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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Le fils du Soleil, par Gustave Aimard</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Le fils du Soleil (1879)
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+Author: Gustave Aimard
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+Release Date: April 17, 2007 [EBook #21124]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) ***
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+Produced by Rénald Lévesque
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+
+
+<h1>LE FILS DU SOLEIL</h1>
+
+<h4>PAR</h4>
+
+<h3>GUSTAVE AIMARD</h3>
+
+<p>[<b>NOTE du transcripteur:</b>
+Extrait du quotidien Canadien-Français <i><b>La Patrie</b></i> où cet ouvrage a été
+publié en feuilleton dans les éditions du 20 octobre au 1 décembre 1879.]</p>
+<br>
+
+<hr class="short">
+
+<h2>PREMIERE PARTIE</h2>
+
+<hr class="short">
+<br>
+
+<h3>I.--LE CONSEIL</h3>
+
+
+<p>La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'était lorsque Juan
+Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y débarquèrent en 1508, seize ans
+après la découverte du Nouveau-Monde.</p>
+
+<p>Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays
+d'un voile mystérieux que la science et des relations fréquentes n'ont
+pas encore entièrement soulevé. Le célèbre Magalës (Magellan) et son
+historien le chevalier Pigafetta, qui touchèrent ces côtes en 1520,
+furent les premiers qui inventèrent ces géants patagons si haut que les
+Européens atteignaient à peine à leur ceinture, ou grands de plus de
+neuf pieds et ressemblant à des cyclopes. Ces fables, comme toutes les
+fables, ont été acceptées pour des vérités, et, au siècle dernier,
+devinrent le thème d'une très-vive polémique, entre les savants. Aussi
+donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette
+terre qui s'étend du versant occidental des Andes à l'océan Atlantique.</p>
+
+<p>La Patagonie est arrosée, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au
+N., et le Rio-Négro à l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les méandres de
+leurs cours, rompent agréablement l'uniformité du terrain aride, sec,
+sablonneux, où croissent seulement des buissons épineux, et dispensent
+la vie à la végétation non interrompue qui court le long de ses rives.
+Ils s'enroulent autour d'une vallée fertile ombragée de saules et
+tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie.</p>
+
+<p>Le Rio-Négro coule dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées
+à pic, que les eaux viennent battre encore. Là où elles se sont
+retirées, elles ont laissé des terrains d'alluvion revêtus d'une
+végétation éternelle, et ont formé des îles nombreuses peuplées de
+saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des
+coteaux.</p>
+
+<p>Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge
+parcourent incessamment et dans tous les sens les déserts de la
+Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Amérique, et les
+imbaracayas, ces chats sauvages si féroces et si redoutables. Les côtes
+fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les
+phoques à trompe. Le quya, caché dans les marais, jette dans les airs
+son cri mélancolique; le guaçuti, le cerf des Pampas, court léger sur
+les sables, pendant que le guanaco, ce chameau américain, s'accroupit
+rêveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane à travers
+les nues, en compagnie des dégoûtants cathartes, urubus et auras, qui,
+comme lui, rôdent autour des falaises du littoral pour y disputer des
+restes de cadavres aux voraces caracaras. Voilà quelles sont les plaines
+de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et désolée!</p>
+
+<p>Un soir du mois de novembre, que les indiens <i>Aucas</i> nomment
+<i>kèkil-kiyen</i>, le mois d'émonder, un voyageur monté sur un fort cheval
+des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles
+sentiers tracés par les Indiens, inextricable dédale qu'on retrouve sur
+le bord de tous les fleuves d'Amérique.</p>
+
+<p>Ce voyageur était un homme de trente ans au plus, vêtu du costume,
+semi-indien semi-européen, particulier au gauchos. Un <i>poncho</i>, de
+fabrique indienne, tombait de ses épaules sur les flancs de son cheval,
+et ne laissait voir que les longues <i>Paienas</i> chiliennes qui Lui
+montaient au-dessus du genou. Un <i>laço</i> et des <i>bolas</i> pendaient de
+chaque côté de sa selle, et il portait en travers devant lui une
+carabine rayée.</p>
+
+<p>Son visage, à demi-caché par les larges ailes de son chapeau de paille,
+avait une expression de courage brutal et de méchanceté; ses traits
+étaient comme modelés par la haine. Son nez long et recourbé, surmonté
+de deux yeux assez rapprochés, vifs et menaçants, lui donnait une
+lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pincée se
+plissait d'une façon ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient
+l'astuce. On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble
+de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une
+barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges
+et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui
+paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu
+communes.</p>
+
+<p>Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un
+écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et,
+après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une
+<i>sente</i> qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il
+avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par
+le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait
+à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce
+désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit
+seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le
+cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de
+reconnaître avec soin et de compter les <i>pozos</i>, car dans ces pays
+absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où
+l'eau s'amasse en temps de pluie.</p>
+
+<p>Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des
+chevaux entravés à l'amble devant un misérable <i>toldo</i>. Aussitôt un cri
+retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois
+hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour
+reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa
+route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.</p>
+
+<p>--Eh! <i>compadre</i>, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le
+passage à l'inconnu.</p>
+
+<p>--Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre
+d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?</p>
+
+<p>--Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.</p>
+
+<p>--A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai
+Sanchez.</p>
+
+<p>--Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.</p>
+
+<p>--Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens
+d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.</p>
+
+<p>--Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.</p>
+
+<p>--Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.</p>
+
+<p>--Tu nous contera tes prouesses.</p>
+
+<p>--Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux
+jours de jeûne.</p>
+
+<p>--Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.</p>
+
+<p>Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce
+moment ils mirent pied à terre devant le <i>toldo</i>, où ils entrèrent,
+après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du
+nouveau venu.</p>
+
+<p>Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres
+de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux
+fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre
+piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux
+habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent
+et la pluie.</p>
+
+<p>Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait
+presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un
+morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les
+quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent
+de grand appétit.</p>
+
+<p>Ces hommes étaient des <i>bomberos</i>.</p>
+
+<p>Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie
+espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la
+nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et
+donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de
+corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de
+la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession
+périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement.
+Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis,
+c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent
+quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et
+jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant.
+Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant
+rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne
+dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les
+nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils
+une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés
+reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement
+foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un
+rare talent d'observation.</p>
+
+<p>Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de la
+Patagonie.</p>
+
+<p>Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon
+feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une
+surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne
+s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais
+de quartier.</p>
+
+<p>Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté,
+ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à la leur; si l'un de leurs
+compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une bête féroce, ils se
+contentent de dire: il a eu une <i>mala suerte</i> (mauvaise chance.)
+Véritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont
+un type particulier dans l'humanité.</p>
+
+<p>Ces éclaireurs étaient frères et se nommaient Quinto, Julian, Simon et
+Sanchez. Leur habitation, deux fois ruinée par les Indiens Aucas, avait
+enfin été brûlée de fond en comble dans une dernière invasion; leur père
+et leur mère avaient succombé dans des tortures atroces; deux de leurs
+soeurs avaient été violées par les chefs et tuées; la plus jeunes nommée
+Maria, enfant de sept ans à peine, avait été emmenée en esclavage, et
+depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle était
+vivante ou morte.</p>
+
+<p>Les quatre frères dès lors s'étaient faits bomberos en haine des
+Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une tête et qu'un coeur.
+Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce
+seraient trop longs à raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, mêlés
+à ce récit.</p>
+
+
+<p>Dès que Sanchez, qui était l'aîné, eut terminé son repas, Quinto
+éteignit le feu, Simon monta à cheval pour faire sa ronde aux environs;
+puis les deux frères curieux des nouvelles que Sanchez apportait,
+s'approchèrent de lui.</p>
+
+<p>--Quoi de nouveau, frère? demanda Julian.</p>
+
+<p>--Avant toute chose, répondit l'aîné, qu'avez-vous fait, vous autres,
+depuis huit jours?</p>
+
+<p>--Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien!</p>
+
+<p>--Bah!</p>
+
+<p>--Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les <i>Pehuenches</i> deviennent d'une
+timidité ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme
+à des femmes.</p>
+
+<p>--Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore là.</p>
+
+<p>--Qu'en sais-tu? reprit Quinto.</p>
+
+<p>--Après? fit Sanchez sans répondre.</p>
+
+<p>--Voilà tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect.</p>
+
+<p>--Vous en êtes sûrs?</p>
+
+<p>--Pardieu! nous prends-tu pour des imbéciles?</p>
+
+<p>--Non, mais vous vous trompez.</p>
+
+<p>--Hein?</p>
+
+<p>--Cherchez bien dans votre mémoire.</p>
+
+<p>--Personne n'a passé, te dis-je, reprit Julian avec assurance.</p>
+
+<p>--Personne?</p>
+
+<p>--A moins que tu ne comptes comme étant quelqu'un la vieille femme
+Pehuenche qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et
+nous a demandé le chemin de Carmen.</p>
+
+<p>--Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-là aussi
+bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse.</p>
+
+<p>--Notre candeur! s'écria Quinto en fronçant le sourcil; Nous sommes donc
+des niais, alors?</p>
+
+<p>--Dam! cela m'en a tout l'air.</p>
+
+<p>--Explique-toi.</p>
+
+<p>--Vous allez comprendre.</p>
+
+<p>--Cela nous fera plaisir.</p>
+
+<p>--Peut-être. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a traversé la
+plaine sur un mauvais cheval et vous a demandé le chemin de Carmen, dit
+Sanchez en répétant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que
+c'est?</p>
+
+<p>--Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable épouvanterait
+le diable.</p>
+
+<p>--Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y êtes pas le moins du monde.</p>
+
+<p>--Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris.</p>
+
+<p>--Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'était...</p>
+
+<p>--C'était.</p>
+
+<p>--<i>Neham-Outah.</i></p>
+
+<p>Neham-Outah (l'ouragan) était le principal Ulmen des Aucas. Sanchez
+aurait pu parler longtemps sans être interrompu par ses frères, tant
+cette nouvelle les avait atterrés.</p>
+
+<p>--Malédiction, s'écria enfin Julian.</p>
+
+<p>--Mais comment le sais tu? demanda Quinto.</p>
+
+<p>--Vous imaginez-vous que je me sois amusé à dormir pendant huit jours,
+mes frères? Les Indiens, à qui vous voulez envoyer des robes, se
+préparent dans le plus grand silence à vous donner un furieux coup de
+cornes. Il faut se méfier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la
+tempête. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et
+même de l'Araucanie, se sont liguées pour tenter une invasion, massacrer
+tous les blancs et détruire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux
+hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et
+Pincheira, le chef des <i>Araucanes</i>. Ce soir, grande réunion des députés
+des nations <i>Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches</i>, où
+l'on doit définitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque,
+distribuer les postes aux différentes tribus et arrêter les dernières
+mesures pour le succès de l'expédition.</p>
+
+<p>--Caraï! exclama Julian; pas un instant à perdre! Que l'un de nous se
+rende à franc-étrier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger
+qui menace la colonie.</p>
+
+<p>--Non, pas encore! Ne soyons pas si pressés et tâchons de connaître les
+intentions des Indiens. Le <i>quipus</i> a été envoyé partout et les chefs
+qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira,
+Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en
+tout vingt. Vous voyez, je suis bien informé.</p>
+
+<p>--Où se réuniront-ils?</p>
+
+<p>--A l'arbre de Gualichu.</p>
+
+<p>--Diable! ce n'est point chose aisée de les surprendre en pareil lieu.</p>
+
+<p>--Morbleu! c'est impossible, dit Quinto.</p>
+
+<p>--Où manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien!
+rien de nouveau?</p>
+
+<p>--Tout est tranquille, dit-il en mettant pied à terre.</p>
+
+<p>--Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. Écoutez-moi, mes
+frères. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Oh! s'écrièrent les trois hommes.</p>
+
+<p>--Dans ce cas, vous me suivrez?</p>
+
+<p>--Partout.</p>
+
+<p>--Vite! à cheval, car moi aussi je veux assister à l'assemblée indienne.</p>
+
+<p>--Et tu nous conduis?...</p>
+
+<p>--A l'arbre de Gualichu.</p>
+
+<p>Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop.</p>
+
+<p>Sanchez avait sur ses frères une supériorité que ceux-ci
+reconnaissaient; de sa part, rien ne les étonnait, tant ils étaient
+accoutumés à lui voir accomplir ces merveilles.</p>
+
+<p>--Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian.</p>
+
+<p>--Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voilà tout,
+ajouta Sanchez avec un sourire railleur.</p>
+
+<p>Les bomberos piquèrent des deux et disparurent dans les ténèbres.</p>
+
+<br>
+
+<h3>II.--LE PRESIDIO</h3>
+
+<p>Longtemps après la découverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fondèrent
+en Patagonie, en 1710, un <i>Presidio</i> situé sur la rive gauche du
+Rio-Négro, à sept lieues de son embouchure, et nommé <i>Nuestra senora del
+Carmen</i> ou bien encore <i>Patagones</i>.</p>
+
+<p>L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches campés dans le voisinage du
+Rio-Négro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une
+distribution faite aux Indiens d'une grande quantité de vêtements et de
+toutes sortes d'objets à leur usage, il leur vendit le cours de cette
+rivière depuis son embouchure jusqu'à San Xavier. De plus, par la
+volonté de l'Ulmen Negro, les indigènes aidèrent les Espagnols à élever
+la citadelle qui devait leur servir d'abri, et prêtèrent ainsi leurs
+bras à leur propre servitude.</p>
+
+<p>A l'époque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en
+un fort, bâti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarpée qui
+domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa
+forme est carrée: il est construit de murs épais en pierre et flanquée
+de trois bastions, deux sur la rivière à l'est et à l'ouest et le
+troisième sur la plaine. L'intérieur renferme la chapelle, le presbytère
+et le magasin aux poudres; sur les autres côtés se prolongent des
+logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers, la
+garnison et un petit hôpital. Toutes ces constructions hautes d'un
+rez-de-chaussée seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement
+possède, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un
+moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux <i>estancias</i>
+ou fermes approvisionnées de chevaux et de têtes de bétail.</p>
+
+<p>Aujourd'hui le fort est presque ruiné; les murailles, faute de
+réparations, croulent de toutes parts; seuls les bâtiments d'habitation
+sont en bon état.</p>
+
+<p>Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la
+rivière.</p>
+
+<p>Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit,
+est placé entre le fort et le Rio-Négro sur le penchant de la falaise et
+se compose d'une quarantaine de maisons, différentes d'ordres et de
+hauteur et formant une ligne irrégulière qui suit le cours des eaux.
+Autour d'elles s'éparpillent de misérables cabanes. Là est le centre du
+commerce avec les Indiens.</p>
+
+<p>L'autre groupe de la même rive, appelé <i>Poblacion-del-Sur</i>, est à
+quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est séparé par des
+dunes mouvantes qui masquent entièrement la volée des canons. La
+Poblacion forme une vaste place carrée, autour de laquelle s'étend une
+centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul étage, qui
+sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure à des agriculteurs, à
+des fermiers et des <i>pulperos</i> (marchands d'épiceries et de liqueurs).</p>
+
+<p>Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons éparses et semées ça et
+là le long de la rivière.</p>
+
+<p>Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est composé
+d'une vingtaine de maisons alignées sur un terrain bas et sujet aux
+inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge
+des <i>gauchos</i> et des estancieros. Quelques pulperos, attirés par le
+voisinage des Indiens, y ont aussi établi leur commerce.</p>
+
+<p>L'aspect général en est triste: à peine quelques arbres croissent-ils de
+loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, témoignant de
+l'existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines
+d'un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.</p>
+
+<p>Cette description d'un pays complètement inconnu jusqu'à présent était
+indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre.</p>
+
+<p>Le jour où commence cette histoire, vers deux heures de l'après midi,
+cinq ou six gauchos, attablés dans la boutique d'un pulpero, discutaient
+vivement en avalant à longs traits de la <i>chicha</i> dans des <i>couïs</i>
+(moitié de calebasse qui servent de tasses) qui circulaient à la ronde.
+La scène se passait à la Poblacion-del-Sur.</p>
+
+<p>--Canario! s'écria un grand gaillard maigre et efflanqué qui avait la
+mine et la tournure d'un effronté coquin; ne sommes-nous pas des hommes
+libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine à nous
+rançonner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse
+s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race
+blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles.</p>
+
+<p>--<i>Calla la voca</i> (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux
+d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises.</p>
+
+<p>--Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que
+les autres.</p>
+
+<p>--Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et
+que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter?</p>
+
+<p>--Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi,
+Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride.</p>
+
+<p>--Chillito!</p>
+
+<p>--Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de
+mal?</p>
+
+<p>--Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur,
+au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend
+Le plus possible.</p>
+
+<p>--Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria
+Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde!</p>
+
+<p>--En attendant, buvons, dit le Pavito.</p>
+
+<p>--Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan
+Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin?</p>
+
+<p>--Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato
+en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue,
+chien maudit?</p>
+
+<p>Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers:</p>
+
+<p>--Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à
+me remuer le sang.</p>
+
+<p>--Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans
+s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu es
+plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle.
+Tais-toi, entends-te, ou va dormir.</p>
+
+<p>--<i>Sangre de Cristo!</i> hurla Chillito, en plantant vigoureusement son
+couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison.</p>
+
+<p>--Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te
+donner une <i>navajeda</i> sur ta vilaine frimousse.</p>
+
+<p>--Vilaine frimousse! as-tu dit?</p>
+
+<p>Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les
+autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre.</p>
+
+<p>--La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le
+pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler,
+la rue est libre.</p>
+
+<p>--Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme.</p>
+
+<p>--Volontiers.</p>
+
+<p>Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue.
+Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses
+poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille.</p>
+
+<p>Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient
+salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche
+leur <i>poncho</i> en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs
+couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un
+sang-froid remarquable.</p>
+
+<p>Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire au
+visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison
+indigne d'un vrai caballero.</p>
+
+<p>Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le
+corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner
+les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la
+cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible
+et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et
+d'autre avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito,
+dont la vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva
+une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato
+lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.</p>
+
+<p>--Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché!</p>
+
+<p>Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance,
+rengainèrent leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une
+sorte de courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras
+dessus bras dessous dans la pulperia.</p>
+
+<p>Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont
+complètement inconnues en Europe.</p>
+
+<p>Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé leurs
+habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs infatigables,
+ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source féconde de
+querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux de l'avenir
+et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent
+la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien!
+ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus
+libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de coeur et sans
+émotion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans
+leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amitié, de dévouement
+et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère offre un mélange bizarre
+de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités. Il
+sont tour à tour et à la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes,
+cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron
+de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans
+les estancias, l'époque de la <i>mantaza del ganado</i> (abattage des
+bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine.
+Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs moeurs: la
+plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le
+prétexte le plus frivole.</p>
+
+<p>Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero,
+arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le
+souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais manteau
+et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia
+sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard
+en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une
+piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le
+comptoir.</p>
+
+<p>A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui
+causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion
+électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de
+soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito
+détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.</p>
+
+<p>L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en
+silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait
+la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire
+importante, quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur
+jusqu'à la porte et courut sur leurs talons.</p>
+
+<p>--Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de
+manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront
+pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde.</p>
+
+<p>Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de <i>monte</i>, et
+penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au
+départ de leurs camarades.</p>
+
+<p>L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux
+gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment comme
+deux oisifs qui se promènent.</p>
+
+<p>Où était le Pavito? il avait disparu.</p>
+
+<p>Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se
+mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible,
+s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les
+terres. Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un coude
+assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous
+les autres semblait se perdre dans la plaine.</p>
+
+<p>A l'angle du sentier passa, près des trois hommes, un cavalier, qui, au
+grand trot, se dirigeait vers le village; mais préoccupés sans doute par
+de sérieuses pensées, ni l'étranger, ni les gauchos ne le remarquèrent.
+Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d'oeil rapide et perçant, et
+ralentit l'allure de son cheval, qu'il arrêta à quelques pas de là.</p>
+
+<p>--Dieu me pardonne! se dit-il à lui-même, c'est don Juan Perez, ou c'est
+le diable en chair et en os! Que peut-il avoir à faire par là en
+compagnie de ces deux bandits qui m'ont l'air de suppôts de Satan? Que
+je perde mon nom de José Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je
+ne me mets à leurs trousses!</p>
+
+<p>Et il sauta vivement à terre. Le senor José Diaz était un homme de
+trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu
+replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges épaules, et ses
+membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif
+et pétillant d'intelligence et d'audace éclairait sa physionomie ouverte
+et franche. Son costume, sauf un peu plus d'élégance, était celui des
+gauchos.</p>
+
+<p>Dès qu'il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais personne
+à qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la
+Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en même temps
+deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride
+dans son bras, conduisit son cheval à la pulperia, d'où les gauchos
+venaient de sortir, et le confia à l'hôte.</p>
+
+<p>Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Américain est son
+cheval, Diaz revint sur ses pas avec les précautions les plus
+minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'être point aperçu.
+Les gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient derrière Une
+dune mouvante, au moment où il tournait le coude de chemin. Néanmoins,
+il ne tarda pas à les revoir gravissant un sentier raide qui aboutissait
+à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces
+sables arides, par hasard ou par caprice de la nature.</p>
+
+<p>Sûr désormais de les retrouver, Diaz marcha plus lentement, et, pour se
+donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout
+soupçon, il alluma une cigarette. Les gauchos, par bonheur, ne se
+retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite
+de l'homme que Diaz avait reconnu pour être don Juan Perez. Lorsque, à
+son tour, Diaz arriva devant la lisière du bois, au lieu d'y entrer
+immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant
+vers le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus
+grande précaution, afin de n'éveiller par aucun bruit l'attention des
+gauchos.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, des voix arrivèrent jusqu'à lui. Il leva
+alors doucement la tête, et dans une clairière, à dix pas de lui
+environ, il vit les trois homme arrêtés et causant vivement entre eux.
+Il se releva de terre, s'effaça derrière un érable et prêta l'oreille.</p>
+
+<p>Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée
+contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience
+visible ce que lui disait en ce moment Chillito.</p>
+
+<p>Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille
+élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses
+mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de
+commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son
+visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque
+impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les
+narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives;
+une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche,
+belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front
+était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure
+longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la
+nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une
+sorte de répulsion.</p>
+
+<p>Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied,
+un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume,
+qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme
+à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa
+chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents
+piastres.</p>
+
+<p>Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au
+Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où
+vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés?
+Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou
+trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens,
+il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de
+six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité.
+Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était
+accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait
+assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait
+pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et
+leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler
+don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait
+droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au
+sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui
+déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.</p>
+
+<p>Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et
+tout ce que l'on savait sur son compte.</p>
+
+<p>--Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et
+un fils de chien.</p>
+
+<p>--Senor! dit Chillito qui redressa la tête.</p>
+
+<p>--J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es.</p>
+
+<p>--Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son
+couteau.</p>
+
+<p>Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si
+rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur.</p>
+
+<p>--A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta
+Chillito sur le sol.</p>
+
+<p>--Non, tuez-moi plutôt.</p>
+
+<p>--Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute.</p>
+
+<p>Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses
+lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau
+et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés.</p>
+
+<p>--Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après
+tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.</p>
+
+<p>--Va-t'en.</p>
+
+<p>--C'est votre dernier mot?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Au diable, alors!</p>
+
+<p>Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour
+se frapper.</p>
+
+<p>--Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito;
+mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre.</p>
+
+<p>Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable
+au chien qui lèche son maître dont il a été battu.</p>
+
+<p>Mato était resté témoin immobile de cette scène.</p>
+
+<p>--Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura
+José Diaz toujours caché derrière un arbre.</p>
+<br>
+
+
+<h3>III.--DON JUAN PEREZ</h3>
+
+<p>Après un court silence, don Juan reprit la parole.</p>
+
+<p>--Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais
+tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.</p>
+
+<p>--Je ne boirai plus, répondit le gaucho.</p>
+
+<p>Don Juan sourit.</p>
+
+<p>--Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait
+tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard.
+Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur
+vous deux?</p>
+
+<p>--Oui, dirent les gauchos.</p>
+
+<p>--Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout.
+Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au
+dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille
+dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise
+des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques
+heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si
+incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec
+promptitude et dévouement.</p>
+
+<p>--Nous le jurons!</p>
+
+<p>--C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous
+pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un
+oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de
+Pavito: c'est un traître.</p>
+
+<p>--Faut-il le tuer? demanda Mato.</p>
+
+<p>--Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser
+adroitement.</p>
+
+<p>Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit
+de ne pas les voir.</p>
+
+<p>--Avez-vous besoin d'argent?</p>
+
+<p>--Non, maître.</p>
+
+<p>--N'importe! prenez cela.</p>
+
+<p>Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre
+d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.</p>
+
+<p>--Chillito, mon cheval.</p>
+
+<p>Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en
+bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.</p>
+
+<p>--Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous
+coûterait la vie.</p>
+
+<p>Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon
+dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato
+et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière
+s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie
+par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une
+main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant
+autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:</p>
+
+<p>--Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen
+del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.</p>
+
+<p>--C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.</p>
+
+<p>--Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.</p>
+
+<p>--Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le
+gaucho, auquel il serra la main.</p>
+
+<p>--Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc
+aussi?</p>
+
+<p>--Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur
+don Juan.</p>
+
+<p>--Eh bien?</p>
+
+<p>--Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant,
+nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.</p>
+
+<p>--Ainsi soit-il!</p>
+
+<p>--Et d'abord, que comptez-vous faire?</p>
+
+<p>--Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me
+tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants
+de la pampa.</p>
+
+<p>--Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent
+médiocrement.</p>
+
+<p>--Mais moi?</p>
+
+<p>--Bah! vous n'êtes pas encore mort.</p>
+
+<p>--Je n'en vaux guère mieux.</p>
+
+<p>--Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je
+sache?</p>
+
+<p>--Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec
+une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont
+des démons.</p>
+
+<p>--C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le
+capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à
+la vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître
+quelque infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à
+me prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux,
+n'ont qu'une seule volonté.</p>
+
+<p>--Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant
+de réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne
+risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est
+changée. Me tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous,
+capataz, comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de
+gaucho!</p>
+
+<p>--A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre. Montez à cheval
+et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher du
+soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine.</p>
+
+<p>--D'accord. De quel côté vous dirigez-vous?</p>
+
+<p>--Je me rends chez don Luis Munoz.</p>
+
+<p>--A ce soir, alors!</p>
+
+<p>--A ce soir!</p>
+
+<p>Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de
+distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le
+capataz, tandis que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la
+Poblacion.</p>
+
+<p>Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa
+famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un
+homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il
+avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se
+reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un
+certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient
+une expression de bonté et de douceur.</p>
+
+<p>Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait enfermé
+dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacrée, et il
+croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier à
+l'éducation de leur fille Linda.</p>
+
+<p>Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de distance
+du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie.</p>
+
+<p>Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux
+personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette
+habitation.</p>
+
+<p>Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en
+soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg
+Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix
+et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un piano
+d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme pour
+mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les
+romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule. Là
+tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où
+achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des
+lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.</p>
+
+<p>Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero.</p>
+
+<p>Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L'arc
+de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la grâce
+de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et
+pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec
+ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient autour d'un col délicat,
+et où des jasmins odorants se mouraient de volupté. Petite comme toutes
+les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d'une finesse extrême;
+jamais pieds plus mignons n'avaient foulé, en dansant, les pelouses
+buenos-ayriennes, jamais main plus délicate n'était tombée dans la main
+d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante comme celle de toutes les
+créoles, avait je ne sais quels mouvements ondulés pleins de
+désinvolture et de <i>salero</i>, comme on dit en Espagne.</p>
+
+<p>Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de
+cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré
+aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment
+ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à
+côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet
+de cygne.</p>
+
+<p>Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son
+père.</p>
+
+<p>--Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de
+Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde.</p>
+
+<p>--Eh bien! <i>chica</i> (petite)?</p>
+
+<p>--Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable
+moue, n'est guère galant, ce soir.</p>
+
+<p>--Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant.</p>
+
+<p>--Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et
+en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?...</p>
+
+<p>--A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière peuplée
+de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre
+cents, vilaine ingrate!</p>
+
+<p>--Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune
+fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à
+plusieurs reprises.</p>
+
+<p>--Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses?</p>
+
+<p>--Que faire pour reconnaître vos prévenances?</p>
+
+<p>--Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais.</p>
+
+<p>--Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que
+vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que
+Dieu a mises dans mon âme.</p>
+
+<p>--Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas,
+méchante, de me causer des inquiétudes.</p>
+
+<p>--Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur.</p>
+
+<p>--Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me
+caches quelque chose.</p>
+
+<p>--Mon père!</p>
+
+<p>--Allez, ma fille, les yeux d'un père savent lire jusqu'au fond d'un
+coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je
+ne suis plus seul dans ta pensée.</p>
+
+<p>--C'est vrai, répondit la jeune fille avec une certaine résolution.</p>
+
+<p>--Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son
+inquiétude sous un sourire.</p>
+
+<p>--A don Juan Perez.</p>
+
+<p>--Ah? cria le père d'une voix étranglée, et tu l'aimes?</p>
+
+<p>--Moi? Non, répondit-elle. Ecoutez, mon père, je ne veux rien vous
+cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime
+pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pensée; pourquoi? je ne
+saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me
+cause un sentiment de douleur indéfinissable. Cet homme est beau, ses
+manières sont élégantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de haute
+caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me
+glace et m'inspire une répulsion invincible.</p>
+
+<p>--Tête romanesque!</p>
+
+<p>--Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix,
+vous avouerai-je tout, mon père?</p>
+
+<p>--Parle avec confiance.</p>
+
+<p>--Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste.</p>
+
+<p>--Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire?</p>
+
+<p>--Je l'ignore, mais j'ai peur.</p>
+
+<p>--Veux-tu que je ne le reçoive plus.</p>
+
+<p>--Gardez-vous-en bien; ce serait hâter le malheur qui me menace.</p>
+
+<p>--Allons, tu perds la tête et te plais à te créer des chimères.</p>
+
+<p>Au même moment un domestique annonça don Juan Perez que entra dans le
+salon.</p>
+
+<p>Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris; l'éclat des
+bougies rayonna sur son beau visage.</p>
+
+<p>Le père et la fille tressaillirent.</p>
+
+<p>Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec grâce et lui offrit un
+superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le
+bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un guéridon.</p>
+
+<p>On annonça successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagné
+de tout son état-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine
+de personnes. Peu à peu la réunion s'anima, on causa.</p>
+
+<p>--Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de
+Buenos-Ayres?</p>
+
+<p>--Notre grand Rosas, répondit le colonel qui étouffait dans son
+uniforme, a encore battu à plates coutures les <i>sauvages unitaires</i>
+d'Oribe.</p>
+
+<p>--Dieu soit loué! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de
+tranquillité dont le commerce a besoin.</p>
+
+<p>--Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que
+ar terre on ne peut plus rien expédier.</p>
+
+<p>--Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un négociant inquiet de
+ces paroles.</p>
+
+<p>--Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la
+dernière leçon qu'ils ont reçue a été rude, ils s'en souviendront
+longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos frontières.</p>
+
+<p>Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Juan.</p>
+
+<p>--En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler sérieusement
+la colonie?</p>
+
+<p>--Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres hères.</p>
+
+<p>Le jeune homme sourit de nouveau d'une façon amère et sinistre.</p>
+
+<p>--Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que
+les Indiens feront bien de rester chez eux.</p>
+
+<p>--Pardieu! exclama le commandant.</p>
+
+<p>--Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda,
+serait-ce trop exiger de votre grâce que de vous prier de chanter le
+délicieux morceau du <i>Domino noir</i> que vous avez si bien chanté l'autre
+jour?</p>
+
+<p>La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure
+chanta la romance du troisième acte.</p>
+
+<p>--J'ai entendu à Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol
+envolé, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de
+goût et de naïveté.</p>
+
+<p>--Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en
+France.</p>
+
+<p>--Pourquoi donc, mademoiselle?</p>
+
+<p>--Vous en êtes devenu un détestable flatteur.</p>
+
+<p>--Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don
+Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la
+repartie.</p>
+
+<p>--Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi
+faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma
+revanche.</p>
+
+<p>Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna.</p>
+
+<p>--Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez
+au <i>Te Deum</i> chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas?</p>
+
+<p>--Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé.</p>
+
+<p>--Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses?</p>
+
+<p>--Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour.</p>
+
+<p>--Tant mieux!</p>
+
+<p>--<i>Quien sabe?</i> (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre.</p>
+
+<p>Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de
+son effroi.</p>
+
+<p>Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan
+Perez était enfin seul avec ses hôtes.</p>
+
+<p>--Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je
+courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous
+daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur?</p>
+
+<p>Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui
+était pas naturelle, elle répondit:</p>
+
+<p>--Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition
+dont je ne connais pas le but.</p>
+
+<p>--Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans
+s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles.</p>
+
+<p>Et après la politesse d'usage il se retira.</p>
+
+<p>--Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour
+affaire importante, au senor don Luis Munoz.</p>
+
+<p>--Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si
+longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce
+canapé.</p>
+
+<p>Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se
+retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se
+dessinait la silhouette mobile de dona Linda.</p>
+
+<p>--Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te
+punirai bientôt de tes dédains.</p>
+
+<p>Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers
+une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied
+à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur
+lui.</p>
+
+<p>Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux
+cavaliers.</p>
+
+<p>--Maître, où allons-nous? demanda l'un.</p>
+
+<p>--A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher
+la vengeance.</p>
+
+<p>Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de
+leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.</p>
+<br>
+
+<h3>IV.--L'ESPION.</h3>
+
+<p>Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux
+dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur
+culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé
+<i>Achekemat-Kanet</i> par les Patagons, <i>Quecubu</i> par las Aucas, et
+<i>Gualichu</i> par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus
+particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils
+ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel
+ils attribuent la même puissance.</p>
+
+<p>La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute
+antiquité.</p>
+
+<p>Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à
+d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et
+comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur
+fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une
+hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et
+s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes
+et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de
+monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces
+d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom
+d'<i>algarrobo</i>.</p>
+
+<p>Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de
+cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En
+effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine
+valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des
+fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont
+accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent,
+ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien,
+Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser
+quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les
+attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace,
+selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de
+chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte.</p>
+
+<p>La religion des nations australes, tout primitive et épargnée par la
+conquête, ne tient nul compte de l'être moral et ne s'arrête qu'aux
+accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades
+cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif
+amènent la mort, et les rivières qui peuvent les engloutir.</p>
+
+<p>Au pied même de l'arbre de Gualichu, quelques heures après les
+événements déjà racontés, une scène étrange se passait, rendue plus
+étrange encore par l'épaisseur des ténèbres et par un orage qui
+s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace;
+le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges
+gouttes de pluie tombaient sur le sable.</p>
+
+<p>Autour de l'arbre sacré, les Indiens avaient improvisé un village
+composé d'une quarantaine de <i>toldos</i> élevés à la hâte et sans ordre.
+Devant chaque toldo pétillait un feu clair, auprès duquel trois ou
+quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil
+les chevaux entravés qui mangeaient la provende d'<i>alfalfa</i>.</p>
+
+<p>Un feu immense, semblable à un bûcher, flamboyait à quelques pas de
+l'arbre de Gualichu, et était entouré d'une vingtaine d'Indiens, debouts
+et silencieux, plongés dans cette immobilité automatique et
+contemplative qui leur était habituelle, et leurs grands costumes de
+guerre faisaient penser qu'ils se préparaient à une importante cérémonie
+de leur culte.</p>
+
+<p>Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annonça l'arrivée de
+deux cavaliers. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride de son cheval
+à son compagnon et s'avança dans le centre formé par les guerriers. Cet
+homme portait l'uniforme d'officier de l'armée chilienne.</p>
+
+<p>--Salut mes frères! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les
+protège.</p>
+
+<p>--Salut à Pincheira! répondirent les Indiens.</p>
+
+<p>--Tous les chefs sont-ils réunis? reprit-il.</p>
+
+<p>--Tous, fit une voix, excepté Neham-Outah, le grand <i>Toqui</i> (chef
+suprême) des Aucas.</p>
+
+<p>--Il ne peur tarder; attendons.</p>
+
+<p>Le silence se fut à peine rétabli qu'un second coup de sifflet retentit
+et que deux nouveaux cavaliers entrèrent dans le cercle de lumière
+projeté par les flammes.</p>
+
+<p>Un seul homme descendit de cheval. Il était de haute taille, d'une mine
+fière, et il était vêtu du costume des guerrier aucas, la nation
+indienne la plus civilisée et la plus intelligente de toute l'Amérique
+du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repoussèrent Almagro et ses
+soldats cuirassiers, en 1855, qui triomphèrent du malheureux Valdivia et
+qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus.
+Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua
+comme des bêtes fauves et qui, pour prix de leur hospitalité,
+introduisirent chez ces Indiens leur civilisation avancée. Peu à peu les
+deux peuples se mélangèrent et leur haine contre les Espagnols s'est
+perpétuée jusqu'à nos jours.</p>
+
+<p>Le guerrier qui venait d'entrer dans le conseil des chefs indiens, était
+un des types les plus parfaits de cette race indomptable: tous ses
+traits portaient le caractère distinctif de ces fiers Incas, si
+longtemps les maîtres du Pérou. Son costume différent de celui des
+Patagons, qui emploient des peaux de bête, se composait de tissus de
+laine broché d'argent. Un <i>chamal</i> ou <i>chaman</i> bleu lui entourait le
+corps depuis la ceinture, où il s'attachait par un ruban de laine,
+jusqu'à la moitié des jambes, semblable en tout au <i>chilipa</i> des gauchos
+qui ont emprunté aux Indiens ce vêtement et le poncho court rayé de bleu
+et de rouge. Ses bottes, armées d'éperons d'argent et habilement cousues
+avec des tendons d'animaux étaient faites de cuir tanné de <i>quemul</i>
+(espèce de lama).</p>
+
+<p>Ses cheveux se divisaient derrière sa tête en trois queues, réunies à
+l'extrémité par un pompon de laine, tandis que, par devant, le reste de
+sa chevelure était relevé et attaché par un <i>kéca</i> ou ruban bleu qui,
+après trois tours, retombait sur le côté et se terminait par de petits
+morceaux d'argent roulés en tuyaux. Son front était ceint d'un cercle
+massif, espèce de diadème large de trois doigts, au centre duquel
+étincelait un soleil incrusté dans des pierreries. Un diamant d'une
+énorme valeur pendait à chacune de ses oreilles, son manteau de peaux de
+guanacos qui retombait jusqu'à terre, était retenu sur ses épaules par
+une torsade en soie, et d'agrafait avec un diamant. Deux revolvers à six
+coups luisaient à sa ceinture; à sa hanche droite, s'appuyait un
+<i>machete</i>, sabre court à lame très-large; Il tenait à la main un fusil
+Lefaucheux.</p>
+
+<p>Aussi ce guerrier fit-il à son arrivée, une vive sensation parmi les
+chefs: tous s'inclinèrent respectueusement devant lui en murmurant avec
+joie:</p>
+
+<p>--Neham-Outah! Neham-Outah!</p>
+
+<p>Le guerrier sourit avec orgueil et prit place au premier rang des chefs.
+--Le <i>nacurutu</i> (bubo magelanique) a chanté deux fois, dit-il; l'orfraie
+du Rio-Négro jette son cri lugubre; la nuit touche à sa fin; qu'ont
+résolu les chefs des grandes nations?</p>
+
+<p>--Il serait utile, je crois, répondit un des Indiens, d'implorer pour le
+conseil la protection de Gualichu.</p>
+
+<p>--L'avis de mon frère Metipan est sage. Qu'on prévienne le <i>matchi</i>.</p>
+
+<p>Pendant qu'un chef s'éloignait pour prévenir le matchi ou sorcier, un
+autre chef sortit du cercle, s'approcha de Neham-Outah, lui parla tout
+bas à l'oreille et revint à sa place. Le toqui des Aucas, qui avait
+baissé la tête affirmativement, porta la main à son machete et s'écria
+d'une voix haute et menaçante:</p>
+
+<p>--<i>Yek youri, yak miti</i> (un traître est parmi nous); attention,
+guerriers!</p>
+
+<p>Un frémissement de colère parcourut les rangs de l'assemblée; chaque
+Indien regarda à ses côtés.</p>
+
+<p>--<i>Lar hary mutti</i> (il faut qu'il meure)! s'écrièrent-ils tous ensemble.</p>
+
+<p>--<i>Achiéh</i> (c'est bien), répondit Neham-Outah.</p>
+
+<p>Ces mots, échangés en langue indienne que nous reproduisons
+littéralement, devaient arriver comme un vain son à l'oreille du
+traître, car le dialecte aucas n'est pas généralement compris par les
+Espagnols.</p>
+
+<p>Cependant, un homme vêtu comme les autres chefs indiens, et protégé par
+l'ombre, bondit tout à coup loin du cercle et poussant à trois reprises
+différentes le glapissement rauque de l'<i>urubus</i> (espèce d'oiseau de
+proie) il s'adossa au tronc même de l'arbre de Gualichu, et, les jambes
+écartées, le buste en avant, les revolvers au poing, il attendit.</p>
+
+<p>Cet homme était Sanchez le bombero.</p>
+
+<p>Une muraille vivante, une centaine d'Indiens, se dressait en armes
+devant lui et le menaçait de toutes parts. Sanchez, à qui la fuite était
+impossible, fronça les sourcils, serra les dents et écuma de rage.</p>
+
+<p>--Je vous attends, chiens! cria-t-il.</p>
+
+<p>--<i>Chew! chew!</i> en avant! en avant! hurlaient les Indiens.</p>
+
+<p>--Silence! fit Neham-Outah d'une voix rude; je veux l'interroger.</p>
+
+<p>--A quoi bon? reprit Pincheira avec une expression haineuse. C'est un de
+ces rats de la Pampa que les Espagnols appellent bomberos; je le
+reconnais. Tuons-le, d'abord.</p>
+
+<p>--Un bombero! hurlèrent de nouveau les Indiens. A mort! à mort!</p>
+
+<p>--Silence! dit Neham-Outah; qui ose interrompre?</p>
+
+<p>Au commandement du maître, le silence se rétablit.</p>
+
+<p>--Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero.</p>
+
+<p>--Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans
+toutefois lâcher ses pistolets.</p>
+
+<p>--Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir.</p>
+
+<p>--Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire
+tuer.</p>
+
+<p>--Peut-être
+
+--Essayes de me prendre.</p>
+
+<p>--Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal.</p>
+
+<p>--Un bombero ne se rend jamais.</p>
+
+<p>--Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous?</p>
+
+<p>--Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour
+connaître le but de cette réunion nocturne.</p>
+
+<p>--Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance
+Serait inutile, rendez-vous.</p>
+
+<p>--Etes-vous fou, mon maître?</p>
+
+<p>--Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère.</p>
+
+<p>Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens
+se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez,
+replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete.</p>
+
+<p>--Place! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>--A mort! répétèrent les guerriers.</p>
+
+<p>--Place! place!</p>
+
+<p>Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche
+d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un
+rugissement de lion blessé.</p>
+
+<p>--Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous
+deux!</p>
+
+<p>Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois
+cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la
+mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux,
+crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un
+renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les
+directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à
+résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira
+et quelques chefs renommés.</p>
+
+<p>Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez,
+s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur
+son cheval qu'ils lui avaient amené.</p>
+
+<p>--Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup
+de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra
+le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur,
+mais de rage.</p>
+
+<p>--Eh! lui dit le bombero, je te reconnaîtrai, si jamais nous nous
+rencontrons, car tu portes mes marques.</p>
+
+<p>--Misérable! fit le chef, en déchargeant sur lui un de ses pistolets.</p>
+
+<p>--Ah! murmura à son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle.</p>
+
+<p>Il serait tombé si Julian ne l'eût retenu.</p>
+
+<p>Il m'a tué, reprit le blessé d'une voix entrecoupée. Courage, frères! ne
+leur laissez pas mon corps.</p>
+
+<p>Les trois bomberos, soutenant leur frère au milieux d'eux, redoublèrent
+d'ardeur pour l'entraîner loin d'une perte inévitable; mais comment
+fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique passé, purent compter
+leurs ennemis, ils revinrent à la charge et menaçaient de les accabler
+par leur nombre. La position était horrible. Sanchez, qui avait gardé
+son sang froid, comprit que ses frères allaient se perdre pour lui, et,
+sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria:</p>
+
+<p>--Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort.</p>
+
+<p>--Non, répondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les
+coups, nous vous sortirons de là où nous périrons ensemble.</p>
+
+<p>Sanchez, qui connaissait ses frères, n'ignorait pas que leur résolution
+était inébranlable.</p>
+
+<p>Le combat se livrait, en ce moment, à deux mètres de l'arbre de
+Gualichu. Sanchez, pendant que ses frères se défendaient partout à la
+fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se
+retournèrent, le cheval était privé de son cavalier, Sanchez avait
+disparu.</p>
+
+<p>--Il est mort, que faire? dit Julian désespéré.</p>
+
+<p>--Lui obéir, puisque nous n'avons pu le sauver, répondit Simon.</p>
+
+<p>--En avant donc!</p>
+
+<p>Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils
+bondirent au plus épais des Indiens. Le choc fut terrible. Cependant,
+quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace
+incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions
+différentes en poussant des cris de triomphe.</p>
+
+<p>Les Indiens reconnurent l'inutilité d'une poursuite à travers les
+sables; ils se contentèrent de relever leurs blessés et de compter les
+morts, en tout une trentaine de victimes.</p>
+
+<p>--Ces Espagnols sont de véritables démons, quand ils s'y mettent, dit
+Pincheira qui se souvint alors de son origine.</p>
+
+<p>--Oh! lui répondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie
+le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma
+race depuis des siècles.</p>
+
+<p>--Je vous suis tout dévoué, reprint Pincheira.</p>
+
+<p>--Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse.</p>
+
+<p>--Je serai prêt, mais à présent quels sont vos desseins?</p>
+
+<p>--Cette balafre que cet enragé m'a taillée dans le visage me force à
+mettre le feu aux poudres le plus tôt possible.</p>
+
+<p>--Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits.</p>
+
+<p>--Vous haïssez donc bien vos compatriotes?</p>
+
+<p>--J'ai le coeur indien, c'est tout dire.</p>
+
+<p>Je vous procurerai bientôt l'occasion d'assouvir votre haine contre eux.</p>
+
+<p>--Dieu vous entende!</p>
+
+<p>--Mais les chefs se sont de nouveau rassemblés autour du feu du conseil;
+frère, venez.</p>
+
+<p>Neham-Outah et Pincheira approchèrent de l'arbre de Gualichu où les
+Indiens s'étaient groupés, immobiles, silencieux et calmes, comme si
+rien n'eut troublé leur réunion.</p>
+<br>
+
+<h3>V.--LE MATCHITUM</h3>
+
+<p>Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le
+cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons
+l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement
+d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère.</p>
+
+<p>En effet, qu'était devenu Sanchez?</p>
+
+<p>Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à
+leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au
+conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu
+de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de
+pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps
+pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis
+avaient été dupes de son stratagème.</p>
+
+<p>Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de
+l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre,
+soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc
+creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe
+d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que
+dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours
+le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier
+soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un
+morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il
+s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors
+pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer.</p>
+
+<p>Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la
+parole.</p>
+
+<p>--L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de
+nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie.</p>
+
+<p>--Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches,
+répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi?</p>
+
+<p>--Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage
+était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme.</p>
+
+<p>--Que le sage matchi approche et accomplisse les rites!</p>
+
+<p>--Un <i>matchitum</i> est nécessaire, dit le matchi d'une voix solennelle.</p>
+
+<p>On fit immédiatement les préparatifs usités pour cette conjuration. Deux
+lances furent plantées l'une à droite, l'autre à gauche de l'arbre
+sacré; à gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de
+boisson fermentée; douze autres vases, contenant la même liqueur, furent
+rangés circulairement d'une lance à l'autre. On apporta on mouton et un
+poulain garrottés, qui furent déposés près des vases, et deux vieilles
+femmes se placèrent à côté des tambours. Les préparatifs terminés, le
+matchi se tourna vers Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il.</p>
+
+<p>Métipan s'avança d'un pas hors du cercle.</p>
+
+<p>--Une haine héréditaire a longtemps séparés les Aucas et les Pehuenches,
+fit Métipan. L'intérêt de toutes les grandes nations veut la fin de
+cette haine. Kezilipan, non aïeul, ulmen des Pehuenches, enleva une
+esclave blanche appartenant à Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arrière
+grand'père de Neham-Outah. Devant les chefs assemblés, devant la face du
+ciel, je viens dire à Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du
+Soleil, que mon aïeul a mal agi avec le sien, et je suis prêt, pour
+éteindre toute discorde passée, présente et future, à lui remettre ici
+une esclave blanche, jeune, belle et vierge.</p>
+
+<p>--J'abjure devant Gualichu répondit Neham-Outah, la haine que ma nation
+et moi avions jurée à la tienne.</p>
+
+<p>--Gualichu nous approuve-t-il? demanda Métipan.</p>
+
+<p>Le matchi sembla réfléchir profondément.</p>
+
+<p>--Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on amène
+l'esclave blanche; peut-être exigera-t-il qu'elle lui soit livrée à
+lui-même au lieu d'appartenir à un homme.</p>
+
+<p>--Que sa volonté soit faite! dirent les deux ulmenes.</p>
+
+<p>Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et
+la placèrent entre les deux lances, le visage tourné vers l'arbre de
+Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide
+et je ne sais quel frisson; un nuage voilà ses yeux.</p>
+
+<p>--D'où me vient cette émotion étrange! se murmura le bombero à lui-même.</p>
+
+
+<p>Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme
+un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle était
+vêtue à la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enroulait
+autour de son corps, assujetti sur ses épaules par deux épingles
+d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large
+de six pouces et serrée par une boucle. Les deux coins d'un pilken
+carré, comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orné
+d'une magnifique tête en or. Elle avait au cou deux échepels (colliers)
+de verroterie, et à chacun des ses bras quatre <i>charrecur</i> de perles de
+verre et de grains d'argent soufflé. Ses longs cheveux noirs se
+divisaient au milieu de la tête en deux queues tressées et guirlandées
+de rubans bleus qui flottaient sur ses épaules et se terminaient par de
+petits grelots. Elle était coiffée d'une luchu ou bonnet conique de
+perles de verre de couleur bleue et rouge.</p>
+
+<p>A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont très-friands de
+femmes blanches, ne purent, malgré leur impassibilité naturelle, retenir
+un murmure d'admiration.</p>
+
+<p>Sur un signe du matchi, la cérémonie commença. Les deux vieilles
+Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guidés par
+le sorcier, entonnèrent une chanson symbolique en dansant autour de la
+captive.</p>
+
+<p>La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma
+la fumée et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la
+jeune fille, dont il découvrit aussitôt la poitrine. Il y appliqua sa
+bouche et se mit à sucer jusqu'à en exprimer le sang. La pauvre enfant
+faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses,
+accompagnées de chant, recommencèrent, et les vieilles femmes tapaient
+sur leurs tambours à tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour
+l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler à
+son secours.</p>
+
+<p>Cependant, le matchi, les joues gonflées, s'échauffait peu à peu; ses
+yeux s'injectaient de sang, il sembla possédé du démon et devint
+tout-à-fait furieux; il se démenait et se tordait comme un épileptique.
