elles deviennent +la proie des rusés cougouars.</p> + +<p>Les chasseurs, après une marche assez rapide de près de deux heures, +étaient arrivés à la plaine des Nandus. Les dames mirent pied à terre +sur les bords d'un ruisseau, et quatre hommes, la carabine sur la +cuisse, restèrent auprès d'elles. Les chasseurs échangèrent leurs +montures contre les coursiers que des esclaves noirs avaient menés en +bride sans cavaliers, puis ils se divisèrent en deux troupes égales. La +première, commandée par don Luis, s'enfonça dans la plaine en décrivant +un demi-cercle de manière à pousser le gibier vers un ravin situé entre +deux dunes mouvantes. La seconde troupe, ayant à sa tête le héros de la +fête, don Fernando, s'échelonna sur une ligne de front et forma l'autre +moitié du cercle. Ce cercle, par la marche des cavaliers, allait se +rétrécissant, lorsqu'une dizaine d'autruches se montrèrent dans un pli +du terrain; mais le mâle, placé en sentinelle, par un cri aigu comme le +sifflet d'un contre-maître, prévint la famille du danger. Les autruches +s'enfuirent en ligne droite rapidement et sans regarder en arrière.</p> + +<p>Tous les chasseurs s'élancèrent au galop sur leurs traces. La plaine +jusque-là silencieuse s'anima.</p> + +<p>Les cavaliers poursuivaient de toute la vitesse de leurs chevaux les +malheureux oiseaux, et sur leur passage soulevaient des flots d'une +poussière fine. A douze ou quinze pas du gibier, galopant toujours et +piquant de l'éperon le flancs de leurs montures, ils se penchaient en +avant, faisaient tournoyer autour de leur tête les terribles bolas et +les jetant à toute volée après l'animal. S'ils manquaient leur coup, ils +ils se courbaient de côté, rasaient la terre et sans ralentir leur +course, ramassaient les bolas qu'ils lançaient de nouveau.</p> + +<p>Plusieurs familles d'autruches s'étaient levées. La chasse prit alors +les proportions d'une joie délirante. Cris et hurrahs retentissaient; +les bolas sifflaient dans l'air et s'enroulaient autour du cou, des +ailes et des jambes des autruches qui, ahuries et folles de terreur, +faisaient mille feintes et mille zigzags pour se soustraire à leurs +ennemis, et qui, par des coups d'aile à droite et à gauche, +s'efforçaient de piquer les chevaux avec l'espèce d'ongle dont le bout +de leur aile est armé.</p> + +<p>Quelques coursiers épouvantés se cabrèrent et, embarrassés par trois ou +quatre autruches qui entravèrent leurs jambes, entraînèrent leurs +cavaliers dans leur chute. Les oiseaux, profitant du désordre, se +sauvèrent du côté où les chasseurs les attendaient. Là, ils tombèrent +sous une pluie de bolas. Chaque chasseur descendait de cheval, tuait la +victime, lui coupait les ailes en signe de triomphe et reprenait sa +course avec une nouvelle ardeur. Autruches et chasseurs fuyaient et +galopaient rapides comme le pampero, le vent des pampas.</p> + +<p>Une quinzaine d'autruches jonchaient la plaine. Don Luis donna le signal +de la retraite. Les oiseaux qui n'avaient pas succombé se hâtèrent des +pieds et des ailes vers des abris sûrs. Les morts furent ramassés avec +soin, car l'autruche est une excellent mets, et que les Américains +préparent, surtout avec la chair de la poitrine, un plat renommé par sa +délicatesse et sa saveur exquise qu'ils appellent <i>picanilla</i>.</p> + +<p>Les esclave allèrent à la recherche des oeufs, fort estimés aussi, et +ils en recueillirent une excellente moisson.</p> + +<p>Quoique la chasse n'eut duré qu'une heure, les chevaux, las, suaient te +soufflaient; aussi la rentrée à l'estancia s'effectua-t-elle lentement. +Les chasseur arrivèrent un peu avant le coucher du soleil.</p> + +<p>--Eh bien! demanda Luis au Pavito, il ne s'est rien passé d'important en +mon absence.</p> + +<p>--Rien, seigneur, reprit Pavito. Un gaucho, disant venir du Carmen pour +affaire pressée, a insisté pour être introduit et parler à don Fernando +Bustamente.</p> + +<p>Ce gaucho, devant qui le Pavito n'avait eu garde de baisser le +pont-levis, était son cher et loyal ami Mato, qui devait le tuer +<i>adroitement</i>. Mato s'était retiré de fort mauvaise humeur sans vouloir +dire les motifs de sa visite.</p> + +<p>--Que pensez-vous de la venue de ce gaucho, don Fernando? demanda don +Luis, dès qu'ils furent installés au salon.</p> + +<p>--Rien qui m'étonne, répondit don Fernando. On dispose en ce moment ma +nouvelle habitation au Carmen, et sans doute on a besoin de mes ordres.</p> + +<p>--C'est possible.</p> + +<p>--Je presse les ouvriers, mon père; j'ai si grande hâte d'être marié, +que je tremble que mon bonheur ne m'échappe, dit don Fernando.</p> + +<p>--Moi aussi, dit dona Linda, dont le visage s'empourpra.</p> + +<p>--Voyez-vous la petite futée! dit don Luis. Ces coeurs de jeunes filles, +ça travaille sans qu'on s'en doute. Patience, mademoiselle, encore trois +jours!</p> + +<p>--Mon bon père! s'écria Lindita en cachant dans le sein de don Luis son +visage baigné de larmes de joie.</p> + +<p>--Oh! alors, je pars demain pour le Carmen, d'autant plus que j'attends +de Buenos-Ayres des papiers indispensables pour notre union, pour notre +bonheur, ajouta Fernando en regardant sa bien-aimée.</p> + +<p>--C'est cela, dit-elle demain de grand matin, pour être de retour +après-demain avant midi, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Demain soir je serai ici: puis-je rester loin de vous ma chère +Lindita?</p> + +<p>--Non, don Fernando, non, je vous en prie, je ne veux pas que vous +reveniez demain soir.</p> + +<p>--Pourquoi donc? répondit le jeune homme un peu piqué de ce propos de sa +fiancée.</p> + +<p>--Mon Dieu! je ne sais pourquoi moi-même, mais j'ai peur quand vous +traversez la pampa, seul, en pleine nuit. Oh! continua-t-elle à un geste +de don Fernando, je vous connais brave, trop brave même. Les bandits +gauchos abondent dans la plaine. N'exposez pas une vie qui m'est si +chère, qui déjà n'est plus à vous, Fernando, et écoutez le conseil d'un +coeur qui n'est plus à moi.</p> + +<p>--Merci, Lindita. Pourtant je n'ai personne à craindre en ce pays, où je +suis inconnu. Du reste, je ne quitte jamais l'estancia sans avoir l'air +d'un brigand d'opéra-comique, tant je suis bariolé d'armes.</p> + +<p>--N'importe, reprit dona Linda, si vous m'aimez...</p> + +<p>--Si je vous aime, interrompit-il avec passion.</p> + +<p>--Si vous m'aimez, vous devez souffrir de mes inquiétudes et... m'obéir.</p> + +<p>--Allons! allons! dit don Luis en riant; sur mon âme, tu es folle, +Lindita, et tes romans t'ont troublé la cervelle: tu ne rêves plus que +brigands, embuscades et trahisons.</p> + +<p>--Que voulez-vous, mon père? est-ce ma faute? Le pressentiment d'un +malheur prochain m'agite; je ne veux rien livrer au hasard.</p> + +<p>--Ne pleure pas, ma fille chérie, dit le père à Linda, qui fondit en +larmes. Embrasse-moi; j'ai tort. Ton fiancé et moi, nous ferons tout ce +que tu voudras. Es-tu contente?</p> + +<p>--Est-ce bien vrai? reprit dona Linda qui pleurait en souriant.</p> + +<p>--Oh! senorita! s'écria Fernando d'un ton de tendre reproche.</p> + +<p>--Vous me rendez toute heureuse. Je ne demande qu'une chose: que José +Diaz vous accompagne.</p> + +<p>--Comme il vous plaira.</p> + +<p>--Vous me le promettez?</p> + +<p>--Je vous le jure.</p> + +<p>--Là, fit gaiement don Luis; tout est pour le mieux, petite fille. Je te +soupçonne, Lindita, d'être un peu jalouse et de craindre qu'on ne +t'enlève ton fiancé?</p> + +<p>--Peut-être! dit-elle avec malice.</p> + +<p>--Cela s'est vu, répliqua le père en goguenardant. Ains, don Fernando, +vous partez demain?</p> + +<p>--Au lever du soleil, pour éviter la trop grande chaleur; et, comme je +n'ai pas l'espérance de vous revoir avant mon départ, je prends congé de +vous à l'instant même.</p> + +<p>--Embrassez-vous, mes enfants; quand on se quitte, surtout si l'on +s'aime, il faut toujours s'embrasser comme si l'on ne devait plus se +retrouver que dans l'autre monde.</p> + +<p>--Mon père, dit Lindita, vous avez des idées...</p> + +<p>--C'est pour rire, ma chère enfant.</p> + +<p>--Bon voyage, don Fernando, et à après-demain!</p> + +<p>--A après-demain.</p> + +<p>Le lendemain, au soleil levant, don Fernando Bustamente sortit de +l'habitation. Au bas du perron, le capataz et deux esclaves +l'attendaient. Involontairement, le jeune homme, avant de piquer des +deux, tourna la tête du côté de la chambre de sa bien-aimée, dont la +fenêtre s'ouvrit soudain.</p> + +<p>--Adieu! dit dona Linda avec une certaine émotion dans la voix.</p> + +<p>--Adieux! non! répondit Fernando en lui envoyant un baiser, au revoir!</p> + +<p>--C'est juste, fit-elle, au revoir.</p> + +<p>Le capataz soupira fortement; sans doute il pensait à Maria, et se +disait que don Fernando était bien heureux.</p> + +<p>Don Fernando, le coeur serré sans en comprendre la cause, fit un dernier +signe à sa fiancée et ne tarda pas à disparaître au milieu des arbres. +Dona Linda le suivit longtemps des yeux, longtemps du coeur, et dès +qu'elle fut seule, elle sentit la tristesse l'envahir, elle pleura et +sanglota amèrement.</p> + +<p>--Mon dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle; protégez-le?</p> +<br> + + +<h3>XII.--LA PASSÉE DES GUANACOS</h3> + +<p>Sur les rives du Rio-Négro, à vingt-cinq lieues environ du Carmen, +s'élevait la <i>tolderia</i> ou village de la passée des Guanacos.</p> + +<p>Cette tolderia, simple camp provisoire comme tous les villages des +Indiens, dont les moeurs nomades ne comportent pas d'établissements +fixes, se composait d'une centaine de <i>chozas</i> ou cabanes +irrégulièrement groupées les unes auprès des autres.</p> + +<p>Chaque choza était construite d'une dizaine de pieux plantés en terre, +haut de quatre à cinq pieds sur les côtés et de six à sept au milieu, +avec une ouverture vers l'orient pour que le maître de la choza put, au +matin, jeter de l'eau en face du soleil levant, cérémonie par laquelle +les Indiens conjurent Gualichu de ne pas nuire à leur famille pendant le +cours de la journée. Ces chozas étaient revêtues de peaux de chevaux +cousues ensemble, toujours ouvertes au sommet afin de laisser un libre +essor à la fumée des feux de l'intérieur, feux qui égalent en nombre les +femmes du propriétaire. Chaque femme doit avoir un feu pour elle seule. +Les cuirs qui servaient de murs extérieurs étaient préparés avec soin et +peints de différentes couleurs. Ces peintures égayaient l'aspect général +de la tolderia.</p> + +<p>Devant l'entrée des chozas, les lances des guerriers étaient fichées +dans le sol. Ces lances, légères et faites de roseaux flexibles, hautes +de seize à dix-huit pieds et armées à leur extrémité d'un fer long d'un +pied, forgé par les Indiens eux-mêmes, poussent dans les montagnes du +Chili, près de Valdivia.</p> + +<p>La joie la plus vive semblait animer la tolderia. Dans quelques chozas, +des Indiennes, munies de ces fuseaux qui leur viennent des Incas, +filaient la laine de leur troupeaux; dans d'autres, des femmes tissaient +ces ponchos si renommés pour leur finesse et la perfection du travail, +devant des métiers d'une simplicité primitive, autre héritage des Incas.</p> + +<p>Les jeunes gans de la tribu, réunis au centre de la tolderia, au milieu +d'une vaste place, jouaient au <i>eilma</i>, jeu singulier, fort aimé des +Aucas. Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se +rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres. Des champions de +chacune d'elles, une balle remplie d'air dans la main; ceux-ci dans la +main gauche, ceux-là dans la droite, jettent leur balle en arrière de +leur corps de manière à la ramener en avant. Ils lèvent la jambe gauche, +reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l'adversaire +qu'ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là +mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d'être touché, +se baisse ou saute. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd +deux points et court après elle. Si, au contraire, le second est frappé, +il faut qu'il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu'il +doit toucher sous peine de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au +côté opposé du cercle, recommence, et ainsi jusqu'à la fin. On comprend +quels éclats de rire accueillent les postures grotesques des joueurs.</p> + +<p>D'autres Indiens, plus mûrs d'âge, jouaient gravement à une espèce de +jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de +différents animaux.</p> + +<p>Dans une choza plus vaste et mieux peinte que les autres chozas de la +Tolderia, l'habitation du <i>carasken</i> ou premier chef, dont les lances +garnies à la base d'une peau colorée ne rouge étaient la marque +distinctive du pouvoir, trois hommes assis devant un feu mourant +causaient insouciants des bruits du dehors. Ces hommes étaient +Neham-Outah, Pincheira et Churlakin, l'un des principaux ulmenes de la +tribu et dont la femme était accouchée, le matin même, d'un garçon, ce +qui était cause des grandes réjouissances des Indiens.</p> + +<p>Churlakin prit les ordres du grand chef pour les cérémonies usitées en +pareil cas, le salua avec respect et sortit de la choza, où il reparut +bientôt suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l'un tenait +l'enfant dans ses bras.</p> + +<p>Neham-Outah se plaça entre Pincheira et Churlakin, en tête de la troupe, +et il se dirigea vers le Rio-Négro. Le nouveau-né enveloppé dans ses +langes de laine, fut plongé dans l'eau du fleuve; puis on revint dans le +même ordre à la choza de Churlakin, à l'entrée de laquelle gisait une +jument grasse renversée et attachée par les quatre pieds.</p> + +<p>Un poncho fut placé sur le ventre de l'animal, et les parents et les +amis y déposèrent l'un après l'autre les présents destinés à l'enfant, +éperons, armes, vêtements. Neham-Outah, qui avait consenti à servir de +parrain, plaça le nouveau-né au milieu des dons; et Churlakin ouvrit les +flancs de la jument, lui arracha le coeur et, tout chaud encore, il le +passa à Neham-Outah qui s'en servit pour faire une croix sur le front de +l'enfant, en lui disant: «tu te nommeras Churlakincko.» Le père reprit +son fils, et le chef, élevant le coeur sanglant, dit à haute voix à +trois reprises différentes:</p> + +<p>--Qu'il vive! qu'il vive! qu'il vive!</p> + +<p>Puis, il recommanda à Gualichu, le génie du mal, le priant de le rendre +brave, éloquent, et il termina l'énumération de ses voeux par ces mots:</p> + +<p>--Surtout qu'il ne soit jamais esclave!</p> + +<p>La cérémonie accomplie, la jument fut coupée par morceaux, on alluma de +grands feux, et tous les parents et amis prirent place à un festin qui +devait durer jusqu'à la disparition complète de la jument immolée.</p> + +<p>Churlakin se préparait à s'asseoir et à manger comme ses convives; mais, +sur un signe de Neham-Outah, il suivit le grand chef dans sa choza, où +ils reprirent leurs sièges devant le foyer. Pincheira était avec eux. +Sur un geste de Neham-Outah, les femmes sortirent, et lui, après un +court recueillement, il prit la parole:</p> + +<p>--Mes frères, vous êtes mes fidèles, et devant vous mon coeur s'ouvre +comme une chirimoya (fruit qui ressemble à la goyave), pour vous laisser +voir mes plus secrètes pensées. Vous avez peut-être été étonnés de +n'avoir pas été, cette nuit, comptés au nombre des chefs choisis par moi +pour agir sous mes ordres?</p> + +<p>Les deux chefs firent un signe de dénégation.</p> + +<p>--Vous n'avez ni douté de mon amitié, ni supposé que je vous ai retiré +ma confiance? Loin de là! Je vous réserve tous deux à de plus +importantes entreprises qui exigent des hommes sûrs et éprouvés. Vous, +Churlakin, montez à cheval sans délai, voici le quipus.</p> + +<p>Et il remit à l'ulmen une petite bûche de bois de saule, longue de dix +pouces et large de quatre, fendue au milieu et contenant un doigt +humain. Ce morceau de bois entouré de fil, était frangé de laine rouge, +bleue, noire et blanche. Churlakin reçut avec respect le quipus.</p> + +<p>--Churlakin, reprit Neham-Outah, vous me servirez de <i>chasqui</i> (héraut), +non pas parmi les nations patagones des pampas, dont les caraskenes, les +ulmenes ou apo-ulmenes ont assisté à la solennelle réunion de l'arbre de +Gualichu, quoique vous puissiez communiquer avec elles sur votre chemin, +mais je vous envoie spécialement vers les nations et les tribus +dispersées au loin et vivant dans les bois, tels que les Ranqueles, les +Quérandis, les Moluchos, les Picunches, auxquels vous présenterez le +quipus. De là, vous rabattant sur le grand <i>chace</i> (désert), vous +visiterez toutes les tribus Charruas, Bocobis, Tohas et Guaranis, qui +peuvent mettre environ vingt-cinq mille guerriers sous les armes. Cette +tâche est difficile et délicate. Voilà pourquoi je vous la confie comme +à un autre moi-même.</p> + +<p>--Mon frère peut être tranquille, dit Churlakin: je réussirai.</p> + +<p>--Bien! reprit Neham-Outah, sur la laine noire, j'ai fait dix-neuf +noeuds pour indiquer que mon frère est parti d'auprès de moi le +dix-neuvième jour de la lune; sur la blanche, vingt-sept jours les +guerriers seront réunis en armes sur l'île de Chole-Hechel, à la fourche +du Rio-Négro. Les chefs qui consentiront à sa joindre à nous feront un +noeud sur la laine couleur de sang; ceux qui s'excuseront noueront +ensemble la laine rouge et la laine bleue. Mon frère a-t-il compris?</p> + +<p>--Oui, répondit Churlakin. Quand faut-il partir?</p> + +<p>--Tout de suite; le temps presse.</p> + +<p>--Dans dix minutes, je serai loin du village, dit Churlakin qui salua +les deux chefs et sortit de la choza.</p> + +<p>--A nous deux! maintenant, fit amicalement Neham-Outah dès qu'il se +trouva seul avec Pincheira.</p> + +<p>--J'écoute.</p> + +<p>Le chef suprême, quittant alors les manières composées et le langage +d'un ulmen, usa des façons européennes avec une aisance surprenante, et, +laissant de côté le dialecte indien, il s'adressa à l'officier chilien +dans le plus pur castillan qu'on parle du Cap Horn à Mazatlan.</p> + +<p>--Mon cher Pincheira, lui dit-il, depuis deux ans que je suis de retour +d'Europe, je me suis attaché la plupart des gauchos du Carmen, gens de +sac et de corde, bandit, exilés de Buenos-Ayres pour crimes, je le sais; +mais je puis compter sur eux et ils me sont tout dévoués. Ces hommes ne +me connaissent que sous le nom de don Juan Perez.</p> + +<p>--Je ne l'ignorais pas, dit Pincheira.</p> + +<p>--Ah! fit Neham-Outah en lançant un regard soupçonneux au Chilien.</p> + +<p>--Tout se sait dans la pampa.</p> + +<p>--Bref, reprit Neham-Outah, l'heure est venue où je dois récolter ce que +j'ai semé parmi ces bandits, qui nous serviront contre leurs +compatriotes par la connaissance de leur tactique espagnole, par leur +adresse à se servir des armes à feu. Des raisons trop longues à vous +déduire m'empêchent de m'occuper des gauchos. Vous, présentez-vous en +mon nom. Ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, +sera votre passeport. Ils sont avertis; et, en le leur montrant, ils +vous obéiront comme à moi-même. Ils se réunissent dans une pulperia +borgne de la Poblacion-del-Sur au Carmen.</p> + +<p>--Je vois cela d'ici; qu'aurais-je à faire avec ces gaillards-là.</p> + +<p>--Une chose bien simple. Tous les jours un homme dévoué, un gaucho nommé +Chillito, vous transmettra mes ordres et vous apprendra ce qui se passe +parmi nous. Il s'agit donc de tenir ces bandits en haleine, et, au jour +que je vous désignerai, vous formerez une révolte dans le Carmen. Cette +révolte nous donnera le temps d'agir au dehors, pendant qu'une partie de +vos gens battra la campagne et nous débarrassera, s'il est possible, de +ces enragés de bomberos qui surveillent nos manoeuvres dans la pampa, et +qui sont presque aussi fins que nos Indiens.</p> + +<p>--Diable! dit Pincheira; voilà du fil à retordre.</p> + +<p>--Vous réussirez, sinon par amitié pour moi, du moins en haine des +Espagnols.</p> + +<p>--Pour ne pas tromper votre attente, je ferai plus qu'un homme ne peut +faire.</p> + +<p>--Je le sais, et vous en remercie, mon cher Pincheira. Mais de la +prudence et de l'adresse! On se doute de nos projets, on nous épie. Pour +parler le langage des Indiens, c'est un travail de taupe que je vous +confie: il faut creuser sous le Carmen une mine qui engloutisse tout, en +éclatant.</p> + +<p>--Caraï! dit Pincheira en serrant chaleureusement la main de +Neham-Outah, vous aimez un homme comme je les aime. Comptez sur moi, sur +mon amitié, surtout sur ma haine.</p> + +<p>--Nous serons tous vengés, ajouta Neham-Outah.</p> + +<p>--Satan vous entende!</p> + +<p>--A l'oeuvre donc! Mais auparavant quittez votre costume d'officier +chilien. Grimez-vous le mieux possible, car votre visage est connu au +Carmen.</p> + +<p>--Oui, reprit Pincheira, et dans une heure vous-même ne me reconnaîtrez +pas; je vais me vêtir en gaucho, c'est moins compromettant. Adieu!</p> + +<p>--Un mot encore!</p> + +<p>--Dites.</p> + +<p>--Chaque nuit, l'homme que je vous enverrai prendra avec vous +rendez-vous dans un endroit différent, afin de déjouer les espions.</p> + +<p>--C'est convenu.</p> + +<p>--Adieu.</p> + +<p>--Pincheira sortit de la choza, et le chef indien le suivit un instant +des yeux.</p> + +<p>--Va! dit-il, bête féroce à laquelle je jette un peuple en pâture! Va! +misérable instrument de projets dont tu ne comprends pas la grandeur! +ajouta-t-il en promenant ses regards sur les Indiens; ils sont en fête, +ils jouent comme des enfants et ne se doutent pas que je vais les rendre +libres. Mais il est temps que je songe moi-même à ma vengeance.</p> + +<p>Et il s'éloigna de la choza, sauta sur un cheval qu'un Indien tenait en +bride et à fond de train s'élança du côté du Carmen.</p> + +<p>Au bout d'une heure il s'arrêta sur les bords du Rio-Négro, descendit de +cheval, s'assura par un coup d'oeil qu'il était seul, détacha une valise +en cuir attachée à sa selle et entra dans une grotte naturelle située à +quelques pas. Là, il se dépouilla lestement de ses vêtements, revêtit un +riche costume européen et se remit en route.</p> + +<p>Ce n'était plus Neham-Outah, le chef suprême des nations indiennes, mais +don Juan Perez, le mystérieux Espagnol. Son allure aussi, par prudence, +était changée, et son cheval, d'un pas tranquille, le portait au Carmen.</p> + +<p>Arrivé à peu près à l'endroit où, la veille, les bomberos, emmenant leur +soeur, avaient fait halte pour se consulter entr'eux, il mit de nouveau +pied à terre, s'assit sur l'herbe et tira d'un magnifique cigarera, en +paille tressée de panama, un cigare qu'il alluma avec la placidité +apparente d'un promeneur qui se repose à l'ombre et admire les beautés +du paysage.</p> + +<p>Pendant ce temps-là le pas de plusieurs chevaux troubla la solitude de +la pampa, et d'une voix rauque entonna ce refrain indien bien connu sur +cette frontière:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>El mebin mi neculantey</p> +<p>Tilqui mapu meunt</p> +<p>Anca ma guida meunt</p> +<p>Ay! guineckry ni pello menckey!</p> +</div></div> + +<p>«Je suis allez mon Néculan dans le pays de Telqui. Oh! coteaux humides +qui l'ont changé en ombres et en mouches.»</p> + +<p>--Oh! oh! déjà le chant du maukawis! (espèce de caille) dit don Juan à +voix haute.</p> + +<p>--Le chant du maukawis n'annonce-t-il pas le lever du soleil? demanda la +voix.</p> + +<p>--Tu as raison, Chillito, reprit don Juan; nous sommes seuls; tu peux +venir, ainsi que ton compagnon qui, je le suppose, est ton ami Mato.</p> + +<p>--Vous avez deviné, Seigneurie, dit Mato en tournant une dune mouvante.</p> + +<p>--Fidèles à notre parole, dit Chillito, nous arrivons à l'heure et au +lieu désignés.</p> + +<p>--C'est bien, mes braves, merci! Approchez-vous; restez à cheval. Vous +m'êtes dévoués tous deux?</p> + +<p>--Jusqu'à la dernière goutte de sang, Seigneurie, dirent les deux +gauchos.</p> + +<p>--Et vous ne méprisez pas l'argent?</p> + +<p>--L'argent ne peut jamais nuire qu'à ceux qui n'en ont pas, répondit +sentencieusement Chillito.</p> + +<p>--Quand il est honorablement gagné, appuya Mato avec une grimace de +singe.</p> + +<p>--C'est convenu, repartit le jeune homme. Il s'agit de cinquante onces.</p> + +<p>Les deux bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de +chat-tigre étincelèrent.</p> + +<p>--Caraï! firent-ils.</p> + +<p>--Cela vous va-t-il?</p> + +<p>--Pardieu! cinquante onces! Ce sera difficile sans doute?</p> + +<p>--Peut-être.</p> + +<p>--N'importe.</p> + +<p>--Il y aura mort d'homme.</p> + +<p>--Tant pis pour lui, dit Chillito.</p> + +<p>--Cela vous va toujours?</p> + +<p>--Plus que jamais, grommela Mato.</p> + +<p>--En ce cas écoutez-moi avec attention, dit don Juan Perez.</p> +<br> + + +<h2>DEUXIÈME PARTIE.</h2> +<br> + +<h3>I.--LE PAMPERO.</h3> + +<p>Durant tout le cours de leur voyage, qui dura deux heures, don Fernando +et don José n'échangèrent pas une seule syllabe, au grand étonnement du +capataz, don Fernando songeait à son bonheur prochain, un peu couvert +d'ombre par la tristesse de ses adieux et les pressentiments de dona +Linda. Ces inquiétudes vagues, dès qu'il fut arrivé au Carmen, se +dissipèrent comme les brouillards du matin devant le soleil.</p> + +<p>Le premier soin de Fernando fut de visiter la maison où il devait +conduire dona Linda après la bénédiction nuptiale. Quoique le confort +n'existe pas dans l'Amérique du Sut, c'était un palais féerique encombré +de toutes les splendeurs du luxe. Un peuple d'ouvriers français, +anglais, et italiens, réunis avec des difficultés inouïes, travaillaient +sans relâche sous les ordres d'un habile architecte pour donner la +dernière main à cette création des <i>Mille et une Nuits</i>, qui déjà avait +englouti des sommes considérables et qui, dans quarante-huit heures, +pouvait recevoir ses nouveaux hôtes. Au Carmen, on ne parlait que du +palais de don Fernando Bustamente; la foule curieuse, qui affluait +devant les portes, racontait des merveilles de cette demeure princière.