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LISZT + +QUATRIÈME ÉDITION + +LEIPZIG + +BREITKOPF ET HAERTEL + +IMPRIMEURS-ÉDITEURS + +1890 + +Tous droits réservés. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + +I. Caractère général des Œuvres de Chopin + +II. Polonaises + +III. Mazoures + +IV. Virtuosité de Chopin + +V. Individualité de Chopin + +VI. Jeunesse de Chopin + +VII. Lélia + +VIII. Derniers temps, derniers instants + + + + +I. + +Weimar 1850. + + +Chopin! doux et harmonieux génie! Quel est le cœur auquel il fut cher, +quelle est la personne à laquelle il fut familier qui, en l'entendant +nommer, n'éprouve un tressaillement, comme au souvenir d'un être +supérieur qu'il eut la fortune de connaître? Mais, quelque regretté +qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous +est peut-être permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié +à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement +sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui réserve +l'avenir. + +S'il a été souvent prouvé que _nul n'est prophète en son pays_, n'est-il +pas d'expérience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le +pressentent et le rapprochent par leurs œuvres, ne sont pas reconnus +prophètes par leurs temps?... À vrai dire, pourrait-il en être +autrement? Sans nous en prendre à ces sphères où le raisonnement +devrait, jusqu'à un certain point, servir de garant à l'expérience, nous +oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout génie innovateur, +tout auteur qui délaisse l'idéal, le type, les formes dont se +nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour évoquer +un idéal nouveau, créer de nouveaux types et des formes inconnues, +blessera sa génération contemporaine. Ce n'est que la génération +suivante qui comprendra sa pensée, son sentiment. Les jeunes artistes +groupés autour de cet inventeur auront beau protester contre les +retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants +avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres +arts, il est quelquefois réservé au temps seul de révéler toute la +beauté et tout le mérite des inspirations et des formes nouvelles. + +Les formes multiples de l'art n'étant qu'une sorte d'incantation, dont +les formules très diverses sont destinées à évoquer dans son cercle +magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre +sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en +communiquer les frémissements, le génie se manifeste par l'invention de +formes nouvelles, adaptées parfois à des sentiments qui n'avaient point +encore surgi dans le cercle enchanté. Dans la musique, ainsi que dans +l'architecture, la sensation est liée à l'émotion sans l'intermédiaire +de la pensée et du raisonnement, comme il en est dans l'éloquence, la +poésie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on +connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit +avoir saisi avant que le cœur en soit touché. Comment alors la seule +introduction de formes et de modes inusités, ne serait-elle pas déjà +dans cet art un obstacle à la compréhension immédiate d'une œuvre?... La +surprise, la fatigue même, occasionnées par l'étrangeté des impressions +inconnues que réveillent une manière de procéder, une manière d'exprimer +ses pensées et son sentiment, une manière de dire dont on n'a point +encore appris la portée, le charme et le secret, font paraître au grand +nombre les œuvres conçues en ces conditions imprévues, comme écrites +dans une langue qu'on ignore et qui, par cela même, semble d'abord +barbare! + +La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par _a_ + _b_ +des raisons pour lesquelles les anciennes règles sont autrement +appliquées, autrement employées, successivement transformées, afin de +correspondre à des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent +établies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opiniâtrement +d'étudier avec suite les œuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce +qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans +changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par là +repousser du pur domaine de l'art sacré et radieux, un patois indigne +des maîtres qui l'ont illustré. Cette répulsion, plus vive en des +esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre +ce qu'ils savent s'y attachent comme à des dogmes _hors desquels pas de +salut_, devient encore plus forte, plus impérieuse, quand sous des +formes nouvelles un génie novateur introduit dans l'art des sentiments +qui n'y avaient pas encore été exprimés. Alors on l'accuse de ne savoir +ni ce qu'il est permis à l'art de dire, ni la manière dont il doit le +dire. + +Les musiciens ne sauraient même espérer que la mort apporte à leurs +travaux cette _plus value_ instantanée qu'elle donne à ceux des +peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses +manuscrits, le subterfuge d'un des grands maîtres flamands qui voulut de +son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de répandre +le bruit de son décès pour faire renchérir les toiles dont il avait eu +soin de garnir son atelier. Les questions d'école peuvent aussi dans les +arts plastiques retarder, de leur vivant, l'appréciation équitable de +certains maîtres. Qui ne sait que les admirateurs passionnés de Rafael +fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on méconnut longtemps +en France le mérite d'Ingres, dont ensuite les partisans dénigrèrent +celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhérents de Cornélius +anathématisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en +peinture ces guerres d'école arrivent plus tôt à une solution équitable, +parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposés, tous +peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le +penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est à même de l'étudier +consciencieusement et d'y découvrir le mérite réel de la pensée et des +formes encore inusitées. Il lui est toujours aisé de les revoir et de +juger avec équité, pour peu qu'il le veuille, l'union adéquate qui s'y +trouve ou non du sentiment et de la forme. + +En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens +maîtres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se +familiariser avec les productions d'une école qui surgit. Ils ont soin +de les soustraire tout à fait à la connaissance du public. Si par +mégarde quelque œuvre nouvelle, écrite dans un style nouveau, vient à +être exécutée, non contents de la faire attaquer par tous les organes de +la presse qu'ils tiennent à leur disposition, ils empêchent qu'on la +joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les +conservatoires, les salles de concert et les salons, en établissant +contre tout auteur qui cesse d'être un imitateur, un système de +prohibition qui s'étend des écoles, où se forment le goût des virtuoses +et des maîtres de chapelle, aux leçons, au cours, aux exécutions +publiques, privées et intimes, où se forme le goût des auditeurs. + +Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement espérer de convertir +peu à peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la +rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles à toute conversion, +en ayant prise par la publicité même de leur œuvre sur toutes les âmes +ingénues, sur celles qui sont supérieures aux petites taquineries +d'atelier à atelier. Le musicien novateur est condamné à attendre une +génération suivante pour être d'abord entendu, puis écouté. En dehors du +théâtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres +normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut guère espérer de +conquérir un public de son vivant; c'est-à-dire, de voir le sentiment +qui l'a inspiré, la volonté qui l'a animé, la pensée qui l'a guidé, +généralement comprises, clairement présentes à quiconque lit ou exécute +ses œuvres. Il lui faut à l'avance courageusement renoncer à voir le +mérite et la beauté de la forme dont il a revêtu son sentiment et sa +pensée, généralement appréciées et reconnues par les artistes, ses +égaux, avant un quart de siècle; pour mieux dire, avant sa mort. +Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce +que parce qu'elle donne à toutes les mauvaises petites passions des +rivalités locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des +réputations en vogue, en opposant à leurs plates productions les œuvres +de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime +rétrospective que l'envie emprunte chez la justice, à la compréhension +sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au génie ou au +talent hors ligne. + +Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-être +que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils +empêchent le succès, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir +compte de la difficulté réelle qu'ils éprouvent à comprendre les +beautés qu'ils méconnaissent, à apprécier les mérites qu'ils nient avec +tant d'obstination? L'ouïe est un sens infiniment plus sensible, plus +nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux +simples besoins de la vie, il porte au cerveau des émotions liées à ses +sensations, des pensées formulées par les divers modes que les sons +affectent, au moyen de leur succession qui produit la mélodie, de leur +groupement qui donne le rhythme, de leur simultanéité qui constitue +l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine à s'accoutumer à ses +nouvelles formes qu'à celles qui affectent le regard. L'œil se fait bien +plus rapidement à des contours maigres ou exubérants, à des lignes +anguleuses ou rebondissantes, à un emploi exagéré de couleurs ou à une +absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austère ou +pathétique d'un maître à travers sa «manière», que l'oreille ne se fait +à l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en +saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble +vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et +esthétique à la fois, comme les transitions voulues par un style en +architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne +s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que +d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant +aux fibres les plus délicates du cœur humain le blesse et le fait +souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point. + +Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus +vives qui, le moins enchaînées par l'attrait de l'habitude à des formes +anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable +même en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosité, puis +de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce +qu'il dit, comme par la manière dont il le dit, à l'idéal nouveau d'une +nouvelle époque, aux types naissants d'une période qui va succéder à une +autre. C'est grâce à ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui +dépeint leurs impressions et donne vie à leurs pressentiments, que le +nouveau langage pénètre dans les régions récalcitrantes du public; c'est +grâce à elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la portée, la +construction, et se décide à rendre justice aux qualités ou aux +richesses qu'il renferme. + +Quelle que soit donc la popularité déjà acquise à une partie des +productions du maître dont nous voulons parler, de celui que les +souffrances avaient brisé longtemps avant sa fin, il est à présumer que +dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une +estime moins superficielle et moins légère que celle qui leur est +accordée maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire +de la musique, feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua +par un si rare génie mélodique, par de si merveilleuses inspirations +rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du +tissu harmonique, que ses conquêtes seront préférées avec raison à +mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par de grands +orchestres, chantée et rechantée par une quantité de _prime donne_. + +Le génie de Chopin fut assez profond et assez élevé, assez riche +surtout, pour avoir pu s'établir de prime abord, si non de prime saut, +dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses idées musicales furent +assez grandes, assez arrêtées, assez nombreuses, pour se répartir à +travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pédants +lui eussent reproché de n'être point polyphone, il avait de quoi se +moquer des pédants en leur prouvant que la polyphonie, tout en étant une +des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des +plus expressives, des plus majestueuses ressources du génie musical, ne +représente, après tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des +formes du style dans l'art, plus usité par tel auteur, plus général en +telle époque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette +époque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art +n'étant pas là pour mettre en œuvre ses ressources en tant que +ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est +évident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et +ces ressources sont utiles ou nécessaires à l'expression de sa pensée +et de son sentiment. Pour peu que la nature de son génie et celle des +sujets qu'il choisit ne réclament point ces formes, n'aient pas besoin +de ces ressources, il les laisse de côté comme il laisse reposer le +fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand +il n'a qu'en faire. + +Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles à +atteindre que d'autres, qui témoigne du génie de l'artiste. Son génie se +révèle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure à sa +noblesse, il se témoigne définitivement dans une union si adéquate du +_sentiment_ et de la _forme_ qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un +sans l'autre, l'un étant comme le revêtement naturel, l'irradiation +spontanée de l'autre. Rien ne prouve mieux que les pensées de Chopin +eussent pu facilement être acclimatées par lui dans l'orchestre, que la +facilité avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus +remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique +symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut +point. Ce ne fut ni modestie outrée, ni dédain mal placé; ce fut la +conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux à son +sentiment, cette conscience étant un des attributs les plus essentiels +du génie dans tous les arts, mais spécialement dans la musique. + +En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve +d'une des qualités les plus précieuses dans un grand écrivain et +certainement les plus rares dans un écrivain ordinaire: la juste +appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller. +Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à +l'importance de sa renommée. Difficilement peut-être un autre, en +possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il +résisté aux tentations que présentent les chants de l'archet, les +alanguissements de la flûte, les tempêtes de l'orchestre, les +assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à +croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les +subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il point fallu +pour se borner à un cercle plus aride en apparence, determiné à y faire +éclore par son génie et son travail des produits qui, à première vue, +eussent semblé réclamer un autre terrain pour donner toute leur +floraison? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif +qui, arrachant certains effets d'orchestre à leur domaine habituel où +toute l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les +transplantait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? +Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument +n'a-t-elle pas présidé à cette renonciation volontaire d'un empirisme si +répandu, qu'un autre eût probablement considéré comme un contresens +d'enlever d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires! Que +nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour +lui-même qui, en faisant dédaigner à Chopin la propension commune de +répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, lui +permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant à les +concentrer dans un moindre espace! + +Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir +sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier, réussissant +dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux +effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point encore +assez sérieusement et assez attentivement apprécie la valeur du dessin +de ce burin délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer +comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le +moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques +symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un peu +plus que tout. Cette manière d'évaluer le génie, qui, par essence, est +une qualité, à la quantité et à la dimension de ses œuvres, si +généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse +très problématique! + +Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la +supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan +leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu'on applique à la +musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres +branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une +toile de vingt pouces carrés, comme la _Vision d'Ezéchiel_ ou le +_Cimetière_ de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que +tel tableau de vaste dimension, fût-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En +littérature, Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre +pour avoir toujours resserré ses _Pensées_ dans de si petits cadres? +Uhland et Petofi sont-ils moins des poètes nationaux, pour n'avoir pas +dépassé la poésie lyrique et la _Ballade_? Pétrarque ne doit-il pas son +triomphe à ses _Sonnets_, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves +rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur +l'Afrique? + +Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui +disputent encore à l'artiste, n'ayant produit que des _Lieder_ pareils à +ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d'écrivain sur +tel autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras +que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientôt par tenir +surtout compte, dans les compositions diverses, de l'éloquence et du +talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentiments du +poète, quels que soient du reste l'espace et les moyens employés pour +les interpréter. + +Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin +sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, des sentiments d'un +caractère parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique +aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie +toujours; la richesse, l'exubérance même, n'excluent pas la clarté, la +singularité ne dégénère pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas +désordonnées, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des +lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, +on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. +Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous +tant de grâce et leur habilité sous tant de charme, que c'est avec peine +qu'on parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les +juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a +déjà été sentie par plus d'un maître ès-sciences, mais elle se fera de +plus en plus reconnaître lorsque sera venu le temps d'un examen attentif +des services rendus à l'art durant la période que Chopin a traversée. + +C'est à lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqués, soit +en arpèges, soit en batteries; les sinuosités chromatiques et +enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les +petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes +d'une rosée diaprée par-dessus la figure mélodique. Il donna à ce genre +de parure, dont on n'avait encore pris le modèle que dans les +_fioritures_ de l'ancienne grande école de chant italien, l'imprévu et +la variété que ne comportait pas la voix humaine, servilement copiée +jusque là par le piano dans des embellissements devenus stéréotypes et +monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par +lesquelles il dota d'un caractère sérieux même les pages qui, vu la +légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette +importance. + +Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, +l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? +Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que _d'art_ surtout +dans ces chefs-d'œuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers +et les titres si modestes! Ceux d'_Études_ et de _Préludes_ le sont +aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront +pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a créé et qui +relève, ainsi que toutes ses œuvres, de l'inspiration de son génie +poétique. Ses _Études_ écrites presque en premier lieu, sont empreintes +d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages +subséquents, plus élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre, +si l'on veut, dans ses dernières productions d'une sensibilité plus +exquise, qu'on accusa longtemps d'être surexcitée et, par là, factice. +On arrive cependant à se convaincre que cette subtilité dans le +maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes +les plus délicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une +fausse ressemblance avec les recherches de l'épuisement. En les +examinant de près, on est forcé d'y reconnaître la claire-vue, souvent +l'intuition sentiment et la pensée, mais que le commun des hommes +n'aperçoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les +transitions de la couleur, toutes les dégradations de teintes, qui font +l'inénarrable beauté et la merveilleuse harmonie de la nature! + +Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la +musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui offrent +une si riche glane d'observations. Nous explorerions en première ligne +ces _Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos_, qui, tous, sont pleins +de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les +rechercherions également dans ses _Polonaises_, dans ses _Mazoures, +Valses, Boléros_. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail +pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes du contre-point et de +la basse chiffrée. C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces +œuvres qu'elles se sont répandues et popularisées: sentiment romantique, +éminemment individuel, propre à leur auteur et profondément sympathique, +non seulement à son pays qui lui doit une illustration de plus, mais à +tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les +attendrissements de l'amour. + +Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner +les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois +enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de +beaux _Concertos_ et de belles _Sonates_; toutefois, il n'est pas +difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que +d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie; ses +allures ne pouvaient être que libres. Nous croyons qu'il a violenté son +génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux +classifications, à une ordonnance qui n'étaient pas les siennes et ne +pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la +grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive. + +Il fut peut-être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de +son ami Mickiewicz, qui, après avoir été le premier à doter sa langue +d'une poésie romantique, faisant école dès 1818 dans la littérature +polonaise par ses _Dziady_ et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, +en écrivant _Grażyna_ et _Wallenrod_, qu'il savait aussi triompher des +difficultés qu'opposent à l'inspiration les entraves de la forme +classique; qu'il était également maître lorsqu'il saisissait la lyre des +anciens poètes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas, à +notre avis, aussi complètement réussi. Il n'a pu maintenir dans le carré +d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui +fait le charme de sa pensée. Il n'a pu y enserrer cette indécision +nuageuse et estompée qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, +la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables à ceux dont +s'entouraient les beautés ossianiques lorsqu'elles faisaient apparaître +aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nuées. + +Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare +distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intérêt, des +morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'_Adagio_ du second +_Concerto_, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il se +plaisait à redire fréquemment. Les dessins accessoires appartiennent à +la plus belle manière de l'auteur, la phrase principale en est d'une +largeur admirable; elle alterne avec un récitatif qui pose le ton mineur +et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idéale +perfection. Son sentiment, tour à tour radieux et plein d'apitoiement, +fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque +fortunée vallée de Tempé, qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un +récit lamentable, d'une scène poignante. On dirait un irréparable +malheur accueillant le cœur humain en face d'une incomparable splendeur +de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une +transmutation de teintes atténéries, qui empêche que rien de heurté ou +de brusque ne vienne faire dissonance à l'impression émouvante qu'il +produit, laquelle mélancolise la joie et en même temps rassérène la +douleur! + +Pourrions-nous ne pas parler de la _Marche funèbre_ intercalée dans sa +première sonate, orchestrée et exécutée pour la première fois à la +cérémonie de ses obsèques? En vérité, on n'aurait pu trouver d'autres +accents pour exprimer avec le même navrement quels sentiments et quelles +larmes devaient accompagner à son dernier repos celui qui avait compris +d'une manière si sublime comment on pleurait les grandes pertes! + +Nous entendions dire un jour à un jeune homme de son pays: «Ces pages +n'auraient pu être écrites que par un Polonais!» En effet, tout ce que +le cortège d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de +solennel et de déchirant, se retrouve dans le glas funèbre qui semble +ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique espérance, de religieux +appel à une miséricorde surhumaine, à une clémence infinie, à une +justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le +repentir exalté qui éclaira de la lumière des auréoles tant de douleurs +et de désastres, supportés avec l'héroïsme inspiré des martyrs +chrétiens, résonne dans ce chant dont la supplication est si désolée. Ce +qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus résigné, de plus croyant +et de plus espérant dans le cœur des femmes, des enfants et des prêtres, +y retentit, y frémit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent +ici que ce n'est pas seulement la mort d'un héros qu'on pleure alors que +d'autres héros restent pour le venger, mais bien celle d'une génération +entière qui a succombé ne laissant après elle que les femmes, les +enfants et les prêtres. + +Aussi, le côté antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien +n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les +frénésies d'Hécube, les désespoirs des captives troyennes. Ni cris +perçants, ni rauques gémissements, ni blasphèmes impies, ni furieuses +imprécations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre +pour de séraphiques soupirs. Une foi superbe anéantissant dans les +survivants de cette Ilion chrétienne l'amertume de la souffrance, en +même temps que la lâcheté de l'abattement, leur douleur ne conserve plus +aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de +sang et de larmes, elle s'élance vers le ciel et s'adresse au Juge +suprême, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le +cœur de quiconque les écoute se brise sous une auguste compassion. La +mélopée funèbre, quoique si lamentable, est d'une si pénétrante douceur +qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait +attiédis par la distance imposent un suprême recueillement, comme si, +chantés par les anges eux-mêmes, ils flottaient déjà là-haut aux +alentours du trône divin. + +On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin +sont dépourvues des émotions dont il a dépouillé ce sublime élan, que +l'homme n'est peut-être pas à même de ressentir constamment avec une +aussi énergique abnégation et une aussi courageuse douceur. De sourdes +colères, des rages étouffées, se rencontrent dans maints passages de ses +œuvres. Plusieurs de ses _Études_, aussi bien que ses _Scherzos_, +dépeignent une exaspération concentrée, un désespoir tantôt ironique, +tantôt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont passé plus +inaperçues et moins comprises que ses poèmes d'un plus tranquille +coloris, en provenant d'une région de sentiments où moins de personnes +ont pénétré, dont moins de cœurs connaissent les formes d'une +irréprochable beauté. Le caractère personnel de Chopin a pu y contribuer +aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur +égale et enjouée, il laissait peu soupçonner les secrètes convulsions +qui l'agitaient. + +Ce caractère n'était pas facile à saisir. Il se composait de mille +nuances qui, en se croisant, se déguisaient les unes les autres d'une +manière indéchiffrable _a prima vista_. Il était aisé de se méprendre +sur le fond de sa pensée, comme avec les slaves en général chez qui la +loyauté et l'expansion, la familiarité et la captante _desinvoltura_ des +manières, n'impliquent nullement la confiance et l'épanchement. Leurs +sentiments se révèlent et se cachent, comme les replis d'un serpent +enroulé sur lui-même; ce n'est qu'en les examinant très attentivement +qu'on trouve l'enchaînement de leurs anneaux. Il y aurait de la naïveté +à prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prétendue. +Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent à leurs +mœurs, qui se ressentent singulièrement de leurs anciens rapports avec +l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnité +musulmane, les slaves ont appris d'elle une réserve défiante sur tous +les sujets qui tiennent aux cordes délicates et intimes du cœur. On peut +à peu près être certain qu'en parlant d'eux-mêmes, ils gardent toujours +vis-à-vis de leur interlocuteur des réticences qui leur assurent sur lui +un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer +telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le +plus admirés ou le moins estimés; ils se complaisent à le dérober sous +un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en +toute occurrence du goût pour le plaisir de la mystification, depuis les +plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amères et aux +plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie +une formule de dédain à la supériorité qu'ils s'adjugent intérieurement, +mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprimés. + +L'organisation chétive et débile de Chopin ne lui permettant pas +l'expression énergique de ses passions, il ne livrait à ses amis que ce +qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde pressé et +préoccupé des grandes villes, où nul n'a le loisir de deviner l'énigme +des destinées d'autrui, où chacun n'est jugé que sur son attitude +extérieure, bien peu songent à prendre la peine de jeter un coup d'œil +qui dépasse la superficie des caractères. Mais ceux que des rapports +intimes et fréquents rapprochaient du musicien polonais, avaient +occasion d'apercevoir à certains moments l'impatience et l'ennui qu'il +ressentait d'être si promptement cru sur parole. L'artiste, hélas! ne +pouvait venger l'homme!... D'une santé trop faible pour trahir cette +impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en +entendant exécuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait défaut, +ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l'homme +plus profondément atteint par certaines blessures qu'il ne lui plaît de +l'avouer, comme surnageraient autour d'une frégate pavoisée, quoique +près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots. + +Un après-dîner, nous n'étions que trois. Chopin avait longtemps joué; +une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus +envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la +vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les +ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur +surpris. Elle lui demanda d'où venait l'involontaire respect qui +inclinait son cœur devant des monuments, dont l'apparence ne présentait +à la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le +sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme +des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albâtre si +fouillé?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles +paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur +tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les +châsses brillantes de ses œuvres, il lui répondit que son cœur ne +l'avait pas trompée dans son mélancolique attristement, car quels que +fussent ses passagers égayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais +d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cœur, pour +lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune +autre ne possédant d'équivalent au mot polonais de _Zal!_ En effet, il +le répétait fréquemment, comme si son oreille eût été avide de ce son +qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une +plainte intense, depuis le repentir jusqu'à la haine, fruits bénis ou +empoisonnés de cette âcre racine. + +_Zal!_ Substantif étrange, d'une étrange diversité et d'une plus étrange +philosophie! Susceptible de régimes différents, il renferme tous les +attendrissements et toutes les humilités d'un regret résigné et sans +murmure, aussi longtemps que son régime direct s'applique aux faits et +aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi +d'une fatalité providentielle, il se laisse traduire alors par, «regret +inconsolable après une perte irrévocable». Mais, sitôt qu'il s'adresse à +l'homme et que son régime devient indirect, en affectant une préposition +qui le dirige vers celui-ci ou celle-là, il change aussitôt de +physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes +latins, ni dans celui des idiomes germains.--D'un sentiment plus élevé, +plus noble, plus large que le mot «grief», il signifie pourtant le +ferment de la rancune, la révolte des reproches, la préméditation de la +vengeance, la menace implacable grondant au fond du cœur, soit en épiant +la revanche, soit en s'alimentant d'une stérile amertume! Oui vraiment, +le _Zal!_ colore toujours d'un reflet tantôt argenté, tantôt ardent, +tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est même pas absent de ses +plus douces rêveries. + +Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin, +qu'elles se sont manifestées sensiblement dans ses derniers ouvrages. +Elles ont peu à peu atteint une sorte d'irascibilité maladive, arrivée +au point d'un tremblement fébrile. Celui-ci se révèle dans quelques-uns +de ses derniers écrits par un contournement de sa pensée, qu'on est +parfois plus peiné que surpris d'y rencontrer.--Suffoquant presque sous +l'oppression de ses violences réprimées, ne se servant plus de l'art que +pour se donner à lui-même sa propre tragédie, après avoir d'abord chanté +son sentiment, il se prit à le dépecer. On retrouve dans les feuilles +qu'il a publiées sous ces influences quelque chose des émotions +alambiquées de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causées par +les phénomènes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi +voluptueux dues à des accidents imprévoyables dans l'ordre naturel des +choses, les morbides surexcitations d'un cerveau halluciné, pour remuer +un cœur macéré de passions et blasé sur la souffrance. + +La mélodie de Chopin devient alors tourmentée; une sensibilité nerveuse +et inquiète amène un remaniement de motifs d'une persistance acharnée, +pénible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de +l'âme ou du corps qui n'ont que la mort pour remède. Chopin était en +proie à un de ces mals qui, empirant d'année en année, l'a enlevé jeune +encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces +des douleurs aiguës qui le dévoraient, comme on trouverait dans un beau +corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces œuvres cessent-elles +pour cela d'être belles? L'émotion qui les inspire, les formes qu'elles +prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand +art?--Non.--Cette émotion étant d'une pure et chaste noblesse dans ses +regrets navrants et son irrémédiable désolation, appartient aux plus +sublimes motifs du cœur humain; son expression demeure toujours dans les +vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une velléité +vulgaire, ni un cri outré et théâtral, ni une contorsion laide. Du point +de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'être diminuée, +la qualité de l'étoffe harmonique n'en devient que plus intéressante par +elle-même, plus curieuse à étudier. + + + + +II. + + +Du reste, les tonalités de sentiment qui décèlent une souffrance subtile +et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point +dans les pièces plus connues et plus habituellement goûtées de l'artiste +qui nous occupe. Ses _Polonaises_ qui, à cause des difficultés qu'elles +présentent, sont plus rarement exécutées encore qu'elles ne le méritent, +appartiennent à ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent +nullement les _Polonaises_ mignardes et fardées à la Pompadour, telles +que les ont propagées les orchestres de bals, les virtuoses de concerts, +le répertoire rebattu de la musique maniérée et affadie des salons. + +Les rhythmes énergiques des _Polonaises_ de Chopin font tressaillir et +galvanisent toutes les torpeurs de nos indifférences. Les plus nobles +sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. +Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec +la simplicité d'accent qui faisait chez cette nation guerrière le trait +distinctif de ces qualités. Elles respirent une force calme et +réfléchie, un sentiment de ferme détermination joint à une gravité +cérémonieuse qui, dit-on, était l'apanage de ses grands hommes +d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous +les dépeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une +intelligence déliée, d'une piété profonde et touchante quoique sensée, +d'un courage indomptable, mêlé à une galanterie qui n'abandonne les +enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le +lendemain du combat. Cette galanterie était tellement inhérente à leur +nature, que malgré la compression que des habitudes rapprochées de +celles de leurs voisins et ennemis, les infidèles de Stamboul, leur +faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie +domestique et en les tenant toujours à l'ombre d'une tutelle légale, +elle a su néanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des +reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de +belles sujettes pour lesquelles les uns risquèrent, les autres perdirent +des trônes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, +une Gonzague coquette. + +Chez les Polonais des temps passés, une mâle résolution s'unissant à +cette ardente dévotion pour les objets de leur amour qui, en face des +étendards du croissant _aussi nombreux que les épis d'un champ_, dictait +tous les matins à Sobieski les plus tendres billets-doux à sa femme, +prenait une teinte singulière et imposante dans l'habitude de leur +maintien, noble jusqu'à une légère emphase. Ils ne pouvaient manquer de +contracter le goût des manières solennelles en en contemplant les plus +beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils appréciaient, et +gagnaient les qualités tout en combattant leurs envahissements. Il +savaient comme eux faire précéder leurs actes d'une intelligente +délibération, qui semblait rendre présente à chacun la divise du prince +Boleslas de Poméranie: _Erst wieg's, dann wag's!_ (Pèse d'abord, puis +ose!) Ils aimaient à rehausser leurs mouvements d'une certaine +importance gracieuse, d'une certaine fierté pompeuse, qui ne leur +enlevait nullement une aisance d'allures et une liberté d'esprit +accessibles aux plus légers soucis de leurs tendresses, aux plus +éphémères craintes de leur cœur, aux plus futiles intérêts de leur vie. +Comme ils mettaient leur honneur à la faire payer cher, ils aimaient à +l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui +l'embellissait, révérer ce qui la leur rendait précieuse. + +Leurs chevaleresques héroïsmes étaient sanctionnés par leur altière +dignité et une préméditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la +raison aux énergies de la vertu, ils réussissaient à se faire admirer de +tous les âges, de tous les esprits, de leurs adversaires mêmes. C'était +une sorte de sagesse téméraire, de prudence hasardeuse, de fatuité +fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus +célèbre fut l'expédition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et +frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette +longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'éclat +et de mutuelles déférences, entre deux ennemis aussi irréconciliables +dans leurs combats que magnanimes dans leurs trêves. + +Durant de longs siècles la Pologne a formé un état dont la haute +civilisation, tout à fait autonome, n'était conforme à aucune autre et +devait rester unique dans son genre. Aussi différente de l'organisation +féodale de l'Allemagne qui l'avoisinait à l'occident, que de l'esprit +despotique et conquérant des Turcs qui ne cessaient d'inquiéter ses +frontières d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son +christianisme chevaleresque, par son ardeur à combattre les infidèles, +d'autre part elle empruntait aux nouveaux maîtres de Byzance les +enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de +leurs dires sentencieux. Elle fondait ces éléments hétérogènes dans une +société qui s'assimilait des causes de ruine et de décadence, avec les +qualités héroïques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la +sainteté chrétienne[1]. La culture générale des lettres latines, la +connaissance et le goût de la littérature italienne et française, +recouvraient ces étranges contrastes d'un lustre et d'un vernis +classiques. Cette civilisation devait nécessairement apposer un cachet +distinctif à ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la +chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il était +naturel à une nation perpétuellement en guerre qui réservait pour +l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaça les jeux et les +splendeurs des joutes simulées par d'autres fêtes, dont des cortèges +somptueux formaient le principal ornement. + +[Note 1: On sait de combien de noms glorieux la Pologne a enrichi le +calendrier et le martyrologe de l'Église. Rome accorda à l'ordre des +Trinitaires, (_Frères de la Rédemption_), destiné à racheter les +chrétiens tombés en esclavage chez les infidèles, le privilège exclusif +pour ce pays de porter une ceinture rouge sur leur habit blanc, en +mémoire des nombreux martyrs qu'il fournit, principalement dans les +établissements rapprochés des frontières, tels que celui de +Kamieniec-Podolski.] + +Il n'y a rien de nouveau, assurément, à dire que tout un côté du +caractère des peuples se décèle dans leurs danses nationales. Mais, nous +pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous +une aussi grande simplicité de contours, les impulsions qui les ont fait +naître se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se +trahissant aussi diversement par les épisodes qu'il était réservé à +l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre général. Dès que +ces épisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se +créa plus un rôle spécial dans ces courts intermèdes, qu'on se contenta +d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta +plus que le squelette des anciennes pompes. + +Le caractère primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez +difficile à diviner maintenant, tant elle est dégénérée au dire de ceux +qui l'ont vu exécuter au commencement de ce siècle encore. On comprend +à quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la +plupart des danses nationales ne peuvent guère conserver leur +originalité primitive, dès que le costume qui y était approprié n'est +plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dénuée de mouvements +rapides, de _pas_ véritables dans le sens chorégraphique du mot, de +poses difficiles et uniformes; la Polonaise, inventée bien plus pour +déployer l'ostentation que la séduction, fut, par une exception +caractéristique, surtout destinée à faire remarquer les hommes, à mettre +en évidence leur beauté, leur bel air, leur contenance guerrière et +courtoise à la fois. (Ces deux épithètes ne définissent-elles pas le +caractère polonais?...) Le nom même de la danse est du genre masculin +dans l'original. (_Polski._) Ce n'est que par un _mal-entendu_ évident +qu'on l'a traduit au féminin. Elle dut forcément perdre de sa suffisance +quelque peu ampoulée, de sa signification orgueilleuse, pour se changer +en une promenade circulaire peu intéressante, sitôt que les hommes +furent privés des accessoires nécessaires pour que leurs gestes vinssent +animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue +aujourd'hui décidément monotone. + +En écoutant quelques-unes des _Polonaises_ de Chopin, on croit entendre +la démarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace +de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou +de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes +magnifiques, tels que les peignait Paul Véronèse. L'imagination les +revêt du riche costume des vieux siècles: épais brocarts d'or, velours +de Venise, satins ramagés, zibelines serpentantes et moëlleuses, manches +accortement rejetées sur l'épaule, sabres damasquinés, joyaux +splendides, turquoises incrustées d'arabesques, chaussures rouges du +sang foulé ou jaunes comme l'or;--guimpes sévères, dentelles de +Flandres, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes +ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d'émeraudes, +souliers mignons brodés d'ambre, gants parfumés des sachets du sérail! +Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés +des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des +orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute la fastueuse +prodigalité de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines +artistement préparées, avec leurs gobelets de vermeil bosselés de +médaillons; qui ferraient légèrement d'argent leurs coursiers arabes +lorsqu'ils entraient dans les villes étrangères, afin qu'en se perdant +le long des voies les fers tombés témoignent de leur libéralité +princière aux peuples émerveillés! Surmontant leurs écussons de la même +couronne, que l'élection pouvait rendre royale, les plus fiers +d'entr'eux eussent dédaigné les autres. Ils portaient tous la même, +comme insigne de leur glorieuse égalité, au-dessus de leurs armoiries, +appelées le _Joyau_ de la famille, car l'honneur de chacun de ses +membres devait répondre de son intégrité. Aussi, particularité unique du +blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire à +quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre +d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant à un +autre sang. + +On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive +introduites jadis dans la Polonaise, plus jouée encore que dansée, sans +les récits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque à +présent l'ancien costume national. Le _kontusz_ d'autrefois était une +sorte de kaftan, de _férédgi_ occidental raccourci jusqu'aux genoux; +c'est la robe des orientaux modifiée par les habitudes d'une vie active, +peu soumise aux résignations fatalistes. D'une étoffe aussi riche que +d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes +laissaient paraître le vêtement de dessous, le _żupan_, d'un satin uni +si le sien était ouvragé, d'une étoffe fleurie et brochée si la sienne +était d'une façon unie. Souvent garni de fourrures coûteuses, luxe de +prédilection alors, le _kontusz_ devait une partie de son originalité à +ce qu'il obligeait à un geste fréquent, susceptible de grâce et de +coquetterie, par lequel on rejetait en arrière le simulacre de ses +manches pour mieux découvrir la réunion, plus ou moins heureuse, parfois +symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la +toilette du jour. + +Ceux qui n'ont jamais porté ce costume, aussi éclatant que pompeux, +pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les +redressements subits, les finesses de pantomime muette usités par leurs +aïeux, pendant qu'ils défilaient dans une Polonaise comme à une parade +militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occupés soit à lisser +leurs longues moustaches, soit à jouer avec le pommeau de leur sabre. +L'un et l'autre faisaient partie intégrante de leur mise, formant un +objet de vanité pour tous les âges également, que la moustache fut +blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses +ou déjà ébréché et rougi par le sang des batailles. Escarboucles, +hyacinthes et saphirs, étincelaient souvent sur l'arme suspendue +au-dessous des ceintures de cachemire frangées, de soie lamée d'or ou +d'écailles d'argent, fermées par des boucles aux effigies de la Vierge, +du roi, de l'écusson national, faisant valoir des tailles presque +toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait, +sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus +rares pierreries. La magnificence des étoffes, des bijoux, des couleurs +vives, étant poussé aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces +pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois[2], aux +boutons du _kontusz_ et du _żupan_, aux agrafes du cou, aux bagues de +rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi +lesquelles prédominaient l'amaranthe servant de fond à l'aigle-blanc de +la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, _pogoń_, de la +Lithuanie[3]. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de +l'une à l'autre main ce bonnet, où une poignée de diamants se cachait +dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait +donner à ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement +remarqué dans le cavalier de la première paire qui, comme chef de file, +donnait le mot d'ordre à toute la compagnie. + +[Note 2: On se souvient encore en Angleterre du costume hongrois +porté par le prince Nicolas Esterhazy au couronnement de George IV, +d'une valeur de plusieurs millions de florins.] + +[Note 3: Lorsque les meurtriers de S. Stanislas, évêque de Cracovie, +furent jugés, on défendit à leurs descendants de porter dans leur +habillement, durant un certain nombre de générations, l'amaranthe, +couleur nationale.] + +C'est par cette danse qu'un maître de maison ouvrait chaque bal, non +avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honorée, +souvent la plus âgée des femmes présentes, la jeunesse n'étant pas seule +appelée à former la phalange dont les évolutions commençaient toute +fête, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue +d'elle-même. Après le maître de la maison, c'étaient d'abord les hommes +les plus considérables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec +amitié, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs préférées, ceux-là les +plus influentes. L'amphitryon avait à remplir une tâche moins aisée +qu'aujourd'hui. Il était tenu de faire parcourir à la troupe alignée +qu'il conduisait mille méandres capricieux, à travers tous les +appartements où se pressait le reste des invités, plus tardifs à faire +partie de sa brillante suite. On lui savait gré d'atteindre aux galeries +les plus éloignées, aux parterres des jardins confinant à leurs bosquets +illuminés où la musique n'arrivait plus qu'en échos affaiblis. En +revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un +redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui +rangés en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux +qui n'appartenaient point à cette procession guettaient immobiles son +passage comme celui d'une comète resplendissante, jamais le maître de +maison, conducteur de la première paire, ne négligeait de donner à son +port et à sa prestance cette dignité mêlée de gaillardise qu'admirent +les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux à la fois, il eût +cru manquer à ses hôtes en n'étalant point à leurs yeux, avec une +naïveté qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il éprouvait de +voir rassemblés chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, +tous empressés en le visitant à se parer richement pour lui faire +honneur. + +On traversait, guidé par lui dans cette pérégrination première, des +détours inopinés dont les aspects étaient parfois dus à des surprises +ménagées d'avance, à des supercheries d'architecture ou de décoration, +dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, étaient +adaptés aux plaisirs du jour. Le châtelain en faisait les honneurs de +quelque manière aussi imprévue que galante, s'ils renfermaient quelque +monument de circonstance, quelque hommage _au plus vaillant ou à la plus +belle_. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus +elles dénotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, +et plus la partie juvénile de la société applaudissait, plus elle +faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants chœurs de +rires aux oreilles du coryphée, qui gagnait ainsi en réputation, +devenait un partner privilégié et recherché. S'il était déjà d'un +certain âge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes +d'exploration, des députations de jeunes filles venant le remercier et +le complimenter au nom de toutes. Par leur récits, les jolies voyageuses +fournissaient un aliment aux curiosités des convives et augmentaient +l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subséquentes. + +En ce pays d'aristocratique démocratie, d'élections turbulentes, il +n'était pas le moins indifférent d'émerveiller les assistants des +tribunes de la salle de bal, puisque là se rangeaient les nombreux +dépendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois +même de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais +trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, +hommes de cour ou hommes d'État. Ceux d'entre eux qui restaient dans +leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui +ressemblaient à des chaumières, répétaient glorieusement: «Tout noble +derrière sa haie, est l'égal de son palatin». _Szlachcié na zagrodzie, +rówien wojewodzie._ Mais, il y en avait beaucoup qui préféraient courir +les chances de la fortune et se mettre eux-mêmes ou leur famille, fils, +sœurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux +jours des grandes fêtes, leur manque de parure, leur abstention +volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilège de se joindre à la +danse. Les maîtres de la maison ne dédaignaient pas le plaisir de les +éblouir, lorsque le cortège ruisselant des feux irisés d'une élégance +somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards +admiratifs, en qui parfois perçait l'envie, quoique cachée sous les +applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de +l'attachement. + +Pareille à un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui +glissait sur les parquets, tantôt se déroulait dans toute sa longueur, +tantôt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le +jeu des couleurs les plus variées, pour faire bruire comme des sonnettes +assourdies les chaînes d'or, les sabres traînants, les lourds et +superbes damas brodés de perles, rayés de diamants, parsemés de nœuds et +de rubans aux _frou-frou_ bavards. Le murmure des voix s'annonçait de +loin, semblable à un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au +jacassement des flots de cette rivière flambante. + +Mais, le génie de l'hospitalité qui, en Pologne, paraissait autant +s'inspirer des délicatesses que la civilisation développe, que de la +touchante simplicité des mœurs primitives, ne faisant défaut à aucune de +leurs bienséances, comment ne l'eût-on pas retrouvée dans les détails de +leur danse par excellence? Après que le maître de la maison avait rendu +hommage à ses convives en inaugurant la soirée, en guidant le premier +sur le parcours préparé la plus noble, la plus fêtée, la plus importante +des femmes présentes, chacun de ses hôtes avait le droit de venir le +remplacer auprès de sa dame et de se mettre ainsi à la tête du cortège. +Frappant des mains d'abord pour l'arrêter un instant, il s'inclinait +devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agréer, pendant +que celui à qui il l'enlevait rendait la pareille à la paire suivante, +exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par là de +cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu réclamait l'honneur de +conduire la première d'entre elles, restaient cependant dans la même +succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait +que celui qui avait commencé la danse se trouvait avant sa fin en être +le dernier, sinon tout à fait exclu. + +Le cavalier qui se plaçait à la tête de la colonne s'efforçait de +surpasser son prédécesseur en pertise, par des combinaisons inusitées, +par les circuits qu'il faisait décrire, lesquels, bornés à une seule +salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses +arabesques et même des chiffres! Il décelait son art et ses droits au +rôle qu'il avait pris en les imaginant serrés, compliqués, +inextricables, en les décrivant néanmoins avec tant de justesse et de +sûreté que le ruban animé, contourné en tous sens, ne se déchirait +jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en +résultaient. Quant aux femmes et à ceux qui n'avaient qu'à continuer +l'impulsion déjà donnée, il ne leur était cependant point permis de se +traîner indolemment sur le parquet. La démarche devait être rhythmée, +cadencée, ondulée; elle devait imprimer au corps entier un balancement +harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hâte, de se déplacer +précipitamment, de paraître mû par une nécessité. On glissait comme les +cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperçues +soulevaient et abaissaient les tailles flexibles! + +L'homme offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre, effleurant +parfois à peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa +paume: il passait à sa gauche ou à sa droite sans la quitter et ces +mouvements, imités par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute +l'étendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on +entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour +marquer la mesure, la crépitation de la soie s'accentuer, les colliers +résonner comme des clochettes minuscules légèrement touchées. Puis, +toutes les sonorités interrompues reprenaient leur cours; les pas légers +et les pas lourds recommençaient, les bracelets heurtaient les bagues, +les éventails frôlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, +la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses +retentissements. Quoique préoccupé, absorbé en apparence par ces +multiples manœuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidèlement, +le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, +profitant de quelque instant favorable, lui glisser à l'oreille, de doux +propos si elle était jeune, des confidences, des sollicitations, des +nouvelles intéressantes, si elle ne l'était plus. Après quoi, se +relevant fièrement, il faisait sonner l'or de ses éperons, l'acier de +ses armes, caressait sa moustache, et donnait à tous ses gestes une +expression qui obligeait la femme à y répondre par une contenance +compréhensive et intelligente. + +Ainsi, ce n'était point une promenade banale et dénuée de sens qu'on +accomplissait; c'était un défilé où, si nous osions dire, la société +entière faisait la roue et se délectait dans sa propre admiration, en se +voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'était une +constante mise en scène de son lustre, de ses renommées, de ses gloires. +Là, les évêques, les hauts prélats et gens d'église[4], les hommes +blanchis dans les camps ou les joutes de l'éloquence, les capitaines +qui avaient plus souvent porté la cuirasse que les vêtements de paix, +les grands dignitaires de l'État, les vieux sénateurs, les palatins +belliqueux, les castellans ambitieux, étaient les danseurs attendus, +désirés, disputés par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins +graves, dans ces choix éphémères où l'honneur et les honneurs +égalisaient les années et pouvaient donner l'avantage sur l'amour +lui-même. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu +quitter le _zupan_ et le _kontusz_ antiques, dont la chevelure était +rasée aux tempes comme celle de leurs ancêtres, les évolutions oubliées +et les à-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris +à quel point cette nation si fière d'elle-même avait l'instinct inné de +la représentation, à quel point elle s'en faisait besoin et combien, par +le génie de la grâce que la nature lui a départi, elle poétisait ce goût +ostentatoire en y mêlant le reflet des nobles sentiments et le charme +des fines intentions. + +[Note 4: Jadis les primats, les évêques, les prélats, s'associaient +à la Polonaise et y occupaient le premier rang durant son premier +parcours. + +Les convenances ne permettaient pas qu'on leur enlève la dame en les +relayant; on attendait pour cela qu'ayant achevé le tour de la salle, +ils la ramènent à sa place avant de s'en séparer. Les dignitaires de +l'Église demeuraient alors simples spectateurs, pendant que la promenade +se continuait sous leurs yeux. Dans les derniers temps, quand les +délicatesses du savoir-vivre propres à ces mœurs toutes particulières +s'effacèrent, sous l'influence des contacts sociaux trop fréquents avec +les autres nations, quand une plus grande réserve fut imposée au clergé +dans tous les pays, les personnages ecclésiastiques s'abstinrent de +participer à la danse nationale et même de paraître aux bals qu'elle +commençait.] + +Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le +souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous +a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et +historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la +civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des +caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs +formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de +quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée, +érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon +ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur +littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos +entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait), +dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles, +quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur +grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité +d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En +diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote +l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à +l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne +peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant +étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls +représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui +maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils +reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, +l'esprit qui les avait créées. + +Chopin était venu trop tard et avait quitté ses foyers trop tôt pour +posséder cette exclusivité de point de vue; mais, il en avait connu de +nombreux exemples et, à travers les souvenirs de son enfance, non moins +sans doute qu'à travers l'histoire et la poésie de sa patrie, il a si +bien trouvé par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu +les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une +éternelle jeunesse. Aussi, comme chaque poète est mieux compris, mieux +apprécié par les voyageurs auxquels il est arrivé de parcourir les lieux +qui l'ont inspiré en y cherchant la trace de leurs visions: comme +Pindare et Ossian sont plus intimement pénétrés par ceux qui ont visité +les vestiges du Parthénon éclairés des radiances de leur limpide +atmosphère, les sites d'Écosse gazés de brouillards, de même le +sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout entier que lorsqu'on a +été dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laissée par les siècles écoulés, +qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a +rencontré son fantôme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son +patrimoine! Il apparaît pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu'on +s'y attend le moins et, en surgissant aux récits et aux remémorations +des anciens temps, il porte avec lui une épouvante semblable à celle que +répand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la +Mort, la _Mara_ ceinte d'une écharpe rouge qu'on aperçoit, disent-ils, +marquant d'une tâche de sang la porte des villages que la destruction va +s'approprier. + +Nous aurions certainement hésité à parler de la Polonaise, après les +beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il +en fit dans le dernier chant du _Pan Tadeusz_, si cet épisode n'était +renfermé dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est +connu que des compatriotes du poète. Il eût été téméraire d'aborder, +même sous une autre forme, un sujet déjà esquissé et coloré par un tel +pinceau, dans cette épopée familière, ce roman épique, où les beautés de +l'ordre le plus élevé sont encadrées dans un paysage comme les peignait +Ruysdaël, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nuées +d'orage, sur un de ces bouleaux fracassés par la foudre dont la plaie +béante semble rougir de sang sa blanche écorce. Chopin s'est +certainement inspiré bien de fois du _Pan Tadeusz_, dont les scènes +prêtent tant à la peinture des émotions qu'il reproduisait de +préférence. Son action se passe au commencement de notre siècle, alors +qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conservé les +sentiments et les manières solennelles des antiques Polonais, à côté +d'autres types plus modernes qui sous l'empire napoléonien +représentaient des passions pleines d'entrain, mais éphémères; nées +entre deux campagnes et oubliées durant la troisième, «à la française». +On rencontrait encore souvent à cette époque le contraste que formaient +ces militaires bronzés au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque +peu fanfarons après des victoires fabuleuses, avec ces hommes de +l'ancienne école, graves et superbes, que la conventionalité qui envahit +et façonne la haute société de toutes les contrées, fait à présent +rapidement disparaître. + +À mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient +plus rares, on goûta moins la peinture des mœurs d'autrefois, des +manières de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait +pourtant tort de croire que ce fut de l'indifférence; cet éloignement, +ce délaissement des souvenirs encore récents, mais poignants, rappelle +le navrement des mères qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait +appartenu à un enfant qui n'est plus, pas même un vêtement, pas même un +bijou! À l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott +podolien que les connaisseurs en littérature mettent presque à l'égal du +fécond écrivain écossais, pour la qualité et le caractère national de +son talent, sinon pour la quantité prodigieuse de ses thèmes; +l'_Owruczanin_, le _Wernyhora_, les _Powiesci Kozackie_, ne rencontrent +plus guère, assure-t-on, de lectrices émues par leurs vivants récits, de +jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes héroïnes, de vieux +chasseurs touchés aux larmes devant des paysages dont la poésie si +profondément sentie, si pleine de fraîcheur et de lueurs matinales, de +ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrés, ne perd rien, +au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des +paysagistes les plus renommés, de Hobbéma à Dupré, du Berghem _de +velours_ à Morgenstern! Mais que le jour de la résurrection arrive, que +le mort bien aimé rejette son linceul, que le triomphe de la vie +apparaisse, et l'on verra aussitôt tout le passé, enseveli, non oublié, +resplendir dans les cœurs, dans les imaginations, sous la plume des +poètes et des musiciens, comme il resplendit déjà sous le pinceau des +peintres. + +La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conservé +d'échantillon qui remonte au-delà d'un siècle, a peu de prix pour l'art. +Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est +indiquée par des noms des héros sous l'invocation desquels un heureux +sort les a placés, sont pour la plupart graves et douces. La +_Polonaise_, dite de _Kosciuszko_, en est le modèle le plus répandu: +elle est tellement liée à la mémoire de son époque, que nous avons vu +des femmes à qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre +sans éclater en sanglots. La princesse F. L., qui avait été aimée de +Kosciuszko, n'était sensible dans ses derniers jours, alors que l'âge +avait affaibli toutes ses facultés, qu'à ces accords retrouvés encore +sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient +plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont +d'un caractère si affligé, qu'on les prendrait d'abord pour les notes +d'un convoi funèbre. + +Les _Polonaises_ du Pce Oginski[5], dernier grand-trésorier du +Grand-Duché de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientôt une grande +popularité en imprégnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant +encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une +tendresse d'un charme naïf et mélancolique. Le rhythme s'affaisse, la +modulation apparaît, comme si un cortège, solennel et bruyant jadis, +devenait silencieux et recueilli en passant auprès de tombes dont le +voisinage éteint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans +ces alentours et répétant le refrain que le barde de la _verte Érin_ +surprit aux brises de son île: + + _Love born of sorrow, like sorrow, is true!_ + L'amour né de la douleur est vrai comme elle. + +[Note 5: L'une d'elles, celle en _fa_ majeur, est restée +particulièrement célèbre. Elle a été publiée avec une vignette qui +représente l'auteur se brûlant la cervelle d'un coup de pistolet, +commentaire romanesque qu'on a longtemps pris à tort pour un fait +véritable.] + +Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre +quelque distique d'une pensée analogue, planer entre deux haleines +amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baignés de larmes. + +Plus tard, les tombeaux sont dépassés, ils reculent; on ne les aperçoit +plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; +les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent +qu'en échos. La fantaisie n'évoque plus des ombres glissant avec +précaution comme pour ne pas réveiller les morts de la veille... et déjà +dans les _Polonaises_ de Lipinski on sent que le cœur bat joyeusement... +étourdiment... comme il avait battu avant la défaite! La mélodie se +dessine de plus en plus, répandant un parfum de jeunesse et d'amour +printanier; elle s'épanouit en un chant expressif, parfois rêveur. Elle +n'est point destinée à mesurer les pas de hauts et graves personnages, +qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on +l'écrit, elle ne parle qu'aux jeunes cœurs, pour leur souffler de +poétiques fictions. Elle s'adresse à des imaginations romanesques, +vives, plus occupées de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avança sur +cette pente où ne le retenait aucune attache nationale; il finit par +atteindre à la coquetterie la plus sémillante, au plus charmant entrain +de concert. Ses imitateurs nous ont submergés de morceaux de musique +intitulés _Polonaises_, qui n'avaient plus aucun caractère justifiant ce +nom. + +Un homme de génie lui rendit subitement son vigoureux éclat. Weber fit +de la _Polonaise_ un dithyrambe, où se retrouvèrent soudain toutes les +magnificences évanouies avec leur éblouissant déploiement. Pour +réverbérer le passé dans une formule dont le sens était si altéré, il +réunit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point à rappeler +ce que devait être l'antique musique, il transporta dans la musique +tout ce qu'était l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de +la mélodie comme d'un récit, la colora par la modulation avec une +profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait +impérieusement. Il fit circuler dans la _Polonaise_ la vie, la chaleur, +la passion sans s'écarter de l'allure hautaine, de la dignité +cérémonieusement magistrale, de la majesté naturelle et apprêtée à la +fois qui lui sont inhérentes. Les cadences y furent marquées par des +accords qu'on dirait le bruit des sabres, remués dans leurs fourreaux. +Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tièdes pourparlers +d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme +celles des poitrines habituées à commander, auxquelles répond le +hennissement éloigné et fougueux de ces chevaux du désert de si noble et +élégante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur œil doux, +intelligent et plein de feu, portant avec tant de grâce les longs +caparaçons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les +grands seigneurs polonais [6]. Weber connaissait-il la Pologne +d'autrefois?... Avait-il évoqué un tableau déjà contemplé pour en +déterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le génie n'a-t-il +pas ses intuitions et la poésie manque-t-elle jamais de lui révéler ce +qui appartient à son domaine?... + +[Note 6: Au trésor des princes Radziwiłł, dans l'ordinal de +Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements +incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait +aussi les douze apôtres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce +luxe n'étonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du +dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donnés en +propriété, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes +les terres qui avaient été consacrées au culte des dieux païens), +possédait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier siècle, quoique +ses richesses fussent déjà considérablement diminuées. Une pièce non +moins curieuse du trésor dont nous parlons et qui subsiste encore, est +un tableau représentant Saint Jean-Baptiste entouré d'une banderole avec +cet exergue latine: _Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur_. Il a +été trouvé par _Jean_ Sobieski lui-même, après la victoire qu'il +remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir +Kara-Mustapha et fut donné après sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien, +à un prince Radziwiłł, avec une inscription de sa main qui indique son +origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se +trouve sur le revers même de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait +encore à Werki, près Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein +qui avait épousé la fille du Prince Dominique Radziwiłł, seule héritière +de ses immenses biens.] + +Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait à un +sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de poésie. +Elle s'en emparait d'une façon si absolue qu'il était difficile de +l'aborder après, avec l'espoir d'atteindre aux mêmes effets. +Pourtant,--quoi d'étonnant?--Chopin le surpassa dans cette inspiration +autant par le nombre et la variété de ses écrits en ce genre, que par sa +touche plus émouvante et ses nouveaux procédés d'harmonie. Ses +_Polonaises_ en _la_ et en _la-bémol majeur_ se rapprochent surtout de +celle de Weber en _mi majeur_ par la nature de leur élan et de leur +aspect. Dans d'autres, il a quitté cette large manière, il a traité ce +thème différemment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement +est chose épineuse en pareille matière. Comment restreindre les droits +du poète sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point +permis d'être sombre et oppressé au milieu des allégresses mêmes, de +chanter la douleur après avoir chanté la gloire, de s'apitoyer avec les +vaincus en deuil après avoir répété les accents de la prospérité? + +Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supériorités de Chopin +d'avoir consécutivement embrassé tous les jours sous lesquels pouvait se +présenter ce thème, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a +d'étincelant, comme tout ce qu'on peut lui prêter de pathétique. Les +phases que ses propres sentiments subissaient ont contribué à lui offrir +cette multiplicité de points de vue. L'on peut suivre leurs +transformations, leur endolorissement fréquent, dans la série de ces +productions spéciales, non sans admirer la fécondité de sa verve, même +alors qu'elle n'est plus portée et soutenue par les côtés avantageux de +son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrêté à l'ensemble des +tableaux que lui présentaient son imagination et ses souvenirs; plus +d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui +s'écoulait devant lui, il s'est épris de quelque figure isolée, il a été +arrêté par la magie de son regard, il s'est complu à en deviner les +mystérieuses révélations et n'a plus chanté que pour elle seule. + +On doit ranger parmi ses plus énergiques conceptions la _Grande +Polonaise_ en _fa-dièse mineur_. Il y a intercalé une _Mazoure_, +innovation qui eut pu devenir un ingénieux caprice de bal s'il n'avait +comme épouvanté la mode frivole, en l'employant avec une si sombre +bizarrerie dans une fantastique évocation. On dirait aux premiers rayons +d'une aube d'hiver, terne et grise, le récit d'un rêve fait après une +nuit d'insomnie, rêve poème, où les impressions et les objets se +succèdent avec d'étranges incohérences et d'étranges transitions, comme +ceux dont Byron dit: + + »....Dreams in their development have breath, + And tears, and tortures, and the touch of joy; + They have a weight upon our waking thoughts, + .............................. + And look like heralds of Eternity.« + + (A Dream.) + +Le motif principal est véhément, d'un air sinistre, comme l'heure qui +précède l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspérées, +un défi jeté à tous les éléments. Incontinent, le retour prolongé d'une +tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups +de canon répétés, comme une bataille vivement engagée au loin. À la +suite de cette note se déroulent, mesure par mesure, des accords +étranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands +auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement +interrompu par une scène champêtre, par une _Mazoure_ d'un style +idyllique qu'on dirait répandre les senteurs de la menthe et de la +marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et +malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son +ironique et amer contraste les émotions pénibles de l'auditeur, au point +qu'il se sent presque soulagé lorsque la première phrase revient et +qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, +délivrée du moins de l'importune opposition d'un bonheur naïf et +inglorieux! Comme un rêve, cette improvisation se termine sans autre +conclusion qu'un morne frémissement, qui laisse l'âme sous l'empire +d'une désolation poignante. + +Dans la _Polonaise-Fantaisie_, qui appartient déjà à la dernière période +des œuvres de Chopin, à celles qui sont surplombées d'une anxiété +fiévreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On +n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumière de la victoire, +les chants que n'étouffe aucune prévision de défaite, les paroles que +relève l'audace qui sied à des vainqueurs. Une tristesse élégiaque y +prédomine, entrecoupée par des mouvements effarés, de mélancoliques +sourires, des soubresauts inopinés, des repos pleins de tressaillements, +comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cernés de toutes parts, +qui ne voient poindre aucune espérance sur le vaste horizon, auxquels le +désespoir est monté au cerveau comme une large gorgée de ce vin de +Chypre qui donne une rapidité plus instinctive à tous les gestes, une +pointe plus acérée à tous les mots, une étincelle plus brûlante à +toutes les émotions, faisant arriver l'esprit à un diapason +d'irritabilité voisine du délire. + +Peintures peu favorables à l'art, comme celles de tous les moments +extrêmes, de toutes les agonies, des râles et des contractions où les +muscles perdent tout ressort et où les nerfs, en cessant d'être les +organes de la volonté, réduisent l'homme à ne plus devenir que la proie +passive de la douleur! Aspects déplorables, que l'artiste n'a avantage +d'admettre dans son domaine qu'avec une extrême circonspection! + + + + +III. + + +Les _Mazoures_ de Chopin diffèrent notablement d'avec ses _Polonaises_ +en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait +dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates, +tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. +À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des +impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément +féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu +mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le +premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour +lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement. + +Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on +l'appelait _reconnaissante (wdzięczna)_; où le mot de charme lui-même +dérivait de celui de _gratitude (wdzięki)_. La femme n'apparaît plus en +protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de +la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier, +présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne +cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus +appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la +tranquillité. La patrie n'est plus!... Dorénavant toutes les destinées +ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de +l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une +famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux +vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours +ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la +honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint +cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos +désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il +arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, +la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux +blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme, +demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute +mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une +étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres +comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par +la double foi de la religion et de la patrie: _Jeszcze Polska nie +zginęta!..._ + +En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une +vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se +promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces +contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une +poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples +vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques, +sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il +rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs +notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants +dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie +du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un +héros. _La Polonaise de Kosziuszko_ est moins historiquement célèbre que +la _Mazoure de Dombrowski_, devenue chant national à cause de ses +paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à +cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle +avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, +un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un +nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho +de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs. + +Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce +qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce +qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la +Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de _Polonaises_ +nationales, plus de _Mazoures_ populaires. Pour parler d'elles, il faut +remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles +reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant +effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît +le besoin de _réjouir la misère, (cieszyc bide)_, qui fait rechercher un +étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives +fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre +le privilège de se lier plus intimement que d'autres airs de danse à la +vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois +répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. +Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces +instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un +tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable +pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à +travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de +l'avenir. + +Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y +ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en +mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants; +en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants +écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il +y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans +spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses +souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à +fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui +lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, +d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son +royaume de son lustre resplendissant? + +Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de +sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut +avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir +ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis +que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau +confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe +d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale +indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne +répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la +polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les +tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui +n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche +que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez +maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à +son adresse,--dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en +importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de +la partie. + +Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires +étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître +arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est +devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la +préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui +donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, +rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des +coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter +formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras, +mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances +que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis +l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait. + +Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une +grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la +courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque +femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir +feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. +Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en +suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante +animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme +une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles +qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de +bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour +terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant +laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente _entre soi_, le plus +ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la +mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent +aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à +la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une +gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les +organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est +encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la +moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates +et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et +infatigables souplesses de l'acier. + +Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, +quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand +défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée +par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme +dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale +beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les +tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation +timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; +glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la +glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un +coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses +paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front +haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la +barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite +son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, +quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui +vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter +avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle +glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son +regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée, +haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son +danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en +l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré. + +En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une +conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant +de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à +travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur, +la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son +triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte +un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur +lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu +après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples +viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend +mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux +paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse; +un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à +son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de +son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la +fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se +succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main. + +Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de +cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits +improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi +bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les +plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la +danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant +pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il +règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité +mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement. + +D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, +sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions +inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec +les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par +des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été +scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que +de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes +ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder +durant les cadences de ces _Mazoures_, dont plus d'une vibre dans le +souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de +quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa +vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de +fatigue? + +Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de +la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom +guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné +pour toujours dans la mélodie? Que de promesses s'y sont échangées dont +le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le +cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là-haut un bonheur +que le sort avait ajourné ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont +échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si +le même sang avait coulé dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour +aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en +persécuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase +s'y sont donné rendez-vous à si longue échéance, que l'automne de la vie +pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur +fidélité à travers tous les remous de l'existence qu'à la possibilité +d'un bonheur privé de la sanction paternelle! Que de tristes affections, +secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables +distances de la richesse et du rang, n'ont pu se révéler que dans ces +instants uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la +bonne mine plus que le rang! Que de destinées désunies par la naissance +et les griefs d'une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que +dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies +cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une +longue série d'années ténébreuses; car, le poète l'a dit: _l'absence est +un monde sans soleil!_ + +Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre +ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir, +pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec +insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la +mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec +ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont +abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été +éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette +d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des +ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, +que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment +livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du +hasard... et qui n'ont point été relevés par les maladroits!... + +Chopin a dégagé l'_inconnu_ de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les +thèmes originaux des _Mazoures_ vraiment nationales. Conservant leur +rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions; il y a +intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets +auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait +à nous entendre appeller des _tableaux de chevalet_, les innombrables +émotions d'ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et +la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit +une place à côté de sa dame dont il ne se sépare point. + +Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et +ébauches de sentiments, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la +grâce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malaisé de se +faire une idée complète des infines degrés sur lesquels l'émotion +s'arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou +moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays où la +mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même +intérêt à la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux +chaumières; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la +nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur +essence à peu près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se +différencie dans chacun d'une manière inopinée, souvent méconnaissable! +Il en résulte une excessive diversité dans les caractères +capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon +qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante +investigation et prête de la signification aux moindres incidents. + +Ici, rien d'indifférent, rien d'inaperçu et rien de banal. Les +contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilité constante +dans leurs impressions, d'un esprit fin, perçant, toujours en éveil; +d'une sensibilité qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant +jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d'incendie +dans l'obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots +d'une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d'un +juge abhorré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux +et déserts, s'étendent devant les regards épouvantés et les cœurs +frémissants, comme les tableaux d'une tapisserie aérienne sur les murs +de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnées +pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut +ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple +mousseline blanche et rose, jusqu'à celle dont les éblouissantes +murailles sont d'un stuc sulphuréen, les parquets d'acajou et d'ébène, +les lustres étincelants de mille bougies! + +Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient +étrangers, tout comme l'épreuve d'une minute ou d'un mot y sépare des +cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et +d'incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme +spirituelle: «on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie», on +aime à y faire entendre ce qu'on tient à n'avoir pas prononcé. Les +généralités servent à acérer l'interrogation, en la dissimulant; elles +font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son +rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs +d'eux-mêmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre à +l'épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle +qu'il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté +d'amour pour la patrie, communauté d'horreur pour le vainqueur. Chaque +femme, avant d'accorder ses préférences d'un soir à qui la regarde avec +une ardeur si tendre et une douceur si passionée, veut savoir s'il est +homme à braver la confiscation, l'exil forcé ou l'exil volontaire, (non +moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de +la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!... + +Quand l'homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer +l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont échangé +l'anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se +demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la +Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de +ployer les genoux devant le czar[7], et que l'homme se demande s'il +n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J., +etc., qui vécurent à St. Pétersbourg comblés d'honneurs, tous en +élevant leurs enfants dans l'attente du jour où ils tireront l'épée +contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l'homme en +ses paroles brûlantes, comme une mère saisait la tête de son enfant en +ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voilà où +est ton Dieu!... Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes +pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la +fois, elle met son sourire à prix; et ce prix, c'est l'héroïsme! Si elle +détourne la tête, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de +l'opprobre; si elle lui rend l'éclat solaire de son beau visage, elle +semble le tirer du néant! + +[Note 7: À la suite de la guerre de 1830, le Pce Roman Sanguszko +fut condamné à être soldat à perpétuité en Sibérie. En revoyant le +décret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: «où il sera conduit les +chaînes aux pieds».--Sa santé étant gravement atteinte, la famille fit +des démarches à la cour et reçut pour réponse que si sa mère, la Psse +Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la +grâce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'état de son fils +empirant toujours, elle partit. Arrivée à St. Pétersbourg, les +pourparlers commencèrent sur la manière dont s'accomplirait sa +génuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la +princesse rejetait les unes après les autres, prête à retourner chez +elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une +audience de l'impératrice, que l'empereur viendrait et que là, sans +autres témoins, la princesse implorerait à genoux la grâce de son +enfant. Quand elle fut chez l'impératrice, l'empereur entra... voyant +que la princesse ne bougeait pas, l'impératrice crut qu'elle ne le +reconnaissait point et se leva... La princesse se leva et debout +attendit... l'empereur la regarda, traversa lentement le salon... et +sortit!... L'impératrice hors d'elle saisit les mains de la princesse, +en s'écriant: «Vous avez perdu une occasion unique!..»--La princesse +raconta plus tard que ses genoux étaient devenus de marbre et, qu'en +songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son +fils, elle fut plutôt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune +grâce, mais les siècles entoureront d'une auréole la mémoire sacrée de +cette matrone polonaise aux antiques vertus.] + +Or, à chaque mazoure qui se danse là-bas, il y a un homme dont le +regard, la parole, l'étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l'autel +sacré de la patrie le cœur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement +et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux +moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques, +ont à jamais enrôlé un cœur d'homme dans ces milices sacrées où les +chaînes d'une femme font trouver légères les chaînes de la prison et de +la _kibitka_. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais +leur partner; pourtant, l'un aura déterminé le sort de l'autre en lui +jetant dans l'âme ces cris que nul n'entendait, mais qui, à partir de ce +jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui +répétant: _Patrie, Honneur, Liberté!_ Liberté, liberté surtout! Haine de +l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la +_viltà_. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutôt que de ne +pas garder une âme libre en une personne libre! Plutôt que de dépendre, +comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du +sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la +colère meurtrière et fantasque de l'autocrate! + +Toutefois, mourir c'était trop! Par conséquent ce n'était pas assez. +Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, +en refusant l'air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de +leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne; lorsqu'ils +refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurpé sa place et +s'y targuait de ses privilèges. C'était là vraiment un destin pire que +la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en +rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en +eut qui ont pactisé avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le +fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni +pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte, +même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades +et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais +laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez +l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, +redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la +civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout +faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les +fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses +pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas. + +Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation +huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce +qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine +indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le +Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être +dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage, +lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses +pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur +de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de +salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à +écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point +là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se +prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme +et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par +hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire +ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors +le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, +un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et +dédaigneuse. + +Mais, dans les bals on n'est pas toujours _entre soi_. Il faut souvent +danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être +pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois +les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés +par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs +quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent +confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout +l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles +avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant +trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en +dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le +sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour +attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la +vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui +savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur +corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement +impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim +de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la +taille n'a jamais connu de corset! + +D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants +aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et +méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui +souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une +épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur, +qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant +elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de +singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des +formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore +leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs +siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes +payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son +empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour +d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le +ministère des finances, y est appelé _la tente princière_: celle où +jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! _Kaziennaia +Pałata_. + +Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, +elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni +les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur +l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées +comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à +l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de +l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites +et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de +sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs +vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher +à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics +autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs +dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide! + +Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs +races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, +c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire +au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les +vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il +dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles, +noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait +damné... oui... cent fois damné... mais non perdu aux yeux du czar!... +Car devant la _faveur_, la bassesse de l'homme et la bassesse de la +femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre +de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: _mouż i +géna, adna satana_ «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la +livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile +imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se +relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un +sac de gaze transparente. + +Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme +chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il +y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit, +s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit +pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui +voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément +mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce +brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de +sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec +l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames +qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des +filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la +pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et +glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux +parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son +cœur. + +Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux +peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou +de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage +officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est +incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le +ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours +dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté, +l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se +rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes +ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses +silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces +grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux +préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de +quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une +étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une +reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.[8] + +[Note 8: Un général russe était chargé de faire exécuter on ne sait +plus quelles mesures vexatoires à l'entour du couvent des dominicaines, +à Kamieniec, en Podolie. La prieure fut obligée de le voir pour tâcher +d'obtenir quelqu'adoucissement à ces rigueurs. Appartenant à une des +plus antiques familles de la Lithuanie, elle était encore d'une grande +beauté et d'une suavité de manières vraiment fascinante. Le général la +vit derrière la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le +lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demandé, (sans la +prévenir qu'un an après son successeur n'en tiendrait aucun compte), et +ordonna à ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fenêtres; +personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des +années après, la mère Rose, si bien nommée pour le doux parfum +qu'exhalait son âme, le regardait encore avec complaisance; il lui +rappelait que le général russe avait trouvé moyen de lui rendre un +éternel hommage, en faisant dire à cet arbre qui indiquait sa cellule: +_To polka_.] + +Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de +Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond, +l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui +effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire +son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on +plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries +par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la +dégradation du rang et de la noblesse[9], c'est le knout et la mort, qui +attendent peut-être celui qu'une sœur, une fiancée, une amie, une +compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la +ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours +de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'ébauchent; la lutte commence, +le défi est jeté. Durant les longs _a parte_ qu'elle autorise, ciel et +terre sont remués sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut +de lui avant le jour, (dont l'indiscrétion chèrement payée de quelque +inférieur a révélé l'approche), où une écriture fine, tremblante, humide +de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un +portefeuille tout gonflé. Au second bal, quand la femme et l'homme se +retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par être vaincu. Elle +n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle +n'ait _rien_ obtenu, qu'on ait _tout_ refusé à un regard, à un sourire, +à une larme, à la honte du mépris. + +[Note 9: Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibérie où il +avait passé vingt ans et n'avait rien perdu de sa fière imprudence, fit +mettre sur ses cartes de visite (aussitôt confisquées): _Pierre +Troubetzkoy, né Prince Troubetzkoy_.] + +Mais, si fréquents que soient les bals officiels, si souvent même que +l'on soit obligé d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de +jeunes officiers russes, amis de régiment des jeunes Polonais forcés de +servir pour n'être pas privés de leurs privilèges nobiliaires, la vraie +poésie, le véritable enchantement de la mazoure, n'existe réellement +qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire +d'enlever une danseuse à son partner avant même qu'elle ait achevé la +moitié de son premier tour dans la salle, pour aussitôt l'engager à une +mazoure de vingt paires, c'est-à-dire de deux heures! Seuls, ils savent +ce que veut dire de lui voir accepter une place près de l'orchestre, +dont les rumeurs réduisent toutes les paroles à des murmures de voix +basses, à des souffles brûlants plus compris qu'articulés, ou bien +d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canapé des +matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais +et la Polonaise savent à l'avance que, dans une mazoure, l'un peut +perdre une estime et l'autre conquérir un dévouement! Mais, le Polonais +sait aussi que dans ce tête à tête public, ce n'est pas lui qui domine +la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans +l'un ou l'autre cas, qu'il espère éblouir ou toucher, charmer l'esprit +ou attendrir le cœur, c'est toujours en se lançant dans un dédale de +discours, qui ont exprimé avec ardeur ce qu'ils se sont gardés de +prononcer; qui ont furtivement interrogé sans avoir jamais questionné; +qui ont été atrocement jaloux sans paraître y prétendre; qui ont plaidé +le faux pour savoir le vrai ou révélé le vrai pour se garantir du faux, +sans être sortis des sentiers ratissés et fleuris d'une conversation de +bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'âme et ses blessures +à nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prévenue +ou indifférente, puisse se vanter de lui avoir arraché un secret ou +infligé un silence! + +Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des +naturels expansifs, une légèreté lassante, surprenante même avant qu'on +en ait démêlé l'insouciance désespérée, vient s'allier comme pour les +ironiser aux finesses les plus spirituelles, à l'existence des plus +justes peines, à leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger +et de condamner cette légèreté, il faudrait en connaître toutes les +profondeurs. Elle échappe aux promptes et faciles appréciations en étant +tour à tour réelle et apparente, en se réservant d'étranges répliques +qui la font prendre, aussi souvent à tort qu'à raison, pour une espèce +de voile bariolé, dont il suffirait de déchirer le tissu afin de +découvrir plus d'une qualité dormante ou enfouie sous ses plis. Il +advient de cette sorte que l'éloquence n'est fréquemment qu'un grave +badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de +feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de sérieux. On +cause avec l'un, on songe à un autre; on n'écoute la réplique que pour +répondre à sa propre pensée. On s'échauffe, non pour celui à qui l'on +parle, mais pour celui à qui l'on va parler. D'autres fois, des +plaisanteries échappées comme par mégarde sont tristement sérieuses, +quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaietés d'étalage +d'ambitieuses espérances et de lourds mécomptes, dont personne ne peut +le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs +et ses insuccès secrets. + +Aussi, que de fois des gaietés intempestives suivent-elles de près des +recueillements âpres et farouches, tandis que des désespérances pleines +d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonnés à la +sourdine. La conspiration étant à l'état de permanence dans tous les +esprits, la trahison apparaissant à l'état de possibilité dans tous les +moments de défaillance; la conspiration formant un mystère qui, à peine +soupçonné, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le +rejette dans la vie que comme un naufragé nu sur la plage; la trahison +constituant un plus terrible mystère qui, à peine soupçonné, +métamorphose l'être humain en une bête venimeuse dont la seule haleine +est réputée pestiférée,--comment chaque homme ne serait-il pas une +énigme indéchiffrable à tout autre qu'à une femme aux intuitions +divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la +pente des conspirations ou en le préservant des séduisants appâts de la +trahison? Dans ces entretiens pailletés d'or et de cuivre, où le vrai +rubis brille à côté du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise +en balance avec un argent impur; où les réticences inexplicables peuvent +aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que +l'impudeur d'une lâcheté qui se fait récompenser,--voire même le double +jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques +complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant +soi-même,--rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien +non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. Là donc, où la +conversation est un art exercé au plus haut degré et qui absorbe une +énorme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent à +chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il +entend débiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins +d'une minute, passe du rire à la douleur, en rendant la sincérité +également difficile à reconnaître dans l'un et dans l'autre. + +Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les idées, comme les bancs +de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouvées au point +où on les a quittées. Cela seul suffirait à donner un relief particulier +aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques +hommes de cette nation qui ont fait admirer à la société parisienne leur +merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus +ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intérêt ou amusement à le +cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse à faire constamment +changer de costume à la vérité et à la fiction, à les promener toujours +déguisées l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus +sûres qu'elles sont moins soupçonnées; cette verve qui aux plus chétives +occasions dépense avec une prodigalité effrénée un prodigieux esprit, +comme Gil Blas usait à trouver moyen de vivre un seul jour autant +d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses +royaumes; cette verve impressionne aussi péniblement que les jeux où +l'adresse inouïe des fameux escamoteurs indiens fait voler et étinceler +dans les airs une quantité d'armes aiguisées et tranchantes qui, à la +moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recèle et +porte alternativement l'anxiété, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu +des dangers imminents de la délation, de la persécution, de la haine ou +de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux +rancunes politiques, des positions toujours compliquées peuvent trouver +un péril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute +inconséquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et +oublié. + +Un intérêt dramatique peut dès lors surgir tout d'un coup dans les plus +indifférentes entrevues, pour donner instantanément à toute relation les +faces les moins prévues. Il plane par là sur les moindres d'entre-elles +une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrêter les contours, +d'en fixer les lignes, d'en reconnaître l'exacte et future portée, les +rendant ainsi toutes complexes, indéfinissables, insaisissables, +imprégnées à la fois d'une terreur vague et cachée, d'une flatterie +insinuante, inventive à se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait +souvent se dégager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevêtrent +dans les cœurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques, +vains et amoureux. + +Est-il donc surprenant que des émotions sans nombre se concentrent dans +les rapprochements fortuits amenés par la mazoure lorsque, entourant les +moindres velléités du cœur de ce prestige que répandent les grandes +toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphère de +bal, elle fait parler à l'imagination les plus rapides, les plus +futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en être autrement en +présence des femmes qui donnent à la mazoure ces signifiances, que dans +les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, même de deviner? +Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est +parmi elles dont les qualités et les vertus sont si absolues, qu'elles +les rendent apparentées à tous les siècles et à tous les peuples; mais +ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est +une originalité pleine de variété qui les distingue. Moitié almées, +moitié Parisiennes, ayant peut-être conservé de mère en fille le secret +des philtres brûlants que gardent les harems, elles séduisent par des +langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des +indolences de sultanes, des révélations d'indicibles tendresses +fugitives comme l'éclair, des gestes naturels qui caressent sans +enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses +inconscientes et affaissées qui distillent un fluide magnétique. Elles +séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gêne +et que l'étiquette ne parvient jamais à guinder; par ces inflexions de +voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle région du +cœur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité de la +gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à +amuser, faciles à intéresser, comme les belles et ignorantes créatures +qui adorent le prophète arabe; en même temps intelligentes, instruites, +pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant +d'un coup d'œil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce +qu'elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même +toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu'un +trait leur dévoile, qu'un mot éclaire à leurs yeux, qu'une heure met à +leur merci! + +Généreuses, intrépides, enthousiastes, d'une piété exaltée, aimant le +danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent +peu, elles sont surtout éprises de renom et de gloire. L'héroïsme leur +plaît; il n'en est peut-être pas une qui craigne de payer trop cher une +action éclatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect, +beaucoup d'entr'elles, mystérieusement sublimes, dévouent à l'obscurité +leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais, +quelqu'exemplaires que soient les mérites de leur vie domestique, jamais +tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que précoce), ni +les misères de la vie intime, ni les secrètes douleurs qui déchirent ces +âmes trop ardentes pour n'être pas souvent blessées, n'abattent la +merveilleuse élasticité de leurs espérances patriotiques, la juvénile +candeur de leurs enchantements souvent illusionnés, la vivacité de leurs +émotions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilité de +l'étincelle électrique. + +Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable +dextérité la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'âme +d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose +qu'elles ont des secrets![10] Souvent ce sont les plus nobles qu'elles +taisent, avec cette superbe qui ne daigne même pas se témoigner. À qui +les a calomniées, elles rendent un service, qui les a dénigrées, +devient leur ami, qui a traversé leurs desseins une fois, le répare sans +s'en douter en les servant cent fois. Le dédain intérieur que leur +inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supériorité +qui les fait régner avec tant d'art sur tous les cœurs qu'elles +réussissent à flatter sans adulation, à apprivoiser sans concessions, à +s'attacher sans trahison, à dominer sans tyrannie, jusqu'au jour où, se +passionnant à leur tour avec autant de dévouement chaleureux pour un +seul qu'elles ont de subtile fierté avec le reste du monde, elles savent +aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles +peines, toujours fidèles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec +une inaltérable sérénité. + +[Note 10: Il faut observer que malgré la constante réserve et la +profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, à +elles, dépositaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant +de faits, de tant de secrets, qui à la moindre indiscrétion menaceraient +quelqu'un de la déportation et des mines de la Sibérie, jamais on ne +rencontre chez les Polonaises cette insincérité de tous les instants, ce +mensonge perpétuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non +contentes de pratiquer la non-vérité, se sont faites une seconde nature +de la contre-vérité, qu'impose un despotisme dont dépendent toutes les +sources de la vie, tout le brillant de son échaffaudage; despotisme +d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant +réduit à régner par la terreur, il consent à être trompé en étant adulé, +à être caressé sans amour, bercé sans tendresse, enivré d'un vin +frelaté, sans se soucier si le cœur est épanoui quand les lèvres rient, +si l'âme est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas +celui auquel les yeux jettent leurs plus séduisantes invites. Pour ces +femmes, le besoin de la _faveur_ commande la duplicité, comme une +condition première, essentielle, inévitable, _sine qua non_, de tout ce +qui fait le bien-être de la vie, le charme et l'éclat d'une destinée; le +mensonge leur devient par conséquent une nécessité vitale, un besoin +impérieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, à tout prix. Dans ces +conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse +du sauvage captif voulant profiter de son maître, non s'en affranchir, +ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingénieux du +diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes, à +quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzième +_tchin_, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et +simple vérité. Demandez-leur s'il est jour à minuit, elles répondront +_oui_, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge, +qui répugne à la nature humaine, étant devenu un ingrédient inévitable +de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel +charme malsain, comme celui de l'_assa fœtida_ que les hommes au palais +blasé du siècle dernier portaient en bonbonnière. Elles ont comme un +goût plus sapide sur la langue sitôt qu'elles se figurent avoir induit +en erreur quelque naïf, avoir persuadé quelque bonne âme du contraire de +qui a été, de ce qui est, de ce qui sera.--Or, pour autant de Polonaises +qu'on ait pu connaître, jamais on n'a rencontré une vraie menteuse. +Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent même le +ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne +sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment généreux qui la dicta +ou de la délicatesse de ses procédés. Mais, quelqu'inimaginable finesse +qu'elles mettent à ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles +prétendent ignorer, qu'elles ont aperçu ce qu'elles veulent n'avoir +point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqué de franchise, +surtout au détriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai; +tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez +habiles pour échapper à tout essai scrutateur, sans recourir au masque +qui trahit la vérité et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une +Polonaise dérobe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien, +l'impénétrabilité dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le +dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de +tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et +un moment donné, ne l'empêchent jamais d'être, non seulement sincère, +mais ouverte, disant à chacun avec grâce, abandon et empressement, tout +ce qui l'intéresse de savoir quand cela ne fait tort à personne. +L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer +du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde, +donne à son imperturbable discrétion comme un instinct de salut pour +tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole +irréfléchie, passionnée ou encolérée, même à un ennemi, tant sa pensée +est naturellement tournée vers le devoir d'aider et de secourir. +Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilisée, elle a surtout trop de +tact, pour pousser la dissimulation au-delà du nécessaire.--Entre elle +et les autres femmes slaves il y a la différence de la vaincue à +l'esclave. La vaincue étant fière se respecte elle-même sous ses +déguisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une âme d'esclave. Elle ne +sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mépriser celui qui l'obligerait +à mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le +commencement de la bassesse.] + +Les hommages que les Polonaises ont inspirés ont toujours été d'autant +plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent +comme des pis-aller, des préludes, des passe-temps insignifiants. Ce +qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles espèrent, c'est le +dévouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour +de la patrie. Toutes, elles ont une poétique compréhension d'un idéal +qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui +passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tâche de +saisir. Méprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement, +elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir +deviné et réalisé par eux un rêve d'héroïsme et de gloire qui ferait de +chacun de leurs frères, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils, +un nouveau héros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les +cœurs qui palpitent aux premiers accents de la _Mazoure_ liée à son +souvenir. Ce romanesque aliment de leurs désirs prend, dans l'existence +de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les +femmes du Levant, ni même chez celles du Couchant. + +Les latitudes géographiques et psychologiques dans lesquelles le sort +les fait vivre, offrent également ces climats extrêmes, où les étés +brûlants ont des splendeurs et des orages torrides, où les hivers et +leur frimas ont des froidures polaires, où les cœurs savent aimer et +haïr avec la même ténacité, pardonner et oublier avec la même +générosité. Aussi là, quand on est épris, n'est-ce point à l'italienne, +(ce serait trop simple et trop charnel), ni à l'allemande, (ce serait +trop savant et trop froid), encore moins à la française, (ce serait trop +vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une poésie, en attendant +qu'on en fasse un culte. Il forme la poésie de chaque bal et peut +devenir le culte de la vie entière. La femme aime l'amour pour faire +aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la liberté et +la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime à être ainsi aimé; à se +sentir surélevé, grandi au-dessus de lui-même, électrisé par des paroles +qui brûlent comme des étincelles, par des regards qui luisent comme des +étoiles, par des sourires qui promettent la béatitude d'une larme sur +une tombe!... Ce qui faisait dire à l'empereur Nicolas: «Je pourrais en +finir des Polonais, si je venais à bout des Polonaises»[11]. + +[Note 11: Ce mot fut prononcé devant une personne de notre +connaissance.] + +Malheureusement, l'idéal de gloire et de patriotisme des Polonaises, +souvent réveillé par les velléités héroïques qui les entourent, est plus +souvent encore déçu par la légèreté de caractère des hommes que +l'oppression et l'astuce du conquérant démoralisent et corrompent +systématiquement, sauf à écraser quiconque leur résiste. Aussi, les +oscillations de cet élément qui comme le vif-argent ignore la +tranquillité, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent, +mais ne trouvent pas toujours qui leur réponde, tiennent parfois ces +femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le +cloître, où il est peu d'entr'elles qui, à quelque instant de sa vie, +n'ait sérieusement ou amèrement songé à se réfugier. Beaucoup, non moins +illustres par leur naissance que par leur renommée dans le monde, y ont +immolé leur beauté, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les +âmes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation où fume +jour et nuit le perpétuel encens de leurs prières et de leur sacrifice +volontaire! Ces victimes expiatoires espèrent forcer la main au Dieu des +armées, _Deus Sabaoth_!... Et cet espoir illumine leur cœur, au point de +leur faire atteindre parfois un âge presque séculaire! + +Un proverbe national caractérise mieux en quatre mots cette fusion de la +vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les +descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de +vertu, il dit: «Elle excelle dans la danse et dans la prière!» Veut-on +vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait +mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: _I do tańca, i do +roźańca!_ On ne peut leur trouver de meilleur éloge, parce que le +Polonais né, bercé, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si +elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes +quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se résignerait jamais à +aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus +qu'il ne chérira éternellement celle dont il ne pense pas que, plus +ardente que les séraphins dans les cieux, elle fatigue de ses +implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jeûnes, ce +Dieu qui _châtie ceux qu'il aime_ et qui a dit des nations: _elles sont +guérissables!_ + +Pour le vrai Polonais, la femme dévote, ignorante et sans grâce, dont +chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement +n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas à ces êtres +qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tiède,--sous les lambris +dorés, sous le chaume fleuri, comme derrière les grilles du chœur.--En +revanche, la femme intéressée, calculatrice habile, syrène, déloyale, +sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine même pas +les ignobles écailles qui se cachent au bas de sa ceinture, +artificieusement voilées. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses pièges et, +quand il y est tombé, il est perdu pour sa génération, ce qui fait +croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des +Polonaises! Quelle erreur! En fût-il ainsi, la Pologne n'aurait point à +pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du +moyen-âge qui défendait elle-même son château-fort et, voyant six de ses +fils couchés à ses pieds sur ses crénaux, défiait l'ennemi en lui +montrant son sein d'où elle ferait naître six autres guerriers non moins +valeureux, les mères polonaises ont de quoi remplacer les générations +énervées, les générations qui ont servi d'anneau dans la chaîne +généalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne +passage! + +D'ailleurs, en ce siècle de calomnies, on calomnie aussi les hommes là, +ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si +ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on +bénit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes, +il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le goût de l'héroïsme +plus exalté, il n'est pourtant pas plus impérissable; si l'orgueil de la +résistance est plus indigné chez elles, il n'est pourtant pas plus +indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si aisé! On +exagère leurs défauts, on a soin de taire leurs qualités, leurs +souffrances surtout. Où donc est la nation qu'un siècle de servitude n'a +point défaite, comme une semaine d'insomnie défait un soldat? Mais, +quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se +demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent +des infidèles, prompts à adorer toute divinité, à brûler leur encens +devant chaque miracle de beauté, à adorer chaque jeune astre +nouvellement monté sur l'horizon, qui donc a un cœur aussi constant, des +attendrissements que vingt ans n'ont pas effacés, des souvenirs dont +l'émotion se répercute jusque sous les cheveux blancs, des services +empressés qui se reprennent après un quart de siècle d'interruption +comme on renoue un entretien brisé la veille? Dans quelle nation ces +êtres, frêles et courageux, trouveraient-elles autant de cœurs capables +de les adorer d'une dévotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'à +aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier +qu'à une belle mort? + +Là-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait +point encore ces méfiances néfastes qui font craindre une femme comme on +redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces +magiciennes malfaisantes du dix-neuvième siècle, surnommées les +«dévoreuses de cervelles»! Il ne savait point encore qu'il existerait un +jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des +ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande +puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne +maison dérobant le cœur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux +dont elles recevaient l'hospitalité! Il ignorait que sous peu on aurait +formé à l'intention des grands noms de son pays, à l'intention des fils +de mères incorruptibles, des héritiers d'une longue lignée de nobles +ancêtres, toute une école de séductrices dressées au métier de la +délation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps où +dans les sociétés d'Europe, sociétés chrétiennes cependant, un homme +d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas déshonorée, +pour victime de celle qu'il n'aurait pas souillée!... + +Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour +aimer; prêt à jouer sa vie pour une beauté qu'il aurait vue deux fois, +se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse à jamais son plus +poétique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais +flétrie! Il eût rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupté +corrompue, en cette société où la galanterie consistait à haïr le +conquérant, à mépriser ses menaces, à braver son courroux, à railler le +parvenu barbare qui prétend faire oublier à l'Europe somnolente le +mécanisme asiatique de sa savonnette à vilain. Alors, alors, l'homme +aimait quand il se sentait aiguillonné au bien et béni par la piété, +fier des grands sacrifices, entraîné aux grandes espérances par une de +ces femmes dont le cœur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en +toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a +rien à dire à celui qu'elle n'a pas à plaindre. De là vient que des +sentiments qui ailleurs ne sont que des vanités ou des sensualités, se +colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sûre +d'elle-même pour faire la grosse voix et se retrancher derrière les +fortifications en carton de la pruderie, dédaigne les sécheresses +rigides et reste accessible à tous les enthousiasmes qu'elle inspire, +comme à tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les +hommes. + +Ensemble irrésistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essayé de +l'esquisser dans des lignes toutes d'antithèses, renfermant le plus +précieux des encens adressé à cette «fille d'une terre étrangère, ange +par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par +l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géante par +l'espérance, mère par la douleur et poète par ses rêves»[12]. + +[Note 12: Dédicace de _Modeste Mignon_.] + +Berlioz, génie shakespearien qui toucha à tous les extrêmes, dut +naturellement entrevoir à travers les transparences musicales de Chopin +le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait, +serpentait, fascinait dans sa poésie, sous ses doigts! Il les nomma les +_divines chatteries_ de ces femmes semi-orientales, que celles +d'occident ne soupçonnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner +le douloureux secret. _Divines chatteries_ en effet, généreuses et +avares à la fois, imprimant au cœur épris l'ondoiement indécis et +berçant d'une nacelle sans rames et sans agrès. Les hommes en sont +choyés par leurs mères, câlinés par leurs sœurs, enguirlandés par leurs +amies, ensorcelés par leurs fiancées, leurs idoles, leur déesses! C'est +encore avec de _divines chatteries_, que des saintes les gagnent au +martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'après cela les +coquetteries des autres femmes semblent grossières ou insipides et que +les Polonais s'écrient, à bon droit, avec une gloriole que chaque +Polonaise justifie: _Niema jak Polki_[13]. + +[Note 13: L'habitude où l'on était autrefois de boire dans leur +propre soulier la santé des femmes qu'on voulait fêter, est une des +traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des +Polonais.] + +Le secret de ces _divines chatteries_ fait ces êtres insaisissables, +plus chers que la vie, dont les poètes comme Chateaubriand se forgent +durant les brûlantes insomnies de leur adolescence une _démonne_ et une +_charmeresse_, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une +soudaine ressemblance avec leur impossible vision, «d'une Ève innocente +et tombée, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante à la +fois!!!»[14]--«Mélange de l'odalisque et de la walkyrie, chœur féminin +varié d'âge et de beauté, ancienne sylphide réalisée... Flore nouvelle, +délivrée du joug des saisons...[15]--Le poète avoue que, poursuivi dans +ses rêves, enivré par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant +la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa +présence il cessait d'être un triste René, pour grandir selon ses vœux, +devenir ce qu'elle voulait qu'il fût, être exhaussé et façonné par elle. +Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce +que les Chateaubriand font école en littérature, mais ne font pas une +nation. Le Polonais ne redoute point la _charmeresse_ sa sœur, _Flore +nouvelle délivrée du joug des saisons!_ Il la chérit, il la respecte, il +sait mourir pour elle... et cet amour, pareil à un arôme incorruptible, +préserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa +vie, il empêche le vainqueur _d'en venir à bout_ et prépare ainsi la +glorieuse résurrection de la patrie. + +[Note 14: _Mémoires d'outre-tombe_, 1er vol.--_Incantation_.] + +[Note 15: _Idem_, 3e vol.--_Atala_.] + +Il faut cependant reconnaître qu'entre toutes, une seule nation eut +l'intuition d'un idéal de femme à nul autre pareil, dans ces belles +exilées que tout semblait amuser, que rien ne parvenait à consoler. +Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idéal inconnu +chez les filles de cette Pologne, «morte civilement» aux yeux d'une +société civile, où la sagesse des Nestor politiques croyait assurer +«l'équilibre européen», en traitant les peuples comme «une expression +géographique»! Les autres nations ne se doutèrent même pas qu'il pouvait +y avoir quelque chose à admirer en le vénérant, dans les séductions de +ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternées +sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui +baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de +n'en pas voir les sites montagneux, écrasants pour leurs poitrines, +amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales! + +En Allemagne, on leur reprochait d'être des ménagères insouciantes, +d'ignorer les grandeurs bourgeoises du _Soll und Haben_! Pour cela, on +leur en voulait à elles, dont tous les désirs, tous les vouloirs, toutes +les passions se résument à mépriser _l'avoir_, pour sauver _l'être_, en +livrant des fortunes millionnaires à la confiscation de vainqueurs +cupides et brutaux! À elles, qui, encore enfants, entendent leur père +répéter: «la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose à +sacrifier, elle sert de piédestal à l'exil!...»--En Italie, on ne +comprenait rien à ce mélange de culture intellectuelle, de lectures +avides, de science ardente, d'érudition virile, et de mouvements +prime-sautiers, effarés, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne +pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses +petits.--Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et +Ems, pour chercher à Paris une espérance secrète, à Rome une foi +encourageante, ne rencontrant la charité nulle part, n'arrivaient ni à +Londres, ni à Madrid. Elles ne songeaient point à trouver une sympathie +de cœur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les +descendants du Cid! Les Anglais étaient trop froids, les Espagnols trop +loin. + +Les poètes, les littérateurs de la France, furent les seuls à +s'apercevoir que dans le cœur des Polonaises, il existait un monde +différent de celui qui vit et se meut dans le cœur des autres femmes. +Ils ne surent pas deviner sa palingénésie; ils ne comprirent pas que si, +dans ce _chœur féminin varié d'âge et de beauté_, on croyait parfois +retrouver les mystérieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles +étaient là comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on +pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se +dégageait des vapeurs de sang qui depuis un siècle planaient sur la +patrie! Par ainsi, ces poètes et ces littérateurs ne saisirent point la +dernière formule de cet idéal dans sa parfaite simplicité. Ils ne +se figurèrent point une nation de vaincus qui, enchaînée et foulée +aux pieds, proteste contre l'éclatante iniquité au nom du sentiment +chrétien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?--N'est-ce +point par la poésie et l'amour?--Et qui en sont les interprètes?--N'est-ce +point les poètes et les femmes?--Mais, si les Français, trop habitués aux +conventionalités artificielles du monde parisien, n'ont pu avoir l'intuition +des sentiments dont Childe Harold entendit les accents déchirants dans les +femmes de Saragosse, défendant vainement leurs foyers contre «l'étranger», +ils subirent tellement la fascination qui s'échappait en ondes diaprées de +ce type féminin, qu'ils lui prêtèrent des puissances presque surnaturelles. + +Leur imagination, trop impressionnée par les détails, les grandit +démesurément, exagérant la portée des contrastes et les facultés de la +métamorphose dans ces Protées aux noirs sourcils et aux dents perlées. +Elle en fit ainsi une énigme insoluble, ne sachant point, à force de se +perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large +synthèse. Dans une émotion éblouie, la poésie française crut dépeindre +la Polonaise en lui jetant à la face, comme une poignée de pierreries +multicolores, non serties, une poignée d'épithètes sublimes et +incohérentes. Elles sont précieuses cependant, car leur éclat +multicolore, leur incohérence irraisonnée, témoignent éloquemment de la +violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualités +françaises parlèrent à l'esprit français, mais qu'on ne connaît +vraiment que lorsque les héroïsmes de leur cœur parlent au cœur. + +La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de héros +vainqueurs, n'était point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange +consolateur de héros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus +différent de ce qu'était le Polonais antique, que la Polonaise moderne +n'est différente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle était +avant tout et surtout une patricienne honorée; la matrone romaine +devenue chrétienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, à la +cour ou à la ville, régnant sur ses palais ou sur ses champs, était +grande dame. Elle l'était par suite de la situation que la société lui +préparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil +de son écusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle +rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au +milieu des poignantes péripéties de la vie), y compris les «hautes et +puissantes châtelaines», que par respect et déférence on appelait +_białogłowa_, parce que les femmes mariées avaient la tête couverte et +les joues encadrées de blanches et vaporeuses dentelles, imitation +civilisée, pudique et chrétienne, du voile musulman, injurieux et +barbare. Mais, leur sujétion et leur impuissance légale, contre-balancée +par les mœurs et les sentiments, loin de les diminuer, les élevaient, en +préservant la sérénité de leur âme, qu'elles tenaient en dehors de +l'âpre lutte des intérêts, et en ne leur permettant jamais d'être en +faute. + +Elles ne pouvaient disposer par elles-mêmes d'aucune fortune, d'aucune +volonté, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, être entraînées et +devenir blâmables! C'était là pour elles tout gain, tout avantage; +avantage inappréciable, dont elles connaissaient bien tous les +échappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal, +elles compensaient cette soumission à une vigilance constante, qui +dictait les proportions du cadre où elles étaient placées, en prenant un +empire presque sans bornes dans la vie privée, où chaque bien était leur +attribut. Toute la dignité de la vie de famille, toute la douceur de la +vie domestique leur étaient confiées; elles gouvernaient en souveraines +ce noble et important apanage, d'où elles étendaient leur pieuse et +pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles étaient +dès leur première adolescence les compagnes de leur père, qui les +initiait à ses poursuites et à ses inquiétudes, aux difficultés et aux +gloires de la _res publica_; elles étaient les premières confidentes de +leurs frères, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles +devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillères secrètes, +fidèles, perspicaces, déterminantes. L'histoire de la Pologne et le +tableau de ses anciennes mœurs présentent sans cesse le type de ces +courageuses et intelligentes épouses, dont l'Angleterre nous a offert un +splendide exemple en 1683, lorsque dans un procès où sa tête était en +jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme. + +Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement +pieux, jamais bigot et fatigant; libéral et magnifique, jamais +fiévreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas été à même +de se produire. Elle enta sur l'idéal solennel de l'aïeule, la grâce et +la vivacité françaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures +alors que l'irrésistible attrait des mœurs de Versailles, après avoir +inondé l'Allemagne, arriva jusqu'à la Vistule. Date fatale! On peut +l'affirmer: Voltaire et la Régence sous-minèrent la Pologne et furent +les auteurs de sa ruine. En perdant ces mâles vertus, dont Montesquieu +dit que seules elles soutiennent les États libres, et qui effectivement +avaient soutenu la Pologne durant huit siècles!... les Polonais +perdirent leur patrie. Les Polonaises étant plus fermes en la foi, moins +besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas +eu l'habitude de le manier, moins accessibles à l'immoralité par une +horreur innée et instinctive de l'impudeur, elles résistèrent mieux à la +contagion mortifère du dix-huitième siècle! Leur religion, ses vertus, +ses enthousiasmes et ses espérances, créèrent en elles le ferment sacré +qui fera ressusciter cette patrie si chère!... Les hommes le sentent; +ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable +dans ces âmes dont chacune peut s'écrier: _Rien ne m'est plus, plus ne +m'est rien_, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur +aura point rendu l'intégrité de leur type primitif en leur rendant la +patrie! + +Les poètes de la Pologne n'ont certes pas laissé à d'autres l'honneur +d'ébaucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idéal de +leurs compatriotes. Tous l'ont chanté, tous l'ont glorifié, tous ont +connu ses secrets, tous ont tressailli avec béatitude devant ses joies +et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la +littérature des «anciens jours», _Zygmuntowskie czasy_, on retrouve à +chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrière, comme +l'empreinte d'un beau camée dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps +roule les flots anecdotiques, la poésie moderne dépeint l'idéal de la +Polonaise actuelle, plus émouvant que ne le rêva jamais poète énamouré. +Sur le premier plan se dessinent l'épique et royale figure de _Grażyna_, +le sublime profil de la solitaire et secrète fiancée de _Wallenrod_; la +Rose des _Dziady_, la Sophie de _Pan Tadeusz_. Autour d'elles, que de +têtes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les +rencontre à chaque pas, au milieu des sentiers bordés de roses que +dessine la poésie de ce pays, où le mot de poète n'a point cessé de +correspondre à celui de prophète: _wieszcz!_ Dans ces vergers pleins de +cerisiers en fleur; dans ces bois de chênes pleins d'abeilleries +bourdonnantes, dépeints avec tant de fraîcheur par les romanciers; dans +ces beaux jardins où s'étalent les superbes plates-bandes; dans ces +somptueux appartements où fleurissent le grenadier rouge, le cactus +blanc au gland d'or, les grappes roses du Pérou et les lianes du Brésil, +on aperçoit à tout instant quelque tête à la Palma-Vecchio. Des lueurs +pourpres d'un splendide couchant éclairent, là aussi, une lourde +chevelure qui se détache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa +blonde auréole des traits où le pressentiment de tristesses futures se +cache déjà sous un sourire encore folâtre[16]! + +[Note 16: Dans l'impossibilité de citer des poèmes trop longs ou des +fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes +de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent +intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caractère +général de celles qui habitent ces régions moyennes, où se concentrent +les rayons épars du type national; si non les plus éclatants, du moins +les plus vrais. + + Bo i cóż to tam za żywość + Młodych Polek i uroda! + Tam wstyd szczery, tam poczciwość, + Tam po Bogu dusza mloda! + + ........................ + ........................ + + Myśl ich cicho w życiu świeci, + Pełne życia, jak nadzieje; + Lubią pieśni, tańce, dzieci, + Wiosne, kwiaty, stare dzieje.... + Gdy wesołe, istne trzpiotki, + I wiewiórki i szczebiotki! + Lecz gdy w smutku myśl zagrzebie, + Wówczas Polka taka rzewna, + Iż uwierzysz, że jéj krewna + Najsmutniejsza z gwiazd na niebie! + Choć człek duszy jéj nie zbadał, + W koło serca tak tam prawo, + Tak rozkosznie i tak łzawo, + Jakbyś grzechy wyspowiadał. + + A gdy uśmiech łzę pokryje, + I dla ciebie serce bije: + To cię dojmie tak do żywa, + Iż to cudne, cudne dziwa, + Że się serce nie rozplynie, + Że od szczęścia człek nie zginie! + Zda sie, że to żyjesz społem + Z rajskiém dzieckiém, czy z aniołem. + Lecz to szczęście nie tak tanie, + Przeboleje dusza młoda; + Jednak lat i łez nie szkoda, + Boć raz w życiu to kochanie! + A jak ci się która poda, + Z całej duszy i statecznie, + To już twoją będzie wiecznie, + I w ład pójdzie ci z nią życie, + Bo twéj duszy nie wyziębi. + Ona sercem pojmie skrycie, + Co myśl wieku dżwiga w gtębi; + Co się w czasie zrywa, waży, + To w rumieńcu na jéj twarzy, + Jak w zwierciedle sie odbije, + Bo w tém łonie przyszłość żyje! + +] + +Nous l'avons dit; peut-être faut-il connaître de près les compatriotes +de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses _Mazoures_ sont +imprégnées, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque +toutes sont remplies de cette même vapeur amoureuse qui plane comme un +fluide ambiant à travers ses _Préludes_, ses _Nocturnes_, ses +_Impromptus_, où se retracent une à une toutes les phases de la passion +dans des âmes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une +coquetterie inconsciente d'elle-même, attaches insensibles des +inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie; +mortelles dépressions de joies étiolées qui naissent mourantes, roses +noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige +qui les environne, attristant par le parfum même des tremblants pétales +que le moindre souffle fait tomber de leurs frêles tiges. Étincelles +sans reflet qu'allument les vanités mondaines, semblables à l'éclat de +certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurité; plaisirs sans +passé ni avenir, ravis à des rencontres de hasard, comme la conjonction +fortuite de deux astres lointains; illusions, goûts inexplicables +tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits à moitié +mûrs, qui plaisent tout en agaçant les dents. Ébauches de sentiment dont +la gamme est interminable et auxquels l'élévation native, la beauté, la +distinction, l'élégance de ceux qui les éprouvent, prêtent une poésie +réelle, souvent sérieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait +seulement effleurer dans un rapide arpège, devient tout d'un coup un +thème solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans +un cœur exalté les allures d'une passion, qui veut l'éternité pour +demeure! + +Dans le grand nombre des _Mazoures_ de Chopin, il règne une extrême +diversité de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremêlées de la +résonnance des éperons; mais, dans la plupart on distingue avant tout +l'imperceptible frôlement du tulle et de la gaze sous le souffle léger +de la danse; le bruit des éventails, le cliquetis de l'or et des +pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais +creusé d'anxiété, d'un bal à la veille d'un assaut; on entend à travers +le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux défaillants dont elle +cache les pleurs. Quelques autres semblent révéler les angoisses, les +peines et les secrets ennuis, apportés à des fêtes dont le bruit +n'assourdit pas les clameurs du cœur. Ailleurs encore, on saisit comme +des terreurs étouffées: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et +qui survit, que la jalousie dévore, qui se sent vaincu, et qui prend en +pitié dédaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un +délire, au milieu duquel passe et repasse une mélodie haletante, +saccadée, comme les palpitations d'un cœur qui se pâme, et se brise, et +se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants +souvenirs de gloire.--Il en est dont le rhythme est aussi indéterminé, +aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants +contemplent une étoile levée seule au firmament! + + + + +IV. + + +Après avoir parlé du compositeur et de ses œuvres, où tant de sentiments +immortels résonnent, où son génie, aux prises avec la douleur, lutta, +parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet élément terrible de la +réalité qu'une des missions de l'art est de réconcilier avec le ciel; de +ses œuvres où se sont épanchés, comme des pleurs dans un lacrymatoire, +tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son cœur, +tous les transports de ses aspirations et de ses emportements +inexprimés; de ses œuvres où, dépassant les bornes de nos sensations +trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes à son gré, il +fait incursion dans le monde des Dryades, des Oréades, des Nymphes et +des Océanides,--il nous resterait à parler de l'exécution de Chopin, si +nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des émotions +entrelacées à nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs +linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre. + +Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel résultat +pourraient obtenir nos efforts? Réussirait-on à faire connaître à ceux +qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable poésie? Charme +subtil et pénétrant comme un de ces légers parfums exotiques, celui de +la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les +appartements peu fréquentés et se dissipent, comme effarouchés, dans les +foules compactes, au milieu desquelles l'air épaissi ne garde plus que +les senteurs vivaces des tubéreuses en pleines fleurs ou des résines en +pleines flammes. + +Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par +la pureté de sa diction, par ses accointances avec _la Fée aux miettes_ +et _le Lutin d'Argail_, par ses rencontres de _Séraphine_ et de +_Diane_, murmurant à son oreille leurs plus confidentielles plaintes, +leurs rêves les plus innomés, rappelait le style de Nodier, dont on +rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans +la plupart de ses _Valses, Ballades, Scherzos_, gît embaumée la mémoire +de quelque fugitive poésie inspirée par une de ces fugitives +apparitions. Il l'idéalise quelquefois jusqu'à en rendre les libres si +ténues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir à notre +nature, mais se rapprocher du monde féerique et nous dévoiler les +indiscrètes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des +reines Mab, des Obérons puissants et capricieux, de tous les génies des +airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers +mécomptes et aux plus insupportables ennuis. + +Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un +caractère particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il +exécutait; musique de danse ou musique rêveuse, mazoures ou nocturnes, +préludes ou scherzos, valses ou tarentelles, études ou ballades. Il leur +imprimait à toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence +indéterminée, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient +presque plus rien de matériel et, comme les impondérables, semblaient +agir sur l'être sans passer par les sens. Tantôt on croyait entendre les +joyeux trépignements de quelque péri amoureusement taquine; tantôt, +c'étaient des modulations veloutées et chatoyantes comme la robe d'une +salamandre; tantôt, on saisissait des accents profondément découragés, +comme si des âmes en peine ne trouvaient pas les charitables prières +nécessaires à leur délivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de +ses doigts une désespérance si morne, si inconsolable, qu'on croyait +voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprême +de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, préférait la mort à +l'exil, ne pouvant supporter de quitter _Venezia la bella_![17] + +[Note 17: Le _Nocturne en mi mineur_ (œuvre 72) nous rend quelque +chose des impressions subtiles, raffinées, alambiquées, que Chopin +reproduisait avec une sorte de prédilection passionnée. Nous ne nous +refusons pas le plaisir de faire connaître à celles qui les +comprendront, les vers que ce morceau inspira à la belle Csse +Cielecka, née Csse Bnińska: + + Kolysze zwolna, jakby falą morza, + Nóty dzwięcznemi, pelnemi uroku. + Rozjaśnia blaskiem jakby życia zorza, + Którą witamy czasem ze łzą w oku. + Dalej uderza nas walki przeczucie; + Ton coraz glośniéj rozlega się w górę. + Pelen, ponury, objawia w swéj nócie + Światlośé ukrytą za posępną chmurę. + Stróny tak silne, jakby kute w stali, + Żalosnym jękiem, w duszy naszej dzwonią: + Mówią o bòlu, co nam serce pali, + Lecz co zostawia duszę nieskażoną!... + Póżniéj, podobny do woni wspomnienia + Znów zakolysac czasem nas powraca. + Z urokiem igra; kolyszac cierpienia, + Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca. + Nareszcie, jako cicha na dnie woda, + Spokój glęboki z nurt toni się wznosi, + Jak serce, które o nic już nie prosi, + Lecz kwiatów życia, szkoda... mówi... szkoda!... + +] + +Chopin se livrait aussi à des fantaisies burlesques; il évoquait +volontiers parfois quelque scène à la Jacques Callot, pour faire rire, +grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises, +pleines de saillies musicales, pétillantes d'esprit et de _humour_ +anglais, comme un feu de fagots verts. L'_Étude V_ nous a conservé une +de ces improvisations piquantes, où les touches noires du clavier sont +exclusivement attaquées, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que +les touches supérieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il était, +reculant devant la jovialité vulgaire, le rire grossier, la gaieté +commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont +la vue cause les plus nauséabonds éloignements à certaines natures +sensitives et douillettes. + +Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de +trépidation émue, timide ou haletante, qui vient au cœur quand on se +croit dans le voisinage des êtres surnaturels, en présence de ceux qu'on +ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni +comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mélodie, comme un +esquif porté sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait +mouvoir indécise, comme une apparition aérienne, surgie à l'improviste +en ce monde tangible et palpable. Dans ses écrits, il indiqua d'abord +cette manière, qui donnait un cachet si particulier à sa virtuosité, par +le mot de _Tempo rubato_: temps dérobé, entrecoupé, mesure souple, +abrupte et languissante à la fois, vacillante comme la flamme sous le +souffle qui l'agite, comme les épis d'un champ ondulés, par les molles +pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclinés de ci et +de là par les versatilités d'une brise piquante. + +Mais, le mot qui n'apprenait rien à qui savait, ne disant rien à qui ne +savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard +d'ajouter cette explication à sa musique, persuadé que si on en avait +l'intelligence, il était impossible de ne pas deviner cette règle +d'irrégularité. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles être jouées +avec cette sorte de balancement accentué et prosodié, cette _morbidezza_ +dont il était difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas +souvent entendu lui-même. Il semblait désireux d'enseigner cette +manière à ses nombreux élèves, surtout à ses compatriotes auxquels il +voulait, plus qu'à d'autres, communiquer le souffle de son inspiration. +Ceux-ci, ou plutôt celles-là, la saisissaient avec cette aptitude +qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de poésie. Une +compréhension innée de sa pensée leur permettait de suivre toutes les +fluctuations de son vague azuré. + +Chopin savait, il le savait même trop, qu'il n'agissait pas sur la +multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils à une mer de +plomb, leurs flots, malléables à tous les feux, n'en sont pas moins +lourds à remuer. Ils nécessitent le bras puissant de l'ouvrier athlète +pour être versés dans un moule, où le métal en fusion devient tout d'un +coup une idée et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin +avait conscience de n'être parfaitement goûté que dans ces réunions, +malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits étaient +préparés à le suivre partout où il lui plaisait de les conduire; à se +transporter avec lui dans ces sphères où les anciens ne faisaient entrer +que par la porte d'ivoire des songes heureux, entourée de pilastres +diamantés aux mille feux irisés. Il prenait plaisir à surmonter cette +porte, dont les génies gardent les secrètes serrures, d'une coupole dans +laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces +transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers +kaléïdoscopiques sont cachés dans une brunie olivâtre qui les efface et +les dévoile tour à tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer +dans un monde où tout est miracle charmant, surprise folle, songe +réalisé! Mais, il fallait être des initiés pour savoir comment on en +franchit le seuil! + +Chopin se réfugiait et se complaisait volontiers en ces régions +imaginées, où il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les +estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs +de bataille de l'art musical, où l'on tombe quelquefois aux mains d'un +vainqueur improvisé, conquérant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour, +mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et +d'asphodèles, pour intercepter l'entrée du bois sacré d'Apollon! Pendant +ce jour, le «soldat heureux» se sent bien l'égal des rois; mais +seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour +l'imagination qui hante les divinités des airs et les esprits peuplant +les cimes. + +Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est à la merci des caprices d'une mode +de boutiques, de réclames, d'annonces, de camaraderies, mode équivoque +et de naissance douteuse. Or, si la mode bien née, la mode personne de +qualité, est toujours une sotte déesse, que doit-ce être d'une mode sans +parents avouables! Les natures d'artiste finement trempées, +éprouveraient sûrement une répugnance bien naturelle à se mesurer corps +à corps avec un de ces Hercule de foire, déguisé en prince de l'art, qui +guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prêt à +assaillir de ses coups de bâton le chevalier armé de la veille, en quête +de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-être d'avoir à +lutter contre un si piètre adversaire, que de se voir réduites à +recevoir des coups d'épingle qui simulent des coups de poignard, d'une +mode vénale, d'une mode commerçante, d'une mode industrielle, insolente +courtisane qui prétend en remontrer à l'Olympe des grands salons du +beau-monde! Elle voudrait même, l'insensée, s'abreuver à la coupe de +Hébé qui, rougissant à son approche, implore pour la foudroyer, tantôt +l'aide de Vénus, tantôt celle de Minerve! Vainement! Ni la beauté +suprême ne parvient à éclipser son fard de marchande d'orviétan, ni la +sagesse armée de toutes pièces ne peut lui arracher sa marotte dont elle +se fait un sceptre de paille goudronnée! En cette détresse, il ne reste +à la déesse de l'immortalité d'autre ressource que de se détourner +indignée de cette intruse de bas-étage. C'est ce qui ne manque pas +d'arriver! L'on voit alors les cosmétiques s'écailler sur ses joues +bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille édentée +chassée, avant d'avoir eu le temps d'être délaissée. + +Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique, +parfois plaisant jusqu'à la bouffonnerie, des mésaventures de quelque +protégé de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des +«entrepreneurs de réputations artistiques», des cornacs de bêtes plus ou +moins curieuses, plus ou moins artificielles, «produit _unique_ de la +carpe et du lapin», était loin d'avoir atteint les impudentes audaces et +les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois, +quoique dans l'enfance de l'art, la spéculation pouvait déjà faire assez +d'excursions sur le terrain réservé aux Muses pour que celui qui les +hantait exclusivement, qui après sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui +ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, fût comme épouvanté +devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifiée du dégoût +qu'elle lui inspirait, le musicien-poète disait un jour à un artiste de +ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: «Je ne suis point propre à +donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxié par ses +haleines précipitées, paralysé par ses regards curieux, muet devant ses +visages étrangers; mais toi, tu y es destiné, car quand tu ne gagnes pas +ton public, tu as de quoi l'assommer». + +Cependant, mettant à part la concurrence des artistes qui n'en sont pas, +des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou +de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal à l'aise devant +un «grand public», ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix +minutes à l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraîner par +l'irrésistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air raréfié +dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupéfier par ses révélations +gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des +vétilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la +constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilité +de poète. Sa volontaire abnégation des bruyants succès cachait, à qui +savait le discerner, un froissement intérieur. Ayant un sentiment très +distinct de sa supériorité native, (comme tous ceux qui ont su la +cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste +polonais n'en recevait pas du dehors assez d'échos intelligents, pour +gagner la tranquille certitude d'être réellement apprécié à toute sa +valeur. Il avait vu d'assez près l'acclamation populaire pour connaître +cette bête, parfois intuitive, parfois ingénuement et noblement +passionnée, plus souvent fantasque, capricieuse, rétive, déraisonnable, +ayant encore en elle du sauvage: sottement engouée, sottement encolérée, +car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer +inaperçus les plus nobles joyaux; elle se fâche pour des bagatelles et +se laisse enjôler par les plus fades flagorneries. Mais, chose étrange, +Chopin qui la savait par cœur, en avait horreur et s'en faisait besoin. +Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naïves émotions +d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son âme, au +récit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les +extases! + +Plus «ce délicat», cet épicurien du spiritualisme, perdait l'habitude de +dompter et de braver le «grand public», plus il lui en imposait. Pour +rien au monde il n'eût voulu qu'une mauvaise étoile lui donne le +dessous en sa présence, dans un de ces combats singuliers où l'artiste, +comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son défi et son +gant à quiconque lui conteste la beauté et la primauté de sa dame; +c'est-à-dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison, +que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu être ni plus aimé, ni plus +goûté, qu'il ne l'était déjà par le groupe spécial qui composait son +«petit public». Il se demandait peut-être, non à tort, hélas! tant sont +incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines +affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aimé, moins +apprécié, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit: +«les délicats sont malheureux!» + +Ayant ainsi conscience des exigences qu'entraînait la nature de son +talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques +concerts de début, en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et +à Munich, il n'en donna plus que peu à Paris et à Londres et ne put +guère voyager à cause de sa santé. Elle lui fit subir des crises +quelquefois fort dangereuses, restant toujours débile, exigeant toujours +de grandes précautions; néanmoins, elle lui laissait de belles saisons +de répit, de belles années d'un équilibre qui lui donnait une force +relative. Elle ne lui eût point permis de se faire connaître dans toutes +les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne à +Saint-Pétersbourg, en s'arrêtant aux villes d'université et aux cités +manufacturières, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique, +aperçu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impératrice de +Russie, la fit sourire en s'écriant: «Comment! Une si grande réputation +dans un si petit endroit!» Néanmoins, la santé de Chopin ne l'eût point +empêché de se faire plus souvent entendre là, où il se trouvait; sa +constitution délicate était donc moins une raison, qu'un prétexte +d'abstention, pour éviter d'être mis et remis en question. + +Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part à +ces joûtes publiques et solennelles, où l'acclamation populaire salue le +triomphateur; s'il se sentait déprimé en s'en voyant exclu, c'est qu'il +ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce +qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouché par le «grand public», il voyait +bien que celui-ci, en prenant au sérieux son propre verdict, forçait +aussi les autres à le prendre pour tel: tandis que le «petit public», le +monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnaître +d'autorité à lui-même: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux. +Il a peur des excentricités du génie, il recule devant les hardiesses +d'une grande supériorité, d'une grande individualité, d'une grande âme, +d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour +reconnaître celles qui sont justifiées par les exigences intérieures +d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hésitation +celles qui ne correspondent qu'à de petites passions, n'ayant rien +d'exceptionnel: à des «poses» d'un but fort ordinaire, se formulant en +un désir d'éblouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un métier +lucratif, au bout duquel on aperçoit une bonne retraite de rentier +bourgeoisement casé. + +Le monde des salons ne distingue pas ces personnalités si différentes +qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il +n'a point encore pris à cœur de penser par lui-même, en dehors de la +tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le +directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc +pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des +sentiments jetant Ossa sur Pélion pour escalader les astres, d'avec les +mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une +égoïste suffisance, joints à une vile courtisanerie des passions du +jour, des vices élégants, de l'immoralité à la mode, de la +démoralisation régnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des +grandes pensées, se traduisant sans aucun «effet» cherché, d'avec les +conventionalités surannées d'un style qui a fait son temps et dont les +vieilles douairières deviennent les gardiennes attitrées, faute de +savoir suivre d'un œil intelligent les incessantes transformations de +l'art. + +Pour s'épargner le soin d'apprécier, en connaissance de cause, +l'intégrité des sentiments du poète-artiste dont l'étoile semble monter +sur le firmament de l'art; pour s'éviter la peine de prendre l'art au +sérieux, afin d'être à même de préjuger avec quelque divination des +promesses que les jeunes hommes apportent et des qualités qui leur +permettront de les réaliser, le monde des salons ne soutient avec +constance, pour mieux dire, il ne protège avec obstination, que les +médiocrités adulatrices, dont il n'a à redouter aucune nouveauté +embarrassante, (_keine Genialität_); qui se laissent traiter de haut en +bas et que l'on maltraite à son aise, n'ayant jamais à en craindre ni un +défaut gênant, ni un lustre ineffaçable! + +Ce «petit public» tant vanté peut bien mettre au jour une _vogue_; mais +cette _vogue_, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de +réalité qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux +qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des pétales de roses et +d'œillets légèrement fermentés. Cette _vogue_ est une chose éphémère, +chétive, sans consistance, sans vie réelle, toujours prête à s'évaporer, +parce qu'elle ignore sa raison d'être et souvent n'en a aucune à donner. +Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment +il s'est senti saisi, frémissant, électrisé, «empoigné» dit le plébéien +ravi, renferme du moins ces «gens du métier» qui savent ce qu'ils disent +et pourquoi ils le disent,--tant que la tarantule de l'envie ne les a +point piqués et ne leur fait point cracher à chaque discours, comme à la +fée malfaisante des contes de Perrault, les vipères et les crapauds du +mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la +vérité, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice! + +Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret déplaisir, +jusqu'à quel point les salons d'élite remplaçaient par leurs +applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait, +faisant par là acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur +sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'était aperçu, +qu'entre ces beaux messieurs si bien frisés et pommadés, entre ces +belles dames si décolletées et si parfumées, tous ne le comprenaient +pas. Après quoi, il était bien moins sûr encore si ce peu qui le +comprenait, le comprenait bien? Il en résultait un mécontentement, assez +indéfini peut-être pour lui-même, du moins quant à sa véritable source, +mais qui le minait sourdement. On le voyait choqué presque par des +éloges qui sonnaient creux ou sonnaient faux à son oreille. Tous ceux +auxquels il avait droit de prétendre ne lui parvenant pas en larges +bouffées, il était porté à trouver fâcheuses les louanges isolées quand +elles portaient à côté, ne visant presque jamais juste, ne touchant le +point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste +savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le +mouvement rhythmé des éventails coquets battant des ailes! + +À travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi +qu'une poussière dorée, mais importune, des compliments qui lui +semblaient montés sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets +qui encombraient les jolies mains et les empêchaient de se tendre vers +lui, on pouvait, avec un peu de pénétration, découvrir qu'il se jugeait +non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il préférait alors n'être +pas troublé dans la placide solitude de ses contemplations intérieures, +de ses fantaisies, de ses rêves, de ses évocations de poète et +d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingénieux +moqueur lui-même, pour prêter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point +en génie méconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon goût et +de bonne grâce, il dissimula si complètement la blessure de son légitime +orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas +sans raison qu'on attribuerait la rareté graduellement croissante des +occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du +piano, plus encore au désir qu'il éprouvait de fuir les hommages qui ne +lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait dû, qu'à +l'augmentation de sa faiblesse, mise à de tout aussi rudes épreuves par +les longues heures qu'il passait à jouer chez lui, aussi bien que par +les leçons qu'il n'a jamais cessé de donner. + +Il est à regretter que les indubitables avantages qui devraient résulter +pour l'artiste à ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent +ainsi diminués par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et +par l'absence complète d'une véritable entente de ce qui détermine le +Beau en soi, comme des moyens qui le révèlent et qui constituent l'Art. +Les appréciations de salon ne sont que _d'éternels à-peu-près_, comme +les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces +feuilletons saupoudrés et pailletés de fins aperçus qui, chaque lundi, +charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions +superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances préalables, +aucune portée et aucun avenir dans un intérêt sincère et soutenu; +impressions si passagères, qu'on peut les appeler plutôt physiques que +morales.--Trop préoccupé des petits intérêts du jour, des incidents de +la politique, des succès de jolies femmes, des bons-mots de ministres «à +pied» ou de désœuvrés mécontents, du mariage ou des relevailles de +quelque élégante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu +édifiantes, de médisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies +qu'on traite de médisances, le grand monde ne veut en fait de poésie, ne +supporte en fait d'art, que des émotions qui s'inhalent en quelques +minutes, s'épuisent en une soirée, s'oublient le lendemain! + +Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des +artistes vains et obséquieux, faute de savoir être fiers et patients. +Puis, en s'affadissant le goût avec eux, il perd la virginité, +l'originalité, la spontanéité primitive de ses sensations; ensuite de +quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre, +un poète de grande lignée, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne +manière. Par là, si haut qu'il soit, la grande poésie, le grand art +surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans +les appartements tendus de damas rouge; il s'évanouit dans les salons +jaune paille ou bleu nacré. Tout véritable artiste l'a senti, quoique +tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renommée, +plus familiarisé que d'autres avec les variations du thermomètre +intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces +températures toujours fraîches, parfois glaciales et glaçantes, répéta +souvent: «À la cour, il faut être court!» Et il ajoutait entre amis: «Il +ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce +que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout +des pieds et fasse penser à une valse passée ou future!» + +D'ailleurs, le _glacé_ conventionnel du grand monde qui recouvre la +grâce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts; +l'affectation, l'afféterie, les minauderies des femmes; l'empressement +hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait étrangler +celui dont la présence détourne d'eux le regard de quelque belle, +l'attention de quelque oracle de salon, sont des éléments trop peu +intelligents, trop peu sincères, trop factices en définitive, pour que +le poète s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient +«sérieux» et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires, +daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lèvres fanées et +sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette +condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent à +contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le +moins en lui-même. + +Il y trouve plutôt occasion de se convaincre que là, personne n'est +admis à l'auguste fréquentation des Muses. Les femmes qui se pâment +parce que leurs nerfs sont excités, sans rien saisir de l'idéal que +l'artiste chante, de l'idée qu'il a voulu exprimer sous les formes du +beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce +que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni +les autres, préparés et disposés à voir en lui autre chose qu'un +acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des +filles de Mnémosyne, des révélations d'Apollon Musagète, ces hommes et +ces femmes habitués dès leur enfance à ne goûter que des plaisirs +intellectuels qui frisent la platitude, cachée sous les formes mignardes +d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils +sont s'affolent du bric-à-brac devenu le cauchemar des salons où l'on se +pique d'avoir le goût, ne possédant pas le sentiment des arts; on s'y +éprend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer «le dieu de la +porcelaine et de la verrerie»; on s'y arrache le fade dessinateur des +vues de château, de vignettes maniérées et de madonnes guindées! En +fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des +«pensées fugitives» faciles à épeler! + +Une fois arraché à son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la +retrouver que dans l'intérêt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant +et animé, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus +noble, pour ce qu'il pressent de plus élevé, pour ce qu'il veut de plus +dévoué, pour ce qu'il rêve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus +divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignoré de nos salons actuels, où +la Muse ne descend guère que par mégarde, pour aussitôt s'envoler vers +d'autres régions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration, +l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les +sourires sémillants qui ne demandent qu'à être désennuyés, dans les +froids regards d'un aréopage de vieux diplomates blasés, sans foi et +sans entrailles, qu'on dirait rassemblés pour juges des mérites d'un +traité de commerce ou des expériences qui donnent droit à un brevet +d'invention. Pour que l'artiste soit véritablement à sa propre hauteur, +pour qu'il s'élève au-dessus de lui-même, pour qu'il transporte son +auditoire en étant hors de lui, enlevé et illuminé par le feu divin, +_l'estro poetico_, il lui faut sentir qu'il ébranle, qu'il émeut ceux +qui l'écoutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mêmes +instincts, qu'il les entraîne enfin à sa suite dans sa migration vers +l'infini, comme le chef des troupes ailées, lorsqu'il donne le signal +du départ, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages. + +En thèse générale, l'artiste aurait tout à gagner de ne fréquenter +qu'une société de «patriciens éclairés», car ce n'est pas sans un +certain fond de raison que le Cte Joseph de Maistre, voulant une fois +improviser une définition du Beau, s'écria: «le Beau, c'est ce qu'il +plaît au patricien éclairé!»--Sans doute, le patricien devant être par +sa position sociale au-dessus de toutes les considérations intéressées +et des prédilections communes qui en découlent, appelées bourgeoises, +parce que la bourgeosie tient en ses mains les intérêts matériels d'une +nation; le patricien est précisément désigné, non seulement pour +comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager, +l'expression et l'élan de tous les sentiments rares, héroïques, +délicats, désintéressés, voués aux grandes choses et aux grandes idées, +que l'art a pour mission de faire briller de tout leur éclat dans les +créations bénies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut +révéler, dépeindre et décrire, avec une intensité surhumaine; que seul +il peut glorifier, auquel seul il peut départir l'apothéose d'une +immortalité terrestre! Telle serait la thèse.--Mais, si nous envisageons +l'antithèse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas +exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins à gagner qu'à perdre +lorsqu'il prend goût à la société de la noblesse contemporaine. Il s'y +effémine, il s'y rapetisse, il s'y réduit au rôle d'un amuseur +charmant, d'un passe-temps comme il faut et coûteux; à moins qu'on ne +l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et à la base de +l'échelle aristocratique. + +Dans les cours, depuis des temps immémoriaux, l'on éreinte le poète et +l'artiste en laissant à d'autres Mécènes le soin de les récompenser +véritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire +impérial, une approbation royale, une faveur souveraine, une épingle ou +des boutons de diamants suffisent,--et au delà!--pour compenser toutes +les pertes de temps, de facultés ardentes et d'énergies vitales, +auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires +incandescents. Firdousi, l'Homère persan, recevait en monnaie de cuivre +les mille pièces effigiées que son sultan lui avait promis en monnaie +d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope, +comment l'écureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui +renvoyait le sac de noisettes reçu lorsqu'il n'avait plus de dents pour +les croquer. + +En revanche, chez les rois et les princes de la finance, où l'on +contrefait plus qu'on n'imite les manières des vrais grands-seigneurs, +où tout se paie argent-comptant,--même la visite d'un potentat tel que +Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour +allumer son feu de cheminée quand il daigne se faire héberger par son +banquier,--le poète et l'artiste n'en sont pas à attendre un honoraire +qui mette leur vieillesse à l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour +n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini à d'excellentes affaires +qui le gorgèrent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux +précédents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit +pied quand l'artiste préférait, (non sans un soupir peut-être), acquérir +à bon marché un pot-au-feu toujours fumant, en renonçant à se nourrir de +l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit râpé, la +mansarde sans soleil et sans feu!... + +Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours épuisent le génie et le talent +de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du poète, comme la beauté +des femmes éclatantes épuise par l'admiration incessante qu'elle +provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.--Le monde +bourgeois des enrichis étouffe l'artiste et le poète dans la +gloutonnerie du matérialisme; là, femmes et hommes ne savent mieux faire +que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de +boudoir, jusqu'à les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en +porcelaine du Japon.--De cette façon, les splendeurs des premiers et des +derniers gradins de la puissance et de la richesse sont également +funestes à ces êtres marqués par le sort du signe «fatale et beau»; à +ces privilégiés de la nature, dont les Grecs disaient que le maître des +cieux les ayant oubliés dans la répartition des biens de la terre, leur +donna en compensation le privilège de monter jusqu'à lui chaque fois +qu'ils en éprouvent le beau désir. Mais, ces êtres n'étant pas moins +accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le +beau monde portent la responsabilité de celles qui les dévorent ou les +suffoquent derrière les lourdes portières capitonnées. Quand donc ces +privilégiés de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le +maître des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans +condamner aussi ceux qui, ne sachant point les écouter quand ils font +entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur +talent sans respect pour leur inspiration! + +À la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pensée de +l'artiste et le vol du poète; trop occupé pour se souvenir de leur +bien-être et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable +après tout et qui se conçoit); on les exploite donc sans merci ni +remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire. +Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, où, la distraction +cessant, l'occupation cédant, chacun y comprend le poète et l'artiste +comme nul ne le comprend ailleurs; où le souverain le récompense comme +nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour +quelques-uns, brille désormais aux yeux de tous comme un phare, une +étoile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui +n'est pas. + +Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanités satisfaites, +ne se sentant grands que par l'argent qu'ils dépensent, on a beau +écouter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on +ne comprend ni la haute poésie, ni le grand art. Les intérêts, dits +positifs, exercent là un empire trop absorbant et trop fascinant, pour +permettre qu'on s'initie aux austères voluptés du renoncement, aux +saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversité, aux +sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux +nobles mépris des faveurs de la fortune, aux défis audacieux lancés à un +destin cruel, à tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute poésie +et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent même plus de l'existence +des craintes, des prudences, des précautions, qui se puisent dans les +livres de comptabilité en partie double. En ces parages, le poète et +l'artiste sont exploités au profit de la vulgarité qui l'abaisse et +parfois le dégrade. + +Mais, comme le rayon solaire qui se dégage d'un trône peut ne jamais +venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne +manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'étonnant si dans +cette alternative, plutôt que de chanter leurs plus beaux chants, de +dire leurs plus beaux secrets à qui les écoute sans les entendre, +l'artiste et le poète préféraient maintes fois avoir faim, avoir froid, +au moral ou au physique, rester dans une solitude stérile, contraire à +leur nature qui a besoin de chaleur, d'écho, de reflets, d'expansion, +pour prendre foi en elle-même? Qu'y aurait-il d'étonnant s'ils +choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camoëns, plutôt que d'être +toujours dupes d'espérances trop tardives à se réaliser, d'une +admiration trop souvent mal placée et par là indifférente; plutôt que +d'être si bien repus, qu'ils en soient réduits à l'impuissance des bêtes +de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de +ces êtres privilégiés ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant +qui condescendent à préférer l'éclat des bougies et les revenant bons +d'un métier d'histrion, à une vie et à une mort solitaires! Si l'on voit +si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer à la faiblesse de +caractère de ces infortunés! Étant poètes et artistes grâce à leurs +facultés imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui, +tantôt les ravit jusqu'aux cieux, tantôt les attarde entre les pompes de +la cour ou le luxe de la haute-banque, en les détournant de leur vraie +vocation. + +Le Cte Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il +parlait du «patricien éclairé», comme d'un vrai juge du Beau; il laissa +seulement sa pensée incomplète. Car l'aristocratie, en tant que telle, +n'a point pour mission sociale de faire, à l'anglaise, des glosses sur +Homère, des monographies sur tel poète arabe oublié et tel trouvère +retrouvé; des études approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange, +Raphaël, des recherches curieuses sur Josquin-des-Près, +Orlando-di-Lasso, Monteverde, Féo, etc. etc. Sa supériorité consiste à +conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps; +des aspirations, des attendrissements, des compassions propres à la +génération contemporaine, qui trouvent leur expression la plus +pénétrante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du +musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur! +Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la +vraie providence de la poésie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait +que le patriciat n'abandonne point au hasard du goût de chacun, la +protection qu'il doit à l'artiste et au poète! Il faudrait qu'il eût +dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de +leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des +beaux-arts; celle de leurs grandes époques, de leurs grands styles, de +leurs transformations dernières, de vraies causes et des vrais effets de +leurs rivalités et de leurs luttes contemporaines, afin que le +grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe +artistique, ne laisse point échapper une douzaine de réflexions d'une +ignorance naïve, privées de syntaxe et parfois de grammaire, dans la +moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un +poète; danger auquel il n'échappe d'ordinaire, qu'en se retranchant +derrière une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le +poète. + +Il faudrait aussi qu'une tradition sacrée commande au patriciat de +dédaigner ces menues manifestations de l'art à bon marché, qui sous +forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies +coloriées, de mauvaise peinture, d'infâme sculpture, de hochets peints, +pétris, chantés, joués, que les artistes ont honte de fabriquer, +devraient être reléguées plus bas, défrayer les plaisirs de plus +modestes demeures que celles dont les portes sont surmontées d'un blason +séculaire.--Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au +patriciat, de ne se complaire que dans la haute poésie et dans le grand +art; de ne protéger que les poètes qui chantent les plus nobles +sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux héroïsmes, les +plus parfaites délicatesses, les plus idéales tendresses, l'amour le +plus pur, le pardon le plus généreux, le dévouement le plus +désintéressé, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'âme +humaine dans ces régions d'une haute spiritualité, dont l'atmosphère +l'élève et la fait vivre au-dessus des préoccupations égoïstes et +épicuriennes, que la poursuite des intérêts matériels ou spéciaux +réveillent et nourrissent dans les autres classes de la société. Même +dans celles de la science, où les passions ne répudient pas toujours +assez les injustices de l'irritabilité et les convoitises d'une vanité +effrénée, pour atteindre aux sphères supérieures et sereines de la haute +poésie et du grand art! + +Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le +tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint +d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que +dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses +«costumes» d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une +allure triviale, dans ses manières qui, ayant perdu toute distinction, +ne laissent plus apercevoir aucune différence avec celle des «bons +bourgeois de Paris!» Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant à +sa juste hauteur, reprenne son droit inné de «donner le ton», pour +imposer effectivement le «bon ton»;--le bon ton dont la vraie +caractéristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui +pensent, réfléchissent, motivent leurs jugements, en même temps qu'il +impose sa mode à cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que +composent les ravissantes nullités de salons, disposant d'un auditoire +exquis et de rentes héréditaires à bien employer. + +Mais, en eût-il été pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement été; +eût-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exaltées +qu'il méritait si bien, dans ces salons renommés où le bon goût semble +être seul appelé à régner, dans ce monde superlatif dont les indigènes +se figurent bien être d'une autre pâte que le reste des mortels; Chopin +eût-il été entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans +tous les climats; eût-il obtenu ces triomphes éclatants qui créent un +capitole partout où les populations saluent l'honneur et le génie; +eût-il été connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'être que +par des centaines d'auditoires émus, nous ne nous arrêterions pourtant +point à cette partie de sa carrière pour en énumérer les succès. + +Que sont les bouquets à ceux dont le front appelle d'immortels lauriers? +Les éphémères sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent +qu'à peine en présence d'une tombe que réclament de plus entières +gloires. Les créations de Chopin sont destinées à porter dans des +nations et des années lointaines, ces joies, ces consolations, ces +bienfaisantes émotions, que les œuvres de l'art réveillent dans les âmes +souffrantes, altérées et défaillantes, persévérantes et croyantes, +auxquelles elles sont dédiées, établissant ainsi un lien continu entre +les natures élevées, sur quelque coin de terre, dans quelque période des +temps qu'elles aient vécu, mal devinées de leurs contemporains quand +elles ont gardé le silence, souvent mal comprises quand elles ont parlé! + +«Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en même qu'on peut +commodément cueillir durant une promenade.» Celles-ci charment quelques +instants par leur fraîcheur embaumée, mais nous ne saurions les placer à +côté de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail +constant et exemplaire, par un amour sérieux de l'art, par un douloureux +ressentiment des émotions qu'il a si bien exprimées. Puisqu'il n'a point +cherché avec une mesquine avidité ces couronnes faciles, dont plus d'un +de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il vécut homme pur, +généreux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble +des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a passé parmi +nous comme un fantôme consacré de tout ce que la Pologne récèle de +poésie,--prenons garde de manquer de révérence à sa mémoire. Ne lui +tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas +des couronnes faciles et légères! Élevons nos sentiments en face de ce +cercueil! + +Nous tous qui, _par la grâce de Dieu_, avons le suprême honneur d'être +artistes, interprètes choisis par la nature elle-même du Beau éternel; +nous tous qui le sommes devenus, _par droit de conquête aussi bien que +par droit de naissance_, soit que notre main assouplisse le marbre ou le +bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui +grave lentement ses lignes pour la postérité, soit qu'elle coure sur le +clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses +phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte +emprunté à Uranie ou la plume de Melpomène trempée dans le sang, le +rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accordée +par la vérité et la justice, apprenons de celui que nous venons de +perdre, à repousser tout ce qui ne tient pas à l'élite des ambitions de +l'Art; à concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon +plus profond que la vogue du jour! Renonçons aussi, pour nous-mêmes, aux +tristes temps de futilité et de corruption artistique où nous vivons, à +tout ce qui n'est pas digne de l'art, à tout ce qui ne renferme pas des +conditions de durée, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque +parcelle de l'éternelle et immatérielle beauté, qu'il est enjoint à +l'art de faire resplendir pour resplendir lui-même! + +Ressouvenons-nous de l'antique prière des Doriens, dont la simple +formule était d'une si pieuse poésie lorsqu'ils demandaient aux dieux de +leur donner, _le Bien par le Beau!_ Au lieu de tant nous mettre en +travail pour attirer les foules et leur plaire à tout prix, +appliquons-nous plutôt, comme Chopin, à laisser un céleste écho de ce +que nous avons ressenti, aimé et souffert! Apprenons enfin de lui et de +l'exemple qu'il nous a légué, à exiger de nous-mêmes ce qui donne rang +dans la cité mystique de l'art, plutôt que de demander au présent, sans +respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, à peine entassées, sont +incontinent fanées et oubliées!... + +En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de +son vivant ont été remises aux mains de Chopin par _d'illustres égaux_. +Une admiration enthousiaste lui était vouée par un public, plus resserré +encore que l'aristocratie musicale dont il fréquentait les salons. Il +était formé par un groupe de noms célèbres qui s'inclinaient devant lui, +comme des rois de divers empires rassemblés pour fêter un des leurs, +pour être initié aux secrets de son pouvoir, pour contempler les +magnificences de ses trésors, les merveilles de son royaume, les +grandeurs de sa puissance, les œuvres de sa création. Ceux-là lui +payaient intégralement le tribut qui lui était dû. Il n'eût pu en être +autrement dans cette France, dont l'hospitalité sait discerner avec tant +de goût le rang de ses hôtes. + +Les esprits de plus éminents de Paris se sont maintes fois rencontrés +dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces réunions +d'artistes d'une périodicité fantastique, telle que se les figure +l'oisive imagination de quelques cercles cérémonieusement ennuyés; +telles qu'elles n'ont jamais été, car la gaieté, la verve, l'entrain, +n'arrivent pour personne à heure fixe, peut-être moins qu'à personne aux +véritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la _maladie +sacrée_, orgueil blessé ou défaillance mortelle, il leur faut secouer +ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs, +pour s'étourdir et s'amuser à ces jeux pyrotechniques auxquels ils +excellent; émerveillement des passants ébahis, qui aperçoivent de loin +en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose, +quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon, +sans rien comprendre aux fêtes de l'esprit qui en furent l'occasion. + +Malheureusement, la gaieté et la verve ne sont aussi pour les poètes et +les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre +eux, plus privilégiés que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de +surmonter assez leur malaise intérieur, soit pour toujours porter +lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des +embarras de la route, soit pour conserver une sérénité bienveillante et +douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les +plus sombres, relève les plus taciturnes, encourage les plus découragés, +leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosphère tiède et légère, +une liberté d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser +qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur préoccupation ou leur +maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou +toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien +faible minorité. La grande majorité des êtres d'imagination, d'émotions +subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes +adéquates, échappent à la périodicité en toutes choses, surtout en fait +de gaieté. + +Chopin n'appartenait précisément, ni à ceux dont la verve est toujours +en train, ni à ceux dont la placidité bienveillante met toujours en +train celle des autres. Mais, il possédait cette grâce innée de la +bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux +lois et devoirs de l'hospitalité, lui font encore abdiquer toute +considération personnelle pour l'astreindre aux désirs et aux plaisirs +de ceux qu'il reçoit. On aimait à venir chez lui, parce qu'on y était +charmé et parce qu'on y était à l'aise. On y était bien parce qu'il +faisait ses hôtes maîtres de toute chose, se mettant lui-même et ce +qu'il possédait à leurs ordres et service. Munificence sans réserve, +dont le simple laboureur de race slave ne se départ point en faisant +les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empressé que l'Arabe sous sa +tente, compensant tout ce qui manque à la splendeur de sa réception par +un adage qu'il ne néglige pas de répéter, que répète aussi le grand +seigneur après un repas d'une abondance homérique, servi sous des +lambris dorés: _Czym bohal, tym rad!_ Quatre mots qu'on paraphrase ainsi +aux étrangers: «Toute mon humble richesse est à vous!»[18]. Cette +formule est débitée avec une grâce et une dignité toutes nationales à +ses convives, par tout maître de maison qui conserve les minutieuses et +pittoresques coutumes des anciennes mœurs de la Pologne. + +[Note 18: Le Polonais conserve dans son formulaire de politesse une +forte empreinte des habitudes hyperboliques du langage oriental. Les +titres de _très puissant_ et _très éclairé Seigneur_, (_Jasnie +Wielmożny, Jasnie Oswiecony Pan_), sont encore de rigueur. On se donne +constamment dans la conversation celui de _Bienfaiteur_ (_Dobrodzij_), +et le salut d'usage entre hommes ou d'homme à femme est: _je tombe à vos +pieds_ (_padam do nóg_). Celui du peuple est d'une solennité et d'une +simplicité antiques: _Gloire à Dieu_ (_Slawa Bohu_).] + +Après avoir été à même de connaître les usages de l'hospitalité dans son +pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait à nos réunions chez +Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi +dont on ne conserve aucun arrière-goût fade ou amer et qui ne provoque +aucune réaction d'humeur noire. Quoique peu facile à attirer dans le +monde et encore moins enclin à recevoir, il devenait chez lui d'une +prévenance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon où, tout +en ne paraissant s'occuper de personne, il réussissait à occuper chacun +de ce qui lui était le plus agréable, à faire envers chacun preuve de +courtoisie et de dévotieux empressement. + +Ce n'est assurément pas sans avoir des répugnances légèrement +misanthropiques à vaincre, qu'on décidait Chopin à ouvrir sa porte et +son piano pour ceux auxquels une amitié aussi respectueuse que loyale +permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans +doute, se souvient encore de cette première soirée improvisée chez lui +en dépit de ses refus, alors qu'il demeurait à la Chaussée d'Antin. Son +appartement, envahi par surprise, n'était éclairé que de quelques +bougies réunies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait +particulièrement, à cause de leur sonorité argentine un peu voilée et de +leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on eût cru appartenir à +un de ses harmonicas que les anciens maîtres construisaient si +ingénieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque +Allemagne conserva le monopole poétique. + +Des coins laissés dans l'obscurité semblaient ôter toute borne à cette +chambre et l'adosser aux ténèbres de l'espace. Dans quelque clair-obscur +on entrevoyait un meuble revêtu de sa housse blanchâtre, forme +indistincte, se dressant comme un spectre venu pour écouter les accents +qui l'avaient appelé. La lumière, concentrée autour du piano, tombait +sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde épandue, rejoignant +les clartés incohérentes du foyer où surgissaient de temps à autre des +flammes orangées, courtes et épaisses, comme des gnomes curieux attirés +par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et +d'un ami sympathique et admiratif, présent lui-même cette fois, semblait +invité à être le constant auditeur du flux et reflux de tons qui +venaient chanter, rêver, gémir, gronder, murmurer et mourir, sur les +plages de l'instrument près duquel il était placé. Par un spirituel +hasard, la nappe réverbérante de la glace ne reflétait, pour le doubler +à nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la +Csse d'Agoult, que tant de pinceaux ont copiés, que la gravure vient +de reproduire pour ceux que charme une plume élégante. + +Rassemblées dans la zone lumineuse, plusieurs têtes d'éclatante renommée +étaient groupées autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes, +écoutant avec l'intérêt d'un compatriote les narrations que lui faisait +Chopin sur le mystérieux pays que sa fantaisie éthérée hantait aussi, +dont il avait aussi exploré les plus délicieux parages. Chopin et lui +s'entendaient à demi-mot et à demi-son. Le musicien répondait par de +surprenants récits aux questions que le poète lui faisait tout bas, sur +ces régions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette +«nymphe rieuse»[19] dont il voulait savoir «si elle continuait à draper +son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la même agaçante +«coquetterie?» Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces +lieux, il s'informait: «si le Dieu marin à la longue barbe blanche +poursuivait toujours une certaine naïade espiègle et mutine de son +risible amour?» Bien instruit de toutes les glorieuses féeries qu'on +voit _là-bas_, _là-bas_, il demandait: «si les roses y brûlaient d'une +flamme toujours aussi fière? si au clair de la lune les arbres y +chantaient toujours aussi harmonieusement?» + +[Note 19: Heine, Salon. _Chopin._] + +Chopin répondait. Tous deux, après s'être longtemps et familièrement +entretenus des charmes de cette patrie aérienne, se taisaient +tristement, pris de ce mal du pays dont Heine était si atteint alors +qu'il se comparait à ce capitaine hollandais du _Vaisseau fantôme_, +éternellement roulé avec son équipage sur les froides vagues, «soupirant +en vain après les épices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en écume +de mer, les tasses en porcelaine de Chine!...» _Amsterdam! Amsterdam! +quand reverrons-nous Amsterdam!_«s'écriait-il, pendant que la tempête +mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de là sur son +aqueux enfer.--«Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un +jour l'infortuné capitaine s'exclamait: _Oh! si je reviens à Amsterdam, +je préférerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les +quitter!_ Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'était +l'idéal!» + +Heine croyait savoir, à un cheveu près, tout ce qu'avait souffert et +tout ce qu'avait éprouvé le «pauvre Van der Deken», dans sa terrible et +incessante course à travers l'océan qui avait enfoncé ses griffes dans +l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enraciné à son sol +mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais +trouver la chaîne pour la briser. Quand le satirique poète le voulait +bien, il nous racontait les douleurs, les espérances, les désespoirs, +les tortures, les abbattements des infortunés peuplant ce malheureux +navire, car il était monté sur ses planches maudites, guidé et ramené +par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours où l'hôte de sa +forêt de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus +amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas, +pour égayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait +rêver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait. + +Sur cette impérissable carène, Heine et Chopin parcouraient ensemble les +pôles où l'aurore boréale, brillante visiteuse de leurs longues nuits, +mire sa large écharpe dans les gigantesques stalactites des glaces +éternelles; les tropiques où le triangle zodiacal remplace de sa lumière +ineffable, durant leurs courtes obscurités, les flammes calcinantes qu'y +distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide, +et les latitudes où la vie est opprimée et celles où elle est dévorée, +apprenant à connaître chemin faisant toutes les merveilles célestes qui +marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuyés sur +cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses +qui surplombent majestueusement le nord, jusqu'à l'éclatante croix du +sud, après laquelle le désert antarctique commence à s'étendre sur les +têtes comme sous les pieds, ne laissant à l'œil éperdu rien à contempler +sur un ciel vide et sans phare, étendu au-dessus d'une mer sans rives. +Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que +laissent sur l'azur les étoiles filantes, lucioles d'en haut... et ces +comètes aux incalculables orbites redoutées pour leur étrange splendeur, +tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et +inoffensives... et Aldébaran, cet astre distant qui, comme la sinistre +étincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser +l'approcher... et ces radieuses Pléides versant à l'œil errant qui les +cherche une lueur amie et consolatrice, comme une énigmatique promesse! + +Heine avait vu toutes ces choses sous les différentes apparences +qu'elles prennent à chaque méridien! Il en avait vu bien d'autres encore +dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assisté à la +cavalcade furieuse d'Hérodiade, ayant aussi ses entrées à la cour du Roi +des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des +Hespérides, étant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles à des +mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque fée, prenant à tâche +leur vie durant de tenir en échec les mauvaises fortunes en prodiguant +les joyaux de leurs écrins aux étranges scintillements. Comme il +entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du +surnaturel poétique, Chopin nous répétait ses discours, nous racontait +ses descriptions, nous révélait ses récits, et Heine le laissait faire, +oubliant notre présence lorsqu'il l'écoutait. + +Au soir dont nous parlons, à côté de Heine était assis Meyerbeer, pour +lequel sont épuisées depuis longtemps toutes les interjections +admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclopéennes, il passait +de longs instants à savourer le délectable plaisir de suivre le détail +des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme +d'une blonde diaphane. + +Plus loin, Adolphe Nourrit; c'était un noble artiste, passionné et +austère à la fois. Catholique sincère et presque ascétique, il rêvait +pour l'art, avec toute la ferveur d'un maître du moyen-âge, un avenir +régénérateur du beau pur, glorificateur du beau immaculé! Dans les +dernières années de sa vie, il refusait son talent à toutes les scènes +d'un ordre de sentiments peu élevés ou superficiels, pour servir l'art +avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses +manifestations, ne le considérant à toutes les heures du jour, que comme +un saint tabernacle _dont la beauté forme la splendeur du vrai_. +Sourdement miné par une mélancolique passion pour le beau, son front +semblait déjà se marbrer de cette ombre fatale que l'éclat du désespoir +n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du +cœur et si ineptes pour les deviner. + +Hiller y était aussi: son talent s'apparentait à celui des novateurs +d'alors, en particulier à Mendelssohn. Nous nous rassemblions +fréquemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il +publia dans la suite, dont la première fut son remarquable oratorio, _La +Destruction de Jérusalem_, il écrivait des morceaux de piano: les +_Fantômes_, les _Rêveries_, ses vingt-quatre _Études_ dédiées à +Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achevé, rappellant ces +études de feuillages où les paysagistes retracent d'aventure tout un +petit poème d'ombre et de lumière, avec un seul arbre, une seule +bruyère, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un +seul motif heureusement et largement traité. + +Eugène Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait étonné et +absorbé devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on +croyait entendre les frôlements. Se demandait-il quelle palette, quels +pinceaux, quelle toile il aurait eu à prendre, pour leur donner la vie +de son art? Se demandait-il si c'est une toile filée par Arachné, un +pinceau fait des cils d'une fée, une palette, couverte des vapeurs de +l'arc-en-ciel, qu'il lui eût fallu découvrir? Se plaisait-il à sourire +en lui-même de ces suppositions et à se livrer tout entier à +l'impression qui les faisait naître, par l'attrait qu'éprouvent quelques +grands talents pour ceux qui leur font contraste?... + +D'entre nous, celui qui paraissait le plus près de la tombe, le vieux +Niemcevicz, écoutait avec une gravité morne, un silence et une +immobilité marmoréennes, ses propres _Chants historiques_, que Chopin +transformait en dramatiques exécutions pour ce survivant des temps qui +n'étaient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on +retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de +fêtes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les +héros morts!... Ils remémoraient ensemble cette longue suite de gloires, +de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant +le présent pour une illusion, les croyait ressuscités, tant ces fantômes +avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin! +--Séparéde tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa +silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours +trouver--«amer le sel de l'étranger et son escalier dur à monter...» +Chopin avait beau lui parler de _Grażyna_ et de _Wallenrod_, ce _Conrad_ +demeurait comme sourd à ces beaux accents; sa présence seule témoignait +qu'il les comprenait. Il lui semblait, à juste titre, que nul n'avait +droit d'en exiger plus de lui!... + +Enfoncée dans un fauteuil, accoudée sur la console, Mme Sand était +curieusement attentive, gracieusement subjugée. Elle donnait à cette +audition toute la réverbération de son génie ardent, qu'elle croyait +doué de la rare faculté réservé à quelques élus, d'apercevoir le beau +sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas +être cette _seconde vue_, dont toutes les nations ont reconnu chez les +femmes inspirées les dons supérieurs? Magie du regard qui fait tomber +devant elles l'écorce, la larve, l'enveloppe grossière du contour, pour +leur faire contempler dans son essence invisible l'âme du poète qui s'y +est incarnée, l'idéal que l'artiste a conjuré sous le torrent des notes +ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les +alignements de la pierre, sous les rhythmes mystérieux des strophes ou +les furieuses interjections du drame! Cette faculté n'est que vaguement +ressentie par la plupart de celles qui en sont douées; sa manifestation +suprême se révèle dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du +passé, prophétique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se +plaît à le supposer, elle dispense les organisations étranges qu'elle +illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule +pesamment vers les régions ésotériques qu'elles atteignent de +prime-saut. Cette faculté prend son essor, bien moins dans l'étude des +arcanes de la science qui analyse, que dans une fréquente familiarité +avec les merveilleuses synthèses de la nature et de l'art. + +C'est dans l'accoutumance de ces tête à tête avec la création qui font +l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit à la +nature, en même temps à l'art, le mot caché dans les harmonies infinies +de lignes, de sons, de lumières, de fracas et de gazouillements, +d'épouvantés et de voluptés! Assemblage écrasant qui, affronté et sondé +avec un courage que n'abat aucun mystère, que ne lasse aucune lenteur, +laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformités, +des rapports de nos sens à nos sentiments et nous permet de +simultanément connaître les ligaments occultes, qui relient des +dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antithèses +équivalentes, ainsi, que les abîmes qui séparent, d'un étroit mais +infranchissable espace, ce qui est destiné à se rapprocher sans se +confondre, à se ressembler sans se mélanger. Avoir écouté de bonne heure +les chuchotements par lesquels la nature initie ses privilégiés à ses +rites mystiques, est un des apanages du poète. Avoir appris d'elle à +pénétrer ce que l'homme rêve lorsqu'il crée à son tour et que, dans ses +œuvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les +gazouillements, les épouvantes et les voluptés, est un don plus subtil +encore, que la femme-poète possède à un double droit; de par l'intuition +de son cœur et de son génie. + +Après avoir nommé celle dont l'énergique personnalité et l'impérieuse +fascination inspirèrent, à la frêle et délicate nature de Chopin, une +admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux détruit des vases +trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces +limbes du passé dans lequel flottent tant d'indécises images, +d'indécises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances; +dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque +sentiment né inviable! Hélas! De tant d'intérêts, de tendances et de +désirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une époque durant +laquelle ont été fortuitement rassemblées quelques hautes âmes et +lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient possédé un +principe de vitalité suffisante pour les faire survivre à toutes les +causes de mort qui entourent à son berceau chaque idée, chaque +sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, à quelque +instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot +d'une tristesse suprême: _Heureux s'il était mort! Plus heureux s'il +n'était pas né!_ De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de +nobles cœurs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette +malédiction suprême? Il n'en est peut-être pas un seul qui, s'il était +rallumé de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicidé qui +dans le poème de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa +vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait apparaître sans les +meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui défigurèrent sa +primitive beauté et souillèrent sa candeur? + +D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui +cette beauté et cette candeur aient eu des enchantements assez +puissants et assez de céleste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas à +craindre, après qu'il eût défailli et expiré, d'être désavoué par ceux +dont il avait fait la joie et le tourment? Quel sépulcral dénombrement +ne faudrait-il pas commencer pour les évoquer un à un, en leur demandant +compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de +cœurs où il leur fut donné si libéralement accès et dans le monde où +régnaient ces cœurs, qu'ils ont embelli, bouleversé, illuminé, dévasté, +au gré de leurs hasards?... + +Mais, si parmi les hommes qui ont formé ces groupes, dont chaque membre +a attiré sur lui l'attention de bien des âmes et porté dans sa +conscience l'aiguillon de bien des responsabilités, il en est un qui n'a +point permis à ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui +les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui, +élaguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts +les plus suaves parfums, n'a légué à l'art que le patrimoine intact de +ses élévations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements, +reconnaissons en lui en de ces prédestinés dont la poésie populaire +constatait l'existence par sa foi dans les _bons génies_. En attribuant +à ces êtres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature +supérieure à celle du vulgaire, n'a-t-elle pas été magnifiquement +confirmée par un grand poète italien qui définissait le génie _une +empreinte plus forte de la_ Divinité? (Manzoni.) Inclinons-nous devant +tous ceux qui ont été ainsi plus profondément marqués du sceau mystique; +mais vénérons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin, +n'ont employé cette suprématie que pour donner vie et expression aux +plus beaux sentiments. + + + + +V. + + +Une curiosité naturelle s'attache à la biographie des hommes qui ont +consacré de grands talents à glorifier de nobles sentiments, dans des +œuvres d'art où ils brillent comme de splendides météores aux yeux de la +foule, surprise et ravie. + +Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques +qu'ils réveillent, à leurs noms qu'elle divinise aussitôt, dont elle +voudrait immédiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur, +inclinée qu'elle est à croire que ceux qui savent si bien exprimer et +faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas +d'autres. Mais à cette bienveillante prévention, à cette présomption +favorable, s'ajoute nécessairement le besoin de les voir justifiées par +ceux qui en sont l'objet, ratifiées par leurs vies. Quand dans ses +productions on voit le cœur du poète, sentir avec une si exquise +délicatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide +intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer; +peindre l'amour tel que le rêve l'adolescence et tel qu'on en désespère +plus tard; quand on voit son génie dominer de si grandes situations, +s'élever avec calme au-dessus de toutes les péripéties de l'humaine +destinée, trouver dans les entrelacements de ses nœuds inextricables des +fils qui la délient fièrement et victorieusement, planer au-dessus de +toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des +sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le +voit posséder le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et +des plus augustes simplicités du courage, comment ne se demanderait-on +pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance +sincère en ces sentiments,--ou bien--une habile abstraction de la +pensée, un jeu de l'esprit? + +On s'informe, pourrait-il en être autrement? on cherche en quoi ces +hommes, si épris du beau, ont fait différer leurs existences de celles +du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la poésie, alors +qu'elle était aux prises avec les réalités de la vie et ses intérêts +positifs?... En combien ces ineffables émotions de l'amour que le poète +chante, étaient effectivement dégagées des aigreurs et des moisissures +qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles étaient à l'abri +de cette évaporation et de cette inconstance qui habituent à n'en plus +tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont éprouvé de si nobles +indignations, ont toujours été équitables!... Si ceux qui ont exalté +l'intégrité, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui +ont tant vanté l'honneur, n'ont jamais été timides?... Si ceux qui ont +fait admirer la fortitude, n'ont jamais transigé avec leurs +faiblesses?... + +Beaucoup ont intérêt à connaître les transactions acceptées entre +l'honneur, la loyauté, la délicatesse, et les avantages ambitieux, les +profits vaniteux, les gains matériels, acquis à leurs dépens, par ceux +auxquels fut départie la belle tâche d'entretenir notre foi et notre +attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans +l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour +beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si +bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie, +servent à prouver avec évidence qu'il y a impossibilité ou niaiserie à +les refuser. Ils s'en prévalent pour affirmer hautement que ces +transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin, +entre le laid et le beau éthique, sont inhérents à la fragilité de notre +être et à la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des +êtres et des choses à la fois. + +Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un déplorable +appui aux assertions ricaneuses des «réalistes» en morale, avec quelle +hâte n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du poète, de vains +simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prêchant les +doctrines savamment préméditées d'une mielleuse et farouche +hypocrisie... d'un perpétuel et secret désaccord entre les discours et +les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces +exemples aux âmes inquiètes et faibles, dont les aspirations juveniles, +dont les convictions de la valeur décroissantes essayent encore de se +soustraire à ces tristes pactes! De quel fatal découragement celles-ci +ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les +séduisantes insinuations, qui se présentent à chaque détour du chemin de +la vie, en songeant que les cœurs les plus ardemment épris de sublime, +les plus initiés aux susceptibilités de la délicatesse, les plus touchés +par les beautés de la candeur, ont pourtant renié dans leurs actes les +objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoissés ne +sont-elles pas saisies et dévorées devant ces flagrantes +contradictions!... + +Mais, ce qui peut-être fait le plus de peine à voir, ce sont les cruels +sarcasmes déversés sur leurs souffrances par ceux qui répètent: _la +Poésie, c'est ce qui aurait pu être_... se complaisant ainsi à la +blasphémer par leur coupable négation!--Non!--Tous les dieux +l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences +l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le +répètent, toutes les belles âmes le sentent, tous les héros en +témoignent, toutes les saintetés le proclament, la poésie n'est point +l'ombre de notre imagination, projetée et grandie démesurément sur le +plan fuyant de l'impossible! «La Poésie et la Réalité»--_(Dichtung und +Wahrheit)_--ne sont point deux éléments incompatibles, destinés à se +côtoyer sans jamais se pénétrer, de l'aveu même de Goethe qui disait +d'un poète contemporain, «qu'ayant vécu pour créer des poèmes, il avait +fait de sa vie un poème!»--(_Er lebte dichtend und dichtete lebend_). +Goethe était trop poète lui-même pour ne pas savoir que la poésie +n'existe que parce qu'elle trouve son éternelle réalité dans les plus +beaux instincts du cœur humain. C'est là le secret que, sur ses vieux +jours, le «vieillard olympien» disait avoir _emmystèré_--_eingeheimnisst_--dans +ce vaste poème de Faust, dont la dernière scène nous montre comment +la _Poésie_, qui fut déchaînée par l'imagination sur toutes les latitudes +du monde, emportée par la fantaisie sur tous les domaines de l'histoire, +rentre dans les sphères célestes guidée par la _Réalité_ de l'amour et du +repentir, de l'expiation et de l'intercession! + +Il nous est arrivé de dire autrefois: _Aussi bien que noblesse, génie +oblige_[20]. Aujourd'hui, nous voudrions dire: _Plus que noblesse, génie +oblige_, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute +chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le génie vient de Dieu et, +comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si +l'homme ne _l'imperfectionnait_. C'est lui qui le défigure, le dénature, +le dégrade, au gré de ses passions, de ses illusions, de ses +vindications! Le _génie_ a sa mission; son nom le dit déjà en +l'assimilant à ces êtres célestes qui sont les _messagers_ de la bonne +providence. Quand le génie est départi à l'artiste et au poète, sa +mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une +divine révélation a seule autorité d'imposer, qu'une noble philosophie +rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le génie de la +poésie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai, +devant l'imagination charmée et surélevée; de stimuler au bien par le +beau, des cœurs émus, entraînés vers ces hautes régions de la vie +morale, où la générosité se change en délices, où le sacrifice se +transforme en volupté, où l'héroïsme devient un besoin, où, la +_com-passion_ remplaçant la _passion_, l'amour dédaigne de rien +demander, sachant que dès lors il trouvera toujours en lui-même de quoi +donner! L'art et la poésie sont donc les auxiliaires de la révélation et +de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que +l'indescriptible éclat des couleurs et la vague harmonie des tons le +sont à la parfaite intégrité de la nature! + +[Note 20: Sur Paganini, après sa mort.] + +Aussi, l'interprète du beau dans la poésie et dans l'art doit-il,--le +mot _devoir_ n'est-il pas synonyme de _dette_?--tout comme l'interprète +du vrai et du bien divin, tout comme l'interprète de la raison et de la +conscience humaines, après avoir agi par les œuvres de son intelligence, +de son imagination, de son inspiration, de ses méditations, agir encore +par les actes de sa vie; accorder à un même diapason son chant et son +dire, son dire et son faire! Il se le doit à lui-même, il le doit à son +art et à sa muse, afin qu'on n'accuse point sa poésie d'être un subtil +fantôme et son art de n'être qu'un jeu puéril. Le génie du poète et de +l'artiste ne peut doter la poésie d'une incontestable réalité et l'art +d'une auguste majesté, qu'en donnant à leurs plus hautes et plus pures +aspirations la fécondité solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la +foi à l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et +du poète, la majesté de l'art est abaissée, raillée; la réalité de la +poésie est contestée, mise en suspicion, niée! + +L'exemple de la froide austérité ou du désintéressement absolu de +quelques caractères rigides suffit, il est vrai, à l'admiration des +natures calmes et réfléchies. Mais les organisations plus passionnées et +plus mobiles, à qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent +vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achetés à tout +prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui +n'ont rien d'énigmatique, rien de sinueux, rien de transportant. +Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces +organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvés à la +bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements où +l'âme se construit une aire. Elles se libèrent volontiers des autorités +séniles; elles déclinent leur compétence. Elles les accusent d'accaparer +le monde au profit de leurs sèches passions, de vouloir disposer les +effets de causes qui leur échappent, de proclamer des lois dans des +sphères où elles ne peuvent pénétrer! Elles passent outre devant les +silencieuses gravités de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation +pour le beau. + +La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interpréter les silences, de +résoudre leurs problèmes? Les battements de son cœur sont trop +précipités pour lui laisser la claire-vue des souffrances cachées, des +combats mystérieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois +le tranquille coup-d'œil de l'homme de bien. Les âmes agitées ne +conçoivent que mal les calmes simplicités du juste, les héroïques +sourires du stoïcisme. Il leur faut de l'exaltation, des émotions. +L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la métaphore +leur inspire des convictions! À la fatigue des arguments, elles +préfèrent la conclusion des entraînements. Mais, comme chez elles le +sens du bien et du mal ne s'émousse que lentement, elles ne passent +point brusquement de l'un à l'autre; elles commencent par diriger leurs +regards avec une avide curiosité vers ces nobles poètes qui les ont +entraînés par leurs métaphores, vers ces grands artistes qui les ont +émus par leurs images, charmés par leurs élans. C'est à eux qu'elles +demandent le dernier mot de ces élans et de ces enthousiasmes! + +Aux heures déchirées où, au milieu de la tourmente du sort, le sens +secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie, +deviennent comme un lourd et importun trésor, capable de faire chavirer +la frêle barque d'une destinée ou d'une passion si on ne les jette +par-dessus bord, dans l'abîme de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont +traversé les périls n'a manqué d'évoquer, alors qu'un cruel naufrage le +menaçait, des ombres et des mânes glorieux, pour s'informer jusqu'à quel +point leurs aspirations ont été vivaces et sincères? Pour s'enquérir +avec un ingénieux discernement, de ce qui chez eux était un +divertissement, une spéculation de l'esprit, et de ce qui formait une +constante habitude de sentiment?--C'est à ces heures aussi que le +dénigrement, qui à d'autres moments fut écarté et chassé, réapparaît. +Pour le coup, il ne chôme pas; il s'empare avidement des faiblesses, des +fautes, des oublis de ceux qui ont flétri les fautes et les faiblesses: +il n'en omet aucune. Il attire à lui ce butin, compulse ces faits, pour +s'arroger un droit de dédain sur l'inspiration, à laquelle il n'accorde +d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-goût, un +divertissement de haut-goût, comme se les procurent les patriciens de +tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation! +Mais, il dénie obstinément à l'inspiration du poète, à l'enthousiasme de +l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos résolutions, nos +acquiescements ou nos refus. + +Le dénigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant +tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour répandre +sa noire semence sur les pages brillantes où flottent les plus purs +désirs du cœur, les plus nobles rêves de l'imagination. Puis, il demande +avec l'ironie de la victoire: À quoi bon prendre au sérieux ces +excursions dans un domaine où ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur +attribuer à ces émotions et à ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au +calcul de l'intérêt, ne recouvrant que les intérêts de l'égoïsme? +Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine? +Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des +sentiments stériles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le +foyer du tiers-état, la veillée de la chaumière, mais où les âmes naïves +prennent seules au sérieux la fiction, en croyant bonassement que la +poésie peut devenir une réalité!... + +Avec quelle arrogante dérision le dénigrement ne sait-il pas alors +rapprocher, mettre en regard, le noble élan et l'indigne condescendance +du poète, le beau chant et la coupable légèreté de l'artiste! Quelle +supériorité ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux mérites des _honnêtes +gens_, qu'il considère comme des crustacés, destinés à ne connaître que +les immobilités d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux +enorgueillissements de ces fiers stoïciens, qui ne parviennent pas à +répudier, même aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune, +avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immédiates!... Quel +avantage le dénigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance +logique de ses poursuites avec ses négations! Comme il triomphe +lestement des hésitations, des incertitudes, des répugnances de ceux qui +voudraient encore croire possible la réunion des sentiments ardents, des +impressions passionnées, des dons de l'intelligence, de l'intuition +poétique, avec un caractère intègre, une vie intacte, une conduite qui +ne dément jamais l'idéal poétique! + +Comment alors ne pas être affecté de la plus noble des tristesses, +toutes les fois qu'on s'aheurte à un fait qui nous montre le poète +désobéissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent, +qui lui enseigneraient si bien à faire de sa vie le plus beau de ses +poèmes? Quels désastreux scepticismes, quels regrettables +découragements, quelles douloureuses apostasies, n'entraînent pas après +elles les défaillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de +la révélation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer mépris +de la philosophie humaine, et ne savent plus à quoi se fier, à qui +croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni +croire au génie! + +Et pourtant, elle serait sacrilège la voix qui confondrait ses écarts +dans un même anathème, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur +vantarde! Elle serait sacrilège, car si l'action du poète a parfois +menti à son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux renié son +action?... Son œuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus +efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!--Le mal est +contagieux, mais le bien est fécond!--Si les contemporains ont été +souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le génie en flagrant +délit, devant le poète qui se vautre dans les fanges dorées d'un luxe +mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et +outragent le bien, la postérité oublie ces méchants rois de la pensée, +comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland, +méconnut le caractère sacré du barde! Le jour vient où elle jette leur +mémoire aux gémonies du non-être! Elle ne connaît plus leur histoire, +pendant que, de siècle en siècle, elle abreuve de leurs œuvres sublimes, +les générations qui ont la soif du beau! + +Le poète apostat, l'artiste renégat, ne sauraient donc jamais être +comparés à ces hommes dont la mort ne laisse après eux que la mauvaise +odeur de leurs vices, les ruines accumulées par leurs méfaits, les +débris informes amoncelés par qui, _ayant semé le vent a recueilli la +tempête!_ De tels êtres ne rachètent point un mal transitoire, par un +bien durable. Il serait donc injuste de flétrir le poète et l'artiste, +avant d'avoir flétri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui +porte indignement un nom déjà illustre, le financier qui verse des flots +d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord +sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de +procéder contre le poète et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent +en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passèrent +les premiers sur le théâtre du grand-monde, sur les pavois d'une +renommée scandaleuse et enviée, sur les tréteaux élégants et +enguirlandés d'une mode parasite et d'un succès bâtard, eux, qui n'ont +aucune rançon pour les affranchir devant les sentences d'une sainte +indignation! Le poète et l'artiste possèdent cette rançon. Qu'ils ne +comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas! + +En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son +regard d'aigle, habitué à fixer le soleil; devant des avantages plus +éphémères que la vague scintillante, indignes de sa cure, le poète n'en +a pas moins glorifié les sentiments qui le condamnaient et qui, en +pénétrant ses œuvres, leur ont donné une action d'une portée plus vaste +que celle de sa vie privée. En succombant aux tentations d'un amour +impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des +faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle +auréole l'idéal de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'austérité et +ses innocences! Ses créations lui survivent, pour faire aimer le vrai et +stimuler au bien des milliers d'âmes, venues au monde après que la +sienne aura expié ailleurs les fautes qu'elle a commises, en +s'illuminant du _bien-fait_ qu'elle a rêvé.--Oui!--Cela est certain! Les +œuvres du poète et de l'artiste ont consolé, rasséréné, édifié plus +d'âmes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en +abattre! + +L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses héros ont une +vie indépendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des +manifestations de l'éternelle beauté! Plus durables que lui, elles +passent de générations en générations, intactes et immarcessibles, +renfermant en elles-mêmes une virtuelle faculté de rédemption pour leur +auteur.--Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une +belle action, l'on peut dire aussi de toute belle œuvre qu'elle est une +bonne œuvre.--Est-ce que le vrai ne s'en dégage pas nécessairement en +quelque manière, à travers les fissures du beau, le faux ne pouvant +engendrer _a lui seul_ que le laid? Est-ce que, pour les natures plus +impressionnables que réfléchies, plus sensibles que conséquentes, le +bien ne se dégage pas du beau plus sûrement presque que du vrai, parce +qu'en toute manière celui-ci est la source de l'un et de l'autre? + +S'il est advenu, hélas! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalisé +leurs aspirations en donnent à leur idéal l'impérieux ascendant d'une +entraînante éloquence, étouffèrent pourtant ces aspirations et foulèrent +un jour aux pieds leur idéal, entraînant ainsi par leur funeste exemple +bien des âmes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses, +combien n'y en a-t-il pas à côté de celles-ci, qu'ils ont secrètement +confirmées, encouragées, fortifiées dans le vrai ou le bien, par les +évocations de leur génie! L'indulgence ne serait peut-être que justice +pour eux; mais qu'il est dur de réclamer justice! Combien il déplaît +d'avoir à défendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors +qu'on ne voudrait que vénérer!... + +Aussi, quel doux orgueil l'ami n'éprouve-t-il pas à remémorer une +carrière dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de +contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille +remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extrêmes qu'on ait à +plaindre comme la conséquence d'un excès de causes. Avec quel doux +orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est +pas seulement réservé aux natures apathiques, que ne séduisent aucunes +fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles +d'aucune illusion, qui se bornent aisément aux strictes observances et +aux abstinences routinières des lois honorées et honorables, de +prétendre à cette élévation d'âme que ne soumet aucun revers, qui ne se +dément à aucun instant! À ce titre le souvenir de Chopin restera +doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontrés sur sa +route, comme à ces amis inconnus que les chants du poète lui acquièrent; +comme aux artistes qui, en lui succédant, s'attacheront à être dignes de +lui! + +Dans aucun de ses nombreux replis, le caractère de Chopin n'a recelé un +seul mouvement, une seule impulsion, qui ne fût dictée par le plus +délicat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et +cependant, jamais nature ne fut plus appelée à se faire pardonner des +travers, des singularités abruptes, des défauts excusables, mais +insupportables. Son imagination était ardente, ses sentiments allaient +jusqu'à la violence,--son organisation physique était faible et +maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste? +Elles ont dû être poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il +se garda religieusement son propre secret; il déroba ses souffrances à +tous les regards sous l'impénétrable sérénité d'une fière résignation. + +La délicatesse de sa constitution et de son cœur, en lui imposant le +féminin martyre des tortures à jamais inavouées, donnèrent à sa destinée +quelques-uns des traits des destinées féminines. Exclu par sa santé de +l'arène haletante des activités ordinaires, sans goût pour ce +bourdonnement inutile où quelques abeilles se joignent à tant de frelons +en y dépensant la surabondance de leurs forces, il se créa une alvéole à +l'écart des chemins trop frayés et trop fréquentés. Ni aventures, ni +complications, ni épisodes, n'ont marqué dans sa vie qu'il a simplifiée, +quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce résultat +peu aisé à obtenir. Ses sentiments et ses impressions en formèrent les +événements, plus marquants et plus importants pour lui que les +changements et les accidents de dehors. Les leçons qu'il donna +constamment, avec régularité et assiduité, furent comme sa tâche +domestique et journalière, accomplie avec conscience et satisfaction. +Il épancha son cœur dans ses compositions, comme d'autres l'épanchent +dans la prière, y versant toutes ces effusions refoulées, ces tristesses +inexprimées, ces regrets indicibles, que les âmes pieuses versent dans +leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses œuvres, ce qu'elles ne +disent qu'à genoux: ces mystères de passion et de douleur qu'il a été +permis à l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas +été donné de les exprimer en paroles. + +Le souci que Chopin prit d'éviter ce zigzag de la vie, que les allemands +appelleraient _anti-esthétique_, (_unästhetisch_); le soin qu'il eut +d'en élaguer les hors-d'œuvres, l'émiettement en parcelles informes et +insubstantielles, en a éloigné les incidents nombreux. Quelques lignes +vagues enveloppent son image comme une fumée bleuâtre, disparaissant +sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne +s'est mêlé à aucune action, à aucun drame, à aucun nœud, à aucun +dénouement. Il n'a exercé d'influence décisive sur aucune existence. Sa +passion n'a jamais empiété sur aucun désir; il n'a étreint, ni massé, +aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotisé aucun cœur, il +n'a posé une main conquérante sur aucune destinée: il ne chercha rien, +il eût dédaigné de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de +lui: + + _Brama assai, poco spera, nulla chiede._ + +Mais aussi, échappait-il à tous les liens, à tous les rapports, à +toutes les amitiés, qui eussent voulu l'entraîner à leur suite et le +pousser dans de plus tumultueuses sphères. Prêt à tout donner, il ne se +donnait pas lui-même. Peut-être savait-il quel dévouement exclusif sa +constance eût été digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa +fidélité eût été digne de comprendre, de partager! Peut-être pensait-il, +comme quelques âmes ambitieuses, que l'amour et l'amitié s'ils ne sont +tout, ne sont rien! Peut-être lui a-t-il coûté plus d'efforts pour en +accepter le partage, qu'il ne lui en eût fallu pour ne jamais effleurer +ces sentiments et n'en connaître qu'un idéal désespéré!--S'il en a été +ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait guère ni d'amour, ni +d'amitié. Il n'était pas exigeant, comme ceux dont les droits et les +justes exigences dépasseraient de beaucoup ce qu'on aurait à leur +offrir. Ses plus intimes connaissances ne pénétraient pas jusqu'à ce +réduit sacré où habitait le secret mobile de son âme, absent du reste de +sa vie: réduit si dissimulé, qu'on en soupçonnait à peine l'existence! + +Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'intéresser qu'à +ce qui préoccupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de +leur personnalité pour les ramener à la sienne. S'il livrait peu de son +temps, en revanche ne se réservait-il rien de celui qu'il accordait. Ce +qu'il eût rêvé, ce qu'il eût souhaité, voulu, conquis, si sa main +blanche et effilée avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or +de sa lyre, nul ne le lui a jamais demandé, nul en sa présence n'eut eu +le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets +émouvants. Il glissait dessus et, comme il était peu prodigue de ses +instants, la causerie était facilement absorbée par les détails du jour. +Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en +digressions, dont il eût pu devenir le sujet. Son individualité +n'appelait guère les investigations de la curiosité, les pensées +chercheuses et les stratagèmes scrutateurs; il plaisait trop pour faire +réfléchir. + +L'ensemble de sa personne, étant harmonieux, ne paraissait demander +aucun commentaire. Son regard bleu était plus spirituel que rêveur; son +sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence +de son teint séduisaient l'œil, ses cheveux blonds étaient soyeux, son +nez recourbé expressivement accentué, sa stature peu élevée, ses membres +frêles. Ses gestes étaient gracieux et multipliés; le timbre de sa voix +un peu assourdi, souvent étouffé. Ses allures avaient une telle +distinction et ses manières un tel cachet de haute compagnie, +qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence +faisait penser à celle des convolvulus, balançant sur des tiges d'une +incroyable finesse leurs coupes divinement colorées, mais d'un si +vaporeux tissu que le moindre contact les déchire. + +Il portait dans le monde l'égalité d'humeur des personnes que ne trouble +aucun ennui, car elles ne s'attendent à aucun intérêt. D'habitude il +était gai; son esprit caustique dénichait rapidement le ridicule bien +au-delà des superficies où il frappe tous les yeux. Il déployait dans la +pantomime une verve drolatique, longtemps inépuisée. Il s'amusait +souvent à reproduire, dans des improvisations comiques, les formules +musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; à répéter leur +gestes et leurs mouvements, à contrefaire leur visage, avec un talent +qui commentait en une minute toute leur personnalité. Ses traits +devenaient alors méconnaissables, il leur faisait subir les plus +étranges métamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque, +il ne perdait jamais sa grâce native; la grimace ne parvenait même pas à +l'enlaidir. Sa gaieté était d'autant plus piquante, qu'il en +restreignait les limites avec un parfait bon goût et un éloignement +ombrageux de ce qui pouvait le dépasser. À aucun des instants de la plus +entière familiarité, il ne trouvait qu'une parole malséante, une +vivacité déplacée, puissent ne point être choquantes. + +Déjà en sa qualité de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son +constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres célébrités du +temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrés, ne manqua pas +d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses réponses ironiques, +ses procédés à double sens. Il avait entre autres de mordantes répliques +pour ceux qui eussent essayé d'exploiter indiscrètement son talent. +Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit à un amphitryon mal avisé, +lorsqu'après avoir quitté la salle à manger il lui montra un piano +ouvert! Ayant eu la bonhomie d'espérer et de promettre à ses convives, +comme un rare dessert, quelque morceau exécuté par lui, il put +s'apercevoir qu'en comptant sans son hôte on compte deux fois. Chopin +refusa d'abord; fatigué enfin par une insistance désagréablement +indiscrète: «Ah! monsieur», dit-il de sa voix la plus étouffée, comme +pour mieux acérer sa parole, «je n'ai presque pas dîné!»--Toutefois, ce +genre d'esprit était chez lui plutôt une habilité acquise qu'un plaisir +naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'épée, parer et toucher! +Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se dégantait +et jetait bas la visière, pour n'y plus songer. + +Par une exclusion absolue de tout discours dont il eût été l'objet, par +une discrétion jamais abandonné sur ses propres sentiments, il réussit à +toujours laisser après lui cette impression si chère au vulgaire +distingué, d'une présence qui nous charme sans que nous ayons à redouter +qu'elle apporte avec elle les charges de ses bénéfices, qu'elle fasse +succéder aux épanchements de ses gaietés entraînantes, les tristesses +qu'imposent les confidences mélancoliques et les visages assombris, +réactions inévitables dans les natures dont on peut dire: _Ubi mel, ibi +sel_. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux +douloureux sentiments qui causent ces réactions, quoiqu'elles aient +même pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque +chose comme de l'admiration, il ne les goûte qu'à distance. Il fuit leur +approche incommode à ses stagnants repos, aussi empressé à s'apitoyer +avec emphase à leur description, qu'à se détourner de leur vue. La +présence de Chopin était donc toujours fêtée. N'espérant point être +deviné, dédaignant de se raconter lui-même, il s'occupait si fort de +tout ce qui n'était pas lui, que sa personnalité intime restait à +l'écart, inabordée et inabordable, sous une surface polie et glissante +où il était impossible de prendre pied. + +Quoique rares, il y eut pourtant des instants où nous l'avons surpris +profondément ému. Nous l'avons vu pâlir et blêmir, au point de gagner +des teintes vertes et cadavéreuses. Mais dans ses plus vives émotions, +il resta concentré. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur +ce qu'il ressentait; une minute de recueillement déroba toujours le +secret de son impression première. Les mouvements qui y succédaient, +quelque grâce de spontanéité qu'il sût leur imprimer, étaient déjà +l'effet d'une réflexion dont l'énergique volonté dominait un bizarre +conflit de véhémence morale et de faiblesses physiques. Ce constant +empire exercé sur la violence de son caractère, rappelait la supériorité +mélancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la +retenue et l'isolement, sachant l'inutilité des explosions de leurs +colères et ayant un soin trop jaloux du mystère de leur passion pour le +trahir gratuitement. + +Chopin savait noblement pardonner; nul arrière-goût de rancune ne +restait dans son cœur contre les personnes qui l'avaient froissé. Mais, +comme ces froissements pénétraient très avant dans son âme, ils y +fermentaient en vagues peines et en souffrances intérieures, si bien que +longtemps après que leurs causes avaient été effacées de sa mémoire il +en éprouvait encore les morsures secrètes. Malgré cela, à force de +soumettre ses sentiments à ce qui lui semblait _devoir être_ pour _être +bien_, il arrivait jusqu'à savoir gré des services offerts par une +amitié mieux intentionnée que bien instruite, qui contrariait sans s'en +douter ses susceptibilités cachées. Ces torts de la gaucherie sont +cependant les plus malaisés à supporter aux natures nerveuses, +condamnées à réprimer l'expression de leurs emportements et amenées par +là à une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs, +tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilité +sans motif. Comme pourtant, manquer à ce qui lui paraissait la plus +belle ligne de conduite fut une tentation à laquelle Chopin n'eut pas à +résister, car probablement elle ne se présenta jamais à lui, il se garda +de déceler en face d'individualités plus vigoureuses et, par cela seul, +plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui +faisaient éprouver leur contact et leur liason. + +La réserve de ses entretiens s'étendait aussi à tous les sujets auxquels +s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne +faisait pas dans l'étroite circonscription de son activité, qu'on +arrivait à en préjuger. Sincèrement religieux et attaché au +catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances +sans les témoigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le connaître, +sans avoir de notions exactes sur ses idées à cet égard. Il s'entend de +soi que, dans le milieu où ses relations intimes le transportèrent peu à +peu, il dut renoncer à fréquenter les églises, à voir les +ecclésiastiques, à pratiquer tout naturellement la religion, comme cela +se fait dans la noble et croyante Pologne où tout homme bien né +rougirait d'être tenu pour un mauvais catholique, où il considérerait +comme la dernière des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon +chrétien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des +rites religieux, on finit nécessairement par les oublier plus ou moins? +Cependant, quoique pour ne pas donner à ses nouvelles accointances le +déplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se détendre ses +rapports avec les prêtres du clergé polonais de Paris, ceux-ci ne +cessèrent jamais de le chérir comme un de leurs plus nobles +compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes +nouvelles. + +Son patriotisme se révéla dans la direction que prit son talent, dans +ses intimités de choix, dans ses préférences pour ses élèves, dans les +services fréquents et considérables qu'il aimait à rendre à ses +compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir à +exprimer ses sentiments patriotiques, à parler longuement de la Pologne, +de son passé, de son présent, de son avenir, à toucher aux questions +historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conquérant, +l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel, +les désirs et l'espoir d'une revanche éclatante qui étrangle à son tour +le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques +dont la Pologne était l'objet. Chopin qui avait si bien appris à +l'adorer durant une sorte de trêve dans la longue histoire de ses +tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre à haïr, à rêver la +vengeance, à savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et +déloyal. Il se contentait par conséquent d'aimer le vaincu, de pleurer +avec l'opprimé, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans +philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prévisions +diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des +aspirations révolutionnaires antipathiques à sa nature. Les Polonais, +voyant toutes les chances de briser le fameux «équilibre européen» basé +sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, étaient +convaincus que le monde se déjetterait sous le coup d'un pareil crime de +lèse-christianisme. Ils n'avaient peut-être pas tellement tort; l'avenir +se chargera de le démontrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir +un tel avenir, reculait instinctivement devant des espérances qui lui +donnaient pour alliés des hommes et des choses qui ne devaient être que +des causes! + +S'il s'entretenait quelquefois sur les événements tant discutés en +France, sur les idées et les opinions si vivement attaquées, si +chaudement défendues, c'était plutôt pour signaler ce qu'il y trouvait +de faux et d'erroné que pour en faire valoir d'autres. Amené à des +rapports continus avec quelques-uns des hommes avancés qui ont le plus +marqué de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations à une +bienveillante indifférence, tout à fait indépendante de la conformité +des idées. Bien souvent il les laissait s'échauffer et se haranguer +entre eux des heures entières, se promenant de long en large dans le +fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait +plus saccadé; personne n'y prêtait attention, sinon des visiteurs peu +familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains +soubresauts nerveux à l'énoncé de certaines énormités ineffables: ses +amis s'en étonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il +vivait _auprès_ de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait +_avec_ aucun d'eux, ne leur donnant rien de son «meilleur moi» et ne +prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donné. + +Nous l'avons contemplé de longs instants au milieu de ces conversations +vives et entraînantes, dont il s'excluait par son silence. La passion +des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois négligé de +suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa +figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent +sous une pénible impression, quand des sujets qui tiennent aux +conditions premières de l'existence sociale étaient débattus devant lui +avec de si énergiques emportements, qu'on eût pu croire notre sort, +notre vie ou notre mort, devoir se décider à l'instant même. Il semblait +souffrir physiquement lorsqu'il entendait déraisonner si sérieusement, +accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments +également vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de +dissonances, voire même une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait +triste et rêveur. Alors il apparaissait comme un passager à bord d'un +vaisseau que la tempête fait rebondir sur les vagues; contemplant +l'horizon, les étoiles, songeant à sa lointaine patrie, suivant la +manœuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas +la force requise pour saisir un des cordages de la voilure... + +Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuadé de la +parfaite vacuité de la plupart des discours politiques, des discussions +philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi à pratiquer +de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingué, à qui +nous avons souvent entendu répéter un mot dicté par la sagesse +misanthropique de ses vieux ans. Cette façon de sentir surprenait alors +notre impatience inexpérimentée; mais depuis, elle nous a frappé par sa +triste justesse.--«Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a +guère moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit», disait +le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses +bontés, lorsqu'ils se laissaient entraîner à la chaleur de naïfs débats +d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait réprimer une volonté passagère +de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour +consoler sa main oisive et la réconcilier avec son luth: _Il mondo va da +se!_ + +La démocratie représentait à ses yeux une agglomération d'éléments trop +hétérogènes, trop tourmentés, d'une trop sauvage puissance, pour lui +être sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans déjà, que +l'avènement des questions sociales fut comparé à une nouvelle invasion +de barbares. Chopin était particulièrement et péniblement frappé de ce +que cette assimilation avait de terrible. Il désespérait d'obtenir des +Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attaché +celui de l'Europe! Il désespérait de préserver de leurs destructions et +de leurs dévastations, la civilisation chrétienne, devenue la +civilisation européenne! Il désespérait de sauver de leurs ravages, +l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilité en un mot de +cette vie élégante, molle et raffinée, que chanta Horace et que les +brutalités d'une loi agraire tuent nécessairement, puisque ne pouvant +obtenir ni _l'égalité_, ni la _fraternité_, elles donnent la _mort_! Il +suivait de loin les événements et une perspicacité de coup d'œil, qu'on +ne lui eût d'abord pas supposée, lui fit souvent prédire ce à quoi de +mieux informés s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui +échappaient, il ne les développait point. Ses phrases courtes n'étaient +remarquées que quand les faits les avaient justifiées. + +Dans un seul cas Chopin se départit de son silence prémédité et de sa +neutralité accoutumée. Il rompit sa réserve dans la cause de l'art, la +seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'énoncé +explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance à +étendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un +témoignage tacite, de l'autorité de grand artiste qu'il se sentait +légitimement posséder dans ces questions. Les faisant relever de sa +compétence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant à sa +manière de les envisager. Pendant quelques années il mit une ardeur +passionnée dans ses plaidoyers; c'était celles où la guerre des +romantiques et des classiques était si vivement conduite de part et +d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en +inscrivant le nom de Mozart sur sa bannière. Comme il tenait plus au +fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver +dans l'immortel auteur du _Requiem_, de la symphonie dite de _Jupiter_, +etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les libertés +dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour +le considérer comme un des premiers qui ouvrirent à la musique des +horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant à explorer et où il +fit des découvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau. + +En 1832, peu après son arrivée à Paris, en musique comme en littérature, +une nouvelle école se formait et il se produisait de jeunes talents qui +secouaient avec éclat le joug des anciennes formules. L'effervescence +politique des premières années de la révolution de Juillet à peine +assoupie, se transporta dans toute sa vivacité sur les questions de +littérature et d'art qui s'emparèrent de l'attention et de l'intérêt de +tous. Le _romantisme_ fut à l'ordre du jour et l'on combattit avec +acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune trêve entre ceux qui +n'admettaient pas qu'on pût écrire autrement qu'on n'avait écrit jusque +là, et ceux qui voulaient que l'artiste fût libre de choisir la forme +pour l'adapter à son sentiment; qui pensaient que, la règle de la forme +se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer, +chaque différente manière de sentir comporte nécessairement une manière +différente de se traduire. + +Les uns, croyant à l'existence d'une forme permanente dont la perfection +représente le beau absolu, jugeaient chaque œuvre de ce point de vue +préétabli. En prétendant que les grands maîtres avaient atteint les +dernières limites de l'art et sa suprême perfection, ils ne laissaient +aux artistes qui leur succédaient d'autre gloire à espérer que de s'en +rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait même de +l'espoir de les égaler, le perfectionnement d'un procédé ne pouvant +jamais s'élever jusqu'au mérite de l'invention.--Les autres niaient que +le beau pût avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur +apparaissant, à mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art, +comme des tentes dressées sur la route de l'idéal: haltes momentanées, +que le génie atteint d'époque en époque, que ses héritiers immédiats +doivent exploiter jusqu'à leur dernier recoin, mais que ses descendants +légitimes sont appelés à dépasser.--Les uns voulaient renfermer dans +l'enclos symétrique des mêmes dispositions, les inspirations des temps +et des natures les plus dissemblables. Les autres réclamaient pour +chacune d'elles la liberté de créer leur langue, leur mode d'expression, +n'acceptant d'autre règle que celle qui ressort des rapports directs du +sentiment et de la forme, afin que celle-ci fût adéquate à celui-là. + +Aux yeux clairvoyants de Chopin, les modèles existants, quelque +admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir épuisé tous les +sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigurée, ni toutes +les formes dont il peut user. Il ne s'arrêtait pas à l'excellence de la +forme; il ne la recherchait même qu'en tant que son irréprochable +perfection est indispensable à la complète révélation du sentiment, +n'ignorant pas que le sentiment est tronqué aussi longtemps que la +forme, restée imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile +opaque. Il soumettait ainsi à l'inspiration poétique le travail du +métier, enjoignant à la patience du génie d'imaginer dans la forme de +quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il à ses +classiques adversaires de réduire l'inspiration au supplice de Procuste, +sitôt qu'ils n'admettaient pas que certaines manières de sentir sont +inexprimables dans les formes préalablement déterminées. Il les accusait +de déposséder par avance l'art, de toutes les œuvres qui auraient tenté +d'y introduire des sentiments nouveaux, revêtus de ses formes nouvelles +qui se puisent dans le développement toujours progressif de l'esprit +humain, des instruments qui divulguent sa pensée, des ressources +matérielles dont l'art dispose. + +Chopin n'admettait pas, qu'on voulût écraser le fronton grec avec la +tour gothique, ni qu'on démolisse les grâces pures et exquises de +l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des +constructions mauresques; comme il n'eût pas voulu que le svelte palmier +vienne à croître en place de ses élégants bouleaux, ni que l'agave des +tropiques soit remplacée par le mélèze du nord. Il prétendait goûter le +même jour l'_Ilyssus_ de Phidias et le _Pensieroso_ de Michel-Ange, un +_Sacrement_ de Poussin et la _Barque dantesque_ de Delacroix, une +_Improperia_ de Palestrina et la _Reine Mab_ de Berlioz! Il réclamait +son _droit d'être_ pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la +variété non moins que la perfection de l'unité. Il ne demandait +également à Sophocle et à Shakespeare, à Homère et à Firdousi, à Racine +et à Goethe, que d'avoir leur _raison d'être_ dans la beauté propre de +_leur_ forme, dans l'élévation de _leur_ pensée, proportionnée, comme la +hauteur du jet-d'eau aux feux irisés, à la profondeur de leur source. + +Ceux qui voyaient les flammes du talent dévorer insensiblement les +vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient à l'école musicale dont +Berlioz était le représentant le plus doué, le plus vaillant, le plus +hasardeux. Chopin s'y rallia complètement et fut un de ceux qui mit le +plus de persévérance à se libérer des serviles formules du style +conventionnel, aussi bien qu'à répudier les charlatanismes qui n'eussent +remplacé de vieux abus que par des abus nouveaux plus déplaisants +encore, l'extravagance étant plus agaçante et plus intolérable que la +monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les +virtuosités tapageuses et les expressivités décoratives de Kalkbrenner, +lui étant ou insuffisantes ou antipathiques, il prétendait n'être pas +attaché aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni obligé de +trouver bonnes les manières échevelées des autres. + +Pendant les quelques années que dura cette sorte de campagne du +romantisme, d'où sortirent des coups d'essai qui furent des coups de +maître, Chopin resta invariable dans ses prédilections comme dans ses +répulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux +qui, selon lui, ne représentaient pas suffisamment le progrès ou ne +prouvaient pas un sincère dévouement à ce progrès, sans désir +d'exploitation de l'art au profit du métier, sans poursuite d'effets +passagers, de succès surpris à la surprise de l'auditoire. D'une part, +il rompit, des liens qu'il avait contractés avec respect, lorsqu'il se +sentit gêné par eux et retenu trop à la rive par des amarres dont il +reconnaissait la vétusté. D'autre part, il refusa obstinément d'en +former avec de jeunes artistes dont le succès, exagéré à son sens, +relevait trop un certain mérite. Il n'apportait pas la plus légère +louange à ce qu'il ne jugeait point être une conquête effective pour +l'art, une sérieuse conception de la tâche d'un artiste. + +Son désintéressement faisait sa force; il lui créait une sorte de +forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le +bien pour le bien, il était invulnérable; par là imperturbable. Jamais +il ne désira d'être prôné, ni par les uns ni par les autres, à l'aide de +ces ménagements imperceptibles qui font perdre les batailles; à l'aide +de ses concessions que se font les diverses écoles dans la personne de +leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalités, des +empiètements, des déchéances et des envahissements des styles divers +dans les différentes branches de l'art, des négociations, des traités et +des pactes, semblables à ceux qui forment le but et les moyens de la +diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains +scrupules qui en sont inséparables. En refusant d'étayer ses productions +d'aucun de ces secours extrinsèques qui forcent le public à leur faire +bon accueil, il disait assez qu'il se fiait à leurs beautés pour être +sûr qu'elles se feraient apprécier d'elles-mêmes. Il ne tenait pas à +hâter et à faciliter leur acceptation immédiate. + +Toutefois, Chopin était si intimement et si uniquement pénétré des +sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les +plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier à +l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et même +point de vue, que ses prédilections d'artiste ne pouvaient manquer de +s'en ressentir. Dans les grands modèles et les chefs-d'œuvre de l'art, +il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature. Ce qui s'en +rapprochait lui plaisait; ce qui s'en éloignait obtenait à peine justice +de lui. Rêvant et réunissant en lui-même les qualités souvent opposées +de la passion et de la grâce, il possédait une grande sûreté de jugement +et se préservait d'une partialité mesquine. Il ne s'arrêtait guère +devant les plus grandes beautés et les plus grands mérites, lorsqu'ils +blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception poétique. Quelque +admiration qu'il eût pour les œuvres de Beethoven, certaines parties +lui en paraissaient trop rudement taillées. Leur structure était trop +athlétique pour qu'il s'y complût; leurs courroux lui semblaient trop +rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la +moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui +était une trop substantielle matière, et les séraphiques accents, les +raphaëlesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes +créations de ce génie, lui devenaient par moments presques pénibles dans +un contraste si tranché. + +Malgré le charme qu'il reconnaissait à quelques-unes des mélodies de +Schubert, il n'écoutait pas volontiers celles dont les contours étaient +trop aigus pour son oreille, où le sentiment est comme dénudé, où l'on +sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous +l'étreinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient +de l'éloignement. En musique, comme en littérature, comme dans +l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mélodrame lui était un +supplice. Il repoussait le côté furibond et frénétique du romantisme; il +ne supportait pas l'ahurissement des effets et des excès délirants. «Il +n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses +caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai; il +aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissaient dans +l'ombre les pauvres détails de l'humanité. C'est pourquoi il parlait peu +et n'écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir +celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine +élévation.»[21]. + +[Note 21: Mme Sand. _Lucrezia Floriani_.] + +Cette nature si constamment maîtresse d'elle-même, pour laquelle la +divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de +l'inachevé, si cher aux poètes qui savent la fin des mots interrompus et +des pensées tronquées; cette nature si pleine de délicates réserves, ne +pouvait éprouver qu'un ennui, comme scandalisé, devant l'impudeur de ce +qui ne laissait rien à pénétrer, rien à comprendre _au delà_. Nous +pensons que s'il lui avait fallu se prononcer à cet égard, il eût avoué +qu'à son goût il n'était permis d'exprimer les sentiments qu'à condition +d'en laisser la meilleure partie à deviner. Si, ce qu'on est convenu +d'appeler le _classique_ dans l'art, lui semblait imposer des +restrictions trop méthodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par +ces menottes et glacer par ce système conventionnel, s'il ne voulait pas +s'enfermer dans les symétries d'une cage, c'était pour s'élever dans les +nues, chanter comme l'alouette plus près du bleu du ciel, ne devoir +jamais descendre de ces hauteurs. Il eût voulu ne se livrer au repos +qu'en planant dans les régions élevées, comme l'oiseau de paradis dont +on disait jadis qu'il ne goûtait le sommeil qu'en restant les ailes +étendues, bercé par les souffles de l'espace, au haut des airs où il +suspendait son vol. Chopin se refusait obstinément à s'enfoncer dans +les tanières des forêts, pour prendre note des vagissements et des +hurlements dont elles sont remplies; à explorer les déserts affreux, en +y traçant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas +du téméraire qui essaye de les former. + +Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si +dénué d'apprêt, en même temps que de science; tout ce qui dans l'art +allemand porte le cachet d'une énergie populaire, quoique puissante, lui +plaisait également peu. À propos de Schubert il dit un jour: «que le +sublime était flétri lorsque le commun ou le trivial lui succédait». +Hummel, parmi les compositeurs de piano, était un des auteurs qu'il +relisait avec le plus de plaisir. Mozart représentait à ses yeux le type +idéal, le poète par excellence, car il condescendait plus rarement que +tout autre à franchir les gradins qui séparent la distinction de la +vulgarité. Il aimait précisément dans Mozart le défaut qui lui fit +encourir le reproche que son père lui adressait après une représentation +de l'_Idoménée_: «Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues +oreilles». La gaieté de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de +Tamino et ses mystérieuses épreuves lui semblaient dignes d'occuper sa +pensée; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur naïveté raffinée. Il +comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient +que plus de voiles sur son deuil. À côté de cela, son sybaritisme de +pureté, son appréhension du lieu-commun étaient tels, que même dans +_Don Juan_, même dans cet immortel chef-d'œuvre, il découvrait des +passages dont nous lui avons entendu regretter la présence» Son culte +pour Mozart n'en était pas diminué, mais comme attristé. Il parvenait +bien à oublier ce qui lui répugnait, mais se réconcilier avec, lui était +impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de +ces supériorités d'instinct, irraisonnées et implacables, dont nulle +persuasion, nulle démonstration, nul effort ne parviennent jamais à +obtenir l'indulgence, ne fût-ce que celle de l'indifférence, pour des +objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable +qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie? + +Chopin donna à nos essais, à nos luttes d'alors, si remplies encore +d'hésitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagérations, qui +rencontraient plus de _sages hochant la tête_ que de contradicteurs +glorieux, l'appui d'une rare fermeté de conviction, d'une conduite calme +et inébranlable, d'une stabilité de caractère également à l'épreuve des +lassitudes et des leurres, en même temps que l'auxiliaire efficace +qu'apporte à une cause le mérite des ouvrages qu'elle peut revendiquer. +Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de +savoir, qu'il fut justifié d'avoir eu confiance en son seul génie par la +prompte admiration qu'il inspira. Les solides études qu'il avait faites, +les habitudes réfléchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut +élevé pour les beautés classiques, le préservèrent de perdre ses forces +en tâtonnements malheureux et en demi-réussites, comme il est arrivé à +plus d'un partisan des idées nouvelles. + +Sa studieuse patience à élaborer et à parachever ses ouvrages le mettait +à l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant +de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et à la +négligence de la mégarde. Exercé de bonne heure aux exigences de la +règle, ayant même produit de belles œuvres dans lesquelles il s'y était +astreint, il ne la secouait qu'avec l'à-propos d'une justesse savamment +méditée. Il avançait toujours en vertu de son principe, sans se laisser +emporter à l'exagération ni séduire aux transactions, délaissant +volontiers les formules théoriques pour ne poursuivre que leurs +résultats. Moins préoccupé des disputes d'école et de leurs termes que +de se donner la meilleure des raisons, celle d'une œuvre accomplie, il +eut ainsi le bonheur d'éviter les inimitiés personnelles et les +accommodements fâcheux. + +Plus tard, le triomphe de ses idées ayant diminué l'intérêt de son rôle, +il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef à la tête +d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence où il prit rang dans +un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et +inflexibles, comme toutes celles qui, en étant vives, se font rarement +jour. Mais, sitôt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhérents pour +régner sur le présent et dominer l'avenir, il se retira de la mêlée, +laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles +à la cause qu'agréables aux gens qui aiment à se battre, surtout à +battre, au risque d'être battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de +parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrière-garde en +déroute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir +que sa cause est hors de danger pour ne plus se mêler aux combattants. + +Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin +avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers +maîtres du moyen-âge. Comme pour eux, l'art était pour lui une belle, +une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir été appelé, il desservait +ses rites avec une piété émue. Ce sentiment s'est révélé à l'heure de sa +mort dans un détail, dont les mœurs de la Pologne nous expliquent seules +toute la signification. Par un usage moins répandu de nos temps, mais +qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants +choisir les vêtements dans lesquels ils voulaient être ensevelis, +préparés par quelques-uns longtemps à l'avance[22]. + +[Note 22: L'auteur de _Julie et Adolphe_ (roman imité de la Nouvelle +Héloise et qui eut beaucoup de vogue à sa publication), le général K. +qui, âgé de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne +du gouvernement de la Volhynie à l'époque de notre séjour dans ces +contrées, avait fait, conformément à la coutume dont nous parlons, +construire son cercueil qui, depuis trente ans, était toujours posé à +côté de la porte de sa chambre.] + +Leurs plus chères, leurs plus intimes pensées, s'exprimaient ou se +trahissaient ainsi, pour la dernière fois. Les robes monastiques étaient +fréquemment désignées par des personnes mondaines; les hommes +préféraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des +souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les +premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut +pourtant être mis au tombeau dans les habits qu'il y avait portés. Un +sentiment naturel et profond, découlant d'une source intarissable +d'enthousiasme pour son art, a sans doute dicté ce dernier vœu, alors +que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrétien, il +quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux. +Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattaché à l'immortalité +son amour et sa foi en l'art. Il voulut témoigner une fois de plus au +moment ou il serait couché dans le cercueil, par un muet symbole comme +de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gardé intact pendant toute sa +vie. Il mourut fidèle à lui-même, adorant dans l'art ses mystiques +grandeurs et ses plus mystiques révélations. + +En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant tempêtueux de sa +société, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le +rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses +compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des +rapports fréquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa sœur +Louise lui était surtout chère; une certaine ressemblance dans la nature +de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus +particulièrement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie à +Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois +derniers mois de la vie de son frère, pour l'entourer de ses soins +dévoués. + +Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grâce charmante. +Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il +profitait de son séjour à Paris pour leur procurer ces mille surprises +que donnent les nouveautés, les bagatelles, les infiniment petits, +infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce +qu'il croyait pouvoir être agréable à Varsovie et y envoyait +continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait +à ce qu'on conservât ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils +fussent, comme pour être toujours présent au milieu de ceux à qui il les +destinait. De son côté, il attachait un grand prix à toute preuve +d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des +marques de leur souvenir lui était une fête; il ne la partageait avec +personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les +objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui +étaient précieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de +s'en servir, mais il était visiblement contrarié lorsqu'on y touchait. + +Quiconque arrivait de Pologne était le bienvenu auprès de lui. Avec ou +sans lettre de recommandation il était reçu à bras ouverts, comme s'il +eût été de la famille. Il permettait à des personnes souvent inconnues +quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait à aucun d'entre +nous: le droit de déranger ses habitudes. Il se gênait pour elles, il +les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mêmes lieux pour +leur faire voir les curiosités de Paris, sans jamais témoigner d'ennui à +ce métier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait à dîner à ces chers +compatriotes, dont la veille il avait ignoré l'existence; il leur +évitait toutes les menues-dépenses, il leur prêtait de l'argent. Mieux +que cela; on voyait qu'il était heureux de le faire, qu'il éprouvait un +vrai bonheur à parler sa langue, à se trouver avec les siens, à se +retrouver par eux dans l'atmosphère de sa patrie qu'il lui semblait +encore respirer à côté d'eux. On voyait combien il se plaisait à écouter +leurs tristes récits, à distraire leurs douleurs, à détourner leurs +sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprêmes regrets par les +infinies promesses d'une espérance éloquemment chantée. + +Chopin écrivait régulièrement aux siens, mais seulement à eux. Une de +ses bizarreries consistait à s'abstenir de tout échange de lettres, de +tout envoi de billets; on eût pu croire qu'il avait fait vœu de n'en +jamais adresser à des étrangers. C'était chose curieuse de le voir +recourir à tous les expédients pour échapper à la nécessité de tracer +quelques lignes. Maintes fois il préféra traverser Paris d'un bout à +l'autre pour refuser un dîner ou faire part de légères informations, +plutôt que de s'en épargner la peine au moyen d'une petite feuille de +papier. Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. On +dit qu'il lui est arrivé de s'écarter de cette habitude en faveur de ses +belles compatriotes fixées à Paris, dont quelques-unes possèdent de +charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction à ce +qu'on eût pu prendre pour une règle, s'explique par le plaisir qu'il +avait à parler sa langue, qu'il employait de préférence et dont il se +plaisait à traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme +les slaves en général, il possédait très bien le français; d'ailleurs, +vu son origine française, il lui avait été enseigné avec un soin +particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'être peu +sonore à l'oreille et d'un génie froid. + +Cette manière de le juger est d'ailleurs assez répandue parmi les +Polonais, qui s'en servent avec une grande facilité, le parlent beaucoup +entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de +se plaindre à ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans +un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'émotion, les +nuances éthérées de la pensée! C'est tantôt la majesté, tantôt la +passion, tantôt la grâce, qui à leur dire fait défaut aux mots français. +Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole citée par eux en +polonais,--_Oh! c'est intraduisible!_--est immanquablement la première +réponse faite à l'étranger. Viennent ensuite les commentaires, qui +servent surtout à commenter l'exclamation, à expliquer toutes les +finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renfermés dans ces +mots _intraduisibles!_ Nous en avons cité quelques exemples, lesquels +joints à d'autres, nous portent à supposer que cette langue a l'avantage +d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son +développement, elle a dû au génie poétique de la nation d'établir entre +les idées un rapprochement frappant et juste par les étymologies, les +dérivations, les synonymes. Il en résulte comme un reflet coloré, ombre, +ou lumière, projeté sur chaque expression. + +L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font +nécessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprévu, ou +bien, le son correspondant d'une tierce qui module immédiatement la +pensée en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire +permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une +difficulté et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des +langues étrangères, si répandues en Pologne, aux paresses d'esprit et +d'études qui veulent échapper à la fatigue d'une habileté de diction, +indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un +laconisme si énergique, que l'à-peu-près y devient difficile et la +banalité insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal définis +sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'idée +n'y peut sortir d'une pauvreté singulièrement dénudée, tant qu'elle +reste en deçà des bornes du lieu-commun; par contre, elle réclame une +rare précision de termes pour ne pas devenir baroque au delà. La +littérature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs +devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie +d'une de ces œuvres qui restent à jamais. Elle doit peut-être à ce +caractère hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses +chefs-d'œuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses +littérateurs. On se sent maître, quand on se hasarde à manier cette +belle et riche langue[23]. + +[Note 23: On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie +et d'être dépourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la fréquence des +consonnes qui constitue toujours et absolument la dureté d'une langue, +mais le mode de leur association; on pourrait même dire que +quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons +bien déterminés et fortement marqués. C'est la rencontre désagréable et +disharmonieuse de consonnes hétérogènes, qui blesse péniblement les +habitudes d'une oreille délicate et cultivée; c'est le retour répété de +certaines consonnes bien accouplées qui ombre, rhythme le langage, lui +donne de la vigueur, la prépondérance des voyelles ne produisant qu'une +sorte de teinte claire et pâle qui demande à être relevée par des +rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de +consonnes, mais en général avec des rapprochements sonores, quelquefois +flatteurs à l'ouïe, presque jamais tout à fait discordants, même alors +qu'il sont plus frappants que mélodieux. La qualité de leurs sons est +riche, pleine et très nuancée; ils ne restent point resserrés dans une +sorte de médium étroit, mais s'étendent dans un registre considérable +par la variété des intonations qu'on leur applique, tantôt basses, +tantôt hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait +philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues sémitiques: en +chinois, le même mot prend un sens totalement différent, selon le +diapason sur lequel on le prononce. Le Ł slave, cette lettre presque +impossible à prononcer à ceux qui ne l'ont pas appris dès leur enfance, +n'a rien de sec. Elle donne à l'ouïe l'impression que produit sur nos +doigts un épais velours de laine, rude et souple à la fois. La réunion +des consonnes clapotantes étant rare en polonais, les assonances très +aisément multipliées, cette comparaison pourrait s'appliquer à +l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des étrangers. On y +rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils +désignent. Les répétitions réitérées du _ch_ (_h_ aspiré), du _sz_ (_ch_ +en français), du _rz_, du _cz_, si effrayants à un œil profane et dont +le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent à peu +près comme _geai_ et _tche_), facilitent ces minologies. Le mot +_dzwięk_, _son_, (lisez _dzwienque_), en offre un exemple assez +caractéristique; il paraîtrait difficile de mieux reproduire la +sensation que la résonance d'un diapason fait éprouver à +l'oreille.--Entre les consonnes accumulées dans des groupes qui +produisent des tons très divers, tantôt métalliques, tantôt +bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entremêle des diphthongues +nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales, +l'_a_ et l'_e_ étant prononcés comme _on_ et _in_ lorsqu'ils sont +accompagnés d'une cédille: _ą_, _ę_. À côté du _c_ (_tse_) qu'on dit +avec une grande mollesse, quelquefois _ć_ (_tsic_), le _s_ accentué, +_ś_, est presque gazouillé. Le _z_ a trois sons; on croirait l'accord +d'un ton. Le _ż_ (_iais_), le _z_ (_zed_) et le _ź_ (_zied_). L'_y_ +forme une voyelle d'un son étouffé, _eu_, que nous ne saurions pas plus +reproduire en français que celui du _ł_; aussi bien que lui, elle donne +un chatoyant ineffable à la langue.--Ces éléments fins et déliés +permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant +ou traînant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, où le +charme, devenant défaut, déroute au lieu de plaire. Que de choses, que +de personnes qui, à peine transportées dans un milieu dont l'air +ambiant, le courant de pensées diverses, ne comportent pas un genre de +grâce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles était fascinant et +irrésistible devient choquant et agaçant, uniquement parce que ces mêmes +séductions sont placées sous le rayon d'un autre éclairage; parce que +les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus +leur éclat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises +ont encore l'habitude de faire succéder à des espèces de récitatifs et +de thrénodies improvisées, lorsque les sujets qui les occupent sont +sérieux et mélancoliques, un petit parler gras et zézayant comme celui +des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privilèges de leur +suzeraineté féminine, au moment même où elles ont condescendu à être +graves comme des sénateurs, de bon conseil comme le ministre d'un règne +précédent et sage, profondes comme un vieux théologien, subtiles comme +un métaphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine +de gaieté, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser +s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son +calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour répandre dans +les airs ses senteurs, on dirait son âme que tout mortel voudrait +aspirer et imboire comme une bouffée de félicité arrivée des régions du +paradis... elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots, +comme les humbles habitants de cette vallée de larmes. Elle se met à +rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus +haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les périodes se +balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de rosée; +triomphes charmants, hésitation plus charmantes encore, entrecoupées de +petits rires perlés, de petits cris interjectifs! Puis viennent de +petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix, +lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession +chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arrêter sur une note +grave et poursuivre des modulations infinies, brusqués, originales, qui +dépaysent l'oreille inaccoutumée à ce gentil ramage, qu'une légère +teinte d'ironie revêt par moments d'un faux-air de moquerie narquoise +particulier au chant de certains oiseaux. Comme les Vénitiennes, les +Polonaises aiment à _zinzibuler_ et, des diastèmes piquants, des +azophies imprévues, des nuances charmantes, se trouvent tout +naturellement mêlés à cette caqueterie mignonne qui fait tomber les +paroles de leurs lèvres, tantôt comme une poignée de perles qui +s'éparpillent et résonnent sur une vasque d'argent, tantôt comme des +étincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'éteindre, à +moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un cœur qu'elle peut +dévorer et dessécher s'il ne possède point le secret de la réaction; +qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'héroïsme et de gloire, +comme un phare bienfaisant dans les tempêtes de la vie. En tout cas, +quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la +bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des +hommes.--Quand eux ils se piquent de la parler avec élégance, ils lui +impriment une sonorité mâle qui semble pouvoir s'adapter très +énergiquement aux mouvements de l'éloquence, autrefois si cultivée en +Pologne. La poésie puise dans ces matériaux si nombreux et variés, une +diversité de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de +consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque +sorte, le coloris des sentiments et des scènes qu'elle dépeint, non +seulement en courtes onomatopées, mais durant de longues tirades.--On a +comparé avec raison l'analogie du polonais et du russe, à celle qui +existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus +mélismatique, plus alanguie, plus soupirée. Son cadencement est +particulièrement approprié au chant, si bien que ses belles poésies, +celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une mélodie +toute dessinée par le mètre des vers. Il semble qu'on n'ait qu'à dégager +un _arioso_ ou un doux _cantabile_ de certaines stances, telles que le +_Châle noir_, le _Talismann_, et bien d'autres.--L'ancien slavon, qui +est la langue de l'Église d'Orient, a un tout autre caractère. Une +grande majesté y prédomine; plus gutturale que les autres idiomes qui en +découlent, elle est sévère et monotone avec grandeur, comme les +peintures byzantines conservées dans le culte auquel elle est +incorporée. Elle a bien la physionomie d'une langue sacrée qui n'a servi +qu'à un seul sentiment, qui n'a point été modulée, façonnée, énervée, +par de profanes passions, ni aplatie et réduite à de mesquines +proportions par de vulgaires besoins.] + +L'élégance matérielle était aussi naturelle à Chopin que celle de +l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui +appartenaient, que dans ses manières distinguées. Il avait la +coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait +toujours le sien. Sans approcher de l'éclatante richesse dont à cette +époque quelques-unes des célébrités de Paris décoraient leurs demeures, +il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des élégances de +cannes, d'épingles, de boutons, des bijoux fort à la mode alors, +l'instinctive ligne du _comme il faut_, entre le trop et le trop peu. + +Comme il ne confondait son temps, sa pensée, ses démarches, avec ceux +de personne, la société des femmes lui était souvent plus commode en ce +qu'elle obligeait à moins de rapports subséquents. Ayant toujours +conservé une exquise pureté intérieure que les orages de la vie ont peu +troublé, jamais souillé, car ils n'ébranlèrent jamais en lui le goût du +bien, l'inclination vers l'honnête, le respect de la vertu, la foi en la +sainteté, Chopin ne perdit jamais cette naïveté juvénile qui permet de +se trouver agréablement dans un cercle dont la vertu, l'honnêteté, la +respectabilité, font les principaux frais et le plus grand charme. Il +aimait les causeries sans portée des gens qu'il estimait; il se +complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait +volontiers de soirées entières à jouer au colin-maillard avec de jeunes +filles, à leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, à les +faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir +à entendre que le chant de la fauvette. + +Tout cela réuni faisait que Chopin, si intimement lié avec quelques-unes +des personnalités les plus marquantes du mouvement artistique et +littéraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une, +resta néanmoins un étranger au milieu d'elles. Son individualité ne se +fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'était à même +de comprendre cette réunion, accomplie dans les plus hautes régions de +l'être, entre les aspirations du génie et la pureté des désirs. Encore +moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette +élégance innée, de cette chasteté virile, d'autant plus savoureuse +qu'elle était plus inconsciente de ses dédains pour le charnel vulgaire +là, où tous croyaient que l'imagination ne pouvait être coulée dans les +moules d'un chef-d'œuvre, que chauffée à blanc dans les hauts fourneaux +d'une sensualité âcre et pleine d'infâmes scories! + +Mais, une des plus précieuses prérogatives de la pureté intérieure étant +de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de +l'impudeur, Chopin se sentait oppressé par le voisinage de certaines +personnalités dont l'œil n'avait plus de transparence, dont l'haleine +était impure, dont les lèvres se plissaient comme celles d'un satyre, +sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les +écarts du génie, étaient élevés à la hauteur d'un culte envers la déesse +Matière! Le lui eût-on dit mille fois, jamais on ne lui eût persuadé que +la rudesse baroque des manières, le parler sans-gêne des appétits +indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands, +étaient autre chose que le manque d'éducation d'une classe inférieure. +Jamais il n'eût cru que chaque pensée lascive, chaque espoir honteux, +chaque souhait rapace, chaque vœu homicide, était l'encens offert à +cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite +d'étourdissante, fétide, était reçue dans les cassolettes de similor +d'une poésie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothéose +sacrilège! + +La campagne et la vie de château lui convenaient tellement, que pour en +jouir il acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. On +pourrait en induire qu'il lui était plus aisé d'abstraire son esprit des +gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des +castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air étouffé, de la lumière, +terne, des tableaux prosaïques de la ville, où les passions sont +excitées et surexcitées à chaque pas, les organes rarement flattés. Ce +que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au +lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi. +Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui +l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que +la lutte des opinions littéraires et artistiques le préoccupa vivement. +L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les créations de +l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des créations +de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il était heureux chaque fois +qu'il pouvait le laisser loin derrière lui! + +À peine était-il arrivé dans une maison de campagne, à peine se +voyait-il entouré de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de +hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme, +un homme transfiguré. L'appétit lui revenait, sa gaieté débordait, ses +bons-mots pétillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait +ingénieux à varier les amusements, à multiplier les épisodes égayants de +cette existence au grand air qui le ranimait, de cette liberté rustique +si fort de son goût. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup +marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et décrivait peu +ces paysages agrestes; cependant il était aisé de remarquer qu'il en +avait une impression très vive. À quelques mots qui lui échappaient, on +eût dit qu'il se sentait plus près de sa patrie en se trouvant au milieu +des blés, des prés, des haies, des foins, des fleurs des champs, des +bois qui partout ont les mêmes senteurs. Il préférait se voir entre les +laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se +ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et +les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent à rien et ne peuvent rien +rappeler à personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de +la «grand' ville», a quelque chose d'écrasant pour des natures +sensitives et maladives. + +En outre, Chopin aimait à travailler à la campagne, comme si cet air +pur, sain et pénétrant, ravigotait son organisme qui s'étiolait au +milieu de la fumée et de l'air épais de la rue! Plusieurs de ses +meilleurs ouvrages écrits durant ses _villeggiature_, renferment +peut-être le souvenir de ses meilleurs jours d'alors. + + + + +VI. + + +Chopin est né à Żelazowa-Wola, près de Varsovie, en 1810. Par un hasard +rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son âge dans ses +premières années; il paraît que la date de sa naissance ne fut fixée +dans sa mémoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie +musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: «_Madame +Catalani, à Frédéric Chopin âgé de dix ans_». Le pressentiment de la +femme douée, donna peut-être à l'enfant timide la prescience de son +avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses +premières années. Son développement intérieur traversa probablement peu +de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il était frêle et +maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa santé. Dès lors +sans doute il prit l'habitude de cette affabilité, de cette bonne grâce +générale, de cette discrétion sur tout ce qui le faisait souffrir, nées +du désir de rassurer les inquiétudes qu'il occasionnait. + +Aucune précocité dans ses facultés, aucun signe précurseur d'un +remarquable épanouissement, ne révélèrent dans sa première jeunesse une +future supériorité d'âme, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit +être souffrant et souriant, toujours patient et enjoué, on lui sut +tellement gré de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se +contenta sans doute de chérir ses qualités, sans se demander s'il +donnait son cœur sans réserve et livrait le secret de toutes ses +pensées. Il est des âmes qui, à l'entrée de la vie, sont comme de riches +voyageurs amenés par le sort au milieu de simples pâtres, incapables de +reconnaître le haut rang de leurs hôtes; tant que ces êtres supérieurs +demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement +à leur propre opulence, suffisants toutefois pour émerveiller des cœurs +ingénus et répandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances. +Ces êtres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les +entourent; on est charmé, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont +été généreux, tandis qu'en réalité ils n'ont encore été que peu +prodigues de leurs trésors. + +Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il +grandit comme dans un berceau solide et moëlleux, furent celles d'un +intérieur uni, calme, occupé; aussi ces exemples de simplicité, de piété +et de distinction, lui restèrent toujours les plus doux et les plus +chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charités +pieuses, les modesties rigides, l'entourèrent d'une pure atmosphère, où +son imagination prit ce velouté tendre des plantes qui ne furent jamais +exposées aux poussières des grands chemins. + +La musique lui fut enseignée de bonne heure. À neuf ans il commença à +l'apprendre et fut bientôt confié à un disciple passionné de Sébastien +Bach, Żywna, qui dirigea ses études durant de longues années selon les +errements d'une école entièrement classique. Il est à supposer que +lorsque, d'accord avec ses désirs et sa vocation, sa famille lui faisait +embrasser la carrière de musicien, aucun prestige de vaine gloriole, +aucune perspective fantastique, n'éblouissaient leurs yeux et leurs +espérances. On le fit travailler sérieusement et consciencieusement, +afin qu'il fût un jour maître savant et habile, sans s'inquiéter outre +mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de +ces leçons et de ces labeurs du devoir. + +Il fut placé assez jeune dans un des premiers collèges de Varsovie, +grâce à la généreuse et intelligente protection que le prince Antoine +Radziwiłł accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il +reconnaissait la portée avec le coup d'œil d'un homme et d'un artiste +distingué. Le prince Radziwiłł ne cultivait pas la musique en simple +dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de +_Faust_, publiée il y a nombre d'années, continue d'être exécuté chaque +hiver par l'académie de chant de Berlin. Elle nous semble encore +supérieure, par son intime appropriation aux tonalités des sentiments de +l'époque où la première partie de ce poème fut écrite, à diverses +tentatives pareilles faites de son temps. + +En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le +prince fit à celui-ci l'inappréciable don d'une belle éducation, dont +aucune partie ne resta négligée. Son esprit élevé le mettant à même de +comprendre toutes les exigences de la carrière d'un artiste, ce fut lui +qui, depuis l'entrée de son protégé au collège jusqu'à l'achèvement +complet de ses études, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M. +Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations +d'une cordiale et constante amitié. De plus, le prince Radziwiłł faisait +souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soirées, aux +dîners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mémoire du +jeune homme à ces charmants instants, qu'animait tout le _brio_ de la +gaieté polonaise. Il y joua souvent un rôle piquant, par son esprit +comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beauté +rapidement passée devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse +Élise, fille du prince, morte à la première fleur de l'âge, lui laissa +la plus suave impression d'un ange pour un moment exilé ici-bas. + +Le charmant et facile caractère que Chopin apporta sur les bancs de +l'école, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du +prince Calixte Czetwertynski et de ses frères. Lorsque arrivaient les +fêtes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur +mère, la Psse Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un +vrai sentiment de ses beautés et qui bientôt sut découvrir le poète dans +le musicien. La première peut-être, elle fit connaître à Chopin le +charme d'être entendu en même temps qu'écouté. La princesse était belle +encore et possédait un esprit sympathique, uni à de hautes vertus, à de +charmantes qualités. Son salon était un des plus brillants et des plus +recherchés de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus +distinguées de cette capitale. Il y connut ces séduisantes beautés dont +la célébrité était européenne, alors que Varsovie était si enviée pour +l'éclat, l'élégance, la grâce de sa société. Il eut l'honneur d'être +présenté chez la Psse de Lowicz, par l'entremise de la Psse +Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la +Psse Micheline Radziwiłł, de la Psse Thérèse Jablonowska, ces +enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beautés moins renommées. + +Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de +son piano. Dans ces réunions, qu'on eût dit des assemblées de fées, il +put surprendre bien des fois peut-être, rapidement dévoilés dans le +tourbillon de la danse, les secrets de ces cœurs exaltés et tendres; il +put lire sans peine dans ces âmes qui se penchaient avec attrait et +amitié vers son adolescence. Là, il put apprendre de quel mélange de +levain et de pâte de rose, de salpêtre et de larmes angéliques, est +pétri l'idéal poétique des femmes de sa nation. Quand ses doigts +distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques +émouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs +des jeunes filles éprises, des jeunes femmes négligées; comment +s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne +vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se détachant des groupes +nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple _prélude_? +S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tête rêveuse de sa belle main, +dont les pierreries enchâssées dans les bagues et les bracelets +faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y +songer le chant que chantait son cœur, dans un regard humide où perlait +une larme, dans sa prunelle ardente où le feu de l'inspiration luisait! +N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil à des +nymphes folâtres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une +vertigineuse rapidité, l'environna de sourires qui le mirent d'emblée à +l'unisson de leurs gaietés? + +Là, il vit déployer les chastes grâces de ses captivantes compatriotes, +qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable du prestige de leurs +entraînements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait +quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait +seul créer et nationaliser. Là, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce +qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit être dans ses +cœurs bien nés, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples +qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un +sourire approbatif aux matrones qui croient avoir déjà contemplé tout ce +que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout à l'autre de la +salle de bal. Il fendait l'air, dévorait l'espace, comme des âmes qui +s'élanceraient dans les immensités sidérales, volant sur les ailes de +leurs désirs d'un astre à un autre, effleurant légèrement du bout de +leurs pieds si étroits quelque planète attardée dans sa route, +repoussant plus légèrement encore l'étoile rencontrée comme un lumineux +caillou... jusqu'à ce que l'homme éperdu de joie et de reconnaissance se +précipite à genoux, au milieu du cercle vide où se concentrent tant de +regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main +reste ainsi étendue sur sa tête, comme pour la bénir. Trois fois, il la +fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une +triple couronne, auréole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de +gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par +une inflexion de tête; alors, voyant sa taille penchée par la fatigue de +cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec +impétuosité, la saisit entre ses bras nerveux, la soulève un instant de +terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de +bonheur. + +Dans les années plus avancées de sa trop courte vie, Chopin jouant un +jour une de ses _Mazoures_ à un musicien ami, qui sentait déjà, plus +qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magnétiques qui se +dégageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano, +s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse. +Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de +Soumet, le poète en vogue d'alors: + + Je t'aime + Sémida, et mon cœur vole vers ton image, + Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!... + +Son regard semblait arrêté sur une de ces visions des anciens jours que +nul ne voit, hormis celui qui la reconnaît pour l'avoir fixée durant sa +courte réalité avec toute l'intensité de son âme, afin d'y imprimer à +jamais son ineffaçable empreinte. Il était aisé de deviner que Chopin +revoyait devant lui quelque beauté, blanche comme une apparition, svelte +et légère, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baissés, laissant +s'échapper de dessous ses paupières des ondes azurées, qui enveloppaient +d'une lueur béatifiante le superbe cavalier à genoux devant elle, les +lèvres entr'ouvertes, ces lèvres dont semblait s'échapper un soupir, +montant + + Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!... + +Chopin contait volontiers plus tard, négligemment en apparence, mais +avec cette involontaire et sourde émotion qui accompagne le souvenir de +nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les +mélodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et +exprimer de sentiments divers et profonds, les jours où il voyait les +dames du grand monde de Varsovie à quelque notable et magnifique fête, +ornées de toutes les éblouissances, parées de toutes les coquetteries, +qui font frôler les cœurs à leurs feux, avivent, aveuglent et +infortunent l'amour. Au lieu des roses parfumées et des camélias +panachés de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux +bouquets de leurs écrins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si +transparents que les Grecs les disaient _tissés d'air_, étaient +remplacés par les somptuosités des gazes lamées d'or, des crêpes brodés +d'argent, des points d'Alençon et des dentelles de Brabant. Mais il lui +semblait qu'aux sons d'un orchestre européen, quelque parfait qu'il fût, +elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait +moins sonore, leurs regards d'un étincellement moins radieux, leur +lassitude plus prompte, qu'aux soirs où la danse avait été improvisée, +parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopinément électrisé son +auditoire. S'il l'électrisait, c'est qu'il savait répéter en sons +hiéroglyphiques propres à sa nation, en airs de danse éclos sur le sol +de la patrie, d'entente facile aux initiés, ce que son oreille avait +entre-ouï des murmurations discrètes et passionnées de ces cœurs, +comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours +environnées d'un gaz subtil, inflammable, qui à la moindre occasion +s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence. + +Fantasmes illusoires, célestes visions, il vous a vu luire dans cet air +si rarescible! Il avait deviné quel essaim de passions y bourdonne sans +cesse et comment elles _floflottent_ dans les âmes! Il avait suivi d'un +regard ému ces passions toujours prêtes à s'entre-mesurer, à +s'entre-entendre, à s'entre-navrer, à s'entre-ennoblir, à +s'entre-sauver, sans que leurs pétillements et leurs trépidations +viennent a aucun instant déranger la belle eurhythmie des grâces +extérieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment +tranquille. C'est ainsi qu'il apprit à goûter et à tenir en si haute +estime les manières nobles et mesurées, quand elles sont réunies à une +intensité de sentiment qui préserve la délicatesse de l'affadissement, +qui empêche la prévenance de rancir, qui défend à la convenance de +devenir tyrannie, au bon goût de dégénérer en raideur; ne permettant +jamais aux émotions de ressembler, comme il leur arrive souvent +ailleurs, à ces végétations calcaires, dures et frangibles, tristement +nommées fleurs de fer: _flos-ferri_. + +En ces salons, les bienséances rigoureusement observées ne servaient +pas, espèces de corsets ingénieusement bâtis, à dissimuler des cœurs +difformes; elles obligeaient seulement à spiritualiser tous les +contacts, à élever tous les rapports, à aristocratiser toutes les +impressions. Quoi de surprenant, si ses premières habitudes, prises +dans ce monde d'une si noble décence, firent croire à Chopin que les +convenances sociales, au lieu d'être un masque uniforme, dérobant sous +la symétrie des mêmes lignes le caractère de chaque individualité, ne +servaient qu'à contenir les passions sans les étouffer, à leur enlever +la crudité de tons qui les dénature, le réalisme d'expression qui les +rabaisse, le sans-gêne qui les vulgarise, la véhémence qui blase, +l'éxubérance qui lasse, enseignant _aux amants de l'impossible_ à réunir +toutes les vertus que la connaissance du mal fait éclore, à toutes +celles qui font _oublier son existence en parlant à ce qu'on aime_[24]; +rendant ainsi presque possible, l'impossible réalisation d'une _Ève, +innocente et tombée, vierge et amante à la fois!_ + +[Note 24: _Lucrezia Floriani._] + +À mesure que ces premiers apperçus de la jeunesse de Chopin +s'enfonçaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore à +ses yeux en grâces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant +plus sous leur charme, qu'aucune réalité quelque peu contradictoire ne +venait démentir et détruire cette fascination, secrètement cachée dans +un coin de son imagination. Plus cette époque reculait dans le passé, +plus il avançait dans la vie, et plus il s'énamourait des figures qu'il +évoquait dans sa mémoire. C'étaient de superbes portraits en pied ou des +pastels souriants, des médaillons en deuil ou des profils de camées, +quelque gouache aux tons fortement repoussés, tous près d'une pâle et +suave esquisse à la mine de plomb. Cette galerie de beautés si variées +finissait par être toujours présente devant son esprit, par rendre +toujours plus invincibles ses répugnances pour cette liberté d'allure, +cette brutale royauté du caprice, cet acharnement à vider la coupe de la +fantaisie jusqu'à la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et +de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle +étrange et constamment mobile qu'on a surnommé la Bohême de Paris. + +En parlant de cette période de sa vie passée dans la haute société de +Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons à citer quelques +lignes, qui peuvent plus justement être appliquées à Chopin que d'autres +pages où l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais où nous ne saurions +la retrouver, sinon dans cette proportion faussée que prendrait une +silhouette dessinée sur un tissu élastique, qu'on aurait biaisé par deux +mouvements contraires. + +«Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes +les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta +délicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de développement +musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie +exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge, ni sexe. Ce +n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant de cette race +d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce +n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur de +rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du +moyen âge faisait servir à l'ornement des temples chrétiens. Un ange +beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme +comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une +expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée. + +«C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en +même temps que ses pensées, rien n'était plus tenace, plus exclusif et +plus minutieusement dévoué que ses affections... Mais cet être ne +comprenait que ce qui était identique à lui-même... le reste n'existait +pour lui que comme une sorte de songe fâcheux auquel il essayait de se +soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses +rêveries, la réalité lui déplaisait. Enfant, il ne pouvait toucher à un +instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en +face d'un homme différent de lui sans se heurter contre cette +contradiction vivante... + +«Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude +volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de pas entendre ce +qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections +personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses +yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d'une politesse +charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui +n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable... + + * * * * * + +«Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs +heures de réserve. Les causes morales en eussent été trop légères, trop +subtiles pour être saisies à l'œil nu. Il aurait fallu un microscope +pour lire dans son âme où pénétrait si peu de la lumière des vivants... + +«Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère il pût avoir des +amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa mère, qui +estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des +jeunes gens de son âge qui l'aimaient ardemment et qui étaient aimés de +lui... Il se faisait une haute idée de l'amitié, et, dans l'âge des +premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à +peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient +jamais d'opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord +formel... + +«Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation +et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire même à ceux qui +ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la +faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des +femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité +douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des +hommes éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son +exquise politesse et ils y étaient d'autant plus sensibles qu'ils ne +concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l'exercice d'un +devoir et que la sympathie n'y entrât pour rien. + +«Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus +aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais +comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient +si vifs, si profonds, et si peu récusables?... + + * * * * * + +«Dans le détail de la vie, il était d'un commerce plein de charmes. +Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce +inusitée et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion +profonde qui payait l'amitié avec usure. + +«Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans +cette pensée, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de +temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage +extérieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance héroïque de la +jeunesse, l'idée d'une mort prochaine, il en caressait du moins +l'attente avec une sorte d'amère volupté»[25]. + +[Note 25: _Lucrezia Floriani._] + + * * * * * + +C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement +pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment +imprégné d'un pieux hommage. La tempête qui dans un pli de ses rafales +emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rêveur et distrait +surpris sur la branche d'un arbre étranger, rompit ce premier amour et +déshérita l'exilé d'une épouse dévouée et fidèle en même temps que d'une +patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait rêvé avec elle, en +rencontrant la gloire à laquelle il n'avait peut-être pas encore songé. +Elle était belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones +de Luini dont les regards sont chargés d'une grave tendresse. Elle resta +triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette âme +pure, lorsqu'elle sut que nul dévouement du même genre que le sien ne +vint adoucir l'existence de celui qu'elle eût adoré avec une soumission +ingénue, une piété exclusive; avec cet abandon naïf et sublime qui +transforme la femme en ange. + +Celles que la nature accable des dons du génie, si lourds à +porter,--chargés d'une étrange responsabilité et sans cesse entraînés à +l'oublier,--ont probablement le droit de poser des limites aux +abnégations de leur personnalité, étant forcées à ne pas négliger les +soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire +qu'on regrette les divines émotions que procurent les dévouements +absolus, en présence de dons les plus éclatants du génie; car, cette +soumission naïve, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son +existence, sa volonté, jusqu'à son nom, dans ceux de l'homme qu'elle +aime, peuvent seuls autoriser cet homme à penser, lorsqu'il quitte la +vie, qu'il l'a partagée avec elle et que son amour fut à même de lui +acquérir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient +pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son cœur. + +Inopinément séparée de Chopin, la jeune fille qui allait être sa fiancée +et ne le devint pas, fut fidèle à sa mémoire, à tout ce qui restait de +lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amitié; le père de Chopin ne +voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessiné dans des jours +d'espoir, fût jamais remplacé chez lui par aucun autre, fût-il dû à un +pinceau plus expérimenté. Bien des années après, nous avons vu les joues +pâles de cette femme attristée se colorer lentement, comme rougirait +l'albâtre devant une lueur dévoilée, lorsqu'en contemplant ce portrait +son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris. + +Dès que ses années de collège furent terminées, Chopin commença ses +études d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la +plus difficile chose à apprendre, la plus rarement sue: à être exigeant +pour soi-même, à tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu'à force +de patience et de travail. Son cours musical brillamment achevé, ses +parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connaître +les artistes célèbres et les belles exécutions des grandes œuvres. À cet +effet, il fit quelques rapides séjours dans plusieurs villes de +l'Allemagne. En 1830, il avait quitté Varsovie pour une de ces +excursions momentanées, lorsque éclata la révolution du 29 novembre. + +Obligé de rester à Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts; +mais cet hiver-là, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si +promptement saisi de toutes les nuances de l'exécution, de toutes les +finesses de la pensée, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas +toute la sensation à laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta +Vienne dans le dessein de se rendre à Londres; mais c'est d'abord à +Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arrêter que peu de temps. Sur +son passeport, visé pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: _passant +par Paris_. Ce mot renfermait son avenir. Longues années après, +lorsqu'il semblait plus qu'acclimaté, naturalisé en France, il disait +encore en riant: «Je ne suis ici qu'en passant». + +À son arrivée à Paris, il donna deux concerts où il fut de suite +vivement admiré, autant par la société élégante que par les jeunes +artistes. Nous nous souvenons de sa première apparition dans les salons +de Pleyel, où les applaudissements les plus redoublés semblaient ne pas +suffire à notre enthousiasme, en présence de ce talent qui révélait une +nouvelle phase dans le sentiment poétique, à côté de si heureuses +innovations dans la forme de son art. Contrairement à la plupart des +jeunes arrivants, il n'éprouva pas un instant l'éblouissement et +l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse +modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanité +puérile étalée par les parvenus du succès. + +Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors à Paris, lui firent +l'accueil le plus affectueusement empressé. À peine arrivé, il fut de +l'intimité de l'hôtel Lambert, où le vieux Pce Adam Czartoryski, sa +femme et sa fille, réunissaient autour d'eux tous les débris de la +Pologne que la dernière guerre avait jetés au loin. La Psse +Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une +de ses élèves les plus chères, une privilégiée, celle à qui on eût dit +qu'il se plaisait à léguer les secrets de son jeu, les mystères de ses +évocations magiques, comme à la légitime et intelligente héritière de +ses souvenirs et de ses espérances! + +Il allait très souvent chez la Csse Louis Plater, née Csse +Brzostowska, appelée _Pani Kasztelanowa_. L'on y faisait beaucoup de +bonne musique, car elle savait accueillir de manière à les encourager, +tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de +former une lumineuse pléiade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas +exploité par une curiosité stérile, parfois barbare; par une sorte de +badauderie élégante qui suppute à part soi combien de visites, de dîners +et de soupers, chaque célébrité du jour représente, pour ne point +manquer _d'avoir eu_ celle que la mode impose, sans égarer quelque +générosité excessive sur un nom moins indiqué. La Csse Plater +recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, où celle qui +l'était se considérait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans +son cercle d'élus, sur lesquels elle répandait une bénigne atmosphère. +Tour à tour, fée, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice délicate, +sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle était +pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chérie que respectée, +qui éclairait, réchauffait, élevait son inspiration et manqua à sa vie +quand elle ne fut plus. + +Chopin fréquenta beaucoup Mme de Komar et ses filles, la Psse +Ludemille de Beauveau, la Csse Delphine Potocka, dont la beauté, la +grâce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus +admirés des reines de salon. Il lui dédia son deuxième _Concerto_, celui +qui contient l'_adagio_ que nous avons mentionné ailleurs. Sa beauté aux +contours si purs faisait dire d'elle, la veille même de sa mort, qu'elle +ressemblait à une statue couchée. Toujours enveloppée de voiles, +d'écharpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait +quelle apparence aérienne, immatérielle, la comtesse n'était pas exempte +d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait était si exquis, +elle l'affectait avec un charme si distingué, elle était une patricienne +si raffinée dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa +supériorité native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en +elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse, +enchaînaient Chopin par un prestige dont il goûtait passionnément le +suave empire. Cette voix était obstinée à vibrer la dernière à son +oreille, à confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les +premiers accords des anges. + +Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander +à un avenir et fut tué en Algérie à vingt ans; Fontana, les comtes +Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski +etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivèrent à Paris, +s'empressant à faire connaissance avec lui, il continua toujours à +fréquenter de préférence un cercle composé en grande partie de ses +compatriotes. Par leur intermédiaire, il resta non seulement au courant +de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de +correspondance musicale avec elle. Il aimait à ce qu'on lui montrât les +poésies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui +venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui +plaisaient, il y substituait souvent une mélodie à lui qui se +popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur +fût toujours connu. Le nombre de ses pensées dues à la seule inspiration +du cœur étant devenu considérable, Chopin avait songé dans les derniers +temps à les réunir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et +elles restent perdues et dispersées, comme le parfum des fleurs qui +croissent aux endroits inhabités, pour embaumer un jour les sentiers du +voyageur inconnu que le hasard y amène. Nous avons entendu en Pologne +plusieurs de ces mélodies qui lui sont attribuées, dont quelques-unes +seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un +triage incertain entre les inspirations du poète et de son peuple? + +La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place +parmi les premiers poètes du monde. Plus que jamais ses écrivains +s'efforcent de faire ressortir les côtés les plus remarquables et les +plus glorieux de son histoire, les côtés les plus saisissants et les +plus pittoresques de son pays et de ses mœurs. Mais Chopin, différant +d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein prémédité, les surpassa +peut-être en vérité par son originalité. Il n'a pas voulu, n'a pas +cherché ce résultat; il ne se créa pas d'idéal _a priori_. Son art +semblait de prime abord ne point se prêter a une «poésie nationale»; +aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne +s'efforça pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il +se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les +transporter dans le passé; il comprit les amours et les larmes +contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'étudia, ni ne +s'ingénia à écrire de la musique polonaise; il est possible qu'il eût +été étonné de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut +un musicien national par excellence. + +N'a-t-on pas vu maintes fois un poète ou un artiste, résumant en lui le +sens poétique d'une société, représenter dans ses créations d'une +manière absolue les types qu'elle renfermait ou voulait réaliser? On l'a +dit à propos de l'épopée d'Homère, des satires d'Horace, des drames de +Caldéron, des scènes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la +musique ne renouvellerait-elle pas à sa manière, un fait pareil? +Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son +style et dans son œuvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'idéal +d'une société qui, durant un certain temps, forma un groupe spécial et +caractéristique en un certain pays! Chopin fut ce poète pour son pays et +pour l'époque où il y naquit. Il résuma dans son imagination, il +représenta par son talent, un sentiment poétique inhérent à sa nation et +répandu alors parmi tous ses contemporains. + +Comme les vrais poètes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrêté, +sans choix préconçu, ce que l'inspiration lui dictait spontanément; +c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans +efforts, la forme la plus idéalisée des émotions qui avaient animé son +enfance, accidenté son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que +se dégagea sous sa plume «l'idéal réel» parmi les siens, si l'on ose +dire; l'idéal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en +général et chacun en particulier se rapprochait par quelque côté. Sans y +prétendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments +confusément ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement +disséminés dans les cœurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce +pas à ce don de renfermer dans une formule poétique qui séduit les +imaginations de tous les pays, les contours indéfinis des aspirations +éparses, mais souvent rencontrées parmi leurs compatriotes, que se +reconnaissent les artistes nationaux? + +Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, à recueillir avec +quelque soin les mélodies indigènes des diverses contrées, il nous +paraîtrait plus intéressant encore de prêter quelque attention au +caractère que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs, +plus spécialement inspirés que d'autres par le sentiment national. Il en +est peu jusques ici dont les œuvres marquantes sortent de la grande +division qui s'est déjà établie entre la musique italienne, française, +allemande. On peut ce nonobstant présumer, qu'avec l'immense +développement que cet art semble destiné à prendre dans notre siècle, +(renouvelant peut-être pour nous l'ère glorieuse des peintres au +_cinquecento_), il apparaîtra des artistes dont l'individualité fera +naître des distinctions plus fines, plus nuancées, plus ramifiées; dont +les œuvres porteront l'empreinte d'une originalité puisée dans les +différences d'organisations que la différence de races, de climats et de +mœurs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps où un pianiste +américain ne ressemblera pas à un pianiste allemand, où le symphoniste +russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est à prévoir que +dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnaître les +influences de la patrie sur les grands et les petits maîtres, _dii +minores_; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet +de l'esprit des peuples, plus complet, plus poétiquement vrai, plus +intéressant à étudier, que dans les ébauches frustes, incorrectes, +incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si émouvantes +qu'elles soient pour leurs co-nationaux. + +Chopin sera rangé alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi +individualisé en eux le sens poétique d'une seule nation, indépendemment +de toute influence d'école. Et cela, non point seulement parce qu'il a +pris le rhythme des _Polonaises_, des _Mazoures_ des _Krakowiaki_, et +qu'il a appelé de ce nom beaucoup de ses écrits. S'il se fût borné à les +multiplier, il n'eût fait que reproduire toujours le même contour, le +souvenir d'une même chose, d'un même fait: reproduction qui eût été +bientôt fastidieuse en ne servant qu'à propager une seule forme, devenue +promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un +poète essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes +dont il s'est servi à exprimer une manière de sentir propre à son pays, +presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des mêmes sentiments +se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna à ses +ouvrages. Ses _Préludes_, ses _Études_, ses _Nocturnes_, surtout, ses +_Scherzos_, même ses _Sonates_ et ses _Concertos_,--ses compositions les +plus courtes, aussi bien que les plus considérables,--respirent un même +genre de sensibilité, exprimée à divers dégrés, modifiée et variée en +mille manières, toujours une et homogène. Auteur éminemment subjectif, +Chopin a donné à toutes ses productions une même vie, il a animé toutes +ses créations de sa vie à lui. Toutes ses œuvres sont donc liées par +l'unité du sujet; leurs beautés, comme leurs défauts, sont toujours les +conséquences d'un même ordre d'émotion, d'un mode exclusif de sentir. +Condition première du poète dont les chants font vibrer à l'unisson tous +les cœurs de sa patrie[26]. + +[Note 26: Nous nous plaisons à citer ici quelques lignes du Cte Charles +Zaluski, orientaliste et diplomate distingué au service de l'Autriche, +petit fils du Pce Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons +parlé plus haut et mentionné la vignette étrange. D'entre beaucoup de +compatriotes de Chopin, le Cte Zaluski, musicien éminent, sut +peut-être le mieux saisir le sens, l'esprit, l'âme, de ses œuvres.