+Dès lors la danse s'arrêta, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les
+flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna
+au sorcier, que en suça le sang et s'en servit pour faire une croix sur
+le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie à un effroi inexprimable,
+tremblait de tous ses membres.</p>
+
+<p>L'orage, qui se promettait menaçant dans les nues, éclata enfin. Un
+éclair blafard sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements
+terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya
+les toldos, dont elle dispersa au loin les débris.</p>
+
+<p>Les Indiens s'arrêtèrent, consternés par l'orage.</p>
+
+<p>Tout à coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de
+Gualichu, jeta ces mots sinistres:</p>
+
+<p>--Retirez-vous, Indiens! ma colère est déchaînée contre vous. Laissez
+ici cette misérable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez!
+et malheur à ceux qui détourneront la tête! malheur! malheur!</p>
+
+<p>Un éclair livide et un violent coup de tonnerre servirent de péroraison
+à ce discours.</p>
+
+<p>--Fuyons!... s'écria le matchi terrifié et prêt à croire à son Dieu.</p>
+
+<p>Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son
+propre pouvoir, il continua:</p>
+
+<p>--Fuyons, mes frères!... Gualichu a parlé à son serviteur, malheur à
+ceux qui résisteront à ses ordres!</p>
+
+<p>Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur
+sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se
+précipitèrent en tumulte du côté de leurs chevaux, et bientôt le désert
+retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu
+furent abandonnés. Seule, la jeune fille la poitrine encore découverte,
+gisait évanouie sur le sol.</p>
+
+<p>Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des
+chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avança doucement la tête
+hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et,
+rassuré par le silence, il s'élança vers la jeune fille. Pâle comme un
+beau lis abattu par la tempête, les yeux fermés, la pauvre enfant ne
+respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la
+transporta tout près de l'arbre sur un amas de peaux d'un toldo
+renversé. Il la posa avec précaution sur cette couche moins dure; sa
+tête se pencha insensible sur son épaule.</p>
+
+<p>Groupe étrange, au milieu de cette plaine dévastée, troublée par la
+foudre et illuminée d'éclairs! Tableau touchant! cette jeune et
+charmante créature et ce rude coureur des bois!</p>
+
+<p>La douleur et la pitié étaient peintes sur le visage de Sanchez. Lui,
+dont la vie n'avait été qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance
+dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secrètes
+sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il était ému et sentait
+quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses
+larmes coulèrent sur ses joues bronzées.</p>
+
+<p>--Serait-elle morte, ô mon Dieu?</p>
+
+<p>Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'à blasphémer, il le prononça
+presque avec respect. C'était une sorte de prière, un cri de son coeur.
+Cet homme croyait.</p>
+
+<p>--Comment la secourir! se demandait-il.</p>
+
+<p>L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que,
+entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix éteinte:</p>
+
+<p>--Où suis-je? que s'est-il donc passé?</p>
+
+<p>--Elle parle, elle vit, elle est sauvée! s'écria Sanchez.</p>
+
+<p>--Qui est là? reprit-elle en se relevant à peine.</p>
+
+<p>A la vue du sombre visage du bombero, elle eut un mouvement d'effroi,
+referma les yeux et retomba accablée.</p>
+
+<p>--Rassurez-vous, mon enfant, je suis votre ami.</p>
+
+<p>--Mon ami? que signifie ce mot? Y a-t-il des amis pour les esclaves? Oh!
+oui, continua-t-elle, parlant comme dans un rêve, j'ai bien souffert.
+Pourtant, autrefois, il y a longtemps bien longtemps, je me souviens
+d'avoir été heureuse, hélas! mais la pire infortune, c'est un souvenir
+de bonheur dans l'infortune.</p>
+
+<p>Elle se tut. Le bombero, comme suspendu à ses lèvres, écoutait et la
+contemplais. Cette voix, ces traits!... Un vague soupçon entra dans le
+coeur de Sanchez.</p>
+
+<p>--Oh! parlez, parlez encore, reprit-il en adoucissant la rudesse de sa
+voix. Que vous rappelez-vous de vos jeunes années?</p>
+
+<p>--Pourquoi, dans le malheur, songer aux joies passées. A quoi bon!
+ajouta-t-elle en secouant la tête avec découragement. Mon histoire est
+celle de tous les infortunés. Il fut un temps où, comme les autres
+enfants, j'avais des chants d'oiseaux pour bercer mon sommeil, des
+fleurs qui, au réveil me souriaient, j'avais aussi une mère qui
+m'aimait, qui m'embrassait, qui m'embrassait... Tout cela a fui pour
+toujours.</p>
+
+<p>Sanchez avait relevé deux perches couvertes de peaux pour la mieux
+abriter contre l'orage, qui s'apaisait par degrés.</p>
+
+<p>--Vous êtes bon, vous; vous m'avez sauvée. Cependant, votre bonté a été
+cruelle: que ne me laissiez-vous mourir! Mort, on ne souffre plus. Les
+Pehuenches vont revenir, et alors...</p>
+
+<p>Elle n'acheva pas et se cacha la tête dans ses mains en sanglotant.</p>
+
+<p>--Ne craignez rien, senorita; je vous défendrai.</p>
+
+<p>--Pauvre homme! seul contre tous! Mais, avant ma dernière heure,
+écoutez, je veux soulager mon coeur. Un jour, je jouais sur les genoux
+de ma mère; mon père était auprès de nous avec mes deux soeurs et mes
+quatre frères, homme résolus qui n'en auraient pas redouté vingt. Eh
+bien! les Pehuenches sont accourus, ils ont brûlé notre estancia, car
+mon père était fermier; ils ont tué ma mère et...</p>
+
+<p>--Maria! Maria! s'écria le bombero, est-ce bien toi? Est-ce toi que je
+retrouve?</p>
+
+<p>--C'est le nom que me donnait ma mère.</p>
+
+<p>--C'est moi, moi, Sanchez, Sanchito, ton frère! fit le bombero rugissant
+presque de joie et la serrant contre sa poitrine.</p>
+
+<p>--Sanchito! mon frère! Oui, oui, je me souviens, Sanchito! je suis...</p>
+
+<p>Elle tomba inanimée entre les bras du bombero.</p>
+
+<p>--Misérable que je suis! je l'ai tuée. Maria! ma soeur chérie, reviens à
+toi ou je meurs!</p>
+
+<p>La jeune fille rouvrit les yeux et se jeta au cou du bombero en pleurant
+de joie.</p>
+
+<p>--Sanchito! mon bon frère! ne me quitte pas, défends-moi; ils me
+tueraient.</p>
+
+<p>--Pauvrette, ils passeront sur mon corps avant d'arriver à toi.</p>
+
+<p>--Ils y passeront donc, exclama une voix railleuse derrière la tente.</p>
+
+<p>Deux hommes parurent, Pincheira et Neham-Outah. Sanchez tenant enlacée
+dans son bras gauche sa soeur demi-morte de frayeur, s'adossa contre un
+des pieux, tira son machete et se mit résolument en défense.</p>
+
+<p>Neham-Outah et Pincheira, trop éclairés pour être dupes de la voix
+mystérieuse de Gualichu et se laisser à la panique générale, avaient
+toutefois fui avec leurs compagnons; mais sans être vus, ils avaient
+tourné bride d'un commun accord, curieux de connaître le mot de cette
+énigme et l'auteur de cette mystification. Il avaient assisté derrière
+le frère et la soeur à toute la conversation.</p>
+
+<p>--Mais, dit Pincheira en riant, vous vous portez assez bien pour un
+mort, il me semble? Il parait canario! qu'il faut vous tuer deux fois
+pour être sûr que vous n'en reviendrez pas. Soyez tranquille, si mon ami
+vous a manqué je ne vous manquerai pas, moi.</p>
+
+<p>--Que me voulez-vous? répondit Sanchez. Livrez-moi passage.</p>
+
+<p>--Non pas, reprit Pincheira, ce serait d'un trop fâcheux exemple. Et
+tenez, ajouta-t-il en prêtant l'oreille, entendez vous ce galop de
+chevaux? Votre affaire est claire: voici nos <i>mosotones</i> qui nous
+rejoignent.</p>
+
+<p>En effet, le bruit d'une cavalcade s'approchait de minute en minute, et
+aux pâles lueurs de l'aube, on distinguait dans le lointain de vagues
+silhouettes de nombreux cavaliers. Sanchez comprit qu'il était perdu. Il
+baisa une dernière fois le front blanc de sa soeur évanouie, la déposa
+derrière lui, fit le signe de la crois et se prépara à mourir en brave.</p>
+
+<p>--Allons! dit Neham-Outah, finissons-en; on dirait que ce misérable a
+peur de la mort.</p>
+
+<p>--Dépêchons, fit Pincheira, j'entends nos hommes, et, si nous ne nous
+hâtons, on nous ravira notre proie.</p>
+
+<p>--Vous ne croyiez pas dire si vrai, senor Pincheira, s'écria Julian en
+apparaissant suivi de ses deux frères. Voyons lesquels tueront les
+autres!</p>
+
+<p>--Merci, mes vaillants frères, dit Sanchez joyeux.</p>
+
+<p>--Malédiction! jura Pincheira. Ces diables sont donc partout?</p>
+
+<p>--Je ne veux pas qu'il m'échappe! murmura Neham-Outah, qui se mordit les
+lèvres jusqu'au sang.</p>
+
+<p>--Fi donc, caballeros! cria Julian avec ironie. En garde, défendez-vous
+comme des hommes ou je vous tue comme des chiens.</p>
+
+<p>Les fers se croisèrent, et la lutte s'engagea avec une fureur égale des
+deux part.</p>
+
+<p>Un sourire d'ironie contracta le visage bruni des frères de Sanchez,
+tandis que Pincheira frappait du pied avec impatience. Le chef Indien
+continua sans prendre garde à ces marques d'improbation.</p>
+<br>
+
+<h3>VI.--NEHAM-OUTAH</h3>
+
+
+<p>C'était une lutte à mort qui se préparait entre les bomberos et les
+Indiens, ces ennemis irréconciliables; et, en cette circonstance,
+l'avantage semblait devoir rester aux quatre frères.</p>
+
+<p>Maria revenue de son évanouissement, le coeur oppressé, regrettait de
+s'être réveillée.</p>
+
+<p>Après le premier choc, Neham-Outah recula d'un pas, baissa son arme, fit
+signe à Pincheira de l'imiter et, les bras croisés sur sa poitrine, il
+s'avança vers les bomberos.</p>
+
+<p>--Arrêtez! cria-t-il. Ce combat n'aura pas lieu; il ne convient pas à
+des hommes de se disputer, au prix de la vie, la possession d'une femme.</p>
+
+<p>--Le sang d'un homme est précieux. Emmenez votre soeur, mes braves gens,
+je vous la donne; qu'elle soit heureuse avec vous!</p>
+
+<p>--Notre soeur! s'écrièrent les trois jeunes gens étonnés.</p>
+
+<p>--Oui, dit Sanchez. Mais quelles sont les conditions à notre retraite?</p>
+
+<p>--Aucune, répondit noblement le chef.</p>
+
+<p>La générosité de Neham-Outah était d'autant plus désintéressée que les
+bomberos, aux premiers rayons du soleil levant, aperçurent une troupe de
+près de mille Indiens bien équipés peints et armés en guerre, qui
+s'était avancée silencieuse et les entourait comme d'un cercle.</p>
+
+<p>--Devons-nous, demanda Sanchez, nous fier à votre parole, et n'avons
+nous aucun piège à redouter?</p>
+
+<p>--Ma parole, répondit l'ulmen avec hauteur, est plus sacrée que celle
+d'un blanc. Nous avons, comme vous, de nobles sentiments, plus que tout
+autre peut-être, ajouta-t-il en désignant du doigt une ligne rouge qui
+lui traversait le visage. Nous savons pardonner. Vous êtes libres, et
+nul n'inquiétera votre retraite.</p>
+
+<p>Neham-Outah suivait sur la physionomie des bomberos le vol de leurs
+pensées. Ces derniers se sentaient vaincus par la magnanimité du cher,
+qui sourit d'un air de triomphe en devinant leur étonnement et leur
+confusion.</p>
+
+<p>--Mon ami, dit-il à Pincheira, qu'on donne à ces hommes des montures
+fraîches.</p>
+
+<p>Pincheira hésita.</p>
+
+<p>--Allez! fit-il avec un geste d'une grâce suprême.</p>
+
+<p>Le Chilien, à demi-sauvage, subissant malgré lui la supériorité de
+Neham-Outah, obéit, et cinq chevaux d'un grand prix et tout harnachés
+furent amenés par deux Indiens.</p>
+
+<p>--Chef, dit Sanchez d'une voix légèrement émue, je ne vous remercie pas
+de la vie, car je ne crains pas la mort, mais, au nom de mes frères et
+au mien, je vous rends grâce pour notre soeur. Nous n'oublions jamais ni
+une injure ni un bienfait. Adieu! peut-être aurai-je un jour l'occasion
+de vous prouver que nous ne sommes pas ingrats.</p>
+
+<p>Le chef inclina la tête sans répondre. Les bomberos, groupés autour de
+Maria, le saluèrent et s'éloignèrent au petit pas.</p>
+
+<p>--Enfin, vous l'avez voulu, dit Pincheira, qui haussa les épaules avec
+dépit.</p>
+
+<p>--Patience! répondit Neham-Outah d'une voix profonde.</p>
+
+<p>Pendant ce temps-là, un immense bûcher avait été allumé au pied de
+l'arbre de Gualichu où les Indiens, dont les craintes superstitieuses
+s'étaient dissipées avec les ténèbres, s'étaient de nouveau réunis en
+conseil. A quelques pas en arrière des chefs, les cavaliers Aucas et
+Puelches formèrent un redoutable cordon autour du conseil, tandis que
+des éclaireurs patagons fouillaient le désert pour éloigner les
+importuns et assurer le secret des délibérations.</p>
+
+<p>A l'Orient, le soleil dardait ses flammes; le désert aride et nu se
+mêlait à l'horizon sans bornes; au loin les Cordillères dressaient la
+neige éternelle de leurs sommets. Tel était le paysage, si l'on peut
+parler ainsi, où, près de l'arbre symbolique, se tenaient ces guerriers
+barbares revêtus de bizarres costumes. A ce aspect majestueux, l'on se
+rappelait involontairement d'autres temps, et d'autres climats, quand, à
+la clarté des incendies, les féroces compagnons d'Attila couraient à la
+conquête et au rajeunissement du monde romain.</p>
+
+<p>Neham-Outah prit la parole au point où la discussion avait été
+interrompue par t'intervention imprévue du bombero.</p>
+
+<p>--Je remercie mon frère Metipan, dit-il du don de l'esclave blanche. Dès
+ce jour nos discordes cessent; sa nation et la mienne ne seront plus
+qu'une seule et même famille, dont les troupeaux paîtront pacifiquement
+les mêmes pâturages, et dont les guerriers dormiront côte à côte dans le
+sentier de la guerre.</p>
+
+<p>Le matchi alluma ensuite une pipe, en tira quelques bouffées et la
+présenta aux deux chefs, qui fumèrent l'un après l'autre, se la passant
+jusqu'à ce que tout le tabac fut consumé; puis la pipe fut jetée au feu
+par le matchi.</p>
+
+<p>--Gualichu, dit-il gravement, a entendu vos paroles. Jurez que votre
+alliance ne se rompra que lorsque vous pourrez fumer de nouveau dans
+cette pipe déjà réduite en cendres.</p>
+
+<p>--Nous te le jurons!</p>
+
+<p>Les deux ulmenes se placèrent réciproquement la main gauche sur l'épaule
+droite, étendirent la main droite vers l'arbre sacré et se baisèrent sur
+la bouche en disant:</p>
+
+<p>--Frère, reçois ce baiser. Que mes lèvres se dessèchent et que ma langue
+soit arrachée, si je trahis mon serment!</p>
+
+<p>Tous les chefs indiens vinrent, l'un après l'autre, donner le baiser de
+paix aux deux ulmenes, avec des marques de jour d'autant plus vives
+qu'ils savaient combien cette haine leur avait coûté de malheurs et
+combien de fois elle avait compromis l'indépendance des peuplades
+indiennes.</p>
+
+<p>Quand les ulmenes eurent repris leur place au feu du conseil, Lucaney
+s'inclina devant Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Quelles communications mon frère voulait-il faire aux grands ulmenes?
+Nous sommes prêts à l'entendre.</p>
+
+<p>Neham-Outah parut se recueillir un instant, puis, promenant sur
+l'assemblée un regard assuré:</p>
+
+<p>--Ulmenes des Puelches, des Araucanes, des Pehuenches, des Huiliches et
+des Patagons, dit-il, depuis bien des lunes mon esprit est triste. Je
+vois avec douleur nos territoires de chasse envahis par les blancs,
+diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous dont les innombrables
+peuplades couvraient il y a à peine quelques siècles, la vaste étendue
+de la terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd'hui
+réduits à un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des lamas,
+fuient devant nos spoliateurs. Nos villes sacrées, nos derniers refuges
+de la civilisation de nos pères les Incas, vont devenir la proie de ces
+monstres à face humaine qui n'ont d'autre Dieu que l'or. Notre race
+dispersée disparaîtra peut-être bientôt de ce monde qu'elle a si
+longtemps possédé seule et gouverné.</p>
+
+<p>Traquées comme de vils animaux, abruties par l'eau de feu, décimées par
+le feu et les maladies, nos hordes errantes ne sont plus que l'ombre
+d'un peuple. Notre religion, nos vainqueurs la méprise, et ils veulent
+nous courber devant le bois du Crucifié. Ils outragent nos femmes, tuent
+nos enfants et brûlent nos villages. Vous tous, Indiens qui m'écoutez,
+le sang de vos pères s'est-il appauvri dans vos veines, répondez,
+voulez-vous mourir esclaves ou vivre libres?</p>
+
+<p>A ces mots prononcés d'une voix mâle, pénétrante et relevés par un geste
+d'une suprême noblesse, un frémissement parcourut l'assemblée; les front
+se relevèrent fièrement et tous les yeux étincelèrent.</p>
+
+<p>--Parles, parlez encore! s'écrièrent à la fois les ulmenes électrisés.</p>
+
+<p>Le grand ulmen sourit avec orgueil et continua:</p>
+
+<p>--L'heure est enfin venue, après tant d'humiliations et de misères, de
+secouer le joug honteux qui pèse sur nous. D'ici à quelques jours, si
+vous le voulez, nous rejetterons les blancs loin de nos frontières et
+nous leur rendrons tout le mal qu'ils nous ont fait. Depuis longtemps je
+surveille les Espagnols, je connais leurs tactiques, leurs ressources;
+pour les réduire à néant, que nous faut-il? de l'adresse et du
+courage...</p>
+
+<p>Les Indiens l'interrompirent par des cris de joie.</p>
+
+<p>--Vous serez libres, reprit Neham-Outah. Je vous rendrai les riches
+vallées de vos ancêtres. Ce projet, depuis que je suis un homme,
+fermente au fond de mon coeur, et il est devenu ma vie. Loin de moi et
+loin de vous, la pensée que j'ai intention de m'imposer à vous comme
+chef et grand toqui de l'armée! Non, vous devrez choisir votre chef
+librement, et, après l'avoir élu, lui obéir aveuglément, le suivre
+partout et passer avec lui à travers les périls insurmontables. Ne vous
+y trompez pas, guerriers, notre ennemi est fort, nombreux, bien
+discipliné, aguerri et surtout il a l'habitude de nous vaincre. Nommez
+un chef suprême, nommez le plus digne, je marcherai sous ses ordres avec
+joie. J'ai dit: <i>ai-je bien parlé, hommes puissants?</i></p>
+
+<p>Et, après avoir salué l'assemblée, Neham-Outah se confondit dans la
+foule des chers, le front tranquille, mais le coeur dévoré d'inquiétude
+et de haine.</p>
+
+<p>Cette éloquence, nouvelle pour les Indiens, les avait séduits, entraînés
+et jetés dans une sorte de frénésie. Peu s'en fallait qu'ils ne
+considérassent Neham-Outah comme un génie d'une essence supérieure à la
+leur, et, qu'ils ne courbassent les genoux devant lui pour l'adorer,
+tant il avait frappé droit à leur coeurs. Pendant assez longtemps, le
+conseil fut en proie à un délire qui tenait de la folie. Tous parlaient
+à la fois. Lorsque cette agitation se calma, les plus sages d'entre les
+ulmenes discutèrent l'opportunité de la prise d'armes et les chances de
+succès; enfin, les avis furent unanimes pour une levée de boucliers en
+masse. Les rangs, un moment rompus, se reformèrent, et Lucaney, invité
+par les chefs à faire connaître l'avis du conseil, prit la parole:</p>
+
+<p>--Ulmenes des Aucas, des Araucanes, des Pulches, des Pehuenches, des
+Huiliches et des Patagons, écoutez! écoutez! écoutez!... Cejourd'hui,
+dix-septième jour de la lune de Kekil-Kleven, il a été résolu par tous
+les chefs dont les noms suivent: Neham-Outah, Lucaney, Chaukata,
+Gaykilof, Vera, Metipan, Killapan, Le Mulato, Pincheira et autres moins
+puissants, représentant chacun une nation ou une tribu, réunis autour du
+feu du conseil, devant l'arbre sacré de Gualichu, après avoir accompli
+les rites religieux pour nous rendre favorable le mauvais esprit, il a
+été résolu que la guerre était déclarée aux Espagnols, nos spoliateurs.
+Comme cette guerre est sainte et a pour objet la liberté, tous, hommes,
+femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses
+forces. Aujourd'hui même, le <i>quipus</i> sera expédié à toutes les nations
+Aucas.</p>
+
+<p>Un long cri d'enthousiasme arrêta Lucaney, qui continua bientôt après:</p>
+
+<p>--Les chefs, après mûre délibération, ont choisi pour toqui suprême de
+toutes les nations, avec un pouvoir sans contrôle et illimité, le plus
+sage, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est
+le chef des Aucas, dont la race est si ancienne, Neham-Outah, le
+descendant des Incas, le fils du Soleil.</p>
+
+<p>Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces dernières paroles.
+Neham-Outah s'avança au milieu du cercle, salua les ulmenes et dit d'un
+ton superbe:</p>
+
+<p>--J'accepte, ulmenes, mes frères: dans un an vous serez libres ou je
+serai mort.</p>
+
+<p>--Vive le grand toqui! cria la foule.</p>
+
+<p>--Guerre aux Espagnols, reprit Neham-Outah; mais guerre sans trève ni
+merci, véritable battue de bêtes fauves, comme ils sont accoutumés à
+nous la faire. Souvenez-vous de la loi des pampas: oeil pour oeil, dent
+pour dent. Que chaque chef expédie des quipus aux guerriers de sa
+nation, car, à la fin de cette lune, nous réveillerons nos ennemis par
+un coup de tonnerre. Allez et ne perdons pas de temps. Ce soir à la
+quatrième heure de la nuit, nous nous réunirons à la passée du Guanaco
+pour élire les chefs secondaires, compter nos guerriers et fixer le jour
+et l'heure de l'attaque.</p>
+
+<p>Les ulmenes s'inclinèrent sans répondre, rejoignirent leur escorte et ne
+tardèrent pas à disparaître dans un tourbillon de poussière.</p>
+
+<p>Neham-Outah et Pincheira restèrent seuls. Un détachement immobile
+veillait sur eux. Neham-Outah, les bras croisés, la tête penchée vers la
+terre et les sourcils froncés, semblait plongé dans de profondes
+réflexions.</p>
+
+<p>--Eh bien! lui dit Pincheira, vous avez réussi?</p>
+
+<p>--Oui, répondit-il, la guerre est déclarée; je suis chef suprême, mais
+je tremble devant une si lourde tâche. Ces hommes primitifs
+comprennent-ils bien? sont-ils mûrs pour la liberté? Peut-être n'ont-ils
+pas assez souffert encore! Oh! si je réussis!</p>
+
+<p>--Vous m'effrayez, mon ami; quels sont donc vos projets?</p>
+
+<p>--C'est juste, mais vous êtes digne d'une telle entreprise. Je veux,
+entendez-moi bien, je veux...</p>
+
+<p>Au même moment un Indien, dont le cheval, ruisselant de sueur, semblait
+souffler du feu par les narines, arriva auprès des deux ulmenes, devant
+lesquels, par un prodige d'équitation, il s'arrêta court, comme s'il eût
+été changé en statue de granit; il se pencha à l'oreille de Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Déjà! s'écria celui-ci. Oh! pas un instant à perdre! mon cheval, vite!</p>
+
+<p>--Que se passe-t-il donc? lui demanda Pincheira.</p>
+
+<p>--Rien qui vous intéresse, mon ami. Ce soir, à la passée du Guanaco,
+vous saurez tout.</p>
+
+<p>--Vous partez ainsi seul?</p>
+
+<p>--Il le faut. A ce soir.</p>
+
+<p>Le cheval de Neham-Outah hennit et partit comme un éclair.</p>
+
+<p>Dix minutes plus tard, tous les Indiens avaient disparus, et autour de
+l'arbre de Gualichu régnaient la solitude et le silence.</p>
+<br>
+
+
+<h3>VII.--LES COUGOUARS.</h3>
+
+<p>La conversation de don Luis Munoz avec don José Diaz se prolongea fort
+avant dans la nuit. Dona Linda s'était retirée dans sa chambre.</p>
+
+<p>--Merci, José, mon ami! dit don Luis en finissant. Ce don Juan Perez n'a
+jamais plu à ma fille ni à moi; ses façons mystérieuses et l'air de son
+visage repoussent l'affection et inspirent la méfiance.</p>
+
+<p>--Que comptez-vous faire? demanda le capataz.</p>
+
+<p>--Je suis fort embarrassé; comment lui fermer ma porte? Quel prétexte
+aurais-je?</p>
+
+<p>--Non Dieu! dit José, peut-être nous effrayons-nous trop vite. Ce
+gentilhomme est sans doute, ni plus ni moins, qu'un amoureux fantasque.
+Dona Linda est dans l'âge d'aimer, et sa beauté attire don Juan. Vous
+n'en voulez pas pour gendre, rien de mieux; mais l'amour est, dit-on,
+une étrange chose, et, un jour ou l'autre...</p>
+
+<p>--J'ai des intentions sur ma fille.</p>
+
+<p>--C'est différent. J'y songe, ce cavalier ténébreux, qui sait? ne
+serait-il pas un agent secret du général Oribe, qui guetterait le
+Carmen, pour être à peu de distance de Buenos-Ayres? C'est, je crois, la
+vérité; ces recommandations aux gauchos, ces absences inattendues dont
+on ignore le but, ce n'est que la politique, et don Juan est tout
+simplement un conspirateur.</p>
+
+<p>--Pas davantage. Veillez sur lui.</p>
+
+<p>--En cas d'attaque et de prise d'armes du général Oribe, mettons-nous en
+sûreté. L'estancia de San-Julian est voisine du fort San-José et de la
+mer; allons-y dès le point du jour. Là, loin du danger, nous attendrons
+l'issue de ces machinations, d'autant plus en sûreté qu'un navire,
+mouillé en face de l'estancia, sera à mes ordres et nous conduira à la
+moindre alerte, à Buenos-Ayres.</p>
+
+<p>--Cette combination rompt toutes les difficultés; à la campagne vous
+n'aurez plus l'ennui des visites de don Juan.</p>
+
+<p>--Caramba! tu as raison, et je vais ordonner les préparatifs du départ.
+Ne t'éloigne pas; j'ai besoin de ton aide. Tu viens avec nous.</p>
+
+<p>Don Luis se hâta de réveiller les domestiques et les <i>peones</i>
+(serviteurs indiens civilisés) qui dormaient à double paupière. On
+emballa les objets précieux.</p>
+
+<p>Aux premières lueurs de l'aube, qui fut étonné? Ce fut dona Linda, quand
+une jeune mulâtresse, sa camériste, lui apprit la résolution subite de
+son père. Dona Linda, sans faire une seule observation, s'habilla et
+serra ses bagages.</p>
+
+<p>Vers huit heures du matin, José Diaz que son frère de lait avait envoyé
+avec une lettre au capitaine de sa goëlette appareillée devant le Carmen
+et chargée de marchandises brésiliennes, rentra dans l'habitation et
+annonça que le capitaine allait mettre à la voile et serait le soir même
+ancré devant San-Julian.</p>
+
+<p>La cour de la maison ressemblait à une hôtellerie. Quinze mules, pliant
+sous les ballots, piétinaient impatientes de partir, pendant qu'on
+disposait le palanquin de voyage pour dona Linda. Une quarantaine de
+chevaux harnachés, réservés aux domestiques, étaient attachés dans les
+anneaux scellés dans le mur. Quatre ou cinq mules devaient servir de
+montures aux servantes de la jeune fille, et deux esclaves noirs
+tenaient en main deux superbes coureurs qui piaffaient et rongeaient
+leurs freins d'argent en attendant leurs cavaliers, don Luis et son
+capataz. C'était un tohu-bohu, un vacarme assourdissant de cris, de
+rires et de hennissements. Dans la rue, la foule, où étaient mêlés Mato
+et Chillito, regardait avec curiosité ce départ, glosant et commentant,
+étonnée que don Luis choisit pour séjourner à la campagne une époque
+aussi avancée de l'année.</p>
+
+<p>Chillito et Mato s'esquivèrent.</p>
+
+<p>Enfin, vers huit heures et demie du matin, au milieu du silence, les
+<i>arrieros</i> (conducteurs de mules) se placèrent à la tête de leurs mules;
+les domestiques se mirent en selle, armés jusqu'aux dents, et dona
+Linda, vêtue d'un charmant costume de voyage, descendit du perron de la
+maison et se glissa, rieuse et légère, dans la palanquin, où elle se
+pelotonna comme un bengali dans un nid de feuilles roses.</p>
+
+<p>Sur un signe du capataz, les mules, attachées à la queue les unes des
+autres défilèrent. Don Luis se tourna vers un vieux nègre qui, le
+chapeau à la main, se tenait respectueusement près de lui.</p>
+
+<p>--Adieu, <i>tio</i> Lucas, lui dit-il je te confie la maison; je te laisse
+Mono et Quinto.</p>
+
+<p>--Votre Seigneurie peut compter sur ma vigilance, répondit le vieillard.
+Que Dieu bénisse Votre Seigneurie, ainsi que la <i>nina</i> (demoiselle).
+J'aurai bien soin de ses oiseaux.</p>
+
+<p>--Merci, tio Lucas, dit le jeune fille en se penchant hors du palanquin.</p>
+
+<p>La cour était déjà vide. Le vieux nègre d'inclina, content des éloges de
+ses maîtres.</p>
+
+<p>L'orage de la nuit avait entièrement balayé le ciel qui était d'un bleu
+mat; le soleil, déjà assez haut sur l'horizon, répandant à profusion ses
+chauds rayons, tamisés par les vapeurs odoriférantes du sol;
+l'atmosphère était d'une transparence inouïe; un léger souffle de vent
+rafraîchissait l'air, et des troupes d'oiseaux, brillants de mille
+couleurs, voletaient çà et là. Les mules, qui suivaient le grelot de la
+<i>yegua madrina</i> (la jument marraine), trottaient aux chansons des
+arrieros. La caravane marchait gaiement à travers les sables de la
+plaine, soulevant la poussière autour d'elle, et ondulant, comme un long
+serpent, dans les détours sans fin de la route. A l'avant-garde, José
+Diaz commandait dix domestiques qui exploraient les environs,
+surveillaient les buissons et les dunes mouvantes. Don Luis, un cigare à
+la bouche, causait avec sa fille. Sur les derrières, vingt hommes
+résolus fermaient la marche et protégeaient le convoi.</p>
+
+<p>Dans les plaines de la Patagonie, un voyage de quatre heures, comme
+celui du Carmen à l'estancia de San-Julian, exige autant de précautions
+que chez nous un voyage de deux cents lieues: les ennemis sont partout
+embusqués et prêts au pillage et au meurtre, et il faut se mettre en
+garde contre les gauchos, les Indiens et les bêtes fauves.</p>
+
+<p>Depuis longtemps déjà les blanches maisons du Carmen avaient disparu
+derrière les plis sans nombres du terrain, lorsque le capataz, quittant
+la tête de la caravane, accourut au galop auprès du palanquin.</p>
+
+<p>--Quoi de nouveau? demanda don Luis.</p>
+
+<p>--Rien, répliqua José. Cependant, Seigneurie, regardez, continua-t-il en
+étendant le bras dans la direction du Sud-Ouest.</p>
+
+<p>--C'est un feu.</p>
+
+<p>--Tournez maintenant vos yeux vers l'Est-Sud-Est.</p>
+
+<p>--C'est un autre feu. Qui diable a allumé ces feux sur ces pointes
+escarpées et dans quel but?</p>
+
+<p>--Je vais vous le dire. Cette pointe est la falaise des Urubus.</p>
+
+<p>--En effet.</p>
+
+<p>--Celle-ci est la falaise de San-Xavier.</p>
+
+<p>--Eh bien?</p>
+
+<p>--Eh bien! comme un feu ne s'allume pas de lui-même, comme il y a
+quarante degrés de chaleur, comme...</p>
+
+<p>--Tu en conclus?</p>
+
+<p>--J'en conclus que ces feux ont été allumés par les gauchos de don Juan
+et que ce sont des signaux.</p>
+
+<p>--Tiens! tiens! tiens! mon ami, c'est très-logique, et tu as peut-être
+raison. Mais, que nous importe?</p>
+
+<p>--Par ces signaux, don Juan Perez apprend que don Luis Munoz et sa fille
+dona Linda ont quitté le Carmen.</p>
+
+<p>--Tu m'avais parlé de cela, je crois? Je me moque que don Juan connaisse
+mon départ.</p>
+
+<p>Un cri soudain se fit entendre, et les mules s'arrêtèrent sur leurs
+jarrets tremblants.</p>
+
+<p>--Que se passe-t-il là-bas? demanda José.</p>
+
+<p>--Un cougouar! un cougouar! crièrent les arrieros épouvantés.</p>
+
+<p>--Canario! c'est vrai, dit le capataz; seulement, il n'y en a pas un,
+mais deux.</p>
+
+<p>A deux cents mètres à peu près, en avant de la caravane, deux cougouars
+(le felis discolor de Linnée, ou lion d'Amérique) se tenaient en arrêt,
+l'oeil fixé sur les mules. Ces animaux, jeunes encore, étaient de la
+grosseur d'un veau; leur tête ressemblait beaucoup à celle d'un chat, et
+leur robe, douce et lisse, d'un fauve argenté, était mouchetée de noir.</p>
+
+<p>--Allons! s'écria don Luis; découplez les chiens, et en chasse!</p>
+
+<p>--En chasse! répéta le capataz.</p>
+
+<p>On délia une douzaine de molosses qui, aux approches du lion, hurlaient
+tous ensemble. On rassembla les mules, on forma un grand cercle au
+centre duquel fut placé le palanquin. Dix domestiques eurent la garde de
+dona Linda; don Luis resta auprès d'elle pour la rassurer.</p>
+
+<p>Chevaux, cavaliers et chiens se ruèrent à l'envi sur les bêtes féroces
+avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d'effrayer des
+lions novices. Les nobles bêtes, immobiles, flagellaient leurs flancs de
+leur forte queue et aspiraient l'air à pleins poumons, puis elles
+s'élancèrent et se mirent à fuir en bondissant. Une partie des chasseurs
+avaient couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que
+d'autres, penchés sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec le
+genou, brandissaient leurs terribles bolas et les lançaient de toutes
+leurs forces sans arrêter les cougouars qui, furieux, se retournaient
+contre les chiens et les envoyaient à dix pas d'eux glapir de douleur.
+Cependant les molosses, habitués de longue main à cette chasse, épiaient
+l'occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfonçaient
+les dents dans leur chair, mais ceux-ci, d'un coup de leur griffe
+meurtrière, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur cours
+effarée.</p>
+
+<p>L'un d'eux, entravé par les bolas, entouré de chiens, roula sur le sol
+en faisant voler le sable sous sa griffe crispée et en poussant un
+hurlement effroyable. Don Luis l'acheva par une balle qu'il lui planta
+dans l'oeil.</p>
+
+<p>Restait le second cougouar qui était encore sans blessure et qui, par
+ses bonds, déroutait l'attaque et l'adresse des chasseurs. Les molosses,
+fatigués, n'osaient l'approcher. Sa fuite l'avait conduit à quelque pas
+de la caravane; tout à coup il se détourna sur la droite, sauta
+par-dessus les mules et tomba en arrêt devant le palanquin. Dona Linda,
+pâle comme une morte, l'oeil éteint, joignit instinctivement les mains,
+recommanda son âme à Dieu et s'évanouit.</p>
+
+<p>Au moment où le lion allait se précipiter sur la jeune fille, deux coups
+de feule frappèrent en plein poitrail. Il fit volte-face devant son
+nouvel adversaire, qui n'était autre que le brave capataz, et qui, les
+pieds écartés et fortement appuyés sur le sol, le fusil à l'épaule,
+immobile comme un bloc de pierre, l'oeil fixé sur le lion, attendait le
+monstre. Le cougouar hésita, lança un dernier regard sur sa proie
+gisante dans le palanquin et s'élança en rugissant sur José, qui lâcha
+de nouveau la détente. Le quadrupède se tordit sur le sable; le capataz,
+son machete en main, courut vers lui. L'homme et le lion roulèrent
+ensemble, mais bientôt un seul des combattants se releva, ce fut
+l'homme.</p>
+
+<p>Dona Linda était sauvée. Son père la serra avec joie contre sa poitrine;
+elle rouvrit enfin les yeux, et, sachant à quel dévouement elle devait
+la vie, elle tendit la main à don José.</p>
+
+<p>--Je ne compte plus les fois que, mon père et moi, vous nous avez
+sauvés.</p>
+
+<p>--Oh! senorita! répondit le digne homme en lui baisant le bout des
+doigts.</p>
+
+<p>--Tu es mon frère de lait, et je ne puis m'acquitter envers toi que par
+une amitié éternelle, dit don Luis. Vous autres, ajouta-t-il en se
+tournant vers les domestiques, prenez les peaux des lions. Linda,
+devenus tapis, ils ne t'effraieront plus j'imagine.</p>
+
+<p>Personne n'égale l'habilité d'un Hispano-Américain pour écorcher les
+animaux; en un instant, les deux lions, au-dessus desquels déjà
+planaient et tournoyaient les urubus et les vautours des Andes, furent
+dépouillés de leurs peaux. L'ordre se rétablit dans la caravane, qui se
+remit en route, et une heure après arriva à l'estancia de San-Julian, où
+elle fut reçue par le Pavito et tous les peones de l'habitation.</p>
+<br>
+
+
+<h3>VIII.--LES BOMBEROS</h3>
+
+<p>Les bomberos, accompagnés de Maria, s'enfoncèrent dans le désert. Leur
+course dura quatre heures et les conduisit sur les bords du Rio-Négro,
+dans une de ces charmants oasis créées par le limon du fleuve et semée
+de bouquets de saules, de nopals, de palmiers, de chirimoyas, de
+citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un
+peuple d'oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein
+gosier.</p>
+
+<p>Sanchez saisit Maria dans ses bras robustes, l'enleva de dessus sa selle
+et la posa doucement sur le gazon. Les chevaux se mirent à brouter en
+paix les jeunes pousses des arbres.</p>
+
+<p>--Voyons, comment as-tu retrouvé notre soeur? dit Simon.</p>
+
+<p>Le frère aîné, comme s'il n'eût pas entendu, ne répondit pas, et, les
+yeux fixés sur la jeune fille, il écoutait chanter en lui une voix
+intérieure; il croyait revoir le portrait vivant de sa mère, et il se
+disait tout bas:</p>
+
+<p>--Même regard doux et tendre à la fois! même sourire empreint de bonté!
+Pauvre mère! pauvre soeur. Maria, fit-il à haute voix, te rappelle-tu
+bien tes grands frères qui t'aimaient tant?</p>
+
+<p>--Ah çà! s'écria Julian en frappant du pied avec mauvaise humeur, ce
+n'est pas juste cela, frère; tu nous tiens là le bec dans l'eau comme
+une volée de canards et tu confisques à ton profit les gentillesses de
+cette enfant. Si elle est réellement notre Maria tant regretté, parle,
+caraï! Nous avons autant que toi le droit de l'embrasser, et nous en
+mourons d'envie.</p>
+
+<p>--Vous avez raison, répondit Sanchez; pardon frères: la joie rend
+égoïste. Oui, c'est notre chère petite soeur, embrassez la.</p>
+
+<p>Les bomberos ne se le firent pas répéter, et sans demander la moindre
+explication à Sanchez, ils se disputaient à qui la dévorerait de
+caresses. La jeune fille émue, et que les Indiens n'avaient point
+accoutumée à de pareils bonheurs, se laissait aller à l'ivresse de la
+joie. Pendant qu'ils se livraient à leurs transports, Sanchez avait
+allumé du feu et préparé un repas substantiel composé de fruits et d'une
+cuisse de guanaco. On s'assit, on mangea de bon appétit. Sanchez raconta
+ses aventures à l'arbre de Gualichu, sans omettre un seul détail. Son
+récit dura longtemps, parfois interrompu par les jeunes gens qui riaient
+de tout leur coeur des péripéties tragi-comiques de la scène entre le
+matchi et Gualichu.</p>
+
+<p>--Sais-tu, lui dit Quinto, tu as été un dieu.</p>
+
+<p>--Un dieu qui a bien failli devenir immortel plus tôt qu'il n'aurait
+voulu, répliqua Sanchez car je sens que j'aime la vie depuis que j'ai
+retrouvé la chica. Enfin, la voilà! bien fin qui viendra la reprendre.
+Cependant nous ne pouvons la garder avec nous et l'associer à notre
+existence nomade.</p>
+
+<p>--C'est vrai, dirent las autres frères.</p>
+
+<p>--Que faire? demanda Julian tristement.</p>
+
+<p>--La pauvre soeur mourrait, dit Sanchez; nous ne pouvons en faire une
+bombera, ni la traîner à notre suite dans nos hasards, ni la laisser
+seule.</p>
+
+<p>--Je ne serai jamais seule avec vous, mes bons frères.</p>
+
+<p>--Notre vie est au bout d'une balle indienne. La peur que tu ne retombes
+entre les mains des Aucas ou des Puelches me trouve; si tu restais avec
+nous, mêlée à nos dangers, je deviendrais lâche et je n'aurais plus le
+courage d'accomplir mon devoir de bombero.</p>
+
+<p>--Depuis dix ans que nous rôdons dans la pampa, dit Julian, nous avons
+rompu avec toutes nos anciennes connaissances.</p>
+
+<p>--Mais, observa Quinto, nous cherchons un abri sûr? j'ai une idée.</p>
+
+<p>--Laquelle?</p>
+
+<p>--Vous rappelez-vous le capataz de l'estancia de San-Julian? Comment se
+nomme-t-il déjà?</p>
+
+<p>--Don José Diaz.</p>
+
+<p>--C'est cela même, reprit Quinto. Il me semble que nous avons un peu
+sauvé la vie à lui et à son maître, et que tous deux nous doivent une
+fameuse chandelle.</p>
+
+<p>--Don Luis Munoz et son capataz, dit Simon sans nos carabines,
+laissaient leur peau à ce démon de Pincheira, qui voulait les faire
+écorcher vifs.</p>
+
+<p>--Voilà notre affaire: Quinto a raison.</p>
+
+<p>--Don Luis passe pour un homme serviable.</p>
+
+<p>--Il a, je crois, une fille qu'il aime tendrement; il comprendra donc la
+peine où nous sommes.</p>
+
+<p>--Oui; mais, fit Julian, nous ne pouvons pas aller au Carmen.</p>
+
+<p>--Allons à l'estancia de San-Julian; c'est l'affaire d'une heure et
+demie.</p>
+
+<p>--Partons, dit Sanchez, Simon et Quinto resteront ici; Julian et moi
+accompagnerons la chica. Embrasse tes deux frères, Maria. En route,
+Julian! Vous deux, veillez bien, et attendez-nous au coucher du soleil.</p>
+
+<p>Maria fit un dernier signe d'adieu à ses deux frères, et, escortée de
+Julian et de Sanchez, elle galopa vers San-Julian.</p>
+
+<p>Vers trois heures, ils aperçurent à cinquante pas l'estancia, où Don
+Luis Munoz et sa fille étaient arrivés depuis deux heures à peine.</p>
+
+<p>L'estancia de San-Julian, sans contredit la plus riche et plus forte
+position de toute la côte de Patagonie, d'élève sur une presqu'île de
+six lieues de tour, couverte de bois et de pâturages où paissent en
+liberté plus de dix mille têtes de bétail. Entourée par la mer qui lui
+forme une ceinture de fortifications naturelles, la langue de terre de
+l'isthme, large de huit mètres au plus, était bouchée par une batterie
+de cinq pièces de gros calibre. L'habitation, qu'enveloppaient de hautes
+murailles crénelées et bastionnées aux angles, était une espèce de
+forteresse capable de soutenir un siège en règle, grâce à huit pièces de
+canon qui, braquées aux quatre bastions, en défendait les approches.
