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+The Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: F. Chopin
+
+Author: Franz Liszt
+
+Release Date: June 3, 2007 [EBook #21669]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN ***
+
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+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
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+
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+F. CHOPIN
+
+PAR
+
+F. LISZT
+
+QUATRIÈME ÉDITION
+
+LEIPZIG
+
+BREITKOPF ET HAERTEL
+
+IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+
+1890
+
+Tous droits réservés.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+I. Caractère général des Œuvres de Chopin
+
+II. Polonaises
+
+III. Mazoures
+
+IV. Virtuosité de Chopin
+
+V. Individualité de Chopin
+
+VI. Jeunesse de Chopin
+
+VII. Lélia
+
+VIII. Derniers temps, derniers instants
+
+
+
+
+I.
+
+Weimar 1850.
+
+
+Chopin! doux et harmonieux génie! Quel est le cœur auquel il fut cher,
+quelle est la personne à laquelle il fut familier qui, en l'entendant
+nommer, n'éprouve un tressaillement, comme au souvenir d'un être
+supérieur qu'il eut la fortune de connaître? Mais, quelque regretté
+qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous
+est peut-être permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié
+à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement
+sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui réserve
+l'avenir.
+
+S'il a été souvent prouvé que _nul n'est prophète en son pays_, n'est-il
+pas d'expérience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le
+pressentent et le rapprochent par leurs œuvres, ne sont pas reconnus
+prophètes par leurs temps?... À vrai dire, pourrait-il en être
+autrement? Sans nous en prendre à ces sphères où le raisonnement
+devrait, jusqu'à un certain point, servir de garant à l'expérience, nous
+oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout génie innovateur,
+tout auteur qui délaisse l'idéal, le type, les formes dont se
+nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour évoquer
+un idéal nouveau, créer de nouveaux types et des formes inconnues,
+blessera sa génération contemporaine. Ce n'est que la génération
+suivante qui comprendra sa pensée, son sentiment. Les jeunes artistes
+groupés autour de cet inventeur auront beau protester contre les
+retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants
+avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres
+arts, il est quelquefois réservé au temps seul de révéler toute la
+beauté et tout le mérite des inspirations et des formes nouvelles.
+
+Les formes multiples de l'art n'étant qu'une sorte d'incantation, dont
+les formules très diverses sont destinées à évoquer dans son cercle
+magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre
+sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en
+communiquer les frémissements, le génie se manifeste par l'invention de
+formes nouvelles, adaptées parfois à des sentiments qui n'avaient point
+encore surgi dans le cercle enchanté. Dans la musique, ainsi que dans
+l'architecture, la sensation est liée à l'émotion sans l'intermédiaire
+de la pensée et du raisonnement, comme il en est dans l'éloquence, la
+poésie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on
+connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit
+avoir saisi avant que le cœur en soit touché. Comment alors la seule
+introduction de formes et de modes inusités, ne serait-elle pas déjà
+dans cet art un obstacle à la compréhension immédiate d'une œuvre?... La
+surprise, la fatigue même, occasionnées par l'étrangeté des impressions
+inconnues que réveillent une manière de procéder, une manière d'exprimer
+ses pensées et son sentiment, une manière de dire dont on n'a point
+encore appris la portée, le charme et le secret, font paraître au grand
+nombre les œuvres conçues en ces conditions imprévues, comme écrites
+dans une langue qu'on ignore et qui, par cela même, semble d'abord
+barbare!
+
+La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par _a_ + _b_
+des raisons pour lesquelles les anciennes règles sont autrement
+appliquées, autrement employées, successivement transformées, afin de
+correspondre à des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent
+établies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opiniâtrement
+d'étudier avec suite les œuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce
+qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans
+changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par là
+repousser du pur domaine de l'art sacré et radieux, un patois indigne
+des maîtres qui l'ont illustré. Cette répulsion, plus vive en des
+esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre
+ce qu'ils savent s'y attachent comme à des dogmes _hors desquels pas de
+salut_, devient encore plus forte, plus impérieuse, quand sous des
+formes nouvelles un génie novateur introduit dans l'art des sentiments
+qui n'y avaient pas encore été exprimés. Alors on l'accuse de ne savoir
+ni ce qu'il est permis à l'art de dire, ni la manière dont il doit le
+dire.
+
+Les musiciens ne sauraient même espérer que la mort apporte à leurs
+travaux cette _plus value_ instantanée qu'elle donne à ceux des
+peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses
+manuscrits, le subterfuge d'un des grands maîtres flamands qui voulut de
+son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de répandre
+le bruit de son décès pour faire renchérir les toiles dont il avait eu
+soin de garnir son atelier. Les questions d'école peuvent aussi dans les
+arts plastiques retarder, de leur vivant, l'appréciation équitable de
+certains maîtres. Qui ne sait que les admirateurs passionnés de Rafael
+fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on méconnut longtemps
+en France le mérite d'Ingres, dont ensuite les partisans dénigrèrent
+celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhérents de Cornélius
+anathématisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en
+peinture ces guerres d'école arrivent plus tôt à une solution équitable,
+parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposés, tous
+peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le
+penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est à même de l'étudier
+consciencieusement et d'y découvrir le mérite réel de la pensée et des
+formes encore inusitées. Il lui est toujours aisé de les revoir et de
+juger avec équité, pour peu qu'il le veuille, l'union adéquate qui s'y
+trouve ou non du sentiment et de la forme.
+
+En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens
+maîtres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se
+familiariser avec les productions d'une école qui surgit. Ils ont soin
+de les soustraire tout à fait à la connaissance du public. Si par
+mégarde quelque œuvre nouvelle, écrite dans un style nouveau, vient à
+être exécutée, non contents de la faire attaquer par tous les organes de
+la presse qu'ils tiennent à leur disposition, ils empêchent qu'on la
+joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les
+conservatoires, les salles de concert et les salons, en établissant
+contre tout auteur qui cesse d'être un imitateur, un système de
+prohibition qui s'étend des écoles, où se forment le goût des virtuoses
+et des maîtres de chapelle, aux leçons, au cours, aux exécutions
+publiques, privées et intimes, où se forme le goût des auditeurs.
+
+Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement espérer de convertir
+peu à peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la
+rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles à toute conversion,
+en ayant prise par la publicité même de leur œuvre sur toutes les âmes
+ingénues, sur celles qui sont supérieures aux petites taquineries
+d'atelier à atelier. Le musicien novateur est condamné à attendre une
+génération suivante pour être d'abord entendu, puis écouté. En dehors du
+théâtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres
+normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut guère espérer de
+conquérir un public de son vivant; c'est-à-dire, de voir le sentiment
+qui l'a inspiré, la volonté qui l'a animé, la pensée qui l'a guidé,
+généralement comprises, clairement présentes à quiconque lit ou exécute
+ses œuvres. Il lui faut à l'avance courageusement renoncer à voir le
+mérite et la beauté de la forme dont il a revêtu son sentiment et sa
+pensée, généralement appréciées et reconnues par les artistes, ses
+égaux, avant un quart de siècle; pour mieux dire, avant sa mort.
+Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce
+que parce qu'elle donne à toutes les mauvaises petites passions des
+rivalités locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des
+réputations en vogue, en opposant à leurs plates productions les œuvres
+de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime
+rétrospective que l'envie emprunte chez la justice, à la compréhension
+sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au génie ou au
+talent hors ligne.
+
+Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-être
+que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils
+empêchent le succès, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir
+compte de la difficulté réelle qu'ils éprouvent à comprendre les
+beautés qu'ils méconnaissent, à apprécier les mérites qu'ils nient avec
+tant d'obstination? L'ouïe est un sens infiniment plus sensible, plus
+nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux
+simples besoins de la vie, il porte au cerveau des émotions liées à ses
+sensations, des pensées formulées par les divers modes que les sons
+affectent, au moyen de leur succession qui produit la mélodie, de leur
+groupement qui donne le rhythme, de leur simultanéité qui constitue
+l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine à s'accoutumer à ses
+nouvelles formes qu'à celles qui affectent le regard. L'œil se fait bien
+plus rapidement à des contours maigres ou exubérants, à des lignes
+anguleuses ou rebondissantes, à un emploi exagéré de couleurs ou à une
+absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austère ou
+pathétique d'un maître à travers sa «manière», que l'oreille ne se fait
+à l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en
+saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble
+vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et
+esthétique à la fois, comme les transitions voulues par un style en
+architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne
+s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que
+d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant
+aux fibres les plus délicates du cœur humain le blesse et le fait
+souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point.
+
+Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus
+vives qui, le moins enchaînées par l'attrait de l'habitude à des formes
+anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable
+même en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosité, puis
+de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce
+qu'il dit, comme par la manière dont il le dit, à l'idéal nouveau d'une
+nouvelle époque, aux types naissants d'une période qui va succéder à une
+autre. C'est grâce à ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui
+dépeint leurs impressions et donne vie à leurs pressentiments, que le
+nouveau langage pénètre dans les régions récalcitrantes du public; c'est
+grâce à elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la portée, la
+construction, et se décide à rendre justice aux qualités ou aux
+richesses qu'il renferme.
+
+Quelle que soit donc la popularité déjà acquise à une partie des
+productions du maître dont nous voulons parler, de celui que les
+souffrances avaient brisé longtemps avant sa fin, il est à présumer que
+dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une
+estime moins superficielle et moins légère que celle qui leur est
+accordée maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire
+de la musique, feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua
+par un si rare génie mélodique, par de si merveilleuses inspirations
+rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du
+tissu harmonique, que ses conquêtes seront préférées avec raison à
+mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par de grands
+orchestres, chantée et rechantée par une quantité de _prime donne_.
+
+Le génie de Chopin fut assez profond et assez élevé, assez riche
+surtout, pour avoir pu s'établir de prime abord, si non de prime saut,
+dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses idées musicales furent
+assez grandes, assez arrêtées, assez nombreuses, pour se répartir à
+travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pédants
+lui eussent reproché de n'être point polyphone, il avait de quoi se
+moquer des pédants en leur prouvant que la polyphonie, tout en étant une
+des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des
+plus expressives, des plus majestueuses ressources du génie musical, ne
+représente, après tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des
+formes du style dans l'art, plus usité par tel auteur, plus général en
+telle époque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette
+époque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art
+n'étant pas là pour mettre en œuvre ses ressources en tant que
+ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est
+évident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et
+ces ressources sont utiles ou nécessaires à l'expression de sa pensée
+et de son sentiment. Pour peu que la nature de son génie et celle des
+sujets qu'il choisit ne réclament point ces formes, n'aient pas besoin
+de ces ressources, il les laisse de côté comme il laisse reposer le
+fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand
+il n'a qu'en faire.