--Dans +un intéressant article sur Chopin, que publia une Revue littéraire de +Vienne, _Die Dioskuren, II. Band_, ce diplomate, qui est un poète +élégant en même temps qu'un orientaliste distingué, dit: + +Kein Werk des Meisters ist aber geeigneter, einen Einblick in den +erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gewähren, als seine +Präludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so +stimmungsvoll, dass es kaum möglich ist, beim Anhören derselben sich der +herandringenden poetischen Anregungen zu erwehren. An und für sich +bestimmt, musikalische Intentionen mehr auszudeuten als auszuführen, +zaubern sie lebhafte Bilder hervor, oder so zu sagen selbstentstandene +Gedichte, die dem Herzensdrang entsprechenden Gefühlen Ausdruck zu geben +suchen. Bewegt, leidenschaftlich, zuletzt so wehmüthig ruhig ist das +Prälude in Fis-moll, dass man unwillkürlich daran einen deutlichen +Gedanken knüpft, indem man sagt: + + Es rauschen die Föhren in herbstlicher Nacht, + Am Meer die Wogen erbrausen, + Doch wildere Stürme mit böserer Macht + Im Herzen der Sterblichen hausen. + + Denn ruht wohl die See bald und seufzet kein Ast, + Das Herz, ach! muss grollen und klagen. + Bis dass ein Glöcklein es mahnet zur Rast + Und jetzo es aufhört zu schlagen! + +Zwei reizende Gegenstücke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an +einen rieselnden Bach und Hirtenflötentöne. Der Absicht, die Rollen +unter beide Hände zweifach zu vertheilen, entsprang die doppelte +Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen +Verhältnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen +Gebilde der Natur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche +Zahlenmenge aufweisen. Man zähle nur die Noten des zuerst erwähnten +Vorspieles; ihre Zahl beträgt gegen fünfzehnhundert; die kaum eine +Minute ausfüllen.--Anderswo rollen Orgeltöne im weiten Domesraum, oder +es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklagetöne, während Irrlichter +geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandelt der Sänger am Meeresufer und der +Athemzug des bewegten Elementes umweht ihn mit unbekannten Stimmungen +aus fernen Welten. + +Es fehlt nicht an traditionellen Auslegungen mancher Schöpfungen +Chopin's. Wer denkt da nicht gleich an das Prälude in Es-dur, das an +einem stürmischen Tage auf den Balearen entstand. Gleichmässig und immer +wiederkehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab; dann +verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun +ist es vorübergezogen und wieder lacht die Sonne; doch die Regentropfen +fallen noch immer!...] + +Toutefois, il est permis de se demander si, au moment où naissait cette +musique éminemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi +bien comprise par ceux-mêmes qu'elle chantait, aussi avidement acceptée +comme leur bien par ceux-mêmes qu'elle glorifiait, que le furent les +poèmes de Mickiewicz, les poésies de Slowacki, les pages de Krasinski? +Hélas! L'art porte en lui un charme si énigmatique, son action sur les +cœurs est enveloppée d'un si doux mystère, que ceux-mêmes qui en sont le +plus subjugués ne sauraient aussitôt, ni traduire en paroles, ni +formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce +que chante chacune de ses élégies! Il faut que des générations aient +appris à inhaler cette poésie, à respirer ce parfum, pour en saisir +enfin la sapidité toute locale, pour en deviner le nom patronymique! + +Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de +ses succès, ils jouissaient de sa célébrité, ils se vantaient de sa +renommée, parce qu'il était un des leurs. Cependant, on peut bien se +demander s'ils savaient à quel point sa musique était la leur? Certes, +elle faisait battre leurs cœurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle +dilatait leurs âmes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il +est permis à qui les a fréquentés avec une grande sympathie, à qui les a +aimés d'une grande affection, à qui les a admirés d'un grand +enthousiasme, de penser qu'ils n'étaient point assez artistes, assez +musiciens, assez habitués à distinguer avec perspicacité ce que l'art +veut dire, pour savoir exactement d'où venait leur profonde émotion +lorsqu'ils écoutaient leur barde. À la manière dont quelques-uns et +quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils étaient fiers que +Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient guère que sa +musique parlait expressément d'eux, qu'elle les mettait en scène et les +poétisait. + +Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre génération, étaient +survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si +vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers européens sur les +champs de bataille légendaires de Napoléon I. Elle avait jeté un éclat +chevaleresque avec le beau, le téméraire, l'infortuné Pce Joseph +Poniatowski, se précipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de +l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stupéfaits devant le renom +qui s'attacha à leurs prosaïques bords, depuis qu'un magnifique saule +pleureur vint ombrager de si illustres mânes! La Pologne de Chopin était +encore cette Pologne enivrée de gloire et de plaisirs, de danses et +d'amours, qui avait héroïquement espéré au congrès de Vienne et +continuait follement d'espérer sous Alexandre I.--Depuis, l'empereur +Nicolas avait régné!--Les émotions élégantes et diaprées d'alors, +épouvantées dès l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort +dans l'âme. Bientôt elles furent submergées sous un océan de larmes; +elles périrent étouffées dans les cercueils, elles furent oubliées sous +les poignantes réalités d'un exil réduit à la mendicité, sous la +constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la +misère, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sibérie, des +capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire! +Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles, +d'une actualité aussi lugubre, l'âme remplie de telles images, ne +pouvaient guère en arrivant à Paris reprendre le fil des souvenirs de +Chopin là, où il s'était brisé. + +Nous eussions désiré faire comprendre ici par analogie de parole et +d'image, les sensations intimes qui répondent à cette sensibilité +exquise, en même temps qu'irritable, propre à des cœurs ardents et +volages, à des natures fiévreusement fières et cruellement blessées. +Nous ne nous flattons pas d'avoir réussi à renfermer tant de flamme +éthérée et odorante, dans les étroits foyers de la parole. Cette tâche +serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne paraîtront-ils pas toujours +fades, mesquins, froids et arides, après les puissantes ou suaves +commotions que d'autres arts font éprouver? N'est-ce point avec raison +qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup +ciselé, beaucoup chanté tout bas, a souvent répété: _De toutes les +façons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante?_ +Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes à ce +_flou_ de pinceau, nécessaire pour retracer ce que Chopin a dépeint avec +une si inimitable légèreté de touche. + +Là tout est subtil, jusqu'à la source des colères et des emportements; +là, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautières. +Avant de se faire jour, elles ont toutes passé à travers la filière +d'une imagination fertile, ingénieuse et exigeante, qui les a +compliquées et en a modifié le jet. Toutes, elles réclament de la +pénétration pour être saisies, de la délicatesse pour être décrites. +C'est en les saisissant avec un choix singulièrement fin, en les +décrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de +premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'étudiant longuement et +patiemment, en poursuivant toujours sa pensée à travers ses +ramifications multiformes, qu'on arrive à comprendre tout à fait, à +admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme +visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler. + +En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transporté, qui +lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire, +car il n'eut que bien plus tard l'entière compréhension de ce que Chopin +avait vu, avait chéri, de ce qui l'avait fasciné et passionné dans sa +bien-aimée patrie. Sans Chopin, ce musicien n'eût peut-être pas deviné, +même en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut, +ce que les Polonaises sont, leur idéal! Par contre, peut-être n'eût-il +pas pénétré si bien l'idéal de Chopin, la Pologne et les Polonaises, +s'il n'avait pas été dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond, +l'abîme de dévouement, de générosité, d'héroïsme, renfermé dans le cœur +de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer +le génie, qu'en le prenant pour un patriciat!... + +Quand le séjour de Chopin se fut prolongé à Paris, il fut entraîné dans +des parages fort lointains pour lui... C'étaient les antipodes du monde +où il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons +des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans +qu'il sut comment cela s'était fait, un jour vint où il y alla moins. +Or, l'idéal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque, +n'avait jamais lui dans le cercle où il était entré. Il y trouva, il est +vrai, la royauté du génie qui l'avait attiré; mais cette royauté n'avait +auprès d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie à même de l'élever +sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un +diadème de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par là de +se faire de la musique à lui-même, son piano récitait des poèmes d'amour +dans une langue que nul ne parlait autour de lui. + +Peut-être souffrait-il trop du contraste qui s'établissait entre le +salon où il était et ceux où il se faisait vainement attendre, pour +échapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si +hétérogène à sa nature d'élite? Peut-être trouvait-il, au contraire, que +le contraste n'était pas assez matériellement accentué, pour l'arracher +à une fournaise dont il avait goûté les voluptés micidiales, sa patrie +ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exilées ou infortunées, +cette magie de fêtes princières qui avaient passé et repassé devant ses +jeunes ans, ingénuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut +osé s'amuser à une fête? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens, +ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait +quoique ce soit de ce monde où passaient et repassaient de pures +sylphides, des péris sans reproches; où régnaient les pudiques +enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc +parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces +mains jamais gantées depuis qu'elles existaient, eût pu rien comprendre +à ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brûlantes et +fugaces, même s'il l'avait vu de ses yeux ébahis? Ne s'en serait-il pas +bien vite détourné, comme si son regard distraitement levé avait +rencontré de ces nuées rosacés ou liliacées, laiteuses ou purpurines, +d'une moire grisâtre ou bleuâtre, qui créent un paysage sur la voûte +éthérée d'en haut... bien indifférente vraiment aux politiqueurs +enragés! + +Que n'a-t-il pas dû souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette +noblesse du génie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit +divine des cieux, s'abdiquer elle-même, _s'embourgeoiser_ de gaieté de +cœur, se faire «petites gens», s'oublier jusqu'à laisser traîner +l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse +inénarrable son regard n'a-t-il pas dû souvent se reporter, de la +réalité sans aucune beauté qui le suffoquait dans le présent, à la +poésie de son passé, où il ne revoyait que fascination ineffable, +passion du même coup sans limites et sans voix, grâce à la fois hautaine +et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'âme, ce qui trempe la +volonté; ne souffrant jamais ce qui amollit la volonté et énerve l'âme. +Retenue plus éloquente que toutes les humaines paroles, en cet air où +l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites +infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon goût, de l'élégance des +êtres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une +femme d'une sphère supérieure. Mais, moins heureux que le peintre si +distingué de l'aristocratie la plus distinguée du monde, il s'attacha à +une supériorité qui n'était pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra +point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalisée par +un chef-d'œuvre que les siècles admirent, comme Van Dyck immortalisa la +blonde et suave Anglaise dont la belle âme avait reconnu qu'en lui, la +noblesse du génie était plus haute que celle du _pedigree_! + +Longtemps Chopin se tint comme à distance des célébrités les plus +recherchées à Paris; leur bruyant cortège le troublait. De son côté, il +inspirait moins de curiosité qu'elles, son caractère et ses habitudes +ayant plus d'originalité véritable que d'excentricité apparente. Le +malheur voulut qu'il fut un jour arrêté par le charme engourdissant d'un +regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit +tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, semés +des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui +une prison, où il se sentit garrotté par des liens saturés de venin; +leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son génie, mais ils +consumèrent sa vie et l'enlevèrent de trop bonne heure à la terre, à la +patrie, à l'art! + + + + +VII. + + +En 1836, Mme Sand avait publié, non seulement _Indiana_, _Valentine_, +_Jacques_, mais _Lélia_, ce poème dont elle disait plus tard: «Si je +suis fâchée de l'avoir écrit, c'est parce que je ne puis plus l'écrire. +Revenue à une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un +grand soulagement de pouvoir le recommencer»[27]. En effet, l'aquarelle +du roman devait paraître fade à Mme Sand, après qu'elle eut manié le +ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue +semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges méplats, ces +muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse séduction dans leur +immobilité monumentale et qui, longtemps contemplées, nous émeuvent +douloureusement comme si, par un miracle contraire à celui de Pygmalion, +c'était quelque Galathée vivante, riche en suaves mouvements, pleine +d'une voluptueuse palpitation et animée par la tendresse, que l'artiste +amoureux aurait enfermée dans la pierre, dont il aurait étouffé +l'haleine, glacé le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en éterniser +la beauté. En face de la nature ainsi changée en œuvre d'art, au lieu de +sentir à l'admiration se surajouter l'amour, on est attristé de +comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration! + +[Note 27: _Lettres d'un voyageur_.] + +Brune et olivâtre Lélia! tu as promené tes pas dans les lieux +solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme +Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux, +car il ne s'est pas trouvé un cœur d'homme assez féminin pour t'aimer +comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d'une +soumission confiante et aveugle, d'un dévouement muet et ardent; pour +laisser protéger ses obéissances par ta force d'amazone! Femme-héros, tu +as été vaillante et avide de combats comme ces guerrières; comme elles +tu n'as pas craint de laisser hâler par tous les soleils et tout les +autans la finesse satinée de ton mâle visage, d'endurcir à la fatigue +tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance +de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse +qui l'a blessé et ensanglanté, ce sein de femme, charmant comme la vie, +discret comme la tombe, adoré de l'homme lorsque son cœur en est le seul +et l'impénétrable bouclier! + +Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure dont la hauteur, le +dédain, le regard angoissé et ombragé par le rapprochement de si +sombres sourcils, la chevelure frémissante d'une vie électrique, nous +rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits +magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de +cette Gorgone dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement de +cœurs,--Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui +labourait son âme insatisfaite. Après avoir drapé avec un art infini +cette altière figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour +remplacer la seule qu'elle répudiât, la grandeur suprême de +l'anéantissement dans l'amour, cette grandeur que le poète au vaste +cerveau fit monter au plus haut de l'empyrée et qu'il appela «l'éternel +féminin» (_das ewig Weibliche_); cette grandeur qui est l'amour +préexistant à toutes ses joies, survivant à toutes ses douleurs;--après +avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au désir, par +celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupté capable de +combler le désir, celle de l'abnégation,--après avoir vengé Elvire en +créant Sténio;--après avoir plus méprisé les hommes que Don Juan n'avait +rabaissé les femmes, Mme Sand dépeignait dans les _Lettres d'un +voyageur_ cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui +saisissent l'artiste, lorsqu'après avoir incarné dans une œuvre le +sentiment qui l'inquiétait, son imagination continue à être sous son +empire sans qu'il découvre une autre forme pour l'idéaliser. Souffrance +du poète bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il +lui faisait pleurer ses larmes les plus brûlantes, non sur sa prison, +non sur ses chaînes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie +des hommes, mais sur son épopée terminée sur le monde de sa pensée qui, +en lui échappant, le rendait enfin sensible aux affreuses réalités dont +il était entouré. + +Mme Sand entendit souvent parler à cette époque, par un musicien ami +de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie à +son arrivée à Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit +vanter plus que son talent, son génie poétique; elle connut ses +productions et en admira l'amoureuse suavité. Elle fut frappée de +l'abondance de sentiment répandu dans ces poésies, de ces effusions de +cœur d'un ton si élevé, d'une noblesse si immaculée. Quelques +compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec +l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehaussé alors par le +souvenir récent des sublimes sacrifices dont elles avaient donné tant +d'exemples dans la dernière guerre. Elle entrevit à travers leurs récits +et les poétiques inspirations de l'artiste polonais, un idéal d'amour +qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que là, +préservée de toute dépendance, garantie de toute infériorité, son rôle +s'élevait jusqu'aux féeriques puissances de quelque intelligence +supérieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel +long enchaînement de souffrances, de silences, de patiences, +d'abnégations, de longanimités, d'indulgences et de courageuses +persévérances, avait créé cet idéal, impérieux, et résigné, admirable, +mais triste à contempler, comme ces plantes à corolles roses dont les +tiges, s'entrelaçant en un filet de longues et nombreuses veines, +donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur réservant pour les +embellir, les fait croître sur les vieux ciments que découvrent les +pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donné à son ingénieuse et +inépuisable richesse de jeter sur la décadence des choses humaines! + +En voyant qu'au lieu de donner corps à sa fantaisie dans le porphyre et +le marbre, au lieu d'allonger ses créations en caryatides massives, +dardant leur pensée d'en haut et d'aplomb comme les brûlants rayons d'un +soleil monté à son zénith, l'artiste polonais les dépouillait au +contraire de tout poids, effaçait leurs contours et aurait enlevé au +besoin l'architecture elle-même de son sol, pour la suspendre dans les +nuages, comme les palais aériens de la Fata-Morgana, Mme Sand n'en +fut peut-être que plus attiré par ces formes d'une légèreté impalpable, +vers l'idéal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras eût été +assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main était assez +délicate pour avoir tracé aussi ces reliefs insensibles, où l'artiste +semble ne confier à la pierre, à peine renflée, que l'ombre d'une +silhouette ineffaçable. Elle n'était pas étrangère au monde +super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa +préférence, la nature semblait avoir dénoué sa ceinture pour lui +dévoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prête à la +beauté. + +Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grâces; elle n'avait +pas dédaigné, elle dont le regard aimait à embrasser des horizonts à +perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes +les ailes du papillon; d'étudier le symétrique et merveilleux lacis que +la fougère étend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'écouter les +chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, où s'entendent +les sifflements de _la vipère amoureuse_. Elle avait suivi les +saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prés et des +marécages, elle avait deviné les demeures chimériques vers lesquelles +leurs bondissements perfides égarent les piétons attardés. Elle avait +prêté l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le +chaume des guérets, elle avait appris le nom des habitants de la +république ailée des bois, qu'elle distinguait aussi bien à leurs robes +plumagées qu'à leurs roulades goguenardes ou à leurs cris plaintifs. +Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les +éblouissements de son teint, et aussi tous les désespoirs de +Geneviève[28], la fille énamourée des fleurs, qui ne parvenait point à +imiter leurs douces magnificences. + +[Note 28: _André_.] + +Elle était visitée dans ses rêves par ces «amis inconnus» qui venaient +la rejoindre, «lorsque prise de détresse sur une grève abandonnée, un +fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur +laquelle elle s'élançait pour partir vers ces rives ignorées, ce pays +des chimères, qui fait paraître la vie réelle un rêve à demi effacé, à +ceux qui s'éprennent dès leur enfance des grandes coquilles de nacre, où +l'on monte pour aborder à ces îles où tous sont beaux et jeunes... +hommes et femmes couronnés de fleurs, les cheveux flottants sur les +épaules... tenant des coupes et des harpes d'une forme étrange... ayant +des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous +également d'un amour tout divin!... Où des jets d'eau parfumés tombent +dans des bassins d'argent... où des roses bleues croissent dans des +vases de Chine... où les perspectives sont enchantées... où l'on marche +sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... où +l'on court, où l'on chante, en se dispersant à travers des buissons +embaumés!...[29]» + +[Note 29: _Lettres d'un voyageur_.] + +Elle connaissait si bien «ces amis inconnus» qu'après les avoir revus, +«elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour...» +Elle était une initiée de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris +de si ineffables sourires sur les portraits des morts[30]; elle qui +avait vu sur quelles fêtes les rayons du soleil viennent poser une +auréole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras +de Dieu, lumineux et intangible, entouré d'un tourbillon d'atomes; elle +qui avait reconnu de si splendides apparitions revêtues de l'or, des +pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de +mythe dont elle ne possédât le secret. + +[Note 30: _Spiridion_.] + +Elle fut donc curieuse de connaître celui qui avait fui à tire-d'ailes +«vers ces paysages impossibles à décrire, mais qui doivent exister +quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces planètes, dont on +aime à contempler la lumière dans les bois, au coucher de la lune[31].» +Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi découverts, ne +voulait plus les déserter, ni jamais faire retourner son cœur et son +imagination à ce monde si semblable aux plages de la Finlande, où l'on +ne peut échapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le +granit décharné des rocs solitaires. Fatiguée de ce songe appesantissant +qu'elle avait appelé Lélia; fatiguée de rêver un impossible grandiose +pétri avec les matériaux de cette terre, elle fut désireuse de +rencontrer cet artiste, _amant d'un impossible_ incorporel, ennuagé, +avoisinant les régions sur-lunaires! + +[Note 31: _Lettres d'un voyageur_.] + +Mais, hélas! si ces régions sont exemptes des miasmes de notre +atmosphère, elles ne le sont point de nos plus désolées tristesses. Ceux +qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres +qui s'éteignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes +constellations, y disparaissent un à un. Les étoiles tombent, comme une +goutte de rosée lumineuse, dans un néant dont nous ne connaissons même +pas le béant abîme et l'imagination, en contemplant ces savanes de +l'éther, ce bleu sahara aux oasis errantes et périssables, s'accoutume à +une mélancolie que ne parviennent plus à interrompre, ni l'enthousiasme, +ni l'admiration. L'âme engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans +même en être agitée, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui reflètent +à leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se +réveiller de leur engourdissement.--«Cette mélancolie atténue jusqu'aux +vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attachée à cette +tension de l'âme au-dessus de la région qu'elle habite naturellement... +elle fait sentir pour la première fois l'insuffisance de la parole +humaine, à ceux qui l'avaient tant étudiée et s'en étaient si bien +servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi +dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans +l'immensité en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... où +l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le +ciel,... où la réalité n'est plus envisagée avec le sentiment poétique +de l'auteur de Waverley, mais où, idéalisant la poésie même, on peuple +l'infini de ses propres créations, à la manière de Manfred»[32]. + +[Note 32: _Lucrezia Floriani_.] + +Mme Sand avait-elle pressenti à l'avance cette inénarrable +mélancolie, cette volonté immiscible, cet exclusivisme impérieux qui gît +au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se +complaisant à la poursuite de rêves dont les types n'existent pas dans +le milieu où ces êtres se trouvent? Avait-elle prévu la forme que +prennent pour eux les attachements suprêmes, l'absolue absorption dont +ils font le synonyme de tendresse? Il faut, à quelques égards du moins, +être instinctivement dissimulé à leur manière pour saisir dès l'abord le +mystère de ces caractères concentrés, se repliant promptement sur +eux-mêmes, pareils à certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant +les moindres bises importunes, ne les déroulant qu'aux rayons d'un +soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont _riches par +exclusivité_, en opposition à celles qui sont _riches par exubérance_. +«Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre +l'une dans l'autre», ajoute le romancier que nous citons; «l'une des +deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres!» Ah! ce sont +les natures comme celles du frêle musicien dont nous remémorons les +jours, qui périssent en se dévorant elles-mêmes, ne voulant, ni ne +pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de +_leur_ idéal. + +Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui, +comme une prêtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne +savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. Mme Sand ignora +et, par une simplicité charmante qui fut un de ses plus nobles attraits, +ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa +vue dissipa bientôt les préventions contre les femmes-auteurs, que +jusque là il avait obstinément nourries. + +Dans l'automne de 1837, Chopin éprouva des atteintes inquiétantes d'un +mal qui ne lui laissa que comme une moitié de forces vitales. Des +symptômes alarmants l'obligèrent à se rendre dans le Midi pour éviter +les rigueurs de l'hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et +si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir +partir seul alors que son état réclamait tant de soins. Elle se décida à +l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les îles Baléares, où l'air de +la mer, joint à un climat toujours tiède, est particulièrement salubre +aux malades attaqués de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son état +fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les hôtels où il +n'avait passé qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du +matelas qui lui avaient servis afin les de brûler aussitôt, le croyant +arrivé à cette période des maladies de poitrine où elles sont +facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant à son départ, +ses amis osaient à peine espérer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il fît +une longue et douloureuse maladie à l'île de Majorque où il resta six +mois, à partir d'un bel automne jusqu'à un printemps splendide, sa santé +s'y rétablit assez pour paraître améliorée pendant plusieurs années. + +Fut-ce le climat seul qui le rappella à la vie? La vie ne le retint-elle +point par son charme suprême? Peut-être ne vécut-il que parce qu'il +voulut vivre, car qui sait où s'arrêtent les droits de la volonté sur +notre corps? Qui sait quel arôme intérieur elle peut dégager pour le +préserver de la décadence, quelles énergies elle peut insuffler aux +organes atones! Qui sait enfin, où finit l'empire de l'âme sur la +matière? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens, +double leurs facultés ou accélère leur éteignement, soit qu'elle ait +étendu cet empire en l'exerçant longtemps et âprement, soit qu'elle en +réunisse spontanément les forces oubliées pour les concentrer dans un +moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassemblés sur le +point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une +flamme de céleste origine? + +Tous les prismes du bonheur se rassemblèrent dans cette époque de la vie +de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallumé sa vie et qu'elle +brillât à cet instant de son plus vif éclat? Cette solitude, entourée +des flots bleus de la Méditerranée, ombragée de lauriers, d'orangers et +de myrthes, semblait répondre par son site même au vœu ardent des jeunes +âmes, espérant encore en leurs plus bénignes et plus naïves illusions, +soupirant après _le bonheur dans une île déserte!_ Il y respira cet air +après lequel les natures dépaysées ici-bas éprouvent une cruelle +nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle +part, selon les âmes qui le respirent avec nous: l'air de ces contrées +imaginées, qu'en dépit de toutes les réalités et de tous les obstacles +on découvre si aisément lorsqu'on les cherche à deux! L'air de cette +patrie de l'idéal, où l'on voudrait entraîner ce que l'on chérit, en +répétant avec Mignon: _Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!_ + +Tant que sa maladie dura, Mme Sand ne quitta pas d'un instant le +chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne +perdit jamais son intensité, en perdant ses joies. Il lui resta fidèle +alors même que son attachement devint douloureux, «car il semblait que +cet être fragile se fût absorbé et consumé dans le foyer de son +admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses: +quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement; +en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer. +Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une +nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de +l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver +pour lui. C'eut été celle de l'agonie physique; car son attachement +était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui +de s'y soustraire un seul instant»[33]. Jamais, en effet, depuis lors, +Mme Sand ne cessa d'être aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui +avait fait rétrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait changé +ses souffrances en langueurs adorables. + +[Note 33: Lucrezia Floriani.] + +Pour le sauver, pour l'arracher à une fin si précoce, elle le disputa +courageusement à la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et +instinctifs, qui sont maintes fois des remèdes plus salutaires que ceux +de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni +l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fléchirent à +la tâche, comme chez ces mères aux robustes santés qui paraissent +communiquer magnétiquement une partie de leur vigueur à leurs enfants +débiles, dont on peut dire que plus ils réclament constamment leurs +soins, et plus ils absorbent leurs préférences. Enfin, le mal céda. +«L'obsession funèbre qui rongeait secrètement l'esprit du malade et y +corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il +laissa le facile caractère et l'aimable sérénité de son amie chasser les +tristes pensées, les lugubres pressentiments, pour entretenir son +bien-être intellectuel»[34]. + +[Note 34: Lucrezia Floriani.] + +Le bonheur succéda aux sombres craintes, avec la gradation progressive +et victorieuse d'un beau jour qui se lève après une nuit obscure, pleine +de terreurs. La voûte de ténèbres, qui pèse d'abord sur les têtes, +semble si lourde qu'on se prépare à une catastrophe prochaine et +dernière, sans même oser songer à la délivrance, lorsque l'œil angoissé +découvre tout à coup un point où ces ténèbres s'éclaircissent, telles +qu'une ouate opaque dont l'épaisseur céderait sous des doigts invisibles +qui la déchirent. À ce moment pénètre le premier rayon d'espoir dans les +âmes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire +caverne, aperçoivent enfin une lueur, fût-elle encore douteuse! Cette +lueur indécise est la première aube, projetant des teintes si incolores +qu'on pourrait croire assister à une tombée de nuit, à l'éteignement +d'un crépuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fraîcheur des +brises qui, comme des avant-coureurs bénis, portent le message de salut +dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume végétal traverse l'air, +comme le frémissement d'une espérance encouragée et raffermie. Un oiseau +plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit +dans le cœur comme le premier éveil consolé qu'on accepte pour gage +d'avenir. D'imperceptibles, mais sûrs indices persuadent en se +multipliant que dans cette lutte des ténèbres et de la lumière, de la +mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent être +vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dôme de plomb, +on croit déjà qu'il pèse moins fatalement, qu'il a perdu de sa +terrifiante fixité. + +Peu à peu les clartés grisâtres augmentent et s'allongent à l'horizon, +en lignes étroites comme des fissures. Incontinent, elles s'élargissent: +elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un +étang inondant en flaques irrégulières ses arides rivages. Des +oppositions tranchées se forment, des nuées s'amoncellent en bancs +sablonneux; on dirait des digues accumulées pour arrêter les progrès du +jour. Mais, comme ferait l'irrésistible courroux des grandes eaux, la +lumière les ébrèche, les démolit, les dévore et, à mesure qu'elle +s'élève, des flots empourprés viennent les rougir. Cette lumière qui +apporte la sécurité, brille en cet instant d'une grâce conquérante et +timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le +dernier effroi a disparu, on se sent renaître! + +Dès lors les objets surgissent à la vue comme s'ils ressuscitaient du +néant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu'à ce que +la lumière, augmentant d'intensité sa gaze légère, se plisse çà et là en +ombres d'un pâle incarnat, tandis que les plans avancés s'éclairent d'un +blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit +le firmament. Plus il s'étend, plus son foyer gagne d'éclat. Les vapeurs +s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de +rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit, +chante: les sons se mêlent, se croisent, se heurtent, se confondent. +L'immobilité ténébreuse fait place au mouvement; il circule, s'accélère, +se répand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein ému d'amour. Les +larmes de la rosée, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se +distinguent de plus en plus; l'on voit étinceler, l'un après l'autre, +sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne +peindre leurs scintillements. À l'Orient, le gigantesque éventail de +lumière s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanières d'or, +des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisérés d'écarlate, +le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordorés +panachent ses branches. À son centre, le carmin plus vif prend la +transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'évase +comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte, +monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent. + +Enfin le Dieu du Jour paraît! Son front éblouissant est orné d'une +chevelure lumineuse. Il se lève lentement; mais à peine s'est-il dévoilé +tout entier, qu'il s'élance, se dégage de tout ce qui l'entoure et prend +instantanément possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de +lui. + + * * * * * + +Le souvenir des jours passés à l'île Majorque resta dans le cœur de +Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde +qu'une fois à ses plus favorisés. «Il n'était plus sur terre, il vivait +dans un empyrée de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son +imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu même, et +si parfois, sur le prisme radieux où il s'oubliait, quelque incident +faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un +affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle +criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux +pensées divines des grands maîtres»[35]. Dans la suite, il parla de +cette période avec une reconnaissance toujours émue, comme d'un de ces +bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait +pas possible de jamais retrouver ailleurs une félicité où, en se +succédant, les tendresses de la femme et les étincellements du génie +marquent le temps, pareillement à cette horloge de fleurs que Linné +avait établie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par +leurs réveils successifs, exhalant à chaque fois d'autres parfums, +révélant d'autres couleurs, à mesure que s'ouvraient leurs calices de +formes diverses. + +[Note 35: _Lucrezia Floriani_.] + +Les magnifiques pays que traversèrent ensemble le poète et le musicien, +frappèrent plus nettement l'imagination du premier. Les beautés de la +nature agissaient sur Chopin d'une manière moins distincte, quoique non +moins forte. Son cœur en était touché et s'harmonisait directement à +leurs grandeurs et à leurs enchantements, sans que son esprit eût +besoin de les analyser, de les préciser, de les classer, de les nommer. +Son âme vibrait à l'unisson des paysages admirables, sans qu'il pût +assigner, dans le moment, à chaque impression l'accident qui en était la +source. En véritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi +dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner à +l'inattention la partie plastique, l'écorce pittoresque qui ne +s'assimilaient pas à la forme de son art, n'appartenant pas à sa sphère +plus spiritualisée. Et cependant (effet qu'on retrouve fréquemment dans +les organisations comme la sienne), plus il s'éloignait des instants et +des scènes où l'émotion avait obscurci ses sens, comme les fumées de +l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les +contours de ces situations semblaient gagner à ses yeux en netteté et en +relief. Dans les années suivantes, il parlait de ce voyage et du séjour +de Majorque, des incidents qui les ont marqués, des anecdotes qui s'y +rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il était +si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur! + +D'ailleurs, pourquoi Chopin eût-il porté un regard observateur sur les +sites de l'Espagne qui ont formé le cadre de son poétique bonheur? Ne +les retrouvait-il pas plus beaux encore, dépeints par la parole inspirée +de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites délicieux, à +travers le coloris de son talent passionné, comme à travers de rouges +vitraux on voit tous les objets, l'atmosphère elle-même, prendre des +teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'était-elle pas +un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour +douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence à +ces profondeurs de la tendresse et du dévouement où s'établit son +véritable, son irrésistible empire, celui en dehors duquel elle n'est +plus qu'une énigme sans mot,--les flammes de l'imagination en se mariant +chez elle aux limpides clartés du cœur, renouvellent dans une autre +sphère le miraculeux spectacle de ces feux grégeois, dont les éclatants +incendies couraient autrefois sur les abîmes de la mer sans en être +submergés, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de +la pourpre aux célestes grâces de l'azur. + +Mais, le génie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du +cœur, à ces sacrifices sans réserve de passé et d'avenir, à ces +immolations aussi courageuses que mystérieuses, à ces holocaustes de +soi-même, non pas temporaires et changeants, mais constants et +monotones, qui donnent droit à la tendresse de s'appeler _dévouement_? +La force supranaturelle du génie, dénuée de forces divines et +surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit à de légitimes exigences, +et la légitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute +exigence personnelle et égoïste? La royale pourpre et les flammes +ardentes du génie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur +immaculé d'une destinée de femme, quand elle ne compte qu'avec les +joies d'ici-bas et n'en attend aucune de là-haut; d'un esprit de femme +qui a foi en lui-même et n'a point foi en l'amour, _plus fort que la +mort_? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupéfiantes +affirmations du génie et les adorables privations d'un attachement sans +bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille +angoissée, en plus d'une journée de larmes et de sacrifices, +quelques-uns de leurs secrets surhumains aux chœurs angéliques? + +Parmi ses dons les plus précieux, Dieu prêta à l'homme le pouvoir de +créer à son instar, en tirant du néant,--non pas comme lui créateur, +auteur de tout ce qui est bon, matière et substance;--mais, comme lui +formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour +leur faire exprimer sa pensée où il incarne un sentiment incorporel en +des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gré de son +imagination, pour être perçues par la vue, ce sens qui fait connaître et +penser; par l'ouïe, ce sens qui fait sentir et aimer! Véritable +_création_, dans la plus belle signification du mot, l'art étant +l'expression et la communication d'une émotion au moyen d'une sensation, +sans l'intermédiaire de la parole, nécessaire pour révéler les faits et +les raisonnements. Après cela, Dieu donna à l'artiste (et dans ce cas le +poète devient artiste, car c'est à la forme du langage, prose ou poésie, +qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la +vie éternelle correspond à la vie du temps, la résurrection à la mort: +celui de la _transfiguration_! Le don de changer un passé incorrect, +incomplet, fautif, brisé, en un avenir de glorification sans fin, +pouvant durer tant que l'humanité dure. + +Et l'homme et l'artiste peuvent être fiers de posséder de si divines +puissances! C'est en elles que gît le secret de la royauté native que +l'homme, cet être chétif et misérable, exerce à bon droit sur +l'incommensurable et sereine nature; de la supériorité innée que +l'artiste, cet être faible et impuissant, se sent à juste titre sur ses +semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royauté qu'en cherchant le bien +dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa supériorité +qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.--Comme la +plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit généralisateur; il +n'était guère porté à la philosophie de l'esthétique, dont il n'avait +même pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les +grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le +penseur s'élève pas à pas sur les rudes sentiers où se cherche le vrai, +par un vol vertical à travers les sphères transparentes et radieuses du +beau. + +Chopin se laissait posséder par la situation si neuve qui lui était +faite à Majorque et dont il n'avait aucune expérience, avec cette +ignorance et cette imprévoyance des futures amertumes dont les germes +sont semés et épars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins +connues dans ces charmantes années d'enfance, alors qu'un amour +maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son +idolâtrie et gorgeait notre cœur de félicité, en préparant son +irrémédiable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous +environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre +mémoire que bien plus tard, la familière image de chaque minute et de +chaque objet. Mais, pour un artiste éminemment subjectif, comme l'était +Chopin, le moment vient où son cœur sent un impérieux besoin de revivre +un bonheur que les flots de la vie ont emporté, de reéprouver ses joies +les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forçant à +sortir de cette ombre noire du passé où un temps, peint de si vives +couleurs, s'est évanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalité +lumineuse de l'art, par ce procédé mystérieux que le magnétisme du cœur +communique à l'électricité de l'inspiration et que la muse enseigne, aux +mortels de son choix. + +Là, toute résurrection est une transfiguration! Là, tout ce qui fut +incertain, fragile, déjeté, maculé, plus senti que réalisé, +obscurci au moment presque où il brillait de toute sa radiance, +quelque peu dénaturé, sitôt qu'il eut atteint l'apogée de son +épanouissement,--revient sous la figure d'un corps glorieux, +impérissable désormais, irradiant d'une éternelle sublimité. N'étant +plus enchaîné, ni aux lieux, ni aux années d'autrefois, ce qui est ainsi +transfiguré après avoir été ressuscité, vit à jamais d'une vie +supranaturelle, incorruptible, invulnérable, dominant la succession des +âges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprésence qui +lui permet d'entrer dans tous les cœurs, en traversant toutes leurs +enveloppes. + +Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscité, ni +transfiguré l'époque de suprême bonheur que le séjour de Majorque marqua +dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir réfléchi, sans en avoir donné +la raison au tribunal de son jugement, sans même se l'être demandée, +sans l'avoir scrutée avec un regret ou avec un désespoir. Il ne le fit +pas, instinctivement. Son âme droite et nativement honnête, que les +paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, répugnait à la glorification +de ce qui, _ayant pu être_, n'a point été! Pour ce fils de l'héroïque +Pologne, où femmes et hommes versent jusqu'à la dernière goutte de leur +sang afin d'attester la _réalité_ de leur _idéal_, tout idéal manqué, +privé de réalité, était un avortement. Mais tout avortement, qui est une +mort dans le monde des vivants, n'est même pas né dans le monde de la +poésie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il +chanté les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes +de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois, +comme le ruisseau murmure dans les prés, comme la lune resplendit dans +les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le +rayon luit dans les champs de l'éther! Tandis qu'il n'a pas su raconter +son bonheur étrange en cette île enchantée, qu'il eût souhaité pouvoir +transporter sur une autre planète et qui n'était, hélas! que trop près +du rivage! En y retournant, il vit déchirés, défigurés, dissipés, les +mirages qui avaient enveloppé, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne +put donc, ni ne voulut les chanter, les idéaliser. + +Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce +passé ardent, qui empruntait aux latitudes méridionales leur feu et leur +éclat; dont les flammes exhalaient l'âcre saveur du bitume d'un volcan; +dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les +frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicité; dont les +laves brûlantes étouffaient et ensevelissaient à jamais les souvenirs +d'une heure de joies naïves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle +qui croyait être la poésie en personne, n'a point inspiré de chant; +celle qui se croyait la gloire elle-même, n'a point été glorifiée; celle +qui prétendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne à qui le +demande, n'a point vu son amour béni, son image honorée, son souvenir +porté sur les autels d'une sainte gratitude! Près d'elle, que de femmes +qui ont seulement su _aimer et prier_, vivent à jamais dans les annales +de l'humanité d'une vie transfigurée, soit qu'on les appelle Laure de +Novès ou Éléonore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de +Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Thécla ou de +Gretchen. + +Mais non! Durant cette existence dans une île transformée en un séjour +de dieux, grâce aux hallucinations d'un cœur épris, surexcité par +l'admiration, terrassé par la reconnaissance, Chopin transporta un +moment, un seul moment, dans les pures régions de l'art, soudainement, +par un choc de sa baguette magique!--ce fut un moment d'angoisse et de +douleur! Mme Sand le raconte quelque part, parmi les récits qu'elle +fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait déjà +éprouver une affection trop entière, puisqu'elle osait s'identifier à +elle au point de s'affoler à l'idée de la perdre, oubliant qu'elle se +réservait toujours le droit de propriété sur sa personne quand elle +l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté.--Chopin ne +pouvait encore quitter sa chambre, pendant que Mme Sand promenait +beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enfermé dans son +appartement, pour le préserver des visites importunes. Un jour, elle +partit pour explorer quelque partie sauvage de l'île; un orage terrible +éclata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent +ébranler ses fondements. Chopin, qui savait sa chère compagne voisine +des torrents déchaînés, éprouva des inquiétudes qui amenèrent une crise +nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'électricité qui +surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il +se remit avant le retour de l'intrépide promeneuse. N'ayant pas mieux à +faire, il revint à son piano et y improvisa l'admirable _Prélude_ en +_fis moll_. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu +touchée, fort agacée même, de cette preuve d'un attachement qui +semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures, limiter sa +recherche effrénée de sensations nouvelles, lui soustraire quelque +impression trouvée n'importe où et n'importe comment, donner à sa vie un +lien, enchaîner ses mouvements par les droits de l'amour! + +Le lendemain, Chopin joua le _Prélude_ en _fis moll_; elle ne comprit +pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant +elle; mais elle ignora, et si elle l'avait deviné, elle eût +intentionnellement ignoré, quel monde d'amour de telles angoisses +révélaient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait +ni connaître, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour! +Tout ce qu'il y avait d'intolérablement incompatible, de diamétralement +contraire, de secrètement antipathique, entre deux natures qui +paraissaient ne s'être compénétrées par une attraction subite et +factice, que pour employer de longs efforts à se repousser avec toute la +force d'une inexprimable douleur et d'un véhément ennui,--se révèle en +cet incident! Son cœur à lui, éclatait et se brisait à la pensée de +perdre celle qui venait de le rendre à la vie. Son esprit à elle, ne +voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le +péril ne contrebalançait pas l'attrait et la nouveauté. Quoi d'étonnant, +si cet épisode de sa vie française fut le seul dont l'impression se +retrouve dans les œuvres de Chopin? Après cela, il fit dans son +existence deux parts distinctes. Il continua longtemps à souffrir dans +le milieu trop réaliste, presque grossier, où s'était engouffré son +tempérament frêle et sensitif; puis, il échappait au présent dans les +régions impalpables de l'art, s'y réfugiant parmi les souvenirs de sa +première jeunesse, dans sa chère Pologne, que seule il immortalisait en +ses chants. + +Il n'est pourtant pas donné à un être humain, vivant de la vie de ses +semblables, de tellement s'arracher à ses impressions présentes, de +tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes, +qu'il oublie dans ses œuvres tout ce qu'il éprouve, pour ne chanter que +ce qu'il a éprouvé. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que, +dans ses dernières années, Chopin fut en proie à une sorte de travail, +plutôt encore de rongement intérieur, dont il était inconscient, +quoiqu'il sût qu'un mal pareil avait détruit le génie de plus d'un grand +poète, de plus d'un grand artiste. Ces grandes âmes, voulant échapper à +la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde +qu'elles créent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit +Camoëns, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez +puissante pour les y emporter, elle ne peut les empêcher de traîner avec +eux la flèche barbelée qui s'est enfoncée dans leur flanc. Ouvrant leurs +larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en +volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenimée qui dévore leur +chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de +l'amour méconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une +désespérance amoureuse sur le bûcher de Sofronie et d'Olinde, celles +d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit à Florence! + +Chopin ne compara point son mal à celui de ces grands hommes, tant la +rare exceptionnalité, le rare resplendissement de la source +intellectuelle à laquelle il l'avait puisé, le lui faisait croire hors +de toute comparaison. Tête à tête avec ce mal, il espérait assez le +dominer pour l'empêcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de +spectre sans sépulture décente, sur les régions aériennes, fraîches, +irisées comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, où il avait +coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout résolu qu'il fut +à ne chercher dans l'art que le pur idéal de ses premiers enthousiasmes, +Chopin y mêla, à son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient +point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines +complexes, raffinées, stériles, se consumant elles-mêmes dans un lyrisme +dramatique, élégiaque et tragique à la fois, que ses sujets et leur +sentiment n'eussent point comporté naturellement. + +Nous l'avons déjà dit: toutes les formes étranges qui ont si longtemps +surpris les artistes dans ses dernières œuvres, détonnent dans +l'ensemble général de son inspiration. Elles entremêlent aux murmures +d'amour, aux chuchotements des tendres inquiétudes, aux complaintes +héroïques, aux hymnes d'allégresse, aux chants de triomphe, aux +gémissements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste +polonais entendait dans son passé à lui,--les soupirs d'un cœur malade, +les révoltes d'une âme désorientée, les colères rentrées d'un esprit +fourvoyé, les jalousies trop nauséabondes pour être exprimées, qui +l'oppressaient dans son présent. Toutefois, il sut si bien leur imposer +ses lois, les maîtriser, les manier en roi habitué à commander que, +contrairement à maints coryphées de la littérature romantique +contemporaine, contrairement à l'exemple donné alors en musique par un +grand-maître, il réussit à ne jamais défigurer les types et les formes +sacrés du beau, quelles que fussent les émotions qu'il les chargea de +traduire. + +Loin de là; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions +indignes d'être idéalisées et sa résolution de ne jamais avilir la muse, +ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait +permis à son cœur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au +point qu'aucune des conquêtes qu'il fit pour en étendre les limites, ne +sera reniée et répudiée par aucun de ses légitimes successeurs. Car, si +indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans +l'art au besoin de gémir; jamais il ne fit dégénérer le chant en cri, +jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se +crut permis de transporter la réalité brutale dans l'art, cet apanage +exclusif de l'idéal, sans l'avoir d'abord dépouillée de sa brutalité +pour l'exhausser au point où la vérité s'idéalise. Puisse-t-il servir +d'exemple à tous ceux auxquels la nature départit une âme aussi belle +et un génie aussi noble, s'ils sont assez infortunés pour rencontrer, +comme lui, un bonheur qui leur enseigne à maudire la vie, une admiration +qui leur enseigne le mépris de l'admirable, un amour capable de leur +enseigner la haine de l'amour!... + +Quelque borné qu'ait été le nombre de jours que la faiblesse de sa +constitution physique réservait à Chopin, ils auraient pu n'être point +abrégés par les tristes souffrances qui les terminèrent. Âme tendre et +ardente à la fois, pleine de délicatesses patriciennes, plus que cela, +féminines et pudiques, il avait en lui des répugnances invincibles que +la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoulées, se vengeaient en +déchirant les fibres vives de son âme comme des épines de fer rouge. Il +se fut contenté de ne vivre que parmi les radieux fantômes de sa +jeunesse qu'il savait si éloquemment invoquer, parmi les navrantes +douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa +poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de +ces attraits momentanés de deux natures opposées dans leurs tendances, +qui, en se rencontrant à l'improviste, éprouvent une surprise charmée +qu'elles prennent pour un sentiment durable, élevant à ses proportions +des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient réaliser. + +Au sortir d'un pareil rêve à deux, terminé en cauchemar affreux, c'est +toujours la nature plus profondément impressionnée qui demeure brisée ou +exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses espérances et son +attachement, celle pour qui il eût été impossible de les arracher d'un +terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les +roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduité, les +immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la région +où croissent l'euphorbe superbe, mais vénéneuse, le mancenillier fleuri, +mais mortel!--Terrible pouvoir exercé par les plus beaux dons que +l'homme possède! Ils peuvent porter après eux l'incendie et la +dévastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite +de Phaéton, au lieu de guider leur carrière bienfaisante, les laissait +errer au hasard et désordonner la céleste structure. + + + + +VIII. + + +Depuis 1840, la santé de Chopin, à travers des alternatives diverses, +déclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les étés chez +Mme Sand, à sa campagne de Nohant, formèrent, durant quelques années, +ses meilleurs moments, malgré les cruelles impressions qui succédaient +pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne. + +Les contacts d'un auteur avec les représentants de la publicité et ses +exécutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il +distingue à cause de leurs mérites ou parce qu'ils lui plaisent; le +croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et +des froissements qui en naissent, lui étaient naturellement odieux. Il +chercha longtemps à y échapper en fermant les yeux, en prenant le parti +de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dénouements +qui, en choquant par trop ses délicatesses, en révoltant par trop ses +habitudes de _comme il faut_ moral et social, finirent par lui rendre sa +présence à Nohant impossible, quoiqu'il semblât d'abord y avoir éprouvé +plus de répit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il +put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque année +plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener +une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint +d'abord difficile, bientôt tout à fait pénible. De 1846 à 1847, il ne +marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans éprouver de +douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vécut qu'à force de +précautions et de soins. + +Vers le printemps de 1847, son état empirant de jour en jour, aboutit à +une maladie dont on crut qu'il ne se relèverait plus. Il fut sauvé une +dernière fois, mais cette époque se marqua par un déchirement si pénible +pour son cœur, qu'il l'appela aussitôt mortel. En effet, il ne survécut +pas longtemps à la rupture de son amitié avec Mme Sand qui eut lieu à +ce moment. Mme de Staël, ce cœur généreux et passionné, cette +intelligence large et noble, qui n'eut que le défaut d'empeser souvent +sa phrase par un pédantisme qui lui ôtait la grâce de l'abandon, disait +à un de ces jours où la vivacité de ses émotions la faisait s'échapper +des solennités de la raideur genévoise: «En amour, il n'y a que des +commencements!...» + +Exclamation d'amère expérience sur l'insuffisance du cœur humain; sur +l'impossibilité où il est de correspondre à tout ce que l'imagination +sait rêver, quand on l'abandonne à elle-même; quand on ne la retient +pas dans son orbite par une idée exacte du bien et du mal, du permis et +de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur +l'ourlet de ce précipice qu'on nomme _le Mal_, avec assez d'empire sur +eux-mêmes pour n'y pas tomber, alors même que le blanc festonnage de +leur robe virginale se déchire à quelque ronce du bord et se laisse +empoussiérer sur un chemin trop battu! Le béant entonnoir du mal a tant +d'étages inférieurs, qu'on peut prétendre n'y être pas descendu, tant +qu'on n'effleura que ses échancrures, sans perdre pied sur la route qui +continue au grand soleil. Toutefois, ces téméraires excursions ne +donnent, comme le disait Mme de Staël, _que des commencements!_ + +Pourquoi? diront les cœurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse +énervante.--Pourquoi?--Parce que, sitôt que l'âme a quitté les ornières +et les sécurités que crée une vie de devoirs et de dévouement, d'amour +dans le sacrifice et d'espérances dans le ciel, pour aspirer les +senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se délecter dans les +frissons alanguissants qu'elles répandent en tous les membres, pour se +livrer, timide, mais altérée, aux rapides éblouissements qu'ils donnent, +les sentiments nés en ces parages ne sauraient avoir la force d'y +vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en +résistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et +planer au-dessus! Êtres insubstantiels, quand la vie réelle ne saurait +offrir à ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur +consacré et sacré, ils ne trouvent de refuge à la pureté de leur +essence, à la noblesse de leur naissance, aux privilèges de leur +consanguinité, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de +forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance, +dévouement positif ou bienfait désintéressé, pieuse sollicitude pour +l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intérêt pour les +quiétudes nécessaires du bien-être physique. À moins que ces sentiments +ne montent dans les régions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en +quelque idéal irréalisé et irréalisable; ou bien dans les régions +solaires de la prière, pour s'élancer vers le ciel en ne laissant après +eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne +cherche la source) d'une rédemption, d'une expiration, d'une rançon +payée au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y +avait d'immortel en ses sentiments d'élection, survit à jamais à leurs +_commencements_; mais d'une vie surnaturelle, transfigurée! C'est plus +que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait! + +Tel pourtant est rarement le sort des amours nés sur l'ourlet du +précipice, où de gradin fleuri en gradin décoré, de gradin décoré en +gradin badigeonné, de gradin badigeonné en gradin dénudé, on descend +jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, nés +sur les terrains limitrophes--_the border-lands_, disent les +Anglais--aient plus de ce feu qui brûle que de cette lumière qui +brille, pour peu qu'ils aient plus d'énergie arrogante que de suaves +mollesses, plus d'appétits charnels que d'aspirations intenses, plus +d'avides convoitises que d'adorations sincères, plus de concupiscence et +d'idolâtrie que de bonté et de générosité... l'équilibre se perd, et... +celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau +jour éclaboussé par les fanges du précipice! Peu à peu il cesse d'être +éclairé par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand +il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le poète ayant +bien reconnu qu'il ne dit; _J'aime!_ que lorsque, ayant épuisé toutes +les autres manières de le dire, il désire plus qu'il ne chérit. Les +jours qui suivent ces premières ombres, venues, on ne sait comment, sur +quelque anfractuosité du précipice terrible, sont remplis d'on ne sait +quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, à peine goûté, il se change +en une vase informe qui soulève le cœur et le corrompt à jamais, si elle +n'est rejetée et maudite à l'instant. Ces amours-là, n'ont eu aussi _que +des commencements!_ + +Mais comme de tels amours ne sont nés plus haut, sur les gradins +fleuris, qu'en se mirant dans deux cœurs à la fois, il en est un +d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odoriférant et si +glissant, se maintient moins longtemps sur la zone où il vit le jour, +trébuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever, +roule de chûte en chûte, abandonne un haut idéal pour une réalité +fiévreuse, passe de cette fièvre à une autre qui devient une insanité ou +un délire, aboutissant à un état qui donne, avec le dégoût de la satiété +ou l'irrationalité du vice, le dédain de l'indifférence ou la dureté de +l'oubli envers l'autre, dont il devient l'éternel tourment, si ce n'est +l'éternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu _que des +commencements_!... Mais, restant chez l'un toujours élevé, toujours +distingué, en présence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le +vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans +être le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver +rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le cœur et le fait saigner, +jusqu'à ce que son dernier souffle de vie s'éteigne dans un dernier +spasme de douleur. + +Ces _commencements_, dont parlait Mme de Staël, étaient depuis +longtemps épuisés entre l'artiste polonais et le poète français. Ils ne +s'étaient même survécus chez l'un que par un violent effort de respect +pour l'idéal qu'il avait doré de son éclat foudroyant, chez l'autre, par +une fausse honte qui sophistiquait sur la prétention de conserver la +constance sans la fidélité. Le moment vint où cette existence factice, +qui ne réussissait plus à galvaniser des fibres desséchées sous les yeux +de l'artiste spiritualiste, lui sembla dépasser ce que l'honneur lui +permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le +prétexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'après une +opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta +brusquement Nohant pour n'y plus revenir. + +Malgré cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mme +Sand, sans aigreur et sans récriminations. Il rappelait, il ne racontait +jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le +faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de répéter. Les +larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont +il ne pouvait se séparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il +ait comparé les délicieuses impressions qui inaugurèrent sa passion, à +l'antique cortège de ces belles canéphores portant des fleurs pour orner +une victime, on pourrait encore croire qu'arrivé aux derniers instants +de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil à oublier +les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui +l'avaient enguirlandée peu auparavant. On eût dit qu'il voulait en +ressaisir le parfum enivrant, en contempler les pétales fanés, mais +encore imprégnés de l'haleine enfiévrée, donnant des soifs qui, loin de +s'étancher au contact de lèvres incandescentes, n'en éprouvent qu'une +exaspération de désirs. + +En dépit des subterfuges qu'employaient ses amis pour écarter ce sujet +de sa mémoire, afin d'éviter l'émotion redoutée qu'il amenait, il aimait +à y revenir, comme s'il eût voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et +détruire sa vie par les mêmes sentiments qui l'avaient ranimée jadis! +Il s'adonnait avec une sorte de brûlante douceur à la ressouvenance +enamérée des jours anciens, défeuillés désormais de leurs prismatiques +signifiances. Se sentir frénollir en contemplant la défiguration +dernière de ses derniers espoirs, lui était un dernier charme. En vain +cherchait-on à en éloigner sa pensée; il en reparlait toujours; et +lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On eût dit +qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps à le +respirer. + +Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer à la +fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrènes de l'antiquité, comme +les Mélusines du moyen âge, ont toujours attiré les malheureux qui +rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'égaraient aux +alentours de leurs écueils, par des accents pleins de suavité, par des +formes qui charmaient l'œil éperdu, par des blancheurs qu'on eût dit +empruntées aux lis des jardins, par des chevelures qu'on eût cru nouées +avec les rayons d'un soleil d'hiver, tiède et caressant... Ceux qui +n'ont jamais connu la syrène attrayante et la fée malfaisante, ne savent +pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlacé de leurs bras +perfides, au moment où, couché sur un cœur inhumain, bercé sur des +genoux déformés, il aperçoit tout d'un coup, avec un effroi terrifié, +l'humaine nature et sa spiritualité transformée en une animalité +hideuse! + +Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhalé leur +dernier souffle dans un soupir de volupté ignominieuse, dans une +imprécation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu +ont su allier avec le respect qu'on se garde à soi-même, en respectant +le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point +aimé d'un amour indigne... le respect qu'on doit à son honneur en +brisant un lien qui devient déshonorant! C'est là qu'il faut un mâle +courage, que tant de mâles héros n'ont pas eu. Chopin a su le déployer, +se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette société qui l'avait +enchâssé dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si +souvent transpercé de part en part de leur suave rayon. Il ne récrimina +point, il ne permit aucun tiraillement. En éloignant l'idéal qu'il +portait en lui, d'une réalité odieuse, il fut aussi inflexible dans sa +résolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aimé! + +Chopin sentit, et répéta souvent, que cette longue affection, ce lien si +fort, en se brisant, brisait sa vie. N'eût-il pas mieux valu que moins +inexpérimenté, plus réfléchi, mieux préparé à des séductions +fallacieuses, il eût agi selon la vraie nature de son être intérieur, +selon les vrais penchants de son caractère, selon les nobles +accoutumances de son âme, en refusant fermement, avec une force virile, +d'accepter le tissu de joies éphémères, d'illusions à courte échéance, +de douleurs consumantes, si bien symbolisées dans l'antiquité (elle les +connut aussi!), par cette fameuse robe de Déjanire qui, s'identifiant à +la chair du malheureux héros, le fit misérablement périr? Si une femme +donna la mort au noble Alcide par le subtil réseau de ses souvenirs, +comment une femme n'eût-elle pas mené à la mort un être aussi frêle que +l'était notre poète-musicien, en l'enveloppant d'un réseau semblable? + +Durant sa première maladie, en 1847, on désespéra de Chopin pendant +plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses élèves les plus distingués, l'ami +que dans ces dernières années il admit le plus à son intimité, lui +prodigua les témoignages de son attachement; ses soins et ses +prévenances étaient sans pareils. Lorsque la Psse Marcelline +Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une +fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette +timidité craintive des malades et cette tendre délicatesse qui lui était +particulière: «Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigué?...» Sa +présence lui étant plus agréable que toute autre, il craignait de le +perdre, et l'eût perdu plutôt que d'abuser de ses forces. Sa +convalescence fut fort lente et fort pénible; elle ne lui rendit plus +qu'un souffle de vie. Il changea à cette époque, au point de devenir +presque méconnaissable. L'été suivant lui apporta ce mieux précaire que +la belle saison accorde aux personnes qui s'éteignent. Pour ne pas aller +à Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner à lui-même la +certitude palpable que Nohant était fermé pour lui par sa propre +volonté, devenu inexorable dans sa muette décision, il ne voulut pas +quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des +bienfaits de cet élément vivifiant. + +L'hiver de 1847 à 1848 ne fut qu'une pénible et continuelle succession +d'allègements et de rechutes. Toutefois, il résolut d'accomplir au +printemps son ancien projet de se rendre à Londres, espérant se +débarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle +obsession de ses réminiscences méridionales et ensoleillées. Lorsque la +révolution de février éclata, il était encore alité; par un mélancolique +effort, il fit semblant de s'intéresser aux événements du jour et en +parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son +pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts où il lui fut +possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux +jours où il était plein de vie et d'espérances. M. Gutmann continua à +être son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins +qu'il accepta de préférence jusqu'à la fin. + +Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea à réaliser son voyage et à +visiter ce pays où il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui +offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Néanmoins, avant de +quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des +amis avec lesquels ses rapports furent les plus fréquents, les plus +constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne +hommage à sa mémoire et à son amitié, en s'occupant avec zèle et +activité de l'exécution d'un monument pour sa tombe. À ce concert, son +public, aussi choisi que fidèle, l'entendit pour la dernière fois. Après +cela, il partit en toute hâte pour l'Angleterre, sans attendre presque +l'écho de ses derniers accents. On eût pensé qu'il ne voulait ni +s'attendrir à la pensée d'un dernier adieu, ni se rattacher à ce qu'il +abandonnait par d'inutiles regrets! À Londres, ses ouvrages avaient déjà +trouvé un public intelligent; ils y étaient généralement connus et +admirés[36]. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que +les Anglais appellent _low spirits_. L'intérêt momentané qu'il s'était +efforcé de prendre aux changements politiques avait complètement +disparu. Il était devenu plus silencieux que jamais; si, par +distraction, il lui échappait quelques mots, ce n'était qu'une +exclamation de regret. À son départ, son affection pour le petit nombre +de personnes qu'il continuait à voir, prenait les teintes douloureuses +des émotions qui précèdent les derniers adieux. Son indifférence +s'étendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses. + +[Note 36: Depuis plusieurs années, les compositions de Chopin +étaient très répandues et très goûtées en Angleterre. Les meilleurs +virtuoses les exécutaient fréquemment. Nous trouvons dans une brochure +publiée à ce moment à Londres, chez M. Wessel et Stappleton, sous le +titre _An Essay on the works of F. Chopin_, quelques lignes tracées avec +justesse. L'épigraphe de cette petite brochure est ingénieusement +choisie; l'on ne pouvait mieux appliquer qu'à Chopin les deux vers de +Shelley: (Peter Bell the third) + + He was a mighty poet--and + A subtle-souled psychologist. + +L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet +«originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by +pedantry;...» de ces: «outpourings of an unwordly and tristful soul, +those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,--those +exquisite embodiments of fugitive thoughts,--those infinitesimal +delicacies», qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin. +L'auteur anglais dit plus loin: «One thing is certain, viz: to play with +proper feeling and correct execution the _Préludes_ and _Studies_ of +Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and +moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to +their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the +necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker +than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works +of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or +a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out +passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be +looked for throughout the entire range of his compositions, the +prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as +beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony +as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and +out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you +are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a +path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith +and a devotion, _a desire to appreciate, and a determination to +understand_, are absolutely necessary, to do it anything like adequate +justice....... Chopin in his _Polonaises_ and in his _Mazoures_ has +aimed at those characteristics which distinguish the national music of +his country so markedly from that of all others, that quaint +idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious +mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly +individualize the music of those northern countries, whose language +delights in combination of consonants........»] + +Arrivé à Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui +l'électrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que +son abattement allait se dissiper. Il crut peut-être lui-même, ou +feignit de croire, qu'il parviendrait à le vaincre en jetant tout dans +l'oubli, jusqu'à ses habitudes passées; en négligeant les prescriptions +des médecins, les précautions qui lui rappelaient son état maladif. Il +joua deux fois en public et maintes fois dans des soirées particulières. +Chez la duchesse de Sutherland, il fut présenté à la reine; après cela, +tous les salons distingués recherchèrent plus encore l'avantage de le +posséder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, +s'exposa à toutes les fatigues, sans se laisser arrêter par aucune +considération de santé. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans +paraître la rejeter? Mourir, sans donner à personne ni le remords, ni la +satisfaction de sa mort? + +Il partit enfin pour Édimbourg, dont le climat lui fut particulièrement +nuisible. À son retour d'Écosse, il se trouva très affaibli; les +médecins l'engagèrent à abandonner au plus tôt l'Angleterre, mais il +ajourna longtemps son départ. Qui pourrait dire le sentiment qui causait +ce retard?... Il joua encore à un concert donné pour les Polonais. +Dernier signe d'amour envoyé à sa patrie, dernier regard, dernier soupir +et dernier regret! Il fut fêté, applaudi et entouré, par tous les siens. +Il leur dit à tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir être +éternel. + +Quelle pensée occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour +rentrer dans Paris?... Ce Paris, si différent pour lui de celui qu'il +avait trouvé sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris +dès son arrivée par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les +conseils et l'intelligente direction lui avaient déjà sauvé la vie dans +l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des années la +prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte +lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce découragement final si +dangereux, dans des moments où la disposition d'esprit exerce tant +d'empire sur les progrès de la maladie. Chopin proclama aussitôt que +personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prétendant ne plus +avoir confiance en aucun médecin. Il en changea constamment depuis lors, +mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte +d'accablement irrémédiable s'empara de lui; on eût dit qu'il savait +avoir obtenu son but, avoir épuisé les dernières ressources de la vie, +nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne +venant lutter contre cette amère apathie. + +Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus été à même de travailler +avec suite. Il retouchait de temps à autre quelques feuilles ébauchées, +sans réussir à en coordonner les pensées. Un respectueux soin de sa +gloire lui dicta le désir de les voir brûlées pour empêcher qu'elles +fussent tronquées, mutilées, transformées en œuvres posthumes peu dignes +de lui. Il ne laissa de manuscrits achevés qu'un dernier _Nocturne_ et +une _Valse_ très courte, comme un lambeau de souvenir. + +En dernier lieu, il avait projeté d'écrire une méthode de piano, dans +laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son +art, consigné le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses +innovations et de son intelligente expérience. La tâche était sérieuse +et exigeait un redoublement d'application, même pour un travailleur +aussi assidu que l'était Chopin. En se réfugiant dans ces arides +régions, il voulait peut-être fuir jusqu'aux émotions de l'art, auquel +la sérénité, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au +l'enténèbrement du cœur, prêtent des aspects si différents! Il n'y +chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda +plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie: +_l'oubli_!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni +l'étourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine +de venin, compenser en intensité le temps qu'elles enlèvent aux +douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui +«conjure les orages de l'âme»,--_der Seele Sturm beschwört_,--en +engourdissant la mémoire, lorsqu'il ne l'anéantit pas. Un poète, qui fut +aussi la proie d'une inconsolable mélancolie, chercha également, en +attendant une mort précoce, l'apaisement de ces regrets découragés dans +le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de +la vie à la fin d'une mâle élégie! + + Beschäftigung, die nie ermattet, + Die langsam schafft, doch nie zerstört, + Die zu dem Bau der Ewigkeiten + Zwar Sandkorn nur für Sandkorn reicht, + Doch von der grossen Schuld der Zeiten + Minuten, Tage, Jahre streicht»[37]. + +[Note 37: Schiller, _Die Ideale_.] + +Mais les forces de Chopin ne suffirent plus à son dessein; cette +occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en idée le +contour de son projet, il en parla à diverses reprises, l'exécution lui +en devint impossible. Il ne traça que quelques pages de sa méthode; +elles furent consumées avec le reste. + +Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis +commencèrent à prendre un caractère désespéré. Il ne quitta bientôt plus +son lit et ne parla presque plus. Sa sœur, arrivée de Varsovie à cette +nouvelle, s'établit à son chevet et ne s'en éloigna pas. Il vit ce +redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces présages, +sans témoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa +fin avec un calme et une résignation toute masculine, voulant dérober à +tous, se dérober peut-être à lui-même, ce qu'il avait pu faire pour +l'amener et la hâter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de +prévoir un lendemain. Ayant toujours aimé à changer de demeure, il +manifesta encore ce goût en prenant alors un autre logement, pour +éviter, disait-il, les incommodités de celui qu'il occupait; il disposa +son ameublement à neuf, en se préoccupant à cet effet d'arrangements +minutieux. Quoiqu'il fût bien mal, ne se faisait certainement pas +illusion sur son état, il s'obstina à ne point décommander les mesures +qu'il avait ordonnées pour l'installation de son nouvel appartement. +Bientôt, on commença à déménager certains objets et il arriva que, le +jour même de son décès, on transportait quelques meubles dans des +chambres où il ne devait plus entrer! + +Craignit-il que la mort ne remplît pas ses promesses? Qu'après l'avoir +touché de son doigt, elle ne le laissât encore une fois à la terre? Que +la vie ne lui fût plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre +après en avoir rompu tous les fils? Éprouvait-il cette double influence +qu'ont ressentie quelques organisations supérieures à la veille +d'événements qui décidaient de leur sort, contradiction flagrante entre +le cœur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose +le prévoir? Dissemblance si entière entre des prévisions simultanées, +qu'à certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des +discours que leurs actions semblaient démentir, qui néanmoins +découlaient d'une égale persuasion? Nous croirions plutôt qu'après avoir +succombé à un impérieux désir de quitter cette vie, après avoir fait en +Angleterre tout ce qu'il fallait pour abréger ses derniers jours, il +voulut écarter tout ce qui eût pu laisser soupçonner cette faiblesse, +qu'avec sa manière de voir il eût jugé dans un autre romanesque, +théâtrale, ridicule. Il eût rougi d'agir comme les héros des mélodrames +qu'il détestait, comme un Bocage en scène[38], comme un personnage +quelconque d'un de ces romans du jour qu'il méprisait profondément. Si, +malgré ces mépris, malgré ces dédains, il n'avait pu résister à la +grande fascination de la mort, cette dernière ivresse de ceux que le +désespoir a intoxiqué de son amer et vertigineux breuvage, il chercha +probablement à ce que personne ne découvre cette défaillance, commune à +tous ceux qui furent blessés par une femme d'une de ces blessures dont +on ne guérit qu'en en mourant! + +[Note 38: Bocage, un des acteurs les plus renommés du temps de +Mme Dorval, était dans l'art dramatique un des brillants +représentants du romantisme échevelé et, à ce titre, il fut pendant +quelque temps très bien vu à Nohant.] + +En apprenant qu'il était si mal, et dans l'absence d'un ecclésiastique +polonais qui avait été autrefois le confesseur de Chopin, l'abbé +Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l'émigration, +vint le voir, quoique leurs rapports eussent été détendus dans les +dernières années. Renvoyé trois fois par ceux qui l'entouraient, il +connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas être certain +de le voir sitôt qu'il le saurait si près de lui. Aussi, quand il eut +trouvé moyen de lui faire connaître sa présence, il en fut reçu sans +délai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri, +contusionné, saignant, haletant, à bout de douleurs et de courage, +quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette +crainte et de cette trépidation intérieure qu'on éprouve toujours, +lorsque, ayant été ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et +qu'on se retrouve en présence d'un de ses ministres, dont la seule vue +rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli. + +L'abbé Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours à la même +heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il +fût survenu la moindre différence dans leurs rapports. Il lui parlait +toujours polonais, comme s'ils s'étaient vus la veille, comme s'il ne +s'était rien passé dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas à +Paris, mais à Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui +avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclésiastiques émigrés, des +nouvelles persécutions qui étaient fondues sur la religion en Pologne, +des églises enlevées au culte, des milliers de confesseurs envoyés en +Sibérie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs +morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refusé d'abandonner leur +foi!... Il est aisé de deviner combien de tels récits pouvaient se +prolonger! Les détails abondaient, tous plus émouvants, plus poignants, +plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres. + +Les visites du père Jelowicki, en se répétant, devenaient tous les jours +plus intéressantes pour le pauvre alité. Elles le reportaient tout +naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphère +natale; elles renouaient son présent à son passé, elles le ramenaient +en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chère Pologne qu'il revoyait +plus que jamais couverte de sang, baignée de larmes, flagellée et +déchirée, humiliée et raillée, mais toujours reine sous sa pourpre de +dérision et sous sa couronne d'épines. Un jour, Chopin dit tout +simplement à son ami qu'il ne s'était pas confessé depuis longtemps et +voudrait le faire, ce qui eut lieu à l'instant même, le confessé et le +confesseur s'étant déjà depuis longtemps préparés, sans se le dire, à ce +grand et beau moment. + +À peine le prêtre et l'ami eut-il prononcé la dernière parole de +l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et +souriant à la fois, l'embrassa de ses deux bras, «à la polonaise», en +s'écriant: «Merci, merci mon cher! Grâce à vous, je ne mourrai pas +_comme un cochon (iak swinia)!_» Nous tenons ces détails de la bouche +même de l'abbé Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses +_Lettres spirituelles_. Il nous disait la profonde commotion que +produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement +énergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'élégance +de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si étrange sur ses +lèvres, semblait rejeter de son cœur tout un monde de dégoûts qui s'y +était amassé! + +De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l'ombre fatale +apparaissait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme; les +souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se +multipliaient et, à chaque fois, rapprochaient davantage la dernière. +Lorsqu'elles faisaient trêve, Chopin retrouva jusqu'à la fin sa présence +d'esprit; sa volonté vivace ne perdait ni la lucidité de ses idées, ni +la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait à ses +moments de répit, témoignent de la calme solennité avec laquelle il +voyait approcher sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec +lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu'intimes durant le +séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au +cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Cherubini; le désir de +connaître ce grand maître, dans l'admiration duquel il avait été élevé, +fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se +rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait +pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini +et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se +rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de +l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanéité, l'entrain, le +_brio_ de l'autre. Il était désireux de réunir, dans une manière grande +et élevée, la vaporeuse vaguesse de l'émotion spontanée aux mérites des +maîtres consommés, respirant le sentiment mélodique comme l'auteur de +_Norma_, aspirant à la valeur harmonique du docte vieillard qui avait +écrit _Médée_. + +Continuant jusqu'à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à +revoir personne pour la dernière fois, mais il dora d'une +reconnaissance attendrie les remercîments qu'il adressait aux amis qui +venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissèrent plus ni +doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus à la +journée, à l'heure suivante. La sœur de Chopin et M. Gutmann, +l'assistant constamment, ne s'éloignèrent plus un instant de lui. La +comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que +le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne +pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle, si grande à ce +moment suprême. + +Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui +agitent les cœurs, quelque force ou quelque indifférence qu'ils +déploient en face d'accidents imprévus qui sembleraient devoir être le +plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort récèle une imposante +majesté, qui émeut, frappe, attendrit et élève les âmes les moins +préparées à ces saints recueillements. Le départ lent et graduel de l'un +d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystérieuse gravité de ses +pressentiments secrets, des révélations intraduisibles qu'il reçoit, de +ses commémorations d'idées et de faits, sur ce seuil étroit qui sépare +le passé de l'avenir, le temps de l'éternité, nous remue plus +profondément que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les +abîmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent +des villes entières de leurs écharpes enflammées, les horribles +alternatives subies par le fragile navire dont la tempête se fait un +hochet, le sang que font couler les armes en le mêlant à la sinistre +fumée des batailles, l'horrible charnier lui-même qu'un fléau contagieux +établit dans les habitations, nous éloignent moins sensiblement de +toutes les indignes attaches _qui passent, qui lassent, qui cassent_, +que la vue prolongée d'une âme consciente d'elle même, contemplant +silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de +l'éternité. Le courage, la résignation, l'élévation, l'affaissement qui +la familiarisent avec l'inévitable dissolution, si répugnante à nos +instincts, impressionnent plus profondément les assistants que les +péripéties les plus affreuses, lorsqu'elles dérobent le tableau de ce +déchirement et de cette méditation. + +Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient +constamment réunies quelques personnes qui venaient tour à tour auprès +de lui, recueillir son geste et son regard à défaut de sa parole +éteinte! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marcelline +Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son +propre nom, comme l'élève préférée du poète, la confidente des secrets +de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures près du +mourant. Elle ne le quitta à ses derniers moments, qu'après avoir +longtemps prié auprès de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions +et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumière et de félicité! + +Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les +précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec +patience et grande force d'âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à +cet instant, était vivement émue; ses larmes coulaient. Il l'aperçut +debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant +aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des +peintres; il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment +vint où la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de +chanter. On crut d'abord qu'il délirait, mais il répéta sa demande avec +instance. Qui eût osé s'y opposer? Le piano du salon fut roulé jusqu'à +la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans +la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes, +ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si +pathétique expression. + +Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'écoutait. Elle chanta le +fameux cantique à la Vierge qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella. +«Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!» +Quoique accablée par l'émotion, la comtesse eut le noble courage de +répondre à ce dernier vœu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au +piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout +le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent +à genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de +la comtesse; elle plana comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs +et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. +C'était à la tombée de la nuit; une demi-obscurité prêtait ses ombres +mystérieuses à cette triste scène. La sœur de Chopin, prosternée près de +son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus guère cette attitude, +tant que vécut ce frère si chéri d'elle!... + +Pendant la nuit, l'état du malade empira; il fut mieux au matin du +lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant désigné et +propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En +l'absence du prêtre-ami avec lequel il avait été très lié depuis leur +commune expatriation, ce fut naturellement l'abbé Jelowicki qui arriva. +Lorsque le saint viatique et l'extrême-onction lui furent administrés, +il les reçut avec une grande dévotion, en présence de tous ses amis. Peu +après, il fit approcher de son lit tous ceux qui étaient présents, un à +un, pour leur dire à chacun un dernier adieu, appelant la bénédiction de +Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances. Tous les genoux se +ployèrent, les fronts s'inclinèrent, les paupières étaient humides, les +cœurs serrés et élevés. + +Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du +jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne prononça plus un mot et +semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est +que vers onze heures du soir qu'une dernière fois, il se sentit quelque +peu soulagé. L'abbé Jelowicki ne l'avait plus quitté. À peine Chopin +eut-il recouvré la parole, qu'il désira réciter avec lui les litanies et +les prières des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement +intelligible. À partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée +sur l'épaule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie +lui avait consacré et ses jours et ses veilles. + +Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux +heures, l'agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son +front; après un court assoupissement, il demanda d'une voix à peine +audible: «Qui est près de moi?» Il pencha sa tête pour baiser la main de +M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'âme dans ce dernier témoignage +d'amitié et de reconnaissance. Il expira comme il avait vécu, en +aimant!--Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se précipita autour +de son corps inanimé et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on +versa autour de lui. + +Son goût pour les fleurs étant bien connu, le lendemain il en fut +apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé, la +chambre entière, disparurent sous leurs couleurs variées; il sembla +reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un +calme inaccoutumé, sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la +souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la +mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu'on modela +de suite et qu'on exécuta depuis en marbre pour son tombeau. + +L'admiration pieuse de Chopin pour le génie de Mozart, lui fit demander +que son _Requiem_ fût exécuté à ses funérailles; ce vœu fut accompli. +Ses obsèques eurent lieu à l'église de la Madeleine, le 30 octobre 1849, +retardées jusqu'à ce jour afin que l'exécution de cette grande œuvre fût +digne du maître et du disciple. Les principaux artistes de Paris +voulurent y prendre part. À l'introït on entendit la _Marche funèbre_ du +grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumentée à cette +occasion par M. Reber. Le mystérieux souvenir de la patrie qu'il y avait +enfoui, accompagna le noble barde polonais à son dernier séjour. À +l'offertoire, M. Lefébure-Wély exécuta sur l'orgue les admirables +_Préludes_ de Chopin en _si_ et _mi mineurs_. Les parties de solos du +_Requiem_ furent réclamées par Mmes Viardot et Castellan; Lablache, +qui avait chanté le _Tuba mirum_ de ce même _Requiem_, en 1827, à +l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui +alors en avait joué la partie de timbales, conduisit le deuil avec le +prince Adam Czartoryski. Les coins du poêle étaient tenus par le prince +Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann. + +Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon +nos désirs, nous espérons que l'attrait qu'à si juste titre son nom +exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si à ces lignes, empreintes du +souvenir de ses œuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la +vérité d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis, +pourra seule prêter un don persuasif et sympathique, il nous fallait +ajouter encore les mots que nous dicterait l'inévitable retour sur +soi-même, que fait faire à l'homme chaque mort qui enlève d'autour de +lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens +noués par son cœur illusionné et confiant, d'autant plus douloureusement +qu'ils avaient été assez solides pour survivre à cette jeunesse, nous +dirions que dans le courant d'une même année nous avons perdu les deux +plus chers amis que nous ayons rencontrés dans notre carrière +voyageuse. + +L'un deux est tombé sur la brèche des guerres civiles! Héros vaillant et +malheureux, il succomba à une mort affreuse, dont les horribles tortures +n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrépide +sang-froid, sa chevaleresque témérité. Jeune prince d'une rare +intelligence, d'une prodigieuse activité, en qui la vie circulait avec +le pétillement et l'ardeur d'un gaz subtil, doué de facultés éminentes, +il n'avait encore réussi qu'à dévorer des difficultés par son +infatigable énergie, en se créant une arène où ces facultés eussent pu +se déployer avec autant de succès dans les joutes de la parole et le +maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits +d'armes.--L'autre a expiré en s'éteignant lentement dans ses propres +flammes; sa vie, passée en dehors des événements publics, fut comme une +chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les +traces qu'ont laissées ses chants. Il a terminé ses jours sur une terre +étrangère dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidèle à +l'éternel veuvage de la sienne: poète à l'âme endolorie, pleine de +replis, de réticences et des chagrins ennuis. + +La mort du prince Félix Lichnowsky rompit l'intérêt direct que pouvait +avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence était +liée. Celle de Chopin nous ravit les dédommagements que renferme une +compréhensive amitié. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves +irrécusables ont été données par cet artiste exclusif pour nos +sentiments et notre manière d'envisager l'art, eût adouci les déboires +et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encouragé et +fortifié nos premières tendances et nos premiers essais. + +Puisqu'il nous est échu en partage de rester après eux, nous avons voulu +du moins témoigner de la douleur que nous en éprouvons; nous avons senti +l'obligation de déposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la +tombe du remarquable musicien qui a passé parmi nous. Aujourd'hui que la +musique poursuit un développement si général et si grandiose, il nous +apparaît à quelques égards semblable à ces peintres du quatorzième et du +quinzième siècle, qui resserraient les productions de leur génie sur les +marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des +traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers brisé les +raideurs byzantines, ils ont légué ces types ravissants que devaient +transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les +Francia, les Pérugin, les Raphaël à venir. + + * * * * * + +Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mémoire des grands +hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composées de +pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi +grandissait insensiblement à une hauteur inattendue, l'œuvre anonyme de +tous. De nos jours, des monuments sont encore érigés par un procédé +analogue; mais, grâce à une heureuse combinaison, au lieu de ne bâtir +qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt à +une œuvre d'art, destinée à perpétuer le muet souvenir qu'on voulait +honorer, en réveillant dans les âges futurs, à l'aide de la poésie du +ciseau, les sentiments éprouvés par les contemporains. Les souscriptions +ouvertes pour élever des statues et des tombes magnifiques aux hommes +qui ont illustré leur pays et leur époque, produisent ce résultat. + +Aussitôt après le décès de Chopin, M. Camille Pleyel conçut un projet de +ce genre en établissant une souscription, qui, conformément à toute +prévision, atteignit rapidement un chiffre considérable, dans le but de +lui faire exécuter au Père-Lachaise un monument en marbre. Pour notre +part, en songeant à notre longue amitié pour Chopin, à l'admiration +exceptionnelle que nous lui avions vouée dès son apparition dans le +monde musical; à ce que, artiste comme lui, nous avions été le fréquent +interprète de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprète +aimé et choisi par lui; à ce que nous avons plus souvent que d'autres +recueilli de sa bouche les procédés de sa méthode; à ce que nous nous +sommes identifié en quelque sorte à ses pensées sur l'art et aux +sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui +s'établit entre un écrivain et son traducteur,--nous avons cru que ces +circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter +une pierre brute et anonyme à l'hommage qui lui était rendu. Nous avons +considéré que les convenances de l'amitié et du collègue exigeaient de +nous un témoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre +admiration convaincue. Il nous a semblé que ce serait nous manquer à +nous-même, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de +faire parler notre affliction sur sa pierre sépulcrale, comme il est +permis à ceux qui n'espèrent jamais remplacer dans leur cœur le vide +qu'y laisse une irréparable perte!... + +F. LISZT. + +FIN. + +Imprimerie de Breitkopf et Härtel à Leipzig. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN *** + +***** This file should be named 21669-0.txt or 21669-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/1/6/6/21669/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: F. Chopin + +Author: Franz Liszt + +Release Date: June 3, 2007 [EBook #21669] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net) + + + + + + + + + +F. CHOPIN + +PAR + +F. LISZT + +QUATRIME DITION + +LEIPZIG + +BREITKOPF ET HAERTEL + +IMPRIMEURS-DITEURS + +1890 + +Tous droits rservs. + + + + +TABLE DES MATIRES + + +I. Caractre gnral des Oeuvres de Chopin + +II. Polonaises + +III. Mazoures + +IV. Virtuosit de Chopin + +V. Individualit de Chopin + +VI. Jeunesse de Chopin + +VII. Llia + +VIII. Derniers temps, derniers instants + + + + +I. + +Weimar 1850. + + +Chopin! doux et harmonieux gnie! Quel est le coeur auquel il fut cher, +quelle est la personne laquelle il fut familier qui, en l'entendant +nommer, n'prouve un tressaillement, comme au souvenir d'un tre +suprieur qu'il eut la fortune de connatre? Mais, quelque regrett +qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous +est peut-tre permis de douter que le moment soit dj venu o, apprci + sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulirement +sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui rserve +l'avenir. + +S'il a t souvent prouv que _nul n'est prophte en son pays_, n'est-il +pas d'exprience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le +pressentent et le rapprochent par leurs oeuvres, ne sont pas reconnus +prophtes par leurs temps?... vrai dire, pourrait-il en tre +autrement? Sans nous en prendre ces sphres o le raisonnement +devrait, jusqu' un certain point, servir de garant l'exprience, nous +oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout gnie innovateur, +tout auteur qui dlaisse l'idal, le type, les formes dont se +nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour voquer +un idal nouveau, crer de nouveaux types et des formes inconnues, +blessera sa gnration contemporaine. Ce n'est que la gnration +suivante qui comprendra sa pense, son sentiment. Les jeunes artistes +groups autour de cet inventeur auront beau protester contre les +retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants +avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres +arts, il est quelquefois rserv au temps seul de rvler toute la +beaut et tout le mrite des inspirations et des formes nouvelles. + +Les formes multiples de l'art n'tant qu'une sorte d'incantation, dont +les formules trs diverses sont destines voquer dans son cercle +magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre +sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en +communiquer les frmissements, le gnie se manifeste par l'invention de +formes nouvelles, adaptes parfois des sentiments qui n'avaient point +encore surgi dans le cercle enchant. Dans la musique, ainsi que dans +l'architecture, la sensation est lie l'motion sans l'intermdiaire +de la pense et du raisonnement, comme il en est dans l'loquence, la +posie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on +connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit +avoir saisi avant que le coeur en soit touch. Comment alors la seule +introduction de formes et de modes inusits, ne serait-elle pas dj +dans cet art un obstacle la comprhension immdiate d'une oeuvre?... La +surprise, la fatigue mme, occasionnes par l'tranget des impressions +inconnues que rveillent une manire de procder, une manire d'exprimer +ses penses et son sentiment, une manire de dire dont on n'a point +encore appris la porte, le charme et le secret, font paratre au grand +nombre les oeuvres conues en ces conditions imprvues, comme crites +dans une langue qu'on ignore et qui, par cela mme, semble d'abord +barbare! + +La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par _a_ + _b_ +des raisons pour lesquelles les anciennes rgles sont autrement +appliques, autrement employes, successivement transformes, afin de +correspondre des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent +tablies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opinitrement +d'tudier avec suite les oeuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce +qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans +changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par l +repousser du pur domaine de l'art sacr et radieux, un patois indigne +des matres qui l'ont illustr. Cette rpulsion, plus vive en des +esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre +ce qu'ils savent s'y attachent comme des dogmes _hors desquels pas de +salut_, devient encore plus forte, plus imprieuse, quand sous des +formes nouvelles un gnie novateur introduit dans l'art des sentiments +qui n'y avaient pas encore t exprims. Alors on l'accuse de ne savoir +ni ce qu'il est permis l'art de dire, ni la manire dont il doit le +dire. + +Les musiciens ne sauraient mme esprer que la mort apporte leurs +travaux cette _plus value_ instantane qu'elle donne ceux des +peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses +manuscrits, le subterfuge d'un des grands matres flamands qui voulut de +son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de rpandre +le bruit de son dcs pour faire renchrir les toiles dont il avait eu +soin de garnir son atelier. Les questions d'cole peuvent aussi dans les +arts plastiques retarder, de leur vivant, l'apprciation quitable de +certains matres. Qui ne sait que les admirateurs passionns de Rafael +fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on mconnut longtemps +en France le mrite d'Ingres, dont ensuite les partisans dnigrrent +celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhrents de Cornlius +anathmatisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en +peinture ces guerres d'cole arrivent plus tt une solution quitable, +parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposs, tous +peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le +penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est mme de l'tudier +consciencieusement et d'y dcouvrir le mrite rel de la pense et des +formes encore inusites. Il lui est toujours ais de les revoir et de +juger avec quit, pour peu qu'il le veuille, l'union adquate qui s'y +trouve ou non du sentiment et de la forme. + +En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens +matres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se +familiariser avec les productions d'une cole qui surgit. Ils ont soin +de les soustraire tout fait la connaissance du public. Si par +mgarde quelque oeuvre nouvelle, crite dans un style nouveau, vient +tre excute, non contents de la faire attaquer par tous les organes de +la presse qu'ils tiennent leur disposition, ils empchent qu'on la +joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les +conservatoires, les salles de concert et les salons, en tablissant +contre tout auteur qui cesse d'tre un imitateur, un systme de +prohibition qui s'tend des coles, o se forment le got des virtuoses +et des matres de chapelle, aux leons, au cours, aux excutions +publiques, prives et intimes, o se forme le got des auditeurs. + +Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement esprer de convertir +peu peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la +rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles toute conversion, +en ayant prise par la publicit mme de leur oeuvre sur toutes les mes +ingnues, sur celles qui sont suprieures aux petites taquineries +d'atelier atelier. Le musicien novateur est condamn attendre une +gnration suivante pour tre d'abord entendu, puis cout. En dehors du +thtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres +normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut gure esprer de +conqurir un public de son vivant; c'est--dire, de voir le sentiment +qui l'a inspir, la volont qui l'a anim, la pense qui l'a guid, +gnralement comprises, clairement prsentes quiconque lit ou excute +ses oeuvres. Il lui faut l'avance courageusement renoncer voir le +mrite et la beaut de la forme dont il a revtu son sentiment et sa +pense, gnralement apprcies et reconnues par les artistes, ses +gaux, avant un quart de sicle; pour mieux dire, avant sa mort. +Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce +que parce qu'elle donne toutes les mauvaises petites passions des +rivalits locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des +rputations en vogue, en opposant leurs plates productions les oeuvres +de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime +rtrospective que l'envie emprunte chez la justice, la comprhension +sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au gnie ou au +talent hors ligne. + +Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-tre +que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils +empchent le succs, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir +compte de la difficult relle qu'ils prouvent comprendre les +beauts qu'ils mconnaissent, apprcier les mrites qu'ils nient avec +tant d'obstination? L'oue est un sens infiniment plus sensible, plus +nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux +simples besoins de la vie, il porte au cerveau des motions lies ses +sensations, des penses formules par les divers modes que les sons +affectent, au moyen de leur succession qui produit la mlodie, de leur +groupement qui donne le rhythme, de leur simultanit qui constitue +l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine s'accoutumer ses +nouvelles formes qu' celles qui affectent le regard. L'oeil se fait bien +plus rapidement des contours maigres ou exubrants, des lignes +anguleuses ou rebondissantes, un emploi exagr de couleurs ou une +absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austre ou +pathtique d'un matre travers sa manire, que l'oreille ne se fait + l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en +saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble +vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et +esthtique la fois, comme les transitions voulues par un style en +architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne +s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que +d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant +aux fibres les plus dlicates du coeur humain le blesse et le fait +souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point. + +Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus +vives qui, le moins enchanes par l'attrait de l'habitude des formes +anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable +mme en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosit, puis +de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce +qu'il dit, comme par la manire dont il le dit, l'idal nouveau d'une +nouvelle poque, aux types naissants d'une priode qui va succder une +autre. C'est grce ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui +dpeint leurs impressions et donne vie leurs pressentiments, que le +nouveau langage pntre dans les rgions rcalcitrantes du public; c'est +grce elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la porte, la +construction, et se dcide rendre justice aux qualits ou aux +richesses qu'il renferme. + +Quelle que soit donc la popularit dj acquise une partie des +productions du matre dont nous voulons parler, de celui que les +souffrances avaient bris longtemps avant sa fin, il est prsumer que +dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une +estime moins superficielle et moins lgre que celle qui leur est +accorde maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire +de la musique, feront sa part, et elle sera grande, celui qui y marqua +par un si rare gnie mlodique, par de si merveilleuses inspirations +rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du +tissu harmonique, que ses conqutes seront prfres avec raison +mainte oeuvre de surface plus tendue, joue et rejoue par de grands +orchestres, chante et rechante par une quantit de _prime donne_. + +Le gnie de Chopin fut assez profond et assez lev, assez riche +surtout, pour avoir pu s'tablir de prime abord, si non de prime saut, +dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses ides musicales furent +assez grandes, assez arrtes, assez nombreuses, pour se rpartir +travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pdants +lui eussent reproch de n'tre point polyphone, il avait de quoi se +moquer des pdants en leur prouvant que la polyphonie, tout en tant une +des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des +plus expressives, des plus majestueuses ressources du gnie musical, ne +reprsente, aprs tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des +formes du style dans l'art, plus usit par tel auteur, plus gnral en +telle poque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette +poque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art +n'tant pas l pour mettre en oeuvre ses ressources en tant que +ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est +vident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et +ces ressources sont utiles ou ncessaires l'expression de sa pense +et de son sentiment. Pour peu que la nature de son gnie et celle des +sujets qu'il choisit ne rclament point ces formes, n'aient pas besoin +de ces ressources, il les laisse de ct comme il laisse reposer le +fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand +il n'a qu'en faire. + +Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles +atteindre que d'autres, qui tmoigne du gnie de l'artiste. Son gnie se +rvle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure sa +noblesse, il se tmoigne dfinitivement dans une union si adquate du +_sentiment_ et de la _forme_ qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un +sans l'autre, l'un tant comme le revtement naturel, l'irradiation +spontane de l'autre. Rien ne prouve mieux que les penses de Chopin +eussent pu facilement tre acclimates par lui dans l'orchestre, que la +facilit avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus +remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique +symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut +point. Ce ne fut ni modestie outre, ni ddain mal plac; ce fut la +conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux son +sentiment, cette conscience tant un des attributs les plus essentiels +du gnie dans tous les arts, mais spcialement dans la musique. + +En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve +d'une des qualits les plus prcieuses dans un grand crivain et +certainement les plus rares dans un crivain ordinaire: la juste +apprciation de la forme dans laquelle il lui est donn d'exceller. +Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un srieux mrite, nuisit +l'importance de sa renomme. Difficilement peut-tre un autre, en +possession de si hautes facults mlodiques et harmoniques, et-il +rsist aux tentations que prsentent les chants de l'archet, les +alanguissements de la flte, les temptes de l'orchestre, les +assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore +croire la seule messagre de la vieille desse dont nous briguons les +subites faveurs. Quelle conviction rflchie ne lui a-t-il point fallu +pour se borner un cercle plus aride en apparence, determin y faire +clore par son gnie et son travail des produits qui, premire vue, +eussent sembl rclamer un autre terrain pour donner toute leur +floraison? Quelle pntration intuitive ne rvle pas ce choix exclusif +qui, arrachant certains effets d'orchestre leur domaine habituel o +toute l'cume du bruit ft venue se briser leurs pieds, les +transplantait dans une sphre plus restreinte, mais plus idalise? +Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument +n'a-t-elle pas prsid cette renonciation volontaire d'un empirisme si +rpandu, qu'un autre et probablement considr comme un contresens +d'enlever d'aussi grandes penses leurs interprtes ordinaires! Que +nous devons sincrement admirer cette unique proccupation du beau pour +lui-mme qui, en faisant ddaigner Chopin la propension commune de +rpartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mlodie, lui +permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant les +concentrer dans un moindre espace! + +Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir +sa pense intgralement reproduite sur l'ivoire du clavier, russissant +dans son but de ne lui rien faire perdre en nergie sans prtendre aux +effets d'ensemble et la brosse du dcorateur. On n'a point encore +assez srieusement et assez attentivement apprcie la valeur du dessin +de ce burin dlicat, habitu qu'on est de nos jours ne considrer +comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laiss pour le +moins une demi-douzaine d'opras, autant d'oratorios et quelques +symphonies, demandant ainsi chaque musicien de faire tout, mme un peu +plus que tout. Cette manire d'valuer le gnie, qui, par essence, est +une qualit, la quantit et la dimension de ses oeuvres, si +gnralement rpandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse +trs problmatique! + +Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile obtenir et la +supriorit relle des chantres piques, qui dploient sur un large plan +leurs splendides crations. Mais nous dsirerions qu'on applique la +musique le prix qu'on met aux proportions matrielles dans les autres +branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une +toile de vingt pouces carrs, comme la _Vision d'Ezchiel_ ou le +_Cimetire_ de Ruysdal, parmi les chefs-d'oeuvre valus plus haut que +tel tableau de vaste dimension, ft-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En +littrature, Larochefoucauld est-il moins un crivain de premier ordre +pour avoir toujours resserr ses _Penses_ dans de si petits cadres? +Uhland et Petofi sont-ils moins des potes nationaux, pour n'avoir pas +dpass la posie lyrique et la _Ballade_? Ptrarque ne doit-il pas son +triomphe ses _Sonnets_, et de ceux qui ont le plus rpt leurs suaves +rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son pome sur +l'Afrique? + +Nous sommes certains de voir bientt disparatre les prjugs qui +disputent encore l'artiste, n'ayant produit que des _Lieder_ pareils +ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supriorit d'crivain sur +tel autre qui aura partitionn les plates mlodies de bien des opras +que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientt par tenir +surtout compte, dans les compositions diverses, de l'loquence et du +talent avec lesquels seront exprims les penses et les sentiments du +pote, quels que soient du reste l'espace et les moyens employs pour +les interprter. + +Or, on ne saurait tudier et analyser avec soin les travaux de Chopin +sans y trouver des beauts d'un ordre trs lev, des sentiments d'un +caractre parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique +aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie +toujours; la richesse, l'exubrance mme, n'excluent pas la clart, la +singularit ne dgnre pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas +dsordonnes, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'lgance des +lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, +on peut le dire, forment poque dans le maniement du style musical. +Oses, brillantes, sduisantes, elles dguisent leur profondeur sous +tant de grce et leur habilit sous tant de charme, que c'est avec peine +qu'on parvient se soustraire assez leur entranant attrait, pour les +juger froid sous le point de vue de leur valeur thorique. Celle-ci a +dj t sentie par plus d'un matre s-sciences, mais elle se fera de +plus en plus reconnatre lorsque sera venu le temps d'un examen attentif +des services rendus l'art durant la priode que Chopin a traverse. + +C'est lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqus, soit +en arpges, soit en batteries; les sinuosits chromatiques et +enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les +petits groupes de notes surajoutes, tombant comme les gouttelettes +d'une rose diapre par-dessus la figure mlodique. Il donna ce genre +de parure, dont on n'avait encore pris le modle que dans les +_fioritures_ de l'ancienne grande cole de chant italien, l'imprvu et +la varit que ne comportait pas la voix humaine, servilement copie +jusque l par le piano dans des embellissements devenus strotypes et +monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par +lesquelles il dota d'un caractre srieux mme les pages qui, vu la +lgret de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prtendre cette +importance. + +Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'ide qu'on en fait jaillir, +l'motion qu'on y fait vibrer, qui l'lve, l'ennoblit et le grandit? +Que de mlancolie, que de finesse, que de sagacit, que _d'art_ surtout +dans ces chefs-d'oeuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers +et les titres si modestes! Ceux d'_tudes_ et de _Prludes_ le sont +aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront +pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a cr et qui +relve, ainsi que toutes ses oeuvres, de l'inspiration de son gnie +potique. Ses _tudes_ crites presque en premier lieu, sont empreintes +d'une verve juvnile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages +subsquents, plus labors, plus achevs, plus combins, pour se perdre, +si l'on veut, dans ses dernires productions d'une sensibilit plus +exquise, qu'on accusa longtemps d'tre surexcite et, par l, factice. +On arrive cependant se convaincre que cette subtilit dans le +maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes +les plus dlicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une +fausse ressemblance avec les recherches de l'puisement. En les +examinant de prs, on est forc d'y reconnatre la claire-vue, souvent +l'intuition sentiment et la pense, mais que le commun des hommes +n'aperoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les +transitions de la couleur, toutes les dgradations de teintes, qui font +l'innarrable beaut et la merveilleuse harmonie de la nature! + +Si nous avions parler ici en termes d'cole du dveloppement de la +musique de piano, nous dissquerions ces merveilleuses pages qui offrent +une si riche glane d'observations. Nous explorerions en premire ligne +ces _Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos_, qui, tous, sont pleins +de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les +rechercherions galement dans ses _Polonaises_, dans ses _Mazoures, +Valses, Bolros_. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail +pareil, qui n'offrirait d'intrt qu'aux adeptes du contre-point et de +la basse chiffre. C'est par le sentiment qui dborde de toutes ces +oeuvres qu'elles se sont rpandues et popularises: sentiment romantique, +minemment individuel, propre leur auteur et profondment sympathique, +non seulement son pays qui lui doit une illustration de plus, mais +tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les +attendrissements de l'amour. + +Ne se contentant pas toujours de cadres dont il tait libre de dessiner +les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois +enclaver aussi sa pense dans les classiques barrires. Il crivit de +beaux _Concertos_ et de belles _Sonates_; toutefois, il n'est pas +difficile de distinguer dans ces productions plus de volont que +d'inspiration. La sienne tait imprieuse, fantasque, irrflchie; ses +allures ne pouvaient tre que libres. Nous croyons qu'il a violent son +gnie chaque fois qu'il a cherch l'astreindre aux rgles, aux +classifications, une ordonnance qui n'taient pas les siennes et ne +pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la +grce se dploie surtout lorsqu'ils semblent aller la drive. + +Il fut peut-tre entran dsirer ce double succs par l'exemple de +son ami Mickiewicz, qui, aprs avoir t le premier doter sa langue +d'une posie romantique, faisant cole ds 1818 dans la littrature +polonaise par ses _Dziady_ et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, +en crivant _Grazyna_ et _Wallenrod_, qu'il savait aussi triompher des +difficults qu'opposent l'inspiration les entraves de la forme +classique; qu'il tait galement matre lorsqu'il saisissait la lyre des +anciens potes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas, +notre avis, aussi compltement russi. Il n'a pu maintenir dans le carr +d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indtermin qui +fait le charme de sa pense. Il n'a pu y enserrer cette indcision +nuageuse et estompe qui, en dtruisant toutes les artes de la forme, +la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables ceux dont +s'entouraient les beauts ossianiques lorsqu'elles faisaient apparatre +aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nues. + +Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare +distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intrt, des +morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'_Adagio_ du second +_Concerto_, pour lequel il avait une prdilection marque et qu'il se +plaisait redire frquemment. Les dessins accessoires appartiennent +la plus belle manire de l'auteur, la phrase principale en est d'une +largeur admirable; elle alterne avec un rcitatif qui pose le ton mineur +et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idale +perfection. Son sentiment, tour tour radieux et plein d'apitoiement, +fait songer un magnifique paysage inond de lumire, quelque +fortune valle de Temp, qu'on aurait fixe pour tre le lieu d'un +rcit lamentable, d'une scne poignante. On dirait un irrparable +malheur accueillant le coeur humain en face d'une incomparable splendeur +de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une +transmutation de teintes attnries, qui empche que rien de heurt ou +de brusque ne vienne faire dissonance l'impression mouvante qu'il +produit, laquelle mlancolise la joie et en mme temps rassrne la +douleur! + +Pourrions-nous ne pas parler de la _Marche funbre_ intercale dans sa +premire sonate, orchestre et excute pour la premire fois la +crmonie de ses obsques? En vrit, on n'aurait pu trouver d'autres +accents pour exprimer avec le mme navrement quels sentiments et quelles +larmes devaient accompagner son dernier repos celui qui avait compris +d'une manire si sublime comment on pleurait les grandes pertes! + +Nous entendions dire un jour un jeune homme de son pays: Ces pages +n'auraient pu tre crites que par un Polonais! En effet, tout ce que +le cortge d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de +solennel et de dchirant, se retrouve dans le glas funbre qui semble +ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique esprance, de religieux +appel une misricorde surhumaine, une clmence infinie, une +justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le +repentir exalt qui claira de la lumire des auroles tant de douleurs +et de dsastres, supports avec l'hrosme inspir des martyrs +chrtiens, rsonne dans ce chant dont la supplication est si dsole. Ce +qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus rsign, de plus croyant +et de plus esprant dans le coeur des femmes, des enfants et des prtres, +y retentit, y frmit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent +ici que ce n'est pas seulement la mort d'un hros qu'on pleure alors que +d'autres hros restent pour le venger, mais bien celle d'une gnration +entire qui a succomb ne laissant aprs elle que les femmes, les +enfants et les prtres. + +Aussi, le ct antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien +n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les +frnsies d'Hcube, les dsespoirs des captives troyennes. Ni cris +perants, ni rauques gmissements, ni blasphmes impies, ni furieuses +imprcations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre +pour de sraphiques soupirs. Une foi superbe anantissant dans les +survivants de cette Ilion chrtienne l'amertume de la souffrance, en +mme temps que la lchet de l'abattement, leur douleur ne conserve plus +aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de +sang et de larmes, elle s'lance vers le ciel et s'adresse au Juge +suprme, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le +coeur de quiconque les coute se brise sous une auguste compassion. La +mlope funbre, quoique si lamentable, est d'une si pntrante douceur +qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait +attidis par la distance imposent un suprme recueillement, comme si, +chants par les anges eux-mmes, ils flottaient dj l-haut aux +alentours du trne divin. + +On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin +sont dpourvues des motions dont il a dpouill ce sublime lan, que +l'homme n'est peut-tre pas mme de ressentir constamment avec une +aussi nergique abngation et une aussi courageuse douceur. De sourdes +colres, des rages touffes, se rencontrent dans maints passages de ses +oeuvres. Plusieurs de ses _tudes_, aussi bien que ses _Scherzos_, +dpeignent une exaspration concentre, un dsespoir tantt ironique, +tantt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont pass plus +inaperues et moins comprises que ses pomes d'un plus tranquille +coloris, en provenant d'une rgion de sentiments o moins de personnes +ont pntr, dont moins de coeurs connaissent les formes d'une +irrprochable beaut. Le caractre personnel de Chopin a pu y contribuer +aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur +gale et enjoue, il laissait peu souponner les secrtes convulsions +qui l'agitaient. + +Ce caractre n'tait pas facile saisir. Il se composait de mille +nuances qui, en se croisant, se dguisaient les unes les autres d'une +manire indchiffrable _a prima vista_. Il tait ais de se mprendre +sur le fond de sa pense, comme avec les slaves en gnral chez qui la +loyaut et l'expansion, la familiarit et la captante _desinvoltura_ des +manires, n'impliquent nullement la confiance et l'panchement. Leurs +sentiments se rvlent et se cachent, comme les replis d'un serpent +enroul sur lui-mme; ce n'est qu'en les examinant trs attentivement +qu'on trouve l'enchanement de leurs anneaux. Il y aurait de la navet + prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prtendue. +Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent leurs +moeurs, qui se ressentent singulirement de leurs anciens rapports avec +l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnit +musulmane, les slaves ont appris d'elle une rserve dfiante sur tous +les sujets qui tiennent aux cordes dlicates et intimes du coeur. On peut + peu prs tre certain qu'en parlant d'eux-mmes, ils gardent toujours +vis--vis de leur interlocuteur des rticences qui leur assurent sur lui +un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer +telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le +plus admirs ou le moins estims; ils se complaisent le drober sous +un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en +toute occurrence du got pour le plaisir de la mystification, depuis les +plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amres et aux +plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie +une formule de ddain la supriorit qu'ils s'adjugent intrieurement, +mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprims. + +L'organisation chtive et dbile de Chopin ne lui permettant pas +l'expression nergique de ses passions, il ne livrait ses amis que ce +qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde press et +proccup des grandes villes, o nul n'a le loisir de deviner l'nigme +des destines d'autrui, o chacun n'est jug que sur son attitude +extrieure, bien peu songent prendre la peine de jeter un coup d'oeil +qui dpasse la superficie des caractres. Mais ceux que des rapports +intimes et frquents rapprochaient du musicien polonais, avaient +occasion d'apercevoir certains moments l'impatience et l'ennui qu'il +ressentait d'tre si promptement cru sur parole. L'artiste, hlas! ne +pouvait venger l'homme!... D'une sant trop faible pour trahir cette +impatience par la vhmence de son jeu, il cherchait se ddommager en +entendant excuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait dfaut, +ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnes de l'homme +plus profondment atteint par certaines blessures qu'il ne lui plat de +l'avouer, comme surnageraient autour d'une frgate pavoise, quoique +prs de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachs par les flots. + +Un aprs-dner, nous n'tions que trois. Chopin avait longtemps jou; +une des femmes les plus distingues de Paris se sentait de plus en plus +envahie par un pieux recueillement, pareil celui qui saisirait la +vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les +ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur +surpris. Elle lui demanda d'o venait l'involontaire respect qui +inclinait son coeur devant des monuments, dont l'apparence ne prsentait + la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le +sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme +des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albtre si +fouill?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles +paupires, avec une sincrit rare dans cet artiste si ombrageux sur +tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les +chsses brillantes de ses oeuvres, il lui rpondit que son coeur ne +l'avait pas trompe dans son mlancolique attristement, car quels que +fussent ses passagers gayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais +d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son coeur, pour +lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune +autre ne possdant d'quivalent au mot polonais de _Zal!_ En effet, il +le rptait frquemment, comme si son oreille et t avide de ce son +qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une +plainte intense, depuis le repentir jusqu' la haine, fruits bnis ou +empoisonns de cette cre racine. + +_Zal!_ Substantif trange, d'une trange diversit et d'une plus trange +philosophie! Susceptible de rgimes diffrents, il renferme tous les +attendrissements et toutes les humilits d'un regret rsign et sans +murmure, aussi longtemps que son rgime direct s'applique aux faits et +aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi +d'une fatalit providentielle, il se laisse traduire alors par, regret +inconsolable aprs une perte irrvocable. Mais, sitt qu'il s'adresse +l'homme et que son rgime devient indirect, en affectant une prposition +qui le dirige vers celui-ci ou celle-l, il change aussitt de +physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes +latins, ni dans celui des idiomes germains.--D'un sentiment plus lev, +plus noble, plus large que le mot grief, il signifie pourtant le +ferment de la rancune, la rvolte des reproches, la prmditation de la +vengeance, la menace implacable grondant au fond du coeur, soit en piant +la revanche, soit en s'alimentant d'une strile amertume! Oui vraiment, +le _Zal!_ colore toujours d'un reflet tantt argent, tantt ardent, +tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est mme pas absent de ses +plus douces rveries. + +Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin, +qu'elles se sont manifestes sensiblement dans ses derniers ouvrages. +Elles ont peu peu atteint une sorte d'irascibilit maladive, arrive +au point d'un tremblement fbrile. Celui-ci se rvle dans quelques-uns +de ses derniers crits par un contournement de sa pense, qu'on est +parfois plus pein que surpris d'y rencontrer.--Suffoquant presque sous +l'oppression de ses violences rprimes, ne se servant plus de l'art que +pour se donner lui-mme sa propre tragdie, aprs avoir d'abord chant +son sentiment, il se prit le dpecer. On retrouve dans les feuilles +qu'il a publies sous ces influences quelque chose des motions +alambiques de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causes par +les phnomnes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi +voluptueux dues des accidents imprvoyables dans l'ordre naturel des +choses, les morbides surexcitations d'un cerveau hallucin, pour remuer +un coeur macr de passions et blas sur la souffrance. + +La mlodie de Chopin devient alors tourmente; une sensibilit nerveuse +et inquite amne un remaniement de motifs d'une persistance acharne, +pnible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de +l'me ou du corps qui n'ont que la mort pour remde. Chopin tait en +proie un de ces mals qui, empirant d'anne en anne, l'a enlev jeune +encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces +des douleurs aigus qui le dvoraient, comme on trouverait dans un beau +corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces oeuvres cessent-elles +pour cela d'tre belles? L'motion qui les inspire, les formes qu'elles +prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand +art?--Non.--Cette motion tant d'une pure et chaste noblesse dans ses +regrets navrants et son irrmdiable dsolation, appartient aux plus +sublimes motifs du coeur humain; son expression demeure toujours dans les +vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une vellit +vulgaire, ni un cri outr et thtral, ni une contorsion laide. Du point +de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'tre diminue, +la qualit de l'toffe harmonique n'en devient que plus intressante par +elle-mme, plus curieuse tudier. + + + + +II. + + +Du reste, les tonalits de sentiment qui dclent une souffrance subtile +et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point +dans les pices plus connues et plus habituellement gotes de l'artiste +qui nous occupe. Ses _Polonaises_ qui, cause des difficults qu'elles +prsentent, sont plus rarement excutes encore qu'elles ne le mritent, +appartiennent ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent +nullement les _Polonaises_ mignardes et fardes la Pompadour, telles +que les ont propages les orchestres de bals, les virtuoses de concerts, +le rpertoire rebattu de la musique manire et affadie des salons. + +Les rhythmes nergiques des _Polonaises_ de Chopin font tressaillir et +galvanisent toutes les torpeurs de nos indiffrences. Les plus nobles +sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. +Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec +la simplicit d'accent qui faisait chez cette nation guerrire le trait +distinctif de ces qualits. Elles respirent une force calme et +rflchie, un sentiment de ferme dtermination joint une gravit +crmonieuse qui, dit-on, tait l'apanage de ses grands hommes +d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous +les dpeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une +intelligence dlie, d'une pit profonde et touchante quoique sense, +d'un courage indomptable, ml une galanterie qui n'abandonne les +enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le +lendemain du combat. Cette galanterie tait tellement inhrente leur +nature, que malgr la compression que des habitudes rapproches de +celles de leurs voisins et ennemis, les infidles de Stamboul, leur +faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie +domestique et en les tenant toujours l'ombre d'une tutelle lgale, +elle a su nanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des +reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de +belles sujettes pour lesquelles les uns risqurent, les autres perdirent +des trnes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, +une Gonzague coquette. + +Chez les Polonais des temps passs, une mle rsolution s'unissant +cette ardente dvotion pour les objets de leur amour qui, en face des +tendards du croissant _aussi nombreux que les pis d'un champ_, dictait +tous les matins Sobieski les plus tendres billets-doux sa femme, +prenait une teinte singulire et imposante dans l'habitude de leur +maintien, noble jusqu' une lgre emphase. Ils ne pouvaient manquer de +contracter le got des manires solennelles en en contemplant les plus +beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils apprciaient, et +gagnaient les qualits tout en combattant leurs envahissements. Il +savaient comme eux faire prcder leurs actes d'une intelligente +dlibration, qui semblait rendre prsente chacun la divise du prince +Boleslas de Pomranie: _Erst wieg's, dann wag's!_ (Pse d'abord, puis +ose!) Ils aimaient rehausser leurs mouvements d'une certaine +importance gracieuse, d'une certaine fiert pompeuse, qui ne leur +enlevait nullement une aisance d'allures et une libert d'esprit +accessibles aux plus lgers soucis de leurs tendresses, aux plus +phmres craintes de leur coeur, aux plus futiles intrts de leur vie. +Comme ils mettaient leur honneur la faire payer cher, ils aimaient +l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui +l'embellissait, rvrer ce qui la leur rendait prcieuse. + +Leurs chevaleresques hrosmes taient sanctionns par leur altire +dignit et une prmditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la +raison aux nergies de la vertu, ils russissaient se faire admirer de +tous les ges, de tous les esprits, de leurs adversaires mmes. C'tait +une sorte de sagesse tmraire, de prudence hasardeuse, de fatuit +fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus +clbre fut l'expdition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et +frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette +longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'clat +et de mutuelles dfrences, entre deux ennemis aussi irrconciliables +dans leurs combats que magnanimes dans leurs trves. + +Durant de longs sicles la Pologne a form un tat dont la haute +civilisation, tout fait autonome, n'tait conforme aucune autre et +devait rester unique dans son genre. Aussi diffrente de l'organisation +fodale de l'Allemagne qui l'avoisinait l'occident, que de l'esprit +despotique et conqurant des Turcs qui ne cessaient d'inquiter ses +frontires d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son +christianisme chevaleresque, par son ardeur combattre les infidles, +d'autre part elle empruntait aux nouveaux matres de Byzance les +enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de +leurs dires sentencieux. Elle fondait ces lments htrognes dans une +socit qui s'assimilait des causes de ruine et de dcadence, avec les +qualits hroques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la +saintet chrtienne[1]. La culture gnrale des lettres latines, la +connaissance et le got de la littrature italienne et franaise, +recouvraient ces tranges contrastes d'un lustre et d'un vernis +classiques. Cette civilisation devait ncessairement apposer un cachet +distinctif ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la +chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il tait +naturel une nation perptuellement en guerre qui rservait pour +l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaa les jeux et les +splendeurs des joutes simules par d'autres ftes, dont des cortges +somptueux formaient le principal ornement. + +[Note 1: On sait de combien de noms glorieux la Pologne a enrichi le +calendrier et le martyrologe de l'glise. Rome accorda l'ordre des +Trinitaires, (_Frres de la Rdemption_), destin racheter les +chrtiens tombs en esclavage chez les infidles, le privilge exclusif +pour ce pays de porter une ceinture rouge sur leur habit blanc, en +mmoire des nombreux martyrs qu'il fournit, principalement dans les +tablissements rapprochs des frontires, tels que celui de +Kamieniec-Podolski.] + +Il n'y a rien de nouveau, assurment, dire que tout un ct du +caractre des peuples se dcle dans leurs danses nationales. Mais, nous +pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous +une aussi grande simplicit de contours, les impulsions qui les ont fait +natre se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se +trahissant aussi diversement par les pisodes qu'il tait rserv +l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre gnral. Ds que +ces pisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se +cra plus un rle spcial dans ces courts intermdes, qu'on se contenta +d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta +plus que le squelette des anciennes pompes. + +Le caractre primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez +difficile diviner maintenant, tant elle est dgnre au dire de ceux +qui l'ont vu excuter au commencement de ce sicle encore. On comprend + quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la +plupart des danses nationales ne peuvent gure conserver leur +originalit primitive, ds que le costume qui y tait appropri n'est +plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dnue de mouvements +rapides, de _pas_ vritables dans le sens chorgraphique du mot, de +poses difficiles et uniformes; la Polonaise, invente bien plus pour +dployer l'ostentation que la sduction, fut, par une exception +caractristique, surtout destine faire remarquer les hommes, mettre +en vidence leur beaut, leur bel air, leur contenance guerrire et +courtoise la fois. (Ces deux pithtes ne dfinissent-elles pas le +caractre polonais?...) Le nom mme de la danse est du genre masculin +dans l'original. (_Polski._) Ce n'est que par un _mal-entendu_ vident +qu'on l'a traduit au fminin. Elle dut forcment perdre de sa suffisance +quelque peu ampoule, de sa signification orgueilleuse, pour se changer +en une promenade circulaire peu intressante, sitt que les hommes +furent privs des accessoires ncessaires pour que leurs gestes vinssent +animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue +aujourd'hui dcidment monotone. + +En coutant quelques-unes des _Polonaises_ de Chopin, on croit entendre +la dmarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace +de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou +de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes +magnifiques, tels que les peignait Paul Vronse. L'imagination les +revt du riche costume des vieux sicles: pais brocarts d'or, velours +de Venise, satins ramags, zibelines serpentantes et molleuses, manches +accortement rejetes sur l'paule, sabres damasquins, joyaux +splendides, turquoises incrustes d'arabesques, chaussures rouges du +sang foul ou jaunes comme l'or;--guimpes svres, dentelles de +Flandres, corsages en carapace de perles, tranes bruissantes, plumes +ondoyantes, coiffures tincelantes de rubis ou verdoyantes d'meraudes, +souliers mignons brods d'ambre, gants parfums des sachets du srail! +Ces groupes se dtachent sur le fond incolore du temps disparu, entours +des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrs de Smyrne, des +orfvreries filigranes de Constantinople, de toute la fastueuse +prodigalit de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines +artistement prpares, avec leurs gobelets de vermeil bossels de +mdaillons; qui ferraient lgrement d'argent leurs coursiers arabes +lorsqu'ils entraient dans les villes trangres, afin qu'en se perdant +le long des voies les fers tombs tmoignent de leur libralit +princire aux peuples merveills! Surmontant leurs cussons de la mme +couronne, que l'lection pouvait rendre royale, les plus fiers +d'entr'eux eussent ddaign les autres. Ils portaient tous la mme, +comme insigne de leur glorieuse galit, au-dessus de leurs armoiries, +appeles le _Joyau_ de la famille, car l'honneur de chacun de ses +membres devait rpondre de son intgrit. Aussi, particularit unique du +blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire +quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre +d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant un +autre sang. + +On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive +introduites jadis dans la Polonaise, plus joue encore que danse, sans +les rcits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque +prsent l'ancien costume national. Le _kontusz_ d'autrefois tait une +sorte de kaftan, de _frdgi_ occidental raccourci jusqu'aux genoux; +c'est la robe des orientaux modifie par les habitudes d'une vie active, +peu soumise aux rsignations fatalistes. D'une toffe aussi riche que +d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes +laissaient paratre le vtement de dessous, le _zupan_, d'un satin uni +si le sien tait ouvrag, d'une toffe fleurie et broche si la sienne +tait d'une faon unie. Souvent garni de fourrures coteuses, luxe de +prdilection alors, le _kontusz_ devait une partie de son originalit +ce qu'il obligeait un geste frquent, susceptible de grce et de +coquetterie, par lequel on rejetait en arrire le simulacre de ses +manches pour mieux dcouvrir la runion, plus ou moins heureuse, parfois +symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la +toilette du jour. + +Ceux qui n'ont jamais port ce costume, aussi clatant que pompeux, +pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les +redressements subits, les finesses de pantomime muette usits par leurs +aeux, pendant qu'ils dfilaient dans une Polonaise comme une parade +militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occups soit lisser +leurs longues moustaches, soit jouer avec le pommeau de leur sabre. +L'un et l'autre faisaient partie intgrante de leur mise, formant un +objet de vanit pour tous les ges galement, que la moustache fut +blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses +ou dj brch et rougi par le sang des batailles. Escarboucles, +hyacinthes et saphirs, tincelaient souvent sur l'arme suspendue +au-dessous des ceintures de cachemire franges, de soie lame d'or ou +d'cailles d'argent, fermes par des boucles aux effigies de la Vierge, +du roi, de l'cusson national, faisant valoir des tailles presque +toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait, +sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus +rares pierreries. La magnificence des toffes, des bijoux, des couleurs +vives, tant pouss aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces +pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois[2], aux +boutons du _kontusz_ et du _zupan_, aux agrafes du cou, aux bagues de +rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi +lesquelles prdominaient l'amaranthe servant de fond l'aigle-blanc de +la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, _pogon_, de la +Lithuanie[3]. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de +l'une l'autre main ce bonnet, o une poigne de diamants se cachait +dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait +donner ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement +remarqu dans le cavalier de la premire paire qui, comme chef de file, +donnait le mot d'ordre toute la compagnie. + +[Note 2: On se souvient encore en Angleterre du costume hongrois +port par le prince Nicolas Esterhazy au couronnement de George IV, +d'une valeur de plusieurs millions de florins.] + +[Note 3: Lorsque les meurtriers de S. Stanislas, vque de Cracovie, +furent jugs, on dfendit leurs descendants de porter dans leur +habillement, durant un certain nombre de gnrations, l'amaranthe, +couleur nationale.] + +C'est par cette danse qu'un matre de maison ouvrait chaque bal, non +avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honore, +souvent la plus ge des femmes prsentes, la jeunesse n'tant pas seule +appele former la phalange dont les volutions commenaient toute +fte, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue +d'elle-mme. Aprs le matre de la maison, c'taient d'abord les hommes +les plus considrables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec +amiti, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs prfres, ceux-l les +plus influentes. L'amphitryon avait remplir une tche moins aise +qu'aujourd'hui. Il tait tenu de faire parcourir la troupe aligne +qu'il conduisait mille mandres capricieux, travers tous les +appartements o se pressait le reste des invits, plus tardifs faire +partie de sa brillante suite. On lui savait gr d'atteindre aux galeries +les plus loignes, aux parterres des jardins confinant leurs bosquets +illumins o la musique n'arrivait plus qu'en chos affaiblis. En +revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un +redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui +rangs en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux +qui n'appartenaient point cette procession guettaient immobiles son +passage comme celui d'une comte resplendissante, jamais le matre de +maison, conducteur de la premire paire, ne ngligeait de donner son +port et sa prestance cette dignit mle de gaillardise qu'admirent +les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux la fois, il et +cru manquer ses htes en n'talant point leurs yeux, avec une +navet qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il prouvait de +voir rassembls chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, +tous empresss en le visitant se parer richement pour lui faire +honneur. + +On traversait, guid par lui dans cette prgrination premire, des +dtours inopins dont les aspects taient parfois dus des surprises +mnages d'avance, des supercheries d'architecture ou de dcoration, +dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, taient +adapts aux plaisirs du jour. Le chtelain en faisait les honneurs de +quelque manire aussi imprvue que galante, s'ils renfermaient quelque +monument de circonstance, quelque hommage _au plus vaillant ou la plus +belle_. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus +elles dnotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, +et plus la partie juvnile de la socit applaudissait, plus elle +faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants choeurs de +rires aux oreilles du coryphe, qui gagnait ainsi en rputation, +devenait un partner privilgi et recherch. S'il tait dj d'un +certain ge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes +d'exploration, des dputations de jeunes filles venant le remercier et +le complimenter au nom de toutes. Par leur rcits, les jolies voyageuses +fournissaient un aliment aux curiosits des convives et augmentaient +l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subsquentes. + +En ce pays d'aristocratique dmocratie, d'lections turbulentes, il +n'tait pas le moins indiffrent d'merveiller les assistants des +tribunes de la salle de bal, puisque l se rangeaient les nombreux +dpendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois +mme de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais +trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, +hommes de cour ou hommes d'tat. Ceux d'entre eux qui restaient dans +leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui +ressemblaient des chaumires, rptaient glorieusement: Tout noble +derrire sa haie, est l'gal de son palatin. _Szlachci na zagrodzie, +rwien wojewodzie._ Mais, il y en avait beaucoup qui prfraient courir +les chances de la fortune et se mettre eux-mmes ou leur famille, fils, +soeurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux +jours des grandes ftes, leur manque de parure, leur abstention +volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilge de se joindre la +danse. Les matres de la maison ne ddaignaient pas le plaisir de les +blouir, lorsque le cortge ruisselant des feux iriss d'une lgance +somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards +admiratifs, en qui parfois perait l'envie, quoique cache sous les +applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de +l'attachement. + +Pareille un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui +glissait sur les parquets, tantt se droulait dans toute sa longueur, +tantt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le +jeu des couleurs les plus varies, pour faire bruire comme des sonnettes +assourdies les chanes d'or, les sabres tranants, les lourds et +superbes damas brods de perles, rays de diamants, parsems de noeuds et +de rubans aux _frou-frou_ bavards. Le murmure des voix s'annonait de +loin, semblable un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au +jacassement des flots de cette rivire flambante. + +Mais, le gnie de l'hospitalit qui, en Pologne, paraissait autant +s'inspirer des dlicatesses que la civilisation dveloppe, que de la +touchante simplicit des moeurs primitives, ne faisant dfaut aucune de +leurs biensances, comment ne l'et-on pas retrouve dans les dtails de +leur danse par excellence? Aprs que le matre de la maison avait rendu +hommage ses convives en inaugurant la soire, en guidant le premier +sur le parcours prpar la plus noble, la plus fte, la plus importante +des femmes prsentes, chacun de ses htes avait le droit de venir le +remplacer auprs de sa dame et de se mettre ainsi la tte du cortge. +Frappant des mains d'abord pour l'arrter un instant, il s'inclinait +devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agrer, pendant +que celui qui il l'enlevait rendait la pareille la paire suivante, +exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par l de +cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu rclamait l'honneur de +conduire la premire d'entre elles, restaient cependant dans la mme +succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait +que celui qui avait commenc la danse se trouvait avant sa fin en tre +le dernier, sinon tout fait exclu. + +Le cavalier qui se plaait la tte de la colonne s'efforait de +surpasser son prdcesseur en pertise, par des combinaisons inusites, +par les circuits qu'il faisait dcrire, lesquels, borns une seule +salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses +arabesques et mme des chiffres! Il dcelait son art et ses droits au +rle qu'il avait pris en les imaginant serrs, compliqus, +inextricables, en les dcrivant nanmoins avec tant de justesse et de +sret que le ruban anim, contourn en tous sens, ne se dchirait +jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en +rsultaient. Quant aux femmes et ceux qui n'avaient qu' continuer +l'impulsion dj donne, il ne leur tait cependant point permis de se +traner indolemment sur le parquet. La dmarche devait tre rhythme, +cadence, ondule; elle devait imprimer au corps entier un balancement +harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hte, de se dplacer +prcipitamment, de paratre m par une ncessit. On glissait comme les +cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperues +soulevaient et abaissaient les tailles flexibles! + +L'homme offrait sa dame tantt une main, tantt l'autre, effleurant +parfois peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa +paume: il passait sa gauche ou sa droite sans la quitter et ces +mouvements, imits par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute +l'tendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on +entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour +marquer la mesure, la crpitation de la soie s'accentuer, les colliers +rsonner comme des clochettes minuscules lgrement touches. Puis, +toutes les sonorits interrompues reprenaient leur cours; les pas lgers +et les pas lourds recommenaient, les bracelets heurtaient les bagues, +les ventails frlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, +la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses +retentissements. Quoique proccup, absorb en apparence par ces +multiples manoeuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidlement, +le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, +profitant de quelque instant favorable, lui glisser l'oreille, de doux +propos si elle tait jeune, des confidences, des sollicitations, des +nouvelles intressantes, si elle ne l'tait plus. Aprs quoi, se +relevant firement, il faisait sonner l'or de ses perons, l'acier de +ses armes, caressait sa moustache, et donnait tous ses gestes une +expression qui obligeait la femme y rpondre par une contenance +comprhensive et intelligente. + +Ainsi, ce n'tait point une promenade banale et dnue de sens qu'on +accomplissait; c'tait un dfil o, si nous osions dire, la socit +entire faisait la roue et se dlectait dans sa propre admiration, en se +voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'tait une +constante mise en scne de son lustre, de ses renommes, de ses gloires. +L, les vques, les hauts prlats et gens d'glise[4], les hommes +blanchis dans les camps ou les joutes de l'loquence, les capitaines +qui avaient plus souvent port la cuirasse que les vtements de paix, +les grands dignitaires de l'tat, les vieux snateurs, les palatins +belliqueux, les castellans ambitieux, taient les danseurs attendus, +dsirs, disputs par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins +graves, dans ces choix phmres o l'honneur et les honneurs +galisaient les annes et pouvaient donner l'avantage sur l'amour +lui-mme. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu +quitter le _zupan_ et le _kontusz_ antiques, dont la chevelure tait +rase aux tempes comme celle de leurs anctres, les volutions oublies +et les -propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris + quel point cette nation si fire d'elle-mme avait l'instinct inn de +la reprsentation, quel point elle s'en faisait besoin et combien, par +le gnie de la grce que la nature lui a dparti, elle potisait ce got +ostentatoire en y mlant le reflet des nobles sentiments et le charme +des fines intentions. + +[Note 4: Jadis les primats, les vques, les prlats, s'associaient + la Polonaise et y occupaient le premier rang durant son premier +parcours. + +Les convenances ne permettaient pas qu'on leur enlve la dame en les +relayant; on attendait pour cela qu'ayant achev le tour de la salle, +ils la ramnent sa place avant de s'en sparer. Les dignitaires de +l'glise demeuraient alors simples spectateurs, pendant que la promenade +se continuait sous leurs yeux. Dans les derniers temps, quand les +dlicatesses du savoir-vivre propres ces moeurs toutes particulires +s'effacrent, sous l'influence des contacts sociaux trop frquents avec +les autres nations, quand une plus grande rserve fut impose au clerg +dans tous les pays, les personnages ecclsiastiques s'abstinrent de +participer la danse nationale et mme de paratre aux bals qu'elle +commenait.] + +Lorsque nous nous sommes trouvs dans la patrie de Chopin, dont le +souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intrt, il nous +a t donn de rencontrer de ces individualits traditionnelles et +historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la +civilisation europenne, quand elle ne modifie pas le fond des +caractres nationaux, efface du moins leurs asprits et lime leurs +formes extrieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de +quelques-uns de ces hommes d'une intelligence suprieure, cultive, +rudite, puissamment exerce par une vie d'action, mais dont l'horizon +ne s'tend pas au-del des bornes de leur pays, de leur socit, de leur +littrature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos +entretiens avec eux, (qu'un interprte rendait possible ou facilitait), +dans leur manire de juger le fond et les formes de moeurs nouvelles, +quelques chappes des temps passs et de ce qui constituait leur +grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalit +d'un point de vue compltement exclusif est curieuse observer. En +diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote +l'esprit d'une singulire vigueur, d'un flair acut et sauvage +l'endroit des intrts qui lui sont chers; d'une nergie que rien ne +peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant +tranger. Ceux qui ont conserv cette originalit peuvent seuls +reprsenter, comme un miroir fidle, le tableau exact du pass en lui +maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils +refltent, en mme temps que le rituel des coutumes qui se perdent, +l'esprit qui les avait cres. + +Chopin tait venu trop tard et avait quitt ses foyers trop tt pour +possder cette exclusivit de point de vue; mais, il en avait connu de +nombreux exemples et, travers les souvenirs de son enfance, non moins +sans doute qu' travers l'histoire et la posie de sa patrie, il a si +bien trouv par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu +les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une +ternelle jeunesse. Aussi, comme chaque pote est mieux compris, mieux +apprci par les voyageurs auxquels il est arriv de parcourir les lieux +qui l'ont inspir en y cherchant la trace de leurs visions: comme +Pindare et Ossian sont plus intimement pntrs par ceux qui ont visit +les vestiges du Parthnon clairs des radiances de leur limpide +atmosphre, les sites d'cosse gazs de brouillards, de mme le +sentiment inspirateur de Chopin ne se rvle tout entier que lorsqu'on a +t dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laisse par les sicles couls, +qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a +rencontr son fantme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son +patrimoine! Il apparat pour effrayer ou attrister les coeurs alors qu'on +s'y attend le moins et, en surgissant aux rcits et aux remmorations +des anciens temps, il porte avec lui une pouvante semblable celle que +rpand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la +Mort, la _Mara_ ceinte d'une charpe rouge qu'on aperoit, disent-ils, +marquant d'une tche de sang la porte des villages que la destruction va +s'approprier. + +Nous aurions certainement hsit parler de la Polonaise, aprs les +beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il +en fit dans le dernier chant du _Pan Tadeusz_, si cet pisode n'tait +renferm dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est +connu que des compatriotes du pote. Il et t tmraire d'aborder, +mme sous une autre forme, un sujet dj esquiss et color par un tel +pinceau, dans cette pope familire, ce roman pique, o les beauts de +l'ordre le plus lev sont encadres dans un paysage comme les peignait +Ruysdal, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nues +d'orage, sur un de ces bouleaux fracasss par la foudre dont la plaie +bante semble rougir de sang sa blanche corce. Chopin s'est +certainement inspir bien de fois du _Pan Tadeusz_, dont les scnes +prtent tant la peinture des motions qu'il reproduisait de +prfrence. Son action se passe au commencement de notre sicle, alors +qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conserv les +sentiments et les manires solennelles des antiques Polonais, ct +d'autres types plus modernes qui sous l'empire napolonien +reprsentaient des passions pleines d'entrain, mais phmres; nes +entre deux campagnes et oublies durant la troisime, la franaise. +On rencontrait encore souvent cette poque le contraste que formaient +ces militaires bronzs au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque +peu fanfarons aprs des victoires fabuleuses, avec ces hommes de +l'ancienne cole, graves et superbes, que la conventionalit qui envahit +et faonne la haute socit de toutes les contres, fait prsent +rapidement disparatre. + + mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient +plus rares, on gota moins la peinture des moeurs d'autrefois, des +manires de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait +pourtant tort de croire que ce fut de l'indiffrence; cet loignement, +ce dlaissement des souvenirs encore rcents, mais poignants, rappelle +le navrement des mres qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait +appartenu un enfant qui n'est plus, pas mme un vtement, pas mme un +bijou! l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott +podolien que les connaisseurs en littrature mettent presque l'gal du +fcond crivain cossais, pour la qualit et le caractre national de +son talent, sinon pour la quantit prodigieuse de ses thmes; +l'_Owruczanin_, le _Wernyhora_, les _Powiesci Kozackie_, ne rencontrent +plus gure, assure-t-on, de lectrices mues par leurs vivants rcits, de +jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes hrones, de vieux +chasseurs touchs aux larmes devant des paysages dont la posie si +profondment sentie, si pleine de fracheur et de lueurs matinales, de +ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrs, ne perd rien, +au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des +paysagistes les plus renomms, de Hobbma Dupr, du Berghem _de +velours_ Morgenstern! Mais que le jour de la rsurrection arrive, que +le mort bien aim rejette son linceul, que le triomphe de la vie +apparaisse, et l'on verra aussitt tout le pass, enseveli, non oubli, +resplendir dans les coeurs, dans les imaginations, sous la plume des +potes et des musiciens, comme il resplendit dj sous le pinceau des +peintres. + +La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conserv +d'chantillon qui remonte au-del d'un sicle, a peu de prix pour l'art. +Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est +indique par des noms des hros sous l'invocation desquels un heureux +sort les a placs, sont pour la plupart graves et douces. La +_Polonaise_, dite de _Kosciuszko_, en est le modle le plus rpandu: +elle est tellement lie la mmoire de son poque, que nous avons vu +des femmes qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre +sans clater en sanglots. La princesse F. L., qui avait t aime de +Kosciuszko, n'tait sensible dans ses derniers jours, alors que l'ge +avait affaibli toutes ses facults, qu' ces accords retrouvs encore +sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient +plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont +d'un caractre si afflig, qu'on les prendrait d'abord pour les notes +d'un convoi funbre. + +Les _Polonaises_ du Pce Oginski[5], dernier grand-trsorier du +Grand-Duch de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientt une grande +popularit en imprgnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant +encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une +tendresse d'un charme naf et mlancolique. Le rhythme s'affaisse, la +modulation apparat, comme si un cortge, solennel et bruyant jadis, +devenait silencieux et recueilli en passant auprs de tombes dont le +voisinage teint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans +ces alentours et rptant le refrain que le barde de la _verte rin_ +surprit aux brises de son le: + + _Love born of sorrow, like sorrow, is true!_ + L'amour n de la douleur est vrai comme elle. + +[Note 5: L'une d'elles, celle en _fa_ majeur, est reste +particulirement clbre. Elle a t publie avec une vignette qui +reprsente l'auteur se brlant la cervelle d'un coup de pistolet, +commentaire romanesque qu'on a longtemps pris tort pour un fait +vritable.] + +Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre +quelque distique d'une pense analogue, planer entre deux haleines +amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baigns de larmes. + +Plus tard, les tombeaux sont dpasss, ils reculent; on ne les aperoit +plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; +les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent +qu'en chos. La fantaisie n'voque plus des ombres glissant avec +prcaution comme pour ne pas rveiller les morts de la veille... et dj +dans les _Polonaises_ de Lipinski on sent que le coeur bat joyeusement... +tourdiment... comme il avait battu avant la dfaite! La mlodie se +dessine de plus en plus, rpandant un parfum de jeunesse et d'amour +printanier; elle s'panouit en un chant expressif, parfois rveur. Elle +n'est point destine mesurer les pas de hauts et graves personnages, +qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on +l'crit, elle ne parle qu'aux jeunes coeurs, pour leur souffler de +potiques fictions. Elle s'adresse des imaginations romanesques, +vives, plus occupes de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avana sur +cette pente o ne le retenait aucune attache nationale; il finit par +atteindre la coquetterie la plus smillante, au plus charmant entrain +de concert. Ses imitateurs nous ont submergs de morceaux de musique +intituls _Polonaises_, qui n'avaient plus aucun caractre justifiant ce +nom. + +Un homme de gnie lui rendit subitement son vigoureux clat. Weber fit +de la _Polonaise_ un dithyrambe, o se retrouvrent soudain toutes les +magnificences vanouies avec leur blouissant dploiement. Pour +rverbrer le pass dans une formule dont le sens tait si altr, il +runit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point rappeler +ce que devait tre l'antique musique, il transporta dans la musique +tout ce qu'tait l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de +la mlodie comme d'un rcit, la colora par la modulation avec une +profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait +imprieusement. Il fit circuler dans la _Polonaise_ la vie, la chaleur, +la passion sans s'carter de l'allure hautaine, de la dignit +crmonieusement magistrale, de la majest naturelle et apprte la +fois qui lui sont inhrentes. Les cadences y furent marques par des +accords qu'on dirait le bruit des sabres, remus dans leurs fourreaux. +Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tides pourparlers +d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme +celles des poitrines habitues commander, auxquelles rpond le +hennissement loign et fougueux de ces chevaux du dsert de si noble et +lgante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur oeil doux, +intelligent et plein de feu, portant avec tant de grce les longs +caparaons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les +grands seigneurs polonais [6]. Weber connaissait-il la Pologne +d'autrefois?... Avait-il voqu un tableau dj contempl pour en +dterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le gnie n'a-t-il +pas ses intuitions et la posie manque-t-elle jamais de lui rvler ce +qui appartient son domaine?... + +[Note 6: Au trsor des princes Radziwill, dans l'ordinal de +Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements +incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait +aussi les douze aptres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce +luxe n'tonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du +dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donns en +proprit, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes +les terres qui avaient t consacres au culte des dieux paens), +possdait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier sicle, quoique +ses richesses fussent dj considrablement diminues. Une pice non +moins curieuse du trsor dont nous parlons et qui subsiste encore, est +un tableau reprsentant Saint Jean-Baptiste entour d'une banderole avec +cet exergue latine: _Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur_. Il a +t trouv par _Jean_ Sobieski lui-mme, aprs la victoire qu'il +remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir +Kara-Mustapha et fut donn aprs sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien, + un prince Radziwill, avec une inscription de sa main qui indique son +origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se +trouve sur le revers mme de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait +encore Werki, prs Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein +qui avait pous la fille du Prince Dominique Radziwill, seule hritire +de ses immenses biens.] + +Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait un +sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de posie. +Elle s'en emparait d'une faon si absolue qu'il tait difficile de +l'aborder aprs, avec l'espoir d'atteindre aux mmes effets. +Pourtant,--quoi d'tonnant?--Chopin le surpassa dans cette inspiration +autant par le nombre et la varit de ses crits en ce genre, que par sa +touche plus mouvante et ses nouveaux procds d'harmonie. Ses +_Polonaises_ en _la_ et en _la-bmol majeur_ se rapprochent surtout de +celle de Weber en _mi majeur_ par la nature de leur lan et de leur +aspect. Dans d'autres, il a quitt cette large manire, il a trait ce +thme diffremment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement +est chose pineuse en pareille matire. Comment restreindre les droits +du pote sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point +permis d'tre sombre et oppress au milieu des allgresses mmes, de +chanter la douleur aprs avoir chant la gloire, de s'apitoyer avec les +vaincus en deuil aprs avoir rpt les accents de la prosprit? + +Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supriorits de Chopin +d'avoir conscutivement embrass tous les jours sous lesquels pouvait se +prsenter ce thme, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a +d'tincelant, comme tout ce qu'on peut lui prter de pathtique. Les +phases que ses propres sentiments subissaient ont contribu lui offrir +cette multiplicit de points de vue. L'on peut suivre leurs +transformations, leur endolorissement frquent, dans la srie de ces +productions spciales, non sans admirer la fcondit de sa verve, mme +alors qu'elle n'est plus porte et soutenue par les cts avantageux de +son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrt l'ensemble des +tableaux que lui prsentaient son imagination et ses souvenirs; plus +d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui +s'coulait devant lui, il s'est pris de quelque figure isole, il a t +arrt par la magie de son regard, il s'est complu en deviner les +mystrieuses rvlations et n'a plus chant que pour elle seule. + +On doit ranger parmi ses plus nergiques conceptions la _Grande +Polonaise_ en _fa-dise mineur_. Il y a intercal une _Mazoure_, +innovation qui eut pu devenir un ingnieux caprice de bal s'il n'avait +comme pouvant la mode frivole, en l'employant avec une si sombre +bizarrerie dans une fantastique vocation. On dirait aux premiers rayons +d'une aube d'hiver, terne et grise, le rcit d'un rve fait aprs une +nuit d'insomnie, rve pome, o les impressions et les objets se +succdent avec d'tranges incohrences et d'tranges transitions, comme +ceux dont Byron dit: + + ....Dreams in their development have breath, + And tears, and tortures, and the touch of joy; + They have a weight upon our waking thoughts, + .............................. + And look like heralds of Eternity. + + (A Dream.) + +Le motif principal est vhment, d'un air sinistre, comme l'heure qui +prcde l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspres, +un dfi jet tous les lments. Incontinent, le retour prolong d'une +tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups +de canon rpts, comme une bataille vivement engage au loin. la +suite de cette note se droulent, mesure par mesure, des accords +tranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands +auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement +interrompu par une scne champtre, par une _Mazoure_ d'un style +idyllique qu'on dirait rpandre les senteurs de la menthe et de la +marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et +malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son +ironique et amer contraste les motions pnibles de l'auditeur, au point +qu'il se sent presque soulag lorsque la premire phrase revient et +qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, +dlivre du moins de l'importune opposition d'un bonheur naf et +inglorieux! Comme un rve, cette improvisation se termine sans autre +conclusion qu'un morne frmissement, qui laisse l'me sous l'empire +d'une dsolation poignante. + +Dans la _Polonaise-Fantaisie_, qui appartient dj la dernire priode +des oeuvres de Chopin, celles qui sont surplombes d'une anxit +fivreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On +n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumire de la victoire, +les chants que n'touffe aucune prvision de dfaite, les paroles que +relve l'audace qui sied des vainqueurs. Une tristesse lgiaque y +prdomine, entrecoupe par des mouvements effars, de mlancoliques +sourires, des soubresauts inopins, des repos pleins de tressaillements, +comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cerns de toutes parts, +qui ne voient poindre aucune esprance sur le vaste horizon, auxquels le +dsespoir est mont au cerveau comme une large gorge de ce vin de +Chypre qui donne une rapidit plus instinctive tous les gestes, une +pointe plus acre tous les mots, une tincelle plus brlante +toutes les motions, faisant arriver l'esprit un diapason +d'irritabilit voisine du dlire. + +Peintures peu favorables l'art, comme celles de tous les moments +extrmes, de toutes les agonies, des rles et des contractions o les +muscles perdent tout ressort et o les nerfs, en cessant d'tre les +organes de la volont, rduisent l'homme ne plus devenir que la proie +passive de la douleur! Aspects dplorables, que l'artiste n'a avantage +d'admettre dans son domaine qu'avec une extrme circonspection! + + + + +III. + + +Les _Mazoures_ de Chopin diffrent notablement d'avec ses _Polonaises_ +en ce qui concerne l'expression. Le caractre en est tout fait +dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances dlicates, +tendres, ples et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. + l'impulsion une et concordante de tout un peuple succdent des +impressions purement individuelles, constamment diffrencies. L'lment +fminin et effmin au lieu d'tre recul dans une pnombre quelque peu +mystrieuse, s'y fait jour en premire ligne. Il acquiert mme sur le +premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour +lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement. + +Les temps ne sont plus o, pour dire qu'une femme tait charmante, on +l'appelait _reconnaissante (wdzieczna)_; o le mot de charme lui-mme +drivait de celui de _gratitude (wdzieki)_. La femme n'apparat plus en +protge, mais en reine; elle ne semble plus tre la meilleure partie de +la vie, elle fait la vie entire. L'homme est bouillant, fier, +prsomptueux, mais livr au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne +cesse jamais d'tre vein de mlancolie, car son existence n'est plus +appuye sur le sol inbranlable de la scurit, de la force, de la +tranquillit. La patrie n'est plus!... Dornavant toutes les destines +ne sont que les dbris flottants d'un immense naufrage. Les bras de +l'homme ressemblent un radeau portant sur leur faible charpente, une +famille plore. Ce radeau est lanc en pleine mer, mer houleuse, aux +vagues menaantes prtes l'engloutir. Pourtant un port est toujours +ouvert, un port est toujours l! Mais, ce port, c'est l'abme de la +honte; ce port, c'est le refuge glacial que prsente l'ignominie! Maint +coeur d'homme, lass et puis, a peut-tre song y trouver le repos +dsir par son me fatigue. Vainement! peine son regard s'y est-il +arrt que sa mre, sa femme, sa soeur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, +la fiance de son fils, la fille de sa fille, l'aeule aux cheveux +blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jet des cris d'alarme, +demandant ne pas approcher du port d'infamie, tre rejetes en haute +mer, sauf y prir, y tre englouties durant une nuit noire, sans une +toile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres +comme l'rbe, rptant au fond d'une me emparadise dans la mort par +la double foi de la religion et de la patrie: _Jeszcze Polska nie +zgineta!..._ + +En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu o le sort de toute une +vie se dcide, o les coeurs se psent, o les ternels dvouements se +promettent, o la patrie recrute ses martyrs et ses hrones. En ces +contres, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une +posie nationale, destine, comme toutes les posies des peuples +vaincus, transmettre le brlant faisceau des sentiments patriotiques, +sous le voile transparent d'une mlodie populaire. Aussi, n'y a-t-il +rien de surprenant ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs +notes et dans les strophes qui y sont attaches, les deux tons dominants +dans le coeur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mlancolie +du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un +hros. _La Polonaise de Kosziuszko_ est moins historiquement clbre que +la _Mazoure de Dombrowski_, devenue chant national cause de ses +paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans +cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle +avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, +un nouveau dluge de larmes, une nouvelle perscution diocltienne, un +nouveau repeuplement de la Sibrie, pour touffer jusqu'au dernier cho +de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs. + +Depuis cette dernire catastrophe, la plus lourde de toutes ce +qu'assurent les contemporains, sans tre crasante nanmoins ce +qu'affirment tous les coeurs, ce que murmurent toutes les voix, la +Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de _Polonaises_ +nationales, plus de _Mazoures_ populaires. Pour parler d'elles, il faut +remonter au-del de cette poque, alors que musique et paroles +reproduisaient galement cette opposition, d'un hroque et attrayant +effet, entre le plaisir de l'amour et la mlancolie du danger, dont nat +le besoin de _rjouir la misre, (cieszyc bide)_, qui fait rechercher un +tourdissement enchanteur dans les grces de la danse et ses furtives +fictions. Les vers qu'on chante sur ses mlodies, leur donnent en outre +le privilge de se lier plus intimement que d'autres airs de danse la +vie des souvenirs. Des voix fraches et sonores les ont bien des fois +rptes dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. +Elles ont t fredonnes en voyage, dans les bois, sur une barque, ces +instants o l'motion surprend inopinment, lorsqu'une rencontre, un +tableau, un mot inespr, viennent illuminer d'un clat imprissable +pour le coeur, des heures destines scintiller dans la mmoire +travers les annes les plus loignes et les plus sombres rgions de +l'avenir. + +Chopin s'est empar de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y +ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en +mille facettes, il a dcouvert tous les feux cachs dans ces diamants; +en runissant jusqu' leur poussire, il les a monts en ruisselants +crins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, o il +y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'lans +spontans, de bondissants enthousiasmes, de prires muettes, ses +souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aid crer des pomes, +fixer des scnes, dcrire des pisodes, drouler des tristesses, qui +lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donn naissance, +d'appartenir dsormais ces types idaliss que l'art consacre dans son +royaume de son lustre resplendissant? + +Pour comprendre combien ce cadre tait appropri aux teintes de +sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irise, il faut +avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que l qu'on peut saisir +ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis +que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau +confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe +d'armes au fleuret o l'on s'attaque et se pare avec une gale +indiffrence, o l'on tale des grces nonchalantes auxquelles ne +rpondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacit de la +polka devient aisment quivoque; que les menuets, les fandangos, les +tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractres qui +n'intressent que les excutants, dans lesquels l'homme n'a pour tche +que de faire valoir la femme, le public d'autre rle que de suivre assez +maussadement des coquetteries dont la pantomime oblige n'est point +son adresse,--dans la mazoure, le rle de l'homme ne le cde ni en +importance, ni en grce celui de sa danseuse et le public est aussi de +la partie. + +Les longs intervalles qui sparent l'apparition successive des paires +tant rservs aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paratre +arrive, la scne ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est +devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la +prfrence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est lui +donc qu'elle cherche plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, +rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des +coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter +formellement en s'lanant vers lui et se reposant sur son bras, +mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances +que savent lui donner la bienveillance et l'adresse fminines, depuis +l'lan passionn jusqu' l'abandon le plus distrait. + +Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une +grande chane vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la +courte rotation blouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque +femme est une fleur, seule de son espce, et dont, semblable un noir +feuillage, le costume uniforme des hommes relve les couleurs varies. +Toutes les paires, ensuite, s'lancent les unes aprs les autres en +suivant la premire, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante +animation et une jalouse rivalit, dfilant devant les spectateurs comme +une revue, dont l'numration ne le cderait gure en intrt celles +qu'Homre et le Tasse font des armes prtes se ranger en front de +bataille! Au bout d'une heure ou deux le mme cercle se reforme pour +terminer la danse dans une ronde d'une rapidit tourdissante, durant +laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente _entre soi_, le plus +mu et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la +mlodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent +aussitt en choeur, pour en rpter le refrain amoureux et patriotique +la fois. Les jours o l'amusement et le plaisir rpandent parmi tous une +gaiet exalte, qui ptille comme un feu de sarment dans les +organisations si facilement impressionnables, la promenade gnrale est +encore reprise, son pas acclr ne permet gure de souponner la +moindre lassitude chez les femmes de l-bas, cratures aussi dlicates +et endurantes que si leurs membres possdaient les obissantes et +infatigables souplesses de l'acier. + +Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, +quand la mazoure une fois commence, la ronde gnrale et le grand +dfil termins, l'attention de la salle entire, loin d'tre offusque +par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme +dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'gale +beaut, se lanant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les +tours de la salle de bal! Avanant d'abord avec une sorte d'hsitation +timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; +glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la +glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son lan tout d'un +coup, porte sur les ailes d'un pas de basque allong. Alors ses +paupires se lvent et, telle qu'une divinit chasseresse, le front +haut, le sein gonfl, les bonds lastiques, elle fend l'air comme la +barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite +son gliss coquet, considre les spectateurs, envoie quelques sourires, +quelques paroles aux plus favoriss, tend ses beaux bras au cavalier qui +vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter +avec une rapidit prestigieuse d'un bout l'autre de la salle. Elle +glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son +regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu' ce qu'puise, +haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son +danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlve un instant en +l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivr. + +En revanche, l'homme accept par une femme s'en empare comme d'une +conqute dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer ses rivaux, avant +de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante treinte +travers laquelle on aperoit encore l'expression narguante du vainqueur, +la vanit rougissante de celle dont la beaut fait la gloire de son +triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un dfi, quitte +un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur +lui-mme comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu +aprs avec un empressement passionn! Les figures les plus multiples +viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend +mainte Atalante plus belle que ne les rvait Ovide. Quelquefois deux +paires partent en mme temps, peu aprs les hommes changent de danseuse; +un troisime survient en frappant des mains et enlve l'une d'elles +son partner, comme perdment et irrsistiblement pris de sa beaut, de +son charme, de sa grce incomparable. Quand c'est une des reines de la +fte qui est ainsi rclame, les plus brillants jeunes hommes se +succdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donn la main. + +Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inn, la science magique de +cette danse; les moins heureusement doues savent y trouver des attraits +improviss. La timidit et la modestie y deviennent des avantages, aussi +bien que la majest de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les +plus envies. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la +danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant +pas abstraction du public, mais s'adressant lui tout au contraire, il +rgne dans son sens mme un mlange de tendresse intime et de vanit +mutuelle aussi plein de dcence que d'entranement. + +D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, +sitt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspir des passions +inextinguibles, les plus belles ont fascin des existences entires avec +les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhal par +des lvres qui savaient se plier l'imploration aprs avoir t +scelles par un silence hautain. L, o de pareilles femmes rgnent, que +de fivreuses paroles, que d'esprances indfinies, que de charmantes +ivresses, que d'illusions, que de dsespoirs, n'ont pas d se succder +durant les cadences de ces _Mazoures_, dont plus d'une vibre dans le +souvenir de chacune d'elles comme l'cho de quelque passion vanouie, de +quelque sentimentale dclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa +vie n'ait termin une mazoure, les joues plus brlantes d'motion que de +fatigue? + +Que de liens inattendus forms dans ces longs tte--tte au milieu de +la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom +guerrier, quelque souvenir historique, attach aux paroles et incarn +pour toujours dans la mlodie? Que de promesses s'y sont changes dont +le dernier mot, prenant le ciel tmoin, ne fut jamais oubli par le +coeur qui attendit fidlement le ciel pour retrouver l-haut un bonheur +que le sort avait ajourn ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont +changs, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si +le mme sang avait coul dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour +aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en +perscuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase +s'y sont donn rendez-vous si longue chance, que l'automne de la vie +pouvait succder son printemps, tous deux croyant plutt leur +fidlit travers tous les remous de l'existence qu' la possibilit +d'un bonheur priv de la sanction paternelle! Que de tristes affections, +secrtement nourries en ceux que sparaient les infranchissables +distances de la richesse et du rang, n'ont pu se rvler que dans ces +instants uniques o le monde admire la beaut plus que la richesse, la +bonne mine plus que le rang! Que de destines dsunies par la naissance +et les griefs d'une autre gnration, ne se sont jamais rapproches que +dans ces rencontres priodiques, tincelantes de triomphes et de joies +caches, dont le ple et lointain reflet devait clairer lui seul une +longue srie d'annes tnbreuses; car, le pote l'a dit: _l'absence est +un monde sans soleil!_ + +Que de courtes amours s'y sont noues et dnoues le mme soir entre +ceux qui, ne s'tant jamais vus et ne devant plus se revoir, +pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entams avec +insouciance durant les longs repos et les figures enchevtres de la +mazoure, prolongs avec ironie, interrompus avec motion, repris avec +ces sous-entendus o excellent la dlicatesse et la finesse slaves, ont +abouti de profonds attachements! Que de confidences y ont t +parpilles dans les plis drouls de cette franchise qui se jette +d'inconnu inconnu, lorsqu'on est dlivr de la tyrannie des +mnagements obligs! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, +que de voeux, que de dsirs, que de vagues espoirs y furent ngligemment +livrs au vent, comme le mouchoir de la danseuse jet au souffle du +hasard... et qui n'ont point t relevs par les maladroits!... + +Chopin a dgag l'_inconnu_ de posie, qui n'tait qu'indiqu dans les +thmes originaux des _Mazoures_ vraiment nationales. Conservant leur +rhythme, il en a ennobli la mlodie, agrandi les proportions; il y a +intercal des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets +auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait + nous entendre appeller des _tableaux de chevalet_, les innombrables +motions d'ordres si divers qui agitent les coeurs pendant que durent, et +la danse, et ces longs intervalles surtout, o le cavalier a de droit +une place ct de sa dame dont il ne se spare point. + +Coquetteries, vanits, fantaisies, inclinations, lgies, passions et +bauches de sentiments, conqutes dont peuvent dpendre le salut ou la +grce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malais de se +faire une ide complte des infines degrs sur lesquels l'motion +s'arrte ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou +moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays o la +mazoure se danse avec le mme entranement, le mme abandon, le mme +intrt la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux +chaumires; dans ces pays o les qualits et les dfauts propres la +nation sont si singulirement rpartis que, se retrouvant dans leur +essence peu prs les mmes chez tous, leur mlange varie et se +diffrencie dans chacun d'une manire inopine, souvent mconnaissable! +Il en rsulte une excessive diversit dans les caractres +capricieusement amalgams, ce qui ajoute la curiosit un aiguillon +qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante +investigation et prte de la signification aux moindres incidents. + +Ici, rien d'indiffrent, rien d'inaperu et rien de banal. Les +contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilit constante +dans leurs impressions, d'un esprit fin, perant, toujours en veil; +d'une sensibilit qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant +jeter des jours inattendus sur les coeurs comme des lueurs d'incendie +dans l'obscurit. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots +d'une forteresse, les interrogatoires perfides et sems de piges d'un +juge abhorr quoique vnal, les steppes blancs de la Sibrie, silencieux +et dserts, s'tendent devant les regards pouvants et les coeurs +frmissants, comme les tableaux d'une tapisserie arienne sur les murs +de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnes +pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut +cir la veille, dont les belles jeunes filles sont pares de simple +mousseline blanche et rose, jusqu' celle dont les blouissantes +murailles sont d'un stuc sulphuren, les parquets d'acajou et d'bne, +les lustres tincelants de mille bougies! + +Ici, un rien peut rapprocher troitement ceux qui la veille taient +trangers, tout comme l'preuve d'une minute ou d'un mot y spare des +coeurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forces et +d'incurables dfiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme +spirituelle: on y joue souvent la comdie, pour viter la tragdie, on +aime y faire entendre ce qu'on tient n'avoir pas prononc. Les +gnralits servent acrer l'interrogation, en la dissimulant; elles +font couter les plus vasives rponses, comme on couterait le son +rendu par un objet pour en reconnatre le mtal. Tous ces coeurs si srs +d'eux-mmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre +l'preuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle +qu'il fait dame de ses penses pendant une soire ou deux, communaut +d'amour pour la patrie, communaut d'horreur pour le vainqueur. Chaque +femme, avant d'accorder ses prfrences d'un soir qui la regarde avec +une ardeur si tendre et une douceur si passione, veut savoir s'il est +homme braver la confiscation, l'exil forc ou l'exil volontaire, (non +moins amer souvent), la caserne du soldat perptuit sur les rives de +la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!... + +Quand l'homme sait har et que la femme se contente de dnigrer +l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont chang +l'anneau des fianailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se +demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la +Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de +ployer les genoux devant le czar[7], et que l'homme se demande s'il +n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J., +etc., qui vcurent St. Ptersbourg combls d'honneurs, tous en +levant leurs enfants dans l'attente du jour o ils tireront l'pe +contre les matres de la veille, la femme saisit le coeur de l'homme en +ses paroles brlantes, comme une mre saisait la tte de son enfant en +ses paumes fivreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voil o +est ton Dieu!... Elle a des sanglots touffs dans la voix, des larmes +pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande la +fois, elle met son sourire prix; et ce prix, c'est l'hrosme! Si elle +dtourne la tte, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de +l'opprobre; si elle lui rend l'clat solaire de son beau visage, elle +semble le tirer du nant! + +[Note 7: la suite de la guerre de 1830, le Pce Roman Sanguszko +fut condamn tre soldat perptuit en Sibrie. En revoyant le +dcret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: o il sera conduit les +chanes aux pieds.--Sa sant tant gravement atteinte, la famille fit +des dmarches la cour et reut pour rponse que si sa mre, la Psse +Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la +grce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'tat de son fils +empirant toujours, elle partit. Arrive St. Ptersbourg, les +pourparlers commencrent sur la manire dont s'accomplirait sa +gnuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la +princesse rejetait les unes aprs les autres, prte retourner chez +elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une +audience de l'impratrice, que l'empereur viendrait et que l, sans +autres tmoins, la princesse implorerait genoux la grce de son +enfant. Quand elle fut chez l'impratrice, l'empereur entra... voyant +que la princesse ne bougeait pas, l'impratrice crut qu'elle ne le +reconnaissait point et se leva... La princesse se leva et debout +attendit... l'empereur la regarda, traversa lentement le salon... et +sortit!... L'impratrice hors d'elle saisit les mains de la princesse, +en s'criant: Vous avez perdu une occasion unique!..--La princesse +raconta plus tard que ses genoux taient devenus de marbre et, qu'en +songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son +fils, elle fut plutt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune +grce, mais les sicles entoureront d'une aurole la mmoire sacre de +cette matrone polonaise aux antiques vertus.] + +Or, chaque mazoure qui se danse l-bas, il y a un homme dont le +regard, la parole, l'treinte angoisse, ont riv pour jamais l'autel +sacr de la patrie le coeur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement +et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux +moites, la main effile, le souffle parfum murmurant des mots magiques, +ont jamais enrl un coeur d'homme dans ces milices sacres o les +chanes d'une femme font trouver lgres les chanes de la prison et de +la _kibitka_. Cet homme et cette femme ne reverront peut-tre jamais +leur partner; pourtant, l'un aura dtermin le sort de l'autre en lui +jetant dans l'me ces cris que nul n'entendait, mais qui, partir de ce +jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui +rptant: _Patrie, Honneur, Libert!_ Libert, libert surtout! Haine de +l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la +_vilt_. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutt que de ne +pas garder une me libre en une personne libre! Plutt que de dpendre, +comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du +sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dgradante ou de la +colre meurtrire et fantasque de l'autocrate! + +Toutefois, mourir c'tait trop! Par consquent ce n'tait pas assez. +Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, +en refusant l'air libre de leurs prrogatives innes, les franchises de +leur antique patriciat dans la grande cit chrtienne; lorsqu'ils +refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurp sa place et +s'y targuait de ses privilges. C'tait l vraiment un destin pire que +la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en +rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en +eut qui ont pactis avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le +fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni +pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits tout pacte, +mme ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades +et de toutes les cours d'Europe, la seule condition de ne jamais +laisser entendre que l'ours qui a mis des gants blancs chez +l'tranger, se hte de les jeter la frontire et, loin de ses regards, +redevient la bte inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la +civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout +faits, mais incapable de voir qu'elle crase de sa masse informe les +fleurs dont ce miel est tir, qu'elle fait mourir sous ses grosses +pattes les travailleuses ailes sans lesquelles il n'existe pas. + +Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, hritier d'une civilisation +huit fois sculaire et ddaignant depuis cent ans de renoncer ce +qu'elle lui a mis au coeur d'lvation, de noblesse, de hautaine +indpendance, pour accepter la fraternit des puissants serviles; le +Polonais apparat en Europe comme un paria, un jacobin, un tre +dangereux, dont il vaut mieux viter le voisinage fcheux. S'il voyage, +lui, grand-seigneur par excellence, il devient un pouvantail pour ses +pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur +de son pontife, un embarras pour son glise; lui, par essence homme de +salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien +carter poliment! N'est-ce point l un calice d'amertume? N'est-ce point +l un sort plus dur affronter qu'un combat glorieux, qui ne se +prolonge pas durant toute une existence? Nanmoins, chaque jeune homme +et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par +hasard, ont honneur de se prouver l'un l'autre qu'ils sauront boire +ce calice; qu'ils l'acceptent, mus et joyeux, de la main qui pour lors +le prsente avec un coeur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, +un mot plein de force et de grce, un geste plein d'lgance fire et +ddaigneuse. + +Mais, dans les bals on n'est pas toujours _entre soi_. Il faut souvent +danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en tre +pas incontinent anantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois +les inviter; il faut tre prs d'elles, cte cte avec elles, humilis +par celles qu'on mprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs +quand elles apparaissent aux ftes des vaincus! Les unes se montrent +confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout +l'clat d'une faveur impriale, insolentes avec prmditation, cruelles +avec inconscience, se croyant adules sans se sentir haes, imaginant +trner et rgner, sans apercevoir qu'elles sont railles et tournes en +drision par ceux qui ont assez de sang au coeur, assez de feu dan le +sang, assez de foi dans l'me, assez d'espoir dans l'avenir, pour +attendre des gnrations avant de livrer leur souvenir excr la +vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui +savent un cheveu prs le degr d'lasticit permis au busc de leur +corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement +impertinentes encore par le dplaisir de se voir entourns d'un essaim +de cratures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la +taille n'a jamais connu de corset! + +D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'clat de leurs diamants +aux yeux de celles qui leurs maris ont vol leurs revenus. Sottes et +mchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui +souillent le crpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une +pingle tombe de leur coiffure dans le coeur d'une mre ou d'une soeur, +qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant +elle. Ce qui tait odieux, elles le rendent risible, en essayant de +singer les grands airs des grandes dames. observer la vulgarit des +formes mongoles, la disgrce des traits kalmouks, qui impriment encore +leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs +sicles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes +payennes de l'Asie, dont ils portrent souvent le joug en gardant son +empreinte barbare dans leur me, comme dans leur langue! Encore au jour +d'aujourd'hui le trsor de l'tat, comme qui dirait en Europe le +ministre des finances, y est appel _la tente princire_: celle o +jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! _Kaziennaia +Palata_. + +Quand les femmes des vainqueurs sont en prsence des femmes de vaincus, +elles font toutes pleuvoir le ddain de leurs prunelles arrogantes. Ni +les dames chiffres, celles qui portent un monogramme imprial sur +l'paule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'tre ainsi marques +comme les gnisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien +l'atmosphre o elles sont plonges. Elles ne voient ni les flammes de +l'hrosme, prcurseurs de la conflagration, monter en langues troites +et frmissantes jusqu'aux plafonds dors et l, former une vote de +sombres prophties sur leurs ttes lourdes et vides; ni les fleurs +vnneuses d'une future posie sortir de terre sous leurs pas, accrocher + leurs falbalas leurs pines immortelles, s'enrouler comme des aspics +autour de leurs corsages, monter jusqu' leur coeur pour y plonger leurs +dards et retomber, surprises et bantes, n'y trouvant aussi que le vide! + +Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs +races sont diverses et leur langage diffrent. Il est un vaincu, +c'est--dire moins qu'un esclave; il est en dfaveur, c'est--dire +au-dessous de la bte honore d'une attention souveraine. Mais pour les +vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il +dont le coeur n'ait jamais t carbonis par le regard de l'une d'elles, +noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait +damn... oui... cent fois damn... mais non perdu aux yeux du czar!... +Car devant la _faveur_, la bassesse de l'homme et la bassesse de la +femme russes sont aussi quivalentes que la livre de plomb et la livre +de plume, ce qu'un proverbe constate sa manire en disant: _mouz i +gna, adna satana_ Mari et femme ne font qu'un diable! Seulement, la +livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile +impermable, la livre de plume remue, voltige, se lve, retombe, se +relve et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un +sac de gaze transparente. + +Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme +chamarr d'or, sem de croix et de crachats, emmdaill et enrubann, il +y a, par dessous, on ne sait quelle tincelle d'lment slave qui vit, +s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible la piti, il est sduit +pur les larmes, il est touch par les sourires. Gare pourtant qui +voudrait s'y fier, car ct de lui il y a tout un brasier d'lment +mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette tincelle runie ce +brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de +sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec +l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames +qui dans ces donnes se sont jous entre des tres, dont l'un tend des +filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion la +pense de s'tre pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et +glouton la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux +parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient dj sur son +coeur. + +Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux +peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un tant fou +de la libert qu'il aime plus que la vie, l'autre tant vou au servage +officiel jusqu' lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est +incandescent, parce que la femme espre toujours inoculer l'homme le +ferment de la bont, de la piti, de l'honneur; l'homme espre toujours +dnationaliser la femme jusqu' lui faire oublier la piti, la bont, +l'honneur. ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se +rencontre gure ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on puise toutes +ses ressources, ses stratagmes, ses assauts, ses embuscades et ses +silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces +grandes batailles, dont le succs consiste se changer en d'heureux +prliminaires de paix entre deux belligrants amis, sur les bases de +quelque haute ranon et de quelque souvenir mu, qui scintille comme une +toile jamais voile dans le coeur de l'homme, laissant parfois aussi une +reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.[8] + +[Note 8: Un gnral russe tait charg de faire excuter on ne sait +plus quelles mesures vexatoires l'entour du couvent des dominicaines, + Kamieniec, en Podolie. La prieure fut oblige de le voir pour tcher +d'obtenir quelqu'adoucissement ces rigueurs. Appartenant une des +plus antiques familles de la Lithuanie, elle tait encore d'une grande +beaut et d'une suavit de manires vraiment fascinante. Le gnral la +vit derrire la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le +lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demand, (sans la +prvenir qu'un an aprs son successeur n'en tiendrait aucun compte), et +ordonna ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fentres; +personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des +annes aprs, la mre Rose, si bien nomme pour le doux parfum +qu'exhalait son me, le regardait encore avec complaisance; il lui +rappelait que le gnral russe avait trouv moyen de lui rendre un +ternel hommage, en faisant dire cet arbre qui indiquait sa cellule: +_To polka_.] + +L, o les neiges borales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de +Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrire-fond, +l'arrire-pense d'une conversation engage par une Polonaise qui +effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui dchire +son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe anglique, on +plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries +par contre peuvent devenir des exigences dguises. L, c'est la +dgradation du rang et de la noblesse[9], c'est le knout et la mort, qui +attendent peut-tre celui qu'une soeur, une fiance, une amie, une +compatriote inconnue, une femme doue du gnie de la compassion et de la +ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours +de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'bauchent; la lutte commence, +le dfi est jet. Durant les longs _a parte_ qu'elle autorise, ciel et +terre sont remus sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut +de lui avant le jour, (dont l'indiscrtion chrement paye de quelque +infrieur a rvl l'approche), o une criture fine, tremblante, humide +de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un +portefeuille tout gonfl. Au second bal, quand la femme et l'homme se +retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par tre vaincu. Elle +n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle +n'ait _rien_ obtenu, qu'on ait _tout_ refus un regard, un sourire, + une larme, la honte du mpris. + +[Note 9: Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibrie o il +avait pass vingt ans et n'avait rien perdu de sa fire imprudence, fit +mettre sur ses cartes de visite (aussitt confisques): _Pierre +Troubetzkoy, n Prince Troubetzkoy_.] + +Mais, si frquents que soient les bals officiels, si souvent mme que +l'on soit oblig d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de +jeunes officiers russes, amis de rgiment des jeunes Polonais forcs de +servir pour n'tre pas privs de leurs privilges nobiliaires, la vraie +posie, le vritable enchantement de la mazoure, n'existe rellement +qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire +d'enlever une danseuse son partner avant mme qu'elle ait achev la +moiti de son premier tour dans la salle, pour aussitt l'engager une +mazoure de vingt paires, c'est--dire de deux heures! Seuls, ils savent +ce que veut dire de lui voir accepter une place prs de l'orchestre, +dont les rumeurs rduisent toutes les paroles des murmures de voix +basses, des souffles brlants plus compris qu'articuls, ou bien +d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canap des +matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais +et la Polonaise savent l'avance que, dans une mazoure, l'un peut +perdre une estime et l'autre conqurir un dvouement! Mais, le Polonais +sait aussi que dans ce tte tte public, ce n'est pas lui qui domine +la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans +l'un ou l'autre cas, qu'il espre blouir ou toucher, charmer l'esprit +ou attendrir le coeur, c'est toujours en se lanant dans un ddale de +discours, qui ont exprim avec ardeur ce qu'ils se sont gards de +prononcer; qui ont furtivement interrog sans avoir jamais questionn; +qui ont t atrocement jaloux sans paratre y prtendre; qui ont plaid +le faux pour savoir le vrai ou rvl le vrai pour se garantir du faux, +sans tre sortis des sentiers ratisss et fleuris d'une conversation de +bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'me et ses blessures + nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prvenue +ou indiffrente, puisse se vanter de lui avoir arrach un secret ou +inflig un silence! + +Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des +naturels expansifs, une lgret lassante, surprenante mme avant qu'on +en ait dml l'insouciance dsespre, vient s'allier comme pour les +ironiser aux finesses les plus spirituelles, l'existence des plus +justes peines, leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger +et de condamner cette lgret, il faudrait en connatre toutes les +profondeurs. Elle chappe aux promptes et faciles apprciations en tant +tour tour relle et apparente, en se rservant d'tranges rpliques +qui la font prendre, aussi souvent tort qu' raison, pour une espce +de voile bariol, dont il suffirait de dchirer le tissu afin de +dcouvrir plus d'une qualit dormante ou enfouie sous ses plis. Il +advient de cette sorte que l'loquence n'est frquemment qu'un grave +badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de +feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de srieux. On +cause avec l'un, on songe un autre; on n'coute la rplique que pour +rpondre sa propre pense. On s'chauffe, non pour celui qui l'on +parle, mais pour celui qui l'on va parler. D'autres fois, des +plaisanteries chappes comme par mgarde sont tristement srieuses, +quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaiets d'talage +d'ambitieuses esprances et de lourds mcomptes, dont personne ne peut +le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs +et ses insuccs secrets. + +Aussi, que de fois des gaiets intempestives suivent-elles de prs des +recueillements pres et farouches, tandis que des dsesprances pleines +d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonns la +sourdine. La conspiration tant l'tat de permanence dans tous les +esprits, la trahison apparaissant l'tat de possibilit dans tous les +moments de dfaillance; la conspiration formant un mystre qui, peine +souponn, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le +rejette dans la vie que comme un naufrag nu sur la plage; la trahison +constituant un plus terrible mystre qui, peine souponn, +mtamorphose l'tre humain en une bte venimeuse dont la seule haleine +est rpute pestifre,--comment chaque homme ne serait-il pas une +nigme indchiffrable tout autre qu' une femme aux intuitions +divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la +pente des conspirations ou en le prservant des sduisants appts de la +trahison? Dans ces entretiens paillets d'or et de cuivre, o le vrai +rubis brille ct du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise +en balance avec un argent impur; o les rticences inexplicables peuvent +aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que +l'impudeur d'une lchet qui se fait rcompenser,--voire mme le double +jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques +complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant +soi-mme,--rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien +non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. L donc, o la +conversation est un art exerc au plus haut degr et qui absorbe une +norme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent +chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il +entend dbiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins +d'une minute, passe du rire la douleur, en rendant la sincrit +galement difficile reconnatre dans l'un et dans l'autre. + +Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les ides, comme les bancs +de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouves au point +o on les a quittes. Cela seul suffirait donner un relief particulier +aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques +hommes de cette nation qui ont fait admirer la socit parisienne leur +merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus +ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intrt ou amusement le +cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse faire constamment +changer de costume la vrit et la fiction, les promener toujours +dguises l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus +sres qu'elles sont moins souponnes; cette verve qui aux plus chtives +occasions dpense avec une prodigalit effrne un prodigieux esprit, +comme Gil Blas usait trouver moyen de vivre un seul jour autant +d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses +royaumes; cette verve impressionne aussi pniblement que les jeux o +l'adresse inoue des fameux escamoteurs indiens fait voler et tinceler +dans les airs une quantit d'armes aiguises et tranchantes qui, la +moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recle et +porte alternativement l'anxit, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu +des dangers imminents de la dlation, de la perscution, de la haine ou +de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux +rancunes politiques, des positions toujours compliques peuvent trouver +un pril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute +inconsquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et +oubli. + +Un intrt dramatique peut ds lors surgir tout d'un coup dans les plus +indiffrentes entrevues, pour donner instantanment toute relation les +faces les moins prvues. Il plane par l sur les moindres d'entre-elles +une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrter les contours, +d'en fixer les lignes, d'en reconnatre l'exacte et future porte, les +rendant ainsi toutes complexes, indfinissables, insaisissables, +imprgnes la fois d'une terreur vague et cache, d'une flatterie +insinuante, inventive se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait +souvent se dgager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevtrent +dans les coeurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques, +vains et amoureux. + +Est-il donc surprenant que des motions sans nombre se concentrent dans +les rapprochements fortuits amens par la mazoure lorsque, entourant les +moindres vellits du coeur de ce prestige que rpandent les grandes +toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphre de +bal, elle fait parler l'imagination les plus rapides, les plus +futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en tre autrement en +prsence des femmes qui donnent la mazoure ces signifiances, que dans +les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, mme de deviner? +Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est +parmi elles dont les qualits et les vertus sont si absolues, qu'elles +les rendent apparentes tous les sicles et tous les peuples; mais +ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est +une originalit pleine de varit qui les distingue. Moiti almes, +moiti Parisiennes, ayant peut-tre conserv de mre en fille le secret +des philtres brlants que gardent les harems, elles sduisent par des +langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des +indolences de sultanes, des rvlations d'indicibles tendresses +fugitives comme l'clair, des gestes naturels qui caressent sans +enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses +inconscientes et affaisses qui distillent un fluide magntique. Elles +sduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gne +et que l'tiquette ne parvient jamais guinder; par ces inflexions de +voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle rgion du +coeur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanit de la +gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles +amuser, faciles intresser, comme les belles et ignorantes cratures +qui adorent le prophte arabe; en mme temps intelligentes, instruites, +pressentant avec rapidit tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant +d'un coup d'oeil tout ce qui se laisse deviner, habiles se servir de ce +qu'elles savent, plus habiles encore se taire longtemps et mme +toujours, trangement verses dans la divination des caractres qu'un +trait leur dvoile, qu'un mot claire leurs yeux, qu'une heure met +leur merci! + +Gnreuses, intrpides, enthousiastes, d'une pit exalte, aimant le +danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent +peu, elles sont surtout prises de renom et de gloire. L'hrosme leur +plat; il n'en est peut-tre pas une qui craigne de payer trop cher une +action clatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect, +beaucoup d'entr'elles, mystrieusement sublimes, dvouent l'obscurit +leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais, +quelqu'exemplaires que soient les mrites de leur vie domestique, jamais +tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que prcoce), ni +les misres de la vie intime, ni les secrtes douleurs qui dchirent ces +mes trop ardentes pour n'tre pas souvent blesses, n'abattent la +merveilleuse lasticit de leurs esprances patriotiques, la juvnile +candeur de leurs enchantements souvent illusionns, la vivacit de leurs +motions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilit de +l'tincelle lectrique. + +Discrtes par nature et par position, elles manient avec une incroyable +dextrit la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'me +d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose +qu'elles ont des secrets![10] Souvent ce sont les plus nobles qu'elles +taisent, avec cette superbe qui ne daigne mme pas se tmoigner. qui +les a calomnies, elles rendent un service, qui les a dnigres, +devient leur ami, qui a travers leurs desseins une fois, le rpare sans +s'en douter en les servant cent fois. Le ddain intrieur que leur +inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supriorit +qui les fait rgner avec tant d'art sur tous les coeurs qu'elles +russissent flatter sans adulation, apprivoiser sans concessions, +s'attacher sans trahison, dominer sans tyrannie, jusqu'au jour o, se +passionnant leur tour avec autant de dvouement chaleureux pour un +seul qu'elles ont de subtile fiert avec le reste du monde, elles savent +aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles +peines, toujours fidles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec +une inaltrable srnit. + +[Note 10: Il faut observer que malgr la constante rserve et la +profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, +elles, dpositaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant +de faits, de tant de secrets, qui la moindre indiscrtion menaceraient +quelqu'un de la dportation et des mines de la Sibrie, jamais on ne +rencontre chez les Polonaises cette insincrit de tous les instants, ce +mensonge perptuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non +contentes de pratiquer la non-vrit, se sont faites une seconde nature +de la contre-vrit, qu'impose un despotisme dont dpendent toutes les +sources de la vie, tout le brillant de son chaffaudage; despotisme +d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant +rduit rgner par la terreur, il consent tre tromp en tant adul, + tre caress sans amour, berc sans tendresse, enivr d'un vin +frelat, sans se soucier si le coeur est panoui quand les lvres rient, +si l'me est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas +celui auquel les yeux jettent leurs plus sduisantes invites. Pour ces +femmes, le besoin de la _faveur_ commande la duplicit, comme une +condition premire, essentielle, invitable, _sine qua non_, de tout ce +qui fait le bien-tre de la vie, le charme et l'clat d'une destine; le +mensonge leur devient par consquent une ncessit vitale, un besoin +imprieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, tout prix. Dans ces +conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse +du sauvage captif voulant profiter de son matre, non s'en affranchir, +ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingnieux du +diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes, +quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzime +_tchin_, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et +simple vrit. Demandez-leur s'il est jour minuit, elles rpondront +_oui_, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge, +qui rpugne la nature humaine, tant devenu un ingrdient invitable +de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel +charme malsain, comme celui de l'_assa foetida_ que les hommes au palais +blas du sicle dernier portaient en bonbonnire. Elles ont comme un +got plus sapide sur la langue sitt qu'elles se figurent avoir induit +en erreur quelque naf, avoir persuad quelque bonne me du contraire de +qui a t, de ce qui est, de ce qui sera.--Or, pour autant de Polonaises +qu'on ait pu connatre, jamais on n'a rencontr une vraie menteuse. +Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent mme le +ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne +sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment gnreux qui la dicta +ou de la dlicatesse de ses procds. Mais, quelqu'inimaginable finesse +qu'elles mettent ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles +prtendent ignorer, qu'elles ont aperu ce qu'elles veulent n'avoir +point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqu de franchise, +surtout au dtriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai; +tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez +habiles pour chapper tout essai scrutateur, sans recourir au masque +qui trahit la vrit et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une +Polonaise drobe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien, +l'impntrabilit dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le +dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de +tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et +un moment donn, ne l'empchent jamais d'tre, non seulement sincre, +mais ouverte, disant chacun avec grce, abandon et empressement, tout +ce qui l'intresse de savoir quand cela ne fait tort personne. +L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer +du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde, +donne son imperturbable discrtion comme un instinct de salut pour +tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole +irrflchie, passionne ou encolre, mme un ennemi, tant sa pense +est naturellement tourne vers le devoir d'aider et de secourir. +Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilise, elle a surtout trop de +tact, pour pousser la dissimulation au-del du ncessaire.--Entre elle +et les autres femmes slaves il y a la diffrence de la vaincue +l'esclave. La vaincue tant fire se respecte elle-mme sous ses +dguisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une me d'esclave. Elle ne +sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mpriser celui qui l'obligerait + mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le +commencement de la bassesse.] + +Les hommages que les Polonaises ont inspirs ont toujours t d'autant +plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent +comme des pis-aller, des prludes, des passe-temps insignifiants. Ce +qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles esprent, c'est le +dvouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour +de la patrie. Toutes, elles ont une potique comprhension d'un idal +qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui +passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tche de +saisir. Mprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement, +elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir +devin et ralis par eux un rve d'hrosme et de gloire qui ferait de +chacun de leurs frres, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils, +un nouveau hros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les +coeurs qui palpitent aux premiers accents de la _Mazoure_ lie son +souvenir. Ce romanesque aliment de leurs dsirs prend, dans l'existence +de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les +femmes du Levant, ni mme chez celles du Couchant. + +Les latitudes gographiques et psychologiques dans lesquelles le sort +les fait vivre, offrent galement ces climats extrmes, o les ts +brlants ont des splendeurs et des orages torrides, o les hivers et +leur frimas ont des froidures polaires, o les coeurs savent aimer et +har avec la mme tnacit, pardonner et oublier avec la mme +gnrosit. Aussi l, quand on est pris, n'est-ce point l'italienne, +(ce serait trop simple et trop charnel), ni l'allemande, (ce serait +trop savant et trop froid), encore moins la franaise, (ce serait trop +vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une posie, en attendant +qu'on en fasse un culte. Il forme la posie de chaque bal et peut +devenir le culte de la vie entire. La femme aime l'amour pour faire +aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la libert et +la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime tre ainsi aim; se +sentir surlev, grandi au-dessus de lui-mme, lectris par des paroles +qui brlent comme des tincelles, par des regards qui luisent comme des +toiles, par des sourires qui promettent la batitude d'une larme sur +une tombe!... Ce qui faisait dire l'empereur Nicolas: Je pourrais en +finir des Polonais, si je venais bout des Polonaises[11]. + +[Note 11: Ce mot fut prononc devant une personne de notre +connaissance.] + +Malheureusement, l'idal de gloire et de patriotisme des Polonaises, +souvent rveill par les vellits hroques qui les entourent, est plus +souvent encore du par la lgret de caractre des hommes que +l'oppression et l'astuce du conqurant dmoralisent et corrompent +systmatiquement, sauf craser quiconque leur rsiste. Aussi, les +oscillations de cet lment qui comme le vif-argent ignore la +tranquillit, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent, +mais ne trouvent pas toujours qui leur rponde, tiennent parfois ces +femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le +clotre, o il est peu d'entr'elles qui, quelque instant de sa vie, +n'ait srieusement ou amrement song se rfugier. Beaucoup, non moins +illustres par leur naissance que par leur renomme dans le monde, y ont +immol leur beaut, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les +mes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation o fume +jour et nuit le perptuel encens de leurs prires et de leur sacrifice +volontaire! Ces victimes expiatoires esprent forcer la main au Dieu des +armes, _Deus Sabaoth_!... Et cet espoir illumine leur coeur, au point de +leur faire atteindre parfois un ge presque sculaire! + +Un proverbe national caractrise mieux en quatre mots cette fusion de la +vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les +descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de +vertu, il dit: Elle excelle dans la danse et dans la prire! Veut-on +vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait +mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: _I do tanca, i do +rozanca!_ On ne peut leur trouver de meilleur loge, parce que le +Polonais n, berc, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si +elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes +quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se rsignerait jamais +aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus +qu'il ne chrira ternellement celle dont il ne pense pas que, plus +ardente que les sraphins dans les cieux, elle fatigue de ses +implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jenes, ce +Dieu qui _chtie ceux qu'il aime_ et qui a dit des nations: _elles sont +gurissables!_ + +Pour le vrai Polonais, la femme dvote, ignorante et sans grce, dont +chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement +n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas ces tres +qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tide,--sous les lambris +dors, sous le chaume fleuri, comme derrire les grilles du choeur.--En +revanche, la femme intresse, calculatrice habile, syrne, dloyale, +sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine mme pas +les ignobles cailles qui se cachent au bas de sa ceinture, +artificieusement voiles. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses piges et, +quand il y est tomb, il est perdu pour sa gnration, ce qui fait +croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des +Polonaises! Quelle erreur! En ft-il ainsi, la Pologne n'aurait point +pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du +moyen-ge qui dfendait elle-mme son chteau-fort et, voyant six de ses +fils couchs ses pieds sur ses crnaux, dfiait l'ennemi en lui +montrant son sein d'o elle ferait natre six autres guerriers non moins +valeureux, les mres polonaises ont de quoi remplacer les gnrations +nerves, les gnrations qui ont servi d'anneau dans la chane +gnalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne +passage! + +D'ailleurs, en ce sicle de calomnies, on calomnie aussi les hommes l, +ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si +ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on +bnit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes, +il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le got de l'hrosme +plus exalt, il n'est pourtant pas plus imprissable; si l'orgueil de la +rsistance est plus indign chez elles, il n'est pourtant pas plus +indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si ais! On +exagre leurs dfauts, on a soin de taire leurs qualits, leurs +souffrances surtout. O donc est la nation qu'un sicle de servitude n'a +point dfaite, comme une semaine d'insomnie dfait un soldat? Mais, +quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se +demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent +des infidles, prompts adorer toute divinit, brler leur encens +devant chaque miracle de beaut, adorer chaque jeune astre +nouvellement mont sur l'horizon, qui donc a un coeur aussi constant, des +attendrissements que vingt ans n'ont pas effacs, des souvenirs dont +l'motion se rpercute jusque sous les cheveux blancs, des services +empresss qui se reprennent aprs un quart de sicle d'interruption +comme on renoue un entretien bris la veille? Dans quelle nation ces +tres, frles et courageux, trouveraient-elles autant de coeurs capables +de les adorer d'une dvotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu' +aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier +qu' une belle mort? + +L-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait +point encore ces mfiances nfastes qui font craindre une femme comme on +redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces +magiciennes malfaisantes du dix-neuvime sicle, surnommes les +dvoreuses de cervelles! Il ne savait point encore qu'il existerait un +jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des +ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande +puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne +maison drobant le coeur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux +dont elles recevaient l'hospitalit! Il ignorait que sous peu on aurait +form l'intention des grands noms de son pays, l'intention des fils +de mres incorruptibles, des hritiers d'une longue ligne de nobles +anctres, toute une cole de sductrices dresses au mtier de la +dlation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps o +dans les socits d'Europe, socits chrtiennes cependant, un homme +d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas dshonore, +pour victime de celle qu'il n'aurait pas souille!... + +Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour +aimer; prt jouer sa vie pour une beaut qu'il aurait vue deux fois, +se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse jamais son plus +potique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais +fltrie! Il et rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupt +corrompue, en cette socit o la galanterie consistait har le +conqurant, mpriser ses menaces, braver son courroux, railler le +parvenu barbare qui prtend faire oublier l'Europe somnolente le +mcanisme asiatique de sa savonnette vilain. Alors, alors, l'homme +aimait quand il se sentait aiguillonn au bien et bni par la pit, +fier des grands sacrifices, entran aux grandes esprances par une de +ces femmes dont le coeur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en +toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a +rien dire celui qu'elle n'a pas plaindre. De l vient que des +sentiments qui ailleurs ne sont que des vanits ou des sensualits, se +colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sre +d'elle-mme pour faire la grosse voix et se retrancher derrire les +fortifications en carton de la pruderie, ddaigne les scheresses +rigides et reste accessible tous les enthousiasmes qu'elle inspire, +comme tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les +hommes. + +Ensemble irrsistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essay de +l'esquisser dans des lignes toutes d'antithses, renfermant le plus +prcieux des encens adress cette fille d'une terre trangre, ange +par l'amour, dmon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par +l'exprience, homme par le cerveau, femme par le coeur, gante par +l'esprance, mre par la douleur et pote par ses rves[12]. + +[Note 12: Ddicace de _Modeste Mignon_.] + +Berlioz, gnie shakespearien qui toucha tous les extrmes, dut +naturellement entrevoir travers les transparences musicales de Chopin +le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait, +serpentait, fascinait dans sa posie, sous ses doigts! Il les nomma les +_divines chatteries_ de ces femmes semi-orientales, que celles +d'occident ne souponnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner +le douloureux secret. _Divines chatteries_ en effet, gnreuses et +avares la fois, imprimant au coeur pris l'ondoiement indcis et +berant d'une nacelle sans rames et sans agrs. Les hommes en sont +choys par leurs mres, clins par leurs soeurs, enguirlands par leurs +amies, ensorcels par leurs fiances, leurs idoles, leur desses! C'est +encore avec de _divines chatteries_, que des saintes les gagnent au +martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'aprs cela les +coquetteries des autres femmes semblent grossires ou insipides et que +les Polonais s'crient, bon droit, avec une gloriole que chaque +Polonaise justifie: _Niema jak Polki_[13]. + +[Note 13: L'habitude o l'on tait autrefois de boire dans leur +propre soulier la sant des femmes qu'on voulait fter, est une des +traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des +Polonais.] + +Le secret de ces _divines chatteries_ fait ces tres insaisissables, +plus chers que la vie, dont les potes comme Chateaubriand se forgent +durant les brlantes insomnies de leur adolescence une _dmonne_ et une +_charmeresse_, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une +soudaine ressemblance avec leur impossible vision, d'une ve innocente +et tombe, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante la +fois!!![14]--Mlange de l'odalisque et de la walkyrie, choeur fminin +vari d'ge et de beaut, ancienne sylphide ralise... Flore nouvelle, +dlivre du joug des saisons...[15]--Le pote avoue que, poursuivi dans +ses rves, enivr par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant +la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa +prsence il cessait d'tre un triste Ren, pour grandir selon ses voeux, +devenir ce qu'elle voulait qu'il ft, tre exhauss et faonn par elle. +Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce +que les Chateaubriand font cole en littrature, mais ne font pas une +nation. Le Polonais ne redoute point la _charmeresse_ sa soeur, _Flore +nouvelle dlivre du joug des saisons!_ Il la chrit, il la respecte, il +sait mourir pour elle... et cet amour, pareil un arme incorruptible, +prserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa +vie, il empche le vainqueur _d'en venir bout_ et prpare ainsi la +glorieuse rsurrection de la patrie. + +[Note 14: _Mmoires d'outre-tombe_, 1er vol.--_Incantation_.] + +[Note 15: _Idem_, 3e vol.--_Atala_.] + +Il faut cependant reconnatre qu'entre toutes, une seule nation eut +l'intuition d'un idal de femme nul autre pareil, dans ces belles +exiles que tout semblait amuser, que rien ne parvenait consoler. +Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idal inconnu +chez les filles de cette Pologne, morte civilement aux yeux d'une +socit civile, o la sagesse des Nestor politiques croyait assurer +l'quilibre europen, en traitant les peuples comme une expression +gographique! Les autres nations ne se doutrent mme pas qu'il pouvait +y avoir quelque chose admirer en le vnrant, dans les sductions de +ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternes +sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui +baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de +n'en pas voir les sites montagneux, crasants pour leurs poitrines, +amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales! + +En Allemagne, on leur reprochait d'tre des mnagres insouciantes, +d'ignorer les grandeurs bourgeoises du _Soll und Haben_! Pour cela, on +leur en voulait elles, dont tous les dsirs, tous les vouloirs, toutes +les passions se rsument mpriser _l'avoir_, pour sauver _l'tre_, en +livrant des fortunes millionnaires la confiscation de vainqueurs +cupides et brutaux! elles, qui, encore enfants, entendent leur pre +rpter: la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose +sacrifier, elle sert de pidestal l'exil!...--En Italie, on ne +comprenait rien ce mlange de culture intellectuelle, de lectures +avides, de science ardente, d'rudition virile, et de mouvements +prime-sautiers, effars, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne +pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses +petits.--Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et +Ems, pour chercher Paris une esprance secrte, Rome une foi +encourageante, ne rencontrant la charit nulle part, n'arrivaient ni +Londres, ni Madrid. Elles ne songeaient point trouver une sympathie +de coeur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les +descendants du Cid! Les Anglais taient trop froids, les Espagnols trop +loin. + +Les potes, les littrateurs de la France, furent les seuls +s'apercevoir que dans le coeur des Polonaises, il existait un monde +diffrent de celui qui vit et se meut dans le coeur des autres femmes. +Ils ne surent pas deviner sa palingnsie; ils ne comprirent pas que si, +dans ce _choeur fminin vari d'ge et de beaut_, on croyait parfois +retrouver les mystrieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles +taient l comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on +pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se +dgageait des vapeurs de sang qui depuis un sicle planaient sur la +patrie! Par ainsi, ces potes et ces littrateurs ne saisirent point la +dernire formule de cet idal dans sa parfaite simplicit. Ils ne +se figurrent point une nation de vaincus qui, enchane et foule +aux pieds, proteste contre l'clatante iniquit au nom du sentiment +chrtien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?--N'est-ce +point par la posie et l'amour?--Et qui en sont les interprtes?--N'est-ce +point les potes et les femmes?--Mais, si les Franais, trop habitus aux +conventionalits artificielles du monde parisien, n'ont pu avoir l'intuition +des sentiments dont Childe Harold entendit les accents dchirants dans les +femmes de Saragosse, dfendant vainement leurs foyers contre l'tranger, +ils subirent tellement la fascination qui s'chappait en ondes diapres de +ce type fminin, qu'ils lui prtrent des puissances presque surnaturelles. + +Leur imagination, trop impressionne par les dtails, les grandit +dmesurment, exagrant la porte des contrastes et les facults de la +mtamorphose dans ces Protes aux noirs sourcils et aux dents perles. +Elle en fit ainsi une nigme insoluble, ne sachant point, force de se +perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large +synthse. Dans une motion blouie, la posie franaise crut dpeindre +la Polonaise en lui jetant la face, comme une poigne de pierreries +multicolores, non serties, une poigne d'pithtes sublimes et +incohrentes. Elles sont prcieuses cependant, car leur clat +multicolore, leur incohrence irraisonne, tmoignent loquemment de la +violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualits +franaises parlrent l'esprit franais, mais qu'on ne connat +vraiment que lorsque les hrosmes de leur coeur parlent au coeur. + +La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de hros +vainqueurs, n'tait point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange +consolateur de hros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus +diffrent de ce qu'tait le Polonais antique, que la Polonaise moderne +n'est diffrente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle tait +avant tout et surtout une patricienne honore; la matrone romaine +devenue chrtienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, la +cour ou la ville, rgnant sur ses palais ou sur ses champs, tait +grande dame. Elle l'tait par suite de la situation que la socit lui +prparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil +de son cusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle +rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au +milieu des poignantes pripties de la vie), y compris les hautes et +puissantes chtelaines, que par respect et dfrence on appelait +_bialoglowa_, parce que les femmes maries avaient la tte couverte et +les joues encadres de blanches et vaporeuses dentelles, imitation +civilise, pudique et chrtienne, du voile musulman, injurieux et +barbare. Mais, leur sujtion et leur impuissance lgale, contre-balance +par les moeurs et les sentiments, loin de les diminuer, les levaient, en +prservant la srnit de leur me, qu'elles tenaient en dehors de +l'pre lutte des intrts, et en ne leur permettant jamais d'tre en +faute. + +Elles ne pouvaient disposer par elles-mmes d'aucune fortune, d'aucune +volont, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, tre entranes et +devenir blmables! C'tait l pour elles tout gain, tout avantage; +avantage inapprciable, dont elles connaissaient bien tous les +chappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal, +elles compensaient cette soumission une vigilance constante, qui +dictait les proportions du cadre o elles taient places, en prenant un +empire presque sans bornes dans la vie prive, o chaque bien tait leur +attribut. Toute la dignit de la vie de famille, toute la douceur de la +vie domestique leur taient confies; elles gouvernaient en souveraines +ce noble et important apanage, d'o elles tendaient leur pieuse et +pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles taient +ds leur premire adolescence les compagnes de leur pre, qui les +initiait ses poursuites et ses inquitudes, aux difficults et aux +gloires de la _res publica_; elles taient les premires confidentes de +leurs frres, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles +devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillres secrtes, +fidles, perspicaces, dterminantes. L'histoire de la Pologne et le +tableau de ses anciennes moeurs prsentent sans cesse le type de ces +courageuses et intelligentes pouses, dont l'Angleterre nous a offert un +splendide exemple en 1683, lorsque dans un procs o sa tte tait en +jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme. + +Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement +pieux, jamais bigot et fatigant; libral et magnifique, jamais +fivreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas t mme +de se produire. Elle enta sur l'idal solennel de l'aeule, la grce et +la vivacit franaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures +alors que l'irrsistible attrait des moeurs de Versailles, aprs avoir +inond l'Allemagne, arriva jusqu' la Vistule. Date fatale! On peut +l'affirmer: Voltaire et la Rgence sous-minrent la Pologne et furent +les auteurs de sa ruine. En perdant ces mles vertus, dont Montesquieu +dit que seules elles soutiennent les tats libres, et qui effectivement +avaient soutenu la Pologne durant huit sicles!... les Polonais +perdirent leur patrie. Les Polonaises tant plus fermes en la foi, moins +besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas +eu l'habitude de le manier, moins accessibles l'immoralit par une +horreur inne et instinctive de l'impudeur, elles rsistrent mieux la +contagion mortifre du dix-huitime sicle! Leur religion, ses vertus, +ses enthousiasmes et ses esprances, crrent en elles le ferment sacr +qui fera ressusciter cette patrie si chre!... Les hommes le sentent; +ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable +dans ces mes dont chacune peut s'crier: _Rien ne m'est plus, plus ne +m'est rien_, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur +aura point rendu l'intgrit de leur type primitif en leur rendant la +patrie! + +Les potes de la Pologne n'ont certes pas laiss d'autres l'honneur +d'baucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idal de +leurs compatriotes. Tous l'ont chant, tous l'ont glorifi, tous ont +connu ses secrets, tous ont tressailli avec batitude devant ses joies +et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la +littrature des anciens jours, _Zygmuntowskie czasy_, on retrouve +chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrire, comme +l'empreinte d'un beau came dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps +roule les flots anecdotiques, la posie moderne dpeint l'idal de la +Polonaise actuelle, plus mouvant que ne le rva jamais pote namour. +Sur le premier plan se dessinent l'pique et royale figure de _Grazyna_, +le sublime profil de la solitaire et secrte fiance de _Wallenrod_; la +Rose des _Dziady_, la Sophie de _Pan Tadeusz_. Autour d'elles, que de +ttes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les +rencontre chaque pas, au milieu des sentiers bords de roses que +dessine la posie de ce pays, o le mot de pote n'a point cess de +correspondre celui de prophte: _wieszcz!_ Dans ces vergers pleins de +cerisiers en fleur; dans ces bois de chnes pleins d'abeilleries +bourdonnantes, dpeints avec tant de fracheur par les romanciers; dans +ces beaux jardins o s'talent les superbes plates-bandes; dans ces +somptueux appartements o fleurissent le grenadier rouge, le cactus +blanc au gland d'or, les grappes roses du Prou et les lianes du Brsil, +on aperoit tout instant quelque tte la Palma-Vecchio. Des lueurs +pourpres d'un splendide couchant clairent, l aussi, une lourde +chevelure qui se dtache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa +blonde aurole des traits o le pressentiment de tristesses futures se +cache dj sous un sourire encore foltre[16]! + +[Note 16: Dans l'impossibilit de citer des pomes trop longs ou des +fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes +de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent +intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caractre +gnral de celles qui habitent ces rgions moyennes, o se concentrent +les rayons pars du type national; si non les plus clatants, du moins +les plus vrais. + + Bo i cz to tam za zywosc + Mlodych Polek i uroda! + Tam wstyd szczery, tam poczciwosc, + Tam po Bogu dusza mloda! + + ........................ + ........................ + + Mysl ich cicho w zyciu swieci, + Pelne zycia, jak nadzieje; + Lubia piesni, tance, dzieci, + Wiosne, kwiaty, stare dzieje.... + Gdy wesole, istne trzpiotki, + I wiewirki i szczebiotki! + Lecz gdy w smutku mysl zagrzebie, + Wwczas Polka taka rzewna, + Iz uwierzysz, ze jj krewna + Najsmutniejsza z gwiazd na niebie! + Choc czlek duszy jj nie zbadal, + W kolo serca tak tam prawo, + Tak rozkosznie i tak lzawo, + Jakbys grzechy wyspowiadal. + + A gdy usmiech lze pokryje, + I dla ciebie serce bije: + To cie dojmie tak do zywa, + Iz to cudne, cudne dziwa, + Ze sie serce nie rozplynie, + Ze od szczescia czlek nie zginie! + Zda sie, ze to zyjesz spolem + Z rajskim dzieckim, czy z aniolem. + Lecz to szczescie nie tak tanie, + Przeboleje dusza mloda; + Jednak lat i lez nie szkoda, + Boc raz w zyciu to kochanie! + A jak ci sie ktra poda, + Z calej duszy i statecznie, + To juz twoja bedzie wiecznie, + I w lad pjdzie ci z nia zycie, + Bo twj duszy nie wyziebi. + Ona sercem pojmie skrycie, + Co mysl wieku dzwiga w gtebi; + Co sie w czasie zrywa, wazy, + To w rumiencu na jj twarzy, + Jak w zwierciedle sie odbije, + Bo w tm lonie przyszlosc zyje! + +] + +Nous l'avons dit; peut-tre faut-il connatre de prs les compatriotes +de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses _Mazoures_ sont +imprgnes, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque +toutes sont remplies de cette mme vapeur amoureuse qui plane comme un +fluide ambiant travers ses _Prludes_, ses _Nocturnes_, ses +_Impromptus_, o se retracent une une toutes les phases de la passion +dans des mes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une +coquetterie inconsciente d'elle-mme, attaches insensibles des +inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie; +mortelles dpressions de joies tioles qui naissent mourantes, roses +noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige +qui les environne, attristant par le parfum mme des tremblants ptales +que le moindre souffle fait tomber de leurs frles tiges. tincelles +sans reflet qu'allument les vanits mondaines, semblables l'clat de +certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurit; plaisirs sans +pass ni avenir, ravis des rencontres de hasard, comme la conjonction +fortuite de deux astres lointains; illusions, gots inexplicables +tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits moiti +mrs, qui plaisent tout en agaant les dents. bauches de sentiment dont +la gamme est interminable et auxquels l'lvation native, la beaut, la +distinction, l'lgance de ceux qui les prouvent, prtent une posie +relle, souvent srieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait +seulement effleurer dans un rapide arpge, devient tout d'un coup un +thme solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans +un coeur exalt les allures d'une passion, qui veut l'ternit pour +demeure! + +Dans le grand nombre des _Mazoures_ de Chopin, il rgne une extrme +diversit de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremles de la +rsonnance des perons; mais, dans la plupart on distingue avant tout +l'imperceptible frlement du tulle et de la gaze sous le souffle lger +de la danse; le bruit des ventails, le cliquetis de l'or et des +pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais +creus d'anxit, d'un bal la veille d'un assaut; on entend travers +le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux dfaillants dont elle +cache les pleurs. Quelques autres semblent rvler les angoisses, les +peines et les secrets ennuis, apports des ftes dont le bruit +n'assourdit pas les clameurs du coeur. Ailleurs encore, on saisit comme +des terreurs touffes: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et +qui survit, que la jalousie dvore, qui se sent vaincu, et qui prend en +piti ddaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un +dlire, au milieu duquel passe et repasse une mlodie haletante, +saccade, comme les palpitations d'un coeur qui se pme, et se brise, et +se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants +souvenirs de gloire.--Il en est dont le rhythme est aussi indtermin, +aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants +contemplent une toile leve seule au firmament! + + + + +IV. + + +Aprs avoir parl du compositeur et de ses oeuvres, o tant de sentiments +immortels rsonnent, o son gnie, aux prises avec la douleur, lutta, +parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet lment terrible de la +ralit qu'une des missions de l'art est de rconcilier avec le ciel; de +ses oeuvres o se sont panchs, comme des pleurs dans un lacrymatoire, +tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son coeur, +tous les transports de ses aspirations et de ses emportements +inexprims; de ses oeuvres o, dpassant les bornes de nos sensations +trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes son gr, il +fait incursion dans le monde des Dryades, des Orades, des Nymphes et +des Ocanides,--il nous resterait parler de l'excution de Chopin, si +nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des motions +entrelaces nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs +linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre. + +Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel rsultat +pourraient obtenir nos efforts? Russirait-on faire connatre ceux +qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable posie? Charme +subtil et pntrant comme un de ces lgers parfums exotiques, celui de +la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les +appartements peu frquents et se dissipent, comme effarouchs, dans les +foules compactes, au milieu desquelles l'air paissi ne garde plus que +les senteurs vivaces des tubreuses en pleines fleurs ou des rsines en +pleines flammes. + +Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par +la puret de sa diction, par ses accointances avec _la Fe aux miettes_ +et _le Lutin d'Argail_, par ses rencontres de _Sraphine_ et de +_Diane_, murmurant son oreille leurs plus confidentielles plaintes, +leurs rves les plus innoms, rappelait le style de Nodier, dont on +rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans +la plupart de ses _Valses, Ballades, Scherzos_, gt embaume la mmoire +de quelque fugitive posie inspire par une de ces fugitives +apparitions. Il l'idalise quelquefois jusqu' en rendre les libres si +tnues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir notre +nature, mais se rapprocher du monde ferique et nous dvoiler les +indiscrtes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des +reines Mab, des Obrons puissants et capricieux, de tous les gnies des +airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers +mcomptes et aux plus insupportables ennuis. + +Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un +caractre particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il +excutait; musique de danse ou musique rveuse, mazoures ou nocturnes, +prludes ou scherzos, valses ou tarentelles, tudes ou ballades. Il leur +imprimait toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence +indtermine, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient +presque plus rien de matriel et, comme les impondrables, semblaient +agir sur l'tre sans passer par les sens. Tantt on croyait entendre les +joyeux trpignements de quelque pri amoureusement taquine; tantt, +c'taient des modulations veloutes et chatoyantes comme la robe d'une +salamandre; tantt, on saisissait des accents profondment dcourags, +comme si des mes en peine ne trouvaient pas les charitables prires +ncessaires leur dlivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de +ses doigts une dsesprance si morne, si inconsolable, qu'on croyait +voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprme +de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, prfrait la mort +l'exil, ne pouvant supporter de quitter _Venezia la bella_![17] + +[Note 17: Le _Nocturne en mi mineur_ (oeuvre 72) nous rend quelque +chose des impressions subtiles, raffines, alambiques, que Chopin +reproduisait avec une sorte de prdilection passionne. Nous ne nous +refusons pas le plaisir de faire connatre celles qui les +comprendront, les vers que ce morceau inspira la belle Csse +Cielecka, ne Csse Bninska: + + Kolysze zwolna, jakby fala morza, + Nty dzwiecznemi, pelnemi uroku. + Rozjasnia blaskiem jakby zycia zorza, + Ktra witamy czasem ze lza w oku. + Dalej uderza nas walki przeczucie; + Ton coraz glosnij rozlega sie w gre. + Pelen, ponury, objawia w swj ncie + Swiatlos ukryta za posepna chmure. + Strny tak silne, jakby kute w stali, + Zalosnym jekiem, w duszy naszej dzwonia: + Mwia o blu, co nam serce pali, + Lecz co zostawia dusze nieskazona!... + Pznij, podobny do woni wspomnienia + Znw zakolysac czasem nas powraca. + Z urokiem igra; kolyszac cierpienia, + Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca. + Nareszcie, jako cicha na dnie woda, + Spokj gleboki z nurt toni sie wznosi, + Jak serce, ktre o nic juz nie prosi, + Lecz kwiatw zycia, szkoda... mwi... szkoda!... + +] + +Chopin se livrait aussi des fantaisies burlesques; il voquait +volontiers parfois quelque scne la Jacques Callot, pour faire rire, +grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises, +pleines de saillies musicales, ptillantes d'esprit et de _humour_ +anglais, comme un feu de fagots verts. L'_tude V_ nous a conserv une +de ces improvisations piquantes, o les touches noires du clavier sont +exclusivement attaques, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que +les touches suprieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il tait, +reculant devant la jovialit vulgaire, le rire grossier, la gaiet +commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont +la vue cause les plus nausabonds loignements certaines natures +sensitives et douillettes. + +Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de +trpidation mue, timide ou haletante, qui vient au coeur quand on se +croit dans le voisinage des tres surnaturels, en prsence de ceux qu'on +ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni +comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mlodie, comme un +esquif port sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait +mouvoir indcise, comme une apparition arienne, surgie l'improviste +en ce monde tangible et palpable. Dans ses crits, il indiqua d'abord +cette manire, qui donnait un cachet si particulier sa virtuosit, par +le mot de _Tempo rubato_: temps drob, entrecoup, mesure souple, +abrupte et languissante la fois, vacillante comme la flamme sous le +souffle qui l'agite, comme les pis d'un champ onduls, par les molles +pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclins de ci et +de l par les versatilits d'une brise piquante. + +Mais, le mot qui n'apprenait rien qui savait, ne disant rien qui ne +savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard +d'ajouter cette explication sa musique, persuad que si on en avait +l'intelligence, il tait impossible de ne pas deviner cette rgle +d'irrgularit. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles tre joues +avec cette sorte de balancement accentu et prosodi, cette _morbidezza_ +dont il tait difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas +souvent entendu lui-mme. Il semblait dsireux d'enseigner cette +manire ses nombreux lves, surtout ses compatriotes auxquels il +voulait, plus qu' d'autres, communiquer le souffle de son inspiration. +Ceux-ci, ou plutt celles-l, la saisissaient avec cette aptitude +qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de posie. Une +comprhension inne de sa pense leur permettait de suivre toutes les +fluctuations de son vague azur. + +Chopin savait, il le savait mme trop, qu'il n'agissait pas sur la +multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils une mer de +plomb, leurs flots, mallables tous les feux, n'en sont pas moins +lourds remuer. Ils ncessitent le bras puissant de l'ouvrier athlte +pour tre verss dans un moule, o le mtal en fusion devient tout d'un +coup une ide et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin +avait conscience de n'tre parfaitement got que dans ces runions, +malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits taient +prpars le suivre partout o il lui plaisait de les conduire; se +transporter avec lui dans ces sphres o les anciens ne faisaient entrer +que par la porte d'ivoire des songes heureux, entoure de pilastres +diamants aux mille feux iriss. Il prenait plaisir surmonter cette +porte, dont les gnies gardent les secrtes serrures, d'une coupole dans +laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces +transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers +kaldoscopiques sont cachs dans une brunie olivtre qui les efface et +les dvoile tour tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer +dans un monde o tout est miracle charmant, surprise folle, songe +ralis! Mais, il fallait tre des initis pour savoir comment on en +franchit le seuil! + +Chopin se rfugiait et se complaisait volontiers en ces rgions +imagines, o il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les +estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs +de bataille de l'art musical, o l'on tombe quelquefois aux mains d'un +vainqueur improvis, conqurant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour, +mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et +d'asphodles, pour intercepter l'entre du bois sacr d'Apollon! Pendant +ce jour, le soldat heureux se sent bien l'gal des rois; mais +seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour +l'imagination qui hante les divinits des airs et les esprits peuplant +les cimes. + +Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est la merci des caprices d'une mode +de boutiques, de rclames, d'annonces, de camaraderies, mode quivoque +et de naissance douteuse. Or, si la mode bien ne, la mode personne de +qualit, est toujours une sotte desse, que doit-ce tre d'une mode sans +parents avouables! Les natures d'artiste finement trempes, +prouveraient srement une rpugnance bien naturelle se mesurer corps + corps avec un de ces Hercule de foire, dguis en prince de l'art, qui +guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prt +assaillir de ses coups de bton le chevalier arm de la veille, en qute +de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-tre d'avoir +lutter contre un si pitre adversaire, que de se voir rduites +recevoir des coups d'pingle qui simulent des coups de poignard, d'une +mode vnale, d'une mode commerante, d'une mode industrielle, insolente +courtisane qui prtend en remontrer l'Olympe des grands salons du +beau-monde! Elle voudrait mme, l'insense, s'abreuver la coupe de +Hb qui, rougissant son approche, implore pour la foudroyer, tantt +l'aide de Vnus, tantt celle de Minerve! Vainement! Ni la beaut +suprme ne parvient clipser son fard de marchande d'orvitan, ni la +sagesse arme de toutes pices ne peut lui arracher sa marotte dont elle +se fait un sceptre de paille goudronne! En cette dtresse, il ne reste + la desse de l'immortalit d'autre ressource que de se dtourner +indigne de cette intruse de bas-tage. C'est ce qui ne manque pas +d'arriver! L'on voit alors les cosmtiques s'cailler sur ses joues +bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille dente +chasse, avant d'avoir eu le temps d'tre dlaisse. + +Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique, +parfois plaisant jusqu' la bouffonnerie, des msaventures de quelque +protg de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des +entrepreneurs de rputations artistiques, des cornacs de btes plus ou +moins curieuses, plus ou moins artificielles, produit _unique_ de la +carpe et du lapin, tait loin d'avoir atteint les impudentes audaces et +les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois, +quoique dans l'enfance de l'art, la spculation pouvait dj faire assez +d'excursions sur le terrain rserv aux Muses pour que celui qui les +hantait exclusivement, qui aprs sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui +ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, ft comme pouvant +devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifie du dgot +qu'elle lui inspirait, le musicien-pote disait un jour un artiste de +ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: Je ne suis point propre +donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxi par ses +haleines prcipites, paralys par ses regards curieux, muet devant ses +visages trangers; mais toi, tu y es destin, car quand tu ne gagnes pas +ton public, tu as de quoi l'assommer. + +Cependant, mettant part la concurrence des artistes qui n'en sont pas, +des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou +de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal l'aise devant +un grand public, ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix +minutes l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraner par +l'irrsistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air rarfi +dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupfier par ses rvlations +gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des +vtilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la +constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilit +de pote. Sa volontaire abngation des bruyants succs cachait, qui +savait le discerner, un froissement intrieur. Ayant un sentiment trs +distinct de sa supriorit native, (comme tous ceux qui ont su la +cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste +polonais n'en recevait pas du dehors assez d'chos intelligents, pour +gagner la tranquille certitude d'tre rellement apprci toute sa +valeur. Il avait vu d'assez prs l'acclamation populaire pour connatre +cette bte, parfois intuitive, parfois ingnuement et noblement +passionne, plus souvent fantasque, capricieuse, rtive, draisonnable, +ayant encore en elle du sauvage: sottement engoue, sottement encolre, +car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer +inaperus les plus nobles joyaux; elle se fche pour des bagatelles et +se laisse enjler par les plus fades flagorneries. Mais, chose trange, +Chopin qui la savait par coeur, en avait horreur et s'en faisait besoin. +Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naves motions +d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son me, au +rcit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les +extases! + +Plus ce dlicat, cet picurien du spiritualisme, perdait l'habitude de +dompter et de braver le grand public, plus il lui en imposait. Pour +rien au monde il n'et voulu qu'une mauvaise toile lui donne le +dessous en sa prsence, dans un de ces combats singuliers o l'artiste, +comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son dfi et son +gant quiconque lui conteste la beaut et la primaut de sa dame; +c'est--dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison, +que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu tre ni plus aim, ni plus +got, qu'il ne l'tait dj par le groupe spcial qui composait son +petit public. Il se demandait peut-tre, non tort, hlas! tant sont +incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines +affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aim, moins +apprci, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit: +les dlicats sont malheureux! + +Ayant ainsi conscience des exigences qu'entranait la nature de son +talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques +concerts de dbut, en 1831, dans lesquels il se fit entendre Vienne et + Munich, il n'en donna plus que peu Paris et Londres et ne put +gure voyager cause de sa sant. Elle lui fit subir des crises +quelquefois fort dangereuses, restant toujours dbile, exigeant toujours +de grandes prcautions; nanmoins, elle lui laissait de belles saisons +de rpit, de belles annes d'un quilibre qui lui donnait une force +relative. Elle ne lui et point permis de se faire connatre dans toutes +les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne +Saint-Ptersbourg, en s'arrtant aux villes d'universit et aux cits +manufacturires, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique, +aperu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impratrice de +Russie, la fit sourire en s'criant: Comment! Une si grande rputation +dans un si petit endroit! Nanmoins, la sant de Chopin ne l'et point +empch de se faire plus souvent entendre l, o il se trouvait; sa +constitution dlicate tait donc moins une raison, qu'un prtexte +d'abstention, pour viter d'tre mis et remis en question. + +Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part +ces jotes publiques et solennelles, o l'acclamation populaire salue le +triomphateur; s'il se sentait dprim en s'en voyant exclu, c'est qu'il +ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce +qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouch par le grand public, il voyait +bien que celui-ci, en prenant au srieux son propre verdict, forait +aussi les autres le prendre pour tel: tandis que le petit public, le +monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnatre +d'autorit lui-mme: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux. +Il a peur des excentricits du gnie, il recule devant les hardiesses +d'une grande supriorit, d'une grande individualit, d'une grande me, +d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sr de lui-mme pour +reconnatre celles qui sont justifies par les exigences intrieures +d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hsitation +celles qui ne correspondent qu' de petites passions, n'ayant rien +d'exceptionnel: des poses d'un but fort ordinaire, se formulant en +un dsir d'blouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un mtier +lucratif, au bout duquel on aperoit une bonne retraite de rentier +bourgeoisement cas. + +Le monde des salons ne distingue pas ces personnalits si diffrentes +qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il +n'a point encore pris coeur de penser par lui-mme, en dehors de la +tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le +directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc +pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des +sentiments jetant Ossa sur Plion pour escalader les astres, d'avec les +mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une +goste suffisance, joints une vile courtisanerie des passions du +jour, des vices lgants, de l'immoralit la mode, de la +dmoralisation rgnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des +grandes penses, se traduisant sans aucun effet cherch, d'avec les +conventionalits surannes d'un style qui a fait son temps et dont les +vieilles douairires deviennent les gardiennes attitres, faute de +savoir suivre d'un oeil intelligent les incessantes transformations de +l'art. + +Pour s'pargner le soin d'apprcier, en connaissance de cause, +l'intgrit des sentiments du pote-artiste dont l'toile semble monter +sur le firmament de l'art; pour s'viter la peine de prendre l'art au +srieux, afin d'tre mme de prjuger avec quelque divination des +promesses que les jeunes hommes apportent et des qualits qui leur +permettront de les raliser, le monde des salons ne soutient avec +constance, pour mieux dire, il ne protge avec obstination, que les +mdiocrits adulatrices, dont il n'a redouter aucune nouveaut +embarrassante, (_keine Genialitt_); qui se laissent traiter de haut en +bas et que l'on maltraite son aise, n'ayant jamais en craindre ni un +dfaut gnant, ni un lustre ineffaable! + +Ce petit public tant vant peut bien mettre au jour une _vogue_; mais +cette _vogue_, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de +ralit qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux +qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des ptales de roses et +d'oeillets lgrement ferments. Cette _vogue_ est une chose phmre, +chtive, sans consistance, sans vie relle, toujours prte s'vaporer, +parce qu'elle ignore sa raison d'tre et souvent n'en a aucune donner. +Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment +il s'est senti saisi, frmissant, lectris, empoign dit le plbien +ravi, renferme du moins ces gens du mtier qui savent ce qu'ils disent +et pourquoi ils le disent,--tant que la tarantule de l'envie ne les a +point piqus et ne leur fait point cracher chaque discours, comme la +fe malfaisante des contes de Perrault, les vipres et les crapauds du +mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la +vrit, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice! + +Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret dplaisir, +jusqu' quel point les salons d'lite remplaaient par leurs +applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait, +faisant par l acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur +sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'tait aperu, +qu'entre ces beaux messieurs si bien friss et pommads, entre ces +belles dames si dcolletes et si parfumes, tous ne le comprenaient +pas. Aprs quoi, il tait bien moins sr encore si ce peu qui le +comprenait, le comprenait bien? Il en rsultait un mcontentement, assez +indfini peut-tre pour lui-mme, du moins quant sa vritable source, +mais qui le minait sourdement. On le voyait choqu presque par des +loges qui sonnaient creux ou sonnaient faux son oreille. Tous ceux +auxquels il avait droit de prtendre ne lui parvenant pas en larges +bouffes, il tait port trouver fcheuses les louanges isoles quand +elles portaient ct, ne visant presque jamais juste, ne touchant le +point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste +savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le +mouvement rhythm des ventails coquets battant des ailes! + + travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi +qu'une poussire dore, mais importune, des compliments qui lui +semblaient monts sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets +qui encombraient les jolies mains et les empchaient de se tendre vers +lui, on pouvait, avec un peu de pntration, dcouvrir qu'il se jugeait +non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il prfrait alors n'tre +pas troubl dans la placide solitude de ses contemplations intrieures, +de ses fantaisies, de ses rves, de ses vocations de pote et +d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingnieux +moqueur lui-mme, pour prter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point +en gnie mconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon got et +de bonne grce, il dissimula si compltement la blessure de son lgitime +orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas +sans raison qu'on attribuerait la raret graduellement croissante des +occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du +piano, plus encore au dsir qu'il prouvait de fuir les hommages qui ne +lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait d, qu' +l'augmentation de sa faiblesse, mise de tout aussi rudes preuves par +les longues heures qu'il passait jouer chez lui, aussi bien que par +les leons qu'il n'a jamais cess de donner. + +Il est regretter que les indubitables avantages qui devraient rsulter +pour l'artiste ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent +ainsi diminus par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et +par l'absence complte d'une vritable entente de ce qui dtermine le +Beau en soi, comme des moyens qui le rvlent et qui constituent l'Art. +Les apprciations de salon ne sont que _d'ternels -peu-prs_, comme +les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces +feuilletons saupoudrs et paillets de fins aperus qui, chaque lundi, +charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions +superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances pralables, +aucune porte et aucun avenir dans un intrt sincre et soutenu; +impressions si passagres, qu'on peut les appeler plutt physiques que +morales.--Trop proccup des petits intrts du jour, des incidents de +la politique, des succs de jolies femmes, des bons-mots de ministres +pied ou de dsoeuvrs mcontents, du mariage ou des relevailles de +quelque lgante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu +difiantes, de mdisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies +qu'on traite de mdisances, le grand monde ne veut en fait de posie, ne +supporte en fait d'art, que des motions qui s'inhalent en quelques +minutes, s'puisent en une soire, s'oublient le lendemain! + +Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des +artistes vains et obsquieux, faute de savoir tre fiers et patients. +Puis, en s'affadissant le got avec eux, il perd la virginit, +l'originalit, la spontanit primitive de ses sensations; ensuite de +quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre, +un pote de grande ligne, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne +manire. Par l, si haut qu'il soit, la grande posie, le grand art +surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans +les appartements tendus de damas rouge; il s'vanouit dans les salons +jaune paille ou bleu nacr. Tout vritable artiste l'a senti, quoique +tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renomme, +plus familiaris que d'autres avec les variations du thermomtre +intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces +tempratures toujours fraches, parfois glaciales et glaantes, rpta +souvent: la cour, il faut tre court! Et il ajoutait entre amis: Il +ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce +que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout +des pieds et fasse penser une valse passe ou future! + +D'ailleurs, le _glac_ conventionnel du grand monde qui recouvre la +grce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts; +l'affectation, l'affterie, les minauderies des femmes; l'empressement +hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait trangler +celui dont la prsence dtourne d'eux le regard de quelque belle, +l'attention de quelque oracle de salon, sont des lments trop peu +intelligents, trop peu sincres, trop factices en dfinitive, pour que +le pote s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient +srieux et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires, +daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lvres fanes et +sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette +condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent +contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le +moins en lui-mme. + +Il y trouve plutt occasion de se convaincre que l, personne n'est +admis l'auguste frquentation des Muses. Les femmes qui se pment +parce que leurs nerfs sont excits, sans rien saisir de l'idal que +l'artiste chante, de l'ide qu'il a voulu exprimer sous les formes du +beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce +que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni +les autres, prpars et disposs voir en lui autre chose qu'un +acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des +filles de Mnmosyne, des rvlations d'Apollon Musagte, ces hommes et +ces femmes habitus ds leur enfance ne goter que des plaisirs +intellectuels qui frisent la platitude, cache sous les formes mignardes +d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils +sont s'affolent du bric--brac devenu le cauchemar des salons o l'on se +pique d'avoir le got, ne possdant pas le sentiment des arts; on s'y +prend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer le dieu de la +porcelaine et de la verrerie; on s'y arrache le fade dessinateur des +vues de chteau, de vignettes manires et de madonnes guindes! En +fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des +penses fugitives faciles peler! + +Une fois arrach son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la +retrouver que dans l'intrt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant +et anim, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus +noble, pour ce qu'il pressent de plus lev, pour ce qu'il veut de plus +dvou, pour ce qu'il rve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus +divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignor de nos salons actuels, o +la Muse ne descend gure que par mgarde, pour aussitt s'envoler vers +d'autres rgions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration, +l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les +sourires smillants qui ne demandent qu' tre dsennuys, dans les +froids regards d'un aropage de vieux diplomates blass, sans foi et +sans entrailles, qu'on dirait rassembls pour juges des mrites d'un +trait de commerce ou des expriences qui donnent droit un brevet +d'invention. Pour que l'artiste soit vritablement sa propre hauteur, +pour qu'il s'lve au-dessus de lui-mme, pour qu'il transporte son +auditoire en tant hors de lui, enlev et illumin par le feu divin, +_l'estro poetico_, il lui faut sentir qu'il branle, qu'il meut ceux +qui l'coutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mmes +instincts, qu'il les entrane enfin sa suite dans sa migration vers +l'infini, comme le chef des troupes ailes, lorsqu'il donne le signal +du dpart, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages. + +En thse gnrale, l'artiste aurait tout gagner de ne frquenter +qu'une socit de patriciens clairs, car ce n'est pas sans un +certain fond de raison que le Cte Joseph de Maistre, voulant une fois +improviser une dfinition du Beau, s'cria: le Beau, c'est ce qu'il +plat au patricien clair!--Sans doute, le patricien devant tre par +sa position sociale au-dessus de toutes les considrations intresses +et des prdilections communes qui en dcoulent, appeles bourgeoises, +parce que la bourgeosie tient en ses mains les intrts matriels d'une +nation; le patricien est prcisment dsign, non seulement pour +comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager, +l'expression et l'lan de tous les sentiments rares, hroques, +dlicats, dsintresss, vous aux grandes choses et aux grandes ides, +que l'art a pour mission de faire briller de tout leur clat dans les +crations bnies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut +rvler, dpeindre et dcrire, avec une intensit surhumaine; que seul +il peut glorifier, auquel seul il peut dpartir l'apothose d'une +immortalit terrestre! Telle serait la thse.--Mais, si nous envisageons +l'antithse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas +exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins gagner qu' perdre +lorsqu'il prend got la socit de la noblesse contemporaine. Il s'y +effmine, il s'y rapetisse, il s'y rduit au rle d'un amuseur +charmant, d'un passe-temps comme il faut et coteux; moins qu'on ne +l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et la base de +l'chelle aristocratique. + +Dans les cours, depuis des temps immmoriaux, l'on reinte le pote et +l'artiste en laissant d'autres Mcnes le soin de les rcompenser +vritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire +imprial, une approbation royale, une faveur souveraine, une pingle ou +des boutons de diamants suffisent,--et au del!--pour compenser toutes +les pertes de temps, de facults ardentes et d'nergies vitales, +auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires +incandescents. Firdousi, l'Homre persan, recevait en monnaie de cuivre +les mille pices effigies que son sultan lui avait promis en monnaie +d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope, +comment l'cureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui +renvoyait le sac de noisettes reu lorsqu'il n'avait plus de dents pour +les croquer. + +En revanche, chez les rois et les princes de la finance, o l'on +contrefait plus qu'on n'imite les manires des vrais grands-seigneurs, +o tout se paie argent-comptant,--mme la visite d'un potentat tel que +Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour +allumer son feu de chemine quand il daigne se faire hberger par son +banquier,--le pote et l'artiste n'en sont pas attendre un honoraire +qui mette leur vieillesse l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour +n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini d'excellentes affaires +qui le gorgrent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux +prcdents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit +pied quand l'artiste prfrait, (non sans un soupir peut-tre), acqurir + bon march un pot-au-feu toujours fumant, en renonant se nourrir de +l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit rp, la +mansarde sans soleil et sans feu!... + +Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours puisent le gnie et le talent +de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du pote, comme la beaut +des femmes clatantes puise par l'admiration incessante qu'elle +provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.--Le monde +bourgeois des enrichis touffe l'artiste et le pote dans la +gloutonnerie du matrialisme; l, femmes et hommes ne savent mieux faire +que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de +boudoir, jusqu' les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en +porcelaine du Japon.--De cette faon, les splendeurs des premiers et des +derniers gradins de la puissance et de la richesse sont galement +funestes ces tres marqus par le sort du signe fatale et beau; +ces privilgis de la nature, dont les Grecs disaient que le matre des +cieux les ayant oublis dans la rpartition des biens de la terre, leur +donna en compensation le privilge de monter jusqu' lui chaque fois +qu'ils en prouvent le beau dsir. Mais, ces tres n'tant pas moins +accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le +beau monde portent la responsabilit de celles qui les dvorent ou les +suffoquent derrire les lourdes portires capitonnes. Quand donc ces +privilgis de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le +matre des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans +condamner aussi ceux qui, ne sachant point les couter quand ils font +entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur +talent sans respect pour leur inspiration! + + la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pense de +l'artiste et le vol du pote; trop occup pour se souvenir de leur +bien-tre et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable +aprs tout et qui se conoit); on les exploite donc sans merci ni +remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire. +Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, o, la distraction +cessant, l'occupation cdant, chacun y comprend le pote et l'artiste +comme nul ne le comprend ailleurs; o le souverain le rcompense comme +nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour +quelques-uns, brille dsormais aux yeux de tous comme un phare, une +toile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui +n'est pas. + +Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanits satisfaites, +ne se sentant grands que par l'argent qu'ils dpensent, on a beau +couter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on +ne comprend ni la haute posie, ni le grand art. Les intrts, dits +positifs, exercent l un empire trop absorbant et trop fascinant, pour +permettre qu'on s'initie aux austres volupts du renoncement, aux +saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversit, aux +sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux +nobles mpris des faveurs de la fortune, aux dfis audacieux lancs un +destin cruel, tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute posie +et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent mme plus de l'existence +des craintes, des prudences, des prcautions, qui se puisent dans les +livres de comptabilit en partie double. En ces parages, le pote et +l'artiste sont exploits au profit de la vulgarit qui l'abaisse et +parfois le dgrade. + +Mais, comme le rayon solaire qui se dgage d'un trne peut ne jamais +venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne +manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'tonnant si dans +cette alternative, plutt que de chanter leurs plus beaux chants, de +dire leurs plus beaux secrets qui les coute sans les entendre, +l'artiste et le pote prfraient maintes fois avoir faim, avoir froid, +au moral ou au physique, rester dans une solitude strile, contraire +leur nature qui a besoin de chaleur, d'cho, de reflets, d'expansion, +pour prendre foi en elle-mme? Qu'y aurait-il d'tonnant s'ils +choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camons, plutt que d'tre +toujours dupes d'esprances trop tardives se raliser, d'une +admiration trop souvent mal place et par l indiffrente; plutt que +d'tre si bien repus, qu'ils en soient rduits l'impuissance des btes +de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de +ces tres privilgis ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant +qui condescendent prfrer l'clat des bougies et les revenant bons +d'un mtier d'histrion, une vie et une mort solitaires! Si l'on voit +si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer la faiblesse de +caractre de ces infortuns! tant potes et artistes grce leurs +facults imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui, +tantt les ravit jusqu'aux cieux, tantt les attarde entre les pompes de +la cour ou le luxe de la haute-banque, en les dtournant de leur vraie +vocation. + +Le Cte Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il +parlait du patricien clair, comme d'un vrai juge du Beau; il laissa +seulement sa pense incomplte. Car l'aristocratie, en tant que telle, +n'a point pour mission sociale de faire, l'anglaise, des glosses sur +Homre, des monographies sur tel pote arabe oubli et tel trouvre +retrouv; des tudes approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange, +Raphal, des recherches curieuses sur Josquin-des-Prs, +Orlando-di-Lasso, Monteverde, Fo, etc. etc. Sa supriorit consiste +conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps; +des aspirations, des attendrissements, des compassions propres la +gnration contemporaine, qui trouvent leur expression la plus +pntrante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du +musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur! +Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la +vraie providence de la posie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait +que le patriciat n'abandonne point au hasard du got de chacun, la +protection qu'il doit l'artiste et au pote! Il faudrait qu'il et +dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de +leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des +beaux-arts; celle de leurs grandes poques, de leurs grands styles, de +leurs transformations dernires, de vraies causes et des vrais effets de +leurs rivalits et de leurs luttes contemporaines, afin que le +grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe +artistique, ne laisse point chapper une douzaine de rflexions d'une +ignorance nave, prives de syntaxe et parfois de grammaire, dans la +moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un +pote; danger auquel il n'chappe d'ordinaire, qu'en se retranchant +derrire une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le +pote. + +Il faudrait aussi qu'une tradition sacre commande au patriciat de +ddaigner ces menues manifestations de l'art bon march, qui sous +forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies +colories, de mauvaise peinture, d'infme sculpture, de hochets peints, +ptris, chants, jous, que les artistes ont honte de fabriquer, +devraient tre relgues plus bas, dfrayer les plaisirs de plus +modestes demeures que celles dont les portes sont surmontes d'un blason +sculaire.--Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au +patriciat, de ne se complaire que dans la haute posie et dans le grand +art; de ne protger que les potes qui chantent les plus nobles +sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux hrosmes, les +plus parfaites dlicatesses, les plus idales tendresses, l'amour le +plus pur, le pardon le plus gnreux, le dvouement le plus +dsintress, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'me +humaine dans ces rgions d'une haute spiritualit, dont l'atmosphre +l'lve et la fait vivre au-dessus des proccupations gostes et +picuriennes, que la poursuite des intrts matriels ou spciaux +rveillent et nourrissent dans les autres classes de la socit. Mme +dans celles de la science, o les passions ne rpudient pas toujours +assez les injustices de l'irritabilit et les convoitises d'une vanit +effrne, pour atteindre aux sphres suprieures et sereines de la haute +posie et du grand art! + +Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le +tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint +d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que +dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses +costumes d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une +allure triviale, dans ses manires qui, ayant perdu toute distinction, +ne laissent plus apercevoir aucune diffrence avec celle des bons +bourgeois de Paris! Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant +sa juste hauteur, reprenne son droit inn de donner le ton, pour +imposer effectivement le bon ton;--le bon ton dont la vraie +caractristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui +pensent, rflchissent, motivent leurs jugements, en mme temps qu'il +impose sa mode cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que +composent les ravissantes nullits de salons, disposant d'un auditoire +exquis et de rentes hrditaires bien employer. + +Mais, en et-il t pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement t; +et-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exaltes +qu'il mritait si bien, dans ces salons renomms o le bon got semble +tre seul appel rgner, dans ce monde superlatif dont les indignes +se figurent bien tre d'une autre pte que le reste des mortels; Chopin +et-il t entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans +tous les climats; et-il obtenu ces triomphes clatants qui crent un +capitole partout o les populations saluent l'honneur et le gnie; +et-il t connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'tre que +par des centaines d'auditoires mus, nous ne nous arrterions pourtant +point cette partie de sa carrire pour en numrer les succs. + +Que sont les bouquets ceux dont le front appelle d'immortels lauriers? +Les phmres sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent +qu' peine en prsence d'une tombe que rclament de plus entires +gloires. Les crations de Chopin sont destines porter dans des +nations et des annes lointaines, ces joies, ces consolations, ces +bienfaisantes motions, que les oeuvres de l'art rveillent dans les mes +souffrantes, altres et dfaillantes, persvrantes et croyantes, +auxquelles elles sont ddies, tablissant ainsi un lien continu entre +les natures leves, sur quelque coin de terre, dans quelque priode des +temps qu'elles aient vcu, mal devines de leurs contemporains quand +elles ont gard le silence, souvent mal comprises quand elles ont parl! + +Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en mme qu'on peut +commodment cueillir durant une promenade. Celles-ci charment quelques +instants par leur fracheur embaume, mais nous ne saurions les placer +ct de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail +constant et exemplaire, par un amour srieux de l'art, par un douloureux +ressentiment des motions qu'il a si bien exprimes. Puisqu'il n'a point +cherch avec une mesquine avidit ces couronnes faciles, dont plus d'un +de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il vcut homme pur, +gnreux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble +des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a pass parmi +nous comme un fantme consacr de tout ce que la Pologne rcle de +posie,--prenons garde de manquer de rvrence sa mmoire. Ne lui +tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas +des couronnes faciles et lgres! levons nos sentiments en face de ce +cercueil! + +Nous tous qui, _par la grce de Dieu_, avons le suprme honneur d'tre +artistes, interprtes choisis par la nature elle-mme du Beau ternel; +nous tous qui le sommes devenus, _par droit de conqute aussi bien que +par droit de naissance_, soit que notre main assouplisse le marbre ou le +bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui +grave lentement ses lignes pour la postrit, soit qu'elle coure sur le +clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses +phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte +emprunt Uranie ou la plume de Melpomne trempe dans le sang, le +rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accorde +par la vrit et la justice, apprenons de celui que nous venons de +perdre, repousser tout ce qui ne tient pas l'lite des ambitions de +l'Art; concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon +plus profond que la vogue du jour! Renonons aussi, pour nous-mmes, aux +tristes temps de futilit et de corruption artistique o nous vivons, +tout ce qui n'est pas digne de l'art, tout ce qui ne renferme pas des +conditions de dure, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque +parcelle de l'ternelle et immatrielle beaut, qu'il est enjoint +l'art de faire resplendir pour resplendir lui-mme! + +Ressouvenons-nous de l'antique prire des Doriens, dont la simple +formule tait d'une si pieuse posie lorsqu'ils demandaient aux dieux de +leur donner, _le Bien par le Beau!_ Au lieu de tant nous mettre en +travail pour attirer les foules et leur plaire tout prix, +appliquons-nous plutt, comme Chopin, laisser un cleste cho de ce +que nous avons ressenti, aim et souffert! Apprenons enfin de lui et de +l'exemple qu'il nous a lgu, exiger de nous-mmes ce qui donne rang +dans la cit mystique de l'art, plutt que de demander au prsent, sans +respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, peine entasses, sont +incontinent fanes et oublies!... + +En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de +son vivant ont t remises aux mains de Chopin par _d'illustres gaux_. +Une admiration enthousiaste lui tait voue par un public, plus resserr +encore que l'aristocratie musicale dont il frquentait les salons. Il +tait form par un groupe de noms clbres qui s'inclinaient devant lui, +comme des rois de divers empires rassembls pour fter un des leurs, +pour tre initi aux secrets de son pouvoir, pour contempler les +magnificences de ses trsors, les merveilles de son royaume, les +grandeurs de sa puissance, les oeuvres de sa cration. Ceux-l lui +payaient intgralement le tribut qui lui tait d. Il n'et pu en tre +autrement dans cette France, dont l'hospitalit sait discerner avec tant +de got le rang de ses htes. + +Les esprits de plus minents de Paris se sont maintes fois rencontrs +dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces runions +d'artistes d'une priodicit fantastique, telle que se les figure +l'oisive imagination de quelques cercles crmonieusement ennuys; +telles qu'elles n'ont jamais t, car la gaiet, la verve, l'entrain, +n'arrivent pour personne heure fixe, peut-tre moins qu' personne aux +vritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la _maladie +sacre_, orgueil bless ou dfaillance mortelle, il leur faut secouer +ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs, +pour s'tourdir et s'amuser ces jeux pyrotechniques auxquels ils +excellent; merveillement des passants bahis, qui aperoivent de loin +en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose, +quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon, +sans rien comprendre aux ftes de l'esprit qui en furent l'occasion. + +Malheureusement, la gaiet et la verve ne sont aussi pour les potes et +les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre +eux, plus privilgis que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de +surmonter assez leur malaise intrieur, soit pour toujours porter +lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des +embarras de la route, soit pour conserver une srnit bienveillante et +douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les +plus sombres, relve les plus taciturnes, encourage les plus dcourags, +leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosphre tide et lgre, +une libert d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser +qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur proccupation ou leur +maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou +toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien +faible minorit. La grande majorit des tres d'imagination, d'motions +subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes +adquates, chappent la priodicit en toutes choses, surtout en fait +de gaiet. + +Chopin n'appartenait prcisment, ni ceux dont la verve est toujours +en train, ni ceux dont la placidit bienveillante met toujours en +train celle des autres. Mais, il possdait cette grce inne de la +bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux +lois et devoirs de l'hospitalit, lui font encore abdiquer toute +considration personnelle pour l'astreindre aux dsirs et aux plaisirs +de ceux qu'il reoit. On aimait venir chez lui, parce qu'on y tait +charm et parce qu'on y tait l'aise. On y tait bien parce qu'il +faisait ses htes matres de toute chose, se mettant lui-mme et ce +qu'il possdait leurs ordres et service. Munificence sans rserve, +dont le simple laboureur de race slave ne se dpart point en faisant +les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empress que l'Arabe sous sa +tente, compensant tout ce qui manque la splendeur de sa rception par +un adage qu'il ne nglige pas de rpter, que rpte aussi le grand +seigneur aprs un repas d'une abondance homrique, servi sous des +lambris dors: _Czym bohal, tym rad!_ Quatre mots qu'on paraphrase ainsi +aux trangers: Toute mon humble richesse est vous![18]. Cette +formule est dbite avec une grce et une dignit toutes nationales +ses convives, par tout matre de maison qui conserve les minutieuses et +pittoresques coutumes des anciennes moeurs de la Pologne. + +[Note 18: Le Polonais conserve dans son formulaire de politesse une +forte empreinte des habitudes hyperboliques du langage oriental. Les +titres de _trs puissant_ et _trs clair Seigneur_, (_Jasnie +Wielmozny, Jasnie Oswiecony Pan_), sont encore de rigueur. On se donne +constamment dans la conversation celui de _Bienfaiteur_ (_Dobrodzij_), +et le salut d'usage entre hommes ou d'homme femme est: _je tombe vos +pieds_ (_padam do ng_). Celui du peuple est d'une solennit et d'une +simplicit antiques: _Gloire Dieu_ (_Slawa Bohu_).] + +Aprs avoir t mme de connatre les usages de l'hospitalit dans son +pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait nos runions chez +Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi +dont on ne conserve aucun arrire-got fade ou amer et qui ne provoque +aucune raction d'humeur noire. Quoique peu facile attirer dans le +monde et encore moins enclin recevoir, il devenait chez lui d'une +prvenance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon o, tout +en ne paraissant s'occuper de personne, il russissait occuper chacun +de ce qui lui tait le plus agrable, faire envers chacun preuve de +courtoisie et de dvotieux empressement. + +Ce n'est assurment pas sans avoir des rpugnances lgrement +misanthropiques vaincre, qu'on dcidait Chopin ouvrir sa porte et +son piano pour ceux auxquels une amiti aussi respectueuse que loyale +permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans +doute, se souvient encore de cette premire soire improvise chez lui +en dpit de ses refus, alors qu'il demeurait la Chausse d'Antin. Son +appartement, envahi par surprise, n'tait clair que de quelques +bougies runies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait +particulirement, cause de leur sonorit argentine un peu voile et de +leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on et cru appartenir +un de ses harmonicas que les anciens matres construisaient si +ingnieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque +Allemagne conserva le monopole potique. + +Des coins laisss dans l'obscurit semblaient ter toute borne cette +chambre et l'adosser aux tnbres de l'espace. Dans quelque clair-obscur +on entrevoyait un meuble revtu de sa housse blanchtre, forme +indistincte, se dressant comme un spectre venu pour couter les accents +qui l'avaient appel. La lumire, concentre autour du piano, tombait +sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde pandue, rejoignant +les clarts incohrentes du foyer o surgissaient de temps autre des +flammes oranges, courtes et paisses, comme des gnomes curieux attirs +par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et +d'un ami sympathique et admiratif, prsent lui-mme cette fois, semblait +invit tre le constant auditeur du flux et reflux de tons qui +venaient chanter, rver, gmir, gronder, murmurer et mourir, sur les +plages de l'instrument prs duquel il tait plac. Par un spirituel +hasard, la nappe rverbrante de la glace ne refltait, pour le doubler + nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la +Csse d'Agoult, que tant de pinceaux ont copis, que la gravure vient +de reproduire pour ceux que charme une plume lgante. + +Rassembles dans la zone lumineuse, plusieurs ttes d'clatante renomme +taient groupes autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes, +coutant avec l'intrt d'un compatriote les narrations que lui faisait +Chopin sur le mystrieux pays que sa fantaisie thre hantait aussi, +dont il avait aussi explor les plus dlicieux parages. Chopin et lui +s'entendaient demi-mot et demi-son. Le musicien rpondait par de +surprenants rcits aux questions que le pote lui faisait tout bas, sur +ces rgions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette +nymphe rieuse[19] dont il voulait savoir si elle continuait draper +son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la mme agaante +coquetterie? Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces +lieux, il s'informait: si le Dieu marin la longue barbe blanche +poursuivait toujours une certaine naade espigle et mutine de son +risible amour? Bien instruit de toutes les glorieuses feries qu'on +voit _l-bas_, _l-bas_, il demandait: si les roses y brlaient d'une +flamme toujours aussi fire? si au clair de la lune les arbres y +chantaient toujours aussi harmonieusement? + +[Note 19: Heine, Salon. _Chopin._] + +Chopin rpondait. Tous deux, aprs s'tre longtemps et familirement +entretenus des charmes de cette patrie arienne, se taisaient +tristement, pris de ce mal du pays dont Heine tait si atteint alors +qu'il se comparait ce capitaine hollandais du _Vaisseau fantme_, +ternellement roul avec son quipage sur les froides vagues, soupirant +en vain aprs les pices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en cume +de mer, les tasses en porcelaine de Chine!... _Amsterdam! Amsterdam! +quand reverrons-nous Amsterdam!_s'criait-il, pendant que la tempte +mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de l sur son +aqueux enfer.--Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un +jour l'infortun capitaine s'exclamait: _Oh! si je reviens Amsterdam, +je prfrerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les +quitter!_ Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'tait +l'idal! + +Heine croyait savoir, un cheveu prs, tout ce qu'avait souffert et +tout ce qu'avait prouv le pauvre Van der Deken, dans sa terrible et +incessante course travers l'ocan qui avait enfonc ses griffes dans +l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enracin son sol +mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais +trouver la chane pour la briser. Quand le satirique pote le voulait +bien, il nous racontait les douleurs, les esprances, les dsespoirs, +les tortures, les abbattements des infortuns peuplant ce malheureux +navire, car il tait mont sur ses planches maudites, guid et ramen +par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours o l'hte de sa +fort de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus +amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas, +pour gayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait +rver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait. + +Sur cette imprissable carne, Heine et Chopin parcouraient ensemble les +ples o l'aurore borale, brillante visiteuse de leurs longues nuits, +mire sa large charpe dans les gigantesques stalactites des glaces +ternelles; les tropiques o le triangle zodiacal remplace de sa lumire +ineffable, durant leurs courtes obscurits, les flammes calcinantes qu'y +distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide, +et les latitudes o la vie est opprime et celles o elle est dvore, +apprenant connatre chemin faisant toutes les merveilles clestes qui +marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuys sur +cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses +qui surplombent majestueusement le nord, jusqu' l'clatante croix du +sud, aprs laquelle le dsert antarctique commence s'tendre sur les +ttes comme sous les pieds, ne laissant l'oeil perdu rien contempler +sur un ciel vide et sans phare, tendu au-dessus d'une mer sans rives. +Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que +laissent sur l'azur les toiles filantes, lucioles d'en haut... et ces +comtes aux incalculables orbites redoutes pour leur trange splendeur, +tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et +inoffensives... et Aldbaran, cet astre distant qui, comme la sinistre +tincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser +l'approcher... et ces radieuses Plides versant l'oeil errant qui les +cherche une lueur amie et consolatrice, comme une nigmatique promesse! + +Heine avait vu toutes ces choses sous les diffrentes apparences +qu'elles prennent chaque mridien! Il en avait vu bien d'autres encore +dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assist la +cavalcade furieuse d'Hrodiade, ayant aussi ses entres la cour du Roi +des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des +Hesprides, tant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles des +mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque fe, prenant tche +leur vie durant de tenir en chec les mauvaises fortunes en prodiguant +les joyaux de leurs crins aux tranges scintillements. Comme il +entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du +surnaturel potique, Chopin nous rptait ses discours, nous racontait +ses descriptions, nous rvlait ses rcits, et Heine le laissait faire, +oubliant notre prsence lorsqu'il l'coutait. + +Au soir dont nous parlons, ct de Heine tait assis Meyerbeer, pour +lequel sont puises depuis longtemps toutes les interjections +admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclopennes, il passait +de longs instants savourer le dlectable plaisir de suivre le dtail +des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme +d'une blonde diaphane. + +Plus loin, Adolphe Nourrit; c'tait un noble artiste, passionn et +austre la fois. Catholique sincre et presque asctique, il rvait +pour l'art, avec toute la ferveur d'un matre du moyen-ge, un avenir +rgnrateur du beau pur, glorificateur du beau immacul! Dans les +dernires annes de sa vie, il refusait son talent toutes les scnes +d'un ordre de sentiments peu levs ou superficiels, pour servir l'art +avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses +manifestations, ne le considrant toutes les heures du jour, que comme +un saint tabernacle _dont la beaut forme la splendeur du vrai_. +Sourdement min par une mlancolique passion pour le beau, son front +semblait dj se marbrer de cette ombre fatale que l'clat du dsespoir +n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du +coeur et si ineptes pour les deviner. + +Hiller y tait aussi: son talent s'apparentait celui des novateurs +d'alors, en particulier Mendelssohn. Nous nous rassemblions +frquemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il +publia dans la suite, dont la premire fut son remarquable oratorio, _La +Destruction de Jrusalem_, il crivait des morceaux de piano: les +_Fantmes_, les _Rveries_, ses vingt-quatre _tudes_ ddies +Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achev, rappellant ces +tudes de feuillages o les paysagistes retracent d'aventure tout un +petit pome d'ombre et de lumire, avec un seul arbre, une seule +bruyre, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un +seul motif heureusement et largement trait. + +Eugne Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait tonn et +absorb devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on +croyait entendre les frlements. Se demandait-il quelle palette, quels +pinceaux, quelle toile il aurait eu prendre, pour leur donner la vie +de son art? Se demandait-il si c'est une toile file par Arachn, un +pinceau fait des cils d'une fe, une palette, couverte des vapeurs de +l'arc-en-ciel, qu'il lui et fallu dcouvrir? Se plaisait-il sourire +en lui-mme de ces suppositions et se livrer tout entier +l'impression qui les faisait natre, par l'attrait qu'prouvent quelques +grands talents pour ceux qui leur font contraste?... + +D'entre nous, celui qui paraissait le plus prs de la tombe, le vieux +Niemcevicz, coutait avec une gravit morne, un silence et une +immobilit marmorennes, ses propres _Chants historiques_, que Chopin +transformait en dramatiques excutions pour ce survivant des temps qui +n'taient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on +retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de +ftes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les +hros morts!... Ils remmoraient ensemble cette longue suite de gloires, +de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant +le prsent pour une illusion, les croyait ressuscits, tant ces fantmes +avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin! +--Sparde tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa +silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours +trouver--amer le sel de l'tranger et son escalier dur monter... +Chopin avait beau lui parler de _Grazyna_ et de _Wallenrod_, ce _Conrad_ +demeurait comme sourd ces beaux accents; sa prsence seule tmoignait +qu'il les comprenait. Il lui semblait, juste titre, que nul n'avait +droit d'en exiger plus de lui!... + +Enfonce dans un fauteuil, accoude sur la console, Mme Sand tait +curieusement attentive, gracieusement subjuge. Elle donnait cette +audition toute la rverbration de son gnie ardent, qu'elle croyait +dou de la rare facult rserv quelques lus, d'apercevoir le beau +sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas +tre cette _seconde vue_, dont toutes les nations ont reconnu chez les +femmes inspires les dons suprieurs? Magie du regard qui fait tomber +devant elles l'corce, la larve, l'enveloppe grossire du contour, pour +leur faire contempler dans son essence invisible l'me du pote qui s'y +est incarne, l'idal que l'artiste a conjur sous le torrent des notes +ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les +alignements de la pierre, sous les rhythmes mystrieux des strophes ou +les furieuses interjections du drame! Cette facult n'est que vaguement +ressentie par la plupart de celles qui en sont doues; sa manifestation +suprme se rvle dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du +pass, prophtique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se +plat le supposer, elle dispense les organisations tranges qu'elle +illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule +pesamment vers les rgions sotriques qu'elles atteignent de +prime-saut. Cette facult prend son essor, bien moins dans l'tude des +arcanes de la science qui analyse, que dans une frquente familiarit +avec les merveilleuses synthses de la nature et de l'art. + +C'est dans l'accoutumance de ces tte tte avec la cration qui font +l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit la +nature, en mme temps l'art, le mot cach dans les harmonies infinies +de lignes, de sons, de lumires, de fracas et de gazouillements, +d'pouvants et de volupts! Assemblage crasant qui, affront et sond +avec un courage que n'abat aucun mystre, que ne lasse aucune lenteur, +laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformits, +des rapports de nos sens nos sentiments et nous permet de +simultanment connatre les ligaments occultes, qui relient des +dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antithses +quivalentes, ainsi, que les abmes qui sparent, d'un troit mais +infranchissable espace, ce qui est destin se rapprocher sans se +confondre, se ressembler sans se mlanger. Avoir cout de bonne heure +les chuchotements par lesquels la nature initie ses privilgis ses +rites mystiques, est un des apanages du pote. Avoir appris d'elle +pntrer ce que l'homme rve lorsqu'il cre son tour et que, dans ses +oeuvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les +gazouillements, les pouvantes et les volupts, est un don plus subtil +encore, que la femme-pote possde un double droit; de par l'intuition +de son coeur et de son gnie. + +Aprs avoir nomm celle dont l'nergique personnalit et l'imprieuse +fascination inspirrent, la frle et dlicate nature de Chopin, une +admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux dtruit des vases +trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces +limbes du pass dans lequel flottent tant d'indcises images, +d'indcises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances; +dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque +sentiment n inviable! Hlas! De tant d'intrts, de tendances et de +dsirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une poque durant +laquelle ont t fortuitement rassembles quelques hautes mes et +lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient possd un +principe de vitalit suffisante pour les faire survivre toutes les +causes de mort qui entourent son berceau chaque ide, chaque +sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, quelque +instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot +d'une tristesse suprme: _Heureux s'il tait mort! Plus heureux s'il +n'tait pas n!_ De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de +nobles coeurs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette +maldiction suprme? Il n'en est peut-tre pas un seul qui, s'il tait +rallum de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicid qui +dans le pome de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa +vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait apparatre sans les +meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui dfigurrent sa +primitive beaut et souillrent sa candeur? + +D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui +cette beaut et cette candeur aient eu des enchantements assez +puissants et assez de cleste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas +craindre, aprs qu'il et dfailli et expir, d'tre dsavou par ceux +dont il avait fait la joie et le tourment? Quel spulcral dnombrement +ne faudrait-il pas commencer pour les voquer un un, en leur demandant +compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de +coeurs o il leur fut donn si libralement accs et dans le monde o +rgnaient ces coeurs, qu'ils ont embelli, boulevers, illumin, dvast, +au gr de leurs hasards?... + +Mais, si parmi les hommes qui ont form ces groupes, dont chaque membre +a attir sur lui l'attention de bien des mes et port dans sa +conscience l'aiguillon de bien des responsabilits, il en est un qui n'a +point permis ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui +les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui, +laguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts +les plus suaves parfums, n'a lgu l'art que le patrimoine intact de +ses lvations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements, +reconnaissons en lui en de ces prdestins dont la posie populaire +constatait l'existence par sa foi dans les _bons gnies_. En attribuant + ces tres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature +suprieure celle du vulgaire, n'a-t-elle pas t magnifiquement +confirme par un grand pote italien qui dfinissait le gnie _une +empreinte plus forte de la_ Divinit? (Manzoni.) Inclinons-nous devant +tous ceux qui ont t ainsi plus profondment marqus du sceau mystique; +mais vnrons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin, +n'ont employ cette suprmatie que pour donner vie et expression aux +plus beaux sentiments. + + + + +V. + + +Une curiosit naturelle s'attache la biographie des hommes qui ont +consacr de grands talents glorifier de nobles sentiments, dans des +oeuvres d'art o ils brillent comme de splendides mtores aux yeux de la +foule, surprise et ravie. + +Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques +qu'ils rveillent, leurs noms qu'elle divinise aussitt, dont elle +voudrait immdiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur, +incline qu'elle est croire que ceux qui savent si bien exprimer et +faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas +d'autres. Mais cette bienveillante prvention, cette prsomption +favorable, s'ajoute ncessairement le besoin de les voir justifies par +ceux qui en sont l'objet, ratifies par leurs vies. Quand dans ses +productions on voit le coeur du pote, sentir avec une si exquise +dlicatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide +intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer; +peindre l'amour tel que le rve l'adolescence et tel qu'on en dsespre +plus tard; quand on voit son gnie dominer de si grandes situations, +s'lever avec calme au-dessus de toutes les pripties de l'humaine +destine, trouver dans les entrelacements de ses noeuds inextricables des +fils qui la dlient firement et victorieusement, planer au-dessus de +toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des +sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le +voit possder le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et +des plus augustes simplicits du courage, comment ne se demanderait-on +pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance +sincre en ces sentiments,--ou bien--une habile abstraction de la +pense, un jeu de l'esprit? + +On s'informe, pourrait-il en tre autrement? on cherche en quoi ces +hommes, si pris du beau, ont fait diffrer leurs existences de celles +du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la posie, alors +qu'elle tait aux prises avec les ralits de la vie et ses intrts +positifs?... En combien ces ineffables motions de l'amour que le pote +chante, taient effectivement dgages des aigreurs et des moisissures +qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles taient l'abri +de cette vaporation et de cette inconstance qui habituent n'en plus +tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont prouv de si nobles +indignations, ont toujours t quitables!... Si ceux qui ont exalt +l'intgrit, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui +ont tant vant l'honneur, n'ont jamais t timides?... Si ceux qui ont +fait admirer la fortitude, n'ont jamais transig avec leurs +faiblesses?... + +Beaucoup ont intrt connatre les transactions acceptes entre +l'honneur, la loyaut, la dlicatesse, et les avantages ambitieux, les +profits vaniteux, les gains matriels, acquis leurs dpens, par ceux +auxquels fut dpartie la belle tche d'entretenir notre foi et notre +attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans +l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour +beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si +bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie, +servent prouver avec vidence qu'il y a impossibilit ou niaiserie +les refuser. Ils s'en prvalent pour affirmer hautement que ces +transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin, +entre le laid et le beau thique, sont inhrents la fragilit de notre +tre et la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des +tres et des choses la fois. + +Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un dplorable +appui aux assertions ricaneuses des ralistes en morale, avec quelle +hte n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du pote, de vains +simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prchant les +doctrines savamment prmdites d'une mielleuse et farouche +hypocrisie... d'un perptuel et secret dsaccord entre les discours et +les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces +exemples aux mes inquites et faibles, dont les aspirations juveniles, +dont les convictions de la valeur dcroissantes essayent encore de se +soustraire ces tristes pactes! De quel fatal dcouragement celles-ci +ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les +sduisantes insinuations, qui se prsentent chaque dtour du chemin de +la vie, en songeant que les coeurs les plus ardemment pris de sublime, +les plus initis aux susceptibilits de la dlicatesse, les plus touchs +par les beauts de la candeur, ont pourtant reni dans leurs actes les +objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoisss ne +sont-elles pas saisies et dvores devant ces flagrantes +contradictions!... + +Mais, ce qui peut-tre fait le plus de peine voir, ce sont les cruels +sarcasmes dverss sur leurs souffrances par ceux qui rptent: _la +Posie, c'est ce qui aurait pu tre_... se complaisant ainsi la +blasphmer par leur coupable ngation!