</p> + +<p>Don Fernando, satisfait de voir son rêve accompli, sourit en pensant à +sa fiancée, et, après avoir complimenté les ouvriers et l'architecte, il +se rendit chez le gouverneur, où l'appelaient de graves intérêts.</p> + +<p>Le commandant fit un gracieux accueil au jeune homme, dont il avait +beaucoup connu le père. Cependant Fernando, malgré la bienveillance +courtoise de don Luciano Quiros, crut voir sur son visage la trace d'une +contrariété secrète.</p> + +<p>Le gouverneur était un brave et loyal soldat, qui avait rendu des +services dans la guerre de l'indépendance et auquel, en guise de +retraite, le gouvernement de Buenos-Ayres avait confié le commandement +du Carmen, poste qu'il occupait depuis quinze années. Courageux, sévère +et juste, le colonel tenait en respect les gauchos par le supplice du +<i>garrot</i> et déjouait les continuelles tentatives des Indiens, qui +venaient jusqu sous les canons du fort essayer de voler des bestiaux et +de faire des prisonniers et surtout des prisonnières. Doué d'une +intelligence médiocre, mais soutenu par sa propre expérience et par +l'estime de tous les honnêtes gens de la colonie, il ne manquait pas +d'une certaine énergie de caractère. Au physique, c'était un grand et +gros homme, à la face rubiconde et bourgeonnée, plein du contentement de +lui-même, qui s'écoutait parler et pesait soigneusement ses paroles +comme si elles eussent été d'or.</p> + +<p>Don Fernando fut étonné de l'inquiétude qui dérangeait la placidité +habituelle du visage du colonel.</p> + +<p>--C'est, dit ce dernier en serrant cordialement la main au jeune homme, +c'est un miracle dont je remercie nuestra senora del Carmen que de vous +voir ici.</p> + +<p>--Dans quelques jours vous ne m'adresserez plus ce reproche, répondit +don Fernando.</p> + +<p>--Ainsi, c'est pour bientôt? fit don Luciano qui se frotta les mains.</p> + +<p>--Mon dieu! d'ici à quatre jours, je l'espère, je serai marié. +Aujourd'hui je suis venu au Carmen donner le coup d'oeil du maître aux +derniers préparatifs de mon mariage.</p> + +<p>--Tant mieux! reprit le commandant, je suis enchanté que vous vous +fixiez auprès de nous. Don Fernando, votre fiancée est la plus jolie +fille de la colonie.</p> + +<p>--Merci pour elle, colonel!</p> + +<p>--Et vous passez la journée au Carmen?</p> + +<p>--Oui; demain de bonne heure je compte retourner à l'estancia.</p> + +<p>--Dans ce cas, vous déjeunez avec moi, sans façon, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Volontiers.</p> + +<p>--Parfait, dit le commandant qui frappa sur un timbre.</p> + +<p>Un esclave noir parut.</p> + +<p>--Monsieur déjeune avec moi.</p> + +<p>A propos, don Fernando, j'ai là un gros paquet de papiers à votre +adresse qui est arrivé hier soir de Buenos-Ayres par un exprès.</p> + +<p>--Dieu soit loué! je craignais un retard. Ces papiers sont +indispensables pour mon mariage.</p> + +<p>--Tout est pour le mieux, reprit don Luciano.</p> + +<p>Le jeune homme mit le paquet dans la poche de son habit.</p> + +<p>L'esclave noir rouvrit la porte.</p> + +<p>--Sa Seigneurie est servie, dit-il.</p> + +<p>Un troisième convive les attendait dans la salle à manger. Ce personnage +était le major Blumel, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste +qui, depuis vingt ans, commandait en second au Carmen. Don Luciano et le +major avaient guerroyé ensemble dans leur jeunesse et ils s'aimaient +fraternellement. Le major et don Fernando se connaissaient un peu. On +s'assit après les politesses d'usage, devant une table abondante et +délicate, et, au dessert, la conversation, qui avait souffert de +l'appétit des convives, devint tout à fait amicale.</p> + +<p>--Ah çà! demanda don Fernando, don Luciano? Vous n'avez pas votre gaîté +de tous les jours.</p> + +<p>--Il est vrai, fit le commandant en humant un verre de xérès de la +Frontera, je suis triste.</p> + +<p>--Triste, vous? Diable, vous m'inquiétez; si je ne vous avais pas vu +déjeuner d'aussi bon appétit, je vous croirais malade.</p> + +<p>--Oui, répondit le vieux soldat avec un soupir, l'appétit va bien.</p> + +<p>--Qui peut alors vous chagriner?</p> + +<p>--Un pressentiment, dit le commandant d'un ton sérieux.</p> + +<p>--Un pressentiment! répéta don Fernando, qui se souvenait des dernières +paroles de dona Linda.</p> + +<p>--Un pressentiment! appuya le major. Moi aussi je suis inquiet malgré +moi: il y a je ne sais quoi dans l'air. Un danger est suspendu au dessus +de nos têtes; d'où viendra-t-il? Dieu le sait.</p> + +<p>--Oui, reprit don Luciano, Dieu le sait, et, croyez-moi, don Fernando, +il donne des avertissements aux hommes en danger.</p> + +<p>--Le major Blumel et vous, deux vieux soldats braves comme leur épée, +n'ayez point peur de votre ombre; ainsi, quelles sont vos raisons?</p> + +<p>--Aucune, dit le colonel; cependant...</p> + +<p>--Allons! allons! don Luciano, dit gaiement Fernando, vous avez ce que +la major appelle <i>blue devils</i>, des diables bleus. C'est une espèce de +spleen produit par les brouillards de l'Angleterre et une maladie +dépaysée dans cette contrée pleine de soleil. Un conseil, colonel! +faites-vous saigner, buvez frais, mangez salé, et dans deux jours les +brumes de votre imagination se seront dissipées, n'est-ce pas, major?</p> + +<p>--Je le souhaite, répondit le vieil officier en secouant la tête.</p> + +<p>--Bah! reprit Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon +l'attrister par des chimères?</p> + +<p>--Sur la frontière, on n'est sûr de rien.</p> + +<p>--Les Indiens sont devenus des agneaux.</p> + +<p>--Seigneurie, dit au gouverneur un esclave qui entr'ouvrit la porte, un +bombero, arrivé à toute bride demande à être introduit.</p> + +<p>Les trois convives se regardèrent.</p> + +<p>--Qu'il entre! fit le colonel + +Des pas lourds résonnèrent dans les salles attenantes, et le bombero +parut. C'était Sanchez. Il avait bien en ce moment l'apparence d'un +porteur de mauvaise nouvelles: il semblait sortir d'un combat; ses +vêtements en lambeaux étaient tachés de sang et de boue; une pâleur +inaccoutumée lui couvrait le visage; harassé de la rapidité de sa +course, il s'appuya sur sa carabine.</p> + +<p>--Tenez, lui dit don Fernando ce verre de vin vous remettra.</p> + +<p>--Non, répondit Sanchez en repoussant le verre; ce n'est pas de vin que +j'ai soif, mais de sang.</p> + +<p>Le bombero essuya du revers de sa main son front baigné de sueur, et, +d'une voix brève et saccadée qui porta la terreur dans l'âme des trois +hommes:</p> + +<p>--Les Indiens descendent, dit-il.</p> + +<p>--Vous les avez vus? demanda le major.</p> + +<p>--Oui, fit-il sourdement.</p> + +<p>--Quand?</p> + +<p>--Ce matin.</p> + +<p>--Loin d'ici?</p> + +<p>--A vigt lieues.</p> + +<p>--Combien sont-ils?</p> + +<p>--Comptez les grains de sable de la pampa, vous aurez leur nombre.</p> + +<p>--Oh! s'écria le colonel, c'est impossible; les Indiens ne peuvent ainsi +du jour au lendemain organiser une armée. La terreur vous aura troublé.</p> + +<p>--La terreur! fi donc! répondit le bombero d'un air de dédain. Dans le +désert, nous n'avons pas le temps de la connaître.</p> + +<p>--Mais enfin, comment viennent-ils?</p> + +<p>--Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage. Ils +forment un demi-cercle dont les deux extrémités vont se rapprochant de +plus en plus du côté du Carmen. Ils agissent avec une certaine méthode, +sous les ordres d'un chef aguerri et habile, sans nul doute.</p> + +<p>--Ceci est grave dit le commandant.</p> + +<p>Le major hocha la tête.</p> + +<p>--Pourquoi nous prévenir si tard? dit-il au bombero.</p> + +<p>--Ce matin, au lever du soleil, mes trois frères et moi avons été +enveloppés par deux ou trois cents Indiens qui semblèrent sortir +subitement de terre. Quelle lutte! nous nous sommes défendus comme des +lion; Simon est mort, Julian et Quinto sont blessés, mais nous avons +échappé, enfin, et me voilà!</p> + +<p>--Rejoignez votre poste au plus vite; on vous donnera un cheval frais.</p> + +<p>--Je pars.</p> + +<p>--Eh bien! dit Luciano quand Sanchez se fut retiré, que pensez-vous de +nos pressentiments, don Fernando? Mais où allez-vous? demanda-t-il au +jeune homme qui s'était levé.</p> + +<p>--Je retourne à l'estancia de San-Julian, que les Indiens ont peut-être +attaquée. Oh! dona Linda!</p> + +<p>--San-Julian est fortifié et à l'abri d'un coup de main. Cependant, +tâchez de ramener don Luis et sa fille au Carmen, où ils seront plus en +sûreté.</p> + +<p>--Merci, colonel! j'y tâcherai. Vous, soyez ferme devant les ennemis. +Vous le savez, les Indiens ne tendent jamais que des surprises, et, dès +qu'ils voient leurs projets découverts ils s'esquivent.</p> + +<p>--Dieu vous entende!</p> + +<p>--Au revoir, messieurs, et bonne chance! dit le jeune homme en serrant +la main au deux vieux soldats.</p> + +<p>Don José Diaz, qui attendait don Fernando dans la cour, dès qu'il +l'aperçut, accourut vers lui.</p> + +<p>--Eh bien! lui dit le capataz, vous savez la nouvelle, les Indiens +descendent.</p> + +<p>--On vient de me l'apprendre.</p> + +<p>--Qu'allons-nous faire?</p> + +<p>--Retourner à l'estancia.</p> + +<p>--Hum! don Fernando, ce n'est guère prudent: les Indiens nous barrent +sans doute le passage.</p> + +<p>--Nous leur passerons sur le corps.</p> + +<p>--Pardieu! c'est évident, mais si vous êtes tué?</p> + +<p>--Bah! dona Linda m'attend.</p> + +<p>--Comme il vous plaira, répondit le capataz. Tout est prêt pour le +départ; les chevaux sont là, tout sellés. Partons!</p> + +<p>--Merci, José; vous êtes un brave homme, dit Fernando en lui serrant la +main.</p> + +<p>--Je le sais bien.</p> + +<p>--En selle!</p> + +<p>Don Fernando et don José, escortés de deux esclaves, traversèrent au pas +la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d'apprendre +les nouvelles; puis ils descendirent au grand trot la pente assez raide +qui conduit de la citadelle au vieux Carmen, et ils galopèrent enfin +vers San-Julian.</p> + +<p>Ils n'avaient pas remarqué les gestes de plusieurs hommes à mine +suspecte qui, depuis leur départ, les suivaient à distance et causaient +vivement entre eux.</p> + +<p>Le temps était à l'orage, le ciel était gris et bas; les oiseaux de mer +tournoyaient en sifflant. L'air semblait sans mouvement; un profond +silence planait sur la solitude; un nuage blanchâtre et léger comme la +neige se forma dans le sud-ouest: il avança, et ses proportions +grandirent de minute ne minute. Tout annonçait l'approche du <i>pampero</i>, +ce simoun des prairies.</p> + +<p>Les nuées s'amassèrent; la poussière s'éleva et courut en colonnes +épaisses, suspendues entre le ciel et la terre. Les nuages enveloppèrent +la plaine comme d'un manteau, dont les tourbillons soulevèrent à chaque +instant les plis, et que les éclairs découpèrent çà et là. Des bouffées +d'air embrasé traversèrent l'espace, et soudain des bouts de l'horizon +la tempête accourut furieuse, balayant la pampa avec une violence +irrésistible. La lumière fut obscurcie par des masses de sable; +d'épaisses ténèbres couvrirent la terre, et le tonnerre mêla ses éclats +terribles aux mugissements de l'ouragan. D'énormes morceaux se +détachèrent des hautes falaises et roulèrent avec fracas dans la mer.</p> + +<p>Les voyageurs étaient descendus de leurs montures et sur le bord de la +mer ils s'étaient abrités derrière des rochers. Quand le plus fort de +l'orage fut passé, ils se remirent en route. Don Fernando et José +marchaient silencieux côte à côte, pendant que les deux esclaves avancés +d'une vingtaine de pas, tremblaient de voir paraître les Patagons.</p> + +<p>L'orage avait un peu diminué d'intensité; le pampero avait porté plus +loin sa furie; mais la pluie tombait à torrents, et les éclairs et la +foudre se succédaient sans interruption. Les cavaliers ne pouvaient +guère continuer leur route et risquaient à chaque seconde d'être +renversés de leurs chevaux qui se cabraient effrayés. La terre et le +sable détrempés par la pluie, n'offraient pas une seule place où les +pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité; elles trébuchaient, +renâclaient et menaçaient de s'abattre.</p> + +<p>--Nous avons beau faire, dit le capataz, il est impossible d'aller plus +loin; je crois qu'il vaut mieux nous arrêter de nouveau et nous abriter +sous ce bouquet d'arbres.</p> + +<p>--Allons! reprit don Fernando avec un soupir de résignation.</p> + +<p>La petite troupe se dirigea vers un bois qui bordait la route. Ils +n'étaient plus qu'à une quinzaine de pas, lorsque quatre hommes, le +visage couvert de masques noirs, s'élancèrent au galop hors du bois et +se ruèrent en silence contre les voyageurs.</p> + +<p>Les esclaves roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups +de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les +convulsions de l'agonie. Don Fernando et José Diaz, étonnés de cette +attaque subite de la part d'hommes qui ne pouvaient être des Indiens, +car ils portaient le costume des gauchos, et leurs mains étaient +blanches, mirent immédiatement pied à terre, et, se faisant un rempart +du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l'épaule, le +choc de leurs adversaires.</p> + +<p>Des balles furent échangées de part et d'autres, et un combat acharné +s'engagea, combat inégal et silencieux! Un des assaillants, le crâne +fendu jusqu'aux dents, tomba; un autre eut la poitrine traversée par +l'épée de don Fernando.</p> + +<p>--Eh bien! mes maîtres, leur criait-il, en avez-vous assez? ou bien l'un +de vous veut-il faire connaissance avec ma lame? Vous êtes des niais, +c'est dix qu'il fallait venir pour nous assassiner.</p> + +<p>--Et quoi! ajouta le capataz, vous renoncez déjà? Vous n'êtes guère +adroits pour des coupe-jarrets, et celui qui vous paie aurait dû mieux +choisir.</p> + +<p>En effet, les deux hommes masqués avaient reculé; mais aussitôt quatre +hommes, également couverts d'un masque, apparurent, et tous les six se +précipitèrent sur les deux espagnols qui attendirent de pied ferme.</p> + +<p>--Diable! nous vous avions calomniés, pardon! Vous connaissez votre +métier, dit don José en déchargeant à bout portant un pistolet dans le +groupe de ses adversaires.</p> + +<p>Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent et la lutte recommença avec une +nouvelle furie. Mais les deux braves Espagnols, dont les forces étaient +épuisées et dont le sang coulait, tombèrent à leur tour sur les cadavres +des deux autres assaillants qu'ils sacrifièrent à leur rage avant de +succomber.</p> + +<p>Dès que les inconnus virent Diaz et don Fernando sans mouvement, ils +poussèrent un cri de triomphe. Sans s'inquiéter du capataz, ils prirent +le corps de don Fernando Bustamente, le placèrent en travers sur l'un de +leurs chevaux, et à toute bride d'enfuirent dans les détours de la +route.</p> + +<p>Sept cadavres jonchaient la terre. Après les assassins arrivèrent les +vautours qui planaient et tournoyaient au-dessus des victimes, et +mêlaient leurs rauques cris de joie au bruit de l'ouragan.</p> +<br> + + +<h3>II.--L'ÉTAT DE SIÈGE.</h3> + +<p>--Le coup est rude, dit le gouverneur après le départ de don Fernando; +mais, vive Dieu! les païens trouveront à qui parler, Major, prévenez les +officiers de se réunir tout de suite en conseil de guerre, afin d'aviser +aux moyens de défenses.</p> + +<p>--A la bonne heure! répondit le major, je suis content de vous: vous +redressez fièrement la tête, et je vous retrouve enfin, mon ami.</p> + +<p>--Ah! mon cher Blumel, le pressentiment d'un malheur abat le courage, +tandis que le danger si grand qu'il soit, dès que nous l'avons en face +de nous, cesse de nous causer de l'effroi.</p> + +<p>--Vous avez raison, fit le major, qui sortit pour s'acquitter de la +commission de son chef.</p> + +<p>Les officiers de la garnison, au nombre de six, sans compter le colonel +et le major, se furent bientôt réunis chez le gouverneur.</p> + +<p>--Asseyez-vous, caballeros, leur dit-il. Vous n'ignorez pas sans doute +le motif de cette convocation. Les indiens menacent la colonie; une +ligue puissante s'est formée entre les Patagons. De quelles forces +disposons-nous?</p> + +<p>--Les armes et les munitions ne nous manquent pas, répondit le major; +nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des pistolets, des +sabres et des lances à foison; nos canons sont abondamment fournis de +boulets et de mitraille.</p> + +<p>--Bien.</p> + +<p>--Malheureusement, reprit le major, les soldats...</p> + +<p>--Combien en avons-nous?</p> + +<p>--L'effectif devait être de 170; mais la mort, les maladies et les +désertions l'ont réduit à 80 à peine!</p> + +<p>--Quatre-vingt! fit le colonel en secouant la tête; en présence d'une +invasion formidable, comme il s'agit de la défense commune, ne +pouvons-nous pas obliger les habitants à se mettre sous les armes?</p> + +<p>--C'est leur devoir, dit un des officiers.</p> + +<p>--Il faut, continua don Luciano, qu'une force imposante couronne nos +murailles. Voici donc ce que je propose. Tous les esclaves noirs seront +enrôlés et formés en compagnie; les négociants feront un corps à part; +les gauchos, bien montés et bien armés défendront les approches de la +ville et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine. +Nous réunirons ainsi 700 hommes, nombre suffisant pour repousser les +Indiens.</p> + +<p>--Vous savez, colonel, objecta un officier, que les gauchos sont de +mauvais drôles et que pour eux la moindre perturbation est un prétexte +de pillage.</p> + +<p>--Aussi, seront-ils chargés de la défense extérieure. Ils camperont en +dehors de la colonie; et, pour diminuer parmi eux les chances de +révolte, on les dispersera en deux compagnies, dont l'une parcourra les +environs, tandis que l'autre se reposera. En les tenant ains en haleine, +nous n'aurons rien à redouter.</p> + +<p>--Quant aux créoles et aux étrangers, dit le major, il sera bon, je +crois, de leur intimer l'ordre de rentrer toutes les nuits au fort pour +les armer en cas de besoin.</p> + +<p>--Parfaitement. On doublera aussi les bomberos pour parer à une +surprise, et des barrières seront élevées à l'entrée de la ville, afin +de nous garantir des Indiens.</p> + +<p>--Si tel est votre avis, colonel, interrompit le major, un homme va être +expédié aux estancieros qui, avertis de l'approche de l'ennemi par trois +coups de canon tirés du fort, se réfugieront au Carmen.</p> + +<p>--Faites, major. Ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par +les sauvages. Il faudra aussi prévenir les habitants des deux villes que +toutes les femmes, quand les païens seront en vue, doivent se retirer +dans le fort, si elle ne veulent pas tomber aux mains des Indiens. Dans +le dernière invasion, vous vous le rappelez, ils en ont enlevé plus de +deux cents. Maintenant, messieurs, il nous reste à faire bravement notre +devoir et à nous confier à la volonté de Dieu.</p> + +<p>Les officiers se levaient et se préparaient à prendre congé de leur +chef, quand un esclave annonça un nouveau bombero.</p> + +<p>--Introduisez-le; et vous, caballeros, veuillez vous rasseoir.</p> + +<p>L'éclaireur était Julian, le frère de Sanchez. Parti quatre heures plus +tard de l'endroit où ils étaient embusqués, Julian était arrivé une +heure à peine après son frère. La promptitude de sa course indiquait la +gravité des nouvelles qu'il apportait. Il avait gardé son air narquois, +quoique son visage fût pâle, ensanglanté et noir de poudre. Ses habits +lacérés, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en +écharpe et surtout quatre chevelures qui pendaient à sa ceinture +témoignaient qu'il avait passé sur le ventre des Indiens pour arriver au +Carmen.</p> + +<p>--Julian, lui dit le gouverneur, votre frère sort d'ici.</p> + +<p>--Je le sais, colonel.</p> + +<p>--Vos nouvelles sont-elles pires que les siennes?</p> + +<p>--C'est selon la façon de les prendre.</p> + +<p>--Qu'entendez-vous par ces paroles?</p> + +<p>--Dam! reprit le bombero en se dandinant légèrement; si vous aimez votre +tranquillité, je ne viens pas vous rassurer; si vous sentez le besoin de +monter à cheval et de voir de près les Patagons, vous pourrez vous en +passer la fantaisie, et ce que j'ai à vous dire vous fera infiniment de +plaisir.</p> + +<p>Malgré la gravité des circonstances et l'anxiété des auditeurs, ils +sourirent de la singulière argumentation de Julian.</p> + +<p>--Expliquez-vous, lui dit le gouverneur.</p> + +<p>--Dix minutes après le départ de mon frère, répliqua le bombero, je +furetai dans des buissons que j'avais vu s'agiter d'une manière +insolite. Je découvris un nègre, blême sous sa peau noire et auquel la +frayeur semblait avoir coupé la langue. Enfin il se décida à parler. Il +appartenait à un pauvre vieillard, nommé Ignacio Bayal, l'un des deux +seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San +José, lors de la dernière invasion des Patagons. L'esclave et le maître +cherchaient du bois, lorsque ceux-ci apparurent à peu de distance. +L'esclave avait eu le temps de se blottir dans un terrier de <i>biscacha</i>, +mais le vieillard était tombé sous les coups des sauvages qui le +criblèrent de pointes de lances et de <i>bolas perdidas</i>. Je rassurai le +nègre, mais aussitôt; j'aperçus une multitude d'Indiens qui chassaient +devant eux des prisonniers et des bestiaux, qui sur leur passage +mettaient tout à feu et à sang et marchaient rapidement sur le Carmen.</p> + +<p>L'estancia de Punta-Rosa et celle de San-Blas sont à cette heure un +monceau de cendres, qui sert de tombeau à leurs propriétaires. Voilà mes +nouvelles, Seigneurie; faites-en ce que vous voudrez.</p> + +<p>--Et ces chevelures sanglantes? demanda le major en désignant les +trophées humains qui pendaient à la ceinture du bombero.</p> + +<p>--C'est une affaire personnelle, fit Julian avec un sourire. Par amitié +pour les Indiens, j'ai préféré leur prendre leur chevelure que leur +laisser ma tête.</p> + +<p>--Peut-être n'est-ce qu'une troupe de pillards des pampas qui vient +voler du bétail et qui se retirera avec son butin.</p> + +<p>--Hum! dit Julian en hochant la tête, ils sont trop nombreux, trop bien +équipés et ils s'avancent avec trop d'ensemble. Non, colonel, ce n'est +pas une escarmouche, c'est une invasion.</p> + +<p>--Merci, Julian! dit le gouverneur, je suis content de vous. Retournez à +votre poste et redoublez de vigilance.</p> + +<p>--Simon est mort, colonel, c'est vous dire combien mes frères et moi +nous aimons les Indiens.</p> + +<p>Le bombero se retira.</p> + +<p>--Vous le voyez, messieurs, dit don Antonio, le temps presse. Que chacun +aille à son devoir!</p> + +<p>--Un instant! fit le major Blumel, j'ai encore un avis à émettre.</p> + +<p>--Parlez mon ami.</p> + +<p>--Nous sommes comme perdus sur ce coin de terre et éloignés de tout +secours; nous pouvons être assiégés dans le Carmen et bloqués par la +famine. Je demande, dans les circonstances impérieuses où nous sommes, +qu'on expédie une barque à Buenos-Ayres, pour peindre notre situation et +demander du renfort.</p> + +<p>--Que pensez-vous, messieurs, de l'avis du major? demanda le colonel en +promenant un regard interrogateur sur les officiers.</p> + +<p>--Excellent, colonel! répondit l'un d'eux.</p> + +<p>--Ce conseil va être exécuté sur-le-champ, reprit don Luciano. +Maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer.</p> + +<p>On organisa la défense du fort et de la ville avec une rapidité +inconcevable, pour qui connaît l'indolence espagnole; le danger donnait +du courage aux timides et redoublait l'ardeur des autres. Deux heures +plus tard les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les +rues barricadées, les canons mis sur pied, et les femmes et les enfants +renfermés dans les bâtiments attenant au fort. Une barque cinglait vers +Buenos-Ayres, et cent cinquante hommes déterminés s'étaient retranchés +dans la Poblacion-del-Sur, dont ils avaient crénelé les maisons.</p> + +<p>Le gouverneur et la major Blumel se multipliaient, encourageant là les +soldats, aidant ici les travailleurs et donnant de l'énergie à tous.</p> + +<p>Vers trois heures de l'après-midi, un vent assez violent s'éleva tout à +coup qui amena du sud-ouest une fumée épaisse, occasionnée par +l'embrasement de la campagne et voilant au loin les objets. Les +habitants du Carmen furent dévorés d'inquiétude.</p> + +<p>Tel est le stratagème simple et ingénieux dont se servent les nations +australes pour favoriser leur invasion sur le territoire des blancs, +cacher leurs manoeuvres et dissimuler le nombre à l'oeil perçant des +bomberos. La fumée, comme une muraille flottante, séparait les Indiens +du Carmen, et, à cause de la clarté des nuits, ils avaient choisi la +pleine lune.</p> + +<p>Les éclaireurs, malgré les flots de fumée qui protégeaient l'ennemi, +arrivaient au galop les uns après les autres, et ils annoncèrent que +pendant la nuit ils seraient devant le Carmen. En effet, les hordes +indiennes, dont le nombre croissait sans relâche, couvraient toute la +plaine, et s'avançaient avec une rapidité effrayante.</p> + +<p>Par ordre du gouverneur, on tira les trois coups de canon d'alarme. +Alors on vit accourir en foule les estancieros, qui traînaient à leur +suite leurs bestiaux, leurs meubles, et qui, à l'aspect de leurs maisons +incendiées et de leurs riches moissons détruites, versaient des larmes +de désespoir. Ces pauvres gens campèrent où il plut à Dieu, dans les +carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs +enfants dans le fort, ceux qui avaient l'âge viril prirent les armes et +s'élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à venger leur +ruine.</p> + +<p>La consternation et la terreur étaient générales. Partout des pleurs et +des sanglots étouffés. La nuit vint sur ces entrefaites ajouter à +l'horreur de cette situation et envelopper la ville de son crêpe +funèbre. De nombreuses patrouilles sillonnaient les rues, et, par +intervalles de hardis bomberos glissait furtivement dans l'obscurité +pour guetter les approches du péril prochain.