+
+Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles à
+atteindre que d'autres, qui témoigne du génie de l'artiste. Son génie se
+révèle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure à sa
+noblesse, il se témoigne définitivement dans une union si adéquate du
+_sentiment_ et de la _forme_ qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un
+sans l'autre, l'un étant comme le revêtement naturel, l'irradiation
+spontanée de l'autre. Rien ne prouve mieux que les pensées de Chopin
+eussent pu facilement être acclimatées par lui dans l'orchestre, que la
+facilité avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus
+remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique
+symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut
+point. Ce ne fut ni modestie outrée, ni dédain mal placé; ce fut la
+conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux à son
+sentiment, cette conscience étant un des attributs les plus essentiels
+du génie dans tous les arts, mais spécialement dans la musique.
+
+En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve
+d'une des qualités les plus précieuses dans un grand écrivain et
+certainement les plus rares dans un écrivain ordinaire: la juste
+appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller.
+Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à
+l'importance de sa renommée. Difficilement peut-être un autre, en
+possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il
+résisté aux tentations que présentent les chants de l'archet, les
+alanguissements de la flûte, les tempêtes de l'orchestre, les
+assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à
+croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les
+subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il point fallu
+pour se borner à un cercle plus aride en apparence, determiné à y faire
+éclore par son génie et son travail des produits qui, à première vue,
+eussent semblé réclamer un autre terrain pour donner toute leur
+floraison? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif
+qui, arrachant certains effets d'orchestre à leur domaine habituel où
+toute l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les
+transplantait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée?
+Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument
+n'a-t-elle pas présidé à cette renonciation volontaire d'un empirisme si
+répandu, qu'un autre eût probablement considéré comme un contresens
+d'enlever d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires! Que
+nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour
+lui-même qui, en faisant dédaigner à Chopin la propension commune de
+répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, lui
+permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant à les
+concentrer dans un moindre espace!
+
+Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir
+sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier, réussissant
+dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux
+effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point encore
+assez sérieusement et assez attentivement apprécie la valeur du dessin
+de ce burin délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer
+comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le
+moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques
+symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un peu
+plus que tout. Cette manière d'évaluer le génie, qui, par essence, est
+une qualité, à la quantité et à la dimension de ses œuvres, si
+généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse
+très problématique!
+
+Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la
+supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan
+leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu'on applique à la
+musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres
+branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une
+toile de vingt pouces carrés, comme la _Vision d'Ezéchiel_ ou le
+_Cimetière_ de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que
+tel tableau de vaste dimension, fût-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En
+littérature, Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre
+pour avoir toujours resserré ses _Pensées_ dans de si petits cadres?
+Uhland et Petofi sont-ils moins des poètes nationaux, pour n'avoir pas
+dépassé la poésie lyrique et la _Ballade_? Pétrarque ne doit-il pas son
+triomphe à ses _Sonnets_, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves
+rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur
+l'Afrique?
+
+Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui
+disputent encore à l'artiste, n'ayant produit que des _Lieder_ pareils à
+ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d'écrivain sur
+tel autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras
+que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientôt par tenir
+surtout compte, dans les compositions diverses, de l'éloquence et du
+talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentiments du
+poète, quels que soient du reste l'espace et les moyens employés pour
+les interpréter.
+
+Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin
+sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, des sentiments d'un
+caractère parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique
+aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie
+toujours; la richesse, l'exubérance même, n'excluent pas la clarté, la
+singularité ne dégénère pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas
+désordonnées, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des
+lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui,
+on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical.
+Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous
+tant de grâce et leur habilité sous tant de charme, que c'est avec peine
+qu'on parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les
+juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a
+déjà été sentie par plus d'un maître ès-sciences, mais elle se fera de
+plus en plus reconnaître lorsque sera venu le temps d'un examen attentif
+des services rendus à l'art durant la période que Chopin a traversée.
+
+C'est à lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqués, soit
+en arpèges, soit en batteries; les sinuosités chromatiques et
+enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les
+petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes
+d'une rosée diaprée par-dessus la figure mélodique. Il donna à ce genre
+de parure, dont on n'avait encore pris le modèle que dans les
+_fioritures_ de l'ancienne grande école de chant italien, l'imprévu et
+la variété que ne comportait pas la voix humaine, servilement copiée
+jusque là par le piano dans des embellissements devenus stéréotypes et
+monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par
+lesquelles il dota d'un caractère sérieux même les pages qui, vu la
+légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette
+importance.
+
+Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir,
+l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit?
+Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que _d'art_ surtout
+dans ces chefs-d'œuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers
+et les titres si modestes! Ceux d'_Études_ et de _Préludes_ le sont
+aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront
+pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a créé et qui
+relève, ainsi que toutes ses œuvres, de l'inspiration de son génie
+poétique. Ses _Études_ écrites presque en premier lieu, sont empreintes
+d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages
+subséquents, plus élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre,
+si l'on veut, dans ses dernières productions d'une sensibilité plus
+exquise, qu'on accusa longtemps d'être surexcitée et, par là, factice.
+On arrive cependant à se convaincre que cette subtilité dans le
+maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes
+les plus délicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une
+fausse ressemblance avec les recherches de l'épuisement. En les
+examinant de près, on est forcé d'y reconnaître la claire-vue, souvent
+l'intuition sentiment et la pensée, mais que le commun des hommes
+n'aperçoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les
+transitions de la couleur, toutes les dégradations de teintes, qui font
+l'inénarrable beauté et la merveilleuse harmonie de la nature!
+
+Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la
+musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui offrent
+une si riche glane d'observations. Nous explorerions en première ligne
+ces _Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos_, qui, tous, sont pleins
+de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les
+rechercherions également dans ses _Polonaises_, dans ses _Mazoures,
+Valses, Boléros_. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail
+pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes du contre-point et de
+la basse chiffrée. C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces
+œuvres qu'elles se sont répandues et popularisées: sentiment romantique,
+éminemment individuel, propre à leur auteur et profondément sympathique,
+non seulement à son pays qui lui doit une illustration de plus, mais à
+tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les
+attendrissements de l'amour.
+
+Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner
+les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois
+enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de
+beaux _Concertos_ et de belles _Sonates_; toutefois, il n'est pas
+difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que
+d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie; ses
+allures ne pouvaient être que libres. Nous croyons qu'il a violenté son
+génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux
+classifications, à une ordonnance qui n'étaient pas les siennes et ne
+pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la
+grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive.
+
+Il fut peut-être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de
+son ami Mickiewicz, qui, après avoir été le premier à doter sa langue
+d'une poésie romantique, faisant école dès 1818 dans la littérature
+polonaise par ses _Dziady_ et ses ballades fantastiques, prouva ensuite,
+en écrivant _Grażyna_ et _Wallenrod_, qu'il savait aussi triompher des
+difficultés qu'opposent à l'inspiration les entraves de la forme
+classique; qu'il était également maître lorsqu'il saisissait la lyre des
+anciens poètes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas, à
+notre avis, aussi complètement réussi. Il n'a pu maintenir dans le carré
+d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui
+fait le charme de sa pensée. Il n'a pu y enserrer cette indécision
+nuageuse et estompée qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme,
+la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables à ceux dont
+s'entouraient les beautés ossianiques lorsqu'elles faisaient apparaître
+aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nuées.
+
+Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare
+distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intérêt, des
+morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'_Adagio_ du second
+_Concerto_, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il se
+plaisait à redire fréquemment. Les dessins accessoires appartiennent à
+la plus belle manière de l'auteur, la phrase principale en est d'une
+largeur admirable; elle alterne avec un récitatif qui pose le ton mineur
+et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idéale
+perfection. Son sentiment, tour à tour radieux et plein d'apitoiement,
+fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque
+fortunée vallée de Tempé, qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un
+récit lamentable, d'une scène poignante. On dirait un irréparable
+malheur accueillant le cœur humain en face d'une incomparable splendeur
+de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une
+transmutation de teintes atténéries, qui empêche que rien de heurté ou
+de brusque ne vienne faire dissonance à l'impression émouvante qu'il
+produit, laquelle mélancolise la joie et en même temps rassérène la
+douleur!
+
+Pourrions-nous ne pas parler de la _Marche funèbre_ intercalée dans sa
+première sonate, orchestrée et exécutée pour la première fois à la
+cérémonie de ses obsèques? En vérité, on n'aurait pu trouver d'autres
+accents pour exprimer avec le même navrement quels sentiments et quelles
+larmes devaient accompagner à son dernier repos celui qui avait compris
+d'une manière si sublime comment on pleurait les grandes pertes!
+
+Nous entendions dire un jour à un jeune homme de son pays: «Ces pages
+n'auraient pu être écrites que par un Polonais!» En effet, tout ce que
+le cortège d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de
+solennel et de déchirant, se retrouve dans le glas funèbre qui semble
+ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique espérance, de religieux
+appel à une miséricorde surhumaine, à une clémence infinie, à une
+justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le
+repentir exalté qui éclaira de la lumière des auréoles tant de douleurs
+et de désastres, supportés avec l'héroïsme inspiré des martyrs
+chrétiens, résonne dans ce chant dont la supplication est si désolée. Ce
+qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus résigné, de plus croyant
+et de plus espérant dans le cœur des femmes, des enfants et des prêtres,
+y retentit, y frémit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent
+ici que ce n'est pas seulement la mort d'un héros qu'on pleure alors que
+d'autres héros restent pour le venger, mais bien celle d'une génération
+entière qui a succombé ne laissant après elle que les femmes, les
+enfants et les prêtres.
+
+Aussi, le côté antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien
+n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les
+frénésies d'Hécube, les désespoirs des captives troyennes. Ni cris
+perçants, ni rauques gémissements, ni blasphèmes impies, ni furieuses
+imprécations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre
+pour de séraphiques soupirs. Une foi superbe anéantissant dans les
+survivants de cette Ilion chrétienne l'amertume de la souffrance, en
+même temps que la lâcheté de l'abattement, leur douleur ne conserve plus
+aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de
+sang et de larmes, elle s'élance vers le ciel et s'adresse au Juge
+suprême, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le
+cœur de quiconque les écoute se brise sous une auguste compassion. La
+mélopée funèbre, quoique si lamentable, est d'une si pénétrante douceur
+qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait
+attiédis par la distance imposent un suprême recueillement, comme si,
+chantés par les anges eux-mêmes, ils flottaient déjà là-haut aux
+alentours du trône divin.