+Elle se composait d'un vaste corps-de-logis élevé d'un étage avec les
+toits en terrasses, ayant dix fenêtres de façade et flanqué de deux
+ailes. Un grand perron, garni d'une double rampe en fer curieusement
+travaillée et surmontée d'une <i>varandah</i>, donnait accès dans les
+appartements meublés avec ce luxe simple et pittoresque particulier aux
+fermes espagnoles de l'Amérique.</p>
+
+<p>Entre l'habitation et le mur d'enceinte percé en face du perron et fermé
+par une porte de cèdre de cinq pouces d'épaisseur que doublaient de
+fortes lames de fer, s'étendait un vaste jardin anglais, touffu et
+accidenté. L'espace laissé libre derrière la ferme était réservé pour
+les parcs ou <i>corrales</i> où chaque soir l'on renfermait les bestiaux et à
+une immense cour où tous les ans l'on abattait le bétail.</p>
+
+<p>Cette maison était blanche, gaie et riante. Le faîte en apparaissait au
+loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient de
+vert feuillage. Des fenêtres du premier étage la vue planait d'un côté
+sur la mer et de l'autre sur le Rio-Négro qui, comme un ruban d'argent
+se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les
+lointains bleuâtres de l'horizon.</p>
+
+<p>Depuis la dernière guerre avec les Indiens, guerre qui remontait à dix
+années, et pendant laquelle l'estancia avait failli être surprise par
+les Aucas, on avait construit sur le toit du principal corps de logis un
+<i>mirador</i> où se tenait jour et nuit une sentinelle chargée de veiller et
+d'avertir au moyen d'une corne de boeuf de l'approche des étrangers. Du
+reste, un poste de six hommes gardait la batterie de l'isthme dont les
+canons étaient prêts à faire feu à la moindre alerte..</p>
+
+<p>Aussi, les bomberos étaient-ils encore assez éloignés de l'estancia, que
+déjà leur venue avait été signalée, et que don José Diaz, accompagné de
+Pavito, se tenait derrière la batterie pour les interroger dès qu'ils
+seraient à portée de voix.</p>
+
+<p>Les bomberos connaissaient la consigne, qui est commune à tous les
+établissements espagnols, surtout sur les frontières, où l'on est exposé
+aux déprédations continuelles des Indiens. Arrivés à une vingtaine de
+pas de la batterie, les deux hommes s'arrêtèrent et attendirent.</p>
+
+<p>--Qui vive? cria une voix.</p>
+
+<p>--Amis, répondit Sanchez.</p>
+
+<p>--Qui êtes-vous?</p>
+
+<p>--Bomberos.</p>
+
+<p>--Bien. Que demandez-vous!</p>
+
+<p>--Le senor capataz don José Diaz.</p>
+
+<p>--Eh! mais, s'écria José lui-même, c'est Sanchez.</p>
+
+<p>--Oui, oui, don José dis Sanchez, et je vous ai tout de suite reconnu;
+mais la consigne est la consigne. Voici mon frère Julian pour vous
+servir.</p>
+
+<p>--Comme nous l'avons déjà fait, don José, sans reproche, fit Julian d'un
+ton goguenard.</p>
+
+<p>--C'est juste. Qu'on baisse le pont-levis.</p>
+
+<p>Les bomberos entrèrent, et immédiatement le pont levis fut relevé
+derrière eux.</p>
+
+<p>--Caraï! quelle agréable surprise, mes amis! dit le capataz. Vous êtes
+d'une rareté désespérante. Venez chez moi, et, en buvant un <i>trago</i>
+(coup), vous me conterez ce qui vous amène, une sérieuse affaire, si je
+vous connais bien.</p>
+
+<p>--Très-sérieuse, en effet, répondit Sanchez.</p>
+
+<p>--Pavito, dit José, restez ici; je vais à l'estancia.</p>
+
+<p>Et le capataz monta à cheval et se plaça à côté de Sanchez.</p>
+
+<p>--Dites-donc, caballero, sans indiscrétion, quelle est cette jeune fille
+vêtue à l'indienne? C'est une blanche, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--C'est notre soeur, capataz.</p>
+
+<p>--Votre soeur, non Sanchez? Plaisantez-vous?</p>
+
+<p>--Dieu m'en garde!</p>
+
+<p>--J'ignorais que vous eussiez une soeur, pardonnez-moi, je ne suis point
+sorcier.</p>
+
+<p>Les cavaliers étaient arrivés. Le capataz mit pied à terre. Les bomberos
+l'imitèrent et le suivirent dans une grande salle du rez-de-chaussée, où
+une femme d'un certain âge et d'une belle santé était occupée à égrener
+du maïs. C'était la mère de don José, la nourrice de don Luis. Elle
+accueillit les arrivants d'un sourire de bonne humeur, leur offrit des
+sièges et alla cher un pot de chicha qu'elle posa devant eux.</p>
+
+<p>--A votre santé, senores! dit le capataz après avoir rempli jusqu'aux
+bords les gobelets d'étain. Le soleil est chaud en diable et cela égaie
+des voyageurs de se rafraîchir.</p>
+
+<p>--Merci! dit Sanchez qui avait vidé son verre.</p>
+
+<p>--Voyons, qu'avez-vous à me conter? Parlez librement, à moins, ajouta
+don José, que ma mère ne vous gêne. Dans ce cas, la digne femme
+passerait dans une chambre voisine.</p>
+
+<p>--Non, fit vivement Sanchez, non! que la senora reste, au contraire: ce
+que nous avons à dire, tout le monde peut l'entendre, votre mère
+surtout; nous venons au sujet de notre soeur.</p>
+
+<p>--C'est égal, soit dit sans vous offenser, senor Sanchez, interrompit le
+capataz, vous avez tort de garder cette enfant avec vous car elle ne
+peut partager tous les périls de votre vie endiablée; n'est-ce pas,
+mère?</p>
+
+<p>La vieille dame fit un signe affirmatif, et les deux frères échangèrent
+un regard d'espérance.</p>
+
+<p>--Vous en ferez ce que vous voudrez, reprit don José; chacun est le
+maître dans ce monde d'arranger sa vie à sa guise, pourvu que ce soit
+honnêtement. Mais voyons votre affaire.</p>
+
+<p>--Votre avis, don José, dit Sanchez, nous comble de joie. Vous êtes un
+homme de bon conseil et de bon coeur.</p>
+
+<p>Et, sans plus tarder, il lui raconta l'histoire singulière de Maria.
+Pendant la fin du récit, sa Diaz avait quitté la salle sans être
+remarquée par son fils ni par les bomberos.</p>
+
+<p>--Vous êtes un brave homme Sanchez, s'écria don José. Oui, le diable
+m'emporte! quoique, en général, les bomberos passent pour d'assez mauvais
+compagnons. Vous m'avez bien jugé et je vous remercie d'avoir pensé à
+moi.</p>
+
+<p>--Vous acceptez? fit Julian.</p>
+
+<p>--Un moment, sapristi! laissez-moi achever, reprit le capataz en
+remplissant les verres: à votre santé! à la santé de la senorita! Je
+suis un pauvre diable, moi, et garçon par dessus le marché; ma
+protection serait compromettante pour une jeune fille; les langues sont
+malignes ici comme partout, et, quoique je vive avec ma mère, une
+excellente femme, une méchante parole est vite lâchée. Senores, la
+réputation d'une jeune fille est comme un oeuf; on ne le raccommode pas
+quand il est fêlé. Vous comprenez?</p>
+
+<p>--Que faire? murmura Sanchez découragé.</p>
+
+<p>--Patience, compadre! je ne puis rien moi-même; mais canario! don Luis
+Munoz, mon maître, est bon, il m'aime, il a une fille qui est charmante;
+je plaiderai auprès de lui la cause de votre soeur.</p>
+
+<p>--La cause est gagnée, mon ami, dit don Luis que Diaz avait averti de
+la démarche des bomberos.</p>
+
+<p>Dona Linda, qui accompagnait son père, avait été très-émue des malheurs
+de Maria; une bonne action lui avait tenté le coeur, et elle avait prié
+son père de se charger de la soeur des bomberos qu'elle voulait garder
+auprès d'elle. Julian et Sanchez ne savaient comment exprimer leur
+reconnaissance au senor Munoz.</p>
+
+<p>--Mes amis, dit celui-ci je suis heureux de m'acquitter envers vous.
+Nous avons un vieux compte ensemble, n'est-ce pas, José? et si ma fille
+a encore son père, c'est à vous qu'elle le doit.</p>
+
+<p>--Oh! senor! firent les deux jeunes gens.</p>
+
+<p>--Ma fille Lindita aura une soeur, et moi, au lieu d'une fille, j'en
+aurai deux. Tu le veux bien, Lindita?</p>
+
+<p>--Je vous en remercie, mon père, répondit-elle en faisant mille caresses
+à Maria. Ma chère enfant, ajouta-t-elle, embrassez vos frères et
+suivez-moi dans mon appartement; je vais vous donner moi-même les choses
+de première nécessité, et avant tout vous débarrasser de ce costume de
+païenne.</p>
+
+<p>--Voyons, voyons, petite fille! dit dona Linda en l'entraînant; ne
+pleurez pas ainsi, vous les reverrez; essuyez vos yeux, je veux que vous
+soyez heureuse, entendez-vous! Allons, souriez bien vite, ma mignonne,
+et venez.</p>
+
+<p>--Merci, encore une fois, don Luis, dit Sanchez; nous partons
+tranquilles.</p>
+
+<p>--Au revoir, mes amis.</p>
+
+<p>Sanchez et Julian, légers de corps et d'âme, sortirent de l'estancia et
+croisèrent sur leur passage un cavalier qui au grand trot, se dirigeait
+vers le perron.</p>
+
+<p>--C'est singulier, fit Sanchez. Où ai-je vu cet homme? Je l'ignore;
+mais, à coup sûr, je le connais.</p>
+
+<p>--Vous connaissez don Juan Perez? demanda le capataz.</p>
+
+<p>--Je ne sais si tel est le nom de ce caballero, ni qui il est, ni même
+où je l'ai vu; cependant, je puis assurer qu'il y a peu de temps que
+nous nous sommes rencontrés.</p>
+
+<p>--Ah!</p>
+
+<p>--Adieu, don José, et merci! dirent les deux bomberos en lui serrant la
+main.</p>
+<br>
+
+<h3>IX.--UNE VISITE.</h3>
+
+<p>Une heure avant l'arrivée des bomberos à l'estancia, un visiteur s'était
+présenté qui avait été accueilli avec empressement par don Luis et sa
+fille. Ce visiteur, âgé de vingt-huit ans, d'une taille élégante, avait
+les manières du grand monde et une physionomie fine et spirituelle. Il
+se nommait don Fernando Bustamente. Il appartenait à l'une des familles
+les plus riches et les plus considérables de Buenos-Ayres. La mort de
+ses parents l'avait, dans ce pays où l'or est si commun, doté d'une
+fortune de plus de cinq cent mille piastre de rentes, c'est-à-dire
+environ deux millions et demi.</p>
+
+<p>La famille de don Fernando et celle de don Luis, toutes deux originaires
+d'Espagne et liées l'une à l'autre par d'anciennes unions, avaient
+toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité. Le jeune homme et
+la jeune fille avaient été élevés ensemble. Aussi, quand son beau cousin
+était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour
+l'Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son
+éducation et se former aux façons élégantes, dona Linda, alors âgée de
+douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin. Depuis leur enfance, et
+comme à leur insu, ils s'aimaient avec ce doux et naïf entraînement de
+la jeunesse qui ne songe qu'au bonheur.</p>
+
+<p>Don Fernando était parti, emportant avec lui son amour, et Lindita avait
+gardé le sien dans son coeur.</p>
+
+<p>Depuis quelques jours à peine, le jeune homme était de retour à
+Buenos-Ayres, et, après avoir visité en touriste les villes les plus
+renommées de l'univers civilisé, il s'était hâté de mettre ordre à ses
+affaires, puis il avait frété une goëlette et avait fait voile pour le
+Carmen, brûlant du désir de retrouver celle qu'il aimait et qu'il
+n'avait pas vue depuis trois années, sa Lindita, cette jolie enfant qui
+sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme
+accomplie.</p>
+
+<p>Au Carmen, il trouva la maison de don Luis vide, et, sur le
+renseignement de Tio Lucas, le vieux nègre, il courut à franc étrier
+jusqu'à l'estancia de San-Julian. La surprise et la joie de don Luis et
+sa fille furent extrême. Lindita fut surtout heureuse, car tous les
+jours elle pensait à Fernando et le voyait à travers ses souvenirs, mais
+en même temps elle ressentit au coeur je ne sais quelle commotion pleine
+de volupté et de douleur. Fernando s'en aperçut, il comprit qu'on
+l'aimait encore, et son bonheur égala celui de dona Linda.</p>
+
+<p>--Allons, allons, mes enfants, dit le père en souriant, embrassez-vous,
+je vous le permets.</p>
+
+<p>Dona Linda tendit à Fernando son front rougissant qu'il effleura
+respectueusement de ses lèvres.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce que c'est que ce baiser-là? reprit don Luis: voyons pas
+d'hypocrisie! embrassez-vous franchement, que diable! Toi, Lindita, ne
+fais pas ainsi la coquette, parce que tu es une belle fille et qu'il est
+beau garçon; et vous, Fernando, qui tombez ici comme une bombe sans
+crier gare, croyez-vous, s'il vous plaît, que je n'aie pas deviné pour
+qui vous veniez de faire plusieurs centaines de lieues sur mer? Est-ce
+pour moi que vous accourez de Buenos-Ayres et du Carmen? Vous vous
+aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés,
+et, si vous êtes sages, on vous mariera dans quelques jours.</p>
+
+<p>Les jeunes gens attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse
+humeur, se jetèrent dans les bras du digne homme pour y cacher leur
+émotion.</p>
+
+<p>--Mes enfants, le Rubicon est franchi; soyons tout à la joie de nous
+revoir après une séparation si longue, la dernière, car nous voici
+réunis pour toujours.</p>
+
+<p>--Oui! pour toujours! répétèrent les jeunes gens.</p>
+
+<p>--Puisque voilà l'enfant prodigue, tuons le veau gras. Don Fernando,
+vous resterez ici et ne retournerez au Carmen que pour vous marier. Cela
+vous convient-il?</p>
+
+<p>--Oui, dit Fernando en regardant amoureusement Lindita, à condition que
+ce sera bientôt, mon père.</p>
+
+<p>--Voilà bien les amoureux! ils sont pressés, impatients. Chacun son
+tour; j'ai été comme cela, j'étais heureux alors. Nos enfants nous
+remplacent, et le bonheur des vieillards est fait avec leur bonheur.</p>
+
+<p>Alors commença entre les trois personnages une de ces douces et intimes
+causeries où se mêlaient les souvenirs du passé et la certitude d'un
+bonheur prochain, badinage du coeur et de l'esprit. Ils furent
+interrompus par Diaz qui entra au salon. Don Fernando se rendit dans
+sa chambre; Linda et son père suivirent la vieille dame auprès des
+bomberos.</p>
+
+<p>Don Luis, surpris et irrité de l'arrivée inopinée de don Juan Perez,
+résolut de se débarrasser de lui et d'en finir avec cet homme
+mystérieux.</p>
+
+<p>--Vous ne m'attendiez pas de sitôt? dit don Juan en sautant de son
+cheval et saluant le maître du logis.</p>
+
+<p>--Je ne vous attendais pas du tout, d'autant moins qu'hier, si j'ai
+bonne mémoire, vous nous aviez parlé d'un voyage.</p>
+
+<p>--Il est vrai, reprit-il en souriant; mais sait-on la veille ce qu'on
+fera le lendemain? Ainsi, vous-même, continua-t-il en suivant don Luis
+au salon, hier, vous ne songiez nullement à quitter le Carmen.</p>
+
+<p>--Mon Dieu, vous le savez, nous autres estancieros, nous sommes souvent
+forcés, d'un moment à l'autre, à l'improviste, de nous rendre sur nos
+propriétés.</p>
+
+<p>--Même chose m'arrive: je suis, comme vous, pour quelque temps
+contraints de vivre en gentilhomme campagnard.</p>
+
+<p>--Ainsi vous habitez votre estancia?</p>
+
+<p>--Oui, nous voilà voisins, vous serez condamné à ma présence, à moins
+que...</p>
+
+<p>--Vous serez toujours reçu chez moi.</p>
+
+<p>--Vous êtes mille fois aimable, dit don Juan en s'asseyant dans un
+fauteuil.</p>
+
+<p>--Peut-être, j'en ai peur, n'aurai-je pas longtemps l'honneur de votre
+voisinage.</p>
+
+<p>--Et pourquoi?</p>
+
+<p>--Il est possible qu'avant huit jours je retourne au Carmen.</p>
+
+<p>--Vous n'êtes donc venu ici qu'en passant?</p>
+
+<p>--Pas précisément. Je comptais rester quelques mois ici, comme vous le
+disiez tout à l'heure, sait-on bien la veille ce qu'on fera le
+lendemain?</p>
+
+<p>Les deux interlocuteurs, tels que des duellistes habiles, avant
+d'engager le fer et de se porter des coups décisifs, se tâtaient
+réciproquement par des feintes vite parées.</p>
+
+<p>--Me sera-t-il permis de présenter mes hommages à dona Linda? demanda
+don Juan.</p>
+
+<p>--Elle ne tardera pas à venir. Figurez-vous, mon cher voisin, que, par
+un concours de circonstances extraordinaires, nos venons de nous charger
+d'une jeune fille d'une rare beauté qui dix ans, a été l'esclave des
+Indiens, et que ses frères nous ont amenée, voici une heure à peine,
+après l'avoir miraculeusement sauvée des mains des païens.</p>
+
+<p>--Ah! fit don Juan d'une voix étouffée.</p>
+
+<p>--Oui, continua don Luis sans remarquer l'émotion du jeune homme. Elle
+se nomme Maria, je crois; elle parait fort douce; vous connaissez ma
+fille, elle en raffole déjà, et en ce moment elle est en train de la
+débarrasser de ses affublements indiens et de la vêtir d'une façon
+présentable.</p>
+
+<p>--Fort bien, mais êtes-vous sûr que cette femme soit ce qu'elle semble
+être? Les Indiens sont fourbes, vous ne l'ignorez pas, et cette...</p>
+
+<p>--Maria.</p>
+
+<p>--Cette Maria est peut-être une espionne indienne.</p>
+
+<p>--Dans quel but?</p>
+
+<p>--Que sais-je? Peut-on compter sur rien?</p>
+
+<p>--Vous vous trompez, don Juan; je puis me fier aux hommes qui me l'ont
+amenée.</p>
+
+<p>--Surveillez-la, croyez-moi.</p>
+
+<p>--Mais elle est Espagnole.</p>
+
+<p>--Cela ne prouve rien. Voyez Pincheira, n'est-ce pas un ancien officier
+de l'armée chilienne? Aujourd'hui le voilà chef d'une des principales
+nations patagones, et c'est le plus crues adversaire des Espagnols.</p>
+
+<p>--Pincheira, c'est autre chose.</p>
+
+<p>--A votre aise, dit don Juan; je souhaite que vous ayez raison.</p>
+
+<p>Comme don Juan prononçait ces mots, dona Linda parut, accompagnée de don
+Fernando.</p>
+
+<p>--Don Juan, dit l'estanciero, j'ai l'honneur de vous présenter don
+Fernando Bustamente; et à vous, don Fernando, don Juan Perez.</p>
+
+<p>Les deux hommes d'inclinèrent l'un devant l'autre en se lançant un
+regard incisif comme une lame d'épée.</p>
+
+<p>--Je crois, dit don Juan, avoir eu déjà le plaisir de rencontrer
+monsieur.</p>
+
+<p>--Bah! ce n'est pas en Amérique, à coup sûr, car voilà trois ans que don
+Fernando l'a quitté.</p>
+
+<p>--En effet, don Luis, c'est à Paris.</p>
+
+<p>--Votre mémoire est fidèle, monsieur, répondit son Fernando; nous nous
+sommes trouvés ensemble chez la marquise de Lucaney.</p>
+
+<p>--J'ignorais votre retour en Amérique.</p>
+
+<p>--Depuis quelques jours, je suis arrivé à Buenos-Ayres; ce matin,
+j'étais au Carmen, et me voilà!</p>
+
+<p>--Déjà ici! ne put s'empêcher de dire don Juan.</p>
+
+<p>--Oh! fit avec intention le père de Linda, cette visite un peu Brusque
+était si naturelle que ma fille et moi l'avons pardonnée de grand coeur
+à don Fernando.</p>
+
+<p>--Ah! murmura don Juan pour répondre quelque chose, car il comprit qu'il
+avait devant lui un rival.</p>
+
+<p>Dona Linda, nonchalamment étendue sur un canapé, suivait la conversation
+avec anxiété, tout en jouant avec un éventail qui tremblait dans sa
+main.</p>
+
+<p>--J'ose espérer, monsieur, dit don Juan avec courtoisie, que nous
+renouerons ici la connaissance incomplète commencée dans les salons de
+madame Lucaney.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! se hâta de répondre don Luis pour couper la parole à don
+Fernando, le senor Bustamente est malheureux de perdre cette bonne
+fortune que vous lui offrez si gracieusement; mais, aussitôt son
+mariage, il compte voyager en compagnie de sa femme, puisque aujourd'hui
+c'est la mode dans un certain monde.</p>
+
+<p>--Son mariage! fit don Juan avec un étonnement parfaitement joué
+
+--Vous l'ignoriez?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Etourdi que je suis! le bonheur me fait perdre la tête, je suis comme
+ces deux enfants; veuillez m'excuser.</p>
+
+<p>--Monsieur!</p>
+
+<p>--Certainement. N'êtes-vous pas un de nos meilleurs amis? Nous n'avons
+rien de caché pour vous. Don Fernando Bustamente épouse ma fille. Oh!
+c'est une union projetée depuis longtemps.</p>
+
+<p>Don Juan Perez pâlit: un voile sanglant passa devant ses yeux; il
+ressentit au coeur une angoisse horrible et crut qu'il allait mourir.
+Dona Linda suivait curieusement sur son visage ses secrètes pensées;
+mais, sentant que tous les yeux étaient fixés sur lui, le jeune homme
+fit un effort surhumain, et d'une voix douce et sans émotion apparente,
+il dit à la jeune fille:</p>
+
+<p>--Soyez, mademoiselle, heureuse... comme je le désire. Le premier
+souhait, dit-on, est efficace; acceptez le mien.</p>
+
+<p>--Je vous remercie, monsieur, répondit dona Lina, trompée par l'accent
+de don Juan.</p>
+
+<p>--Quant à vous, senor Bustamente, votre bonheur va faire bien des
+jaloux, car vous nous enlevez la perle la plus précieuse du riche écrin
+de la république argentine.</p>
+
+<p>--Je m'efforcerai, senor, d'être digne d'elle; je l'aime tant!</p>
+
+<p>--Ils s'aiment tant! fit le père avec une bonhomie cruelle.</p>
+
+<p>Les jeunes amoureux s'envoyèrent un regard humide d'amour, plein
+d'espérance et de bonheur. Ni les derniers mots de don Luis, ni le
+regard des deux fiancés ne furent inaperçus par don Juan, que, sans en
+laisser rien paraître, reçut ce double coup de poignard et cacha sa
+douleur sous un sourire.</p>
+
+<p>--Pardieu! mon voisin, reprit le père, vous assisterez, ce soir, au
+repas de fiançailles, et vous nous abandonnerez votre soirée.</p>
+
+<p>--Impossible, senor; d'importantes affaires m'appellent à mon estancia,
+et, à mon grand regret, je vous quitte.</p>
+
+<p>--Si, cependant, ma fille se joignait à moi...</p>
+
+<p>--Je refuserais la senorita.</p>
+
+<p>--Vous entendez, mon père; ni vous ni moi n'obtiendrons rien.</p>
+
+<p>--Si moi-même, dit don Fernando, j'osais...</p>
+
+<p>--Vous me rendez confus mais, sur l'honneur, il faut que je parte. Le
+sacrifice que je fais en ce moment est d'autant plus pénible pour moi,
+ajouta-t-il avec un sourire sardonique, que le bonheur fuit presque
+toujours aussi vite qu'il est rare à atteindre, et que c'est folie de
+n'en point profiter.</p>
+
+<p>--Moi, dit dona Linda en regardant don Fernando, je ne crains plus le
+malheur à présent.</p>
+
+<p>Perez ouvrit sur elle ses yeux où passa une expression indéfinissable,
+et il répondit en hochant la tête:</p>
+
+<p>--Puissiez-vous dire vrai, senorita, mais je sais un dicton français...</p>
+
+<p>--Lequel?</p>
+
+<p>--«Entre la coupe et les lèvres, il y a encore place pour un malheur.»</p>
+
+<p>--Oh! le vilain dicton! s'écria Linda un peu troublée. Mais je ne suis
+pas française, moi, et je n'ai rien à redouter.</p>
+
+<p>--C'est juste, mademoiselle.</p>
+
+<p>Et don Juan, sans ajouter un mot, salua et s'élança hors du salon.</p>
+
+<p>--Eh bien! mon ami, reprit l'estanciero, que pensez-vous de cet homme?</p>
+
+<p>--Il a le regard profond comme un abîme, sa parole est acérée; et, je ne
+sais pourquoi, je ne sais pourquoi, je suis sûr qu'il me hait.</p>
+
+<p>--Moi aussi, je le hais, reprit Linda qui avait tressailli.</p>
+
+<p>--Peut-être vous aimait-il, Linda. Peut-on vous voir sans vous aimer?</p>
+
+<p>--Qui vous assure qu'il ne médite pas un crime?</p>
+
+<p>--Pour cette fois, senorita, vous allez trop loin, c'est un gentilhomme.</p>
+
+<p>--<i>Quien sabe?</i> répondit-elle en se rappelant ces paroles de don Juan
+qui l'avait déjà fait frissonner.</p>
+<br>
+
+<h3>X.--PAR MONTS ET PAR VAUX.</h3>
+
+<p>Au sortir de l'estancia de San-Julian, don Juan Perez était en proie à
+une de ces colères froides et concentrées que s'amassent lentement dans
+l'âme et éclatent enfin avec une force terrible. Ses éperons
+ensanglantaient son cheval qui hennissait douloureusement et redoublait
+sa course furibonde.</p>
+
+<p>Où allait-il ainsi?</p>
+
+<p>Il ne le savait pas lui-même; peu lui importait d'ailleurs, il ne voyait
+plus, n'entendait plus; il roulait dans son cerveau des projets
+sinistres, et franchissait torrents et ravins sans s'inquiéter du galop
+de son cheval. Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne
+rafraîchissait son front brûlant, ses tempes battaient à rompre, et un
+tremblement nerveux agitait tout son corps. Cet état de surexcitation
+dura plusieurs heures; son cheval avait dévoré l'espace. Enfin, brisé de
+fatigue, le noble animal s'arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et
+roula sur le sable.</p>
+
+<p>Don Juan se releva en jetant autour de lui un regard égaré. Il lui avait
+fallu cette rude chute pour remettre un peu d'ordre dans ses idées et le
+rappeler à la réalité: une heure de plus d'une telle angoisse, il serait
+devenu fou furieux ou serait mort d'apoplexie foudroyante.</p>
+
+<p>La nuit était venue. D'épais ténèbres pesaient sur la terre; un silence
+funèbre régnait dans le désert où le hasard l'avait conduit.</p>
+
+<p>--Où suis-je? dit-il en cherchant à s'orienter.</p>
+
+<p>Mais la lune, cachée par les nuages, se répandait aucune clarté; le vent
+soufflait avec violence; les branches des arbres s'entrechoquaient, et
+dans les profondeurs de ce désert, les hurlements des bêtes fauves
+commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux rauques
+miaulements des chats sauvages.</p>
+
+<p>Les yeux de don Juan essayaient en vain de percer l'ombre. Il s'approcha
+de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement; pris de pitié pour
+le compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à
+sa ceinture les revolvers contenus dans les arçons, et, détachant une
+gourde pleine de rhum suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux,
+les oreilles les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs
+haletaient, que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se
+passa ainsi. Le un peu rafraîchi, s'était relevé, et, avec k'instinct
+qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il
+s'était désaltéré.</p>
+
+<p>--Tout n'est pas perdu encore, murmura don Juan, et peut-être
+parviendrai-je bientôt à sortir d'ici, car là-bas, on m'attend, il faut
+que j'y sois!</p>
+
+<p>Mais un rugissement profond résonna à courte distance, répété presque
+sur-le-champ dans quatre directions différentes. Le poil du cheval
+s'était hérissé et don Juan avait tremblé.</p>
+
+<p>--Malédiction! s'écria-t-il, je suis à un abreuvoir de cougouars.</p>
+
+<p>En ce moment, à dix pas de lui, il aperçut deux yeux qui brillaient
+comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité
+étrange.</p>
+
+<p>Don Juan était un homme d'un courage éprouvé, audacieux et téméraire à
+l'occasion; mais seul dans cette morne solitude, au milieu d'une nuit
+noire, entouré de bêtes féroces comme un cercle fatal, il sentit malgré
+lui la peur l'envahir, il respirait avec effort, ses dents étaient
+serrées, une sueur glacée inondait son corps, et il fut sur le point de
+se laisser choir. Ce découragement rapide disparut devant une volonté
+forte, et don Juan, soutenu par l'instinct de la conservation et par
+l'espérance si ancrée dans le coeur de l'homme, se prépara à une lutte
+inégale.</p>
+
+<p>Le cheval poussa un hennissement de frayeur et se sauva dans les sables.</p>
+
+<p>--Tant mieux! pensa le cavalier; il échappera peut-être.</p>
+
+<p>Un effroyable concert de cris et de hurlements s'éleva de toutes parts
+au bruit de la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en
+bondissant auprès de don Juan. Un tourbillon de vent courut dans le
+ciel; la lune éclaira le désert de sa lueur triste et blafarde.</p>
+
+<p>Non loin, le Rio-Négro coulait entre deux rives escarpées et don Juan
+vit s'étendre à perte de vue les masses compactes d'une forêt vierge,
+chaos inextricable de rochers entassés pêle-mêle et de fissures d'où
+surgissaient des bouquets d'arbres. Çà et là, des lianes
+s'enchevêtraient les unes dans les autres, décrivaient les paraboles les
+plus bizarres, et n'arrêtaient leurs ramifications qu'à la rivière. Le
+sol, composé de sable et de ces détritus qui abondent dans les forêts
+américaines, fuyait sous le pied.</p>
+
+<p>Don Juan se reconnut alors. Il se trouvait à plus de quinze lieues de
+toute habitation, engagé dans les premiers plans d'une immense forêt, la
+seule de la Patagonie, et que la hardiesse d'aucun pionnier n'avait osé
+explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient révéler d'horreur et
+de mystères. Auprès de la forêt, jaillissait d'entre les rochers une
+source limpide, dont les bords étaient foulés par de nombreuses traces
+de griffes de bête fauves. Cette source leur serait, en effet,
+d'abreuvoir, quand, au soleil couché, elles quittaient leurs tanières
+pour chercher leur pâture et se désaltérer. De plus, témoignage vivant
+de cette supposition, deux magnifiques cougouars, mâle et femelle,
+arrêtés sur la rive, surveillaient d'un oeil inquiet les jeux de leurs
+petits.</p>
+
+<p>--Hum! fit don Juan, voilà de dangereux voisins. Et machinalement il
+détourna les yeux. Une panthère allongée sur un roc dans la position
+d'un chat aux aguets fixait sur lui des yeux enflammés. Don Juan, bien
+armé, suivant la coutume américaine, avait une carabine d'une justesse
+remarquable, qu'il avait posée auprès de lui appuyé droite sur un
+rocher.</p>
+
+<p>--Bon! dit-il, la lutte sera sérieuse, au moins.</p>
+
+<p>Il épaula son fusil, mais, au moment où il allait faire feu, un
+miaulement plaintif lui fit lever la tête. Une dizaine de <i>pajeros</i> et
+de <i>subaracayas</i> (chats sauvages de haute taille), perchés sur des
+branches d'arbres, le regardaient en dessous, tandis que plusieurs loups
+rouges tombaient en arrêt à quelques pas de lui.</p>
+
+<p>Posés sur les rocs environnants, une foule de vautour d'urubus et de
+caracaras, l'oeil à demi éteint, semblaient attendre l'heure de la
+curée.</p>
+
+<p>Don Juan s'élança sur une pointe, et de là, s'aidant des mains et des
+genoux, il gagna après des difficultés inouïes, une espèce de terrasse
+naturelle, située à vingt pieds du sol. L'affreux concert formé par les
+habitants de la forêt, qu'attirait à la suite des uns des autres la
+subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus et dominait le bruit
+même du vent qui faisait rage dans les ravins et les clairières de la
+forêt. La lune s'effaça encore derrière les nuages, et don Juan se
+retrouva dans sa première obscurité, mais, s'il ne distinguait pas
+auprès de lui les bêtes féroces, il les devinait et les sentait presque,
+il voyait leurs prunelles flamboyer dans l'ombre et entendait leurs cris
+qui se rapprochaient toujours.</p>
+
+<p>Il appuya fortement ses pieds sur le sol, ajusta un revolver. Quatre
+coups de feu furent suivis de quatre râlements d'agonie et du bruit
+produit de branche en branche par la chute des chats sauvages blessés.
+Cette attaque souleva une rumeur sinistre; les loups rouges se jetèrent
+en hurlant sur les victimes qu'ils disputèrent aux urubus et aux
+vautours. Un bruissement dans les feuilles des arbres arriva à l'oreille
+du vaillant chasseur, et une masse impossible à distinguer clairement
+fendit l'espace et vint s'abattre en rugissant sur la plate-forme. De la
+crosse de son fusil, comme d'une massue, il frappa dans les ténèbres, et
+la panthère, le crâne ouvert, roula du haut en bas du rocher. Il
+entendit une bataille monstrueuse que les cougouars et les chats
+sauvages livraient à la panthère blessée, et, ivre de son triomphe et de
+son danger même, il lâcha deux coups de pistolet dans la foule d'ennemis
+acharnés qui se tordaient au-dessous de lui. Soudain tous ces animaux,
+cessant leur lutte comme d'un commun accord, sautèrent sur l'homme, leur
+ennemi commun, et leur rage se tourna contre le rocher ou sommet duquel
+don Juan semblait les défier tous. Ils grimpèrent, bondirent sur les
+anfractuosités du roc. Les chats sauvages arrivèrent les premiers; à
+mesure que don Juan les renversait, d'autres sautaient sur lui, et il
+sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.</p>
+
+<p>Cette lutte d'un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait je
+ne sais quoi de grandiose et de poignant. Don Juan, comme dans un
+cauchemar, se débattait en vain contre des nuées d'assaillants toujours
+renaissants; sentait sur son visage l'haleine chaude et fétide des chats
+sauvages et des loups rouges, pendant que les rugissements des cougouars
+et les miaulements railleurs des panthères emplissaient ses oreilles
+d'une effroyable mélodie qui lui donnait le vertige. Des centaines
+d'yeux scintillaient dans l'ombre, et parfois les lourdes ailes des
+vautours et des urubus fouettaient son front baigné d'une sueur froide.</p>
+
+<p>En lui tout sentiment intime du moi s'était évanoui, il ne pensait plus;
+sa vie, pour ainsi dire, était devenue toute physique; ses mouvements
+étaient automatiques, et son bras se levait et se baissait pour frapper
+avec la rigide régularité d'un balancier.</p>
+
+<p>Déjà, plusieurs griffes s'étaient profondément enfoncées dans ses
+chairs; des chat sauvages l'avaient saisi à la gorge, et il avait été
+forcé de lutter contre eux corps à corps pour leur faire lâcher prise;
+son sang coulait de vingt blessures, non mortelles à la vérité, mais
+l'heure approchait que la force humaine ne peut dépasser, où don Juan
+serait tombé de son rocher et aurait péri sous la dent des bêtes fauves.</p>
+
+<p>A cette seconde solennelle où tout allait lui faillir, un cri suprême
+s'élança de sa poitrine, cri d'agonie et de désespoir d'une expression
+terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos, dernière
+protestation de l'homme fort qui s'avoue vaincu, et qui, avant de
+tomber, appelle son semblable à son secours ou implore l'aide de Dieu.</p>
+
+<p>Il cria. Un cri répondit au sien!</p>
+
+<p>Don Juan, étonné et n'osant compter sur un miracle dans un désert où nul
+être humain n'avait encore pénétré, se crut sous l'impression d'un rêve
+ou d'une hallucination; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa
+poitrine et sentant se rallumer l'espérance dans son âme, il jeta un
+second cri plus éclatant, plus vibrant que le premier.</p>
+
+<p>--Courage!</p>
+
+<p>Cette fois ce n'était pas l'écho qui lui répondait. Courage! Ce seul mot
+lui arriva sur l'aile du vent, faible comme un soupir. Semblable au
+géant Antée, Juan, se redressant, sembla reprendre des forces et
+renaître à la vie qui lui échappait déjà. Il redoubla ses coups contre
+ses innombrables ennemis.</p>
+
+<p>Plusieurs chevaux galopèrent dans le lointain; des coups de feu
+illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou
+plutôt des démons, se ruèrent à l'improviste au plus épais des bêtes
+fauves, dont ils firent un carnage horrible.</p>
+
+<p>Tout à coup don Juan, attaqué par deux chats tigres, roula sur la plate
+forme en se débattant avec eux.</p>
+
+<p>Les bêtes féroces avaient fui devant les nouveaux venus, qui se hâtèrent
+d'allumer des feux afin de les tenir à distance le reste de la nuit.
+Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes, se mirent à la
+recherche du lutteur, dont les cris de détresse avaient appelé leur
+secours. Il gisait sans connaissance sur la plate-forme, entouré de dix
+ou douze chats sauvage morts et tenant entre ses doigts raidis, le cou
+d'un pajero étranglé.</p>
+
+<p>--Eh bien! Julian, dit une voix, l'a-t-on trouvé?</p>
+
+<p>--Oui, répondit-il, mais il parait mort.</p>
+
+<p>--Caraï! ce serait dommage reprit Sanchez, car c'est un fier homme. Où
+est-il?</p>
+
+<p>--Là, sur le rocher.</p>
+
+<p>--Pouvez-vous le descendre avec l'aide de Quinto?</p>
+
+<p>--Rien d'aussi facile.</p>
+
+<p>--Hâtez-vous, au nom du ciel, dit Sanchez: chaque minute de retard pour
+lui est peut-être une année de vie qui s'envole.</p>
+
+<p>Quinto et Julian soulevèrent don Juan par les pieds et par la tête et,
+avec des précautions infinies, le transportèrent, de la forteresse
+improvisée où il avait si longtemps combattu, auprès de l'un des feux,
+sur un lit de feuilles préparé par Simon.</p>
+
+<p>--Canario! s'écria Sanchez à l'aspect misérable du jeune homme; le
+pauvre diable, comme ils l'ont arrangé! Il était temps de le secourir.</p>
+
+<p>--Croyez-vous qu'il va en réchapper? continua Quinto avec intérêt.</p>
+
+<p>--Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Sanchez, quand la vie
+n'est pas éteinte. Voyons-le donc.</p>
+
+<p>Il se pencha vers le corps de don Juan, tira son poignard luisant, lui
+mit la lame devant les lèvres.</p>
+
+<p>--Pas le moindre souffle! fit le bombero en hochant la tête.</p>
+
+<p>--Ses blessures, sont sérieuse? demanda Quinto.</p>
+
+<p>--Je ne crois pas. Il a été accablé de lassitude et d'émotion; il ne
+tardera pas à ouvrir les yeux, et, dans un quart d'heure, si bon lui
+semble, il pourra se remettre en selle. C'est sûrement lui, ajouta
+Sanchez à demi-voix.</p>
+
+<p>--D'où te vient son air soucieux, frère?</p>
+
+<p>--C'est cet homme, malgré son costume européen et toute l'apparence d'un
+blanc, ressemble...</p>
+
+<p>--A qui?</p>
+
+<p>--Au chef indien contre lequel nous nous sommes battus à l'arbre de
+Gualichu et auquel nous devons le salut de Maria.</p>
+
+<p>--Tu te trompes sans doute?</p>
+
+<p>--Pas le moins du monde, frères, répliqua l'aîné avec autorité Caché
+dans le creux de l'arbre, j'ai pu à loisir considérer ses traits qui
+sont gravés dans ma mémoire. D'ailleurs, je le reconnaîtrais à cette
+balafre que j'ai imprimée sur son visage avec mon sabre.</p>
+
+<p>--C'est vrai, dirent les autres étonnés.</p>
+
+<p>--Que faire?</p>
+
+<p>--Que signifie ce déguisement?</p>
+
+<p>--Dieu seul le sait, reprit Sanchez; mais il faut le sauver.</p>
+
+<p>Les bomberos, comme tous les coureurs des bois, vivant loin des
+établissements, sont obligés de panser eux-mêmes leurs blessures, et ils
+acquièrent une certaine connaissance pratique de la médecine pour
+employer les remèdes les plus simples en usage parmi les Indiens.</p>
+
+<p>Sanchez, aidé de Julian et de Simon, lava les plaies de don Juan avec de
+l'eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de
+tabac dans les narines. Le jeune homme poussa un soupir presque
+insensible, remua légèrement et enfin ouvrit les yeux qui regardèrent
+sans voir.</p>
+
+<p>--Il est sauvé! dit Sanchez. Laissez maintenant agir la nature, c'est le
+meilleur médecin que je connaisse.</p>
+
+<p>Don Juan se souleva sur un coude, passa la main sur son front, comme
+pour retrouver la mémoire et la pensée, et d'une voix faible:</p>
+
+<p>--Qui êtes-vous? fit-il.</p>
+
+<p>--Des amis, monsieur; ne craignez rien.</p>
+
+<p>--Je suis rompu, j'ai les membres brisés.</p>
+
+<p>--Il n'en est rien, monsieur; à part la fatigue, vous vous portez aussi
+bien que nous.</p>
+
+<p>--Je le souhaite, braves gens; mais par quel miracle êtes-vous arrivés à
+temps pour me délivrer?</p>
+
+<p>Le miracle, c'est votre cheval qui l'a fait: sans lui, vous étiez perdu.</p>
+
+<p>--Comment cela? demanda don Juan, dont la voix s'affermissait de plus en
+plus et qui déjà était parvenu à se mettre debout.</p>
+
+<p>--Voici la chose. Nous sommes bomberos.</p>
+
+<p>Le jeune homme eut une espèce de tressaillement nerveux qu'il réprima
+soudain.</p>
+
+<p>--Nous sommes bomberos; nous surveillons, la nuit surtout, les
+mouvements des Indiens. Le hasard nous avait amenés de ce côté. Votre
+cheval s'enfuyait, ayant à ses trousses une bande de loups rouges; nous
+l'avons débarrassé de ces carnivores. Ensuite, comme il nous a paru peu
+probable qu'un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où
+personne n'ose s'aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du
+cavalier. Votre cri nous a guidés.</p>
+
+<p>--Comment m'acquitter envers vous? dit don Juan en tendant la main à
+Sanchez.</p>
+
+<p>--Vous ne me devez rien, monsieur.</p>
+
+<p>--Mais...</p>
+
+<p>--Voici votre cheval, caballero.</p>
+
+<p>--Mais je voudrais vous revoir, dit-il avant de partir.</p>
+
+<p>--Inutile: vous ne me devez rien, vous dis-je, reprit Sanchez qui tenait
+la bride du cheval.</p>
+
+<p>--Que voulez-vous dire? insista don Juan.</p>
+
+<p>Le bombero, répondit Sanchez, paie aujourd'hui la dette contractée hier
+avec Neham-Outah, l'ulmen des Aucas.</p>
+
+<p>Le visage de don Juan se couvrit d'une pâleur affreuse
+
+--Nous somme quittes, chef, continua Sanchez en lâchant la bride.</p>
+
+<p>Quand le cavalier eut disparu dans l'obscurité, Sanchez se tourna vers
+ses frères.</p>
+
+<p>--Je ne sais pourquoi, leur dit-il un soupir de soulagement, mais je
+suis heureux de ne plus rien devoir à cet homme.</p>
+<br>
+
+<h3>XI.--LES NANDUS</h3>
+
+<p>A l'estancia de San-Julian, les heures s'écoulaient doucement,
+entremêlées de causeries et de bonheur. Don Luis s'associait à la joie
+de ses deux enfants. Don Juan Perez, depuis la nouvelle officielle du
+mariage de dona Linda, n'avait reparu ni à San-Julian, ni au Carmen, au
+grand étonnement de tout le monde. Maria, douce et naïve, était devenue
+l'amie de Linda, presque une soeur. Les rires frais et sonores des
+jeunes filles égayaient les échos de l'habitation et faisaient rêver le
+capataz qui, à la vue de la soeur des bomberos, avait senti son coeur se
+tourner vers elle, comme l'héliotrope vers le soleil. De loin, don José,
+semblable à une âme en peint, rôdait autour de Maria pour l'entrevoir à
+la dérobée. Tout le monde, dans l'estancia, s'était aperçu de l'amour du
+brave homme, qui, seul, malgré ses gros soupirs, n'y comprenait rien. On
+osait se moquer de lui, sans le blesser toutefois, et rire de ses façons
+singulières.</p>
+
+<p>Un jour, par une fraîche matinée de novembre, peu après le lever du
+soleil, tout s'agitait à l'estancia de San-Julian. Plusieurs chevaux,
+tenus en main par des esclaves noirs, hennissaient d'impatience au pied
+du perron; les domestiques couraient çà et là, et don José, revêtu de
+ses plus beaux habits, attendait l'arrivée de son maître.</p>
+
+<p>Enfin, don Luis et don Fernando parurent en compagnie des deux jeunes
+filles. A la vue de Maria, le majordome sentit la joie lui monter du
+coeur au visage; il se redressa, frisa d'un doigt coquet sa moustache
+retroussée et lança à sa bien aimée une oeillade tendre et respectueuse.</p>
+
+<p>--Bonjour, José, mon ami, lui dit cordialement don Luis. Eh! eh! je
+crois que la chasse sera bonne.</p>
+
+<p>--Je pense de même, Seigneurie; le temps est superbe.</p>
+
+<p>--As-tu choisi, au moins, des chevaux bien doux pour ma fille et sa
+compagne?</p>
+
+<p>--Oh! Seigneurie, répondit le capataz, je les aim moi-même lacés dans le
+corral; je vous réponds d'eux sur ma tête. De vrais chevaux de dames,
+des agneaux.</p>
+
+<p>--Nous sommes tranquilles, dit dona Linda; nous savons que don José nous
+gâte.</p>
+
+<p>--Allons! à cheval et partons!</p>
+
+<p>--Oui, la route est longue d'ici à la plaine des Nandus (espèce
+d'autruche), reprit José en caressant Maria de l'oeil.</p>
+
+<p>La petite troupe, une vingtaine de personnes bien armées, se dirigea du
+côté de la batterie où le Pavito baissa le pont-levis.</p>
+
+<p>--Redoublez de vigilance, dit le capataz au gaucho.</p>
+
+<p>--N'ayez crainte, senor José. Bonne chance à vous et à l'honorable
+compagnie ajouta le Pavito en agitant son chapeau en l'air.</p>
+
+<p>--Relevez le pont, Pavito.</p>
+
+<p>--Qui entrera dans l'estancia, capataz, sera plus fin que vous et moi.</p>
+
+<p>En Patagonie, à quelque distance des rivières, toutes les plaines se
+ressemblent: du sable, toujours du sable, et çà et là quelques buissons
+rabougris, tel était le chemin jusqu'à la plaine des Nandus.</p>
+
+<p>Don Luis avait convié son gendre à une chasse à l'Autruche, et, comme on
+pense, Linda avait voulu être de la partie.</p>
+
+<p>La chasse à l'Autruche est un des grands divertissements des Espagnols
+de la Patagonie et de la république Argentine, où elle se trouvent en
+grande quantité.</p>
+
+<p>Les Autruches vivent d'ordinaire par petites familles de huit à dix,
+disséminées sur les bords des marais, des étangs et des rivières; elles
+se nourrissent d'herbes fraîches. Fidèles au coin natal, elles ne
+quittent guère le voisinage de l'eau, et au mois de novembre, elles vont
+déposer dans les endroits les plus sauvages de la plaine leurs oeufs, au
+nombre de cinquante ou soixante, qui, la nuit seulement sont couvés par
+les mâles et par les femelles. L'incubation arrivée à terme, l'oiseau
+casse avec son bec les oeufs non fécondés qui se couvrent aussitôt de
+mouches et d'insectes, nourriture des petits.</p>
+
+<p>Un trait caractéristique des moeurs de l'autruche, c'est une extrême
+curiosité. Dans les estancias où elles vivent à l'état domestique, il
+n'est pas rare de les voir se faufiler au milieu des groupes et regarder
+les gens qui causent. Dans la plaine, leur curiosité leur est souvent
+funeste, car elles viennent reconnaître sans hésiter tout ce qui leur
+paraît étrange. Voici, à ce sujet une bonne histoire indienne. Les
+cougouars se couchent à terre, lèvent leur queue en l'air et l'agitent
+vivement dans tous les sens. Les autruches, attirées par la vue de cet
+objet inconnu, s'approchent naïves. On devine le reste; elles deviennent
+la proie des rusés cougouars.</p>
+
+<p>Les chasseurs, après une marche assez rapide de près de deux heures,
+étaient arrivés à la plaine des Nandus. Les dames mirent pied à terre
+sur les bords d'un ruisseau, et quatre hommes, la carabine sur la
+cuisse, restèrent auprès d'elles. Les chasseurs échangèrent leurs
+montures contre les coursiers que des esclaves noirs avaient menés en
+bride sans cavaliers, puis ils se divisèrent en deux troupes égales. La
+première, commandée par don Luis, s'enfonça dans la plaine en décrivant
+un demi-cercle de manière à pousser le gibier vers un ravin situé entre
+deux dunes mouvantes. La seconde troupe, ayant à sa tête le héros de la
+fête, don Fernando, s'échelonna sur une ligne de front et forma l'autre
+moitié du cercle. Ce cercle, par la marche des cavaliers, allait se
+rétrécissant, lorsqu'une dizaine d'autruches se montrèrent dans un pli
+du terrain; mais le mâle, placé en sentinelle, par un cri aigu comme le
+sifflet d'un contre-maître, prévint la famille du danger. Les autruches
+s'enfuirent en ligne droite rapidement et sans regarder en arrière.</p>
+
+<p>Tous les chasseurs s'élancèrent au galop sur leurs traces. La plaine
+jusque-là silencieuse s'anima.</p>
+
+<p>Les cavaliers poursuivaient de toute la vitesse de leurs chevaux les
+malheureux oiseaux, et sur leur passage soulevaient des flots d'une
+poussière fine. A douze ou quinze pas du gibier, galopant toujours et
+piquant de l'éperon le flancs de leurs montures, ils se penchaient en
+avant, faisaient tournoyer autour de leur tête les terribles bolas et
+les jetant à toute volée après l'animal. S'ils manquaient leur coup, ils
+ils se courbaient de côté, rasaient la terre et sans ralentir leur
+course, ramassaient les bolas qu'ils lançaient de nouveau.</p>
+
+<p>Plusieurs familles d'autruches s'étaient levées. La chasse prit alors
+les proportions d'une joie délirante. Cris et hurrahs retentissaient;
+les bolas sifflaient dans l'air et s'enroulaient autour du cou, des
+ailes et des jambes des autruches qui, ahuries et folles de terreur,
+faisaient mille feintes et mille zigzags pour se soustraire à leurs
+ennemis, et qui, par des coups d'aile à droite et à gauche,
+s'efforçaient de piquer les chevaux avec l'espèce d'ongle dont le bout
+de leur aile est armé.</p>
+
+<p>Quelques coursiers épouvantés se cabrèrent et, embarrassés par trois ou
+quatre autruches qui entravèrent leurs jambes, entraînèrent leurs
+cavaliers dans leur chute. Les oiseaux, profitant du désordre, se
+sauvèrent du côté où les chasseurs les attendaient. Là, ils tombèrent
+sous une pluie de bolas. Chaque chasseur descendait de cheval, tuait la
+victime, lui coupait les ailes en signe de triomphe et reprenait sa
+course avec une nouvelle ardeur. Autruches et chasseurs fuyaient et
+galopaient rapides comme le pampero, le vent des pampas.</p>
+
+<p>Une quinzaine d'autruches jonchaient la plaine. Don Luis donna le signal
+de la retraite. Les oiseaux qui n'avaient pas succombé se hâtèrent des
+pieds et des ailes vers des abris sûrs. Les morts furent ramassés avec
+soin, car l'autruche est une excellent mets, et que les Américains
+préparent, surtout avec la chair de la poitrine, un plat renommé par sa
+délicatesse et sa saveur exquise qu'ils appellent <i>picanilla</i>.</p>
+
+<p>Les esclave allèrent à la recherche des oeufs, fort estimés aussi, et
+ils en recueillirent une excellente moisson.</p>
+
+<p>Quoique la chasse n'eut duré qu'une heure, les chevaux, las, suaient te
+soufflaient; aussi la rentrée à l'estancia s'effectua-t-elle lentement.