</p> + +<p>Vers deux heures du matin, au milieu d'un silence désolé, on entendit un +bruit léger, de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement +les Aucas couronnèrent le sommet des barricades de la Poblacion-del-Sur, +et, agitant des torches enflammées, ils poussèrent leur cri de guerre.</p> + +<p>Un instant, les habitants crurent la ville prise; mais le major Blumel, +qui commandant ce poste, était engarde contre les ruses des Indiens. Au +moment où les Aucas se préparaient à escalader les barricades, éclata +une vive fusillade qui les rejeta en bas des retranchements. Les +Argentins s'élancèrent à la baïonnette. Ce fut une mêlée effroyable, +d'où s'échappaient des cris d'agonie, des malédictions et le sourd +cliquetis du fer contre le fer. Ce fut tout, les Espagnols regagnèrent +leur positions, les Indiens disparurent, et la ville, naguère rougie par +la clarté des torches, retomba dans l'ombre et le silence.</p> + +<p>Le coup de main des Indiens avait échoué. Ils allaient ou se retirer ou +bloquer la ville. Mais, au point du jour, toutes les illusions des +habitants se dissipèrent; l'ennemi n'avait pas songé à la retraite. +Spectacle navrant! la campagne était dévastée; on apercevait encore au +loin les feux mourants des incendies. Là, une troupe de cavaliers aucas +entraînait des chevaux; ici, des guerriers la lance debout, épiaient les +mouvements des habitants de la ville; derrière eus, des femmes et des +enfants chassaient des bestiaux qui poussaient de longs beuglements; +puis, çà et là, des prisonniers, hommes, femmes et enfants conduits à +coups de bois de lance, tendaient vers la ville leurs bras suppliants; +les Patagons plantaient des piquets et élevaient de nombreux toldos; +enfin, à perte de vue, de nouveaux indiens débordaient sur la plaine et +de tous côtés.</p> + +<p>Les plus anciens soldats du fort, témoins des guerres précédentes, +s'étonnaient de l'ordre de l'ennemi dans sa marche serrée. Les toldos +étaient habilement groupés; l'infanterie exécutait avec précision des +mouvements qui, jusqu'alors, lui avaient été inconnus, et, chose +inouïe, qui stupéfia le colonel et le major, ce fut de voir les Aucas +tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément +des retranchements en terre qui les mirent à l'abri du canon.</p> + +<p>--<i>Sangre de Dios!</i> s'écria le colonel, un traître est parmi ces +misérables: jamais ils n'ont fait la guerre ainsi.</p> + +<p>--Hum! murmura le major en mordant sa moustache grise; si Buenos-Ayres +n'envoie pas de secours, nous sommes perdus.</p> + +<p>--Oui, mon ami, nous y laisserons notre peau.</p> + +<p>--Et ceux qui arrivent dans la plaine... Mais que signifie le son de +cette trompette?</p> + +<p>Quatre Ulmenes, précédés d'un Indien qui portait un drapeau blanc, +étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière de la +Poblacion-del-Sur.</p> + +<p>--Ils semblent, dit le colonel, demander à parlementer. Me croient-ils +assez niais pour donner dans le piège? Major, un coup de canon à +mitraille dans ce groupe de païens pour leur apprendre à nous traiter +comme des imbéciles.</p> + +<p>--Nous aurions tort, colonel. Sachons ce qu'ils veulent.</p> + +<p>--Mais qui de vous sera assez fou pour se risquer au milieu de ces +bandits sans foi ni loi?</p> + +<p>--Moi, si vous le permettez répondit simplement le major.</p> + +<p>--Vous! s'écria don Luciano étonné.</p> + +<p>--Oui, moi. Des malheureux ont été confiés à notre garde et à notre +honneur. Je ne suis qu'un homme; ma vie importe peu à la défense de la +ville; je suis vieux, colonel, et je vais essayer de sauver les +habitants du Carmen.</p> + +<p>Le gouverneur étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son +vieil ami:</p> + +<p>--Allez, lui dit-il d'une voix émue, et que Dieu vous protège!</p> + +<p>--Merci! répondit le major Blumel.</p> + +<br> + +<h3>III.--MARIA</h3> + +<p>En quittant le Carmen, Sanchez avait senti le souvenir de sa soeur +s'éveiller dans sa pensée; et, pour prévenir don Luis Munoz de +l'invasion des Indiens, il s'était lancé à toute bride vers l'estancia +de San-Julian où, grâce à la vitesse du cheval frais que le gouverneur +lui avait donné, il était arrivé sans encombre. Tout était tranquille à +San-Julian, la sentinelle placée en vedette sur le mirador n'avait rien +aperçu d'inquiétant dans le lointain.</p> + +<p>Le Pavito, en l'absence du capataz, veillait à la batterie, comme un bon +chien de garde.</p> + +<p>--Où est don José, demanda le bombero.</p> + +<p>--Au Carmen, en compagnie de don Fernando Bustamente, répondit le +gaucho.</p> + +<p>--Quoi, ils ne sont pas encore de retour?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Conduisez-moi auprès de don Luis.</p> + +<p>L'estanciero reçut à merveille le bombero et fit appeler sa soeur, qui +arriva avec dona Linda.</p> + +<p>--Qui vous amène si vite, Sanchez?</p> + +<p>--Une raison fort grave, don Luis, répondit-il après avoir à plusieurs +reprises embrassé Maria. Mais voyez donc, seigneurie! est-elle jolie +dans ce nouveau costume! Embrasse-moi encore, petite soeur.</p> + +<p>--N'êtes-vous venu que pour dévorer cette enfant de caresses! dit en +souriant don Luis; donnez-vous-en à coeur joie, mon brave ami.</p> + +<p>--Cela suffirait presque, reprit Sanchez, dont les yeux se remplirent de +larmes. Hélas! notre famille diminue de jour en jour. Enfin, ajouta-t-il +en changeant de ton, quelque amitié que j'aie pour ma soeur, ce n'est +pas seulement pour elle que je suis ici. Mais tenez, seigneurie, je +mens, c'est pour elle, pour elle seule! en apparence pour vous. J'arrive +du Carmen.</p> + +<p>--Du Carmen! fit involontairement dona Linda.</p> + +<p>--Oui, senorita, répondit le bombero, comme s'il eût deviné la pensée +secrète de la jeune fille, et j'y ai vu don Fernando Bustamente.</p> + +<p>Dona Linda rougit comme une cerise et se tut.</p> + +<p>--Et qu'alliez-vous faire au Carmen? demanda don Luis.</p> + +<p>--Prévenir Son Excellence le colonel don Luciano Quiros que les Indiens +sont entrés sur le territoire de la république, pillant et incendiant +tout sur le chemin.</p> + +<p>--Une invasion! fit don Luis avec un tressaillement intérieur.</p> + +<p>--Oh mon Dieu! s'écrièrent les deux jeunes filles en joignant les mains +avec un mouvement de frayeur.</p> + +<p>--Oui, Seigneurie, une invasion innombrable et terrible. Le gouverneur +avait, je me suis rappelé ma soeur et je suis venu.</p> + +<p>--Vous êtes un brave garçon, Sanchez, lui dit l'estanciero, en lui +tendant la main; vous n'êtes pas un frère pour Maria, vous êtes une +mère. Mais n'ayez crainte! l'estancia est plus sûre que le Carmen.</p> + +<p>--Je l'ai vu dès mon arrivée, seigneurie, et cela m'a ôté un rude poids +qui pesait sur ma poitrine, je vais donc, le coeur dispos et presque +joyeux, rejoindre mes deux frères.--Simon est mort dans la lutte;--le +même sort nous attend, mais Maria est heureuse, je puis mourir en paix.</p> + +<p>--Oh! mon bon Sanchez, s'écria Maria qui se jeta en pleurs dans ses +bras: ne dois-tu pas vivre pour moi qui t'aime?</p> + +<p>--Allons, ne pleure pas, petite, et adieu! Je retourne dans la plaine.</p> + +<p>--Adieu! dit l'estanciero, c'est un mot triste, Sanchez; au revoir!</p> + +<p>--Seigneurie, reprit le bombero, nous ne disons jamais: au revoir! à nos +amis.</p> + +<p>Il embrassa tendrement sa soeur toujours en larmes, sortit de +l'appartement, remonta sur son cheval et repartit au galop.</p> + +<p>--Mon père, dit vivement dona Linda, est-ce que nous allons demeurer à +l'estancia durant l'invasion des Indiens?</p> + +<p>--Mon enfant, c'est l'abri le plus sûr.</p> + +<p>--Mais, don Fernando? ajouta-t-elle avec une câlinerie charmante.</p> + +<p>--Il viendra nous rejoindre.</p> + +<p>--Oh! non, fit-elle brusquement; y songez-vous mon père? Les chemins +sont impraticables et infestés d'Indiens; je ne veux pas qu'il tombe +dans une embuscade de païens.</p> + +<p>--Comment faire?</p> + +<p>--Lui envoyer un exprès qui lui ordonne de ma part de rester au Carmen, +ou, s'il tient absolument à revenir, de prendre une chaloupe; sur le +fleuve les Indiens n'oseront pas l'attaquer. Ecrivez-lui, mon père. +J'ajouterai quelques lignes à votre lettre; il ne voudra pas déplaire à +sa femme.</p> + +<p>--Sa femme! fit le père en souriant.</p> + +<p>--Ou peu s'en faut, puisque je l'épouse dans deux jours. Vous allez +écrite tout de suite, n'est-ce pas, cher père?</p> + +<p>--Je n'ai de volontés que tes caprices. Enfin, ajouta-t-il d'un air +résigné.</p> + +<p>Il se plaça devant un bureau en palissandre et écrivit. Linda, appuyée +sur sa chaise en souriant, lisait par dessus son épaule. Dès que don +Luis eut fini, il se tourna vers sa fille bien-aimée.</p> + +<p>--Eh bien! lui dit-il êtes-vous contente, petite curieuse?</p> + +<p>--Oh! mon père! fit-elle en lui prenant la tête à deux mains et la +baisant au front.</p> + +<p>Puis, par un mouvement plein de grâce amoureuse, elle ôta la plume des +doigts de son père et traça quelques mots au bas de la lettre, quand au +dehors retentit un grand bruit mêlé de gémissements.</p> + +<p>--Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle comme frappée au coeur et pâlissant.</p> + +<p>Elle se précipita sur le perron et aperçut le Pavito et Sanchez qui +portaient un homme enveloppé dans un manteau. Des femmes silencieuses +l'entouraient, tandis que d'autres personnes s'empressaient auprès de +dona Diaz, prête à s'évanouir.</p> + +<p>--Quel est ce corps? demanda dona Linda d'une voix brève et saccadée.</p> + +<p>--C'est mon fils, cria la mère désolée.</p> + +<p>--Don Juan Perez, répondit Pavito.</p> + +<p>--Et don Fernando? fit la jeune fille.</p> + +<p>--Disparu! articula Sanchez.</p> + +<p>Elle tomba à la renverse, demi-morte; son père la reçut dans ses bras. +Les deux hommes entrèrent dans le salon.</p> + +<p>Voici ce qui s'était passé.</p> + +<p>Sanchez, à peu de distance de l'estancia, avait failli être désarçonné +par un écart subit de son cheval. Tiré de ses rêveries par l'effroi de +sa monture, le cavalier chercha des yeux quelle en était la cause. Qu'on +juge de sa surprise! sur la place, qui semblait avoir été le théâtre +d'une lutte sérieuse, la terre détrempée gardait l'empreinte des pieds +de plusieurs chevaux; des armes y avaient été abandonnées, et sept +cadavres gisaient pêle-mêle au milieu des mares de sang et de boue.</p> + +<p>--Eh quoi! pensa Sanchez, les Indiens sont déjà venus par ici?</p> + +<p>Puis il ajouta:</p> + +<p>--Comment n'ont-ils pas dépouillé leurs victimes?</p> + +<p>Il mit pied à terre et s'approcha des corps, qu'il regarda avec +attention, et qu'il tâta et souleva l'un après l'autre.</p> + +<p>--Il s'est passé quelque chose qui n'est pas naturel, fit le bombero. +Deux nègres! Oh! s'écria-t-il en venant auprès des gauchos, quels sont +ceux qui portent des masques? Oh! oh! est-ce que, au lieu d'une +embuscade ce serait un crime, et au lieu d'une attaque indienne une +vengeance espagnole. Voyons un peu!</p> + +<p>Il arracha du visage des quatre gauchos les lambeaux de laine qui +servaient à les déguiser.</p> + +<p>--Ma foi! je ne les connais pas. Qui peuvent être ces misérables?</p> + +<p>Au même moment, ses yeux se tournèrent, ses yeux tombèrent sur un +dernier corps caché par un épais buisson, sous lequel il était allongé.</p> + +<p>--Celui-ci n'est pas vêtu de la même manière. Ce doit être un des +caballeros attaqués par les brigands. Voyons-le, peut-être me +mettra-t-il sur la trace de cette aventure.</p> + +<p>Il poussa un cri en reconnaissant le capataz de l'estancia de +San-Julian, don Juan Diaz. Il se pencha sur lui, le prit dans ses bras, +le déposa doucement sur la route, le dos appuyé sur le rocher.</p> + +<p>--Pauvre capataz! brave et bon! Mais, si je ne me trompe, je sens un +reste de chaleur. Vive Dieu! je voudrais qu'il ne fût pas mort.</p> + +<p>Alors le bombero lui ouvrit ses habits, et aperçut à la poitrine trois +blessures sans gravité; il se hâta de les bander avec soin: les chairs +étaient à peine entamées. Sanchez se frottait les mains en signe de +contentement, lorsqu'il découvrit au crâne une quatrième plaie sur +laquelle les cheveux s'étaient collés et avaient arrêté le sang. Il lava +la blessure, coupa aux alentours les cheveux avec son poignard, imbiba +d'eau et de sel une compresse qu'il posa sur la palie, et la noua autour +de la tête. Le capataz poussa un faible soupir et remua +imperceptiblement.</p> + +<p>--Caraï! s'écria Sanchez ravi; il est sauvé: les blessures au crâne, +quand elles ne tuent pas sur le coup, se guérissent en huit jours.</p> + +<p>Peu à peu le blessé sembla revenir à la vie et ouvrit enfin ses yeux, +qui regardèrent vaguement.</p> + +<p>--Eh! mon brave, vous sentez-vous mieux? Canario! vous revenez de loin, +savez-vous?</p> + +<p>Le capataz fit un petit signe de tête.</p> + +<p>--Attendez! continua Sanchez.</p> + +<p>Et il lui introduisit dans la bouche le goulot de la <i>bota</i> +d'aguardiente que les bomberos portent toujours à l'arçon de leur selle. +Diaz fit la grimace, mais bientôt se résignant, il but la liqueur que +son médecin lui entonnait de bon gré mal gré. Au bout de quelques +minutes ses yeux brillèrent de leur éclat accoutumé, et un léger +incarnat colora ses joues.</p> + +<p>--Merci! dit-il en repoussant la bota de la main.</p> + +<p>--Vous parlez, donc vous vivez, capataz! Pouvez-vous causer?...</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Sans danger pour vous, au moins?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Et d'abord, me reconnaissez-vous?</p> + +<p>--Vous êtes Sanchez le bombero, dit le blessé en souriant.</p> + +<p>--Je suis un ami.</p> + +<p>--Que vous amis dans ce piteux état?</p> + +<p>--Je ne sais pas.</p> + +<p>--Hum! combien étaient-ils?</p> + +<p>--Je l'ignore.</p> + +<p>--Hein! et pourquoi vous ont-ils ainsi arrangé?</p> + +<p>--Je ne sais pas.</p> + +<p>--Je ne sais pas! je l'ignore! Tout cela n'est pas très clair; et, si +vous n'en dites jamais davantage, il est douteux que vous compromettiez +vos assassins. D'où veniez-vous? du Carmen?</p> + +<p>--Nous avons quitté ce matin le Carmen pour nous...</p> + +<p>--Un instant, s'il vous plaît! vous avez dit <i>nous</i>, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Oui, nous.</p> + +<p>--Qui cela, nous?</p> + +<p>--Don Fernando Bustamente, moi et deux esclaves noirs.</p> + +<p>--Bien. A quel endroit vous êtes-vous séparé de don Fernando?</p> + +<p>--Je ne me suis pas séparé de don Fernando.</p> + +<p>--Ah bah!</p> + +<p>--Nous étions ensemble, lorsque des bandits masqués sont sortis tout à +coup de ce bois et nous ont attaqués. Nos nègres ont été tués à la +première décharge. Don Fernando et moi, nous nous sommes adossés contre +un arbre, derrière nos chevaux, je me suis battu, et... je n'en puis +dire davantage.</p> + +<p>--Ce coup à la tête vous a renversé; il y avait, pardieu! de quoi +assommer un boeuf; mais vous avez la tête dure, et bien vous en a pris, +car vous en reviendrez. Ainsi, vous n'avez pu reconnaître vos assassins?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Venez un peu les regarder avec moi. Pouvez-vous marcher?</p> + +<p>--Je le crois.</p> + +<p>--Essayez.</p> + +<p>José Diaz se leva avec difficulté et fit quelques pas en trébuchant.</p> + +<p>--Donnez-moi le bras dit Sanchez.</p> + +<p>Le capataz, soutenu par le bombero, examina le visage des gauchos.</p> + +<p>--Je reconnais celui-ci fit-il en désignant du doigt un cadavre, c'est +Mato. Je sais maintenant quel est l'auteur du guet-apens.</p> + +<p>--Caraï! tant mieux! Mais le corps de don Fernando n'est pas là.</p> + +<p>--Dieu soit loué! s'écria le capataz; il se sera échappé, nous le +retrouverons, à l'estancia.</p> + +<p>--Non, dit Sanchez.</p> + +<p>--Comment, non!</p> + +<p>--J'en arrive, je l'aurais vu.</p> + +<p>--Où est-il?</p> + +<p>--Ah! voilà! je dirais comme vous: je ne sais pas, ou, si vous l'aimez +mieux, je l'ignore.</p> + +<p>--Je vais vous y conduire au petit pas: votre tête n'est point encore +recousue, et une course rapide envenimerait la plaie.</p> + +<p>--N'importe, il faut que je m'y rende avec la rapidité du vent.</p> + +<p>--Vous voulez vous tuer, alors?</p> + +<p>--Cela m'est égal. Vous aimez don Luis Munoz et sa fille n'est-il pas +vrai?</p> + +<p>--Caraï! si je les aime! je donnerais mon sang pour eux.</p> + +<p>--Il s'agit du bonheur, peut-être de la vie de dona Linda. Vous voyez +que la mienne n'est rien.</p> + +<p>--C'est vrai, fit le bombero d'un ton de conviction.</p> + +<p>--Ainsi, vous consentez?</p> + +<p>--Je consens.</p> + +<p>--Merci! Un mot encore! Si je meurs en route, vous direz à dona Linda +que l'assassin...</p> + +<p>--Que l'assassin? dit Sanchez voyant que l'autre s'interrompait.</p> + +<p>--Mais non, reprit le capataz, c'est inutile, Dieu ne permettra pas que +je meure avant de l'avoir vue.</p> + +<p>--Comme il vous plaira! Partons.</p> + +<p>--Rapidement, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Comme la foudre.</p> + +<p>Il remonta à cheval, plaça devant lui le capataz, qui n'avait point de +monture et qui d'ailleurs était trop faible pour se tenir en selle; puis +lâchant la bride et jouant de l'éperon, il s'envola avec la vélocité du +cheval-fantôme de la ballade allemande.</p> + +<p>Devant la porte de l'estancia, le cheval de Sanchez manqua des quatre +pieds à la fois et tomba mort. Mais le bombero, qui avait prévu cet +accident, se retrouva debout sur ses jambes et tenant dans ses bras son +ami le capataz, que les secousses de cette course infernale avaient fait +évanouir une seconde fois.</p> + +<p>Le Pavito aida le bombero à porter jusqu'à la maison le pauvre don José +Diaz.</p> + +<p>Dona Linda, avait repris ses sens, s'obstina, malgré les prières de son +père, à rester auprès du blessé. Elle lui prodigua ses soins, lui versa +dans la bouche quelques gouttes d'un puissant cordial, et attendit le +retour à la vie du capataz.</p> + +<p>--Pardon! senorita, pardon! lui dit-il dès qu'il eut rouvert les yeux et +qu'il l'eut aperçue; je n'ai pu le sauver: mes forces m'ont trahi.</p> + +<p>--Je n'ai rien à vous pardonner, Diaz, répondit la jeune fille, qui +avait tout appris par Sanchez. Au contraire, mon ami, je vous remercie +de votre dévouement. Un mot seulement! Lorsque vous êtes tombé, don +Fernando combattait toujours auprès de vous?</p> + +<p>--Oui, senorita.</p> + +<p>--Ce n'est donc qu'après votre chute qu'il a péri sous le nombre.</p> + +<p>--Non, don Fernando n'est point mort.</p> + +<p>--Qui vous le fait supposer?</p> + +<p>--Une chose toute simple: s'il avait été tué, son corps serait resté +étendu à côté du mien. Quel intérêt, en effet, aient les assassins à +cacher un cadavre, lorsqu'ils en abandonnaient sept au milieu de la +route? S'ils avaient voulu cacher leur crime, un trou est vite creusé +dans le sable.</p> + +<p>--C'est vrai, murmura dona Linda. Il vit encore. Mais savez-vous d'où +vient ce crime?</p> + +<p>--Oui, senorita.</p> + +<p>--Et?...</p> + +<p>Le capataz montra d'un coup d'oeil les personnes qui encombraient le +salon. Dona Linda comprit, et d'un geste congédia l'assistance. Sanchez +voulut suivre les autres.</p> + +<p>--Restez, lui dit-elle. Vous pouvez parler devant mon père, don Sanchez +et sa soeur. Quel est l'homme qui vous a attaqués.</p> + +<p>--Permettez, senorita. Je ne dis pas positivement qu'il se trouvât au +milieu des assassins, car je ne l'ai pas vu, mais c'est certainement lui +qui les a lâchés contre nous et qui de loin les dirigeait.</p> + +<p>--Oui, Diaz; il était la tête, et ces dix ou douze bandits n'étaient que +des bras.</p> + +<p>--C'est cela même. Parmi les morts j'ai reconnu le cadavre d'une de ses +âmes damnées, du gaucho Mato, que j'ai surpris l'autre jour conspirant +avec lui contre vous.</p> + +<p>Un sourire amer plissa un instant les lèvres pâlies de la jeune fille.</p> + +<p>--Me direz-vous son nom, enfin? s'écria-t-elle en frappant du pied avec +colère.</p> + +<p>--Don Juan Perez!</p> + +<p>--Je le savais! fit-elle avec un accent de dédain superbe. Oh! don Juan! +don Juan! Cet homme, où le trouver à cette heure? Où est-il? Oh! je +donnerais ma fortune, ma vie, pour être face à face avec lui. Est-ce +donc pour assassiner impunément ses rivaux que cet homme mystérieux...</p> + +<p>Elle ne put achever. Elle fondit en larmes et tomba dans les bras de don +Luis en s'écriant avec des sanglots entrecoupés:</p> + +<p>--Mon père! mon père! qui me vengera?</p> + +<p>--Senorita, dit Sanchez, l'homme dont vous parlez est bien difficile à +atteindre.</p> + +<p>--Vous le connaissez, don Sanchez? fit-elle en se redressant.</p> + +<p>--Oui, répondit-il. Mais vous, senorita, le connaissez-vous?</p> + +<p>--On dit que c'est un riche Espagnol.</p> + +<p>--On se trompe.</p> + +<p>--Auriez-vous pénétré le mystère dont il s'environne?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>Chacun se rapprocha de Sanchez.</p> + +<p>--Cet homme que vous appelez don Juan Perez, se nomme Neham-Outah; c'est +un des principaux chefs des Indiens Aucas.</p> + +<p>Un Indien! s'écria la jeune fille avec stupeur.</p> + +<p>--Oui, mais un de ces Indiens de couleur blanche, qui descendent des +Incas et se prétendent fils du Soleil.</p> + +<p>--Prenez garde, Lindita, dit Maria, Neham-Outah est terrible...</p> + +<p>--Il ne me reste donc qu'à mourir, soupira la pauvre fiancée qui tomba +sur un fauteuil.</p> + +<p>Maria la contempla un moment avec un regard mêlé de douleur, de +compassion, de tendresse, s'approcha d'elle et lui posa doucement la +main sur l'épaule. A cet attouchement imprévu, dona Linda tressaillit et +se retourna.</p> + +<p>--Que me veux-tu, pauvre enfant? lui demanda-t-elle tristement.</p> + +<p>--Sauver don Fernando, s'il est vivant, répondit Maria d'une voix calme +et ferme.</p> + +<p>--Toi.</p> + +<p>--Moi. Lorsque j'étais sans asile, ne m'avez vous pas ouvert votre +maison et votre coeur. Vous souffrez, et à mon tour je viens vous dire: +Me voici.</p> + +<p>--Mais que pourras-tu faire, mon amie?</p> + +<p>--C'est mon secret. Je connais les Indiens; je sais comment il faut se +conduire avec eux; je parle leur langage. Seulement, jurez-moi que d'ici +à trois jours vous ne sortirez pas de l'estancia et que vous ne +chercherez par aucun moyen à savoir ce qu'est devenu votre fiancé.</p> + +<p>Dona Linda regarda Maria, dont l'oeil étincelait d'un feu clair et +limpide; sus ses traits respirait je ne sais quelle grâce virile; sur +ses lèvres roses se jouait un sourire si doux et si tranquille, qu'elle +se sentit subjuguée et malgré elle l'espérance rentra dans son coeur.</p> + +<p>--Merci! reprit Maria. Adieu, Lindita! dans trois jours vous aurez des +nouvelles de votre fiancé ou je serai morte.</p> +<br> + + +<h3>IV.--L'INVASION.</h3> + +<p>Donnons maintenant quelques explications sur l'expédition indienne, et +sur les préparatifs et dispositions ordonnées par Neham-Outah au moment +de tenter le siège du Carmen.</p> + +<p>--Si vous réussissez dans cette affaire, avait dit don Juan aux deux +gauchos après leur avoir donné l'ordre d'enlever don Fernando +Bustamente, vous aurez encore cinquante onces d'or; mais n'oubliez rien +et veillez.</p> + +<p>Chillito et Mato, restés seuls, se partagèrent les onces avec des +transports de joie.</p> + +<p>Don Juan était remonté à cheval et s'était rendu au Carmen, où il avait +passé plusieurs jours dans sa maison, à l'insu de tout le monde. Pendant +son séjour, à deux reprises différentes il avait eu, sous divers +déguisements, des entrevues avec Pincheira dans la Poblacion-del-Sur, le +rendez-vous habituel des gauchos. Chaque nuit trois ou quatre mules +chargées de ballots étaient sorties, sous l'escorte d'Indiens, et +s'étaient dirigées du côté des Andes.</p> + +<p>Enfin, une nuit, après un long entretient avec Pincheira, don Juan +quitta le Carmen à son tour, sans même que sa présence dans la ville eût +été soupçonnée. A six lieues du Carmen, il trouva Mato et Chillito qu'il +tança vertement pour leur mollesse à exécuter ses ordres. Il leur +recommanda d'agir le plus promptement possible.</p> + +<p>Le lendemain, jour de la chasse aux Nandus, Mato s'était présenté à la +porte de l'estancia que Pavito avait refusé d'ouvrir.</p> + +<p>En s'éloignant des deux bandits, don Juan gagna la grotte naturelle, où +une fois déjà nous l'avons vu changer de vêtements. Là, il se revêtit de +ses ornements indiens, et, suivant les bords du Rio-Négro, il galopa +vers l'île du Chole-Hechel, où il avait donné rendez-vous aux +détachements de guerre des tribus de toutes les nations patagones et +araucaniennes.</p> + +<p>Le nuit avait le charme des plus délicieuses nuits d'Amérique. L'air +frais et embaumé par les parfums pénétrants des fleurs qui +s'épanouissaient par touffes sur les rives du fleuve, portait l'âme vers +la rêverie. Le ciel, d'un bleu profond et sombre, était comme brodé +d'étoiles, au milieu desquelles scintillait l'éblouissante croix du Sud +que les Indiens appellent <i>Parou-Chayé</i>. La lune dorait le sable de sa +douce lumière, jouait dans le feuillage des arbres et dessinait sur les +dunes du rivage des formes fantastiques. Le vent soufflait mollement à +travers les branches où la hulotte bleue jetait par intervalles les +notes mélodieuses de son chant plaintif. Çà et là, dans le lointain, on +entendait le rugissement grave du cougouar, le miaulement saccadé de la +panthère et les rauques abois des loups rouges.</p> + +<p>Neham-Outah, enivré par cette belle nuit d'automne, ralentit le pas de +son cheval et laissa son esprit aller à la dérive. Le descendant de +Manco Capac et de Mama-oello, ces premiers Incas du Pérou, voyait passer +et repasser devant sa pensée les splendeurs de sa race, éteintes depuis +la mort de Tupac-Amaru, le dernier empereur péruvien, que les soldats +espagnols avaient assassiné. Son coeur se gonflait d'orgueil et de joie +en songeant qu'il allait reconstituer l'empire de ses pères. Cette +terre, qu'il foulait aux pieds, était la sienne; cet air qu'il +respirait, c'était l'air de la patrie.