+
+On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin
+sont dépourvues des émotions dont il a dépouillé ce sublime élan, que
+l'homme n'est peut-être pas à même de ressentir constamment avec une
+aussi énergique abnégation et une aussi courageuse douceur. De sourdes
+colères, des rages étouffées, se rencontrent dans maints passages de ses
+œuvres. Plusieurs de ses _Études_, aussi bien que ses _Scherzos_,
+dépeignent une exaspération concentrée, un désespoir tantôt ironique,
+tantôt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont passé plus
+inaperçues et moins comprises que ses poèmes d'un plus tranquille
+coloris, en provenant d'une région de sentiments où moins de personnes
+ont pénétré, dont moins de cœurs connaissent les formes d'une
+irréprochable beauté. Le caractère personnel de Chopin a pu y contribuer
+aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur
+égale et enjouée, il laissait peu soupçonner les secrètes convulsions
+qui l'agitaient.
+
+Ce caractère n'était pas facile à saisir. Il se composait de mille
+nuances qui, en se croisant, se déguisaient les unes les autres d'une
+manière indéchiffrable _a prima vista_. Il était aisé de se méprendre
+sur le fond de sa pensée, comme avec les slaves en général chez qui la
+loyauté et l'expansion, la familiarité et la captante _desinvoltura_ des
+manières, n'impliquent nullement la confiance et l'épanchement. Leurs
+sentiments se révèlent et se cachent, comme les replis d'un serpent
+enroulé sur lui-même; ce n'est qu'en les examinant très attentivement
+qu'on trouve l'enchaînement de leurs anneaux. Il y aurait de la naïveté
+à prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prétendue.
+Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent à leurs
+mœurs, qui se ressentent singulièrement de leurs anciens rapports avec
+l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnité
+musulmane, les slaves ont appris d'elle une réserve défiante sur tous
+les sujets qui tiennent aux cordes délicates et intimes du cœur. On peut
+à peu près être certain qu'en parlant d'eux-mêmes, ils gardent toujours
+vis-à-vis de leur interlocuteur des réticences qui leur assurent sur lui
+un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer
+telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le
+plus admirés ou le moins estimés; ils se complaisent à le dérober sous
+un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en
+toute occurrence du goût pour le plaisir de la mystification, depuis les
+plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amères et aux
+plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie
+une formule de dédain à la supériorité qu'ils s'adjugent intérieurement,
+mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprimés.
+
+L'organisation chétive et débile de Chopin ne lui permettant pas
+l'expression énergique de ses passions, il ne livrait à ses amis que ce
+qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde pressé et
+préoccupé des grandes villes, où nul n'a le loisir de deviner l'énigme
+des destinées d'autrui, où chacun n'est jugé que sur son attitude
+extérieure, bien peu songent à prendre la peine de jeter un coup d'œil
+qui dépasse la superficie des caractères. Mais ceux que des rapports
+intimes et fréquents rapprochaient du musicien polonais, avaient
+occasion d'apercevoir à certains moments l'impatience et l'ennui qu'il
+ressentait d'être si promptement cru sur parole. L'artiste, hélas! ne
+pouvait venger l'homme!... D'une santé trop faible pour trahir cette
+impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en
+entendant exécuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait défaut,
+ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l'homme
+plus profondément atteint par certaines blessures qu'il ne lui plaît de
+l'avouer, comme surnageraient autour d'une frégate pavoisée, quoique
+près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots.
+
+Un après-dîner, nous n'étions que trois. Chopin avait longtemps joué;
+une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus
+envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la
+vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les
+ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur
+surpris. Elle lui demanda d'où venait l'involontaire respect qui
+inclinait son cœur devant des monuments, dont l'apparence ne présentait
+à la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le
+sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme
+des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albâtre si
+fouillé?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles
+paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur
+tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les
+châsses brillantes de ses œuvres, il lui répondit que son cœur ne
+l'avait pas trompée dans son mélancolique attristement, car quels que
+fussent ses passagers égayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais
+d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cœur, pour
+lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune
+autre ne possédant d'équivalent au mot polonais de _Zal!_ En effet, il
+le répétait fréquemment, comme si son oreille eût été avide de ce son
+qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une
+plainte intense, depuis le repentir jusqu'à la haine, fruits bénis ou
+empoisonnés de cette âcre racine.
+
+_Zal!_ Substantif étrange, d'une étrange diversité et d'une plus étrange
+philosophie! Susceptible de régimes différents, il renferme tous les
+attendrissements et toutes les humilités d'un regret résigné et sans
+murmure, aussi longtemps que son régime direct s'applique aux faits et
+aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi
+d'une fatalité providentielle, il se laisse traduire alors par, «regret
+inconsolable après une perte irrévocable». Mais, sitôt qu'il s'adresse à
+l'homme et que son régime devient indirect, en affectant une préposition
+qui le dirige vers celui-ci ou celle-là, il change aussitôt de
+physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes
+latins, ni dans celui des idiomes germains.--D'un sentiment plus élevé,
+plus noble, plus large que le mot «grief», il signifie pourtant le
+ferment de la rancune, la révolte des reproches, la préméditation de la
+vengeance, la menace implacable grondant au fond du cœur, soit en épiant
+la revanche, soit en s'alimentant d'une stérile amertume! Oui vraiment,
+le _Zal!_ colore toujours d'un reflet tantôt argenté, tantôt ardent,
+tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est même pas absent de ses
+plus douces rêveries.
+
+Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin,
+qu'elles se sont manifestées sensiblement dans ses derniers ouvrages.
+Elles ont peu à peu atteint une sorte d'irascibilité maladive, arrivée
+au point d'un tremblement fébrile. Celui-ci se révèle dans quelques-uns
+de ses derniers écrits par un contournement de sa pensée, qu'on est
+parfois plus peiné que surpris d'y rencontrer.--Suffoquant presque sous
+l'oppression de ses violences réprimées, ne se servant plus de l'art que
+pour se donner à lui-même sa propre tragédie, après avoir d'abord chanté
+son sentiment, il se prit à le dépecer. On retrouve dans les feuilles
+qu'il a publiées sous ces influences quelque chose des émotions
+alambiquées de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causées par
+les phénomènes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi
+voluptueux dues à des accidents imprévoyables dans l'ordre naturel des
+choses, les morbides surexcitations d'un cerveau halluciné, pour remuer
+un cœur macéré de passions et blasé sur la souffrance.
+
+La mélodie de Chopin devient alors tourmentée; une sensibilité nerveuse
+et inquiète amène un remaniement de motifs d'une persistance acharnée,
+pénible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de
+l'âme ou du corps qui n'ont que la mort pour remède. Chopin était en
+proie à un de ces mals qui, empirant d'année en année, l'a enlevé jeune
+encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces
+des douleurs aiguës qui le dévoraient, comme on trouverait dans un beau
+corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces œuvres cessent-elles
+pour cela d'être belles? L'émotion qui les inspire, les formes qu'elles
+prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand
+art?--Non.--Cette émotion étant d'une pure et chaste noblesse dans ses
+regrets navrants et son irrémédiable désolation, appartient aux plus
+sublimes motifs du cœur humain; son expression demeure toujours dans les
+vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une velléité
+vulgaire, ni un cri outré et théâtral, ni une contorsion laide. Du point
+de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'être diminuée,
+la qualité de l'étoffe harmonique n'en devient que plus intéressante par
+elle-même, plus curieuse à étudier.
+
+
+
+
+II.
+
+
+Du reste, les tonalités de sentiment qui décèlent une souffrance subtile
+et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point
+dans les pièces plus connues et plus habituellement goûtées de l'artiste
+qui nous occupe. Ses _Polonaises_ qui, à cause des difficultés qu'elles
+présentent, sont plus rarement exécutées encore qu'elles ne le méritent,
+appartiennent à ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent
+nullement les _Polonaises_ mignardes et fardées à la Pompadour, telles
+que les ont propagées les orchestres de bals, les virtuoses de concerts,
+le répertoire rebattu de la musique maniérée et affadie des salons.
+
+Les rhythmes énergiques des _Polonaises_ de Chopin font tressaillir et
+galvanisent toutes les torpeurs de nos indifférences. Les plus nobles
+sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis.
+Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec
+la simplicité d'accent qui faisait chez cette nation guerrière le trait
+distinctif de ces qualités. Elles respirent une force calme et
+réfléchie, un sentiment de ferme détermination joint à une gravité
+cérémonieuse qui, dit-on, était l'apanage de ses grands hommes
+d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous
+les dépeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une
+intelligence déliée, d'une piété profonde et touchante quoique sensée,
+d'un courage indomptable, mêlé à une galanterie qui n'abandonne les
+enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le
+lendemain du combat. Cette galanterie était tellement inhérente à leur
+nature, que malgré la compression que des habitudes rapprochées de
+celles de leurs voisins et ennemis, les infidèles de Stamboul, leur
+faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie
+domestique et en les tenant toujours à l'ombre d'une tutelle légale,
+elle a su néanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des
+reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de
+belles sujettes pour lesquelles les uns risquèrent, les autres perdirent
+des trônes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien,
+une Gonzague coquette.
+
+Chez les Polonais des temps passés, une mâle résolution s'unissant à
+cette ardente dévotion pour les objets de leur amour qui, en face des
+étendards du croissant _aussi nombreux que les épis d'un champ_, dictait
+tous les matins à Sobieski les plus tendres billets-doux à sa femme,
+prenait une teinte singulière et imposante dans l'habitude de leur
+maintien, noble jusqu'à une légère emphase. Ils ne pouvaient manquer de
+contracter le goût des manières solennelles en en contemplant les plus
+beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils appréciaient, et
+gagnaient les qualités tout en combattant leurs envahissements. Il
+savaient comme eux faire précéder leurs actes d'une intelligente
+délibération, qui semblait rendre présente à chacun la divise du prince
+Boleslas de Poméranie: _Erst wieg's, dann wag's!_ (Pèse d'abord, puis
+ose!) Ils aimaient à rehausser leurs mouvements d'une certaine
+importance gracieuse, d'une certaine fierté pompeuse, qui ne leur
+enlevait nullement une aisance d'allures et une liberté d'esprit
+accessibles aux plus légers soucis de leurs tendresses, aux plus
+éphémères craintes de leur cœur, aux plus futiles intérêts de leur vie.
+Comme ils mettaient leur honneur à la faire payer cher, ils aimaient à
+l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui
+l'embellissait, révérer ce qui la leur rendait précieuse.
+
+Leurs chevaleresques héroïsmes étaient sanctionnés par leur altière
+dignité et une préméditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la
+raison aux énergies de la vertu, ils réussissaient à se faire admirer de
+tous les âges, de tous les esprits, de leurs adversaires mêmes. C'était
+une sorte de sagesse téméraire, de prudence hasardeuse, de fatuité
+fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus
+célèbre fut l'expédition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et
+frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette
+longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'éclat
+et de mutuelles déférences, entre deux ennemis aussi irréconciliables
+dans leurs combats que magnanimes dans leurs trêves.