+Les chasseur arrivèrent un peu avant le coucher du soleil.</p>
+
+<p>--Eh bien! demanda Luis au Pavito, il ne s'est rien passé d'important en
+mon absence.</p>
+
+<p>--Rien, seigneur, reprit Pavito. Un gaucho, disant venir du Carmen pour
+affaire pressée, a insisté pour être introduit et parler à don Fernando
+Bustamente.</p>
+
+<p>Ce gaucho, devant qui le Pavito n'avait eu garde de baisser le
+pont-levis, était son cher et loyal ami Mato, qui devait le tuer
+<i>adroitement</i>. Mato s'était retiré de fort mauvaise humeur sans vouloir
+dire les motifs de sa visite.</p>
+
+<p>--Que pensez-vous de la venue de ce gaucho, don Fernando? demanda don
+Luis, dès qu'ils furent installés au salon.</p>
+
+<p>--Rien qui m'étonne, répondit don Fernando. On dispose en ce moment ma
+nouvelle habitation au Carmen, et sans doute on a besoin de mes ordres.</p>
+
+<p>--C'est possible.</p>
+
+<p>--Je presse les ouvriers, mon père; j'ai si grande hâte d'être marié,
+que je tremble que mon bonheur ne m'échappe, dit don Fernando.</p>
+
+<p>--Moi aussi, dit dona Linda, dont le visage s'empourpra.</p>
+
+<p>--Voyez-vous la petite futée! dit don Luis. Ces coeurs de jeunes filles,
+ça travaille sans qu'on s'en doute. Patience, mademoiselle, encore trois
+jours!</p>
+
+<p>--Mon bon père! s'écria Lindita en cachant dans le sein de don Luis son
+visage baigné de larmes de joie.</p>
+
+<p>--Oh! alors, je pars demain pour le Carmen, d'autant plus que j'attends
+de Buenos-Ayres des papiers indispensables pour notre union, pour notre
+bonheur, ajouta Fernando en regardant sa bien-aimée.</p>
+
+<p>--C'est cela, dit-elle demain de grand matin, pour être de retour
+après-demain avant midi, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Demain soir je serai ici: puis-je rester loin de vous ma chère
+Lindita?</p>
+
+<p>--Non, don Fernando, non, je vous en prie, je ne veux pas que vous
+reveniez demain soir.</p>
+
+<p>--Pourquoi donc? répondit le jeune homme un peu piqué de ce propos de sa
+fiancée.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! je ne sais pourquoi moi-même, mais j'ai peur quand vous
+traversez la pampa, seul, en pleine nuit. Oh! continua-t-elle à un geste
+de don Fernando, je vous connais brave, trop brave même. Les bandits
+gauchos abondent dans la plaine. N'exposez pas une vie qui m'est si
+chère, qui déjà n'est plus à vous, Fernando, et écoutez le conseil d'un
+coeur qui n'est plus à moi.</p>
+
+<p>--Merci, Lindita. Pourtant je n'ai personne à craindre en ce pays, où je
+suis inconnu. Du reste, je ne quitte jamais l'estancia sans avoir l'air
+d'un brigand d'opéra-comique, tant je suis bariolé d'armes.</p>
+
+<p>--N'importe, reprit dona Linda, si vous m'aimez...</p>
+
+<p>--Si je vous aime, interrompit-il avec passion.</p>
+
+<p>--Si vous m'aimez, vous devez souffrir de mes inquiétudes et... m'obéir.</p>
+
+<p>--Allons! allons! dit don Luis en riant; sur mon âme, tu es folle,
+Lindita, et tes romans t'ont troublé la cervelle: tu ne rêves plus que
+brigands, embuscades et trahisons.</p>
+
+<p>--Que voulez-vous, mon père? est-ce ma faute? Le pressentiment d'un
+malheur prochain m'agite; je ne veux rien livrer au hasard.</p>
+
+<p>--Ne pleure pas, ma fille chérie, dit le père à Linda, qui fondit en
+larmes. Embrasse-moi; j'ai tort. Ton fiancé et moi, nous ferons tout ce
+que tu voudras. Es-tu contente?</p>
+
+<p>--Est-ce bien vrai? reprit dona Linda qui pleurait en souriant.</p>
+
+<p>--Oh! senorita! s'écria Fernando d'un ton de tendre reproche.</p>
+
+<p>--Vous me rendez toute heureuse. Je ne demande qu'une chose: que José
+Diaz vous accompagne.</p>
+
+<p>--Comme il vous plaira.</p>
+
+<p>--Vous me le promettez?</p>
+
+<p>--Je vous le jure.</p>
+
+<p>--Là, fit gaiement don Luis; tout est pour le mieux, petite fille. Je te
+soupçonne, Lindita, d'être un peu jalouse et de craindre qu'on ne
+t'enlève ton fiancé?</p>
+
+<p>--Peut-être! dit-elle avec malice.</p>
+
+<p>--Cela s'est vu, répliqua le père en goguenardant. Ains, don Fernando,
+vous partez demain?</p>
+
+<p>--Au lever du soleil, pour éviter la trop grande chaleur; et, comme je
+n'ai pas l'espérance de vous revoir avant mon départ, je prends congé de
+vous à l'instant même.</p>
+
+<p>--Embrassez-vous, mes enfants; quand on se quitte, surtout si l'on
+s'aime, il faut toujours s'embrasser comme si l'on ne devait plus se
+retrouver que dans l'autre monde.</p>
+
+<p>--Mon père, dit Lindita, vous avez des idées...</p>
+
+<p>--C'est pour rire, ma chère enfant.</p>
+
+<p>--Bon voyage, don Fernando, et à après-demain!</p>
+
+<p>--A après-demain.</p>
+
+<p>Le lendemain, au soleil levant, don Fernando Bustamente sortit de
+l'habitation. Au bas du perron, le capataz et deux esclaves
+l'attendaient. Involontairement, le jeune homme, avant de piquer des
+deux, tourna la tête du côté de la chambre de sa bien-aimée, dont la
+fenêtre s'ouvrit soudain.</p>
+
+<p>--Adieu! dit dona Linda avec une certaine émotion dans la voix.</p>
+
+<p>--Adieux! non! répondit Fernando en lui envoyant un baiser, au revoir!</p>
+
+<p>--C'est juste, fit-elle, au revoir.</p>
+
+<p>Le capataz soupira fortement; sans doute il pensait à Maria, et se
+disait que don Fernando était bien heureux.</p>
+
+<p>Don Fernando, le coeur serré sans en comprendre la cause, fit un dernier
+signe à sa fiancée et ne tarda pas à disparaître au milieu des arbres.
+Dona Linda le suivit longtemps des yeux, longtemps du coeur, et dès
+qu'elle fut seule, elle sentit la tristesse l'envahir, elle pleura et
+sanglota amèrement.</p>
+
+<p>--Mon dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle; protégez-le?</p>
+<br>
+
+
+<h3>XII.--LA PASSÉE DES GUANACOS</h3>
+
+<p>Sur les rives du Rio-Négro, à vingt-cinq lieues environ du Carmen,
+s'élevait la <i>tolderia</i> ou village de la passée des Guanacos.</p>
+
+<p>Cette tolderia, simple camp provisoire comme tous les villages des
+Indiens, dont les moeurs nomades ne comportent pas d'établissements
+fixes, se composait d'une centaine de <i>chozas</i> ou cabanes
+irrégulièrement groupées les unes auprès des autres.</p>
+
+<p>Chaque choza était construite d'une dizaine de pieux plantés en terre,
+haut de quatre à cinq pieds sur les côtés et de six à sept au milieu,
+avec une ouverture vers l'orient pour que le maître de la choza put, au
+matin, jeter de l'eau en face du soleil levant, cérémonie par laquelle
+les Indiens conjurent Gualichu de ne pas nuire à leur famille pendant le
+cours de la journée. Ces chozas étaient revêtues de peaux de chevaux
+cousues ensemble, toujours ouvertes au sommet afin de laisser un libre
+essor à la fumée des feux de l'intérieur, feux qui égalent en nombre les
+femmes du propriétaire. Chaque femme doit avoir un feu pour elle seule.
+Les cuirs qui servaient de murs extérieurs étaient préparés avec soin et
+peints de différentes couleurs. Ces peintures égayaient l'aspect général
+de la tolderia.</p>
+
+<p>Devant l'entrée des chozas, les lances des guerriers étaient fichées
+dans le sol. Ces lances, légères et faites de roseaux flexibles, hautes
+de seize à dix-huit pieds et armées à leur extrémité d'un fer long d'un
+pied, forgé par les Indiens eux-mêmes, poussent dans les montagnes du
+Chili, près de Valdivia.</p>
+
+<p>La joie la plus vive semblait animer la tolderia. Dans quelques chozas,
+des Indiennes, munies de ces fuseaux qui leur viennent des Incas,
+filaient la laine de leur troupeaux; dans d'autres, des femmes tissaient
+ces ponchos si renommés pour leur finesse et la perfection du travail,
+devant des métiers d'une simplicité primitive, autre héritage des Incas.</p>
+
+<p>Les jeunes gans de la tribu, réunis au centre de la tolderia, au milieu
+d'une vaste place, jouaient au <i>eilma</i>, jeu singulier, fort aimé des
+Aucas. Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se
+rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres. Des champions de
+chacune d'elles, une balle remplie d'air dans la main; ceux-ci dans la
+main gauche, ceux-là dans la droite, jettent leur balle en arrière de
+leur corps de manière à la ramener en avant. Ils lèvent la jambe gauche,
+reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l'adversaire
+qu'ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là
+mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d'être touché,
+se baisse ou saute. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd
+deux points et court après elle. Si, au contraire, le second est frappé,
+il faut qu'il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu'il
+doit toucher sous peine de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au
+côté opposé du cercle, recommence, et ainsi jusqu'à la fin. On comprend
+quels éclats de rire accueillent les postures grotesques des joueurs.</p>
+
+<p>D'autres Indiens, plus mûrs d'âge, jouaient gravement à une espèce de
+jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de
+différents animaux.</p>
+
+<p>Dans une choza plus vaste et mieux peinte que les autres chozas de la
+Tolderia, l'habitation du <i>carasken</i> ou premier chef, dont les lances
+garnies à la base d'une peau colorée ne rouge étaient la marque
+distinctive du pouvoir, trois hommes assis devant un feu mourant
+causaient insouciants des bruits du dehors. Ces hommes étaient
+Neham-Outah, Pincheira et Churlakin, l'un des principaux ulmenes de la
+tribu et dont la femme était accouchée, le matin même, d'un garçon, ce
+qui était cause des grandes réjouissances des Indiens.</p>
+
+<p>Churlakin prit les ordres du grand chef pour les cérémonies usitées en
+pareil cas, le salua avec respect et sortit de la choza, où il reparut
+bientôt suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l'un tenait
+l'enfant dans ses bras.</p>
+
+<p>Neham-Outah se plaça entre Pincheira et Churlakin, en tête de la troupe,
+et il se dirigea vers le Rio-Négro. Le nouveau-né enveloppé dans ses
+langes de laine, fut plongé dans l'eau du fleuve; puis on revint dans le
+même ordre à la choza de Churlakin, à l'entrée de laquelle gisait une
+jument grasse renversée et attachée par les quatre pieds.</p>
+
+<p>Un poncho fut placé sur le ventre de l'animal, et les parents et les
+amis y déposèrent l'un après l'autre les présents destinés à l'enfant,
+éperons, armes, vêtements. Neham-Outah, qui avait consenti à servir de
+parrain, plaça le nouveau-né au milieu des dons; et Churlakin ouvrit les
+flancs de la jument, lui arracha le coeur et, tout chaud encore, il le
+passa à Neham-Outah qui s'en servit pour faire une croix sur le front de
+l'enfant, en lui disant: «tu te nommeras Churlakincko.» Le père reprit
+son fils, et le chef, élevant le coeur sanglant, dit à haute voix à
+trois reprises différentes:</p>
+
+<p>--Qu'il vive! qu'il vive! qu'il vive!</p>
+
+<p>Puis, il recommanda à Gualichu, le génie du mal, le priant de le rendre
+brave, éloquent, et il termina l'énumération de ses voeux par ces mots:</p>
+
+<p>--Surtout qu'il ne soit jamais esclave!</p>
+
+<p>La cérémonie accomplie, la jument fut coupée par morceaux, on alluma de
+grands feux, et tous les parents et amis prirent place à un festin qui
+devait durer jusqu'à la disparition complète de la jument immolée.</p>
+
+<p>Churlakin se préparait à s'asseoir et à manger comme ses convives; mais,
+sur un signe de Neham-Outah, il suivit le grand chef dans sa choza, où
+ils reprirent leurs sièges devant le foyer. Pincheira était avec eux.
+Sur un geste de Neham-Outah, les femmes sortirent, et lui, après un
+court recueillement, il prit la parole:</p>
+
+<p>--Mes frères, vous êtes mes fidèles, et devant vous mon coeur s'ouvre
+comme une chirimoya (fruit qui ressemble à la goyave), pour vous laisser
+voir mes plus secrètes pensées. Vous avez peut-être été étonnés de
+n'avoir pas été, cette nuit, comptés au nombre des chefs choisis par moi
+pour agir sous mes ordres?</p>
+
+<p>Les deux chefs firent un signe de dénégation.</p>
+
+<p>--Vous n'avez ni douté de mon amitié, ni supposé que je vous ai retiré
+ma confiance? Loin de là! Je vous réserve tous deux à de plus
+importantes entreprises qui exigent des hommes sûrs et éprouvés. Vous,
+Churlakin, montez à cheval sans délai, voici le quipus.</p>
+
+<p>Et il remit à l'ulmen une petite bûche de bois de saule, longue de dix
+pouces et large de quatre, fendue au milieu et contenant un doigt
+humain. Ce morceau de bois entouré de fil, était frangé de laine rouge,
+bleue, noire et blanche. Churlakin reçut avec respect le quipus.</p>
+
+<p>--Churlakin, reprit Neham-Outah, vous me servirez de <i>chasqui</i> (héraut),
+non pas parmi les nations patagones des pampas, dont les caraskenes, les
+ulmenes ou apo-ulmenes ont assisté à la solennelle réunion de l'arbre de
+Gualichu, quoique vous puissiez communiquer avec elles sur votre chemin,
+mais je vous envoie spécialement vers les nations et les tribus
+dispersées au loin et vivant dans les bois, tels que les Ranqueles, les
+Quérandis, les Moluchos, les Picunches, auxquels vous présenterez le
+quipus. De là, vous rabattant sur le grand <i>chace</i> (désert), vous
+visiterez toutes les tribus Charruas, Bocobis, Tohas et Guaranis, qui
+peuvent mettre environ vingt-cinq mille guerriers sous les armes. Cette
+tâche est difficile et délicate. Voilà pourquoi je vous la confie comme
+à un autre moi-même.</p>
+
+<p>--Mon frère peut être tranquille, dit Churlakin: je réussirai.</p>
+
+<p>--Bien! reprit Neham-Outah, sur la laine noire, j'ai fait dix-neuf
+noeuds pour indiquer que mon frère est parti d'auprès de moi le
+dix-neuvième jour de la lune; sur la blanche, vingt-sept jours les
+guerriers seront réunis en armes sur l'île de Chole-Hechel, à la fourche
+du Rio-Négro. Les chefs qui consentiront à sa joindre à nous feront un
+noeud sur la laine couleur de sang; ceux qui s'excuseront noueront
+ensemble la laine rouge et la laine bleue. Mon frère a-t-il compris?</p>
+
+<p>--Oui, répondit Churlakin. Quand faut-il partir?</p>
+
+<p>--Tout de suite; le temps presse.</p>
+
+<p>--Dans dix minutes, je serai loin du village, dit Churlakin qui salua
+les deux chefs et sortit de la choza.</p>
+
+<p>--A nous deux! maintenant, fit amicalement Neham-Outah dès qu'il se
+trouva seul avec Pincheira.</p>
+
+<p>--J'écoute.</p>
+
+<p>Le chef suprême, quittant alors les manières composées et le langage
+d'un ulmen, usa des façons européennes avec une aisance surprenante, et,
+laissant de côté le dialecte indien, il s'adressa à l'officier chilien
+dans le plus pur castillan qu'on parle du Cap Horn à Mazatlan.</p>
+
+<p>--Mon cher Pincheira, lui dit-il, depuis deux ans que je suis de retour
+d'Europe, je me suis attaché la plupart des gauchos du Carmen, gens de
+sac et de corde, bandit, exilés de Buenos-Ayres pour crimes, je le sais;
+mais je puis compter sur eux et ils me sont tout dévoués. Ces hommes ne
+me connaissent que sous le nom de don Juan Perez.</p>
+
+<p>--Je ne l'ignorais pas, dit Pincheira.</p>
+
+<p>--Ah! fit Neham-Outah en lançant un regard soupçonneux au Chilien.</p>
+
+<p>--Tout se sait dans la pampa.</p>
+
+<p>--Bref, reprit Neham-Outah, l'heure est venue où je dois récolter ce que
+j'ai semé parmi ces bandits, qui nous serviront contre leurs
+compatriotes par la connaissance de leur tactique espagnole, par leur
+adresse à se servir des armes à feu. Des raisons trop longues à vous
+déduire m'empêchent de m'occuper des gauchos. Vous, présentez-vous en
+mon nom. Ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt,
+sera votre passeport. Ils sont avertis; et, en le leur montrant, ils
+vous obéiront comme à moi-même. Ils se réunissent dans une pulperia
+borgne de la Poblacion-del-Sur au Carmen.</p>
+
+<p>--Je vois cela d'ici; qu'aurais-je à faire avec ces gaillards-là.</p>
+
+<p>--Une chose bien simple. Tous les jours un homme dévoué, un gaucho nommé
+Chillito, vous transmettra mes ordres et vous apprendra ce qui se passe
+parmi nous. Il s'agit donc de tenir ces bandits en haleine, et, au jour
+que je vous désignerai, vous formerez une révolte dans le Carmen. Cette
+révolte nous donnera le temps d'agir au dehors, pendant qu'une partie de
+vos gens battra la campagne et nous débarrassera, s'il est possible, de
+ces enragés de bomberos qui surveillent nos manoeuvres dans la pampa, et
+qui sont presque aussi fins que nos Indiens.</p>
+
+<p>--Diable! dit Pincheira; voilà du fil à retordre.</p>
+
+<p>--Vous réussirez, sinon par amitié pour moi, du moins en haine des
+Espagnols.</p>
+
+<p>--Pour ne pas tromper votre attente, je ferai plus qu'un homme ne peut
+faire.</p>
+
+<p>--Je le sais, et vous en remercie, mon cher Pincheira. Mais de la
+prudence et de l'adresse! On se doute de nos projets, on nous épie. Pour
+parler le langage des Indiens, c'est un travail de taupe que je vous
+confie: il faut creuser sous le Carmen une mine qui engloutisse tout, en
+éclatant.</p>
+
+<p>--Caraï! dit Pincheira en serrant chaleureusement la main de
+Neham-Outah, vous aimez un homme comme je les aime. Comptez sur moi, sur
+mon amitié, surtout sur ma haine.</p>
+
+<p>--Nous serons tous vengés, ajouta Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Satan vous entende!</p>
+
+<p>--A l'oeuvre donc! Mais auparavant quittez votre costume d'officier
+chilien. Grimez-vous le mieux possible, car votre visage est connu au
+Carmen.</p>
+
+<p>--Oui, reprit Pincheira, et dans une heure vous-même ne me reconnaîtrez
+pas; je vais me vêtir en gaucho, c'est moins compromettant. Adieu!</p>
+
+<p>--Un mot encore!</p>
+
+<p>--Dites.</p>
+
+<p>--Chaque nuit, l'homme que je vous enverrai prendra avec vous
+rendez-vous dans un endroit différent, afin de déjouer les espions.</p>
+
+<p>--C'est convenu.</p>
+
+<p>--Adieu.</p>
+
+<p>--Pincheira sortit de la choza, et le chef indien le suivit un instant
+des yeux.</p>
+
+<p>--Va! dit-il, bête féroce à laquelle je jette un peuple en pâture! Va!
+misérable instrument de projets dont tu ne comprends pas la grandeur!
+ajouta-t-il en promenant ses regards sur les Indiens; ils sont en fête,
+ils jouent comme des enfants et ne se doutent pas que je vais les rendre
+libres. Mais il est temps que je songe moi-même à ma vengeance.</p>
+
+<p>Et il s'éloigna de la choza, sauta sur un cheval qu'un Indien tenait en
+bride et à fond de train s'élança du côté du Carmen.</p>
+
+<p>Au bout d'une heure il s'arrêta sur les bords du Rio-Négro, descendit de
+cheval, s'assura par un coup d'oeil qu'il était seul, détacha une valise
+en cuir attachée à sa selle et entra dans une grotte naturelle située à
+quelques pas. Là, il se dépouilla lestement de ses vêtements, revêtit un
+riche costume européen et se remit en route.</p>
+
+<p>Ce n'était plus Neham-Outah, le chef suprême des nations indiennes, mais
+don Juan Perez, le mystérieux Espagnol. Son allure aussi, par prudence,
+était changée, et son cheval, d'un pas tranquille, le portait au Carmen.</p>
+
+<p>Arrivé à peu près à l'endroit où, la veille, les bomberos, emmenant leur
+soeur, avaient fait halte pour se consulter entr'eux, il mit de nouveau
+pied à terre, s'assit sur l'herbe et tira d'un magnifique cigarera, en
+paille tressée de panama, un cigare qu'il alluma avec la placidité
+apparente d'un promeneur qui se repose à l'ombre et admire les beautés
+du paysage.</p>
+
+<p>Pendant ce temps-là le pas de plusieurs chevaux troubla la solitude de
+la pampa, et d'une voix rauque entonna ce refrain indien bien connu sur
+cette frontière:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>El mebin mi neculantey</p>
+<p>Tilqui mapu meunt</p>
+<p>Anca ma guida meunt</p>
+<p>Ay! guineckry ni pello menckey!</p>
+</div></div>
+
+<p>«Je suis allez mon Néculan dans le pays de Telqui. Oh! coteaux humides
+qui l'ont changé en ombres et en mouches.»</p>
+
+<p>--Oh! oh! déjà le chant du maukawis! (espèce de caille) dit don Juan à
+voix haute.</p>
+
+<p>--Le chant du maukawis n'annonce-t-il pas le lever du soleil? demanda la
+voix.</p>
+
+<p>--Tu as raison, Chillito, reprit don Juan; nous sommes seuls; tu peux
+venir, ainsi que ton compagnon qui, je le suppose, est ton ami Mato.</p>
+
+<p>--Vous avez deviné, Seigneurie, dit Mato en tournant une dune mouvante.</p>
+
+<p>--Fidèles à notre parole, dit Chillito, nous arrivons à l'heure et au
+lieu désignés.</p>
+
+<p>--C'est bien, mes braves, merci! Approchez-vous; restez à cheval. Vous
+m'êtes dévoués tous deux?</p>
+
+<p>--Jusqu'à la dernière goutte de sang, Seigneurie, dirent les deux
+gauchos.</p>
+
+<p>--Et vous ne méprisez pas l'argent?</p>
+
+<p>--L'argent ne peut jamais nuire qu'à ceux qui n'en ont pas, répondit
+sentencieusement Chillito.</p>
+
+<p>--Quand il est honorablement gagné, appuya Mato avec une grimace de
+singe.</p>
+
+<p>--C'est convenu, repartit le jeune homme. Il s'agit de cinquante onces.</p>
+
+<p>Les deux bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de
+chat-tigre étincelèrent.</p>
+
+<p>--Caraï! firent-ils.</p>
+
+<p>--Cela vous va-t-il?</p>
+
+<p>--Pardieu! cinquante onces! Ce sera difficile sans doute?</p>
+
+<p>--Peut-être.</p>
+
+<p>--N'importe.</p>
+
+<p>--Il y aura mort d'homme.</p>
+
+<p>--Tant pis pour lui, dit Chillito.</p>
+
+<p>--Cela vous va toujours?</p>
+
+<p>--Plus que jamais, grommela Mato.</p>
+
+<p>--En ce cas écoutez-moi avec attention, dit don Juan Perez.</p>
+<br>
+
+
+<h2>DEUXIÈME PARTIE.</h2>
+<br>
+
+<h3>I.--LE PAMPERO.</h3>
+
+<p>Durant tout le cours de leur voyage, qui dura deux heures, don Fernando
+et don José n'échangèrent pas une seule syllabe, au grand étonnement du
+capataz, don Fernando songeait à son bonheur prochain, un peu couvert
+d'ombre par la tristesse de ses adieux et les pressentiments de dona
+Linda. Ces inquiétudes vagues, dès qu'il fut arrivé au Carmen, se
+dissipèrent comme les brouillards du matin devant le soleil.</p>
+
+<p>Le premier soin de Fernando fut de visiter la maison où il devait
+conduire dona Linda après la bénédiction nuptiale. Quoique le confort
+n'existe pas dans l'Amérique du Sut, c'était un palais féerique encombré
+de toutes les splendeurs du luxe. Un peuple d'ouvriers français,
+anglais, et italiens, réunis avec des difficultés inouïes, travaillaient
+sans relâche sous les ordres d'un habile architecte pour donner la
+dernière main à cette création des <i>Mille et une Nuits</i>, qui déjà avait
+englouti des sommes considérables et qui, dans quarante-huit heures,
+pouvait recevoir ses nouveaux hôtes. Au Carmen, on ne parlait que du
+palais de don Fernando Bustamente; la foule curieuse, qui affluait
+devant les portes, racontait des merveilles de cette demeure princière.</p>
+
+<p>Don Fernando, satisfait de voir son rêve accompli, sourit en pensant à
+sa fiancée, et, après avoir complimenté les ouvriers et l'architecte, il
+se rendit chez le gouverneur, où l'appelaient de graves intérêts.</p>
+
+<p>Le commandant fit un gracieux accueil au jeune homme, dont il avait
+beaucoup connu le père. Cependant Fernando, malgré la bienveillance
+courtoise de don Luciano Quiros, crut voir sur son visage la trace d'une
+contrariété secrète.</p>
+
+<p>Le gouverneur était un brave et loyal soldat, qui avait rendu des
+services dans la guerre de l'indépendance et auquel, en guise de
+retraite, le gouvernement de Buenos-Ayres avait confié le commandement
+du Carmen, poste qu'il occupait depuis quinze années. Courageux, sévère
+et juste, le colonel tenait en respect les gauchos par le supplice du
+<i>garrot</i> et déjouait les continuelles tentatives des Indiens, qui
+venaient jusqu sous les canons du fort essayer de voler des bestiaux et
+de faire des prisonniers et surtout des prisonnières. Doué d'une
+intelligence médiocre, mais soutenu par sa propre expérience et par
+l'estime de tous les honnêtes gens de la colonie, il ne manquait pas
+d'une certaine énergie de caractère. Au physique, c'était un grand et
+gros homme, à la face rubiconde et bourgeonnée, plein du contentement de
+lui-même, qui s'écoutait parler et pesait soigneusement ses paroles
+comme si elles eussent été d'or.</p>
+
+<p>Don Fernando fut étonné de l'inquiétude qui dérangeait la placidité
+habituelle du visage du colonel.</p>
+
+<p>--C'est, dit ce dernier en serrant cordialement la main au jeune homme,
+c'est un miracle dont je remercie nuestra senora del Carmen que de vous
+voir ici.</p>
+
+<p>--Dans quelques jours vous ne m'adresserez plus ce reproche, répondit
+don Fernando.</p>
+
+<p>--Ainsi, c'est pour bientôt? fit don Luciano qui se frotta les mains.</p>
+
+<p>--Mon dieu! d'ici à quatre jours, je l'espère, je serai marié.
+Aujourd'hui je suis venu au Carmen donner le coup d'oeil du maître aux
+derniers préparatifs de mon mariage.</p>
+
+<p>--Tant mieux! reprit le commandant, je suis enchanté que vous vous
+fixiez auprès de nous. Don Fernando, votre fiancée est la plus jolie
+fille de la colonie.</p>
+
+<p>--Merci pour elle, colonel!</p>
+
+<p>--Et vous passez la journée au Carmen?</p>
+
+<p>--Oui; demain de bonne heure je compte retourner à l'estancia.</p>
+
+<p>--Dans ce cas, vous déjeunez avec moi, sans façon, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Volontiers.</p>
+
+<p>--Parfait, dit le commandant qui frappa sur un timbre.</p>
+
+<p>Un esclave noir parut.</p>
+
+<p>--Monsieur déjeune avec moi.</p>
+
+<p>A propos, don Fernando, j'ai là un gros paquet de papiers à votre
+adresse qui est arrivé hier soir de Buenos-Ayres par un exprès.</p>
+
+<p>--Dieu soit loué! je craignais un retard. Ces papiers sont
+indispensables pour mon mariage.</p>
+
+<p>--Tout est pour le mieux, reprit don Luciano.</p>
+
+<p>Le jeune homme mit le paquet dans la poche de son habit.</p>
+
+<p>L'esclave noir rouvrit la porte.</p>
+
+<p>--Sa Seigneurie est servie, dit-il.</p>
+
+<p>Un troisième convive les attendait dans la salle à manger. Ce personnage
+était le major Blumel, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste
+qui, depuis vingt ans, commandait en second au Carmen. Don Luciano et le
+major avaient guerroyé ensemble dans leur jeunesse et ils s'aimaient
+fraternellement. Le major et don Fernando se connaissaient un peu. On
+s'assit après les politesses d'usage, devant une table abondante et
+délicate, et, au dessert, la conversation, qui avait souffert de
+l'appétit des convives, devint tout à fait amicale.</p>
+
+<p>--Ah çà! demanda don Fernando, don Luciano? Vous n'avez pas votre gaîté
+de tous les jours.</p>
+
+<p>--Il est vrai, fit le commandant en humant un verre de xérès de la
+Frontera, je suis triste.</p>
+
+<p>--Triste, vous? Diable, vous m'inquiétez; si je ne vous avais pas vu
+déjeuner d'aussi bon appétit, je vous croirais malade.</p>
+
+<p>--Oui, répondit le vieux soldat avec un soupir, l'appétit va bien.</p>
+
+<p>--Qui peut alors vous chagriner?</p>
+
+<p>--Un pressentiment, dit le commandant d'un ton sérieux.</p>
+
+<p>--Un pressentiment! répéta don Fernando, qui se souvenait des dernières
+paroles de dona Linda.</p>
+
+<p>--Un pressentiment! appuya le major. Moi aussi je suis inquiet malgré
+moi: il y a je ne sais quoi dans l'air. Un danger est suspendu au dessus
+de nos têtes; d'où viendra-t-il? Dieu le sait.</p>
+
+<p>--Oui, reprit don Luciano, Dieu le sait, et, croyez-moi, don Fernando,
+il donne des avertissements aux hommes en danger.</p>
+
+<p>--Le major Blumel et vous, deux vieux soldats braves comme leur épée,
+n'ayez point peur de votre ombre; ainsi, quelles sont vos raisons?</p>
+
+<p>--Aucune, dit le colonel; cependant...</p>
+
+<p>--Allons! allons! don Luciano, dit gaiement Fernando, vous avez ce que
+la major appelle <i>blue devils</i>, des diables bleus. C'est une espèce de
+spleen produit par les brouillards de l'Angleterre et une maladie
+dépaysée dans cette contrée pleine de soleil. Un conseil, colonel!
+faites-vous saigner, buvez frais, mangez salé, et dans deux jours les
+brumes de votre imagination se seront dissipées, n'est-ce pas, major?</p>
+
+<p>--Je le souhaite, répondit le vieil officier en secouant la tête.</p>
+
+<p>--Bah! reprit Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon
+l'attrister par des chimères?</p>
+
+<p>--Sur la frontière, on n'est sûr de rien.</p>
+
+<p>--Les Indiens sont devenus des agneaux.</p>
+
+<p>--Seigneurie, dit au gouverneur un esclave qui entr'ouvrit la porte, un
+bombero, arrivé à toute bride demande à être introduit.</p>
+
+<p>Les trois convives se regardèrent.</p>
+
+<p>--Qu'il entre! fit le colonel
+
+Des pas lourds résonnèrent dans les salles attenantes, et le bombero
+parut. C'était Sanchez. Il avait bien en ce moment l'apparence d'un
+porteur de mauvaise nouvelles: il semblait sortir d'un combat; ses
+vêtements en lambeaux étaient tachés de sang et de boue; une pâleur
+inaccoutumée lui couvrait le visage; harassé de la rapidité de sa
+course, il s'appuya sur sa carabine.</p>
+
+<p>--Tenez, lui dit don Fernando ce verre de vin vous remettra.</p>
+
+<p>--Non, répondit Sanchez en repoussant le verre; ce n'est pas de vin que
+j'ai soif, mais de sang.</p>
+
+<p>Le bombero essuya du revers de sa main son front baigné de sueur, et,
+d'une voix brève et saccadée qui porta la terreur dans l'âme des trois
+hommes:</p>
+
+<p>--Les Indiens descendent, dit-il.</p>
+
+<p>--Vous les avez vus? demanda le major.</p>
+
+<p>--Oui, fit-il sourdement.</p>
+
+<p>--Quand?</p>
+
+<p>--Ce matin.</p>
+
+<p>--Loin d'ici?</p>
+
+<p>--A vigt lieues.</p>
+
+<p>--Combien sont-ils?</p>
+
+<p>--Comptez les grains de sable de la pampa, vous aurez leur nombre.</p>
+
+<p>--Oh! s'écria le colonel, c'est impossible; les Indiens ne peuvent ainsi
+du jour au lendemain organiser une armée. La terreur vous aura troublé.</p>
+
+<p>--La terreur! fi donc! répondit le bombero d'un air de dédain. Dans le
+désert, nous n'avons pas le temps de la connaître.</p>
+
+<p>--Mais enfin, comment viennent-ils?</p>
+
+<p>--Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage. Ils
+forment un demi-cercle dont les deux extrémités vont se rapprochant de
+plus en plus du côté du Carmen. Ils agissent avec une certaine méthode,
+sous les ordres d'un chef aguerri et habile, sans nul doute.</p>
+
+<p>--Ceci est grave dit le commandant.</p>
+
+<p>Le major hocha la tête.</p>
+
+<p>--Pourquoi nous prévenir si tard? dit-il au bombero.</p>
+
+<p>--Ce matin, au lever du soleil, mes trois frères et moi avons été
+enveloppés par deux ou trois cents Indiens qui semblèrent sortir
+subitement de terre. Quelle lutte! nous nous sommes défendus comme des
+lion; Simon est mort, Julian et Quinto sont blessés, mais nous avons
+échappé, enfin, et me voilà!</p>
+
+<p>--Rejoignez votre poste au plus vite; on vous donnera un cheval frais.</p>
+
+<p>--Je pars.</p>
+
+<p>--Eh bien! dit Luciano quand Sanchez se fut retiré, que pensez-vous de
+nos pressentiments, don Fernando? Mais où allez-vous? demanda-t-il au
+jeune homme qui s'était levé.</p>
+
+<p>--Je retourne à l'estancia de San-Julian, que les Indiens ont peut-être
+attaquée. Oh! dona Linda!</p>
+
+<p>--San-Julian est fortifié et à l'abri d'un coup de main. Cependant,
+tâchez de ramener don Luis et sa fille au Carmen, où ils seront plus en
+sûreté.</p>
+
+<p>--Merci, colonel! j'y tâcherai. Vous, soyez ferme devant les ennemis.
+Vous le savez, les Indiens ne tendent jamais que des surprises, et, dès
+qu'ils voient leurs projets découverts ils s'esquivent.</p>
+
+<p>--Dieu vous entende!</p>
+
+<p>--Au revoir, messieurs, et bonne chance! dit le jeune homme en serrant
+la main au deux vieux soldats.</p>
+
+<p>Don José Diaz, qui attendait don Fernando dans la cour, dès qu'il
+l'aperçut, accourut vers lui.</p>
+
+<p>--Eh bien! lui dit le capataz, vous savez la nouvelle, les Indiens
+descendent.</p>
+
+<p>--On vient de me l'apprendre.</p>
+
+<p>--Qu'allons-nous faire?</p>
+
+<p>--Retourner à l'estancia.</p>
+
+<p>--Hum! don Fernando, ce n'est guère prudent: les Indiens nous barrent
+sans doute le passage.</p>
+
+<p>--Nous leur passerons sur le corps.</p>
+
+<p>--Pardieu! c'est évident, mais si vous êtes tué?</p>
+
+<p>--Bah! dona Linda m'attend.</p>
+
+<p>--Comme il vous plaira, répondit le capataz. Tout est prêt pour le
+départ; les chevaux sont là, tout sellés. Partons!</p>
+
+<p>--Merci, José; vous êtes un brave homme, dit Fernando en lui serrant la
+main.</p>
+
+<p>--Je le sais bien.</p>
+
+<p>--En selle!</p>
+
+<p>Don Fernando et don José, escortés de deux esclaves, traversèrent au pas
+la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d'apprendre
+les nouvelles; puis ils descendirent au grand trot la pente assez raide
+qui conduit de la citadelle au vieux Carmen, et ils galopèrent enfin
+vers San-Julian.</p>
+
+<p>Ils n'avaient pas remarqué les gestes de plusieurs hommes à mine
+suspecte qui, depuis leur départ, les suivaient à distance et causaient
+vivement entre eux.</p>
+
+<p>Le temps était à l'orage, le ciel était gris et bas; les oiseaux de mer
+tournoyaient en sifflant. L'air semblait sans mouvement; un profond
+silence planait sur la solitude; un nuage blanchâtre et léger comme la
+neige se forma dans le sud-ouest: il avança, et ses proportions
+grandirent de minute ne minute. Tout annonçait l'approche du <i>pampero</i>,
+ce simoun des prairies.</p>
+
+<p>Les nuées s'amassèrent; la poussière s'éleva et courut en colonnes
+épaisses, suspendues entre le ciel et la terre. Les nuages enveloppèrent
+la plaine comme d'un manteau, dont les tourbillons soulevèrent à chaque
+instant les plis, et que les éclairs découpèrent çà et là. Des bouffées
+d'air embrasé traversèrent l'espace, et soudain des bouts de l'horizon
+la tempête accourut furieuse, balayant la pampa avec une violence
+irrésistible. La lumière fut obscurcie par des masses de sable;
+d'épaisses ténèbres couvrirent la terre, et le tonnerre mêla ses éclats
+terribles aux mugissements de l'ouragan. D'énormes morceaux se
+détachèrent des hautes falaises et roulèrent avec fracas dans la mer.</p>
+
+<p>Les voyageurs étaient descendus de leurs montures et sur le bord de la
+mer ils s'étaient abrités derrière des rochers. Quand le plus fort de
+l'orage fut passé, ils se remirent en route. Don Fernando et José
+marchaient silencieux côte à côte, pendant que les deux esclaves avancés
+d'une vingtaine de pas, tremblaient de voir paraître les Patagons.</p>
+
+<p>L'orage avait un peu diminué d'intensité; le pampero avait porté plus
+loin sa furie; mais la pluie tombait à torrents, et les éclairs et la
+foudre se succédaient sans interruption. Les cavaliers ne pouvaient
+guère continuer leur route et risquaient à chaque seconde d'être
+renversés de leurs chevaux qui se cabraient effrayés. La terre et le
+sable détrempés par la pluie, n'offraient pas une seule place où les
+pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité; elles trébuchaient,
+renâclaient et menaçaient de s'abattre.</p>
+
+<p>--Nous avons beau faire, dit le capataz, il est impossible d'aller plus
+loin; je crois qu'il vaut mieux nous arrêter de nouveau et nous abriter
+sous ce bouquet d'arbres.</p>
+
+<p>--Allons! reprit don Fernando avec un soupir de résignation.</p>
+
+<p>La petite troupe se dirigea vers un bois qui bordait la route. Ils
+n'étaient plus qu'à une quinzaine de pas, lorsque quatre hommes, le
+visage couvert de masques noirs, s'élancèrent au galop hors du bois et
+se ruèrent en silence contre les voyageurs.</p>
+
+<p>Les esclaves roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups
+de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les
+convulsions de l'agonie. Don Fernando et José Diaz, étonnés de cette
+attaque subite de la part d'hommes qui ne pouvaient être des Indiens,
+car ils portaient le costume des gauchos, et leurs mains étaient
+blanches, mirent immédiatement pied à terre, et, se faisant un rempart
+du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l'épaule, le
+choc de leurs adversaires.</p>
+
+<p>Des balles furent échangées de part et d'autres, et un combat acharné
+s'engagea, combat inégal et silencieux! Un des assaillants, le crâne
+fendu jusqu'aux dents, tomba; un autre eut la poitrine traversée par
+l'épée de don Fernando.</p>
+
+<p>--Eh bien! mes maîtres, leur criait-il, en avez-vous assez? ou bien l'un
+de vous veut-il faire connaissance avec ma lame? Vous êtes des niais,
+c'est dix qu'il fallait venir pour nous assassiner.</p>
+
+<p>--Et quoi! ajouta le capataz, vous renoncez déjà? Vous n'êtes guère
+adroits pour des coupe-jarrets, et celui qui vous paie aurait dû mieux
+choisir.</p>
+
+<p>En effet, les deux hommes masqués avaient reculé; mais aussitôt quatre
+hommes, également couverts d'un masque, apparurent, et tous les six se
+précipitèrent sur les deux espagnols qui attendirent de pied ferme.</p>
+
+<p>--Diable! nous vous avions calomniés, pardon! Vous connaissez votre
+métier, dit don José en déchargeant à bout portant un pistolet dans le
+groupe de ses adversaires.</p>
+
+<p>Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent et la lutte recommença avec une
+nouvelle furie. Mais les deux braves Espagnols, dont les forces étaient
+épuisées et dont le sang coulait, tombèrent à leur tour sur les cadavres
+des deux autres assaillants qu'ils sacrifièrent à leur rage avant de
+succomber.</p>
+
+<p>Dès que les inconnus virent Diaz et don Fernando sans mouvement, ils
+poussèrent un cri de triomphe. Sans s'inquiéter du capataz, ils prirent
+le corps de don Fernando Bustamente, le placèrent en travers sur l'un de
+leurs chevaux, et à toute bride d'enfuirent dans les détours de la
+route.</p>
+
+<p>Sept cadavres jonchaient la terre. Après les assassins arrivèrent les
+vautours qui planaient et tournoyaient au-dessus des victimes, et
+mêlaient leurs rauques cris de joie au bruit de l'ouragan.</p>
+<br>
+
+
+<h3>II.--L'ÉTAT DE SIÈGE.</h3>
+
+<p>--Le coup est rude, dit le gouverneur après le départ de don Fernando;
+mais, vive Dieu! les païens trouveront à qui parler, Major, prévenez les
+officiers de se réunir tout de suite en conseil de guerre, afin d'aviser
+aux moyens de défenses.</p>
+
+<p>--A la bonne heure! répondit le major, je suis content de vous: vous
+redressez fièrement la tête, et je vous retrouve enfin, mon ami.</p>
+
+<p>--Ah! mon cher Blumel, le pressentiment d'un malheur abat le courage,
+tandis que le danger si grand qu'il soit, dès que nous l'avons en face
+de nous, cesse de nous causer de l'effroi.</p>
+
+<p>--Vous avez raison, fit le major, qui sortit pour s'acquitter de la
+commission de son chef.</p>
+
+<p>Les officiers de la garnison, au nombre de six, sans compter le colonel
+et le major, se furent bientôt réunis chez le gouverneur.</p>
+
+<p>--Asseyez-vous, caballeros, leur dit-il. Vous n'ignorez pas sans doute
+le motif de cette convocation. Les indiens menacent la colonie; une
+ligue puissante s'est formée entre les Patagons. De quelles forces
+disposons-nous?</p>
+
+<p>--Les armes et les munitions ne nous manquent pas, répondit le major;
+nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des pistolets, des
+sabres et des lances à foison; nos canons sont abondamment fournis de
+boulets et de mitraille.</p>
+
+<p>--Bien.</p>
+
+<p>--Malheureusement, reprit le major, les soldats...</p>
+
+<p>--Combien en avons-nous?</p>
+
+<p>--L'effectif devait être de 170; mais la mort, les maladies et les
+désertions l'ont réduit à 80 à peine!</p>
+
+<p>--Quatre-vingt! fit le colonel en secouant la tête; en présence d'une
+invasion formidable, comme il s'agit de la défense commune, ne
+pouvons-nous pas obliger les habitants à se mettre sous les armes?</p>
+
+<p>--C'est leur devoir, dit un des officiers.</p>
+
+<p>--Il faut, continua don Luciano, qu'une force imposante couronne nos
+murailles. Voici donc ce que je propose. Tous les esclaves noirs seront
+enrôlés et formés en compagnie; les négociants feront un corps à part;
+les gauchos, bien montés et bien armés défendront les approches de la
+ville et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine.