</p> + +<p>Il marcha longtemps ainsi, voyageant dans le pays des rêves. Les étoiles +commencèrent à pâlir dans le ciel; l'aube traçait déjà une ligne blanche +qui par degré se colora de teintes jaunes et rougeâtres, et, à +l'approche du jour, l'air fraîchissait. Neham-Outah, réveillé comme en +sursaut par la rosée glaciale de la pampa, ramena en frissonnant les +pans de son manteau sur son épaule et repartit au galop, en lançant un +regard vers le ciel et en murmurant:</p> + +<p>--Mourir, ou vivre libre!</p> + +<p>Mot sublime dans la bouche de cet homme! Riche, jeune et beau, il eût pu +rester à Paris, où il avait étudié, y vivre en grand seigneur et +cueillir à mains pleines toutes les joies de ce monde. Mais non, sans +pensée ambitieuse et sans compter sur la reconnaissance humaine, il +voulait délivrer sa patrie.</p> + +<p>Vers huit heures du matin environ, Neham-Outah s'arrêta devant une +immense tolderia, en face de l'île de Chole-Hechel. En cet endroit, le +Rio-Négro a sa plus grande largeur: chacun des bras formés par l'île +peut avoir à peu près quatre kilomètres. L'île, qui s'élève au milieu +des eaux, longue de quatre lieues et large de deux, est un vaste bouquet +d'où s'exhalent les plus suaves odeurs et où chantent d'innombrables +oiseaux. Eclairée ce jour-là par les rayons d'un splendide soleil, l'île +semblait avoir été déposée sur le fleuve comme une corbeille de fleurs, +pour le plaisir des yeux et le ravissement de l'imagination.</p> + +<p>Aussi loin que la vue s'étendait dans l'île, sur les deux rives du +fleuve, on apercevait des milliers de toldos et de chozas, pressés les +uns contre les autres, et dont les couleurs bizarres brillaient au +soleil. De nombreuses pirogues, faites de peaux de cheval cousues +ensemble et rondes pour la plupart, ou creusées dans des troncs +d'arbres, sillonnaient le fleuve dans tous les sens.</p> + +<p>Neham-Outah confia son cheval à une femme indienne et s'engagea au +milieu des toldos. Devant leurs ouvertures flottaient au vent les +banderoles de plumes d'autruche des chefs.</p> + +<p>Dès son arrivée, il avait été reconnu; on se rangeait sur son passage, +on s'inclinait respectueusement devant lui. La vénération que les +nations australes ont conservée aux descendants des Incas s'est changée +en une sorte d'adoration. Le soleil d'or et de pierreries qui ceignait +son front semblait allumer la joie le plus vive dans tous les coeurs.</p> + +<p>Arrivé au bord du fleuve, une pirogue de pêcheur le passa dans l'île, où +un toldo avait été préparé pour lui. Lucaney, averti par des sentinelles +qui guettaient sa venue, se présenta devant Neham-Outah, ou moment où il +mit pied à terre.</p> + +<p>--Le grand chef, dit-il en s'inclinant est le bienvenu parmi ses fils. +Mon père a-t-il fait un bon voyage?</p> + +<p>--J'ai fait un bon voyage, je remercie mon frère.</p> + +<p>--Si mon père le permet, je vais le conduire à son toldo.</p> + +<p>--Marchons, dit le chef.</p> + +<p>Lucaney s'inclina une seconde fois et guida le grand chef à travers un +sentier tracé au milieu des buissons, ils arrivèrent bientôt à un toldo +de couleurs éclatantes, vaste et propre, le plus beau de l'île en un +mot.</p> + +<p>--Mon père est chez lui, dit Lucaney en soulevant le poncho qui en +fermait l'ouverture.</p> + +<p>Neham-Outah entra.</p> + +<p>--Que mon frère me suive! fit-il.</p> + +<p>Le rideau de laine retomba sur les pas des deux ulmenes.</p> + +<p>Cette habitation, semblable aux autres, contenait un feu, auprès duquel +Neham-Outah et Lucaney s'accroupirent. Ils fumèrent en silence pendant +quelques minutes, puis le grand chef s'adressa à Lucaney.</p> + +<p>--Les ulmenes, et les apo-ulmenes et les caraskenes de toutes les +nations et de toutes les tribus sont-ils réunis dans l'île de +Chole-Hechel, comme j'en avais donné l'ordre?</p> + +<p>--Ils sont tous réunis, répondit Lucaney.</p> + +<p>--Quand se rendront-ils dans mon toldo?</p> + +<p>--Les chefs attendent le bon plaisir de mon père.</p> + +<p>--Le temps est précieux. Il faut qu'à <i>l'enuit'ha</i> (petite nuit), nous +ayons parcouru vingt lieues. Que Lucaney prévienne les chefs!</p> + +<p>--L'ulmen se leva sans répondre et sortit.</p> + +<p>--Allons! fit Neham-Outah dès qu'il fût seul, le sort en est jeté! Me +voici dans la position de César, mais, vive Dieu! comme lui, je +franchirai le Rubicon.</p> + +<p>Il se leva, en proie à de profondes réflexions, et marcha de long en +large dans le toldo pendant près d'une heure. Un bruit de pas se fit +entendre; le rideau se souleva et Lucaney parut.</p> + +<p>--Eh bien? lui demanda Neham-Outah.</p> + +<p>--Les chefs sont là.</p> + +<p>--Qu'ils entrent!</p> + +<p>Les ulmenes, soixante au moins, revêtus de leurs plus riches habits, +peints et armés en guerre, passèrent silencieusement l'un après l'autre +devant le grand chef, le saluèrent, baisèrent le bas de sa robe et se +rangèrent autour du feu. Une troupe de guerriers aucas, au dehors, +éloignait les curieux.</p> + +<p>Neham-Outah, malgré son empire sur lui-même, ne put retenir un mouvement +de fierté.</p> + +<p>--Que mes frères soient les bienvenus! dit-il. Je les attendais avec +impatience. Lucaney combien de guerriers avez-vous rassemblé?</p> + +<p>--Deux mille cinq cents.</p> + +<p>--Chaukata?</p> + +<p>--Trois mille.</p> + +<p>--Métipan?</p> + +<p>--Deux mille.</p> + +<p>--Véra?</p> + +<p>--Trois mille sept cents.</p> + +<p>--Killapan?</p> + +<p>--Mille neuf cents.</p> + +<p>Neham-Outah inscrivait au fur et à mesure sur son carnet les chiffres +énoncés par les ulmenes qui, après avoir répondu, venaient se ranger à +sa droite.</p> + +<p>--Lucaney, reprit-il, le détachement de guerre de Pincheira est-il ici?</p> + +<p>--Oui, mon père.</p> + +<p>--Combien compte-t-il de guerriers + +--Cinq mille huit cents.</p> + +<p>--Mulato, combien en avez-vous?</p> + +<p>--Quatre mille.</p> + +<p>--Guaylikof?</p> + +<p>--Trois mille sept cents.</p> + +<p>--Tranamel?</p> + +<p>--Trois mille cinq cents.</p> + +<p>--Killamil?</p> + +<p>--Six mille deux cents.</p> + +<p>--Churlakin?</p> + +<p>--Cinq mille six cents.</p> + +<p>--Quelles sont les nations qui ont accepté le quipus et envoyé leurs +guerriers au rendez-vous?</p> + +<p>--Toutes! répondit Churlakin avec orgueil.</p> + +<p>--Mon coeur est satisfait de la sagesse de mon fils. Quel est l'effectif +de ces huit nations?</p> + +<p>--Vingt-neuf mille sept cent soixante hommes commandés par les ulmenes +les plus braves: Vicomte, Eyachu, Okenel, Kesné, Oyami, Thuepec, Volki +et Amanehec.</p> + +<p>--Bien, dit Neham-Outah. Les chefs Aucas et Araucanes, qui sont ici, ont +amené vingt-trois mille sept cent cinquante guerriers. Comptons aussi un +renfort de cinq cent cinquante gauchos ou déserteurs blancs, dont le +secours nous sera fort utile. L'effectif total de l'armée est de +quatre-vingt-quatorze mille neuf cent-cinquante hommes, avec lesquels, +si mes frères ont confiance en moi, avant trois mois nous aurons chassé +à jamais les Espagnols et reconquis notre indépendance.</p> + +<p>--Que notre père commande, nous obéirons.</p> + +<p>--Jamais armée plus grande et plus forte n'a menacé la puissance +espagnole depuis la tentative de Tahi-Mari contre le Chili. Les blancs +ignorent nos projets, je m'en suis informé moi-même au Carmen. Ainsi +notre invasion subite sera pour eux comme un coup de foudre et les +glacera d'épouvante. A notre approche ils seront déjà à demi vaincus. +Lucaney, avez-vous distribué à tous les guerriers qui savent s'en +servir, les armes que je vous ai expédiées du Carmen?</p> + +<p>--Un corps de trente-deux mille hommes est armé de fusils, de +baïonnettes, et abondamment muni de poudre et de balles.</p> + +<p>--C'est bien, Lucaney, Churlakin et Métipan resteront auprès de moi et +m'aideront à communiquer avec les autres chef. Maintenant, ulmenes, +apo-ulmenes et caraskenes des nations unies, écoutez mes ordres et +qu'ils se gravent profondément dans vos coeurs; toute désobéissance ou +lâcheté serait immédiatement punie de mort.</p> + +<p>Il se fit un silence solennel, Neham-Outah promena sur l'assemblée un +regard calme et fier.</p> + +<p>--Dans une heure, continua-t-il, l'armée se mettra en marche par troupes +serrées. Un corps de cavalerie protégera chaque détachement +d'infanterie. L'armée s'allongera en une ligne de vingt lieues, qui +pivotera et se concentrera sur le Carmen. Tous les chefs incendieront la +campagne sur leur passage, afin que la fumée, poussée par le vent, +dissimule, comme un épais rideau, nos manoeuvres et notre marche. Les +moissons, les estancias et toutes les propriétés des blancs seront +brûlées et égalées au sol. Le bétail ira grossir le butin à +l'arrière-garde. Pas de grâce pour les bomberos qui seront tués sur le +champ. Killipan, avec douze mille cavaliers et dix mille fantassins, +commandera l'arrière-garde, auquel se joindront les femmes en âge de +combattre; il marchera à six heures derrière le principal corps d'armée. +Souvenez-vous que les guerriers doivent s'avancer par masses compactes, +et non pas à l'aventure. Allez et hâtez-vous; il faut que demain à +<i>l'ennif'ha</i> nous soyons devant le Carmen.</p> + +<p>Les chefs s'inclinèrent et défilèrent en silence hors du toldo.</p> + +<p>Quelques minutes plus tard, une grande animation régnait dans l'immense +camp des Indiens. Les femmes abattaient les toldos et chargeaient les +mules; les guerriers se rassemblaient au son des instruments de musique; +les enfants laçaient et sellaient les chevaux; enfin, on se hâtait pour +le départ.</p> + +<p>Peu à peu le désordre cessa. Les rangs se formèrent, et plusieurs +détachements d'ébranlèrent dans diverses directions. Neham-Outah, monté +sur le sommet d'une colline et accompagné de ses trois aides de camp, +Lucaney, Churlakin et Métipan, suivait avec une lorgnette les mouvements +de l'armée, qui, en une demi-heure, n'était plus en vue. Déjà la plaine +était en feu et voilait l'horizon d'une fumée noirâtre.</p> + +<p>Neham-Outah descendit de la colline et vint au rivage où les quatre +ulmenes se jetèrent dans une pirogue qu'ils manoeuvrèrent eux-mêmes. Ils +atteignirent bientôt la terre ferme. Là, vingt-cinq cavaliers aucas les +attendaient. Toute la troupe se mit en marche sur les traces de +l'armée--traces visibles, hélas! Cette campagne, si verdoyante et si +belle le matin même, était morne, désolée, couverte de cendres et de +ruines.</p> + +<p>De loin, Sanchez et ses frères aperçurent les Indiens, et, quoique +enveloppés par une masse de guerriers, ils parvinrent, à force de +courage, à échapper à leurs ennemis, sauf le pauvre Simon qui fut tué +par une lance indienne. Quinto et Julian, tous deux blessés, se +sauvèrent en avant pour épier les envahisseurs, pendant que Sanchez, +couvert de sang et de poussière, courait donner l'alarme au Carmen.</p> + +<p>Ce contretemps affligea singulièrement Neham-Outah et dérangea ses +combinaisons. Néanmoins, l'armée continua sa route, et, à la nuit close, +à travers les premières ombres, ils aperçurent la colonie. A la tête +d'une centaine de guerriers d'élite, Neham-Outah s'avança en se courbant +contre la Poblacion-del-Sur. Partout le silence. Les barricades +semblaient abandonnées. Les indiens, parvinrent à les escalader, et ils +se seraient emparés de la ville sans la vigilance du major Blumel.</p> + +<p>Le grand chef ne voulant pas, par des tentatives vaines, affaiblir la +confiance de ses hommes, recula et fit établir son camp devant la ville. +Tactique jusqu'alors inconnue aux Indiens, il traça une parallèle et +ordonna de creuser dans le sable un large fossé dont le sable servit à +élever un retranchement pour les abriter contre les volées du canon.</p> + +<p>Pincheira, on le sait, était dans le Carmen pour diriger la révolte des +gauchos. Comme Neham-Outah désirait s'entendre avec lui sur l'attaque +décisive, il envoya devant la ville un déserteur chilien qui savait +sonner de la trompette, instrument tout à fait inusité chez les Aucas. +Ce trompette portait un drapeau blanc en signe de paix et demandait à +parlementer. Il précédait Churlakin, Lucaney, Metipan et Chaukata, +chargés par le grand ulmen de faire des propositions au gouverneur du +Carmen.</p> + +<p>Les quatre ambassadeurs, groupés à une demi-portée de canon de la ville, +à cheval et immobiles, leur lance de dix-huit pieds plantée debout et +laissant flotter la touffe de plumes d'autruche, signe de leur dignité, +attendaient. Leurs armures en cuir était recouverte de cottes de mailles +faites de petits anneaux et qui avaient sans doute appartenue aux +soldats d'Almagro ou de Valdivia. Le trompette, fièrement campé à +quelques pas devant eux, agitait son drapeau. Les montures des chefs +étaient armées d'un harnachement très-riche et brodé de plaques d'argent +qui étincelaient aux rayons du soleil.</p> + +<p>L'orgueil espagnol souffrait de traiter d'égal à égal avec ces païens, +auxquels ils refusaient même une âme et qu'ils ne reconnaissaient pas +pour des hommes. Mais il fallait gagner du temps: peut-être les renforts +de Buenos-Ayres étaient-ils déjà en route.</p> + +<p>Le trompette indien, fatigué de ne point recevoir de réponse à ses deux +premières sommations, sonna une troisième fois, sur l'ordre de +Churlakin. Une trompette espagnole lui répondit enfin, de l'intérieur de +la ville, et la barrière s'ouvrit, livrant passage à un soldat qui +portait un drapeau blanc et que suivait un officier supérieur à cheval. +Cet officier, on s'en souvient, était le major Blumel qui, en vieux +soldat, n'avait voulu paraître devant les Indiens que dans son uniforme +de grande tenue.</p> + +<p>Il se dirigea, sans hésiter du côté des ulmenes qui, grâce à leurs +ornements d'argent et à leur immobilité, ressemblaient de loin à des +statues équestres.</p> +<br> + + +<h3>V.--LE PARLEMENTAIRE.</h3> + +<p>Le major Blumel, qui avait d'avance sacrifié sa vie, était sans armes, +même sans épée. Il s'arrêta à une porté de voix, et, comme il parlait +passablement le dialecte aucas, appris dans ses guerres précédentes, il +n'avait pas besoin d'interprète.</p> + +<p>--Que voulez-vous, chefs? demanda-t-il d'une voix haute et ferme, en +saluant cérémonieusement.</p> + +<p>--Etes-vous l'homme que les blancs nomment don Luciano Quiros et auquel +ils donnent le titre de gouverneur? demanda à son tour Churlakin.</p> + +<p>--Non. Nos lois défendent à un gouverneur de quitter son poste; mais je +commande la place après lui; il m'envoie vers vous.</p> + +<p>Les Indiens parurent se consulter un instant; puis, laissant leurs +longues lances plantées dans le sable, ils s'avancèrent auprès du vieil +officier qui, a ce mouvement, ne témoigna pas la moindre surprise. +Churlakin prit la parole au nom de tous.</p> + +<p>--Mon père est brave, dit-il, étonné du sang-froid du major.</p> + +<p>--A mon âge, répondit le vieillard, la mort est un bienfait.</p> + +<p>--Mon père porte sur le front la neige de bien des hivers; il doit être +un des plus sages chefs de sa nation, et les jeunes hommes l'écoutent +avec respect autour du feu du conseil.</p> + +<p>--Ne parlons pas de moi, dit le major. Pourquoi avez-vous demandé cette +entrevue?</p> + +<p>--Est-ce que mon père ne nous conduira pas au feu du Conseil de sa +nation? dit Churlakin d'un ton insinuant. Est-il honorable que de grands +guerriers, des chefs redoutés traitent ainsi de graves affaires à +cheval, entre deux armées!</p> + +<p>--Aucun chef ennemi ne peut entrer dans une ville investie.</p> + +<p>--Mon père craint-il qu'à nous quatre nous prenions sa ville? reprit +Churlakin en riant, mais contrarié au dernier point de perdre +l'espérance de s'entendre avec Pincheira.</p> + +<p>--La peur n'est pas mon habitude. Je vous apprends une règle que vous +ignorez, voilà tout. Si ce prétexte suffit à rompre l'entrevue, vous en +êtes les maîtres, et je vais me retirer.</p> + +<p>--Oh! oh! mon père est vif pour son âge.</p> + +<p>--Dites ce qui vous amène.</p> + +<p>Les ulmenes se consultèrent du regard et échangèrent quelques mots à +voix basse. Enfin Churlakin reprit la parole.</p> + +<p>--Mon père a vu la grande armée des Aucas? dit-il.</p> + +<p>--Oui, répondit le major avec indifférence.</p> + +<p>--Et mon père, qui est un blanc et qui a beaucoup de science, a-t-il +compté les guerriers?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Ah! et combien sont-ils d'après son calcul?</p> + +<p>--Leur nombre nous importe peu.</p> + +<p>--Cependant, insista l'Indien, mon père sait-il, à peu près?...</p> + +<p>--Deux cent mille, tout au plus.</p> + +<p>--Mon père, reprit Churlakin n'est pas effrayé du nombre de ces +guerriers qui obéissent à un seul chef?</p> + +<p>--Pourquoi le serais-je! dit le major, auquel n'avait point échappé +l'étonnement des ulmenes. Ma nation n'a-t-elle pas Vaincu des armées +plus nombreuses? Mais nous perdons notre temps en paroles inutiles, +chef.</p> + +<p>--Que mon père soit patient!</p> + +<p>--Finissons-en avec toutes vos circonlocutions indiennes.</p> + +<p>--L'armée des grandes nations est campée devant le Carmen afin d'obtenir +satisfaction de tous les maux que les visages pâles nous ont fait +souffrir depuis leur invasion en Amérique.</p> + +<p>--Expliquez-vous clairement. Pourquoi envahissez-vous nos frontières? +Avons-nous manqué à nos engagements? De quoi vous plaignez-vous?</p> + +<p>--Mon père feint d'ignorer les justes motifs de guerre que nous avons +contre les blancs. Sa nation a traité avec les blancs qui habitent de +l'autre côté des montagnes et qui sont nos ennemis; donc, sa nation n'a +point d'amitié pour nous.</p> + +<p>--Cher, cette querelle est ridicule. Avouez que vous avez envie de +piller nos fermes, de voler notre bétail et nos chevaux, bien! Mais, +serions-nous en guerre avec le Chili, vous agiriez de même. La +plaisanterie dure trop longtemps; venons au fait; que voulez-vous?</p> + +<p>--Mon père est fin, dit Churlakin en riant. Ecoutez! voilà ce que disent +les chefs. L'ulmen Negro a, contre son droit et contre le nôtre, vendu +aux ancêtres de mon père une terre qui ne lui appartenait pas, sans le +consentement des autres ulmenes de la contrée.</p> + +<p>--Après?</p> + +<p>--Les chefs rassemblés autour de l'arbre de Gualichu ont résolu de +rendre au grand chef blanc, depuis le premier jusqu'au dernier, tous les +objets donnés jadis à l'ulmen Negro, et de reprendre le pays qui est à +eux.</p> + +<p>--Est-ce tout?</p> + +<p>--Tout.</p> + +<p>--Combien de temps les chefs donnent-ils au gouverneur du Carmen pour +discuter ces propositions?</p> + +<p>--Du lever du soleil à son coucher.</p> + +<p>--Fort bien! dit ironiquement le vieil officier. Et, si le gouverneur +refuse, que feront mes frères?</p> + +<p>--La colonie des blancs sera incendiée; leurs guerriers seront +massacrés; leurs femmes et leurs enfants emmenés en esclavage.</p> + +<p>--Je transmettrai vos demandes au gouverneur, demain, au coucher du +soleil, vous aurez sa réponse. Seulement, vous suspendrez les hostilités +jusque-là.</p> + +<p>--Tenez vous sur vos gardes.</p> + +<p>--Merci de votre franchise, chef! Je suis heureux de rencontrer un +Indien que ne soit pas complètement un coquin. A demain!</p> + +<p>--A demain! répétèrent les chefs avec courtoisie et frappés malgré eux +de la noblesse du vieillard.</p> + +<p>Le major se retira lentement vers les barrières, où le colonel, inquiet +de cette longue entrevue, avait tout préparé pour venger son vieil ami.</p> + +<p>--Eh bien? fit-il en lui serrant la main.</p> + +<p>--Ils cherchent à gagner du temps, répondit le major, afin de nous jouer +quelqu'une de leurs diableries.</p> + +<p>--Que demandent-ils, en somme?</p> + +<p>--L'impossible, colonel, et ils le savent bien, car ils avaient l'air de +se moquer de nous en me soumettant leurs prétentions absurdes. Le +cacique Negro, disent-ils, n'avait pas le droit de vendre son +territoire, que, disent-ils encore, nous leur rendrons dans vingt-quatre +heures. Puis, le chapelet de leurs menaces habituelles! Ah! ce n'est pas +tout: ils sont prêts à rembourser tout ce que le cacique Negro a reçu +pour la vente de sa terre.</p> + +<p>--Mais, interrompis don Luciano, ces gens-là sont fous.</p> + +<p>--Non, colonel, ce sont des voleurs.</p> + +<p>En ce moment, des cris violents retentirent aux barrières.</p> + +<p>Les deux officiers y coururent en toute hâte.</p> + +<p>Quatre ou cinq mille chevaux, libres en apparence, mais dont les +cavaliers invisibles s'étaient effacés le long de leurs flancs, suivant +la coutume indienne, arrivaient avec une effrayante vélocité contre les +barricades. Deux coups de canon chargés à mitraille mirent le désordre +dans leurs rangs sans ralentir leur course. Ils tombèrent comme la +foudre sur les défenseurs de la Poblacion-del-Sur. Alors s'engagea un de +ces terribles combats des frontières américaines, combat cruel et +indescriptible, où l'on ne fait pas de prisonniers; les bolas perdidas, +le <i>laqui</i>, la baïonnette et la lance étaient les seules armes. Les +Indiens étaient immédiatement renforcés; les Espagnols ne reculaient pas +d'un pouce. Cette lutte acharnée durait depuis deux heures. Les Patagons +semblaient mollir, et les Argentins redoublaient d'efforts pour les +refouler vers leur camp, lorsque tout à coup ce cri se fit entendre +derrière eux.</p> + +<p>--Trahison! trahison!</p> + +<p>Le major et le colonel, qui combattaient au premier rang de leurs +volontaires et des soldats, se retournèrent; ils étaient pris entre deux +feux.</p> + +<p>Pincheira, revêtu de son uniforme d'officier chilien, caracolait en tête +d'une centaine de gauchos plus ou moins ivres qui le suivaient en +hurlant:</p> + +<p>--Pillage! pillage!</p> + +<p>Les deux vieux officiers se jetèrent un long et triste regard et prirent +leur détermination en une seconde.</p> + +<p>Le colonel lança dans les rangs des Indiens, mèche allumée, un baril de +poudre qui les balaya comme le vent balaye la poussière, et les mit en +fuite. Les Argentins, à l'ordre du major, firent volte-face et se +précipitèrent au pas de charge contre les gauchos, commandés par +Pincheira. Ces bandits, leur sabre et leur bolas en main, coururent +contre les Argentins, qui se faufilèrent dans les portes entr'ouvertes +des maisons abandonnées, dans une rue étroite où les gauchos ne +pouvaient faire manoeuvrer leurs chevaux.</p> + +<p>Les Argentin, adroits tireurs, ne perdaient aucune balle; ils se +retirèrent du côté de la rivière et nourrirent une vive fusillade contre +les gauchos qui s'étaient retournés et les Aucas qui escaladaient de +nouveau les barrières, pendant que les canons du fort vomissaient la +mitraille et la mort.</p> + +<p>Les blancs traversèrent le fleuve sans danger, et leurs ennemis +s'installèrent dans la Poblacion-del-Sur en emplissant l'air de hurrahs +de triomphe.</p> + +<p>Le colonel donna l'ordre de construire des retranchements considérables +sur la rive du fleuve et d'établir deux batteries de six pièces de canon +chacune, dont les feux se croisaient.</p> + +<p>Par la trahison des gauchos les Indiens s'étaient emparés de la +Poblacion-del-Sur, qui n'était nullement la clef de la place; mais ce +succès négatif leur avait coûté des pertes immenses. Les colons avaient +par là vu interrompre leurs communications avec les nombreuses estancias +situées sur la rive opposée. Par bonheur, ils avaient d'avance émigré +dans le haut Carmen avec leurs chevaux et leurs bestiaux, et les +embarcations avaient toutes été mouillées sous les batteries du fort qui +les protégeaient. Le faubourg pris par les assaillants était donc +complètement vide.</p> + +<p>D'un côté, les Argentins se félicitaient de n'avoir plus à défendre un +poste inutile et dangereux; d'un autre côté, les Aucas se demandaient à +quoi leur servirait ce faubourg si chèrement conquis.</p> + +<p>Trois gauchos, dans la mêlée, avaient été arrachés de leurs chevaux et +faits prisonniers par les Argentins. L'un d'eux était Pincheira, l'autre +Chillito, et le troisième se nommait Diego. Un conseil de guerre, +improvisé en plein air, les condamna à la potence.</p> + +<p>--Eh bien? demanda Diego à Chillito, où donc est Pincheira?</p> + +<p>--Le scélérat s'est évadé, répondit l'honnête Chillito. Déserteur de +l'armée, déserteur de la potence! c'est sa manie de déserter et de +manquer à tous ses engagements. Il finira fort mal.</p> + +<p>--Notre affaire à nous est claire, fit Diego en soupirant.</p> + +<p>--Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard.</p> + +<p>--Cela t'amuse la potence, toi, Chillito?</p> + +<p>--Pas précisément, reprit celui-ci; mais depuis cinq générations dans ma +famille on est pendu de père en fils; c'est une vocation. Qu'est-ce que +le diable va faire de mon âme?</p> + +<p>--Je n'en sais rien.</p> + +<p>--Ni moi.</p> + +<p>Pendant cette édifiante conversation, on avait planté deux hautes +potences un peu en dehors du retranchement du bord du fleuve, à la vue +de toute la population réunie et des autres gauchos qui, groupés dans la +Poblacion-del-Sur, hurlaient de rage. Chillito et Diego furent pendus +pour l'exemple. Au pied de la potence, un <i>bando</i> affiché menaçait du +même sort tout gaucho révolté.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, la nuit vine, éclairée par l'incendie du faubourg +conquis par les Indiens. Les flammes teignaient la malheureuse ville du +Carmen de reflets fantastiques, et les habitants, plongés dans une morne +stupeur, se disaient que bientôt le feu traverserait le fleuve et +réduirait en cendres le Carmen. Le gouverneur semblait de fer; il ne +prenait pas une minute de repos, il visitait les postes, multipliait la +défense, relevait les courages abattus et essayait de donner à tous des +espérances qui étaient loin de son coeur. Quant aux Indiens, ils avaient +tenté deux fois de surprendre la ville, et, avant l'apparition de +l'aube, ils s'étaient retirés dans leur camp.