+
+Durant de longs siècles la Pologne a formé un état dont la haute
+civilisation, tout à fait autonome, n'était conforme à aucune autre et
+devait rester unique dans son genre. Aussi différente de l'organisation
+féodale de l'Allemagne qui l'avoisinait à l'occident, que de l'esprit
+despotique et conquérant des Turcs qui ne cessaient d'inquiéter ses
+frontières d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son
+christianisme chevaleresque, par son ardeur à combattre les infidèles,
+d'autre part elle empruntait aux nouveaux maîtres de Byzance les
+enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de
+leurs dires sentencieux. Elle fondait ces éléments hétérogènes dans une
+société qui s'assimilait des causes de ruine et de décadence, avec les
+qualités héroïques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la
+sainteté chrétienne[1]. La culture générale des lettres latines, la
+connaissance et le goût de la littérature italienne et française,
+recouvraient ces étranges contrastes d'un lustre et d'un vernis
+classiques. Cette civilisation devait nécessairement apposer un cachet
+distinctif à ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la
+chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il était
+naturel à une nation perpétuellement en guerre qui réservait pour
+l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaça les jeux et les
+splendeurs des joutes simulées par d'autres fêtes, dont des cortèges
+somptueux formaient le principal ornement.
+
+[Note 1: On sait de combien de noms glorieux la Pologne a enrichi le
+calendrier et le martyrologe de l'Église. Rome accorda à l'ordre des
+Trinitaires, (_Frères de la Rédemption_), destiné à racheter les
+chrétiens tombés en esclavage chez les infidèles, le privilège exclusif
+pour ce pays de porter une ceinture rouge sur leur habit blanc, en
+mémoire des nombreux martyrs qu'il fournit, principalement dans les
+établissements rapprochés des frontières, tels que celui de
+Kamieniec-Podolski.]
+
+Il n'y a rien de nouveau, assurément, à dire que tout un côté du
+caractère des peuples se décèle dans leurs danses nationales. Mais, nous
+pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous
+une aussi grande simplicité de contours, les impulsions qui les ont fait
+naître se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se
+trahissant aussi diversement par les épisodes qu'il était réservé à
+l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre général. Dès que
+ces épisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se
+créa plus un rôle spécial dans ces courts intermèdes, qu'on se contenta
+d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta
+plus que le squelette des anciennes pompes.
+
+Le caractère primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez
+difficile à diviner maintenant, tant elle est dégénérée au dire de ceux
+qui l'ont vu exécuter au commencement de ce siècle encore. On comprend
+à quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la
+plupart des danses nationales ne peuvent guère conserver leur
+originalité primitive, dès que le costume qui y était approprié n'est
+plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dénuée de mouvements
+rapides, de _pas_ véritables dans le sens chorégraphique du mot, de
+poses difficiles et uniformes; la Polonaise, inventée bien plus pour
+déployer l'ostentation que la séduction, fut, par une exception
+caractéristique, surtout destinée à faire remarquer les hommes, à mettre
+en évidence leur beauté, leur bel air, leur contenance guerrière et
+courtoise à la fois. (Ces deux épithètes ne définissent-elles pas le
+caractère polonais?...) Le nom même de la danse est du genre masculin
+dans l'original. (_Polski._) Ce n'est que par un _mal-entendu_ évident
+qu'on l'a traduit au féminin. Elle dut forcément perdre de sa suffisance
+quelque peu ampoulée, de sa signification orgueilleuse, pour se changer
+en une promenade circulaire peu intéressante, sitôt que les hommes
+furent privés des accessoires nécessaires pour que leurs gestes vinssent
+animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue
+aujourd'hui décidément monotone.
+
+En écoutant quelques-unes des _Polonaises_ de Chopin, on croit entendre
+la démarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace
+de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou
+de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes
+magnifiques, tels que les peignait Paul Véronèse. L'imagination les
+revêt du riche costume des vieux siècles: épais brocarts d'or, velours
+de Venise, satins ramagés, zibelines serpentantes et moëlleuses, manches
+accortement rejetées sur l'épaule, sabres damasquinés, joyaux
+splendides, turquoises incrustées d'arabesques, chaussures rouges du
+sang foulé ou jaunes comme l'or;--guimpes sévères, dentelles de
+Flandres, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes
+ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d'émeraudes,
+souliers mignons brodés d'ambre, gants parfumés des sachets du sérail!
+Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés
+des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des
+orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute la fastueuse
+prodigalité de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines
+artistement préparées, avec leurs gobelets de vermeil bosselés de
+médaillons; qui ferraient légèrement d'argent leurs coursiers arabes
+lorsqu'ils entraient dans les villes étrangères, afin qu'en se perdant
+le long des voies les fers tombés témoignent de leur libéralité
+princière aux peuples émerveillés! Surmontant leurs écussons de la même
+couronne, que l'élection pouvait rendre royale, les plus fiers
+d'entr'eux eussent dédaigné les autres. Ils portaient tous la même,
+comme insigne de leur glorieuse égalité, au-dessus de leurs armoiries,
+appelées le _Joyau_ de la famille, car l'honneur de chacun de ses
+membres devait répondre de son intégrité. Aussi, particularité unique du
+blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire à
+quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre
+d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant à un
+autre sang.
+
+On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive
+introduites jadis dans la Polonaise, plus jouée encore que dansée, sans
+les récits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque à
+présent l'ancien costume national. Le _kontusz_ d'autrefois était une
+sorte de kaftan, de _férédgi_ occidental raccourci jusqu'aux genoux;
+c'est la robe des orientaux modifiée par les habitudes d'une vie active,
+peu soumise aux résignations fatalistes. D'une étoffe aussi riche que
+d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes
+laissaient paraître le vêtement de dessous, le _żupan_, d'un satin uni
+si le sien était ouvragé, d'une étoffe fleurie et brochée si la sienne
+était d'une façon unie. Souvent garni de fourrures coûteuses, luxe de
+prédilection alors, le _kontusz_ devait une partie de son originalité à
+ce qu'il obligeait à un geste fréquent, susceptible de grâce et de
+coquetterie, par lequel on rejetait en arrière le simulacre de ses
+manches pour mieux découvrir la réunion, plus ou moins heureuse, parfois
+symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la
+toilette du jour.
+
+Ceux qui n'ont jamais porté ce costume, aussi éclatant que pompeux,
+pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les
+redressements subits, les finesses de pantomime muette usités par leurs
+aïeux, pendant qu'ils défilaient dans une Polonaise comme à une parade
+militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occupés soit à lisser
+leurs longues moustaches, soit à jouer avec le pommeau de leur sabre.
+L'un et l'autre faisaient partie intégrante de leur mise, formant un
+objet de vanité pour tous les âges également, que la moustache fut
+blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses
+ou déjà ébréché et rougi par le sang des batailles. Escarboucles,
+hyacinthes et saphirs, étincelaient souvent sur l'arme suspendue
+au-dessous des ceintures de cachemire frangées, de soie lamée d'or ou
+d'écailles d'argent, fermées par des boucles aux effigies de la Vierge,
+du roi, de l'écusson national, faisant valoir des tailles presque
+toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait,
+sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus
+rares pierreries. La magnificence des étoffes, des bijoux, des couleurs
+vives, étant poussé aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces
+pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois[2], aux
+boutons du _kontusz_ et du _żupan_, aux agrafes du cou, aux bagues de
+rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi
+lesquelles prédominaient l'amaranthe servant de fond à l'aigle-blanc de
+la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, _pogoń_, de la
+Lithuanie[3]. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de
+l'une à l'autre main ce bonnet, où une poignée de diamants se cachait
+dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait
+donner à ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement
+remarqué dans le cavalier de la première paire qui, comme chef de file,
+donnait le mot d'ordre à toute la compagnie.
+
+[Note 2: On se souvient encore en Angleterre du costume hongrois
+porté par le prince Nicolas Esterhazy au couronnement de George IV,
+d'une valeur de plusieurs millions de florins.]
+
+[Note 3: Lorsque les meurtriers de S. Stanislas, évêque de Cracovie,
+furent jugés, on défendit à leurs descendants de porter dans leur
+habillement, durant un certain nombre de générations, l'amaranthe,
+couleur nationale.]
+
+C'est par cette danse qu'un maître de maison ouvrait chaque bal, non
+avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honorée,
+souvent la plus âgée des femmes présentes, la jeunesse n'étant pas seule
+appelée à former la phalange dont les évolutions commençaient toute
+fête, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue
+d'elle-même. Après le maître de la maison, c'étaient d'abord les hommes
+les plus considérables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec
+amitié, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs préférées, ceux-là les
+plus influentes. L'amphitryon avait à remplir une tâche moins aisée
+qu'aujourd'hui. Il était tenu de faire parcourir à la troupe alignée
+qu'il conduisait mille méandres capricieux, à travers tous les
+appartements où se pressait le reste des invités, plus tardifs à faire
+partie de sa brillante suite. On lui savait gré d'atteindre aux galeries
+les plus éloignées, aux parterres des jardins confinant à leurs bosquets
+illuminés où la musique n'arrivait plus qu'en échos affaiblis. En
+revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un
+redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui
+rangés en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux
+qui n'appartenaient point à cette procession guettaient immobiles son
+passage comme celui d'une comète resplendissante, jamais le maître de
+maison, conducteur de la première paire, ne négligeait de donner à son
+port et à sa prestance cette dignité mêlée de gaillardise qu'admirent
+les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux à la fois, il eût
+cru manquer à ses hôtes en n'étalant point à leurs yeux, avec une
+naïveté qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il éprouvait de
+voir rassemblés chez lui de si illustres amis, de si notables partisans,
+tous empressés en le visitant à se parer richement pour lui faire
+honneur.
+
+On traversait, guidé par lui dans cette pérégrination première, des
+détours inopinés dont les aspects étaient parfois dus à des surprises
+ménagées d'avance, à des supercheries d'architecture ou de décoration,
+dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, étaient
+adaptés aux plaisirs du jour. Le châtelain en faisait les honneurs de
+quelque manière aussi imprévue que galante, s'ils renfermaient quelque
+monument de circonstance, quelque hommage _au plus vaillant ou à la plus
+belle_. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus
+elles dénotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes,
+et plus la partie juvénile de la société applaudissait, plus elle
+faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants chœurs de
+rires aux oreilles du coryphée, qui gagnait ainsi en réputation,
+devenait un partner privilégié et recherché. S'il était déjà d'un
+certain âge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes
+d'exploration, des députations de jeunes filles venant le remercier et
+le complimenter au nom de toutes. Par leur récits, les jolies voyageuses
+fournissaient un aliment aux curiosités des convives et augmentaient
+l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subséquentes.