--Non!--Tous les dieux +l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences +l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le +rptent, toutes les belles mes le sentent, tous les hros en +tmoignent, toutes les saintets le proclament, la posie n'est point +l'ombre de notre imagination, projete et grandie dmesurment sur le +plan fuyant de l'impossible! La Posie et la Ralit--_(Dichtung und +Wahrheit)_--ne sont point deux lments incompatibles, destins se +ctoyer sans jamais se pntrer, de l'aveu mme de Goethe qui disait +d'un pote contemporain, qu'ayant vcu pour crer des pomes, il avait +fait de sa vie un pome!--(_Er lebte dichtend und dichtete lebend_). +Goethe tait trop pote lui-mme pour ne pas savoir que la posie +n'existe que parce qu'elle trouve son ternelle ralit dans les plus +beaux instincts du coeur humain. C'est l le secret que, sur ses vieux +jours, le vieillard olympien disait avoir _emmystr_--_eingeheimnisst_--dans +ce vaste pome de Faust, dont la dernire scne nous montre comment +la _Posie_, qui fut dchane par l'imagination sur toutes les latitudes +du monde, emporte par la fantaisie sur tous les domaines de l'histoire, +rentre dans les sphres clestes guide par la _Ralit_ de l'amour et du +repentir, de l'expiation et de l'intercession! + +Il nous est arriv de dire autrefois: _Aussi bien que noblesse, gnie +oblige_[20]. Aujourd'hui, nous voudrions dire: _Plus que noblesse, gnie +oblige_, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute +chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le gnie vient de Dieu et, +comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si +l'homme ne _l'imperfectionnait_. C'est lui qui le dfigure, le dnature, +le dgrade, au gr de ses passions, de ses illusions, de ses +vindications! Le _gnie_ a sa mission; son nom le dit dj en +l'assimilant ces tres clestes qui sont les _messagers_ de la bonne +providence. Quand le gnie est dparti l'artiste et au pote, sa +mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une +divine rvlation a seule autorit d'imposer, qu'une noble philosophie +rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le gnie de la +posie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai, +devant l'imagination charme et surleve; de stimuler au bien par le +beau, des coeurs mus, entrans vers ces hautes rgions de la vie +morale, o la gnrosit se change en dlices, o le sacrifice se +transforme en volupt, o l'hrosme devient un besoin, o, la +_com-passion_ remplaant la _passion_, l'amour ddaigne de rien +demander, sachant que ds lors il trouvera toujours en lui-mme de quoi +donner! L'art et la posie sont donc les auxiliaires de la rvlation et +de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que +l'indescriptible clat des couleurs et la vague harmonie des tons le +sont la parfaite intgrit de la nature! + +[Note 20: Sur Paganini, aprs sa mort.] + +Aussi, l'interprte du beau dans la posie et dans l'art doit-il,--le +mot _devoir_ n'est-il pas synonyme de _dette_?--tout comme l'interprte +du vrai et du bien divin, tout comme l'interprte de la raison et de la +conscience humaines, aprs avoir agi par les oeuvres de son intelligence, +de son imagination, de son inspiration, de ses mditations, agir encore +par les actes de sa vie; accorder un mme diapason son chant et son +dire, son dire et son faire! Il se le doit lui-mme, il le doit son +art et sa muse, afin qu'on n'accuse point sa posie d'tre un subtil +fantme et son art de n'tre qu'un jeu puril. Le gnie du pote et de +l'artiste ne peut doter la posie d'une incontestable ralit et l'art +d'une auguste majest, qu'en donnant leurs plus hautes et plus pures +aspirations la fcondit solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la +foi l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et +du pote, la majest de l'art est abaisse, raille; la ralit de la +posie est conteste, mise en suspicion, nie! + +L'exemple de la froide austrit ou du dsintressement absolu de +quelques caractres rigides suffit, il est vrai, l'admiration des +natures calmes et rflchies. Mais les organisations plus passionnes et +plus mobiles, qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent +vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achets tout +prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui +n'ont rien d'nigmatique, rien de sinueux, rien de transportant. +Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces +organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvs la +bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements o +l'me se construit une aire. Elles se librent volontiers des autorits +sniles; elles dclinent leur comptence. Elles les accusent d'accaparer +le monde au profit de leurs sches passions, de vouloir disposer les +effets de causes qui leur chappent, de proclamer des lois dans des +sphres o elles ne peuvent pntrer! Elles passent outre devant les +silencieuses gravits de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation +pour le beau. + +La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interprter les silences, de +rsoudre leurs problmes? Les battements de son coeur sont trop +prcipits pour lui laisser la claire-vue des souffrances caches, des +combats mystrieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois +le tranquille coup-d'oeil de l'homme de bien. Les mes agites ne +conoivent que mal les calmes simplicits du juste, les hroques +sourires du stocisme. Il leur faut de l'exaltation, des motions. +L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la mtaphore +leur inspire des convictions! la fatigue des arguments, elles +prfrent la conclusion des entranements. Mais, comme chez elles le +sens du bien et du mal ne s'mousse que lentement, elles ne passent +point brusquement de l'un l'autre; elles commencent par diriger leurs +regards avec une avide curiosit vers ces nobles potes qui les ont +entrans par leurs mtaphores, vers ces grands artistes qui les ont +mus par leurs images, charms par leurs lans. C'est eux qu'elles +demandent le dernier mot de ces lans et de ces enthousiasmes! + +Aux heures dchires o, au milieu de la tourmente du sort, le sens +secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie, +deviennent comme un lourd et importun trsor, capable de faire chavirer +la frle barque d'une destine ou d'une passion si on ne les jette +par-dessus bord, dans l'abme de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont +travers les prils n'a manqu d'voquer, alors qu'un cruel naufrage le +menaait, des ombres et des mnes glorieux, pour s'informer jusqu' quel +point leurs aspirations ont t vivaces et sincres? Pour s'enqurir +avec un ingnieux discernement, de ce qui chez eux tait un +divertissement, une spculation de l'esprit, et de ce qui formait une +constante habitude de sentiment?--C'est ces heures aussi que le +dnigrement, qui d'autres moments fut cart et chass, rapparat. +Pour le coup, il ne chme pas; il s'empare avidement des faiblesses, des +fautes, des oublis de ceux qui ont fltri les fautes et les faiblesses: +il n'en omet aucune. Il attire lui ce butin, compulse ces faits, pour +s'arroger un droit de ddain sur l'inspiration, laquelle il n'accorde +d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-got, un +divertissement de haut-got, comme se les procurent les patriciens de +tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation! +Mais, il dnie obstinment l'inspiration du pote, l'enthousiasme de +l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos rsolutions, nos +acquiescements ou nos refus. + +Le dnigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant +tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour rpandre +sa noire semence sur les pages brillantes o flottent les plus purs +dsirs du coeur, les plus nobles rves de l'imagination. Puis, il demande +avec l'ironie de la victoire: quoi bon prendre au srieux ces +excursions dans un domaine o ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur +attribuer ces motions et ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au +calcul de l'intrt, ne recouvrant que les intrts de l'gosme? +Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine? +Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des +sentiments striles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le +foyer du tiers-tat, la veille de la chaumire, mais o les mes naves +prennent seules au srieux la fiction, en croyant bonassement que la +posie peut devenir une ralit!... + +Avec quelle arrogante drision le dnigrement ne sait-il pas alors +rapprocher, mettre en regard, le noble lan et l'indigne condescendance +du pote, le beau chant et la coupable lgret de l'artiste! Quelle +supriorit ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux mrites des _honntes +gens_, qu'il considre comme des crustacs, destins ne connatre que +les immobilits d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux +enorgueillissements de ces fiers stociens, qui ne parviennent pas +rpudier, mme aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune, +avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immdiates!... Quel +avantage le dnigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance +logique de ses poursuites avec ses ngations! Comme il triomphe +lestement des hsitations, des incertitudes, des rpugnances de ceux qui +voudraient encore croire possible la runion des sentiments ardents, des +impressions passionnes, des dons de l'intelligence, de l'intuition +potique, avec un caractre intgre, une vie intacte, une conduite qui +ne dment jamais l'idal potique! + +Comment alors ne pas tre affect de la plus noble des tristesses, +toutes les fois qu'on s'aheurte un fait qui nous montre le pote +dsobissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent, +qui lui enseigneraient si bien faire de sa vie le plus beau de ses +pomes? Quels dsastreux scepticismes, quels regrettables +dcouragements, quelles douloureuses apostasies, n'entranent pas aprs +elles les dfaillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de +la rvlation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer mpris +de la philosophie humaine, et ne savent plus quoi se fier, qui +croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni +croire au gnie! + +Et pourtant, elle serait sacrilge la voix qui confondrait ses carts +dans un mme anathme, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur +vantarde! Elle serait sacrilge, car si l'action du pote a parfois +menti son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux reni son +action?... Son oeuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus +efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!--Le mal est +contagieux, mais le bien est fcond!--Si les contemporains ont t +souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le gnie en flagrant +dlit, devant le pote qui se vautre dans les fanges dores d'un luxe +mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et +outragent le bien, la postrit oublie ces mchants rois de la pense, +comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland, +mconnut le caractre sacr du barde! Le jour vient o elle jette leur +mmoire aux gmonies du non-tre! Elle ne connat plus leur histoire, +pendant que, de sicle en sicle, elle abreuve de leurs oeuvres sublimes, +les gnrations qui ont la soif du beau! + +Le pote apostat, l'artiste rengat, ne sauraient donc jamais tre +compars ces hommes dont la mort ne laisse aprs eux que la mauvaise +odeur de leurs vices, les ruines accumules par leurs mfaits, les +dbris informes amoncels par qui, _ayant sem le vent a recueilli la +tempte!_ De tels tres ne rachtent point un mal transitoire, par un +bien durable. Il serait donc injuste de fltrir le pote et l'artiste, +avant d'avoir fltri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui +porte indignement un nom dj illustre, le financier qui verse des flots +d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord +sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de +procder contre le pote et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent +en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passrent +les premiers sur le thtre du grand-monde, sur les pavois d'une +renomme scandaleuse et envie, sur les trteaux lgants et +enguirlands d'une mode parasite et d'un succs btard, eux, qui n'ont +aucune ranon pour les affranchir devant les sentences d'une sainte +indignation! Le pote et l'artiste possdent cette ranon. Qu'ils ne +comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas! + +En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son +regard d'aigle, habitu fixer le soleil; devant des avantages plus +phmres que la vague scintillante, indignes de sa cure, le pote n'en +a pas moins glorifi les sentiments qui le condamnaient et qui, en +pntrant ses oeuvres, leur ont donn une action d'une porte plus vaste +que celle de sa vie prive. En succombant aux tentations d'un amour +impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des +faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle +aurole l'idal de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'austrit et +ses innocences! Ses crations lui survivent, pour faire aimer le vrai et +stimuler au bien des milliers d'mes, venues au monde aprs que la +sienne aura expi ailleurs les fautes qu'elle a commises, en +s'illuminant du _bien-fait_ qu'elle a rv.--Oui!--Cela est certain! Les +oeuvres du pote et de l'artiste ont consol, rassrn, difi plus +d'mes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en +abattre! + +L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses hros ont une +vie indpendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des +manifestations de l'ternelle beaut! Plus durables que lui, elles +passent de gnrations en gnrations, intactes et immarcessibles, +renfermant en elles-mmes une virtuelle facult de rdemption pour leur +auteur.--Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une +belle action, l'on peut dire aussi de toute belle oeuvre qu'elle est une +bonne oeuvre.--Est-ce que le vrai ne s'en dgage pas ncessairement en +quelque manire, travers les fissures du beau, le faux ne pouvant +engendrer _a lui seul_ que le laid? Est-ce que, pour les natures plus +impressionnables que rflchies, plus sensibles que consquentes, le +bien ne se dgage pas du beau plus srement presque que du vrai, parce +qu'en toute manire celui-ci est la source de l'un et de l'autre? + +S'il est advenu, hlas! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalis +leurs aspirations en donnent leur idal l'imprieux ascendant d'une +entranante loquence, touffrent pourtant ces aspirations et foulrent +un jour aux pieds leur idal, entranant ainsi par leur funeste exemple +bien des mes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses, +combien n'y en a-t-il pas ct de celles-ci, qu'ils ont secrtement +confirmes, encourages, fortifies dans le vrai ou le bien, par les +vocations de leur gnie! L'indulgence ne serait peut-tre que justice +pour eux; mais qu'il est dur de rclamer justice! Combien il dplat +d'avoir dfendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors +qu'on ne voudrait que vnrer!... + +Aussi, quel doux orgueil l'ami n'prouve-t-il pas remmorer une +carrire dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de +contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille +remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extrmes qu'on ait +plaindre comme la consquence d'un excs de causes. Avec quel doux +orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est +pas seulement rserv aux natures apathiques, que ne sduisent aucunes +fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles +d'aucune illusion, qui se bornent aisment aux strictes observances et +aux abstinences routinires des lois honores et honorables, de +prtendre cette lvation d'me que ne soumet aucun revers, qui ne se +dment aucun instant! ce titre le souvenir de Chopin restera +doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontrs sur sa +route, comme ces amis inconnus que les chants du pote lui acquirent; +comme aux artistes qui, en lui succdant, s'attacheront tre dignes de +lui! + +Dans aucun de ses nombreux replis, le caractre de Chopin n'a recel un +seul mouvement, une seule impulsion, qui ne ft dicte par le plus +dlicat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et +cependant, jamais nature ne fut plus appele se faire pardonner des +travers, des singularits abruptes, des dfauts excusables, mais +insupportables. Son imagination tait ardente, ses sentiments allaient +jusqu' la violence,--son organisation physique tait faible et +maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste? +Elles ont d tre poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il +se garda religieusement son propre secret; il droba ses souffrances +tous les regards sous l'impntrable srnit d'une fire rsignation. + +La dlicatesse de sa constitution et de son coeur, en lui imposant le +fminin martyre des tortures jamais inavoues, donnrent sa destine +quelques-uns des traits des destines fminines. Exclu par sa sant de +l'arne haletante des activits ordinaires, sans got pour ce +bourdonnement inutile o quelques abeilles se joignent tant de frelons +en y dpensant la surabondance de leurs forces, il se cra une alvole +l'cart des chemins trop frays et trop frquents. Ni aventures, ni +complications, ni pisodes, n'ont marqu dans sa vie qu'il a simplifie, +quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce rsultat +peu ais obtenir. Ses sentiments et ses impressions en formrent les +vnements, plus marquants et plus importants pour lui que les +changements et les accidents de dehors. Les leons qu'il donna +constamment, avec rgularit et assiduit, furent comme sa tche +domestique et journalire, accomplie avec conscience et satisfaction. +Il pancha son coeur dans ses compositions, comme d'autres l'panchent +dans la prire, y versant toutes ces effusions refoules, ces tristesses +inexprimes, ces regrets indicibles, que les mes pieuses versent dans +leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses oeuvres, ce qu'elles ne +disent qu' genoux: ces mystres de passion et de douleur qu'il a t +permis l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas +t donn de les exprimer en paroles. + +Le souci que Chopin prit d'viter ce zigzag de la vie, que les allemands +appelleraient _anti-esthtique_, (_unsthetisch_); le soin qu'il eut +d'en laguer les hors-d'oeuvres, l'miettement en parcelles informes et +insubstantielles, en a loign les incidents nombreux. Quelques lignes +vagues enveloppent son image comme une fume bleutre, disparaissant +sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne +s'est ml aucune action, aucun drame, aucun noeud, aucun +dnouement. Il n'a exerc d'influence dcisive sur aucune existence. Sa +passion n'a jamais empit sur aucun dsir; il n'a treint, ni mass, +aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotis aucun coeur, il +n'a pos une main conqurante sur aucune destine: il ne chercha rien, +il et ddaign de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de +lui: + + _Brama assai, poco spera, nulla chiede._ + +Mais aussi, chappait-il tous les liens, tous les rapports, +toutes les amitis, qui eussent voulu l'entraner leur suite et le +pousser dans de plus tumultueuses sphres. Prt tout donner, il ne se +donnait pas lui-mme. Peut-tre savait-il quel dvouement exclusif sa +constance et t digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa +fidlit et t digne de comprendre, de partager! Peut-tre pensait-il, +comme quelques mes ambitieuses, que l'amour et l'amiti s'ils ne sont +tout, ne sont rien! Peut-tre lui a-t-il cot plus d'efforts pour en +accepter le partage, qu'il ne lui en et fallu pour ne jamais effleurer +ces sentiments et n'en connatre qu'un idal dsespr!--S'il en a t +ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait gure ni d'amour, ni +d'amiti. Il n'tait pas exigeant, comme ceux dont les droits et les +justes exigences dpasseraient de beaucoup ce qu'on aurait leur +offrir. Ses plus intimes connaissances ne pntraient pas jusqu' ce +rduit sacr o habitait le secret mobile de son me, absent du reste de +sa vie: rduit si dissimul, qu'on en souponnait peine l'existence! + +Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'intresser qu' +ce qui proccupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de +leur personnalit pour les ramener la sienne. S'il livrait peu de son +temps, en revanche ne se rservait-il rien de celui qu'il accordait. Ce +qu'il et rv, ce qu'il et souhait, voulu, conquis, si sa main +blanche et effile avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or +de sa lyre, nul ne le lui a jamais demand, nul en sa prsence n'eut eu +le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets +mouvants. Il glissait dessus et, comme il tait peu prodigue de ses +instants, la causerie tait facilement absorbe par les dtails du jour. +Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en +digressions, dont il et pu devenir le sujet. Son individualit +n'appelait gure les investigations de la curiosit, les penses +chercheuses et les stratagmes scrutateurs; il plaisait trop pour faire +rflchir. + +L'ensemble de sa personne, tant harmonieux, ne paraissait demander +aucun commentaire. Son regard bleu tait plus spirituel que rveur; son +sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence +de son teint sduisaient l'oeil, ses cheveux blonds taient soyeux, son +nez recourb expressivement accentu, sa stature peu leve, ses membres +frles. Ses gestes taient gracieux et multiplis; le timbre de sa voix +un peu assourdi, souvent touff. Ses allures avaient une telle +distinction et ses manires un tel cachet de haute compagnie, +qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence +faisait penser celle des convolvulus, balanant sur des tiges d'une +incroyable finesse leurs coupes divinement colores, mais d'un si +vaporeux tissu que le moindre contact les dchire. + +Il portait dans le monde l'galit d'humeur des personnes que ne trouble +aucun ennui, car elles ne s'attendent aucun intrt. D'habitude il +tait gai; son esprit caustique dnichait rapidement le ridicule bien +au-del des superficies o il frappe tous les yeux. Il dployait dans la +pantomime une verve drolatique, longtemps inpuise. Il s'amusait +souvent reproduire, dans des improvisations comiques, les formules +musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; rpter leur +gestes et leurs mouvements, contrefaire leur visage, avec un talent +qui commentait en une minute toute leur personnalit. Ses traits +devenaient alors mconnaissables, il leur faisait subir les plus +tranges mtamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque, +il ne perdait jamais sa grce native; la grimace ne parvenait mme pas +l'enlaidir. Sa gaiet tait d'autant plus piquante, qu'il en +restreignait les limites avec un parfait bon got et un loignement +ombrageux de ce qui pouvait le dpasser. aucun des instants de la plus +entire familiarit, il ne trouvait qu'une parole malsante, une +vivacit dplace, puissent ne point tre choquantes. + +Dj en sa qualit de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son +constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres clbrits du +temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrs, ne manqua pas +d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses rponses ironiques, +ses procds double sens. Il avait entre autres de mordantes rpliques +pour ceux qui eussent essay d'exploiter indiscrtement son talent. +Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit un amphitryon mal avis, +lorsqu'aprs avoir quitt la salle manger il lui montra un piano +ouvert! Ayant eu la bonhomie d'esprer et de promettre ses convives, +comme un rare dessert, quelque morceau excut par lui, il put +s'apercevoir qu'en comptant sans son hte on compte deux fois. Chopin +refusa d'abord; fatigu enfin par une insistance dsagrablement +indiscrte: Ah! monsieur, dit-il de sa voix la plus touffe, comme +pour mieux acrer sa parole, je n'ai presque pas dn!--Toutefois, ce +genre d'esprit tait chez lui plutt une habilit acquise qu'un plaisir +naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'pe, parer et toucher! +Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se dgantait +et jetait bas la visire, pour n'y plus songer. + +Par une exclusion absolue de tout discours dont il et t l'objet, par +une discrtion jamais abandonn sur ses propres sentiments, il russit +toujours laisser aprs lui cette impression si chre au vulgaire +distingu, d'une prsence qui nous charme sans que nous ayons redouter +qu'elle apporte avec elle les charges de ses bnfices, qu'elle fasse +succder aux panchements de ses gaiets entranantes, les tristesses +qu'imposent les confidences mlancoliques et les visages assombris, +ractions invitables dans les natures dont on peut dire: _Ubi mel, ibi +sel_. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux +douloureux sentiments qui causent ces ractions, quoiqu'elles aient +mme pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque +chose comme de l'admiration, il ne les gote qu' distance. Il fuit leur +approche incommode ses stagnants repos, aussi empress s'apitoyer +avec emphase leur description, qu' se dtourner de leur vue. La +prsence de Chopin tait donc toujours fte. N'esprant point tre +devin, ddaignant de se raconter lui-mme, il s'occupait si fort de +tout ce qui n'tait pas lui, que sa personnalit intime restait +l'cart, inaborde et inabordable, sous une surface polie et glissante +o il tait impossible de prendre pied. + +Quoique rares, il y eut pourtant des instants o nous l'avons surpris +profondment mu. Nous l'avons vu plir et blmir, au point de gagner +des teintes vertes et cadavreuses. Mais dans ses plus vives motions, +il resta concentr. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur +ce qu'il ressentait; une minute de recueillement droba toujours le +secret de son impression premire. Les mouvements qui y succdaient, +quelque grce de spontanit qu'il st leur imprimer, taient dj +l'effet d'une rflexion dont l'nergique volont dominait un bizarre +conflit de vhmence morale et de faiblesses physiques. Ce constant +empire exerc sur la violence de son caractre, rappelait la supriorit +mlancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la +retenue et l'isolement, sachant l'inutilit des explosions de leurs +colres et ayant un soin trop jaloux du mystre de leur passion pour le +trahir gratuitement. + +Chopin savait noblement pardonner; nul arrire-got de rancune ne +restait dans son coeur contre les personnes qui l'avaient froiss. Mais, +comme ces froissements pntraient trs avant dans son me, ils y +fermentaient en vagues peines et en souffrances intrieures, si bien que +longtemps aprs que leurs causes avaient t effaces de sa mmoire il +en prouvait encore les morsures secrtes. Malgr cela, force de +soumettre ses sentiments ce qui lui semblait _devoir tre_ pour _tre +bien_, il arrivait jusqu' savoir gr des services offerts par une +amiti mieux intentionne que bien instruite, qui contrariait sans s'en +douter ses susceptibilits caches. Ces torts de la gaucherie sont +cependant les plus malaiss supporter aux natures nerveuses, +condamnes rprimer l'expression de leurs emportements et amenes par +l une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs, +tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilit +sans motif. Comme pourtant, manquer ce qui lui paraissait la plus +belle ligne de conduite fut une tentation laquelle Chopin n'eut pas +rsister, car probablement elle ne se prsenta jamais lui, il se garda +de dceler en face d'individualits plus vigoureuses et, par cela seul, +plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui +faisaient prouver leur contact et leur liason. + +La rserve de ses entretiens s'tendait aussi tous les sujets auxquels +s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne +faisait pas dans l'troite circonscription de son activit, qu'on +arrivait en prjuger. Sincrement religieux et attach au +catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances +sans les tmoigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le connatre, +sans avoir de notions exactes sur ses ides cet gard. Il s'entend de +soi que, dans le milieu o ses relations intimes le transportrent peu +peu, il dut renoncer frquenter les glises, voir les +ecclsiastiques, pratiquer tout naturellement la religion, comme cela +se fait dans la noble et croyante Pologne o tout homme bien n +rougirait d'tre tenu pour un mauvais catholique, o il considrerait +comme la dernire des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon +chrtien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des +rites religieux, on finit ncessairement par les oublier plus ou moins? +Cependant, quoique pour ne pas donner ses nouvelles accointances le +dplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se dtendre ses +rapports avec les prtres du clerg polonais de Paris, ceux-ci ne +cessrent jamais de le chrir comme un de leurs plus nobles +compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes +nouvelles. + +Son patriotisme se rvla dans la direction que prit son talent, dans +ses intimits de choix, dans ses prfrences pour ses lves, dans les +services frquents et considrables qu'il aimait rendre ses +compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir +exprimer ses sentiments patriotiques, parler longuement de la Pologne, +de son pass, de son prsent, de son avenir, toucher aux questions +historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conqurant, +l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel, +les dsirs et l'espoir d'une revanche clatante qui trangle son tour +le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques +dont la Pologne tait l'objet. Chopin qui avait si bien appris +l'adorer durant une sorte de trve dans la longue histoire de ses +tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre har, rver la +vengeance, savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et +dloyal. Il se contentait par consquent d'aimer le vaincu, de pleurer +avec l'opprim, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans +philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prvisions +diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des +aspirations rvolutionnaires antipathiques sa nature. Les Polonais, +voyant toutes les chances de briser le fameux quilibre europen bas +sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, taient +convaincus que le monde se djetterait sous le coup d'un pareil crime de +lse-christianisme. Ils n'avaient peut-tre pas tellement tort; l'avenir +se chargera de le dmontrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir +un tel avenir, reculait instinctivement devant des esprances qui lui +donnaient pour allis des hommes et des choses qui ne devaient tre que +des causes! + +S'il s'entretenait quelquefois sur les vnements tant discuts en +France, sur les ides et les opinions si vivement attaques, si +chaudement dfendues, c'tait plutt pour signaler ce qu'il y trouvait +de faux et d'erron que pour en faire valoir d'autres. Amen des +rapports continus avec quelques-uns des hommes avancs qui ont le plus +marqu de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations une +bienveillante indiffrence, tout fait indpendante de la conformit +des ides. Bien souvent il les laissait s'chauffer et se haranguer +entre eux des heures entires, se promenant de long en large dans le +fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait +plus saccad; personne n'y prtait attention, sinon des visiteurs peu +familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains +soubresauts nerveux l'nonc de certaines normits ineffables: ses +amis s'en tonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il +vivait _auprs_ de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait +_avec_ aucun d'eux, ne leur donnant rien de son meilleur moi et ne +prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donn. + +Nous l'avons contempl de longs instants au milieu de ces conversations +vives et entranantes, dont il s'excluait par son silence. La passion +des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois nglig de +suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa +figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent +sous une pnible impression, quand des sujets qui tiennent aux +conditions premires de l'existence sociale taient dbattus devant lui +avec de si nergiques emportements, qu'on et pu croire notre sort, +notre vie ou notre mort, devoir se dcider l'instant mme. Il semblait +souffrir physiquement lorsqu'il entendait draisonner si srieusement, +accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments +galement vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de +dissonances, voire mme une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait +triste et rveur. Alors il apparaissait comme un passager bord d'un +vaisseau que la tempte fait rebondir sur les vagues; contemplant +l'horizon, les toiles, songeant sa lointaine patrie, suivant la +manoeuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas +la force requise pour saisir un des cordages de la voilure... + +Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuad de la +parfaite vacuit de la plupart des discours politiques, des discussions +philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi pratiquer +de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingu, qui +nous avons souvent entendu rpter un mot dict par la sagesse +misanthropique de ses vieux ans. Cette faon de sentir surprenait alors +notre impatience inexprimente; mais depuis, elle nous a frapp par sa +triste justesse.--Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a +gure moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit, disait +le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses +bonts, lorsqu'ils se laissaient entraner la chaleur de nafs dbats +d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait rprimer une volont passagre +de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour +consoler sa main oisive et la rconcilier avec son luth: _Il mondo va da +se!_ + +La dmocratie reprsentait ses yeux une agglomration d'lments trop +htrognes, trop tourments, d'une trop sauvage puissance, pour lui +tre sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans dj, que +l'avnement des questions sociales fut compar une nouvelle invasion +de barbares. Chopin tait particulirement et pniblement frapp de ce +que cette assimilation avait de terrible. Il dsesprait d'obtenir des +Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attach +celui de l'Europe! Il dsesprait de prserver de leurs destructions et +de leurs dvastations, la civilisation chrtienne, devenue la +civilisation europenne! Il dsesprait de sauver de leurs ravages, +l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilit en un mot de +cette vie lgante, molle et raffine, que chanta Horace et que les +brutalits d'une loi agraire tuent ncessairement, puisque ne pouvant +obtenir ni _l'galit_, ni la _fraternit_, elles donnent la _mort_! Il +suivait de loin les vnements et une perspicacit de coup d'oeil, qu'on +ne lui et d'abord pas suppose, lui fit souvent prdire ce quoi de +mieux informs s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui +chappaient, il ne les dveloppait point. Ses phrases courtes n'taient +remarques que quand les faits les avaient justifies. + +Dans un seul cas Chopin se dpartit de son silence prmdit et de sa +neutralit accoutume. Il rompit sa rserve dans la cause de l'art, la +seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'nonc +explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance +tendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un +tmoignage tacite, de l'autorit de grand artiste qu'il se sentait +lgitimement possder dans ces questions. Les faisant relever de sa +comptence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant sa +manire de les envisager. Pendant quelques annes il mit une ardeur +passionne dans ses plaidoyers; c'tait celles o la guerre des +romantiques et des classiques tait si vivement conduite de part et +d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en +inscrivant le nom de Mozart sur sa bannire. Comme il tenait plus au +fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver +dans l'immortel auteur du _Requiem_, de la symphonie dite de _Jupiter_, +etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les liberts +dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour +le considrer comme un des premiers qui ouvrirent la musique des +horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant explorer et o il +fit des dcouvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau. + +En 1832, peu aprs son arrive Paris, en musique comme en littrature, +une nouvelle cole se formait et il se produisait de jeunes talents qui +secouaient avec clat le joug des anciennes formules. L'effervescence +politique des premires annes de la rvolution de Juillet peine +assoupie, se transporta dans toute sa vivacit sur les questions de +littrature et d'art qui s'emparrent de l'attention et de l'intrt de +tous. Le _romantisme_ fut l'ordre du jour et l'on combattit avec +acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune trve entre ceux qui +n'admettaient pas qu'on pt crire autrement qu'on n'avait crit jusque +l, et ceux qui voulaient que l'artiste ft libre de choisir la forme +pour l'adapter son sentiment; qui pensaient que, la rgle de la forme +se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer, +chaque diffrente manire de sentir comporte ncessairement une manire +diffrente de se traduire. + +Les uns, croyant l'existence d'une forme permanente dont la perfection +reprsente le beau absolu, jugeaient chaque oeuvre de ce point de vue +prtabli. En prtendant que les grands matres avaient atteint les +dernires limites de l'art et sa suprme perfection, ils ne laissaient +aux artistes qui leur succdaient d'autre gloire esprer que de s'en +rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait mme de +l'espoir de les galer, le perfectionnement d'un procd ne pouvant +jamais s'lever jusqu'au mrite de l'invention.--Les autres niaient que +le beau pt avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur +apparaissant, mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art, +comme des tentes dresses sur la route de l'idal: haltes momentanes, +que le gnie atteint d'poque en poque, que ses hritiers immdiats +doivent exploiter jusqu' leur dernier recoin, mais que ses descendants +lgitimes sont appels dpasser.--Les uns voulaient renfermer dans +l'enclos symtrique des mmes dispositions, les inspirations des temps +et des natures les plus dissemblables. Les autres rclamaient pour +chacune d'elles la libert de crer leur langue, leur mode d'expression, +n'acceptant d'autre rgle que celle qui ressort des rapports directs du +sentiment et de la forme, afin que celle-ci ft adquate celui-l. + +Aux yeux clairvoyants de Chopin, les modles existants, quelque +admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir puis tous les +sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigure, ni toutes +les formes dont il peut user. Il ne s'arrtait pas l'excellence de la +forme; il ne la recherchait mme qu'en tant que son irrprochable +perfection est indispensable la complte rvlation du sentiment, +n'ignorant pas que le sentiment est tronqu aussi longtemps que la +forme, reste imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile +opaque. Il soumettait ainsi l'inspiration potique le travail du +mtier, enjoignant la patience du gnie d'imaginer dans la forme de +quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il ses +classiques adversaires de rduire l'inspiration au supplice de Procuste, +sitt qu'ils n'admettaient pas que certaines manires de sentir sont +inexprimables dans les formes pralablement dtermines. Il les accusait +de dpossder par avance l'art, de toutes les oeuvres qui auraient tent +d'y introduire des sentiments nouveaux, revtus de ses formes nouvelles +qui se puisent dans le dveloppement toujours progressif de l'esprit +humain, des instruments qui divulguent sa pense, des ressources +matrielles dont l'art dispose. + +Chopin n'admettait pas, qu'on voult craser le fronton grec avec la +tour gothique, ni qu'on dmolisse les grces pures et exquises de +l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des +constructions mauresques; comme il n'et pas voulu que le svelte palmier +vienne crotre en place de ses lgants bouleaux, ni que l'agave des +tropiques soit remplace par le mlze du nord. Il prtendait goter le +mme jour l'_Ilyssus_ de Phidias et le _Pensieroso_ de Michel-Ange, un +_Sacrement_ de Poussin et la _Barque dantesque_ de Delacroix, une +_Improperia_ de Palestrina et la _Reine Mab_ de Berlioz! Il rclamait +son _droit d'tre_ pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la +varit non moins que la perfection de l'unit. Il ne demandait +galement Sophocle et Shakespeare, Homre et Firdousi, Racine +et Goethe, que d'avoir leur _raison d'tre_ dans la beaut propre de +_leur_ forme, dans l'lvation de _leur_ pense, proportionne, comme la +hauteur du jet-d'eau aux feux iriss, la profondeur de leur source. + +Ceux qui voyaient les flammes du talent dvorer insensiblement les +vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient l'cole musicale dont +Berlioz tait le reprsentant le plus dou, le plus vaillant, le plus +hasardeux. Chopin s'y rallia compltement et fut un de ceux qui mit le +plus de persvrance se librer des serviles formules du style +conventionnel, aussi bien qu' rpudier les charlatanismes qui n'eussent +remplac de vieux abus que par des abus nouveaux plus dplaisants +encore, l'extravagance tant plus agaante et plus intolrable que la +monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les +virtuosits tapageuses et les expressivits dcoratives de Kalkbrenner, +lui tant ou insuffisantes ou antipathiques, il prtendait n'tre pas +attach aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni oblig de +trouver bonnes les manires cheveles des autres. + +Pendant les quelques annes que dura cette sorte de campagne du +romantisme, d'o sortirent des coups d'essai qui furent des coups de +matre, Chopin resta invariable dans ses prdilections comme dans ses +rpulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux +qui, selon lui, ne reprsentaient pas suffisamment le progrs ou ne +prouvaient pas un sincre dvouement ce progrs, sans dsir +d'exploitation de l'art au profit du mtier, sans poursuite d'effets +passagers, de succs surpris la surprise de l'auditoire. D'une part, +il rompit, des liens qu'il avait contracts avec respect, lorsqu'il se +sentit gn par eux et retenu trop la rive par des amarres dont il +reconnaissait la vtust. D'autre part, il refusa obstinment d'en +former avec de jeunes artistes dont le succs, exagr son sens, +relevait trop un certain mrite. Il n'apportait pas la plus lgre +louange ce qu'il ne jugeait point tre une conqute effective pour +l'art, une srieuse conception de la tche d'un artiste. + +Son dsintressement faisait sa force; il lui crait une sorte de +forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le +bien pour le bien, il tait invulnrable; par l imperturbable. Jamais +il ne dsira d'tre prn, ni par les uns ni par les autres, l'aide de +ces mnagements imperceptibles qui font perdre les batailles; l'aide +de ses concessions que se font les diverses coles dans la personne de +leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalits, des +empitements, des dchances et des envahissements des styles divers +dans les diffrentes branches de l'art, des ngociations, des traits et +des pactes, semblables ceux qui forment le but et les moyens de la +diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains +scrupules qui en sont insparables. En refusant d'tayer ses productions +d'aucun de ces secours extrinsques qui forcent le public leur faire +bon accueil, il disait assez qu'il se fiait leurs beauts pour tre +sr qu'elles se feraient apprcier d'elles-mmes. Il ne tenait pas +hter et faciliter leur acceptation immdiate. + +Toutefois, Chopin tait si intimement et si uniquement pntr des +sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les +plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier +l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et mme +point de vue, que ses prdilections d'artiste ne pouvaient manquer de +s'en ressentir. Dans les grands modles et les chefs-d'oeuvre de l'art, +il recherchait uniquement ce qui correspondait sa nature. Ce qui s'en +rapprochait lui plaisait; ce qui s'en loignait obtenait peine justice +de lui. Rvant et runissant en lui-mme les qualits souvent opposes +de la passion et de la grce, il possdait une grande sret de jugement +et se prservait d'une partialit mesquine. Il ne s'arrtait gure +devant les plus grandes beauts et les plus grands mrites, lorsqu'ils +blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception potique. Quelque +admiration qu'il et pour les oeuvres de Beethoven, certaines parties +lui en paraissaient trop rudement tailles. Leur structure tait trop +athltique pour qu'il s'y complt; leurs courroux lui semblaient trop +rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la +moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui +tait une trop substantielle matire, et les sraphiques accents, les +raphalesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes +crations de ce gnie, lui devenaient par moments presques pnibles dans +un contraste si tranch. + +Malgr le charme qu'il reconnaissait quelques-unes des mlodies de +Schubert, il n'coutait pas volontiers celles dont les contours taient +trop aigus pour son oreille, o le sentiment est comme dnud, o l'on +sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous +l'treinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient +de l'loignement. En musique, comme en littrature, comme dans +l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mlodrame lui tait un +supplice. Il repoussait le ct furibond et frntique du romantisme; il +ne supportait pas l'ahurissement des effets et des excs dlirants. Il +n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses +caractres trop tudis sur le vif et parlant un langage trop vrai; il +aimait mieux les synthses piques et lyriques qui laissaient dans +l'ombre les pauvres dtails de l'humanit. C'est pourquoi il parlait peu +et n'coutait gure, ne voulant formuler ses penses ou recueillir +celles des autres que quand elles taient arrives une certaine +lvation.[21]. + +[Note 21: Mme Sand. _Lucrezia Floriani_.] + +Cette nature si constamment matresse d'elle-mme, pour laquelle la +divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de +l'inachev, si cher aux potes qui savent la fin des mots interrompus et +des penses tronques; cette nature si pleine de dlicates rserves, ne +pouvait prouver qu'un ennui, comme scandalis, devant l'impudeur de ce +qui ne laissait rien pntrer, rien comprendre _au del_. Nous +pensons que s'il lui avait fallu se prononcer cet gard, il et avou +qu' son got il n'tait permis d'exprimer les sentiments qu' condition +d'en laisser la meilleure partie deviner. Si, ce qu'on est convenu +d'appeler le _classique_ dans l'art, lui semblait imposer des +restrictions trop mthodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par +ces menottes et glacer par ce systme conventionnel, s'il ne voulait pas +s'enfermer dans les symtries d'une cage, c'tait pour s'lever dans les +nues, chanter comme l'alouette plus prs du bleu du ciel, ne devoir +jamais descendre de ces hauteurs. Il et voulu ne se livrer au repos +qu'en planant dans les rgions leves, comme l'oiseau de paradis dont +on disait jadis qu'il ne gotait le sommeil qu'en restant les ailes +tendues, berc par les souffles de l'espace, au haut des airs o il +suspendait son vol. Chopin se refusait obstinment s'enfoncer dans +les tanires des forts, pour prendre note des vagissements et des +hurlements dont elles sont remplies; explorer les dserts affreux, en +y traant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas +du tmraire qui essaye de les former. + +Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si +dnu d'apprt, en mme temps que de science; tout ce qui dans l'art +allemand porte le cachet d'une nergie populaire, quoique puissante, lui +plaisait galement peu. propos de Schubert il dit un jour: que le +sublime tait fltri lorsque le commun ou le trivial lui succdait. +Hummel, parmi les compositeurs de piano, tait un des auteurs qu'il +relisait avec le plus de plaisir. Mozart reprsentait ses yeux le type +idal, le pote par excellence, car il condescendait plus rarement que +tout autre franchir les gradins qui sparent la distinction de la +vulgarit. Il aimait prcisment dans Mozart le dfaut qui lui fit +encourir le reproche que son pre lui adressait aprs une reprsentation +de l'_Idomne_: Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues +oreilles. La gaiet de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de +Tamino et ses mystrieuses preuves lui semblaient dignes d'occuper sa +pense; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur navet raffine. Il +comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient +que plus de voiles sur son deuil. ct de cela, son sybaritisme de +puret, son apprhension du lieu-commun taient tels, que mme dans +_Don Juan_, mme dans cet immortel chef-d'oeuvre, il dcouvrait des +passages dont nous lui avons entendu regretter la prsence Son culte +pour Mozart n'en tait pas diminu, mais comme attrist. Il parvenait +bien oublier ce qui lui rpugnait, mais se rconcilier avec, lui tait +impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de +ces supriorits d'instinct, irraisonnes et implacables, dont nulle +persuasion, nulle dmonstration, nul effort ne parviennent jamais +obtenir l'indulgence, ne ft-ce que celle de l'indiffrence, pour des +objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable +qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie? + +Chopin donna nos essais, nos luttes d'alors, si remplies encore +d'hsitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagrations, qui +rencontraient plus de _sages hochant la tte_ que de contradicteurs +glorieux, l'appui d'une rare fermet de conviction, d'une conduite calme +et inbranlable, d'une stabilit de caractre galement l'preuve des +lassitudes et des leurres, en mme temps que l'auxiliaire efficace +qu'apporte une cause le mrite des ouvrages qu'elle peut revendiquer. +Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de +savoir, qu'il fut justifi d'avoir eu confiance en son seul gnie par la +prompte admiration qu'il inspira. Les solides tudes qu'il avait faites, +les habitudes rflchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut +lev pour les beauts classiques, le prservrent de perdre ses forces +en ttonnements malheureux et en demi-russites, comme il est arriv +plus d'un partisan des ides nouvelles. + +Sa studieuse patience laborer et parachever ses ouvrages le mettait + l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant +de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et la +ngligence de la mgarde. Exerc de bonne heure aux exigences de la +rgle, ayant mme produit de belles oeuvres dans lesquelles il s'y tait +astreint, il ne la secouait qu'avec l'-propos d'une justesse savamment +mdite. Il avanait toujours en vertu de son principe, sans se laisser +emporter l'exagration ni sduire aux transactions, dlaissant +volontiers les formules thoriques pour ne poursuivre que leurs +rsultats. Moins proccup des disputes d'cole et de leurs termes que +de se donner la meilleure des raisons, celle d'une oeuvre accomplie, il +eut ainsi le bonheur d'viter les inimitis personnelles et les +accommodements fcheux. + +Plus tard, le triomphe de ses ides ayant diminu l'intrt de son rle, +il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef la tte +d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence o il prit rang dans +un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et +inflexibles, comme toutes celles qui, en tant vives, se font rarement +jour. Mais, sitt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhrents pour +rgner sur le prsent et dominer l'avenir, il se retira de la mle, +laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles + la cause qu'agrables aux gens qui aiment se battre, surtout +battre, au risque d'tre battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de +parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrire-garde en +droute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir +que sa cause est hors de danger pour ne plus se mler aux combattants. + +Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin +avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers +matres du moyen-ge. Comme pour eux, l'art tait pour lui une belle, +une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir t appel, il desservait +ses rites avec une pit mue. Ce sentiment s'est rvl l'heure de sa +mort dans un dtail, dont les moeurs de la Pologne nous expliquent seules +toute la signification. Par un usage moins rpandu de nos temps, mais +qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants +choisir les vtements dans lesquels ils voulaient tre ensevelis, +prpars par quelques-uns longtemps l'avance[22]. + +[Note 22: L'auteur de _Julie et Adolphe_ (roman imit de la Nouvelle +Hloise et qui eut beaucoup de vogue sa publication), le gnral K. +qui, g de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne +du gouvernement de la Volhynie l'poque de notre sjour dans ces +contres, avait fait, conformment la coutume dont nous parlons, +construire son cercueil qui, depuis trente ans, tait toujours pos +ct de la porte de sa chambre.] + +Leurs plus chres, leurs plus intimes penses, s'exprimaient ou se +trahissaient ainsi, pour la dernire fois. Les robes monastiques taient +frquemment dsignes par des personnes mondaines; les hommes +prfraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des +souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les +premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut +pourtant tre mis au tombeau dans les habits qu'il y avait ports. Un +sentiment naturel et profond, dcoulant d'une source intarissable +d'enthousiasme pour son art, a sans doute dict ce dernier voeu, alors +que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrtien, il +quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux. +Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattach l'immortalit +son amour et sa foi en l'art. Il voulut tmoigner une fois de plus au +moment ou il serait couch dans le cercueil, par un muet symbole comme +de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gard intact pendant toute sa +vie. Il mourut fidle lui-mme, adorant dans l'art ses mystiques +grandeurs et ses plus mystiques rvlations. + +En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant temptueux de sa +socit, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le +rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses +compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des +rapports frquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa soeur +Louise lui tait surtout chre; une certaine ressemblance dans la nature +de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus +particulirement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie +Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois +derniers mois de la vie de son frre, pour l'entourer de ses soins +dvous. + +Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grce charmante. +Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il +profitait de son sjour Paris pour leur procurer ces mille surprises +que donnent les nouveauts, les bagatelles, les infiniment petits, +infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce +qu'il croyait pouvoir tre agrable Varsovie et y envoyait +continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait + ce qu'on conservt ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils +fussent, comme pour tre toujours prsent au milieu de ceux qui il les +destinait. De son ct, il attachait un grand prix toute preuve +d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des +marques de leur souvenir lui tait une fte; il ne la partageait avec +personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les +objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui +taient prcieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de +s'en servir, mais il tait visiblement contrari lorsqu'on y touchait. + +Quiconque arrivait de Pologne tait le bienvenu auprs de lui. Avec ou +sans lettre de recommandation il tait reu bras ouverts, comme s'il +et t de la famille. Il permettait des personnes souvent inconnues +quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait aucun d'entre +nous: le droit de dranger ses habitudes. Il se gnait pour elles, il +les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mmes lieux pour +leur faire voir les curiosits de Paris, sans jamais tmoigner d'ennui +ce mtier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait dner ces chers +compatriotes, dont la veille il avait ignor l'existence; il leur +vitait toutes les menues-dpenses, il leur prtait de l'argent. Mieux +que cela; on voyait qu'il tait heureux de le faire, qu'il prouvait un +vrai bonheur parler sa langue, se trouver avec les siens, se +retrouver par eux dans l'atmosphre de sa patrie qu'il lui semblait +encore respirer ct d'eux. On voyait combien il se plaisait couter +leurs tristes rcits, distraire leurs douleurs, dtourner leurs +sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprmes regrets par les +infinies promesses d'une esprance loquemment chante. + +Chopin crivait rgulirement aux siens, mais seulement eux. Une de +ses bizarreries consistait s'abstenir de tout change de lettres, de +tout envoi de billets; on et pu croire qu'il avait fait voeu de n'en +jamais adresser des trangers. C'tait chose curieuse de le voir +recourir tous les expdients pour chapper la ncessit de tracer +quelques lignes. Maintes fois il prfra traverser Paris d'un bout +l'autre pour refuser un dner ou faire part de lgres informations, +plutt que de s'en pargner la peine au moyen d'une petite feuille de +papier. Son criture resta comme inconnue la plupart de ses amis. On +dit qu'il lui est arriv de s'carter de cette habitude en faveur de ses +belles compatriotes fixes Paris, dont quelques-unes possdent de +charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction ce +qu'on et pu prendre pour une rgle, s'explique par le plaisir qu'il +avait parler sa langue, qu'il employait de prfrence et dont il se +plaisait traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme +les slaves en gnral, il possdait trs bien le franais; d'ailleurs, +vu son origine franaise, il lui avait t enseign avec un soin +particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'tre peu +sonore l'oreille et d'un gnie froid. + +Cette manire de le juger est d'ailleurs assez rpandue parmi les +Polonais, qui s'en servent avec une grande facilit, le parlent beaucoup +entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de +se plaindre ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans +un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'motion, les +nuances thres de la pense! C'est tantt la majest, tantt la +passion, tantt la grce, qui leur dire fait dfaut aux mots franais. +Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole cite par eux en +polonais,--_Oh! c'est intraduisible!_--est immanquablement la premire +rponse faite l'tranger. Viennent ensuite les commentaires, qui +servent surtout commenter l'exclamation, expliquer toutes les +finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renferms dans ces +mots _intraduisibles!_ Nous en avons cit quelques exemples, lesquels +joints d'autres, nous portent supposer que cette langue a l'avantage +d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son +dveloppement, elle a d au gnie potique de la nation d'tablir entre +les ides un rapprochement frappant et juste par les tymologies, les +drivations, les synonymes. Il en rsulte comme un reflet color, ombre, +ou lumire, projet sur chaque expression. + +L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font +ncessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprvu, ou +bien, le son correspondant d'une tierce qui module immdiatement la +pense en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire +permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une +difficult et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des +langues trangres, si rpandues en Pologne, aux paresses d'esprit et +d'tudes qui veulent chapper la fatigue d'une habilet de diction, +indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un +laconisme si nergique, que l'-peu-prs y devient difficile et la +banalit insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal dfinis +sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'ide +n'y peut sortir d'une pauvret singulirement dnude, tant qu'elle +reste en de des bornes du lieu-commun; par contre, elle rclame une +rare prcision de termes pour ne pas devenir baroque au del. La +littrature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs +devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie +d'une de ces oeuvres qui restent jamais. Elle doit peut-tre ce +caractre hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses +chefs-d'oeuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses +littrateurs. On se sent matre, quand on se hasarde manier cette +belle et riche langue[23]. + +[Note 23: On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie +et d'tre dpourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la frquence des +consonnes qui constitue toujours et absolument la duret d'une langue, +mais le mode de leur association; on pourrait mme dire que +quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons +bien dtermins et fortement marqus. C'est la rencontre dsagrable et +disharmonieuse de consonnes htrognes, qui blesse pniblement les +habitudes d'une oreille dlicate et cultive; c'est le retour rpt de +certaines consonnes bien accouples qui ombre, rhythme le langage, lui +donne de la vigueur, la prpondrance des voyelles ne produisant qu'une +sorte de teinte claire et ple qui demande tre releve par des +rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de +consonnes, mais en gnral avec des rapprochements sonores, quelquefois +flatteurs l'oue, presque jamais tout fait discordants, mme alors +qu'il sont plus frappants que mlodieux. La qualit de leurs sons est +riche, pleine et trs nuance; ils ne restent point resserrs dans une +sorte de mdium troit, mais s'tendent dans un registre considrable +par la varit des intonations qu'on leur applique, tantt basses, +tantt hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait +philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues smitiques: en +chinois, le mme mot prend un sens totalement diffrent, selon le +diapason sur lequel on le prononce. Le L slave, cette lettre presque +impossible prononcer ceux qui ne l'ont pas appris ds leur enfance, +n'a rien de sec. Elle donne l'oue l'impression que produit sur nos +doigts un pais velours de laine, rude et souple la fois. La runion +des consonnes clapotantes tant rare en polonais, les assonances trs +aisment multiplies, cette comparaison pourrait s'appliquer +l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des trangers. On y +rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils +dsignent. Les rptitions ritres du _ch_ (_h_ aspir), du _sz_ (_ch_ +en franais), du _rz_, du _cz_, si effrayants un oeil profane et dont +le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent peu +prs comme _geai_ et _tche_), facilitent ces minologies. Le mot +_dzwiek_, _son_, (lisez _dzwienque_), en offre un exemple assez +caractristique; il paratrait difficile de mieux reproduire la +sensation que la rsonance d'un diapason fait prouver +l'oreille.--Entre les consonnes accumules dans des groupes qui +produisent des tons trs divers, tantt mtalliques, tantt +bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entremle des diphthongues +nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales, +l'_a_ et l'_e_ tant prononcs comme _on_ et _in_ lorsqu'ils sont +accompagns d'une cdille: _a_, _e_. ct du _c_ (_tse_) qu'on dit +avec une grande mollesse, quelquefois _c_ (_tsic_), le _s_ accentu, +_s_, est presque gazouill. Le _z_ a trois sons; on croirait l'accord +d'un ton. Le _z_ (_iais_), le _z_ (_zed_) et le _z_ (_zied_). L'_y_ +forme une voyelle d'un son touff, _eu_, que nous ne saurions pas plus +reproduire en franais que celui du _l_; aussi bien que lui, elle donne +un chatoyant ineffable la langue.--Ces lments fins et dlis +permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant +ou tranant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, o le +charme, devenant dfaut, droute au lieu de plaire. Que de choses, que +de personnes qui, peine transportes dans un milieu dont l'air +ambiant, le courant de penses diverses, ne comportent pas un genre de +grce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles tait fascinant et +irrsistible devient choquant et agaant, uniquement parce que ces mmes +sductions sont places sous le rayon d'un autre clairage; parce que +les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus +leur clat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises +ont encore l'habitude de faire succder des espces de rcitatifs et +de thrnodies improvises, lorsque les sujets qui les occupent sont +srieux et mlancoliques, un petit parler gras et zzayant comme celui +des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privilges de leur +suzerainet fminine, au moment mme o elles ont condescendu tre +graves comme des snateurs, de bon conseil comme le ministre d'un rgne +prcdent et sage, profondes comme un vieux thologien, subtiles comme +un mtaphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine +de gaiet, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser +s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son +calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour rpandre dans +les airs ses senteurs, on dirait son me que tout mortel voudrait +aspirer et imboire comme une bouffe de flicit arrive des rgions du +paradis... elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots, +comme les humbles habitants de cette valle de larmes. Elle se met +rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus +haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les priodes se +balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de rose; +triomphes charmants, hsitation plus charmantes encore, entrecoupes de +petits rires perls, de petits cris interjectifs! Puis viennent de +petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix, +lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession +chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arrter sur une note +grave et poursuivre des modulations infinies, brusqus, originales, qui +dpaysent l'oreille inaccoutume ce gentil ramage, qu'une lgre +teinte d'ironie revt par moments d'un faux-air de moquerie narquoise +particulier au chant de certains oiseaux. Comme les Vnitiennes, les +Polonaises aiment _zinzibuler_ et, des diastmes piquants, des +azophies imprvues, des nuances charmantes, se trouvent tout +naturellement mls cette caqueterie mignonne qui fait tomber les +paroles de leurs lvres, tantt comme une poigne de perles qui +s'parpillent et rsonnent sur une vasque d'argent, tantt comme des +tincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'teindre, +moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un coeur qu'elle peut +dvorer et desscher s'il ne possde point le secret de la raction; +qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'hrosme et de gloire, +comme un phare bienfaisant dans les temptes de la vie. En tout cas, +quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la +bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des +hommes.--Quand eux ils se piquent de la parler avec lgance, ils lui +impriment une sonorit mle qui semble pouvoir s'adapter trs +nergiquement aux mouvements de l'loquence, autrefois si cultive en +Pologne. La posie puise dans ces matriaux si nombreux et varis, une +diversit de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de +consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque +sorte, le coloris des sentiments et des scnes qu'elle dpeint, non +seulement en courtes onomatopes, mais durant de longues tirades.--On a +compar avec raison l'analogie du polonais et du russe, celle qui +existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus +mlismatique, plus alanguie, plus soupire. Son cadencement est +particulirement appropri au chant, si bien que ses belles posies, +celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une mlodie +toute dessine par le mtre des vers. Il semble qu'on n'ait qu' dgager +un _arioso_ ou un doux _cantabile_ de certaines stances, telles que le +_Chle noir_, le _Talismann_, et bien d'autres.--L'ancien slavon, qui +est la langue de l'glise d'Orient, a un tout autre caractre. Une +grande majest y prdomine; plus gutturale que les autres idiomes qui en +dcoulent, elle est svre et monotone avec grandeur, comme les +peintures byzantines conserves dans le culte auquel elle est +incorpore. Elle a bien la physionomie d'une langue sacre qui n'a servi +qu' un seul sentiment, qui n'a point t module, faonne, nerve, +par de profanes passions, ni aplatie et rduite de mesquines +proportions par de vulgaires besoins.] + +L'lgance matrielle tait aussi naturelle Chopin que celle de +l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui +appartenaient, que dans ses manires distingues. Il avait la +coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait +toujours le sien. Sans approcher de l'clatante richesse dont cette +poque quelques-unes des clbrits de Paris dcoraient leurs demeures, +il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des lgances de +cannes, d'pingles, de boutons, des bijoux fort la mode alors, +l'instinctive ligne du _comme il faut_, entre le trop et le trop peu. + +Comme il ne confondait son temps, sa pense, ses dmarches, avec ceux +de personne, la socit des femmes lui tait souvent plus commode en ce +qu'elle obligeait moins de rapports subsquents. Ayant toujours +conserv une exquise puret intrieure que les orages de la vie ont peu +troubl, jamais souill, car ils n'branlrent jamais en lui le got du +bien, l'inclination vers l'honnte, le respect de la vertu, la foi en la +saintet, Chopin ne perdit jamais cette navet juvnile qui permet de +se trouver agrablement dans un cercle dont la vertu, l'honntet, la +respectabilit, font les principaux frais et le plus grand charme. Il +aimait les causeries sans porte des gens qu'il estimait; il se +complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait +volontiers de soires entires jouer au colin-maillard avec de jeunes +filles, leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, les +faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir + entendre que le chant de la fauvette. + +Tout cela runi faisait que Chopin, si intimement li avec quelques-unes +des personnalits les plus marquantes du mouvement artistique et +littraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une, +resta nanmoins un tranger au milieu d'elles. Son individualit ne se +fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'tait mme +de comprendre cette runion, accomplie dans les plus hautes rgions de +l'tre, entre les aspirations du gnie et la puret des dsirs. Encore +moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette +lgance inne, de cette chastet virile, d'autant plus savoureuse +qu'elle tait plus inconsciente de ses ddains pour le charnel vulgaire +l, o tous croyaient que l'imagination ne pouvait tre coule dans les +moules d'un chef-d'oeuvre, que chauffe blanc dans les hauts fourneaux +d'une sensualit cre et pleine d'infmes scories! + +Mais, une des plus prcieuses prrogatives de la puret intrieure tant +de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de +l'impudeur, Chopin se sentait oppress par le voisinage de certaines +personnalits dont l'oeil n'avait plus de transparence, dont l'haleine +tait impure, dont les lvres se plissaient comme celles d'un satyre, +sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les +carts du gnie, taient levs la hauteur d'un culte envers la desse +Matire! Le lui et-on dit mille fois, jamais on ne lui et persuad que +la rudesse baroque des manires, le parler sans-gne des apptits +indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands, +taient autre chose que le manque d'ducation d'une classe infrieure. +Jamais il n'et cru que chaque pense lascive, chaque espoir honteux, +chaque souhait rapace, chaque voeu homicide, tait l'encens offert +cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite +d'tourdissante, ftide, tait reue dans les cassolettes de similor +d'une posie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothose +sacrilge! + +La campagne et la vie de chteau lui convenaient tellement, que pour en +jouir il acceptait une socit qui ne lui convenait pas du tout. On +pourrait en induire qu'il lui tait plus ais d'abstraire son esprit des +gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des +castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air touff, de la lumire, +terne, des tableaux prosaques de la ville, o les passions sont +excites et surexcites chaque pas, les organes rarement flatts. Ce +que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au +lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi. +Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui +l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que +la lutte des opinions littraires et artistiques le proccupa vivement. +L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les crations de +l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des crations +de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il tait heureux chaque fois +qu'il pouvait le laisser loin derrire lui! + + peine tait-il arriv dans une maison de campagne, peine se +voyait-il entour de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de +hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme, +un homme transfigur. L'apptit lui revenait, sa gaiet dbordait, ses +bons-mots ptillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait +ingnieux varier les amusements, multiplier les pisodes gayants de +cette existence au grand air qui le ranimait, de cette libert rustique +si fort de son got. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup +marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et dcrivait peu +ces paysages agrestes; cependant il tait ais de remarquer qu'il en +avait une impression trs vive. quelques mots qui lui chappaient, on +et dit qu'il se sentait plus prs de sa patrie en se trouvant au milieu +des bls, des prs, des haies, des foins, des fleurs des champs, des +bois qui partout ont les mmes senteurs. Il prfrait se voir entre les +laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se +ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et +les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent rien et ne peuvent rien +rappeler personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de +la grand' ville, a quelque chose d'crasant pour des natures +sensitives et maladives. + +En outre, Chopin aimait travailler la campagne, comme si cet air +pur, sain et pntrant, ravigotait son organisme qui s'tiolait au +milieu de la fume et de l'air pais de la rue! Plusieurs de ses +meilleurs ouvrages crits durant ses _villeggiature_, renferment +peut-tre le souvenir de ses meilleurs jours d'alors. + + + + +VI. + + +Chopin est n Zelazowa-Wola, prs de Varsovie, en 1810. Par un hasard +rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son ge dans ses +premires annes; il parat que la date de sa naissance ne fut fixe +dans sa mmoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie +musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: _Madame +Catalani, Frdric Chopin g de dix ans_. Le pressentiment de la +femme doue, donna peut-tre l'enfant timide la prescience de son +avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses +premires annes. Son dveloppement intrieur traversa probablement peu +de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il tait frle et +maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa sant. Ds lors +sans doute il prit l'habitude de cette affabilit, de cette bonne grce +gnrale, de cette discrtion sur tout ce qui le faisait souffrir, nes +du dsir de rassurer les inquitudes qu'il occasionnait. + +Aucune prcocit dans ses facults, aucun signe prcurseur d'un +remarquable panouissement, ne rvlrent dans sa premire jeunesse une +future supriorit d'me, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit +tre souffrant et souriant, toujours patient et enjou, on lui sut +tellement gr de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se +contenta sans doute de chrir ses qualits, sans se demander s'il +donnait son coeur sans rserve et livrait le secret de toutes ses +penses. Il est des mes qui, l'entre de la vie, sont comme de riches +voyageurs amens par le sort au milieu de simples ptres, incapables de +reconnatre le haut rang de leurs htes; tant que ces tres suprieurs +demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement + leur propre opulence, suffisants toutefois pour merveiller des coeurs +ingnus et rpandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances. +Ces tres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les +entourent; on est charm, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont +t gnreux, tandis qu'en ralit ils n'ont encore t que peu +prodigues de leurs trsors. + +Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il +grandit comme dans un berceau solide et molleux, furent celles d'un +intrieur uni, calme, occup; aussi ces exemples de simplicit, de pit +et de distinction, lui restrent toujours les plus doux et les plus +chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charits +pieuses, les modesties rigides, l'entourrent d'une pure atmosphre, o +son imagination prit ce velout tendre des plantes qui ne furent jamais +exposes aux poussires des grands chemins. + +La musique lui fut enseigne de bonne heure. neuf ans il commena +l'apprendre et fut bientt confi un disciple passionn de Sbastien +Bach, Zywna, qui dirigea ses tudes durant de longues annes selon les +errements d'une cole entirement classique. Il est supposer que +lorsque, d'accord avec ses dsirs et sa vocation, sa famille lui faisait +embrasser la carrire de musicien, aucun prestige de vaine gloriole, +aucune perspective fantastique, n'blouissaient leurs yeux et leurs +esprances. On le fit travailler srieusement et consciencieusement, +afin qu'il ft un jour matre savant et habile, sans s'inquiter outre +mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de +ces leons et de ces labeurs du devoir. + +Il fut plac assez jeune dans un des premiers collges de Varsovie, +grce la gnreuse et intelligente protection que le prince Antoine +Radziwill accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il +reconnaissait la porte avec le coup d'oeil d'un homme et d'un artiste +distingu. Le prince Radziwill ne cultivait pas la musique en simple +dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de +_Faust_, publie il y a nombre d'annes, continue d'tre excut chaque +hiver par l'acadmie de chant de Berlin. Elle nous semble encore +suprieure, par son intime appropriation aux tonalits des sentiments de +l'poque o la premire partie de ce pome fut crite, diverses +tentatives pareilles faites de son temps. + +En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le +prince fit celui-ci l'inapprciable don d'une belle ducation, dont +aucune partie ne resta nglige. Son esprit lev le mettant mme de +comprendre toutes les exigences de la carrire d'un artiste, ce fut lui +qui, depuis l'entre de son protg au collge jusqu' l'achvement +complet de ses tudes, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M. +Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations +d'une cordiale et constante amiti. De plus, le prince Radziwill faisait +souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soires, aux +dners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mmoire du +jeune homme ces charmants instants, qu'animait tout le _brio_ de la +gaiet polonaise. Il y joua souvent un rle piquant, par son esprit +comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beaut +rapidement passe devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse +lise, fille du prince, morte la premire fleur de l'ge, lui laissa +la plus suave impression d'un ange pour un moment exil ici-bas. + +Le charmant et facile caractre que Chopin apporta sur les bancs de +l'cole, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du +prince Calixte Czetwertynski et de ses frres. Lorsque arrivaient les +ftes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur +mre, la Psse Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un +vrai sentiment de ses beauts et qui bientt sut dcouvrir le pote dans +le musicien. La premire peut-tre, elle fit connatre Chopin le +charme d'tre entendu en mme temps qu'cout. La princesse tait belle +encore et possdait un esprit sympathique, uni de hautes vertus, de +charmantes qualits. Son salon tait un des plus brillants et des plus +recherchs de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus +distingues de cette capitale. Il y connut ces sduisantes beauts dont +la clbrit tait europenne, alors que Varsovie tait si envie pour +l'clat, l'lgance, la grce de sa socit. Il eut l'honneur d'tre +prsent chez la Psse de Lowicz, par l'entremise de la Psse +Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la +Psse Micheline Radziwill, de la Psse Thrse Jablonowska, ces +enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beauts moins renommes. + +Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de +son piano. Dans ces runions, qu'on et dit des assembles de fes, il +put surprendre bien des fois peut-tre, rapidement dvoils dans le +tourbillon de la danse, les secrets de ces coeurs exalts et tendres; il +put lire sans peine dans ces mes qui se penchaient avec attrait et +amiti vers son adolescence. L, il put apprendre de quel mlange de +levain et de pte de rose, de salptre et de larmes angliques, est +ptri l'idal potique des femmes de sa nation. Quand ses doigts +distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques +mouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs +des jeunes filles prises, des jeunes femmes ngliges; comment +s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne +vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se dtachant des groupes +nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple _prlude_? +S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tte rveuse de sa belle main, +dont les pierreries enchsses dans les bagues et les bracelets +faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y +songer le chant que chantait son coeur, dans un regard humide o perlait +une larme, dans sa prunelle ardente o le feu de l'inspiration luisait! +N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil des +nymphes foltres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une +vertigineuse rapidit, l'environna de sourires qui le mirent d'emble +l'unisson de leurs gaiets? + +L, il vit dployer les chastes grces de ses captivantes compatriotes, +qui lui laissrent un souvenir ineffaable du prestige de leurs +entranements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait +quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait +seul crer et nationaliser. L, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce +qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit tre dans ses +coeurs bien ns, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples +qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un +sourire approbatif aux matrones qui croient avoir dj contempl tout ce +que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout l'autre de la +salle de bal. Il fendait l'air, dvorait l'espace, comme des mes qui +s'lanceraient dans les immensits sidrales, volant sur les ailes de +leurs dsirs d'un astre un autre, effleurant lgrement du bout de +leurs pieds si troits quelque plante attarde dans sa route, +repoussant plus lgrement encore l'toile rencontre comme un lumineux +caillou... jusqu' ce que l'homme perdu de joie et de reconnaissance se +prcipite genoux, au milieu du cercle vide o se concentrent tant de +regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main +reste ainsi tendue sur sa tte, comme pour la bnir. Trois fois, il la +fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une +triple couronne, aurole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de +gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par +une inflexion de tte; alors, voyant sa taille penche par la fatigue de +cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec +imptuosit, la saisit entre ses bras nerveux, la soulve un instant de +terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de +bonheur. + +Dans les annes plus avances de sa trop courte vie, Chopin jouant un +jour une de ses _Mazoures_ un musicien ami, qui sentait dj, plus +qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magntiques qui se +dgageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano, +s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse. +Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de +Soumet, le pote en vogue d'alors: + + Je t'aime + Smida, et mon coeur vole vers ton image, + Tantt comme un encens, tantt comme un orage!... + +Son regard semblait arrt sur une de ces visions des anciens jours que +nul ne voit, hormis celui qui la reconnat pour l'avoir fixe durant sa +courte ralit avec toute l'intensit de son me, afin d'y imprimer +jamais son ineffaable empreinte. Il tait ais de deviner que Chopin +revoyait devant lui quelque beaut, blanche comme une apparition, svelte +et lgre, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baisss, laissant +s'chapper de dessous ses paupires des ondes azures, qui enveloppaient +d'une lueur batifiante le superbe cavalier genoux devant elle, les +lvres entr'ouvertes, ces lvres dont semblait s'chapper un soupir, +montant + + Tantt comme un encens, tantt comme un orage!... + +Chopin contait volontiers plus tard, ngligemment en apparence, mais +avec cette involontaire et sourde motion qui accompagne le souvenir de +nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les +mlodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et +exprimer de sentiments divers et profonds, les jours o il voyait les +dames du grand monde de Varsovie quelque notable et magnifique fte, +ornes de toutes les blouissances, pares de toutes les coquetteries, +qui font frler les coeurs leurs feux, avivent, aveuglent et +infortunent l'amour. Au lieu des roses parfumes et des camlias +panachs de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux +bouquets de leurs crins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si +transparents que les Grecs les disaient _tisss d'air_, taient +remplacs par les somptuosits des gazes lames d'or, des crpes brods +d'argent, des points d'Alenon et des dentelles de Brabant. Mais il lui +semblait qu'aux sons d'un orchestre europen, quelque parfait qu'il ft, +elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait +moins sonore, leurs regards d'un tincellement moins radieux, leur +lassitude plus prompte, qu'aux soirs o la danse avait t improvise, +parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopinment lectris son +auditoire. S'il l'lectrisait, c'est qu'il savait rpter en sons +hiroglyphiques propres sa nation, en airs de danse clos sur le sol +de la patrie, d'entente facile aux initis, ce que son oreille avait +entre-ou des murmurations discrtes et passionnes de ces coeurs, +comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours +environnes d'un gaz subtil, inflammable, qui la moindre occasion +s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence. + +Fantasmes illusoires, clestes visions, il vous a vu luire dans cet air +si rarescible! Il avait devin quel essaim de passions y bourdonne sans +cesse et comment elles _floflottent_ dans les mes! Il avait suivi d'un +regard mu ces passions toujours prtes s'entre-mesurer, +s'entre-entendre, s'entre-navrer, s'entre-ennoblir, +s'entre-sauver, sans que leurs ptillements et leurs trpidations +viennent a aucun instant dranger la belle eurhythmie des grces +extrieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment +tranquille. C'est ainsi qu'il apprit goter et tenir en si haute +estime les manires nobles et mesures, quand elles sont runies une +intensit de sentiment qui prserve la dlicatesse de l'affadissement, +qui empche la prvenance de rancir, qui dfend la convenance de +devenir tyrannie, au bon got de dgnrer en raideur; ne permettant +jamais aux motions de ressembler, comme il leur arrive souvent +ailleurs, ces vgtations calcaires, dures et frangibles, tristement +nommes fleurs de fer: _flos-ferri_. + +En ces salons, les biensances rigoureusement observes ne servaient +pas, espces de corsets ingnieusement btis, dissimuler des coeurs +difformes; elles obligeaient seulement spiritualiser tous les +contacts, lever tous les rapports, aristocratiser toutes les +impressions. Quoi de surprenant, si ses premires habitudes, prises +dans ce monde d'une si noble dcence, firent croire Chopin que les +convenances sociales, au lieu d'tre un masque uniforme, drobant sous +la symtrie des mmes lignes le caractre de chaque individualit, ne +servaient qu' contenir les passions sans les touffer, leur enlever +la crudit de tons qui les dnature, le ralisme d'expression qui les +rabaisse, le sans-gne qui les vulgarise, la vhmence qui blase, +l'xubrance qui lasse, enseignant _aux amants de l'impossible_ runir +toutes les vertus que la connaissance du mal fait clore, toutes +celles qui font _oublier son existence en parlant ce qu'on aime_[24]; +rendant ainsi presque possible, l'impossible ralisation d'une _ve, +innocente et tombe, vierge et amante la fois!_ + +[Note 24: _Lucrezia Floriani._] + + mesure que ces premiers apperus de la jeunesse de Chopin +s'enfonaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore +ses yeux en grces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant +plus sous leur charme, qu'aucune ralit quelque peu contradictoire ne +venait dmentir et dtruire cette fascination, secrtement cache dans +un coin de son imagination. Plus cette poque reculait dans le pass, +plus il avanait dans la vie, et plus il s'namourait des figures qu'il +voquait dans sa mmoire. C'taient de superbes portraits en pied ou des +pastels souriants, des mdaillons en deuil ou des profils de cames, +quelque gouache aux tons fortement repousss, tous prs d'une ple et +suave esquisse la mine de plomb. Cette galerie de beauts si varies +finissait par tre toujours prsente devant son esprit, par rendre +toujours plus invincibles ses rpugnances pour cette libert d'allure, +cette brutale royaut du caprice, cet acharnement vider la coupe de la +fantaisie jusqu' la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et +de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle +trange et constamment mobile qu'on a surnomm la Bohme de Paris. + +En parlant de cette priode de sa vie passe dans la haute socit de +Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons citer quelques +lignes, qui peuvent plus justement tre appliques Chopin que d'autres +pages o l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais o nous ne saurions +la retrouver, sinon dans cette proportion fausse que prendrait une +silhouette dessine sur un tissu lastique, qu'on aurait biais par deux +mouvements contraires. + +Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait quinze ans toutes +les grces de l'adolescence runies la gravit de l'ge mr. Il resta +dlicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de dveloppement +musculaire lui valut de conserver une beaut, une physionomie +exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni ge, ni sexe. Ce +n'tait point l'air mle et hardi d'un descendant de cette race +d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce +n'tait point non plus la gentillesse effmine d'un chrubin couleur de +rose. C'tait quelque chose comme ces cratures idales que la posie du +moyen ge faisait servir l'ornement des temples chrtiens. Un ange +beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme +comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une +expression la fois tendre et svre, chaste et passionne. + +C'tait l le fond de son tre. Rien n'tait plus pur et plus exalt en +mme temps que ses penses, rien n'tait plus tenace, plus exclusif et +plus minutieusement dvou que ses affections... Mais cet tre ne +comprenait que ce qui tait identique lui-mme... le reste n'existait +pour lui que comme une sorte de songe fcheux auquel il essayait de se +soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses +rveries, la ralit lui dplaisait. Enfant, il ne pouvait toucher un +instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en +face d'un homme diffrent de lui sans se heurter contre cette +contradiction vivante... + +Ce qui le prservait d'un antagonisme perptuel, c'tait l'habitude +volontaire et bientt invtre de ne point voir et de pas entendre ce +qui lui dplaisait en gnral, sans toucher ses affections +personnelles. Les tres qui ne pensaient pas comme lui devenaient ses +yeux comme des espces de fantmes, et, comme il tait d'une politesse +charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui +n'tait chez lui qu'un froid ddain, voire une aversion insurmontable... + + * * * * * + +Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs +heures de rserve. Les causes morales en eussent t trop lgres, trop +subtiles pour tre saisies l'oeil nu. Il aurait fallu un microscope +pour lire dans son me o pntrait si peu de la lumire des vivants... + +Il est fort trange qu'avec un semblable caractre il pt avoir des +amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa mre, qui +estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des +jeunes gens de son ge qui l'aimaient ardemment et qui taient aims de +lui... Il se faisait une haute ide de l'amiti, et, dans l'ge des +premires illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, levs +peu prs de la mme manire et dans les mmes principes, ne changeraient +jamais d'opinion et ne viendraient point se trouver en dsaccord +formel... + +Il tait extrieurement si affectueux, par suite de sa bonne ducation +et de sa grce naturelle, qu'il avait le don de plaire mme ceux qui +ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prvenait en sa faveur; la +faiblesse de sa constitution le rendait intressant aux yeux des +femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalit +douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des +hommes clairs. Quant ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son +exquise politesse et ils y taient d'autant plus sensibles qu'ils ne +concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce ft l'exercice d'un +devoir et que la sympathie n'y entrt pour rien. + +Ceux-l, s'ils eussent pu le pntrer, auraient dit qu'il tait plus +aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'et t vrai. Mais +comment eussent-ils devin cela, lorsque ses rares attachements taient +si vifs, si profonds, et si peu rcusables?... + + * * * * * + +Dans le dtail de la vie, il tait d'un commerce plein de charmes. +Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grce +inusite et quand il exprimait sa gratitude, c'tait avec une motion +profonde qui payait l'amiti avec usure. + +Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans +cette pense, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de +temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage +extrieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance hroque de la +jeunesse, l'ide d'une mort prochaine, il en caressait du moins +l'attente avec une sorte d'amre volupt[25]. + +[Note 25: _Lucrezia Floriani._] + + * * * * * + +C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement +pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment +imprgn d'un pieux hommage. La tempte qui dans un pli de ses rafales +emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rveur et distrait +surpris sur la branche d'un arbre tranger, rompit ce premier amour et +dshrita l'exil d'une pouse dvoue et fidle en mme temps que d'une +patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait rv avec elle, en +rencontrant la gloire laquelle il n'avait peut-tre pas encore song. +Elle tait belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones +de Luini dont les regards sont chargs d'une grave tendresse. Elle resta +triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette me +pure, lorsqu'elle sut que nul dvouement du mme genre que le sien ne +vint adoucir l'existence de celui qu'elle et ador avec une soumission +ingnue, une pit exclusive; avec cet abandon naf et sublime qui +transforme la femme en ange. + +Celles que la nature accable des dons du gnie, si lourds +porter,--chargs d'une trange responsabilit et sans cesse entrans +l'oublier,--ont probablement le droit de poser des limites aux +abngations de leur personnalit, tant forces ne pas ngliger les +soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire +qu'on regrette les divines motions que procurent les dvouements +absolus, en prsence de dons les plus clatants du gnie; car, cette +soumission nave, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son +existence, sa volont, jusqu' son nom, dans ceux de l'homme qu'elle +aime, peuvent seuls autoriser cet homme penser, lorsqu'il quitte la +vie, qu'il l'a partage avec elle et que son amour fut mme de lui +acqurir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient +pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son coeur. + +Inopinment spare de Chopin, la jeune fille qui allait tre sa fiance +et ne le devint pas, fut fidle sa mmoire, tout ce qui restait de +lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amiti; le pre de Chopin ne +voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessin dans des jours +d'espoir, ft jamais remplac chez lui par aucun autre, ft-il d un +pinceau plus expriment. Bien des annes aprs, nous avons vu les joues +ples de cette femme attriste se colorer lentement, comme rougirait +l'albtre devant une lueur dvoile, lorsqu'en contemplant ce portrait +son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris. + +Ds que ses annes de collge furent termines, Chopin commena ses +tudes d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la +plus difficile chose apprendre, la plus rarement sue: tre exigeant +pour soi-mme, tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu' force +de patience et de travail. Son cours musical brillamment achev, ses +parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connatre +les artistes clbres et les belles excutions des grandes oeuvres. cet +effet, il fit quelques rapides sjours dans plusieurs villes de +l'Allemagne. En 1830, il avait quitt Varsovie pour une de ces +excursions momentanes, lorsque clata la rvolution du 29 novembre. + +Oblig de rester Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts; +mais cet hiver-l, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si +promptement saisi de toutes les nuances de l'excution, de toutes les +finesses de la pense, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas +toute la sensation laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta +Vienne dans le dessein de se rendre Londres; mais c'est d'abord +Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arrter que peu de temps. Sur +son passeport, vis pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: _passant +par Paris_. Ce mot renfermait son avenir. Longues annes aprs, +lorsqu'il semblait plus qu'acclimat, naturalis en France, il disait +encore en riant: Je ne suis ici qu'en passant. + + son arrive Paris, il donna deux concerts o il fut de suite +vivement admir, autant par la socit lgante que par les jeunes +artistes. Nous nous souvenons de sa premire apparition dans les salons +de Pleyel, o les applaudissements les plus redoubls semblaient ne pas +suffire notre enthousiasme, en prsence de ce talent qui rvlait une +nouvelle phase dans le sentiment potique, ct de si heureuses +innovations dans la forme de son art. Contrairement la plupart des +jeunes arrivants, il n'prouva pas un instant l'blouissement et +l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse +modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanit +purile tale par les parvenus du succs. + +Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors Paris, lui firent +l'accueil le plus affectueusement empress. peine arriv, il fut de +l'intimit de l'htel Lambert, o le vieux Pce Adam Czartoryski, sa +femme et sa fille, runissaient autour d'eux tous les dbris de la +Pologne que la dernire guerre avait jets au loin. La Psse +Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une +de ses lves les plus chres, une privilgie, celle qui on et dit +qu'il se plaisait lguer les secrets de son jeu, les mystres de ses +vocations magiques, comme la lgitime et intelligente hritire de +ses souvenirs et de ses esprances! + +Il allait trs souvent chez la Csse Louis Plater, ne Csse +Brzostowska, appele _Pani Kasztelanowa_. L'on y faisait beaucoup de +bonne musique, car elle savait accueillir de manire les encourager, +tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de +former une lumineuse pliade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas +exploit par une curiosit strile, parfois barbare; par une sorte de +badauderie lgante qui suppute part soi combien de visites, de dners +et de soupers, chaque clbrit du jour reprsente, pour ne point +manquer _d'avoir eu_ celle que la mode impose, sans garer quelque +gnrosit excessive sur un nom moins indiqu. La Csse Plater +recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, o celle qui +l'tait se considrait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans +son cercle d'lus, sur lesquels elle rpandait une bnigne atmosphre. +Tour tour, fe, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice dlicate, +sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle tait +pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chrie que respecte, +qui clairait, rchauffait, levait son inspiration et manqua sa vie +quand elle ne fut plus. + +Chopin frquenta beaucoup Mme de Komar et ses filles, la Psse +Ludemille de Beauveau, la Csse Delphine Potocka, dont la beaut, la +grce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus +admirs des reines de salon. Il lui ddia son deuxime _Concerto_, celui +qui contient l'_adagio_ que nous avons mentionn ailleurs. Sa beaut aux +contours si purs faisait dire d'elle, la veille mme de sa mort, qu'elle +ressemblait une statue couche. Toujours enveloppe de voiles, +d'charpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait +quelle apparence arienne, immatrielle, la comtesse n'tait pas exempte +d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait tait si exquis, +elle l'affectait avec un charme si distingu, elle tait une patricienne +si raffine dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa +supriorit native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en +elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse, +enchanaient Chopin par un prestige dont il gotait passionnment le +suave empire. Cette voix tait obstine vibrer la dernire son +oreille, confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les +premiers accords des anges. + +Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander + un avenir et fut tu en Algrie vingt ans; Fontana, les comtes +Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski +etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivrent Paris, +s'empressant faire connaissance avec lui, il continua toujours +frquenter de prfrence un cercle compos en grande partie de ses +compatriotes. Par leur intermdiaire, il resta non seulement au courant +de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de +correspondance musicale avec elle. Il aimait ce qu'on lui montrt les +posies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui +venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui +plaisaient, il y substituait souvent une mlodie lui qui se +popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur +ft toujours connu. Le nombre de ses penses dues la seule inspiration +du coeur tant devenu considrable, Chopin avait song dans les derniers +temps les runir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et +elles restent perdues et disperses, comme le parfum des fleurs qui +croissent aux endroits inhabits, pour embaumer un jour les sentiers du +voyageur inconnu que le hasard y amne. Nous avons entendu en Pologne +plusieurs de ces mlodies qui lui sont attribues, dont quelques-unes +seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un +triage incertain entre les inspirations du pote et de son peuple? + +La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place +parmi les premiers potes du monde. Plus que jamais ses crivains +s'efforcent de faire ressortir les cts les plus remarquables et les +plus glorieux de son histoire, les cts les plus saisissants et les +plus pittoresques de son pays et de ses moeurs. Mais Chopin, diffrant +d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein prmdit, les surpassa +peut-tre en vrit par son originalit. Il n'a pas voulu, n'a pas +cherch ce rsultat; il ne se cra pas d'idal _a priori_. Son art +semblait de prime abord ne point se prter a une posie nationale; +aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne +s'effora pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il +se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les +transporter dans le pass; il comprit les amours et les larmes +contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'tudia, ni ne +s'ingnia crire de la musique polonaise; il est possible qu'il et +t tonn de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut +un musicien national par excellence. + +N'a-t-on pas vu maintes fois un pote ou un artiste, rsumant en lui le +sens potique d'une socit, reprsenter dans ses crations d'une +manire absolue les types qu'elle renfermait ou voulait raliser? On l'a +dit propos de l'pope d'Homre, des satires d'Horace, des drames de +Caldron, des scnes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la +musique ne renouvellerait-elle pas sa manire, un fait pareil? +Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son +style et dans son oeuvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'idal +d'une socit qui, durant un certain temps, forma un groupe spcial et +caractristique en un certain pays! Chopin fut ce pote pour son pays et +pour l'poque o il y naquit. Il rsuma dans son imagination, il +reprsenta par son talent, un sentiment potique inhrent sa nation et +rpandu alors parmi tous ses contemporains. + +Comme les vrais potes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrt, +sans choix prconu, ce que l'inspiration lui dictait spontanment; +c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans +efforts, la forme la plus idalise des motions qui avaient anim son +enfance, accident son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que +se dgagea sous sa plume l'idal rel parmi les siens, si l'on ose +dire; l'idal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en +gnral et chacun en particulier se rapprochait par quelque ct. Sans y +prtendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments +confusment ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement +dissmins dans les coeurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce +pas ce don de renfermer dans une formule potique qui sduit les +imaginations de tous les pays, les contours indfinis des aspirations +parses, mais souvent rencontres parmi leurs compatriotes, que se +reconnaissent les artistes nationaux? + +Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, recueillir avec +quelque soin les mlodies indignes des diverses contres, il nous +paratrait plus intressant encore de prter quelque attention au +caractre que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs, +plus spcialement inspirs que d'autres par le sentiment national. Il en +est peu jusques ici dont les oeuvres marquantes sortent de la grande +division qui s'est dj tablie entre la musique italienne, franaise, +allemande. On peut ce nonobstant prsumer, qu'avec l'immense +dveloppement que cet art semble destin prendre dans notre sicle, +(renouvelant peut-tre pour nous l're glorieuse des peintres au +_cinquecento_), il apparatra des artistes dont l'individualit fera +natre des distinctions plus fines, plus nuances, plus ramifies; dont +les oeuvres porteront l'empreinte d'une originalit puise dans les +diffrences d'organisations que la diffrence de races, de climats et de +moeurs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps o un pianiste +amricain ne ressemblera pas un pianiste allemand, o le symphoniste +russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est prvoir que +dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnatre les +influences de la patrie sur les grands et les petits matres, _dii +minores_; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet +de l'esprit des peuples, plus complet, plus potiquement vrai, plus +intressant tudier, que dans les bauches frustes, incorrectes, +incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si mouvantes +qu'elles soient pour leurs co-nationaux. + +Chopin sera rang alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi +individualis en eux le sens potique d'une seule nation, indpendemment +de toute influence d'cole. Et cela, non point seulement parce qu'il a +pris le rhythme des _Polonaises_, des _Mazoures_ des _Krakowiaki_, et +qu'il a appel de ce nom beaucoup de ses crits. S'il se ft born les +multiplier, il n'et fait que reproduire toujours le mme contour, le +souvenir d'une mme chose, d'un mme fait: reproduction qui et t +bientt fastidieuse en ne servant qu' propager une seule forme, devenue +promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un +pote essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes +dont il s'est servi exprimer une manire de sentir propre son pays, +presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des mmes sentiments +se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna ses +ouvrages. Ses _Prludes_, ses _tudes_, ses _Nocturnes_, surtout, ses +_Scherzos_, mme ses _Sonates_ et ses _Concertos_,--ses compositions les +plus courtes, aussi bien que les plus considrables,--respirent un mme +genre de sensibilit, exprime divers dgrs, modifie et varie en +mille manires, toujours une et homogne. Auteur minemment subjectif, +Chopin a donn toutes ses productions une mme vie, il a anim toutes +ses crations de sa vie lui. Toutes ses oeuvres sont donc lies par +l'unit du sujet; leurs beauts, comme leurs dfauts, sont toujours les +consquences d'un mme ordre d'motion, d'un mode exclusif de sentir. +Condition premire du pote dont les chants font vibrer l'unisson tous +les coeurs de sa patrie[26]. + +[Note 26: Nous nous plaisons citer ici quelques lignes du Cte Charles +Zaluski, orientaliste et diplomate distingu au service de l'Autriche, +petit fils du Pce Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons +parl plus haut et mentionn la vignette trange. D'entre beaucoup de +compatriotes de Chopin, le Cte Zaluski, musicien minent, sut +peut-tre le mieux saisir le sens, l'esprit, l'me, de ses oeuvres.--Dans +un intressant article sur Chopin, que publia une Revue littraire de +Vienne, _Die Dioskuren, II. Band_, ce diplomate, qui est un pote +lgant en mme temps qu'un orientaliste distingu, dit: + +Kein Werk des Meisters ist aber geeigneter, einen Einblick in den +erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gewhren, als seine +Prludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so +stimmungsvoll, dass es kaum mglich ist, beim Anhren derselben sich der +herandringenden poetischen Anregungen zu erwehren. An und fr sich +bestimmt, musikalische Intentionen mehr auszudeuten als auszufhren, +zaubern sie lebhafte Bilder hervor, oder so zu sagen selbstentstandene +Gedichte, die dem Herzensdrang entsprechenden Gefhlen Ausdruck zu geben +suchen. Bewegt, leidenschaftlich, zuletzt so wehmthig ruhig ist das +Prlude in Fis-moll, dass man unwillkrlich daran einen deutlichen +Gedanken knpft, indem man sagt: + + Es rauschen die Fhren in herbstlicher Nacht, + Am Meer die Wogen erbrausen, + Doch wildere Strme mit bserer Macht + Im Herzen der Sterblichen hausen. + + Denn ruht wohl die See bald und seufzet kein Ast, + Das Herz, ach! muss grollen und klagen. + Bis dass ein Glcklein es mahnet zur Rast + Und jetzo es aufhrt zu schlagen! + +Zwei reizende Gegenstcke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an +einen rieselnden Bach und Hirtenfltentne. Der Absicht, die Rollen +unter beide Hnde zweifach zu vertheilen, entsprang die doppelte +Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen +Verhltnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen +Gebilde der Natur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche +Zahlenmenge aufweisen. Man zhle nur die Noten des zuerst erwhnten +Vorspieles; ihre Zahl betrgt gegen fnfzehnhundert; die kaum eine +Minute ausfllen.--Anderswo rollen Orgeltne im weiten Domesraum, oder +es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklagetne, whrend Irrlichter +geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandelt der Snger am Meeresufer und der +Athemzug des bewegten Elementes umweht ihn mit unbekannten Stimmungen +aus fernen Welten. + +Es fehlt nicht an traditionellen Auslegungen mancher Schpfungen +Chopin's. Wer denkt da nicht gleich an das Prlude in Es-dur, das an +einem strmischen Tage auf den Balearen entstand. Gleichmssig und immer +wiederkehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab; dann +verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun +ist es vorbergezogen und wieder lacht die Sonne; doch die Regentropfen +fallen noch immer!...] + +Toutefois, il est permis de se demander si, au moment o naissait cette +musique minemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi +bien comprise par ceux-mmes qu'elle chantait, aussi avidement accepte +comme leur bien par ceux-mmes qu'elle glorifiait, que le furent les +pomes de Mickiewicz, les posies de Slowacki, les pages de Krasinski? +Hlas! L'art porte en lui un charme si nigmatique, son action sur les +coeurs est enveloppe d'un si doux mystre, que ceux-mmes qui en sont le +plus subjugus ne sauraient aussitt, ni traduire en paroles, ni +formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce +que chante chacune de ses lgies! Il faut que des gnrations aient +appris inhaler cette posie, respirer ce parfum, pour en saisir +enfin la sapidit toute locale, pour en deviner le nom patronymique! + +Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de +ses succs, ils jouissaient de sa clbrit, ils se vantaient de sa +renomme, parce qu'il tait un des leurs. Cependant, on peut bien se +demander s'ils savaient quel point sa musique tait la leur? Certes, +elle faisait battre leurs coeurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle +dilatait leurs mes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il +est permis qui les a frquents avec une grande sympathie, qui les a +aims d'une grande affection, qui les a admirs d'un grand +enthousiasme, de penser qu'ils n'taient point assez artistes, assez +musiciens, assez habitus distinguer avec perspicacit ce que l'art +veut dire, pour savoir exactement d'o venait leur profonde motion +lorsqu'ils coutaient leur barde. la manire dont quelques-uns et +quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils taient fiers que +Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient gure que sa +musique parlait expressment d'eux, qu'elle les mettait en scne et les +potisait. + +Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre gnration, taient +survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si +vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers europens sur les +champs de bataille lgendaires de Napolon I. Elle avait jet un clat +chevaleresque avec le beau, le tmraire, l'infortun Pce Joseph +Poniatowski, se prcipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de +l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stupfaits devant le renom +qui s'attacha leurs prosaques bords, depuis qu'un magnifique saule +pleureur vint ombrager de si illustres mnes! La Pologne de Chopin tait +encore cette Pologne enivre de gloire et de plaisirs, de danses et +d'amours, qui avait hroquement espr au congrs de Vienne et +continuait follement d'esprer sous Alexandre I.--Depuis, l'empereur +Nicolas avait rgn!--Les motions lgantes et diapres d'alors, +pouvantes ds l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort +dans l'me. Bientt elles furent submerges sous un ocan de larmes; +elles prirent touffes dans les cercueils, elles furent oublies sous +les poignantes ralits d'un exil rduit la mendicit, sous la +constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la +misre, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sibrie, des +capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire! +Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles, +d'une actualit aussi lugubre, l'me remplie de telles images, ne +pouvaient gure en arrivant Paris reprendre le fil des souvenirs de +Chopin l, o il s'tait bris. + +Nous eussions dsir faire comprendre ici par analogie de parole et +d'image, les sensations intimes qui rpondent cette sensibilit +exquise, en mme temps qu'irritable, propre des coeurs ardents et +volages, des natures fivreusement fires et cruellement blesses. +Nous ne nous flattons pas d'avoir russi renfermer tant de flamme +thre et odorante, dans les troits foyers de la parole. Cette tche +serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne paratront-ils pas toujours +fades, mesquins, froids et arides, aprs les puissantes ou suaves +commotions que d'autres arts font prouver? N'est-ce point avec raison +qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup +cisel, beaucoup chant tout bas, a souvent rpt: _De toutes les +faons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante?_ +Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes ce +_flou_ de pinceau, ncessaire pour retracer ce que Chopin a dpeint avec +une si inimitable lgret de touche. + +L tout est subtil, jusqu' la source des colres et des emportements; +l, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautires. +Avant de se faire jour, elles ont toutes pass travers la filire +d'une imagination fertile, ingnieuse et exigeante, qui les a +compliques et en a modifi le jet. Toutes, elles rclament de la +pntration pour tre saisies, de la dlicatesse pour tre dcrites. +C'est en les saisissant avec un choix singulirement fin, en les +dcrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de +premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'tudiant longuement et +patiemment, en poursuivant toujours sa pense travers ses +ramifications multiformes, qu'on arrive comprendre tout fait, +admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme +visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler. + +En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transport, qui +lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire, +car il n'eut que bien plus tard l'entire comprhension de ce que Chopin +avait vu, avait chri, de ce qui l'avait fascin et passionn dans sa +bien-aime patrie. Sans Chopin, ce musicien n'et peut-tre pas devin, +mme en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut, +ce que les Polonaises sont, leur idal! Par contre, peut-tre n'et-il +pas pntr si bien l'idal de Chopin, la Pologne et les Polonaises, +s'il n'avait pas t dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond, +l'abme de dvouement, de gnrosit, d'hrosme, renferm dans le coeur +de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer +le gnie, qu'en le prenant pour un patriciat!... + +Quand le sjour de Chopin se fut prolong Paris, il fut entran dans +des parages fort lointains pour lui... C'taient les antipodes du monde +o il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons +des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans +qu'il sut comment cela s'tait fait, un jour vint o il y alla moins. +Or, l'idal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque, +n'avait jamais lui dans le cercle o il tait entr. Il y trouva, il est +vrai, la royaut du gnie qui l'avait attir; mais cette royaut n'avait +auprs d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie mme de l'lever +sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un +diadme de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par l de +se faire de la musique lui-mme, son piano rcitait des pomes d'amour +dans une langue que nul ne parlait autour de lui. + +Peut-tre souffrait-il trop du contraste qui s'tablissait entre le +salon o il tait et ceux o il se faisait vainement attendre, pour +chapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si +htrogne sa nature d'lite? Peut-tre trouvait-il, au contraire, que +le contraste n'tait pas assez matriellement accentu, pour l'arracher + une fournaise dont il avait got les volupts micidiales, sa patrie +ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exiles ou infortunes, +cette magie de ftes princires qui avaient pass et repass devant ses +jeunes ans, ingnuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut +os s'amuser une fte? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens, +ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait +quoique ce soit de ce monde o passaient et repassaient de pures +sylphides, des pris sans reproches; o rgnaient les pudiques +enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc +parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces +mains jamais gantes depuis qu'elles existaient, et pu rien comprendre + ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brlantes et +fugaces, mme s'il l'avait vu de ses yeux bahis? Ne s'en serait-il pas +bien vite dtourn, comme si son regard distraitement lev avait +rencontr de ces nues rosacs ou liliaces, laiteuses ou purpurines, +d'une moire gristre ou bleutre, qui crent un paysage sur la vote +thre d'en haut... bien indiffrente vraiment aux politiqueurs +enrags! + +Que n'a-t-il pas d souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette +noblesse du gnie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit +divine des cieux, s'abdiquer elle-mme, _s'embourgeoiser_ de gaiet de +coeur, se faire petites gens, s'oublier jusqu' laisser traner +l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse +innarrable son regard n'a-t-il pas d souvent se reporter, de la +ralit sans aucune beaut qui le suffoquait dans le prsent, la +posie de son pass, o il ne revoyait que fascination ineffable, +passion du mme coup sans limites et sans voix, grce la fois hautaine +et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'me, ce qui trempe la +volont; ne souffrant jamais ce qui amollit la volont et nerve l'me. +Retenue plus loquente que toutes les humaines paroles, en cet air o +l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites +infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon got, de l'lgance des +tres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une +femme d'une sphre suprieure. Mais, moins heureux que le peintre si +distingu de l'aristocratie la plus distingue du monde, il s'attacha +une supriorit qui n'tait pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra +point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalise par +un chef-d'oeuvre que les sicles admirent, comme Van Dyck immortalisa la +blonde et suave Anglaise dont la belle me avait reconnu qu'en lui, la +noblesse du gnie tait plus haute que celle du _pedigree_! + +Longtemps Chopin se tint comme distance des clbrits les plus +recherches Paris; leur bruyant cortge le troublait. De son ct, il +inspirait moins de curiosit qu'elles, son caractre et ses habitudes +ayant plus d'originalit vritable que d'excentricit apparente. Le +malheur voulut qu'il fut un jour arrt par le charme engourdissant d'un +regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit +tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, sems +des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui +une prison, o il se sentit garrott par des liens saturs de venin; +leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son gnie, mais ils +consumrent sa vie et l'enlevrent de trop bonne heure la terre, la +patrie, l'art! + + + + +VII. + + +En 1836, Mme Sand avait publi, non seulement _Indiana_, _Valentine_, +_Jacques_, mais _Llia_, ce pome dont elle disait plus tard: Si je +suis fche de l'avoir crit, c'est parce que je ne puis plus l'crire. +Revenue une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un +grand soulagement de pouvoir le recommencer[27]. En effet, l'aquarelle +du roman devait paratre fade Mme Sand, aprs qu'elle eut mani le +ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue +semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges mplats, ces +muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse sduction dans leur +immobilit monumentale et qui, longtemps contemples, nous meuvent +douloureusement comme si, par un miracle contraire celui de Pygmalion, +c'tait quelque Galathe vivante, riche en suaves mouvements, pleine +d'une voluptueuse palpitation et anime par la tendresse, que l'artiste +amoureux aurait enferme dans la pierre, dont il aurait touff +l'haleine, glac le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en terniser +la beaut. En face de la nature ainsi change en oeuvre d'art, au lieu de +sentir l'admiration se surajouter l'amour, on est attrist de +comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration! + +[Note 27: _Lettres d'un voyageur_.] + +Brune et olivtre Llia! tu as promen tes pas dans les lieux +solitaires, sombre comme Lara, dchire comme Manfred, rebelle comme +Can, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux, +car il ne s'est pas trouv un coeur d'homme assez fminin pour t'aimer +comme ils ont t aims, pour payer tes charmes virils le tribut d'une +soumission confiante et aveugle, d'un dvouement muet et ardent; pour +laisser protger ses obissances par ta force d'amazone! Femme-hros, tu +as t vaillante et avide de combats comme ces guerrires; comme elles +tu n'as pas craint de laisser hler par tous les soleils et tout les +autans la finesse satine de ton mle visage, d'endurcir la fatigue +tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance +de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse +qui l'a bless et ensanglant, ce sein de femme, charmant comme la vie, +discret comme la tombe, ador de l'homme lorsque son coeur en est le seul +et l'impntrable bouclier! + +Aprs avoir mouss son ciseau polir cette figure dont la hauteur, le +ddain, le regard angoiss et ombrag par le rapprochement de si +sombres sourcils, la chevelure frmissante d'une vie lectrique, nous +rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits +magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de +cette Gorgone dont la vue stupfiait et arrtait le battement de +coeurs,--Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui +labourait son me insatisfaite. Aprs avoir drap avec un art infini +cette altire figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour +remplacer la seule qu'elle rpudit, la grandeur suprme de +l'anantissement dans l'amour, cette grandeur que le pote au vaste +cerveau fit monter au plus haut de l'empyre et qu'il appela l'ternel +fminin (_das ewig Weibliche_); cette grandeur qui est l'amour +prexistant toutes ses joies, survivant toutes ses douleurs;--aprs +avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au dsir, par +celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupt capable de +combler le dsir, celle de l'abngation,--aprs avoir veng Elvire en +crant Stnio;--aprs avoir plus mpris les hommes que Don Juan n'avait +rabaiss les femmes, Mme Sand dpeignait dans les _Lettres d'un +voyageur_ cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui +saisissent l'artiste, lorsqu'aprs avoir incarn dans une oeuvre le +sentiment qui l'inquitait, son imagination continue tre sous son +empire sans qu'il dcouvre une autre forme pour l'idaliser. Souffrance +du pote bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il +lui faisait pleurer ses larmes les plus brlantes, non sur sa prison, +non sur ses chanes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie +des hommes, mais sur son pope termine sur le monde de sa pense qui, +en lui chappant, le rendait enfin sensible aux affreuses ralits dont +il tait entour. + +Mme Sand entendit souvent parler cette poque, par un musicien ami +de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie +son arrive Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit +vanter plus que son talent, son gnie potique; elle connut ses +productions et en admira l'amoureuse suavit. Elle fut frappe de +l'abondance de sentiment rpandu dans ces posies, de ces effusions de +coeur d'un ton si lev, d'une noblesse si immacule. Quelques +compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec +l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehauss alors par le +souvenir rcent des sublimes sacrifices dont elles avaient donn tant +d'exemples dans la dernire guerre. Elle entrevit travers leurs rcits +et les potiques inspirations de l'artiste polonais, un idal d'amour +qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que l, +prserve de toute dpendance, garantie de toute infriorit, son rle +s'levait jusqu'aux feriques puissances de quelque intelligence +suprieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel +long enchanement de souffrances, de silences, de patiences, +d'abngations, de longanimits, d'indulgences et de courageuses +persvrances, avait cr cet idal, imprieux, et rsign, admirable, +mais triste contempler, comme ces plantes corolles roses dont les +tiges, s'entrelaant en un filet de longues et nombreuses veines, +donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur rservant pour les +embellir, les fait crotre sur les vieux ciments que dcouvrent les +pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donn son ingnieuse et +inpuisable richesse de jeter sur la dcadence des choses humaines! + +En voyant qu'au lieu de donner corps sa fantaisie dans le porphyre et +le marbre, au lieu d'allonger ses crations en caryatides massives, +dardant leur pense d'en haut et d'aplomb comme les brlants rayons d'un +soleil mont son znith, l'artiste polonais les dpouillait au +contraire de tout poids, effaait leurs contours et aurait enlev au +besoin l'architecture elle-mme de son sol, pour la suspendre dans les +nuages, comme les palais ariens de la Fata-Morgana, Mme Sand n'en +fut peut-tre que plus attir par ces formes d'une lgret impalpable, +vers l'idal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras et t +assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main tait assez +dlicate pour avoir trac aussi ces reliefs insensibles, o l'artiste +semble ne confier la pierre, peine renfle, que l'ombre d'une +silhouette ineffaable. Elle n'tait pas trangre au monde +super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa +prfrence, la nature semblait avoir dnou sa ceinture pour lui +dvoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prte la +beaut. + +Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grces; elle n'avait +pas ddaign, elle dont le regard aimait embrasser des horizonts +perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes +les ailes du papillon; d'tudier le symtrique et merveilleux lacis que +la fougre tend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'couter les +chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, o s'entendent +les sifflements de _la vipre amoureuse_. Elle avait suivi les +saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prs et des +marcages, elle avait devin les demeures chimriques vers lesquelles +leurs bondissements perfides garent les pitons attards. Elle avait +prt l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le +chaume des gurets, elle avait appris le nom des habitants de la +rpublique aile des bois, qu'elle distinguait aussi bien leurs robes +plumages qu' leurs roulades goguenardes ou leurs cris plaintifs. +Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les +blouissements de son teint, et aussi tous les dsespoirs de +Genevive[28], la fille namoure des fleurs, qui ne parvenait point +imiter leurs douces magnificences. + +[Note 28: _Andr_.] + +Elle tait visite dans ses rves par ces amis inconnus qui venaient +la rejoindre, lorsque prise de dtresse sur une grve abandonne, un +fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur +laquelle elle s'lanait pour partir vers ces rives ignores, ce pays +des chimres, qui fait paratre la vie relle un rve demi effac, +ceux qui s'prennent ds leur enfance des grandes coquilles de nacre, o +l'on monte pour aborder ces les o tous sont beaux et jeunes... +hommes et femmes couronns de fleurs, les cheveux flottants sur les +paules... tenant des coupes et des harpes d'une forme trange... ayant +des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous +galement d'un amour tout divin!... O des jets d'eau parfums tombent +dans des bassins d'argent... o des roses bleues croissent dans des +vases de Chine... o les perspectives sont enchantes... o l'on marche +sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... o +l'on court, o l'on chante, en se dispersant travers des buissons +embaums!...[29] + +[Note 29: _Lettres d'un voyageur_.] + +Elle connaissait si bien ces amis inconnus qu'aprs les avoir revus, +elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour... +Elle tait une initie de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris +de si ineffables sourires sur les portraits des morts[30]; elle qui +avait vu sur quelles ftes les rayons du soleil viennent poser une +aurole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras +de Dieu, lumineux et intangible, entour d'un tourbillon d'atomes; elle +qui avait reconnu de si splendides apparitions revtues de l'or, des +pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de +mythe dont elle ne possdt le secret. + +[Note 30: _Spiridion_.] + +Elle fut donc curieuse de connatre celui qui avait fui tire-d'ailes +vers ces paysages impossibles dcrire, mais qui doivent exister +quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces plantes, dont on +aime contempler la lumire dans les bois, au coucher de la lune[31]. +Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi dcouverts, ne +voulait plus les dserter, ni jamais faire retourner son coeur et son +imagination ce monde si semblable aux plages de la Finlande, o l'on +ne peut chapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le +granit dcharn des rocs solitaires. Fatigue de ce songe appesantissant +qu'elle avait appel Llia; fatigue de rver un impossible grandiose +ptri avec les matriaux de cette terre, elle fut dsireuse de +rencontrer cet artiste, _amant d'un impossible_ incorporel, ennuag, +avoisinant les rgions sur-lunaires! + +[Note 31: _Lettres d'un voyageur_.] + +Mais, hlas! si ces rgions sont exemptes des miasmes de notre +atmosphre, elles ne le sont point de nos plus dsoles tristesses. Ceux +qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres +qui s'teignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes +constellations, y disparaissent un un. Les toiles tombent, comme une +goutte de rose lumineuse, dans un nant dont nous ne connaissons mme +pas le bant abme et l'imagination, en contemplant ces savanes de +l'ther, ce bleu sahara aux oasis errantes et prissables, s'accoutume +une mlancolie que ne parviennent plus interrompre, ni l'enthousiasme, +ni l'admiration. L'me engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans +mme en tre agite, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui refltent + leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se +rveiller de leur engourdissement.--Cette mlancolie attnue jusqu'aux +vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attache cette +tension de l'me au-dessus de la rgion qu'elle habite naturellement... +elle fait sentir pour la premire fois l'insuffisance de la parole +humaine, ceux qui l'avaient tant tudie et s'en taient si bien +servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi +dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans +l'immensit en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... o +l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le +ciel,... o la ralit n'est plus envisage avec le sentiment potique +de l'auteur de Waverley, mais o, idalisant la posie mme, on peuple +l'infini de ses propres crations, la manire de Manfred[32]. + +[Note 32: _Lucrezia Floriani_.] + +Mme Sand avait-elle pressenti l'avance cette innarrable +mlancolie, cette volont immiscible, cet exclusivisme imprieux qui gt +au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se +complaisant la poursuite de rves dont les types n'existent pas dans +le milieu o ces tres se trouvent? Avait-elle prvu la forme que +prennent pour eux les attachements suprmes, l'absolue absorption dont +ils font le synonyme de tendresse? Il faut, quelques gards du moins, +tre instinctivement dissimul leur manire pour saisir ds l'abord le +mystre de ces caractres concentrs, se repliant promptement sur +eux-mmes, pareils certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant +les moindres bises importunes, ne les droulant qu'aux rayons d'un +soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont _riches par +exclusivit_, en opposition celles qui sont _riches par exubrance_. +Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre +l'une dans l'autre, ajoute le romancier que nous citons; l'une des +deux doit dvorer l'autre et n'en laisser que des cendres! Ah! ce sont +les natures comme celles du frle musicien dont nous remmorons les +jours, qui prissent en se dvorant elles-mmes, ne voulant, ni ne +pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de +_leur_ idal. + +Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui, +comme une prtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne +savaient pas dire. Il vita, il retarda sa rencontre. Mme Sand ignora +et, par une simplicit charmante qui fut un de ses plus nobles attraits, +ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa +vue dissipa bientt les prventions contre les femmes-auteurs, que +jusque l il avait obstinment nourries. + +Dans l'automne de 1837, Chopin prouva des atteintes inquitantes d'un +mal qui ne lui laissa que comme une moiti de forces vitales. Des +symptmes alarmants l'obligrent se rendre dans le Midi pour viter +les rigueurs de l'hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et +si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir +partir seul alors que son tat rclamait tant de soins. Elle se dcida +l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les les Balares, o l'air de +la mer, joint un climat toujours tide, est particulirement salubre +aux malades attaqus de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son tat +fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les htels o il +n'avait pass qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du +matelas qui lui avaient servis afin les de brler aussitt, le croyant +arriv cette priode des maladies de poitrine o elles sont +facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant son dpart, +ses amis osaient peine esprer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il ft +une longue et douloureuse maladie l'le de Majorque o il resta six +mois, partir d'un bel automne jusqu' un printemps splendide, sa sant +s'y rtablit assez pour paratre amliore pendant plusieurs annes. + +Fut-ce le climat seul qui le rappella la vie? La vie ne le retint-elle +point par son charme suprme? Peut-tre ne vcut-il que parce qu'il +voulut vivre, car qui sait o s'arrtent les droits de la volont sur +notre corps? Qui sait quel arme intrieur elle peut dgager pour le +prserver de la dcadence, quelles nergies elle peut insuffler aux +organes atones! Qui sait enfin, o finit l'empire de l'me sur la +matire? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens, +double leurs facults ou acclre leur teignement, soit qu'elle ait +tendu cet empire en l'exerant longtemps et prement, soit qu'elle en +runisse spontanment les forces oublies pour les concentrer dans un +moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassembls sur le +point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une +flamme de cleste origine? + +Tous les prismes du bonheur se rassemblrent dans cette poque de la vie +de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallum sa vie et qu'elle +brillt cet instant de son plus vif clat? Cette solitude, entoure +des flots bleus de la Mditerrane, ombrage de lauriers, d'orangers et +de myrthes, semblait rpondre par son site mme au voeu ardent des jeunes +mes, esprant encore en leurs plus bnignes et plus naves illusions, +soupirant aprs _le bonheur dans une le dserte!_ Il y respira cet air +aprs lequel les natures dpayses ici-bas prouvent une cruelle +nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle +part, selon les mes qui le respirent avec nous: l'air de ces contres +imagines, qu'en dpit de toutes les ralits et de tous les obstacles +on dcouvre si aisment lorsqu'on les cherche deux! L'air de cette +patrie de l'idal, o l'on voudrait entraner ce que l'on chrit, en +rptant avec Mignon: _Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!_ + +Tant que sa maladie dura, Mme Sand ne quitta pas d'un instant le +chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne +perdit jamais son intensit, en perdant ses joies. Il lui resta fidle +alors mme que son attachement devint douloureux, car il semblait que +cet tre fragile se ft absorb et consum dans le foyer de son +admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses: +quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement; +en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer. +Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une +nouvelle phase, celle de la douleur, aprs avoir puis celle de +l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver +pour lui. C'eut t celle de l'agonie physique; car son attachement +tait devenu sa vie et, dlicieux ou amer, il ne dpendait plus de lui +de s'y soustraire un seul instant[33]. Jamais, en effet, depuis lors, +Mme Sand ne cessa d'tre aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui +avait fait rtrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait chang +ses souffrances en langueurs adorables. + +[Note 33: Lucrezia Floriani.] + +Pour le sauver, pour l'arracher une fin si prcoce, elle le disputa +courageusement la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et +instinctifs, qui sont maintes fois des remdes plus salutaires que ceux +de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni +l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne flchirent +la tche, comme chez ces mres aux robustes sants qui paraissent +communiquer magntiquement une partie de leur vigueur leurs enfants +dbiles, dont on peut dire que plus ils rclament constamment leurs +soins, et plus ils absorbent leurs prfrences. Enfin, le mal cda. +L'obsession funbre qui rongeait secrtement l'esprit du malade et y +corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il +laissa le facile caractre et l'aimable srnit de son amie chasser les +tristes penses, les lugubres pressentiments, pour entretenir son +bien-tre intellectuel[34]. + +[Note 34: Lucrezia Floriani.] + +Le bonheur succda aux sombres craintes, avec la gradation progressive +et victorieuse d'un beau jour qui se lve aprs une nuit obscure, pleine +de terreurs. La vote de tnbres, qui pse d'abord sur les ttes, +semble si lourde qu'on se prpare une catastrophe prochaine et +dernire, sans mme oser songer la dlivrance, lorsque l'oeil angoiss +dcouvre tout coup un point o ces tnbres s'claircissent, telles +qu'une ouate opaque dont l'paisseur cderait sous des doigts invisibles +qui la dchirent. ce moment pntre le premier rayon d'espoir dans les +mes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire +caverne, aperoivent enfin une lueur, ft-elle encore douteuse! Cette +lueur indcise est la premire aube, projetant des teintes si incolores +qu'on pourrait croire assister une tombe de nuit, l'teignement +d'un crpuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fracheur des +brises qui, comme des avant-coureurs bnis, portent le message de salut +dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume vgtal traverse l'air, +comme le frmissement d'une esprance encourage et raffermie. Un oiseau +plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit +dans le coeur comme le premier veil consol qu'on accepte pour gage +d'avenir. D'imperceptibles, mais srs indices persuadent en se +multipliant que dans cette lutte des tnbres et de la lumire, de la +mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent tre +vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dme de plomb, +on croit dj qu'il pse moins fatalement, qu'il a perdu de sa +terrifiante fixit. + +Peu peu les clarts gristres augmentent et s'allongent l'horizon, +en lignes troites comme des fissures. Incontinent, elles s'largissent: +elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un +tang inondant en flaques irrgulires ses arides rivages. Des +oppositions tranches se forment, des nues s'amoncellent en bancs +sablonneux; on dirait des digues accumules pour arrter les progrs du +jour. Mais, comme ferait l'irrsistible courroux des grandes eaux, la +lumire les brche, les dmolit, les dvore et, mesure qu'elle +s'lve, des flots empourprs viennent les rougir. Cette lumire qui +apporte la scurit, brille en cet instant d'une grce conqurante et +timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le +dernier effroi a disparu, on se sent renatre! + +Ds lors les objets surgissent la vue comme s'ils ressuscitaient du +nant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu' ce que +la lumire, augmentant d'intensit sa gaze lgre, se plisse et l en +ombres d'un ple incarnat, tandis que les plans avancs s'clairent d'un +blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit +le firmament. Plus il s'tend, plus son foyer gagne d'clat. Les vapeurs +s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de +rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit, +chante: les sons se mlent, se croisent, se heurtent, se confondent. +L'immobilit tnbreuse fait place au mouvement; il circule, s'acclre, +se rpand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein mu d'amour. Les +larmes de la rose, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se +distinguent de plus en plus; l'on voit tinceler, l'un aprs l'autre, +sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne +peindre leurs scintillements. l'Orient, le gigantesque ventail de +lumire s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanires d'or, +des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisrs d'carlate, +le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordors +panachent ses branches. son centre, le carmin plus vif prend la +transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'vase +comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte, +monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent. + +Enfin le Dieu du Jour parat! Son front blouissant est orn d'une +chevelure lumineuse. Il se lve lentement; mais peine s'est-il dvoil +tout entier, qu'il s'lance, se dgage de tout ce qui l'entoure et prend +instantanment possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de +lui. + + * * * * * + +Le souvenir des jours passs l'le Majorque resta dans le coeur de +Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde +qu'une fois ses plus favoriss. Il n'tait plus sur terre, il vivait +dans un empyre de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son +imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu mme, et +si parfois, sur le prisme radieux o il s'oubliait, quelque incident +faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un +affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle +criarde venait mler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux +penses divines des grands matres[35]. Dans la suite, il parla de +cette priode avec une reconnaissance toujours mue, comme d'un de ces +bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait +pas possible de jamais retrouver ailleurs une flicit o, en se +succdant, les tendresses de la femme et les tincellements du gnie +marquent le temps, pareillement cette horloge de fleurs que Linn +avait tablie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par +leurs rveils successifs, exhalant chaque fois d'autres parfums, +rvlant d'autres couleurs, mesure que s'ouvraient leurs calices de +formes diverses. + +[Note 35: _Lucrezia Floriani_.] + +Les magnifiques pays que traversrent ensemble le pote et le musicien, +frapprent plus nettement l'imagination du premier. Les beauts de la +nature agissaient sur Chopin d'une manire moins distincte, quoique non +moins forte. Son coeur en tait touch et s'harmonisait directement +leurs grandeurs et leurs enchantements, sans que son esprit et +besoin de les analyser, de les prciser, de les classer, de les nommer. +Son me vibrait l'unisson des paysages admirables, sans qu'il pt +assigner, dans le moment, chaque impression l'accident qui en tait la +source. En vritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi +dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner +l'inattention la partie plastique, l'corce pittoresque qui ne +s'assimilaient pas la forme de son art, n'appartenant pas sa sphre +plus spiritualise. Et cependant (effet qu'on retrouve frquemment dans +les organisations comme la sienne), plus il s'loignait des instants et +des scnes o l'motion avait obscurci ses sens, comme les fumes de +l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les +contours de ces situations semblaient gagner ses yeux en nettet et en +relief. Dans les annes suivantes, il parlait de ce voyage et du sjour +de Majorque, des incidents qui les ont marqus, des anecdotes qui s'y +rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il tait +si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur! + +D'ailleurs, pourquoi Chopin et-il port un regard observateur sur les +sites de l'Espagne qui ont form le cadre de son potique bonheur? Ne +les retrouvait-il pas plus beaux encore, dpeints par la parole inspire +de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites dlicieux, +travers le coloris de son talent passionn, comme travers de rouges +vitraux on voit tous les objets, l'atmosphre elle-mme, prendre des +teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'tait-elle pas +un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour +douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence +ces profondeurs de la tendresse et du dvouement o s'tablit son +vritable, son irrsistible empire, celui en dehors duquel elle n'est +plus qu'une nigme sans mot,--les flammes de l'imagination en se mariant +chez elle aux limpides clarts du coeur, renouvellent dans une autre +sphre le miraculeux spectacle de ces feux grgeois, dont les clatants +incendies couraient autrefois sur les abmes de la mer sans en tre +submergs, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de +la pourpre aux clestes grces de l'azur. + +Mais, le gnie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du +coeur, ces sacrifices sans rserve de pass et d'avenir, ces +immolations aussi courageuses que mystrieuses, ces holocaustes de +soi-mme, non pas temporaires et changeants, mais constants et +monotones, qui donnent droit la tendresse de s'appeler _dvouement_? +La force supranaturelle du gnie, dnue de forces divines et +surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit de lgitimes exigences, +et la lgitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute +exigence personnelle et goste? La royale pourpre et les flammes +ardentes du gnie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur +immacul d'une destine de femme, quand elle ne compte qu'avec les +joies d'ici-bas et n'en attend aucune de l-haut; d'un esprit de femme +qui a foi en lui-mme et n'a point foi en l'amour, _plus fort que la +mort_? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupfiantes +affirmations du gnie et les adorables privations d'un attachement sans +bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille +angoisse, en plus d'une journe de larmes et de sacrifices, +quelques-uns de leurs secrets surhumains aux choeurs angliques? + +Parmi ses dons les plus prcieux, Dieu prta l'homme le pouvoir de +crer son instar, en tirant du nant,--non pas comme lui crateur, +auteur de tout ce qui est bon, matire et substance;--mais, comme lui +formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour +leur faire exprimer sa pense o il incarne un sentiment incorporel en +des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gr de son +imagination, pour tre perues par la vue, ce sens qui fait connatre et +penser; par l'oue, ce sens qui fait sentir et aimer! Vritable +_cration_, dans la plus belle signification du mot, l'art tant +l'expression et la communication d'une motion au moyen d'une sensation, +sans l'intermdiaire de la parole, ncessaire pour rvler les faits et +les raisonnements. Aprs cela, Dieu donna l'artiste (et dans ce cas le +pote devient artiste, car c'est la forme du langage, prose ou posie, +qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la +vie ternelle correspond la vie du temps, la rsurrection la mort: +celui de la _transfiguration_! Le don de changer un pass incorrect, +incomplet, fautif, bris, en un avenir de glorification sans fin, +pouvant durer tant que l'humanit dure. + +Et l'homme et l'artiste peuvent tre fiers de possder de si divines +puissances! C'est en elles que gt le secret de la royaut native que +l'homme, cet tre chtif et misrable, exerce bon droit sur +l'incommensurable et sereine nature; de la supriorit inne que +l'artiste, cet tre faible et impuissant, se sent juste titre sur ses +semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royaut qu'en cherchant le bien +dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa supriorit +qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.--Comme la +plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit gnralisateur; il +n'tait gure port la philosophie de l'esthtique, dont il n'avait +mme pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les +grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le +penseur s'lve pas pas sur les rudes sentiers o se cherche le vrai, +par un vol vertical travers les sphres transparentes et radieuses du +beau. + +Chopin se laissait possder par la situation si neuve qui lui tait +faite Majorque et dont il n'avait aucune exprience, avec cette +ignorance et cette imprvoyance des futures amertumes dont les germes +sont sems et pars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins +connues dans ces charmantes annes d'enfance, alors qu'un amour +maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son +idoltrie et gorgeait notre coeur de flicit, en prparant son +irrmdiable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous +environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre +mmoire que bien plus tard, la familire image de chaque minute et de +chaque objet. Mais, pour un artiste minemment subjectif, comme l'tait +Chopin, le moment vient o son coeur sent un imprieux besoin de revivre +un bonheur que les flots de la vie ont emport, de reprouver ses joies +les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forant +sortir de cette ombre noire du pass o un temps, peint de si vives +couleurs, s'est vanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalit +lumineuse de l'art, par ce procd mystrieux que le magntisme du coeur +communique l'lectricit de l'inspiration et que la muse enseigne, aux +mortels de son choix. + +L, toute rsurrection est une transfiguration! L, tout ce qui fut +incertain, fragile, djet, macul, plus senti que ralis, +obscurci au moment presque o il brillait de toute sa radiance, +quelque peu dnatur, sitt qu'il eut atteint l'apoge de son +panouissement,--revient sous la figure d'un corps glorieux, +imprissable dsormais, irradiant d'une ternelle sublimit. N'tant +plus enchan, ni aux lieux, ni aux annes d'autrefois, ce qui est ainsi +transfigur aprs avoir t ressuscit, vit jamais d'une vie +supranaturelle, incorruptible, invulnrable, dominant la succession des +ges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprsence qui +lui permet d'entrer dans tous les coeurs, en traversant toutes leurs +enveloppes. + +Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscit, ni +transfigur l'poque de suprme bonheur que le sjour de Majorque marqua +dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir rflchi, sans en avoir donn +la raison au tribunal de son jugement, sans mme se l'tre demande, +sans l'avoir scrute avec un regret ou avec un dsespoir. Il ne le fit +pas, instinctivement. Son me droite et nativement honnte, que les +paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, rpugnait la glorification +de ce qui, _ayant pu tre_, n'a point t! Pour ce fils de l'hroque +Pologne, o femmes et hommes versent jusqu' la dernire goutte de leur +sang afin d'attester la _ralit_ de leur _idal_, tout idal manqu, +priv de ralit, tait un avortement. Mais tout avortement, qui est une +mort dans le monde des vivants, n'est mme pas n dans le monde de la +posie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il +chant les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes +de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois, +comme le ruisseau murmure dans les prs, comme la lune resplendit dans +les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le +rayon luit dans les champs de l'ther! Tandis qu'il n'a pas su raconter +son bonheur trange en cette le enchante, qu'il et souhait pouvoir +transporter sur une autre plante et qui n'tait, hlas! que trop prs +du rivage! En y retournant, il vit dchirs, dfigurs, dissips, les +mirages qui avaient envelopp, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne +put donc, ni ne voulut les chanter, les idaliser. + +Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce +pass ardent, qui empruntait aux latitudes mridionales leur feu et leur +clat; dont les flammes exhalaient l'cre saveur du bitume d'un volcan; +dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les +frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicit; dont les +laves brlantes touffaient et ensevelissaient jamais les souvenirs +d'une heure de joies naves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle +qui croyait tre la posie en personne, n'a point inspir de chant; +celle qui se croyait la gloire elle-mme, n'a point t glorifie; celle +qui prtendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne qui le +demande, n'a point vu son amour bni, son image honore, son souvenir +port sur les autels d'une sainte gratitude! Prs d'elle, que de femmes +qui ont seulement su _aimer et prier_, vivent jamais dans les annales +de l'humanit d'une vie transfigure, soit qu'on les appelle Laure de +Novs ou lonore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de +Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Thcla ou de +Gretchen. + +Mais non! Durant cette existence dans une le transforme en un sjour +de dieux, grce aux hallucinations d'un coeur pris, surexcit par +l'admiration, terrass par la reconnaissance, Chopin transporta un +moment, un seul moment, dans les pures rgions de l'art, soudainement, +par un choc de sa baguette magique!--ce fut un moment d'angoisse et de +douleur! Mme Sand le raconte quelque part, parmi les rcits qu'elle +fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait dj +prouver une affection trop entire, puisqu'elle osait s'identifier +elle au point de s'affoler l'ide de la perdre, oubliant qu'elle se +rservait toujours le droit de proprit sur sa personne quand elle +l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupt.--Chopin ne +pouvait encore quitter sa chambre, pendant que Mme Sand promenait +beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enferm dans son +appartement, pour le prserver des visites importunes. Un jour, elle +partit pour explorer quelque partie sauvage de l'le; un orage terrible +clata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent +branler ses fondements. Chopin, qui savait sa chre compagne voisine +des torrents dchans, prouva des inquitudes qui amenrent une crise +nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'lectricit qui +surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il +se remit avant le retour de l'intrpide promeneuse. N'ayant pas mieux +faire, il revint son piano et y improvisa l'admirable _Prlude_ en +_fis moll_. Au retour de la femme aime, il tomba vanoui. Elle fut peu +touche, fort agace mme, de cette preuve d'un attachement qui +semblait vouloir empiter sur la libert de ses allures, limiter sa +recherche effrne de sensations nouvelles, lui soustraire quelque +impression trouve n'importe o et n'importe comment, donner sa vie un +lien, enchaner ses mouvements par les droits de l'amour! + +Le lendemain, Chopin joua le _Prlude_ en _fis moll_; elle ne comprit +pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant +elle; mais elle ignora, et si elle l'avait devin, elle et +intentionnellement ignor, quel monde d'amour de telles angoisses +rvlaient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait +ni connatre, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour! +Tout ce qu'il y avait d'intolrablement incompatible, de diamtralement +contraire, de secrtement antipathique, entre deux natures qui +paraissaient ne s'tre compntres par une attraction subite et +factice, que pour employer de longs efforts se repousser avec toute la +force d'une inexprimable douleur et d'un vhment ennui,--se rvle en +cet incident! Son coeur lui, clatait et se brisait la pense de +perdre celle qui venait de le rendre la vie. Son esprit elle, ne +voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le +pril ne contrebalanait pas l'attrait et la nouveaut. Quoi d'tonnant, +si cet pisode de sa vie franaise fut le seul dont l'impression se +retrouve dans les oeuvres de Chopin? Aprs cela, il fit dans son +existence deux parts distinctes. Il continua longtemps souffrir dans +le milieu trop raliste, presque grossier, o s'tait engouffr son +temprament frle et sensitif; puis, il chappait au prsent dans les +rgions impalpables de l'art, s'y rfugiant parmi les souvenirs de sa +premire jeunesse, dans sa chre Pologne, que seule il immortalisait en +ses chants. + +Il n'est pourtant pas donn un tre humain, vivant de la vie de ses +semblables, de tellement s'arracher ses impressions prsentes, de +tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes, +qu'il oublie dans ses oeuvres tout ce qu'il prouve, pour ne chanter que +ce qu'il a prouv. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que, +dans ses dernires annes, Chopin fut en proie une sorte de travail, +plutt encore de rongement intrieur, dont il tait inconscient, +quoiqu'il st qu'un mal pareil avait dtruit le gnie de plus d'un grand +pote, de plus d'un grand artiste. Ces grandes mes, voulant chapper +la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde +qu'elles crent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit +Camons, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez +puissante pour les y emporter, elle ne peut les empcher de traner avec +eux la flche barbele qui s'est enfonce dans leur flanc. Ouvrant leurs +larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en +volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenime qui dvore leur +chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de +l'amour mconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une +dsesprance amoureuse sur le bcher de Sofronie et d'Olinde, celles +d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit Florence! + +Chopin ne compara point son mal celui de ces grands hommes, tant la +rare exceptionnalit, le rare resplendissement de la source +intellectuelle laquelle il l'avait puis, le lui faisait croire hors +de toute comparaison. Tte tte avec ce mal, il esprait assez le +dominer pour l'empcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de +spectre sans spulture dcente, sur les rgions ariennes, fraches, +irises comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, o il avait +coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout rsolu qu'il fut + ne chercher dans l'art que le pur idal de ses premiers enthousiasmes, +Chopin y mla, son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient +point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines +complexes, raffines, striles, se consumant elles-mmes dans un lyrisme +dramatique, lgiaque et tragique la fois, que ses sujets et leur +sentiment n'eussent point comport naturellement. + +Nous l'avons dj dit: toutes les formes tranges qui ont si longtemps +surpris les artistes dans ses dernires oeuvres, dtonnent dans +l'ensemble gnral de son inspiration. Elles entremlent aux murmures +d'amour, aux chuchotements des tendres inquitudes, aux complaintes +hroques, aux hymnes d'allgresse, aux chants de triomphe, aux +gmissements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste +polonais entendait dans son pass lui,--les soupirs d'un coeur malade, +les rvoltes d'une me dsoriente, les colres rentres d'un esprit +fourvoy, les jalousies trop nausabondes pour tre exprimes, qui +l'oppressaient dans son prsent. Toutefois, il sut si bien leur imposer +ses lois, les matriser, les manier en roi habitu commander que, +contrairement maints coryphes de la littrature romantique +contemporaine, contrairement l'exemple donn alors en musique par un +grand-matre, il russit ne jamais dfigurer les types et les formes +sacrs du beau, quelles que fussent les motions qu'il les chargea de +traduire. + +Loin de l; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions +indignes d'tre idalises et sa rsolution de ne jamais avilir la muse, +ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait +permis son coeur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au +point qu'aucune des conqutes qu'il fit pour en tendre les limites, ne +sera renie et rpudie par aucun de ses lgitimes successeurs. Car, si +indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans +l'art au besoin de gmir; jamais il ne fit dgnrer le chant en cri, +jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se +crut permis de transporter la ralit brutale dans l'art, cet apanage +exclusif de l'idal, sans l'avoir d'abord dpouille de sa brutalit +pour l'exhausser au point o la vrit s'idalise. Puisse-t-il servir +d'exemple tous ceux auxquels la nature dpartit une me aussi belle +et un gnie aussi noble, s'ils sont assez infortuns pour rencontrer, +comme lui, un bonheur qui leur enseigne maudire la vie, une admiration +qui leur enseigne le mpris de l'admirable, un amour capable de leur +enseigner la haine de l'amour!... + +Quelque born qu'ait t le nombre de jours que la faiblesse de sa +constitution physique rservait Chopin, ils auraient pu n'tre point +abrgs par les tristes souffrances qui les terminrent. me tendre et +ardente la fois, pleine de dlicatesses patriciennes, plus que cela, +fminines et pudiques, il avait en lui des rpugnances invincibles que +la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoules, se vengeaient en +dchirant les fibres vives de son me comme des pines de fer rouge. Il +se fut content de ne vivre que parmi les radieux fantmes de sa +jeunesse qu'il savait si loquemment invoquer, parmi les navrantes +douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa +poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de +ces attraits momentans de deux natures opposes dans leurs tendances, +qui, en se rencontrant l'improviste, prouvent une surprise charme +qu'elles prennent pour un sentiment durable, levant ses proportions +des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient raliser. + +Au sortir d'un pareil rve deux, termin en cauchemar affreux, c'est +toujours la nature plus profondment impressionne qui demeure brise ou +exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses esprances et son +attachement, celle pour qui il et t impossible de les arracher d'un +terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les +roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduit, les +immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la rgion +o croissent l'euphorbe superbe, mais vnneuse, le mancenillier fleuri, +mais mortel!--Terrible pouvoir exerc par les plus beaux dons que +l'homme possde! Ils peuvent porter aprs eux l'incendie et la +dvastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite +de Phaton, au lieu de guider leur carrire bienfaisante, les laissait +errer au hasard et dsordonner la cleste structure. + + + + +VIII. + + +Depuis 1840, la sant de Chopin, travers des alternatives diverses, +dclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les ts chez +Mme Sand, sa campagne de Nohant, formrent, durant quelques annes, +ses meilleurs moments, malgr les cruelles impressions qui succdaient +pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne. + +Les contacts d'un auteur avec les reprsentants de la publicit et ses +excutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il +distingue cause de leurs mrites ou parce qu'ils lui plaisent; le +croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et +des froissements qui en naissent, lui taient naturellement odieux. Il +chercha longtemps y chapper en fermant les yeux, en prenant le parti +de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dnouements +qui, en choquant par trop ses dlicatesses, en rvoltant par trop ses +habitudes de _comme il faut_ moral et social, finirent par lui rendre sa +prsence Nohant impossible, quoiqu'il semblt d'abord y avoir prouv +plus de rpit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il +put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque anne +plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener +une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint +d'abord difficile, bientt tout fait pnible. De 1846 1847, il ne +marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans prouver de +douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vcut qu' force de +prcautions et de soins. + +Vers le printemps de 1847, son tat empirant de jour en jour, aboutit +une maladie dont on crut qu'il ne se relverait plus. Il fut sauv une +dernire fois, mais cette poque se marqua par un dchirement si pnible +pour son coeur, qu'il l'appela aussitt mortel. En effet, il ne survcut +pas longtemps la rupture de son amiti avec Mme Sand qui eut lieu +ce moment. Mme de Stal, ce coeur gnreux et passionn, cette +intelligence large et noble, qui n'eut que le dfaut d'empeser souvent +sa phrase par un pdantisme qui lui tait la grce de l'abandon, disait + un de ces jours o la vivacit de ses motions la faisait s'chapper +des solennits de la raideur genvoise: En amour, il n'y a que des +commencements!... + +Exclamation d'amre exprience sur l'insuffisance du coeur humain; sur +l'impossibilit o il est de correspondre tout ce que l'imagination +sait rver, quand on l'abandonne elle-mme; quand on ne la retient +pas dans son orbite par une ide exacte du bien et du mal, du permis et +de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur +l'ourlet de ce prcipice qu'on nomme _le Mal_, avec assez d'empire sur +eux-mmes pour n'y pas tomber, alors mme que le blanc festonnage de +leur robe virginale se dchire quelque ronce du bord et se laisse +empoussirer sur un chemin trop battu! Le bant entonnoir du mal a tant +d'tages infrieurs, qu'on peut prtendre n'y tre pas descendu, tant +qu'on n'effleura que ses chancrures, sans perdre pied sur la route qui +continue au grand soleil. Toutefois, ces tmraires excursions ne +donnent, comme le disait Mme de Stal, _que des commencements!