+Nous réunirons ainsi 700 hommes, nombre suffisant pour repousser les
+Indiens.</p>
+
+<p>--Vous savez, colonel, objecta un officier, que les gauchos sont de
+mauvais drôles et que pour eux la moindre perturbation est un prétexte
+de pillage.</p>
+
+<p>--Aussi, seront-ils chargés de la défense extérieure. Ils camperont en
+dehors de la colonie; et, pour diminuer parmi eux les chances de
+révolte, on les dispersera en deux compagnies, dont l'une parcourra les
+environs, tandis que l'autre se reposera. En les tenant ains en haleine,
+nous n'aurons rien à redouter.</p>
+
+<p>--Quant aux créoles et aux étrangers, dit le major, il sera bon, je
+crois, de leur intimer l'ordre de rentrer toutes les nuits au fort pour
+les armer en cas de besoin.</p>
+
+<p>--Parfaitement. On doublera aussi les bomberos pour parer à une
+surprise, et des barrières seront élevées à l'entrée de la ville, afin
+de nous garantir des Indiens.</p>
+
+<p>--Si tel est votre avis, colonel, interrompit le major, un homme va être
+expédié aux estancieros qui, avertis de l'approche de l'ennemi par trois
+coups de canon tirés du fort, se réfugieront au Carmen.</p>
+
+<p>--Faites, major. Ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par
+les sauvages. Il faudra aussi prévenir les habitants des deux villes que
+toutes les femmes, quand les païens seront en vue, doivent se retirer
+dans le fort, si elle ne veulent pas tomber aux mains des Indiens. Dans
+le dernière invasion, vous vous le rappelez, ils en ont enlevé plus de
+deux cents. Maintenant, messieurs, il nous reste à faire bravement notre
+devoir et à nous confier à la volonté de Dieu.</p>
+
+<p>Les officiers se levaient et se préparaient à prendre congé de leur
+chef, quand un esclave annonça un nouveau bombero.</p>
+
+<p>--Introduisez-le; et vous, caballeros, veuillez vous rasseoir.</p>
+
+<p>L'éclaireur était Julian, le frère de Sanchez. Parti quatre heures plus
+tard de l'endroit où ils étaient embusqués, Julian était arrivé une
+heure à peine après son frère. La promptitude de sa course indiquait la
+gravité des nouvelles qu'il apportait. Il avait gardé son air narquois,
+quoique son visage fût pâle, ensanglanté et noir de poudre. Ses habits
+lacérés, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en
+écharpe et surtout quatre chevelures qui pendaient à sa ceinture
+témoignaient qu'il avait passé sur le ventre des Indiens pour arriver au
+Carmen.</p>
+
+<p>--Julian, lui dit le gouverneur, votre frère sort d'ici.</p>
+
+<p>--Je le sais, colonel.</p>
+
+<p>--Vos nouvelles sont-elles pires que les siennes?</p>
+
+<p>--C'est selon la façon de les prendre.</p>
+
+<p>--Qu'entendez-vous par ces paroles?</p>
+
+<p>--Dam! reprit le bombero en se dandinant légèrement; si vous aimez votre
+tranquillité, je ne viens pas vous rassurer; si vous sentez le besoin de
+monter à cheval et de voir de près les Patagons, vous pourrez vous en
+passer la fantaisie, et ce que j'ai à vous dire vous fera infiniment de
+plaisir.</p>
+
+<p>Malgré la gravité des circonstances et l'anxiété des auditeurs, ils
+sourirent de la singulière argumentation de Julian.</p>
+
+<p>--Expliquez-vous, lui dit le gouverneur.</p>
+
+<p>--Dix minutes après le départ de mon frère, répliqua le bombero, je
+furetai dans des buissons que j'avais vu s'agiter d'une manière
+insolite. Je découvris un nègre, blême sous sa peau noire et auquel la
+frayeur semblait avoir coupé la langue. Enfin il se décida à parler. Il
+appartenait à un pauvre vieillard, nommé Ignacio Bayal, l'un des deux
+seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San
+José, lors de la dernière invasion des Patagons. L'esclave et le maître
+cherchaient du bois, lorsque ceux-ci apparurent à peu de distance.
+L'esclave avait eu le temps de se blottir dans un terrier de <i>biscacha</i>,
+mais le vieillard était tombé sous les coups des sauvages qui le
+criblèrent de pointes de lances et de <i>bolas perdidas</i>. Je rassurai le
+nègre, mais aussitôt; j'aperçus une multitude d'Indiens qui chassaient
+devant eux des prisonniers et des bestiaux, qui sur leur passage
+mettaient tout à feu et à sang et marchaient rapidement sur le Carmen.</p>
+
+<p>L'estancia de Punta-Rosa et celle de San-Blas sont à cette heure un
+monceau de cendres, qui sert de tombeau à leurs propriétaires. Voilà mes
+nouvelles, Seigneurie; faites-en ce que vous voudrez.</p>
+
+<p>--Et ces chevelures sanglantes? demanda le major en désignant les
+trophées humains qui pendaient à la ceinture du bombero.</p>
+
+<p>--C'est une affaire personnelle, fit Julian avec un sourire. Par amitié
+pour les Indiens, j'ai préféré leur prendre leur chevelure que leur
+laisser ma tête.</p>
+
+<p>--Peut-être n'est-ce qu'une troupe de pillards des pampas qui vient
+voler du bétail et qui se retirera avec son butin.</p>
+
+<p>--Hum! dit Julian en hochant la tête, ils sont trop nombreux, trop bien
+équipés et ils s'avancent avec trop d'ensemble. Non, colonel, ce n'est
+pas une escarmouche, c'est une invasion.</p>
+
+<p>--Merci, Julian! dit le gouverneur, je suis content de vous. Retournez à
+votre poste et redoublez de vigilance.</p>
+
+<p>--Simon est mort, colonel, c'est vous dire combien mes frères et moi
+nous aimons les Indiens.</p>
+
+<p>Le bombero se retira.</p>
+
+<p>--Vous le voyez, messieurs, dit don Antonio, le temps presse. Que chacun
+aille à son devoir!</p>
+
+<p>--Un instant! fit le major Blumel, j'ai encore un avis à émettre.</p>
+
+<p>--Parlez mon ami.</p>
+
+<p>--Nous sommes comme perdus sur ce coin de terre et éloignés de tout
+secours; nous pouvons être assiégés dans le Carmen et bloqués par la
+famine. Je demande, dans les circonstances impérieuses où nous sommes,
+qu'on expédie une barque à Buenos-Ayres, pour peindre notre situation et
+demander du renfort.</p>
+
+<p>--Que pensez-vous, messieurs, de l'avis du major? demanda le colonel en
+promenant un regard interrogateur sur les officiers.</p>
+
+<p>--Excellent, colonel! répondit l'un d'eux.</p>
+
+<p>--Ce conseil va être exécuté sur-le-champ, reprit don Luciano.
+Maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer.</p>
+
+<p>On organisa la défense du fort et de la ville avec une rapidité
+inconcevable, pour qui connaît l'indolence espagnole; le danger donnait
+du courage aux timides et redoublait l'ardeur des autres. Deux heures
+plus tard les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les
+rues barricadées, les canons mis sur pied, et les femmes et les enfants
+renfermés dans les bâtiments attenant au fort. Une barque cinglait vers
+Buenos-Ayres, et cent cinquante hommes déterminés s'étaient retranchés
+dans la Poblacion-del-Sur, dont ils avaient crénelé les maisons.</p>
+
+<p>Le gouverneur et la major Blumel se multipliaient, encourageant là les
+soldats, aidant ici les travailleurs et donnant de l'énergie à tous.</p>
+
+<p>Vers trois heures de l'après-midi, un vent assez violent s'éleva tout à
+coup qui amena du sud-ouest une fumée épaisse, occasionnée par
+l'embrasement de la campagne et voilant au loin les objets. Les
+habitants du Carmen furent dévorés d'inquiétude.</p>
+
+<p>Tel est le stratagème simple et ingénieux dont se servent les nations
+australes pour favoriser leur invasion sur le territoire des blancs,
+cacher leurs manoeuvres et dissimuler le nombre à l'oeil perçant des
+bomberos. La fumée, comme une muraille flottante, séparait les Indiens
+du Carmen, et, à cause de la clarté des nuits, ils avaient choisi la
+pleine lune.</p>
+
+<p>Les éclaireurs, malgré les flots de fumée qui protégeaient l'ennemi,
+arrivaient au galop les uns après les autres, et ils annoncèrent que
+pendant la nuit ils seraient devant le Carmen. En effet, les hordes
+indiennes, dont le nombre croissait sans relâche, couvraient toute la
+plaine, et s'avançaient avec une rapidité effrayante.</p>
+
+<p>Par ordre du gouverneur, on tira les trois coups de canon d'alarme.
+Alors on vit accourir en foule les estancieros, qui traînaient à leur
+suite leurs bestiaux, leurs meubles, et qui, à l'aspect de leurs maisons
+incendiées et de leurs riches moissons détruites, versaient des larmes
+de désespoir. Ces pauvres gens campèrent où il plut à Dieu, dans les
+carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs
+enfants dans le fort, ceux qui avaient l'âge viril prirent les armes et
+s'élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à venger leur
+ruine.</p>
+
+<p>La consternation et la terreur étaient générales. Partout des pleurs et
+des sanglots étouffés. La nuit vint sur ces entrefaites ajouter à
+l'horreur de cette situation et envelopper la ville de son crêpe
+funèbre. De nombreuses patrouilles sillonnaient les rues, et, par
+intervalles de hardis bomberos glissait furtivement dans l'obscurité
+pour guetter les approches du péril prochain.</p>
+
+<p>Vers deux heures du matin, au milieu d'un silence désolé, on entendit un
+bruit léger, de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement
+les Aucas couronnèrent le sommet des barricades de la Poblacion-del-Sur,
+et, agitant des torches enflammées, ils poussèrent leur cri de guerre.</p>
+
+<p>Un instant, les habitants crurent la ville prise; mais le major Blumel,
+qui commandant ce poste, était engarde contre les ruses des Indiens. Au
+moment où les Aucas se préparaient à escalader les barricades, éclata
+une vive fusillade qui les rejeta en bas des retranchements. Les
+Argentins s'élancèrent à la baïonnette. Ce fut une mêlée effroyable,
+d'où s'échappaient des cris d'agonie, des malédictions et le sourd
+cliquetis du fer contre le fer. Ce fut tout, les Espagnols regagnèrent
+leur positions, les Indiens disparurent, et la ville, naguère rougie par
+la clarté des torches, retomba dans l'ombre et le silence.</p>
+
+<p>Le coup de main des Indiens avait échoué. Ils allaient ou se retirer ou
+bloquer la ville. Mais, au point du jour, toutes les illusions des
+habitants se dissipèrent; l'ennemi n'avait pas songé à la retraite.
+Spectacle navrant! la campagne était dévastée; on apercevait encore au
+loin les feux mourants des incendies. Là, une troupe de cavaliers aucas
+entraînait des chevaux; ici, des guerriers la lance debout, épiaient les
+mouvements des habitants de la ville; derrière eus, des femmes et des
+enfants chassaient des bestiaux qui poussaient de longs beuglements;
+puis, çà et là, des prisonniers, hommes, femmes et enfants conduits à
+coups de bois de lance, tendaient vers la ville leurs bras suppliants;
+les Patagons plantaient des piquets et élevaient de nombreux toldos;
+enfin, à perte de vue, de nouveaux indiens débordaient sur la plaine et
+de tous côtés.</p>
+
+<p>Les plus anciens soldats du fort, témoins des guerres précédentes,
+s'étonnaient de l'ordre de l'ennemi dans sa marche serrée. Les toldos
+étaient habilement groupés; l'infanterie exécutait avec précision des
+mouvements qui, jusqu'alors, lui avaient été inconnus, et, chose
+inouïe, qui stupéfia le colonel et le major, ce fut de voir les Aucas
+tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément
+des retranchements en terre qui les mirent à l'abri du canon.</p>
+
+<p>--<i>Sangre de Dios!</i> s'écria le colonel, un traître est parmi ces
+misérables: jamais ils n'ont fait la guerre ainsi.</p>
+
+<p>--Hum! murmura le major en mordant sa moustache grise; si Buenos-Ayres
+n'envoie pas de secours, nous sommes perdus.</p>
+
+<p>--Oui, mon ami, nous y laisserons notre peau.</p>
+
+<p>--Et ceux qui arrivent dans la plaine... Mais que signifie le son de
+cette trompette?</p>
+
+<p>Quatre Ulmenes, précédés d'un Indien qui portait un drapeau blanc,
+étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière de la
+Poblacion-del-Sur.</p>
+
+<p>--Ils semblent, dit le colonel, demander à parlementer. Me croient-ils
+assez niais pour donner dans le piège? Major, un coup de canon à
+mitraille dans ce groupe de païens pour leur apprendre à nous traiter
+comme des imbéciles.</p>
+
+<p>--Nous aurions tort, colonel. Sachons ce qu'ils veulent.</p>
+
+<p>--Mais qui de vous sera assez fou pour se risquer au milieu de ces
+bandits sans foi ni loi?</p>
+
+<p>--Moi, si vous le permettez répondit simplement le major.</p>
+
+<p>--Vous! s'écria don Luciano étonné.</p>
+
+<p>--Oui, moi. Des malheureux ont été confiés à notre garde et à notre
+honneur. Je ne suis qu'un homme; ma vie importe peu à la défense de la
+ville; je suis vieux, colonel, et je vais essayer de sauver les
+habitants du Carmen.</p>
+
+<p>Le gouverneur étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son
+vieil ami:</p>
+
+<p>--Allez, lui dit-il d'une voix émue, et que Dieu vous protège!</p>
+
+<p>--Merci! répondit le major Blumel.</p>
+
+<br>
+
+<h3>III.--MARIA</h3>
+
+<p>En quittant le Carmen, Sanchez avait senti le souvenir de sa soeur
+s'éveiller dans sa pensée; et, pour prévenir don Luis Munoz de
+l'invasion des Indiens, il s'était lancé à toute bride vers l'estancia
+de San-Julian où, grâce à la vitesse du cheval frais que le gouverneur
+lui avait donné, il était arrivé sans encombre. Tout était tranquille à
+San-Julian, la sentinelle placée en vedette sur le mirador n'avait rien
+aperçu d'inquiétant dans le lointain.</p>
+
+<p>Le Pavito, en l'absence du capataz, veillait à la batterie, comme un bon
+chien de garde.</p>
+
+<p>--Où est don José, demanda le bombero.</p>
+
+<p>--Au Carmen, en compagnie de don Fernando Bustamente, répondit le
+gaucho.</p>
+
+<p>--Quoi, ils ne sont pas encore de retour?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Conduisez-moi auprès de don Luis.</p>
+
+<p>L'estanciero reçut à merveille le bombero et fit appeler sa soeur, qui
+arriva avec dona Linda.</p>
+
+<p>--Qui vous amène si vite, Sanchez?</p>
+
+<p>--Une raison fort grave, don Luis, répondit-il après avoir à plusieurs
+reprises embrassé Maria. Mais voyez donc, seigneurie! est-elle jolie
+dans ce nouveau costume! Embrasse-moi encore, petite soeur.</p>
+
+<p>--N'êtes-vous venu que pour dévorer cette enfant de caresses! dit en
+souriant don Luis; donnez-vous-en à coeur joie, mon brave ami.</p>
+
+<p>--Cela suffirait presque, reprit Sanchez, dont les yeux se remplirent de
+larmes. Hélas! notre famille diminue de jour en jour. Enfin, ajouta-t-il
+en changeant de ton, quelque amitié que j'aie pour ma soeur, ce n'est
+pas seulement pour elle que je suis ici. Mais tenez, seigneurie, je
+mens, c'est pour elle, pour elle seule! en apparence pour vous. J'arrive
+du Carmen.</p>
+
+<p>--Du Carmen! fit involontairement dona Linda.</p>
+
+<p>--Oui, senorita, répondit le bombero, comme s'il eût deviné la pensée
+secrète de la jeune fille, et j'y ai vu don Fernando Bustamente.</p>
+
+<p>Dona Linda rougit comme une cerise et se tut.</p>
+
+<p>--Et qu'alliez-vous faire au Carmen? demanda don Luis.</p>
+
+<p>--Prévenir Son Excellence le colonel don Luciano Quiros que les Indiens
+sont entrés sur le territoire de la république, pillant et incendiant
+tout sur le chemin.</p>
+
+<p>--Une invasion! fit don Luis avec un tressaillement intérieur.</p>
+
+<p>--Oh mon Dieu! s'écrièrent les deux jeunes filles en joignant les mains
+avec un mouvement de frayeur.</p>
+
+<p>--Oui, Seigneurie, une invasion innombrable et terrible. Le gouverneur
+avait, je me suis rappelé ma soeur et je suis venu.</p>
+
+<p>--Vous êtes un brave garçon, Sanchez, lui dit l'estanciero, en lui
+tendant la main; vous n'êtes pas un frère pour Maria, vous êtes une
+mère. Mais n'ayez crainte! l'estancia est plus sûre que le Carmen.</p>
+
+<p>--Je l'ai vu dès mon arrivée, seigneurie, et cela m'a ôté un rude poids
+qui pesait sur ma poitrine, je vais donc, le coeur dispos et presque
+joyeux, rejoindre mes deux frères.--Simon est mort dans la lutte;--le
+même sort nous attend, mais Maria est heureuse, je puis mourir en paix.</p>
+
+<p>--Oh! mon bon Sanchez, s'écria Maria qui se jeta en pleurs dans ses
+bras: ne dois-tu pas vivre pour moi qui t'aime?</p>
+
+<p>--Allons, ne pleure pas, petite, et adieu! Je retourne dans la plaine.</p>
+
+<p>--Adieu! dit l'estanciero, c'est un mot triste, Sanchez; au revoir!</p>
+
+<p>--Seigneurie, reprit le bombero, nous ne disons jamais: au revoir! à nos
+amis.</p>
+
+<p>Il embrassa tendrement sa soeur toujours en larmes, sortit de
+l'appartement, remonta sur son cheval et repartit au galop.</p>
+
+<p>--Mon père, dit vivement dona Linda, est-ce que nous allons demeurer à
+l'estancia durant l'invasion des Indiens?</p>
+
+<p>--Mon enfant, c'est l'abri le plus sûr.</p>
+
+<p>--Mais, don Fernando? ajouta-t-elle avec une câlinerie charmante.</p>
+
+<p>--Il viendra nous rejoindre.</p>
+
+<p>--Oh! non, fit-elle brusquement; y songez-vous mon père? Les chemins
+sont impraticables et infestés d'Indiens; je ne veux pas qu'il tombe
+dans une embuscade de païens.</p>
+
+<p>--Comment faire?</p>
+
+<p>--Lui envoyer un exprès qui lui ordonne de ma part de rester au Carmen,
+ou, s'il tient absolument à revenir, de prendre une chaloupe; sur le
+fleuve les Indiens n'oseront pas l'attaquer. Ecrivez-lui, mon père.
+J'ajouterai quelques lignes à votre lettre; il ne voudra pas déplaire à
+sa femme.</p>
+
+<p>--Sa femme! fit le père en souriant.</p>
+
+<p>--Ou peu s'en faut, puisque je l'épouse dans deux jours. Vous allez
+écrite tout de suite, n'est-ce pas, cher père?</p>
+
+<p>--Je n'ai de volontés que tes caprices. Enfin, ajouta-t-il d'un air
+résigné.</p>
+
+<p>Il se plaça devant un bureau en palissandre et écrivit. Linda, appuyée
+sur sa chaise en souriant, lisait par dessus son épaule. Dès que don
+Luis eut fini, il se tourna vers sa fille bien-aimée.</p>
+
+<p>--Eh bien! lui dit-il êtes-vous contente, petite curieuse?</p>
+
+<p>--Oh! mon père! fit-elle en lui prenant la tête à deux mains et la
+baisant au front.</p>
+
+<p>Puis, par un mouvement plein de grâce amoureuse, elle ôta la plume des
+doigts de son père et traça quelques mots au bas de la lettre, quand au
+dehors retentit un grand bruit mêlé de gémissements.</p>
+
+<p>--Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle comme frappée au coeur et pâlissant.</p>
+
+<p>Elle se précipita sur le perron et aperçut le Pavito et Sanchez qui
+portaient un homme enveloppé dans un manteau. Des femmes silencieuses
+l'entouraient, tandis que d'autres personnes s'empressaient auprès de
+dona Diaz, prête à s'évanouir.</p>
+
+<p>--Quel est ce corps? demanda dona Linda d'une voix brève et saccadée.</p>
+
+<p>--C'est mon fils, cria la mère désolée.</p>
+
+<p>--Don Juan Perez, répondit Pavito.</p>
+
+<p>--Et don Fernando? fit la jeune fille.</p>
+
+<p>--Disparu! articula Sanchez.</p>
+
+<p>Elle tomba à la renverse, demi-morte; son père la reçut dans ses bras.
+Les deux hommes entrèrent dans le salon.</p>
+
+<p>Voici ce qui s'était passé.</p>
+
+<p>Sanchez, à peu de distance de l'estancia, avait failli être désarçonné
+par un écart subit de son cheval. Tiré de ses rêveries par l'effroi de
+sa monture, le cavalier chercha des yeux quelle en était la cause. Qu'on
+juge de sa surprise! sur la place, qui semblait avoir été le théâtre
+d'une lutte sérieuse, la terre détrempée gardait l'empreinte des pieds
+de plusieurs chevaux; des armes y avaient été abandonnées, et sept
+cadavres gisaient pêle-mêle au milieu des mares de sang et de boue.</p>
+
+<p>--Eh quoi! pensa Sanchez, les Indiens sont déjà venus par ici?</p>
+
+<p>Puis il ajouta:</p>
+
+<p>--Comment n'ont-ils pas dépouillé leurs victimes?</p>
+
+<p>Il mit pied à terre et s'approcha des corps, qu'il regarda avec
+attention, et qu'il tâta et souleva l'un après l'autre.</p>
+
+<p>--Il s'est passé quelque chose qui n'est pas naturel, fit le bombero.
+Deux nègres! Oh! s'écria-t-il en venant auprès des gauchos, quels sont
+ceux qui portent des masques? Oh! oh! est-ce que, au lieu d'une
+embuscade ce serait un crime, et au lieu d'une attaque indienne une
+vengeance espagnole. Voyons un peu!</p>
+
+<p>Il arracha du visage des quatre gauchos les lambeaux de laine qui
+servaient à les déguiser.</p>
+
+<p>--Ma foi! je ne les connais pas. Qui peuvent être ces misérables?</p>
+
+<p>Au même moment, ses yeux se tournèrent, ses yeux tombèrent sur un
+dernier corps caché par un épais buisson, sous lequel il était allongé.</p>
+
+<p>--Celui-ci n'est pas vêtu de la même manière. Ce doit être un des
+caballeros attaqués par les brigands. Voyons-le, peut-être me
+mettra-t-il sur la trace de cette aventure.</p>
+
+<p>Il poussa un cri en reconnaissant le capataz de l'estancia de
+San-Julian, don Juan Diaz. Il se pencha sur lui, le prit dans ses bras,
+le déposa doucement sur la route, le dos appuyé sur le rocher.</p>
+
+<p>--Pauvre capataz! brave et bon! Mais, si je ne me trompe, je sens un
+reste de chaleur. Vive Dieu! je voudrais qu'il ne fût pas mort.</p>
+
+<p>Alors le bombero lui ouvrit ses habits, et aperçut à la poitrine trois
+blessures sans gravité; il se hâta de les bander avec soin: les chairs
+étaient à peine entamées. Sanchez se frottait les mains en signe de
+contentement, lorsqu'il découvrit au crâne une quatrième plaie sur
+laquelle les cheveux s'étaient collés et avaient arrêté le sang. Il lava
+la blessure, coupa aux alentours les cheveux avec son poignard, imbiba
+d'eau et de sel une compresse qu'il posa sur la palie, et la noua autour
+de la tête. Le capataz poussa un faible soupir et remua
+imperceptiblement.</p>
+
+<p>--Caraï! s'écria Sanchez ravi; il est sauvé: les blessures au crâne,
+quand elles ne tuent pas sur le coup, se guérissent en huit jours.</p>
+
+<p>Peu à peu le blessé sembla revenir à la vie et ouvrit enfin ses yeux,
+qui regardèrent vaguement.</p>
+
+<p>--Eh! mon brave, vous sentez-vous mieux? Canario! vous revenez de loin,
+savez-vous?</p>
+
+<p>Le capataz fit un petit signe de tête.</p>
+
+<p>--Attendez! continua Sanchez.</p>
+
+<p>Et il lui introduisit dans la bouche le goulot de la <i>bota</i>
+d'aguardiente que les bomberos portent toujours à l'arçon de leur selle.
+Diaz fit la grimace, mais bientôt se résignant, il but la liqueur que
+son médecin lui entonnait de bon gré mal gré. Au bout de quelques
+minutes ses yeux brillèrent de leur éclat accoutumé, et un léger
+incarnat colora ses joues.</p>
+
+<p>--Merci! dit-il en repoussant la bota de la main.</p>
+
+<p>--Vous parlez, donc vous vivez, capataz! Pouvez-vous causer?...</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Sans danger pour vous, au moins?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Et d'abord, me reconnaissez-vous?</p>
+
+<p>--Vous êtes Sanchez le bombero, dit le blessé en souriant.</p>
+
+<p>--Je suis un ami.</p>
+
+<p>--Que vous amis dans ce piteux état?</p>
+
+<p>--Je ne sais pas.</p>
+
+<p>--Hum! combien étaient-ils?</p>
+
+<p>--Je l'ignore.</p>
+
+<p>--Hein! et pourquoi vous ont-ils ainsi arrangé?</p>
+
+<p>--Je ne sais pas.</p>
+
+<p>--Je ne sais pas! je l'ignore! Tout cela n'est pas très clair; et, si
+vous n'en dites jamais davantage, il est douteux que vous compromettiez
+vos assassins. D'où veniez-vous? du Carmen?</p>
+
+<p>--Nous avons quitté ce matin le Carmen pour nous...</p>
+
+<p>--Un instant, s'il vous plaît! vous avez dit <i>nous</i>, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Oui, nous.</p>
+
+<p>--Qui cela, nous?</p>
+
+<p>--Don Fernando Bustamente, moi et deux esclaves noirs.</p>
+
+<p>--Bien. A quel endroit vous êtes-vous séparé de don Fernando?</p>
+
+<p>--Je ne me suis pas séparé de don Fernando.</p>
+
+<p>--Ah bah!</p>
+
+<p>--Nous étions ensemble, lorsque des bandits masqués sont sortis tout à
+coup de ce bois et nous ont attaqués. Nos nègres ont été tués à la
+première décharge. Don Fernando et moi, nous nous sommes adossés contre
+un arbre, derrière nos chevaux, je me suis battu, et... je n'en puis
+dire davantage.</p>
+
+<p>--Ce coup à la tête vous a renversé; il y avait, pardieu! de quoi
+assommer un boeuf; mais vous avez la tête dure, et bien vous en a pris,
+car vous en reviendrez. Ainsi, vous n'avez pu reconnaître vos assassins?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Venez un peu les regarder avec moi. Pouvez-vous marcher?</p>
+
+<p>--Je le crois.</p>
+
+<p>--Essayez.</p>
+
+<p>José Diaz se leva avec difficulté et fit quelques pas en trébuchant.</p>
+
+<p>--Donnez-moi le bras dit Sanchez.</p>
+
+<p>Le capataz, soutenu par le bombero, examina le visage des gauchos.</p>
+
+<p>--Je reconnais celui-ci fit-il en désignant du doigt un cadavre, c'est
+Mato. Je sais maintenant quel est l'auteur du guet-apens.</p>
+
+<p>--Caraï! tant mieux! Mais le corps de don Fernando n'est pas là.</p>
+
+<p>--Dieu soit loué! s'écria le capataz; il se sera échappé, nous le
+retrouverons, à l'estancia.</p>
+
+<p>--Non, dit Sanchez.</p>
+
+<p>--Comment, non!</p>
+
+<p>--J'en arrive, je l'aurais vu.</p>
+
+<p>--Où est-il?</p>
+
+<p>--Ah! voilà! je dirais comme vous: je ne sais pas, ou, si vous l'aimez
+mieux, je l'ignore.</p>
+
+<p>--Je vais vous y conduire au petit pas: votre tête n'est point encore
+recousue, et une course rapide envenimerait la plaie.</p>
+
+<p>--N'importe, il faut que je m'y rende avec la rapidité du vent.</p>
+
+<p>--Vous voulez vous tuer, alors?</p>
+
+<p>--Cela m'est égal. Vous aimez don Luis Munoz et sa fille n'est-il pas
+vrai?</p>
+
+<p>--Caraï! si je les aime! je donnerais mon sang pour eux.</p>
+
+<p>--Il s'agit du bonheur, peut-être de la vie de dona Linda. Vous voyez
+que la mienne n'est rien.</p>
+
+<p>--C'est vrai, fit le bombero d'un ton de conviction.</p>
+
+<p>--Ainsi, vous consentez?</p>
+
+<p>--Je consens.</p>
+
+<p>--Merci! Un mot encore! Si je meurs en route, vous direz à dona Linda
+que l'assassin...</p>
+
+<p>--Que l'assassin? dit Sanchez voyant que l'autre s'interrompait.</p>
+
+<p>--Mais non, reprit le capataz, c'est inutile, Dieu ne permettra pas que
+je meure avant de l'avoir vue.</p>
+
+<p>--Comme il vous plaira! Partons.</p>
+
+<p>--Rapidement, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Comme la foudre.</p>
+
+<p>Il remonta à cheval, plaça devant lui le capataz, qui n'avait point de
+monture et qui d'ailleurs était trop faible pour se tenir en selle; puis
+lâchant la bride et jouant de l'éperon, il s'envola avec la vélocité du
+cheval-fantôme de la ballade allemande.</p>
+
+<p>Devant la porte de l'estancia, le cheval de Sanchez manqua des quatre
+pieds à la fois et tomba mort. Mais le bombero, qui avait prévu cet
+accident, se retrouva debout sur ses jambes et tenant dans ses bras son
+ami le capataz, que les secousses de cette course infernale avaient fait
+évanouir une seconde fois.</p>
+
+<p>Le Pavito aida le bombero à porter jusqu'à la maison le pauvre don José
+Diaz.</p>
+
+<p>Dona Linda, avait repris ses sens, s'obstina, malgré les prières de son
+père, à rester auprès du blessé. Elle lui prodigua ses soins, lui versa
+dans la bouche quelques gouttes d'un puissant cordial, et attendit le
+retour à la vie du capataz.</p>
+
+<p>--Pardon! senorita, pardon! lui dit-il dès qu'il eut rouvert les yeux et
+qu'il l'eut aperçue; je n'ai pu le sauver: mes forces m'ont trahi.</p>
+
+<p>--Je n'ai rien à vous pardonner, Diaz, répondit la jeune fille, qui
+avait tout appris par Sanchez. Au contraire, mon ami, je vous remercie
+de votre dévouement. Un mot seulement! Lorsque vous êtes tombé, don
+Fernando combattait toujours auprès de vous?</p>
+
+<p>--Oui, senorita.</p>
+
+<p>--Ce n'est donc qu'après votre chute qu'il a péri sous le nombre.</p>
+
+<p>--Non, don Fernando n'est point mort.</p>
+
+<p>--Qui vous le fait supposer?</p>
+
+<p>--Une chose toute simple: s'il avait été tué, son corps serait resté
+étendu à côté du mien. Quel intérêt, en effet, aient les assassins à
+cacher un cadavre, lorsqu'ils en abandonnaient sept au milieu de la
+route? S'ils avaient voulu cacher leur crime, un trou est vite creusé
+dans le sable.</p>
+
+<p>--C'est vrai, murmura dona Linda. Il vit encore. Mais savez-vous d'où
+vient ce crime?</p>
+
+<p>--Oui, senorita.</p>
+
+<p>--Et?...</p>
+
+<p>Le capataz montra d'un coup d'oeil les personnes qui encombraient le
+salon. Dona Linda comprit, et d'un geste congédia l'assistance. Sanchez
+voulut suivre les autres.</p>
+
+<p>--Restez, lui dit-elle. Vous pouvez parler devant mon père, don Sanchez
+et sa soeur. Quel est l'homme qui vous a attaqués.</p>
+
+<p>--Permettez, senorita. Je ne dis pas positivement qu'il se trouvât au
+milieu des assassins, car je ne l'ai pas vu, mais c'est certainement lui
+qui les a lâchés contre nous et qui de loin les dirigeait.</p>
+
+<p>--Oui, Diaz; il était la tête, et ces dix ou douze bandits n'étaient que
+des bras.</p>
+
+<p>--C'est cela même. Parmi les morts j'ai reconnu le cadavre d'une de ses
+âmes damnées, du gaucho Mato, que j'ai surpris l'autre jour conspirant
+avec lui contre vous.</p>
+
+<p>Un sourire amer plissa un instant les lèvres pâlies de la jeune fille.</p>
+
+<p>--Me direz-vous son nom, enfin? s'écria-t-elle en frappant du pied avec
+colère.</p>
+
+<p>--Don Juan Perez!</p>
+
+<p>--Je le savais! fit-elle avec un accent de dédain superbe. Oh! don Juan!
+don Juan! Cet homme, où le trouver à cette heure? Où est-il? Oh! je
+donnerais ma fortune, ma vie, pour être face à face avec lui. Est-ce
+donc pour assassiner impunément ses rivaux que cet homme mystérieux...</p>
+
+<p>Elle ne put achever. Elle fondit en larmes et tomba dans les bras de don
+Luis en s'écriant avec des sanglots entrecoupés:</p>
+
+<p>--Mon père! mon père! qui me vengera?</p>
+
+<p>--Senorita, dit Sanchez, l'homme dont vous parlez est bien difficile à
+atteindre.</p>
+
+<p>--Vous le connaissez, don Sanchez? fit-elle en se redressant.</p>
+
+<p>--Oui, répondit-il. Mais vous, senorita, le connaissez-vous?</p>
+
+<p>--On dit que c'est un riche Espagnol.</p>
+
+<p>--On se trompe.</p>
+
+<p>--Auriez-vous pénétré le mystère dont il s'environne?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>Chacun se rapprocha de Sanchez.</p>
+
+<p>--Cet homme que vous appelez don Juan Perez, se nomme Neham-Outah; c'est
+un des principaux chefs des Indiens Aucas.</p>
+
+<p>Un Indien! s'écria la jeune fille avec stupeur.</p>
+
+<p>--Oui, mais un de ces Indiens de couleur blanche, qui descendent des
+Incas et se prétendent fils du Soleil.</p>
+
+<p>--Prenez garde, Lindita, dit Maria, Neham-Outah est terrible...</p>
+
+<p>--Il ne me reste donc qu'à mourir, soupira la pauvre fiancée qui tomba
+sur un fauteuil.</p>
+
+<p>Maria la contempla un moment avec un regard mêlé de douleur, de
+compassion, de tendresse, s'approcha d'elle et lui posa doucement la
+main sur l'épaule. A cet attouchement imprévu, dona Linda tressaillit et
+se retourna.</p>
+
+<p>--Que me veux-tu, pauvre enfant? lui demanda-t-elle tristement.</p>
+
+<p>--Sauver don Fernando, s'il est vivant, répondit Maria d'une voix calme
+et ferme.</p>
+
+<p>--Toi.</p>
+
+<p>--Moi. Lorsque j'étais sans asile, ne m'avez vous pas ouvert votre
+maison et votre coeur. Vous souffrez, et à mon tour je viens vous dire:
+Me voici.</p>
+
+<p>--Mais que pourras-tu faire, mon amie?</p>
+
+<p>--C'est mon secret. Je connais les Indiens; je sais comment il faut se
+conduire avec eux; je parle leur langage. Seulement, jurez-moi que d'ici
+à trois jours vous ne sortirez pas de l'estancia et que vous ne
+chercherez par aucun moyen à savoir ce qu'est devenu votre fiancé.</p>
+
+<p>Dona Linda regarda Maria, dont l'oeil étincelait d'un feu clair et
+limpide; sus ses traits respirait je ne sais quelle grâce virile; sur
+ses lèvres roses se jouait un sourire si doux et si tranquille, qu'elle
+se sentit subjuguée et malgré elle l'espérance rentra dans son coeur.</p>
+
+<p>--Merci! reprit Maria. Adieu, Lindita! dans trois jours vous aurez des
+nouvelles de votre fiancé ou je serai morte.</p>
+<br>
+
+
+<h3>IV.--L'INVASION.</h3>
+
+<p>Donnons maintenant quelques explications sur l'expédition indienne, et
+sur les préparatifs et dispositions ordonnées par Neham-Outah au moment
+de tenter le siège du Carmen.</p>
+
+<p>--Si vous réussissez dans cette affaire, avait dit don Juan aux deux
+gauchos après leur avoir donné l'ordre d'enlever don Fernando
+Bustamente, vous aurez encore cinquante onces d'or; mais n'oubliez rien
+et veillez.</p>
+
+<p>Chillito et Mato, restés seuls, se partagèrent les onces avec des
+transports de joie.</p>
+
+<p>Don Juan était remonté à cheval et s'était rendu au Carmen, où il avait
+passé plusieurs jours dans sa maison, à l'insu de tout le monde. Pendant
+son séjour, à deux reprises différentes il avait eu, sous divers
+déguisements, des entrevues avec Pincheira dans la Poblacion-del-Sur, le
+rendez-vous habituel des gauchos. Chaque nuit trois ou quatre mules
+chargées de ballots étaient sorties, sous l'escorte d'Indiens, et
+s'étaient dirigées du côté des Andes.</p>
+
+<p>Enfin, une nuit, après un long entretient avec Pincheira, don Juan
+quitta le Carmen à son tour, sans même que sa présence dans la ville eût
+été soupçonnée. A six lieues du Carmen, il trouva Mato et Chillito qu'il
+tança vertement pour leur mollesse à exécuter ses ordres. Il leur
+recommanda d'agir le plus promptement possible.</p>
+
+<p>Le lendemain, jour de la chasse aux Nandus, Mato s'était présenté à la
+porte de l'estancia que Pavito avait refusé d'ouvrir.</p>
+
+<p>En s'éloignant des deux bandits, don Juan gagna la grotte naturelle, où
+une fois déjà nous l'avons vu changer de vêtements. Là, il se revêtit de
+ses ornements indiens, et, suivant les bords du Rio-Négro, il galopa
+vers l'île du Chole-Hechel, où il avait donné rendez-vous aux
+détachements de guerre des tribus de toutes les nations patagones et
+araucaniennes.</p>
+
+<p>Le nuit avait le charme des plus délicieuses nuits d'Amérique. L'air
+frais et embaumé par les parfums pénétrants des fleurs qui
+s'épanouissaient par touffes sur les rives du fleuve, portait l'âme vers
+la rêverie. Le ciel, d'un bleu profond et sombre, était comme brodé
+d'étoiles, au milieu desquelles scintillait l'éblouissante croix du Sud
+que les Indiens appellent <i>Parou-Chayé</i>. La lune dorait le sable de sa
+douce lumière, jouait dans le feuillage des arbres et dessinait sur les
+dunes du rivage des formes fantastiques. Le vent soufflait mollement à
+travers les branches où la hulotte bleue jetait par intervalles les
+notes mélodieuses de son chant plaintif. Çà et là, dans le lointain, on
+entendait le rugissement grave du cougouar, le miaulement saccadé de la
+panthère et les rauques abois des loups rouges.</p>
+
+<p>Neham-Outah, enivré par cette belle nuit d'automne, ralentit le pas de
+son cheval et laissa son esprit aller à la dérive. Le descendant de
+Manco Capac et de Mama-oello, ces premiers Incas du Pérou, voyait passer
+et repasser devant sa pensée les splendeurs de sa race, éteintes depuis
+la mort de Tupac-Amaru, le dernier empereur péruvien, que les soldats
+espagnols avaient assassiné. Son coeur se gonflait d'orgueil et de joie
+en songeant qu'il allait reconstituer l'empire de ses pères. Cette
+terre, qu'il foulait aux pieds, était la sienne; cet air qu'il
+respirait, c'était l'air de la patrie.</p>
+
+<p>Il marcha longtemps ainsi, voyageant dans le pays des rêves. Les étoiles
+commencèrent à pâlir dans le ciel; l'aube traçait déjà une ligne blanche
+qui par degré se colora de teintes jaunes et rougeâtres, et, à
+l'approche du jour, l'air fraîchissait. Neham-Outah, réveillé comme en
+sursaut par la rosée glaciale de la pampa, ramena en frissonnant les
+pans de son manteau sur son épaule et repartit au galop, en lançant un
+regard vers le ciel et en murmurant:</p>
+
+<p>--Mourir, ou vivre libre!</p>
+
+<p>Mot sublime dans la bouche de cet homme! Riche, jeune et beau, il eût pu
+rester à Paris, où il avait étudié, y vivre en grand seigneur et
+cueillir à mains pleines toutes les joies de ce monde. Mais non, sans
+pensée ambitieuse et sans compter sur la reconnaissance humaine, il
+voulait délivrer sa patrie.</p>
+
+<p>Vers huit heures du matin environ, Neham-Outah s'arrêta devant une
+immense tolderia, en face de l'île de Chole-Hechel. En cet endroit, le
+Rio-Négro a sa plus grande largeur: chacun des bras formés par l'île
+peut avoir à peu près quatre kilomètres. L'île, qui s'élève au milieu
+des eaux, longue de quatre lieues et large de deux, est un vaste bouquet
+d'où s'exhalent les plus suaves odeurs et où chantent d'innombrables
+oiseaux. Eclairée ce jour-là par les rayons d'un splendide soleil, l'île
+semblait avoir été déposée sur le fleuve comme une corbeille de fleurs,
+pour le plaisir des yeux et le ravissement de l'imagination.</p>
+
+<p>Aussi loin que la vue s'étendait dans l'île, sur les deux rives du
+fleuve, on apercevait des milliers de toldos et de chozas, pressés les
+uns contre les autres, et dont les couleurs bizarres brillaient au
+soleil. De nombreuses pirogues, faites de peaux de cheval cousues
+ensemble et rondes pour la plupart, ou creusées dans des troncs
+d'arbres, sillonnaient le fleuve dans tous les sens.</p>
+
+<p>Neham-Outah confia son cheval à une femme indienne et s'engagea au
+milieu des toldos. Devant leurs ouvertures flottaient au vent les
+banderoles de plumes d'autruche des chefs.</p>
+
+<p>Dès son arrivée, il avait été reconnu; on se rangeait sur son passage,
+on s'inclinait respectueusement devant lui. La vénération que les
+nations australes ont conservée aux descendants des Incas s'est changée
+en une sorte d'adoration. Le soleil d'or et de pierreries qui ceignait
+son front semblait allumer la joie le plus vive dans tous les coeurs.</p>
+
+<p>Arrivé au bord du fleuve, une pirogue de pêcheur le passa dans l'île, où
+un toldo avait été préparé pour lui. Lucaney, averti par des sentinelles
+qui guettaient sa venue, se présenta devant Neham-Outah, ou moment où il
+mit pied à terre.</p>
+
+<p>--Le grand chef, dit-il en s'inclinant est le bienvenu parmi ses fils.
+Mon père a-t-il fait un bon voyage?</p>
+
+<p>--J'ai fait un bon voyage, je remercie mon frère.</p>
+
+<p>--Si mon père le permet, je vais le conduire à son toldo.</p>
+
+<p>--Marchons, dit le chef.</p>
+
+<p>Lucaney s'inclina une seconde fois et guida le grand chef à travers un
+sentier tracé au milieu des buissons, ils arrivèrent bientôt à un toldo
+de couleurs éclatantes, vaste et propre, le plus beau de l'île en un
+mot.</p>
+
+<p>--Mon père est chez lui, dit Lucaney en soulevant le poncho qui en
+fermait l'ouverture.</p>
+
+<p>Neham-Outah entra.</p>
+
+<p>--Que mon frère me suive! fit-il.</p>
+
+<p>Le rideau de laine retomba sur les pas des deux ulmenes.</p>
+
+<p>Cette habitation, semblable aux autres, contenait un feu, auprès duquel
+Neham-Outah et Lucaney s'accroupirent. Ils fumèrent en silence pendant
+quelques minutes, puis le grand chef s'adressa à Lucaney.</p>
+
+<p>--Les ulmenes, et les apo-ulmenes et les caraskenes de toutes les
+nations et de toutes les tribus sont-ils réunis dans l'île de
+Chole-Hechel, comme j'en avais donné l'ordre?</p>
+
+<p>--Ils sont tous réunis, répondit Lucaney.</p>
+
+<p>--Quand se rendront-ils dans mon toldo?</p>
+
+<p>--Les chefs attendent le bon plaisir de mon père.</p>
+
+<p>--Le temps est précieux. Il faut qu'à <i>l'enuit'ha</i> (petite nuit), nous
+ayons parcouru vingt lieues. Que Lucaney prévienne les chefs!</p>
+
+<p>--L'ulmen se leva sans répondre et sortit.</p>
+
+<p>--Allons! fit Neham-Outah dès qu'il fût seul, le sort en est jeté! Me
+voici dans la position de César, mais, vive Dieu! comme lui, je
+franchirai le Rubicon.</p>
+
+<p>Il se leva, en proie à de profondes réflexions, et marcha de long en
+large dans le toldo pendant près d'une heure. Un bruit de pas se fit
+entendre; le rideau se souleva et Lucaney parut.</p>
+
+<p>--Eh bien? lui demanda Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Les chefs sont là.</p>
+
+<p>--Qu'ils entrent!</p>
+
+<p>Les ulmenes, soixante au moins, revêtus de leurs plus riches habits,
+peints et armés en guerre, passèrent silencieusement l'un après l'autre
+devant le grand chef, le saluèrent, baisèrent le bas de sa robe et se
+rangèrent autour du feu. Une troupe de guerriers aucas, au dehors,
+éloignait les curieux.</p>
+
+<p>Neham-Outah, malgré son empire sur lui-même, ne put retenir un mouvement
+de fierté.</p>
+
+<p>--Que mes frères soient les bienvenus! dit-il. Je les attendais avec
+impatience. Lucaney combien de guerriers avez-vous rassemblé?</p>
+
+<p>--Deux mille cinq cents.</p>
+
+<p>--Chaukata?</p>
+
+<p>--Trois mille.</p>
+
+<p>--Métipan?</p>
+
+<p>--Deux mille.</p>
+
+<p>--Véra?</p>
+
+<p>--Trois mille sept cents.</p>
+
+<p>--Killapan?</p>
+
+<p>--Mille neuf cents.</p>
+
+<p>Neham-Outah inscrivait au fur et à mesure sur son carnet les chiffres
+énoncés par les ulmenes qui, après avoir répondu, venaient se ranger à
+sa droite.</p>
+
+<p>--Lucaney, reprit-il, le détachement de guerre de Pincheira est-il ici?</p>
+
+<p>--Oui, mon père.</p>
+
+<p>--Combien compte-t-il de guerriers
+
+--Cinq mille huit cents.</p>
+
+<p>--Mulato, combien en avez-vous?</p>
+
+<p>--Quatre mille.</p>
+
+<p>--Guaylikof?</p>
+
+<p>--Trois mille sept cents.</p>
+
+<p>--Tranamel?</p>
+
+<p>--Trois mille cinq cents.</p>
+
+<p>--Killamil?</p>
+
+<p>--Six mille deux cents.</p>
+
+<p>--Churlakin?</p>
+
+<p>--Cinq mille six cents.</p>
+
+<p>--Quelles sont les nations qui ont accepté le quipus et envoyé leurs
+guerriers au rendez-vous?</p>
+
+<p>--Toutes! répondit Churlakin avec orgueil.</p>
+
+<p>--Mon coeur est satisfait de la sagesse de mon fils. Quel est l'effectif
+de ces huit nations?</p>
+
+<p>--Vingt-neuf mille sept cent soixante hommes commandés par les ulmenes
+les plus braves: Vicomte, Eyachu, Okenel, Kesné, Oyami, Thuepec, Volki
+et Amanehec.</p>
+
+<p>--Bien, dit Neham-Outah. Les chefs Aucas et Araucanes, qui sont ici, ont
+amené vingt-trois mille sept cent cinquante guerriers. Comptons aussi un
+renfort de cinq cent cinquante gauchos ou déserteurs blancs, dont le
+secours nous sera fort utile. L'effectif total de l'armée est de
+quatre-vingt-quatorze mille neuf cent-cinquante hommes, avec lesquels,
+si mes frères ont confiance en moi, avant trois mois nous aurons chassé
+à jamais les Espagnols et reconquis notre indépendance.</p>
+
+<p>--Que notre père commande, nous obéirons.</p>
+
+<p>--Jamais armée plus grande et plus forte n'a menacé la puissance
+espagnole depuis la tentative de Tahi-Mari contre le Chili. Les blancs
+ignorent nos projets, je m'en suis informé moi-même au Carmen. Ainsi
+notre invasion subite sera pour eux comme un coup de foudre et les
+glacera d'épouvante. A notre approche ils seront déjà à demi vaincus.