+
+En ce pays d'aristocratique démocratie, d'élections turbulentes, il
+n'était pas le moins indifférent d'émerveiller les assistants des
+tribunes de la salle de bal, puisque là se rangeaient les nombreux
+dépendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois
+même de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais
+trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman,
+hommes de cour ou hommes d'État. Ceux d'entre eux qui restaient dans
+leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui
+ressemblaient à des chaumières, répétaient glorieusement: «Tout noble
+derrière sa haie, est l'égal de son palatin». _Szlachcié na zagrodzie,
+rówien wojewodzie._ Mais, il y en avait beaucoup qui préféraient courir
+les chances de la fortune et se mettre eux-mêmes ou leur famille, fils,
+sœurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux
+jours des grandes fêtes, leur manque de parure, leur abstention
+volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilège de se joindre à la
+danse. Les maîtres de la maison ne dédaignaient pas le plaisir de les
+éblouir, lorsque le cortège ruisselant des feux irisés d'une élégance
+somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards
+admiratifs, en qui parfois perçait l'envie, quoique cachée sous les
+applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de
+l'attachement.
+
+Pareille à un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui
+glissait sur les parquets, tantôt se déroulait dans toute sa longueur,
+tantôt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le
+jeu des couleurs les plus variées, pour faire bruire comme des sonnettes
+assourdies les chaînes d'or, les sabres traînants, les lourds et
+superbes damas brodés de perles, rayés de diamants, parsemés de nœuds et
+de rubans aux _frou-frou_ bavards. Le murmure des voix s'annonçait de
+loin, semblable à un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au
+jacassement des flots de cette rivière flambante.
+
+Mais, le génie de l'hospitalité qui, en Pologne, paraissait autant
+s'inspirer des délicatesses que la civilisation développe, que de la
+touchante simplicité des mœurs primitives, ne faisant défaut à aucune de
+leurs bienséances, comment ne l'eût-on pas retrouvée dans les détails de
+leur danse par excellence? Après que le maître de la maison avait rendu
+hommage à ses convives en inaugurant la soirée, en guidant le premier
+sur le parcours préparé la plus noble, la plus fêtée, la plus importante
+des femmes présentes, chacun de ses hôtes avait le droit de venir le
+remplacer auprès de sa dame et de se mettre ainsi à la tête du cortège.
+Frappant des mains d'abord pour l'arrêter un instant, il s'inclinait
+devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agréer, pendant
+que celui à qui il l'enlevait rendait la pareille à la paire suivante,
+exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par là de
+cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu réclamait l'honneur de
+conduire la première d'entre elles, restaient cependant dans la même
+succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait
+que celui qui avait commencé la danse se trouvait avant sa fin en être
+le dernier, sinon tout à fait exclu.
+
+Le cavalier qui se plaçait à la tête de la colonne s'efforçait de
+surpasser son prédécesseur en pertise, par des combinaisons inusitées,
+par les circuits qu'il faisait décrire, lesquels, bornés à une seule
+salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses
+arabesques et même des chiffres! Il décelait son art et ses droits au
+rôle qu'il avait pris en les imaginant serrés, compliqués,
+inextricables, en les décrivant néanmoins avec tant de justesse et de
+sûreté que le ruban animé, contourné en tous sens, ne se déchirait
+jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en
+résultaient. Quant aux femmes et à ceux qui n'avaient qu'à continuer
+l'impulsion déjà donnée, il ne leur était cependant point permis de se
+traîner indolemment sur le parquet. La démarche devait être rhythmée,
+cadencée, ondulée; elle devait imprimer au corps entier un balancement
+harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hâte, de se déplacer
+précipitamment, de paraître mû par une nécessité. On glissait comme les
+cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperçues
+soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!
+
+L'homme offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre, effleurant
+parfois à peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa
+paume: il passait à sa gauche ou à sa droite sans la quitter et ces
+mouvements, imités par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute
+l'étendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on
+entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour
+marquer la mesure, la crépitation de la soie s'accentuer, les colliers
+résonner comme des clochettes minuscules légèrement touchées. Puis,
+toutes les sonorités interrompues reprenaient leur cours; les pas légers
+et les pas lourds recommençaient, les bracelets heurtaient les bagues,
+les éventails frôlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et,
+la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses
+retentissements. Quoique préoccupé, absorbé en apparence par ces
+multiples manœuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidèlement,
+le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et,
+profitant de quelque instant favorable, lui glisser à l'oreille, de doux
+propos si elle était jeune, des confidences, des sollicitations, des
+nouvelles intéressantes, si elle ne l'était plus. Après quoi, se
+relevant fièrement, il faisait sonner l'or de ses éperons, l'acier de
+ses armes, caressait sa moustache, et donnait à tous ses gestes une
+expression qui obligeait la femme à y répondre par une contenance
+compréhensive et intelligente.
+
+Ainsi, ce n'était point une promenade banale et dénuée de sens qu'on
+accomplissait; c'était un défilé où, si nous osions dire, la société
+entière faisait la roue et se délectait dans sa propre admiration, en se
+voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'était une
+constante mise en scène de son lustre, de ses renommées, de ses gloires.
+Là, les évêques, les hauts prélats et gens d'église[4], les hommes
+blanchis dans les camps ou les joutes de l'éloquence, les capitaines
+qui avaient plus souvent porté la cuirasse que les vêtements de paix,
+les grands dignitaires de l'État, les vieux sénateurs, les palatins
+belliqueux, les castellans ambitieux, étaient les danseurs attendus,
+désirés, disputés par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins
+graves, dans ces choix éphémères où l'honneur et les honneurs
+égalisaient les années et pouvaient donner l'avantage sur l'amour
+lui-même. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu
+quitter le _zupan_ et le _kontusz_ antiques, dont la chevelure était
+rasée aux tempes comme celle de leurs ancêtres, les évolutions oubliées
+et les à-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris
+à quel point cette nation si fière d'elle-même avait l'instinct inné de
+la représentation, à quel point elle s'en faisait besoin et combien, par
+le génie de la grâce que la nature lui a départi, elle poétisait ce goût
+ostentatoire en y mêlant le reflet des nobles sentiments et le charme
+des fines intentions.
+
+[Note 4: Jadis les primats, les évêques, les prélats, s'associaient
+à la Polonaise et y occupaient le premier rang durant son premier
+parcours.
+
+Les convenances ne permettaient pas qu'on leur enlève la dame en les
+relayant; on attendait pour cela qu'ayant achevé le tour de la salle,
+ils la ramènent à sa place avant de s'en séparer. Les dignitaires de
+l'Église demeuraient alors simples spectateurs, pendant que la promenade
+se continuait sous leurs yeux. Dans les derniers temps, quand les
+délicatesses du savoir-vivre propres à ces mœurs toutes particulières
+s'effacèrent, sous l'influence des contacts sociaux trop fréquents avec
+les autres nations, quand une plus grande réserve fut imposée au clergé
+dans tous les pays, les personnages ecclésiastiques s'abstinrent de
+participer à la danse nationale et même de paraître aux bals qu'elle
+commençait.]
+
+Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le
+souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous
+a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et
+historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la
+civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des
+caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs
+formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de
+quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée,
+érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon
+ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur
+littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos
+entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait),
+dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles,
+quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur
+grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité
+d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En
+diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote
+l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à
+l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne
+peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant
+étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls
+représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui
+maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils
+reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent,
+l'esprit qui les avait créées.
+
+Chopin était venu trop tard et avait quitté ses foyers trop tôt pour
+posséder cette exclusivité de point de vue; mais, il en avait connu de
+nombreux exemples et, à travers les souvenirs de son enfance, non moins
+sans doute qu'à travers l'histoire et la poésie de sa patrie, il a si
+bien trouvé par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu
+les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une
+éternelle jeunesse. Aussi, comme chaque poète est mieux compris, mieux
+apprécié par les voyageurs auxquels il est arrivé de parcourir les lieux
+qui l'ont inspiré en y cherchant la trace de leurs visions: comme
+Pindare et Ossian sont plus intimement pénétrés par ceux qui ont visité
+les vestiges du Parthénon éclairés des radiances de leur limpide
+atmosphère, les sites d'Écosse gazés de brouillards, de même le
+sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout entier que lorsqu'on a
+été dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laissée par les siècles écoulés,
+qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a
+rencontré son fantôme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son
+patrimoine! Il apparaît pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu'on
+s'y attend le moins et, en surgissant aux récits et aux remémorations
+des anciens temps, il porte avec lui une épouvante semblable à celle que
+répand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la
+Mort, la _Mara_ ceinte d'une écharpe rouge qu'on aperçoit, disent-ils,
+marquant d'une tâche de sang la porte des villages que la destruction va
+s'approprier.
+
+Nous aurions certainement hésité à parler de la Polonaise, après les
+beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il
+en fit dans le dernier chant du _Pan Tadeusz_, si cet épisode n'était
+renfermé dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est
+connu que des compatriotes du poète. Il eût été téméraire d'aborder,
+même sous une autre forme, un sujet déjà esquissé et coloré par un tel
+pinceau, dans cette épopée familière, ce roman épique, où les beautés de
+l'ordre le plus élevé sont encadrées dans un paysage comme les peignait
+Ruysdaël, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nuées
+d'orage, sur un de ces bouleaux fracassés par la foudre dont la plaie
+béante semble rougir de sang sa blanche écorce. Chopin s'est
+certainement inspiré bien de fois du _Pan Tadeusz_, dont les scènes
+prêtent tant à la peinture des émotions qu'il reproduisait de
+préférence. Son action se passe au commencement de notre siècle, alors
+qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conservé les
+sentiments et les manières solennelles des antiques Polonais, à côté
+d'autres types plus modernes qui sous l'empire napoléonien
+représentaient des passions pleines d'entrain, mais éphémères; nées
+entre deux campagnes et oubliées durant la troisième, «à la française».
+On rencontrait encore souvent à cette époque le contraste que formaient
+ces militaires bronzés au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque
+peu fanfarons après des victoires fabuleuses, avec ces hommes de
+l'ancienne école, graves et superbes, que la conventionalité qui envahit
+et façonne la haute société de toutes les contrées, fait à présent
+rapidement disparaître.