</p> + +<p>--Major, dit le colonel, pas d'illusion possible! Demain, après-demain +ou dans huit jours tout sera fini pour nous.</p> + +<p>--Hum! au dernier moment nous ferons sauter le fort.</p> + +<p>--Cette ressource même nous est enlevée.</p> + +<p>--Comment cela?</p> + +<p>--De vieux soldats comme nous ne peuvent ainsi disposer de la vie des +autres.</p> + +<p>--Vous avez raison, reprit le major d'un air rêveur. Nous nous brûleront +la cervelle.</p> + +<p>--Mais, dit après un court silence le major qui avait baissé la tête +devant l'irréfragable argument de son supérieur, comment n'avons-nous +pas encore reçu de nouvelles de Buenos-Ayres?</p> + +<p>--Ils ont à Buenos-Ayres bien autre chose à faire que de penser à nous.</p> + +<p>--Oh! je ne puis le croire.</p> + +<p>Un esclave annonça don Juan Perez.</p> + +<p>Don Juan entra vêtu d'un magnifique uniforme de colonel de l'armée +argentine, le bras gauche entouré de l'écharpe d'aide de camp. Les deux +officiers, à son entrée ressentirent un tressaillement intérieur. Don +Juan les salua.</p> + +<p>--Est-ce bien vous, don Juan? murmura le colonel.</p> + +<p>--Mais, je le suppose, répondit-il en souriant.</p> + +<p>--Et votre long voyage?</p> + +<p>--J'en arrive à l'instant.</p> + +<p>--Cet uniforme!...</p> + +<p>--Mon Dieu! messieurs, fatigué de passer dans la colonie pour un être +mystérieux, pour un sorcier, un vampire, que sais-je? j'ai voulu devenir +un homme comme tout le monde.</p> + +<p>--Ainsi, vous êtes?...</p> + +<p>--Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du +général Rosas.</p> + +<p>--C'est prodigieux, fit don Luciano.</p> + +<p>--Pourquoi donc? rien de plus simple, au contraire.</p> + +<p>Un étrange soupçon à l'entrée imprévue de don Juan, s'était glissé dans +le coeur du major, soupçon qui ne disparut pas après les paroles +suivantes de don Juan:</p> + +<p>--Oui, reprit celui-ci, je suis colonel. En outre, le président de la +république m'a chargé d'un message qui, j'en suis certain, cous +contentera.</p> + +<p>Et il tira de son uniforme un large pli cacheté aux armes argentines. Le +colonel, avec la permission des deux officiers, décacheta et lut la +missive, en laissant percer sur son visage une joie immodérée.</p> + +<p>--Oh! oh! s'écria-t-il; deux cent cinquante hommes! Je n'espérait pas un +tel renfort.</p> + +<p>--Le président tient beaucoup à cette colonie, dit don Juan, et il +n'épargnera aucun sacrifice pour la conserver.</p> + +<p>--Vive Dieu! grâce à ce secours, don Juan, je me moque des Indiens comme +d'un fétu de paille.</p> + +<p>--Il parait qu'il n'était pas trop tôt?</p> + +<p>--Il n'était que temps, canario! répondit imprudemment le gouverneur. Et +vos hommes.</p> + +<p>--Ils arriveront dans une heure.</p> + +<p>--Ce sont?</p> + +<p>--Des gauchos.</p> + +<p>--Hum! dit le colonel, j'aurais préféré d'autres troupes. C'est égal. Si +vous voulez, nous irons au-devant d'eux.</p> + +<p>--Je suis à vos ordres.</p> + +<p>--Irai-je avec vous? demanda le major.</p> + +<p>--Mais cela n'en vaudrait que mieux, repartit vivement don Juan.</p> + +<p>--Non, major, dit don Luciano, restez ici. Qui sait ce qui arrivera en +mon absence? Venez, don Juan.</p> + +<p>Ce dernier souriait, et il eût été difficile de dire ce que ce sourire +signifiait. Il sortit en compagnie du colonel, et tous deux montèrent à +cheval. Ils croisèrent un cavalier qui se hâtait à toute bride.</p> + +<p>--Sanchez! murmura tout bas don Juan. Pourvu qu'il ne m'ait pas reconnu!</p> +<br> + + +<h3>VI.--LA GROTTE DES COUGOUARS.</h3> + +<p>Sanchez avait suivi sa soeur sans mot dire et presque aussi étonné que +don Luis et sa fille du dévouement de Maria. Elle le conduisit dans sa +chambre, nid charmant, plein d'ombres et de fraîcheur, comme imprégné +d'une odeur virginale. Pendant que le bombero s'extasiait devant ces +gracieuses merveilles d'un réduit de jeune fille, Maria, soupirant et +prête à pleurer, jeta un regard d'adieu sur sa chambre bien-aimée, mais +elle eut le courage de refouler ses larmes.</p> + +<p>--Asseyez-vous, mon frère, dit-elle, j'ai un grand service à vous +demander.</p> + +<p>--Diable! un service! Petite soeur, pourquoi prendre un air aussi +solennel pour une chose bien simple?</p> + +<p>--C'est que c'est difficile.</p> + +<p>--Rien n'est impossible pour te contenter. De quoi s'agit-il?</p> + +<p>--Jurez-moi, auparavant, de m'accorder ce que je vous demanderai.</p> + +<p>--Va, mon enfant, et ne t'inquiète pas du reste, dit Sanchez avec un +gros rire.</p> + +<p>--Non, je veux un serment.</p> + +<p>--Je te le fais, c'est entendu.</p> + +<p>--Mon frère, vous n'êtes pas sérieux.</p> + +<p>--J'ai la gravité d'une idole indienne.</p> + +<p>--Vous vous moquez de moi, fit-elle avec des larmes dans la voix.</p> + +<p>--Le diable emporte les femmes! reprit Sanchez; on fait toujours leur +volonté. Voyons, folle, ne pleurons pas. Je jure d'obéir à ton caprice. +Dévide-moi ton chapelet.</p> + +<p>--J'ai promis à dona Linda, mon bon frère, de lui donner avant trois +jours des nouvelles de don Fernando.</p> + +<p>--Après?</p> + +<p>--Je veux accomplir ma promesse.</p> + +<p>--Peste!</p> + +<p>--Et pour cela j'ai compté sur vous.</p> + +<p>--Sur moi?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--A quoi puis-je te servir?</p> + +<p>--Sans vous, la chose est impraticable.</p> + +<p>--Alors, petite soeur, je crains fort que...</p> + +<p>--Vous avez juré.</p> + +<p>--Va! je suis tout oreilles.</p> + +<p>--J'ai longtemps habité parmi les Indiens, dont je connais les moeurs et +le langage. Je vais m'introduire dans leur camp, sans être reconnue, +pour apprendre où est don Fernando.</p> + +<p>--Et votre serment, mon frère? dit-elle en se plaçant devant la porte.</p> + +<p>--Je ne le tiendrai pas, et, si Dieu pense que j'ai eu tort, nous +réglerons ce compte-là ensemble.</p> + +<p>Elle regarda un moment son frère en silence.</p> + +<p>--Vous y êtes bien résolu? reprit-elle.</p> + +<p>--Complètement.</p> + +<p>--J'irai seule.</p> + +<p>--Hein? exclama Sanchez, en se précipitant vers elle; tu veux donc me +faire mourir?</p> + +<p>Maria ne répondit pas.</p> + +<p>--Partez, mon frère, je me passerai de vous.</p> + +<p>--Allons! je te suivrai. Oh! les femmes! murmura le bombero.</p> + +<p>--Nous réussirons! s'écria-t-elle toute joyeuse.</p> + +<p>--Oui, à nous faire tuer.</p> + +<p>--Partons, frère, dit-elle en mettant sous son bras un petit paquet +d'habits.</p> + +<p>Maria, craignant l'émotion des adieux, évita dona Linda.</p> + +<p>Le Pavito avait préparé deux chevaux qui entraînèrent promptement le +frère et la soeur loin de l'estancia. A la batterie, le capataz les +avait attendus.</p> + +<p>--Senorita, avait-il dit à Maria, vous êtes une noble fille. Dieu vous +aidera et vous bénira.</p> + +<p>--Don José, avait répondu Maria en souriant et en tirant de son sein une +petite croix d'or que lui avait donné dona Linda, et dont elle brisa le +cordon de velours, don José, prenez cette croix et gardez-la en souvenir +de moi.</p> + +<p>Les deux voyageurs galopaient depuis longtemps déjà que l'heureux +capataz baisait encore la croix à pleines lèvres en songeant que sa +place habituelle était sur le coeur de la jeune fille. Sanchez et sa +soeur marchèrent côte à côte sans échanger une parole; tous deux étaient +plongés dans un abîme de pensées.</p> + +<p>--Combien nous reste-t-il de de chemin? demanda Maria.</p> + +<p>--Deux lieues.</p> + +<p>Ils retombèrent dans leur mutisme. Tout à coup le pas d'un cheval +retentit derrière eux; ils se retournèrent et aperçurent le Pavito qui +gesticulait. Ils s'arrêtèrent, et le gaucho les eut bientôt rejoints.</p> + +<p>--Ma maîtresse me suit, dit-il + +Dona Linda, vêtue en homme, accourait de toute la vitesse de sa monture.</p> + +<p>--Faut-il retourner? demanda Sanchez qui eut une lueur fugitive +d'espérance.</p> + +<p>--Non, non; poussons, au contraire, reprit Linda.</p> + +<p>--Où allez-vous, senorita?</p> + +<p>--Je vous suis.</p> + +<p>--Hein? fit-il, croyant avoir mal entendu.</p> + +<p>--J'ai deviné ton projet, Maria, et je veux partager tes dangers.</p> + +<p>--C'est beau, senorita! s'écria Sanchez.</p> + +<p>--Elle a raison, dit simplement Maria: cela vaut mieux.</p> + +<p>--Vous, Pavito, dit Linda, rebroussez chemin; je puis me passer de vos +services.</p> + +<p>--Pardon, si vous y consentez je resterai. A l'estanciero, on n'a pas +besoin de moi; j'ignore où vous allez, mais deux bras courageux sont +bons à garder.</p> + +<p>--Restez, mon ami.</p> + +<p>--Mais don Luis, votre père, senorita?... essaya de dire Sanchez.</p> + +<p>--Il m'approuve, répondit-elle sèchement.</p> + +<p>On se remit en route. Deux heures plus tard, on arriva au pied d'une +colline à mi-côte de laquelle s'ouvrait une grotte naturelle, connue +dans le pays sous le nom de grotte des Cougouars ou <i>Kenupang</i>, en +indien aucas.</p> + +<p>--Mes frères sont là, dit Sanchez.</p> + +<p>La petite troupe gravit la pente douce de la colline et s'engouffra à +cheval dans la grotte, sans laisser de trace de son passage. On entrait +dans cette grotte par plusieurs ouvertures; elle se divisait en nombreux +compartiments sans communication visible entre eux et formait une espèce +de dédale qui serpentait sous les profondeurs de la colline. Les +bomberos, qui en savaient tous les détours, s'y réfugiaient souvent.</p> + +<p>Julian et Quinto, assis devant un feu de bruyère fumaient +silencieusement leur pipe en regardant rôtir un quartier de guanaco. Ils +saluèrent les arrivants et restèrent muets comme des Indiens, dont ils +avaient pris les moeurs dans la vie nomade de la Pampa. Sanchez +conduisit les deux femmes dans un compartiment isolé.</p> + +<p>--Ici, leur dit-il d'une voix faible comme un souffle, parlez peu et +bas: on ignore toujours quels voisins l'on a. Si vous avez besoin de +nous, vous savez où nous sommes. Je vous laisse.</p> + +<p>Sa soeur le retint par son bras et s'approcha de son oreille. Il +s'arrêta sans répondre et sortit.</p> + +<p>Les deux jeunes filles, à peine seules, se jetèrent dans les bras l'une +de l'autre; puis, ce mouvement d'effusion passé, elles se déguisèrent en +femmes indiennes. Au moment où leurs robes espagnoles allaient tomber, +elles entendirent des pas assez près d'elles et se retournèrent comme +des biche effarouchées.</p> + +<p>--Je craignais, dit dona Linda, que ce fût don Sanchez. Ecoutons.</p> + +<p>--Caraï! don Juan, soyez le bien venu, avait dit une voix d'homme à +trois pas des jeunes filles. Voilà plus de deux heures que je vous +attends.</p> + +<p>--Toujours cet homme! murmura Linda.</p> + +<p>--Mon ami, répondit don Juan impossible de venir plus tôt.</p> + +<p>--Enfin, vous êtes ici, c'est le principal, reprit le premier +interlocuteur.</p> + +<p>En ce moment, Sanchez entra. Maria lui fit signe d'écouter, il +s'approcha d'elle et prêta l'oreille.</p> + +<p>--Etes vous satisfait de votre position au Carmen, reprit Juan.</p> + +<p>--Pas trop, je vous l'avoue.</p> + +<p>--Je vais vous en débarrasser, mon cher Pincheira: demain j'ordonne +l'attaque de la Poblacion-del-Sur. Vous agirez alors, n'est-ce pas?</p> + +<p>--C'est convenu. A propos, tout à l'heure j'ai rencontré un pauvre +diable d'officier argentin chargé d'une missive pour le gouverneur du +Carmen. Elle lui annonce du secours, je crois.</p> + +<p>--<i>Caramba!</i> Il faut se presser. Qu'avez-vous fait de cette missive?</p> + +<p>--La voici.</p> + +<p>--Le messager argentin, l'avez-vous tué?</p> + +<p>--Un peu.</p> + +<p>--Bien.</p> + +<p>--A quand l'assaut?</p> + +<p>--Dans deux jours.</p> + +<p>--Et mon prisonnier?</p> + +<p>--Oh! il fait rage.</p> + +<p>--Il se calmera. Voici, du reste, ce que je compte faire dès que la +ville...</p> + +<p>Mais en prononçant ces paroles les deux hommes s'étaient éloignés et le +son de leur voix s'effaça dans les détours de la grotte. Quand les +jeunes filles se retournèrent, Sanchez avait disparu.</p> + +<p>--Eh bien! dit Maria, que pensez-vous de ce hasard singulier?</p> + +<p>--C'est un miracle de Dieu.</p> + +<p>--Nous déguisons-nous toujours?</p> + +<p>--Plus que jamais.</p> + +<p>--A quoi bon, dit Sanchez qui avait reparu. Je sais où est don Fernando, +à présent je me charge de vous le rendre.</p> + +<p>--Mais la vengeance? interrompit dona Linda.</p> + +<p>--Sauvons-le d'abord, senorita. Retournez à l'estancia et laissez-moi +agir.</p> + +<p>--Non, don Sanchez, je ne vous quitte pas.</p> + +<p>Attendez-moi ici toutes deux.</p> + +<p>Plusieurs heures se passèrent. Sanchez ne revenait pas. Inquiètes de ce +retard inexplicable, elle avaient rejoint dans la première grotte les +deux autres bomberos. Déjà la nuit était venue. Enfin, Sanchez entra; il +avait apporté un énorme ballot sur le cou de son cheval qui soufflait de +fatigue.</p> + +<p>--Revêtez ces costumes de gauchos, dit-il aux deux femmes; nous allons +nous introduire dans le Carmen. Le voyage sera rude, mais, hâtez-vous, +chaque minute perdue est une heure de danger pour nous.</p> + +<p>Elles coururent s'habiller et furent prêtes en un instant.</p> + +<p>--Prenez vos vêtements indiens, dit Sanchez, ils pourront vous servir. +Bien. Maintenant suivez-moi, et de la prudence!</p> + +<p>Les trois bomberos, les deux jeunes filles et le Pavito sortirent de la +grotte et se glissèrent dans l'obscurité comme des fantômes, marchant en +file indienne, parfois se courbant jusqu'à terre, se traînant sur les +genoux ou rampant sur le ventre et se confondant le plus possible avec +l'ombre pour dissimuler leur passage. Singulier et dangereux voyage en +pleine nuit et dans ce désert, dont les buissons, en temps de guerre, +sont peuplés d'ennemis invisibles!</p> + +<p>Sanchez s'était placé en tête, Dona Linda, ivre de ce courage que donne +l'amour, rougissait de son sang les ronces du chemin, et pas une plainte +ne remuait ses lèvres. Après trois heures d'efforts inouïs, la petite +troupe qui suivait les traces de Sanchez, s'arrêta sur les signes du +bombero.</p> + +<p>--Regardez, leur dit-il, à voix basse, nous sommes au milieu du camp des +Aucas.</p> + +<p>Tout autour d'eux, aux rayons de la lune, ils voyaient s'allonger les +hautes silhouettes des sentinelles indiennes appuyées sur leur lances et +veillant, dans une immobilité de pierre, au salut de leurs frères +endormis. Un frisson courut dans les membres des jeunes filles. Par +bonheur, les gardes, ne redoutant pas une sortie du Carmen, dormaient +debout: mais le moindre geste mal calculé ou le moindre faux pas pouvait +les réveiller. Aussi Sanchez recommanda-t-il de redoubler de prudence +sous peine de la vie.</p> + +<p>A deux cents pas devant eux s'élevaient les premières maisons du Carmen, +mornes, silencieuses, et, en apparence du moins abandonnées ou plongées +dans le sommeil. Les six aventuriers avaient franchi la moitié de la +distance, lorsque tout à coup, au moment où Sanchez avançait le bras +pour s'abriter derrière une dune de sable plusieurs hommes qui rampaient +en sens inverse se trouvèrent face à face avec lui.</p> + +<p>Il y eut une seconde d'anxiété terrible.</p> + +<p>--Qui vive? demanda une voix basse et menaçante.</p> + +<p>--Sanchez le bombero.</p> + +<p>--Qui est avec toi?</p> + +<p>--Mes frères.</p> + +<p>--Passez.</p> + +<p>Dix minutes après cette rencontre, ils arrivèrent aux barrières qui, au +nom de Sanchez, s'ouvrirent sur le champ. Enfin, ils étaient en sûreté +dans le Carmen. Il était temps: malgré leur volonté et leur courage, les +deux femmes brisées de lassitude, ne pouvaient plus se soutenir. Dès que +le péril fut passé, leur surexcitation nerveuse tomba et elles +s'affaissèrent anéanties. Sanchez prit sa soeur dans ses bras, Julian se +chargea de dona Linda, et ils se dirigèrent vers la maison de don Luis, +où de nouvelles difficultés les attendaient. Tio Lucas refusait d'ouvrir +la porte, mais, reconnaissant enfin sa maîtresse, il introduisit les +voyageurs dans un salon où il alluma les bougies.</p> + +<p>--Que faisons nous? demanda dona Linda qui se laissa choir dans un +fauteuil.</p> + +<p>--Rien pour l'instant, répondit Sanchez. Reposez-vous, senorita, +reprenez des forces.</p> + +<p>--Resterons-nous longtemps dans cette inaction qui me tue?</p> + +<p>--Jusqu'à demain seulement. Il ne faut pas nous jeter en aveugles dans +le danger, mais tout préparer pour la réussite de nos projets et guetter +l'heure propice. Demain, au plus tard, ces hommes, dont nous avons +surpris la conversation, tenteront une attaque sur la Poblacion-del-Sur. +Quant à nous, nous serons plus libres pour entrer dans le camp Indien. +Que tout le monde ignore votre présence au Carmen! ne donnez pas signe +de vie avant mon retour. A demain matin!</p> + +<p>--N'allez-vous pas vous reposer, don Sanchez?</p> + +<p>--Je n'ai pas le temps.</p> + +<p>Sanchez sortit. Dona Linda recommanda à Tio Lucas la discrétion la plus +absolue et congédia ses compagnons qui allèrent dormir dans des chambres +préparées à la hâte.</p> + +<p>Maria ne voulut pas se séparer de son amie, et elles reposèrent dans le +même lit. Malgré leur volonté de demeurer éveillées, la nature fut la +plus forte et elles ne tardèrent pas à s'assoupir et à dormir d'un +profond sommeil. Le soleil était déjà haut à l'horizon lorsque leurs +yeux se rouvrirent. Elles s'habillèrent et déjeunèrent avec leurs +compagnons, impatientes du retour du bombero.</p> + +<p>Plusieurs heures se passèrent, cruelles pour le coeur de dona Linda et +faisant saigner son amour: le souvenir de son fiancé, couvert d'ombres +mortelles, troublait douloureusement sa pensée.</p> + +<p>Enfin, les cloches de la ville sonnèrent à toutes volées pour appeler la +population aux armes et servirent d'accompagnement lugubre au bruit +sourd du canon et aux éclats de la fusillade. Sans nul doute, les +Indiens attaquaient la Poblacion-del-Sur, et cependant où était Sanchez? +se demandait à elle-même dona Linda qui, comme une lionne dans une cage, +marchait précipitamment de long en large, dévorée d'inquiétude et de +désespoir.</p> + +<p>--Ecoute! dit-elle à Maria en penchant la tête du côté de la porte.</p> + +<p>--C'est lui! reprit Maria.</p> + +<p>--Enfin! s'écria Linda.</p> + +<p>--Me voici, senorita, dit Sanchez. Etes-vous prêtes?</p> + +<p>--Depuis ce matin, fit-elle avec reproche.</p> + +<p>--C'eût été trop tôt, répondit-il sans s'émouvoir. Maintenant si vous +voulez?</p> + +<p>--Tout de suite!</p> + +<p>--Senorita, soyez muette, quoi que vous entendiez et quoi que vous +voyiez. Laissez-moi parler seul et agir seul. Tenez, voici pour chacune +de vous un masque dont vous vous cacherez le visage quand je vous dirai: +En route!</p> + +<p>Ils sortirent tous trois de la maison sans être remarqués, car les +habitants gardaient les barrières ou se mêlaient au furieux combat qui +se livrait dans la Poblacion-del-Sur.</p> +<br> + + +<h3>VII.--L'ANTRE DU LION.</h3> + +<p>Don Fernando Bustamente, dès que son épée lui eut échappé et qu'il fut +tombé aux côtés du capataz, ne donna plus signe de vie. Les hommes +masqués, auteurs du guet-apens, dédaignant don José Diaz, s'approchèrent +du fiancé de dona Linda. Les pâleurs de la mort obscurcissaient son +noble visage; ses dents étaient serrées sous ses lèvres entr'ouvertes; +le sang coulait à flots de ses blessures, et sa main crispée serrait +encore la poignée de son épée brisée dans la lutte.</p> + +<p>--<i>Caspita!</i> fit l'un des bandits, voilà un jeune seigneur qui est bien +malade; que dira le maître?</p> + +<p>--Que voulez-vous qu'il dise, senor Chillito? répondit un autre. Il se +défendait comme une panthère enragée; c'est sa faute; il aurait dû se +laisser prendre gentiment. Nous avons perdu quatre hommes.</p> + +<p>--Belle perte, ma foi! que ces quatre gaillards-là, reprit Chillito en +haussant les épaules. J'aurais préféré qu'il en tuât six et qu'il fût en +meilleur état.</p> + +<p>--Diable! murmura le bandit, c'est aimable pour nous.</p> + +<p>--J'excepte les présents, dit Chillito en riant. Mais vite, pansons ses +blessures et filons; il ne fait pas bon pour nous ici; d'ailleurs, le +maître nous attend.</p> + +<p>Les plaies de don Fernando furent lavées et pansées tant bien que mal; +et, sans s'inquiéter s'il était mort ou vivant, ils le placèrent en +travers sur le cheval de Chillito, le chef de cette expédition. Les +morts restèrent sur la place pour le festin des bêtes fauves. Les autres +hommes masqués s'enfuirent au galop, et au bout de deux heures ils +s'arrêtèrent devant la grotte des cougouars, où Pincheira et Neham-Outah +les attendaient.</p> + +<p>--Eh bien? leur cria ce dernier du plus loin qu'il les aperçut.</p> + +<p>--C'est fait! répondit laconiquement Chillito, qui descendit de cheval +et déposa don Fernando sur un lit de feuilles.</p> + +<p>--Serait-il mort? demanda Neham-Outah pâlissant.</p> + +<p>--Il n'en vaut guère mieux, répondit le gaucho en hochant la tête.</p> + +<p>--Misérable! s'écria le chef indien transporté de fureur. Est-ce ainsi +qu'on exécute mes ordres? Ne vous avais-je pas recommandé de me l'amener +vivant?</p> + +<p>--Hum! fit Chillito, j'aurais voulu vous y voir. Armé seulement d'une +épée, il s'est battu comme dix hommes pendant plus de vingt minutes; il +a tué quatre des nôtres, et, si son arme ne s'était pas rompue, +peut-être ne serions-nous pas ici.</p> + +<p>--Vous êtes des lâches, dit le maître avec un sourire de mépris.</p> + +<p>Il s'approcha du corps de don Fernando.</p> + +<p>--Est-il mort? lui demanda Pincheira.</p> + +<p>--Non, répondit Neham-Outah.</p> + +<p>--Tant pis!</p> + +<p>--Je donnerais au contraire, beaucoup pour qu'il en réchappât.</p> + +<p>--Bah! fit l'officier chilien. Que nous importe la vie de cet homme! +N'était-il pas votre ennemi personnel?</p> + +<p>--Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu'il mourût.</p> + +<p>--Je ne vous comprends pas.</p> + +<p>--Mon ami, dit Neham-Outah, j'ai voué ma vie à l'accomplissement d'une +idée à laquelle j'ai sacrifié mes haines et mes amitiés.</p> + +<p>--Pourquoi, dans ce cas, avoir tendu un piège à votre rival?</p> + +<p>--Mon rival! non, ce n'est pas à lui que j'en veux.</p> + +<p>--A qui donc alors?</p> + +<p>--A l'homme le plus influent et le plus riche de la colonie, l'homme qui +peut entraver mes projets, à un adversaire puissant, à l'Espagnol, non +pas à un rival. On ne fonde rien de durable sur des cadavres. Je +l'aurais tué volontiers dans la bataille, mais je ne voulais pas en +faire un martyr.</p> + +<p>--Bah! fit Pincheira, un de plus ou de moins, qu'importe!</p> + +<p>--Brute! pensa Neham-Outah; il n'a pas compris un mot.</p> + +<p>Deux gauchos, aidés par Chillito, frottaient sans relâche avec du rhum +les tempes et la poitrine de don Fernando, dont les traits gardaient la +rigidité de la mort. Le chef indien tira son couteau de sa ceinture, en +essuya la lame qu'il approcha des lèvres du blessé. Il lui sembla +qu'elle était légèrement ternie. Aussitôt il s'agenouilla près du corps +de don Fernando, releva la manche de son bras gauche et piqua la veine +avec la pointe effilée de son couteau. Dernière tentative qui causa une +seconde d'attente suprême! Sur la piqûre peu à peu parut et grandit un +point noir qui devint bientôt une perle de jais. Cette goutte hésita, +trembla et coula sur le bras, poussée par une deuxième goutte qui céda +la place à une troisième; puis le sang devint moins noir et moins épais, +et l'on vit s'élancer un long jet vermeil qui annonçait la vie. +Neham-Outah ne put réprimer un cri de joie: don Fernando était sauvé.</p> + +<p>En effet, le jeune homme poussa un profond soupir.</p> + +<p>--Continuez les frictions, dit le chef aux gauchos.</p> + +<p>Il banda le bras de don Fernando, se releva et fit signe à Pincheira de +le suivre dans un autre compartiment de la grotte.</p> + +<p>--Dieu a exaucé ma prière, dit le grand chef, et je le remercie de +m'avoir épargné un crime.</p> + +<p>--Si vous êtes content, répondit le Chilien surpris, je n'ai rien à +objecter.</p> + +<p>--Ce n'est pas tout. Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, +ne sont pas graves; sa léthargie vient de la perte de sang et de la +rapidité de la course. Il reprendra tout à l'heure ses sens.</p> + +<p>--Bon.</p> + +<p>--Il ne faut pas qu'il me voie.</p> + +<p>--Après?</p> + +<p>--Ni qu'il vous reconnaisse.</p> + +<p>--C'est difficile.</p> + +<p>--C'est important.</p> + +<p>--On tâchera.</p> + +<p>--Je vais vous quitter; vous allez faire transporter don Fernando au +Carmen.</p> + +<p>--Dans votre maison?</p> + +<p>--Oui, c'est l'endroit le plus sûr, dit Neham-Outah en tirant de sa +poitrine un papier taillé d'une certaine façon. Mais qu'il ne sache, +sous aucun prétexte, que j'ai donné ces ordres, ni où il est, et surtout +qu'il ne sorte pas.</p> + +<p>--Est-ce tout?</p> + +<p>--Oui, et vous me répondez de lui.</p> + +<p>--A votre commandement, je vous le présenterai vivant ou mort.</p> + +<p>--Vivant, vous dis-je; sa vie m'est précieuse.</p> + +<p>--Enfin, répliqua Pincheira, puisque vous tenez tant à votre prisonnier, +on ne lui ôtera pas un cheveu de la tête.</p> + +<p>--Adieu et merci, Pincheira.</p> + +<p>Le chef monta sur un magnifique <i>mustang</i> et disparut dans les détours +de la route. Pincheira revint auprès de blessé d'un air de mauvaise +humeur, en se tordant la moustache. Il était mécontent des ordres de +Neham-Outah, mais comme il n'avait qu'une vertu, le respect du serment, +il se résigna.</p> + +<p>--Comment va-t-il? demanda-t-il tout bas à Chillito.</p> + +<p>--Pas mal, capitaine; c'est étonnant comme la saignée lui a fait du +bien. Il a déjà ouvert les yeux deux fois et il a même essayé de parler.</p> + +<p>--Alors, pas de temps à perdre. Bandez-moi les yeux de ce gaillard-là, +et, pour qu'il n'arrache pas son bandeau, liez-lui les mains le long du +corps, mais doucement, si cela vous est possible. Vous entendez?