_ + +Pourquoi? diront les coeurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse +nervante.--Pourquoi?--Parce que, sitt que l'me a quitt les ornires +et les scurits que cre une vie de devoirs et de dvouement, d'amour +dans le sacrifice et d'esprances dans le ciel, pour aspirer les +senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se dlecter dans les +frissons alanguissants qu'elles rpandent en tous les membres, pour se +livrer, timide, mais altre, aux rapides blouissements qu'ils donnent, +les sentiments ns en ces parages ne sauraient avoir la force d'y +vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en +rsistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et +planer au-dessus! tres insubstantiels, quand la vie relle ne saurait +offrir ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur +consacr et sacr, ils ne trouvent de refuge la puret de leur +essence, la noblesse de leur naissance, aux privilges de leur +consanguinit, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de +forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance, +dvouement positif ou bienfait dsintress, pieuse sollicitude pour +l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intrt pour les +quitudes ncessaires du bien-tre physique. moins que ces sentiments +ne montent dans les rgions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en +quelque idal irralis et irralisable; ou bien dans les rgions +solaires de la prire, pour s'lancer vers le ciel en ne laissant aprs +eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne +cherche la source) d'une rdemption, d'une expiration, d'une ranon +paye au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y +avait d'immortel en ses sentiments d'lection, survit jamais leurs +_commencements_; mais d'une vie surnaturelle, transfigure! C'est plus +que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait! + +Tel pourtant est rarement le sort des amours ns sur l'ourlet du +prcipice, o de gradin fleuri en gradin dcor, de gradin dcor en +gradin badigeonn, de gradin badigeonn en gradin dnud, on descend +jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, ns +sur les terrains limitrophes--_the border-lands_, disent les +Anglais--aient plus de ce feu qui brle que de cette lumire qui +brille, pour peu qu'ils aient plus d'nergie arrogante que de suaves +mollesses, plus d'apptits charnels que d'aspirations intenses, plus +d'avides convoitises que d'adorations sincres, plus de concupiscence et +d'idoltrie que de bont et de gnrosit... l'quilibre se perd, et... +celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau +jour clabouss par les fanges du prcipice! Peu peu il cesse d'tre +clair par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand +il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le pote ayant +bien reconnu qu'il ne dit; _J'aime!_ que lorsque, ayant puis toutes +les autres manires de le dire, il dsire plus qu'il ne chrit. Les +jours qui suivent ces premires ombres, venues, on ne sait comment, sur +quelque anfractuosit du prcipice terrible, sont remplis d'on ne sait +quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, peine got, il se change +en une vase informe qui soulve le coeur et le corrompt jamais, si elle +n'est rejete et maudite l'instant. Ces amours-l, n'ont eu aussi _que +des commencements!_ + +Mais comme de tels amours ne sont ns plus haut, sur les gradins +fleuris, qu'en se mirant dans deux coeurs la fois, il en est un +d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odorifrant et si +glissant, se maintient moins longtemps sur la zone o il vit le jour, +trbuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever, +roule de chte en chte, abandonne un haut idal pour une ralit +fivreuse, passe de cette fivre une autre qui devient une insanit ou +un dlire, aboutissant un tat qui donne, avec le dgot de la satit +ou l'irrationalit du vice, le ddain de l'indiffrence ou la duret de +l'oubli envers l'autre, dont il devient l'ternel tourment, si ce n'est +l'ternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu _que des +commencements_!... Mais, restant chez l'un toujours lev, toujours +distingu, en prsence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le +vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans +tre le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver +rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le coeur et le fait saigner, +jusqu' ce que son dernier souffle de vie s'teigne dans un dernier +spasme de douleur. + +Ces _commencements_, dont parlait Mme de Stal, taient depuis +longtemps puiss entre l'artiste polonais et le pote franais. Ils ne +s'taient mme survcus chez l'un que par un violent effort de respect +pour l'idal qu'il avait dor de son clat foudroyant, chez l'autre, par +une fausse honte qui sophistiquait sur la prtention de conserver la +constance sans la fidlit. Le moment vint o cette existence factice, +qui ne russissait plus galvaniser des fibres dessches sous les yeux +de l'artiste spiritualiste, lui sembla dpasser ce que l'honneur lui +permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le +prtexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'aprs une +opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta +brusquement Nohant pour n'y plus revenir. + +Malgr cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mme +Sand, sans aigreur et sans rcriminations. Il rappelait, il ne racontait +jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le +faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de rpter. Les +larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont +il ne pouvait se sparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il +ait compar les dlicieuses impressions qui inaugurrent sa passion, +l'antique cortge de ces belles canphores portant des fleurs pour orner +une victime, on pourrait encore croire qu'arriv aux derniers instants +de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil oublier +les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui +l'avaient enguirlande peu auparavant. On et dit qu'il voulait en +ressaisir le parfum enivrant, en contempler les ptales fans, mais +encore imprgns de l'haleine enfivre, donnant des soifs qui, loin de +s'tancher au contact de lvres incandescentes, n'en prouvent qu'une +exaspration de dsirs. + +En dpit des subterfuges qu'employaient ses amis pour carter ce sujet +de sa mmoire, afin d'viter l'motion redoute qu'il amenait, il aimait + y revenir, comme s'il et voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et +dtruire sa vie par les mmes sentiments qui l'avaient ranime jadis! +Il s'adonnait avec une sorte de brlante douceur la ressouvenance +enamre des jours anciens, dfeuills dsormais de leurs prismatiques +signifiances. Se sentir frnollir en contemplant la dfiguration +dernire de ses derniers espoirs, lui tait un dernier charme. En vain +cherchait-on en loigner sa pense; il en reparlait toujours; et +lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On et dit +qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps le +respirer. + +Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer la +fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrnes de l'antiquit, comme +les Mlusines du moyen ge, ont toujours attir les malheureux qui +rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'garaient aux +alentours de leurs cueils, par des accents pleins de suavit, par des +formes qui charmaient l'oeil perdu, par des blancheurs qu'on et dit +empruntes aux lis des jardins, par des chevelures qu'on et cru noues +avec les rayons d'un soleil d'hiver, tide et caressant... Ceux qui +n'ont jamais connu la syrne attrayante et la fe malfaisante, ne savent +pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlac de leurs bras +perfides, au moment o, couch sur un coeur inhumain, berc sur des +genoux dforms, il aperoit tout d'un coup, avec un effroi terrifi, +l'humaine nature et sa spiritualit transforme en une animalit +hideuse! + +Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhal leur +dernier souffle dans un soupir de volupt ignominieuse, dans une +imprcation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu +ont su allier avec le respect qu'on se garde soi-mme, en respectant +le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point +aim d'un amour indigne... le respect qu'on doit son honneur en +brisant un lien qui devient dshonorant! C'est l qu'il faut un mle +courage, que tant de mles hros n'ont pas eu. Chopin a su le dployer, +se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette socit qui l'avait +enchss dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si +souvent transperc de part en part de leur suave rayon. Il ne rcrimina +point, il ne permit aucun tiraillement. En loignant l'idal qu'il +portait en lui, d'une ralit odieuse, il fut aussi inflexible dans sa +rsolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aim! + +Chopin sentit, et rpta souvent, que cette longue affection, ce lien si +fort, en se brisant, brisait sa vie. N'et-il pas mieux valu que moins +inexpriment, plus rflchi, mieux prpar des sductions +fallacieuses, il et agi selon la vraie nature de son tre intrieur, +selon les vrais penchants de son caractre, selon les nobles +accoutumances de son me, en refusant fermement, avec une force virile, +d'accepter le tissu de joies phmres, d'illusions courte chance, +de douleurs consumantes, si bien symbolises dans l'antiquit (elle les +connut aussi!), par cette fameuse robe de Djanire qui, s'identifiant +la chair du malheureux hros, le fit misrablement prir? Si une femme +donna la mort au noble Alcide par le subtil rseau de ses souvenirs, +comment une femme n'et-elle pas men la mort un tre aussi frle que +l'tait notre pote-musicien, en l'enveloppant d'un rseau semblable? + +Durant sa premire maladie, en 1847, on dsespra de Chopin pendant +plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses lves les plus distingus, l'ami +que dans ces dernires annes il admit le plus son intimit, lui +prodigua les tmoignages de son attachement; ses soins et ses +prvenances taient sans pareils. Lorsque la Psse Marcelline +Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une +fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette +timidit craintive des malades et cette tendre dlicatesse qui lui tait +particulire: Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigu?... Sa +prsence lui tant plus agrable que toute autre, il craignait de le +perdre, et l'et perdu plutt que d'abuser de ses forces. Sa +convalescence fut fort lente et fort pnible; elle ne lui rendit plus +qu'un souffle de vie. Il changea cette poque, au point de devenir +presque mconnaissable. L't suivant lui apporta ce mieux prcaire que +la belle saison accorde aux personnes qui s'teignent. Pour ne pas aller + Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner lui-mme la +certitude palpable que Nohant tait ferm pour lui par sa propre +volont, devenu inexorable dans sa muette dcision, il ne voulut pas +quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des +bienfaits de cet lment vivifiant. + +L'hiver de 1847 1848 ne fut qu'une pnible et continuelle succession +d'allgements et de rechutes. Toutefois, il rsolut d'accomplir au +printemps son ancien projet de se rendre Londres, esprant se +dbarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle +obsession de ses rminiscences mridionales et ensoleilles. Lorsque la +rvolution de fvrier clata, il tait encore alit; par un mlancolique +effort, il fit semblant de s'intresser aux vnements du jour et en +parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son +pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts o il lui fut +possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux +jours o il tait plein de vie et d'esprances. M. Gutmann continua +tre son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins +qu'il accepta de prfrence jusqu' la fin. + +Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea raliser son voyage et +visiter ce pays o il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui +offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Nanmoins, avant de +quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des +amis avec lesquels ses rapports furent les plus frquents, les plus +constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne +hommage sa mmoire et son amiti, en s'occupant avec zle et +activit de l'excution d'un monument pour sa tombe. ce concert, son +public, aussi choisi que fidle, l'entendit pour la dernire fois. Aprs +cela, il partit en toute hte pour l'Angleterre, sans attendre presque +l'cho de ses derniers accents. On et pens qu'il ne voulait ni +s'attendrir la pense d'un dernier adieu, ni se rattacher ce qu'il +abandonnait par d'inutiles regrets! Londres, ses ouvrages avaient dj +trouv un public intelligent; ils y taient gnralement connus et +admirs[36]. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que +les Anglais appellent _low spirits_. L'intrt momentan qu'il s'tait +efforc de prendre aux changements politiques avait compltement +disparu. Il tait devenu plus silencieux que jamais; si, par +distraction, il lui chappait quelques mots, ce n'tait qu'une +exclamation de regret. son dpart, son affection pour le petit nombre +de personnes qu'il continuait voir, prenait les teintes douloureuses +des motions qui prcdent les derniers adieux. Son indiffrence +s'tendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses. + +[Note 36: Depuis plusieurs annes, les compositions de Chopin +taient trs rpandues et trs gotes en Angleterre. Les meilleurs +virtuoses les excutaient frquemment. Nous trouvons dans une brochure +publie ce moment Londres, chez M. Wessel et Stappleton, sous le +titre _An Essay on the works of F. Chopin_, quelques lignes traces avec +justesse. L'pigraphe de cette petite brochure est ingnieusement +choisie; l'on ne pouvait mieux appliquer qu' Chopin les deux vers de +Shelley: (Peter Bell the third) + + He was a mighty poet--and + A subtle-souled psychologist. + +L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet +originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by +pedantry;... de ces: outpourings of an unwordly and tristful soul, +those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,--those +exquisite embodiments of fugitive thoughts,--those infinitesimal +delicacies, qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin. +L'auteur anglais dit plus loin: One thing is certain, viz: to play with +proper feeling and correct execution the _Prludes_ and _Studies_ of +Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and +moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to +their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the +necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker +than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works +of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or +a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out +passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be +looked for throughout the entire range of his compositions, the +prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as +beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony +as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and +out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you +are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a +path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith +and a devotion, _a desire to appreciate, and a determination to +understand_, are absolutely necessary, to do it anything like adequate +justice....... Chopin in his _Polonaises_ and in his _Mazoures_ has +aimed at those characteristics which distinguish the national music of +his country so markedly from that of all others, that quaint +idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious +mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly +individualize the music of those northern countries, whose language +delights in combination of consonants........] + +Arriv Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui +l'lectrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que +son abattement allait se dissiper. Il crut peut-tre lui-mme, ou +feignit de croire, qu'il parviendrait le vaincre en jetant tout dans +l'oubli, jusqu' ses habitudes passes; en ngligeant les prescriptions +des mdecins, les prcautions qui lui rappelaient son tat maladif. Il +joua deux fois en public et maintes fois dans des soires particulires. +Chez la duchesse de Sutherland, il fut prsent la reine; aprs cela, +tous les salons distingus recherchrent plus encore l'avantage de le +possder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, +s'exposa toutes les fatigues, sans se laisser arrter par aucune +considration de sant. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans +paratre la rejeter? Mourir, sans donner personne ni le remords, ni la +satisfaction de sa mort? + +Il partit enfin pour dimbourg, dont le climat lui fut particulirement +nuisible. son retour d'cosse, il se trouva trs affaibli; les +mdecins l'engagrent abandonner au plus tt l'Angleterre, mais il +ajourna longtemps son dpart. Qui pourrait dire le sentiment qui causait +ce retard?... Il joua encore un concert donn pour les Polonais. +Dernier signe d'amour envoy sa patrie, dernier regard, dernier soupir +et dernier regret! Il fut ft, applaudi et entour, par tous les siens. +Il leur dit tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir tre +ternel. + +Quelle pense occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour +rentrer dans Paris?... Ce Paris, si diffrent pour lui de celui qu'il +avait trouv sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris +ds son arrive par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les +conseils et l'intelligente direction lui avaient dj sauv la vie dans +l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des annes la +prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte +lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce dcouragement final si +dangereux, dans des moments o la disposition d'esprit exerce tant +d'empire sur les progrs de la maladie. Chopin proclama aussitt que +personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prtendant ne plus +avoir confiance en aucun mdecin. Il en changea constamment depuis lors, +mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte +d'accablement irrmdiable s'empara de lui; on et dit qu'il savait +avoir obtenu son but, avoir puis les dernires ressources de la vie, +nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne +venant lutter contre cette amre apathie. + +Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus t mme de travailler +avec suite. Il retouchait de temps autre quelques feuilles bauches, +sans russir en coordonner les penses. Un respectueux soin de sa +gloire lui dicta le dsir de les voir brles pour empcher qu'elles +fussent tronques, mutiles, transformes en oeuvres posthumes peu dignes +de lui. Il ne laissa de manuscrits achevs qu'un dernier _Nocturne_ et +une _Valse_ trs courte, comme un lambeau de souvenir. + +En dernier lieu, il avait projet d'crire une mthode de piano, dans +laquelle il et rsum ses ides sur la thorie et la technique de son +art, consign le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses +innovations et de son intelligente exprience. La tche tait srieuse +et exigeait un redoublement d'application, mme pour un travailleur +aussi assidu que l'tait Chopin. En se rfugiant dans ces arides +rgions, il voulait peut-tre fuir jusqu'aux motions de l'art, auquel +la srnit, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au +l'entnbrement du coeur, prtent des aspects si diffrents! Il n'y +chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda +plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie: +_l'oubli_!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni +l'tourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine +de venin, compenser en intensit le temps qu'elles enlvent aux +douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui +conjure les orages de l'me,--_der Seele Sturm beschwrt_,--en +engourdissant la mmoire, lorsqu'il ne l'anantit pas. Un pote, qui fut +aussi la proie d'une inconsolable mlancolie, chercha galement, en +attendant une mort prcoce, l'apaisement de ces regrets dcourags dans +le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de +la vie la fin d'une mle lgie! + + Beschftigung, die nie ermattet, + Die langsam schafft, doch nie zerstrt, + Die zu dem Bau der Ewigkeiten + Zwar Sandkorn nur fr Sandkorn reicht, + Doch von der grossen Schuld der Zeiten + Minuten, Tage, Jahre streicht[37]. + +[Note 37: Schiller, _Die Ideale_.] + +Mais les forces de Chopin ne suffirent plus son dessein; cette +occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en ide le +contour de son projet, il en parla diverses reprises, l'excution lui +en devint impossible. Il ne traa que quelques pages de sa mthode; +elles furent consumes avec le reste. + +Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis +commencrent prendre un caractre dsespr. Il ne quitta bientt plus +son lit et ne parla presque plus. Sa soeur, arrive de Varsovie cette +nouvelle, s'tablit son chevet et ne s'en loigna pas. Il vit ce +redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces prsages, +sans tmoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa +fin avec un calme et une rsignation toute masculine, voulant drober +tous, se drober peut-tre lui-mme, ce qu'il avait pu faire pour +l'amener et la hter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de +prvoir un lendemain. Ayant toujours aim changer de demeure, il +manifesta encore ce got en prenant alors un autre logement, pour +viter, disait-il, les incommodits de celui qu'il occupait; il disposa +son ameublement neuf, en se proccupant cet effet d'arrangements +minutieux. Quoiqu'il ft bien mal, ne se faisait certainement pas +illusion sur son tat, il s'obstina ne point dcommander les mesures +qu'il avait ordonnes pour l'installation de son nouvel appartement. +Bientt, on commena dmnager certains objets et il arriva que, le +jour mme de son dcs, on transportait quelques meubles dans des +chambres o il ne devait plus entrer! + +Craignit-il que la mort ne remplt pas ses promesses? Qu'aprs l'avoir +touch de son doigt, elle ne le laisst encore une fois la terre? Que +la vie ne lui ft plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre +aprs en avoir rompu tous les fils? prouvait-il cette double influence +qu'ont ressentie quelques organisations suprieures la veille +d'vnements qui dcidaient de leur sort, contradiction flagrante entre +le coeur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose +le prvoir? Dissemblance si entire entre des prvisions simultanes, +qu' certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des +discours que leurs actions semblaient dmentir, qui nanmoins +dcoulaient d'une gale persuasion? Nous croirions plutt qu'aprs avoir +succomb un imprieux dsir de quitter cette vie, aprs avoir fait en +Angleterre tout ce qu'il fallait pour abrger ses derniers jours, il +voulut carter tout ce qui et pu laisser souponner cette faiblesse, +qu'avec sa manire de voir il et jug dans un autre romanesque, +thtrale, ridicule. Il et rougi d'agir comme les hros des mlodrames +qu'il dtestait, comme un Bocage en scne[38], comme un personnage +quelconque d'un de ces romans du jour qu'il mprisait profondment. Si, +malgr ces mpris, malgr ces ddains, il n'avait pu rsister la +grande fascination de la mort, cette dernire ivresse de ceux que le +dsespoir a intoxiqu de son amer et vertigineux breuvage, il chercha +probablement ce que personne ne dcouvre cette dfaillance, commune +tous ceux qui furent blesss par une femme d'une de ces blessures dont +on ne gurit qu'en en mourant! + +[Note 38: Bocage, un des acteurs les plus renomms du temps de +Mme Dorval, tait dans l'art dramatique un des brillants +reprsentants du romantisme chevel et, ce titre, il fut pendant +quelque temps trs bien vu Nohant.] + +En apprenant qu'il tait si mal, et dans l'absence d'un ecclsiastique +polonais qui avait t autrefois le confesseur de Chopin, l'abb +Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingus de l'migration, +vint le voir, quoique leurs rapports eussent t dtendus dans les +dernires annes. Renvoy trois fois par ceux qui l'entouraient, il +connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas tre certain +de le voir sitt qu'il le saurait si prs de lui. Aussi, quand il eut +trouv moyen de lui faire connatre sa prsence, il en fut reu sans +dlai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri, +contusionn, saignant, haletant, bout de douleurs et de courage, +quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette +crainte et de cette trpidation intrieure qu'on prouve toujours, +lorsque, ayant t ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et +qu'on se retrouve en prsence d'un de ses ministres, dont la seule vue +rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli. + +L'abb Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours la mme +heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il +ft survenu la moindre diffrence dans leurs rapports. Il lui parlait +toujours polonais, comme s'ils s'taient vus la veille, comme s'il ne +s'tait rien pass dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas +Paris, mais Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui +avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclsiastiques migrs, des +nouvelles perscutions qui taient fondues sur la religion en Pologne, +des glises enleves au culte, des milliers de confesseurs envoys en +Sibrie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs +morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refus d'abandonner leur +foi!... Il est ais de deviner combien de tels rcits pouvaient se +prolonger! Les dtails abondaient, tous plus mouvants, plus poignants, +plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres. + +Les visites du pre Jelowicki, en se rptant, devenaient tous les jours +plus intressantes pour le pauvre alit. Elles le reportaient tout +naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphre +natale; elles renouaient son prsent son pass, elles le ramenaient +en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chre Pologne qu'il revoyait +plus que jamais couverte de sang, baigne de larmes, flagelle et +dchire, humilie et raille, mais toujours reine sous sa pourpre de +drision et sous sa couronne d'pines. Un jour, Chopin dit tout +simplement son ami qu'il ne s'tait pas confess depuis longtemps et +voudrait le faire, ce qui eut lieu l'instant mme, le confess et le +confesseur s'tant dj depuis longtemps prpars, sans se le dire, ce +grand et beau moment. + + peine le prtre et l'ami eut-il prononc la dernire parole de +l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et +souriant la fois, l'embrassa de ses deux bras, la polonaise, en +s'criant: Merci, merci mon cher! Grce vous, je ne mourrai pas +_comme un cochon (iak swinia)!_ Nous tenons ces dtails de la bouche +mme de l'abb Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses +_Lettres spirituelles_. Il nous disait la profonde commotion que +produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement +nergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'lgance +de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si trange sur ses +lvres, semblait rejeter de son coeur tout un monde de dgots qui s'y +tait amass! + +De semaine en semaine, bientt de jour en jour, l'ombre fatale +apparaissait plus intense. La maladie touchait son dernier terme; les +souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se +multipliaient et, chaque fois, rapprochaient davantage la dernire. +Lorsqu'elles faisaient trve, Chopin retrouva jusqu' la fin sa prsence +d'esprit; sa volont vivace ne perdait ni la lucidit de ses ides, ni +la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait ses +moments de rpit, tmoignent de la calme solennit avec laquelle il +voyait approcher sa fin. Il voulut tre enterr ct de Bellini, avec +lequel il avait eu des rapports aussi frquents qu'intimes durant le +sjour que celui-ci fit Paris. La tombe de Bellini est place au +cimetire du Pre-Lachaise, ct de celle de Cherubini; le dsir de +connatre ce grand matre, dans l'admiration duquel il avait t lev, +fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se +rendre Londres, le dcidrent passer par Paris o il ne prvoyait +pas que son sort devait le fixer. Il est couch maintenant entre Bellini +et Cherubini, gnies si diffrents, et dont cependant Chopin se +rapprochait un gal degr, attachant autant de prix la science de +l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanit, l'entrain, le +_brio_ de l'autre. Il tait dsireux de runir, dans une manire grande +et leve, la vaporeuse vaguesse de l'motion spontane aux mrites des +matres consomms, respirant le sentiment mlodique comme l'auteur de +_Norma_, aspirant la valeur harmonique du docte vieillard qui avait +crit _Mde_. + +Continuant jusqu' la fin la rserve de ses rapports, il ne demanda +revoir personne pour la dernire fois, mais il dora d'une +reconnaissance attendrie les remercments qu'il adressait aux amis qui +venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissrent plus ni +doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus la +journe, l'heure suivante. La soeur de Chopin et M. Gutmann, +l'assistant constamment, ne s'loignrent plus un instant de lui. La +comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que +le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne +pouvaient se dtacher du spectacle de cette me si belle, si grande ce +moment suprme. + +Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui +agitent les coeurs, quelque force ou quelque indiffrence qu'ils +dploient en face d'accidents imprvus qui sembleraient devoir tre le +plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort rcle une imposante +majest, qui meut, frappe, attendrit et lve les mes les moins +prpares ces saints recueillements. Le dpart lent et graduel de l'un +d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystrieuse gravit de ses +pressentiments secrets, des rvlations intraduisibles qu'il reoit, de +ses commmorations d'ides et de faits, sur ce seuil troit qui spare +le pass de l'avenir, le temps de l'ternit, nous remue plus +profondment que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les +abmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent +des villes entires de leurs charpes enflammes, les horribles +alternatives subies par le fragile navire dont la tempte se fait un +hochet, le sang que font couler les armes en le mlant la sinistre +fume des batailles, l'horrible charnier lui-mme qu'un flau contagieux +tablit dans les habitations, nous loignent moins sensiblement de +toutes les indignes attaches _qui passent, qui lassent, qui cassent_, +que la vue prolonge d'une me consciente d'elle mme, contemplant +silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de +l'ternit. Le courage, la rsignation, l'lvation, l'affaissement qui +la familiarisent avec l'invitable dissolution, si rpugnante nos +instincts, impressionnent plus profondment les assistants que les +pripties les plus affreuses, lorsqu'elles drobent le tableau de ce +dchirement et de cette mditation. + +Dans le salon avoisinant la chambre coucher de Chopin, se trouvaient +constamment runies quelques personnes qui venaient tour tour auprs +de lui, recueillir son geste et son regard dfaut de sa parole +teinte! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marcelline +Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son +propre nom, comme l'lve prfre du pote, la confidente des secrets +de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures prs du +mourant. Elle ne le quitta ses derniers moments, qu'aprs avoir +longtemps pri auprs de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions +et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumire et de flicit! + +Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les +prcdentes durrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec +patience et grande force d'me. La comtesse Delphine Potocka, prsente +cet instant, tait vivement mue; ses larmes coulaient. Il l'aperut +debout au pied de son lit, grande, svelte, vtue de blanc, ressemblant +aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des +peintres; il put la prendre pour quelque cleste apparition. Un moment +vint o la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de +chanter. On crut d'abord qu'il dlirait, mais il rpta sa demande avec +instance. Qui et os s'y opposer? Le piano du salon fut roul jusqu' +la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans +la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes, +ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si +pathtique expression. + +Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'coutait. Elle chanta le +fameux cantique la Vierge qui, dit-on, avait sauv la vie Stradella. +Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore! +Quoique accable par l'motion, la comtesse eut le noble courage de +rpondre ce dernier voeu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au +piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout +le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontan, tous se jetrent + genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de +la comtesse; elle plana comme une cleste mlodie au-dessus des soupirs +et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. +C'tait la tombe de la nuit; une demi-obscurit prtait ses ombres +mystrieuses cette triste scne. La soeur de Chopin, prosterne prs de +son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus gure cette attitude, +tant que vcut ce frre si chri d'elle!... + +Pendant la nuit, l'tat du malade empira; il fut mieux au matin du +lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant dsign et +propice, il demanda aussitt recevoir les derniers sacrements. En +l'absence du prtre-ami avec lequel il avait t trs li depuis leur +commune expatriation, ce fut naturellement l'abb Jelowicki qui arriva. +Lorsque le saint viatique et l'extrme-onction lui furent administrs, +il les reut avec une grande dvotion, en prsence de tous ses amis. Peu +aprs, il fit approcher de son lit tous ceux qui taient prsents, un +un, pour leur dire chacun un dernier adieu, appelant la bndiction de +Dieu sur eux, leurs affections et leurs esprances. Tous les genoux se +ployrent, les fronts s'inclinrent, les paupires taient humides, les +coeurs serrs et levs. + +Des crises toujours plus pnibles revinrent et continurent le reste du +jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne pronona plus un mot et +semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est +que vers onze heures du soir qu'une dernire fois, il se sentit quelque +peu soulag. L'abb Jelowicki ne l'avait plus quitt. peine Chopin +eut-il recouvr la parole, qu'il dsira rciter avec lui les litanies et +les prires des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement +intelligible. partir de ce moment, il tint sa tte constamment appuye +sur l'paule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie +lui avait consacr et ses jours et ses veilles. + +Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux +heures, l'agonie commena, la sueur froide coulait abondamment de son +front; aprs un court assoupissement, il demanda d'une voix peine +audible: Qui est prs de moi? Il pencha sa tte pour baiser la main de +M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'me dans ce dernier tmoignage +d'amiti et de reconnaissance. Il expira comme il avait vcu, en +aimant!--Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se prcipita autour +de son corps inanim et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on +versa autour de lui. + +Son got pour les fleurs tant bien connu, le lendemain il en fut +apport une telle quantit, que le lit sur lequel il tait dpos, la +chambre entire, disparurent sous leurs couleurs varies; il sembla +reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une puret, un +calme inaccoutum, sa juvnile beaut, si longtemps clipse par la +souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la +mort avait rendu leur primitive grce, dans une esquisse qu'on modela +de suite et qu'on excuta depuis en marbre pour son tombeau. + +L'admiration pieuse de Chopin pour le gnie de Mozart, lui fit demander +que son _Requiem_ ft excut ses funrailles; ce voeu fut accompli. +Ses obsques eurent lieu l'glise de la Madeleine, le 30 octobre 1849, +retardes jusqu' ce jour afin que l'excution de cette grande oeuvre ft +digne du matre et du disciple. Les principaux artistes de Paris +voulurent y prendre part. l'introt on entendit la _Marche funbre_ du +grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumente cette +occasion par M. Reber. Le mystrieux souvenir de la patrie qu'il y avait +enfoui, accompagna le noble barde polonais son dernier sjour. +l'offertoire, M. Lefbure-Wly excuta sur l'orgue les admirables +_Prludes_ de Chopin en _si_ et _mi mineurs_. Les parties de solos du +_Requiem_ furent rclames par Mmes Viardot et Castellan; Lablache, +qui avait chant le _Tuba mirum_ de ce mme _Requiem_, en 1827, +l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui +alors en avait jou la partie de timbales, conduisit le deuil avec le +prince Adam Czartoryski. Les coins du pole taient tenus par le prince +Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann. + +Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon +nos dsirs, nous esprons que l'attrait qu' si juste titre son nom +exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si ces lignes, empreintes du +souvenir de ses oeuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la +vrit d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis, +pourra seule prter un don persuasif et sympathique, il nous fallait +ajouter encore les mots que nous dicterait l'invitable retour sur +soi-mme, que fait faire l'homme chaque mort qui enlve d'autour de +lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens +nous par son coeur illusionn et confiant, d'autant plus douloureusement +qu'ils avaient t assez solides pour survivre cette jeunesse, nous +dirions que dans le courant d'une mme anne nous avons perdu les deux +plus chers amis que nous ayons rencontrs dans notre carrire +voyageuse. + +L'un deux est tomb sur la brche des guerres civiles! Hros vaillant et +malheureux, il succomba une mort affreuse, dont les horribles tortures +n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrpide +sang-froid, sa chevaleresque tmrit. Jeune prince d'une rare +intelligence, d'une prodigieuse activit, en qui la vie circulait avec +le ptillement et l'ardeur d'un gaz subtil, dou de facults minentes, +il n'avait encore russi qu' dvorer des difficults par son +infatigable nergie, en se crant une arne o ces facults eussent pu +se dployer avec autant de succs dans les joutes de la parole et le +maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits +d'armes.--L'autre a expir en s'teignant lentement dans ses propres +flammes; sa vie, passe en dehors des vnements publics, fut comme une +chose incorporelle, dont nous ne trouvons la rvlation que dans les +traces qu'ont laisses ses chants. Il a termin ses jours sur une terre +trangre dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidle +l'ternel veuvage de la sienne: pote l'me endolorie, pleine de +replis, de rticences et des chagrins ennuis. + +La mort du prince Flix Lichnowsky rompit l'intrt direct que pouvait +avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence tait +lie. Celle de Chopin nous ravit les ddommagements que renferme une +comprhensive amiti. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves +irrcusables ont t donnes par cet artiste exclusif pour nos +sentiments et notre manire d'envisager l'art, et adouci les dboires +et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encourag et +fortifi nos premires tendances et nos premiers essais. + +Puisqu'il nous est chu en partage de rester aprs eux, nous avons voulu +du moins tmoigner de la douleur que nous en prouvons; nous avons senti +l'obligation de dposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la +tombe du remarquable musicien qui a pass parmi nous. Aujourd'hui que la +musique poursuit un dveloppement si gnral et si grandiose, il nous +apparat quelques gards semblable ces peintres du quatorzime et du +quinzime sicle, qui resserraient les productions de leur gnie sur les +marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des +traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers bris les +raideurs byzantines, ils ont lgu ces types ravissants que devaient +transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les +Francia, les Prugin, les Raphal venir. + + * * * * * + +Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mmoire des grands +hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composes de +pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi +grandissait insensiblement une hauteur inattendue, l'oeuvre anonyme de +tous. De nos jours, des monuments sont encore rigs par un procd +analogue; mais, grce une heureuse combinaison, au lieu de ne btir +qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt +une oeuvre d'art, destine perptuer le muet souvenir qu'on voulait +honorer, en rveillant dans les ges futurs, l'aide de la posie du +ciseau, les sentiments prouvs par les contemporains. Les souscriptions +ouvertes pour lever des statues et des tombes magnifiques aux hommes +qui ont illustr leur pays et leur poque, produisent ce rsultat. + +Aussitt aprs le dcs de Chopin, M. Camille Pleyel conut un projet de +ce genre en tablissant une souscription, qui, conformment toute +prvision, atteignit rapidement un chiffre considrable, dans le but de +lui faire excuter au Pre-Lachaise un monument en marbre. Pour notre +part, en songeant notre longue amiti pour Chopin, l'admiration +exceptionnelle que nous lui avions voue ds son apparition dans le +monde musical; ce que, artiste comme lui, nous avions t le frquent +interprte de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprte +aim et choisi par lui; ce que nous avons plus souvent que d'autres +recueilli de sa bouche les procds de sa mthode; ce que nous nous +sommes identifi en quelque sorte ses penses sur l'art et aux +sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui +s'tablit entre un crivain et son traducteur,--nous avons cru que ces +circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter +une pierre brute et anonyme l'hommage qui lui tait rendu. Nous avons +considr que les convenances de l'amiti et du collgue exigeaient de +nous un tmoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre +admiration convaincue. Il nous a sembl que ce serait nous manquer +nous-mme, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de +faire parler notre affliction sur sa pierre spulcrale, comme il est +permis ceux qui n'esprent jamais remplacer dans leur coeur le vide +qu'y laisse une irrparable perte!... + +F. LISZT. + +FIN. + +Imprimerie de Breitkopf et Hrtel Leipzig. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN *** + +***** This file should be named 21669-8.txt or 21669-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/1/6/6/21669/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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Chopin, by Franz Liszt + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: F. Chopin + +Author: Franz Liszt + +Release Date: June 3, 2007 [EBook #21669] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net) + + + + + + +</pre> + + +<hr /> + +<p class="c" style="font-size: 400%;"><b>F. CHOPIN</b></p> + +<p class="c">PAR</p> + +<h2>F. LISZT</h2> + +<p class="c">QUATRIÈME ÉDITION</p> + +<h3>LEIPZIG</h3> + +<p class="c">BREITKOPF ET HAERTEL</p> + +<p class="c">IMPRIMEURS-ÉDITEURS</p> + +<p class="c">1890</p> + +<p class="c">Tous droits réservés.</p> + +<hr /> +<table summary="toc"> +<tr><td colspan="2" align="center"><a name="toc" id="toc"></a>TABLE DES MATIÈRES</td></tr> +<tr><td colspan="2"> </td></tr> +<tr><td align="right">I.</td><td><a href="#I">Caractère général des Œuvres de Chopin</a></td></tr> +<tr><td align="right">II.</td><td><a href="#II">Polonaises</a></td></tr> +<tr><td align="right">III.</td><td><a href="#III">Mazoures</a></td></tr> +<tr><td align="right">IV.</td><td><a href="#IV">Virtuosité de Chopin</a></td></tr> +<tr><td align="right">V.</td><td><a href="#V">Individualité de Chopin</a></td></tr> +<tr><td align="right">VI.</td><td><a href="#VI">Jeunesse de Chopin</a></td></tr> +<tr><td align="right">VII.</td><td><a href="#VII">Lélia</a></td></tr> +<tr><td align="right">VIII.</td><td><a href="#VIII">Derniers temps, derniers instants</a></td></tr> +</table> +<hr /> +<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#toc">I.</a></h2> + +<p style="margin-left: 70%;">Weimar 1850.</p> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/001.png" alt="C"/></span>hopin! doux et harmonieux génie! Quel est le cœur auquel il fut cher, +quelle est la personne à laquelle il fut familier qui, en l'entendant +nommer, n'éprouve un tressaillement, comme au souvenir d'un être +supérieur qu'il eut la fortune de connaître? Mais, quelque regretté +qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous +est peut-être permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié +à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement +sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui réserve +l'avenir.</p> + +<p>S'il a été souvent prouvé que <i>nul n'est prophète en son pays</i>, n'est-il +pas d'expérience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le +pressentent et le rapprochent par leurs œuvres, ne sont pas reconnus +prophètes par leurs temps?... À vrai dire, pourrait-il en être +autrement? Sans nous en prendre à ces sphères où le raisonnement +devrait, jusqu'à un certain point, servir de garant à l'expérience, nous +oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout génie innovateur, +tout auteur qui délaisse l'idéal, le type, les formes dont se +nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour évoquer +un idéal nouveau, créer de nouveaux types et des formes inconnues, +blessera sa génération contemporaine. Ce n'est que la génération +suivante qui comprendra sa pensée, son sentiment. Les jeunes artistes +groupés autour de cet inventeur auront beau protester contre les +retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants +avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres +arts, il est quelquefois réservé au temps seul de révéler toute la +beauté et tout le mérite des inspirations et des formes nouvelles.</p> + +<p>Les formes multiples de l'art n'étant qu'une sorte d'incantation, dont +les formules très diverses sont destinées à évoquer dans son cercle +magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre +sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en +communiquer les frémissements, le génie se manifeste par l'invention de +formes nouvelles, adaptées parfois à des sentiments qui n'avaient point +encore surgi dans le cercle enchanté. Dans la musique, ainsi que dans +l'architecture, la sensation est liée à l'émotion sans l'intermédiaire +de la pensée et du raisonnement, comme il en est dans l'éloquence, la +poésie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on +connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit +avoir saisi avant que le cœur en soit touché. Comment alors la seule +introduction de formes et de modes inusités, ne serait-elle pas déjà +dans cet art un obstacle à la compréhension immédiate d'une œuvre?... La +surprise, la fatigue même, occasionnées par l'étrangeté des impressions +inconnues que réveillent une manière de procéder, une manière d'exprimer +ses pensées et son sentiment, une manière de dire dont on n'a point +encore appris la portée, le charme et le secret, font paraître au grand +nombre les œuvres conçues en ces conditions imprévues, comme écrites +dans une langue qu'on ignore et qui, par cela même, semble d'abord +barbare!</p> + +<p>La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par <i>a</i> + <i>b</i> +des raisons pour lesquelles les anciennes règles sont autrement +appliquées, autrement employées, successivement transformées, afin de +correspondre à des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent +établies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opiniâtrement +d'étudier avec suite les œuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce +qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans +changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par là +repousser du pur domaine de l'art sacré et radieux, un patois indigne +des maîtres qui l'ont illustré. Cette répulsion, plus vive en des +esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre +ce qu'ils savent s'y attachent comme à des dogmes <i>hors desquels pas de +salut</i>, devient encore plus forte, plus impérieuse, quand sous des +formes nouvelles un génie novateur introduit dans l'art des sentiments +qui n'y avaient pas encore été exprimés. Alors on l'accuse de ne savoir +ni ce qu'il est permis à l'art de dire, ni la manière dont il doit le +dire.</p> + +<p>Les musiciens ne sauraient même espérer que la mort apporte à leurs +travaux cette <i>plus value</i> instantanée qu'elle donne à ceux des +peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses +manuscrits, le subterfuge d'un des grands maîtres flamands qui voulut de +son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de répandre +le bruit de son décès pour faire renchérir les toiles dont il avait eu +soin de garnir son atelier. Les questions d'école peuvent aussi dans les +arts plastiques retarder, de leur vivant, l'appréciation équitable de +certains maîtres. Qui ne sait que les admirateurs passionnés de Rafael +fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on méconnut longtemps +en France le mérite d'Ingres, dont ensuite les partisans dénigrèrent +celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhérents de Cornélius +anathématisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en +peinture ces guerres d'école arrivent plus tôt à une solution équitable, +parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposés, tous +peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le +penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est à même de l'étudier +consciencieusement et d'y découvrir le mérite réel de la pensée et des +formes encore inusitées. Il lui est toujours aisé de les revoir et de +juger avec équité, pour peu qu'il le veuille, l'union adéquate qui s'y +trouve ou non du sentiment et de la forme.</p> + +<p>En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens +maîtres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se +familiariser avec les productions d'une école qui surgit. Ils ont soin +de les soustraire tout à fait à la connaissance du public. Si par +mégarde quelque œuvre nouvelle, écrite dans un style nouveau, vient à +être exécutée, non contents de la faire attaquer par tous les organes de +la presse qu'ils tiennent à leur disposition, ils empêchent qu'on la +joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les +conservatoires, les salles de concert et les salons, en établissant +contre tout auteur qui cesse d'être un imitateur, un système de +prohibition qui s'étend des écoles, où se forment le goût des virtuoses +et des maîtres de chapelle, aux leçons, au cours, aux exécutions +publiques, privées et intimes, où se forme le goût des auditeurs.</p> + +<p>Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement espérer de convertir +peu à peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la +rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles à toute conversion, +en ayant prise par la publicité même de leur œuvre sur toutes les âmes +ingénues, sur celles qui sont supérieures aux petites taquineries +d'atelier à atelier. Le musicien novateur est condamné à attendre une +génération suivante pour être d'abord entendu, puis écouté. En dehors du +théâtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres +normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut guère espérer de +conquérir un public de son vivant; c'est-à-dire, de voir le sentiment +qui l'a inspiré, la volonté qui l'a animé, la pensée qui l'a guidé, +généralement comprises, clairement présentes à quiconque lit ou exécute +ses œuvres. Il lui faut à l'avance courageusement renoncer à voir le +mérite et la beauté de la forme dont il a revêtu son sentiment et sa +pensée, généralement appréciées et reconnues par les artistes, ses +égaux, avant un quart de siècle; pour mieux dire, avant sa mort. +Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce +que parce qu'elle donne à toutes les mauvaises petites passions des +rivalités locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des +réputations en vogue, en opposant à leurs plates productions les œuvres +de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime +rétrospective que l'envie emprunte chez la justice, à la compréhension +sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au génie ou au +talent hors ligne.</p> + +<p>Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-être +que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils +empêchent le succès, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir +compte de la difficulté réelle qu'ils éprouvent à comprendre les +beautés qu'ils méconnaissent, à apprécier les mérites qu'ils nient avec +tant d'obstination? L'ouïe est un sens infiniment plus sensible, plus +nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux +simples besoins de la vie, il porte au cerveau des émotions liées à ses +sensations, des pensées formulées par les divers modes que les sons +affectent, au moyen de leur succession qui produit la mélodie, de leur +groupement qui donne le rhythme, de leur simultanéité qui constitue +l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine à s'accoutumer à ses +nouvelles formes qu'à celles qui affectent le regard. L'œil se fait bien +plus rapidement à des contours maigres ou exubérants, à des lignes +anguleuses ou rebondissantes, à un emploi exagéré de couleurs ou à une +absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austère ou +pathétique d'un maître à travers sa «manière», que l'oreille ne se fait +à l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en +saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble +vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et +esthétique à la fois, comme les transitions voulues par un style en +architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne +s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que +d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant +aux fibres les plus délicates du cœur humain le blesse et le fait +souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point.</p> + +<p>Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus +vives qui, le moins enchaînées par l'attrait de l'habitude à des formes +anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable +même en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosité, puis +de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce +qu'il dit, comme par la manière dont il le dit, à l'idéal nouveau d'une +nouvelle époque, aux types naissants d'une période qui va succéder à une +autre. C'est grâce à ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui +dépeint leurs impressions et donne vie à leurs pressentiments, que le +nouveau langage pénètre dans les régions récalcitrantes du public; c'est +grâce à elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la portée, la +construction, et se décide à rendre justice aux qualités ou aux +richesses qu'il renferme.</p> + +<p>Quelle que soit donc la popularité déjà acquise à une partie des +productions du maître dont nous voulons parler, de celui que les +souffrances avaient brisé longtemps avant sa fin, il est à présumer que +dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une +estime moins superficielle et moins légère que celle qui leur est +accordée maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire +de la musique, feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua +par un si rare génie mélodique, par de si merveilleuses inspirations +rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du +tissu harmonique, que ses conquêtes seront préférées avec raison à +mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par de grands +orchestres, chantée et rechantée par une quantité de <i>prime donne</i>.</p> + +<p>Le génie de Chopin fut assez profond et assez élevé, assez riche +surtout, pour avoir pu s'établir de prime abord, si non de prime saut, +dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses idées musicales furent +assez grandes, assez arrêtées, assez nombreuses, pour se répartir à +travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pédants +lui eussent reproché de n'être point polyphone, il avait de quoi se +moquer des pédants en leur prouvant que la polyphonie, tout en étant une +des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des +plus expressives, des plus majestueuses ressources du génie musical, ne +représente, après tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des +formes du style dans l'art, plus usité par tel auteur, plus général en +telle époque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette +époque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art +n'étant pas là pour mettre en œuvre ses ressources en tant que +ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est +évident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et +ces ressources sont utiles ou nécessaires à l'expression de sa pensée +et de son sentiment. Pour peu que la nature de son génie et celle des +sujets qu'il choisit ne réclament point ces formes, n'aient pas besoin +de ces ressources, il les laisse de côté comme il laisse reposer le +fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand +il n'a qu'en faire.</p> + +<p>Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles à +atteindre que d'autres, qui témoigne du génie de l'artiste. Son génie se +révèle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure à sa +noblesse, il se témoigne définitivement dans une union si adéquate du +<i>sentiment</i> et de la <i>forme</i> qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un +sans l'autre, l'un étant comme le revêtement naturel, l'irradiation +spontanée de l'autre. Rien ne prouve mieux que les pensées de Chopin +eussent pu facilement être acclimatées par lui dans l'orchestre, que la +facilité avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus +remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique +symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut +point. Ce ne fut ni modestie outrée, ni dédain mal placé; ce fut la +conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux à son +sentiment, cette conscience étant un des attributs les plus essentiels +du génie dans tous les arts, mais spécialement dans la musique.</p> + +<p>En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve +d'une des qualités les plus précieuses dans un grand écrivain et +certainement les plus rares dans un écrivain ordinaire: la juste +appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller. +Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à +l'importance de sa renommée. Difficilement peut-être un autre, en +possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il +résisté aux tentations que présentent les chants de l'archet, les +alanguissements de la flûte, les tempêtes de l'orchestre, les +assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à +croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les +subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il point fallu +pour se borner à un cercle plus aride en apparence, determiné à y faire +éclore par son génie et son travail des produits qui, à première vue, +eussent semblé réclamer un autre terrain pour donner toute leur +floraison? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif +qui, arrachant certains effets d'orchestre à leur domaine habituel où +toute l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les +transplantait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? +Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument +n'a-t-elle pas présidé à cette renonciation volontaire d'un empirisme si +répandu, qu'un autre eût probablement considéré comme un contresens +d'enlever d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires! Que +nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour +lui-même qui, en faisant dédaigner à Chopin la propension commune de +répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, lui +permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant à les +concentrer dans un moindre espace!</p> + +<p>Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir +sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier, réussissant +dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux +effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point encore +assez sérieusement et assez attentivement apprécie la valeur du dessin +de ce burin délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer +comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le +moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques +symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un peu +plus que tout. Cette manière d'évaluer le génie, qui, par essence, est +une qualité, à la quantité et à la dimension de ses œuvres, si +généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse +très problématique!</p> + +<p>Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la +supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan +leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu'on applique à la +musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres +branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une +toile de vingt pouces carrés, comme la <i>Vision d'Ezéchiel</i> ou le +<i>Cimetière</i> de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que +tel tableau de vaste dimension, fût-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En +littérature, Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre +pour avoir toujours resserré ses <i>Pensées</i> dans de si petits cadres? +Uhland et Petofi sont-ils moins des poètes nationaux, pour n'avoir pas +dépassé la poésie lyrique et la <i>Ballade</i>? Pétrarque ne doit-il pas son +triomphe à ses <i>Sonnets</i>, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves +rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur +l'Afrique?</p> + +<p>Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui +disputent encore à l'artiste, n'ayant produit que des <i>Lieder</i> pareils à +ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d'écrivain sur +tel autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras +que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientôt par tenir +surtout compte, dans les compositions diverses, de l'éloquence et du +talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentiments du +poète, quels que soient du reste l'espace et les moyens employés pour +les interpréter.</p> + +<p>Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin +sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, des sentiments d'un +caractère parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique +aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie +toujours; la richesse, l'exubérance même, n'excluent pas la clarté, la +singularité ne dégénère pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas +désordonnées, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des +lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, +on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. +Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous +tant de grâce et leur habilité sous tant de charme, que c'est avec peine +qu'on parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les +juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a +déjà été sentie par plus d'un maître ès-sciences, mais elle se fera de +plus en plus reconnaître lorsque sera venu le temps d'un examen attentif +des services rendus à l'art durant la période que Chopin a traversée.</p> + +<p>C'est à lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqués, soit +en arpèges, soit en batteries; les sinuosités chromatiques et +enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les +petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes +d'une rosée diaprée par-dessus la figure mélodique. Il donna à ce genre +de parure, dont on n'avait encore pris le modèle que dans les +<i>fioritures</i> de l'ancienne grande école de chant italien, l'imprévu et +la variété que ne comportait pas la voix humaine, servilement copiée +jusque là par le piano dans des embellissements devenus stéréotypes et +monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par +lesquelles il dota d'un caractère sérieux même les pages qui, vu la +légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette +importance.</p> + +<p>Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, +l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? +Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que <i>d'art</i> surtout +dans ces chefs-d'œuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers +et les titres si modestes! Ceux d'<i>Études</i> et de <i>Préludes</i> le sont +aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront +pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a créé et qui +relève, ainsi que toutes ses œuvres, de l'inspiration de son génie +poétique. Ses <i>Études</i> écrites presque en premier lieu, sont empreintes +d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages +subséquents, plus élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre, +si l'on veut, dans ses dernières productions d'une sensibilité plus +exquise, qu'on accusa longtemps d'être surexcitée et, par là, factice. +On arrive cependant à se convaincre que cette subtilité dans le +maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes +les plus délicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une +fausse ressemblance avec les recherches de l'épuisement. En les +examinant de près, on est forcé d'y reconnaître la claire-vue, souvent +l'intuition sentiment et la pensée, mais que le commun des hommes +n'aperçoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les +transitions de la couleur, toutes les dégradations de teintes, qui font +l'inénarrable beauté et la merveilleuse harmonie de la nature!</p> + +<p>Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la +musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui offrent +une si riche glane d'observations. Nous explorerions en première ligne +ces <i>Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos</i>, qui, tous, sont pleins +de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les +rechercherions également dans ses <i>Polonaises</i>, dans ses <i>Mazoures, +Valses, Boléros</i>. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail +pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes du contre-point et de +la basse chiffrée. C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces +œuvres qu'elles se sont répandues et popularisées: sentiment romantique, +éminemment individuel, propre à leur auteur et profondément sympathique, +non seulement à son pays qui lui doit une illustration de plus, mais à +tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les +attendrissements de l'amour.</p> + +<p>Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner +les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois +enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de +beaux <i>Concertos</i> et de belles <i>Sonates</i>; toutefois, il n'est pas +difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que +d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie; ses +allures ne pouvaient être que libres. Nous croyons qu'il a violenté son +génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux +classifications, à une ordonnance qui n'étaient pas les siennes et ne +pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la +grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive.</p> + +<p>Il fut peut-être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de +son ami Mickiewicz, qui, après avoir été le premier à doter sa langue +d'une poésie romantique, faisant école dès 1818 dans la littérature +polonaise par ses <i>Dziady</i> et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, +en écrivant <i>Grażyna</i> et <i>Wallenrod</i>, qu'il savait aussi triompher des +difficultés qu'opposent à l'inspiration les entraves de la forme +classique; qu'il était également maître lorsqu'il saisissait la lyre des +anciens poètes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas, à +notre avis, aussi complètement réussi. Il n'a pu maintenir dans le carré +d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui +fait le charme de sa pensée. Il n'a pu y enserrer cette indécision +nuageuse et estompée qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, +la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables à ceux dont +s'entouraient les beautés ossianiques lorsqu'elles faisaient apparaître +aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nuées.</p> + +<p>Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare +distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intérêt, des +morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'<i>Adagio</i> du second +<i>Concerto</i>, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il se +plaisait à redire fréquemment. Les dessins accessoires appartiennent à +la plus belle manière de l'auteur, la phrase principale en est d'une +largeur admirable; elle alterne avec un récitatif qui pose le ton mineur +et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idéale +perfection. Son sentiment, tour à tour radieux et plein d'apitoiement, +fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque +fortunée vallée de Tempé, qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un +récit lamentable, d'une scène poignante. On dirait un irréparable +malheur accueillant le cœur humain en face d'une incomparable splendeur +de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une +transmutation de teintes atténéries, qui empêche que rien de heurté ou +de brusque ne vienne faire dissonance à l'impression émouvante qu'il +produit, laquelle mélancolise la joie et en même temps rassérène la +douleur!</p> + +<p>Pourrions-nous ne pas parler de la <i>Marche funèbre</i> intercalée dans sa +première sonate, orchestrée et exécutée pour la première fois à la +cérémonie de ses obsèques? En vérité, on n'aurait pu trouver d'autres +accents pour exprimer avec le même navrement quels sentiments et quelles +larmes devaient accompagner à son dernier repos celui qui avait compris +d'une manière si sublime comment on pleurait les grandes pertes!</p> + +<p>Nous entendions dire un jour à un jeune homme de son pays: «Ces pages +n'auraient pu être écrites que par un Polonais!» En effet, tout ce que +le cortège d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de +solennel et de déchirant, se retrouve dans le glas funèbre qui semble +ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique espérance, de religieux +appel à une miséricorde surhumaine, à une clémence infinie, à une +justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le +repentir exalté qui éclaira de la lumière des auréoles tant de douleurs +et de désastres, supportés avec l'héroïsme inspiré des martyrs +chrétiens, résonne dans ce chant dont la supplication est si désolée. Ce +qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus résigné, de plus croyant +et de plus espérant dans le cœur des femmes, des enfants et des prêtres, +y retentit, y frémit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent +ici que ce n'est pas seulement la mort d'un héros qu'on pleure alors que +d'autres héros restent pour le venger, mais bien celle d'une génération +entière qui a succombé ne laissant après elle que les femmes, les +enfants et les prêtres.</p> + +<p>Aussi, le côté antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien +n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les +frénésies d'Hécube, les désespoirs des captives troyennes. Ni cris +perçants, ni rauques gémissements, ni blasphèmes impies, ni furieuses +imprécations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre +pour de séraphiques soupirs. Une foi superbe anéantissant dans les +survivants de cette Ilion chrétienne l'amertume de la souffrance, en +même temps que la lâcheté de l'abattement, leur douleur ne conserve plus +aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de +sang et de larmes, elle s'élance vers le ciel et s'adresse au Juge +suprême, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le +cœur de quiconque les écoute se brise sous une auguste compassion. La +mélopée funèbre, quoique si lamentable, est d'une si pénétrante douceur +qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait +attiédis par la distance imposent un suprême recueillement, comme si, +chantés par les anges eux-mêmes, ils flottaient déjà là-haut aux +alentours du trône divin.</p> + +<p>On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin +sont dépourvues des émotions dont il a dépouillé ce sublime élan, que +l'homme n'est peut-être pas à même de ressentir constamment avec une +aussi énergique abnégation et une aussi courageuse douceur. De sourdes +colères, des rages étouffées, se rencontrent dans maints passages de ses +œuvres. Plusieurs de ses <i>Études</i>, aussi bien que ses <i>Scherzos</i>, +dépeignent une exaspération concentrée, un désespoir tantôt ironique, +tantôt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont passé plus +inaperçues et moins comprises que ses poèmes d'un plus tranquille +coloris, en provenant d'une région de sentiments où moins de personnes +ont pénétré, dont moins de cœurs connaissent les formes d'une +irréprochable beauté. Le caractère personnel de Chopin a pu y contribuer +aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur +égale et enjouée, il laissait peu soupçonner les secrètes convulsions +qui l'agitaient.</p> + +<p>Ce caractère n'était pas facile à saisir. Il se composait de mille +nuances qui, en se croisant, se déguisaient les unes les autres d'une +manière indéchiffrable <i>a prima vista</i>. Il était aisé de se méprendre +sur le fond de sa pensée, comme avec les slaves en général chez qui la +loyauté et l'expansion, la familiarité et la captante <i>desinvoltura</i> des +manières, n'impliquent nullement la confiance et l'épanchement. Leurs +sentiments se révèlent et se cachent, comme les replis d'un serpent +enroulé sur lui-même; ce n'est qu'en les examinant très attentivement +qu'on trouve l'enchaînement de leurs anneaux. Il y aurait de la naïveté +à prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prétendue. +Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent à leurs +mœurs, qui se ressentent singulièrement de leurs anciens rapports avec +l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnité +musulmane, les slaves ont appris d'elle une réserve défiante sur tous +les sujets qui tiennent aux cordes délicates et intimes du cœur. On peut +à peu près être certain qu'en parlant d'eux-mêmes, ils gardent toujours +vis-à-vis de leur interlocuteur des réticences qui leur assurent sur lui +un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer +telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le +plus admirés ou le moins estimés; ils se complaisent à le dérober sous +un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en +toute occurrence du goût pour le plaisir de la mystification, depuis les +plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amères et aux +plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie +une formule de dédain à la supériorité qu'ils s'adjugent intérieurement, +mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprimés.</p> + +<p>L'organisation chétive et débile de Chopin ne lui permettant pas +l'expression énergique de ses passions, il ne livrait à ses amis que ce +qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde pressé et +préoccupé des grandes villes, où nul n'a le loisir de deviner l'énigme +des destinées d'autrui, où chacun n'est jugé que sur son attitude +extérieure, bien peu songent à prendre la peine de jeter un coup d'œil +qui dépasse la superficie des caractères. Mais ceux que des rapports +intimes et fréquents rapprochaient du musicien polonais, avaient +occasion d'apercevoir à certains moments l'impatience et l'ennui qu'il +ressentait d'être si promptement cru sur parole. L'artiste, hélas! ne +pouvait venger l'homme!... D'une santé trop faible pour trahir cette +impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en +entendant exécuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait défaut, +ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l'homme +plus profondément atteint par certaines blessures qu'il ne lui plaît de +l'avouer, comme surnageraient autour d'une frégate pavoisée, quoique +près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots.</p> + +<p>Un après-dîner, nous n'étions que trois. Chopin avait longtemps joué; +une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus +envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la +vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les +ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur +surpris. Elle lui demanda d'où venait l'involontaire respect qui +inclinait son cœur devant des monuments, dont l'apparence ne présentait +à la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le +sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme +des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albâtre si +fouillé?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles +paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur +tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les +châsses brillantes de ses œuvres, il lui répondit que son cœur ne +l'avait pas trompée dans son mélancolique attristement, car quels que +fussent ses passagers égayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais +d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cœur, pour +lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune +autre ne possédant d'équivalent au mot polonais de <i>Zal!</i> En effet, il +le répétait fréquemment, comme si son oreille eût été avide de ce son +qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une +plainte intense, depuis le repentir jusqu'à la haine, fruits bénis ou +empoisonnés de cette âcre racine.</p> + +<p><i>Zal!</i> Substantif étrange, d'une étrange diversité et d'une plus étrange +philosophie! Susceptible de régimes différents, il renferme tous les +attendrissements et toutes les humilités d'un regret résigné et sans +murmure, aussi longtemps que son régime direct s'applique aux faits et +aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi +d'une fatalité providentielle, il se laisse traduire alors par, «regret +inconsolable après une perte irrévocable». Mais, sitôt qu'il s'adresse à +l'homme et que son régime devient indirect, en affectant une préposition +qui le dirige vers celui-ci ou celle-là, il change aussitôt de +physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes +latins, ni dans celui des idiomes germains.—D'un sentiment plus élevé, +plus noble, plus large que le mot «grief», il signifie pourtant le +ferment de la rancune, la révolte des reproches, la préméditation de la +vengeance, la menace implacable grondant au fond du cœur, soit en épiant +la revanche, soit en s'alimentant d'une stérile amertume! Oui vraiment, +le <i>Zal!</i> colore toujours d'un reflet tantôt argenté, tantôt ardent, +tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est même pas absent de ses +plus douces rêveries.</p> + +<p>Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin, +qu'elles se sont manifestées sensiblement dans ses derniers ouvrages. +Elles ont peu à peu atteint une sorte d'irascibilité maladive, arrivée +au point d'un tremblement fébrile. Celui-ci se révèle dans quelques-uns +de ses derniers écrits par un contournement de sa pensée, qu'on est +parfois plus peiné que surpris d'y rencontrer.—Suffoquant presque sous +l'oppression de ses violences réprimées, ne se servant plus de l'art que +pour se donner à lui-même sa propre tragédie, après avoir d'abord chanté +son sentiment, il se prit à le dépecer. On retrouve dans les feuilles +qu'il a publiées sous ces influences quelque chose des émotions +alambiquées de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causées par +les phénomènes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi +voluptueux dues à des accidents imprévoyables dans l'ordre naturel des +choses, les morbides surexcitations d'un cerveau halluciné, pour remuer +un cœur macéré de passions et blasé sur la souffrance.</p> + +<p>La mélodie de Chopin devient alors tourmentée; une sensibilité nerveuse +et inquiète amène un remaniement de motifs d'une persistance acharnée, +pénible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de +l'âme ou du corps qui n'ont que la mort pour remède. Chopin était en +proie à un de ces mals qui, empirant d'année en année, l'a enlevé jeune +encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces +des douleurs aiguës qui le dévoraient, comme on trouverait dans un beau +corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces œuvres cessent-elles +pour cela d'être belles? L'émotion qui les inspire, les formes qu'elles +prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand +art?—Non.—Cette émotion étant d'une pure et chaste noblesse dans ses +regrets navrants et son irrémédiable désolation, appartient aux plus +sublimes motifs du cœur humain; son expression demeure toujours dans les +vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une velléité +vulgaire, ni un cri outré et théâtral, ni une contorsion laide. Du point +de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'être diminuée, +la qualité de l'étoffe harmonique n'en devient que plus intéressante par +elle-même, plus curieuse à étudier.</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#toc">II.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/002.png" alt="D" /></span>u reste, les tonalités de sentiment qui décèlent une souffrance subtile +et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point +dans les pièces plus connues et plus habituellement goûtées de l'artiste +qui nous occupe. Ses <i>Polonaises</i> qui, à cause des difficultés qu'elles +présentent, sont plus rarement exécutées encore qu'elles ne le méritent, +appartiennent à ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent +nullement les <i>Polonaises</i> mignardes et fardées à la Pompadour, telles +que les ont propagées les orchestres de bals, les virtuoses de concerts, +le répertoire rebattu de la musique maniérée et affadie des salons.</p> + +<p>Les rhythmes énergiques des <i>Polonaises</i> de Chopin font tressaillir et +galvanisent toutes les torpeurs de nos indifférences. Les plus nobles +sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. +Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec +la simplicité d'accent qui faisait chez cette nation guerrière le trait +distinctif de ces qualités. Elles respirent une force calme et +réfléchie, un sentiment de ferme détermination joint à une gravité +cérémonieuse qui, dit-on, était l'apanage de ses grands hommes +d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous +les dépeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une +intelligence déliée, d'une piété profonde et touchante quoique sensée, +d'un courage indomptable, mêlé à une galanterie qui n'abandonne les +enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le +lendemain du combat. Cette galanterie était tellement inhérente à leur +nature, que malgré la compression que des habitudes rapprochées de +celles de leurs voisins et ennemis, les infidèles de Stamboul, leur +faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie +domestique et en les tenant toujours à l'ombre d'une tutelle légale, +elle a su néanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des +reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de +belles sujettes pour lesquelles les uns risquèrent, les autres perdirent +des trônes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, +une Gonzague coquette.</p> + +<p>Chez les Polonais des temps passés, une mâle résolution s'unissant à +cette ardente dévotion pour les objets de leur amour qui, en face des +étendards du croissant <i>aussi nombreux que les épis d'un champ</i>, dictait +tous les matins à Sobieski les plus tendres billets-doux à sa femme, +prenait une teinte singulière et imposante dans l'habitude de leur +maintien, noble jusqu'à une légère emphase. Ils ne pouvaient manquer de +contracter le goût des manières solennelles en en contemplant les plus +beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils appréciaient, et +gagnaient les qualités tout en combattant leurs envahissements. Il +savaient comme eux faire précéder leurs actes d'une intelligente +délibération, qui semblait rendre présente à chacun la divise du prince +Boleslas de Poméranie: <i>Erst wieg's, dann wag's!</i> (Pèse d'abord, puis +ose!) Ils aimaient à rehausser leurs mouvements d'une certaine +importance gracieuse, d'une certaine fierté pompeuse, qui ne leur +enlevait nullement une aisance d'allures et une liberté d'esprit +accessibles aux plus légers soucis de leurs tendresses, aux plus +éphémères craintes de leur cœur, aux plus futiles intérêts de leur vie. +Comme ils mettaient leur honneur à la faire payer cher, ils aimaient à +l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui +l'embellissait, révérer ce qui la leur rendait précieuse.</p> + +<p>Leurs chevaleresques héroïsmes étaient sanctionnés par leur altière +dignité et une préméditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la +raison aux énergies de la vertu, ils réussissaient à se faire admirer de +tous les âges, de tous les esprits, de leurs adversaires mêmes. C'était +une sorte de sagesse téméraire, de prudence hasardeuse, de fatuité +fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus +célèbre fut l'expédition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et +frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette +longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'éclat +et de mutuelles déférences, entre deux ennemis aussi irréconciliables +dans leurs combats que magnanimes dans leurs trêves.</p> + +<p>Durant de longs siècles la Pologne a formé un état dont la haute +civilisation, tout à fait autonome, n'était conforme à aucune autre et +devait rester unique dans son genre. Aussi différente de l'organisation +féodale de l'Allemagne qui l'avoisinait à l'occident, que de l'esprit +despotique et conquérant des Turcs qui ne cessaient d'inquiéter ses +frontières d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son +christianisme chevaleresque, par son ardeur à combattre les infidèles, +d'autre part elle empruntait aux nouveaux maîtres de Byzance les +enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de +leurs dires sentencieux. Elle fondait ces éléments hétérogènes dans une +société qui s'assimilait des causes de ruine et de décadence, avec les +qualités héroïques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la +sainteté chrétienne<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. La culture générale des lettres latines, la +connaissance et le goût de la littérature italienne et française, +recouvraient ces étranges contrastes d'un lustre et d'un vernis +classiques. Cette civilisation devait nécessairement apposer un cachet +distinctif à ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la +chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il était +naturel à une nation perpétuellement en guerre qui réservait pour +l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaça les jeux et les +splendeurs des joutes simulées par d'autres fêtes, dont des cortèges +somptueux formaient le principal ornement.</p> + +<p>Il n'y a rien de nouveau, assurément, à dire que tout un côté du +caractère des peuples se décèle dans leurs danses nationales. Mais, nous +pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous +une aussi grande simplicité de contours, les impulsions qui les ont fait +naître se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se +trahissant aussi diversement par les épisodes qu'il était réservé à +l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre général. Dès que +ces épisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se +créa plus un rôle spécial dans ces courts intermèdes, qu'on se contenta +d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta +plus que le squelette des anciennes pompes.</p> + +<p>Le caractère primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez +difficile à diviner maintenant, tant elle est dégénérée au dire de ceux +qui l'ont vu exécuter au commencement de ce siècle encore. On comprend +à quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la +plupart des danses nationales ne peuvent guère conserver leur +originalité primitive, dès que le costume qui y était approprié n'est +plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dénuée de mouvements +rapides, de <i>pas</i> véritables dans le sens chorégraphique du mot, de +poses difficiles et uniformes; la Polonaise, inventée bien plus pour +déployer l'ostentation que la séduction, fut, par une exception +caractéristique, surtout destinée à faire remarquer les hommes, à mettre +en évidence leur beauté, leur bel air, leur contenance guerrière et +courtoise à la fois. (Ces deux épithètes ne définissent-elles pas le +caractère polonais?...) Le nom même de la danse est du genre masculin +dans l'original. (<i>Polski.</i>) Ce n'est que par un <i>mal-entendu</i> évident +qu'on l'a traduit au féminin. Elle dut forcément perdre de sa suffisance +quelque peu ampoulée, de sa signification orgueilleuse, pour se changer +en une promenade circulaire peu intéressante, sitôt que les hommes +furent privés des accessoires nécessaires pour que leurs gestes vinssent +animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue +aujourd'hui décidément monotone.</p> + +<p>En écoutant quelques-unes des <i>Polonaises</i> de Chopin, on croit entendre +la démarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace +de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou +de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes +magnifiques, tels que les peignait Paul Véronèse. L'imagination les +revêt du riche costume des vieux siècles: épais brocarts d'or, velours +de Venise, satins ramagés, zibelines serpentantes et moëlleuses, manches +accortement rejetées sur l'épaule, sabres damasquinés, joyaux +splendides, turquoises incrustées d'arabesques, chaussures rouges du +sang foulé ou jaunes comme l'or;—guimpes sévères, dentelles de +Flandres, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes +ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d'émeraudes, +souliers mignons brodés d'ambre, gants parfumés des sachets du sérail! +Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés +des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des +orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute la fastueuse +prodigalité de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines +artistement préparées, avec leurs gobelets de vermeil bosselés de +médaillons; qui ferraient légèrement d'argent leurs coursiers arabes +lorsqu'ils entraient dans les villes étrangères, afin qu'en se perdant +le long des voies les fers tombés témoignent de leur libéralité +princière aux peuples émerveillés! Surmontant leurs écussons de la même +couronne, que l'élection pouvait rendre royale, les plus fiers +d'entr'eux eussent dédaigné les autres. Ils portaient tous la même, +comme insigne de leur glorieuse égalité, au-dessus de leurs armoiries, +appelées le <i>Joyau</i> de la famille, car l'honneur de chacun de ses +membres devait répondre de son intégrité. Aussi, particularité unique du +blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire à +quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre +d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant à un +autre sang.</p> + +<p>On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive +introduites jadis dans la Polonaise, plus jouée encore que dansée, sans +les récits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque à +présent l'ancien costume national. Le <i>kontusz</i> d'autrefois était une +sorte de kaftan, de <i>férédgi</i> occidental raccourci jusqu'aux genoux; +c'est la robe des orientaux modifiée par les habitudes d'une vie active, +peu soumise aux résignations fatalistes. D'une étoffe aussi riche que +d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes +laissaient paraître le vêtement de dessous, le <i>żupan</i>, d'un satin uni +si le sien était ouvragé, d'une étoffe fleurie et brochée si la sienne +était d'une façon unie. Souvent garni de fourrures coûteuses, luxe de +prédilection alors, le <i>kontusz</i> devait une partie de son originalité à +ce qu'il obligeait à un geste fréquent, susceptible de grâce et de +coquetterie, par lequel on rejetait en arrière le simulacre de ses +manches pour mieux découvrir la réunion, plus ou moins heureuse, parfois +symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la +toilette du jour.</p> + +<p>Ceux qui n'ont jamais porté ce costume, aussi éclatant que pompeux, +pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les +redressements subits, les finesses de pantomime muette usités par leurs +aïeux, pendant qu'ils défilaient dans une Polonaise comme à une parade +militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occupés soit à lisser +leurs longues moustaches, soit à jouer avec le pommeau de leur sabre. +L'un et l'autre faisaient partie intégrante de leur mise, formant un +objet de vanité pour tous les âges également, que la moustache fut +blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses +ou déjà ébréché et rougi par le sang des batailles. Escarboucles, +hyacinthes et saphirs, étincelaient souvent sur l'arme suspendue +au-dessous des ceintures de cachemire frangées, de soie lamée d'or ou +d'écailles d'argent, fermées par des boucles aux effigies de la Vierge, +du roi, de l'écusson national, faisant valoir des tailles presque +toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait, +sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus +rares pierreries. La magnificence des étoffes, des bijoux, des couleurs +vives, étant poussé aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces +pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, aux +boutons du <i>kontusz</i> et du <i>żupan</i>, aux agrafes du cou, aux bagues de +rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi +lesquelles prédominaient l'amaranthe servant de fond à l'aigle-blanc de +la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, <i>pogoń</i>, de la +Lithuanie<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de +l'une à l'autre main ce bonnet, où une poignée de diamants se cachait +dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait +donner à ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement +remarqué dans le cavalier de la première paire qui, comme chef de file, +donnait le mot d'ordre à toute la compagnie.</p> + +<p>C'est par cette danse qu'un maître de maison ouvrait chaque bal, non +avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honorée, +souvent la plus âgée des femmes présentes, la jeunesse n'étant pas seule +appelée à former la phalange dont les évolutions commençaient toute +fête, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue +d'elle-même. Après le maître de la maison, c'étaient d'abord les hommes +les plus considérables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec +amitié, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs préférées, ceux-là les +plus influentes. L'amphitryon avait à remplir une tâche moins aisée +qu'aujourd'hui. Il était tenu de faire parcourir à la troupe alignée +qu'il conduisait mille méandres capricieux, à travers tous les +appartements où se pressait le reste des invités, plus tardifs à faire +partie de sa brillante suite. On lui savait gré d'atteindre aux galeries +les plus éloignées, aux parterres des jardins confinant à leurs bosquets +illuminés où la musique n'arrivait plus qu'en échos affaiblis. En +revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un +redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui +rangés en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux +qui n'appartenaient point à cette procession guettaient immobiles son +passage comme celui d'une comète resplendissante, jamais le maître de +maison, conducteur de la première paire, ne négligeait de donner à son +port et à sa prestance cette dignité mêlée de gaillardise qu'admirent +les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux à la fois, il eût +cru manquer à ses hôtes en n'étalant point à leurs yeux, avec une +naïveté qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il éprouvait de +voir rassemblés chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, +tous empressés en le visitant à se parer richement pour lui faire +honneur.</p> + +<p>On traversait, guidé par lui dans cette pérégrination première, des +détours inopinés dont les aspects étaient parfois dus à des surprises +ménagées d'avance, à des supercheries d'architecture ou de décoration, +dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, étaient +adaptés aux plaisirs du jour. Le châtelain en faisait les honneurs de +quelque manière aussi imprévue que galante, s'ils renfermaient quelque +monument de circonstance, quelque hommage <i>au plus vaillant ou à la plus +belle</i>. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus +elles dénotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, +et plus la partie juvénile de la société applaudissait, plus elle +faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants chœurs de +rires aux oreilles du coryphée, qui gagnait ainsi en réputation, +devenait un partner privilégié et recherché. S'il était déjà d'un +certain âge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes +d'exploration, des députations de jeunes filles venant le remercier et +le complimenter au nom de toutes. Par leur récits, les jolies voyageuses +fournissaient un aliment aux curiosités des convives et augmentaient +l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subséquentes.</p> + +<p>En ce pays d'aristocratique démocratie, d'élections turbulentes, il +n'était pas le moins indifférent d'émerveiller les assistants des +tribunes de la salle de bal, puisque là se rangeaient les nombreux +dépendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois +même de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais +trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, +hommes de cour ou hommes d'État. Ceux d'entre eux qui restaient dans +leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui +ressemblaient à des chaumières, répétaient glorieusement: «Tout noble +derrière sa haie, est l'égal de son palatin». <i>Szlachcié na zagrodzie, +rówien wojewodzie.</i> Mais, il y en avait beaucoup qui préféraient courir +les chances de la fortune et se mettre eux-mêmes ou leur famille, fils, +sœurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux +jours des grandes fêtes, leur manque de parure, leur abstention +volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilège de se joindre à la +danse. Les maîtres de la maison ne dédaignaient pas le plaisir de les +éblouir, lorsque le cortège ruisselant des feux irisés d'une élégance +somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards +admiratifs, en qui parfois perçait l'envie, quoique cachée sous les +applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de +l'attachement.</p> + +<p>Pareille à un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui +glissait sur les parquets, tantôt se déroulait dans toute sa longueur, +tantôt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le +jeu des couleurs les plus variées, pour faire bruire comme des sonnettes +assourdies les chaînes d'or, les sabres traînants, les lourds et +superbes damas brodés de perles, rayés de diamants, parsemés de nœuds et +de rubans aux <i>frou-frou</i> bavards. Le murmure des voix s'annonçait de +loin, semblable à un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au +jacassement des flots de cette rivière flambante.</p> + +<p>Mais, le génie de l'hospitalité qui, en Pologne, paraissait autant +s'inspirer des délicatesses que la civilisation développe, que de la +touchante simplicité des mœurs primitives, ne faisant défaut à aucune de +leurs bienséances, comment ne l'eût-on pas retrouvée dans les détails de +leur danse par excellence? Après que le maître de la maison avait rendu +hommage à ses convives en inaugurant la soirée, en guidant le premier +sur le parcours préparé la plus noble, la plus fêtée, la plus importante +des femmes présentes, chacun de ses hôtes avait le droit de venir le +remplacer auprès de sa dame et de se mettre ainsi à la tête du cortège. +Frappant des mains d'abord pour l'arrêter un instant, il s'inclinait +devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agréer, pendant +que celui à qui il l'enlevait rendait la pareille à la paire suivante, +exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par là de +cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu réclamait l'honneur de +conduire la première d'entre elles, restaient cependant dans la même +succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait +que celui qui avait commencé la danse se trouvait avant sa fin en être +le dernier, sinon tout à fait exclu.</p> + +<p>Le cavalier qui se plaçait à la tête de la colonne s'efforçait de +surpasser son prédécesseur en pertise, par des combinaisons inusitées, +par les circuits qu'il faisait décrire, lesquels, bornés à une seule +salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses +arabesques et même des chiffres! Il décelait son art et ses droits au +rôle qu'il avait pris en les imaginant serrés, compliqués, +inextricables, en les décrivant néanmoins avec tant de justesse et de +sûreté que le ruban animé, contourné en tous sens, ne se déchirait +jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en +résultaient. Quant aux femmes et à ceux qui n'avaient qu'à continuer +l'impulsion déjà donnée, il ne leur était cependant point permis de se +traîner indolemment sur le parquet. La démarche devait être rhythmée, +cadencée, ondulée; elle devait imprimer au corps entier un balancement +harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hâte, de se déplacer +précipitamment, de paraître mû par une nécessité. On glissait comme les +cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperçues +soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!</p> + +<p>L'homme offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre, effleurant +parfois à peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa +paume: il passait à sa gauche ou à sa droite sans la quitter et ces +mouvements, imités par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute +l'étendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on +entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour +marquer la mesure, la crépitation de la soie s'accentuer, les colliers +résonner comme des clochettes minuscules légèrement touchées. Puis, +toutes les sonorités interrompues reprenaient leur cours; les pas légers +et les pas lourds recommençaient, les bracelets heurtaient les bagues, +les éventails frôlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, +la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses +retentissements. Quoique préoccupé, absorbé en apparence par ces +multiples manœuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidèlement, +le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, +profitant de quelque instant favorable, lui glisser à l'oreille, de doux +propos si elle était jeune, des confidences, des sollicitations, des +nouvelles intéressantes, si elle ne l'était plus. Après quoi, se +relevant fièrement, il faisait sonner l'or de ses éperons, l'acier de +ses armes, caressait sa moustache, et donnait à tous ses gestes une +expression qui obligeait la femme à y répondre par une contenance +compréhensive et intelligente.</p> + +<p>Ainsi, ce n'était point une promenade banale et dénuée de sens qu'on +accomplissait; c'était un défilé où, si nous osions dire, la société +entière faisait la roue et se délectait dans sa propre admiration, en se +voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'était une +constante mise en scène de son lustre, de ses renommées, de ses gloires. +Là, les évêques, les hauts prélats et gens d'église<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>, les hommes +blanchis dans les camps ou les joutes de l'éloquence, les capitaines +qui avaient plus souvent porté la cuirasse que les vêtements de paix, +les grands dignitaires de l'État, les vieux sénateurs, les palatins +belliqueux, les castellans ambitieux, étaient les danseurs attendus, +désirés, disputés par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins +graves, dans ces choix éphémères où l'honneur et les honneurs +égalisaient les années et pouvaient donner l'avantage sur l'amour +lui-même. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu +quitter le <i>zupan</i> et le <i>kontusz</i> antiques, dont la chevelure était +rasée aux tempes comme celle de leurs ancêtres, les évolutions oubliées +et les à-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris +à quel point cette nation si fière d'elle-même avait l'instinct inné de +la représentation, à quel point elle s'en faisait besoin et combien, par +le génie de la grâce que la nature lui a départi, elle poétisait ce goût +ostentatoire en y mêlant le reflet des nobles sentiments et le charme +des fines intentions.</p> + +<p>Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le +souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous +a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et +historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la +civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des +caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs +formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de +quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée, +érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon +ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur +littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos +entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait), +dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles, +quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur +grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité +d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En +diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote +l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à +l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne +peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant +étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls +représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui +maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils +reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, +l'esprit qui les avait créées.</p> + +<p>Chopin était venu trop tard et avait quitté ses foyers trop tôt pour +posséder cette exclusivité de point de vue; mais, il en avait connu de +nombreux exemples et, à travers les souvenirs de son enfance, non moins +sans doute qu'à travers l'histoire et la poésie de sa patrie, il a si +bien trouvé par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu +les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une +éternelle jeunesse. Aussi, comme chaque poète est mieux compris, mieux +apprécié par les voyageurs auxquels il est arrivé de parcourir les lieux +qui l'ont inspiré en y cherchant la trace de leurs visions: comme +Pindare et Ossian sont plus intimement pénétrés par ceux qui ont visité +les vestiges du Parthénon éclairés des radiances de leur limpide +atmosphère, les sites d'Écosse gazés de brouillards, de même le +sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout entier que lorsqu'on a +été dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laissée par les siècles écoulés, +qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a +rencontré son fantôme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son +patrimoine! Il apparaît pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu'on +s'y attend le moins et, en surgissant aux récits et aux remémorations +des anciens temps, il porte avec lui une épouvante semblable à celle que +répand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la +Mort, la <i>Mara</i> ceinte d'une écharpe rouge qu'on aperçoit, disent-ils, +marquant d'une tâche de sang la porte des villages que la destruction va +s'approprier.</p> + +<p>Nous aurions certainement hésité à parler de la Polonaise, après les +beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il +en fit dans le dernier chant du <i>Pan Tadeusz</i>, si cet épisode n'était +renfermé dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est +connu que des compatriotes du poète. Il eût été téméraire d'aborder, +même sous une autre forme, un sujet déjà esquissé et coloré par un tel +pinceau, dans cette épopée familière, ce roman épique, où les beautés de +l'ordre le plus élevé sont encadrées dans un paysage comme les peignait +Ruysdaël, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nuées +d'orage, sur un de ces bouleaux fracassés par la foudre dont la plaie +béante semble rougir de sang sa blanche écorce. Chopin s'est +certainement inspiré bien de fois du <i>Pan Tadeusz</i>, dont les scènes +prêtent tant à la peinture des émotions qu'il reproduisait de +préférence. Son action se passe au commencement de notre siècle, alors +qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conservé les +sentiments et les manières solennelles des antiques Polonais, à côté +d'autres types plus modernes qui sous l'empire napoléonien +représentaient des passions pleines d'entrain, mais éphémères; nées +entre deux campagnes et oubliées durant la troisième, «à la française». +On rencontrait encore souvent à cette époque le contraste que formaient +ces militaires bronzés au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque +peu fanfarons après des victoires fabuleuses, avec ces hommes de +l'ancienne école, graves et superbes, que la conventionalité qui envahit +et façonne la haute société de toutes les contrées, fait à présent +rapidement disparaître.</p> + +<p>À mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient +plus rares, on goûta moins la peinture des mœurs d'autrefois, des +manières de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait +pourtant tort de croire que ce fut de l'indifférence; cet éloignement, +ce délaissement des souvenirs encore récents, mais poignants, rappelle +le navrement des mères qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait +appartenu à un enfant qui n'est plus, pas même un vêtement, pas même un +bijou! À l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott +podolien que les connaisseurs en littérature mettent presque à l'égal du +fécond écrivain écossais, pour la qualité et le caractère national de +son talent, sinon pour la quantité prodigieuse de ses thèmes; +l'<i>Owruczanin</i>, le <i>Wernyhora</i>, les <i>Powiesci Kozackie</i>, ne rencontrent +plus guère, assure-t-on, de lectrices émues par leurs vivants récits, de +jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes héroïnes, de vieux +chasseurs touchés aux larmes devant des paysages dont la poésie si +profondément sentie, si pleine de fraîcheur et de lueurs matinales, de +ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrés, ne perd rien, +au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des +paysagistes les plus renommés, de Hobbéma à Dupré, du Berghem <i>de +velours</i> à Morgenstern! Mais que le jour de la résurrection arrive, que +le mort bien aimé rejette son linceul, que le triomphe de la vie +apparaisse, et l'on verra aussitôt tout le passé, enseveli, non oublié, +resplendir dans les cœurs, dans les imaginations, sous la plume des +poètes et des musiciens, comme il resplendit déjà sous le pinceau des +peintres.</p> + +<p>La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conservé +d'échantillon qui remonte au-delà d'un siècle, a peu de prix pour l'art. +Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est +indiquée par des noms des héros sous l'invocation desquels un heureux +sort les a placés, sont pour la plupart graves et douces. La +<i>Polonaise</i>, dite de <i>Kosciuszko</i>, en est le modèle le plus répandu: +elle est tellement liée à la mémoire de son époque, que nous avons vu +des femmes à qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre +sans éclater en sanglots. La princesse F. L., qui avait été aimée de +Kosciuszko, n'était sensible dans ses derniers jours, alors que l'âge +avait affaibli toutes ses facultés, qu'à ces accords retrouvés encore +sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient +plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont +d'un caractère si affligé, qu'on les prendrait d'abord pour les notes +d'un convoi funèbre.</p> + +<p>Les <i>Polonaises</i> du P<sup>ce</sup> Oginski<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, dernier grand-trésorier du +Grand-Duché de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientôt une grande +popularité en imprégnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant +encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une +tendresse d'un charme naïf et mélancolique. Le rhythme s'affaisse, la +modulation apparaît, comme si un cortège, solennel et bruyant jadis, +devenait silencieux et recueilli en passant auprès de tombes dont le +voisinage éteint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans +ces alentours et répétant le refrain que le barde de la <i>verte Érin</i> +surprit aux brises de son île:</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;"><i>Love born of sorrow, like sorrow, is true!</i></span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">L'amour né de la douleur est vrai comme elle.</span><br /> +</p> + +<p>Dans ces motifs si connus du P<sup>ce</sup> Oginski, on croit toujours entendre +quelque distique d'une pensée analogue, planer entre deux haleines +amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baignés de larmes.</p> + +<p>Plus tard, les tombeaux sont dépassés, ils reculent; on ne les aperçoit +plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; +les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent +qu'en échos. La fantaisie n'évoque plus des ombres glissant avec +précaution comme pour ne pas réveiller les morts de la veille... et déjà +dans les <i>Polonaises</i> de Lipinski on sent que le cœur bat joyeusement... +étourdiment... comme il avait battu avant la défaite! La mélodie se +dessine de plus en plus, répandant un parfum de jeunesse et d'amour +printanier; elle s'épanouit en un chant expressif, parfois rêveur. Elle +n'est point destinée à mesurer les pas de hauts et graves personnages, +qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on +l'écrit, elle ne parle qu'aux jeunes cœurs, pour leur souffler de +poétiques fictions. Elle s'adresse à des imaginations romanesques, +vives, plus occupées de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avança sur +cette pente où ne le retenait aucune attache nationale; il finit par +atteindre à la coquetterie la plus sémillante, au plus charmant entrain +de concert. Ses imitateurs nous ont submergés de morceaux de musique +intitulés <i>Polonaises</i>, qui n'avaient plus aucun caractère justifiant ce +nom.</p> + +<p>Un homme de génie lui rendit subitement son vigoureux éclat. Weber fit +de la <i>Polonaise</i> un dithyrambe, où se retrouvèrent soudain toutes les +magnificences évanouies avec leur éblouissant déploiement. Pour +réverbérer le passé dans une formule dont le sens était si altéré, il +réunit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point à rappeler +ce que devait être l'antique musique, il transporta dans la musique +tout ce qu'était l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de +la mélodie comme d'un récit, la colora par la modulation avec une +profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait +impérieusement. Il fit circuler dans la <i>Polonaise</i> la vie, la chaleur, +la passion sans s'écarter de l'allure hautaine, de la dignité +cérémonieusement magistrale, de la majesté naturelle et apprêtée à la +fois qui lui sont inhérentes. Les cadences y furent marquées par des +accords qu'on dirait le bruit des sabres, remués dans leurs fourreaux. +Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tièdes pourparlers +d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme +celles des poitrines habituées à commander, auxquelles répond le +hennissement éloigné et fougueux de ces chevaux du désert de si noble et +élégante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur œil doux, +intelligent et plein de feu, portant avec tant de grâce les longs +caparaçons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les +grands seigneurs polonais<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>. Weber connaissait-il la Pologne +d'autrefois?... Avait-il évoqué un tableau déjà contemplé pour en +déterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le génie n'a-t-il +pas ses intuitions et la poésie manque-t-elle jamais de lui révéler ce +qui appartient à son domaine?...</p> + +<p>Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait à un +sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de poésie. +Elle s'en emparait d'une façon si absolue qu'il était difficile de +l'aborder après, avec l'espoir d'atteindre aux mêmes effets. +Pourtant,—quoi d'étonnant?—Chopin le surpassa dans cette inspiration +autant par le nombre et la variété de ses écrits en ce genre, que par sa +touche plus émouvante et ses nouveaux procédés d'harmonie. Ses +<i>Polonaises</i> en <i>la</i> et en <i>la-bémol majeur</i> se rapprochent surtout de +celle de Weber en <i>mi majeur</i> par la nature de leur élan et de leur +aspect. Dans d'autres, il a quitté cette large manière, il a traité ce +thème différemment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement +est chose épineuse en pareille matière. Comment restreindre les droits +du poète sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point +permis d'être sombre et oppressé au milieu des allégresses mêmes, de +chanter la douleur après avoir chanté la gloire, de s'apitoyer avec les +vaincus en deuil après avoir répété les accents de la prospérité?</p> + +<p>Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supériorités de Chopin +d'avoir consécutivement embrassé tous les jours sous lesquels pouvait se +présenter ce thème, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a +d'étincelant, comme tout ce qu'on peut lui prêter de pathétique. Les +phases que ses propres sentiments subissaient ont contribué à lui offrir +cette multiplicité de points de vue. L'on peut suivre leurs +transformations, leur endolorissement fréquent, dans la série de ces +productions spéciales, non sans admirer la fécondité de sa verve, même +alors qu'elle n'est plus portée et soutenue par les côtés avantageux de +son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrêté à l'ensemble des +tableaux que lui présentaient son imagination et ses souvenirs; plus +d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui +s'écoulait devant lui, il s'est épris de quelque figure isolée, il a été +arrêté par la magie de son regard, il s'est complu à en deviner les +mystérieuses révélations et n'a plus chanté que pour elle seule.</p> + +<p>On doit ranger parmi ses plus énergiques conceptions la <i>Grande +Polonaise</i> en <i>fa-dièse mineur</i>. Il y a intercalé une <i>Mazoure</i>, +innovation qui eut pu devenir un ingénieux caprice de bal s'il n'avait +comme épouvanté la mode frivole, en l'employant avec une si sombre +bizarrerie dans une fantastique évocation. On dirait aux premiers rayons +d'une aube d'hiver, terne et grise, le récit d'un rêve fait après une +nuit d'insomnie, rêve poème, où les impressions et les objets se +succèdent avec d'étranges incohérences et d'étranges transitions, comme +ceux dont Byron dit:</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;">»....Dreams in their development have breath,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">And tears, and tortures, and the touch of joy;</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">They have a weight upon our waking thoughts,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">.............................................</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">And look like heralds of Eternity.«</span><br /> +<br /> +<span style="margin-left: 8em;">(A Dream.)</span><br /> +</p> + +<p>Le motif principal est véhément, d'un air sinistre, comme l'heure qui +précède l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspérées, +un défi jeté à tous les éléments. Incontinent, le retour prolongé d'une +tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups +de canon répétés, comme une bataille vivement engagée au loin. À la +suite de cette note se déroulent, mesure par mesure, des accords +étranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands +auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement +interrompu par une scène champêtre, par une <i>Mazoure</i> d'un style +idyllique qu'on dirait répandre les senteurs de la menthe et de la +marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et +malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son +ironique et amer contraste les émotions pénibles de l'auditeur, au point +qu'il se sent presque soulagé lorsque la première phrase revient et +qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, +délivrée du moins de l'importune opposition d'un bonheur naïf et +inglorieux! Comme un rêve, cette improvisation se termine sans autre +conclusion qu'un morne frémissement, qui laisse l'âme sous l'empire +d'une désolation poignante.</p> + +<p>Dans la <i>Polonaise-Fantaisie</i>, qui appartient déjà à la dernière période +des œuvres de Chopin, à celles qui sont surplombées d'une anxiété +fiévreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On +n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumière de la victoire, +les chants que n'étouffe aucune prévision de défaite, les paroles que +relève l'audace qui sied à des vainqueurs. Une tristesse élégiaque y +prédomine, entrecoupée par des mouvements effarés, de mélancoliques +sourires, des soubresauts inopinés, des repos pleins de tressaillements, +comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cernés de toutes parts, +qui ne voient poindre aucune espérance sur le vaste horizon, auxquels le +désespoir est monté au cerveau comme une large gorgée de ce vin de +Chypre qui donne une rapidité plus instinctive à tous les gestes, une +pointe plus acérée à tous les mots, une étincelle plus brûlante à +toutes les émotions, faisant arriver l'esprit à un diapason +d'irritabilité voisine du délire.</p> + +<p>Peintures peu favorables à l'art, comme celles de tous les moments +extrêmes, de toutes les agonies, des râles et des contractions où les +muscles perdent tout ressort et où les nerfs, en cessant d'être les +organes de la volonté, réduisent l'homme à ne plus devenir que la proie +passive de la douleur! Aspects déplorables, que l'artiste n'a avantage +d'admettre dans son domaine qu'avec une extrême circonspection!</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#toc">III.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/003.png" alt="L" /></span>es <i>Mazoures</i> de Chopin diffèrent notablement d'avec ses <i>Polonaises</i> +en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait +dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates, +tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. +À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des +impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément +féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu +mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le +premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour +lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.</p> + +<p>Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on +l'appelait <i>reconnaissante (wdzięczna)</i>; où le mot de charme lui-même +dérivait de celui de <i>gratitude (wdzięki)</i>. La femme n'apparaît plus en +protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de +la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier, +présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne +cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus +appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la +tranquillité. La patrie n'est plus!... Dorénavant toutes les destinées +ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de +l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une +famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux +vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours +ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la +honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint +cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos +désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il +arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, +la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux +blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme, +demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute +mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une +étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres +comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par +la double foi de la religion et de la patrie: <i>Jeszcze Polska nie +zginęta!...</i></p> + +<p>En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une +vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se +promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces +contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une +poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples +vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques, +sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il +rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs +notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants +dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie +du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un +héros. <i>La Polonaise de Kosziuszko</i> est moins historiquement célèbre que +la <i>Mazoure de Dombrowski</i>, devenue chant national à cause de ses +paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à +cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle +avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, +un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un +nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho +de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.</p> + +<p>Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce +qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce +qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la +Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de <i>Polonaises</i> +nationales, plus de <i>Mazoures</i> populaires. Pour parler d'elles, il faut +remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles +reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant +effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît +le besoin de <i>réjouir la misère, (cieszyc bide)</i>, qui fait rechercher un +étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives +fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre +le privilège de se lier plus intimement que d'autres airs de danse à la +vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois +répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. +Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces +instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un +tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable +pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à +travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de +l'avenir.</p> + +<p>Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y +ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en +mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants; +en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants +écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il +y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans +spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses +souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à +fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui +lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, +d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son +royaume de son lustre resplendissant?</p> + +<p>Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de +sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut +avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir +ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis +que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau +confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe +d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale +indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne +répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la +polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les +tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui +n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche +que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez +maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à +son adresse,—dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en +importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de +la partie.</p> + +<p>Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires +étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître +arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est +devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la +préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui +donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, +rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des +coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter +formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras, +mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances +que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis +l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait.</p> + +<p>Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une +grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la +courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque +femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir +feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. +Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en +suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante +animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme +une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles +qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de +bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour +terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant +laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente <i>entre soi</i>, le plus +ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la +mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent +aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à +la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une +gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les +organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est +encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la +moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates +et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et +infatigables souplesses de l'acier.</p> + +<p>Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, +quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand +défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée +par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme +dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale +beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les +tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation +timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; +glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la +glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un +coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses +paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front +haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la +barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite +son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, +quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui +vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter +avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle +glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son +regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée, +haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son +danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en +l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré.</p> + +<p>En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une +conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant +de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à +travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur, +la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son +triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte +un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur +lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu +après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples +viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend +mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux +paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse; +un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à +son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de +son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la +fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se +succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main.</p> + +<p>Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de +cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits +improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi +bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les +plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la +danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant +pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il +règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité +mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement.</p> + +<p>D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, +sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions +inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec +les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par +des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été +scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que +de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes +ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder +durant les cadences de ces <i>Mazoures</i>, dont plus d'une vibre dans le +souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de +quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa +vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de +fatigue?</p> + +<p>Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de +la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom +guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné +pour toujours dans la mélodie? Que de promesses s'y sont échangées dont +le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le +cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là-haut un bonheur +que le sort avait ajourné ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont +échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si +le même sang avait coulé dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour +aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en +persécuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase +s'y sont donné rendez-vous à si longue échéance, que l'automne de la vie +pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur +fidélité à travers tous les remous de l'existence qu'à la possibilité +d'un bonheur privé de la sanction paternelle! Que de tristes affections, +secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables +distances de la richesse et du rang, n'ont pu se révéler que dans ces +instants uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la +bonne mine plus que le rang! Que de destinées désunies par la naissance +et les griefs d'une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que +dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies +cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une +longue série d'années ténébreuses; car, le poète l'a dit: <i>l'absence est +un monde sans soleil!</i></p> + +<p>Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre +ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir, +pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec +insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la +mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec +ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont +abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été +éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette +d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des +ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, +que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment +livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du +hasard... et qui n'ont point été relevés par les maladroits!...</p> + +<p>Chopin a dégagé l'<i>inconnu</i> de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les +thèmes originaux des <i>Mazoures</i> vraiment nationales. Conservant leur +rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions; il y a +intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets +auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait +à nous entendre appeller des <i>tableaux de chevalet</i>, les innombrables +émotions d'ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et +la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit +une place à côté de sa dame dont il ne se sépare point.</p> + +<p>Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et +ébauches de sentiments, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la +grâce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malaisé de se +faire une idée complète des infines degrés sur lesquels l'émotion +s'arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou +moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays où la +mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même +intérêt à la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux +chaumières; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la +nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur +essence à peu près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se +différencie dans chacun d'une manière inopinée, souvent méconnaissable! +Il en résulte une excessive diversité dans les caractères +capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon +qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante +investigation et prête de la signification aux moindres incidents.</p> + +<p>Ici, rien d'indifférent, rien d'inaperçu et rien de banal. Les +contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilité constante +dans leurs impressions, d'un esprit fin, perçant, toujours en éveil; +d'une sensibilité qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant +jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d'incendie +dans l'obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots +d'une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d'un +juge abhorré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux +et déserts, s'étendent devant les regards épouvantés et les cœurs +frémissants, comme les tableaux d'une tapisserie aérienne sur les murs +de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnées +pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut +ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple +mousseline blanche et rose, jusqu'à celle dont les éblouissantes +murailles sont d'un stuc sulphuréen, les parquets d'acajou et d'ébène, +les lustres étincelants de mille bougies!</p> + +<p>Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient +étrangers, tout comme l'épreuve d'une minute ou d'un mot y sépare des +cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et +d'incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme +spirituelle: «on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie», on +aime à y faire entendre ce qu'on tient à n'avoir pas prononcé. Les +généralités servent à acérer l'interrogation, en la dissimulant; elles +font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son +rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs +d'eux-mêmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre à +l'épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle +qu'il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté +d'amour pour la patrie, communauté d'horreur pour le vainqueur. Chaque +femme, avant d'accorder ses préférences d'un soir à qui la regarde avec +une ardeur si tendre et une douceur si passionée, veut savoir s'il est +homme à braver la confiscation, l'exil forcé ou l'exil volontaire, (non +moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de +la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!...</p> + +<p>Quand l'homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer +l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont échangé +l'anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se +demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la +P<sup>sse</sup> Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de +ployer les genoux devant le czar<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>, et que l'homme se demande s'il +n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J., +etc., qui vécurent à St. Pétersbourg comblés d'honneurs, tous en +élevant leurs enfants dans l'attente du jour où ils tireront l'épée +contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l'homme en +ses paroles brûlantes, comme une mère saisait la tête de son enfant en +ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voilà où +est ton Dieu!... Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes +pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la +fois, elle met son sourire à prix; et ce prix, c'est l'héroïsme! Si elle +détourne la tête, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de +l'opprobre; si elle lui rend l'éclat solaire de son beau visage, elle +semble le tirer du néant!</p> + +<p>Or, à chaque mazoure qui se danse là-bas, il y a un homme dont le +regard, la parole, l'étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l'autel +sacré de la patrie le cœur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement +et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux +moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques, +ont à jamais enrôlé un cœur d'homme dans ces milices sacrées où les +chaînes d'une femme font trouver légères les chaînes de la prison et de +la <i>kibitka</i>. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais +leur partner; pourtant, l'un aura déterminé le sort de l'autre en lui +jetant dans l'âme ces cris que nul n'entendait, mais qui, à partir de ce +jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui +répétant: <i>Patrie, Honneur, Liberté!</i> Liberté, liberté surtout! Haine de +l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la +<i>viltà</i>. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutôt que de ne +pas garder une âme libre en une personne libre! Plutôt que de dépendre, +comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du +sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la +colère meurtrière et fantasque de l'autocrate!</p> + +<p>Toutefois, mourir c'était trop! Par conséquent ce n'était pas assez. +Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, +en refusant l'air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de +leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne; lorsqu'ils +refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurpé sa place et +s'y targuait de ses privilèges. C'était là vraiment un destin pire que +la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en +rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en +eut qui ont pactisé avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le +fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni +pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte, +même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades +et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais +laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez +l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, +redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la +civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout +faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les +fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses +pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas.</p> + +<p>Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation +huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce +qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine +indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le +Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être +dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage, +lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses +pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur +de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de +salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à +écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point +là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se +prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme +et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par +hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire +ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors +le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, +un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et +dédaigneuse.</p> + +<p>Mais, dans les bals on n'est pas toujours <i>entre soi</i>. Il faut souvent +danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être +pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois +les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés +par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs +quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent +confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout +l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles +avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant +trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en +dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le +sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour +attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la +vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui +savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur +corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement +impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim +de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la +taille n'a jamais connu de corset!</p> + +<p>D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants +aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et +méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui +souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une +épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur, +qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant +elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de +singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des +formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore +leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs +siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes +payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son +empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour +d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le +ministère des finances, y est appelé <i>la tente princière</i>: celle où +jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! <i>Kaziennaia +Pałata</i>.</p> + +<p>Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, +elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni +les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur +l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées +comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à +l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de +l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites +et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de +sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs +vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher +à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics +autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs +dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide!</p> + +<p>Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs +races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, +c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire +au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les +vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il +dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles, +noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait +damné... oui... cent fois damné... mais non perdu aux yeux du czar!... +Car devant la <i>faveur</i>, la bassesse de l'homme et la bassesse de la +femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre +de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: <i>mouż i +géna, adna satana</i> «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la +livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile +imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se +relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un +sac de gaze transparente.</p> + +<p>Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme +chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il +y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit, +s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit +pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui +voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément +mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce +brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de +sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec +l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames +qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des +filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la +pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et +glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux +parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son +cœur.</p> + +<p>Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux +peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou +de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage +officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est +incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le +ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours +dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté, +l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se +rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes +ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses +silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces +grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux +préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de +quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une +étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une +reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a></p> + +<p>Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de +Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond, +l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui +effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire +son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on +plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries +par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la +dégradation du rang et de la noblesse<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>, c'est le knout et la mort, qui +attendent peut-être celui qu'une sœur, une fiancée, une amie, une +compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la +ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours +de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'ébauchent; la lutte commence, +le défi est jeté. Durant les longs <i>a parte</i> qu'elle autorise, ciel et +terre sont remués sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut +de lui avant le jour, (dont l'indiscrétion chèrement payée de quelque +inférieur a révélé l'approche), où une écriture fine, tremblante, humide +de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un +portefeuille tout gonflé. Au second bal, quand la femme et l'homme se +retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par être vaincu. Elle +n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle +n'ait <i>rien</i> obtenu, qu'on ait <i>tout</i> refusé à un regard, à un sourire, +à une larme, à la honte du mépris.</p> + +<p>Mais, si fréquents que soient les bals officiels, si souvent même que +l'on soit obligé d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de +jeunes officiers russes, amis de régiment des jeunes Polonais forcés de +servir pour n'être pas privés de leurs privilèges nobiliaires, la vraie +poésie, le véritable enchantement de la mazoure, n'existe réellement +qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire +d'enlever une danseuse à son partner avant même qu'elle ait achevé la +moitié de son premier tour dans la salle, pour aussitôt l'engager à une +mazoure de vingt paires, c'est-à-dire de deux heures! Seuls, ils savent +ce que veut dire de lui voir accepter une place près de l'orchestre, +dont les rumeurs réduisent toutes les paroles à des murmures de voix +basses, à des souffles brûlants plus compris qu'articulés, ou bien +d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canapé des +matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais +et la Polonaise savent à l'avance que, dans une mazoure, l'un peut +perdre une estime et l'autre conquérir un dévouement! Mais, le Polonais +sait aussi que dans ce tête à tête public, ce n'est pas lui qui domine +la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans +l'un ou l'autre cas, qu'il espère éblouir ou toucher, charmer l'esprit +ou attendrir le cœur, c'est toujours en se lançant dans un dédale de +discours, qui ont exprimé avec ardeur ce qu'ils se sont gardés de +prononcer; qui ont furtivement interrogé sans avoir jamais questionné; +qui ont été atrocement jaloux sans paraître y prétendre; qui ont plaidé +le faux pour savoir le vrai ou révélé le vrai pour se garantir du faux, +sans être sortis des sentiers ratissés et fleuris d'une conversation de +bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'âme et ses blessures +à nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prévenue +ou indifférente, puisse se vanter de lui avoir arraché un secret ou +infligé un silence!</p> + +<p>Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des +naturels expansifs, une légèreté lassante, surprenante même avant qu'on +en ait démêlé l'insouciance désespérée, vient s'allier comme pour les +ironiser aux finesses les plus spirituelles, à l'existence des plus +justes peines, à leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger +et de condamner cette légèreté, il faudrait en connaître toutes les +profondeurs. Elle échappe aux promptes et faciles appréciations en étant +tour à tour réelle et apparente, en se réservant d'étranges répliques +qui la font prendre, aussi souvent à tort qu'à raison, pour une espèce +de voile bariolé, dont il suffirait de déchirer le tissu afin de +découvrir plus d'une qualité dormante ou enfouie sous ses plis. Il +advient de cette sorte que l'éloquence n'est fréquemment qu'un grave +badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de +feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de sérieux. On +cause avec l'un, on songe à un autre; on n'écoute la réplique que pour +répondre à sa propre pensée. On s'échauffe, non pour celui à qui l'on +parle, mais pour celui à qui l'on va parler. D'autres fois, des +plaisanteries échappées comme par mégarde sont tristement sérieuses, +quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaietés d'étalage +d'ambitieuses espérances et de lourds mécomptes, dont personne ne peut +le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs +et ses insuccès secrets.</p> + +<p>Aussi, que de fois des gaietés intempestives suivent-elles de près des +recueillements âpres et farouches, tandis que des désespérances pleines +d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonnés à la +sourdine. La conspiration étant à l'état de permanence dans tous les +esprits, la trahison apparaissant à l'état de possibilité dans tous les +moments de défaillance; la conspiration formant un mystère qui, à peine +soupçonné, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le +rejette dans la vie que comme un naufragé nu sur la plage; la trahison +constituant un plus terrible mystère qui, à peine soupçonné, +métamorphose l'être humain en une bête venimeuse dont la seule haleine +est réputée pestiférée,—comment chaque homme ne serait-il pas une +énigme indéchiffrable à tout autre qu'à une femme aux intuitions +divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la +pente des conspirations ou en le préservant des séduisants appâts de la +trahison? Dans ces entretiens pailletés d'or et de cuivre, où le vrai +rubis brille à côté du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise +en balance avec un argent impur; où les réticences inexplicables peuvent +aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que +l'impudeur d'une lâcheté qui se fait récompenser,—voire même le double +jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques +complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant +soi-même,—rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien +non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. Là donc, où la +conversation est un art exercé au plus haut degré et qui absorbe une +énorme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent à +chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il +entend débiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins +d'une minute, passe du rire à la douleur, en rendant la sincérité +également difficile à reconnaître dans l'un et dans l'autre.</p> + +<p>Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les idées, comme les bancs +de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouvées au point +où on les a quittées. Cela seul suffirait à donner un relief particulier +aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques +hommes de cette nation qui ont fait admirer à la société parisienne leur +merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus +ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intérêt ou amusement à le +cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse à faire constamment +changer de costume à la vérité et à la fiction, à les promener toujours +déguisées l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus +sûres qu'elles sont moins soupçonnées; cette verve qui aux plus chétives +occasions dépense avec une prodigalité effrénée un prodigieux esprit, +comme Gil Blas usait à trouver moyen de vivre un seul jour autant +d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses +royaumes; cette verve impressionne aussi péniblement que les jeux où +l'adresse inouïe des fameux escamoteurs indiens fait voler et étinceler +dans les airs une quantité d'armes aiguisées et tranchantes qui, à la +moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recèle et +porte alternativement l'anxiété, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu +des dangers imminents de la délation, de la persécution, de la haine ou +de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux +rancunes politiques, des positions toujours compliquées peuvent trouver +un péril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute +inconséquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et +oublié.</p> + +<p>Un intérêt dramatique peut dès lors surgir tout d'un coup dans les plus +indifférentes entrevues, pour donner instantanément à toute relation les +faces les moins prévues. Il plane par là sur les moindres d'entre-elles +une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrêter les contours, +d'en fixer les lignes, d'en reconnaître l'exacte et future portée, les +rendant ainsi toutes complexes, indéfinissables, insaisissables, +imprégnées à la fois d'une terreur vague et cachée, d'une flatterie +insinuante, inventive à se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait +souvent se dégager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevêtrent +dans les cœurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques, +vains et amoureux.</p> + +<p>Est-il donc surprenant que des émotions sans nombre se concentrent dans +les rapprochements fortuits amenés par la mazoure lorsque, entourant les +moindres velléités du cœur de ce prestige que répandent les grandes +toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphère de +bal, elle fait parler à l'imagination les plus rapides, les plus +futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en être autrement en +présence des femmes qui donnent à la mazoure ces signifiances, que dans +les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, même de deviner? +Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est +parmi elles dont les qualités et les vertus sont si absolues, qu'elles +les rendent apparentées à tous les siècles et à tous les peuples; mais +ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est +une originalité pleine de variété qui les distingue. Moitié almées, +moitié Parisiennes, ayant peut-être conservé de mère en fille le secret +des philtres brûlants que gardent les harems, elles séduisent par des +langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des +indolences de sultanes, des révélations d'indicibles tendresses +fugitives comme l'éclair, des gestes naturels qui caressent sans +enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses +inconscientes et affaissées qui distillent un fluide magnétique. Elles +séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gêne +et que l'étiquette ne parvient jamais à guinder; par ces inflexions de +voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle région du +cœur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité de la +gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à +amuser, faciles à intéresser, comme les belles et ignorantes créatures +qui adorent le prophète arabe; en même temps intelligentes, instruites, +pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant +d'un coup d'œil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce +qu'elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même +toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu'un +trait leur dévoile, qu'un mot éclaire à leurs yeux, qu'une heure met à +leur merci!</p> + +<p>Généreuses, intrépides, enthousiastes, d'une piété exaltée, aimant le +danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent +peu, elles sont surtout éprises de renom et de gloire. L'héroïsme leur +plaît; il n'en est peut-être pas une qui craigne de payer trop cher une +action éclatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect, +beaucoup d'entr'elles, mystérieusement sublimes, dévouent à l'obscurité +leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais, +quelqu'exemplaires que soient les mérites de leur vie domestique, jamais +tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que précoce), ni +les misères de la vie intime, ni les secrètes douleurs qui déchirent ces +âmes trop ardentes pour n'être pas souvent blessées, n'abattent la +merveilleuse élasticité de leurs espérances patriotiques, la juvénile +candeur de leurs enchantements souvent illusionnés, la vivacité de leurs +émotions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilité de +l'étincelle électrique.</p> + +<p>Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable +dextérité la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'âme +d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose +qu'elles ont des secrets!<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a> Souvent ce sont les plus nobles qu'elles +taisent, avec cette superbe qui ne daigne même pas se témoigner. À qui +les a calomniées, elles rendent un service, qui les a dénigrées, +devient leur ami, qui a traversé leurs desseins une fois, le répare sans +s'en douter en les servant cent fois. Le dédain intérieur que leur +inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supériorité +qui les fait régner avec tant d'art sur tous les cœurs qu'elles +réussissent à flatter sans adulation, à apprivoiser sans concessions, à +s'attacher sans trahison, à dominer sans tyrannie, jusqu'au jour où, se +passionnant à leur tour avec autant de dévouement chaleureux pour un +seul qu'elles ont de subtile fierté avec le reste du monde, elles savent +aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles +peines, toujours fidèles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec +une inaltérable sérénité.</p> + +<p>Les hommages que les Polonaises ont inspirés ont toujours été d'autant +plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent +comme des pis-aller, des préludes, des passe-temps insignifiants. Ce +qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles espèrent, c'est le +dévouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour +de la patrie. Toutes, elles ont une poétique compréhension d'un idéal +qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui +passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tâche de +saisir. Méprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement, +elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir +deviné et réalisé par eux un rêve d'héroïsme et de gloire qui ferait de +chacun de leurs frères, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils, +un nouveau héros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les +cœurs qui palpitent aux premiers accents de la <i>Mazoure</i> liée à son +souvenir. Ce romanesque aliment de leurs désirs prend, dans l'existence +de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les +femmes du Levant, ni même chez celles du Couchant.</p> + +<p>Les latitudes géographiques et psychologiques dans lesquelles le sort +les fait vivre, offrent également ces climats extrêmes, où les étés +brûlants ont des splendeurs et des orages torrides, où les hivers et +leur frimas ont des froidures polaires, où les cœurs savent aimer et +haïr avec la même ténacité, pardonner et oublier avec la même +générosité. Aussi là, quand on est épris, n'est-ce point à l'italienne, +(ce serait trop simple et trop charnel), ni à l'allemande, (ce serait +trop savant et trop froid), encore moins à la française, (ce serait trop +vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une poésie, en attendant +qu'on en fasse un culte. Il forme la poésie de chaque bal et peut +devenir le culte de la vie entière. La femme aime l'amour pour faire +aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la liberté et +la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime à être ainsi aimé; à se +sentir surélevé, grandi au-dessus de lui-même, électrisé par des paroles +qui brûlent comme des étincelles, par des regards qui luisent comme des +étoiles, par des sourires qui promettent la béatitude d'une larme sur +une tombe!... Ce qui faisait dire à l'empereur Nicolas: «Je pourrais en +finir des Polonais, si je venais à bout des Polonaises»<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> + +<p>Malheureusement, l'idéal de gloire et de patriotisme des Polonaises, +souvent réveillé par les velléités héroïques qui les entourent, est plus +souvent encore déçu par la légèreté de caractère des hommes que +l'oppression et l'astuce du conquérant démoralisent et corrompent +systématiquement, sauf à écraser quiconque leur résiste. Aussi, les +oscillations de cet élément qui comme le vif-argent ignore la +tranquillité, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent, +mais ne trouvent pas toujours qui leur réponde, tiennent parfois ces +femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le +cloître, où il est peu d'entr'elles qui, à quelque instant de sa vie, +n'ait sérieusement ou amèrement songé à se réfugier. Beaucoup, non moins +illustres par leur naissance que par leur renommée dans le monde, y ont +immolé leur beauté, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les +âmes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation où fume +jour et nuit le perpétuel encens de leurs prières et de leur sacrifice +volontaire! Ces victimes expiatoires espèrent forcer la main au Dieu des +armées, <i>Deus Sabaoth</i>!... Et cet espoir illumine leur cœur, au point de +leur faire atteindre parfois un âge presque séculaire!</p> + +<p>Un proverbe national caractérise mieux en quatre mots cette fusion de la +vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les +descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de +vertu, il dit: «Elle excelle dans la danse et dans la prière!» Veut-on +vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait +mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: <i>I do tańca, i do +roźańca!</i> On ne peut leur trouver de meilleur éloge, parce que le +Polonais né, bercé, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si +elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes +quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se résignerait jamais à +aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus +qu'il ne chérira éternellement celle dont il ne pense pas que, plus +ardente que les séraphins dans les cieux, elle fatigue de ses +implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jeûnes, ce +Dieu qui <i>châtie ceux qu'il aime</i> et qui a dit des nations: <i>elles sont +guérissables!</i></p> + +<p>Pour le vrai Polonais, la femme dévote, ignorante et sans grâce, dont +chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement +n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas à ces êtres +qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tiède,—sous les lambris +dorés, sous le chaume fleuri, comme derrière les grilles du chœur.—En +revanche, la femme intéressée, calculatrice habile, syrène, déloyale, +sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine même pas +les ignobles écailles qui se cachent au bas de sa ceinture, +artificieusement voilées. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses pièges et, +quand il y est tombé, il est perdu pour sa génération, ce qui fait +croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des +Polonaises! Quelle erreur! En fût-il ainsi, la Pologne n'aurait point à +pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du +moyen-âge qui défendait elle-même son château-fort et, voyant six de ses +fils couchés à ses pieds sur ses crénaux, défiait l'ennemi en lui +montrant son sein d'où elle ferait naître six autres guerriers non moins +valeureux, les mères polonaises ont de quoi remplacer les générations +énervées, les générations qui ont servi d'anneau dans la chaîne +généalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne +passage!</p> + +<p>D'ailleurs, en ce siècle de calomnies, on calomnie aussi les hommes là, +ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si +ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on +bénit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes, +il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le goût de l'héroïsme +plus exalté, il n'est pourtant pas plus impérissable; si l'orgueil de la +résistance est plus indigné chez elles, il n'est pourtant pas plus +indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si aisé! On +exagère leurs défauts, on a soin de taire leurs qualités, leurs +souffrances surtout. Où donc est la nation qu'un siècle de servitude n'a +point défaite, comme une semaine d'insomnie défait un soldat? Mais, +quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se +demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent +des infidèles, prompts à adorer toute divinité, à brûler leur encens +devant chaque miracle de beauté, à adorer chaque jeune astre +nouvellement monté sur l'horizon, qui donc a un cœur aussi constant, des +attendrissements que vingt ans n'ont pas effacés, des souvenirs dont +l'émotion se répercute jusque sous les cheveux blancs, des services +empressés qui se reprennent après un quart de siècle d'interruption +comme on renoue un entretien brisé la veille? Dans quelle nation ces +êtres, frêles et courageux, trouveraient-elles autant de cœurs capables +de les adorer d'une dévotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'à +aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier +qu'à une belle mort?</p> + +<p>Là-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait +point encore ces méfiances néfastes qui font craindre une femme comme on +redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces +magiciennes malfaisantes du dix-neuvième siècle, surnommées les +«dévoreuses de cervelles»! Il ne savait point encore qu'il existerait un +jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des +ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande +puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne +maison dérobant le cœur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux +dont elles recevaient l'hospitalité! Il ignorait que sous peu on aurait +formé à l'intention des grands noms de son pays, à l'intention des fils +de mères incorruptibles, des héritiers d'une longue lignée de nobles +ancêtres, toute une école de séductrices dressées au métier de la +délation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps où +dans les sociétés d'Europe, sociétés chrétiennes cependant, un homme +d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas déshonorée, +pour victime de celle qu'il n'aurait pas souillée!...</p> + +<p>Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour +aimer; prêt à jouer sa vie pour une beauté qu'il aurait vue deux fois, +se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse à jamais son plus +poétique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais +flétrie! Il eût rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupté +corrompue, en cette société où la galanterie consistait à haïr le +conquérant, à mépriser ses menaces, à braver son courroux, à railler le +parvenu barbare qui prétend faire oublier à l'Europe somnolente le +mécanisme asiatique de sa savonnette à vilain. Alors, alors, l'homme +aimait quand il se sentait aiguillonné au bien et béni par la piété, +fier des grands sacrifices, entraîné aux grandes espérances par une de +ces femmes dont le cœur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en +toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a +rien à dire à celui qu'elle n'a pas à plaindre. De là vient que des +sentiments qui ailleurs ne sont que des vanités ou des sensualités, se +colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sûre +d'elle-même pour faire la grosse voix et se retrancher derrière les +fortifications en carton de la pruderie, dédaigne les sécheresses +rigides et reste accessible à tous les enthousiasmes qu'elle inspire, +comme à tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les +hommes.</p> + +<p>Ensemble irrésistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essayé de +l'esquisser dans des lignes toutes d'antithèses, renfermant le plus +précieux des encens adressé à cette «fille d'une terre étrangère, ange +par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par +l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géante par +l'espérance, mère par la douleur et poète par ses rêves»<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p> + +<p>Berlioz, génie shakespearien qui toucha à tous les extrêmes, dut +naturellement entrevoir à travers les transparences musicales de Chopin +le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait, +serpentait, fascinait dans sa poésie, sous ses doigts! Il les nomma les +<i>divines chatteries</i> de ces femmes semi-orientales, que celles +d'occident ne soupçonnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner +le douloureux secret. <i>Divines chatteries</i> en effet, généreuses et +avares à la fois, imprimant au cœur épris l'ondoiement indécis et +berçant d'une nacelle sans rames et sans agrès. Les hommes en sont +choyés par leurs mères, câlinés par leurs sœurs, enguirlandés par leurs +amies, ensorcelés par leurs fiancées, leurs idoles, leur déesses! C'est +encore avec de <i>divines chatteries</i>, que des saintes les gagnent au +martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'après cela les +coquetteries des autres femmes semblent grossières ou insipides et que +les Polonais s'écrient, à bon droit, avec une gloriole que chaque +Polonaise justifie: <i>Niema jak Polki</i><a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p> + +<p>Le secret de ces <i>divines chatteries</i> fait ces êtres insaisissables, +plus chers que la vie, dont les poètes comme Chateaubriand se forgent +durant les brûlantes insomnies de leur adolescence une <i>démonne</i> et une +<i>charmeresse</i>, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une +soudaine ressemblance avec leur impossible vision, «d'une Ève innocente +et tombée, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante à la +fois!!!»<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>—«Mélange de l'odalisque et de la walkyrie, chœur féminin +varié d'âge et de beauté, ancienne sylphide réalisée... Flore nouvelle, +délivrée du joug des saisons...<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>—Le poète avoue que, poursuivi dans +ses rêves, enivré par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant +la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa +présence il cessait d'être un triste René, pour grandir selon ses vœux, +devenir ce qu'elle voulait qu'il fût, être exhaussé et façonné par elle. +Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce +que les Chateaubriand font école en littérature, mais ne font pas une +nation. Le Polonais ne redoute point la <i>charmeresse</i> sa sœur, <i>Flore +nouvelle délivrée du joug des saisons!</i> Il la chérit, il la respecte, il +sait mourir pour elle... et cet amour, pareil à un arôme incorruptible, +préserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa +vie, il empêche le vainqueur <i>d'en venir à bout</i> et prépare ainsi la +glorieuse résurrection de la patrie.</p> + +<p>Il faut cependant reconnaître qu'entre toutes, une seule nation eut +l'intuition d'un idéal de femme à nul autre pareil, dans ces belles +exilées que tout semblait amuser, que rien ne parvenait à consoler. +Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idéal inconnu +chez les filles de cette Pologne, «morte civilement» aux yeux d'une +société civile, où la sagesse des Nestor politiques croyait assurer +«l'équilibre européen», en traitant les peuples comme «une expression +géographique»! Les autres nations ne se doutèrent même pas qu'il pouvait +y avoir quelque chose à admirer en le vénérant, dans les séductions de +ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternées +sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui +baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de +n'en pas voir les sites montagneux, écrasants pour leurs poitrines, +amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales!</p> + +<p>En Allemagne, on leur reprochait d'être des ménagères insouciantes, +d'ignorer les grandeurs bourgeoises du <i>Soll und Haben</i>! Pour cela, on +leur en voulait à elles, dont tous les désirs, tous les vouloirs, toutes +les passions se résument à mépriser <i>l'avoir</i>, pour sauver <i>l'être</i>, en +livrant des fortunes millionnaires à la confiscation de vainqueurs +cupides et brutaux! À elles, qui, encore enfants, entendent leur père +répéter: «la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose à +sacrifier, elle sert de piédestal à l'exil!...»—En Italie, on ne +comprenait rien à ce mélange de culture intellectuelle, de lectures +avides, de science ardente, d'érudition virile, et de mouvements +prime-sautiers, effarés, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne +pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses +petits.—Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et +Ems, pour chercher à Paris une espérance secrète, à Rome une foi +encourageante, ne rencontrant la charité nulle part, n'arrivaient ni à +Londres, ni à Madrid. Elles ne songeaient point à trouver une sympathie +de cœur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les +descendants du Cid! Les Anglais étaient trop froids, les Espagnols trop +loin.</p> + +<p>Les poètes, les littérateurs de la France, furent les seuls à +s'apercevoir que dans le cœur des Polonaises, il existait un monde +différent de celui qui vit et se meut dans le cœur des autres femmes. +Ils ne surent pas deviner sa palingénésie; ils ne comprirent pas que si, +dans ce <i>chœur féminin varié d'âge et de beauté</i>, on croyait parfois +retrouver les mystérieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles +étaient là comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on +pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se +dégageait des vapeurs de sang qui depuis un siècle planaient sur la +patrie! Par ainsi, ces poètes et ces littérateurs ne saisirent point la +dernière formule de cet idéal dans sa parfaite simplicité. Ils ne se +figurèrent point une nation de vaincus qui, enchaînée et foulée aux +pieds, proteste contre l'éclatante iniquité au nom du sentiment +chrétien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?—N'est-ce +point par la poésie et l'amour?—Et qui en sont les +interprètes?—N'est-ce point les poètes et les femmes?—Mais, si les +Français, trop habitués aux conventionalités artificielles du monde +parisien, n'ont pu avoir l'intuition des sentiments dont Childe Harold +entendit les accents déchirants dans les femmes de Saragosse, défendant +vainement leurs foyers contre «l'étranger», ils subirent tellement la +fascination qui s'échappait en ondes diaprées de ce type féminin, qu'ils +lui prêtèrent des puissances presque surnaturelles.</p> + +<p>Leur imagination, trop impressionnée par les détails, les grandit +démesurément, exagérant la portée des contrastes et les facultés de la +métamorphose dans ces Protées aux noirs sourcils et aux dents perlées. +Elle en fit ainsi une énigme insoluble, ne sachant point, à force de se +perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large +synthèse. Dans une émotion éblouie, la poésie française crut dépeindre +la Polonaise en lui jetant à la face, comme une poignée de pierreries +multicolores, non serties, une poignée d'épithètes sublimes et +incohérentes. Elles sont précieuses cependant, car leur éclat +multicolore, leur incohérence irraisonnée, témoignent éloquemment de la +violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualités +françaises parlèrent à l'esprit français, mais qu'on ne connaît +vraiment que lorsque les héroïsmes de leur cœur parlent au cœur.</p> + +<p>La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de héros +vainqueurs, n'était point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange +consolateur de héros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus +différent de ce qu'était le Polonais antique, que la Polonaise moderne +n'est différente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle était +avant tout et surtout une patricienne honorée; la matrone romaine +devenue chrétienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, à la +cour ou à la ville, régnant sur ses palais ou sur ses champs, était +grande dame. Elle l'était par suite de la situation que la société lui +préparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil +de son écusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle +rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au +milieu des poignantes péripéties de la vie), y compris les «hautes et +puissantes châtelaines», que par respect et déférence on appelait +<i>białogłowa</i>, parce que les femmes mariées avaient la tête couverte et +les joues encadrées de blanches et vaporeuses dentelles, imitation +civilisée, pudique et chrétienne, du voile musulman, injurieux et +barbare. Mais, leur sujétion et leur impuissance légale, contre-balancée +par les mœurs et les sentiments, loin de les diminuer, les élevaient, en +préservant la sérénité de leur âme, qu'elles tenaient en dehors de +l'âpre lutte des intérêts, et en ne leur permettant jamais d'être en +faute.</p> + +<p>Elles ne pouvaient disposer par elles-mêmes d'aucune fortune, d'aucune +volonté, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, être entraînées et +devenir blâmables! C'était là pour elles tout gain, tout avantage; +avantage inappréciable, dont elles connaissaient bien tous les +échappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal, +elles compensaient cette soumission à une vigilance constante, qui +dictait les proportions du cadre où elles étaient placées, en prenant un +empire presque sans bornes dans la vie privée, où chaque bien était leur +attribut. Toute la dignité de la vie de famille, toute la douceur de la +vie domestique leur étaient confiées; elles gouvernaient en souveraines +ce noble et important apanage, d'où elles étendaient leur pieuse et +pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles étaient +dès leur première adolescence les compagnes de leur père, qui les +initiait à ses poursuites et à ses inquiétudes, aux difficultés et aux +gloires de la <i>res publica</i>; elles étaient les premières confidentes de +leurs frères, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles +devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillères secrètes, +fidèles, perspicaces, déterminantes. L'histoire de la Pologne et le +tableau de ses anciennes mœurs présentent sans cesse le type de ces +courageuses et intelligentes épouses, dont l'Angleterre nous a offert un +splendide exemple en 1683, lorsque dans un procès où sa tête était en +jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme.</p> + +<p>Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement +pieux, jamais bigot et fatigant; libéral et magnifique, jamais +fiévreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas été à même +de se produire. Elle enta sur l'idéal solennel de l'aïeule, la grâce et +la vivacité françaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures +alors que l'irrésistible attrait des mœurs de Versailles, après avoir +inondé l'Allemagne, arriva jusqu'à la Vistule. Date fatale! On peut +l'affirmer: Voltaire et la Régence sous-minèrent la Pologne et furent +les auteurs de sa ruine. En perdant ces mâles vertus, dont Montesquieu +dit que seules elles soutiennent les États libres, et qui effectivement +avaient soutenu la Pologne durant huit siècles!... les Polonais +perdirent leur patrie. Les Polonaises étant plus fermes en la foi, moins +besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas +eu l'habitude de le manier, moins accessibles à l'immoralité par une +horreur innée et instinctive de l'impudeur, elles résistèrent mieux à la +contagion mortifère du dix-huitième siècle! Leur religion, ses vertus, +ses enthousiasmes et ses espérances, créèrent en elles le ferment sacré +qui fera ressusciter cette patrie si chère!... Les hommes le sentent; +ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable +dans ces âmes dont chacune peut s'écrier: <i>Rien ne m'est plus, plus ne +m'est rien</i>, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur +aura point rendu l'intégrité de leur type primitif en leur rendant la +patrie!</p> + +<p>Les poètes de la Pologne n'ont certes pas laissé à d'autres l'honneur +d'ébaucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idéal de +leurs compatriotes. Tous l'ont chanté, tous l'ont glorifié, tous ont +connu ses secrets, tous ont tressailli avec béatitude devant ses joies +et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la +littérature des «anciens jours», <i>Zygmuntowskie czasy</i>, on retrouve à +chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrière, comme +l'empreinte d'un beau camée dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps +roule les flots anecdotiques, la poésie moderne dépeint l'idéal de la +Polonaise actuelle, plus émouvant que ne le rêva jamais poète énamouré. +Sur le premier plan se dessinent l'épique et royale figure de <i>Grażyna</i>, +le sublime profil de la solitaire et secrète fiancée de <i>Wallenrod</i>; la +Rose des <i>Dziady</i>, la Sophie de <i>Pan Tadeusz</i>. Autour d'elles, que de +têtes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les +rencontre à chaque pas, au milieu des sentiers bordés de roses que +dessine la poésie de ce pays, où le mot de poète n'a point cessé de +correspondre à celui de prophète: <i>wieszcz!</i> Dans ces vergers pleins de +cerisiers en fleur; dans ces bois de chênes pleins d'abeilleries +bourdonnantes, dépeints avec tant de fraîcheur par les romanciers; dans +ces beaux jardins où s'étalent les superbes plates-bandes; dans ces +somptueux appartements où fleurissent le grenadier rouge, le cactus +blanc au gland d'or, les grappes roses du Pérou et les lianes du Brésil, +on aperçoit à tout instant quelque tête à la Palma-Vecchio. Des lueurs +pourpres d'un splendide couchant éclairent, là aussi, une lourde +chevelure qui se détache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa +blonde auréole des traits où le pressentiment de tristesses futures se +cache déjà sous un sourire encore folâtre<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>!</p> + +<p>Nous l'avons dit; peut-être faut-il connaître de près les compatriotes +de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses <i>Mazoures</i> sont +imprégnées, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque +toutes sont remplies de cette même vapeur amoureuse qui plane comme un +fluide ambiant à travers ses <i>Préludes</i>, ses <i>Nocturnes</i>, ses +<i>Impromptus</i>, où se retracent une à une toutes les phases de la passion +dans des âmes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une +coquetterie inconsciente d'elle-même, attaches insensibles des +inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie; +mortelles dépressions de joies étiolées qui naissent mourantes, roses +noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige +qui les environne, attristant par le parfum même des tremblants pétales +que le moindre souffle fait tomber de leurs frêles tiges. Étincelles +sans reflet qu'allument les vanités mondaines, semblables à l'éclat de +certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurité; plaisirs sans +passé ni avenir, ravis à des rencontres de hasard, comme la conjonction +fortuite de deux astres lointains; illusions, goûts inexplicables +tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits à moitié +mûrs, qui plaisent tout en agaçant les dents. Ébauches de sentiment dont +la gamme est interminable et auxquels l'élévation native, la beauté, la +distinction, l'élégance de ceux qui les éprouvent, prêtent une poésie +réelle, souvent sérieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait +seulement effleurer dans un rapide arpège, devient tout d'un coup un +thème solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans +un cœur exalté les allures d'une passion, qui veut l'éternité pour +demeure!</p> + +<p>Dans le grand nombre des <i>Mazoures</i> de Chopin, il règne une extrême +diversité de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremêlées de la +résonnance des éperons; mais, dans la plupart on distingue avant tout +l'imperceptible frôlement du tulle et de la gaze sous le souffle léger +de la danse; le bruit des éventails, le cliquetis de l'or et des +pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais +creusé d'anxiété, d'un bal à la veille d'un assaut; on entend à travers +le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux défaillants dont elle +cache les pleurs. Quelques autres semblent révéler les angoisses, les +peines et les secrets ennuis, apportés à des fêtes dont le bruit +n'assourdit pas les clameurs du cœur. Ailleurs encore, on saisit comme +des terreurs étouffées: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et +qui survit, que la jalousie dévore, qui se sent vaincu, et qui prend en +pitié dédaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un +délire, au milieu duquel passe et repasse une mélodie haletante, +saccadée, comme les palpitations d'un cœur qui se pâme, et se brise, et +se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants +souvenirs de gloire.—Il en est dont le rhythme est aussi indéterminé, +aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants +contemplent une étoile levée seule au firmament!</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#toc">IV.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/004.png" alt="A" /></span>près avoir parlé du compositeur et de ses œuvres, où tant de sentiments +immortels résonnent, où son génie, aux prises avec la douleur, lutta, +parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet élément terrible de la +réalité qu'une des missions de l'art est de réconcilier avec le ciel; de +ses œuvres où se sont épanchés, comme des pleurs dans un lacrymatoire, +tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son cœur, +tous les transports de ses aspirations et de ses emportements +inexprimés; de ses œuvres où, dépassant les bornes de nos sensations +trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes à son gré, il +fait incursion dans le monde des Dryades, des Oréades, des Nymphes et +des Océanides,—il nous resterait à parler de l'exécution de Chopin, si +nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des émotions +entrelacées à nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs +linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre.</p> + +<p>Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel résultat +pourraient obtenir nos efforts? Réussirait-on à faire connaître à ceux +qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable poésie? Charme +subtil et pénétrant comme un de ces légers parfums exotiques, celui de +la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les +appartements peu fréquentés et se dissipent, comme effarouchés, dans les +foules compactes, au milieu desquelles l'air épaissi ne garde plus que +les senteurs vivaces des tubéreuses en pleines fleurs ou des résines en +pleines flammes.</p> + +<p>Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par +la pureté de sa diction, par ses accointances avec <i>la Fée aux miettes</i> +et <i>le Lutin d'Argail</i>, par ses rencontres de <i>Séraphine</i> et de +<i>Diane</i>, murmurant à son oreille leurs plus confidentielles plaintes, +leurs rêves les plus innomés, rappelait le style de Nodier, dont on +rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans +la plupart de ses <i>Valses, Ballades, Scherzos</i>, gît embaumée la mémoire +de quelque fugitive poésie inspirée par une de ces fugitives +apparitions. Il l'idéalise quelquefois jusqu'à en rendre les libres si +ténues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir à notre +nature, mais se rapprocher du monde féerique et nous dévoiler les +indiscrètes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des +reines Mab, des Obérons puissants et capricieux, de tous les génies des +airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers +mécomptes et aux plus insupportables ennuis.</p> + +<p>Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un +caractère particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il +exécutait; musique de danse ou musique rêveuse, mazoures ou nocturnes, +préludes ou scherzos, valses ou tarentelles, études ou ballades. Il leur +imprimait à toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence +indéterminée, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient +presque plus rien de matériel et, comme les impondérables, semblaient +agir sur l'être sans passer par les sens. Tantôt on croyait entendre les +joyeux trépignements de quelque péri amoureusement taquine; tantôt, +c'étaient des modulations veloutées et chatoyantes comme la robe d'une +salamandre; tantôt, on saisissait des accents profondément découragés, +comme si des âmes en peine ne trouvaient pas les charitables prières +nécessaires à leur délivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de +ses doigts une désespérance si morne, si inconsolable, qu'on croyait +voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprême +de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, préférait la mort à +l'exil, ne pouvant supporter de quitter <i>Venezia la bella</i>!<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a></p> + +<p>Chopin se livrait aussi à des fantaisies burlesques; il évoquait +volontiers parfois quelque scène à la Jacques Callot, pour faire rire, +grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises, +pleines de saillies musicales, pétillantes d'esprit et de <i>humour</i> +anglais, comme un feu de fagots verts. L'<i>Étude V</i> nous a conservé une +de ces improvisations piquantes, où les touches noires du clavier sont +exclusivement attaquées, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que +les touches supérieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il était, +reculant devant la jovialité vulgaire, le rire grossier, la gaieté +commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont +la vue cause les plus nauséabonds éloignements à certaines natures +sensitives et douillettes.</p> + +<p>Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de +trépidation émue, timide ou haletante, qui vient au cœur quand on se +croit dans le voisinage des êtres surnaturels, en présence de ceux qu'on +ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni +comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mélodie, comme un +esquif porté sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait +mouvoir indécise, comme une apparition aérienne, surgie à l'improviste +en ce monde tangible et palpable. Dans ses écrits, il indiqua d'abord +cette manière, qui donnait un cachet si particulier à sa virtuosité, par +le mot de <i>Tempo rubato</i>: temps dérobé, entrecoupé, mesure souple, +abrupte et languissante à la fois, vacillante comme la flamme sous le +souffle qui l'agite, comme les épis d'un champ ondulés, par les molles +pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclinés de ci et +de là par les versatilités d'une brise piquante.</p> + +<p>Mais, le mot qui n'apprenait rien à qui savait, ne disant rien à qui ne +savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard +d'ajouter cette explication à sa musique, persuadé que si on en avait +l'intelligence, il était impossible de ne pas deviner cette règle +d'irrégularité. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles être jouées +avec cette sorte de balancement accentué et prosodié, cette <i>morbidezza</i> +dont il était difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas +souvent entendu lui-même. Il semblait désireux d'enseigner cette +manière à ses nombreux élèves, surtout à ses compatriotes auxquels il +voulait, plus qu'à d'autres, communiquer le souffle de son inspiration. +Ceux-ci, ou plutôt celles-là, la saisissaient avec cette aptitude +qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de poésie. Une +compréhension innée de sa pensée leur permettait de suivre toutes les +fluctuations de son vague azuré.</p> + +<p>Chopin savait, il le savait même trop, qu'il n'agissait pas sur la +multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils à une mer de +plomb, leurs flots, malléables à tous les feux, n'en sont pas moins +lourds à remuer. Ils nécessitent le bras puissant de l'ouvrier athlète +pour être versés dans un moule, où le métal en fusion devient tout d'un +coup une idée et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin +avait conscience de n'être parfaitement goûté que dans ces réunions, +malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits étaient +préparés à le suivre partout où il lui plaisait de les conduire; à se +transporter avec lui dans ces sphères où les anciens ne faisaient entrer +que par la porte d'ivoire des songes heureux, entourée de pilastres +diamantés aux mille feux irisés. Il prenait plaisir à surmonter cette +porte, dont les génies gardent les secrètes serrures, d'une coupole dans +laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces +transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers +kaléïdoscopiques sont cachés dans une brunie olivâtre qui les efface et +les dévoile tour à tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer +dans un monde où tout est miracle charmant, surprise folle, songe +réalisé! Mais, il fallait être des initiés pour savoir comment on en +franchit le seuil!</p> + +<p>Chopin se réfugiait et se complaisait volontiers en ces régions +imaginées, où il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les +estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs +de bataille de l'art musical, où l'on tombe quelquefois aux mains d'un +vainqueur improvisé, conquérant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour, +mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et +d'asphodèles, pour intercepter l'entrée du bois sacré d'Apollon! Pendant +ce jour, le «soldat heureux» se sent bien l'égal des rois; mais +seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour +l'imagination qui hante les divinités des airs et les esprits peuplant +les cimes.</p> + +<p>Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est à la merci des caprices d'une mode +de boutiques, de réclames, d'annonces, de camaraderies, mode équivoque +et de naissance douteuse. Or, si la mode bien née, la mode personne de +qualité, est toujours une sotte déesse, que doit-ce être d'une mode sans +parents avouables! Les natures d'artiste finement trempées, +éprouveraient sûrement une répugnance bien naturelle à se mesurer corps +à corps avec un de ces Hercule de foire, déguisé en prince de l'art, qui +guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prêt à +assaillir de ses coups de bâton le chevalier armé de la veille, en quête +de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-être d'avoir à +lutter contre un si piètre adversaire, que de se voir réduites à +recevoir des coups d'épingle qui simulent des coups de poignard, d'une +mode vénale, d'une mode commerçante, d'une mode industrielle, insolente +courtisane qui prétend en remontrer à l'Olympe des grands salons du +beau-monde! Elle voudrait même, l'insensée, s'abreuver à la coupe de +Hébé qui, rougissant à son approche, implore pour la foudroyer, tantôt +l'aide de Vénus, tantôt celle de Minerve! Vainement! Ni la beauté +suprême ne parvient à éclipser son fard de marchande d'orviétan, ni la +sagesse armée de toutes pièces ne peut lui arracher sa marotte dont elle +se fait un sceptre de paille goudronnée! En cette détresse, il ne reste +à la déesse de l'immortalité d'autre ressource que de se détourner +indignée de cette intruse de bas-étage. C'est ce qui ne manque pas +d'arriver! L'on voit alors les cosmétiques s'écailler sur ses joues +bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille édentée +chassée, avant d'avoir eu le temps d'être délaissée.</p> + +<p>Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique, +parfois plaisant jusqu'à la bouffonnerie, des mésaventures de quelque +protégé de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des +«entrepreneurs de réputations artistiques», des cornacs de bêtes plus ou +moins curieuses, plus ou moins artificielles, «produit <i>unique</i> de la +carpe et du lapin», était loin d'avoir atteint les impudentes audaces et +les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois, +quoique dans l'enfance de l'art, la spéculation pouvait déjà faire assez +d'excursions sur le terrain réservé aux Muses pour que celui qui les +hantait exclusivement, qui après sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui +ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, fût comme épouvanté +devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifiée du dégoût +qu'elle lui inspirait, le musicien-poète disait un jour à un artiste de +ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: «Je ne suis point propre à +donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxié par ses +haleines précipitées, paralysé par ses regards curieux, muet devant ses +visages étrangers; mais toi, tu y es destiné, car quand tu ne gagnes pas +ton public, tu as de quoi l'assommer».</p> + +<p>Cependant, mettant à part la concurrence des artistes qui n'en sont pas, +des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou +de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal à l'aise devant +un «grand public», ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix +minutes à l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraîner par +l'irrésistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air raréfié +dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupéfier par ses révélations +gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des +vétilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la +constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilité +de poète. Sa volontaire abnégation des bruyants succès cachait, à qui +savait le discerner, un froissement intérieur. Ayant un sentiment très +distinct de sa supériorité native, (comme tous ceux qui ont su la +cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste +polonais n'en recevait pas du dehors assez d'échos intelligents, pour +gagner la tranquille certitude d'être réellement apprécié à toute sa +valeur. Il avait vu d'assez près l'acclamation populaire pour connaître +cette bête, parfois intuitive, parfois ingénuement et noblement +passionnée, plus souvent fantasque, capricieuse, rétive, déraisonnable, +ayant encore en elle du sauvage: sottement engouée, sottement encolérée, +car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer +inaperçus les plus nobles joyaux; elle se fâche pour des bagatelles et +se laisse enjôler par les plus fades flagorneries. Mais, chose étrange, +Chopin qui la savait par cœur, en avait horreur et s'en faisait besoin. +Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naïves émotions +d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son âme, au +récit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les +extases!</p> + +<p>Plus «ce délicat», cet épicurien du spiritualisme, perdait l'habitude de +dompter et de braver le «grand public», plus il lui en imposait. Pour +rien au monde il n'eût voulu qu'une mauvaise étoile lui donne le +dessous en sa présence, dans un de ces combats singuliers où l'artiste, +comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son défi et son +gant à quiconque lui conteste la beauté et la primauté de sa dame; +c'est-à-dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison, +que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu être ni plus aimé, ni plus +goûté, qu'il ne l'était déjà par le groupe spécial qui composait son +«petit public». Il se demandait peut-être, non à tort, hélas! tant sont +incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines +affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aimé, moins +apprécié, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit: +«les délicats sont malheureux!»</p> + +<p>Ayant ainsi conscience des exigences qu'entraînait la nature de son +talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques +concerts de début, en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et +à Munich, il n'en donna plus que peu à Paris et à Londres et ne put +guère voyager à cause de sa santé. Elle lui fit subir des crises +quelquefois fort dangereuses, restant toujours débile, exigeant toujours +de grandes précautions; néanmoins, elle lui laissait de belles saisons +de répit, de belles années d'un équilibre qui lui donnait une force +relative. Elle ne lui eût point permis de se faire connaître dans toutes +les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne à +Saint-Pétersbourg, en s'arrêtant aux villes d'université et aux cités +manufacturières, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique, +aperçu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impératrice de +Russie, la fit sourire en s'écriant: «Comment! Une si grande réputation +dans un si petit endroit!» Néanmoins, la santé de Chopin ne l'eût point +empêché de se faire plus souvent entendre là, où il se trouvait; sa +constitution délicate était donc moins une raison, qu'un prétexte +d'abstention, pour éviter d'être mis et remis en question.</p> + +<p>Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part à +ces joûtes publiques et solennelles, où l'acclamation populaire salue le +triomphateur; s'il se sentait déprimé en s'en voyant exclu, c'est qu'il +ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce +qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouché par le «grand public», il voyait +bien que celui-ci, en prenant au sérieux son propre verdict, forçait +aussi les autres à le prendre pour tel: tandis que le «petit public», le +monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnaître +d'autorité à lui-même: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux. +Il a peur des excentricités du génie, il recule devant les hardiesses +d'une grande supériorité, d'une grande individualité, d'une grande âme, +d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour +reconnaître celles qui sont justifiées par les exigences intérieures +d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hésitation +celles qui ne correspondent qu'à de petites passions, n'ayant rien +d'exceptionnel: à des «poses» d'un but fort ordinaire, se formulant en +un désir d'éblouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un métier +lucratif, au bout duquel on aperçoit une bonne retraite de rentier +bourgeoisement casé.</p> + +<p>Le monde des salons ne distingue pas ces personnalités si différentes +qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il +n'a point encore pris à cœur de penser par lui-même, en dehors de la +tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le +directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc +pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des +sentiments jetant Ossa sur Pélion pour escalader les astres, d'avec les +mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une +égoïste suffisance, joints à une vile courtisanerie des passions du +jour, des vices élégants, de l'immoralité à la mode, de la +démoralisation régnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des +grandes pensées, se traduisant sans aucun «effet» cherché, d'avec les +conventionalités surannées d'un style qui a fait son temps et dont les +vieilles douairières deviennent les gardiennes attitrées, faute de +savoir suivre d'un œil intelligent les incessantes transformations de +l'art.</p> + +<p>Pour s'épargner le soin d'apprécier, en connaissance de cause, +l'intégrité des sentiments du poète-artiste dont l'étoile semble monter +sur le firmament de l'art; pour s'éviter la peine de prendre l'art au +sérieux, afin d'être à même de préjuger avec quelque divination des +promesses que les jeunes hommes apportent et des qualités qui leur +permettront de les réaliser, le monde des salons ne soutient avec +constance, pour mieux dire, il ne protège avec obstination, que les +médiocrités adulatrices, dont il n'a à redouter aucune nouveauté +embarrassante, (<i>keine Genialität</i>); qui se laissent traiter de haut en +bas et que l'on maltraite à son aise, n'ayant jamais à en craindre ni un +défaut gênant, ni un lustre ineffaçable!</p> + +<p>Ce «petit public» tant vanté peut bien mettre au jour une <i>vogue</i>; mais +cette <i>vogue</i>, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de +réalité qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux +qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des pétales de roses et +d'œillets légèrement fermentés. Cette <i>vogue</i> est une chose éphémère, +chétive, sans consistance, sans vie réelle, toujours prête à s'évaporer, +parce qu'elle ignore sa raison d'être et souvent n'en a aucune à donner. +Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment +il s'est senti saisi, frémissant, électrisé, «empoigné» dit le plébéien +ravi, renferme du moins ces «gens du métier» qui savent ce qu'ils disent +et pourquoi ils le disent,—tant que la tarantule de l'envie ne les a +point piqués et ne leur fait point cracher à chaque discours, comme à la +fée malfaisante des contes de Perrault, les vipères et les crapauds du +mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la +vérité, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice!</p> + +<p>Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret déplaisir, +jusqu'à quel point les salons d'élite remplaçaient par leurs +applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait, +faisant par là acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur +sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'était aperçu, +qu'entre ces beaux messieurs si bien frisés et pommadés, entre ces +belles dames si décolletées et si parfumées, tous ne le comprenaient +pas. Après quoi, il était bien moins sûr encore si ce peu qui le +comprenait, le comprenait bien? Il en résultait un mécontentement, assez +indéfini peut-être pour lui-même, du moins quant à sa véritable source, +mais qui le minait sourdement. On le voyait choqué presque par des +éloges qui sonnaient creux ou sonnaient faux à son oreille. Tous ceux +auxquels il avait droit de prétendre ne lui parvenant pas en larges +bouffées, il était porté à trouver fâcheuses les louanges isolées quand +elles portaient à côté, ne visant presque jamais juste, ne touchant le +point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste +savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le +mouvement rhythmé des éventails coquets battant des ailes!</p> + +<p>À travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi +qu'une poussière dorée, mais importune, des compliments qui lui +semblaient montés sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets +qui encombraient les jolies mains et les empêchaient de se tendre vers +lui, on pouvait, avec un peu de pénétration, découvrir qu'il se jugeait +non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il préférait alors n'être +pas troublé dans la placide solitude de ses contemplations intérieures, +de ses fantaisies, de ses rêves, de ses évocations de poète et +d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingénieux +moqueur lui-même, pour prêter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point +en génie méconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon goût et +de bonne grâce, il dissimula si complètement la blessure de son légitime +orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas +sans raison qu'on attribuerait la rareté graduellement croissante des +occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du +piano, plus encore au désir qu'il éprouvait de fuir les hommages qui ne +lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait dû, qu'à +l'augmentation de sa faiblesse, mise à de tout aussi rudes épreuves par +les longues heures qu'il passait à jouer chez lui, aussi bien que par +les leçons qu'il n'a jamais cessé de donner.</p> + +<p>Il est à regretter que les indubitables avantages qui devraient résulter +pour l'artiste à ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent +ainsi diminués par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et +par l'absence complète d'une véritable entente de ce qui détermine le +Beau en soi, comme des moyens qui le révèlent et qui constituent l'Art. +Les appréciations de salon ne sont que <i>d'éternels à-peu-près</i>, comme +les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces +feuilletons saupoudrés et pailletés de fins aperçus qui, chaque lundi, +charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions +superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances préalables, +aucune portée et aucun avenir dans un intérêt sincère et soutenu; +impressions si passagères, qu'on peut les appeler plutôt physiques que +morales.—Trop préoccupé des petits intérêts du jour, des incidents de +la politique, des succès de jolies femmes, des bons-mots de ministres «à +pied» ou de désœuvrés mécontents, du mariage ou des relevailles de +quelque élégante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu +édifiantes, de médisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies +qu'on traite de médisances, le grand monde ne veut en fait de poésie, ne +supporte en fait d'art, que des émotions qui s'inhalent en quelques +minutes, s'épuisent en une soirée, s'oublient le lendemain!</p> + +<p>Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des +artistes vains et obséquieux, faute de savoir être fiers et patients. +Puis, en s'affadissant le goût avec eux, il perd la virginité, +l'originalité, la spontanéité primitive de ses sensations; ensuite de +quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre, +un poète de grande lignée, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne +manière. Par là, si haut qu'il soit, la grande poésie, le grand art +surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans +les appartements tendus de damas rouge; il s'évanouit dans les salons +jaune paille ou bleu nacré. Tout véritable artiste l'a senti, quoique +tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renommée, +plus familiarisé que d'autres avec les variations du thermomètre +intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces +températures toujours fraîches, parfois glaciales et glaçantes, répéta +souvent: «À la cour, il faut être court!» Et il ajoutait entre amis: «Il +ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce +que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout +des pieds et fasse penser à une valse passée ou future!»</p> + +<p>D'ailleurs, le <i>glacé</i> conventionnel du grand monde qui recouvre la +grâce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts; +l'affectation, l'afféterie, les minauderies des femmes; l'empressement +hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait étrangler +celui dont la présence détourne d'eux le regard de quelque belle, +l'attention de quelque oracle de salon, sont des éléments trop peu +intelligents, trop peu sincères, trop factices en définitive, pour que +le poète s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient +«sérieux» et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires, +daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lèvres fanées et +sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette +condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent à +contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le +moins en lui-même.</p> + +<p>Il y trouve plutôt occasion de se convaincre que là, personne n'est +admis à l'auguste fréquentation des Muses. Les femmes qui se pâment +parce que leurs nerfs sont excités, sans rien saisir de l'idéal que +l'artiste chante, de l'idée qu'il a voulu exprimer sous les formes du +beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce +que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni +les autres, préparés et disposés à voir en lui autre chose qu'un +acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des +filles de Mnémosyne, des révélations d'Apollon Musagète, ces hommes et +ces femmes habitués dès leur enfance à ne goûter que des plaisirs +intellectuels qui frisent la platitude, cachée sous les formes mignardes +d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils +sont s'affolent du bric-à-brac devenu le cauchemar des salons où l'on se +pique d'avoir le goût, ne possédant pas le sentiment des arts; on s'y +éprend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer «le dieu de la +porcelaine et de la verrerie»; on s'y arrache le fade dessinateur des +vues de château, de vignettes maniérées et de madonnes guindées! En +fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des +«pensées fugitives» faciles à épeler!</p> + +<p>Une fois arraché à son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la +retrouver que dans l'intérêt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant +et animé, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus +noble, pour ce qu'il pressent de plus élevé, pour ce qu'il veut de plus +dévoué, pour ce qu'il rêve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus +divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignoré de nos salons actuels, où +la Muse ne descend guère que par mégarde, pour aussitôt s'envoler vers +d'autres régions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration, +l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les +sourires sémillants qui ne demandent qu'à être désennuyés, dans les +froids regards d'un aréopage de vieux diplomates blasés, sans foi et +sans entrailles, qu'on dirait rassemblés pour juges des mérites d'un +traité de commerce ou des expériences qui donnent droit à un brevet +d'invention. Pour que l'artiste soit véritablement à sa propre hauteur, +pour qu'il s'élève au-dessus de lui-même, pour qu'il transporte son +auditoire en étant hors de lui, enlevé et illuminé par le feu divin, +<i>l'estro poetico</i>, il lui faut sentir qu'il ébranle, qu'il émeut ceux +qui l'écoutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mêmes +instincts, qu'il les entraîne enfin à sa suite dans sa migration vers +l'infini, comme le chef des troupes ailées, lorsqu'il donne le signal +du départ, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages.</p> + +<p>En thèse générale, l'artiste aurait tout à gagner de ne fréquenter +qu'une société de «patriciens éclairés», car ce n'est pas sans un +certain fond de raison que le C<sup>te</sup> Joseph de Maistre, voulant une fois +improviser une définition du Beau, s'écria: «le Beau, c'est ce qu'il +plaît au patricien éclairé!»—Sans doute, le patricien devant être par +sa position sociale au-dessus de toutes les considérations intéressées +et des prédilections communes qui en découlent, appelées bourgeoises, +parce que la bourgeosie tient en ses mains les intérêts matériels d'une +nation; le patricien est précisément désigné, non seulement pour +comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager, +l'expression et l'élan de tous les sentiments rares, héroïques, +délicats, désintéressés, voués aux grandes choses et aux grandes idées, +que l'art a pour mission de faire briller de tout leur éclat dans les +créations bénies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut +révéler, dépeindre et décrire, avec une intensité surhumaine; que seul +il peut glorifier, auquel seul il peut départir l'apothéose d'une +immortalité terrestre! Telle serait la thèse.—Mais, si nous envisageons +l'antithèse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas +exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins à gagner qu'à perdre +lorsqu'il prend goût à la société de la noblesse contemporaine. Il s'y +effémine, il s'y rapetisse, il s'y réduit au rôle d'un amuseur +charmant, d'un passe-temps comme il faut et coûteux; à moins qu'on ne +l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et à la base de +l'échelle aristocratique.</p> + +<p>Dans les cours, depuis des temps immémoriaux, l'on éreinte le poète et +l'artiste en laissant à d'autres Mécènes le soin de les récompenser +véritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire +impérial, une approbation royale, une faveur souveraine, une épingle ou +des boutons de diamants suffisent,—et au delà!—pour compenser toutes +les pertes de temps, de facultés ardentes et d'énergies vitales, +auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires +incandescents. Firdousi, l'Homère persan, recevait en monnaie de cuivre +les mille pièces effigiées que son sultan lui avait promis en monnaie +d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope, +comment l'écureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui +renvoyait le sac de noisettes reçu lorsqu'il n'avait plus de dents pour +les croquer.</p> + +<p>En revanche, chez les rois et les princes de la finance, où l'on +contrefait plus qu'on n'imite les manières des vrais grands-seigneurs, +où tout se paie argent-comptant,—même la visite d'un potentat tel que +Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour +allumer son feu de cheminée quand il daigne se faire héberger par son +banquier,—le poète et l'artiste n'en sont pas à attendre un honoraire +qui mette leur vieillesse à l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour +n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini à d'excellentes affaires +qui le gorgèrent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux +précédents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit +pied quand l'artiste préférait, (non sans un soupir peut-être), acquérir +à bon marché un pot-au-feu toujours fumant, en renonçant à se nourrir de +l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit râpé, la +mansarde sans soleil et sans feu!...</p> + +<p>Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours épuisent le génie et le talent +de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du poète, comme la beauté +des femmes éclatantes épuise par l'admiration incessante qu'elle +provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.—Le monde +bourgeois des enrichis étouffe l'artiste et le poète dans la +gloutonnerie du matérialisme; là, femmes et hommes ne savent mieux faire +que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de +boudoir, jusqu'à les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en +porcelaine du Japon.—De cette façon, les splendeurs des premiers et des +derniers gradins de la puissance et de la richesse sont également +funestes à ces êtres marqués par le sort du signe «fatale et beau»; à +ces privilégiés de la nature, dont les Grecs disaient que le maître des +cieux les ayant oubliés dans la répartition des biens de la terre, leur +donna en compensation le privilège de monter jusqu'à lui chaque fois +qu'ils en éprouvent le beau désir. Mais, ces êtres n'étant pas moins +accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le +beau monde portent la responsabilité de celles qui les dévorent ou les +suffoquent derrière les lourdes portières capitonnées. Quand donc ces +privilégiés de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le +maître des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans +condamner aussi ceux qui, ne sachant point les écouter quand ils font +entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur +talent sans respect pour leur inspiration!</p> + +<p>À la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pensée de +l'artiste et le vol du poète; trop occupé pour se souvenir de leur +bien-être et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable +après tout et qui se conçoit); on les exploite donc sans merci ni +remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire. +Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, où, la distraction +cessant, l'occupation cédant, chacun y comprend le poète et l'artiste +comme nul ne le comprend ailleurs; où le souverain le récompense comme +nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour +quelques-uns, brille désormais aux yeux de tous comme un phare, une +étoile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui +n'est pas.</p> + +<p>Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanités satisfaites, +ne se sentant grands que par l'argent qu'ils dépensent, on a beau +écouter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on +ne comprend ni la haute poésie, ni le grand art. Les intérêts, dits +positifs, exercent là un empire trop absorbant et trop fascinant, pour +permettre qu'on s'initie aux austères voluptés du renoncement, aux +saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversité, aux +sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux +nobles mépris des faveurs de la fortune, aux défis audacieux lancés à un +destin cruel, à tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute poésie +et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent même plus de l'existence +des craintes, des prudences, des précautions, qui se puisent dans les +livres de comptabilité en partie double. En ces parages, le poète et +l'artiste sont exploités au profit de la vulgarité qui l'abaisse et +parfois le dégrade.</p> + +<p>Mais, comme le rayon solaire qui se dégage d'un trône peut ne jamais +venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne +manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'étonnant si dans +cette alternative, plutôt que de chanter leurs plus beaux chants, de +dire leurs plus beaux secrets à qui les écoute sans les entendre, +l'artiste et le poète préféraient maintes fois avoir faim, avoir froid, +au moral ou au physique, rester dans une solitude stérile, contraire à +leur nature qui a besoin de chaleur, d'écho, de reflets, d'expansion, +pour prendre foi en elle-même? Qu'y aurait-il d'étonnant s'ils +choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camoëns, plutôt que d'être +toujours dupes d'espérances trop tardives à se réaliser, d'une +admiration trop souvent mal placée et par là indifférente; plutôt que +d'être si bien repus, qu'ils en soient réduits à l'impuissance des bêtes +de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de +ces êtres privilégiés ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant +qui condescendent à préférer l'éclat des bougies et les revenant bons +d'un métier d'histrion, à une vie et à une mort solitaires! Si l'on voit +si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer à la faiblesse de +caractère de ces infortunés! Étant poètes et artistes grâce à leurs +facultés imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui, +tantôt les ravit jusqu'aux cieux, tantôt les attarde entre les pompes de +la cour ou le luxe de la haute-banque, en les détournant de leur vraie +vocation.</p> + +<p>Le C<sup>te</sup> Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il +parlait du «patricien éclairé», comme d'un vrai juge du Beau; il laissa +seulement sa pensée incomplète. Car l'aristocratie, en tant que telle, +n'a point pour mission sociale de faire, à l'anglaise, des glosses sur +Homère, des monographies sur tel poète arabe oublié et tel trouvère +retrouvé; des études approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange, +Raphaël, des recherches curieuses sur Josquin-des-Près, +Orlando-di-Lasso, Monteverde, Féo, etc. etc. Sa supériorité consiste à +conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps; +des aspirations, des attendrissements, des compassions propres à la +génération contemporaine, qui trouvent leur expression la plus +pénétrante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du +musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur! +Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la +vraie providence de la poésie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait +que le patriciat n'abandonne point au hasard du goût de chacun, la +protection qu'il doit à l'artiste et au poète! Il faudrait qu'il eût +dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de +leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des +beaux-arts; celle de leurs grandes époques, de leurs grands styles, de +leurs transformations dernières, de vraies causes et des vrais effets de +leurs rivalités et de leurs luttes contemporaines, afin que le +grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe +artistique, ne laisse point échapper une douzaine de réflexions d'une +ignorance naïve, privées de syntaxe et parfois de grammaire, dans la +moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un +poète; danger auquel il n'échappe d'ordinaire, qu'en se retranchant +derrière une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le +poète.</p> + +<p>Il faudrait aussi qu'une tradition sacrée commande au patriciat de +dédaigner ces menues manifestations de l'art à bon marché, qui sous +forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies +coloriées, de mauvaise peinture, d'infâme sculpture, de hochets peints, +pétris, chantés, joués, que les artistes ont honte de fabriquer, +devraient être reléguées plus bas, défrayer les plaisirs de plus +modestes demeures que celles dont les portes sont surmontées d'un blason +séculaire.—Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au +patriciat, de ne se complaire que dans la haute poésie et dans le grand +art; de ne protéger que les poètes qui chantent les plus nobles +sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux héroïsmes, les +plus parfaites délicatesses, les plus idéales tendresses, l'amour le +plus pur, le pardon le plus généreux, le dévouement le plus +désintéressé, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'âme +humaine dans ces régions d'une haute spiritualité, dont l'atmosphère +l'élève et la fait vivre au-dessus des préoccupations égoïstes et +épicuriennes, que la poursuite des intérêts matériels ou spéciaux +réveillent et nourrissent dans les autres classes de la société. Même +dans celles de la science, où les passions ne répudient pas toujours +assez les injustices de l'irritabilité et les convoitises d'une vanité +effrénée, pour atteindre aux sphères supérieures et sereines de la haute +poésie et du grand art!</p> + +<p>Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le +tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint +d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que +dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses +«costumes» d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une +allure triviale, dans ses manières qui, ayant perdu toute distinction, +ne laissent plus apercevoir aucune différence avec celle des «bons +bourgeois de Paris!» Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant à +sa juste hauteur, reprenne son droit inné de «donner le ton», pour +imposer effectivement le «bon ton»;—le bon ton dont la vraie +caractéristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui +pensent, réfléchissent, motivent leurs jugements, en même temps qu'il +impose sa mode à cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que +composent les ravissantes nullités de salons, disposant d'un auditoire +exquis et de rentes héréditaires à bien employer.</p> + +<p>Mais, en eût-il été pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement été; +eût-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exaltées +qu'il méritait si bien, dans ces salons renommés où le bon goût semble +être seul appelé à régner, dans ce monde superlatif dont les indigènes +se figurent bien être d'une autre pâte que le reste des mortels; Chopin +eût-il été entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans +tous les climats; eût-il obtenu ces triomphes éclatants qui créent un +capitole partout où les populations saluent l'honneur et le génie; +eût-il été connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'être que +par des centaines d'auditoires émus, nous ne nous arrêterions pourtant +point à cette partie de sa carrière pour en énumérer les succès.</p> + +<p>Que sont les bouquets à ceux dont le front appelle d'immortels lauriers? +Les éphémères sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent +qu'à peine en présence d'une tombe que réclament de plus entières +gloires. Les créations de Chopin sont destinées à porter dans des +nations et des années lointaines, ces joies, ces consolations, ces +bienfaisantes émotions, que les œuvres de l'art réveillent dans les âmes +souffrantes, altérées et défaillantes, persévérantes et croyantes, +auxquelles elles sont dédiées, établissant ainsi un lien continu entre +les natures élevées, sur quelque coin de terre, dans quelque période des +temps qu'elles aient vécu, mal devinées de leurs contemporains quand +elles ont gardé le silence, souvent mal comprises quand elles ont parlé!</p> + +<p>«Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en même qu'on peut +commodément cueillir durant une promenade.» Celles-ci charment quelques +instants par leur fraîcheur embaumée, mais nous ne saurions les placer à +côté de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail +constant et exemplaire, par un amour sérieux de l'art, par un douloureux +ressentiment des émotions qu'il a si bien exprimées. Puisqu'il n'a point +cherché avec une mesquine avidité ces couronnes faciles, dont plus d'un +de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il vécut homme pur, +généreux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble +des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a passé parmi +nous comme un fantôme consacré de tout ce que la Pologne récèle de +poésie,—prenons garde de manquer de révérence à sa mémoire. Ne lui +tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas +des couronnes faciles et légères! Élevons nos sentiments en face de ce +cercueil!</p> + +<p>Nous tous qui, <i>par la grâce de Dieu</i>, avons le suprême honneur d'être +artistes, interprètes choisis par la nature elle-même du Beau éternel; +nous tous qui le sommes devenus, <i>par droit de conquête aussi bien que +par droit de naissance</i>, soit que notre main assouplisse le marbre ou le +bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui +grave lentement ses lignes pour la postérité, soit qu'elle coure sur le +clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses +phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte +emprunté à Uranie ou la plume de Melpomène trempée dans le sang, le +rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accordée +par la vérité et la justice, apprenons de celui que nous venons de +perdre, à repousser tout ce qui ne tient pas à l'élite des ambitions de +l'Art; à concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon +plus profond que la vogue du jour! Renonçons aussi, pour nous-mêmes, aux +tristes temps de futilité et de corruption artistique où nous vivons, à +tout ce qui n'est pas digne de l'art, à tout ce qui ne renferme pas des +conditions de durée, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque +parcelle de l'éternelle et immatérielle beauté, qu'il est enjoint à +l'art de faire resplendir pour resplendir lui-même!</p> + +<p>Ressouvenons-nous de l'antique prière des Doriens, dont la simple +formule était d'une si pieuse poésie lorsqu'ils demandaient aux dieux de +leur donner, <i>le Bien par le Beau!</i> Au lieu de tant nous mettre en +travail pour attirer les foules et leur plaire à tout prix, +appliquons-nous plutôt, comme Chopin, à laisser un céleste écho de ce +que nous avons ressenti, aimé et souffert! Apprenons enfin de lui et de +l'exemple qu'il nous a légué, à exiger de nous-mêmes ce qui donne rang +dans la cité mystique de l'art, plutôt que de demander au présent, sans +respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, à peine entassées, sont +incontinent fanées et oubliées!...</p> + +<p>En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de +son vivant ont été remises aux mains de Chopin par <i>d'illustres égaux</i>. +Une admiration enthousiaste lui était vouée par un public, plus resserré +encore que l'aristocratie musicale dont il fréquentait les salons. Il +était formé par un groupe de noms célèbres qui s'inclinaient devant lui, +comme des rois de divers empires rassemblés pour fêter un des leurs, +pour être initié aux secrets de son pouvoir, pour contempler les +magnificences de ses trésors, les merveilles de son royaume, les +grandeurs de sa puissance, les œuvres de sa création. Ceux-là lui +payaient intégralement le tribut qui lui était dû. Il n'eût pu en être +autrement dans cette France, dont l'hospitalité sait discerner avec tant +de goût le rang de ses hôtes.</p> + +<p>Les esprits de plus éminents de Paris se sont maintes fois rencontrés +dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces réunions +d'artistes d'une périodicité fantastique, telle que se les figure +l'oisive imagination de quelques cercles cérémonieusement ennuyés; +telles qu'elles n'ont jamais été, car la gaieté, la verve, l'entrain, +n'arrivent pour personne à heure fixe, peut-être moins qu'à personne aux +véritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la <i>maladie +sacrée</i>, orgueil blessé ou défaillance mortelle, il leur faut secouer +ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs, +pour s'étourdir et s'amuser à ces jeux pyrotechniques auxquels ils +excellent; émerveillement des passants ébahis, qui aperçoivent de loin +en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose, +quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon, +sans rien comprendre aux fêtes de l'esprit qui en furent l'occasion.</p> + +<p>Malheureusement, la gaieté et la verve ne sont aussi pour les poètes et +les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre +eux, plus privilégiés que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de +surmonter assez leur malaise intérieur, soit pour toujours porter +lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des +embarras de la route, soit pour conserver une sérénité bienveillante et +douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les +plus sombres, relève les plus taciturnes, encourage les plus découragés, +leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosphère tiède et légère, +une liberté d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser +qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur préoccupation ou leur +maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou +toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien +faible minorité. La grande majorité des êtres d'imagination, d'émotions +subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes +adéquates, échappent à la périodicité en toutes choses, surtout en fait +de gaieté.</p> + +<p>Chopin n'appartenait précisément, ni à ceux dont la verve est toujours +en train, ni à ceux dont la placidité bienveillante met toujours en +train celle des autres. Mais, il possédait cette grâce innée de la +bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux +lois et devoirs de l'hospitalité, lui font encore abdiquer toute +considération personnelle pour l'astreindre aux désirs et aux plaisirs +de ceux qu'il reçoit. On aimait à venir chez lui, parce qu'on y était +charmé et parce qu'on y était à l'aise. On y était bien parce qu'il +faisait ses hôtes maîtres de toute chose, se mettant lui-même et ce +qu'il possédait à leurs ordres et service. Munificence sans réserve, +dont le simple laboureur de race slave ne se départ point en faisant +les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empressé que l'Arabe sous sa +tente, compensant tout ce qui manque à la splendeur de sa réception par +un adage qu'il ne néglige pas de répéter, que répète aussi le grand +seigneur après un repas d'une abondance homérique, servi sous des +lambris dorés: <i>Czym bohal, tym rad!</i> Quatre mots qu'on paraphrase ainsi +aux étrangers: «Toute mon humble richesse est à vous!»<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>. Cette +formule est débitée avec une grâce et une dignité toutes nationales à +ses convives, par tout maître de maison qui conserve les minutieuses et +pittoresques coutumes des anciennes mœurs de la Pologne.</p> + +<p>Après avoir été à même de connaître les usages de l'hospitalité dans son +pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait à nos réunions chez +Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi +dont on ne conserve aucun arrière-goût fade ou amer et qui ne provoque +aucune réaction d'humeur noire. Quoique peu facile à attirer dans le +monde et encore moins enclin à recevoir, il devenait chez lui d'une +prévenance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon où, tout +en ne paraissant s'occuper de personne, il réussissait à occuper chacun +de ce qui lui était le plus agréable, à faire envers chacun preuve de +courtoisie et de dévotieux empressement.</p> + +<p>Ce n'est assurément pas sans avoir des répugnances légèrement +misanthropiques à vaincre, qu'on décidait Chopin à ouvrir sa porte et +son piano pour ceux auxquels une amitié aussi respectueuse que loyale +permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans +doute, se souvient encore de cette première soirée improvisée chez lui +en dépit de ses refus, alors qu'il demeurait à la Chaussée d'Antin. Son +appartement, envahi par surprise, n'était éclairé que de quelques +bougies réunies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait +particulièrement, à cause de leur sonorité argentine un peu voilée et de +leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on eût cru appartenir à +un de ses harmonicas que les anciens maîtres construisaient si +ingénieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque +Allemagne conserva le monopole poétique.</p> + +<p>Des coins laissés dans l'obscurité semblaient ôter toute borne à cette +chambre et l'adosser aux ténèbres de l'espace. Dans quelque clair-obscur +on entrevoyait un meuble revêtu de sa housse blanchâtre, forme +indistincte, se dressant comme un spectre venu pour écouter les accents +qui l'avaient appelé. La lumière, concentrée autour du piano, tombait +sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde épandue, rejoignant +les clartés incohérentes du foyer où surgissaient de temps à autre des +flammes orangées, courtes et épaisses, comme des gnomes curieux attirés +par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et +d'un ami sympathique et admiratif, présent lui-même cette fois, semblait +invité à être le constant auditeur du flux et reflux de tons qui +venaient chanter, rêver, gémir, gronder, murmurer et mourir, sur les +plages de l'instrument près duquel il était placé. Par un spirituel +hasard, la nappe réverbérante de la glace ne reflétait, pour le doubler +à nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la +C<sup>sse</sup> d'Agoult, que tant de pinceaux ont copiés, que la gravure vient +de reproduire pour ceux que charme une plume élégante.</p> + +<p>Rassemblées dans la zone lumineuse, plusieurs têtes d'éclatante renommée +étaient groupées autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes, +écoutant avec l'intérêt d'un compatriote les narrations que lui faisait +Chopin sur le mystérieux pays que sa fantaisie éthérée hantait aussi, +dont il avait aussi exploré les plus délicieux parages. Chopin et lui +s'entendaient à demi-mot et à demi-son. Le musicien répondait par de +surprenants récits aux questions que le poète lui faisait tout bas, sur +ces régions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette +«nymphe rieuse»<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a> dont il voulait savoir «si elle continuait à draper +son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la même agaçante +«coquetterie?» Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces +lieux, il s'informait: «si le Dieu marin à la longue barbe blanche +poursuivait toujours une certaine naïade espiègle et mutine de son +risible amour?» Bien instruit de toutes les glorieuses féeries qu'on +voit <i>là-bas</i>, <i>là-bas</i>, il demandait: «si les roses y brûlaient d'une +flamme toujours aussi fière? si au clair de la lune les arbres y +chantaient toujours aussi harmonieusement?»</p> + +<p>Chopin répondait. Tous deux, après s'être longtemps et familièrement +entretenus des charmes de cette patrie aérienne, se taisaient +tristement, pris de ce mal du pays dont Heine était si atteint alors +qu'il se comparait à ce capitaine hollandais du <i>Vaisseau fantôme</i>, +éternellement roulé avec son équipage sur les froides vagues, «soupirant +en vain après les épices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en écume +de mer, les tasses en porcelaine de Chine!...» <i>Amsterdam! Amsterdam! +quand reverrons-nous Amsterdam!</i>«s'écriait-il, pendant que la tempête +mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de là sur son +aqueux enfer.—«Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un +jour l'infortuné capitaine s'exclamait: <i>Oh! si je reviens à Amsterdam, +je préférerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les +quitter!</i> Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'était +l'idéal!»</p> + +<p>Heine croyait savoir, à un cheveu près, tout ce qu'avait souffert et +tout ce qu'avait éprouvé le «pauvre Van der Deken», dans sa terrible et +incessante course à travers l'océan qui avait enfoncé ses griffes dans +l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enraciné à son sol +mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais +trouver la chaîne pour la briser. Quand le satirique poète le voulait +bien, il nous racontait les douleurs, les espérances, les désespoirs, +les tortures, les abbattements des infortunés peuplant ce malheureux +navire, car il était monté sur ses planches maudites, guidé et ramené +par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours où l'hôte de sa +forêt de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus +amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas, +pour égayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait +rêver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait.</p> + +<p>Sur cette impérissable carène, Heine et Chopin parcouraient ensemble les +pôles où l'aurore boréale, brillante visiteuse de leurs longues nuits, +mire sa large écharpe dans les gigantesques stalactites des glaces +éternelles; les tropiques où le triangle zodiacal remplace de sa lumière +ineffable, durant leurs courtes obscurités, les flammes calcinantes qu'y +distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide, +et les latitudes où la vie est opprimée et celles où elle est dévorée, +apprenant à connaître chemin faisant toutes les merveilles célestes qui +marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuyés sur +cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses +qui surplombent majestueusement le nord, jusqu'à l'éclatante croix du +sud, après laquelle le désert antarctique commence à s'étendre sur les +têtes comme sous les pieds, ne laissant à l'œil éperdu rien à contempler +sur un ciel vide et sans phare, étendu au-dessus d'une mer sans rives. +Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que +laissent sur l'azur les étoiles filantes, lucioles d'en haut... et ces +comètes aux incalculables orbites redoutées pour leur étrange splendeur, +tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et +inoffensives... et Aldébaran, cet astre distant qui, comme la sinistre +étincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser +l'approcher... et ces radieuses Pléides versant à l'œil errant qui les +cherche une lueur amie et consolatrice, comme une énigmatique promesse!</p> + +<p>Heine avait vu toutes ces choses sous les différentes apparences +qu'elles prennent à chaque méridien! Il en avait vu bien d'autres encore +dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assisté à la +cavalcade furieuse d'Hérodiade, ayant aussi ses entrées à la cour du Roi +des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des +Hespérides, étant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles à des +mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque fée, prenant à tâche +leur vie durant de tenir en échec les mauvaises fortunes en prodiguant +les joyaux de leurs écrins aux étranges scintillements. Comme il +entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du +surnaturel poétique, Chopin nous répétait ses discours, nous racontait +ses descriptions, nous révélait ses récits, et Heine le laissait faire, +oubliant notre présence lorsqu'il l'écoutait.</p> + +<p>Au soir dont nous parlons, à côté de Heine était assis Meyerbeer, pour +lequel sont épuisées depuis longtemps toutes les interjections +admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclopéennes, il passait +de longs instants à savourer le délectable plaisir de suivre le détail +des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme +d'une blonde diaphane.</p> + +<p>Plus loin, Adolphe Nourrit; c'était un noble artiste, passionné et +austère à la fois. Catholique sincère et presque ascétique, il rêvait +pour l'art, avec toute la ferveur d'un maître du moyen-âge, un avenir +régénérateur du beau pur, glorificateur du beau immaculé! Dans les +dernières années de sa vie, il refusait son talent à toutes les scènes +d'un ordre de sentiments peu élevés ou superficiels, pour servir l'art +avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses +manifestations, ne le considérant à toutes les heures du jour, que comme +un saint tabernacle <i>dont la beauté forme la splendeur du vrai</i>. +Sourdement miné par une mélancolique passion pour le beau, son front +semblait déjà se marbrer de cette ombre fatale que l'éclat du désespoir +n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du +cœur et si ineptes pour les deviner.</p> + +<p>Hiller y était aussi: son talent s'apparentait à celui des novateurs +d'alors, en particulier à Mendelssohn. Nous nous rassemblions +fréquemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il +publia dans la suite, dont la première fut son remarquable oratorio, <i>La +Destruction de Jérusalem</i>, il écrivait des morceaux de piano: les +<i>Fantômes</i>, les <i>Rêveries</i>, ses vingt-quatre <i>Études</i> dédiées à +Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achevé, rappellant ces +études de feuillages où les paysagistes retracent d'aventure tout un +petit poème d'ombre et de lumière, avec un seul arbre, une seule +bruyère, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un +seul motif heureusement et largement traité.</p> + +<p>Eugène Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait étonné et +absorbé devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on +croyait entendre les frôlements. Se demandait-il quelle palette, quels +pinceaux, quelle toile il aurait eu à prendre, pour leur donner la vie +de son art? Se demandait-il si c'est une toile filée par Arachné, un +pinceau fait des cils d'une fée, une palette, couverte des vapeurs de +l'arc-en-ciel, qu'il lui eût fallu découvrir? Se plaisait-il à sourire +en lui-même de ces suppositions et à se livrer tout entier à +l'impression qui les faisait naître, par l'attrait qu'éprouvent quelques +grands talents pour ceux qui leur font contraste?...</p> + +<p>D'entre nous, celui qui paraissait le plus près de la tombe, le vieux +Niemcevicz, écoutait avec une gravité morne, un silence et une +immobilité marmoréennes, ses propres <i>Chants historiques</i>, que Chopin +transformait en dramatiques exécutions pour ce survivant des temps qui +n'étaient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on +retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de +fêtes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les +héros morts!... Ils remémoraient ensemble cette longue suite de gloires, +de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant +le présent pour une illusion, les croyait ressuscités, tant ces fantômes +avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin! +—Séparéde tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa +silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours +trouver—«amer le sel de l'étranger et son escalier dur à monter...» +Chopin avait beau lui parler de <i>Grażyna</i> et de <i>Wallenrod</i>, ce <i>Conrad</i> +demeurait comme sourd à ces beaux accents; sa présence seule témoignait +qu'il les comprenait. Il lui semblait, à juste titre, que nul n'avait +droit d'en exiger plus de lui!...</p> + +<p>Enfoncée dans un fauteuil, accoudée sur la console, M<sup>me</sup> Sand était +curieusement attentive, gracieusement subjugée. Elle donnait à cette +audition toute la réverbération de son génie ardent, qu'elle croyait +doué de la rare faculté réservé à quelques élus, d'apercevoir le beau +sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas +être cette <i>seconde vue</i>, dont toutes les nations ont reconnu chez les +femmes inspirées les dons supérieurs? Magie du regard qui fait tomber +devant elles l'écorce, la larve, l'enveloppe grossière du contour, pour +leur faire contempler dans son essence invisible l'âme du poète qui s'y +est incarnée, l'idéal que l'artiste a conjuré sous le torrent des notes +ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les +alignements de la pierre, sous les rhythmes mystérieux des strophes ou +les furieuses interjections du drame! Cette faculté n'est que vaguement +ressentie par la plupart de celles qui en sont douées; sa manifestation +suprême se révèle dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du +passé, prophétique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se +plaît à le supposer, elle dispense les organisations étranges qu'elle +illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule +pesamment vers les régions ésotériques qu'elles atteignent de +prime-saut. Cette faculté prend son essor, bien moins dans l'étude des +arcanes de la science qui analyse, que dans une fréquente familiarité +avec les merveilleuses synthèses de la nature et de l'art.</p> + +<p>C'est dans l'accoutumance de ces tête à tête avec la création qui font +l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit à la +nature, en même temps à l'art, le mot caché dans les harmonies infinies +de lignes, de sons, de lumières, de fracas et de gazouillements, +d'épouvantés et de voluptés! Assemblage écrasant qui, affronté et sondé +avec un courage que n'abat aucun mystère, que ne lasse aucune lenteur, +laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformités, +des rapports de nos sens à nos sentiments et nous permet de +simultanément connaître les ligaments occultes, qui relient des +dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antithèses +équivalentes, ainsi, que les abîmes qui séparent, d'un étroit mais +infranchissable espace, ce qui est destiné à se rapprocher sans se +confondre, à se ressembler sans se mélanger. Avoir écouté de bonne heure +les chuchotements par lesquels la nature initie ses privilégiés à ses +rites mystiques, est un des apanages du poète. Avoir appris d'elle à +pénétrer ce que l'homme rêve lorsqu'il crée à son tour et que, dans ses +œuvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les +gazouillements, les épouvantes et les voluptés, est un don plus subtil +encore, que la femme-poète possède à un double droit; de par l'intuition +de son cœur et de son génie.</p> + +<p>Après avoir nommé celle dont l'énergique personnalité et l'impérieuse +fascination inspirèrent, à la frêle et délicate nature de Chopin, une +admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux détruit des vases +trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces +limbes du passé dans lequel flottent tant d'indécises images, +d'indécises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances; +dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque +sentiment né inviable! Hélas! De tant d'intérêts, de tendances et de +désirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une époque durant +laquelle ont été fortuitement rassemblées quelques hautes âmes et +lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient possédé un +principe de vitalité suffisante pour les faire survivre à toutes les +causes de mort qui entourent à son berceau chaque idée, chaque +sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, à quelque +instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot +d'une tristesse suprême: <i>Heureux s'il était mort! Plus heureux s'il +n'était pas né!</i> De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de +nobles cœurs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette +malédiction suprême? Il n'en est peut-être pas un seul qui, s'il était +rallumé de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicidé qui +dans le poème de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa +vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait apparaître sans les +meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui défigurèrent sa +primitive beauté et souillèrent sa candeur?</p> + +<p>D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui +cette beauté et cette candeur aient eu des enchantements assez +puissants et assez de céleste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas à +craindre, après qu'il eût défailli et expiré, d'être désavoué par ceux +dont il avait fait la joie et le tourment? Quel sépulcral dénombrement +ne faudrait-il pas commencer pour les évoquer un à un, en leur demandant +compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de +cœurs où il leur fut donné si libéralement accès et dans le monde où +régnaient ces cœurs, qu'ils ont embelli, bouleversé, illuminé, dévasté, +au gré de leurs hasards?...</p> + +<p>Mais, si parmi les hommes qui ont formé ces groupes, dont chaque membre +a attiré sur lui l'attention de bien des âmes et porté dans sa +conscience l'aiguillon de bien des responsabilités, il en est un qui n'a +point permis à ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui +les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui, +élaguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts +les plus suaves parfums, n'a légué à l'art que le patrimoine intact de +ses élévations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements, +reconnaissons en lui en de ces prédestinés dont la poésie populaire +constatait l'existence par sa foi dans les <i>bons génies</i>. En attribuant +à ces êtres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature +supérieure à celle du vulgaire, n'a-t-elle pas été magnifiquement +confirmée par un grand poète italien qui définissait le génie <i>une +empreinte plus forte de la</i> Divinité? (Manzoni.) Inclinons-nous devant +tous ceux qui ont été ainsi plus profondément marqués du sceau mystique; +mais vénérons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin, +n'ont employé cette suprématie que pour donner vie et expression aux +plus beaux sentiments.</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#toc">V.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/005.png" alt="U" /></span>ne curiosité naturelle s'attache à la biographie des hommes qui ont +consacré de grands talents à glorifier de nobles sentiments, dans des +œuvres d'art où ils brillent comme de splendides météores aux yeux de la +foule, surprise et ravie.</p> + +<p>Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques +qu'ils réveillent, à leurs noms qu'elle divinise aussitôt, dont elle +voudrait immédiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur, +inclinée qu'elle est à croire que ceux qui savent si bien exprimer et +faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas +d'autres. Mais à cette bienveillante prévention, à cette présomption +favorable, s'ajoute nécessairement le besoin de les voir justifiées par +ceux qui en sont l'objet, ratifiées par leurs vies. Quand dans ses +productions on voit le cœur du poète, sentir avec une si exquise +délicatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide +intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer; +peindre l'amour tel que le rêve l'adolescence et tel qu'on en désespère +plus tard; quand on voit son génie dominer de si grandes situations, +s'élever avec calme au-dessus de toutes les péripéties de l'humaine +destinée, trouver dans les entrelacements de ses nœuds inextricables des +fils qui la délient fièrement et victorieusement, planer au-dessus de +toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des +sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le +voit posséder le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et +des plus augustes simplicités du courage, comment ne se demanderait-on +pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance +sincère en ces sentiments,—ou bien—une habile abstraction de la +pensée, un jeu de l'esprit?</p> + +<p>On s'informe, pourrait-il en être autrement? on cherche en quoi ces +hommes, si épris du beau, ont fait différer leurs existences de celles +du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la poésie, alors +qu'elle était aux prises avec les réalités de la vie et ses intérêts +positifs?... En combien ces ineffables émotions de l'amour que le poète +chante, étaient effectivement dégagées des aigreurs et des moisissures +qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles étaient à l'abri +de cette évaporation et de cette inconstance qui habituent à n'en plus +tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont éprouvé de si nobles +indignations, ont toujours été équitables!... Si ceux qui ont exalté +l'intégrité, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui +ont tant vanté l'honneur, n'ont jamais été timides?... Si ceux qui ont +fait admirer la fortitude, n'ont jamais transigé avec leurs +faiblesses?...</p> + +<p>Beaucoup ont intérêt à connaître les transactions acceptées entre +l'honneur, la loyauté, la délicatesse, et les avantages ambitieux, les +profits vaniteux, les gains matériels, acquis à leurs dépens, par ceux +auxquels fut départie la belle tâche d'entretenir notre foi et notre +attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans +l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour +beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si +bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie, +servent à prouver avec évidence qu'il y a impossibilité ou niaiserie à +les refuser. Ils s'en prévalent pour affirmer hautement que ces +transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin, +entre le laid et le beau éthique, sont inhérents à la fragilité de notre +être et à la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des +êtres et des choses à la fois.</p> + +<p>Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un déplorable +appui aux assertions ricaneuses des «réalistes» en morale, avec quelle +hâte n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du poète, de vains +simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prêchant les +doctrines savamment préméditées d'une mielleuse et farouche +hypocrisie... d'un perpétuel et secret désaccord entre les discours et +les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces +exemples aux âmes inquiètes et faibles, dont les aspirations juveniles, +dont les convictions de la valeur décroissantes essayent encore de se +soustraire à ces tristes pactes! De quel fatal découragement celles-ci +ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les +séduisantes insinuations, qui se présentent à chaque détour du chemin de +la vie, en songeant que les cœurs les plus ardemment épris de sublime, +les plus initiés aux susceptibilités de la délicatesse, les plus touchés +par les beautés de la candeur, ont pourtant renié dans leurs actes les +objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoissés ne +sont-elles pas saisies et dévorées devant ces flagrantes +contradictions!...</p> + +<p>Mais, ce qui peut-être fait le plus de peine à voir, ce sont les cruels +sarcasmes déversés sur leurs souffrances par ceux qui répètent: <i>la +Poésie, c'est ce qui aurait pu être</i>... se complaisant ainsi à la +blasphémer par leur coupable négation!—Non!—Tous les dieux +l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences +l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le +répètent, toutes les belles âmes le sentent, tous les héros en +témoignent, toutes les saintetés le proclament, la poésie n'est point +l'ombre de notre imagination, projetée et grandie démesurément sur le +plan fuyant de l'impossible! «La Poésie et la Réalité»—<i>(Dichtung und +Wahrheit)</i>—ne sont point deux éléments incompatibles, destinés à se +côtoyer sans jamais se pénétrer, de l'aveu même de Goethe qui disait +d'un poète contemporain, «qu'ayant vécu pour créer des poèmes, il avait +fait de sa vie un poème!»—(<i>Er lebte dichtend und dichtete lebend</i>). +Goethe était trop poète lui-même pour ne pas savoir que la poésie +n'existe que parce qu'elle trouve son éternelle réalité dans les plus +beaux instincts du cœur humain. C'est là le secret que, sur ses vieux +jours, le «vieillard olympien» disait avoir +<i>emmystèré</i>—<i>eingeheimnisst</i>—dans ce vaste poème de Faust, dont la +dernière scène nous montre comment la <i>Poésie</i>, qui fut déchaînée par +l'imagination sur toutes les latitudes du monde, emportée par la +fantaisie sur tous les domaines de l'histoire, rentre dans les sphères +célestes guidée par la <i>Réalité</i> de l'amour et du repentir, de +l'expiation et de l'intercession!</p> + +<p>Il nous est arrivé de dire autrefois: <i>Aussi bien que noblesse, génie +oblige</i><a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>. Aujourd'hui, nous voudrions dire: <i>Plus que noblesse, génie +oblige</i>, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute +chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le génie vient de Dieu et, +comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si +l'homme ne <i>l'imperfectionnait</i>. C'est lui qui le défigure, le dénature, +le dégrade, au gré de ses passions, de ses illusions, de ses +vindications! Le <i>génie</i> a sa mission; son nom le dit déjà en +l'assimilant à ces êtres célestes qui sont les <i>messagers</i> de la bonne +providence. Quand le génie est départi à l'artiste et au poète, sa +mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une +divine révélation a seule autorité d'imposer, qu'une noble philosophie +rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le génie de la +poésie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai, +devant l'imagination charmée et surélevée; de stimuler au bien par le +beau, des cœurs émus, entraînés vers ces hautes régions de la vie +morale, où la générosité se change en délices, où le sacrifice se +transforme en volupté, où l'héroïsme devient un besoin, où, la +<i>com-passion</i> remplaçant la <i>passion</i>, l'amour dédaigne de rien +demander, sachant que dès lors il trouvera toujours en lui-même de quoi +donner! L'art et la poésie sont donc les auxiliaires de la révélation et +de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que +l'indescriptible éclat des couleurs et la vague harmonie des tons le +sont à la parfaite intégrité de la nature!</p> + +<p>Aussi, l'interprète du beau dans la poésie et dans l'art doit-il,—le +mot <i>devoir</i> n'est-il pas synonyme de <i>dette</i>?—tout comme l'interprète +du vrai et du bien divin, tout comme l'interprète de la raison et de la +conscience humaines, après avoir agi par les œuvres de son intelligence, +de son imagination, de son inspiration, de ses méditations, agir encore +par les actes de sa vie; accorder à un même diapason son chant et son +dire, son dire et son faire! Il se le doit à lui-même, il le doit à son +art et à sa muse, afin qu'on n'accuse point sa poésie d'être un subtil +fantôme et son art de n'être qu'un jeu puéril. Le génie du poète et de +l'artiste ne peut doter la poésie d'une incontestable réalité et l'art +d'une auguste majesté, qu'en donnant à leurs plus hautes et plus pures +aspirations la fécondité solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la +foi à l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et +du poète, la majesté de l'art est abaissée, raillée; la réalité de la +poésie est contestée, mise en suspicion, niée!</p> + +<p>L'exemple de la froide austérité ou du désintéressement absolu de +quelques caractères rigides suffit, il est vrai, à l'admiration des +natures calmes et réfléchies. Mais les organisations plus passionnées et +plus mobiles, à qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent +vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achetés à tout +prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui +n'ont rien d'énigmatique, rien de sinueux, rien de transportant. +Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces +organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvés à la +bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements où +l'âme se construit une aire. Elles se libèrent volontiers des autorités +séniles; elles déclinent leur compétence. Elles les accusent d'accaparer +le monde au profit de leurs sèches passions, de vouloir disposer les +effets de causes qui leur échappent, de proclamer des lois dans des +sphères où elles ne peuvent pénétrer! Elles passent outre devant les +silencieuses gravités de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation +pour le beau.</p> + +<p>La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interpréter les silences, de +résoudre leurs problèmes? Les battements de son cœur sont trop +précipités pour lui laisser la claire-vue des souffrances cachées, des +combats mystérieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois +le tranquille coup-d'œil de l'homme de bien. Les âmes agitées ne +conçoivent que mal les calmes simplicités du juste, les héroïques +sourires du stoïcisme. Il leur faut de l'exaltation, des émotions. +L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la métaphore +leur inspire des convictions! À la fatigue des arguments, elles +préfèrent la conclusion des entraînements. Mais, comme chez elles le +sens du bien et du mal ne s'émousse que lentement, elles ne passent +point brusquement de l'un à l'autre; elles commencent par diriger leurs +regards avec une avide curiosité vers ces nobles poètes qui les ont +entraînés par leurs métaphores, vers ces grands artistes qui les ont +émus par leurs images, charmés par leurs élans. C'est à eux qu'elles +demandent le dernier mot de ces élans et de ces enthousiasmes!</p> + +<p>Aux heures déchirées où, au milieu de la tourmente du sort, le sens +secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie, +deviennent comme un lourd et importun trésor, capable de faire chavirer +la frêle barque d'une destinée ou d'une passion si on ne les jette +par-dessus bord, dans l'abîme de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont +traversé les périls n'a manqué d'évoquer, alors qu'un cruel naufrage le +menaçait, des ombres et des mânes glorieux, pour s'informer jusqu'à quel +point leurs aspirations ont été vivaces et sincères? Pour s'enquérir +avec un ingénieux discernement, de ce qui chez eux était un +divertissement, une spéculation de l'esprit, et de ce qui formait une +constante habitude de sentiment?—C'est à ces heures aussi que le +dénigrement, qui à d'autres moments fut écarté et chassé, réapparaît. +Pour le coup, il ne chôme pas; il s'empare avidement des faiblesses, des +fautes, des oublis de ceux qui ont flétri les fautes et les faiblesses: +il n'en omet aucune. Il attire à lui ce butin, compulse ces faits, pour +s'arroger un droit de dédain sur l'inspiration, à laquelle il n'accorde +d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-goût, un +divertissement de haut-goût, comme se les procurent les patriciens de +tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation! +Mais, il dénie obstinément à l'inspiration du poète, à l'enthousiasme de +l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos résolutions, nos +acquiescements ou nos refus.</p> + +<p>Le dénigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant +tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour répandre +sa noire semence sur les pages brillantes où flottent les plus purs +désirs du cœur, les plus nobles rêves de l'imagination. Puis, il demande +avec l'ironie de la victoire: À quoi bon prendre au sérieux ces +excursions dans un domaine où ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur +attribuer à ces émotions et à ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au +calcul de l'intérêt, ne recouvrant que les intérêts de l'égoïsme? +Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine? +Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des +sentiments stériles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le +foyer du tiers-état, la veillée de la chaumière, mais où les âmes naïves +prennent seules au sérieux la fiction, en croyant bonassement que la +poésie peut devenir une réalité!...</p> + +<p>Avec quelle arrogante dérision le dénigrement ne sait-il pas alors +rapprocher, mettre en regard, le noble élan et l'indigne condescendance +du poète, le beau chant et la coupable légèreté de l'artiste! Quelle +supériorité ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux mérites des <i>honnêtes +gens</i>, qu'il considère comme des crustacés, destinés à ne connaître que +les immobilités d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux +enorgueillissements de ces fiers stoïciens, qui ne parviennent pas à +répudier, même aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune, +avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immédiates!... Quel +avantage le dénigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance +logique de ses poursuites avec ses négations! Comme il triomphe +lestement des hésitations, des incertitudes, des répugnances de ceux qui +voudraient encore croire possible la réunion des sentiments ardents, des +impressions passionnées, des dons de l'intelligence, de l'intuition +poétique, avec un caractère intègre, une vie intacte, une conduite qui +ne dément jamais l'idéal poétique!</p> + +<p>Comment alors ne pas être affecté de la plus noble des tristesses, +toutes les fois qu'on s'aheurte à un fait qui nous montre le poète +désobéissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent, +qui lui enseigneraient si bien à faire de sa vie le plus beau de ses +poèmes? Quels désastreux scepticismes, quels regrettables +découragements, quelles douloureuses apostasies, n'entraînent pas après +elles les défaillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de +la révélation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer mépris +de la philosophie humaine, et ne savent plus à quoi se fier, à qui +croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni +croire au génie!</p> + +<p>Et pourtant, elle serait sacrilège la voix qui confondrait ses écarts +dans un même anathème, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur +vantarde! Elle serait sacrilège, car si l'action du poète a parfois +menti à son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux renié son +action?... Son œuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus +efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!—Le mal est +contagieux, mais le bien est fécond!—Si les contemporains ont été +souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le génie en flagrant +délit, devant le poète qui se vautre dans les fanges dorées d'un luxe +mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et +outragent le bien, la postérité oublie ces méchants rois de la pensée, +comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland, +méconnut le caractère sacré du barde! Le jour vient où elle jette leur +mémoire aux gémonies du non-être! Elle ne connaît plus leur histoire, +pendant que, de siècle en siècle, elle abreuve de leurs œuvres sublimes, +les générations qui ont la soif du beau!</p> + +<p>Le poète apostat, l'artiste renégat, ne sauraient donc jamais être +comparés à ces hommes dont la mort ne laisse après eux que la mauvaise +odeur de leurs vices, les ruines accumulées par leurs méfaits, les +débris informes amoncelés par qui, <i>ayant semé le vent a recueilli la +tempête!</i> De tels êtres ne rachètent point un mal transitoire, par un +bien durable. Il serait donc injuste de flétrir le poète et l'artiste, +avant d'avoir flétri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui +porte indignement un nom déjà illustre, le financier qui verse des flots +d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord +sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de +procéder contre le poète et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent +en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passèrent +les premiers sur le théâtre du grand-monde, sur les pavois d'une +renommée scandaleuse et enviée, sur les tréteaux élégants et +enguirlandés d'une mode parasite et d'un succès bâtard, eux, qui n'ont +aucune rançon pour les affranchir devant les sentences d'une sainte +indignation! Le poète et l'artiste possèdent cette rançon. Qu'ils ne +comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas!</p> + +<p>En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son +regard d'aigle, habitué à fixer le soleil; devant des avantages plus +éphémères que la vague scintillante, indignes de sa cure, le poète n'en +a pas moins glorifié les sentiments qui le condamnaient et qui, en +pénétrant ses œuvres, leur ont donné une action d'une portée plus vaste +que celle de sa vie privée. En succombant aux tentations d'un amour +impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des +faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle +auréole l'idéal de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'austérité et +ses innocences! Ses créations lui survivent, pour faire aimer le vrai et +stimuler au bien des milliers d'âmes, venues au monde après que la +sienne aura expié ailleurs les fautes qu'elle a commises, en +s'illuminant du <i>bien-fait</i> qu'elle a rêvé.—Oui!—Cela est certain! Les +œuvres du poète et de l'artiste ont consolé, rasséréné, édifié plus +d'âmes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en +abattre!</p> + +<p>L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses héros ont une +vie indépendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des +manifestations de l'éternelle beauté! Plus durables que lui, elles +passent de générations en générations, intactes et immarcessibles, +renfermant en elles-mêmes une virtuelle faculté de rédemption pour leur +auteur.—Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une +belle action, l'on peut dire aussi de toute belle œuvre qu'elle est une +bonne œuvre.—Est-ce que le vrai ne s'en dégage pas nécessairement en +quelque manière, à travers les fissures du beau, le faux ne pouvant +engendrer <i>a lui seul</i> que le laid? Est-ce que, pour les natures plus +impressionnables que réfléchies, plus sensibles que conséquentes, le +bien ne se dégage pas du beau plus sûrement presque que du vrai, parce +qu'en toute manière celui-ci est la source de l'un et de l'autre?</p> + +<p>S'il est advenu, hélas! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalisé +leurs aspirations en donnent à leur idéal l'impérieux ascendant d'une +entraînante éloquence, étouffèrent pourtant ces aspirations et foulèrent +un jour aux pieds leur idéal, entraînant ainsi par leur funeste exemple +bien des âmes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses, +combien n'y en a-t-il pas à côté de celles-ci, qu'ils ont secrètement +confirmées, encouragées, fortifiées dans le vrai ou le bien, par les +évocations de leur génie! L'indulgence ne serait peut-être que justice +pour eux; mais qu'il est dur de réclamer justice! Combien il déplaît +d'avoir à défendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors +qu'on ne voudrait que vénérer!...</p> + +<p>Aussi, quel doux orgueil l'ami n'éprouve-t-il pas à remémorer une +carrière dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de +contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille +remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extrêmes qu'on ait à +plaindre comme la conséquence d'un excès de causes. Avec quel doux +orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est +pas seulement réservé aux natures apathiques, que ne séduisent aucunes +fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles +d'aucune illusion, qui se bornent aisément aux strictes observances et +aux abstinences routinières des lois honorées et honorables, de +prétendre à cette élévation d'âme que ne soumet aucun revers, qui ne se +dément à aucun instant! À ce titre le souvenir de Chopin restera +doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontrés sur sa +route, comme à ces amis inconnus que les chants du poète lui acquièrent; +comme aux artistes qui, en lui succédant, s'attacheront à être dignes de +lui!</p> + +<p>Dans aucun de ses nombreux replis, le caractère de Chopin n'a recelé un +seul mouvement, une seule impulsion, qui ne fût dictée par le plus +délicat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et +cependant, jamais nature ne fut plus appelée à se faire pardonner des +travers, des singularités abruptes, des défauts excusables, mais +insupportables. Son imagination était ardente, ses sentiments allaient +jusqu'à la violence,—son organisation physique était faible et +maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste? +Elles ont dû être poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il +se garda religieusement son propre secret; il déroba ses souffrances à +tous les regards sous l'impénétrable sérénité d'une fière résignation.</p> + +<p>La délicatesse de sa constitution et de son cœur, en lui imposant le +féminin martyre des tortures à jamais inavouées, donnèrent à sa destinée +quelques-uns des traits des destinées féminines. Exclu par sa santé de +l'arène haletante des activités ordinaires, sans goût pour ce +bourdonnement inutile où quelques abeilles se joignent à tant de frelons +en y dépensant la surabondance de leurs forces, il se créa une alvéole à +l'écart des chemins trop frayés et trop fréquentés. Ni aventures, ni +complications, ni épisodes, n'ont marqué dans sa vie qu'il a simplifiée, +quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce résultat +peu aisé à obtenir. Ses sentiments et ses impressions en formèrent les +événements, plus marquants et plus importants pour lui que les +changements et les accidents de dehors. Les leçons qu'il donna +constamment, avec régularité et assiduité, furent comme sa tâche +domestique et journalière, accomplie avec conscience et satisfaction. +Il épancha son cœur dans ses compositions, comme d'autres l'épanchent +dans la prière, y versant toutes ces effusions refoulées, ces tristesses +inexprimées, ces regrets indicibles, que les âmes pieuses versent dans +leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses œuvres, ce qu'elles ne +disent qu'à genoux: ces mystères de passion et de douleur qu'il a été +permis à l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas +été donné de les exprimer en paroles.</p> + +<p>Le souci que Chopin prit d'éviter ce zigzag de la vie, que les allemands +appelleraient <i>anti-esthétique</i>, (<i>unästhetisch</i>); le soin qu'il eut +d'en élaguer les hors-d'œuvres, l'émiettement en parcelles informes et +insubstantielles, en a éloigné les incidents nombreux. Quelques lignes +vagues enveloppent son image comme une fumée bleuâtre, disparaissant +sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne +s'est mêlé à aucune action, à aucun drame, à aucun nœud, à aucun +dénouement. Il n'a exercé d'influence décisive sur aucune existence. Sa +passion n'a jamais empiété sur aucun désir; il n'a étreint, ni massé, +aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotisé aucun cœur, il +n'a posé une main conquérante sur aucune destinée: il ne chercha rien, +il eût dédaigné de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de +lui:</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;"><i>Brama assai, poco spera, nulla chiede.</i></span><br /> +</p> + +<p>Mais aussi, échappait-il à tous les liens, à tous les rapports, à +toutes les amitiés, qui eussent voulu l'entraîner à leur suite et le +pousser dans de plus tumultueuses sphères. Prêt à tout donner, il ne se +donnait pas lui-même. Peut-être savait-il quel dévouement exclusif sa +constance eût été digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa +fidélité eût été digne de comprendre, de partager! Peut-être pensait-il, +comme quelques âmes ambitieuses, que l'amour et l'amitié s'ils ne sont +tout, ne sont rien! Peut-être lui a-t-il coûté plus d'efforts pour en +accepter le partage, qu'il ne lui en eût fallu pour ne jamais effleurer +ces sentiments et n'en connaître qu'un idéal désespéré!—S'il en a été +ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait guère ni d'amour, ni +d'amitié. Il n'était pas exigeant, comme ceux dont les droits et les +justes exigences dépasseraient de beaucoup ce qu'on aurait à leur +offrir. Ses plus intimes connaissances ne pénétraient pas jusqu'à ce +réduit sacré où habitait le secret mobile de son âme, absent du reste de +sa vie: réduit si dissimulé, qu'on en soupçonnait à peine l'existence!</p> + +<p>Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'intéresser qu'à +ce qui préoccupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de +leur personnalité pour les ramener à la sienne. S'il livrait peu de son +temps, en revanche ne se réservait-il rien de celui qu'il accordait. Ce +qu'il eût rêvé, ce qu'il eût souhaité, voulu, conquis, si sa main +blanche et effilée avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or +de sa lyre, nul ne le lui a jamais demandé, nul en sa présence n'eut eu +le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets +émouvants. Il glissait dessus et, comme il était peu prodigue de ses +instants, la causerie était facilement absorbée par les détails du jour. +Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en +digressions, dont il eût pu devenir le sujet. Son individualité +n'appelait guère les investigations de la curiosité, les pensées +chercheuses et les stratagèmes scrutateurs; il plaisait trop pour faire +réfléchir.</p> + +<p>L'ensemble de sa personne, étant harmonieux, ne paraissait demander +aucun commentaire. Son regard bleu était plus spirituel que rêveur; son +sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence +de son teint séduisaient l'œil, ses cheveux blonds étaient soyeux, son +nez recourbé expressivement accentué, sa stature peu élevée, ses membres +frêles. Ses gestes étaient gracieux et multipliés; le timbre de sa voix +un peu assourdi, souvent étouffé. Ses allures avaient une telle +distinction et ses manières un tel cachet de haute compagnie, +qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence +faisait penser à celle des convolvulus, balançant sur des tiges d'une +incroyable finesse leurs coupes divinement colorées, mais d'un si +vaporeux tissu que le moindre contact les déchire.</p> + +<p>Il portait dans le monde l'égalité d'humeur des personnes que ne trouble +aucun ennui, car elles ne s'attendent à aucun intérêt. D'habitude il +était gai; son esprit caustique dénichait rapidement le ridicule bien +au-delà des superficies où il frappe tous les yeux. Il déployait dans la +pantomime une verve drolatique, longtemps inépuisée. Il s'amusait +souvent à reproduire, dans des improvisations comiques, les formules +musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; à répéter leur +gestes et leurs mouvements, à contrefaire leur visage, avec un talent +qui commentait en une minute toute leur personnalité. Ses traits +devenaient alors méconnaissables, il leur faisait subir les plus +étranges métamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque, +il ne perdait jamais sa grâce native; la grimace ne parvenait même pas à +l'enlaidir. Sa gaieté était d'autant plus piquante, qu'il en +restreignait les limites avec un parfait bon goût et un éloignement +ombrageux de ce qui pouvait le dépasser. À aucun des instants de la plus +entière familiarité, il ne trouvait qu'une parole malséante, une +vivacité déplacée, puissent ne point être choquantes.</p> + +<p>Déjà en sa qualité de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son +constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres célébrités du +temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrés, ne manqua pas +d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses réponses ironiques, +ses procédés à double sens. Il avait entre autres de mordantes répliques +pour ceux qui eussent essayé d'exploiter indiscrètement son talent. +Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit à un amphitryon mal avisé, +lorsqu'après avoir quitté la salle à manger il lui montra un piano +ouvert! Ayant eu la bonhomie d'espérer et de promettre à ses convives, +comme un rare dessert, quelque morceau exécuté par lui, il put +s'apercevoir qu'en comptant sans son hôte on compte deux fois. Chopin +refusa d'abord; fatigué enfin par une insistance désagréablement +indiscrète: «Ah! monsieur», dit-il de sa voix la plus étouffée, comme +pour mieux acérer sa parole, «je n'ai presque pas dîné!»—Toutefois, ce +genre d'esprit était chez lui plutôt une habilité acquise qu'un plaisir +naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'épée, parer et toucher! +Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se dégantait +et jetait bas la visière, pour n'y plus songer.</p> + +<p>Par une exclusion absolue de tout discours dont il eût été l'objet, par +une discrétion jamais abandonné sur ses propres sentiments, il réussit à +toujours laisser après lui cette impression si chère au vulgaire +distingué, d'une présence qui nous charme sans que nous ayons à redouter +qu'elle apporte avec elle les charges de ses bénéfices, qu'elle fasse +succéder aux épanchements de ses gaietés entraînantes, les tristesses +qu'imposent les confidences mélancoliques et les visages assombris, +réactions inévitables dans les natures dont on peut dire: <i>Ubi mel, ibi +sel</i>. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux +douloureux sentiments qui causent ces réactions, quoiqu'elles aient +même pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque +chose comme de l'admiration, il ne les goûte qu'à distance. Il fuit leur +approche incommode à ses stagnants repos, aussi empressé à s'apitoyer +avec emphase à leur description, qu'à se détourner de leur vue. La +présence de Chopin était donc toujours fêtée. N'espérant point être +deviné, dédaignant de se raconter lui-même, il s'occupait si fort de +tout ce qui n'était pas lui, que sa personnalité intime restait à +l'écart, inabordée et inabordable, sous une surface polie et glissante +où il était impossible de prendre pied.</p> + +<p>Quoique rares, il y eut pourtant des instants où nous l'avons surpris +profondément ému. Nous l'avons vu pâlir et blêmir, au point de gagner +des teintes vertes et cadavéreuses. Mais dans ses plus vives émotions, +il resta concentré. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur +ce qu'il ressentait; une minute de recueillement déroba toujours le +secret de son impression première. Les mouvements qui y succédaient, +quelque grâce de spontanéité qu'il sût leur imprimer, étaient déjà +l'effet d'une réflexion dont l'énergique volonté dominait un bizarre +conflit de véhémence morale et de faiblesses physiques. Ce constant +empire exercé sur la violence de son caractère, rappelait la supériorité +mélancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la +retenue et l'isolement, sachant l'inutilité des explosions de leurs +colères et ayant un soin trop jaloux du mystère de leur passion pour le +trahir gratuitement.</p> + +<p>Chopin savait noblement pardonner; nul arrière-goût de rancune ne +restait dans son cœur contre les personnes qui l'avaient froissé. Mais, +comme ces froissements pénétraient très avant dans son âme, ils y +fermentaient en vagues peines et en souffrances intérieures, si bien que +longtemps après que leurs causes avaient été effacées de sa mémoire il +en éprouvait encore les morsures secrètes. Malgré cela, à force de +soumettre ses sentiments à ce qui lui semblait <i>devoir être</i> pour <i>être +bien</i>, il arrivait jusqu'à savoir gré des services offerts par une +amitié mieux intentionnée que bien instruite, qui contrariait sans s'en +douter ses susceptibilités cachées. Ces torts de la gaucherie sont +cependant les plus malaisés à supporter aux natures nerveuses, +condamnées à réprimer l'expression de leurs emportements et amenées par +là à une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs, +tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilité +sans motif. Comme pourtant, manquer à ce qui lui paraissait la plus +belle ligne de conduite fut une tentation à laquelle Chopin n'eut pas à +résister, car probablement elle ne se présenta jamais à lui, il se garda +de déceler en face d'individualités plus vigoureuses et, par cela seul, +plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui +faisaient éprouver leur contact et leur liason.</p> + +<p>La réserve de ses entretiens s'étendait aussi à tous les sujets auxquels +s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne +faisait pas dans l'étroite circonscription de son activité, qu'on +arrivait à en préjuger. Sincèrement religieux et attaché au +catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances +sans les témoigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le connaître, +sans avoir de notions exactes sur ses idées à cet égard. Il s'entend de +soi que, dans le milieu où ses relations intimes le transportèrent peu à +peu, il dut renoncer à fréquenter les églises, à voir les +ecclésiastiques, à pratiquer tout naturellement la religion, comme cela +se fait dans la noble et croyante Pologne où tout homme bien né +rougirait d'être tenu pour un mauvais catholique, où il considérerait +comme la dernière des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon +chrétien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des +rites religieux, on finit nécessairement par les oublier plus ou moins? +Cependant, quoique pour ne pas donner à ses nouvelles accointances le +déplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se détendre ses +rapports avec les prêtres du clergé polonais de Paris, ceux-ci ne +cessèrent jamais de le chérir comme un de leurs plus nobles +compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes +nouvelles.</p> + +<p>Son patriotisme se révéla dans la direction que prit son talent, dans +ses intimités de choix, dans ses préférences pour ses élèves, dans les +services fréquents et considérables qu'il aimait à rendre à ses +compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir à +exprimer ses sentiments patriotiques, à parler longuement de la Pologne, +de son passé, de son présent, de son avenir, à toucher aux questions +historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conquérant, +l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel, +les désirs et l'espoir d'une revanche éclatante qui étrangle à son tour +le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques +dont la Pologne était l'objet. Chopin qui avait si bien appris à +l'adorer durant une sorte de trêve dans la longue histoire de ses +tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre à haïr, à rêver la +vengeance, à savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et +déloyal. Il se contentait par conséquent d'aimer le vaincu, de pleurer +avec l'opprimé, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans +philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prévisions +diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des +aspirations révolutionnaires antipathiques à sa nature. Les Polonais, +voyant toutes les chances de briser le fameux «équilibre européen» basé +sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, étaient +convaincus que le monde se déjetterait sous le coup d'un pareil crime de +lèse-christianisme. Ils n'avaient peut-être pas tellement tort; l'avenir +se chargera de le démontrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir +un tel avenir, reculait instinctivement devant des espérances qui lui +donnaient pour alliés des hommes et des choses qui ne devaient être que +des causes!</p> + +<p>S'il s'entretenait quelquefois sur les événements tant discutés en +France, sur les idées et les opinions si vivement attaquées, si +chaudement défendues, c'était plutôt pour signaler ce qu'il y trouvait +de faux et d'erroné que pour en faire valoir d'autres. Amené à des +rapports continus avec quelques-uns des hommes avancés qui ont le plus +marqué de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations à une +bienveillante indifférence, tout à fait indépendante de la conformité +des idées. Bien souvent il les laissait s'échauffer et se haranguer +entre eux des heures entières, se promenant de long en large dans le +fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait +plus saccadé; personne n'y prêtait attention, sinon des visiteurs peu +familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains +soubresauts nerveux à l'énoncé de certaines énormités ineffables: ses +amis s'en étonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il +vivait <i>auprès</i> de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait +<i>avec</i> aucun d'eux, ne leur donnant rien de son «meilleur moi» et ne +prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donné.</p> + +<p>Nous l'avons contemplé de longs instants au milieu de ces conversations +vives et entraînantes, dont il s'excluait par son silence. La passion +des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois négligé de +suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa +figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent +sous une pénible impression, quand des sujets qui tiennent aux +conditions premières de l'existence sociale étaient débattus devant lui +avec de si énergiques emportements, qu'on eût pu croire notre sort, +notre vie ou notre mort, devoir se décider à l'instant même. Il semblait +souffrir physiquement lorsqu'il entendait déraisonner si sérieusement, +accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments +également vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de +dissonances, voire même une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait +triste et rêveur. Alors il apparaissait comme un passager à bord d'un +vaisseau que la tempête fait rebondir sur les vagues; contemplant +l'horizon, les étoiles, songeant à sa lointaine patrie, suivant la +manœuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas +la force requise pour saisir un des cordages de la voilure...</p> + +<p>Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuadé de la +parfaite vacuité de la plupart des discours politiques, des discussions +philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi à pratiquer +de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingué, à qui +nous avons souvent entendu répéter un mot dicté par la sagesse +misanthropique de ses vieux ans. Cette façon de sentir surprenait alors +notre impatience inexpérimentée; mais depuis, elle nous a frappé par sa +triste justesse.—«Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a +guère moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit», disait +le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses +bontés, lorsqu'ils se laissaient entraîner à la chaleur de naïfs débats +d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait réprimer une volonté passagère +de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour +consoler sa main oisive et la réconcilier avec son luth: <i>Il mondo va da +se!</i></p> + +<p>La démocratie représentait à ses yeux une agglomération d'éléments trop +hétérogènes, trop tourmentés, d'une trop sauvage puissance, pour lui +être sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans déjà, que +l'avènement des questions sociales fut comparé à une nouvelle invasion +de barbares. Chopin était particulièrement et péniblement frappé de ce +que cette assimilation avait de terrible. Il désespérait d'obtenir des +Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attaché +celui de l'Europe! Il désespérait de préserver de leurs destructions et +de leurs dévastations, la civilisation chrétienne, devenue la +civilisation européenne! Il désespérait de sauver de leurs ravages, +l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilité en un mot de +cette vie élégante, molle et raffinée, que chanta Horace et que les +brutalités d'une loi agraire tuent nécessairement, puisque ne pouvant +obtenir ni <i>l'égalité</i>, ni la <i>fraternité</i>, elles donnent la <i>mort</i>! Il +suivait de loin les événements et une perspicacité de coup d'œil, qu'on +ne lui eût d'abord pas supposée, lui fit souvent prédire ce à quoi de +mieux informés s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui +échappaient, il ne les développait point. Ses phrases courtes n'étaient +remarquées que quand les faits les avaient justifiées.</p> + +<p>Dans un seul cas Chopin se départit de son silence prémédité et de sa +neutralité accoutumée. Il rompit sa réserve dans la cause de l'art, la +seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'énoncé +explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance à +étendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un +témoignage tacite, de l'autorité de grand artiste qu'il se sentait +légitimement posséder dans ces questions. Les faisant relever de sa +compétence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant à sa +manière de les envisager. Pendant quelques années il mit une ardeur +passionnée dans ses plaidoyers; c'était celles où la guerre des +romantiques et des classiques était si vivement conduite de part et +d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en +inscrivant le nom de Mozart sur sa bannière. Comme il tenait plus au +fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver +dans l'immortel auteur du <i>Requiem</i>, de la symphonie dite de <i>Jupiter</i>, +etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les libertés +dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour +le considérer comme un des premiers qui ouvrirent à la musique des +horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant à explorer et où il +fit des découvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau.</p> + +<p>En 1832, peu après son arrivée à Paris, en musique comme en littérature, +une nouvelle école se formait et il se produisait de jeunes talents qui +secouaient avec éclat le joug des anciennes formules. L'effervescence +politique des premières années de la révolution de Juillet à peine +assoupie, se transporta dans toute sa vivacité sur les questions de +littérature et d'art qui s'emparèrent de l'attention et de l'intérêt de +tous. Le <i>romantisme</i> fut à l'ordre du jour et l'on combattit avec +acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune trêve entre ceux qui +n'admettaient pas qu'on pût écrire autrement qu'on n'avait écrit jusque +là, et ceux qui voulaient que l'artiste fût libre de choisir la forme +pour l'adapter à son sentiment; qui pensaient que, la règle de la forme +se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer, +chaque différente manière de sentir comporte nécessairement une manière +différente de se traduire.</p> + +<p>Les uns, croyant à l'existence d'une forme permanente dont la perfection +représente le beau absolu, jugeaient chaque œuvre de ce point de vue +préétabli. En prétendant que les grands maîtres avaient atteint les +dernières limites de l'art et sa suprême perfection, ils ne laissaient +aux artistes qui leur succédaient d'autre gloire à espérer que de s'en +rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait même de +l'espoir de les égaler, le perfectionnement d'un procédé ne pouvant +jamais s'élever jusqu'au mérite de l'invention.—Les autres niaient que +le beau pût avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur +apparaissant, à mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art, +comme des tentes dressées sur la route de l'idéal: haltes momentanées, +que le génie atteint d'époque en époque, que ses héritiers immédiats +doivent exploiter jusqu'à leur dernier recoin, mais que ses descendants +légitimes sont appelés à dépasser.—Les uns voulaient renfermer dans +l'enclos symétrique des mêmes dispositions, les inspirations des temps +et des natures les plus dissemblables. Les autres réclamaient pour +chacune d'elles la liberté de créer leur langue, leur mode d'expression, +n'acceptant d'autre règle que celle qui ressort des rapports directs du +sentiment et de la forme, afin que celle-ci fût adéquate à celui-là.</p> + +<p>Aux yeux clairvoyants de Chopin, les modèles existants, quelque +admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir épuisé tous les +sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigurée, ni toutes +les formes dont il peut user. Il ne s'arrêtait pas à l'excellence de la +forme; il ne la recherchait même qu'en tant que son irréprochable +perfection est indispensable à la complète révélation du sentiment, +n'ignorant pas que le sentiment est tronqué aussi longtemps que la +forme, restée imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile +opaque. Il soumettait ainsi à l'inspiration poétique le travail du +métier, enjoignant à la patience du génie d'imaginer dans la forme de +quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il à ses +classiques adversaires de réduire l'inspiration au supplice de Procuste, +sitôt qu'ils n'admettaient pas que certaines manières de sentir sont +inexprimables dans les formes préalablement déterminées. Il les accusait +de déposséder par avance l'art, de toutes les œuvres qui auraient tenté +d'y introduire des sentiments nouveaux, revêtus de ses formes nouvelles +qui se puisent dans le développement toujours progressif de l'esprit +humain, des instruments qui divulguent sa pensée, des ressources +matérielles dont l'art dispose.</p> + +<p>Chopin n'admettait pas, qu'on voulût écraser le fronton grec avec la +tour gothique, ni qu'on démolisse les grâces pures et exquises de +l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des +constructions mauresques; comme il n'eût pas voulu que le svelte palmier +vienne à croître en place de ses élégants bouleaux, ni que l'agave des +tropiques soit remplacée par le mélèze du nord. Il prétendait goûter le +même jour l'<i>Ilyssus</i> de Phidias et le <i>Pensieroso</i> de Michel-Ange, un +<i>Sacrement</i> de Poussin et la <i>Barque dantesque</i> de Delacroix, une +<i>Improperia</i> de Palestrina et la <i>Reine Mab</i> de Berlioz! Il réclamait +son <i>droit d'être</i> pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la +variété non moins que la perfection de l'unité. Il ne demandait +également à Sophocle et à Shakespeare, à Homère et à Firdousi, à Racine +et à Goethe, que d'avoir leur <i>raison d'être</i> dans la beauté propre de +<i>leur</i> forme, dans l'élévation de <i>leur</i> pensée, proportionnée, comme la +hauteur du jet-d'eau aux feux irisés, à la profondeur de leur source.</p> + +<p>Ceux qui voyaient les flammes du talent dévorer insensiblement les +vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient à l'école musicale dont +Berlioz était le représentant le plus doué, le plus vaillant, le plus +hasardeux. Chopin s'y rallia complètement et fut un de ceux qui mit le +plus de persévérance à se libérer des serviles formules du style +conventionnel, aussi bien qu'à répudier les charlatanismes qui n'eussent +remplacé de vieux abus que par des abus nouveaux plus déplaisants +encore, l'extravagance étant plus agaçante et plus intolérable que la +monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les +virtuosités tapageuses et les expressivités décoratives de Kalkbrenner, +lui étant ou insuffisantes ou antipathiques, il prétendait n'être pas +attaché aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni obligé de +trouver bonnes les manières échevelées des autres.</p> + +<p>Pendant les quelques années que dura cette sorte de campagne du +romantisme, d'où sortirent des coups d'essai qui furent des coups de +maître, Chopin resta invariable dans ses prédilections comme dans ses +répulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux +qui, selon lui, ne représentaient pas suffisamment le progrès ou ne +prouvaient pas un sincère dévouement à ce progrès, sans désir +d'exploitation de l'art au profit du métier, sans poursuite d'effets +passagers, de succès surpris à la surprise de l'auditoire. D'une part, +il rompit, des liens qu'il avait contractés avec respect, lorsqu'il se +sentit gêné par eux et retenu trop à la rive par des amarres dont il +reconnaissait la vétusté. D'autre part, il refusa obstinément d'en +former avec de jeunes artistes dont le succès, exagéré à son sens, +relevait trop un certain mérite. Il n'apportait pas la plus légère +louange à ce qu'il ne jugeait point être une conquête effective pour +l'art, une sérieuse conception de la tâche d'un artiste.</p> + +<p>Son désintéressement faisait sa force; il lui créait une sorte de +forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le +bien pour le bien, il était invulnérable; par là imperturbable. Jamais +il ne désira d'être prôné, ni par les uns ni par les autres, à l'aide de +ces ménagements imperceptibles qui font perdre les batailles; à l'aide +de ses concessions que se font les diverses écoles dans la personne de +leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalités, des +empiètements, des déchéances et des envahissements des styles divers +dans les différentes branches de l'art, des négociations, des traités et +des pactes, semblables à ceux qui forment le but et les moyens de la +diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains +scrupules qui en sont inséparables. En refusant d'étayer ses productions +d'aucun de ces secours extrinsèques qui forcent le public à leur faire +bon accueil, il disait assez qu'il se fiait à leurs beautés pour être +sûr qu'elles se feraient apprécier d'elles-mêmes. Il ne tenait pas à +hâter et à faciliter leur acceptation immédiate.</p> + +<p>Toutefois, Chopin était si intimement et si uniquement pénétré des +sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les +plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier à +l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et même +point de vue, que ses prédilections d'artiste ne pouvaient manquer de +s'en ressentir. Dans les grands modèles et les chefs-d'œuvre de l'art, +il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature. Ce qui s'en +rapprochait lui plaisait; ce qui s'en éloignait obtenait à peine justice +de lui. Rêvant et réunissant en lui-même les qualités souvent opposées +de la passion et de la grâce, il possédait une grande sûreté de jugement +et se préservait d'une partialité mesquine. Il ne s'arrêtait guère +devant les plus grandes beautés et les plus grands mérites, lorsqu'ils +blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception poétique. Quelque +admiration qu'il eût pour les œuvres de Beethoven, certaines parties +lui en paraissaient trop rudement taillées. Leur structure était trop +athlétique pour qu'il s'y complût; leurs courroux lui semblaient trop +rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la +moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui +était une trop substantielle matière, et les séraphiques accents, les +raphaëlesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes +créations de ce génie, lui devenaient par moments presques pénibles dans +un contraste si tranché.</p> + +<p>Malgré le charme qu'il reconnaissait à quelques-unes des mélodies de +Schubert, il n'écoutait pas volontiers celles dont les contours étaient +trop aigus pour son oreille, où le sentiment est comme dénudé, où l'on +sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous +l'étreinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient +de l'éloignement. En musique, comme en littérature, comme dans +l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mélodrame lui était un +supplice. Il repoussait le côté furibond et frénétique du romantisme; il +ne supportait pas l'ahurissement des effets et des excès délirants. «Il +n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses +caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai; il +aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissaient dans +l'ombre les pauvres détails de l'humanité. C'est pourquoi il parlait peu +et n'écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir +celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine +élévation.»<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p> + +<p>Cette nature si constamment maîtresse d'elle-même, pour laquelle la +divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de +l'inachevé, si cher aux poètes qui savent la fin des mots interrompus et +des pensées tronquées; cette nature si pleine de délicates réserves, ne +pouvait éprouver qu'un ennui, comme scandalisé, devant l'impudeur de ce +qui ne laissait rien à pénétrer, rien à comprendre <i>au delà</i>. Nous +pensons que s'il lui avait fallu se prononcer à cet égard, il eût avoué +qu'à son goût il n'était permis d'exprimer les sentiments qu'à condition +d'en laisser la meilleure partie à deviner. Si, ce qu'on est convenu +d'appeler le <i>classique</i> dans l'art, lui semblait imposer des +restrictions trop méthodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par +ces menottes et glacer par ce système conventionnel, s'il ne voulait pas +s'enfermer dans les symétries d'une cage, c'était pour s'élever dans les +nues, chanter comme l'alouette plus près du bleu du ciel, ne devoir +jamais descendre de ces hauteurs. Il eût voulu ne se livrer au repos +qu'en planant dans les régions élevées, comme l'oiseau de paradis dont +on disait jadis qu'il ne goûtait le sommeil qu'en restant les ailes +étendues, bercé par les souffles de l'espace, au haut des airs où il +suspendait son vol. Chopin se refusait obstinément à s'enfoncer dans +les tanières des forêts, pour prendre note des vagissements et des +hurlements dont elles sont remplies; à explorer les déserts affreux, en +y traçant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas +du téméraire qui essaye de les former.</p> + +<p>Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si +dénué d'apprêt, en même temps que de science; tout ce qui dans l'art +allemand porte le cachet d'une énergie populaire, quoique puissante, lui +plaisait également peu. À propos de Schubert il dit un jour: «que le +sublime était flétri lorsque le commun ou le trivial lui succédait». +Hummel, parmi les compositeurs de piano, était un des auteurs qu'il +relisait avec le plus de plaisir. Mozart représentait à ses yeux le type +idéal, le poète par excellence, car il condescendait plus rarement que +tout autre à franchir les gradins qui séparent la distinction de la +vulgarité. Il aimait précisément dans Mozart le défaut qui lui fit +encourir le reproche que son père lui adressait après une représentation +de l'<i>Idoménée</i>: «Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues +oreilles». La gaieté de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de +Tamino et ses mystérieuses épreuves lui semblaient dignes d'occuper sa +pensée; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur naïveté raffinée. Il +comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient +que plus de voiles sur son deuil. À côté de cela, son sybaritisme de +pureté, son appréhension du lieu-commun étaient tels, que même dans +<i>Don Juan</i>, même dans cet immortel chef-d'œuvre, il découvrait des +passages dont nous lui avons entendu regretter la présence» Son culte +pour Mozart n'en était pas diminué, mais comme attristé. Il parvenait +bien à oublier ce qui lui répugnait, mais se réconcilier avec, lui était +impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de +ces supériorités d'instinct, irraisonnées et implacables, dont nulle +persuasion, nulle démonstration, nul effort ne parviennent jamais à +obtenir l'indulgence, ne fût-ce que celle de l'indifférence, pour des +objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable +qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie?</p> + +<p>Chopin donna à nos essais, à nos luttes d'alors, si remplies encore +d'hésitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagérations, qui +rencontraient plus de <i>sages hochant la tête</i> que de contradicteurs +glorieux, l'appui d'une rare fermeté de conviction, d'une conduite calme +et inébranlable, d'une stabilité de caractère également à l'épreuve des +lassitudes et des leurres, en même temps que l'auxiliaire efficace +qu'apporte à une cause le mérite des ouvrages qu'elle peut revendiquer. +Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de +savoir, qu'il fut justifié d'avoir eu confiance en son seul génie par la +prompte admiration qu'il inspira. Les solides études qu'il avait faites, +les habitudes réfléchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut +élevé pour les beautés classiques, le préservèrent de perdre ses forces +en tâtonnements malheureux et en demi-réussites, comme il est arrivé à +plus d'un partisan des idées nouvelles.</p> + +<p>Sa studieuse patience à élaborer et à parachever ses ouvrages le mettait +à l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant +de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et à la +négligence de la mégarde. Exercé de bonne heure aux exigences de la +règle, ayant même produit de belles œuvres dans lesquelles il s'y était +astreint, il ne la secouait qu'avec l'à-propos d'une justesse savamment +méditée. Il avançait toujours en vertu de son principe, sans se laisser +emporter à l'exagération ni séduire aux transactions, délaissant +volontiers les formules théoriques pour ne poursuivre que leurs +résultats. Moins préoccupé des disputes d'école et de leurs termes que +de se donner la meilleure des raisons, celle d'une œuvre accomplie, il +eut ainsi le bonheur d'éviter les inimitiés personnelles et les +accommodements fâcheux.</p> + +<p>Plus tard, le triomphe de ses idées ayant diminué l'intérêt de son rôle, +il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef à la tête +d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence où il prit rang dans +un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et +inflexibles, comme toutes celles qui, en étant vives, se font rarement +jour. Mais, sitôt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhérents pour +régner sur le présent et dominer l'avenir, il se retira de la mêlée, +laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles +à la cause qu'agréables aux gens qui aiment à se battre, surtout à +battre, au risque d'être battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de +parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrière-garde en +déroute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir +que sa cause est hors de danger pour ne plus se mêler aux combattants.</p> + +<p>Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin +avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers +maîtres du moyen-âge. Comme pour eux, l'art était pour lui une belle, +une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir été appelé, il desservait +ses rites avec une piété émue. Ce sentiment s'est révélé à l'heure de sa +mort dans un détail, dont les mœurs de la Pologne nous expliquent seules +toute la signification. Par un usage moins répandu de nos temps, mais +qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants +choisir les vêtements dans lesquels ils voulaient être ensevelis, +préparés par quelques-uns longtemps à l'avance<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>.</p> + +<p>Leurs plus chères, leurs plus intimes pensées, s'exprimaient ou se +trahissaient ainsi, pour la dernière fois. Les robes monastiques étaient +fréquemment désignées par des personnes mondaines; les hommes +préféraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des +souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les +premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut +pourtant être mis au tombeau dans les habits qu'il y avait portés. Un +sentiment naturel et profond, découlant d'une source intarissable +d'enthousiasme pour son art, a sans doute dicté ce dernier vœu, alors +que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrétien, il +quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux. +Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattaché à l'immortalité +son amour et sa foi en l'art. Il voulut témoigner une fois de plus au +moment ou il serait couché dans le cercueil, par un muet symbole comme +de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gardé intact pendant toute sa +vie. Il mourut fidèle à lui-même, adorant dans l'art ses mystiques +grandeurs et ses plus mystiques révélations.</p> + +<p>En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant tempêtueux de sa +société, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le +rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses +compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des +rapports fréquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa sœur +Louise lui était surtout chère; une certaine ressemblance dans la nature +de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus +particulièrement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie à +Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois +derniers mois de la vie de son frère, pour l'entourer de ses soins +dévoués.</p> + +<p>Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grâce charmante. +Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il +profitait de son séjour à Paris pour leur procurer ces mille surprises +que donnent les nouveautés, les bagatelles, les infiniment petits, +infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce +qu'il croyait pouvoir être agréable à Varsovie et y envoyait +continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait +à ce qu'on conservât ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils +fussent, comme pour être toujours présent au milieu de ceux à qui il les +destinait. De son côté, il attachait un grand prix à toute preuve +d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des +marques de leur souvenir lui était une fête; il ne la partageait avec +personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les +objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui +étaient précieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de +s'en servir, mais il était visiblement contrarié lorsqu'on y touchait.</p> + +<p>Quiconque arrivait de Pologne était le bienvenu auprès de lui. Avec ou +sans lettre de recommandation il était reçu à bras ouverts, comme s'il +eût été de la famille. Il permettait à des personnes souvent inconnues +quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait à aucun d'entre +nous: le droit de déranger ses habitudes. Il se gênait pour elles, il +les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mêmes lieux pour +leur faire voir les curiosités de Paris, sans jamais témoigner d'ennui à +ce métier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait à dîner à ces chers +compatriotes, dont la veille il avait ignoré l'existence; il leur +évitait toutes les menues-dépenses, il leur prêtait de l'argent. Mieux +que cela; on voyait qu'il était heureux de le faire, qu'il éprouvait un +vrai bonheur à parler sa langue, à se trouver avec les siens, à se +retrouver par eux dans l'atmosphère de sa patrie qu'il lui semblait +encore respirer à côté d'eux. On voyait combien il se plaisait à écouter +leurs tristes récits, à distraire leurs douleurs, à détourner leurs +sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprêmes regrets par les +infinies promesses d'une espérance éloquemment chantée.</p> + +<p>Chopin écrivait régulièrement aux siens, mais seulement à eux. Une de +ses bizarreries consistait à s'abstenir de tout échange de lettres, de +tout envoi de billets; on eût pu croire qu'il avait fait vœu de n'en +jamais adresser à des étrangers. C'était chose curieuse de le voir +recourir à tous les expédients pour échapper à la nécessité de tracer +quelques lignes. Maintes fois il préféra traverser Paris d'un bout à +l'autre pour refuser un dîner ou faire part de légères informations, +plutôt que de s'en épargner la peine au moyen d'une petite feuille de +papier. Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. On +dit qu'il lui est arrivé de s'écarter de cette habitude en faveur de ses +belles compatriotes fixées à Paris, dont quelques-unes possèdent de +charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction à ce +qu'on eût pu prendre pour une règle, s'explique par le plaisir qu'il +avait à parler sa langue, qu'il employait de préférence et dont il se +plaisait à traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme +les slaves en général, il possédait très bien le français; d'ailleurs, +vu son origine française, il lui avait été enseigné avec un soin +particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'être peu +sonore à l'oreille et d'un génie froid.</p> + +<p>Cette manière de le juger est d'ailleurs assez répandue parmi les +Polonais, qui s'en servent avec une grande facilité, le parlent beaucoup +entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de +se plaindre à ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans +un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'émotion, les +nuances éthérées de la pensée! C'est tantôt la majesté, tantôt la +passion, tantôt la grâce, qui à leur dire fait défaut aux mots français. +Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole citée par eux en +polonais,—<i>Oh! c'est intraduisible!</i>—est immanquablement la première +réponse faite à l'étranger. Viennent ensuite les commentaires, qui +servent surtout à commenter l'exclamation, à expliquer toutes les +finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renfermés dans ces +mots <i>intraduisibles!</i> Nous en avons cité quelques exemples, lesquels +joints à d'autres, nous portent à supposer que cette langue a l'avantage +d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son +développement, elle a dû au génie poétique de la nation d'établir entre +les idées un rapprochement frappant et juste par les étymologies, les +dérivations, les synonymes. Il en résulte comme un reflet coloré, ombre, +ou lumière, projeté sur chaque expression.</p> + +<p>L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font +nécessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprévu, ou +bien, le son correspondant d'une tierce qui module immédiatement la +pensée en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire +permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une +difficulté et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des +langues étrangères, si répandues en Pologne, aux paresses d'esprit et +d'études qui veulent échapper à la fatigue d'une habileté de diction, +indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un +laconisme si énergique, que l'à-peu-près y devient difficile et la +banalité insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal définis +sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'idée +n'y peut sortir d'une pauvreté singulièrement dénudée, tant qu'elle +reste en deçà des bornes du lieu-commun; par contre, elle réclame une +rare précision de termes pour ne pas devenir baroque au delà. La +littérature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs +devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie +d'une de ces œuvres qui restent à jamais. Elle doit peut-être à ce +caractère hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses +chefs-d'œuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses +littérateurs. On se sent maître, quand on se hasarde à manier cette +belle et riche langue<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p> + +<p>L'élégance matérielle était aussi naturelle à Chopin que celle de +l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui +appartenaient, que dans ses manières distinguées. Il avait la +coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait +toujours le sien. Sans approcher de l'éclatante richesse dont à cette +époque quelques-unes des célébrités de Paris décoraient leurs demeures, +il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des élégances de +cannes, d'épingles, de boutons, des bijoux fort à la mode alors, +l'instinctive ligne du <i>comme il faut</i>, entre le trop et le trop peu.</p> + +<p>Comme il ne confondait son temps, sa pensée, ses démarches, avec ceux +de personne, la société des femmes lui était souvent plus commode en ce +qu'elle obligeait à moins de rapports subséquents. Ayant toujours +conservé une exquise pureté intérieure que les orages de la vie ont peu +troublé, jamais souillé, car ils n'ébranlèrent jamais en lui le goût du +bien, l'inclination vers l'honnête, le respect de la vertu, la foi en la +sainteté, Chopin ne perdit jamais cette naïveté juvénile qui permet de +se trouver agréablement dans un cercle dont la vertu, l'honnêteté, la +respectabilité, font les principaux frais et le plus grand charme. Il +aimait les causeries sans portée des gens qu'il estimait; il se +complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait +volontiers de soirées entières à jouer au colin-maillard avec de jeunes +filles, à leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, à les +faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir +à entendre que le chant de la fauvette.</p> + +<p>Tout cela réuni faisait que Chopin, si intimement lié avec quelques-unes +des personnalités les plus marquantes du mouvement artistique et +littéraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une, +resta néanmoins un étranger au milieu d'elles. Son individualité ne se +fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'était à même +de comprendre cette réunion, accomplie dans les plus hautes régions de +l'être, entre les aspirations du génie et la pureté des désirs. Encore +moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette +élégance innée, de cette chasteté virile, d'autant plus savoureuse +qu'elle était plus inconsciente de ses dédains pour le charnel vulgaire +là, où tous croyaient que l'imagination ne pouvait être coulée dans les +moules d'un chef-d'œuvre, que chauffée à blanc dans les hauts fourneaux +d'une sensualité âcre et pleine d'infâmes scories!</p> + +<p>Mais, une des plus précieuses prérogatives de la pureté intérieure étant +de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de +l'impudeur, Chopin se sentait oppressé par le voisinage de certaines +personnalités dont l'œil n'avait plus de transparence, dont l'haleine +était impure, dont les lèvres se plissaient comme celles d'un satyre, +sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les +écarts du génie, étaient élevés à la hauteur d'un culte envers la déesse +Matière! Le lui eût-on dit mille fois, jamais on ne lui eût persuadé que +la rudesse baroque des manières, le parler sans-gêne des appétits +indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands, +étaient autre chose que le manque d'éducation d'une classe inférieure. +Jamais il n'eût cru que chaque pensée lascive, chaque espoir honteux, +chaque souhait rapace, chaque vœu homicide, était l'encens offert à +cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite +d'étourdissante, fétide, était reçue dans les cassolettes de similor +d'une poésie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothéose +sacrilège!</p> + +<p>La campagne et la vie de château lui convenaient tellement, que pour en +jouir il acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. On +pourrait en induire qu'il lui était plus aisé d'abstraire son esprit des +gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des +castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air étouffé, de la lumière, +terne, des tableaux prosaïques de la ville, où les passions sont +excitées et surexcitées à chaque pas, les organes rarement flattés. Ce +que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au +lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi. +Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui +l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que +la lutte des opinions littéraires et artistiques le préoccupa vivement. +L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les créations de +l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des créations +de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il était heureux chaque fois +qu'il pouvait le laisser loin derrière lui!</p> + +<p>À peine était-il arrivé dans une maison de campagne, à peine se +voyait-il entouré de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de +hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme, +un homme transfiguré. L'appétit lui revenait, sa gaieté débordait, ses +bons-mots pétillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait +ingénieux à varier les amusements, à multiplier les épisodes égayants de +cette existence au grand air qui le ranimait, de cette liberté rustique +si fort de son goût. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup +marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et décrivait peu +ces paysages agrestes; cependant il était aisé de remarquer qu'il en +avait une impression très vive. À quelques mots qui lui échappaient, on +eût dit qu'il se sentait plus près de sa patrie en se trouvant au milieu +des blés, des prés, des haies, des foins, des fleurs des champs, des +bois qui partout ont les mêmes senteurs. Il préférait se voir entre les +laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se +ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et +les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent à rien et ne peuvent rien +rappeler à personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de +la «grand' ville», a quelque chose d'écrasant pour des natures +sensitives et maladives.</p> + +<p>En outre, Chopin aimait à travailler à la campagne, comme si cet air +pur, sain et pénétrant, ravigotait son organisme qui s'étiolait au +milieu de la fumée et de l'air épais de la rue! Plusieurs de ses +meilleurs ouvrages écrits durant ses <i>villeggiature</i>, renferment +peut-être le souvenir de ses meilleurs jours d'alors.</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#toc">VI.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/001.png" alt="C" /></span>hopin est né à Żelazowa-Wola, près de Varsovie, en 1810. Par un hasard +rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son âge dans ses +premières années; il paraît que la date de sa naissance ne fut fixée +dans sa mémoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie +musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: «<i>Madame +Catalani, à Frédéric Chopin âgé de dix ans</i>». Le pressentiment de la +femme douée, donna peut-être à l'enfant timide la prescience de son +avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses +premières années. Son développement intérieur traversa probablement peu +de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il était frêle et +maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa santé. Dès lors +sans doute il prit l'habitude de cette affabilité, de cette bonne grâce +générale, de cette discrétion sur tout ce qui le faisait souffrir, nées +du désir de rassurer les inquiétudes qu'il occasionnait.</p> + +<p>Aucune précocité dans ses facultés, aucun signe précurseur d'un +remarquable épanouissement, ne révélèrent dans sa première jeunesse une +future supériorité d'âme, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit +être souffrant et souriant, toujours patient et enjoué, on lui sut +tellement gré de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se +contenta sans doute de chérir ses qualités, sans se demander s'il +donnait son cœur sans réserve et livrait le secret de toutes ses +pensées. Il est des âmes qui, à l'entrée de la vie, sont comme de riches +voyageurs amenés par le sort au milieu de simples pâtres, incapables de +reconnaître le haut rang de leurs hôtes; tant que ces êtres supérieurs +demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement +à leur propre opulence, suffisants toutefois pour émerveiller des cœurs +ingénus et répandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances. +Ces êtres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les +entourent; on est charmé, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont +été généreux, tandis qu'en réalité ils n'ont encore été que peu +prodigues de leurs trésors.</p> + +<p>Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il +grandit comme dans un berceau solide et moëlleux, furent celles d'un +intérieur uni, calme, occupé; aussi ces exemples de simplicité, de piété +et de distinction, lui restèrent toujours les plus doux et les plus +chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charités +pieuses, les modesties rigides, l'entourèrent d'une pure atmosphère, où +son imagination prit ce velouté tendre des plantes qui ne furent jamais +exposées aux poussières des grands chemins.</p> + +<p>La musique lui fut enseignée de bonne heure. À neuf ans il commença à +l'apprendre et fut bientôt confié à un disciple passionné de Sébastien +Bach, Żywna, qui dirigea ses études durant de longues années selon les +errements d'une école entièrement classique. Il est à supposer que +lorsque, d'accord avec ses désirs et sa vocation, sa famille lui faisait +embrasser la carrière de musicien, aucun prestige de vaine gloriole, +aucune perspective fantastique, n'éblouissaient leurs yeux et leurs +espérances. On le fit travailler sérieusement et consciencieusement, +afin qu'il fût un jour maître savant et habile, sans s'inquiéter outre +mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de +ces leçons et de ces labeurs du devoir.</p> + +<p>Il fut placé assez jeune dans un des premiers collèges de Varsovie, +grâce à la généreuse et intelligente protection que le prince Antoine +Radziwiłł accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il +reconnaissait la portée avec le coup d'œil d'un homme et d'un artiste +distingué. Le prince Radziwiłł ne cultivait pas la musique en simple +dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de +<i>Faust</i>, publiée il y a nombre d'années, continue d'être exécuté chaque +hiver par l'académie de chant de Berlin. Elle nous semble encore +supérieure, par son intime appropriation aux tonalités des sentiments de +l'époque où la première partie de ce poème fut écrite, à diverses +tentatives pareilles faites de son temps.</p> + +<p>En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le +prince fit à celui-ci l'inappréciable don d'une belle éducation, dont +aucune partie ne resta négligée. Son esprit élevé le mettant à même de +comprendre toutes les exigences de la carrière d'un artiste, ce fut lui +qui, depuis l'entrée de son protégé au collège jusqu'à l'achèvement +complet de ses études, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M. +Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations +d'une cordiale et constante amitié. De plus, le prince Radziwiłł faisait +souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soirées, aux +dîners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mémoire du +jeune homme à ces charmants instants, qu'animait tout le <i>brio</i> de la +gaieté polonaise. Il y joua souvent un rôle piquant, par son esprit +comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beauté +rapidement passée devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune P<sup>sse</sup> +Élise, fille du prince, morte à la première fleur de l'âge, lui laissa +la plus suave impression d'un ange pour un moment exilé ici-bas.