+
+À mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient
+plus rares, on goûta moins la peinture des mœurs d'autrefois, des
+manières de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait
+pourtant tort de croire que ce fut de l'indifférence; cet éloignement,
+ce délaissement des souvenirs encore récents, mais poignants, rappelle
+le navrement des mères qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait
+appartenu à un enfant qui n'est plus, pas même un vêtement, pas même un
+bijou! À l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott
+podolien que les connaisseurs en littérature mettent presque à l'égal du
+fécond écrivain écossais, pour la qualité et le caractère national de
+son talent, sinon pour la quantité prodigieuse de ses thèmes;
+l'_Owruczanin_, le _Wernyhora_, les _Powiesci Kozackie_, ne rencontrent
+plus guère, assure-t-on, de lectrices émues par leurs vivants récits, de
+jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes héroïnes, de vieux
+chasseurs touchés aux larmes devant des paysages dont la poésie si
+profondément sentie, si pleine de fraîcheur et de lueurs matinales, de
+ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrés, ne perd rien,
+au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des
+paysagistes les plus renommés, de Hobbéma à Dupré, du Berghem _de
+velours_ à Morgenstern! Mais que le jour de la résurrection arrive, que
+le mort bien aimé rejette son linceul, que le triomphe de la vie
+apparaisse, et l'on verra aussitôt tout le passé, enseveli, non oublié,
+resplendir dans les cœurs, dans les imaginations, sous la plume des
+poètes et des musiciens, comme il resplendit déjà sous le pinceau des
+peintres.
+
+La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conservé
+d'échantillon qui remonte au-delà d'un siècle, a peu de prix pour l'art.
+Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est
+indiquée par des noms des héros sous l'invocation desquels un heureux
+sort les a placés, sont pour la plupart graves et douces. La
+_Polonaise_, dite de _Kosciuszko_, en est le modèle le plus répandu:
+elle est tellement liée à la mémoire de son époque, que nous avons vu
+des femmes à qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre
+sans éclater en sanglots. La princesse F. L., qui avait été aimée de
+Kosciuszko, n'était sensible dans ses derniers jours, alors que l'âge
+avait affaibli toutes ses facultés, qu'à ces accords retrouvés encore
+sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient
+plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont
+d'un caractère si affligé, qu'on les prendrait d'abord pour les notes
+d'un convoi funèbre.
+
+Les _Polonaises_ du Pce Oginski[5], dernier grand-trésorier du
+Grand-Duché de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientôt une grande
+popularité en imprégnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant
+encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une
+tendresse d'un charme naïf et mélancolique. Le rhythme s'affaisse, la
+modulation apparaît, comme si un cortège, solennel et bruyant jadis,
+devenait silencieux et recueilli en passant auprès de tombes dont le
+voisinage éteint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans
+ces alentours et répétant le refrain que le barde de la _verte Érin_
+surprit aux brises de son île:
+
+ _Love born of sorrow, like sorrow, is true!_
+ L'amour né de la douleur est vrai comme elle.
+
+[Note 5: L'une d'elles, celle en _fa_ majeur, est restée
+particulièrement célèbre. Elle a été publiée avec une vignette qui
+représente l'auteur se brûlant la cervelle d'un coup de pistolet,
+commentaire romanesque qu'on a longtemps pris à tort pour un fait
+véritable.]
+
+Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre
+quelque distique d'une pensée analogue, planer entre deux haleines
+amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baignés de larmes.
+
+Plus tard, les tombeaux sont dépassés, ils reculent; on ne les aperçoit
+plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours;
+les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent
+qu'en échos. La fantaisie n'évoque plus des ombres glissant avec
+précaution comme pour ne pas réveiller les morts de la veille... et déjà
+dans les _Polonaises_ de Lipinski on sent que le cœur bat joyeusement...
+étourdiment... comme il avait battu avant la défaite! La mélodie se
+dessine de plus en plus, répandant un parfum de jeunesse et d'amour
+printanier; elle s'épanouit en un chant expressif, parfois rêveur. Elle
+n'est point destinée à mesurer les pas de hauts et graves personnages,
+qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on
+l'écrit, elle ne parle qu'aux jeunes cœurs, pour leur souffler de
+poétiques fictions. Elle s'adresse à des imaginations romanesques,
+vives, plus occupées de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avança sur
+cette pente où ne le retenait aucune attache nationale; il finit par
+atteindre à la coquetterie la plus sémillante, au plus charmant entrain
+de concert. Ses imitateurs nous ont submergés de morceaux de musique
+intitulés _Polonaises_, qui n'avaient plus aucun caractère justifiant ce
+nom.
+
+Un homme de génie lui rendit subitement son vigoureux éclat. Weber fit
+de la _Polonaise_ un dithyrambe, où se retrouvèrent soudain toutes les
+magnificences évanouies avec leur éblouissant déploiement. Pour
+réverbérer le passé dans une formule dont le sens était si altéré, il
+réunit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point à rappeler
+ce que devait être l'antique musique, il transporta dans la musique
+tout ce qu'était l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de
+la mélodie comme d'un récit, la colora par la modulation avec une
+profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait
+impérieusement. Il fit circuler dans la _Polonaise_ la vie, la chaleur,
+la passion sans s'écarter de l'allure hautaine, de la dignité
+cérémonieusement magistrale, de la majesté naturelle et apprêtée à la
+fois qui lui sont inhérentes. Les cadences y furent marquées par des
+accords qu'on dirait le bruit des sabres, remués dans leurs fourreaux.
+Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tièdes pourparlers
+d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme
+celles des poitrines habituées à commander, auxquelles répond le
+hennissement éloigné et fougueux de ces chevaux du désert de si noble et
+élégante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur œil doux,
+intelligent et plein de feu, portant avec tant de grâce les longs
+caparaçons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les
+grands seigneurs polonais [6]. Weber connaissait-il la Pologne
+d'autrefois?... Avait-il évoqué un tableau déjà contemplé pour en
+déterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le génie n'a-t-il
+pas ses intuitions et la poésie manque-t-elle jamais de lui révéler ce
+qui appartient à son domaine?...
+
+[Note 6: Au trésor des princes Radziwiłł, dans l'ordinal de
+Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements
+incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait
+aussi les douze apôtres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce
+luxe n'étonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du
+dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donnés en
+propriété, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes
+les terres qui avaient été consacrées au culte des dieux païens),
+possédait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier siècle, quoique
+ses richesses fussent déjà considérablement diminuées. Une pièce non
+moins curieuse du trésor dont nous parlons et qui subsiste encore, est
+un tableau représentant Saint Jean-Baptiste entouré d'une banderole avec
+cet exergue latine: _Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur_. Il a
+été trouvé par _Jean_ Sobieski lui-même, après la victoire qu'il
+remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir
+Kara-Mustapha et fut donné après sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien,
+à un prince Radziwiłł, avec une inscription de sa main qui indique son
+origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se
+trouve sur le revers même de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait
+encore à Werki, près Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein
+qui avait épousé la fille du Prince Dominique Radziwiłł, seule héritière
+de ses immenses biens.]
+
+Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait à un
+sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de poésie.
+Elle s'en emparait d'une façon si absolue qu'il était difficile de
+l'aborder après, avec l'espoir d'atteindre aux mêmes effets.
+Pourtant,--quoi d'étonnant?--Chopin le surpassa dans cette inspiration
+autant par le nombre et la variété de ses écrits en ce genre, que par sa
+touche plus émouvante et ses nouveaux procédés d'harmonie. Ses
+_Polonaises_ en _la_ et en _la-bémol majeur_ se rapprochent surtout de
+celle de Weber en _mi majeur_ par la nature de leur élan et de leur
+aspect. Dans d'autres, il a quitté cette large manière, il a traité ce
+thème différemment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement
+est chose épineuse en pareille matière. Comment restreindre les droits
+du poète sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point
+permis d'être sombre et oppressé au milieu des allégresses mêmes, de
+chanter la douleur après avoir chanté la gloire, de s'apitoyer avec les
+vaincus en deuil après avoir répété les accents de la prospérité?
+
+Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supériorités de Chopin
+d'avoir consécutivement embrassé tous les jours sous lesquels pouvait se
+présenter ce thème, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a
+d'étincelant, comme tout ce qu'on peut lui prêter de pathétique. Les
+phases que ses propres sentiments subissaient ont contribué à lui offrir
+cette multiplicité de points de vue. L'on peut suivre leurs
+transformations, leur endolorissement fréquent, dans la série de ces
+productions spéciales, non sans admirer la fécondité de sa verve, même
+alors qu'elle n'est plus portée et soutenue par les côtés avantageux de
+son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrêté à l'ensemble des
+tableaux que lui présentaient son imagination et ses souvenirs; plus
+d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui
+s'écoulait devant lui, il s'est épris de quelque figure isolée, il a été
+arrêté par la magie de son regard, il s'est complu à en deviner les
+mystérieuses révélations et n'a plus chanté que pour elle seule.
+
+On doit ranger parmi ses plus énergiques conceptions la _Grande
+Polonaise_ en _fa-dièse mineur_. Il y a intercalé une _Mazoure_,
+innovation qui eut pu devenir un ingénieux caprice de bal s'il n'avait
+comme épouvanté la mode frivole, en l'employant avec une si sombre
+bizarrerie dans une fantastique évocation. On dirait aux premiers rayons
+d'une aube d'hiver, terne et grise, le récit d'un rêve fait après une
+nuit d'insomnie, rêve poème, où les impressions et les objets se
+succèdent avec d'étranges incohérences et d'étranges transitions, comme
+ceux dont Byron dit:
+
+ »....Dreams in their development have breath,
+ And tears, and tortures, and the touch of joy;
+ They have a weight upon our waking thoughts,
+ ..............................
+ And look like heralds of Eternity.«
+
+ (A Dream.)
+
+Le motif principal est véhément, d'un air sinistre, comme l'heure qui
+précède l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspérées,
+un défi jeté à tous les éléments. Incontinent, le retour prolongé d'une
+tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups
+de canon répétés, comme une bataille vivement engagée au loin. À la
+suite de cette note se déroulent, mesure par mesure, des accords
+étranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands
+auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement
+interrompu par une scène champêtre, par une _Mazoure_ d'un style
+idyllique qu'on dirait répandre les senteurs de la menthe et de la
+marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et
+malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son
+ironique et amer contraste les émotions pénibles de l'auditeur, au point
+qu'il se sent presque soulagé lorsque la première phrase revient et
+qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale,
+délivrée du moins de l'importune opposition d'un bonheur naïf et
+inglorieux! Comme un rêve, cette improvisation se termine sans autre
+conclusion qu'un morne frémissement, qui laisse l'âme sous l'empire
+d'une désolation poignante.
+
+Dans la _Polonaise-Fantaisie_, qui appartient déjà à la dernière période
+des œuvres de Chopin, à celles qui sont surplombées d'une anxiété
+fiévreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On
+n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumière de la victoire,
+les chants que n'étouffe aucune prévision de défaite, les paroles que
+relève l'audace qui sied à des vainqueurs. Une tristesse élégiaque y
+prédomine, entrecoupée par des mouvements effarés, de mélancoliques
+sourires, des soubresauts inopinés, des repos pleins de tressaillements,
+comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cernés de toutes parts,
+qui ne voient poindre aucune espérance sur le vaste horizon, auxquels le
+désespoir est monté au cerveau comme une large gorgée de ce vin de
+Chypre qui donne une rapidité plus instinctive à tous les gestes, une
+pointe plus acérée à tous les mots, une étincelle plus brûlante à
+toutes les émotions, faisant arriver l'esprit à un diapason
+d'irritabilité voisine du délire.