</p> + +<p>--Oui, capitaine.</p> + +<p>--Dans dix minutes nous partons.</p> + +<p>Don Fernando, qui, par degrés, avait repris connaissance, se demandait +en quelles mains il était tombé. Sa présence d'esprit aussi lui était +revenue et il ne fit aucune résistance quand les gauchos exécutèrent les +ordres de l'officier chilien. Ces précautions lui révélèrent qu'on n'en +voulait pas à sa vie.</p> + +<p>--Capitaine, que faut-il faire maintenant? dit Chillito.</p> + +<p>--Portez le blessé dans la barque qui est mouillée là-bas, et pas de +cachots, drôles, ou je vous brûle le peu de cervelle que vous avez.</p> + +<p>--Caraï! grimaça le gaucho.</p> + +<p>--Dame! fit Pincheira en haussant les épaules; cela vous apprendra à +mieux tuer les gens une autre fois.</p> + +<p>Pincheira n'avait pas compris pourquoi Neham-Outah désirait si vivement +que don Fernando fût en vie; à son tour, Chillito ne comprit pas +pourquoi Pincheira regrettait qu'il ne fût pas mort. Le gaucho ouvrit +des yeux hébétés aux dernières paroles du chef, mais il se hâta d'obéir.</p> + +<p>Don Fernando fut conduit ainsi dans le canot par Pincheira, Chillito et +un autre gaucho, tandis que le reste de la troupe, que emmena leurs +chevaux, retourna au Carmen par terre. Le voyage dans la barque fut +silencieux; trois heures après le départ, le prisonnier était étendu +dans le lit de don Juan Perez. Là, on lui avait ôté son bandeau et délié +les mains; mais un homme masqué et muet comme un catafalque se tenait +debout au seuil de la porte et ne le quittait pas des yeux.</p> + +<p>Don Fernando, fatigué des émotions de la journée et affaibli par la +perte de son sang, se confiant au hasard pour sortir de sa position +incompréhensible, jeta autour de lui ce regard investigateur particulier +aux prisonniers, et s'endormit d'un lourd sommeil, qui dura plusieurs +heures et rendit à son esprit tout son calme et toute sa lucidité +primitifs.</p> + +<p>Du reste, on le traitait avec les plus grands égards, on contentait ses +moindres caprices. Dans le fait, sa situation était tolérable; au fond, +elle ne manquait d'une certaine originalité. Aussi, le jeune homme +rassuré prit-il bravement son parti en attendant des temps meilleurs. Le +troisième jour de sa captivité, ses blessures étaient cicatrisées à peu +près. Il se leva pour essayer ses forces et peut-être pour reconnaître +les lieux en cas d'évasion, car que faire en prison à moins que l'on ne +songe... à en sortir? Un rayon de soleil chaud et joyeux entrait par +l'interstice des contrevents fermés, et traçait de longues raies +blanches sur le plancher de sa chambre. Ce rayon de soleil lui +ragaillardit le coeur; et, sous l'oeil inévitable du gardien masqué et +muet, il tenta quelques pas.</p> + +<p>Mais une clameur formidable éclata dans le voisinage et une volée de +canon fit vibrer les vitres.</p> + +<p>--Qu'est-ce cela? demanda-t-il à l'homme masqué.</p> + +<p>Celui-ci leva les épaules sans répondre.</p> + +<p>Le pétillement sec de la fusillade se mêla au bruit du canon. Le muet +ferma les fenêtres. Don Fernando s'approcha de lui.</p> + +<p>--Ami, lui dit-il d'une voix douce, que se passe-t-il au dehors?</p> + +<p>Le gardien s'obstina dans son silence.</p> + +<p>--Au nom du ciel, parlez.</p> + +<p>Le bruit sembla se rapprocher, et des pas pressés se confondirent avec +des cris à peu de distance. L'homme au masque tira son machete du +fourreau et son pistolet de sa ceinture, et il courut au seuil de la +porte qui, soudain, s'ouvrit avec fracas. Un autre homme masqué, en +proie à la plus vive frayeur, s'élança dans la salle.</p> + +<p>--Alerte! s'écria-t-il, nous sommes perdus.</p> + +<p>A ces mots, quatre hommes, également masqués et armés jusqu'aux dents, +parurent sur le seuil.</p> + +<p>--Arrière! cira le gardien: nul n'entre ici sans le mot d'ordre.</p> + +<p>--Le voilà! frit un des arrivants.</p> + +<p>Et d'un coup de pistolet il l'étendit raide mort. Les quatre hommes lui +passèrent sur le corps et attachèrent solidement son compagnon qui, +réfugié dans un coin, tremblait de tous ses membres. L'un d'eux s'avança +vers le prisonnier qui ne comprenait rien à cette scène.</p> + +<p>--Vous êtes libre, caballero, lui dit-il; venez, hâtez-vous de fuir loin +de cette maison.</p> + +<p>--Qui êtes-vous? demanda le jeune homme.</p> + +<p>--Peu importe, suivez-nous.</p> + +<p>--Non, si je ne sais qui vous êtes.</p> + +<p>--Voulez-vous revoir dona Linda? lui dit à l'oreille son interlocuteur.</p> + +<p>--Je vous suis, répondit don Fernando en rougissant.</p> + +<p>--Senor, prenez ces armes, dont peut-être vous aurez besoin, car tout +n'est pas fini.</p> + +<p>--Des armes! exclama le jeune homme. Ah! vous êtes des amis.</p> + +<p>Ils sortirent.</p> + +<p>--Eh quoi! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, je suis au +Carmen!</p> + +<p>--Vous l'ignoriez?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>Ces chevaux sellés, qui sont là attachés à des anneaux, sont à nous. +Pourrez-vous tenir à cheval?</p> + +<p>--Je l'espère.</p> + +<p>--Il le faut.</p> + +<p>--En selle, donc, et partons!</p> + +<p>Comme ils débouchaient dans la rue, une douzaine de cavaliers +accouraient vers eux à toute bride, à vingt-cinq pas environ.</p> + +<p>--Voici l'ennemi, dit l'inconnu d'une voix ferme; bride aux dents et +chargeons!</p> + +<p>Les cinq hommes se rangèrent sur une seule ligne et se ruèrent sur les +arrivants. Ils déchargèrent leurs armes à feu et jouèrent du sabre.</p> + +<p>--Caraï! s'écria Pincheira qui commandait les douze cavaliers mon +prisonnier m'échappe.</p> + +<p>L'officier chilien s'élança à la poursuite de don Fernando, qui, sans +ralentir sa course, lâcha deux coups de feu. Le cheval de Pincheira +roula sur le sol en entraînant son cavalier, qui se releva tout meurtri +de sa chute. Mais don Fernando et ses compagnons étaient déjà loin.</p> + +<p>--Oh! je les retrouverai, s'écria-t-il ivre de rage.</p> + +<p>Les fugitifs avaient touché les bords du fleuve, où une barque les +attendait.</p> + +<p>--C'est ici, senor, que nous nous séparons, dit à don Fernando l'inconnu +qui se démasqua.</p> + +<p>--Sanchez! s'écria-t-il.</p> + +<p>--Moi-même, répondit le bombero. Cette barque va vous conduire à +l'estancia de San-Juan; partez sans délai; et, ajouta-t-il en se +penchant à l'oreille de don Fernando auquel il remit un papier plié en +quatre, lisez ceci et peut-être bientôt pourrez-vous nous venir en aide. +Adieu, senor.</p> + +<p>--Un mot, Sanchez. Quel est l'homme qui me tenait prisonnier?</p> + +<p>--Don Juan Perez.</p> + +<p>--Merci.</p> + +<p>--Ou, si vous aimez mieux, Neham-Outah, le grand chef des Aucas.</p> + +<p>--Lequel des deux?</p> + +<p>--C'est le même homme.</p> + +<p>--Je m'en souviendrai, dit don Fernando en sautant dans le canot.</p> + +<p>La barque glissa sur l'eau comme une flèche, grâce à la vigueur des +rameurs, et disparut bientôt dans les premières ombres de la nuit +tombante.</p> + +<p>Trois personnes, restées sur la rive, suivaient d'un regard inquiet les +mouvements de la barque; c'étaient Sanchez, Maria et dona Linda.</p> +<br> + +<h3>VIII.--LE CAMP DES AUCAS.</h3> + +<p>--Maintenant, senorita, demanda Sanchez à dona Linda dès que la barque +fut hors de vue, quelles sont vos intentions?</p> + +<p>--Voir Neham-Outah dans son camp.</p> + +<p>--C'est le déshonneur, c'est la mort.</p> + +<p>--Non, don Sanchez, c'est la vengeance.</p> + +<p>--Vous le voulez?</p> + +<p>--J'y suis résolue.</p> + +<p>--Bien, je vous conduirai moi-même au camp des Aucas.</p> + +<p>Tous les trois retournèrent à la maison de don Luis Munoz sans échanger +une parole. La nuit était complètement venue. Les rues étaient désertes, +la ville silencieuse était illuminée par l'incendie de la +Poblacion-del-Sur, et l'on voyait au milieu des décombres et des ruines +passer les silhouettes diaboliques des Indiens.</p> + +<p>--Allez vous préparer, senoritas, je vous attends ici toutes deux, dit +Sanchez d'une voix découragée.</p> + +<p>Maria et don Linda entrèrent dans la maison. Sanchez, pensif et triste, +s'assit sur une des marches du perron. Bientôt les jeunes filles +reparurent, revêtues de costume complet des aucas, le visage peint, et +méconnaissables.</p> + +<p>--Oh! fit le bombero, voilà deux vraies indiennes.</p> + +<p>--Croyez-vous, répondit dona Linda, que don Juan Perez ait seul le +privilège de se changer à volonté?</p> + +<p>--Qui ne peut lutter avec une femme? fit Sanchez en secouant la tête. Et +maintenant qu'exigez-vous de moi?</p> + +<p>--Votre protection jusqu'aux premières lignes indiennes.</p> + +<p>--Ensuite?</p> + +<p>--Le reste nous regarde.</p> + +<p>--Mais vous ne comptez pas rester seules ainsi au milieu des païens?</p> + +<p>--Il le faut, don Sanchez.</p> + +<p>--Maria, reprit celui-ci, veux-tu retomber entre les mains de tes +persécuteurs?</p> + +<p>--Rassurez-vous, mon frère: je ne cours aucun danger.</p> + +<p>--Cependant...</p> + +<p>--Je vous réponds d'elle, interrompit dona Linda.</p> + +<p>--A la grâce de Dieu! murmura-t-il d'un air de doute.</p> + +<p>--Marchons! dit la fiancée de Fernando en s'enveloppant dans les plis +d'un large manteau.</p> + +<p>Sanchez allait devant elles. Les feux mourants du Carmen éclairaient la +nuit dune lueur pâle et incertaine; un silence de plomb pesait sur la +ville, interrompu de temps en temps par la clameur rauque des oiseaux de +proie qui déchiraient les cadavres indiens et espagnols. Les trois +personnages cheminaient parmi les décombres, trébuchant contre des pans +de mur croulés, enjambant les corps et troublant l'horrible festin des +urubus et des vautours, qui s'envolaient avec de sourds glapissements. +Ils traversèrent la ville dans presque toute sa longueur et arrivèrent +enfin, après mille détours et mille peines, à l'une des barrières qui +faisait face au camp des indiens, dont on voyait scintiller à peu de +distance les nombreuses lumières et dont on entendait les cris sauvages.</p> + +<p>Le bombero échangea quelques mots avec les sentinelles et passant hors +des barrières, suivi des deux femmes, il s'arrêta.</p> + +<p>--Dona Linda, dit-il d'une voix entrecoupée, voici le camp des indiens +devant nous.</p> + +<p>--Je vous remercie, don Sanchez, dit-elle en lui tendant la main.</p> + +<p>--Senorita, ajouta Sanchez, qui retint la main de la jeune fille, il en +est temps encore; renoncez à votre funeste projet, puisque votre fiancé +est sauvé et retournez à San-Julian.</p> + +<p>Au revoir! répondit résolument dona Linda.</p> + +<p>--Au revoir, mura tristement le digne homme. Toi, Maria, reste avec moi, +je t'en supplie.</p> + +<p>--Où elle va j'irai, mon frère.</p> + +<p>Les adieux furent courts, comme on pense, le bombero dès qu'il fut resté +seul, poussa un soupir ou plutôt un rugissement de douleur, et il reprit +à grands pas la route du Carmen.</p> + +<p>--Pourvu que je n'arrive pas trop tard, se dit-il à lui-même, et qu'il +n'ait pas encore vu don Luciano Quiros.</p> + +<p>Il arriva au fort au moment où le gouverneur et don Juan franchissaient +le pont-levis, mais absorbé dans ses pensées, il ne remarqua pas les +deux cavaliers. Ce hasard fut la cause d'un malheur irréparable.</p> + +<p>Quant aux deux jeunes filles, elles se dirigèrent à l'aventure vers les +lumières du camp, à peu de distance duquel elles firent halte pour +reprendre haleine et calmer le mouvement de leur coeur qui battait à se +rompre dans leur poitrine. Proches du danger qu'elles allaient chercher, +elles sentaient leur courage les abandonner, et la vue des toldos +indiens les glaçait de terreur. Chose étrange! ce fut Maria qui ranima +la fermeté de sa compagne.</p> + +<p>--Senorita, lui dit-elle, je serai votre guide. Laissons ici ces +manteaux qui nous feraient reconnaître pour des blanches. Marchez près de +moi, et quoi qu'il advienne, ne témoignez ni surprise ni crainte, +surtout ne parlez pas, ou c'en est fait de nous.</p> + +<p>--J'obéirai, répondit Linda.</p> + +<p>--Nous sommes, continua Maria, deux Indiennes qui on fait à Gualichu un +voeu pour la guérison de leur père blessé; surtout pas un mot, mon amie!</p> + +<p>--Allons, et que Dieu nous protège!</p> + +<p>--Ainsi soit-il! répondit Maria en se signant.</p> + +<p>Elles se remirent en marche, et au bout de cinq minutes elles entrèrent +dans le camp où les Indiens se livraient à la joie la plus extravagante. +Ce n'étaient que chants et cris de toutes parts. Ivres d'aguardiente, +ils dansaient burlesquement au milieu de barils défoncés et vides qu'ils +avaient pillés à la Poblacion-del-Sur et dans les estancias. Désordre +inouï! bizarre tohu-bohu! Tous ces fous furieux méconnaissaient même le +pouvoir de leurs ulmenes, qui, du reste, étaient la plupart plongés dans +l'ivresse la plus grossière.</p> + +<p>Grâce à la cohue générale, Linda et Maria purent escalader furtivement +la ligne du camp; alors, le coeur palpitant, les membres frissonnants +d'effroi, mais calmes de visage, elles se glissèrent comme des +couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues des buveurs qui se +heurtaient à tout instant, perdues dans ce dédale humain, errant au +hasard et s'en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile pour +découvrir dans ce pêle-mêle de toldos l'habitation du grand toqui. Elles +marchaient depuis longtemps sans savoir où, mais enhardies par le succès +de toutes les mauvaises rencontres évitées, moins craintives, elle +échangèrent parfois un regard d'espérance, lorsque tout à coup un +Indien, d'une taille athlétique, saisit dona Linda par la ceinture, +l'enleva de terre comme un enfant et lui appliqua sur le cou un +vigoureux baiser.</p> + +<p>A cet outrage inattendu, Linda poussa un cri d'effroi, se dégagea de +l'étreinte de l'Indien et le repoussa loin d'elle avec force. Le sauvage +trébuche sur ses jambes avinées et son corps mesura six pieds du sol; +mais il se releva et bondit comme un jaguar sur la jeune fille.</p> + +<p>Maria s'interposa entre eux.</p> + +<p>--Arrière! dit-elle en posant courageusement sa main sur la poitrine de +l'Indien; cette femme est ma soeur.</p> + +<p>--Churlakin, reprit l'autre, ne supporte pas une insulte.</p> + +<p>Le sauvage fronça les sourcils et dégaina son couteau.</p> + +<p>--Veux-tu donc la tuer? fit Maria épouvantée.</p> + +<p>--Oui, répondit Churlakin. A moins qu'elle ne me suive dans mon toldo, +où elle sera la femme d'un chef, d'un grand chef.</p> + +<p>--Tu es fou, répliqua Maria; ton toldo est plein, il n'y a pas de place +pour un autre feu.</p> + +<p>--Il y a place pour deux feux encore, répondit l'indien en riant; et, +puisque cette femme est ta soeur, tu viendras avec elle.</p> + +<p>Au bruit de cette discussion, un cercle infranchissable de sauvages +avait entouré les deux femmes et Churlakin. Maria ne savait comment +sortir du danger.</p> + +<p>--Eh bien! reprit Churlakin en saisissant la chevelure de dona Linda +qu'il enroula autour de son poignet et en brandissant son couteau, toi +et ta soeur me suivrez-vous ans mon toldo?</p> + +<p>--Puisque tu le veux, chien, dit-elle au chef d'une voix accentuée, que +ton destin s'accomplisse! Regarde-moi; Gualichu ne laisse pas impunément +insulter ses esclaves. Me reconnais-tu?</p> + +<p>Elle tourna son visage du côté d'un vaste brasier qui flambait à +quelques pas et environnait tous les objets d'une lueur claire. Les +Indiens s'écrièrent de surprise en la reconnaissant et reculèrent. +Churlakin lui-même lâcha les cheveux de dona Linda.</p> + +<p>--Oh! dit-il consterné, c'est l'esclave blanche de l'arbre de Gualichu.</p> + +<p>Le cercle s'était agrandi autour des deux femmes; mais les superstitieux +Indiens, cloués dans une immobilité pleine de terreur, les regardaient +fixement.</p> + +<p>--Le pouvoir de Gualichu, ajouta Maria pour compléter son triomphe, est +immense et terrible. C'est lui qui m'envoie. Malheur à qui voudrait +s'opposer à ses desseins! Arrière, tous!</p> + +<p>Et, s'emparant du bras de Linda, tremblante, elle s'avança d'un pas +ferme, et au geste d'autorité qu'elle fit en étendant la main, le cercle +se divisa, et les Indiens s'écartèrent à droite et à gauche Pour leur +livrer passage.</p> + +<p>--Je me sens mourir, murmura dona Linda.</p> + +<p>--Courage, senora, nous sommes sauvées.</p> + +<p>--Oh! oh! fit une voix goguenarde; que se passe-t-il ici?</p> + +<p>Et un homme se plaça devant les jeunes filles en leur lançant un regard +moque.</p> + +<p>--Le matchi! dirent les Indiens, qui, rassurés par la présence de leur +sorcier, se pressèrent de nouveau autour des prisonnières.</p> + +<p>Maria tressaillit intérieurement en voyant sa ruse compromise par la +venue du matchi, et conseillée par le désespoir, elle tenta un dernier +effort.</p> + +<p>--Gualichu qui aime les Indiens, dit-elle, m'a envoyée vers le matchi +des Aucas.</p> + +<p>--Ah! répondit le sorcier d'un accent railleur; et que me veut-il?</p> + +<p>--Nul autre que toi ne doit l'entendre.</p> + +<p>Le matchi vint auprès de la jeune fille, lui posa la main sur l'épaule +et la regarda d'un air de convoitise.</p> + +<p>--Veux-tu me sauver? lui demanda-t-elle à voix basse.</p> + +<p>--C'est selon, répondit l'autre dont l'oeil étincelait de luxure; cela +dépend de toi.</p> + +<p>Elle réprima un geste de dégoût.</p> + +<p>--Tiens! dit-elle en détachant de ses bras ses riches bracelets d'or +incrustés de perles fines.</p> + +<p>--Oh! fit l'Indien, qui les cacha dans sa poitrine; c'est beau; que veut +ma fille?</p> + +<p>--Délivre-nous d'abord de ces hommes.</p> + +<p>--Fuyez! dit le matchi en se tournant vers les spectateurs. Cette femme +porte un mauvais sort; Gualichu est irrité; fuyez!</p> + +<p>Le sorcier s'était immédiatement composé un visage à la hauteur de la +circonstance; sa conversation mystérieuse avec la femme blanche et +l'effroi peint sur ses traits suffirent aux Indiens, qui, sans en +demander davantage, se dispersèrent de droite et de gauche et +disparurent derrière les toldos.</p> + +<p>--Vous voyez, dit le sorcier avec un sourire d'orgueil, je suis puissant +et je peux me venger de ceux qui me trompent. Mais d'où vient ma fille +blanche?</p> + +<p>--De l'arbre de Gualichu, répondit-elle avec assurance.</p> + +<p>--Ma fille a la langue fourchue du cougouar, reprit le matchi qui ne +croyait ni à ses aroles ni à son Dieu: me prend-elle pour un nandus?</p> + +<p>--Voici un magnifique collier de perle que Gualichu m'a remis pour +l'homme inspiré des Aucas.</p> + +<p>--Oh! fit le sorcier, quel service puis-je rendre à ma fille?</p> + +<p>--Conduis-nous au toldo du grand chef des nations patagones.</p> + +<p>--Ma fille désire parler à Neham-Outah?</p> + +<p>--Je le désire.</p> + +<p>--Neham-Outah est un chef sage; recevra-t-il une femme?</p> + +<p>--Il le faut.</p> + +<p>--Mien. Mais cette femme? ajout-t-il en désignant dona Linda.</p> + +<p>--C'est une amie de Pincheira; elle veut aussi parler au grand toqui.</p> + +<p>--Les guerriers fileront la laine des lamas, dit le sorcier en secouant +la tête, puisque les femmes font la guerre et s'assoient au feu du +conseil.</p> + +<p>--Mon père se trompe: Neham-Outah aime ma soeur.</p> + +<p>--Non, fit l'Indien.</p> + +<p>--Que mon père se hâte! Neham-Outah nous attend, reprit Maria, +impatiente des tergiversations du sauvage. Où est le toldo du grand +chef?</p> + +<p>--Suivez-moi, mes filles blanches.</p> + +<p>Il se plaça entre elles deux, les saisit chacune par un bras et les +guida à travers le dédale inextricable du camp. Sur leur passage les +Indiens terrifiés s'enfuyaient. Au fond, le matchi était satisfait des +présents de Maria et de l'occasion de prouver aux guerriers ses +relations intimes avec Gualichu. Les marches et les contre-marches +durèrent un quart d'heure. Enfin s'offrit à leurs yeux un toldo devant +lequel était planté le <i>totem</i> des nations réunies, entouré de lances +frangées d'écarlate et gardé par quatre guerriers.</p> + +<p>--C'est ici, dit-il à Maria.</p> + +<p>--Bon! que mon père nous introduise seules.</p> + +<p>--Dois-je donc vous quitter?</p> + +<p>--Oui, mais mon père peut nous attendre au dehors.</p> + +<p>--J'attendrai, répondit brièvement le sorcier en enveloppant les jeunes +filles d'un regard soupçonneux.</p> + +<p>Elles entrèrent le sein agité. Le toldo était vide.</p> + +<br> + +<h3>IX.--LE TOLDO DU GRAND TOQUI.</h3> + +<p>Don Luciano Quiros, heureux du secours que lui envoyait le président de +la république argentine, cheminait au galop à côté de don Juan, le +nouveau colonel. Ils parvinrent promptement à une barrière gardée par un +poste considérable de gauchos et de colons bien armés.</p> + +<p>--C'est par ici qu'il nous faut sortir, dit don Juan au gouverneur; +mais, comme la nuit est noire et que nous aurons une ou deux lieues à +faire, il serait imprudent de nous aventurer seuls dans une plaine +sillonnée de vagabonds Indiens.</p> + +<p>--Il est vrai, interrompit don Luciano.</p> + +<p>--Le gouverneur ne doit pas risquer sa vie légèrement. Si l'on vous +faisait prisonnier, par exemple, voyez quel désavantage pour la colonie.</p> + +<p>--Vous parlez d'or, don Juan.</p> + +<p>--Prenons une escorte.</p> + +<p>--Oui. Combien d'hommes?</p> + +<p>--Une dizaine, au plus.</p> + +<p>--Emmenons-en vingt. Nous pouvons rencontrer cent Indiens.</p> + +<p>--Va pour vingt, don Luciano, puisque vous le désirez, répondit l'autre +avec un sourire sardonique.</p> + +<p>A l'arrivée du gouverneur, les défenseurs du poste s'étaient mis sous +les armes. Don Juan sépara vingt cavaliers, qui, sur son ordre, vinrent +se ranger derrière lui.</p> + +<p>--Sommes-nous prêts à partir, gouverneur?</p> + +<p>--En route.</p> + +<p>L'escorte, ayant à sa tête les deux colonels, s'ébranla dans la +direction de la plaine. Juan charmait depuis trois quarts d'heure don +Luciano Quiros par le feu roulant de ses réparties spirituelles, +lorsqu'il fut interrompu par lui.</p> + +<p>--Pardon, colonel, dit le gouverneur inquiet, ne vous semble-t-il pas +singulier de n'avoir encore rencontré personne?</p> + +<p>--Pas le moins du monde, monsieur, répondit Juan. Sans doute, ils ne +savent quelle route prendre, et ils attendent mon retour.</p> + +<p>--C'est possible, dit au bout d'un instant le gouverneur.</p> + +<p>--En ce cas, il nous resterait une lieue à faire.</p> + +<p>--Marchons donc!</p> + +<p>La verve de don Juan était tarie. Parfois son regard scrutait le vide +autour de lui, tandis que don Luciano demeurait silencieux. Tout à coup, +le hennissement lointain d'un cheval traversa l'espace.</p> + +<p>--Qu'est cela? demanda-t-il à don Juan.</p> + +<p>Probablement ceux que nous cherchons.</p> + +<p>--Dans tous les cas, soyons prudents. Attendez-moi, je cours au-devant en +éclaireur.</p> + +<p>Il piqua des deux et s'éloigna dans l'ombre. A une certaine distance, il +descendit de cheval et colla son oreille sur le sol.</p> + +<p>--<i>Demonios!</i> murmura-t-il en se relevant et en se remettant en selle, +on nous poursuit. Ce satané Sanchez m'aurait-il reconnu?</p> + +<p>--Que se passe-t-il? demanda le gouverneur.</p> + +<p>--Rien, repartit Juan en lui pesant la main gauche sur le bras. Don +Luciano Quiros, rendez-vous, vous êtes mon prisonnier.</p> + +<p>--Etes-vous fou, don Juan?</p> + +<p>--Ne m'appelez plus don Juan, senor, dit le jeune homme d'une voix +sombre; je suis Neham-Outah, le grand chef des nations patagones.</p> + +<p>--Trahison! s'écria le gouverneur. A moi, gauchos, défendez-moi!</p> + +<p>--Inutile, colonel, ces hommes sont à moi.</p> + +<p>--Je ne me rendrai pas! reprit le gouverneur. Don Juan, ou qui que vous +soyez, vous êtes un lâche!</p> + +<p>Il se débarrassa par un écart de son cheval de l'étreinte du jeune homme +et mit le sabre en main. Le galop rapide de plusieurs chevaux se +rapprochait de minute en minute.</p> + +<p>--Serait-ce un secours qui m'arrive? dit le gouverneur en armant un +pistolet.</p> + +<p>--Oui; mais trop tard, répondit froidement le chef Indien.</p> + +<p>A son commandement, les gauchos cernèrent le gouverneur, qui en abattit +deux. Dès lors, la mêlée devint affreuse dans les ténèbres. Don Luciano, +voyant que sa vie était perdue, voulait au moins mourir en soldat, et il +se battait en désespéré.</p> + +<p>Le bruit du galop croissait toujours.</p> + +<p>Neham-Outah vit qu'il fallait en finir, et, d'un coup de pistolet, il +cassa la tête du cheval du gouverneur. Don Luciano roula sur le sable; +mais, se relevant subitement, il porta à son adversaire un coup de sabre +que celui-ci para par un bond de côté.</p> + +<p>--Un homme comme moi ne se rend pas à des chiens comme vous! s'écria don +Luciano, qui se fit sauter la cervelle.</p> + +<p>Cette détonation fut suivie d'une vive fusillade, et un troupe ce +cavaliers fondit comme un tourbillon sur les gauchos.</p> + +<p>La lutte dura à peine quelques secondes: à un coup de sifflet de +Neham-Outah, les gauchos tournèrent bride et s'enfuirent isolément dans +la plaine obscure. Une huitaine de cadavres jonchaient le terrain.</p> + +<p>--Trop tard! dit Sanchez au major Blumel qui s'était mis à la poursuite +de don Juan, dès que le bombero l'eut averti du péril où l'indien avait +entraîné le gouverneur.</p> + +<p>--Oui, fit le major tristement, c'était un soldat; mais comment +rejoindre ces traîtres et savoir à quoi nous en tenir!</p> + +<p>--Ils sont déjà dans le camp des Indiens.</p> + +<p>Sanchez sauta de cheval, coupa avec son machete une branche de pin +résineux pour s'en faire une torche, à la lueur de laquelle il examina +les corps étendus sur le sol.</p> + +<p>--Le voici! s'écria le bombero. Le crâne est horriblement fracassé; sa +main serre un pistolet, mais son visage garde encore l'expression d'un +défi hautain.</p> + +<p>--Mon vieil ami devait-il finir ainsi dans une embuscade, lorsque +l'ennemi assiège sa place? murmura l'Anglais.</p> + +<p>--Dieu est le maître, reprit philosophiquement Sanchez.