+Lucaney, avez-vous distribué à tous les guerriers qui savent s'en
+servir, les armes que je vous ai expédiées du Carmen?</p>
+
+<p>--Un corps de trente-deux mille hommes est armé de fusils, de
+baïonnettes, et abondamment muni de poudre et de balles.</p>
+
+<p>--C'est bien, Lucaney, Churlakin et Métipan resteront auprès de moi et
+m'aideront à communiquer avec les autres chef. Maintenant, ulmenes,
+apo-ulmenes et caraskenes des nations unies, écoutez mes ordres et
+qu'ils se gravent profondément dans vos coeurs; toute désobéissance ou
+lâcheté serait immédiatement punie de mort.</p>
+
+<p>Il se fit un silence solennel, Neham-Outah promena sur l'assemblée un
+regard calme et fier.</p>
+
+<p>--Dans une heure, continua-t-il, l'armée se mettra en marche par troupes
+serrées. Un corps de cavalerie protégera chaque détachement
+d'infanterie. L'armée s'allongera en une ligne de vingt lieues, qui
+pivotera et se concentrera sur le Carmen. Tous les chefs incendieront la
+campagne sur leur passage, afin que la fumée, poussée par le vent,
+dissimule, comme un épais rideau, nos manoeuvres et notre marche. Les
+moissons, les estancias et toutes les propriétés des blancs seront
+brûlées et égalées au sol. Le bétail ira grossir le butin à
+l'arrière-garde. Pas de grâce pour les bomberos qui seront tués sur le
+champ. Killipan, avec douze mille cavaliers et dix mille fantassins,
+commandera l'arrière-garde, auquel se joindront les femmes en âge de
+combattre; il marchera à six heures derrière le principal corps d'armée.
+Souvenez-vous que les guerriers doivent s'avancer par masses compactes,
+et non pas à l'aventure. Allez et hâtez-vous; il faut que demain à
+<i>l'ennif'ha</i> nous soyons devant le Carmen.</p>
+
+<p>Les chefs s'inclinèrent et défilèrent en silence hors du toldo.</p>
+
+<p>Quelques minutes plus tard, une grande animation régnait dans l'immense
+camp des Indiens. Les femmes abattaient les toldos et chargeaient les
+mules; les guerriers se rassemblaient au son des instruments de musique;
+les enfants laçaient et sellaient les chevaux; enfin, on se hâtait pour
+le départ.</p>
+
+<p>Peu à peu le désordre cessa. Les rangs se formèrent, et plusieurs
+détachements d'ébranlèrent dans diverses directions. Neham-Outah, monté
+sur le sommet d'une colline et accompagné de ses trois aides de camp,
+Lucaney, Churlakin et Métipan, suivait avec une lorgnette les mouvements
+de l'armée, qui, en une demi-heure, n'était plus en vue. Déjà la plaine
+était en feu et voilait l'horizon d'une fumée noirâtre.</p>
+
+<p>Neham-Outah descendit de la colline et vint au rivage où les quatre
+ulmenes se jetèrent dans une pirogue qu'ils manoeuvrèrent eux-mêmes. Ils
+atteignirent bientôt la terre ferme. Là, vingt-cinq cavaliers aucas les
+attendaient. Toute la troupe se mit en marche sur les traces de
+l'armée--traces visibles, hélas! Cette campagne, si verdoyante et si
+belle le matin même, était morne, désolée, couverte de cendres et de
+ruines.</p>
+
+<p>De loin, Sanchez et ses frères aperçurent les Indiens, et, quoique
+enveloppés par une masse de guerriers, ils parvinrent, à force de
+courage, à échapper à leurs ennemis, sauf le pauvre Simon qui fut tué
+par une lance indienne. Quinto et Julian, tous deux blessés, se
+sauvèrent en avant pour épier les envahisseurs, pendant que Sanchez,
+couvert de sang et de poussière, courait donner l'alarme au Carmen.</p>
+
+<p>Ce contretemps affligea singulièrement Neham-Outah et dérangea ses
+combinaisons. Néanmoins, l'armée continua sa route, et, à la nuit close,
+à travers les premières ombres, ils aperçurent la colonie. A la tête
+d'une centaine de guerriers d'élite, Neham-Outah s'avança en se courbant
+contre la Poblacion-del-Sur. Partout le silence. Les barricades
+semblaient abandonnées. Les indiens, parvinrent à les escalader, et ils
+se seraient emparés de la ville sans la vigilance du major Blumel.</p>
+
+<p>Le grand chef ne voulant pas, par des tentatives vaines, affaiblir la
+confiance de ses hommes, recula et fit établir son camp devant la ville.
+Tactique jusqu'alors inconnue aux Indiens, il traça une parallèle et
+ordonna de creuser dans le sable un large fossé dont le sable servit à
+élever un retranchement pour les abriter contre les volées du canon.</p>
+
+<p>Pincheira, on le sait, était dans le Carmen pour diriger la révolte des
+gauchos. Comme Neham-Outah désirait s'entendre avec lui sur l'attaque
+décisive, il envoya devant la ville un déserteur chilien qui savait
+sonner de la trompette, instrument tout à fait inusité chez les Aucas.
+Ce trompette portait un drapeau blanc en signe de paix et demandait à
+parlementer. Il précédait Churlakin, Lucaney, Metipan et Chaukata,
+chargés par le grand ulmen de faire des propositions au gouverneur du
+Carmen.</p>
+
+<p>Les quatre ambassadeurs, groupés à une demi-portée de canon de la ville,
+à cheval et immobiles, leur lance de dix-huit pieds plantée debout et
+laissant flotter la touffe de plumes d'autruche, signe de leur dignité,
+attendaient. Leurs armures en cuir était recouverte de cottes de mailles
+faites de petits anneaux et qui avaient sans doute appartenue aux
+soldats d'Almagro ou de Valdivia. Le trompette, fièrement campé à
+quelques pas devant eux, agitait son drapeau. Les montures des chefs
+étaient armées d'un harnachement très-riche et brodé de plaques d'argent
+qui étincelaient aux rayons du soleil.</p>
+
+<p>L'orgueil espagnol souffrait de traiter d'égal à égal avec ces païens,
+auxquels ils refusaient même une âme et qu'ils ne reconnaissaient pas
+pour des hommes. Mais il fallait gagner du temps: peut-être les renforts
+de Buenos-Ayres étaient-ils déjà en route.</p>
+
+<p>Le trompette indien, fatigué de ne point recevoir de réponse à ses deux
+premières sommations, sonna une troisième fois, sur l'ordre de
+Churlakin. Une trompette espagnole lui répondit enfin, de l'intérieur de
+la ville, et la barrière s'ouvrit, livrant passage à un soldat qui
+portait un drapeau blanc et que suivait un officier supérieur à cheval.
+Cet officier, on s'en souvient, était le major Blumel qui, en vieux
+soldat, n'avait voulu paraître devant les Indiens que dans son uniforme
+de grande tenue.</p>
+
+<p>Il se dirigea, sans hésiter du côté des ulmenes qui, grâce à leurs
+ornements d'argent et à leur immobilité, ressemblaient de loin à des
+statues équestres.</p>
+<br>
+
+
+<h3>V.--LE PARLEMENTAIRE.</h3>
+
+<p>Le major Blumel, qui avait d'avance sacrifié sa vie, était sans armes,
+même sans épée. Il s'arrêta à une porté de voix, et, comme il parlait
+passablement le dialecte aucas, appris dans ses guerres précédentes, il
+n'avait pas besoin d'interprète.</p>
+
+<p>--Que voulez-vous, chefs? demanda-t-il d'une voix haute et ferme, en
+saluant cérémonieusement.</p>
+
+<p>--Etes-vous l'homme que les blancs nomment don Luciano Quiros et auquel
+ils donnent le titre de gouverneur? demanda à son tour Churlakin.</p>
+
+<p>--Non. Nos lois défendent à un gouverneur de quitter son poste; mais je
+commande la place après lui; il m'envoie vers vous.</p>
+
+<p>Les Indiens parurent se consulter un instant; puis, laissant leurs
+longues lances plantées dans le sable, ils s'avancèrent auprès du vieil
+officier qui, a ce mouvement, ne témoigna pas la moindre surprise.
+Churlakin prit la parole au nom de tous.</p>
+
+<p>--Mon père est brave, dit-il, étonné du sang-froid du major.</p>
+
+<p>--A mon âge, répondit le vieillard, la mort est un bienfait.</p>
+
+<p>--Mon père porte sur le front la neige de bien des hivers; il doit être
+un des plus sages chefs de sa nation, et les jeunes hommes l'écoutent
+avec respect autour du feu du conseil.</p>
+
+<p>--Ne parlons pas de moi, dit le major. Pourquoi avez-vous demandé cette
+entrevue?</p>
+
+<p>--Est-ce que mon père ne nous conduira pas au feu du Conseil de sa
+nation? dit Churlakin d'un ton insinuant. Est-il honorable que de grands
+guerriers, des chefs redoutés traitent ainsi de graves affaires à
+cheval, entre deux armées!</p>
+
+<p>--Aucun chef ennemi ne peut entrer dans une ville investie.</p>
+
+<p>--Mon père craint-il qu'à nous quatre nous prenions sa ville? reprit
+Churlakin en riant, mais contrarié au dernier point de perdre
+l'espérance de s'entendre avec Pincheira.</p>
+
+<p>--La peur n'est pas mon habitude. Je vous apprends une règle que vous
+ignorez, voilà tout. Si ce prétexte suffit à rompre l'entrevue, vous en
+êtes les maîtres, et je vais me retirer.</p>
+
+<p>--Oh! oh! mon père est vif pour son âge.</p>
+
+<p>--Dites ce qui vous amène.</p>
+
+<p>Les ulmenes se consultèrent du regard et échangèrent quelques mots à
+voix basse. Enfin Churlakin reprit la parole.</p>
+
+<p>--Mon père a vu la grande armée des Aucas? dit-il.</p>
+
+<p>--Oui, répondit le major avec indifférence.</p>
+
+<p>--Et mon père, qui est un blanc et qui a beaucoup de science, a-t-il
+compté les guerriers?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Ah! et combien sont-ils d'après son calcul?</p>
+
+<p>--Leur nombre nous importe peu.</p>
+
+<p>--Cependant, insista l'Indien, mon père sait-il, à peu près?...</p>
+
+<p>--Deux cent mille, tout au plus.</p>
+
+<p>--Mon père, reprit Churlakin n'est pas effrayé du nombre de ces
+guerriers qui obéissent à un seul chef?</p>
+
+<p>--Pourquoi le serais-je! dit le major, auquel n'avait point échappé
+l'étonnement des ulmenes. Ma nation n'a-t-elle pas Vaincu des armées
+plus nombreuses? Mais nous perdons notre temps en paroles inutiles,
+chef.</p>
+
+<p>--Que mon père soit patient!</p>
+
+<p>--Finissons-en avec toutes vos circonlocutions indiennes.</p>
+
+<p>--L'armée des grandes nations est campée devant le Carmen afin d'obtenir
+satisfaction de tous les maux que les visages pâles nous ont fait
+souffrir depuis leur invasion en Amérique.</p>
+
+<p>--Expliquez-vous clairement. Pourquoi envahissez-vous nos frontières?
+Avons-nous manqué à nos engagements? De quoi vous plaignez-vous?</p>
+
+<p>--Mon père feint d'ignorer les justes motifs de guerre que nous avons
+contre les blancs. Sa nation a traité avec les blancs qui habitent de
+l'autre côté des montagnes et qui sont nos ennemis; donc, sa nation n'a
+point d'amitié pour nous.</p>
+
+<p>--Cher, cette querelle est ridicule. Avouez que vous avez envie de
+piller nos fermes, de voler notre bétail et nos chevaux, bien! Mais,
+serions-nous en guerre avec le Chili, vous agiriez de même. La
+plaisanterie dure trop longtemps; venons au fait; que voulez-vous?</p>
+
+<p>--Mon père est fin, dit Churlakin en riant. Ecoutez! voilà ce que disent
+les chefs. L'ulmen Negro a, contre son droit et contre le nôtre, vendu
+aux ancêtres de mon père une terre qui ne lui appartenait pas, sans le
+consentement des autres ulmenes de la contrée.</p>
+
+<p>--Après?</p>
+
+<p>--Les chefs rassemblés autour de l'arbre de Gualichu ont résolu de
+rendre au grand chef blanc, depuis le premier jusqu'au dernier, tous les
+objets donnés jadis à l'ulmen Negro, et de reprendre le pays qui est à
+eux.</p>
+
+<p>--Est-ce tout?</p>
+
+<p>--Tout.</p>
+
+<p>--Combien de temps les chefs donnent-ils au gouverneur du Carmen pour
+discuter ces propositions?</p>
+
+<p>--Du lever du soleil à son coucher.</p>
+
+<p>--Fort bien! dit ironiquement le vieil officier. Et, si le gouverneur
+refuse, que feront mes frères?</p>
+
+<p>--La colonie des blancs sera incendiée; leurs guerriers seront
+massacrés; leurs femmes et leurs enfants emmenés en esclavage.</p>
+
+<p>--Je transmettrai vos demandes au gouverneur, demain, au coucher du
+soleil, vous aurez sa réponse. Seulement, vous suspendrez les hostilités
+jusque-là.</p>
+
+<p>--Tenez vous sur vos gardes.</p>
+
+<p>--Merci de votre franchise, chef! Je suis heureux de rencontrer un
+Indien que ne soit pas complètement un coquin. A demain!</p>
+
+<p>--A demain! répétèrent les chefs avec courtoisie et frappés malgré eux
+de la noblesse du vieillard.</p>
+
+<p>Le major se retira lentement vers les barrières, où le colonel, inquiet
+de cette longue entrevue, avait tout préparé pour venger son vieil ami.</p>
+
+<p>--Eh bien? fit-il en lui serrant la main.</p>
+
+<p>--Ils cherchent à gagner du temps, répondit le major, afin de nous jouer
+quelqu'une de leurs diableries.</p>
+
+<p>--Que demandent-ils, en somme?</p>
+
+<p>--L'impossible, colonel, et ils le savent bien, car ils avaient l'air de
+se moquer de nous en me soumettant leurs prétentions absurdes. Le
+cacique Negro, disent-ils, n'avait pas le droit de vendre son
+territoire, que, disent-ils encore, nous leur rendrons dans vingt-quatre
+heures. Puis, le chapelet de leurs menaces habituelles! Ah! ce n'est pas
+tout: ils sont prêts à rembourser tout ce que le cacique Negro a reçu
+pour la vente de sa terre.</p>
+
+<p>--Mais, interrompis don Luciano, ces gens-là sont fous.</p>
+
+<p>--Non, colonel, ce sont des voleurs.</p>
+
+<p>En ce moment, des cris violents retentirent aux barrières.</p>
+
+<p>Les deux officiers y coururent en toute hâte.</p>
+
+<p>Quatre ou cinq mille chevaux, libres en apparence, mais dont les
+cavaliers invisibles s'étaient effacés le long de leurs flancs, suivant
+la coutume indienne, arrivaient avec une effrayante vélocité contre les
+barricades. Deux coups de canon chargés à mitraille mirent le désordre
+dans leurs rangs sans ralentir leur course. Ils tombèrent comme la
+foudre sur les défenseurs de la Poblacion-del-Sur. Alors s'engagea un de
+ces terribles combats des frontières américaines, combat cruel et
+indescriptible, où l'on ne fait pas de prisonniers; les bolas perdidas,
+le <i>laqui</i>, la baïonnette et la lance étaient les seules armes. Les
+Indiens étaient immédiatement renforcés; les Espagnols ne reculaient pas
+d'un pouce. Cette lutte acharnée durait depuis deux heures. Les Patagons
+semblaient mollir, et les Argentins redoublaient d'efforts pour les
+refouler vers leur camp, lorsque tout à coup ce cri se fit entendre
+derrière eux.</p>
+
+<p>--Trahison! trahison!</p>
+
+<p>Le major et le colonel, qui combattaient au premier rang de leurs
+volontaires et des soldats, se retournèrent; ils étaient pris entre deux
+feux.</p>
+
+<p>Pincheira, revêtu de son uniforme d'officier chilien, caracolait en tête
+d'une centaine de gauchos plus ou moins ivres qui le suivaient en
+hurlant:</p>
+
+<p>--Pillage! pillage!</p>
+
+<p>Les deux vieux officiers se jetèrent un long et triste regard et prirent
+leur détermination en une seconde.</p>
+
+<p>Le colonel lança dans les rangs des Indiens, mèche allumée, un baril de
+poudre qui les balaya comme le vent balaye la poussière, et les mit en
+fuite. Les Argentins, à l'ordre du major, firent volte-face et se
+précipitèrent au pas de charge contre les gauchos, commandés par
+Pincheira. Ces bandits, leur sabre et leur bolas en main, coururent
+contre les Argentins, qui se faufilèrent dans les portes entr'ouvertes
+des maisons abandonnées, dans une rue étroite où les gauchos ne
+pouvaient faire manoeuvrer leurs chevaux.</p>
+
+<p>Les Argentin, adroits tireurs, ne perdaient aucune balle; ils se
+retirèrent du côté de la rivière et nourrirent une vive fusillade contre
+les gauchos qui s'étaient retournés et les Aucas qui escaladaient de
+nouveau les barrières, pendant que les canons du fort vomissaient la
+mitraille et la mort.</p>
+
+<p>Les blancs traversèrent le fleuve sans danger, et leurs ennemis
+s'installèrent dans la Poblacion-del-Sur en emplissant l'air de hurrahs
+de triomphe.</p>
+
+<p>Le colonel donna l'ordre de construire des retranchements considérables
+sur la rive du fleuve et d'établir deux batteries de six pièces de canon
+chacune, dont les feux se croisaient.</p>
+
+<p>Par la trahison des gauchos les Indiens s'étaient emparés de la
+Poblacion-del-Sur, qui n'était nullement la clef de la place; mais ce
+succès négatif leur avait coûté des pertes immenses. Les colons avaient
+par là vu interrompre leurs communications avec les nombreuses estancias
+situées sur la rive opposée. Par bonheur, ils avaient d'avance émigré
+dans le haut Carmen avec leurs chevaux et leurs bestiaux, et les
+embarcations avaient toutes été mouillées sous les batteries du fort qui
+les protégeaient. Le faubourg pris par les assaillants était donc
+complètement vide.</p>
+
+<p>D'un côté, les Argentins se félicitaient de n'avoir plus à défendre un
+poste inutile et dangereux; d'un autre côté, les Aucas se demandaient à
+quoi leur servirait ce faubourg si chèrement conquis.</p>
+
+<p>Trois gauchos, dans la mêlée, avaient été arrachés de leurs chevaux et
+faits prisonniers par les Argentins. L'un d'eux était Pincheira, l'autre
+Chillito, et le troisième se nommait Diego. Un conseil de guerre,
+improvisé en plein air, les condamna à la potence.</p>
+
+<p>--Eh bien? demanda Diego à Chillito, où donc est Pincheira?</p>
+
+<p>--Le scélérat s'est évadé, répondit l'honnête Chillito. Déserteur de
+l'armée, déserteur de la potence! c'est sa manie de déserter et de
+manquer à tous ses engagements. Il finira fort mal.</p>
+
+<p>--Notre affaire à nous est claire, fit Diego en soupirant.</p>
+
+<p>--Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard.</p>
+
+<p>--Cela t'amuse la potence, toi, Chillito?</p>
+
+<p>--Pas précisément, reprit celui-ci; mais depuis cinq générations dans ma
+famille on est pendu de père en fils; c'est une vocation. Qu'est-ce que
+le diable va faire de mon âme?</p>
+
+<p>--Je n'en sais rien.</p>
+
+<p>--Ni moi.</p>
+
+<p>Pendant cette édifiante conversation, on avait planté deux hautes
+potences un peu en dehors du retranchement du bord du fleuve, à la vue
+de toute la population réunie et des autres gauchos qui, groupés dans la
+Poblacion-del-Sur, hurlaient de rage. Chillito et Diego furent pendus
+pour l'exemple. Au pied de la potence, un <i>bando</i> affiché menaçait du
+même sort tout gaucho révolté.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, la nuit vine, éclairée par l'incendie du faubourg
+conquis par les Indiens. Les flammes teignaient la malheureuse ville du
+Carmen de reflets fantastiques, et les habitants, plongés dans une morne
+stupeur, se disaient que bientôt le feu traverserait le fleuve et
+réduirait en cendres le Carmen. Le gouverneur semblait de fer; il ne
+prenait pas une minute de repos, il visitait les postes, multipliait la
+défense, relevait les courages abattus et essayait de donner à tous des
+espérances qui étaient loin de son coeur. Quant aux Indiens, ils avaient
+tenté deux fois de surprendre la ville, et, avant l'apparition de
+l'aube, ils s'étaient retirés dans leur camp.</p>
+
+<p>--Major, dit le colonel, pas d'illusion possible! Demain, après-demain
+ou dans huit jours tout sera fini pour nous.</p>
+
+<p>--Hum! au dernier moment nous ferons sauter le fort.</p>
+
+<p>--Cette ressource même nous est enlevée.</p>
+
+<p>--Comment cela?</p>
+
+<p>--De vieux soldats comme nous ne peuvent ainsi disposer de la vie des
+autres.</p>
+
+<p>--Vous avez raison, reprit le major d'un air rêveur. Nous nous brûleront
+la cervelle.</p>
+
+<p>--Mais, dit après un court silence le major qui avait baissé la tête
+devant l'irréfragable argument de son supérieur, comment n'avons-nous
+pas encore reçu de nouvelles de Buenos-Ayres?</p>
+
+<p>--Ils ont à Buenos-Ayres bien autre chose à faire que de penser à nous.</p>
+
+<p>--Oh! je ne puis le croire.</p>
+
+<p>Un esclave annonça don Juan Perez.</p>
+
+<p>Don Juan entra vêtu d'un magnifique uniforme de colonel de l'armée
+argentine, le bras gauche entouré de l'écharpe d'aide de camp. Les deux
+officiers, à son entrée ressentirent un tressaillement intérieur. Don
+Juan les salua.</p>
+
+<p>--Est-ce bien vous, don Juan? murmura le colonel.</p>
+
+<p>--Mais, je le suppose, répondit-il en souriant.</p>
+
+<p>--Et votre long voyage?</p>
+
+<p>--J'en arrive à l'instant.</p>
+
+<p>--Cet uniforme!...</p>
+
+<p>--Mon Dieu! messieurs, fatigué de passer dans la colonie pour un être
+mystérieux, pour un sorcier, un vampire, que sais-je? j'ai voulu devenir
+un homme comme tout le monde.</p>
+
+<p>--Ainsi, vous êtes?...</p>
+
+<p>--Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du
+général Rosas.</p>
+
+<p>--C'est prodigieux, fit don Luciano.</p>
+
+<p>--Pourquoi donc? rien de plus simple, au contraire.</p>
+
+<p>Un étrange soupçon à l'entrée imprévue de don Juan, s'était glissé dans
+le coeur du major, soupçon qui ne disparut pas après les paroles
+suivantes de don Juan:</p>
+
+<p>--Oui, reprit celui-ci, je suis colonel. En outre, le président de la
+république m'a chargé d'un message qui, j'en suis certain, cous
+contentera.</p>
+
+<p>Et il tira de son uniforme un large pli cacheté aux armes argentines. Le
+colonel, avec la permission des deux officiers, décacheta et lut la
+missive, en laissant percer sur son visage une joie immodérée.</p>
+
+<p>--Oh! oh! s'écria-t-il; deux cent cinquante hommes! Je n'espérait pas un
+tel renfort.</p>
+
+<p>--Le président tient beaucoup à cette colonie, dit don Juan, et il
+n'épargnera aucun sacrifice pour la conserver.</p>
+
+<p>--Vive Dieu! grâce à ce secours, don Juan, je me moque des Indiens comme
+d'un fétu de paille.</p>
+
+<p>--Il parait qu'il n'était pas trop tôt?</p>
+
+<p>--Il n'était que temps, canario! répondit imprudemment le gouverneur. Et
+vos hommes.</p>
+
+<p>--Ils arriveront dans une heure.</p>
+
+<p>--Ce sont?</p>
+
+<p>--Des gauchos.</p>
+
+<p>--Hum! dit le colonel, j'aurais préféré d'autres troupes. C'est égal. Si
+vous voulez, nous irons au-devant d'eux.</p>
+
+<p>--Je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>--Irai-je avec vous? demanda le major.</p>
+
+<p>--Mais cela n'en vaudrait que mieux, repartit vivement don Juan.</p>
+
+<p>--Non, major, dit don Luciano, restez ici. Qui sait ce qui arrivera en
+mon absence? Venez, don Juan.</p>
+
+<p>Ce dernier souriait, et il eût été difficile de dire ce que ce sourire
+signifiait. Il sortit en compagnie du colonel, et tous deux montèrent à
+cheval. Ils croisèrent un cavalier qui se hâtait à toute bride.</p>
+
+<p>--Sanchez! murmura tout bas don Juan. Pourvu qu'il ne m'ait pas reconnu!</p>
+<br>
+
+
+<h3>VI.--LA GROTTE DES COUGOUARS.</h3>
+
+<p>Sanchez avait suivi sa soeur sans mot dire et presque aussi étonné que
+don Luis et sa fille du dévouement de Maria. Elle le conduisit dans sa
+chambre, nid charmant, plein d'ombres et de fraîcheur, comme imprégné
+d'une odeur virginale. Pendant que le bombero s'extasiait devant ces
+gracieuses merveilles d'un réduit de jeune fille, Maria, soupirant et
+prête à pleurer, jeta un regard d'adieu sur sa chambre bien-aimée, mais
+elle eut le courage de refouler ses larmes.</p>
+
+<p>--Asseyez-vous, mon frère, dit-elle, j'ai un grand service à vous
+demander.</p>
+
+<p>--Diable! un service! Petite soeur, pourquoi prendre un air aussi
+solennel pour une chose bien simple?</p>
+
+<p>--C'est que c'est difficile.</p>
+
+<p>--Rien n'est impossible pour te contenter. De quoi s'agit-il?</p>
+
+<p>--Jurez-moi, auparavant, de m'accorder ce que je vous demanderai.</p>
+
+<p>--Va, mon enfant, et ne t'inquiète pas du reste, dit Sanchez avec un
+gros rire.</p>
+
+<p>--Non, je veux un serment.</p>
+
+<p>--Je te le fais, c'est entendu.</p>
+
+<p>--Mon frère, vous n'êtes pas sérieux.</p>
+
+<p>--J'ai la gravité d'une idole indienne.</p>
+
+<p>--Vous vous moquez de moi, fit-elle avec des larmes dans la voix.</p>
+
+<p>--Le diable emporte les femmes! reprit Sanchez; on fait toujours leur
+volonté. Voyons, folle, ne pleurons pas. Je jure d'obéir à ton caprice.
+Dévide-moi ton chapelet.</p>
+
+<p>--J'ai promis à dona Linda, mon bon frère, de lui donner avant trois
+jours des nouvelles de don Fernando.</p>
+
+<p>--Après?</p>
+
+<p>--Je veux accomplir ma promesse.</p>
+
+<p>--Peste!</p>
+
+<p>--Et pour cela j'ai compté sur vous.</p>
+
+<p>--Sur moi?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--A quoi puis-je te servir?</p>
+
+<p>--Sans vous, la chose est impraticable.</p>
+
+<p>--Alors, petite soeur, je crains fort que...</p>
+
+<p>--Vous avez juré.</p>
+
+<p>--Va! je suis tout oreilles.</p>
+
+<p>--J'ai longtemps habité parmi les Indiens, dont je connais les moeurs et
+le langage. Je vais m'introduire dans leur camp, sans être reconnue,
+pour apprendre où est don Fernando.</p>
+
+<p>--Et votre serment, mon frère? dit-elle en se plaçant devant la porte.</p>
+
+<p>--Je ne le tiendrai pas, et, si Dieu pense que j'ai eu tort, nous
+réglerons ce compte-là ensemble.</p>
+
+<p>Elle regarda un moment son frère en silence.</p>
+
+<p>--Vous y êtes bien résolu? reprit-elle.</p>
+
+<p>--Complètement.</p>
+
+<p>--J'irai seule.</p>
+
+<p>--Hein? exclama Sanchez, en se précipitant vers elle; tu veux donc me
+faire mourir?</p>
+
+<p>Maria ne répondit pas.</p>
+
+<p>--Partez, mon frère, je me passerai de vous.</p>
+
+<p>--Allons! je te suivrai. Oh! les femmes! murmura le bombero.</p>
+
+<p>--Nous réussirons! s'écria-t-elle toute joyeuse.</p>
+
+<p>--Oui, à nous faire tuer.</p>
+
+<p>--Partons, frère, dit-elle en mettant sous son bras un petit paquet
+d'habits.</p>
+
+<p>Maria, craignant l'émotion des adieux, évita dona Linda.</p>
+
+<p>Le Pavito avait préparé deux chevaux qui entraînèrent promptement le
+frère et la soeur loin de l'estancia. A la batterie, le capataz les
+avait attendus.</p>
+
+<p>--Senorita, avait-il dit à Maria, vous êtes une noble fille. Dieu vous
+aidera et vous bénira.</p>
+
+<p>--Don José, avait répondu Maria en souriant et en tirant de son sein une
+petite croix d'or que lui avait donné dona Linda, et dont elle brisa le
+cordon de velours, don José, prenez cette croix et gardez-la en souvenir
+de moi.</p>
+
+<p>Les deux voyageurs galopaient depuis longtemps déjà que l'heureux
+capataz baisait encore la croix à pleines lèvres en songeant que sa
+place habituelle était sur le coeur de la jeune fille. Sanchez et sa
+soeur marchèrent côte à côte sans échanger une parole; tous deux étaient
+plongés dans un abîme de pensées.</p>
+
+<p>--Combien nous reste-t-il de de chemin? demanda Maria.</p>
+
+<p>--Deux lieues.</p>
+
+<p>Ils retombèrent dans leur mutisme. Tout à coup le pas d'un cheval
+retentit derrière eux; ils se retournèrent et aperçurent le Pavito qui
+gesticulait. Ils s'arrêtèrent, et le gaucho les eut bientôt rejoints.</p>
+
+<p>--Ma maîtresse me suit, dit-il
+
+Dona Linda, vêtue en homme, accourait de toute la vitesse de sa monture.</p>
+
+<p>--Faut-il retourner? demanda Sanchez qui eut une lueur fugitive
+d'espérance.</p>
+
+<p>--Non, non; poussons, au contraire, reprit Linda.</p>
+
+<p>--Où allez-vous, senorita?</p>
+
+<p>--Je vous suis.</p>
+
+<p>--Hein? fit-il, croyant avoir mal entendu.</p>
+
+<p>--J'ai deviné ton projet, Maria, et je veux partager tes dangers.</p>
+
+<p>--C'est beau, senorita! s'écria Sanchez.</p>
+
+<p>--Elle a raison, dit simplement Maria: cela vaut mieux.</p>
+
+<p>--Vous, Pavito, dit Linda, rebroussez chemin; je puis me passer de vos
+services.</p>
+
+<p>--Pardon, si vous y consentez je resterai. A l'estanciero, on n'a pas
+besoin de moi; j'ignore où vous allez, mais deux bras courageux sont
+bons à garder.</p>
+
+<p>--Restez, mon ami.</p>
+
+<p>--Mais don Luis, votre père, senorita?... essaya de dire Sanchez.</p>
+
+<p>--Il m'approuve, répondit-elle sèchement.</p>
+
+<p>On se remit en route. Deux heures plus tard, on arriva au pied d'une
+colline à mi-côte de laquelle s'ouvrait une grotte naturelle, connue
+dans le pays sous le nom de grotte des Cougouars ou <i>Kenupang</i>, en
+indien aucas.</p>
+
+<p>--Mes frères sont là, dit Sanchez.</p>
+
+<p>La petite troupe gravit la pente douce de la colline et s'engouffra à
+cheval dans la grotte, sans laisser de trace de son passage. On entrait
+dans cette grotte par plusieurs ouvertures; elle se divisait en nombreux
+compartiments sans communication visible entre eux et formait une espèce
+de dédale qui serpentait sous les profondeurs de la colline. Les
+bomberos, qui en savaient tous les détours, s'y réfugiaient souvent.</p>
+
+<p>Julian et Quinto, assis devant un feu de bruyère fumaient
+silencieusement leur pipe en regardant rôtir un quartier de guanaco. Ils
+saluèrent les arrivants et restèrent muets comme des Indiens, dont ils
+avaient pris les moeurs dans la vie nomade de la Pampa. Sanchez
+conduisit les deux femmes dans un compartiment isolé.</p>
+
+<p>--Ici, leur dit-il d'une voix faible comme un souffle, parlez peu et
+bas: on ignore toujours quels voisins l'on a. Si vous avez besoin de
+nous, vous savez où nous sommes. Je vous laisse.</p>
+
+<p>Sa soeur le retint par son bras et s'approcha de son oreille. Il
+s'arrêta sans répondre et sortit.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles, à peine seules, se jetèrent dans les bras l'une
+de l'autre; puis, ce mouvement d'effusion passé, elles se déguisèrent en
+femmes indiennes. Au moment où leurs robes espagnoles allaient tomber,
+elles entendirent des pas assez près d'elles et se retournèrent comme
+des biche effarouchées.</p>
+
+<p>--Je craignais, dit dona Linda, que ce fût don Sanchez. Ecoutons.</p>
+
+<p>--Caraï! don Juan, soyez le bien venu, avait dit une voix d'homme à
+trois pas des jeunes filles. Voilà plus de deux heures que je vous
+attends.</p>
+
+<p>--Toujours cet homme! murmura Linda.</p>
+
+<p>--Mon ami, répondit don Juan impossible de venir plus tôt.</p>
+
+<p>--Enfin, vous êtes ici, c'est le principal, reprit le premier
+interlocuteur.</p>
+
+<p>En ce moment, Sanchez entra. Maria lui fit signe d'écouter, il
+s'approcha d'elle et prêta l'oreille.</p>
+
+<p>--Etes vous satisfait de votre position au Carmen, reprit Juan.</p>
+
+<p>--Pas trop, je vous l'avoue.</p>
+
+<p>--Je vais vous en débarrasser, mon cher Pincheira: demain j'ordonne
+l'attaque de la Poblacion-del-Sur. Vous agirez alors, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--C'est convenu. A propos, tout à l'heure j'ai rencontré un pauvre
+diable d'officier argentin chargé d'une missive pour le gouverneur du
+Carmen. Elle lui annonce du secours, je crois.</p>
+
+<p>--<i>Caramba!</i> Il faut se presser. Qu'avez-vous fait de cette missive?</p>
+
+<p>--La voici.</p>
+
+<p>--Le messager argentin, l'avez-vous tué?</p>
+
+<p>--Un peu.</p>
+
+<p>--Bien.</p>
+
+<p>--A quand l'assaut?</p>
+
+<p>--Dans deux jours.</p>
+
+<p>--Et mon prisonnier?</p>
+
+<p>--Oh! il fait rage.</p>
+
+<p>--Il se calmera. Voici, du reste, ce que je compte faire dès que la
+ville...</p>
+
+<p>Mais en prononçant ces paroles les deux hommes s'étaient éloignés et le
+son de leur voix s'effaça dans les détours de la grotte. Quand les
+jeunes filles se retournèrent, Sanchez avait disparu.</p>
+
+<p>--Eh bien! dit Maria, que pensez-vous de ce hasard singulier?</p>
+
+<p>--C'est un miracle de Dieu.</p>
+
+<p>--Nous déguisons-nous toujours?</p>
+
+<p>--Plus que jamais.</p>
+
+<p>--A quoi bon, dit Sanchez qui avait reparu. Je sais où est don Fernando,
+à présent je me charge de vous le rendre.</p>
+
+<p>--Mais la vengeance? interrompit dona Linda.</p>
+
+<p>--Sauvons-le d'abord, senorita. Retournez à l'estancia et laissez-moi
+agir.</p>
+
+<p>--Non, don Sanchez, je ne vous quitte pas.</p>
+
+<p>Attendez-moi ici toutes deux.</p>
+
+<p>Plusieurs heures se passèrent. Sanchez ne revenait pas. Inquiètes de ce
+retard inexplicable, elle avaient rejoint dans la première grotte les
+deux autres bomberos. Déjà la nuit était venue. Enfin, Sanchez entra; il
+avait apporté un énorme ballot sur le cou de son cheval qui soufflait de
+fatigue.</p>
+
+<p>--Revêtez ces costumes de gauchos, dit-il aux deux femmes; nous allons
+nous introduire dans le Carmen. Le voyage sera rude, mais, hâtez-vous,
+chaque minute perdue est une heure de danger pour nous.</p>
+
+<p>Elles coururent s'habiller et furent prêtes en un instant.</p>
+
+<p>--Prenez vos vêtements indiens, dit Sanchez, ils pourront vous servir.
+Bien. Maintenant suivez-moi, et de la prudence!</p>
+
+<p>Les trois bomberos, les deux jeunes filles et le Pavito sortirent de la
+grotte et se glissèrent dans l'obscurité comme des fantômes, marchant en
+file indienne, parfois se courbant jusqu'à terre, se traînant sur les
+genoux ou rampant sur le ventre et se confondant le plus possible avec
+l'ombre pour dissimuler leur passage. Singulier et dangereux voyage en
+pleine nuit et dans ce désert, dont les buissons, en temps de guerre,
+sont peuplés d'ennemis invisibles!</p>
+
+<p>Sanchez s'était placé en tête, Dona Linda, ivre de ce courage que donne
+l'amour, rougissait de son sang les ronces du chemin, et pas une plainte
+ne remuait ses lèvres. Après trois heures d'efforts inouïs, la petite
+troupe qui suivait les traces de Sanchez, s'arrêta sur les signes du
+bombero.</p>
+
+<p>--Regardez, leur dit-il, à voix basse, nous sommes au milieu du camp des
+Aucas.</p>
+
+<p>Tout autour d'eux, aux rayons de la lune, ils voyaient s'allonger les
+hautes silhouettes des sentinelles indiennes appuyées sur leur lances et
+veillant, dans une immobilité de pierre, au salut de leurs frères
+endormis. Un frisson courut dans les membres des jeunes filles. Par
+bonheur, les gardes, ne redoutant pas une sortie du Carmen, dormaient
+debout: mais le moindre geste mal calculé ou le moindre faux pas pouvait
+les réveiller. Aussi Sanchez recommanda-t-il de redoubler de prudence
+sous peine de la vie.</p>
+
+<p>A deux cents pas devant eux s'élevaient les premières maisons du Carmen,
+mornes, silencieuses, et, en apparence du moins abandonnées ou plongées
+dans le sommeil. Les six aventuriers avaient franchi la moitié de la
+distance, lorsque tout à coup, au moment où Sanchez avançait le bras
+pour s'abriter derrière une dune de sable plusieurs hommes qui rampaient
+en sens inverse se trouvèrent face à face avec lui.</p>
+
+<p>Il y eut une seconde d'anxiété terrible.</p>
+
+<p>--Qui vive? demanda une voix basse et menaçante.</p>
+
+<p>--Sanchez le bombero.</p>
+
+<p>--Qui est avec toi?</p>
+
+<p>--Mes frères.</p>
+
+<p>--Passez.</p>
+
+<p>Dix minutes après cette rencontre, ils arrivèrent aux barrières qui, au
+nom de Sanchez, s'ouvrirent sur le champ. Enfin, ils étaient en sûreté
+dans le Carmen. Il était temps: malgré leur volonté et leur courage, les
+deux femmes brisées de lassitude, ne pouvaient plus se soutenir. Dès que
+le péril fut passé, leur surexcitation nerveuse tomba et elles
+s'affaissèrent anéanties. Sanchez prit sa soeur dans ses bras, Julian se
+chargea de dona Linda, et ils se dirigèrent vers la maison de don Luis,
+où de nouvelles difficultés les attendaient. Tio Lucas refusait d'ouvrir
+la porte, mais, reconnaissant enfin sa maîtresse, il introduisit les
+voyageurs dans un salon où il alluma les bougies.</p>
+
+<p>--Que faisons nous? demanda dona Linda qui se laissa choir dans un
+fauteuil.</p>
+
+<p>--Rien pour l'instant, répondit Sanchez. Reposez-vous, senorita,
+reprenez des forces.</p>
+
+<p>--Resterons-nous longtemps dans cette inaction qui me tue?</p>
+
+<p>--Jusqu'à demain seulement. Il ne faut pas nous jeter en aveugles dans
+le danger, mais tout préparer pour la réussite de nos projets et guetter
+l'heure propice. Demain, au plus tard, ces hommes, dont nous avons
+surpris la conversation, tenteront une attaque sur la Poblacion-del-Sur.
+Quant à nous, nous serons plus libres pour entrer dans le camp Indien.
+Que tout le monde ignore votre présence au Carmen! ne donnez pas signe
+de vie avant mon retour. A demain matin!</p>
+
+<p>--N'allez-vous pas vous reposer, don Sanchez?</p>
+
+<p>--Je n'ai pas le temps.</p>
+
+<p>Sanchez sortit. Dona Linda recommanda à Tio Lucas la discrétion la plus
+absolue et congédia ses compagnons qui allèrent dormir dans des chambres
+préparées à la hâte.</p>
+
+<p>Maria ne voulut pas se séparer de son amie, et elles reposèrent dans le
+même lit. Malgré leur volonté de demeurer éveillées, la nature fut la
+plus forte et elles ne tardèrent pas à s'assoupir et à dormir d'un
+profond sommeil. Le soleil était déjà haut à l'horizon lorsque leurs
+yeux se rouvrirent. Elles s'habillèrent et déjeunèrent avec leurs
+compagnons, impatientes du retour du bombero.</p>
+
+<p>Plusieurs heures se passèrent, cruelles pour le coeur de dona Linda et
+faisant saigner son amour: le souvenir de son fiancé, couvert d'ombres
+mortelles, troublait douloureusement sa pensée.</p>
+
+<p>Enfin, les cloches de la ville sonnèrent à toutes volées pour appeler la
+population aux armes et servirent d'accompagnement lugubre au bruit
+sourd du canon et aux éclats de la fusillade. Sans nul doute, les
+Indiens attaquaient la Poblacion-del-Sur, et cependant où était Sanchez?
+se demandait à elle-même dona Linda qui, comme une lionne dans une cage,
+marchait précipitamment de long en large, dévorée d'inquiétude et de
+désespoir.</p>
+
+<p>--Ecoute! dit-elle à Maria en penchant la tête du côté de la porte.</p>
+
+<p>--C'est lui! reprit Maria.</p>
+
+<p>--Enfin! s'écria Linda.</p>
+
+<p>--Me voici, senorita, dit Sanchez. Etes-vous prêtes?</p>
+
+<p>--Depuis ce matin, fit-elle avec reproche.</p>
+
+<p>--C'eût été trop tôt, répondit-il sans s'émouvoir. Maintenant si vous
+voulez?</p>
+
+<p>--Tout de suite!</p>
+
+<p>--Senorita, soyez muette, quoi que vous entendiez et quoi que vous
+voyiez. Laissez-moi parler seul et agir seul. Tenez, voici pour chacune
+de vous un masque dont vous vous cacherez le visage quand je vous dirai:
+En route!</p>
+
+<p>Ils sortirent tous trois de la maison sans être remarqués, car les
+habitants gardaient les barrières ou se mêlaient au furieux combat qui
+se livrait dans la Poblacion-del-Sur.</p>
+<br>
+
+
+<h3>VII.--L'ANTRE DU LION.</h3>
+
+<p>Don Fernando Bustamente, dès que son épée lui eut échappé et qu'il fut
+tombé aux côtés du capataz, ne donna plus signe de vie. Les hommes
+masqués, auteurs du guet-apens, dédaignant don José Diaz, s'approchèrent
+du fiancé de dona Linda. Les pâleurs de la mort obscurcissaient son
+noble visage; ses dents étaient serrées sous ses lèvres entr'ouvertes;
+le sang coulait à flots de ses blessures, et sa main crispée serrait
+encore la poignée de son épée brisée dans la lutte.</p>
+
+<p>--<i>Caspita!</i> fit l'un des bandits, voilà un jeune seigneur qui est bien
+malade; que dira le maître?</p>
+
+<p>--Que voulez-vous qu'il dise, senor Chillito? répondit un autre. Il se
+défendait comme une panthère enragée; c'est sa faute; il aurait dû se
+laisser prendre gentiment. Nous avons perdu quatre hommes.</p>
+
+<p>--Belle perte, ma foi! que ces quatre gaillards-là, reprit Chillito en
+haussant les épaules. J'aurais préféré qu'il en tuât six et qu'il fût en
+meilleur état.</p>
+
+<p>--Diable! murmura le bandit, c'est aimable pour nous.</p>
+
+<p>--J'excepte les présents, dit Chillito en riant. Mais vite, pansons ses
+blessures et filons; il ne fait pas bon pour nous ici; d'ailleurs, le
+maître nous attend.</p>
+
+<p>Les plaies de don Fernando furent lavées et pansées tant bien que mal;
+et, sans s'inquiéter s'il était mort ou vivant, ils le placèrent en
+travers sur le cheval de Chillito, le chef de cette expédition. Les
+morts restèrent sur la place pour le festin des bêtes fauves. Les autres
+hommes masqués s'enfuirent au galop, et au bout de deux heures ils
+s'arrêtèrent devant la grotte des cougouars, où Pincheira et Neham-Outah
+les attendaient.</p>
+
+<p>--Eh bien? leur cria ce dernier du plus loin qu'il les aperçut.</p>
+
+<p>--C'est fait! répondit laconiquement Chillito, qui descendit de cheval
+et déposa don Fernando sur un lit de feuilles.</p>
+
+<p>--Serait-il mort? demanda Neham-Outah pâlissant.</p>
+
+<p>--Il n'en vaut guère mieux, répondit le gaucho en hochant la tête.</p>
+
+<p>--Misérable! s'écria le chef indien transporté de fureur. Est-ce ainsi
+qu'on exécute mes ordres? Ne vous avais-je pas recommandé de me l'amener
+vivant?</p>
+
+<p>--Hum! fit Chillito, j'aurais voulu vous y voir. Armé seulement d'une
+épée, il s'est battu comme dix hommes pendant plus de vingt minutes; il
+a tué quatre des nôtres, et, si son arme ne s'était pas rompue,
+peut-être ne serions-nous pas ici.</p>
+
+<p>--Vous êtes des lâches, dit le maître avec un sourire de mépris.</p>
+
+<p>Il s'approcha du corps de don Fernando.</p>
+
+<p>--Est-il mort? lui demanda Pincheira.</p>
+
+<p>--Non, répondit Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Tant pis!</p>
+
+<p>--Je donnerais au contraire, beaucoup pour qu'il en réchappât.</p>
+
+<p>--Bah! fit l'officier chilien. Que nous importe la vie de cet homme!