+
+Peintures peu favorables à l'art, comme celles de tous les moments
+extrêmes, de toutes les agonies, des râles et des contractions où les
+muscles perdent tout ressort et où les nerfs, en cessant d'être les
+organes de la volonté, réduisent l'homme à ne plus devenir que la proie
+passive de la douleur! Aspects déplorables, que l'artiste n'a avantage
+d'admettre dans son domaine qu'avec une extrême circonspection!
+
+
+
+
+III.
+
+
+Les _Mazoures_ de Chopin diffèrent notablement d'avec ses _Polonaises_
+en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait
+dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates,
+tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux.
+À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des
+impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément
+féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu
+mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le
+premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour
+lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.
+
+Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on
+l'appelait _reconnaissante (wdzięczna)_; où le mot de charme lui-même
+dérivait de celui de _gratitude (wdzięki)_. La femme n'apparaît plus en
+protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de
+la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier,
+présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne
+cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus
+appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la
+tranquillité. La patrie n'est plus!... Dorénavant toutes les destinées
+ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de
+l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une
+famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux
+vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours
+ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la
+honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint
+cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos
+désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il
+arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse,
+la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux
+blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme,
+demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute
+mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une
+étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres
+comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par
+la double foi de la religion et de la patrie: _Jeszcze Polska nie
+zginęta!..._
+
+En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une
+vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se
+promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces
+contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une
+poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples
+vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques,
+sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il
+rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs
+notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants
+dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie
+du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un
+héros. _La Polonaise de Kosziuszko_ est moins historiquement célèbre que
+la _Mazoure de Dombrowski_, devenue chant national à cause de ses
+paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à
+cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle
+avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang,
+un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un
+nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho
+de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.
+
+Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce
+qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce
+qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la
+Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de _Polonaises_
+nationales, plus de _Mazoures_ populaires. Pour parler d'elles, il faut
+remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles
+reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant
+effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît
+le besoin de _réjouir la misère, (cieszyc bide)_, qui fait rechercher un
+étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives
+fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre
+le privilège de se lier plus intimement que d'autres airs de danse à la
+vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois
+répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs.
+Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces
+instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un
+tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable
+pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à
+travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de
+l'avenir.
+
+Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y
+ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en
+mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants;
+en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants
+écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il
+y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans
+spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses
+souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à
+fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui
+lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance,
+d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son
+royaume de son lustre resplendissant?
+
+Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de
+sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut
+avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir
+ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis
+que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau
+confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe
+d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale
+indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne
+répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la
+polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les
+tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui
+n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche
+que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez
+maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à
+son adresse,--dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en
+importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de
+la partie.
+
+Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires
+étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître
+arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est
+devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la
+préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui
+donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient,
+rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des
+coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter
+formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras,
+mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances
+que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis
+l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait.
+
+Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une
+grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la
+courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque
+femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir
+feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées.
+Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en
+suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante
+animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme
+une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles
+qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de
+bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour
+terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant
+laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente _entre soi_, le plus
+ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la
+mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent
+aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à
+la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une
+gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les
+organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est
+encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la
+moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates
+et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et
+infatigables souplesses de l'acier.
+
+Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne,
+quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand
+défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée
+par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme
+dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale
+beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les
+tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation
+timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol;
+glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la
+glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un
+coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses
+paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front
+haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la
+barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite
+son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires,
+quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui
+vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter
+avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle
+glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son
+regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée,
+haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son
+danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en
+l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré.
+
+En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une
+conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant
+de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à
+travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur,
+la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son
+triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte
+un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur
+lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu
+après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples
+viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend
+mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux
+paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse;
+un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à
+son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de
+son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la
+fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se
+succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main.
+
+Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de
+cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits
+improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi
+bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les
+plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la
+danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant
+pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il
+règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité
+mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement.
+
+D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable,
+sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions
+inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec
+les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par
+des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été
+scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que
+de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes
+ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder
+durant les cadences de ces _Mazoures_, dont plus d'une vibre dans le
+souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de
+quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa
+vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de
+fatigue?
+
+Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de
+la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom
+guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné
+pour toujours dans la mélodie? Que de promesses s'y sont échangées dont
+le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le
+cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là-haut un bonheur
+que le sort avait ajourné ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont
+échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si
+le même sang avait coulé dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour
+aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en
+persécuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase
+s'y sont donné rendez-vous à si longue échéance, que l'automne de la vie
+pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur
+fidélité à travers tous les remous de l'existence qu'à la possibilité
+d'un bonheur privé de la sanction paternelle! Que de tristes affections,
+secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables
+distances de la richesse et du rang, n'ont pu se révéler que dans ces
+instants uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la
+bonne mine plus que le rang! Que de destinées désunies par la naissance
+et les griefs d'une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que
+dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies
+cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une
+longue série d'années ténébreuses; car, le poète l'a dit: _l'absence est
+un monde sans soleil!_
+
+Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre
+ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir,
+pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec
+insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la
+mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec
+ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont
+abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été
+éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette
+d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des
+ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes,
+que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment
+livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du
+hasard... et qui n'ont point été relevés par les maladroits!...
+
+Chopin a dégagé l'_inconnu_ de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les
+thèmes originaux des _Mazoures_ vraiment nationales. Conservant leur
+rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions; il y a
+intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets
+auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait
+à nous entendre appeller des _tableaux de chevalet_, les innombrables
+émotions d'ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et
+la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit
+une place à côté de sa dame dont il ne se sépare point.
+
+Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et
+ébauches de sentiments, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la
+grâce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malaisé de se
+faire une idée complète des infines degrés sur lesquels l'émotion
+s'arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou
+moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays où la
+mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même
+intérêt à la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux
+chaumières; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la
+nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur
+essence à peu près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se
+différencie dans chacun d'une manière inopinée, souvent méconnaissable!
+Il en résulte une excessive diversité dans les caractères
+capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon
+qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante
+investigation et prête de la signification aux moindres incidents.
+
+Ici, rien d'indifférent, rien d'inaperçu et rien de banal. Les
+contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilité constante
+dans leurs impressions, d'un esprit fin, perçant, toujours en éveil;
+d'une sensibilité qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant
+jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d'incendie
+dans l'obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots
+d'une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d'un
+juge abhorré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux
+et déserts, s'étendent devant les regards épouvantés et les cœurs
+frémissants, comme les tableaux d'une tapisserie aérienne sur les murs
+de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnées
+pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut
+ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple
+mousseline blanche et rose, jusqu'à celle dont les éblouissantes
+murailles sont d'un stuc sulphuréen, les parquets d'acajou et d'ébène,
+les lustres étincelants de mille bougies!
+
+Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient
+étrangers, tout comme l'épreuve d'une minute ou d'un mot y sépare des
+cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et
+d'incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme
+spirituelle: «on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie», on
+aime à y faire entendre ce qu'on tient à n'avoir pas prononcé. Les
+généralités servent à acérer l'interrogation, en la dissimulant; elles
+font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son
+rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs
+d'eux-mêmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre à
+l'épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle
+qu'il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté
+d'amour pour la patrie, communauté d'horreur pour le vainqueur. Chaque
+femme, avant d'accorder ses préférences d'un soir à qui la regarde avec
+une ardeur si tendre et une douceur si passionée, veut savoir s'il est
+homme à braver la confiscation, l'exil forcé ou l'exil volontaire, (non
+moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de
+la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!...
+
+Quand l'homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer
+l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont échangé
+l'anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se
+demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la
+Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de
+ployer les genoux devant le czar[7], et que l'homme se demande s'il
+n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J.,
+etc., qui vécurent à St. Pétersbourg comblés d'honneurs, tous en
+élevant leurs enfants dans l'attente du jour où ils tireront l'épée
+contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l'homme en
+ses paroles brûlantes, comme une mère saisait la tête de son enfant en
+ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voilà où
+est ton Dieu!... Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes
+pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la
+fois, elle met son sourire à prix; et ce prix, c'est l'héroïsme! Si elle
+détourne la tête, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de
+l'opprobre; si elle lui rend l'éclat solaire de son beau visage, elle
+semble le tirer du néant!
+
+[Note 7: À la suite de la guerre de 1830, le Pce Roman Sanguszko
+fut condamné à être soldat à perpétuité en Sibérie. En revoyant le
+décret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: «où il sera conduit les
+chaînes aux pieds».--Sa santé étant gravement atteinte, la famille fit
+des démarches à la cour et reçut pour réponse que si sa mère, la Psse
+Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la
+grâce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'état de son fils
+empirant toujours, elle partit. Arrivée à St. Pétersbourg, les
+pourparlers commencèrent sur la manière dont s'accomplirait sa
+génuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la
+princesse rejetait les unes après les autres, prête à retourner chez
+elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une
+audience de l'impératrice, que l'empereur viendrait et que là, sans
+autres témoins, la princesse implorerait à genoux la grâce de son
+enfant. Quand elle fut chez l'impératrice, l'empereur entra... voyant
+que la princesse ne bougeait pas, l'impératrice crut qu'elle ne le
+reconnaissait point et se leva... La princesse se leva et debout
+attendit... l'empereur la regarda, traversa lentement le salon... et
+sortit!... L'impératrice hors d'elle saisit les mains de la princesse,
+en s'écriant: «Vous avez perdu une occasion unique!..»--La princesse
+raconta plus tard que ses genoux étaient devenus de marbre et, qu'en
+songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son
+fils, elle fut plutôt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune
+grâce, mais les siècles entoureront d'une auréole la mémoire sacrée de
+cette matrone polonaise aux antiques vertus.]
+
+Or, à chaque mazoure qui se danse là-bas, il y a un homme dont le
+regard, la parole, l'étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l'autel
+sacré de la patrie le cœur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement
+et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux
+moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques,
+ont à jamais enrôlé un cœur d'homme dans ces milices sacrées où les
+chaînes d'une femme font trouver légères les chaînes de la prison et de
+la _kibitka_. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais
+leur partner; pourtant, l'un aura déterminé le sort de l'autre en lui
+jetant dans l'âme ces cris que nul n'entendait, mais qui, à partir de ce
+jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui
+répétant: _Patrie, Honneur, Liberté!_ Liberté, liberté surtout! Haine de
+l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la
+_viltà_. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutôt que de ne
+pas garder une âme libre en une personne libre! Plutôt que de dépendre,
+comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du
+sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la
+colère meurtrière et fantasque de l'autocrate!