</p> + +<p>--Il a accompli son devoir, accomplissons le nôtre.</p> + +<p>Ils relevèrent le corps de don Luciano Quiros; puis, toute la troupe de +cavaliers retourna au Carmen.</p> + +<p>Cependant, Neham-Outah avait seulement voulu faire don Luciano +prisonnier pour traiter avec les colons et verser le moins de sang +possible, et il regrettait amèrement la mort du gouverneur. Pendant que +les gauchos se réjouissaient du succès du guet-apens, Neham-Outah +rentrait sombre et mécontent dans son camp.</p> + +<p>Maria et dona Linda voyant vide le toldo du grand chef n'avaient pu +retenir un soupir de satisfaction. Elle avaient le temps de se remettre +de leurs émotions en son absence et de se préparer à l'entrevue que +Linda désirait avoir avec lui. Elles avaient quitté en toute hâte leur +défroque indienne et repris leur costume espagnol. Pas un hasard qui +favorisait le projet de la fiancée de don Fernando, elle était plus +belle, plus séduisante que de coutume; sa pâleur avait je ne sais quelle +grâce touchante et irrésistible, et ses yeux lançaient des flammes vives +d'amour et de haine.</p> + +<p>Lorsque Neham-Outah arriva devant son toldo, le matchi s'approcha de +lui.</p> + +<p>--Que me veux-tu? demanda le chef.</p> + +<p>--Que mon père me pardonne! répondit humblement le sorcier. Cette nuit, +deux femmes se introduites dans le camp.</p> + +<p>--Que m'importe? interrompit le chef impatienté.</p> + +<p>--Ces femmes, quoique vêtues à la mode indienne, sont blanches dit le +matchi, qui appuya sur le dernier mot.</p> + +<p>--Ce sont sans doute des femmes de gauchos.</p> + +<p>--Non, répondit le sorcier leurs mains sont trop pâles, et leurs pieds +trop petits. D'ailleurs, l'une d'elles est L'esclave blanche de l'arbre +de Gualichu.</p> + +<p>--Ah! Et qui les a faites prisonnières?</p> + +<p>--Personne: elles sont venue seules.</p> + +<p>--Seules?</p> + +<p>--Je les ai accompagnées dans le camp et protégées contre la curiosité +des guerriers.</p> + +<p>--Tu as bien agi.</p> + +<p>--Je les ai introduites dans le toldo de mon père.</p> + +<p>--Elles sont donc là?</p> + +<p>--Depuis plus d'une heure.</p> + +<p>--Je remercie mon frère.</p> + +<p>Neham-Outah détacha un de ses bracelets et le jeta au matchi, qui +s'inclina jusqu'à terre.</p> + +<p>Le chef, en proie à une indicible agitation, s'élança vers son toldo, +dont il souleva le rideau d'une main fébrile, et il ne put, à la vue de +dona Linda, retenir un cri de joie et d'étonnement.</p> + +<p>La jeune fille l'accueillit par un de ces sourires étranges et charmants +dont les femmes seulement ont le secret.</p> + +<p>--Que signifie cela? se demanda le chef en la saluant gracieusement.</p> + +<p>Dona Linda, malgré elle, admira le jeune homme: son costume indien, +éclatant à la lumière, pressait sa taille élégante et relevait son +attitude mâle et superbe, sa tête se dressait fièrement sur son col nu. +Il était vraiment beau et né pour commander.</p> + +<p>--Quel nom dois-je vous donner, caballero! lui dit-elle en lui montrant +à côté d'elle un siège en bois de noqual sculpté.</p> + +<p>--Cela dépend, senorita. Si vous vous adressez à l'Espagnol, appelez-moi +don Juan; si vous êtes venue parler à l'Indien, mes frères me nomment +Neham-Outah.</p> + +<p>--Nous verrons, dit-elle.</p> + +<p>Pendant un moment de silence, les deux interlocuteurs s'examinaient +sournoisement. Dona Linda ne savait par où commencer, et le chef +cherchait lui-même les motifs d'une telle visite.</p> + +<p>--Est-ce bien moi que vous vouliez rencontrer, senorita? dit enfin +Neham-Outah.</p> + +<p>--Et qui donc?</p> + +<p>--Le bonheur de vous voir ici me semble un rêve, et je crains de me +réveiller.</p> + +<p>Ce madrigal rappelait l'hôte de don Luis Munoz et ne s'accordait guère +avec les ornements d'un chef indien et l'intérieur d'un toldo.</p> + +<p>--Mon Dieu! dit dona Linda d'un ton léger, vous n'êtes pas très-éloigné +de me croire sorcière ou fée; je vais briser ma baguette.</p> + +<p>--Vous n'en resterez pas moins une enchanteresse, interrompit +Neham-Outah avec un sourire.</p> + +<p>--Le sorcier, c'est le frère de cette enfant qui m'a révélé votre nom +véritable et l'endroit où je pourrais vous voir. Accordez à Sanchez le +brevet de sorcier.</p> + +<p>--Je ne l'oublierai pas dans l'occasion, répondit-il avec un invisible +froncement de sourcils qui n'échappa point à dona Linda. Mais revenons à +vous, senorita. Serait-ce un indiscrétion de vous demander à quelle +circonstance extraordinaire je dois la faveur d'une visite que je +n'attendais pas, mais qui me comble de joie?</p> + +<p>--Oh! à une cause bien simple, répliqua-t-elle en lui lançant un regard +acéré.</p> + +<p>--Je vous écoute, madame.</p> + +<p>--Peut-être est-ce un interrogatoire que vous me faites subir?</p> + +<p>--Oh! vous ne pensez pas, je l'espère, ce que vous me dites là.</p> + +<p>--Don Juan, nous vivons dans des temps si malheureux que l'on n'est +jamais sûr si c'est à un ami que l'on s'adresse.</p> + +<p>--Je suis le vôtre, madame.</p> + +<p>--Je le souhaite, j'en suis persuadée même; aussi, vous parlerai-je avec +la plus entière confiance. Une jeune fille de mon âge, surtout de mon +rang, ne tente pas une démarche aussi... singulière, sans motifs graves.</p> + +<p>--J'en suis convaincu.</p> + +<p>--Que peut jeter une femme hors de sa modestie instinctive et lui faire +dédaigner jusqu'à sa réputation? Quel sentiment lui inspire un courage +viril? L'amour, n'est-ce pas, don Juan, l'amour? Me comprenez-vous?</p> + +<p>--Oui, madame, répondit-il avec émotion.</p> + +<p>--Eh bien! je l'ai dit, il s'agit de mon coeur et de vous... +peut-être... don Juan... A notre dernière entrevue, mon père vous +annonça un peu brusquement, à vous comme à moi, mon mariage avec don +Fernando Bustamente. J'avais pensé que vous m'aimiez...</p> + +<p>--Madame!</p> + +<p>--Mais à ce moment j'en devins certaine. J'ai vu votre pâleur subite; +votre voix était troublée.</p> + +<p>--Cependant...</p> + +<p>--Je suis femme, don Juan. Nous autres femmes, nous devinons l'amour +d'un homme avant cet homme lui-même.</p> + +<p>Le chef indien la regarda avec une expression indéfinissable.</p> + +<p>--Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Bustamente +tombait dans un guet-apens. Pourquoi avez-vous fait cela, don Juan?</p> + +<p>--Je voulais me venger d'un rival, mais je n'avais pas ordonné sa mort.</p> + +<p>--Je le sais.</p> + +<p>Neham-Outah ne comprenait pas.</p> + +<p>--Vous n'aviez pas de rival. A peine aviez-vous quitté notre maison, que +j'avouais à mon père que je n'aimais pas don Fernando et que je ne +l'épouserais pas.</p> + +<p>--O mon Dieu! s'écria le jeune homme avec douleur.</p> + +<p>--Rassurez-vous, le mal est réparé: don Fernando n'est pas mort.</p> + +<p>--Qui vous a dit?...</p> + +<p>--Je le sais. Je le sais si bien que don Fernando, enlevé par mes ordres +des mains de Pincheira, est à cette heure à l'estancia de San-Julian, +d'où il doit prochainement partir pour Buenos-Ayres.</p> + +<p>--Ce n'est pas tout. Je fis comprendre à mon père vers quel coeur le +mien s'était tourné et à quel amour il se confiait, et mon père, qui n'a +jamais rien pu me refuser, m'a permis d'aller rejoindre celui que je... +préfère.</p> + +<p>Elle décocha à don Juan une oeillade rapide te chargée d'amour, baissa +les yeux et rougit. Mille sentiments contraires se combattaient dans le +coeur de Neham-Outah, qui n'osait croire à ce qui le rendait si heureux: +un doute lui restait, doute cruel! Si elle se jouait de lui?</p> + +<p>--Eh quoi! dit-il, vous m'aimeriez?</p> + +<p>--Ma présence ici... balbutia-t-elle.</p> + +<p>--Le bonheur m'égare, pardonnez-moi.</p> + +<p>--Si je ne vous aimas pas, répondit-elle, Fernando est libre, et je +pourrais l'épouser.</p> + +<p>--O femmes! créatures adorables, qui sondera jamais vos coeurs? que +devinera ce que vous cachez de douleur et de joie dans un regard ou dans +un sourire? Oui, senorita, ou, je vous aime, et je veux vous le dire à +genoux.</p> + +<p>Et le grand chef des nations patagones se jeta aux pieds de dona Linda; +il lui pressa les mains et les couvrit de baisers de feu. La jeune +fille, la tête haute, pendant qu'il était là, prosterné devant elle, +laissa passer dans ses yeux je ne sais quelle joie féroce; il avait +renouvelé l'éternelle allégorie du lion qui livre ses griffes aux +ciseaux de l'amour. Cet homme, si puissant et si redoutable, était +vaincu, et désormais elle était sûre de sa vengeance.</p> + +<p>--Que répondrai-je à mon père? dit-elle d'une voix douce comme une +caresse.</p> + +<p>Le lion se relève, l'oeil plein d'éclairs, le front inspiré.</p> + +<p>--Madame, répondit-il avec une majesté suprême, dites à don Luis Munoz +que sur votre front bien aimé, avant un mois je placerai une couronne.</p> + +<p>Il est rare qu'une situation extrême, poussée à sa dernière limite, +demeure longtemps tendue; aussi n'est-il pas étonnant qu'après s'être +avancé si loin dans son amour confiant, Neham-Outah ait reculé, effrayé +du chemin qu'il avait fait: l'homme est tel, que trop de bonheur +l'embarrasse et l'inquiète, et c'est peut-être un pressentiment que ce +bonheur doit être d'une courte durée. Le chef indien, dont le coeur +débordait comme une coupe trop pleine, sentait un doute vague se mêler à +sa joie et la couvrir d'ombre. Cependant, il est doux de se flatter +soi-même, et le jeune homme se livrait à cet enivrement nouveau et aux +voluptés de l'espérance. Ces sourires! ces regards! tout le rassura. +Pourquoi serait-elle venue à lui à travers tant de périls? Elle m'aime! +pensa-t-il, et sur ses yeux l'amour épaississait le bandeau dont dona +Linda les avait entourés avec tant de grâce et de perfidie.</p> + +<p>Les hommes d'une haute intelligence sont presque tous, à leur insu, +atteint d'une faiblesse que souvent cause leur perte, d'autant mieux +qu'ils ne croient personne assez fort pour les tromper. Neham-Outah +avait-il rien à craindre de cette enfant de quinze ans qui avouait si +naïvement son amour? Mais, homme d'Etat avant tout, esprit détourné pour +ainsi dire de la vie pour s'absorber dans un rêve, l'indépendance de sa +patrie, Neham-Outah n'avait jamais essayé de lire dans ce livre +énigmatique appelé le coeur féminin; il ignorait que la femme, surtout +la femme américaine, ne pardonne pas une insulte faite à son amant: +c'est l'arche sainte pour elle; n'y touchez pas!</p> + +<p>L'Indien aimait pour la première fois, et ce premier amour, si vif que +plus tard tous les autres pâlissent même devant son souvenir, s'était +creusé dans son coeur une place profonde. Il aimait! et le doute +passager qui avait attristé sa pensée ne pouvait lutter contre une +pensée déjà inguérissable.</p> + +<p>--Puis-je, demanda Linda rester dans votre camp, sans crainte d'être +insultée, jusqu'à ce que mon père vienne?</p> + +<p>--Commandez, madame, répondit l'Indien, vous n'avez ici que des +esclaves.</p> + +<p>--Cette enfant, à qui vous devez ma présence, va se rendre à l'estancia +de San-Julian.</p> + +<p>Neham-Outah s'avança vers le rideau du toldo et frappa deux fais dans sa +main. Lucaney parut.</p> + +<p>--Qu'un toldo soit préparé pour moi: je cède celui-ci à ces deux femmes +des visages pâles, dit le chef en langue aucas. Une troupe de guerriers +choisis, commandés par mon frère, veillera jour et nuit à leur sûreté. +Malheur à qui manquerait pour elles de respect! Ces femmes sont sacrées +et libres d'aller, de venir et de recevoir qui bon leur semble. Qu'on +selle deux chevaux, un pour moi, un pour une des deux femmes blanches.</p> + +<p>Lucaney sortit.</p> + +<p>--Vous le voyez, madame vous êtes reine ici.</p> + +<p>Dona Linda tira de son sein une lettre écrite d'avance et non cachetée, +qu'elle lui présenta, le sourire sur les lèvres, mais en tremblant au +fond de l'âme.</p> + +<p>--Tenez, lisez, don Juan, ce que j'écris à mon père.</p> + +<p>--Oh! senorita, dit-il en repoussant le papier.</p> + +<p>Dona Linda referma lentement la lettre sans émotion apparente et la +remit à Maria.</p> + +<p>--Mon enfant, tu donneras ceci à mon père seul, et tu lui expliqueras ce +que j'ai oublié de lui dire.</p> + +<p>--Permettez-moi de me retirer, madame.</p> + +<p>--Non, reprit Linda d'une vois câline: je n'ai pas de secrets pour vous.</p> + +<p>Le jeune homme sourit à ces paroles. En ce moment on amena les chevaux. +Dona Linda eut le temps de jeter à voix basse dans l'oreille de Maria +ces mots rapides:</p> + +<p>--Ici, ton frère dans une heure.</p> + +<p>Maria ferma un peu ses paupières en signe d'intelligence.</p> + +<p>--Je vais, dit le chef, accompagner moi-même votre amie jusqu'auprès des +retranchements du Carmen.</p> + +<p>--Je vous remercie, don Juan.</p> + +<p>Les deux jeunes filles s'embrassèrent tendrement.</p> + +<p>--Dans une heure! murmura dona Linda.</p> + +<p>--Bien! répondit Maria.</p> + +<p>--Vous êtes ici chez vous, madame, dit Neham-Outah à dona Linda qui le +reconduisit jusqu'au seul du toldo. Maria et le chef montèrent à cheval +et partirent. La jeune Américaine les suivit des yeux et de l'oreille et +rentra.</p> + +<p>--La partie est engagée; il faut qu'il me dévoile ses projets, +murmura-t-elle, en laissant tomber derrière elle le rideau du toldo.</p> + +<p>--Ici, dit Neham-Outah, vous n'avez plus besoin de moi.</p> + +<p>Il tourna bride et galopa vers le camp. La jeune fille s'avança +bravement du côté de la ville dont la masse sombre se dressait devant +elle. Mais une main vigoureuse saisit la bride de son cheval; elle +sentit un pistolet appuyé sur sa poitrine; une voix basse lui dit en +espagnol:</p> + +<p>--Qui vive?</p> + +<p>--Ami! répondit-elle en réprimant un cri d'effroi.</p> + +<p>--Maria! reprit la rude voix qui s'adoucit soudain.</p> + +<p>--Sanchez! s'écria-t-elle joyeuse en se laissant glisser dans les bras +de son frère qui la serra affectueusement.</p> + +<p>--D'où viens-tu, petite soeur?</p> + +<p>--Du camp des Patagons.</p> + +<p>--Déjà!</p> + +<p>--Ma maîtresse m'envoie vers vous.</p> + +<p>--Qui t'accompagnait?</p> + +<p>--Neham-Outah lui-même.</p> + +<p>--Malédiction! exclama le bombero; depuis cinq minutes je le tenais au +bout de mon fusil. Enfin!... mais viens, nous causerons là-bas.</p> + +<p>--Oh! dit Sanchez après que Maria eut terminé le récit de leur +expédition; oh! les femmes sont des démons, et les hommes des poules +mouillées. Et ta lettre?</p> + +<p>--La voici.</p> + +<p>Il faut que don Luis la reçoive cette nuit, car le pauvre père doit +languir dans une inquiétude mortelle.</p> + +<p>--Je vais partir, dit Maria.</p> + +<p>--Non, tu as besoin de repos. J'ai là un homme sûr qui courra à +l'estancia. Toi, petite soeur, entre dans cette maison, où une digne +femme qui me connaît, aura soin de toi.</p> + +<p>--Irez-vous vers dona Linda?</p> + +<p>--Pardieu? Pauvre demoiselle, seule au milieu des païens!</p> + +<p>--Toujours dévoué, mon bon frère.</p> + +<p>--Il parait que c'est ma vocation.</p> + +<p>Sanchez emmena Maria dans la maison désignée, la recommanda chaudement à +l'hôtesse puis s'engagea dans une rue au milieu de laquelle flambait un +bon feu. Là, plusieurs hommes reposaient enveloppés dans leur manteau. +Le bombero secoua rudement du pied un des dormeurs.</p> + +<p>--Allons, allons, Pavito, lui dit-il; debout mon garçon! galope vers +l'estancia de San-Julian.</p> + +<p>--Mais j'en arrive, murmura le gaucho en baillant et se frottant les +yeux.</p> + +<p>--Raison de plus, tu dois en connaître le chemin. C'est dona Linda qui +t'envoie.</p> + +<p>--Si la senorita le veut, dit le Pavito, que ce nom réveilla tout à +fait, que faut-il faire?</p> + +<p>--Monter à cheval et porter cette lettre à don Luis: une lettre +importante, entends-tu?</p> + +<p>--Très-bien.</p> + +<p>--Que nul ne t'enlève ce papier!</p> + +<p>--Peste! non.</p> + +<p>--Si l'on te tue...</p> + +<p>--On me tuera.</p> + +<p>--Toi mort, on ne le trouvera même pas.</p> + +<p>--Je l'avalerai.</p> + +<p>--Les Indiens n'auront pas l'idée de t'ouvrir le ventre.</p> + +<p>--Soyez tranquille.</p> + +<p>--Pars.</p> + +<p>--Le temps de seller mon cheval.</p> + +<p>--Au revoir, Pavito, et bonne chance!</p> + +<p>Sanchez quitta le gaucho, qui ne tarda pas à se mettre en route.</p> + +<p>--A mon tour, maintenant, murmura le bombero. Comment parvenir jusqu'à +dona Linda?</p> + +<p>Il se gratta la tête comme quelqu'un qui cherche, plissa son front, et, +bientôt, se déridant et écartant ses sourcils froncés, il se dirigea +gaiement vers le fort. Après une conférence avec le major Blumel, qui +avait remplacé don Luciano Quiros dans le commandement de la ville, +Sanchez se dépouilla de son costume et se déguisa en Indien. Il partit, +s'introduisit dans le camp des Patagons, et peu avant le lever du +soleil, il était de retour à la ville.</p> + +<p>--Tout va pour le mieux, répondit le bombero. Vive Dieu! Neham-Outah +paiera cher, je crois, l'enlèvement de don Fernando. Oh! les femmes! des +démons, des démons!</p> + +<p>--Dois-je aller la rejoindre?</p> + +<p>--Non, c'est inutile.</p> + +<p>Et, sans entrer dans aucun détail, Sanchez, exténué de fatigue, choisit +une place pour dormir et ronfla sans se soucier des Indiens.</p> + +<p>Quelques jours s'écoulèrent sans que les assiégeants renouvelassent leur +attaque contre la ville, que, néanmoins ils resserraient de plus en +plus. Les Espagnol, étroitement bloqués, sans communications avec le +dehors voyaient les vivres leur manquer; et la hideuse famine ne +tarderait pas à faucher des victimes. Heureusement, l'infatigable +Sanchez eut une idée qu'il communiqua au major Blumel. Il fit pétrir +cent cinquante pains qu'il satura d'arsenic et mélanger du vitriol à +l'eau-de-vie dans vingt barils. Le tout chargé sur des mules, fut placé +sous l'escorte de Sanchez et de ses deux frères. Les bomberos, +s'approchèrent des retranchements patagons avec cet effroyable +approvisionnement. Les Indiens, passionnés pour l'eau de feu, se +précipitèrent au-devant de la caravane pour s'emparer des barils; mais, +barils et pains, Sanchez et ses frères abandonnèrent leur chargement sur +le sable, et jouant de l'éperon, ils rentrèrent dans les mules destinées +à nourrir les assiégés, si les Patagons ne donnaient pas l'assaut.</p> + +<p>Ce fut fête au camp. Les pains furent coupés. Les barils défoncés; rien +ne resta. Cette orgie coûta aux Indiens six mille hommes, qui moururent +dans des tortures atroces. Les autres frappés de terreur, commencèrent à +se débander dans toutes les directions. On ne respectait plus les chefs; +Neham-Outah lui-même voyait tomber son autorité devant la superstition +des sauvages, qui croyaient à un châtiment céleste. Leurs prisonniers, +hommes, femmes et enfants, furent massacrés avec des raffinements de +barbarie horribles. Dona Linda, quoique protégée par le grand chef, ne +dut son salut qu'au hasard ou qu'à Dieu qui la gardait comme un +instrument de ses volontés.</p> + +<p>La rage des Indiens, ne pouvant plus s'exercer contre personne, se calma +peu à peu. Neham-Outah parcourait tous les rangs pour rendre le courage +aux guerriers. Il avait compris qu'il fallait en finir. Il donna l'ordre +à Lucaney de rassembler tous les ulmenes dans son toldo.</p> + +<p>Grands chefs des grandes nations, leur dit Neham-Outah, dès que tous +furent réunis devant le feu du conseil, demain au point du jour, +l'assaut sera donné au Carmen de tous les côtés à la fois. Dès que la +ville sera prise, la campagne sera finie. Ceux qui reculeront ne sont +pas des hommes, ce sont des esclaves. Souvenez-vous que nous combattons +pour la liberté de notre race.</p> + +<p>Il désigna ensuite à chaque chef la place de sa tribu dans l'attaque, +forma une réserve de dix mille hommes pour soutenir au besoin ceux qui +faibliraient, et, après avoir encouragé les ulmenes, il les congédia.</p> + +<p>Dès qu'il fut seul, il se rendit au toldo de dona Linda. La jeune fille +donna à Lucaney l'ordre de l'introduire. Il entra. Dona Linda causait +avec son père, qui, après avoir reçu sa lettre des mains du Pavito, +était accouru vers elle.</p> + +<p>L'intérieur du toldo était méconnaissable: Neham-Outah l'avait garni de +meubles enlevés çà et là dans les estancias par les Indiens. A +l'extérieur, rien n'était changé, mais l'intérieur, divisé par des +cloisons et enjolivé d'ornements, était devenu une véritable habitation +européenne. Là, Linda vivait doucement, honorée du chef suprême, en +compagnie de son père et de Maria, qui l'aidait à sa toilette.</p> + +<p>Les Indiens, quoique un peu étonnés de la vie de leur grand toqui, se +souvenant, d'ailleurs de l'éducation européenne qu'il avait reçue, +fermait les yeux et n'osaient se plaindre. La haine de Neham-Outah +n'était-elle pas toujours aussi vivace contre les blancs? Devant le feu +du conseil sa parole n'était-elle pas toujours pleine d'amour pour la +patrie? N'est-ce pas lui qui avait dirigé l'invasion et mené les +peuplades dans les sentiers de la liberté? Ainsi, Neham-Outah n'avait +rien perdu dans l'esprit des guerriers; il en était resté le chef +bien-aimé.</p> + +<p>--L'effervescence des tribus est-elle apaisée? demanda dona Linda au +chef.</p> + +<p>--Oui, grâce au ciel, senorita, mais l'homme qui gouverne au Carmen est +une bête fauve: six mille hommes sont morts empoisonnés.</p> + +<p>--Oh! c'est affreux, dit la jeune fille.</p> + +<p>--Les blancs sont habitués à nous traiter ainsi, et le poison...</p> + +<p>--Ne parlons plus de cela, don Juan, j'en ai le frisson.</p> + +<p>--Depuis des siècles les Espagnols son nos bourreaux.</p> + +<p>--Que comptez-vous faire? demanda don Luis pour détourner la +conversation.</p> + +<p>--Demain, senor, assaut général contre le Carmen.</p> + +<p>--Demain?</p> + +<p>--Oui, demain, j'aurai abattu en Patagonie le pouvoir espagnol, ou je +serai mort.</p> + +<p>--Dieu protégera la bonne cause, dit dona Linda d'une voix prophétique.</p> + +<p>Un nuage douloureux passa sur le front de don Luis.</p> + +<p>--Pendant la bataille, qui sera rude, je vous en conjure, ne sortez pas +de ce toldo, devant lequel je laisserai vingt hommes de garde.</p> + +<p>--Nous nous quittez déjà, don Juan.</p> + +<p>--Il le faut, excusez-moi, madame.</p> + +<p>--Adieu donc! dit dona Linda.</p> + +<p>--Tout est fini! murmura don Luis désespéré quand Neham-Outah fut sorti; +ils réussiront.</p> + +<p>La jeune fille, calme et souriant à demi, mais le regard enflammé de +haine, s'approcha de don Luis, joignit ses mains sur son épaule et lui +dit tout bas:</p> + +<p>--Mon père, avez-vous lu la Bible?</p> + +<p>--Oui, dans le temps que j'étais jeune.</p> + +<p>--Vous rappelez-vous de l'histoire de Samson et de Dalilah?</p> + +<p>--Voudrais-tu donc lui couper les cheveux?</p> + +<p>--Vous souvenez-vous de Judith et d'Holophorme?</p> + +<p>--Voudrais-tu lui couper la tête?</p> + +<p>--Que signifient ces étranges questions?</p> + +<p>--J'aime don Fernando.</p> +<br> + +<h3>X.--LA DERNIÈRE HEURE D'UNE VILLE.</h3> + +<p>Vers deux heures du matin, au moment où la hulotte bleue lançait dan +l'air son premier chant doux comme un soupir, Neham-Outah, complètement +armé en guerre, sortit de son toldo et se dirigea vers le centre du +camp. Là, rangés autour d'un immense brasier et accroupis sur leurs +talons, les ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes, fumaient +silencieusement. Tous se levèrent à l'arrivée du toqui suprême; mais, +sur un signe du maître, ils reprirent leurs places. Neham-Outah se +tourna vers le matchi, qui marchait gravement à ses côtés, et auquel il +avait d'avance dicté ses réponses.</p> + +<p>--Gualichu, lui demanda-t-il, sera-t-il neutre, contraire ou favorable +dans la guerre de ses fils Indiens contre les blancs?</p> + +<p>Le sorcier s'avança vers le feu en fit trois fois le tour de gauche à +droite, en murmurant des paroles inintelligibles. Au troisième tour, il +emplit un couï d'eau sacré renfermée dans les roseaux étroitement +tressés, en aspergea l'assemblée et, à trois reprises, la jeta dans la +direction de l'Orient. Puis, le corps demi incliné et la tête en avant +il écarta les bras et parut écouter des bruits perceptibles pour lui +seul.</p> + +<p>A sa droite, la hulotte bleue fit entendre à deux reprises différentes +son cri plaintif. Soudain le visage du matchi se décomposa dans +d'horrible grimaces; ses yeux sanguinolents se gonflèrent; il pâlit, +bava et trembla comme un fiévreux.</p> + +<p>--L'Esprit vient! l'Esprit vient! firent les Indiens.</p> + +<p>--Silence! dit Neham-Outah; le sage va parler.</p> + +<p>En effet, docile à cet ordre indirect, il siffla entre ses dents des +sons gutturaux, d'où bientôt se dégagèrent ces mots entrecoupés:</p> + +<p>--L'esprit marche! s'écria-t-il; il a dénoué ses longs cheveux qui +flottent au vent... Son souffle répand la mort. Le ciel est rouge de +sang; les victimes ne manqueront pas à Gualichu, le génie du mal. La +chair des blancs sert de gaine aux couteaux des Patagons. Entendez-vous +au loin les vautours et les urubus? Quel ample pâturage! Poussez le cri +de guerre...Courage, guerriers! La mort n'est rien, la gloire est tout.</p> + +<p>Le sorcier, continuant à balbutier, roula sur le sol, en proie à une +sorte d'épilepsie. Alors les Indiens se détournèrent de lui sans pitié, +car l'homme assez téméraire pour toucher au matchi quand l'esprit le +tourmente, serait frappé d'une mort subite. Telle est la croyance +indienne.</p> + +<p>Neham-Outah prit à son tour la parole.</p> + +<p>--Chefs des grandes nations patagones, vous le voyez, le dieu de nos +pères est avec nous, il veut que notre terre redevienne libre. Que le +soleil, à son coucher, ne retrouve plus en Patagonie le drapeau +espagnol. Courage, frères! les Incas, mes ancêtres, qui chassent dans +les prairies bien heureuses de <i>l'Eskennane</i>, recevront avec joie parmi +eux ceux qui tomberont dans la bataille. Que chacun se rende à son +poste! Le cri de l'urubus, répété trois fois à intervalles égaux, sera +le signal de l'attaque.