</p> + +<p>Le charmant et facile caractère que Chopin apporta sur les bancs de +l'école, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du +prince Calixte Czetwertynski et de ses frères. Lorsque arrivaient les +fêtes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur +mère, la P<sup>sse</sup> Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un +vrai sentiment de ses beautés et qui bientôt sut découvrir le poète dans +le musicien. La première peut-être, elle fit connaître à Chopin le +charme d'être entendu en même temps qu'écouté. La princesse était belle +encore et possédait un esprit sympathique, uni à de hautes vertus, à de +charmantes qualités. Son salon était un des plus brillants et des plus +recherchés de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus +distinguées de cette capitale. Il y connut ces séduisantes beautés dont +la célébrité était européenne, alors que Varsovie était si enviée pour +l'éclat, l'élégance, la grâce de sa société. Il eut l'honneur d'être +présenté chez la P<sup>sse</sup> de Lowicz, par l'entremise de la P<sup>sse</sup> +Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la C<sup>sse</sup> Zamoyska, de la +P<sup>sse</sup> Micheline Radziwiłł, de la P<sup>sse</sup> Thérèse Jablonowska, ces +enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beautés moins renommées.</p> + +<p>Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de +son piano. Dans ces réunions, qu'on eût dit des assemblées de fées, il +put surprendre bien des fois peut-être, rapidement dévoilés dans le +tourbillon de la danse, les secrets de ces cœurs exaltés et tendres; il +put lire sans peine dans ces âmes qui se penchaient avec attrait et +amitié vers son adolescence. Là, il put apprendre de quel mélange de +levain et de pâte de rose, de salpêtre et de larmes angéliques, est +pétri l'idéal poétique des femmes de sa nation. Quand ses doigts +distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques +émouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs +des jeunes filles éprises, des jeunes femmes négligées; comment +s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne +vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se détachant des groupes +nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple <i>prélude</i>? +S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tête rêveuse de sa belle main, +dont les pierreries enchâssées dans les bagues et les bracelets +faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y +songer le chant que chantait son cœur, dans un regard humide où perlait +une larme, dans sa prunelle ardente où le feu de l'inspiration luisait! +N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil à des +nymphes folâtres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une +vertigineuse rapidité, l'environna de sourires qui le mirent d'emblée à +l'unisson de leurs gaietés?</p> + +<p>Là, il vit déployer les chastes grâces de ses captivantes compatriotes, +qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable du prestige de leurs +entraînements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait +quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait +seul créer et nationaliser. Là, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce +qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit être dans ses +cœurs bien nés, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples +qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un +sourire approbatif aux matrones qui croient avoir déjà contemplé tout ce +que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout à l'autre de la +salle de bal. Il fendait l'air, dévorait l'espace, comme des âmes qui +s'élanceraient dans les immensités sidérales, volant sur les ailes de +leurs désirs d'un astre à un autre, effleurant légèrement du bout de +leurs pieds si étroits quelque planète attardée dans sa route, +repoussant plus légèrement encore l'étoile rencontrée comme un lumineux +caillou... jusqu'à ce que l'homme éperdu de joie et de reconnaissance se +précipite à genoux, au milieu du cercle vide où se concentrent tant de +regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main +reste ainsi étendue sur sa tête, comme pour la bénir. Trois fois, il la +fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une +triple couronne, auréole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de +gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par +une inflexion de tête; alors, voyant sa taille penchée par la fatigue de +cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec +impétuosité, la saisit entre ses bras nerveux, la soulève un instant de +terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de +bonheur.</p> + +<p>Dans les années plus avancées de sa trop courte vie, Chopin jouant un +jour une de ses <i>Mazoures</i> à un musicien ami, qui sentait déjà, plus +qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magnétiques qui se +dégageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano, +s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse. +Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de +Soumet, le poète en vogue d'alors:</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 6em;">Je t'aime</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Sémida, et mon cœur vole vers ton image,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!...</span><br /> +</p> + +<p>Son regard semblait arrêté sur une de ces visions des anciens jours que +nul ne voit, hormis celui qui la reconnaît pour l'avoir fixée durant sa +courte réalité avec toute l'intensité de son âme, afin d'y imprimer à +jamais son ineffaçable empreinte. Il était aisé de deviner que Chopin +revoyait devant lui quelque beauté, blanche comme une apparition, svelte +et légère, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baissés, laissant +s'échapper de dessous ses paupières des ondes azurées, qui enveloppaient +d'une lueur béatifiante le superbe cavalier à genoux devant elle, les +lèvres entr'ouvertes, ces lèvres dont semblait s'échapper un soupir, +montant</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;">Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!...</span><br /> +</p> + +<p>Chopin contait volontiers plus tard, négligemment en apparence, mais +avec cette involontaire et sourde émotion qui accompagne le souvenir de +nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les +mélodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et +exprimer de sentiments divers et profonds, les jours où il voyait les +dames du grand monde de Varsovie à quelque notable et magnifique fête, +ornées de toutes les éblouissances, parées de toutes les coquetteries, +qui font frôler les cœurs à leurs feux, avivent, aveuglent et +infortunent l'amour. Au lieu des roses parfumées et des camélias +panachés de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux +bouquets de leurs écrins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si +transparents que les Grecs les disaient <i>tissés d'air</i>, étaient +remplacés par les somptuosités des gazes lamées d'or, des crêpes brodés +d'argent, des points d'Alençon et des dentelles de Brabant. Mais il lui +semblait qu'aux sons d'un orchestre européen, quelque parfait qu'il fût, +elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait +moins sonore, leurs regards d'un étincellement moins radieux, leur +lassitude plus prompte, qu'aux soirs où la danse avait été improvisée, +parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopinément électrisé son +auditoire. S'il l'électrisait, c'est qu'il savait répéter en sons +hiéroglyphiques propres à sa nation, en airs de danse éclos sur le sol +de la patrie, d'entente facile aux initiés, ce que son oreille avait +entre-ouï des murmurations discrètes et passionnées de ces cœurs, +comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours +environnées d'un gaz subtil, inflammable, qui à la moindre occasion +s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence.</p> + +<p>Fantasmes illusoires, célestes visions, il vous a vu luire dans cet air +si rarescible! Il avait deviné quel essaim de passions y bourdonne sans +cesse et comment elles <i>floflottent</i> dans les âmes! Il avait suivi d'un +regard ému ces passions toujours prêtes à s'entre-mesurer, à +s'entre-entendre, à s'entre-navrer, à s'entre-ennoblir, à +s'entre-sauver, sans que leurs pétillements et leurs trépidations +viennent a aucun instant déranger la belle eurhythmie des grâces +extérieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment +tranquille. C'est ainsi qu'il apprit à goûter et à tenir en si haute +estime les manières nobles et mesurées, quand elles sont réunies à une +intensité de sentiment qui préserve la délicatesse de l'affadissement, +qui empêche la prévenance de rancir, qui défend à la convenance de +devenir tyrannie, au bon goût de dégénérer en raideur; ne permettant +jamais aux émotions de ressembler, comme il leur arrive souvent +ailleurs, à ces végétations calcaires, dures et frangibles, tristement +nommées fleurs de fer: <i>flos-ferri</i>.</p> + +<p>En ces salons, les bienséances rigoureusement observées ne servaient +pas, espèces de corsets ingénieusement bâtis, à dissimuler des cœurs +difformes; elles obligeaient seulement à spiritualiser tous les +contacts, à élever tous les rapports, à aristocratiser toutes les +impressions. Quoi de surprenant, si ses premières habitudes, prises +dans ce monde d'une si noble décence, firent croire à Chopin que les +convenances sociales, au lieu d'être un masque uniforme, dérobant sous +la symétrie des mêmes lignes le caractère de chaque individualité, ne +servaient qu'à contenir les passions sans les étouffer, à leur enlever +la crudité de tons qui les dénature, le réalisme d'expression qui les +rabaisse, le sans-gêne qui les vulgarise, la véhémence qui blase, +l'éxubérance qui lasse, enseignant <i>aux amants de l'impossible</i> à réunir +toutes les vertus que la connaissance du mal fait éclore, à toutes +celles qui font <i>oublier son existence en parlant à ce qu'on aime</i><a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>; +rendant ainsi presque possible, l'impossible réalisation d'une <i>Ève, +innocente et tombée, vierge et amante à la fois!</i></p> + +<p>À mesure que ces premiers apperçus de la jeunesse de Chopin +s'enfonçaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore à +ses yeux en grâces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant +plus sous leur charme, qu'aucune réalité quelque peu contradictoire ne +venait démentir et détruire cette fascination, secrètement cachée dans +un coin de son imagination. Plus cette époque reculait dans le passé, +plus il avançait dans la vie, et plus il s'énamourait des figures qu'il +évoquait dans sa mémoire. C'étaient de superbes portraits en pied ou des +pastels souriants, des médaillons en deuil ou des profils de camées, +quelque gouache aux tons fortement repoussés, tous près d'une pâle et +suave esquisse à la mine de plomb. Cette galerie de beautés si variées +finissait par être toujours présente devant son esprit, par rendre +toujours plus invincibles ses répugnances pour cette liberté d'allure, +cette brutale royauté du caprice, cet acharnement à vider la coupe de la +fantaisie jusqu'à la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et +de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle +étrange et constamment mobile qu'on a surnommé la Bohême de Paris.</p> + +<p>En parlant de cette période de sa vie passée dans la haute société de +Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons à citer quelques +lignes, qui peuvent plus justement être appliquées à Chopin que d'autres +pages où l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais où nous ne saurions +la retrouver, sinon dans cette proportion faussée que prendrait une +silhouette dessinée sur un tissu élastique, qu'on aurait biaisé par deux +mouvements contraires.</p> + +<p>«Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes +les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta +délicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de développement +musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie +exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge, ni sexe. Ce +n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant de cette race +d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce +n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur de +rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du +moyen âge faisait servir à l'ornement des temples chrétiens. Un ange +beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme +comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une +expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée.</p> + +<p>«C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en +même temps que ses pensées, rien n'était plus tenace, plus exclusif et +plus minutieusement dévoué que ses affections... Mais cet être ne +comprenait que ce qui était identique à lui-même... le reste n'existait +pour lui que comme une sorte de songe fâcheux auquel il essayait de se +soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses +rêveries, la réalité lui déplaisait. Enfant, il ne pouvait toucher à un +instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en +face d'un homme différent de lui sans se heurter contre cette +contradiction vivante...</p> + +<p>«Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude +volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de pas entendre ce +qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections +personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses +yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d'une politesse +charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui +n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable...</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>«Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs +heures de réserve. Les causes morales en eussent été trop légères, trop +subtiles pour être saisies à l'œil nu. Il aurait fallu un microscope +pour lire dans son âme où pénétrait si peu de la lumière des vivants...</p> + +<p>«Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère il pût avoir des +amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa mère, qui +estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des +jeunes gens de son âge qui l'aimaient ardemment et qui étaient aimés de +lui... Il se faisait une haute idée de l'amitié, et, dans l'âge des +premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à +peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient +jamais d'opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord +formel...</p> + +<p>«Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation +et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire même à ceux qui +ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la +faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des +femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité +douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des +hommes éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son +exquise politesse et ils y étaient d'autant plus sensibles qu'ils ne +concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l'exercice d'un +devoir et que la sympathie n'y entrât pour rien.</p> + +<p>«Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus +aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais +comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient +si vifs, si profonds, et si peu récusables?...</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>«Dans le détail de la vie, il était d'un commerce plein de charmes. +Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce +inusitée et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion +profonde qui payait l'amitié avec usure.</p> + +<p>«Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans +cette pensée, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de +temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage +extérieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance héroïque de la +jeunesse, l'idée d'une mort prochaine, il en caressait du moins +l'attente avec une sorte d'amère volupté»<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement +pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment +imprégné d'un pieux hommage. La tempête qui dans un pli de ses rafales +emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rêveur et distrait +surpris sur la branche d'un arbre étranger, rompit ce premier amour et +déshérita l'exilé d'une épouse dévouée et fidèle en même temps que d'une +patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait rêvé avec elle, en +rencontrant la gloire à laquelle il n'avait peut-être pas encore songé. +Elle était belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones +de Luini dont les regards sont chargés d'une grave tendresse. Elle resta +triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette âme +pure, lorsqu'elle sut que nul dévouement du même genre que le sien ne +vint adoucir l'existence de celui qu'elle eût adoré avec une soumission +ingénue, une piété exclusive; avec cet abandon naïf et sublime qui +transforme la femme en ange.</p> + +<p>Celles que la nature accable des dons du génie, si lourds à +porter,—chargés d'une étrange responsabilité et sans cesse entraînés à +l'oublier,—ont probablement le droit de poser des limites aux +abnégations de leur personnalité, étant forcées à ne pas négliger les +soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire +qu'on regrette les divines émotions que procurent les dévouements +absolus, en présence de dons les plus éclatants du génie; car, cette +soumission naïve, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son +existence, sa volonté, jusqu'à son nom, dans ceux de l'homme qu'elle +aime, peuvent seuls autoriser cet homme à penser, lorsqu'il quitte la +vie, qu'il l'a partagée avec elle et que son amour fut à même de lui +acquérir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient +pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son cœur.</p> + +<p>Inopinément séparée de Chopin, la jeune fille qui allait être sa fiancée +et ne le devint pas, fut fidèle à sa mémoire, à tout ce qui restait de +lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amitié; le père de Chopin ne +voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessiné dans des jours +d'espoir, fût jamais remplacé chez lui par aucun autre, fût-il dû à un +pinceau plus expérimenté. Bien des années après, nous avons vu les joues +pâles de cette femme attristée se colorer lentement, comme rougirait +l'albâtre devant une lueur dévoilée, lorsqu'en contemplant ce portrait +son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris.</p> + +<p>Dès que ses années de collège furent terminées, Chopin commença ses +études d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la +plus difficile chose à apprendre, la plus rarement sue: à être exigeant +pour soi-même, à tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu'à force +de patience et de travail. Son cours musical brillamment achevé, ses +parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connaître +les artistes célèbres et les belles exécutions des grandes œuvres. À cet +effet, il fit quelques rapides séjours dans plusieurs villes de +l'Allemagne. En 1830, il avait quitté Varsovie pour une de ces +excursions momentanées, lorsque éclata la révolution du 29 novembre.</p> + +<p>Obligé de rester à Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts; +mais cet hiver-là, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si +promptement saisi de toutes les nuances de l'exécution, de toutes les +finesses de la pensée, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas +toute la sensation à laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta +Vienne dans le dessein de se rendre à Londres; mais c'est d'abord à +Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arrêter que peu de temps. Sur +son passeport, visé pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: <i>passant +par Paris</i>. Ce mot renfermait son avenir. Longues années après, +lorsqu'il semblait plus qu'acclimaté, naturalisé en France, il disait +encore en riant: «Je ne suis ici qu'en passant».</p> + +<p>À son arrivée à Paris, il donna deux concerts où il fut de suite +vivement admiré, autant par la société élégante que par les jeunes +artistes. Nous nous souvenons de sa première apparition dans les salons +de Pleyel, où les applaudissements les plus redoublés semblaient ne pas +suffire à notre enthousiasme, en présence de ce talent qui révélait une +nouvelle phase dans le sentiment poétique, à côté de si heureuses +innovations dans la forme de son art. Contrairement à la plupart des +jeunes arrivants, il n'éprouva pas un instant l'éblouissement et +l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse +modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanité +puérile étalée par les parvenus du succès.</p> + +<p>Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors à Paris, lui firent +l'accueil le plus affectueusement empressé. À peine arrivé, il fut de +l'intimité de l'hôtel Lambert, où le vieux P<sup>ce</sup> Adam Czartoryski, sa +femme et sa fille, réunissaient autour d'eux tous les débris de la +Pologne que la dernière guerre avait jetés au loin. La P<sup>sse</sup> +Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une +de ses élèves les plus chères, une privilégiée, celle à qui on eût dit +qu'il se plaisait à léguer les secrets de son jeu, les mystères de ses +évocations magiques, comme à la légitime et intelligente héritière de +ses souvenirs et de ses espérances!</p> + +<p>Il allait très souvent chez la C<sup>sse</sup> Louis Plater, née C<sup>sse</sup> +Brzostowska, appelée <i>Pani Kasztelanowa</i>. L'on y faisait beaucoup de +bonne musique, car elle savait accueillir de manière à les encourager, +tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de +former une lumineuse pléiade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas +exploité par une curiosité stérile, parfois barbare; par une sorte de +badauderie élégante qui suppute à part soi combien de visites, de dîners +et de soupers, chaque célébrité du jour représente, pour ne point +manquer <i>d'avoir eu</i> celle que la mode impose, sans égarer quelque +générosité excessive sur un nom moins indiqué. La C<sup>sse</sup> Plater +recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, où celle qui +l'était se considérait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans +son cercle d'élus, sur lesquels elle répandait une bénigne atmosphère. +Tour à tour, fée, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice délicate, +sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle était +pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chérie que respectée, +qui éclairait, réchauffait, élevait son inspiration et manqua à sa vie +quand elle ne fut plus.</p> + +<p>Chopin fréquenta beaucoup M<sup>me</sup> de Komar et ses filles, la P<sup>sse</sup> +Ludemille de Beauveau, la C<sup>sse</sup> Delphine Potocka, dont la beauté, la +grâce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus +admirés des reines de salon. Il lui dédia son deuxième <i>Concerto</i>, celui +qui contient l'<i>adagio</i> que nous avons mentionné ailleurs. Sa beauté aux +contours si purs faisait dire d'elle, la veille même de sa mort, qu'elle +ressemblait à une statue couchée. Toujours enveloppée de voiles, +d'écharpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait +quelle apparence aérienne, immatérielle, la comtesse n'était pas exempte +d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait était si exquis, +elle l'affectait avec un charme si distingué, elle était une patricienne +si raffinée dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa +supériorité native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en +elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse, +enchaînaient Chopin par un prestige dont il goûtait passionnément le +suave empire. Cette voix était obstinée à vibrer la dernière à son +oreille, à confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les +premiers accords des anges.</p> + +<p>Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander +à un avenir et fut tué en Algérie à vingt ans; Fontana, les comtes +Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski +etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivèrent à Paris, +s'empressant à faire connaissance avec lui, il continua toujours à +fréquenter de préférence un cercle composé en grande partie de ses +compatriotes. Par leur intermédiaire, il resta non seulement au courant +de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de +correspondance musicale avec elle. Il aimait à ce qu'on lui montrât les +poésies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui +venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui +plaisaient, il y substituait souvent une mélodie à lui qui se +popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur +fût toujours connu. Le nombre de ses pensées dues à la seule inspiration +du cœur étant devenu considérable, Chopin avait songé dans les derniers +temps à les réunir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et +elles restent perdues et dispersées, comme le parfum des fleurs qui +croissent aux endroits inhabités, pour embaumer un jour les sentiers du +voyageur inconnu que le hasard y amène. Nous avons entendu en Pologne +plusieurs de ces mélodies qui lui sont attribuées, dont quelques-unes +seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un +triage incertain entre les inspirations du poète et de son peuple?</p> + +<p>La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place +parmi les premiers poètes du monde. Plus que jamais ses écrivains +s'efforcent de faire ressortir les côtés les plus remarquables et les +plus glorieux de son histoire, les côtés les plus saisissants et les +plus pittoresques de son pays et de ses mœurs. Mais Chopin, différant +d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein prémédité, les surpassa +peut-être en vérité par son originalité. Il n'a pas voulu, n'a pas +cherché ce résultat; il ne se créa pas d'idéal <i>a priori</i>. Son art +semblait de prime abord ne point se prêter a une «poésie nationale»; +aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne +s'efforça pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il +se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les +transporter dans le passé; il comprit les amours et les larmes +contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'étudia, ni ne +s'ingénia à écrire de la musique polonaise; il est possible qu'il eût +été étonné de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut +un musicien national par excellence.</p> + +<p>N'a-t-on pas vu maintes fois un poète ou un artiste, résumant en lui le +sens poétique d'une société, représenter dans ses créations d'une +manière absolue les types qu'elle renfermait ou voulait réaliser? On l'a +dit à propos de l'épopée d'Homère, des satires d'Horace, des drames de +Caldéron, des scènes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la +musique ne renouvellerait-elle pas à sa manière, un fait pareil? +Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son +style et dans son œuvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'idéal +d'une société qui, durant un certain temps, forma un groupe spécial et +caractéristique en un certain pays! Chopin fut ce poète pour son pays et +pour l'époque où il y naquit. Il résuma dans son imagination, il +représenta par son talent, un sentiment poétique inhérent à sa nation et +répandu alors parmi tous ses contemporains.</p> + +<p>Comme les vrais poètes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrêté, +sans choix préconçu, ce que l'inspiration lui dictait spontanément; +c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans +efforts, la forme la plus idéalisée des émotions qui avaient animé son +enfance, accidenté son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que +se dégagea sous sa plume «l'idéal réel» parmi les siens, si l'on ose +dire; l'idéal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en +général et chacun en particulier se rapprochait par quelque côté. Sans y +prétendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments +confusément ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement +disséminés dans les cœurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce +pas à ce don de renfermer dans une formule poétique qui séduit les +imaginations de tous les pays, les contours indéfinis des aspirations +éparses, mais souvent rencontrées parmi leurs compatriotes, que se +reconnaissent les artistes nationaux?</p> + +<p>Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, à recueillir avec +quelque soin les mélodies indigènes des diverses contrées, il nous +paraîtrait plus intéressant encore de prêter quelque attention au +caractère que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs, +plus spécialement inspirés que d'autres par le sentiment national. Il en +est peu jusques ici dont les œuvres marquantes sortent de la grande +division qui s'est déjà établie entre la musique italienne, française, +allemande. On peut ce nonobstant présumer, qu'avec l'immense +développement que cet art semble destiné à prendre dans notre siècle, +(renouvelant peut-être pour nous l'ère glorieuse des peintres au +<i>cinquecento</i>), il apparaîtra des artistes dont l'individualité fera +naître des distinctions plus fines, plus nuancées, plus ramifiées; dont +les œuvres porteront l'empreinte d'une originalité puisée dans les +différences d'organisations que la différence de races, de climats et de +mœurs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps où un pianiste +américain ne ressemblera pas à un pianiste allemand, où le symphoniste +russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est à prévoir que +dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnaître les +influences de la patrie sur les grands et les petits maîtres, <i>dii +minores</i>; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet +de l'esprit des peuples, plus complet, plus poétiquement vrai, plus +intéressant à étudier, que dans les ébauches frustes, incorrectes, +incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si émouvantes +qu'elles soient pour leurs co-nationaux.</p> + +<p>Chopin sera rangé alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi +individualisé en eux le sens poétique d'une seule nation, indépendemment +de toute influence d'école. Et cela, non point seulement parce qu'il a +pris le rhythme des <i>Polonaises</i>, des <i>Mazoures</i> des <i>Krakowiaki</i>, et +qu'il a appelé de ce nom beaucoup de ses écrits. S'il se fût borné à les +multiplier, il n'eût fait que reproduire toujours le même contour, le +souvenir d'une même chose, d'un même fait: reproduction qui eût été +bientôt fastidieuse en ne servant qu'à propager une seule forme, devenue +promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un +poète essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes +dont il s'est servi à exprimer une manière de sentir propre à son pays, +presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des mêmes sentiments +se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna à ses +ouvrages. Ses <i>Préludes</i>, ses <i>Études</i>, ses <i>Nocturnes</i>, surtout, ses +<i>Scherzos</i>, même ses <i>Sonates</i> et ses <i>Concertos</i>,—ses compositions les +plus courtes, aussi bien que les plus considérables,—respirent un même +genre de sensibilité, exprimée à divers dégrés, modifiée et variée en +mille manières, toujours une et homogène. Auteur éminemment subjectif, +Chopin a donné à toutes ses productions une même vie, il a animé toutes +ses créations de sa vie à lui. Toutes ses œuvres sont donc liées par +l'unité du sujet; leurs beautés, comme leurs défauts, sont toujours les +conséquences d'un même ordre d'émotion, d'un mode exclusif de sentir. +Condition première du poète dont les chants font vibrer à l'unisson tous +les cœurs de sa patrie<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> + +<p>Toutefois, il est permis de se demander si, au moment où naissait cette +musique éminemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi +bien comprise par ceux-mêmes qu'elle chantait, aussi avidement acceptée +comme leur bien par ceux-mêmes qu'elle glorifiait, que le furent les +poèmes de Mickiewicz, les poésies de Slowacki, les pages de Krasinski? +Hélas! L'art porte en lui un charme si énigmatique, son action sur les +cœurs est enveloppée d'un si doux mystère, que ceux-mêmes qui en sont le +plus subjugués ne sauraient aussitôt, ni traduire en paroles, ni +formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce +que chante chacune de ses élégies! Il faut que des générations aient +appris à inhaler cette poésie, à respirer ce parfum, pour en saisir +enfin la sapidité toute locale, pour en deviner le nom patronymique!</p> + +<p>Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de +ses succès, ils jouissaient de sa célébrité, ils se vantaient de sa +renommée, parce qu'il était un des leurs. Cependant, on peut bien se +demander s'ils savaient à quel point sa musique était la leur? Certes, +elle faisait battre leurs cœurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle +dilatait leurs âmes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il +est permis à qui les a fréquentés avec une grande sympathie, à qui les a +aimés d'une grande affection, à qui les a admirés d'un grand +enthousiasme, de penser qu'ils n'étaient point assez artistes, assez +musiciens, assez habitués à distinguer avec perspicacité ce que l'art +veut dire, pour savoir exactement d'où venait leur profonde émotion +lorsqu'ils écoutaient leur barde. À la manière dont quelques-uns et +quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils étaient fiers que +Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient guère que sa +musique parlait expressément d'eux, qu'elle les mettait en scène et les +poétisait.</p> + +<p>Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre génération, étaient +survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si +vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers européens sur les +champs de bataille légendaires de Napoléon I. Elle avait jeté un éclat +chevaleresque avec le beau, le téméraire, l'infortuné P<sup>ce</sup> Joseph +Poniatowski, se précipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de +l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stupéfaits devant le renom +qui s'attacha à leurs prosaïques bords, depuis qu'un magnifique saule +pleureur vint ombrager de si illustres mânes! La Pologne de Chopin était +encore cette Pologne enivrée de gloire et de plaisirs, de danses et +d'amours, qui avait héroïquement espéré au congrès de Vienne et +continuait follement d'espérer sous Alexandre I.—Depuis, l'empereur +Nicolas avait régné!—Les émotions élégantes et diaprées d'alors, +épouvantées dès l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort +dans l'âme. Bientôt elles furent submergées sous un océan de larmes; +elles périrent étouffées dans les cercueils, elles furent oubliées sous +les poignantes réalités d'un exil réduit à la mendicité, sous la +constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la +misère, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sibérie, des +capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire! +Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles, +d'une actualité aussi lugubre, l'âme remplie de telles images, ne +pouvaient guère en arrivant à Paris reprendre le fil des souvenirs de +Chopin là, où il s'était brisé.</p> + +<p>Nous eussions désiré faire comprendre ici par analogie de parole et +d'image, les sensations intimes qui répondent à cette sensibilité +exquise, en même temps qu'irritable, propre à des cœurs ardents et +volages, à des natures fiévreusement fières et cruellement blessées. +Nous ne nous flattons pas d'avoir réussi à renfermer tant de flamme +éthérée et odorante, dans les étroits foyers de la parole. Cette tâche +serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne paraîtront-ils pas toujours +fades, mesquins, froids et arides, après les puissantes ou suaves +commotions que d'autres arts font éprouver? N'est-ce point avec raison +qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup +ciselé, beaucoup chanté tout bas, a souvent répété: <i>De toutes les +façons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante?</i> +Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes à ce +<i>flou</i> de pinceau, nécessaire pour retracer ce que Chopin a dépeint avec +une si inimitable légèreté de touche.</p> + +<p>Là tout est subtil, jusqu'à la source des colères et des emportements; +là, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautières. +Avant de se faire jour, elles ont toutes passé à travers la filière +d'une imagination fertile, ingénieuse et exigeante, qui les a +compliquées et en a modifié le jet. Toutes, elles réclament de la +pénétration pour être saisies, de la délicatesse pour être décrites. +C'est en les saisissant avec un choix singulièrement fin, en les +décrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de +premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'étudiant longuement et +patiemment, en poursuivant toujours sa pensée à travers ses +ramifications multiformes, qu'on arrive à comprendre tout à fait, à +admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme +visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler.</p> + +<p>En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transporté, qui +lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire, +car il n'eut que bien plus tard l'entière compréhension de ce que Chopin +avait vu, avait chéri, de ce qui l'avait fasciné et passionné dans sa +bien-aimée patrie. Sans Chopin, ce musicien n'eût peut-être pas deviné, +même en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut, +ce que les Polonaises sont, leur idéal! Par contre, peut-être n'eût-il +pas pénétré si bien l'idéal de Chopin, la Pologne et les Polonaises, +s'il n'avait pas été dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond, +l'abîme de dévouement, de générosité, d'héroïsme, renfermé dans le cœur +de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer +le génie, qu'en le prenant pour un patriciat!...</p> + +<p>Quand le séjour de Chopin se fut prolongé à Paris, il fut entraîné dans +des parages fort lointains pour lui... C'étaient les antipodes du monde +où il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons +des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans +qu'il sut comment cela s'était fait, un jour vint où il y alla moins. +Or, l'idéal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque, +n'avait jamais lui dans le cercle où il était entré. Il y trouva, il est +vrai, la royauté du génie qui l'avait attiré; mais cette royauté n'avait +auprès d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie à même de l'élever +sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un +diadème de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par là de +se faire de la musique à lui-même, son piano récitait des poèmes d'amour +dans une langue que nul ne parlait autour de lui.</p> + +<p>Peut-être souffrait-il trop du contraste qui s'établissait entre le +salon où il était et ceux où il se faisait vainement attendre, pour +échapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si +hétérogène à sa nature d'élite? Peut-être trouvait-il, au contraire, que +le contraste n'était pas assez matériellement accentué, pour l'arracher +à une fournaise dont il avait goûté les voluptés micidiales, sa patrie +ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exilées ou infortunées, +cette magie de fêtes princières qui avaient passé et repassé devant ses +jeunes ans, ingénuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut +osé s'amuser à une fête? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens, +ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait +quoique ce soit de ce monde où passaient et repassaient de pures +sylphides, des péris sans reproches; où régnaient les pudiques +enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc +parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces +mains jamais gantées depuis qu'elles existaient, eût pu rien comprendre +à ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brûlantes et +fugaces, même s'il l'avait vu de ses yeux ébahis? Ne s'en serait-il pas +bien vite détourné, comme si son regard distraitement levé avait +rencontré de ces nuées rosacés ou liliacées, laiteuses ou purpurines, +d'une moire grisâtre ou bleuâtre, qui créent un paysage sur la voûte +éthérée d'en haut... bien indifférente vraiment aux politiqueurs +enragés!</p> + +<p>Que n'a-t-il pas dû souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette +noblesse du génie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit +divine des cieux, s'abdiquer elle-même, <i>s'embourgeoiser</i> de gaieté de +cœur, se faire «petites gens», s'oublier jusqu'à laisser traîner +l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse +inénarrable son regard n'a-t-il pas dû souvent se reporter, de la +réalité sans aucune beauté qui le suffoquait dans le présent, à la +poésie de son passé, où il ne revoyait que fascination ineffable, +passion du même coup sans limites et sans voix, grâce à la fois hautaine +et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'âme, ce qui trempe la +volonté; ne souffrant jamais ce qui amollit la volonté et énerve l'âme. +Retenue plus éloquente que toutes les humaines paroles, en cet air où +l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites +infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon goût, de l'élégance des +êtres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une +femme d'une sphère supérieure. Mais, moins heureux que le peintre si +distingué de l'aristocratie la plus distinguée du monde, il s'attacha à +une supériorité qui n'était pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra +point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalisée par +un chef-d'œuvre que les siècles admirent, comme Van Dyck immortalisa la +blonde et suave Anglaise dont la belle âme avait reconnu qu'en lui, la +noblesse du génie était plus haute que celle du <i>pedigree</i>!</p> + +<p>Longtemps Chopin se tint comme à distance des célébrités les plus +recherchées à Paris; leur bruyant cortège le troublait. De son côté, il +inspirait moins de curiosité qu'elles, son caractère et ses habitudes +ayant plus d'originalité véritable que d'excentricité apparente. Le +malheur voulut qu'il fut un jour arrêté par le charme engourdissant d'un +regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit +tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, semés +des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui +une prison, où il se sentit garrotté par des liens saturés de venin; +leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son génie, mais ils +consumèrent sa vie et l'enlevèrent de trop bonne heure à la terre, à la +patrie, à l'art!</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#toc">VII.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/007.png" alt="E" /></span>n 1836, M<sup>me</sup> Sand avait publié, non seulement <i>Indiana</i>, <i>Valentine</i>, +<i>Jacques</i>, mais <i>Lélia</i>, ce poème dont elle disait plus tard: «Si je +suis fâchée de l'avoir écrit, c'est parce que je ne puis plus l'écrire. +Revenue à une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un +grand soulagement de pouvoir le recommencer»<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>. En effet, l'aquarelle +du roman devait paraître fade à M<sup>me</sup> Sand, après qu'elle eut manié le +ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue +semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges méplats, ces +muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse séduction dans leur +immobilité monumentale et qui, longtemps contemplées, nous émeuvent +douloureusement comme si, par un miracle contraire à celui de Pygmalion, +c'était quelque Galathée vivante, riche en suaves mouvements, pleine +d'une voluptueuse palpitation et animée par la tendresse, que l'artiste +amoureux aurait enfermée dans la pierre, dont il aurait étouffé +l'haleine, glacé le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en éterniser +la beauté. En face de la nature ainsi changée en œuvre d'art, au lieu de +sentir à l'admiration se surajouter l'amour, on est attristé de +comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration!</p> + +<p>Brune et olivâtre Lélia! tu as promené tes pas dans les lieux +solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme +Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux, +car il ne s'est pas trouvé un cœur d'homme assez féminin pour t'aimer +comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d'une +soumission confiante et aveugle, d'un dévouement muet et ardent; pour +laisser protéger ses obéissances par ta force d'amazone! Femme-héros, tu +as été vaillante et avide de combats comme ces guerrières; comme elles +tu n'as pas craint de laisser hâler par tous les soleils et tout les +autans la finesse satinée de ton mâle visage, d'endurcir à la fatigue +tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance +de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse +qui l'a blessé et ensanglanté, ce sein de femme, charmant comme la vie, +discret comme la tombe, adoré de l'homme lorsque son cœur en est le seul +et l'impénétrable bouclier!</p> + +<p>Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure dont la hauteur, le +dédain, le regard angoissé et ombragé par le rapprochement de si +sombres sourcils, la chevelure frémissante d'une vie électrique, nous +rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits +magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de +cette Gorgone dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement de +cœurs,—M<sup>me</sup> Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui +labourait son âme insatisfaite. Après avoir drapé avec un art infini +cette altière figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour +remplacer la seule qu'elle répudiât, la grandeur suprême de +l'anéantissement dans l'amour, cette grandeur que le poète au vaste +cerveau fit monter au plus haut de l'empyrée et qu'il appela «l'éternel +féminin» (<i>das ewig Weibliche</i>); cette grandeur qui est l'amour +préexistant à toutes ses joies, survivant à toutes ses douleurs;—après +avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au désir, par +celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupté capable de +combler le désir, celle de l'abnégation,—après avoir vengé Elvire en +créant Sténio;—après avoir plus méprisé les hommes que Don Juan n'avait +rabaissé les femmes, M<sup>me</sup> Sand dépeignait dans les <i>Lettres d'un +voyageur</i> cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui +saisissent l'artiste, lorsqu'après avoir incarné dans une œuvre le +sentiment qui l'inquiétait, son imagination continue à être sous son +empire sans qu'il découvre une autre forme pour l'idéaliser. Souffrance +du poète bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il +lui faisait pleurer ses larmes les plus brûlantes, non sur sa prison, +non sur ses chaînes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie +des hommes, mais sur son épopée terminée sur le monde de sa pensée qui, +en lui échappant, le rendait enfin sensible aux affreuses réalités dont +il était entouré.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Sand entendit souvent parler à cette époque, par un musicien ami +de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie à +son arrivée à Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit +vanter plus que son talent, son génie poétique; elle connut ses +productions et en admira l'amoureuse suavité. Elle fut frappée de +l'abondance de sentiment répandu dans ces poésies, de ces effusions de +cœur d'un ton si élevé, d'une noblesse si immaculée. Quelques +compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec +l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehaussé alors par le +souvenir récent des sublimes sacrifices dont elles avaient donné tant +d'exemples dans la dernière guerre. Elle entrevit à travers leurs récits +et les poétiques inspirations de l'artiste polonais, un idéal d'amour +qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que là, +préservée de toute dépendance, garantie de toute infériorité, son rôle +s'élevait jusqu'aux féeriques puissances de quelque intelligence +supérieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel +long enchaînement de souffrances, de silences, de patiences, +d'abnégations, de longanimités, d'indulgences et de courageuses +persévérances, avait créé cet idéal, impérieux, et résigné, admirable, +mais triste à contempler, comme ces plantes à corolles roses dont les +tiges, s'entrelaçant en un filet de longues et nombreuses veines, +donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur réservant pour les +embellir, les fait croître sur les vieux ciments que découvrent les +pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donné à son ingénieuse et +inépuisable richesse de jeter sur la décadence des choses humaines!</p> + +<p>En voyant qu'au lieu de donner corps à sa fantaisie dans le porphyre et +le marbre, au lieu d'allonger ses créations en caryatides massives, +dardant leur pensée d'en haut et d'aplomb comme les brûlants rayons d'un +soleil monté à son zénith, l'artiste polonais les dépouillait au +contraire de tout poids, effaçait leurs contours et aurait enlevé au +besoin l'architecture elle-même de son sol, pour la suspendre dans les +nuages, comme les palais aériens de la Fata-Morgana, M<sup>me</sup> Sand n'en +fut peut-être que plus attiré par ces formes d'une légèreté impalpable, +vers l'idéal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras eût été +assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main était assez +délicate pour avoir tracé aussi ces reliefs insensibles, où l'artiste +semble ne confier à la pierre, à peine renflée, que l'ombre d'une +silhouette ineffaçable. Elle n'était pas étrangère au monde +super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa +préférence, la nature semblait avoir dénoué sa ceinture pour lui +dévoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prête à la +beauté.</p> + +<p>Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grâces; elle n'avait +pas dédaigné, elle dont le regard aimait à embrasser des horizonts à +perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes +les ailes du papillon; d'étudier le symétrique et merveilleux lacis que +la fougère étend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'écouter les +chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, où s'entendent +les sifflements de <i>la vipère amoureuse</i>. Elle avait suivi les +saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prés et des +marécages, elle avait deviné les demeures chimériques vers lesquelles +leurs bondissements perfides égarent les piétons attardés. Elle avait +prêté l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le +chaume des guérets, elle avait appris le nom des habitants de la +république ailée des bois, qu'elle distinguait aussi bien à leurs robes +plumagées qu'à leurs roulades goguenardes ou à leurs cris plaintifs. +Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les +éblouissements de son teint, et aussi tous les désespoirs de +Geneviève<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>, la fille énamourée des fleurs, qui ne parvenait point à +imiter leurs douces magnificences.</p> + +<p>Elle était visitée dans ses rêves par ces «amis inconnus» qui venaient +la rejoindre, «lorsque prise de détresse sur une grève abandonnée, un +fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur +laquelle elle s'élançait pour partir vers ces rives ignorées, ce pays +des chimères, qui fait paraître la vie réelle un rêve à demi effacé, à +ceux qui s'éprennent dès leur enfance des grandes coquilles de nacre, où +l'on monte pour aborder à ces îles où tous sont beaux et jeunes... +hommes et femmes couronnés de fleurs, les cheveux flottants sur les +épaules... tenant des coupes et des harpes d'une forme étrange... ayant +des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous +également d'un amour tout divin!... Où des jets d'eau parfumés tombent +dans des bassins d'argent... où des roses bleues croissent dans des +vases de Chine... où les perspectives sont enchantées... où l'on marche +sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... où +l'on court, où l'on chante, en se dispersant à travers des buissons +embaumés!...<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>»</p> + +<p>Elle connaissait si bien «ces amis inconnus» qu'après les avoir revus, +«elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour...» +Elle était une initiée de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris +de si ineffables sourires sur les portraits des morts<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>; elle qui +avait vu sur quelles fêtes les rayons du soleil viennent poser une +auréole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras +de Dieu, lumineux et intangible, entouré d'un tourbillon d'atomes; elle +qui avait reconnu de si splendides apparitions revêtues de l'or, des +pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de +mythe dont elle ne possédât le secret.</p> + +<p>Elle fut donc curieuse de connaître celui qui avait fui à tire-d'ailes +«vers ces paysages impossibles à décrire, mais qui doivent exister +quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces planètes, dont on +aime à contempler la lumière dans les bois, au coucher de la lune<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>.» +Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi découverts, ne +voulait plus les déserter, ni jamais faire retourner son cœur et son +imagination à ce monde si semblable aux plages de la Finlande, où l'on +ne peut échapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le +granit décharné des rocs solitaires. Fatiguée de ce songe appesantissant +qu'elle avait appelé Lélia; fatiguée de rêver un impossible grandiose +pétri avec les matériaux de cette terre, elle fut désireuse de +rencontrer cet artiste, <i>amant d'un impossible</i> incorporel, ennuagé, +avoisinant les régions sur-lunaires!</p> + +<p>Mais, hélas! si ces régions sont exemptes des miasmes de notre +atmosphère, elles ne le sont point de nos plus désolées tristesses. Ceux +qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres +qui s'éteignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes +constellations, y disparaissent un à un. Les étoiles tombent, comme une +goutte de rosée lumineuse, dans un néant dont nous ne connaissons même +pas le béant abîme et l'imagination, en contemplant ces savanes de +l'éther, ce bleu sahara aux oasis errantes et périssables, s'accoutume à +une mélancolie que ne parviennent plus à interrompre, ni l'enthousiasme, +ni l'admiration. L'âme engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans +même en être agitée, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui reflètent +à leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se +réveiller de leur engourdissement.—«Cette mélancolie atténue jusqu'aux +vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attachée à cette +tension de l'âme au-dessus de la région qu'elle habite naturellement... +elle fait sentir pour la première fois l'insuffisance de la parole +humaine, à ceux qui l'avaient tant étudiée et s'en étaient si bien +servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi +dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans +l'immensité en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... où +l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le +ciel,... où la réalité n'est plus envisagée avec le sentiment poétique +de l'auteur de Waverley, mais où, idéalisant la poésie même, on peuple +l'infini de ses propres créations, à la manière de Manfred»<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Sand avait-elle pressenti à l'avance cette inénarrable +mélancolie, cette volonté immiscible, cet exclusivisme impérieux qui gît +au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se +complaisant à la poursuite de rêves dont les types n'existent pas dans +le milieu où ces êtres se trouvent? Avait-elle prévu la forme que +prennent pour eux les attachements suprêmes, l'absolue absorption dont +ils font le synonyme de tendresse? Il faut, à quelques égards du moins, +être instinctivement dissimulé à leur manière pour saisir dès l'abord le +mystère de ces caractères concentrés, se repliant promptement sur +eux-mêmes, pareils à certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant +les moindres bises importunes, ne les déroulant qu'aux rayons d'un +soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont <i>riches par +exclusivité</i>, en opposition à celles qui sont <i>riches par exubérance</i>. +«Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre +l'une dans l'autre», ajoute le romancier que nous citons; «l'une des +deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres!» Ah! ce sont +les natures comme celles du frêle musicien dont nous remémorons les +jours, qui périssent en se dévorant elles-mêmes, ne voulant, ni ne +pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de +<i>leur</i> idéal.</p> + +<p>Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui, +comme une prêtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne +savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. M<sup>me</sup> Sand ignora +et, par une simplicité charmante qui fut un de ses plus nobles attraits, +ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa +vue dissipa bientôt les préventions contre les femmes-auteurs, que +jusque là il avait obstinément nourries.</p> + +<p>Dans l'automne de 1837, Chopin éprouva des atteintes inquiétantes d'un +mal qui ne lui laissa que comme une moitié de forces vitales. Des +symptômes alarmants l'obligèrent à se rendre dans le Midi pour éviter +les rigueurs de l'hiver. M<sup>me</sup> Sand, qui fut toujours si vigilante et +si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir +partir seul alors que son état réclamait tant de soins. Elle se décida à +l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les îles Baléares, où l'air de +la mer, joint à un climat toujours tiède, est particulièrement salubre +aux malades attaqués de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son état +fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les hôtels où il +n'avait passé qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du +matelas qui lui avaient servis afin les de brûler aussitôt, le croyant +arrivé à cette période des maladies de poitrine où elles sont +facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant à son départ, +ses amis osaient à peine espérer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il fît +une longue et douloureuse maladie à l'île de Majorque où il resta six +mois, à partir d'un bel automne jusqu'à un printemps splendide, sa santé +s'y rétablit assez pour paraître améliorée pendant plusieurs années.</p> + +<p>Fut-ce le climat seul qui le rappella à la vie? La vie ne le retint-elle +point par son charme suprême? Peut-être ne vécut-il que parce qu'il +voulut vivre, car qui sait où s'arrêtent les droits de la volonté sur +notre corps? Qui sait quel arôme intérieur elle peut dégager pour le +préserver de la décadence, quelles énergies elle peut insuffler aux +organes atones! Qui sait enfin, où finit l'empire de l'âme sur la +matière? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens, +double leurs facultés ou accélère leur éteignement, soit qu'elle ait +étendu cet empire en l'exerçant longtemps et âprement, soit qu'elle en +réunisse spontanément les forces oubliées pour les concentrer dans un +moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassemblés sur le +point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une +flamme de céleste origine?</p> + +<p>Tous les prismes du bonheur se rassemblèrent dans cette époque de la vie +de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallumé sa vie et qu'elle +brillât à cet instant de son plus vif éclat? Cette solitude, entourée +des flots bleus de la Méditerranée, ombragée de lauriers, d'orangers et +de myrthes, semblait répondre par son site même au vœu ardent des jeunes +âmes, espérant encore en leurs plus bénignes et plus naïves illusions, +soupirant après <i>le bonheur dans une île déserte!</i> Il y respira cet air +après lequel les natures dépaysées ici-bas éprouvent une cruelle +nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle +part, selon les âmes qui le respirent avec nous: l'air de ces contrées +imaginées, qu'en dépit de toutes les réalités et de tous les obstacles +on découvre si aisément lorsqu'on les cherche à deux! L'air de cette +patrie de l'idéal, où l'on voudrait entraîner ce que l'on chérit, en +répétant avec Mignon: <i>Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!</i></p> + +<p>Tant que sa maladie dura, M<sup>me</sup> Sand ne quitta pas d'un instant le +chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne +perdit jamais son intensité, en perdant ses joies. Il lui resta fidèle +alors même que son attachement devint douloureux, «car il semblait que +cet être fragile se fût absorbé et consumé dans le foyer de son +admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses: +quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement; +en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer. +Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une +nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de +l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver +pour lui. C'eut été celle de l'agonie physique; car son attachement +était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui +de s'y soustraire un seul instant»<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>. Jamais, en effet, depuis lors, +M<sup>me</sup> Sand ne cessa d'être aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui +avait fait rétrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait changé +ses souffrances en langueurs adorables.</p> + +<p>Pour le sauver, pour l'arracher à une fin si précoce, elle le disputa +courageusement à la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et +instinctifs, qui sont maintes fois des remèdes plus salutaires que ceux +de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni +l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fléchirent à +la tâche, comme chez ces mères aux robustes santés qui paraissent +communiquer magnétiquement une partie de leur vigueur à leurs enfants +débiles, dont on peut dire que plus ils réclament constamment leurs +soins, et plus ils absorbent leurs préférences. Enfin, le mal céda. +«L'obsession funèbre qui rongeait secrètement l'esprit du malade et y +corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il +laissa le facile caractère et l'aimable sérénité de son amie chasser les +tristes pensées, les lugubres pressentiments, pour entretenir son +bien-être intellectuel»<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p> + +<p>Le bonheur succéda aux sombres craintes, avec la gradation progressive +et victorieuse d'un beau jour qui se lève après une nuit obscure, pleine +de terreurs. La voûte de ténèbres, qui pèse d'abord sur les têtes, +semble si lourde qu'on se prépare à une catastrophe prochaine et +dernière, sans même oser songer à la délivrance, lorsque l'œil angoissé +découvre tout à coup un point où ces ténèbres s'éclaircissent, telles +qu'une ouate opaque dont l'épaisseur céderait sous des doigts invisibles +qui la déchirent. À ce moment pénètre le premier rayon d'espoir dans les +âmes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire +caverne, aperçoivent enfin une lueur, fût-elle encore douteuse! Cette +lueur indécise est la première aube, projetant des teintes si incolores +qu'on pourrait croire assister à une tombée de nuit, à l'éteignement +d'un crépuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fraîcheur des +brises qui, comme des avant-coureurs bénis, portent le message de salut +dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume végétal traverse l'air, +comme le frémissement d'une espérance encouragée et raffermie. Un oiseau +plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit +dans le cœur comme le premier éveil consolé qu'on accepte pour gage +d'avenir. D'imperceptibles, mais sûrs indices persuadent en se +multipliant que dans cette lutte des ténèbres et de la lumière, de la +mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent être +vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dôme de plomb, +on croit déjà qu'il pèse moins fatalement, qu'il a perdu de sa +terrifiante fixité.</p> + +<p>Peu à peu les clartés grisâtres augmentent et s'allongent à l'horizon, +en lignes étroites comme des fissures. Incontinent, elles s'élargissent: +elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un +étang inondant en flaques irrégulières ses arides rivages. Des +oppositions tranchées se forment, des nuées s'amoncellent en bancs +sablonneux; on dirait des digues accumulées pour arrêter les progrès du +jour. Mais, comme ferait l'irrésistible courroux des grandes eaux, la +lumière les ébrèche, les démolit, les dévore et, à mesure qu'elle +s'élève, des flots empourprés viennent les rougir. Cette lumière qui +apporte la sécurité, brille en cet instant d'une grâce conquérante et +timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le +dernier effroi a disparu, on se sent renaître!</p> + +<p>Dès lors les objets surgissent à la vue comme s'ils ressuscitaient du +néant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu'à ce que +la lumière, augmentant d'intensité sa gaze légère, se plisse çà et là en +ombres d'un pâle incarnat, tandis que les plans avancés s'éclairent d'un +blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit +le firmament. Plus il s'étend, plus son foyer gagne d'éclat. Les vapeurs +s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de +rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit, +chante: les sons se mêlent, se croisent, se heurtent, se confondent. +L'immobilité ténébreuse fait place au mouvement; il circule, s'accélère, +se répand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein ému d'amour. Les +larmes de la rosée, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se +distinguent de plus en plus; l'on voit étinceler, l'un après l'autre, +sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne +peindre leurs scintillements. À l'Orient, le gigantesque éventail de +lumière s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanières d'or, +des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisérés d'écarlate, +le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordorés +panachent ses branches. À son centre, le carmin plus vif prend la +transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'évase +comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte, +monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.</p> + +<p>Enfin le Dieu du Jour paraît! Son front éblouissant est orné d'une +chevelure lumineuse. Il se lève lentement; mais à peine s'est-il dévoilé +tout entier, qu'il s'élance, se dégage de tout ce qui l'entoure et prend +instantanément possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de +lui.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Le souvenir des jours passés à l'île Majorque resta dans le cœur de +Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde +qu'une fois à ses plus favorisés. «Il n'était plus sur terre, il vivait +dans un empyrée de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son +imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu même, et +si parfois, sur le prisme radieux où il s'oubliait, quelque incident +faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un +affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle +criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux +pensées divines des grands maîtres»<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>. Dans la suite, il parla de +cette période avec une reconnaissance toujours émue, comme d'un de ces +bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait +pas possible de jamais retrouver ailleurs une félicité où, en se +succédant, les tendresses de la femme et les étincellements du génie +marquent le temps, pareillement à cette horloge de fleurs que Linné +avait établie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par +leurs réveils successifs, exhalant à chaque fois d'autres parfums, +révélant d'autres couleurs, à mesure que s'ouvraient leurs calices de +formes diverses.</p> + +<p>Les magnifiques pays que traversèrent ensemble le poète et le musicien, +frappèrent plus nettement l'imagination du premier. Les beautés de la +nature agissaient sur Chopin d'une manière moins distincte, quoique non +moins forte. Son cœur en était touché et s'harmonisait directement à +leurs grandeurs et à leurs enchantements, sans que son esprit eût +besoin de les analyser, de les préciser, de les classer, de les nommer. +Son âme vibrait à l'unisson des paysages admirables, sans qu'il pût +assigner, dans le moment, à chaque impression l'accident qui en était la +source. En véritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi +dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner à +l'inattention la partie plastique, l'écorce pittoresque qui ne +s'assimilaient pas à la forme de son art, n'appartenant pas à sa sphère +plus spiritualisée. Et cependant (effet qu'on retrouve fréquemment dans +les organisations comme la sienne), plus il s'éloignait des instants et +des scènes où l'émotion avait obscurci ses sens, comme les fumées de +l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les +contours de ces situations semblaient gagner à ses yeux en netteté et en +relief. Dans les années suivantes, il parlait de ce voyage et du séjour +de Majorque, des incidents qui les ont marqués, des anecdotes qui s'y +rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il était +si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur!</p> + +<p>D'ailleurs, pourquoi Chopin eût-il porté un regard observateur sur les +sites de l'Espagne qui ont formé le cadre de son poétique bonheur? Ne +les retrouvait-il pas plus beaux encore, dépeints par la parole inspirée +de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites délicieux, à +travers le coloris de son talent passionné, comme à travers de rouges +vitraux on voit tous les objets, l'atmosphère elle-même, prendre des +teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'était-elle pas +un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour +douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence à +ces profondeurs de la tendresse et du dévouement où s'établit son +véritable, son irrésistible empire, celui en dehors duquel elle n'est +plus qu'une énigme sans mot,—les flammes de l'imagination en se mariant +chez elle aux limpides clartés du cœur, renouvellent dans une autre +sphère le miraculeux spectacle de ces feux grégeois, dont les éclatants +incendies couraient autrefois sur les abîmes de la mer sans en être +submergés, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de +la pourpre aux célestes grâces de l'azur.</p> + +<p>Mais, le génie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du +cœur, à ces sacrifices sans réserve de passé et d'avenir, à ces +immolations aussi courageuses que mystérieuses, à ces holocaustes de +soi-même, non pas temporaires et changeants, mais constants et +monotones, qui donnent droit à la tendresse de s'appeler <i>dévouement</i>? +La force supranaturelle du génie, dénuée de forces divines et +surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit à de légitimes exigences, +et la légitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute +exigence personnelle et égoïste? La royale pourpre et les flammes +ardentes du génie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur +immaculé d'une destinée de femme, quand elle ne compte qu'avec les +joies d'ici-bas et n'en attend aucune de là-haut; d'un esprit de femme +qui a foi en lui-même et n'a point foi en l'amour, <i>plus fort que la +mort</i>? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupéfiantes +affirmations du génie et les adorables privations d'un attachement sans +bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille +angoissée, en plus d'une journée de larmes et de sacrifices, +quelques-uns de leurs secrets surhumains aux chœurs angéliques?</p> + +<p>Parmi ses dons les plus précieux, Dieu prêta à l'homme le pouvoir de +créer à son instar, en tirant du néant,—non pas comme lui créateur, +auteur de tout ce qui est bon, matière et substance;—mais, comme lui +formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour +leur faire exprimer sa pensée où il incarne un sentiment incorporel en +des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gré de son +imagination, pour être perçues par la vue, ce sens qui fait connaître et +penser; par l'ouïe, ce sens qui fait sentir et aimer! Véritable +<i>création</i>, dans la plus belle signification du mot, l'art étant +l'expression et la communication d'une émotion au moyen d'une sensation, +sans l'intermédiaire de la parole, nécessaire pour révéler les faits et +les raisonnements. Après cela, Dieu donna à l'artiste (et dans ce cas le +poète devient artiste, car c'est à la forme du langage, prose ou poésie, +qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la +vie éternelle correspond à la vie du temps, la résurrection à la mort: +celui de la <i>transfiguration</i>! Le don de changer un passé incorrect, +incomplet, fautif, brisé, en un avenir de glorification sans fin, +pouvant durer tant que l'humanité dure.</p> + +<p>Et l'homme et l'artiste peuvent être fiers de posséder de si divines +puissances! C'est en elles que gît le secret de la royauté native que +l'homme, cet être chétif et misérable, exerce à bon droit sur +l'incommensurable et sereine nature; de la supériorité innée que +l'artiste, cet être faible et impuissant, se sent à juste titre sur ses +semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royauté qu'en cherchant le bien +dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa supériorité +qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.—Comme la +plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit généralisateur; il +n'était guère porté à la philosophie de l'esthétique, dont il n'avait +même pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les +grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le +penseur s'élève pas à pas sur les rudes sentiers où se cherche le vrai, +par un vol vertical à travers les sphères transparentes et radieuses du +beau.</p> + +<p>Chopin se laissait posséder par la situation si neuve qui lui était +faite à Majorque et dont il n'avait aucune expérience, avec cette +ignorance et cette imprévoyance des futures amertumes dont les germes +sont semés et épars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins +connues dans ces charmantes années d'enfance, alors qu'un amour +maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son +idolâtrie et gorgeait notre cœur de félicité, en préparant son +irrémédiable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous +environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre +mémoire que bien plus tard, la familière image de chaque minute et de +chaque objet. Mais, pour un artiste éminemment subjectif, comme l'était +Chopin, le moment vient où son cœur sent un impérieux besoin de revivre +un bonheur que les flots de la vie ont emporté, de reéprouver ses joies +les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forçant à +sortir de cette ombre noire du passé où un temps, peint de si vives +couleurs, s'est évanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalité +lumineuse de l'art, par ce procédé mystérieux que le magnétisme du cœur +communique à l'électricité de l'inspiration et que la muse enseigne, aux +mortels de son choix.</p> + +<p>Là, toute résurrection est une transfiguration! Là, tout ce qui fut +incertain, fragile, déjeté, maculé, plus senti que réalisé, obscurci au +moment presque où il brillait de toute sa radiance, quelque peu +dénaturé, sitôt qu'il eut atteint l'apogée de son +épanouissement,—revient sous la figure d'un corps glorieux, +impérissable désormais, irradiant d'une éternelle sublimité. N'étant +plus enchaîné, ni aux lieux, ni aux années d'autrefois, ce qui est ainsi +transfiguré après avoir été ressuscité, vit à jamais d'une vie +supranaturelle, incorruptible, invulnérable, dominant la succession des +âges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprésence qui +lui permet d'entrer dans tous les cœurs, en traversant toutes leurs +enveloppes.</p> + +<p>Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscité, ni +transfiguré l'époque de suprême bonheur que le séjour de Majorque marqua +dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir réfléchi, sans en avoir donné +la raison au tribunal de son jugement, sans même se l'être demandée, +sans l'avoir scrutée avec un regret ou avec un désespoir. Il ne le fit +pas, instinctivement. Son âme droite et nativement honnête, que les +paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, répugnait à la glorification +de ce qui, <i>ayant pu être</i>, n'a point été! Pour ce fils de l'héroïque +Pologne, où femmes et hommes versent jusqu'à la dernière goutte de leur +sang afin d'attester la <i>réalité</i> de leur <i>idéal</i>, tout idéal manqué, +privé de réalité, était un avortement. Mais tout avortement, qui est une +mort dans le monde des vivants, n'est même pas né dans le monde de la +poésie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il +chanté les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes +de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois, +comme le ruisseau murmure dans les prés, comme la lune resplendit dans +les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le +rayon luit dans les champs de l'éther! Tandis qu'il n'a pas su raconter +son bonheur étrange en cette île enchantée, qu'il eût souhaité pouvoir +transporter sur une autre planète et qui n'était, hélas! que trop près +du rivage! En y retournant, il vit déchirés, défigurés, dissipés, les +mirages qui avaient enveloppé, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne +put donc, ni ne voulut les chanter, les idéaliser.</p> + +<p>Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce +passé ardent, qui empruntait aux latitudes méridionales leur feu et leur +éclat; dont les flammes exhalaient l'âcre saveur du bitume d'un volcan; +dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les +frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicité; dont les +laves brûlantes étouffaient et ensevelissaient à jamais les souvenirs +d'une heure de joies naïves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle +qui croyait être la poésie en personne, n'a point inspiré de chant; +celle qui se croyait la gloire elle-même, n'a point été glorifiée; celle +qui prétendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne à qui le +demande, n'a point vu son amour béni, son image honorée, son souvenir +porté sur les autels d'une sainte gratitude! Près d'elle, que de femmes +qui ont seulement su <i>aimer et prier</i>, vivent à jamais dans les annales +de l'humanité d'une vie transfigurée, soit qu'on les appelle Laure de +Novès ou Éléonore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de +Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Thécla ou de +Gretchen.</p> + +<p>Mais non! Durant cette existence dans une île transformée en un séjour +de dieux, grâce aux hallucinations d'un cœur épris, surexcité par +l'admiration, terrassé par la reconnaissance, Chopin transporta un +moment, un seul moment, dans les pures régions de l'art, soudainement, +par un choc de sa baguette magique!—ce fut un moment d'angoisse et de +douleur! M<sup>me</sup> Sand le raconte quelque part, parmi les récits qu'elle +fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait déjà +éprouver une affection trop entière, puisqu'elle osait s'identifier à +elle au point de s'affoler à l'idée de la perdre, oubliant qu'elle se +réservait toujours le droit de propriété sur sa personne quand elle +l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté.—Chopin ne +pouvait encore quitter sa chambre, pendant que M<sup>me</sup> Sand promenait +beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enfermé dans son +appartement, pour le préserver des visites importunes. Un jour, elle +partit pour explorer quelque partie sauvage de l'île; un orage terrible +éclata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent +ébranler ses fondements. Chopin, qui savait sa chère compagne voisine +des torrents déchaînés, éprouva des inquiétudes qui amenèrent une crise +nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'électricité qui +surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il +se remit avant le retour de l'intrépide promeneuse. N'ayant pas mieux à +faire, il revint à son piano et y improvisa l'admirable <i>Prélude</i> en +<i>fis moll</i>. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu +touchée, fort agacée même, de cette preuve d'un attachement qui +semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures, limiter sa +recherche effrénée de sensations nouvelles, lui soustraire quelque +impression trouvée n'importe où et n'importe comment, donner à sa vie un +lien, enchaîner ses mouvements par les droits de l'amour!</p> + +<p>Le lendemain, Chopin joua le <i>Prélude</i> en <i>fis moll</i>; elle ne comprit +pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant +elle; mais elle ignora, et si elle l'avait deviné, elle eût +intentionnellement ignoré, quel monde d'amour de telles angoisses +révélaient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait +ni connaître, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour! +Tout ce qu'il y avait d'intolérablement incompatible, de diamétralement +contraire, de secrètement antipathique, entre deux natures qui +paraissaient ne s'être compénétrées par une attraction subite et +factice, que pour employer de longs efforts à se repousser avec toute la +force d'une inexprimable douleur et d'un véhément ennui,—se révèle en +cet incident! Son cœur à lui, éclatait et se brisait à la pensée de +perdre celle qui venait de le rendre à la vie. Son esprit à elle, ne +voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le +péril ne contrebalançait pas l'attrait et la nouveauté. Quoi d'étonnant, +si cet épisode de sa vie française fut le seul dont l'impression se +retrouve dans les œuvres de Chopin? Après cela, il fit dans son +existence deux parts distinctes. Il continua longtemps à souffrir dans +le milieu trop réaliste, presque grossier, où s'était engouffré son +tempérament frêle et sensitif; puis, il échappait au présent dans les +régions impalpables de l'art, s'y réfugiant parmi les souvenirs de sa +première jeunesse, dans sa chère Pologne, que seule il immortalisait en +ses chants.</p> + +<p>Il n'est pourtant pas donné à un être humain, vivant de la vie de ses +semblables, de tellement s'arracher à ses impressions présentes, de +tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes, +qu'il oublie dans ses œuvres tout ce qu'il éprouve, pour ne chanter que +ce qu'il a éprouvé. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que, +dans ses dernières années, Chopin fut en proie à une sorte de travail, +plutôt encore de rongement intérieur, dont il était inconscient, +quoiqu'il sût qu'un mal pareil avait détruit le génie de plus d'un grand +poète, de plus d'un grand artiste. Ces grandes âmes, voulant échapper à +la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde +qu'elles créent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit +Camoëns, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez +puissante pour les y emporter, elle ne peut les empêcher de traîner avec +eux la flèche barbelée qui s'est enfoncée dans leur flanc. Ouvrant leurs +larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en +volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenimée qui dévore leur +chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de +l'amour méconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une +désespérance amoureuse sur le bûcher de Sofronie et d'Olinde, celles +d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit à Florence!</p> + +<p>Chopin ne compara point son mal à celui de ces grands hommes, tant la +rare exceptionnalité, le rare resplendissement de la source +intellectuelle à laquelle il l'avait puisé, le lui faisait croire hors +de toute comparaison. Tête à tête avec ce mal, il espérait assez le +dominer pour l'empêcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de +spectre sans sépulture décente, sur les régions aériennes, fraîches, +irisées comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, où il avait +coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout résolu qu'il fut +à ne chercher dans l'art que le pur idéal de ses premiers enthousiasmes, +Chopin y mêla, à son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient +point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines +complexes, raffinées, stériles, se consumant elles-mêmes dans un lyrisme +dramatique, élégiaque et tragique à la fois, que ses sujets et leur +sentiment n'eussent point comporté naturellement.</p> + +<p>Nous l'avons déjà dit: toutes les formes étranges qui ont si longtemps +surpris les artistes dans ses dernières œuvres, détonnent dans +l'ensemble général de son inspiration. Elles entremêlent aux murmures +d'amour, aux chuchotements des tendres inquiétudes, aux complaintes +héroïques, aux hymnes d'allégresse, aux chants de triomphe, aux +gémissements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste +polonais entendait dans son passé à lui,—les soupirs d'un cœur malade, +les révoltes d'une âme désorientée, les colères rentrées d'un esprit +fourvoyé, les jalousies trop nauséabondes pour être exprimées, qui +l'oppressaient dans son présent. Toutefois, il sut si bien leur imposer +ses lois, les maîtriser, les manier en roi habitué à commander que, +contrairement à maints coryphées de la littérature romantique +contemporaine, contrairement à l'exemple donné alors en musique par un +grand-maître, il réussit à ne jamais défigurer les types et les formes +sacrés du beau, quelles que fussent les émotions qu'il les chargea de +traduire.</p> + +<p>Loin de là; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions +indignes d'être idéalisées et sa résolution de ne jamais avilir la muse, +ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait +permis à son cœur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au +point qu'aucune des conquêtes qu'il fit pour en étendre les limites, ne +sera reniée et répudiée par aucun de ses légitimes successeurs. Car, si +indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans +l'art au besoin de gémir; jamais il ne fit dégénérer le chant en cri, +jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se +crut permis de transporter la réalité brutale dans l'art, cet apanage +exclusif de l'idéal, sans l'avoir d'abord dépouillée de sa brutalité +pour l'exhausser au point où la vérité s'idéalise. Puisse-t-il servir +d'exemple à tous ceux auxquels la nature départit une âme aussi belle +et un génie aussi noble, s'ils sont assez infortunés pour rencontrer, +comme lui, un bonheur qui leur enseigne à maudire la vie, une admiration +qui leur enseigne le mépris de l'admirable, un amour capable de leur +enseigner la haine de l'amour!...</p> + +<p>Quelque borné qu'ait été le nombre de jours que la faiblesse de sa +constitution physique réservait à Chopin, ils auraient pu n'être point +abrégés par les tristes souffrances qui les terminèrent. Âme tendre et +ardente à la fois, pleine de délicatesses patriciennes, plus que cela, +féminines et pudiques, il avait en lui des répugnances invincibles que +la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoulées, se vengeaient en +déchirant les fibres vives de son âme comme des épines de fer rouge. Il +se fut contenté de ne vivre que parmi les radieux fantômes de sa +jeunesse qu'il savait si éloquemment invoquer, parmi les navrantes +douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa +poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de +ces attraits momentanés de deux natures opposées dans leurs tendances, +qui, en se rencontrant à l'improviste, éprouvent une surprise charmée +qu'elles prennent pour un sentiment durable, élevant à ses proportions +des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient réaliser.</p> + +<p>Au sortir d'un pareil rêve à deux, terminé en cauchemar affreux, c'est +toujours la nature plus profondément impressionnée qui demeure brisée ou +exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses espérances et son +attachement, celle pour qui il eût été impossible de les arracher d'un +terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les +roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduité, les +immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la région +où croissent l'euphorbe superbe, mais vénéneuse, le mancenillier fleuri, +mais mortel!—Terrible pouvoir exercé par les plus beaux dons que +l'homme possède! Ils peuvent porter après eux l'incendie et la +dévastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite +de Phaéton, au lieu de guider leur carrière bienfaisante, les laissait +errer au hasard et désordonner la céleste structure.</p> + + + +<hr /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#toc">VIII.</a></h2> + + +<p class="n"><span class="img"><img src="images/002.png" alt="D" /></span>epuis 1840, la santé de Chopin, à travers des alternatives diverses, +déclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les étés chez +M<sup>me</sup> Sand, à sa campagne de Nohant, formèrent, durant quelques années, +ses meilleurs moments, malgré les cruelles impressions qui succédaient +pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.</p> + +<p>Les contacts d'un auteur avec les représentants de la publicité et ses +exécutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il +distingue à cause de leurs mérites ou parce qu'ils lui plaisent; le +croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et +des froissements qui en naissent, lui étaient naturellement odieux. Il +chercha longtemps à y échapper en fermant les yeux, en prenant le parti +de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dénouements +qui, en choquant par trop ses délicatesses, en révoltant par trop ses +habitudes de <i>comme il faut</i> moral et social, finirent par lui rendre sa +présence à Nohant impossible, quoiqu'il semblât d'abord y avoir éprouvé +plus de répit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il +put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque année +plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener +une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint +d'abord difficile, bientôt tout à fait pénible. De 1846 à 1847, il ne +marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans éprouver de +douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vécut qu'à force de +précautions et de soins.</p> + +<p>Vers le printemps de 1847, son état empirant de jour en jour, aboutit à +une maladie dont on crut qu'il ne se relèverait plus. Il fut sauvé une +dernière fois, mais cette époque se marqua par un déchirement si pénible +pour son cœur, qu'il l'appela aussitôt mortel. En effet, il ne survécut +pas longtemps à la rupture de son amitié avec M<sup>me</sup> Sand qui eut lieu à +ce moment. M<sup>me</sup> de Staël, ce cœur généreux et passionné, cette +intelligence large et noble, qui n'eut que le défaut d'empeser souvent +sa phrase par un pédantisme qui lui ôtait la grâce de l'abandon, disait +à un de ces jours où la vivacité de ses émotions la faisait s'échapper +des solennités de la raideur genévoise: «En amour, il n'y a que des +commencements!...»</p> + +<p>Exclamation d'amère expérience sur l'insuffisance du cœur humain; sur +l'impossibilité où il est de correspondre à tout ce que l'imagination +sait rêver, quand on l'abandonne à elle-même; quand on ne la retient +pas dans son orbite par une idée exacte du bien et du mal, du permis et +de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur +l'ourlet de ce précipice qu'on nomme <i>le Mal</i>, avec assez d'empire sur +eux-mêmes pour n'y pas tomber, alors même que le blanc festonnage de +leur robe virginale se déchire à quelque ronce du bord et se laisse +empoussiérer sur un chemin trop battu! Le béant entonnoir du mal a tant +d'étages inférieurs, qu'on peut prétendre n'y être pas descendu, tant +qu'on n'effleura que ses échancrures, sans perdre pied sur la route qui +continue au grand soleil. Toutefois, ces téméraires excursions ne +donnent, comme le disait M<sup>me</sup> de Staël, <i>que des commencements!</i></p> + +<p>Pourquoi? diront les cœurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse +énervante.—Pourquoi?—Parce que, sitôt que l'âme a quitté les ornières +et les sécurités que crée une vie de devoirs et de dévouement, d'amour +dans le sacrifice et d'espérances dans le ciel, pour aspirer les +senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se délecter dans les +frissons alanguissants qu'elles répandent en tous les membres, pour se +livrer, timide, mais altérée, aux rapides éblouissements qu'ils donnent, +les sentiments nés en ces parages ne sauraient avoir la force d'y +vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en +résistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et +planer au-dessus! Êtres insubstantiels, quand la vie réelle ne saurait +offrir à ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur +consacré et sacré, ils ne trouvent de refuge à la pureté de leur +essence, à la noblesse de leur naissance, aux privilèges de leur +consanguinité, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de +forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance, +dévouement positif ou bienfait désintéressé, pieuse sollicitude pour +l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intérêt pour les +quiétudes nécessaires du bien-être physique. À moins que ces sentiments +ne montent dans les régions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en +quelque idéal irréalisé et irréalisable; ou bien dans les régions +solaires de la prière, pour s'élancer vers le ciel en ne laissant après +eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne +cherche la source) d'une rédemption, d'une expiration, d'une rançon +payée au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y +avait d'immortel en ses sentiments d'élection, survit à jamais à leurs +<i>commencements</i>; mais d'une vie surnaturelle, transfigurée! C'est plus +que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait!</p> + +<p>Tel pourtant est rarement le sort des amours nés sur l'ourlet du +précipice, où de gradin fleuri en gradin décoré, de gradin décoré en +gradin badigeonné, de gradin badigeonné en gradin dénudé, on descend +jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, nés +sur les terrains limitrophes—<i>the border-lands</i>, disent les +Anglais—aient plus de ce feu qui brûle que de cette lumière qui +brille, pour peu qu'ils aient plus d'énergie arrogante que de suaves +mollesses, plus d'appétits charnels que d'aspirations intenses, plus +d'avides convoitises que d'adorations sincères, plus de concupiscence et +d'idolâtrie que de bonté et de générosité... l'équilibre se perd, et... +celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau +jour éclaboussé par les fanges du précipice! Peu à peu il cesse d'être +éclairé par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand +il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le poète ayant +bien reconnu qu'il ne dit; <i>J'aime!</i> que lorsque, ayant épuisé toutes +les autres manières de le dire, il désire plus qu'il ne chérit. Les +jours qui suivent ces premières ombres, venues, on ne sait comment, sur +quelque anfractuosité du précipice terrible, sont remplis d'on ne sait +quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, à peine goûté, il se change +en une vase informe qui soulève le cœur et le corrompt à jamais, si elle +n'est rejetée et maudite à l'instant. Ces amours-là, n'ont eu aussi <i>que +des commencements!</i></p> + +<p>Mais comme de tels amours ne sont nés plus haut, sur les gradins +fleuris, qu'en se mirant dans deux cœurs à la fois, il en est un +d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odoriférant et si +glissant, se maintient moins longtemps sur la zone où il vit le jour, +trébuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever, +roule de chûte en chûte, abandonne un haut idéal pour une réalité +fiévreuse, passe de cette fièvre à une autre qui devient une insanité ou +un délire, aboutissant à un état qui donne, avec le dégoût de la satiété +ou l'irrationalité du vice, le dédain de l'indifférence ou la dureté de +l'oubli envers l'autre, dont il devient l'éternel tourment, si ce n'est +l'éternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu <i>que des +commencements</i>!... Mais, restant chez l'un toujours élevé, toujours +distingué, en présence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le +vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans +être le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver +rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le cœur et le fait saigner, +jusqu'à ce que son dernier souffle de vie s'éteigne dans un dernier +spasme de douleur.</p> + +<p>Ces <i>commencements</i>, dont parlait M<sup>me</sup> de Staël, étaient depuis +longtemps épuisés entre l'artiste polonais et le poète français. Ils ne +s'étaient même survécus chez l'un que par un violent effort de respect +pour l'idéal qu'il avait doré de son éclat foudroyant, chez l'autre, par +une fausse honte qui sophistiquait sur la prétention de conserver la +constance sans la fidélité. Le moment vint où cette existence factice, +qui ne réussissait plus à galvaniser des fibres desséchées sous les yeux +de l'artiste spiritualiste, lui sembla dépasser ce que l'honneur lui +permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le +prétexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'après une +opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta +brusquement Nohant pour n'y plus revenir.</p> + +<p>Malgré cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de M<sup>me</sup> +Sand, sans aigreur et sans récriminations. Il rappelait, il ne racontait +jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le +faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de répéter. Les +larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont +il ne pouvait se séparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il +ait comparé les délicieuses impressions qui inaugurèrent sa passion, à +l'antique cortège de ces belles canéphores portant des fleurs pour orner +une victime, on pourrait encore croire qu'arrivé aux derniers instants +de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil à oublier +les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui +l'avaient enguirlandée peu auparavant. On eût dit qu'il voulait en +ressaisir le parfum enivrant, en contempler les pétales fanés, mais +encore imprégnés de l'haleine enfiévrée, donnant des soifs qui, loin de +s'étancher au contact de lèvres incandescentes, n'en éprouvent qu'une +exaspération de désirs.</p> + +<p>En dépit des subterfuges qu'employaient ses amis pour écarter ce sujet +de sa mémoire, afin d'éviter l'émotion redoutée qu'il amenait, il aimait +à y revenir, comme s'il eût voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et +détruire sa vie par les mêmes sentiments qui l'avaient ranimée jadis! +Il s'adonnait avec une sorte de brûlante douceur à la ressouvenance +enamérée des jours anciens, défeuillés désormais de leurs prismatiques +signifiances. Se sentir frénollir en contemplant la défiguration +dernière de ses derniers espoirs, lui était un dernier charme. En vain +cherchait-on à en éloigner sa pensée; il en reparlait toujours; et +lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On eût dit +qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps à le +respirer.</p> + +<p>Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer à la +fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrènes de l'antiquité, comme +les Mélusines du moyen âge, ont toujours attiré les malheureux qui +rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'égaraient aux +alentours de leurs écueils, par des accents pleins de suavité, par des +formes qui charmaient l'œil éperdu, par des blancheurs qu'on eût dit +empruntées aux lis des jardins, par des chevelures qu'on eût cru nouées +avec les rayons d'un soleil d'hiver, tiède et caressant... Ceux qui +n'ont jamais connu la syrène attrayante et la fée malfaisante, ne savent +pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlacé de leurs bras +perfides, au moment où, couché sur un cœur inhumain, bercé sur des +genoux déformés, il aperçoit tout d'un coup, avec un effroi terrifié, +l'humaine nature et sa spiritualité transformée en une animalité +hideuse!</p> + +<p>Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhalé leur +dernier souffle dans un soupir de volupté ignominieuse, dans une +imprécation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu +ont su allier avec le respect qu'on se garde à soi-même, en respectant +le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point +aimé d'un amour indigne... le respect qu'on doit à son honneur en +brisant un lien qui devient déshonorant! C'est là qu'il faut un mâle +courage, que tant de mâles héros n'ont pas eu. Chopin a su le déployer, +se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette société qui l'avait +enchâssé dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si +souvent transpercé de part en part de leur suave rayon. Il ne récrimina +point, il ne permit aucun tiraillement. En éloignant l'idéal qu'il +portait en lui, d'une réalité odieuse, il fut aussi inflexible dans sa +résolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aimé!</p> + +<p>Chopin sentit, et répéta souvent, que cette longue affection, ce lien si +fort, en se brisant, brisait sa vie. N'eût-il pas mieux valu que moins +inexpérimenté, plus réfléchi, mieux préparé à des séductions +fallacieuses, il eût agi selon la vraie nature de son être intérieur, +selon les vrais penchants de son caractère, selon les nobles +accoutumances de son âme, en refusant fermement, avec une force virile, +d'accepter le tissu de joies éphémères, d'illusions à courte échéance, +de douleurs consumantes, si bien symbolisées dans l'antiquité (elle les +connut aussi!), par cette fameuse robe de Déjanire qui, s'identifiant à +la chair du malheureux héros, le fit misérablement périr? Si une femme +donna la mort au noble Alcide par le subtil réseau de ses souvenirs, +comment une femme n'eût-elle pas mené à la mort un être aussi frêle que +l'était notre poète-musicien, en l'enveloppant d'un réseau semblable?</p> + +<p>Durant sa première maladie, en 1847, on désespéra de Chopin pendant +plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses élèves les plus distingués, l'ami +que dans ces dernières années il admit le plus à son intimité, lui +prodigua les témoignages de son attachement; ses soins et ses +prévenances étaient sans pareils. Lorsque la P<sup>sse</sup> Marcelline +Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une +fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette +timidité craintive des malades et cette tendre délicatesse qui lui était +particulière: «Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigué?...» Sa +présence lui étant plus agréable que toute autre, il craignait de le +perdre, et l'eût perdu plutôt que d'abuser de ses forces. Sa +convalescence fut fort lente et fort pénible; elle ne lui rendit plus +qu'un souffle de vie. Il changea à cette époque, au point de devenir +presque méconnaissable. L'été suivant lui apporta ce mieux précaire que +la belle saison accorde aux personnes qui s'éteignent. Pour ne pas aller +à Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner à lui-même la +certitude palpable que Nohant était fermé pour lui par sa propre +volonté, devenu inexorable dans sa muette décision, il ne voulut pas +quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des +bienfaits de cet élément vivifiant.</p> + +<p>L'hiver de 1847 à 1848 ne fut qu'une pénible et continuelle succession +d'allègements et de rechutes. Toutefois, il résolut d'accomplir au +printemps son ancien projet de se rendre à Londres, espérant se +débarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle +obsession de ses réminiscences méridionales et ensoleillées. Lorsque la +révolution de février éclata, il était encore alité; par un mélancolique +effort, il fit semblant de s'intéresser aux événements du jour et en +parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son +pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts où il lui fut +possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux +jours où il était plein de vie et d'espérances. M. Gutmann continua à +être son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins +qu'il accepta de préférence jusqu'à la fin.</p> + +<p>Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea à réaliser son voyage et à +visiter ce pays où il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui +offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Néanmoins, avant de +quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des +amis avec lesquels ses rapports furent les plus fréquents, les plus +constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne +hommage à sa mémoire et à son amitié, en s'occupant avec zèle et +activité de l'exécution d'un monument pour sa tombe. À ce concert, son +public, aussi choisi que fidèle, l'entendit pour la dernière fois. Après +cela, il partit en toute hâte pour l'Angleterre, sans attendre presque +l'écho de ses derniers accents. On eût pensé qu'il ne voulait ni +s'attendrir à la pensée d'un dernier adieu, ni se rattacher à ce qu'il +abandonnait par d'inutiles regrets! À Londres, ses ouvrages avaient déjà +trouvé un public intelligent; ils y étaient généralement connus et +admirés<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que +les Anglais appellent <i>low spirits</i>. L'intérêt momentané qu'il s'était +efforcé de prendre aux changements politiques avait complètement +disparu. Il était devenu plus silencieux que jamais; si, par +distraction, il lui échappait quelques mots, ce n'était qu'une +exclamation de regret. À son départ, son affection pour le petit nombre +de personnes qu'il continuait à voir, prenait les teintes douloureuses +des émotions qui précèdent les derniers adieux. Son indifférence +s'étendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.</p> + +<p>Arrivé à Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui +l'électrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que +son abattement allait se dissiper. Il crut peut-être lui-même, ou +feignit de croire, qu'il parviendrait à le vaincre en jetant tout dans +l'oubli, jusqu'à ses habitudes passées; en négligeant les prescriptions +des médecins, les précautions qui lui rappelaient son état maladif. Il +joua deux fois en public et maintes fois dans des soirées particulières. +Chez la duchesse de Sutherland, il fut présenté à la reine; après cela, +tous les salons distingués recherchèrent plus encore l'avantage de le +posséder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, +s'exposa à toutes les fatigues, sans se laisser arrêter par aucune +considération de santé. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans +paraître la rejeter? Mourir, sans donner à personne ni le remords, ni la +satisfaction de sa mort?</p> + +<p>Il partit enfin pour Édimbourg, dont le climat lui fut particulièrement +nuisible. À son retour d'Écosse, il se trouva très affaibli; les +médecins l'engagèrent à abandonner au plus tôt l'Angleterre, mais il +ajourna longtemps son départ. Qui pourrait dire le sentiment qui causait +ce retard?... Il joua encore à un concert donné pour les Polonais. +Dernier signe d'amour envoyé à sa patrie, dernier regard, dernier soupir +et dernier regret! Il fut fêté, applaudi et entouré, par tous les siens. +Il leur dit à tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir être +éternel.</p> + +<p>Quelle pensée occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour +rentrer dans Paris?... Ce Paris, si différent pour lui de celui qu'il +avait trouvé sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris +dès son arrivée par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les +conseils et l'intelligente direction lui avaient déjà sauvé la vie dans +l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des années la +prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte +lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce découragement final si +dangereux, dans des moments où la disposition d'esprit exerce tant +d'empire sur les progrès de la maladie. Chopin proclama aussitôt que +personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prétendant ne plus +avoir confiance en aucun médecin. Il en changea constamment depuis lors, +mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte +d'accablement irrémédiable s'empara de lui; on eût dit qu'il savait +avoir obtenu son but, avoir épuisé les dernières ressources de la vie, +nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne +venant lutter contre cette amère apathie.</p> + +<p>Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus été à même de travailler +avec suite. Il retouchait de temps à autre quelques feuilles ébauchées, +sans réussir à en coordonner les pensées. Un respectueux soin de sa +gloire lui dicta le désir de les voir brûlées pour empêcher qu'elles +fussent tronquées, mutilées, transformées en œuvres posthumes peu dignes +de lui. Il ne laissa de manuscrits achevés qu'un dernier <i>Nocturne</i> et +une <i>Valse</i> très courte, comme un lambeau de souvenir.</p> + +<p>En dernier lieu, il avait projeté d'écrire une méthode de piano, dans +laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son +art, consigné le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses +innovations et de son intelligente expérience. La tâche était sérieuse +et exigeait un redoublement d'application, même pour un travailleur +aussi assidu que l'était Chopin. En se réfugiant dans ces arides +régions, il voulait peut-être fuir jusqu'aux émotions de l'art, auquel +la sérénité, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au +l'enténèbrement du cœur, prêtent des aspects si différents! Il n'y +chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda +plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie: +<i>l'oubli</i>!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni +l'étourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine +de venin, compenser en intensité le temps qu'elles enlèvent aux +douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui +«conjure les orages de l'âme»,—<i>der Seele Sturm beschwört</i>,—en +engourdissant la mémoire, lorsqu'il ne l'anéantit pas. Un poète, qui fut +aussi la proie d'une inconsolable mélancolie, chercha également, en +attendant une mort précoce, l'apaisement de ces regrets découragés dans +le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de +la vie à la fin d'une mâle élégie!</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;">Beschäftigung, die nie ermattet,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Die langsam schafft, doch nie zerstört,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Die zu dem Bau der Ewigkeiten</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Zwar Sandkorn nur für Sandkorn reicht,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Doch von der grossen Schuld der Zeiten</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Minuten, Tage, Jahre streicht»<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>.</span><br /> +</p> + +<p>Mais les forces de Chopin ne suffirent plus à son dessein; cette +occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en idée le +contour de son projet, il en parla à diverses reprises, l'exécution lui +en devint impossible. Il ne traça que quelques pages de sa méthode; +elles furent consumées avec le reste.</p> + +<p>Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis +commencèrent à prendre un caractère désespéré. Il ne quitta bientôt plus +son lit et ne parla presque plus. Sa sœur, arrivée de Varsovie à cette +nouvelle, s'établit à son chevet et ne s'en éloigna pas. Il vit ce +redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces présages, +sans témoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa +fin avec un calme et une résignation toute masculine, voulant dérober à +tous, se dérober peut-être à lui-même, ce qu'il avait pu faire pour +l'amener et la hâter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de +prévoir un lendemain. Ayant toujours aimé à changer de demeure, il +manifesta encore ce goût en prenant alors un autre logement, pour +éviter, disait-il, les incommodités de celui qu'il occupait; il disposa +son ameublement à neuf, en se préoccupant à cet effet d'arrangements +minutieux. Quoiqu'il fût bien mal, ne se faisait certainement pas +illusion sur son état, il s'obstina à ne point décommander les mesures +qu'il avait ordonnées pour l'installation de son nouvel appartement. +Bientôt, on commença à déménager certains objets et il arriva que, le +jour même de son décès, on transportait quelques meubles dans des +chambres où il ne devait plus entrer!</p> + +<p>Craignit-il que la mort ne remplît pas ses promesses? Qu'après l'avoir +touché de son doigt, elle ne le laissât encore une fois à la terre? Que +la vie ne lui fût plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre +après en avoir rompu tous les fils? Éprouvait-il cette double influence +qu'ont ressentie quelques organisations supérieures à la veille +d'événements qui décidaient de leur sort, contradiction flagrante entre +le cœur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose +le prévoir? Dissemblance si entière entre des prévisions simultanées, +qu'à certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des +discours que leurs actions semblaient démentir, qui néanmoins +découlaient d'une égale persuasion? Nous croirions plutôt qu'après avoir +succombé à un impérieux désir de quitter cette vie, après avoir fait en +Angleterre tout ce qu'il fallait pour abréger ses derniers jours, il +voulut écarter tout ce qui eût pu laisser soupçonner cette faiblesse, +qu'avec sa manière de voir il eût jugé dans un autre romanesque, +théâtrale, ridicule. Il eût rougi d'agir comme les héros des mélodrames +qu'il détestait, comme un Bocage en scène<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>, comme un personnage +quelconque d'un de ces romans du jour qu'il méprisait profondément. Si, +malgré ces mépris, malgré ces dédains, il n'avait pu résister à la +grande fascination de la mort, cette dernière ivresse de ceux que le +désespoir a intoxiqué de son amer et vertigineux breuvage, il chercha +probablement à ce que personne ne découvre cette défaillance, commune à +tous ceux qui furent blessés par une femme d'une de ces blessures dont +on ne guérit qu'en en mourant!</p> + +<p>En apprenant qu'il était si mal, et dans l'absence d'un ecclésiastique +polonais qui avait été autrefois le confesseur de Chopin, l'abbé +Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l'émigration, +vint le voir, quoique leurs rapports eussent été détendus dans les +dernières années. Renvoyé trois fois par ceux qui l'entouraient, il +connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas être certain +de le voir sitôt qu'il le saurait si près de lui. Aussi, quand il eut +trouvé moyen de lui faire connaître sa présence, il en fut reçu sans +délai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri, +contusionné, saignant, haletant, à bout de douleurs et de courage, +quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette +crainte et de cette trépidation intérieure qu'on éprouve toujours, +lorsque, ayant été ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et +qu'on se retrouve en présence d'un de ses ministres, dont la seule vue +rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli.</p> + +<p>L'abbé Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours à la même +heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il +fût survenu la moindre différence dans leurs rapports. Il lui parlait +toujours polonais, comme s'ils s'étaient vus la veille, comme s'il ne +s'était rien passé dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas à +Paris, mais à Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui +avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclésiastiques émigrés, des +nouvelles persécutions qui étaient fondues sur la religion en Pologne, +des églises enlevées au culte, des milliers de confesseurs envoyés en +Sibérie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs +morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refusé d'abandonner leur +foi!... Il est aisé de deviner combien de tels récits pouvaient se +prolonger! Les détails abondaient, tous plus émouvants, plus poignants, +plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.</p> + +<p>Les visites du père Jelowicki, en se répétant, devenaient tous les jours +plus intéressantes pour le pauvre alité. Elles le reportaient tout +naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphère +natale; elles renouaient son présent à son passé, elles le ramenaient +en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chère Pologne qu'il revoyait +plus que jamais couverte de sang, baignée de larmes, flagellée et +déchirée, humiliée et raillée, mais toujours reine sous sa pourpre de +dérision et sous sa couronne d'épines. Un jour, Chopin dit tout +simplement à son ami qu'il ne s'était pas confessé depuis longtemps et +voudrait le faire, ce qui eut lieu à l'instant même, le confessé et le +confesseur s'étant déjà depuis longtemps préparés, sans se le dire, à ce +grand et beau moment.</p> + +<p>À peine le prêtre et l'ami eut-il prononcé la dernière parole de +l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et +souriant à la fois, l'embrassa de ses deux bras, «à la polonaise», en +s'écriant: «Merci, merci mon cher! Grâce à vous, je ne mourrai pas +<i>comme un cochon (iak swinia)!</i>» Nous tenons ces détails de la bouche +même de l'abbé Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses +<i>Lettres spirituelles</i>. Il nous disait la profonde commotion que +produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement +énergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'élégance +de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si étrange sur ses +lèvres, semblait rejeter de son cœur tout un monde de dégoûts qui s'y +était amassé!</p> + +<p>De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l'ombre fatale +apparaissait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme; les +souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se +multipliaient et, à chaque fois, rapprochaient davantage la dernière. +Lorsqu'elles faisaient trêve, Chopin retrouva jusqu'à la fin sa présence +d'esprit; sa volonté vivace ne perdait ni la lucidité de ses idées, ni +la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait à ses +moments de répit, témoignent de la calme solennité avec laquelle il +voyait approcher sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec +lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu'intimes durant le +séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au +cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Cherubini; le désir de +connaître ce grand maître, dans l'admiration duquel il avait été élevé, +fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se +rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait +pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini +et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se +rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de +l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanéité, l'entrain, le +<i>brio</i> de l'autre. Il était désireux de réunir, dans une manière grande +et élevée, la vaporeuse vaguesse de l'émotion spontanée aux mérites des +maîtres consommés, respirant le sentiment mélodique comme l'auteur de +<i>Norma</i>, aspirant à la valeur harmonique du docte vieillard qui avait +écrit <i>Médée</i>.</p> + +<p>Continuant jusqu'à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à +revoir personne pour la dernière fois, mais il dora d'une +reconnaissance attendrie les remercîments qu'il adressait aux amis qui +venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissèrent plus ni +doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus à la +journée, à l'heure suivante. La sœur de Chopin et M. Gutmann, +l'assistant constamment, ne s'éloignèrent plus un instant de lui. La +comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que +le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne +pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle, si grande à ce +moment suprême.</p> + +<p>Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui +agitent les cœurs, quelque force ou quelque indifférence qu'ils +déploient en face d'accidents imprévus qui sembleraient devoir être le +plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort récèle une imposante +majesté, qui émeut, frappe, attendrit et élève les âmes les moins +préparées à ces saints recueillements. Le départ lent et graduel de l'un +d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystérieuse gravité de ses +pressentiments secrets, des révélations intraduisibles qu'il reçoit, de +ses commémorations d'idées et de faits, sur ce seuil étroit qui sépare +le passé de l'avenir, le temps de l'éternité, nous remue plus +profondément que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les +abîmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent +des villes entières de leurs écharpes enflammées, les horribles +alternatives subies par le fragile navire dont la tempête se fait un +hochet, le sang que font couler les armes en le mêlant à la sinistre +fumée des batailles, l'horrible charnier lui-même qu'un fléau contagieux +établit dans les habitations, nous éloignent moins sensiblement de +toutes les indignes attaches <i>qui passent, qui lassent, qui cassent</i>, +que la vue prolongée d'une âme consciente d'elle même, contemplant +silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de +l'éternité. Le courage, la résignation, l'élévation, l'affaissement qui +la familiarisent avec l'inévitable dissolution, si répugnante à nos +instincts, impressionnent plus profondément les assistants que les +péripéties les plus affreuses, lorsqu'elles dérobent le tableau de ce +déchirement et de cette méditation.</p> + +<p>Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient +constamment réunies quelques personnes qui venaient tour à tour auprès +de lui, recueillir son geste et son regard à défaut de sa parole +éteinte! Parmi elles la plus assidue fut la P<sup>sse</sup> Marcelline +Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son +propre nom, comme l'élève préférée du poète, la confidente des secrets +de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures près du +mourant. Elle ne le quitta à ses derniers moments, qu'après avoir +longtemps prié auprès de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions +et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumière et de félicité!</p> + +<p>Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les +précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec +patience et grande force d'âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à +cet instant, était vivement émue; ses larmes coulaient. Il l'aperçut +debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant +aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des +peintres; il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment +vint où la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de +chanter. On crut d'abord qu'il délirait, mais il répéta sa demande avec +instance. Qui eût osé s'y opposer? Le piano du salon fut roulé jusqu'à +la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans +la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes, +ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si +pathétique expression.</p> + +<p>Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'écoutait. Elle chanta le +fameux cantique à la Vierge qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella. +«Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!» +Quoique accablée par l'émotion, la comtesse eut le noble courage de +répondre à ce dernier vœu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au +piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout +le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent +à genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de +la comtesse; elle plana comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs +et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. +C'était à la tombée de la nuit; une demi-obscurité prêtait ses ombres +mystérieuses à cette triste scène. La sœur de Chopin, prosternée près de +son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus guère cette attitude, +tant que vécut ce frère si chéri d'elle!...</p> + +<p>Pendant la nuit, l'état du malade empira; il fut mieux au matin du +lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant désigné et +propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En +l'absence du prêtre-ami avec lequel il avait été très lié depuis leur +commune expatriation, ce fut naturellement l'abbé Jelowicki qui arriva. +Lorsque le saint viatique et l'extrême-onction lui furent administrés, +il les reçut avec une grande dévotion, en présence de tous ses amis. Peu +après, il fit approcher de son lit tous ceux qui étaient présents, un à +un, pour leur dire à chacun un dernier adieu, appelant la bénédiction de +Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances. Tous les genoux se +ployèrent, les fronts s'inclinèrent, les paupières étaient humides, les +cœurs serrés et élevés.</p> + +<p>Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du +jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne prononça plus un mot et +semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est +que vers onze heures du soir qu'une dernière fois, il se sentit quelque +peu soulagé. L'abbé Jelowicki ne l'avait plus quitté. À peine Chopin +eut-il recouvré la parole, qu'il désira réciter avec lui les litanies et +les prières des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement +intelligible. À partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée +sur l'épaule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie +lui avait consacré et ses jours et ses veilles.</p> + +<p>Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux +heures, l'agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son +front; après un court assoupissement, il demanda d'une voix à peine +audible: «Qui est près de moi?» Il pencha sa tête pour baiser la main de +M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'âme dans ce dernier témoignage +d'amitié et de reconnaissance. Il expira comme il avait vécu, en +aimant!—Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se précipita autour +de son corps inanimé et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on +versa autour de lui.</p> + +<p>Son goût pour les fleurs étant bien connu, le lendemain il en fut +apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé, la +chambre entière, disparurent sous leurs couleurs variées; il sembla +reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un +calme inaccoutumé, sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la +souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la +mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu'on modela +de suite et qu'on exécuta depuis en marbre pour son tombeau.</p> + +<p>L'admiration pieuse de Chopin pour le génie de Mozart, lui fit demander +que son <i>Requiem</i> fût exécuté à ses funérailles; ce vœu fut accompli. +Ses obsèques eurent lieu à l'église de la Madeleine, le 30 octobre 1849, +retardées jusqu'à ce jour afin que l'exécution de cette grande œuvre fût +digne du maître et du disciple. Les principaux artistes de Paris +voulurent y prendre part. À l'introït on entendit la <i>Marche funèbre</i> du +grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumentée à cette +occasion par M. Reber. Le mystérieux souvenir de la patrie qu'il y avait +enfoui, accompagna le noble barde polonais à son dernier séjour. À +l'offertoire, M. Lefébure-Wély exécuta sur l'orgue les admirables +<i>Préludes</i> de Chopin en <i>si</i> et <i>mi mineurs</i>. Les parties de solos du +<i>Requiem</i> furent réclamées par M<sup>mes</sup> Viardot et Castellan; Lablache, +qui avait chanté le <i>Tuba mirum</i> de ce même <i>Requiem</i>, en 1827, à +l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui +alors en avait joué la partie de timbales, conduisit le deuil avec le +prince Adam Czartoryski. Les coins du poêle étaient tenus par le prince +Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.</p> + +<p>Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon +nos désirs, nous espérons que l'attrait qu'à si juste titre son nom +exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si à ces lignes, empreintes du +souvenir de ses œuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la +vérité d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis, +pourra seule prêter un don persuasif et sympathique, il nous fallait +ajouter encore les mots que nous dicterait l'inévitable retour sur +soi-même, que fait faire à l'homme chaque mort qui enlève d'autour de +lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens +noués par son cœur illusionné et confiant, d'autant plus douloureusement +qu'ils avaient été assez solides pour survivre à cette jeunesse, nous +dirions que dans le courant d'une même année nous avons perdu les deux +plus chers amis que nous ayons rencontrés dans notre carrière +voyageuse.</p> + +<p>L'un deux est tombé sur la brèche des guerres civiles! Héros vaillant et +malheureux, il succomba à une mort affreuse, dont les horribles tortures +n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrépide +sang-froid, sa chevaleresque témérité. Jeune prince d'une rare +intelligence, d'une prodigieuse activité, en qui la vie circulait avec +le pétillement et l'ardeur d'un gaz subtil, doué de facultés éminentes, +il n'avait encore réussi qu'à dévorer des difficultés par son +infatigable énergie, en se créant une arène où ces facultés eussent pu +se déployer avec autant de succès dans les joutes de la parole et le +maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits +d'armes.—L'autre a expiré en s'éteignant lentement dans ses propres +flammes; sa vie, passée en dehors des événements publics, fut comme une +chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les +traces qu'ont laissées ses chants. Il a terminé ses jours sur une terre +étrangère dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidèle à +l'éternel veuvage de la sienne: poète à l'âme endolorie, pleine de +replis, de réticences et des chagrins ennuis.</p> + +<p>La mort du prince Félix Lichnowsky rompit l'intérêt direct que pouvait +avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence était +liée. Celle de Chopin nous ravit les dédommagements que renferme une +compréhensive amitié. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves +irrécusables ont été données par cet artiste exclusif pour nos +sentiments et notre manière d'envisager l'art, eût adouci les déboires +et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encouragé et +fortifié nos premières tendances et nos premiers essais.</p> + +<p>Puisqu'il nous est échu en partage de rester après eux, nous avons voulu +du moins témoigner de la douleur que nous en éprouvons; nous avons senti +l'obligation de déposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la +tombe du remarquable musicien qui a passé parmi nous. Aujourd'hui que la +musique poursuit un développement si général et si grandiose, il nous +apparaît à quelques égards semblable à ces peintres du quatorzième et du +quinzième siècle, qui resserraient les productions de leur génie sur les +marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des +traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers brisé les +raideurs byzantines, ils ont légué ces types ravissants que devaient +transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les +Francia, les Pérugin, les Raphaël à venir.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mémoire des grands +hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composées de +pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi +grandissait insensiblement à une hauteur inattendue, l'œuvre anonyme de +tous. De nos jours, des monuments sont encore érigés par un procédé +analogue; mais, grâce à une heureuse combinaison, au lieu de ne bâtir +qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt à +une œuvre d'art, destinée à perpétuer le muet souvenir qu'on voulait +honorer, en réveillant dans les âges futurs, à l'aide de la poésie du +ciseau, les sentiments éprouvés par les contemporains. Les souscriptions +ouvertes pour élever des statues et des tombes magnifiques aux hommes +qui ont illustré leur pays et leur époque, produisent ce résultat.</p> + +<p>Aussitôt après le décès de Chopin, M. Camille Pleyel conçut un projet de +ce genre en établissant une souscription, qui, conformément à toute +prévision, atteignit rapidement un chiffre considérable, dans le but de +lui faire exécuter au Père-Lachaise un monument en marbre. Pour notre +part, en songeant à notre longue amitié pour Chopin, à l'admiration +exceptionnelle que nous lui avions vouée dès son apparition dans le +monde musical; à ce que, artiste comme lui, nous avions été le fréquent +interprète de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprète +aimé et choisi par lui; à ce que nous avons plus souvent que d'autres +recueilli de sa bouche les procédés de sa méthode; à ce que nous nous +sommes identifié en quelque sorte à ses pensées sur l'art et aux +sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui +s'établit entre un écrivain et son traducteur,—nous avons cru que ces +circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter +une pierre brute et anonyme à l'hommage qui lui était rendu. Nous avons +considéré que les convenances de l'amitié et du collègue exigeaient de +nous un témoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre +admiration convaincue. Il nous a semblé que ce serait nous manquer à +nous-même, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de +faire parler notre affliction sur sa pierre sépulcrale, comme il est +permis à ceux qui n'espèrent jamais remplacer dans leur cœur le vide +qu'y laisse une irréparable perte!...</p> + +<p style="margin-left:70%;"><span class="smcap">F. Liszt</span>.</p> + +<h3>FIN.</h3> + +<p class="c">Imprimerie de Breitkopf et Härtel à Leipzig.</p> + +<hr /> + +<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> On sait de combien de noms glorieux la Pologne a enrichi le +calendrier et le martyrologe de l'Église. Rome accorda à l'ordre des +Trinitaires, (<i>Frères de la Rédemption</i>), destiné à racheter les +chrétiens tombés en esclavage chez les infidèles, le privilège exclusif +pour ce pays de porter une ceinture rouge sur leur habit blanc, en +mémoire des nombreux martyrs qu'il fournit, principalement dans les +établissements rapprochés des frontières, tels que celui de +Kamieniec-Podolski.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> On se souvient encore en Angleterre du costume hongrois +porté par le prince Nicolas Esterhazy au couronnement de George IV, +d'une valeur de plusieurs millions de florins.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Lorsque les meurtriers de S. Stanislas, évêque de Cracovie, +furent jugés, on défendit à leurs descendants de porter dans leur +habillement, durant un certain nombre de générations, l'amaranthe, +couleur nationale.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Jadis les primats, les évêques, les prélats, s'associaient +à la Polonaise et y occupaient le premier rang durant son premier +parcours. +</p><p> +Les convenances ne permettaient pas qu'on leur enlève la dame en les +relayant; on attendait pour cela qu'ayant achevé le tour de la salle, +ils la ramènent à sa place avant de s'en séparer. Les dignitaires de +l'Église demeuraient alors simples spectateurs, pendant que la promenade +se continuait sous leurs yeux. Dans les derniers temps, quand les +délicatesses du savoir-vivre propres à ces mœurs toutes particulières +s'effacèrent, sous l'influence des contacts sociaux trop fréquents avec +les autres nations, quand une plus grande réserve fut imposée au clergé +dans tous les pays, les personnages ecclésiastiques s'abstinrent de +participer à la danse nationale et même de paraître aux bals qu'elle +commençait.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> L'une d'elles, celle en <i>fa</i> majeur, est restée +particulièrement célèbre. Elle a été publiée avec une vignette qui +représente l'auteur se brûlant la cervelle d'un coup de pistolet, +commentaire romanesque qu'on a longtemps pris à tort pour un fait +véritable.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Au trésor des princes Radziwiłł, dans l'ordinal de +Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements +incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait +aussi les douze apôtres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce +luxe n'étonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du +dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donnés en +propriété, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes +les terres qui avaient été consacrées au culte des dieux païens), +possédait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier siècle, quoique +ses richesses fussent déjà considérablement diminuées. Une pièce non +moins curieuse du trésor dont nous parlons et qui subsiste encore, est +un tableau représentant Saint Jean-Baptiste entouré d'une banderole avec +cet exergue latine: <i>Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur</i>. Il a +été trouvé par <i>Jean</i> Sobieski lui-même, après la victoire qu'il +remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir +Kara-Mustapha et fut donné après sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien, +à un prince Radziwiłł, avec une inscription de sa main qui indique son +origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se +trouve sur le revers même de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait +encore à Werki, près Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein +qui avait épousé la fille du Prince Dominique Radziwiłł, seule héritière +de ses immenses biens.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> À la suite de la guerre de 1830, le P<sup>ce</sup> Roman Sanguszko +fut condamné à être soldat à perpétuité en Sibérie. En revoyant le +décret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: «où il sera conduit les +chaînes aux pieds».—Sa santé étant gravement atteinte, la famille fit +des démarches à la cour et reçut pour réponse que si sa mère, la P<sup>sse</sup> +Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la +grâce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'état de son fils +empirant toujours, elle partit. Arrivée à St. Pétersbourg, les +pourparlers commencèrent sur la manière dont s'accomplirait sa +génuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la +princesse rejetait les unes après les autres, prête à retourner chez +elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une +audience de l'impératrice, que l'empereur viendrait et que là, sans +autres témoins, la princesse implorerait à genoux la grâce de son +enfant. Quand elle fut chez l'impératrice, l'empereur entra... voyant +que la princesse ne bougeait pas, l'impératrice crut qu'elle ne le +reconnaissait point et se leva... La princesse se leva et debout +attendit... l'empereur la regarda, traversa lentement le salon... et +sortit!... L'impératrice hors d'elle saisit les mains de la princesse, +en s'écriant: «Vous avez perdu une occasion unique!..»—La princesse +raconta plus tard que ses genoux étaient devenus de marbre et, qu'en +songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son +fils, elle fut plutôt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune +grâce, mais les siècles entoureront d'une auréole la mémoire sacrée de +cette matrone polonaise aux antiques vertus.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Un général russe était chargé de faire exécuter on ne sait +plus quelles mesures vexatoires à l'entour du couvent des dominicaines, +à Kamieniec, en Podolie. La prieure fut obligée de le voir pour tâcher +d'obtenir quelqu'adoucissement à ces rigueurs. Appartenant à une des +plus antiques familles de la Lithuanie, elle était encore d'une grande +beauté et d'une suavité de manières vraiment fascinante. Le général la +vit derrière la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le +lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demandé, (sans la +prévenir qu'un an après son successeur n'en tiendrait aucun compte), et +ordonna à ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fenêtres; +personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des +années après, la mère Rose, si bien nommée pour le doux parfum +qu'exhalait son âme, le regardait encore avec complaisance; il lui +rappelait que le général russe avait trouvé moyen de lui rendre un +éternel hommage, en faisant dire à cet arbre qui indiquait sa cellule: +<i>To polka</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibérie où il +avait passé vingt ans et n'avait rien perdu de sa fière imprudence, fit +mettre sur ses cartes de visite (aussitôt confisquées): <i>Pierre +Troubetzkoy, né Prince Troubetzkoy</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Il faut observer que malgré la constante réserve et la +profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, à +elles, dépositaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant +de faits, de tant de secrets, qui à la moindre indiscrétion menaceraient +quelqu'un de la déportation et des mines de la Sibérie, jamais on ne +rencontre chez les Polonaises cette insincérité de tous les instants, ce +mensonge perpétuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non +contentes de pratiquer la non-vérité, se sont faites une seconde nature +de la contre-vérité, qu'impose un despotisme dont dépendent toutes les +sources de la vie, tout le brillant de son échaffaudage; despotisme +d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant +réduit à régner par la terreur, il consent à être trompé en étant adulé, +à être caressé sans amour, bercé sans tendresse, enivré d'un vin +frelaté, sans se soucier si le cœur est épanoui quand les lèvres rient, +si l'âme est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas +celui auquel les yeux jettent leurs plus séduisantes invites. Pour ces +femmes, le besoin de la <i>faveur</i> commande la duplicité, comme une +condition première, essentielle, inévitable, <i>sine qua non</i>, de tout ce +qui fait le bien-être de la vie, le charme et l'éclat d'une destinée; le +mensonge leur devient par conséquent une nécessité vitale, un besoin +impérieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, à tout prix. Dans ces +conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse +du sauvage captif voulant profiter de son maître, non s'en affranchir, +ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingénieux du +diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes, à +quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzième +<i>tchin</i>, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et +simple vérité. Demandez-leur s'il est jour à minuit, elles répondront +<i>oui</i>, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge, +qui répugne à la nature humaine, étant devenu un ingrédient inévitable +de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel +charme malsain, comme celui de l'<i>assa fœtida</i> que les hommes au palais +blasé du siècle dernier portaient en bonbonnière. Elles ont comme un +goût plus sapide sur la langue sitôt qu'elles se figurent avoir induit +en erreur quelque naïf, avoir persuadé quelque bonne âme du contraire de +qui a été, de ce qui est, de ce qui sera.—Or, pour autant de Polonaises +qu'on ait pu connaître, jamais on n'a rencontré une vraie menteuse. +Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent même le +ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne +sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment généreux qui la dicta +ou de la délicatesse de ses procédés. Mais, quelqu'inimaginable finesse +qu'elles mettent à ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles +prétendent ignorer, qu'elles ont aperçu ce qu'elles veulent n'avoir +point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqué de franchise, +surtout au détriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai; +tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez +habiles pour échapper à tout essai scrutateur, sans recourir au masque +qui trahit la vérité et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une +Polonaise dérobe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien, +l'impénétrabilité dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le +dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de +tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et +un moment donné, ne l'empêchent jamais d'être, non seulement sincère, +mais ouverte, disant à chacun avec grâce, abandon et empressement, tout +ce qui l'intéresse de savoir quand cela ne fait tort à personne. +L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer +du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde, +donne à son imperturbable discrétion comme un instinct de salut pour +tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole +irréfléchie, passionnée ou encolérée, même à un ennemi, tant sa pensée +est naturellement tournée vers le devoir d'aider et de secourir. +Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilisée, elle a surtout trop de +tact, pour pousser la dissimulation au-delà du nécessaire.—Entre elle +et les autres femmes slaves il y a la différence de la vaincue à +l'esclave. La vaincue étant fière se respecte elle-même sous ses +déguisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une âme d'esclave. Elle ne +sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mépriser celui qui l'obligerait +à mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le +commencement de la bassesse.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Ce mot fut prononcé devant une personne de notre +connaissance.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Dédicace de <i>Modeste Mignon</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> L'habitude où l'on était autrefois de boire dans leur +propre soulier la santé des femmes qu'on voulait fêter, est une des +traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des +Polonais.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Mémoires d'outre-tombe</i>, 1<sup>er</sup> vol.—<i>Incantation</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> <i>Idem</i>, 3<sup>e</sup> vol.—<i>Atala</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Dans l'impossibilité de citer des poèmes trop longs ou des +fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes +de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent +intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caractère +général de celles qui habitent ces régions moyennes, où se concentrent +les rayons épars du type national; si non les plus éclatants, du moins +les plus vrais. +</p> + +<p class="n"> +<span style="margin-left: 5em;">Bo i cóż to tam za żywość</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Młodych Polek i uroda!</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Tam wstyd szczery, tam poczciwość,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Tam po Bogu dusza mloda!</span><br /> +</p><p><br /> +<span style="margin-left: 4em;">........................................</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">........................................</span><br /> +</p><p><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Myśl ich cicho w życiu świeci,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Pełne życia, jak nadzieje;</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Lubią pieśni, tańce, dzieci,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Wiosne, kwiaty, stare dzieje....</span><br /> +<span style="margin-left: 6em;">Gdy wesołe, istne trzpiotki,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">I wiewiórki i szczebiotki!</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Lecz gdy w smutku myśl zagrzebie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Wówczas Polka taka rzewna,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Iż uwierzysz, że jéj krewna</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Najsmutniejsza z gwiazd na niebie!</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Choć człek duszy jéj nie zbadał,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">W koło serca tak tam prawo,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Tak rozkosznie i tak łzawo,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Jakbyś grzechy wyspowiadał.</span><br /> +</p><p><br /> +<span style="margin-left: 4em;">A gdy uśmiech łzę pokryje,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">I dla ciebie serce bije:</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">To cię dojmie tak do żywa,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Iż to cudne, cudne dziwa,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Że się serce nie rozplynie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Że od szczęścia człek nie zginie!</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Zda sie, że to żyjesz społem</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Z rajskiém dzieckiém, czy z aniołem.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Lecz to szczęście nie tak tanie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Przeboleje dusza młoda;</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Jednak lat i łez nie szkoda,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Boć raz w życiu to kochanie!</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">A jak ci się która poda,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Z całej duszy i statecznie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">To już twoją będzie wiecznie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">I w ład pójdzie ci z nią życie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Bo twéj duszy nie wyziębi.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Ona sercem pojmie skrycie,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Co myśl wieku dżwiga w gtębi;</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Co się w czasie zrywa, waży,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">To w rumieńcu na jéj twarzy,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Jak w zwierciedle sie odbije,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Bo w tém łonie przyszłość żyje!</span><br /> +</p> +</div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Le <i>Nocturne en mi mineur</i> (œuvre 72) nous rend quelque +chose des impressions subtiles, raffinées, alambiquées, que Chopin +reproduisait avec une sorte de prédilection passionnée. Nous ne nous +refusons pas le plaisir de faire connaître à celles qui les +comprendront, les vers que ce morceau inspira à la belle C<sup>sse</sup> +Cielecka, née C<sup>sse</sup> Bnińska: +</p> +<p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;">Kolysze zwolna, jakby falą morza,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Nóty dzwięcznemi, pelnemi uroku.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Rozjaśnia blaskiem jakby życia zorza,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Którą witamy czasem ze łzą w oku.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Dalej uderza nas walki przeczucie;</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Ton coraz glośniéj rozlega się w górę.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Pelen, ponury, objawia w swéj nócie</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Światlośé ukrytą za posępną chmurę.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Stróny tak silne, jakby kute w stali,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Żalosnym jękiem, w duszy naszej dzwonią:</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Mówią o bòlu, co nam serce pali,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Lecz co zostawia duszę nieskażoną!...</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Póżniéj, podobny do woni wspomnienia</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Znów zakolysac czasem nas powraca.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Z urokiem igra; kolyszac cierpienia,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Nareszcie, jako cicha na dnie woda,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Spokój glęboki z nurt toni się wznosi,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Jak serce, które o nic już nie prosi,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Lecz kwiatów życia, szkoda... mówi... szkoda!...</span><br /> +</p> +</div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Le Polonais conserve dans son formulaire de politesse une +forte empreinte des habitudes hyperboliques du langage oriental. Les +titres de <i>très puissant</i> et <i>très éclairé Seigneur</i>, (<i>Jasnie +Wielmożny, Jasnie Oswiecony Pan</i>), sont encore de rigueur. On se donne +constamment dans la conversation celui de <i>Bienfaiteur</i> (<i>Dobrodzij</i>), +et le salut d'usage entre hommes ou d'homme à femme est: <i>je tombe à vos +pieds</i> (<i>padam do nóg</i>). Celui du peuple est d'une solennité et d'une +simplicité antiques: <i>Gloire à Dieu</i> (<i>Slawa Bohu</i>).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Heine, Salon. <i>Chopin.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Sur Paganini, après sa mort.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> M<sup>me</sup> Sand. <i>Lucrezia Floriani</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> L'auteur de <i>Julie et Adolphe</i> (roman imité de la Nouvelle +Héloise et qui eut beaucoup de vogue à sa publication), le général K. +qui, âgé de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne +du gouvernement de la Volhynie à l'époque de notre séjour dans ces +contrées, avait fait, conformément à la coutume dont nous parlons, +construire son cercueil qui, depuis trente ans, était toujours posé à +côté de la porte de sa chambre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie +et d'être dépourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la fréquence des +consonnes qui constitue toujours et absolument la dureté d'une langue, +mais le mode de leur association; on pourrait même dire que +quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons +bien déterminés et fortement marqués. C'est la rencontre désagréable et +disharmonieuse de consonnes hétérogènes, qui blesse péniblement les +habitudes d'une oreille délicate et cultivée; c'est le retour répété de +certaines consonnes bien accouplées qui ombre, rhythme le langage, lui +donne de la vigueur, la prépondérance des voyelles ne produisant qu'une +sorte de teinte claire et pâle qui demande à être relevée par des +rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de +consonnes, mais en général avec des rapprochements sonores, quelquefois +flatteurs à l'ouïe, presque jamais tout à fait discordants, même alors +qu'il sont plus frappants que mélodieux. La qualité de leurs sons est +riche, pleine et très nuancée; ils ne restent point resserrés dans une +sorte de médium étroit, mais s'étendent dans un registre considérable +par la variété des intonations qu'on leur applique, tantôt basses, +tantôt hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait +philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues sémitiques: en +chinois, le même mot prend un sens totalement différent, selon le +diapason sur lequel on le prononce. Le Ł slave, cette lettre presque +impossible à prononcer à ceux qui ne l'ont pas appris dès leur enfance, +n'a rien de sec. Elle donne à l'ouïe l'impression que produit sur nos +doigts un épais velours de laine, rude et souple à la fois. La réunion +des consonnes clapotantes étant rare en polonais, les assonances très +aisément multipliées, cette comparaison pourrait s'appliquer à +l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des étrangers. On y +rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils +désignent. Les répétitions réitérées du <i>ch</i> (<i>h</i> aspiré), du <i>sz</i> (<i>ch</i> +en français), du <i>rz</i>, du <i>cz</i>, si effrayants à un œil profane et dont +le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent à peu +près comme <i>geai</i> et <i>tche</i>), facilitent ces minologies. Le mot +<i>dzwięk</i>, <i>son</i>, (lisez <i>dzwienque</i>), en offre un exemple assez +caractéristique; il paraîtrait difficile de mieux reproduire la +sensation que la résonance d'un diapason fait éprouver à +l'oreille.—Entre les consonnes accumulées dans des groupes qui +produisent des tons très divers, tantôt métalliques, tantôt +bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entremêle des diphthongues +nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales, +l'<i>a</i> et l'<i>e</i> étant prononcés comme <i>on</i> et <i>in</i> lorsqu'ils sont +accompagnés d'une cédille: <i>ą</i>, <i>ę</i>. À côté du <i>c</i> (<i>tse</i>) qu'on dit +avec une grande mollesse, quelquefois <i>ć</i> (<i>tsic</i>), le <i>s</i> accentué, +<i>ś</i>, est presque gazouillé. Le <i>z</i> a trois sons; on croirait l'accord +d'un ton. Le <i>ż</i> (<i>iais</i>), le <i>z</i> (<i>zed</i>) et le <i>ź</i> (<i>zied</i>). L'<i>y</i> +forme une voyelle d'un son étouffé, <i>eu</i>, que nous ne saurions pas plus +reproduire en français que celui du <i>ł</i>; aussi bien que lui, elle donne +un chatoyant ineffable à la langue.—Ces éléments fins et déliés +permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant +ou traînant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, où le +charme, devenant défaut, déroute au lieu de plaire. Que de choses, que +de personnes qui, à peine transportées dans un milieu dont l'air +ambiant, le courant de pensées diverses, ne comportent pas un genre de +grâce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles était fascinant et +irrésistible devient choquant et agaçant, uniquement parce que ces mêmes +séductions sont placées sous le rayon d'un autre éclairage; parce que +les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus +leur éclat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises +ont encore l'habitude de faire succéder à des espèces de récitatifs et +de thrénodies improvisées, lorsque les sujets qui les occupent sont +sérieux et mélancoliques, un petit parler gras et zézayant comme celui +des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privilèges de leur +suzeraineté féminine, au moment même où elles ont condescendu à être +graves comme des sénateurs, de bon conseil comme le ministre d'un règne +précédent et sage, profondes comme un vieux théologien, subtiles comme +un métaphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine +de gaieté, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser +s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son +calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour répandre dans +les airs ses senteurs, on dirait son âme que tout mortel voudrait +aspirer et imboire comme une bouffée de félicité arrivée des régions du +paradis... elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots, +comme les humbles habitants de cette vallée de larmes. Elle se met à +rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus +haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les périodes se +balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de rosée; +triomphes charmants, hésitation plus charmantes encore, entrecoupées de +petits rires perlés, de petits cris interjectifs! Puis viennent de +petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix, +lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession +chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arrêter sur une note +grave et poursuivre des modulations infinies, brusqués, originales, qui +dépaysent l'oreille inaccoutumée à ce gentil ramage, qu'une légère +teinte d'ironie revêt par moments d'un faux-air de moquerie narquoise +particulier au chant de certains oiseaux. Comme les Vénitiennes, les +Polonaises aiment à <i>zinzibuler</i> et, des diastèmes piquants, des +azophies imprévues, des nuances charmantes, se trouvent tout +naturellement mêlés à cette caqueterie mignonne qui fait tomber les +paroles de leurs lèvres, tantôt comme une poignée de perles qui +s'éparpillent et résonnent sur une vasque d'argent, tantôt comme des +étincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'éteindre, à +moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un cœur qu'elle peut +dévorer et dessécher s'il ne possède point le secret de la réaction; +qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'héroïsme et de gloire, +comme un phare bienfaisant dans les tempêtes de la vie. En tout cas, +quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la +bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des +hommes.—Quand eux ils se piquent de la parler avec élégance, ils lui +impriment une sonorité mâle qui semble pouvoir s'adapter très +énergiquement aux mouvements de l'éloquence, autrefois si cultivée en +Pologne. La poésie puise dans ces matériaux si nombreux et variés, une +diversité de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de +consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque +sorte, le coloris des sentiments et des scènes qu'elle dépeint, non +seulement en courtes onomatopées, mais durant de longues tirades.—On a +comparé avec raison l'analogie du polonais et du russe, à celle qui +existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus +mélismatique, plus alanguie, plus soupirée. Son cadencement est +particulièrement approprié au chant, si bien que ses belles poésies, +celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une mélodie +toute dessinée par le mètre des vers. Il semble qu'on n'ait qu'à dégager +un <i>arioso</i> ou un doux <i>cantabile</i> de certaines stances, telles que le +<i>Châle noir</i>, le <i>Talismann</i>, et bien d'autres.—L'ancien slavon, qui +est la langue de l'Église d'Orient, a un tout autre caractère. Une +grande majesté y prédomine; plus gutturale que les autres idiomes qui en +découlent, elle est sévère et monotone avec grandeur, comme les +peintures byzantines conservées dans le culte auquel elle est +incorporée. Elle a bien la physionomie d'une langue sacrée qui n'a servi +qu'à un seul sentiment, qui n'a point été modulée, façonnée, énervée, +par de profanes passions, ni aplatie et réduite à de mesquines +proportions par de vulgaires besoins.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> <i>Lucrezia Floriani.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> <i>Lucrezia Floriani.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Nous nous plaisons à citer ici quelques lignes du C<sup>te</sup> Charles +Zaluski, orientaliste et diplomate distingué au service de l'Autriche, +petit fils du P<sup>ce</sup> Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons +parlé plus haut et mentionné la vignette étrange. D'entre beaucoup de +compatriotes de Chopin, le C<sup>te</sup> Zaluski, musicien éminent, sut +peut-être le mieux saisir le sens, l'esprit, l'âme, de ses œuvres.—Dans +un intéressant article sur Chopin, que publia une Revue littéraire de +Vienne, <i>Die Dioskuren, II. Band</i>, ce diplomate, qui est un poète +élégant en même temps qu'un orientaliste distingué, dit: +</p><p> +Kein Werk des Meisters ist aber geeigneter, einen Einblick in den +erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gewähren, als seine +Präludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so +stimmungsvoll, dass es kaum möglich ist, beim Anhören derselben sich der +herandringenden poetischen Anregungen zu erwehren. An und für sich +bestimmt, musikalische Intentionen mehr auszudeuten als auszuführen, +zaubern sie lebhafte Bilder hervor, oder so zu sagen selbstentstandene +Gedichte, die dem Herzensdrang entsprechenden Gefühlen Ausdruck zu geben +suchen. Bewegt, leidenschaftlich, zuletzt so wehmüthig ruhig ist das +Prälude in Fis-moll, dass man unwillkürlich daran einen deutlichen +Gedanken knüpft, indem man sagt: +</p><p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;">Es rauschen die Föhren in herbstlicher Nacht,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Am Meer die Wogen erbrausen,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Doch wildere Stürme mit böserer Macht</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Im Herzen der Sterblichen hausen.</span><br /> +</p><p><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Denn ruht wohl die See bald und seufzet kein Ast,</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Das Herz, ach! muss grollen und klagen.</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Bis dass ein Glöcklein es mahnet zur Rast</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">Und jetzo es aufhört zu schlagen!</span><br /> +</p> + +<p> +Zwei reizende Gegenstücke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an +einen rieselnden Bach und Hirtenflötentöne. Der Absicht, die Rollen +unter beide Hände zweifach zu vertheilen, entsprang die doppelte +Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen +Verhältnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen +Gebilde der Natur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche +Zahlenmenge aufweisen. Man zähle nur die Noten des zuerst erwähnten +Vorspieles; ihre Zahl beträgt gegen fünfzehnhundert; die kaum eine +Minute ausfüllen.—Anderswo rollen Orgeltöne im weiten Domesraum, oder +es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklagetöne, während Irrlichter +geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandelt der Sänger am Meeresufer und der +Athemzug des bewegten Elementes umweht ihn mit unbekannten Stimmungen +aus fernen Welten. +</p><p> +Es fehlt nicht an traditionellen Auslegungen mancher Schöpfungen +Chopin's. Wer denkt da nicht gleich an das Prälude in Es-dur, das an +einem stürmischen Tage auf den Balearen entstand. Gleichmässig und immer +wiederkehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab; dann +verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun +ist es vorübergezogen und wieder lacht die Sonne; doch die Regentropfen +fallen noch immer!...</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> <i>André</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> <i>Spiridion</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> <i>Lucrezia Floriani</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> Lucrezia Floriani.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Lucrezia Floriani.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> <i>Lucrezia Floriani</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Depuis plusieurs années, les compositions de Chopin +étaient très répandues et très goûtées en Angleterre. Les meilleurs +virtuoses les exécutaient fréquemment. Nous trouvons dans une brochure +publiée à ce moment à Londres, chez M. Wessel et Stappleton, sous le +titre <i>An Essay on the works of F. Chopin</i>, quelques lignes tracées avec +justesse. L'épigraphe de cette petite brochure est ingénieusement +choisie; l'on ne pouvait mieux appliquer qu'à Chopin les deux vers de +Shelley: (Peter Bell the third) +</p><p class="n"> +<span style="margin-left: 4em;">He was a mighty poet—and</span><br /> +<span style="margin-left: 4em;">A subtle-souled psychologist.</span><br /> +</p> + +<p> +L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet +«originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by +pedantry;...» de ces: «outpourings of an unwordly and tristful soul, +those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,—those +exquisite embodiments of fugitive thoughts,—those infinitesimal +delicacies», qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin. +L'auteur anglais dit plus loin: «One thing is certain, viz: to play with +proper feeling and correct execution the <i>Préludes</i> and <i>Studies</i> of +Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and +moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to +their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the +necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker +than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works +of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or +a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out +passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be +looked for throughout the entire range of his compositions, the +prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as +beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony +as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and +out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you +are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a +path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith +and a devotion, <i>a desire to appreciate, and a determination to +understand</i>, are absolutely necessary, to do it anything like adequate +justice....... Chopin in his <i>Polonaises</i> and in his <i>Mazoures</i> has +aimed at those characteristics which distinguish the national music of +his country so markedly from that of all others, that quaint +idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious +mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly +individualize the music of those northern countries, whose language +delights in combination of consonants........»</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Schiller, <i>Die Ideale</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> Bocage, un des acteurs les plus renommés du temps de +M<sup>me</sup> Dorval, était dans l'art dramatique un des brillants +représentants du romantisme échevelé et, à ce titre, il fut pendant +quelque temps très bien vu à Nohant.</p></div> + +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN *** + +***** This file should be named 21669-h.htm or 21669-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/1/6/6/21669/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/21669-h/images/001.png b/21669-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3eb870f --- /dev/null +++ b/21669-h/images/001.png diff --git a/21669-h/images/002.png b/21669-h/images/002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c37cec3 --- /dev/null +++ b/21669-h/images/002.png diff --git a/21669-h/images/003.png b/21669-h/images/003.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..aec6c2f --- /dev/null +++ b/21669-h/images/003.png diff --git a/21669-h/images/004.png b/21669-h/images/004.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e92527f --- /dev/null +++ b/21669-h/images/004.png diff --git a/21669-h/images/005.png b/21669-h/images/005.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..84e6d57 --- /dev/null +++ b/21669-h/images/005.png diff --git a/21669-h/images/007.png b/21669-h/images/007.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e8ac6b4 --- /dev/null +++ b/21669-h/images/007.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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