+N'était-il pas votre ennemi personnel?</p>
+
+<p>--Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu'il mourût.</p>
+
+<p>--Je ne vous comprends pas.</p>
+
+<p>--Mon ami, dit Neham-Outah, j'ai voué ma vie à l'accomplissement d'une
+idée à laquelle j'ai sacrifié mes haines et mes amitiés.</p>
+
+<p>--Pourquoi, dans ce cas, avoir tendu un piège à votre rival?</p>
+
+<p>--Mon rival! non, ce n'est pas à lui que j'en veux.</p>
+
+<p>--A qui donc alors?</p>
+
+<p>--A l'homme le plus influent et le plus riche de la colonie, l'homme qui
+peut entraver mes projets, à un adversaire puissant, à l'Espagnol, non
+pas à un rival. On ne fonde rien de durable sur des cadavres. Je
+l'aurais tué volontiers dans la bataille, mais je ne voulais pas en
+faire un martyr.</p>
+
+<p>--Bah! fit Pincheira, un de plus ou de moins, qu'importe!</p>
+
+<p>--Brute! pensa Neham-Outah; il n'a pas compris un mot.</p>
+
+<p>Deux gauchos, aidés par Chillito, frottaient sans relâche avec du rhum
+les tempes et la poitrine de don Fernando, dont les traits gardaient la
+rigidité de la mort. Le chef indien tira son couteau de sa ceinture, en
+essuya la lame qu'il approcha des lèvres du blessé. Il lui sembla
+qu'elle était légèrement ternie. Aussitôt il s'agenouilla près du corps
+de don Fernando, releva la manche de son bras gauche et piqua la veine
+avec la pointe effilée de son couteau. Dernière tentative qui causa une
+seconde d'attente suprême! Sur la piqûre peu à peu parut et grandit un
+point noir qui devint bientôt une perle de jais. Cette goutte hésita,
+trembla et coula sur le bras, poussée par une deuxième goutte qui céda
+la place à une troisième; puis le sang devint moins noir et moins épais,
+et l'on vit s'élancer un long jet vermeil qui annonçait la vie.
+Neham-Outah ne put réprimer un cri de joie: don Fernando était sauvé.</p>
+
+<p>En effet, le jeune homme poussa un profond soupir.</p>
+
+<p>--Continuez les frictions, dit le chef aux gauchos.</p>
+
+<p>Il banda le bras de don Fernando, se releva et fit signe à Pincheira de
+le suivre dans un autre compartiment de la grotte.</p>
+
+<p>--Dieu a exaucé ma prière, dit le grand chef, et je le remercie de
+m'avoir épargné un crime.</p>
+
+<p>--Si vous êtes content, répondit le Chilien surpris, je n'ai rien à
+objecter.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas tout. Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses,
+ne sont pas graves; sa léthargie vient de la perte de sang et de la
+rapidité de la course. Il reprendra tout à l'heure ses sens.</p>
+
+<p>--Bon.</p>
+
+<p>--Il ne faut pas qu'il me voie.</p>
+
+<p>--Après?</p>
+
+<p>--Ni qu'il vous reconnaisse.</p>
+
+<p>--C'est difficile.</p>
+
+<p>--C'est important.</p>
+
+<p>--On tâchera.</p>
+
+<p>--Je vais vous quitter; vous allez faire transporter don Fernando au
+Carmen.</p>
+
+<p>--Dans votre maison?</p>
+
+<p>--Oui, c'est l'endroit le plus sûr, dit Neham-Outah en tirant de sa
+poitrine un papier taillé d'une certaine façon. Mais qu'il ne sache,
+sous aucun prétexte, que j'ai donné ces ordres, ni où il est, et surtout
+qu'il ne sorte pas.</p>
+
+<p>--Est-ce tout?</p>
+
+<p>--Oui, et vous me répondez de lui.</p>
+
+<p>--A votre commandement, je vous le présenterai vivant ou mort.</p>
+
+<p>--Vivant, vous dis-je; sa vie m'est précieuse.</p>
+
+<p>--Enfin, répliqua Pincheira, puisque vous tenez tant à votre prisonnier,
+on ne lui ôtera pas un cheveu de la tête.</p>
+
+<p>--Adieu et merci, Pincheira.</p>
+
+<p>Le chef monta sur un magnifique <i>mustang</i> et disparut dans les détours
+de la route. Pincheira revint auprès de blessé d'un air de mauvaise
+humeur, en se tordant la moustache. Il était mécontent des ordres de
+Neham-Outah, mais comme il n'avait qu'une vertu, le respect du serment,
+il se résigna.</p>
+
+<p>--Comment va-t-il? demanda-t-il tout bas à Chillito.</p>
+
+<p>--Pas mal, capitaine; c'est étonnant comme la saignée lui a fait du
+bien. Il a déjà ouvert les yeux deux fois et il a même essayé de parler.</p>
+
+<p>--Alors, pas de temps à perdre. Bandez-moi les yeux de ce gaillard-là,
+et, pour qu'il n'arrache pas son bandeau, liez-lui les mains le long du
+corps, mais doucement, si cela vous est possible. Vous entendez?</p>
+
+<p>--Oui, capitaine.</p>
+
+<p>--Dans dix minutes nous partons.</p>
+
+<p>Don Fernando, qui, par degrés, avait repris connaissance, se demandait
+en quelles mains il était tombé. Sa présence d'esprit aussi lui était
+revenue et il ne fit aucune résistance quand les gauchos exécutèrent les
+ordres de l'officier chilien. Ces précautions lui révélèrent qu'on n'en
+voulait pas à sa vie.</p>
+
+<p>--Capitaine, que faut-il faire maintenant? dit Chillito.</p>
+
+<p>--Portez le blessé dans la barque qui est mouillée là-bas, et pas de
+cachots, drôles, ou je vous brûle le peu de cervelle que vous avez.</p>
+
+<p>--Caraï! grimaça le gaucho.</p>
+
+<p>--Dame! fit Pincheira en haussant les épaules; cela vous apprendra à
+mieux tuer les gens une autre fois.</p>
+
+<p>Pincheira n'avait pas compris pourquoi Neham-Outah désirait si vivement
+que don Fernando fût en vie; à son tour, Chillito ne comprit pas
+pourquoi Pincheira regrettait qu'il ne fût pas mort. Le gaucho ouvrit
+des yeux hébétés aux dernières paroles du chef, mais il se hâta d'obéir.</p>
+
+<p>Don Fernando fut conduit ainsi dans le canot par Pincheira, Chillito et
+un autre gaucho, tandis que le reste de la troupe, que emmena leurs
+chevaux, retourna au Carmen par terre. Le voyage dans la barque fut
+silencieux; trois heures après le départ, le prisonnier était étendu
+dans le lit de don Juan Perez. Là, on lui avait ôté son bandeau et délié
+les mains; mais un homme masqué et muet comme un catafalque se tenait
+debout au seuil de la porte et ne le quittait pas des yeux.</p>
+
+<p>Don Fernando, fatigué des émotions de la journée et affaibli par la
+perte de son sang, se confiant au hasard pour sortir de sa position
+incompréhensible, jeta autour de lui ce regard investigateur particulier
+aux prisonniers, et s'endormit d'un lourd sommeil, qui dura plusieurs
+heures et rendit à son esprit tout son calme et toute sa lucidité
+primitifs.</p>
+
+<p>Du reste, on le traitait avec les plus grands égards, on contentait ses
+moindres caprices. Dans le fait, sa situation était tolérable; au fond,
+elle ne manquait d'une certaine originalité. Aussi, le jeune homme
+rassuré prit-il bravement son parti en attendant des temps meilleurs. Le
+troisième jour de sa captivité, ses blessures étaient cicatrisées à peu
+près. Il se leva pour essayer ses forces et peut-être pour reconnaître
+les lieux en cas d'évasion, car que faire en prison à moins que l'on ne
+songe... à en sortir? Un rayon de soleil chaud et joyeux entrait par
+l'interstice des contrevents fermés, et traçait de longues raies
+blanches sur le plancher de sa chambre. Ce rayon de soleil lui
+ragaillardit le coeur; et, sous l'oeil inévitable du gardien masqué et
+muet, il tenta quelques pas.</p>
+
+<p>Mais une clameur formidable éclata dans le voisinage et une volée de
+canon fit vibrer les vitres.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce cela? demanda-t-il à l'homme masqué.</p>
+
+<p>Celui-ci leva les épaules sans répondre.</p>
+
+<p>Le pétillement sec de la fusillade se mêla au bruit du canon. Le muet
+ferma les fenêtres. Don Fernando s'approcha de lui.</p>
+
+<p>--Ami, lui dit-il d'une voix douce, que se passe-t-il au dehors?</p>
+
+<p>Le gardien s'obstina dans son silence.</p>
+
+<p>--Au nom du ciel, parlez.</p>
+
+<p>Le bruit sembla se rapprocher, et des pas pressés se confondirent avec
+des cris à peu de distance. L'homme au masque tira son machete du
+fourreau et son pistolet de sa ceinture, et il courut au seuil de la
+porte qui, soudain, s'ouvrit avec fracas. Un autre homme masqué, en
+proie à la plus vive frayeur, s'élança dans la salle.</p>
+
+<p>--Alerte! s'écria-t-il, nous sommes perdus.</p>
+
+<p>A ces mots, quatre hommes, également masqués et armés jusqu'aux dents,
+parurent sur le seuil.</p>
+
+<p>--Arrière! cira le gardien: nul n'entre ici sans le mot d'ordre.</p>
+
+<p>--Le voilà! frit un des arrivants.</p>
+
+<p>Et d'un coup de pistolet il l'étendit raide mort. Les quatre hommes lui
+passèrent sur le corps et attachèrent solidement son compagnon qui,
+réfugié dans un coin, tremblait de tous ses membres. L'un d'eux s'avança
+vers le prisonnier qui ne comprenait rien à cette scène.</p>
+
+<p>--Vous êtes libre, caballero, lui dit-il; venez, hâtez-vous de fuir loin
+de cette maison.</p>
+
+<p>--Qui êtes-vous? demanda le jeune homme.</p>
+
+<p>--Peu importe, suivez-nous.</p>
+
+<p>--Non, si je ne sais qui vous êtes.</p>
+
+<p>--Voulez-vous revoir dona Linda? lui dit à l'oreille son interlocuteur.</p>
+
+<p>--Je vous suis, répondit don Fernando en rougissant.</p>
+
+<p>--Senor, prenez ces armes, dont peut-être vous aurez besoin, car tout
+n'est pas fini.</p>
+
+<p>--Des armes! exclama le jeune homme. Ah! vous êtes des amis.</p>
+
+<p>Ils sortirent.</p>
+
+<p>--Eh quoi! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, je suis au
+Carmen!</p>
+
+<p>--Vous l'ignoriez?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>Ces chevaux sellés, qui sont là attachés à des anneaux, sont à nous.
+Pourrez-vous tenir à cheval?</p>
+
+<p>--Je l'espère.</p>
+
+<p>--Il le faut.</p>
+
+<p>--En selle, donc, et partons!</p>
+
+<p>Comme ils débouchaient dans la rue, une douzaine de cavaliers
+accouraient vers eux à toute bride, à vingt-cinq pas environ.</p>
+
+<p>--Voici l'ennemi, dit l'inconnu d'une voix ferme; bride aux dents et
+chargeons!</p>
+
+<p>Les cinq hommes se rangèrent sur une seule ligne et se ruèrent sur les
+arrivants. Ils déchargèrent leurs armes à feu et jouèrent du sabre.</p>
+
+<p>--Caraï! s'écria Pincheira qui commandait les douze cavaliers mon
+prisonnier m'échappe.</p>
+
+<p>L'officier chilien s'élança à la poursuite de don Fernando, qui, sans
+ralentir sa course, lâcha deux coups de feu. Le cheval de Pincheira
+roula sur le sol en entraînant son cavalier, qui se releva tout meurtri
+de sa chute. Mais don Fernando et ses compagnons étaient déjà loin.</p>
+
+<p>--Oh! je les retrouverai, s'écria-t-il ivre de rage.</p>
+
+<p>Les fugitifs avaient touché les bords du fleuve, où une barque les
+attendait.</p>
+
+<p>--C'est ici, senor, que nous nous séparons, dit à don Fernando l'inconnu
+qui se démasqua.</p>
+
+<p>--Sanchez! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>--Moi-même, répondit le bombero. Cette barque va vous conduire à
+l'estancia de San-Juan; partez sans délai; et, ajouta-t-il en se
+penchant à l'oreille de don Fernando auquel il remit un papier plié en
+quatre, lisez ceci et peut-être bientôt pourrez-vous nous venir en aide.
+Adieu, senor.</p>
+
+<p>--Un mot, Sanchez. Quel est l'homme qui me tenait prisonnier?</p>
+
+<p>--Don Juan Perez.</p>
+
+<p>--Merci.</p>
+
+<p>--Ou, si vous aimez mieux, Neham-Outah, le grand chef des Aucas.</p>
+
+<p>--Lequel des deux?</p>
+
+<p>--C'est le même homme.</p>
+
+<p>--Je m'en souviendrai, dit don Fernando en sautant dans le canot.</p>
+
+<p>La barque glissa sur l'eau comme une flèche, grâce à la vigueur des
+rameurs, et disparut bientôt dans les premières ombres de la nuit
+tombante.</p>
+
+<p>Trois personnes, restées sur la rive, suivaient d'un regard inquiet les
+mouvements de la barque; c'étaient Sanchez, Maria et dona Linda.</p>
+<br>
+
+<h3>VIII.--LE CAMP DES AUCAS.</h3>
+
+<p>--Maintenant, senorita, demanda Sanchez à dona Linda dès que la barque
+fut hors de vue, quelles sont vos intentions?</p>
+
+<p>--Voir Neham-Outah dans son camp.</p>
+
+<p>--C'est le déshonneur, c'est la mort.</p>
+
+<p>--Non, don Sanchez, c'est la vengeance.</p>
+
+<p>--Vous le voulez?</p>
+
+<p>--J'y suis résolue.</p>
+
+<p>--Bien, je vous conduirai moi-même au camp des Aucas.</p>
+
+<p>Tous les trois retournèrent à la maison de don Luis Munoz sans échanger
+une parole. La nuit était complètement venue. Les rues étaient désertes,
+la ville silencieuse était illuminée par l'incendie de la
+Poblacion-del-Sur, et l'on voyait au milieu des décombres et des ruines
+passer les silhouettes diaboliques des Indiens.</p>
+
+<p>--Allez vous préparer, senoritas, je vous attends ici toutes deux, dit
+Sanchez d'une voix découragée.</p>
+
+<p>Maria et don Linda entrèrent dans la maison. Sanchez, pensif et triste,
+s'assit sur une des marches du perron. Bientôt les jeunes filles
+reparurent, revêtues de costume complet des aucas, le visage peint, et
+méconnaissables.</p>
+
+<p>--Oh! fit le bombero, voilà deux vraies indiennes.</p>
+
+<p>--Croyez-vous, répondit dona Linda, que don Juan Perez ait seul le
+privilège de se changer à volonté?</p>
+
+<p>--Qui ne peut lutter avec une femme? fit Sanchez en secouant la tête. Et
+maintenant qu'exigez-vous de moi?</p>
+
+<p>--Votre protection jusqu'aux premières lignes indiennes.</p>
+
+<p>--Ensuite?</p>
+
+<p>--Le reste nous regarde.</p>
+
+<p>--Mais vous ne comptez pas rester seules ainsi au milieu des païens?</p>
+
+<p>--Il le faut, don Sanchez.</p>
+
+<p>--Maria, reprit celui-ci, veux-tu retomber entre les mains de tes
+persécuteurs?</p>
+
+<p>--Rassurez-vous, mon frère: je ne cours aucun danger.</p>
+
+<p>--Cependant...</p>
+
+<p>--Je vous réponds d'elle, interrompit dona Linda.</p>
+
+<p>--A la grâce de Dieu! murmura-t-il d'un air de doute.</p>
+
+<p>--Marchons! dit la fiancée de Fernando en s'enveloppant dans les plis
+d'un large manteau.</p>
+
+<p>Sanchez allait devant elles. Les feux mourants du Carmen éclairaient la
+nuit dune lueur pâle et incertaine; un silence de plomb pesait sur la
+ville, interrompu de temps en temps par la clameur rauque des oiseaux de
+proie qui déchiraient les cadavres indiens et espagnols. Les trois
+personnages cheminaient parmi les décombres, trébuchant contre des pans
+de mur croulés, enjambant les corps et troublant l'horrible festin des
+urubus et des vautours, qui s'envolaient avec de sourds glapissements.
+Ils traversèrent la ville dans presque toute sa longueur et arrivèrent
+enfin, après mille détours et mille peines, à l'une des barrières qui
+faisait face au camp des indiens, dont on voyait scintiller à peu de
+distance les nombreuses lumières et dont on entendait les cris sauvages.</p>
+
+<p>Le bombero échangea quelques mots avec les sentinelles et passant hors
+des barrières, suivi des deux femmes, il s'arrêta.</p>
+
+<p>--Dona Linda, dit-il d'une voix entrecoupée, voici le camp des indiens
+devant nous.</p>
+
+<p>--Je vous remercie, don Sanchez, dit-elle en lui tendant la main.</p>
+
+<p>--Senorita, ajouta Sanchez, qui retint la main de la jeune fille, il en
+est temps encore; renoncez à votre funeste projet, puisque votre fiancé
+est sauvé et retournez à San-Julian.</p>
+
+<p>Au revoir! répondit résolument dona Linda.</p>
+
+<p>--Au revoir, mura tristement le digne homme. Toi, Maria, reste avec moi,
+je t'en supplie.</p>
+
+<p>--Où elle va j'irai, mon frère.</p>
+
+<p>Les adieux furent courts, comme on pense, le bombero dès qu'il fut resté
+seul, poussa un soupir ou plutôt un rugissement de douleur, et il reprit
+à grands pas la route du Carmen.</p>
+
+<p>--Pourvu que je n'arrive pas trop tard, se dit-il à lui-même, et qu'il
+n'ait pas encore vu don Luciano Quiros.</p>
+
+<p>Il arriva au fort au moment où le gouverneur et don Juan franchissaient
+le pont-levis, mais absorbé dans ses pensées, il ne remarqua pas les
+deux cavaliers. Ce hasard fut la cause d'un malheur irréparable.</p>
+
+<p>Quant aux deux jeunes filles, elles se dirigèrent à l'aventure vers les
+lumières du camp, à peu de distance duquel elles firent halte pour
+reprendre haleine et calmer le mouvement de leur coeur qui battait à se
+rompre dans leur poitrine. Proches du danger qu'elles allaient chercher,
+elles sentaient leur courage les abandonner, et la vue des toldos
+indiens les glaçait de terreur. Chose étrange! ce fut Maria qui ranima
+la fermeté de sa compagne.</p>
+
+<p>--Senorita, lui dit-elle, je serai votre guide. Laissons ici ces
+manteaux qui nous feraient reconnaître pour des blanches. Marchez près de
+moi, et quoi qu'il advienne, ne témoignez ni surprise ni crainte,
+surtout ne parlez pas, ou c'en est fait de nous.</p>
+
+<p>--J'obéirai, répondit Linda.</p>
+
+<p>--Nous sommes, continua Maria, deux Indiennes qui on fait à Gualichu un
+voeu pour la guérison de leur père blessé; surtout pas un mot, mon amie!</p>
+
+<p>--Allons, et que Dieu nous protège!</p>
+
+<p>--Ainsi soit-il! répondit Maria en se signant.</p>
+
+<p>Elles se remirent en marche, et au bout de cinq minutes elles entrèrent
+dans le camp où les Indiens se livraient à la joie la plus extravagante.
+Ce n'étaient que chants et cris de toutes parts. Ivres d'aguardiente,
+ils dansaient burlesquement au milieu de barils défoncés et vides qu'ils
+avaient pillés à la Poblacion-del-Sur et dans les estancias. Désordre
+inouï! bizarre tohu-bohu! Tous ces fous furieux méconnaissaient même le
+pouvoir de leurs ulmenes, qui, du reste, étaient la plupart plongés dans
+l'ivresse la plus grossière.</p>
+
+<p>Grâce à la cohue générale, Linda et Maria purent escalader furtivement
+la ligne du camp; alors, le coeur palpitant, les membres frissonnants
+d'effroi, mais calmes de visage, elles se glissèrent comme des
+couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues des buveurs qui se
+heurtaient à tout instant, perdues dans ce dédale humain, errant au
+hasard et s'en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile pour
+découvrir dans ce pêle-mêle de toldos l'habitation du grand toqui. Elles
+marchaient depuis longtemps sans savoir où, mais enhardies par le succès
+de toutes les mauvaises rencontres évitées, moins craintives, elle
+échangèrent parfois un regard d'espérance, lorsque tout à coup un
+Indien, d'une taille athlétique, saisit dona Linda par la ceinture,
+l'enleva de terre comme un enfant et lui appliqua sur le cou un
+vigoureux baiser.</p>
+
+<p>A cet outrage inattendu, Linda poussa un cri d'effroi, se dégagea de
+l'étreinte de l'Indien et le repoussa loin d'elle avec force. Le sauvage
+trébuche sur ses jambes avinées et son corps mesura six pieds du sol;
+mais il se releva et bondit comme un jaguar sur la jeune fille.</p>
+
+<p>Maria s'interposa entre eux.</p>
+
+<p>--Arrière! dit-elle en posant courageusement sa main sur la poitrine de
+l'Indien; cette femme est ma soeur.</p>
+
+<p>--Churlakin, reprit l'autre, ne supporte pas une insulte.</p>
+
+<p>Le sauvage fronça les sourcils et dégaina son couteau.</p>
+
+<p>--Veux-tu donc la tuer? fit Maria épouvantée.</p>
+
+<p>--Oui, répondit Churlakin. A moins qu'elle ne me suive dans mon toldo,
+où elle sera la femme d'un chef, d'un grand chef.</p>
+
+<p>--Tu es fou, répliqua Maria; ton toldo est plein, il n'y a pas de place
+pour un autre feu.</p>
+
+<p>--Il y a place pour deux feux encore, répondit l'indien en riant; et,
+puisque cette femme est ta soeur, tu viendras avec elle.</p>
+
+<p>Au bruit de cette discussion, un cercle infranchissable de sauvages
+avait entouré les deux femmes et Churlakin. Maria ne savait comment
+sortir du danger.</p>
+
+<p>--Eh bien! reprit Churlakin en saisissant la chevelure de dona Linda
+qu'il enroula autour de son poignet et en brandissant son couteau, toi
+et ta soeur me suivrez-vous ans mon toldo?</p>
+
+<p>--Puisque tu le veux, chien, dit-elle au chef d'une voix accentuée, que
+ton destin s'accomplisse! Regarde-moi; Gualichu ne laisse pas impunément
+insulter ses esclaves. Me reconnais-tu?</p>
+
+<p>Elle tourna son visage du côté d'un vaste brasier qui flambait à
+quelques pas et environnait tous les objets d'une lueur claire. Les
+Indiens s'écrièrent de surprise en la reconnaissant et reculèrent.
+Churlakin lui-même lâcha les cheveux de dona Linda.</p>
+
+<p>--Oh! dit-il consterné, c'est l'esclave blanche de l'arbre de Gualichu.</p>
+
+<p>Le cercle s'était agrandi autour des deux femmes; mais les superstitieux
+Indiens, cloués dans une immobilité pleine de terreur, les regardaient
+fixement.</p>
+
+<p>--Le pouvoir de Gualichu, ajouta Maria pour compléter son triomphe, est
+immense et terrible. C'est lui qui m'envoie. Malheur à qui voudrait
+s'opposer à ses desseins! Arrière, tous!</p>
+
+<p>Et, s'emparant du bras de Linda, tremblante, elle s'avança d'un pas
+ferme, et au geste d'autorité qu'elle fit en étendant la main, le cercle
+se divisa, et les Indiens s'écartèrent à droite et à gauche Pour leur
+livrer passage.</p>
+
+<p>--Je me sens mourir, murmura dona Linda.</p>
+
+<p>--Courage, senora, nous sommes sauvées.</p>
+
+<p>--Oh! oh! fit une voix goguenarde; que se passe-t-il ici?</p>
+
+<p>Et un homme se plaça devant les jeunes filles en leur lançant un regard
+moque.</p>
+
+<p>--Le matchi! dirent les Indiens, qui, rassurés par la présence de leur
+sorcier, se pressèrent de nouveau autour des prisonnières.</p>
+
+<p>Maria tressaillit intérieurement en voyant sa ruse compromise par la
+venue du matchi, et conseillée par le désespoir, elle tenta un dernier
+effort.</p>
+
+<p>--Gualichu qui aime les Indiens, dit-elle, m'a envoyée vers le matchi
+des Aucas.</p>
+
+<p>--Ah! répondit le sorcier d'un accent railleur; et que me veut-il?</p>
+
+<p>--Nul autre que toi ne doit l'entendre.</p>
+
+<p>Le matchi vint auprès de la jeune fille, lui posa la main sur l'épaule
+et la regarda d'un air de convoitise.</p>
+
+<p>--Veux-tu me sauver? lui demanda-t-elle à voix basse.</p>
+
+<p>--C'est selon, répondit l'autre dont l'oeil étincelait de luxure; cela
+dépend de toi.</p>
+
+<p>Elle réprima un geste de dégoût.</p>
+
+<p>--Tiens! dit-elle en détachant de ses bras ses riches bracelets d'or
+incrustés de perles fines.</p>
+
+<p>--Oh! fit l'Indien, qui les cacha dans sa poitrine; c'est beau; que veut
+ma fille?</p>
+
+<p>--Délivre-nous d'abord de ces hommes.</p>
+
+<p>--Fuyez! dit le matchi en se tournant vers les spectateurs. Cette femme
+porte un mauvais sort; Gualichu est irrité; fuyez!</p>
+
+<p>Le sorcier s'était immédiatement composé un visage à la hauteur de la
+circonstance; sa conversation mystérieuse avec la femme blanche et
+l'effroi peint sur ses traits suffirent aux Indiens, qui, sans en
+demander davantage, se dispersèrent de droite et de gauche et
+disparurent derrière les toldos.</p>
+
+<p>--Vous voyez, dit le sorcier avec un sourire d'orgueil, je suis puissant
+et je peux me venger de ceux qui me trompent. Mais d'où vient ma fille
+blanche?</p>
+
+<p>--De l'arbre de Gualichu, répondit-elle avec assurance.</p>
+
+<p>--Ma fille a la langue fourchue du cougouar, reprit le matchi qui ne
+croyait ni à ses aroles ni à son Dieu: me prend-elle pour un nandus?</p>
+
+<p>--Voici un magnifique collier de perle que Gualichu m'a remis pour
+l'homme inspiré des Aucas.</p>
+
+<p>--Oh! fit le sorcier, quel service puis-je rendre à ma fille?</p>
+
+<p>--Conduis-nous au toldo du grand chef des nations patagones.</p>
+
+<p>--Ma fille désire parler à Neham-Outah?</p>
+
+<p>--Je le désire.</p>
+
+<p>--Neham-Outah est un chef sage; recevra-t-il une femme?</p>
+
+<p>--Il le faut.</p>
+
+<p>--Mien. Mais cette femme? ajout-t-il en désignant dona Linda.</p>
+
+<p>--C'est une amie de Pincheira; elle veut aussi parler au grand toqui.</p>
+
+<p>--Les guerriers fileront la laine des lamas, dit le sorcier en secouant
+la tête, puisque les femmes font la guerre et s'assoient au feu du
+conseil.</p>
+
+<p>--Mon père se trompe: Neham-Outah aime ma soeur.</p>
+
+<p>--Non, fit l'Indien.</p>
+
+<p>--Que mon père se hâte! Neham-Outah nous attend, reprit Maria,
+impatiente des tergiversations du sauvage. Où est le toldo du grand
+chef?</p>
+
+<p>--Suivez-moi, mes filles blanches.</p>
+
+<p>Il se plaça entre elles deux, les saisit chacune par un bras et les
+guida à travers le dédale inextricable du camp. Sur leur passage les
+Indiens terrifiés s'enfuyaient. Au fond, le matchi était satisfait des
+présents de Maria et de l'occasion de prouver aux guerriers ses
+relations intimes avec Gualichu. Les marches et les contre-marches
+durèrent un quart d'heure. Enfin s'offrit à leurs yeux un toldo devant
+lequel était planté le <i>totem</i> des nations réunies, entouré de lances
+frangées d'écarlate et gardé par quatre guerriers.</p>
+
+<p>--C'est ici, dit-il à Maria.</p>
+
+<p>--Bon! que mon père nous introduise seules.</p>
+
+<p>--Dois-je donc vous quitter?</p>
+
+<p>--Oui, mais mon père peut nous attendre au dehors.</p>
+
+<p>--J'attendrai, répondit brièvement le sorcier en enveloppant les jeunes
+filles d'un regard soupçonneux.</p>
+
+<p>Elles entrèrent le sein agité. Le toldo était vide.</p>
+
+<br>
+
+<h3>IX.--LE TOLDO DU GRAND TOQUI.</h3>
+
+<p>Don Luciano Quiros, heureux du secours que lui envoyait le président de
+la république argentine, cheminait au galop à côté de don Juan, le
+nouveau colonel. Ils parvinrent promptement à une barrière gardée par un
+poste considérable de gauchos et de colons bien armés.</p>
+
+<p>--C'est par ici qu'il nous faut sortir, dit don Juan au gouverneur;
+mais, comme la nuit est noire et que nous aurons une ou deux lieues à
+faire, il serait imprudent de nous aventurer seuls dans une plaine
+sillonnée de vagabonds Indiens.</p>
+
+<p>--Il est vrai, interrompit don Luciano.</p>
+
+<p>--Le gouverneur ne doit pas risquer sa vie légèrement. Si l'on vous
+faisait prisonnier, par exemple, voyez quel désavantage pour la colonie.</p>
+
+<p>--Vous parlez d'or, don Juan.</p>
+
+<p>--Prenons une escorte.</p>
+
+<p>--Oui. Combien d'hommes?</p>
+
+<p>--Une dizaine, au plus.</p>
+
+<p>--Emmenons-en vingt. Nous pouvons rencontrer cent Indiens.</p>
+
+<p>--Va pour vingt, don Luciano, puisque vous le désirez, répondit l'autre
+avec un sourire sardonique.</p>
+
+<p>A l'arrivée du gouverneur, les défenseurs du poste s'étaient mis sous
+les armes. Don Juan sépara vingt cavaliers, qui, sur son ordre, vinrent
+se ranger derrière lui.</p>
+
+<p>--Sommes-nous prêts à partir, gouverneur?</p>
+
+<p>--En route.</p>
+
+<p>L'escorte, ayant à sa tête les deux colonels, s'ébranla dans la
+direction de la plaine. Juan charmait depuis trois quarts d'heure don
+Luciano Quiros par le feu roulant de ses réparties spirituelles,
+lorsqu'il fut interrompu par lui.</p>
+
+<p>--Pardon, colonel, dit le gouverneur inquiet, ne vous semble-t-il pas
+singulier de n'avoir encore rencontré personne?</p>
+
+<p>--Pas le moins du monde, monsieur, répondit Juan. Sans doute, ils ne
+savent quelle route prendre, et ils attendent mon retour.</p>
+
+<p>--C'est possible, dit au bout d'un instant le gouverneur.</p>
+
+<p>--En ce cas, il nous resterait une lieue à faire.</p>
+
+<p>--Marchons donc!</p>
+
+<p>La verve de don Juan était tarie. Parfois son regard scrutait le vide
+autour de lui, tandis que don Luciano demeurait silencieux. Tout à coup,
+le hennissement lointain d'un cheval traversa l'espace.</p>
+
+<p>--Qu'est cela? demanda-t-il à don Juan.</p>
+
+<p>Probablement ceux que nous cherchons.</p>
+
+<p>--Dans tous les cas, soyons prudents. Attendez-moi, je cours au-devant en
+éclaireur.</p>
+
+<p>Il piqua des deux et s'éloigna dans l'ombre. A une certaine distance, il
+descendit de cheval et colla son oreille sur le sol.</p>
+
+<p>--<i>Demonios!</i> murmura-t-il en se relevant et en se remettant en selle,
+on nous poursuit. Ce satané Sanchez m'aurait-il reconnu?</p>
+
+<p>--Que se passe-t-il? demanda le gouverneur.</p>
+
+<p>--Rien, repartit Juan en lui pesant la main gauche sur le bras. Don
+Luciano Quiros, rendez-vous, vous êtes mon prisonnier.</p>
+
+<p>--Etes-vous fou, don Juan?</p>
+
+<p>--Ne m'appelez plus don Juan, senor, dit le jeune homme d'une voix
+sombre; je suis Neham-Outah, le grand chef des nations patagones.</p>
+
+<p>--Trahison! s'écria le gouverneur. A moi, gauchos, défendez-moi!</p>
+
+<p>--Inutile, colonel, ces hommes sont à moi.</p>
+
+<p>--Je ne me rendrai pas! reprit le gouverneur. Don Juan, ou qui que vous
+soyez, vous êtes un lâche!</p>
+
+<p>Il se débarrassa par un écart de son cheval de l'étreinte du jeune homme
+et mit le sabre en main. Le galop rapide de plusieurs chevaux se
+rapprochait de minute en minute.</p>
+
+<p>--Serait-ce un secours qui m'arrive? dit le gouverneur en armant un
+pistolet.</p>
+
+<p>--Oui; mais trop tard, répondit froidement le chef Indien.</p>
+
+<p>A son commandement, les gauchos cernèrent le gouverneur, qui en abattit
+deux. Dès lors, la mêlée devint affreuse dans les ténèbres. Don Luciano,
+voyant que sa vie était perdue, voulait au moins mourir en soldat, et il
+se battait en désespéré.</p>
+
+<p>Le bruit du galop croissait toujours.</p>
+
+<p>Neham-Outah vit qu'il fallait en finir, et, d'un coup de pistolet, il
+cassa la tête du cheval du gouverneur. Don Luciano roula sur le sable;
+mais, se relevant subitement, il porta à son adversaire un coup de sabre
+que celui-ci para par un bond de côté.</p>
+
+<p>--Un homme comme moi ne se rend pas à des chiens comme vous! s'écria don
+Luciano, qui se fit sauter la cervelle.</p>
+
+<p>Cette détonation fut suivie d'une vive fusillade, et un troupe ce
+cavaliers fondit comme un tourbillon sur les gauchos.</p>
+
+<p>La lutte dura à peine quelques secondes: à un coup de sifflet de
+Neham-Outah, les gauchos tournèrent bride et s'enfuirent isolément dans
+la plaine obscure. Une huitaine de cadavres jonchaient le terrain.</p>
+
+<p>--Trop tard! dit Sanchez au major Blumel qui s'était mis à la poursuite
+de don Juan, dès que le bombero l'eut averti du péril où l'indien avait
+entraîné le gouverneur.</p>
+
+<p>--Oui, fit le major tristement, c'était un soldat; mais comment
+rejoindre ces traîtres et savoir à quoi nous en tenir!</p>
+
+<p>--Ils sont déjà dans le camp des Indiens.</p>
+
+<p>Sanchez sauta de cheval, coupa avec son machete une branche de pin
+résineux pour s'en faire une torche, à la lueur de laquelle il examina
+les corps étendus sur le sol.</p>
+
+<p>--Le voici! s'écria le bombero. Le crâne est horriblement fracassé; sa
+main serre un pistolet, mais son visage garde encore l'expression d'un
+défi hautain.</p>
+
+<p>--Mon vieil ami devait-il finir ainsi dans une embuscade, lorsque
+l'ennemi assiège sa place? murmura l'Anglais.</p>
+
+<p>--Dieu est le maître, reprit philosophiquement Sanchez.</p>
+
+<p>--Il a accompli son devoir, accomplissons le nôtre.</p>
+
+<p>Ils relevèrent le corps de don Luciano Quiros; puis, toute la troupe de
+cavaliers retourna au Carmen.</p>
+
+<p>Cependant, Neham-Outah avait seulement voulu faire don Luciano
+prisonnier pour traiter avec les colons et verser le moins de sang
+possible, et il regrettait amèrement la mort du gouverneur. Pendant que
+les gauchos se réjouissaient du succès du guet-apens, Neham-Outah
+rentrait sombre et mécontent dans son camp.</p>
+
+<p>Maria et dona Linda voyant vide le toldo du grand chef n'avaient pu
+retenir un soupir de satisfaction. Elle avaient le temps de se remettre
+de leurs émotions en son absence et de se préparer à l'entrevue que
+Linda désirait avoir avec lui. Elles avaient quitté en toute hâte leur
+défroque indienne et repris leur costume espagnol. Pas un hasard qui
+favorisait le projet de la fiancée de don Fernando, elle était plus
+belle, plus séduisante que de coutume; sa pâleur avait je ne sais quelle
+grâce touchante et irrésistible, et ses yeux lançaient des flammes vives
+d'amour et de haine.</p>
+
+<p>Lorsque Neham-Outah arriva devant son toldo, le matchi s'approcha de
+lui.</p>
+
+<p>--Que me veux-tu? demanda le chef.</p>
+
+<p>--Que mon père me pardonne! répondit humblement le sorcier. Cette nuit,
+deux femmes se introduites dans le camp.</p>
+
+<p>--Que m'importe? interrompit le chef impatienté.</p>
+
+<p>--Ces femmes, quoique vêtues à la mode indienne, sont blanches dit le
+matchi, qui appuya sur le dernier mot.</p>
+
+<p>--Ce sont sans doute des femmes de gauchos.</p>
+
+<p>--Non, répondit le sorcier leurs mains sont trop pâles, et leurs pieds
+trop petits. D'ailleurs, l'une d'elles est L'esclave blanche de l'arbre
+de Gualichu.</p>
+
+<p>--Ah! Et qui les a faites prisonnières?</p>
+
+<p>--Personne: elles sont venue seules.</p>
+
+<p>--Seules?</p>
+
+<p>--Je les ai accompagnées dans le camp et protégées contre la curiosité
+des guerriers.</p>
+
+<p>--Tu as bien agi.</p>
+
+<p>--Je les ai introduites dans le toldo de mon père.</p>
+
+<p>--Elles sont donc là?</p>
+
+<p>--Depuis plus d'une heure.</p>
+
+<p>--Je remercie mon frère.</p>
+
+<p>Neham-Outah détacha un de ses bracelets et le jeta au matchi, qui
+s'inclina jusqu'à terre.</p>
+
+<p>Le chef, en proie à une indicible agitation, s'élança vers son toldo,
+dont il souleva le rideau d'une main fébrile, et il ne put, à la vue de
+dona Linda, retenir un cri de joie et d'étonnement.</p>
+
+<p>La jeune fille l'accueillit par un de ces sourires étranges et charmants
+dont les femmes seulement ont le secret.</p>
+
+<p>--Que signifie cela? se demanda le chef en la saluant gracieusement.</p>
+
+<p>Dona Linda, malgré elle, admira le jeune homme: son costume indien,
+éclatant à la lumière, pressait sa taille élégante et relevait son
+attitude mâle et superbe, sa tête se dressait fièrement sur son col nu.
+Il était vraiment beau et né pour commander.</p>
+
+<p>--Quel nom dois-je vous donner, caballero! lui dit-elle en lui montrant
+à côté d'elle un siège en bois de noqual sculpté.</p>
+
+<p>--Cela dépend, senorita. Si vous vous adressez à l'Espagnol, appelez-moi
+don Juan; si vous êtes venue parler à l'Indien, mes frères me nomment
+Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Nous verrons, dit-elle.</p>
+
+<p>Pendant un moment de silence, les deux interlocuteurs s'examinaient
+sournoisement. Dona Linda ne savait par où commencer, et le chef
+cherchait lui-même les motifs d'une telle visite.</p>
+
+<p>--Est-ce bien moi que vous vouliez rencontrer, senorita? dit enfin
+Neham-Outah.</p>
+
+<p>--Et qui donc?</p>
+
+<p>--Le bonheur de vous voir ici me semble un rêve, et je crains de me
+réveiller.</p>
+
+<p>Ce madrigal rappelait l'hôte de don Luis Munoz et ne s'accordait guère
+avec les ornements d'un chef indien et l'intérieur d'un toldo.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! dit dona Linda d'un ton léger, vous n'êtes pas très-éloigné
+de me croire sorcière ou fée; je vais briser ma baguette.</p>
+
+<p>--Vous n'en resterez pas moins une enchanteresse, interrompit
+Neham-Outah avec un sourire.</p>
+
+<p>--Le sorcier, c'est le frère de cette enfant qui m'a révélé votre nom
+véritable et l'endroit où je pourrais vous voir. Accordez à Sanchez le
+brevet de sorcier.</p>
+
+<p>--Je ne l'oublierai pas dans l'occasion, répondit-il avec un invisible
+froncement de sourcils qui n'échappa point à dona Linda. Mais revenons à
+vous, senorita. Serait-ce un indiscrétion de vous demander à quelle
+circonstance extraordinaire je dois la faveur d'une visite que je
+n'attendais pas, mais qui me comble de joie?</p>
+
+<p>--Oh! à une cause bien simple, répliqua-t-elle en lui lançant un regard
+acéré.</p>
+
+<p>--Je vous écoute, madame.</p>
+
+<p>--Peut-être est-ce un interrogatoire que vous me faites subir?</p>
+
+<p>--Oh! vous ne pensez pas, je l'espère, ce que vous me dites là.</p>
+
+<p>--Don Juan, nous vivons dans des temps si malheureux que l'on n'est
+jamais sûr si c'est à un ami que l'on s'adresse.</p>
+
+<p>--Je suis le vôtre, madame.</p>
+
+<p>--Je le souhaite, j'en suis persuadée même; aussi, vous parlerai-je avec
+la plus entière confiance. Une jeune fille de mon âge, surtout de mon
+rang, ne tente pas une démarche aussi... singulière, sans motifs graves.</p>
+
+<p>--J'en suis convaincu.</p>
+
+<p>--Que peut jeter une femme hors de sa modestie instinctive et lui faire
+dédaigner jusqu'à sa réputation? Quel sentiment lui inspire un courage
+viril? L'amour, n'est-ce pas, don Juan, l'amour? Me comprenez-vous?</p>
+
+<p>--Oui, madame, répondit-il avec émotion.</p>
+
+<p>--Eh bien! je l'ai dit, il s'agit de mon coeur et de vous...
+peut-être... don Juan... A notre dernière entrevue, mon père vous
+annonça un peu brusquement, à vous comme à moi, mon mariage avec don
+Fernando Bustamente. J'avais pensé que vous m'aimiez...</p>
+
+<p>--Madame!</p>
+
+<p>--Mais à ce moment j'en devins certaine. J'ai vu votre pâleur subite;
+votre voix était troublée.</p>
+
+<p>--Cependant...</p>
+
+<p>--Je suis femme, don Juan. Nous autres femmes, nous devinons l'amour
+d'un homme avant cet homme lui-même.</p>
+
+<p>Le chef indien la regarda avec une expression indéfinissable.</p>
+
+<p>--Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Bustamente
+tombait dans un guet-apens. Pourquoi avez-vous fait cela, don Juan?</p>
+
+<p>--Je voulais me venger d'un rival, mais je n'avais pas ordonné sa mort.</p>
+
+<p>--Je le sais.</p>
+
+<p>Neham-Outah ne comprenait pas.</p>
+
+<p>--Vous n'aviez pas de rival. A peine aviez-vous quitté notre maison, que
+j'avouais à mon père que je n'aimais pas don Fernando et que je ne
+l'épouserais pas.</p>
+
+<p>--O mon Dieu! s'écria le jeune homme avec douleur.</p>
+
+<p>--Rassurez-vous, le mal est réparé: don Fernando n'est pas mort.</p>
+
+<p>--Qui vous a dit?...</p>
+
+<p>--Je le sais. Je le sais si bien que don Fernando, enlevé par mes ordres
+des mains de Pincheira, est à cette heure à l'estancia de San-Julian,
+d'où il doit prochainement partir pour Buenos-Ayres.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas tout. Je fis comprendre à mon père vers quel coeur le
+mien s'était tourné et à quel amour il se confiait, et mon père, qui n'a
+jamais rien pu me refuser, m'a permis d'aller rejoindre celui que je...
+préfère.</p>
+
+<p>Elle décocha à don Juan une oeillade rapide te chargée d'amour, baissa
+les yeux et rougit. Mille sentiments contraires se combattaient dans le
+coeur de Neham-Outah, qui n'osait croire à ce qui le rendait si heureux:
+un doute lui restait, doute cruel! Si elle se jouait de lui?</p>
+
+<p>--Eh quoi! dit-il, vous m'aimeriez?</p>
+
+<p>--Ma présence ici... balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>--Le bonheur m'égare, pardonnez-moi.</p>
+
+<p>--Si je ne vous aimas pas, répondit-elle, Fernando est libre, et je
+pourrais l'épouser.</p>
+
+<p>--O femmes! créatures adorables, qui sondera jamais vos coeurs? que
+devinera ce que vous cachez de douleur et de joie dans un regard ou dans
+un sourire? Oui, senorita, ou, je vous aime, et je veux vous le dire à
+genoux.</p>
+
+<p>Et le grand chef des nations patagones se jeta aux pieds de dona Linda;
+il lui pressa les mains et les couvrit de baisers de feu. La jeune
+fille, la tête haute, pendant qu'il était là, prosterné devant elle,
+laissa passer dans ses yeux je ne sais quelle joie féroce; il avait
+renouvelé l'éternelle allégorie du lion qui livre ses griffes aux
+ciseaux de l'amour. Cet homme, si puissant et si redoutable, était
+vaincu, et désormais elle était sûre de sa vengeance.</p>
+
+<p>--Que répondrai-je à mon père? dit-elle d'une voix douce comme une
+caresse.</p>
+
+<p>Le lion se relève, l'oeil plein d'éclairs, le front inspiré.</p>
+
+<p>--Madame, répondit-il avec une majesté suprême, dites à don Luis Munoz
+que sur votre front bien aimé, avant un mois je placerai une couronne.</p>
+
+<p>Il est rare qu'une situation extrême, poussée à sa dernière limite,
+demeure longtemps tendue; aussi n'est-il pas étonnant qu'après s'être
+avancé si loin dans son amour confiant, Neham-Outah ait reculé, effrayé
+du chemin qu'il avait fait: l'homme est tel, que trop de bonheur
+l'embarrasse et l'inquiète, et c'est peut-être un pressentiment que ce
+bonheur doit être d'une courte durée. Le chef indien, dont le coeur
+débordait comme une coupe trop pleine, sentait un doute vague se mêler à
+sa joie et la couvrir d'ombre. Cependant, il est doux de se flatter
+soi-même, et le jeune homme se livrait à cet enivrement nouveau et aux
+voluptés de l'espérance. Ces sourires! ces regards! tout le rassura.
+Pourquoi serait-elle venue à lui à travers tant de périls? Elle m'aime!