</p> + +<p>Les chefs s'inclinèrent et se retirèrent.</p> + +<p>La nuit diamantée d'étoiles était calme, imposante. La lune colorait +d'un argent pâle le bleu sombre du firmament. Dans l'air pas un souffle! +dans le ciel pas un nuage! L'atmosphère était sereine et limpide. Rien +ne troublait le silence de cette splendide nuit, si ce n'est le +gémissement sourd et vague qui semble être au désert la respiration de +La nature endormie. Mille sentiments divers se confondaient dans l'âme +Neham-Outah, qui pensait à la liberté prochaine de sa patrie et à +l'amour de dona Linda. Puis, levant les yeux vers la voûte étoilée, +l'indien demanda avec ferveur à celui qui peut tout et qui sonde les +reins et les coeurs de combattre pour lui. S'il lui eût fallu choisir +entre son amour et la cause qu'il défendait, certes, il n'aurait point +hésité: le bonheur d'un homme n'est rien au prix de la liberté de tout +un peuple.</p> + +<p>Pendant que le toqui était plongé dans ses réflexions, une main se posa +lourdement sur son épaule. C'était le matchi qui le regardait avec ses +yeux de chat-tigre.</p> + +<p>--Que veux-tu? lui demanda-t-il sèchement.</p> + +<p>--Mon père est-il content de moi? Gualichu a-t-il bien parlé?</p> + +<p>--Oui, fit le chef en retenant un geste de dégoût; retire-toi.</p> + +<p>--Mon père est grand et généreux.</p> + +<p>--Neham-Outah jeta dédaigneusement un de ses riches colliers au +misérable sorcier, qui grimaça en signe de joie.</p> + +<p>--Va-t'en, lui dit-il.</p> + +<p>Le matchi, content de ses honoraires, s'en alla. Un beau métier chez les +Indiens que celui de sorcier!</p> + +<p>--J'ai le temps, murmura Neham-Outah, qui avait calculé l'heure par la +position des étoiles.</p> + +<p>Il porta en toute hâte ses pas vers le toldo de dona Linda.</p> + +<p>--Elle est là! se dit-il; elle repose, bercée par ses rêves d'enfant; sa +bouche s'entr'ouvre comme une fleur aux souffles parfumés de la nuit: +elle sommeille, la main sur son coeur pour le défendre. Et je l'aime! +Faites, ô mon Dieu, que je la rende heureuse! Aidez mon bras qui veut +sauver un peuple!</p> + +<p>Il s'approcha d'un guerrier debout à l'entrée du toldo.</p> + +<p>--Lucaney, dit-il d'une voix émue, je t'ai deux fois arraché à la mort.</p> + +<p>--Je m'en souviens.</p> + +<p>--Tout ce que j'aime est dans ce toldo; je te le confie.</p> + +<p>--Ce toldo est sacré, mon père.</p> + +<p>--Merci, fit Neham-Outah en serrant affectueusement la main de l'ulmen, +qui baisa le bas de sa robe.</p> + +<p>Les ulmenes, après le conseil, avaient échelonné leurs tribus déjà +prêtes pour l'assaut. Les guerriers, se couchant à plat ventre sur le +sol, avaient commencé une de ces marches impossibles que les Indiens +seuls sont capables d'entreprendre. Glissant et rampant comme des +couleuvres dans les hautes herbes, ils étaient parvenus en une heure à +se poster, sans avoir été aperçus, au pied même des retranchements des +Argentins. Ce mouvement avait été exécuté avec une prudence raffinée que +les Indiens apportent dans le sentier de la guerre; le silence de la +prairie n'avait pas été troublé, et la ville paraissait ensevelie dans +le sommeil.</p> + +<p>Cependant, quelques minutes avant que les ulmenes reçussent les derniers +ordres de Neham-Outah, un homme revêtu du costume des Aucas, avait avant +tous les autres quitté le camp et s'était esquivé vers le Carmen en +s'aidant des mains et des genoux. Arrivé à la première barricade, il +avait tendu les mains à une main invisible qui l'avait hissé sur la +barrière.</p> + +<p>--Eh bien, Sanchez?</p> + +<p>--Major, avant une heure nous serons attaqués.</p> + +<p>--Est-ce un assaut?</p> + +<p>--Oui; les Indiens ont peur d'être tous empoisonnés comme des rats, ils +veulent en finir.</p> + +<p>--Que faire?</p> + +<p>--Nous faire tuer.</p> + +<p>--Pardieu! le beau conseil!</p> + +<p>--On peut encore tenter...</p> + +<p>--Quoi?</p> + +<p>--Donnez-moi vingt gauchos fidèles.</p> + +<p>--Prends-les, et puis?...</p> + +<p>--Laissez-moi agir, major. Je ne réponds pas du succès, car ces diables +rouges sont plus nombreux que les mouches; mais j'en tuerai bien +quelques-uns.</p> + +<p>--Et les femmes et les enfants?</p> + +<p>--Je les ai internés à l'estancia de San-Julian.</p> + +<p>--Dieu soit loué!</p> + +<p>--Mais, j'y songe, ils attaqueront l'estancia, s'ils prennent le Carmen.</p> + +<p>--Tu es un nigaud, Sanchez, dit le major en souriant; et dona Linda?</p> + +<p>--C'est vrai, reprit gaiement le bombero, je n'y pensais plus, moi, à la +senorita. J'oubliais encore ceci: le signal de l'attaque sera trois cris +d'urubus à intervalles égaux.</p> + +<p>--Bon! je vais me préparer, car ils n'attendront pas le lever du soleil.</p> + +<p>Le major, d'un côté, et le bombero de l'autre, allèrent de poste en +poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir +sur leurs gardes.</p> + +<p>La veille même, le major Blumel avait réuni tous les habitants et dans +une harangue brève et énergique, il leur avait peint leur situation +désespérée.</p> + +<p>--Les embarcations mouillées Sous les canons du port, avait-il dit en +terminant, sont prêtes à recueillir les femmes, les enfants et les +colons craintifs. On s'embarquera, dès la nuit venue, pour l'estancia de +San-Julian.</p> + +<p>Les habitants réveillés se plantèrent derrière les barricades, l'oeil et +l'oreille au guet, et le fusil en main. Une heure se passa dans +l'attente des Patagons, lorsque tout à coup le cri de l'urubus s'éleva +rauque et sinistre dans le silence. Un deuxième cri suivit de près le +premier, et la dernière note du troisième vibrait encore qu'une clameur +effroyable éclata de toutes parts à la fois et que les Indiens se +précipitèrent en tumulte pour escalader les retranchements extérieurs. +Ils se brisèrent devant cette autre muraille vivante qui se dressa aux +barrières. Etonnés de cette résistance inattendue, les Patagons +reculèrent et ils furent mitraillés par les canons qui semaient dans +leurs rangs le désordre et la mort.</p> + +<p>Sanchez, profitant de la panique des Indiens, s'élança au milieux d'eux +à la tête de ses gauchos et sabra vigoureusement.</p> + +<p>Au bout de deux heures d'une bataille de géant, le soleil dédaigneux des +luttes humaines, se leva majestueux à l'horizon et répandit sur ce champ +du carnage la splendeur de ses rayons. Les indiens saluèrent son +apparition par des cris de joie et se ruèrent avec une rage nouvelle +contre les retranchements. Leur choc fut irrésistible.</p> + +<p>Les colons s'enfuirent, poursuivis par les sauvages.</p> + +<p>Mais une formidable explosion entr'ouvrit le terrain sous leurs pieds, +et les malheureux guerriers, lancés dans l'espace, retombèrent en +lambeaux de toutes parts. C'était l'explosion du sol miné par les +Argentins.</p> + +<p>Neham-Outah monté sur un superbe cheval, noir comme la nuit, s'élança en +avant presque seul, agitant au vent le <i>totem</i> sacré des nations unies, +et il cria d'une voix qui domina le bruit de la bataille:</p> + +<p>--Lâches! qui ne voulez pas vaincre, au moins regardez-moi mourir!</p> + +<p>Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un honteux reproche, +et ils coururent sur les traces de leur chef suprême.</p> + +<p>Neham-Outah paraissait invulnérable. Il faisait caracoler son cheval, le +lançait au plus épais de la mêlée, parait tous les coups avec la hampe +de son totem, qu'il élevait au-dessus de sa tête et criait aux siens:</p> + +<p>--Courage! suivez-moi!</p> + +<p>--Neham-Outah, le dernier des Incas! mourons pour le fils du Soleil! +exclamaient les Patagons électrisés par la téméraire audace de leur +toqui.</p> + +<p>--Eh! s'écria-t-il avec enthousiasme en montrant l'astre du jour, voyez, +mon père radieux sourit à votre valeur. En avant! en avant!</p> + +<p>--En avant! répétèrent les guerriers, qui redoublaient de furie.</p> + +<p>Toute la ville déjà était envahie: on se battait de maison en maison. +Les Aucas, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés +par Neham-Outah, la rue assez raide qui conduit au vieux Carmen et à la +citadelle: ils avançaient sans peur, malgré la mitraille du fort. +Neham-Outah, respecté par la mort, et toujours en avant, brandissait son +totem et faisait cabrer son cheval noir.</p> + +<p>--Allons! dit tristement le major Blumel à Sanchez, l'heure est venue.</p> + +<p>--Vous le voulez, major?</p> + +<p>--Je l'exige, Sanchez.</p> + +<p>--Il suffit, reprit le bombero. Adieu, major, ou plutôt au revoir +là-haut!</p> + +<p>Les deux hommes se serrèrent la main; étreinte suprême! car à mois d'un +miracle, ils allaient mourir. Après ce dernier adieu, Sanchez rassembla +une cinquantaine de cavaliers, les aggloméra en troupe compacte, et +entre deux décharges, il se précipitèrent à fond de train sur les +Indiens qui montaient. Les Araucans, devant cette avalanche qui +s'abattait du haut de la montagne, s'ouvrirent à droite et à gauche, et, +à peine revenus de leur stupeur, ils aperçurent trois barques sur le +fleuve et voguant à force de rames vers la mer.</p> + +<p>Profitant de cette diversion hardie, tous les colons, sur l'ordre du +major Blumel, s'étaient renfermés dans le fort.</p> + +<p>Neham-Outah fit signe aux Aucas de s'arrêter, et il s'avança seul auprès +des murs de la citadelle.</p> + +<p>--Major, cria-t-il d'une voix ferme, rendez-vous. Vous et la garnison +aurez la vie sauve.</p> + +<p>--Vous êtes un traître et un chien, répondit le major qui parut +aussitôt.</p> + +<p>--Vous êtes perdus, vous et vos hommes.</p> + +<p>--Je ne me rendrai pas.</p> + +<p>Vingt balles sifflèrent du haut de la muraille; mais Neham-Outah était +retourné vers ses guerriers avec la rapidité d'une flèche.</p> + +<p>Une détonation, comme mêlée de cent tonnerres, déchira les airs; le +major avait mis le feu aux poudres de la forteresse. Le géant de pierre +oscilla deux ou trois secondes sur sa base, semblable à un mastodonte +ivre; puis, brusquement arraché du sol, il s'éleva dans l'espace et +éclata comme une grenade trop mûre, aux cris répétés et mourants de: +Vive la patrie!</p> + +<p>Une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutilés tomba sur les +Indiens terrifiés.</p> + +<p>Ce fut tout! Neham-Outah était maître des ruines du Carmen. Pleurant de +rage en face de cette désastreuse victoire, il planta son totem sur un +mur chancelant, le seul débris du fort de ses défenseurs.</p> +<br> + +<h3>XI.--APRÈS LA VICTOIRE.</h3> + +<p>Les principales maisons de la ville avaient seules été épargnées par le +pillage, et Neham-Outah, pour en sauver les richesses, les avait +adjugées aux ulmenes les plus puissants. Quant à lui, il avait établi +son quartier général dans sa demeure au vieux Carmen. Don Luis et sa +fille avaient repris possession de leur habitation échappée à la furie +indienne.</p> + +<p>La ville, où les Patagons étaient entassés, offrait l'image de la +désolation.</p> + +<p>Huit jours après la prise de la colonie, vers dix heures du matin, trois +personne causaient à demi-voix dans le salon de don Luis Munoz. +C'étaient don Luis lui-même, sa fille te le capataz don José Diaz. Ce +dernier, sous son costume de gaucho, avait l'air d'un vrai bandit. +Maria, en vedette à une fenêtre, en riait comme une folle, au grand +désespoir du capataz, qui, de tout son coeur, donnait au diable don +déguisement maudit.</p> + +<p>--José, mon ami, disait don Luis, ajuste tes flûtes pour entrer en +danse.</p> + +<p>La cérémonie est donc pour aujourd'hui?</p> + +<p>--Oui, José. Avouons que nous vivons dans de singuliers temps et de +singuliers pays. J'ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe +toutes.</p> + +<p>--Au point de vue des Indiens, dit Linda, elle est très-logique.</p> + +<p>--Il y a un mois, qui de vous s'attendait à un si prompt rétablissement +de l'empire des Incas?</p> + +<p>--Pas moi, reprit le capataz. Seulement, il me semble que, pour un futur +empereur, Neham n'est guère magnanime.</p> + +<p>--Qu'entends-tu par là, mon ami?</p> + +<p>--N'a-t-il pas écrit à don Fernando que si, dans trois jours, il n'a pas +quitté la colonie, il le fera pendre.</p> + +<p>--Avant de pendre les gens dit dona Linda, il faut les prendre.</p> + +<p>--Tout cela est fort bien, José mais tu vas retourner à l'estancia. +Surtout n'oublie pas mes recommandations.</p> + +<p>--Rapportez-vous-en à moi, seigneur; mais je suis inquiet de Sanchez, +dit-il tout bas pour n'être pas entendu de Maria. Depuis six jours, il a +disparu sans donner de ses nouvelles.</p> + +<p>--Don Sanchez, répondit Linda, n'est pas homme à se perdre sans laisser +de traces. Rassurez-vous; nous le reverrons.</p> + +<p>--Neham-Outah! s'écria Maria, en se retournant.</p> + +<p>--José, mon ami, décampe dit don Luis.</p> + +<p>--Venez vite, ajouta Maria.</p> + +<p>Neham-Outah parut. Le grand chef des Aucas, paré de son magnifique +costume indien, avait le front soucieux et le regard triste. Après les +premiers compliments, dona Linda, inquiète de l'apparence sombre du +chef, se pencha gracieusement vers lui, et, d'un air affectueux +parfaitement joué:</p> + +<p>--Qu'avez-vous, don Juan? Vous paraissez tourmenté. Auriez-vous reçu de +fâcheuses nouvelles?</p> + +<p>--Non, madame, je vous remercie. Si j'étais ambitieux, tous mes souhaits +seraient comblés: les chefs patagons ont résolu le rétablissement de +l'empire des Incas, et c'est moi, leur héritier direct, qu'ils ont élu +pour succéder à l'infortuné Tupac-Amaru; mais...</p> + +<p>--Mais on vous a rendu justice.</p> + +<p>--Cette distinction m'effraye, et je tremble de ne pouvoir porter le +poids de l'empire. Les blessures faites à ma race par les Espagnols, +sont anciennes et profondes; les Indiens ont été abrutis par une longue +servitude. Quelle tâche que de commander à ces peuplades désunies! Qui +continuera mon oeuvre, si je meurs dans vingt ans, dans dix ans, demain +peut-être? Que deviendra le rêve de ma vie?</p> + +<p>--Dieu vous garde de longs jours, don Juan, répondit dona Linda.</p> + +<p>--Un diadème sur mon front! Tenez, senorita, je suis découragé, las de +vivre; il me semble que la couronne, comme un cercle fatal, serrera mes +tempes, les brisera, et que je serai enseveli dans mon triomphe.</p> + +<p>--Chassez ces vains pressentiments, reprit la jeune fille, qui lui avait +lancé à la dérobée un regard perçant.</p> + +<p>--Vous le savez, madame, la roche terpéienne est près du Capitole.</p> + +<p>--Allons! allons! don Juan, dit gaiement don Luis, mettons-nous à table.</p> + +<p>Un splendide déjeuner était servi. Les premiers moments furent +silencieux; les convives paraissaient gênés; mais peu à peu, grâce aux +efforts de dona Linda, la conversation s'anima. Neham-Outah, on le +voyait aisément, se faisait violence pour refouler dans son coeur le +flot des pensées qui lui montait aux lèvres. Vers la fin du repas, il se +tourna vers la jeune fille:</p> + +<p>--Senorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit, je serai empereur des +Patagons et ennemi des Espagnols que, sans doute, reviendront les armes +à la main troubler notre empire. Ce qu'ils redoutent le plus dans une +insurrection indienne, ce sont les représailles, c'est-à-dire le +massacre des blancs. Mon mariage avec une Argentine est un gage de paix +pour vos compatriotes et une sécurité pour leur commerce. Je viens donc +vous dire, en présence de votre père: Dona Linda, accordez-moi votre +main.</p> + +<p>--Qui nous presse en ce moment, don Juan? répondit-elle. N'êtes-vous pas +sûr de moi?</p> + +<p>--Toujours la même réponse, vague et obscure, fit le chef en fronçant le +sourcil. Enfant qui jouez avec le lion, je vois à présent le fond de +votre coeur. Imprudente! vous courez à votre perte... Mais non, vous +êtes en mon pouvoir, et, après vous avoir sauvé dix fois la vie, je vous +offre la moitié du trône. Demain, il le faut, madame, vous m'épouserez. +La tête de votre père et celle de don Fernando me répondront de votre +obéissance.</p> + +<p>Et, saisissant une carafe en cristal pleine d'une eau limpide, il +mouilla jusqu'aux bords son verre qu'il vida d'un trait, pendant que don +Linda le regardait fixement; ce regard contenait une joie cruelle et +voilée.</p> + +<p>--Dans une heure, ajouta-t-il en posant son verre sur la table, vous +assisterez à la cérémonie auprès de moi, je le veux.</p> + +<p>--J'y serai, répondit-elle.</p> + +<p>--Adieu, madame!</p> + +<p>La jeune fille se leva vivement saisit la carafe et s'approcha de la +fenêtre.</p> + +<p>--Que fais-tu là? demanda don Luis.</p> + +<p>--Mon père, j'arrose mes fleurs.</p> + +<p>Tout en vidant l'eau, Linda, l'oeil animé d'un feu sombre, murmura tout +bas:</p> + +<p>--Don Juan, entre la coupe et les lèvres, il y encore place pour un +malheur, m'as-tu dis un jour; en bien! écoute-moi à mon tour: Entre ton +front et la couronne, il y a la mort.</p> + +<p>Elle posa ensuite sur la terrasse de la maison deux jardinières auprès +de la balustrade. C'était un signal sans doute, car au bout de quelques +minutes, Maria entra précipitamment dans le salon en disant:</p> + +<p>--Il est là.</p> + +<p>--Qu'il entre! dirent à la fois don Luis et sa fille.</p> + +<p>Sanchez parut. L'estanciero recommanda à Maria la plus grand vigilance, +ferma les portes et vint s'asseoir auprès du bombero.</p> + +<p>--Eh bien? demanda-t-il.</p> +<br> + + +<h3>XII.--LE DERNIER DES INCAS.</h3> + +<p>La place Mayor présentait, ce jour-là, un aspect inaccoutumé. Au centre +d'élevait un large échafaud recouvert de tapis de velours route, sur +lequel était en place un fauteuil de bois de nopal sculpté. Le dossier +était surmonté d'un soleil en or massif, étincelant de diamants; un +vautour des Andes, oiseau sacré des Incas, également en or, soutenant +dans son bec recourbé une couronne impériale; il tenait dans ses serres +un sceptre qui se terminait en trident, et une main de justice qui +tenait un soleil éblouissant. Ce vautour, les ailes déployées, semblait +planer au-dessus du fauteuil, auquel on montait par quatre marches. A +droite de ce fauteuil, il s'en trouvait un autre un peu plus bas, mais +plus simple.</p> + +<p>A midi, au moment où l'astre du jour, à son zénith, darda toutes les +flammes de ses rayons cinq coups de canon tirés à intervalles égaux +grondèrent majestueusement. Au même instant, par chacune des entrées de +la place, débouchèrent les diverses tribus patagones, conduites par +leurs ulmenes et ornées de leurs habits de cérémonies. On comptait +quinze mille guerriers seulement, car, suivant la coutume indienne, dès +la prise du Carmen, le butin avait été envoyé sous bonne escorte dans +les montagnes, et les troupes patagones s'étaient débandées pour +rejoindre leurs <i>tolderias</i>, prêtes cependant, à revenir au premier +signal.</p> + +<p>Les tribus s'alignèrent sur trois côtés, laissant vide le quatrième, où +accoururent cinq cents gauchos qui se tinrent immobiles. Ils étaient à +cheval et bien armés, tandis que les indiens à pied n'avaient que leurs +machetes à la ceinture. Les fenêtres étaient garnies de curieux. +Derrière les curieux, les femmes indiennes, groupées en désordre, +avançaient curieusement la tête par-dessus leurs épaules.</p> + +<p>Le centre de la place était libre. Devant l'échafaud stationnaient, au +pied d'un autel grossier en forme de table avec une profonde rainure et +surmonté d'un soleil, le grand matchi des Patagons, vingt <i>sagotkattas</i> +(prêtres) et <i>piaïs</i> (prêtres d'un ordre inférieur), tous les bras +croisés et les yeux fixés sur le sol.</p> + +<p>Lorsque chacun eut pris sa place, cinq autres coups de canons +retentirent, et une brillante cavalcade arriva en caracolant. +Neham-Outah marchant en tête, ayant dona Linda à sa droite et à sa +gauche don Luis tenant en mains le totem. Après eux venaient les +principaux ulmenes et caraskenes des nations unies, revêtus d'ornements +où brillaient l'or et les pierreries.</p> + +<p>Neham-Outah descendit de cheval, présenta la main à dona Linda pour +mettre pied à terre, monta sur l'échafaud, la conduisit au second +fauteuil et s'arrêta lui-même devant le premier sans s'y asseoir. Ses +traits, habituellement pâles, étaient enflammés, ses yeux semblaient +rougis par les veilles, et il essuyait incessamment la sueur qui +renaissait sur son front. Quelque chose d'inusité se paissait en lui. La +pâleur de dona Linda était extrême, mais son visage était calme.</p> + +<p>Les ulmenes entourèrent l'échafaud: et, à une troisième canonnade, les +piaïes s'écartèrent et laissèrent voir un homme étroitement garrotté qui +gisait sur le sol au milieu d'eux. Le Matchi se tourna vers la foule:</p> + +<p>Vous tous qui m'écoutez, le soleil notre aïeul a souri à nos armes et +Gualichu a même combattu pour nous; l'empire des Incas est rétabli, les +Indiens sont libres, et le chef suprême des nations patagones, +Neham-Outah, va mettre sur sa tête le diadème d'Athshualpa et de +Tupac-Amaru. Au nom du nouvel empereur et au nôtre, nous allons offrir +au soleil dont il descend, le sacrifice qui lui est le plus agréable. +Piaïes, apportez la victime.</p> + +<p>Les prêtre étendirent le malheureux dans la rainure de l'autel. C'était +un colon fait prisonnier à la prise de la Poblacion-del-Sur, le pulpero +dans la boutique duquel les gauchos allaient s'abreuver de chicha.</p> + +<p>Cependant, Neham-Outah tremblait comme de la fièvre; ses oreilles +bourdonnaient, ses tempes battaient violemment, et ses yeux +s'injectaient de sang. Il s'appuya sur un des bras de son fauteuil.</p> + +<p>--Qu'avez-vous? lui demanda dona Linda.</p> + +<p>--Je ne sais, répondit-il, la chaleur, l'émotion peut-être... +J'étouffe... j'espère que cela ne sera rien.</p> + +<p>On avait dépouillé l'infortuné pulpero de son pantalon. Il poussait des +cris lamentables. Le matchi s'approcha de lui en brandissant son +couteau.</p> + +<p>--Ah! c'est affreux, s'écria dona Linda en se voilant le visage de ses +mains.</p> + +<p>--Silence, murmura Neham-Outah; il le faut.</p> + +<p>Le matchi, insensible aux hurlements de la victime, choisit la place où +il devait frapper, regarda l'astre du jour d'un air inspiré, leva son +couteau et ouvrit la poitrine du pulpero dans toute sa longueur; puis, +pendant que l'holocauste se tordait en râlant et que les piaïes +recueillaient le sang qui coulait à flots, le matchi lui arracha le +coeur qu'il éleva vers le soleil comme une hostie.</p> + +<p>A ce moment les ulmenes montèrent sur l'échafaud, et, asseyant +Neham-Outah sur le trône, ils l'élevèrent sur leurs épaules en criant +avec enthousiasme:</p> + +<p>--Vive le nouvel empereur! Vive le fils du soleil!</p> + +<p>Les piaïes aspergeaient le foule avec le sang de la victime; et les +Indiens trépignaient de joie et remplissaient l'air de hurrahs +assourdissants.</p> + +<p>--Enfin! s'écria Neham-Outah, j'ai reconstitué l'empire des Incas et +délivré ma race!</p> + +<p>--Pas encore! lui dit dona Linda d'une voix incisive. Regarde!</p> + +<p>Les gauchos, jusque là spectateurs impassibles de la cérémonie, +s'étaient tout-à-coup précipités au galop sur les Indiens sans défenses, +tandis que, par toutes les issues de la place, entraient au pas de +charge des troupes argentines, venues de Buenos-Ayres, et que toutes les +fenêtres se garnissaient de blancs qui fusillaient la foule. On +reconnaissait au milieu de la place, don Fernando, José Diaz, Sanchez et +ses deux frères, qui massacraient les Indiens sans pitié aux clameurs +de:--Sus! sus! à mort!</p> + +<p>--Oh! s'écria Neham-Outah en brandissant le totem d'une main tremblante, +quelle trahison!</p> + +<p>Il s'élança pour voler au secours de son peuple, mais il chancela et +tomba sur ses genoux; ses yeux se couvrirent d'un voile sanglant; un feu +dévorant brûlait ses entrailles.</p> + +<p>--Qu'ai-je donc? demanda-t-il désespéré.</p> + +<p>--Tu vas mourir, don Juan, lui murmura à l'oreille dona Linda, en lui +saisissant le bras avec force.</p> + +<p>--Femme, tu mens! fit-il en s'efforçant de se relever, je veux secourir +mes frères.</p> + +<p>--Tes frères, on les égorge. Toi, ne devrais-tu pas tuer mon père, mon +fiancé et moi-même? Meurs, misérable, meurs de la main d'une femme! +J'aime don Fernando, entends-tu! et je suis vengée.</p> + +<p>--Malheur! malheur! s'écria Neham-Outah en se traînant sur les genoux +pour arriver au bord de la plate-forme; je suis le bourreau d'un peuple +que je voulais sauver.</p> + +<p>Les Indiens tombaient comme les blés sous la faulx des moissonneurs. Ce +n'était pas un combat, c'était une boucherie. Plusieurs chefs, fuyant +devant Sanchez, le capataz et don Fernando, se précipitèrent vers la +plate forme comme en un dernier refuge.</p> + +<p>--Oh! hurla Neham-Outah en faisant un bond de tigre et en saisissant don +Fernando à la gorge, moi aussi, je me vengerai!</p> + +<p>Il y eut un moment d'anxiété terrible.</p> + +<p>--Non, ajouta le chef en abandonnant son ennemi et en retombant, ce +serait lâche: Cet homme ne m'a rien fait.</p> + +<p>Dona Linda, à ces mots, ne put retenir des larmes d'admiration, larmes +tardives, larmes de repentir ou d'amour peut-être!</p> + +<p>Sanchez déchargea son fusil dans la poitrine du chef étendu à ses pieds. +Au même instant Pincheira tombait, la tête fendue par don Fernando. Don +Luis, frappé par une balle égarée, s'affaissa dans les bras de sa fille +éplorée.</p> + +<p>--Mon Dieu! murmura Neham-Outah, vous me jugerez!</p> + +<p>Il regarda le ciel, remua encore ses lèvres comme dans une prière, et +soudain son visage rayonna. Il retomba en arrière et expira.</p> + +<p>--Peut-être, s'écria dona Linda accablée, la cause de cet homme +était-elle juste!</p> + +<p>Ce n'est pas la première fois qu'une femme a, par la volonté de Dieu, +arrêté un conquérant.</p> + +<h4>FIN</h4> +<br><br><br> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) *** + +***** This file should be named 21124-h.htm or 21124-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/1/1/2/21124/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> |