+pensa-t-il, et sur ses yeux l'amour épaississait le bandeau dont dona
+Linda les avait entourés avec tant de grâce et de perfidie.</p>
+
+<p>Les hommes d'une haute intelligence sont presque tous, à leur insu,
+atteint d'une faiblesse que souvent cause leur perte, d'autant mieux
+qu'ils ne croient personne assez fort pour les tromper. Neham-Outah
+avait-il rien à craindre de cette enfant de quinze ans qui avouait si
+naïvement son amour? Mais, homme d'Etat avant tout, esprit détourné pour
+ainsi dire de la vie pour s'absorber dans un rêve, l'indépendance de sa
+patrie, Neham-Outah n'avait jamais essayé de lire dans ce livre
+énigmatique appelé le coeur féminin; il ignorait que la femme, surtout
+la femme américaine, ne pardonne pas une insulte faite à son amant:
+c'est l'arche sainte pour elle; n'y touchez pas!</p>
+
+<p>L'Indien aimait pour la première fois, et ce premier amour, si vif que
+plus tard tous les autres pâlissent même devant son souvenir, s'était
+creusé dans son coeur une place profonde. Il aimait! et le doute
+passager qui avait attristé sa pensée ne pouvait lutter contre une
+pensée déjà inguérissable.</p>
+
+<p>--Puis-je, demanda Linda rester dans votre camp, sans crainte d'être
+insultée, jusqu'à ce que mon père vienne?</p>
+
+<p>--Commandez, madame, répondit l'Indien, vous n'avez ici que des
+esclaves.</p>
+
+<p>--Cette enfant, à qui vous devez ma présence, va se rendre à l'estancia
+de San-Julian.</p>
+
+<p>Neham-Outah s'avança vers le rideau du toldo et frappa deux fais dans sa
+main. Lucaney parut.</p>
+
+<p>--Qu'un toldo soit préparé pour moi: je cède celui-ci à ces deux femmes
+des visages pâles, dit le chef en langue aucas. Une troupe de guerriers
+choisis, commandés par mon frère, veillera jour et nuit à leur sûreté.
+Malheur à qui manquerait pour elles de respect! Ces femmes sont sacrées
+et libres d'aller, de venir et de recevoir qui bon leur semble. Qu'on
+selle deux chevaux, un pour moi, un pour une des deux femmes blanches.</p>
+
+<p>Lucaney sortit.</p>
+
+<p>--Vous le voyez, madame vous êtes reine ici.</p>
+
+<p>Dona Linda tira de son sein une lettre écrite d'avance et non cachetée,
+qu'elle lui présenta, le sourire sur les lèvres, mais en tremblant au
+fond de l'âme.</p>
+
+<p>--Tenez, lisez, don Juan, ce que j'écris à mon père.</p>
+
+<p>--Oh! senorita, dit-il en repoussant le papier.</p>
+
+<p>Dona Linda referma lentement la lettre sans émotion apparente et la
+remit à Maria.</p>
+
+<p>--Mon enfant, tu donneras ceci à mon père seul, et tu lui expliqueras ce
+que j'ai oublié de lui dire.</p>
+
+<p>--Permettez-moi de me retirer, madame.</p>
+
+<p>--Non, reprit Linda d'une vois câline: je n'ai pas de secrets pour vous.</p>
+
+<p>Le jeune homme sourit à ces paroles. En ce moment on amena les chevaux.
+Dona Linda eut le temps de jeter à voix basse dans l'oreille de Maria
+ces mots rapides:</p>
+
+<p>--Ici, ton frère dans une heure.</p>
+
+<p>Maria ferma un peu ses paupières en signe d'intelligence.</p>
+
+<p>--Je vais, dit le chef, accompagner moi-même votre amie jusqu'auprès des
+retranchements du Carmen.</p>
+
+<p>--Je vous remercie, don Juan.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles s'embrassèrent tendrement.</p>
+
+<p>--Dans une heure! murmura dona Linda.</p>
+
+<p>--Bien! répondit Maria.</p>
+
+<p>--Vous êtes ici chez vous, madame, dit Neham-Outah à dona Linda qui le
+reconduisit jusqu'au seul du toldo. Maria et le chef montèrent à cheval
+et partirent. La jeune Américaine les suivit des yeux et de l'oreille et
+rentra.</p>
+
+<p>--La partie est engagée; il faut qu'il me dévoile ses projets,
+murmura-t-elle, en laissant tomber derrière elle le rideau du toldo.</p>
+
+<p>--Ici, dit Neham-Outah, vous n'avez plus besoin de moi.</p>
+
+<p>Il tourna bride et galopa vers le camp. La jeune fille s'avança
+bravement du côté de la ville dont la masse sombre se dressait devant
+elle. Mais une main vigoureuse saisit la bride de son cheval; elle
+sentit un pistolet appuyé sur sa poitrine; une voix basse lui dit en
+espagnol:</p>
+
+<p>--Qui vive?</p>
+
+<p>--Ami! répondit-elle en réprimant un cri d'effroi.</p>
+
+<p>--Maria! reprit la rude voix qui s'adoucit soudain.</p>
+
+<p>--Sanchez! s'écria-t-elle joyeuse en se laissant glisser dans les bras
+de son frère qui la serra affectueusement.</p>
+
+<p>--D'où viens-tu, petite soeur?</p>
+
+<p>--Du camp des Patagons.</p>
+
+<p>--Déjà!</p>
+
+<p>--Ma maîtresse m'envoie vers vous.</p>
+
+<p>--Qui t'accompagnait?</p>
+
+<p>--Neham-Outah lui-même.</p>
+
+<p>--Malédiction! exclama le bombero; depuis cinq minutes je le tenais au
+bout de mon fusil. Enfin!... mais viens, nous causerons là-bas.</p>
+
+<p>--Oh! dit Sanchez après que Maria eut terminé le récit de leur
+expédition; oh! les femmes sont des démons, et les hommes des poules
+mouillées. Et ta lettre?</p>
+
+<p>--La voici.</p>
+
+<p>Il faut que don Luis la reçoive cette nuit, car le pauvre père doit
+languir dans une inquiétude mortelle.</p>
+
+<p>--Je vais partir, dit Maria.</p>
+
+<p>--Non, tu as besoin de repos. J'ai là un homme sûr qui courra à
+l'estancia. Toi, petite soeur, entre dans cette maison, où une digne
+femme qui me connaît, aura soin de toi.</p>
+
+<p>--Irez-vous vers dona Linda?</p>
+
+<p>--Pardieu? Pauvre demoiselle, seule au milieu des païens!</p>
+
+<p>--Toujours dévoué, mon bon frère.</p>
+
+<p>--Il parait que c'est ma vocation.</p>
+
+<p>Sanchez emmena Maria dans la maison désignée, la recommanda chaudement à
+l'hôtesse puis s'engagea dans une rue au milieu de laquelle flambait un
+bon feu. Là, plusieurs hommes reposaient enveloppés dans leur manteau.
+Le bombero secoua rudement du pied un des dormeurs.</p>
+
+<p>--Allons, allons, Pavito, lui dit-il; debout mon garçon! galope vers
+l'estancia de San-Julian.</p>
+
+<p>--Mais j'en arrive, murmura le gaucho en baillant et se frottant les
+yeux.</p>
+
+<p>--Raison de plus, tu dois en connaître le chemin. C'est dona Linda qui
+t'envoie.</p>
+
+<p>--Si la senorita le veut, dit le Pavito, que ce nom réveilla tout à
+fait, que faut-il faire?</p>
+
+<p>--Monter à cheval et porter cette lettre à don Luis: une lettre
+importante, entends-tu?</p>
+
+<p>--Très-bien.</p>
+
+<p>--Que nul ne t'enlève ce papier!</p>
+
+<p>--Peste! non.</p>
+
+<p>--Si l'on te tue...</p>
+
+<p>--On me tuera.</p>
+
+<p>--Toi mort, on ne le trouvera même pas.</p>
+
+<p>--Je l'avalerai.</p>
+
+<p>--Les Indiens n'auront pas l'idée de t'ouvrir le ventre.</p>
+
+<p>--Soyez tranquille.</p>
+
+<p>--Pars.</p>
+
+<p>--Le temps de seller mon cheval.</p>
+
+<p>--Au revoir, Pavito, et bonne chance!</p>
+
+<p>Sanchez quitta le gaucho, qui ne tarda pas à se mettre en route.</p>
+
+<p>--A mon tour, maintenant, murmura le bombero. Comment parvenir jusqu'à
+dona Linda?</p>
+
+<p>Il se gratta la tête comme quelqu'un qui cherche, plissa son front, et,
+bientôt, se déridant et écartant ses sourcils froncés, il se dirigea
+gaiement vers le fort. Après une conférence avec le major Blumel, qui
+avait remplacé don Luciano Quiros dans le commandement de la ville,
+Sanchez se dépouilla de son costume et se déguisa en Indien. Il partit,
+s'introduisit dans le camp des Patagons, et peu avant le lever du
+soleil, il était de retour à la ville.</p>
+
+<p>--Tout va pour le mieux, répondit le bombero. Vive Dieu! Neham-Outah
+paiera cher, je crois, l'enlèvement de don Fernando. Oh! les femmes! des
+démons, des démons!</p>
+
+<p>--Dois-je aller la rejoindre?</p>
+
+<p>--Non, c'est inutile.</p>
+
+<p>Et, sans entrer dans aucun détail, Sanchez, exténué de fatigue, choisit
+une place pour dormir et ronfla sans se soucier des Indiens.</p>
+
+<p>Quelques jours s'écoulèrent sans que les assiégeants renouvelassent leur
+attaque contre la ville, que, néanmoins ils resserraient de plus en
+plus. Les Espagnol, étroitement bloqués, sans communications avec le
+dehors voyaient les vivres leur manquer; et la hideuse famine ne
+tarderait pas à faucher des victimes. Heureusement, l'infatigable
+Sanchez eut une idée qu'il communiqua au major Blumel. Il fit pétrir
+cent cinquante pains qu'il satura d'arsenic et mélanger du vitriol à
+l'eau-de-vie dans vingt barils. Le tout chargé sur des mules, fut placé
+sous l'escorte de Sanchez et de ses deux frères. Les bomberos,
+s'approchèrent des retranchements patagons avec cet effroyable
+approvisionnement. Les Indiens, passionnés pour l'eau de feu, se
+précipitèrent au-devant de la caravane pour s'emparer des barils; mais,
+barils et pains, Sanchez et ses frères abandonnèrent leur chargement sur
+le sable, et jouant de l'éperon, ils rentrèrent dans les mules destinées
+à nourrir les assiégés, si les Patagons ne donnaient pas l'assaut.</p>
+
+<p>Ce fut fête au camp. Les pains furent coupés. Les barils défoncés; rien
+ne resta. Cette orgie coûta aux Indiens six mille hommes, qui moururent
+dans des tortures atroces. Les autres frappés de terreur, commencèrent à
+se débander dans toutes les directions. On ne respectait plus les chefs;
+Neham-Outah lui-même voyait tomber son autorité devant la superstition
+des sauvages, qui croyaient à un châtiment céleste. Leurs prisonniers,
+hommes, femmes et enfants, furent massacrés avec des raffinements de
+barbarie horribles. Dona Linda, quoique protégée par le grand chef, ne
+dut son salut qu'au hasard ou qu'à Dieu qui la gardait comme un
+instrument de ses volontés.</p>
+
+<p>La rage des Indiens, ne pouvant plus s'exercer contre personne, se calma
+peu à peu. Neham-Outah parcourait tous les rangs pour rendre le courage
+aux guerriers. Il avait compris qu'il fallait en finir. Il donna l'ordre
+à Lucaney de rassembler tous les ulmenes dans son toldo.</p>
+
+<p>Grands chefs des grandes nations, leur dit Neham-Outah, dès que tous
+furent réunis devant le feu du conseil, demain au point du jour,
+l'assaut sera donné au Carmen de tous les côtés à la fois. Dès que la
+ville sera prise, la campagne sera finie. Ceux qui reculeront ne sont
+pas des hommes, ce sont des esclaves. Souvenez-vous que nous combattons
+pour la liberté de notre race.</p>
+
+<p>Il désigna ensuite à chaque chef la place de sa tribu dans l'attaque,
+forma une réserve de dix mille hommes pour soutenir au besoin ceux qui
+faibliraient, et, après avoir encouragé les ulmenes, il les congédia.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut seul, il se rendit au toldo de dona Linda. La jeune fille
+donna à Lucaney l'ordre de l'introduire. Il entra. Dona Linda causait
+avec son père, qui, après avoir reçu sa lettre des mains du Pavito,
+était accouru vers elle.</p>
+
+<p>L'intérieur du toldo était méconnaissable: Neham-Outah l'avait garni de
+meubles enlevés çà et là dans les estancias par les Indiens. A
+l'extérieur, rien n'était changé, mais l'intérieur, divisé par des
+cloisons et enjolivé d'ornements, était devenu une véritable habitation
+européenne. Là, Linda vivait doucement, honorée du chef suprême, en
+compagnie de son père et de Maria, qui l'aidait à sa toilette.</p>
+
+<p>Les Indiens, quoique un peu étonnés de la vie de leur grand toqui, se
+souvenant, d'ailleurs de l'éducation européenne qu'il avait reçue,
+fermait les yeux et n'osaient se plaindre. La haine de Neham-Outah
+n'était-elle pas toujours aussi vivace contre les blancs? Devant le feu
+du conseil sa parole n'était-elle pas toujours pleine d'amour pour la
+patrie? N'est-ce pas lui qui avait dirigé l'invasion et mené les
+peuplades dans les sentiers de la liberté? Ainsi, Neham-Outah n'avait
+rien perdu dans l'esprit des guerriers; il en était resté le chef
+bien-aimé.</p>
+
+<p>--L'effervescence des tribus est-elle apaisée? demanda dona Linda au
+chef.</p>
+
+<p>--Oui, grâce au ciel, senorita, mais l'homme qui gouverne au Carmen est
+une bête fauve: six mille hommes sont morts empoisonnés.</p>
+
+<p>--Oh! c'est affreux, dit la jeune fille.</p>
+
+<p>--Les blancs sont habitués à nous traiter ainsi, et le poison...</p>
+
+<p>--Ne parlons plus de cela, don Juan, j'en ai le frisson.</p>
+
+<p>--Depuis des siècles les Espagnols son nos bourreaux.</p>
+
+<p>--Que comptez-vous faire? demanda don Luis pour détourner la
+conversation.</p>
+
+<p>--Demain, senor, assaut général contre le Carmen.</p>
+
+<p>--Demain?</p>
+
+<p>--Oui, demain, j'aurai abattu en Patagonie le pouvoir espagnol, ou je
+serai mort.</p>
+
+<p>--Dieu protégera la bonne cause, dit dona Linda d'une voix prophétique.</p>
+
+<p>Un nuage douloureux passa sur le front de don Luis.</p>
+
+<p>--Pendant la bataille, qui sera rude, je vous en conjure, ne sortez pas
+de ce toldo, devant lequel je laisserai vingt hommes de garde.</p>
+
+<p>--Nous nous quittez déjà, don Juan.</p>
+
+<p>--Il le faut, excusez-moi, madame.</p>
+
+<p>--Adieu donc! dit dona Linda.</p>
+
+<p>--Tout est fini! murmura don Luis désespéré quand Neham-Outah fut sorti;
+ils réussiront.</p>
+
+<p>La jeune fille, calme et souriant à demi, mais le regard enflammé de
+haine, s'approcha de don Luis, joignit ses mains sur son épaule et lui
+dit tout bas:</p>
+
+<p>--Mon père, avez-vous lu la Bible?</p>
+
+<p>--Oui, dans le temps que j'étais jeune.</p>
+
+<p>--Vous rappelez-vous de l'histoire de Samson et de Dalilah?</p>
+
+<p>--Voudrais-tu donc lui couper les cheveux?</p>
+
+<p>--Vous souvenez-vous de Judith et d'Holophorme?</p>
+
+<p>--Voudrais-tu lui couper la tête?</p>
+
+<p>--Que signifient ces étranges questions?</p>
+
+<p>--J'aime don Fernando.</p>
+<br>
+
+<h3>X.--LA DERNIÈRE HEURE D'UNE VILLE.</h3>
+
+<p>Vers deux heures du matin, au moment où la hulotte bleue lançait dan
+l'air son premier chant doux comme un soupir, Neham-Outah, complètement
+armé en guerre, sortit de son toldo et se dirigea vers le centre du
+camp. Là, rangés autour d'un immense brasier et accroupis sur leurs
+talons, les ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes, fumaient
+silencieusement. Tous se levèrent à l'arrivée du toqui suprême; mais,
+sur un signe du maître, ils reprirent leurs places. Neham-Outah se
+tourna vers le matchi, qui marchait gravement à ses côtés, et auquel il
+avait d'avance dicté ses réponses.</p>
+
+<p>--Gualichu, lui demanda-t-il, sera-t-il neutre, contraire ou favorable
+dans la guerre de ses fils Indiens contre les blancs?</p>
+
+<p>Le sorcier s'avança vers le feu en fit trois fois le tour de gauche à
+droite, en murmurant des paroles inintelligibles. Au troisième tour, il
+emplit un couï d'eau sacré renfermée dans les roseaux étroitement
+tressés, en aspergea l'assemblée et, à trois reprises, la jeta dans la
+direction de l'Orient. Puis, le corps demi incliné et la tête en avant
+il écarta les bras et parut écouter des bruits perceptibles pour lui
+seul.</p>
+
+<p>A sa droite, la hulotte bleue fit entendre à deux reprises différentes
+son cri plaintif. Soudain le visage du matchi se décomposa dans
+d'horrible grimaces; ses yeux sanguinolents se gonflèrent; il pâlit,
+bava et trembla comme un fiévreux.</p>
+
+<p>--L'Esprit vient! l'Esprit vient! firent les Indiens.</p>
+
+<p>--Silence! dit Neham-Outah; le sage va parler.</p>
+
+<p>En effet, docile à cet ordre indirect, il siffla entre ses dents des
+sons gutturaux, d'où bientôt se dégagèrent ces mots entrecoupés:</p>
+
+<p>--L'esprit marche! s'écria-t-il; il a dénoué ses longs cheveux qui
+flottent au vent... Son souffle répand la mort. Le ciel est rouge de
+sang; les victimes ne manqueront pas à Gualichu, le génie du mal. La
+chair des blancs sert de gaine aux couteaux des Patagons. Entendez-vous
+au loin les vautours et les urubus? Quel ample pâturage! Poussez le cri
+de guerre...Courage, guerriers! La mort n'est rien, la gloire est tout.</p>
+
+<p>Le sorcier, continuant à balbutier, roula sur le sol, en proie à une
+sorte d'épilepsie. Alors les Indiens se détournèrent de lui sans pitié,
+car l'homme assez téméraire pour toucher au matchi quand l'esprit le
+tourmente, serait frappé d'une mort subite. Telle est la croyance
+indienne.</p>
+
+<p>Neham-Outah prit à son tour la parole.</p>
+
+<p>--Chefs des grandes nations patagones, vous le voyez, le dieu de nos
+pères est avec nous, il veut que notre terre redevienne libre. Que le
+soleil, à son coucher, ne retrouve plus en Patagonie le drapeau
+espagnol. Courage, frères! les Incas, mes ancêtres, qui chassent dans
+les prairies bien heureuses de <i>l'Eskennane</i>, recevront avec joie parmi
+eux ceux qui tomberont dans la bataille. Que chacun se rende à son
+poste! Le cri de l'urubus, répété trois fois à intervalles égaux, sera
+le signal de l'attaque.</p>
+
+<p>Les chefs s'inclinèrent et se retirèrent.</p>
+
+<p>La nuit diamantée d'étoiles était calme, imposante. La lune colorait
+d'un argent pâle le bleu sombre du firmament. Dans l'air pas un souffle!
+dans le ciel pas un nuage! L'atmosphère était sereine et limpide. Rien
+ne troublait le silence de cette splendide nuit, si ce n'est le
+gémissement sourd et vague qui semble être au désert la respiration de
+La nature endormie. Mille sentiments divers se confondaient dans l'âme
+Neham-Outah, qui pensait à la liberté prochaine de sa patrie et à
+l'amour de dona Linda. Puis, levant les yeux vers la voûte étoilée,
+l'indien demanda avec ferveur à celui qui peut tout et qui sonde les
+reins et les coeurs de combattre pour lui. S'il lui eût fallu choisir
+entre son amour et la cause qu'il défendait, certes, il n'aurait point
+hésité: le bonheur d'un homme n'est rien au prix de la liberté de tout
+un peuple.</p>
+
+<p>Pendant que le toqui était plongé dans ses réflexions, une main se posa
+lourdement sur son épaule. C'était le matchi qui le regardait avec ses
+yeux de chat-tigre.</p>
+
+<p>--Que veux-tu? lui demanda-t-il sèchement.</p>
+
+<p>--Mon père est-il content de moi? Gualichu a-t-il bien parlé?</p>
+
+<p>--Oui, fit le chef en retenant un geste de dégoût; retire-toi.</p>
+
+<p>--Mon père est grand et généreux.</p>
+
+<p>--Neham-Outah jeta dédaigneusement un de ses riches colliers au
+misérable sorcier, qui grimaça en signe de joie.</p>
+
+<p>--Va-t'en, lui dit-il.</p>
+
+<p>Le matchi, content de ses honoraires, s'en alla. Un beau métier chez les
+Indiens que celui de sorcier!</p>
+
+<p>--J'ai le temps, murmura Neham-Outah, qui avait calculé l'heure par la
+position des étoiles.</p>
+
+<p>Il porta en toute hâte ses pas vers le toldo de dona Linda.</p>
+
+<p>--Elle est là! se dit-il; elle repose, bercée par ses rêves d'enfant; sa
+bouche s'entr'ouvre comme une fleur aux souffles parfumés de la nuit:
+elle sommeille, la main sur son coeur pour le défendre. Et je l'aime!
+Faites, ô mon Dieu, que je la rende heureuse! Aidez mon bras qui veut
+sauver un peuple!</p>
+
+<p>Il s'approcha d'un guerrier debout à l'entrée du toldo.</p>
+
+<p>--Lucaney, dit-il d'une voix émue, je t'ai deux fois arraché à la mort.</p>
+
+<p>--Je m'en souviens.</p>
+
+<p>--Tout ce que j'aime est dans ce toldo; je te le confie.</p>
+
+<p>--Ce toldo est sacré, mon père.</p>
+
+<p>--Merci, fit Neham-Outah en serrant affectueusement la main de l'ulmen,
+qui baisa le bas de sa robe.</p>
+
+<p>Les ulmenes, après le conseil, avaient échelonné leurs tribus déjà
+prêtes pour l'assaut. Les guerriers, se couchant à plat ventre sur le
+sol, avaient commencé une de ces marches impossibles que les Indiens
+seuls sont capables d'entreprendre. Glissant et rampant comme des
+couleuvres dans les hautes herbes, ils étaient parvenus en une heure à
+se poster, sans avoir été aperçus, au pied même des retranchements des
+Argentins. Ce mouvement avait été exécuté avec une prudence raffinée que
+les Indiens apportent dans le sentier de la guerre; le silence de la
+prairie n'avait pas été troublé, et la ville paraissait ensevelie dans
+le sommeil.</p>
+
+<p>Cependant, quelques minutes avant que les ulmenes reçussent les derniers
+ordres de Neham-Outah, un homme revêtu du costume des Aucas, avait avant
+tous les autres quitté le camp et s'était esquivé vers le Carmen en
+s'aidant des mains et des genoux. Arrivé à la première barricade, il
+avait tendu les mains à une main invisible qui l'avait hissé sur la
+barrière.</p>
+
+<p>--Eh bien, Sanchez?</p>
+
+<p>--Major, avant une heure nous serons attaqués.</p>
+
+<p>--Est-ce un assaut?</p>
+
+<p>--Oui; les Indiens ont peur d'être tous empoisonnés comme des rats, ils
+veulent en finir.</p>
+
+<p>--Que faire?</p>
+
+<p>--Nous faire tuer.</p>
+
+<p>--Pardieu! le beau conseil!</p>
+
+<p>--On peut encore tenter...</p>
+
+<p>--Quoi?</p>
+
+<p>--Donnez-moi vingt gauchos fidèles.</p>
+
+<p>--Prends-les, et puis?...</p>
+
+<p>--Laissez-moi agir, major. Je ne réponds pas du succès, car ces diables
+rouges sont plus nombreux que les mouches; mais j'en tuerai bien
+quelques-uns.</p>
+
+<p>--Et les femmes et les enfants?</p>
+
+<p>--Je les ai internés à l'estancia de San-Julian.</p>
+
+<p>--Dieu soit loué!</p>
+
+<p>--Mais, j'y songe, ils attaqueront l'estancia, s'ils prennent le Carmen.</p>
+
+<p>--Tu es un nigaud, Sanchez, dit le major en souriant; et dona Linda?</p>
+
+<p>--C'est vrai, reprit gaiement le bombero, je n'y pensais plus, moi, à la
+senorita. J'oubliais encore ceci: le signal de l'attaque sera trois cris
+d'urubus à intervalles égaux.</p>
+
+<p>--Bon! je vais me préparer, car ils n'attendront pas le lever du soleil.</p>
+
+<p>Le major, d'un côté, et le bombero de l'autre, allèrent de poste en
+poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir
+sur leurs gardes.</p>
+
+<p>La veille même, le major Blumel avait réuni tous les habitants et dans
+une harangue brève et énergique, il leur avait peint leur situation
+désespérée.</p>
+
+<p>--Les embarcations mouillées Sous les canons du port, avait-il dit en
+terminant, sont prêtes à recueillir les femmes, les enfants et les
+colons craintifs. On s'embarquera, dès la nuit venue, pour l'estancia de
+San-Julian.</p>
+
+<p>Les habitants réveillés se plantèrent derrière les barricades, l'oeil et
+l'oreille au guet, et le fusil en main. Une heure se passa dans
+l'attente des Patagons, lorsque tout à coup le cri de l'urubus s'éleva
+rauque et sinistre dans le silence. Un deuxième cri suivit de près le
+premier, et la dernière note du troisième vibrait encore qu'une clameur
+effroyable éclata de toutes parts à la fois et que les Indiens se
+précipitèrent en tumulte pour escalader les retranchements extérieurs.
+Ils se brisèrent devant cette autre muraille vivante qui se dressa aux
+barrières. Etonnés de cette résistance inattendue, les Patagons
+reculèrent et ils furent mitraillés par les canons qui semaient dans
+leurs rangs le désordre et la mort.</p>
+
+<p>Sanchez, profitant de la panique des Indiens, s'élança au milieux d'eux
+à la tête de ses gauchos et sabra vigoureusement.</p>
+
+<p>Au bout de deux heures d'une bataille de géant, le soleil dédaigneux des
+luttes humaines, se leva majestueux à l'horizon et répandit sur ce champ
+du carnage la splendeur de ses rayons. Les indiens saluèrent son
+apparition par des cris de joie et se ruèrent avec une rage nouvelle
+contre les retranchements. Leur choc fut irrésistible.</p>
+
+<p>Les colons s'enfuirent, poursuivis par les sauvages.</p>
+
+<p>Mais une formidable explosion entr'ouvrit le terrain sous leurs pieds,
+et les malheureux guerriers, lancés dans l'espace, retombèrent en
+lambeaux de toutes parts. C'était l'explosion du sol miné par les
+Argentins.</p>
+
+<p>Neham-Outah monté sur un superbe cheval, noir comme la nuit, s'élança en
+avant presque seul, agitant au vent le <i>totem</i> sacré des nations unies,
+et il cria d'une voix qui domina le bruit de la bataille:</p>
+
+<p>--Lâches! qui ne voulez pas vaincre, au moins regardez-moi mourir!</p>
+
+<p>Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un honteux reproche,
+et ils coururent sur les traces de leur chef suprême.</p>
+
+<p>Neham-Outah paraissait invulnérable. Il faisait caracoler son cheval, le
+lançait au plus épais de la mêlée, parait tous les coups avec la hampe
+de son totem, qu'il élevait au-dessus de sa tête et criait aux siens:</p>
+
+<p>--Courage! suivez-moi!</p>
+
+<p>--Neham-Outah, le dernier des Incas! mourons pour le fils du Soleil!
+exclamaient les Patagons électrisés par la téméraire audace de leur
+toqui.</p>
+
+<p>--Eh! s'écria-t-il avec enthousiasme en montrant l'astre du jour, voyez,
+mon père radieux sourit à votre valeur. En avant! en avant!</p>
+
+<p>--En avant! répétèrent les guerriers, qui redoublaient de furie.</p>
+
+<p>Toute la ville déjà était envahie: on se battait de maison en maison.
+Les Aucas, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés
+par Neham-Outah, la rue assez raide qui conduit au vieux Carmen et à la
+citadelle: ils avançaient sans peur, malgré la mitraille du fort.
+Neham-Outah, respecté par la mort, et toujours en avant, brandissait son
+totem et faisait cabrer son cheval noir.</p>
+
+<p>--Allons! dit tristement le major Blumel à Sanchez, l'heure est venue.</p>
+
+<p>--Vous le voulez, major?</p>
+
+<p>--Je l'exige, Sanchez.</p>
+
+<p>--Il suffit, reprit le bombero. Adieu, major, ou plutôt au revoir
+là-haut!</p>
+
+<p>Les deux hommes se serrèrent la main; étreinte suprême! car à mois d'un
+miracle, ils allaient mourir. Après ce dernier adieu, Sanchez rassembla
+une cinquantaine de cavaliers, les aggloméra en troupe compacte, et
+entre deux décharges, il se précipitèrent à fond de train sur les
+Indiens qui montaient. Les Araucans, devant cette avalanche qui
+s'abattait du haut de la montagne, s'ouvrirent à droite et à gauche, et,
+à peine revenus de leur stupeur, ils aperçurent trois barques sur le
+fleuve et voguant à force de rames vers la mer.</p>
+
+<p>Profitant de cette diversion hardie, tous les colons, sur l'ordre du
+major Blumel, s'étaient renfermés dans le fort.</p>
+
+<p>Neham-Outah fit signe aux Aucas de s'arrêter, et il s'avança seul auprès
+des murs de la citadelle.</p>
+
+<p>--Major, cria-t-il d'une voix ferme, rendez-vous. Vous et la garnison
+aurez la vie sauve.</p>
+
+<p>--Vous êtes un traître et un chien, répondit le major qui parut
+aussitôt.</p>
+
+<p>--Vous êtes perdus, vous et vos hommes.</p>
+
+<p>--Je ne me rendrai pas.</p>
+
+<p>Vingt balles sifflèrent du haut de la muraille; mais Neham-Outah était
+retourné vers ses guerriers avec la rapidité d'une flèche.</p>
+
+<p>Une détonation, comme mêlée de cent tonnerres, déchira les airs; le
+major avait mis le feu aux poudres de la forteresse. Le géant de pierre
+oscilla deux ou trois secondes sur sa base, semblable à un mastodonte
+ivre; puis, brusquement arraché du sol, il s'éleva dans l'espace et
+éclata comme une grenade trop mûre, aux cris répétés et mourants de:
+Vive la patrie!</p>
+
+<p>Une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutilés tomba sur les
+Indiens terrifiés.</p>
+
+<p>Ce fut tout! Neham-Outah était maître des ruines du Carmen. Pleurant de
+rage en face de cette désastreuse victoire, il planta son totem sur un
+mur chancelant, le seul débris du fort de ses défenseurs.</p>
+<br>
+
+<h3>XI.--APRÈS LA VICTOIRE.</h3>
+
+<p>Les principales maisons de la ville avaient seules été épargnées par le
+pillage, et Neham-Outah, pour en sauver les richesses, les avait
+adjugées aux ulmenes les plus puissants. Quant à lui, il avait établi
+son quartier général dans sa demeure au vieux Carmen. Don Luis et sa
+fille avaient repris possession de leur habitation échappée à la furie
+indienne.</p>
+
+<p>La ville, où les Patagons étaient entassés, offrait l'image de la
+désolation.</p>
+
+<p>Huit jours après la prise de la colonie, vers dix heures du matin, trois
+personne causaient à demi-voix dans le salon de don Luis Munoz.
+C'étaient don Luis lui-même, sa fille te le capataz don José Diaz. Ce
+dernier, sous son costume de gaucho, avait l'air d'un vrai bandit.
+Maria, en vedette à une fenêtre, en riait comme une folle, au grand
+désespoir du capataz, qui, de tout son coeur, donnait au diable don
+déguisement maudit.</p>
+
+<p>--José, mon ami, disait don Luis, ajuste tes flûtes pour entrer en
+danse.</p>
+
+<p>La cérémonie est donc pour aujourd'hui?</p>
+
+<p>--Oui, José. Avouons que nous vivons dans de singuliers temps et de
+singuliers pays. J'ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe
+toutes.</p>
+
+<p>--Au point de vue des Indiens, dit Linda, elle est très-logique.</p>
+
+<p>--Il y a un mois, qui de vous s'attendait à un si prompt rétablissement
+de l'empire des Incas?</p>
+
+<p>--Pas moi, reprit le capataz. Seulement, il me semble que, pour un futur
+empereur, Neham n'est guère magnanime.</p>
+
+<p>--Qu'entends-tu par là, mon ami?</p>
+
+<p>--N'a-t-il pas écrit à don Fernando que si, dans trois jours, il n'a pas
+quitté la colonie, il le fera pendre.</p>
+
+<p>--Avant de pendre les gens dit dona Linda, il faut les prendre.</p>
+
+<p>--Tout cela est fort bien, José mais tu vas retourner à l'estancia.
+Surtout n'oublie pas mes recommandations.</p>
+
+<p>--Rapportez-vous-en à moi, seigneur; mais je suis inquiet de Sanchez,
+dit-il tout bas pour n'être pas entendu de Maria. Depuis six jours, il a
+disparu sans donner de ses nouvelles.</p>
+
+<p>--Don Sanchez, répondit Linda, n'est pas homme à se perdre sans laisser
+de traces. Rassurez-vous; nous le reverrons.</p>
+
+<p>--Neham-Outah! s'écria Maria, en se retournant.</p>
+
+<p>--José, mon ami, décampe dit don Luis.</p>
+
+<p>--Venez vite, ajouta Maria.</p>
+
+<p>Neham-Outah parut. Le grand chef des Aucas, paré de son magnifique
+costume indien, avait le front soucieux et le regard triste. Après les
+premiers compliments, dona Linda, inquiète de l'apparence sombre du
+chef, se pencha gracieusement vers lui, et, d'un air affectueux
+parfaitement joué:</p>
+
+<p>--Qu'avez-vous, don Juan? Vous paraissez tourmenté. Auriez-vous reçu de
+fâcheuses nouvelles?</p>
+
+<p>--Non, madame, je vous remercie. Si j'étais ambitieux, tous mes souhaits
+seraient comblés: les chefs patagons ont résolu le rétablissement de
+l'empire des Incas, et c'est moi, leur héritier direct, qu'ils ont élu
+pour succéder à l'infortuné Tupac-Amaru; mais...</p>
+
+<p>--Mais on vous a rendu justice.</p>
+
+<p>--Cette distinction m'effraye, et je tremble de ne pouvoir porter le
+poids de l'empire. Les blessures faites à ma race par les Espagnols,
+sont anciennes et profondes; les Indiens ont été abrutis par une longue
+servitude. Quelle tâche que de commander à ces peuplades désunies! Qui
+continuera mon oeuvre, si je meurs dans vingt ans, dans dix ans, demain
+peut-être? Que deviendra le rêve de ma vie?</p>
+
+<p>--Dieu vous garde de longs jours, don Juan, répondit dona Linda.</p>
+
+<p>--Un diadème sur mon front! Tenez, senorita, je suis découragé, las de
+vivre; il me semble que la couronne, comme un cercle fatal, serrera mes
+tempes, les brisera, et que je serai enseveli dans mon triomphe.</p>
+
+<p>--Chassez ces vains pressentiments, reprit la jeune fille, qui lui avait
+lancé à la dérobée un regard perçant.</p>
+
+<p>--Vous le savez, madame, la roche terpéienne est près du Capitole.</p>
+
+<p>--Allons! allons! don Juan, dit gaiement don Luis, mettons-nous à table.</p>
+
+<p>Un splendide déjeuner était servi. Les premiers moments furent
+silencieux; les convives paraissaient gênés; mais peu à peu, grâce aux
+efforts de dona Linda, la conversation s'anima. Neham-Outah, on le
+voyait aisément, se faisait violence pour refouler dans son coeur le
+flot des pensées qui lui montait aux lèvres. Vers la fin du repas, il se
+tourna vers la jeune fille:</p>
+
+<p>--Senorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit, je serai empereur des
+Patagons et ennemi des Espagnols que, sans doute, reviendront les armes
+à la main troubler notre empire. Ce qu'ils redoutent le plus dans une
+insurrection indienne, ce sont les représailles, c'est-à-dire le
+massacre des blancs. Mon mariage avec une Argentine est un gage de paix
+pour vos compatriotes et une sécurité pour leur commerce. Je viens donc
+vous dire, en présence de votre père: Dona Linda, accordez-moi votre
+main.</p>
+
+<p>--Qui nous presse en ce moment, don Juan? répondit-elle. N'êtes-vous pas
+sûr de moi?</p>
+
+<p>--Toujours la même réponse, vague et obscure, fit le chef en fronçant le
+sourcil. Enfant qui jouez avec le lion, je vois à présent le fond de
+votre coeur. Imprudente! vous courez à votre perte... Mais non, vous
+êtes en mon pouvoir, et, après vous avoir sauvé dix fois la vie, je vous
+offre la moitié du trône. Demain, il le faut, madame, vous m'épouserez.
+La tête de votre père et celle de don Fernando me répondront de votre
+obéissance.</p>
+
+<p>Et, saisissant une carafe en cristal pleine d'une eau limpide, il
+mouilla jusqu'aux bords son verre qu'il vida d'un trait, pendant que don
+Linda le regardait fixement; ce regard contenait une joie cruelle et
+voilée.</p>
+
+<p>--Dans une heure, ajouta-t-il en posant son verre sur la table, vous
+assisterez à la cérémonie auprès de moi, je le veux.</p>
+
+<p>--J'y serai, répondit-elle.</p>
+
+<p>--Adieu, madame!</p>
+
+<p>La jeune fille se leva vivement saisit la carafe et s'approcha de la
+fenêtre.</p>
+
+<p>--Que fais-tu là? demanda don Luis.</p>
+
+<p>--Mon père, j'arrose mes fleurs.</p>
+
+<p>Tout en vidant l'eau, Linda, l'oeil animé d'un feu sombre, murmura tout
+bas:</p>
+
+<p>--Don Juan, entre la coupe et les lèvres, il y encore place pour un
+malheur, m'as-tu dis un jour; en bien! écoute-moi à mon tour: Entre ton
+front et la couronne, il y a la mort.</p>
+
+<p>Elle posa ensuite sur la terrasse de la maison deux jardinières auprès
+de la balustrade. C'était un signal sans doute, car au bout de quelques
+minutes, Maria entra précipitamment dans le salon en disant:</p>
+
+<p>--Il est là.</p>
+
+<p>--Qu'il entre! dirent à la fois don Luis et sa fille.</p>
+
+<p>Sanchez parut. L'estanciero recommanda à Maria la plus grand vigilance,
+ferma les portes et vint s'asseoir auprès du bombero.</p>
+
+<p>--Eh bien? demanda-t-il.</p>
+<br>
+
+
+<h3>XII.--LE DERNIER DES INCAS.</h3>
+
+<p>La place Mayor présentait, ce jour-là, un aspect inaccoutumé. Au centre
+d'élevait un large échafaud recouvert de tapis de velours route, sur
+lequel était en place un fauteuil de bois de nopal sculpté. Le dossier
+était surmonté d'un soleil en or massif, étincelant de diamants; un
+vautour des Andes, oiseau sacré des Incas, également en or, soutenant
+dans son bec recourbé une couronne impériale; il tenait dans ses serres
+un sceptre qui se terminait en trident, et une main de justice qui
+tenait un soleil éblouissant. Ce vautour, les ailes déployées, semblait
+planer au-dessus du fauteuil, auquel on montait par quatre marches. A
+droite de ce fauteuil, il s'en trouvait un autre un peu plus bas, mais
+plus simple.</p>
+
+<p>A midi, au moment où l'astre du jour, à son zénith, darda toutes les
+flammes de ses rayons cinq coups de canon tirés à intervalles égaux
+grondèrent majestueusement. Au même instant, par chacune des entrées de
+la place, débouchèrent les diverses tribus patagones, conduites par
+leurs ulmenes et ornées de leurs habits de cérémonies. On comptait
+quinze mille guerriers seulement, car, suivant la coutume indienne, dès
+la prise du Carmen, le butin avait été envoyé sous bonne escorte dans
+les montagnes, et les troupes patagones s'étaient débandées pour
+rejoindre leurs <i>tolderias</i>, prêtes cependant, à revenir au premier
+signal.</p>
+
+<p>Les tribus s'alignèrent sur trois côtés, laissant vide le quatrième, où
+accoururent cinq cents gauchos qui se tinrent immobiles. Ils étaient à
+cheval et bien armés, tandis que les indiens à pied n'avaient que leurs
+machetes à la ceinture. Les fenêtres étaient garnies de curieux.
+Derrière les curieux, les femmes indiennes, groupées en désordre,
+avançaient curieusement la tête par-dessus leurs épaules.</p>
+
+<p>Le centre de la place était libre. Devant l'échafaud stationnaient, au
+pied d'un autel grossier en forme de table avec une profonde rainure et
+surmonté d'un soleil, le grand matchi des Patagons, vingt <i>sagotkattas</i>
+(prêtres) et <i>piaïs</i> (prêtres d'un ordre inférieur), tous les bras
+croisés et les yeux fixés sur le sol.</p>
+
+<p>Lorsque chacun eut pris sa place, cinq autres coups de canons
+retentirent, et une brillante cavalcade arriva en caracolant.
+Neham-Outah marchant en tête, ayant dona Linda à sa droite et à sa
+gauche don Luis tenant en mains le totem. Après eux venaient les
+principaux ulmenes et caraskenes des nations unies, revêtus d'ornements
+où brillaient l'or et les pierreries.</p>
+
+<p>Neham-Outah descendit de cheval, présenta la main à dona Linda pour
+mettre pied à terre, monta sur l'échafaud, la conduisit au second
+fauteuil et s'arrêta lui-même devant le premier sans s'y asseoir. Ses
+traits, habituellement pâles, étaient enflammés, ses yeux semblaient
+rougis par les veilles, et il essuyait incessamment la sueur qui
+renaissait sur son front. Quelque chose d'inusité se paissait en lui. La
+pâleur de dona Linda était extrême, mais son visage était calme.</p>
+
+<p>Les ulmenes entourèrent l'échafaud: et, à une troisième canonnade, les
+piaïes s'écartèrent et laissèrent voir un homme étroitement garrotté qui
+gisait sur le sol au milieu d'eux. Le Matchi se tourna vers la foule:</p>
+
+<p>Vous tous qui m'écoutez, le soleil notre aïeul a souri à nos armes et
+Gualichu a même combattu pour nous; l'empire des Incas est rétabli, les
+Indiens sont libres, et le chef suprême des nations patagones,
+Neham-Outah, va mettre sur sa tête le diadème d'Athshualpa et de
+Tupac-Amaru. Au nom du nouvel empereur et au nôtre, nous allons offrir
+au soleil dont il descend, le sacrifice qui lui est le plus agréable.
+Piaïes, apportez la victime.</p>
+
+<p>Les prêtre étendirent le malheureux dans la rainure de l'autel. C'était
+un colon fait prisonnier à la prise de la Poblacion-del-Sur, le pulpero
+dans la boutique duquel les gauchos allaient s'abreuver de chicha.</p>
+
+<p>Cependant, Neham-Outah tremblait comme de la fièvre; ses oreilles
+bourdonnaient, ses tempes battaient violemment, et ses yeux
+s'injectaient de sang. Il s'appuya sur un des bras de son fauteuil.</p>
+
+<p>--Qu'avez-vous? lui demanda dona Linda.</p>
+
+<p>--Je ne sais, répondit-il, la chaleur, l'émotion peut-être...
+J'étouffe... j'espère que cela ne sera rien.</p>
+
+<p>On avait dépouillé l'infortuné pulpero de son pantalon. Il poussait des
+cris lamentables. Le matchi s'approcha de lui en brandissant son
+couteau.</p>
+
+<p>--Ah! c'est affreux, s'écria dona Linda en se voilant le visage de ses
+mains.</p>
+
+<p>--Silence, murmura Neham-Outah; il le faut.</p>
+
+<p>Le matchi, insensible aux hurlements de la victime, choisit la place où
+il devait frapper, regarda l'astre du jour d'un air inspiré, leva son
+couteau et ouvrit la poitrine du pulpero dans toute sa longueur; puis,
+pendant que l'holocauste se tordait en râlant et que les piaïes
+recueillaient le sang qui coulait à flots, le matchi lui arracha le
+coeur qu'il éleva vers le soleil comme une hostie.</p>
+
+<p>A ce moment les ulmenes montèrent sur l'échafaud, et, asseyant
+Neham-Outah sur le trône, ils l'élevèrent sur leurs épaules en criant
+avec enthousiasme:</p>
+
+<p>--Vive le nouvel empereur! Vive le fils du soleil!</p>
+
+<p>Les piaïes aspergeaient le foule avec le sang de la victime; et les
+Indiens trépignaient de joie et remplissaient l'air de hurrahs
+assourdissants.</p>
+
+<p>--Enfin! s'écria Neham-Outah, j'ai reconstitué l'empire des Incas et
+délivré ma race!</p>
+
+<p>--Pas encore! lui dit dona Linda d'une voix incisive. Regarde!</p>
+
+<p>Les gauchos, jusque là spectateurs impassibles de la cérémonie,
+s'étaient tout-à-coup précipités au galop sur les Indiens sans défenses,
+tandis que, par toutes les issues de la place, entraient au pas de
+charge des troupes argentines, venues de Buenos-Ayres, et que toutes les
+fenêtres se garnissaient de blancs qui fusillaient la foule. On
+reconnaissait au milieu de la place, don Fernando, José Diaz, Sanchez et
+ses deux frères, qui massacraient les Indiens sans pitié aux clameurs
+de:--Sus! sus! à mort!</p>
+
+<p>--Oh! s'écria Neham-Outah en brandissant le totem d'une main tremblante,
+quelle trahison!</p>
+
+<p>Il s'élança pour voler au secours de son peuple, mais il chancela et
+tomba sur ses genoux; ses yeux se couvrirent d'un voile sanglant; un feu
+dévorant brûlait ses entrailles.</p>
+
+<p>--Qu'ai-je donc? demanda-t-il désespéré.</p>
+
+<p>--Tu vas mourir, don Juan, lui murmura à l'oreille dona Linda, en lui
+saisissant le bras avec force.</p>
+
+<p>--Femme, tu mens! fit-il en s'efforçant de se relever, je veux secourir
+mes frères.</p>
+
+<p>--Tes frères, on les égorge. Toi, ne devrais-tu pas tuer mon père, mon
+fiancé et moi-même? Meurs, misérable, meurs de la main d'une femme!
+J'aime don Fernando, entends-tu! et je suis vengée.</p>
+
+<p>--Malheur! malheur! s'écria Neham-Outah en se traînant sur les genoux
+pour arriver au bord de la plate-forme; je suis le bourreau d'un peuple
+que je voulais sauver.</p>
+
+<p>Les Indiens tombaient comme les blés sous la faulx des moissonneurs. Ce
+n'était pas un combat, c'était une boucherie. Plusieurs chefs, fuyant
+devant Sanchez, le capataz et don Fernando, se précipitèrent vers la
+plate forme comme en un dernier refuge.</p>
+
+<p>--Oh! hurla Neham-Outah en faisant un bond de tigre et en saisissant don
+Fernando à la gorge, moi aussi, je me vengerai!</p>
+
+<p>Il y eut un moment d'anxiété terrible.</p>
+
+<p>--Non, ajouta le chef en abandonnant son ennemi et en retombant, ce
+serait lâche: Cet homme ne m'a rien fait.</p>
+
+<p>Dona Linda, à ces mots, ne put retenir des larmes d'admiration, larmes
+tardives, larmes de repentir ou d'amour peut-être!</p>
+
+<p>Sanchez déchargea son fusil dans la poitrine du chef étendu à ses pieds.
+Au même instant Pincheira tombait, la tête fendue par don Fernando. Don
+Luis, frappé par une balle égarée, s'affaissa dans les bras de sa fille
+éplorée.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! murmura Neham-Outah, vous me jugerez!</p>
+
+<p>Il regarda le ciel, remua encore ses lèvres comme dans une prière, et
+soudain son visage rayonna. Il retomba en arrière et expira.</p>
+
+<p>--Peut-être, s'écria dona Linda accablée, la cause de cet homme
+était-elle juste!</p>
+
+<p>Ce n'est pas la première fois qu'une femme a, par la volonté de Dieu,
+arrêté un conquérant.</p>
+
+<h4>FIN</h4>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) ***
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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