+
+Toutefois, mourir c'était trop! Par conséquent ce n'était pas assez.
+Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre,
+en refusant l'air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de
+leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne; lorsqu'ils
+refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurpé sa place et
+s'y targuait de ses privilèges. C'était là vraiment un destin pire que
+la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en
+rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en
+eut qui ont pactisé avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le
+fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni
+pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte,
+même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades
+et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais
+laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez
+l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards,
+redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la
+civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout
+faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les
+fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses
+pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas.
+
+Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation
+huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce
+qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine
+indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le
+Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être
+dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage,
+lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses
+pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur
+de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de
+salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à
+écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point
+là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se
+prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme
+et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par
+hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire
+ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors
+le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour,
+un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et
+dédaigneuse.
+
+Mais, dans les bals on n'est pas toujours _entre soi_. Il faut souvent
+danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être
+pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois
+les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés
+par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs
+quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent
+confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout
+l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles
+avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant
+trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en
+dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le
+sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour
+attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la
+vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui
+savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur
+corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement
+impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim
+de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la
+taille n'a jamais connu de corset!
+
+D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants
+aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et
+méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui
+souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une
+épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur,
+qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant
+elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de
+singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des
+formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore
+leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs
+siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes
+payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son
+empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour
+d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le
+ministère des finances, y est appelé _la tente princière_: celle où
+jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! _Kaziennaia
+Pałata_.
+
+Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus,
+elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni
+les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur
+l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées
+comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à
+l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de
+l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites
+et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de
+sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs
+vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher
+à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics
+autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs
+dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide!
+
+Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs
+races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu,
+c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire
+au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les
+vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il
+dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles,
+noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait
+damné... oui... cent fois damné... mais non perdu aux yeux du czar!...
+Car devant la _faveur_, la bassesse de l'homme et la bassesse de la
+femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre
+de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: _mouż i
+géna, adna satana_ «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la
+livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile
+imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se
+relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un
+sac de gaze transparente.
+
+Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme
+chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il
+y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit,
+s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit
+pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui
+voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément
+mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce
+brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de
+sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec
+l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames
+qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des
+filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la
+pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et
+glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux
+parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son
+cœur.
+
+Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux
+peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou
+de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage
+officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est
+incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le
+ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours
+dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté,
+l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se
+rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes
+ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses
+silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces
+grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux
+préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de
+quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une
+étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une
+reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.[8]
+
+[Note 8: Un général russe était chargé de faire exécuter on ne sait
+plus quelles mesures vexatoires à l'entour du couvent des dominicaines,
+à Kamieniec, en Podolie. La prieure fut obligée de le voir pour tâcher
+d'obtenir quelqu'adoucissement à ces rigueurs. Appartenant à une des
+plus antiques familles de la Lithuanie, elle était encore d'une grande
+beauté et d'une suavité de manières vraiment fascinante. Le général la
+vit derrière la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le
+lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demandé, (sans la
+prévenir qu'un an après son successeur n'en tiendrait aucun compte), et
+ordonna à ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fenêtres;
+personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des
+années après, la mère Rose, si bien nommée pour le doux parfum
+qu'exhalait son âme, le regardait encore avec complaisance; il lui
+rappelait que le général russe avait trouvé moyen de lui rendre un
+éternel hommage, en faisant dire à cet arbre qui indiquait sa cellule:
+_To polka_.]
+
+Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de
+Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond,
+l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui
+effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire
+son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on
+plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries
+par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la
+dégradation du rang et de la noblesse[9], c'est le knout et la mort, qui
+attendent peut-être celui qu'une sœur, une fiancée, une amie, une
+compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la
+ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours
+de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'ébauchent; la lutte commence,
+le défi est jeté. Durant les longs _a parte_ qu'elle autorise, ciel et
+terre sont remués sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut
+de lui avant le jour, (dont l'indiscrétion chèrement payée de quelque
+inférieur a révélé l'approche), où une écriture fine, tremblante, humide
+de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un
+portefeuille tout gonflé. Au second bal, quand la femme et l'homme se
+retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par être vaincu. Elle
+n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle
+n'ait _rien_ obtenu, qu'on ait _tout_ refusé à un regard, à un sourire,
+à une larme, à la honte du mépris.
+
+[Note 9: Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibérie où il
+avait passé vingt ans et n'avait rien perdu de sa fière imprudence, fit
+mettre sur ses cartes de visite (aussitôt confisquées): _Pierre
+Troubetzkoy, né Prince Troubetzkoy_.]
+
+Mais, si fréquents que soient les bals officiels, si souvent même que
+l'on soit obligé d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de
+jeunes officiers russes, amis de régiment des jeunes Polonais forcés de
+servir pour n'être pas privés de leurs privilèges nobiliaires, la vraie
+poésie, le véritable enchantement de la mazoure, n'existe réellement
+qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire
+d'enlever une danseuse à son partner avant même qu'elle ait achevé la
+moitié de son premier tour dans la salle, pour aussitôt l'engager à une
+mazoure de vingt paires, c'est-à-dire de deux heures! Seuls, ils savent
+ce que veut dire de lui voir accepter une place près de l'orchestre,
+dont les rumeurs réduisent toutes les paroles à des murmures de voix
+basses, à des souffles brûlants plus compris qu'articulés, ou bien
+d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canapé des
+matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais
+et la Polonaise savent à l'avance que, dans une mazoure, l'un peut
+perdre une estime et l'autre conquérir un dévouement! Mais, le Polonais
+sait aussi que dans ce tête à tête public, ce n'est pas lui qui domine
+la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans
+l'un ou l'autre cas, qu'il espère éblouir ou toucher, charmer l'esprit
+ou attendrir le cœur, c'est toujours en se lançant dans un dédale de
+discours, qui ont exprimé avec ardeur ce qu'ils se sont gardés de
+prononcer; qui ont furtivement interrogé sans avoir jamais questionné;
+qui ont été atrocement jaloux sans paraître y prétendre; qui ont plaidé
+le faux pour savoir le vrai ou révélé le vrai pour se garantir du faux,
+sans être sortis des sentiers ratissés et fleuris d'une conversation de
+bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'âme et ses blessures
+à nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prévenue
+ou indifférente, puisse se vanter de lui avoir arraché un secret ou
+infligé un silence!
+
+Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des
+naturels expansifs, une légèreté lassante, surprenante même avant qu'on
+en ait démêlé l'insouciance désespérée, vient s'allier comme pour les
+ironiser aux finesses les plus spirituelles, à l'existence des plus
+justes peines, à leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger
+et de condamner cette légèreté, il faudrait en connaître toutes les
+profondeurs. Elle échappe aux promptes et faciles appréciations en étant
+tour à tour réelle et apparente, en se réservant d'étranges répliques
+qui la font prendre, aussi souvent à tort qu'à raison, pour une espèce
+de voile bariolé, dont il suffirait de déchirer le tissu afin de
+découvrir plus d'une qualité dormante ou enfouie sous ses plis. Il
+advient de cette sorte que l'éloquence n'est fréquemment qu'un grave
+badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de
+feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de sérieux. On
+cause avec l'un, on songe à un autre; on n'écoute la réplique que pour
+répondre à sa propre pensée. On s'échauffe, non pour celui à qui l'on
+parle, mais pour celui à qui l'on va parler. D'autres fois, des
+plaisanteries échappées comme par mégarde sont tristement sérieuses,
+quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaietés d'étalage
+d'ambitieuses espérances et de lourds mécomptes, dont personne ne peut
+le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs
+et ses insuccès secrets.
+
+Aussi, que de fois des gaietés intempestives suivent-elles de près des
+recueillements âpres et farouches, tandis que des désespérances pleines
+d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonnés à la
+sourdine. La conspiration étant à l'état de permanence dans tous les
+esprits, la trahison apparaissant à l'état de possibilité dans tous les
+moments de défaillance; la conspiration formant un mystère qui, à peine
+soupçonné, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le
+rejette dans la vie que comme un naufragé nu sur la plage; la trahison
+constituant un plus terrible mystère qui, à peine soupçonné,
+métamorphose l'être humain en une bête venimeuse dont la seule haleine
+est réputée pestiférée,--comment chaque homme ne serait-il pas une
+énigme indéchiffrable à tout autre qu'à une femme aux intuitions
+divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la
+pente des conspirations ou en le préservant des séduisants appâts de la
+trahison? Dans ces entretiens pailletés d'or et de cuivre, où le vrai
+rubis brille à côté du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise
+en balance avec un argent impur; où les réticences inexplicables peuvent
+aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que
+l'impudeur d'une lâcheté qui se fait récompenser,--voire même le double
+jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques
+complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant
+soi-même,--rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien
+non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. Là donc, où la
+conversation est un art exercé au plus haut degré et qui absorbe une
+énorme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent à
+chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il
+entend débiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins
+d'une minute, passe du rire à la douleur, en rendant la sincérité
+également difficile à reconnaître dans l'un et dans l'autre.
+
+Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les idées, comme les bancs
+de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouvées au point
+où on les a quittées. Cela seul suffirait à donner un relief particulier
+aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques
+hommes de cette nation qui ont fait admirer à la société parisienne leur
+merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus
+ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intérêt ou amusement à le
+cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse à faire constamment
+changer de costume à la vérité et à la fiction, à les promener toujours
+déguisées l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus
+sûres qu'elles sont moins soupçonnées; cette verve qui aux plus chétives
+occasions dépense avec une prodigalité effrénée un prodigieux esprit,
+comme Gil Blas usait à trouver moyen de vivre un seul jour autant
+d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses
+royaumes; cette verve impressionne aussi péniblement que les jeux où
+l'adresse inouïe des fameux escamoteurs indiens fait voler et étinceler
+dans les airs une quantité d'armes aiguisées et tranchantes qui, à la
+moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recèle et
+porte alternativement l'anxiété, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu
+des dangers imminents de la délation, de la persécution, de la haine ou
+de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux
+rancunes politiques, des positions toujours compliquées peuvent trouver
+un péril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute
+inconséquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et
+oublié.
+
+Un intérêt dramatique peut dès lors surgir tout d'un coup dans les plus
+indifférentes entrevues, pour donner instantanément à toute relation les
+faces les moins prévues. Il plane par là sur les moindres d'entre-elles
+une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrêter les contours,
+d'en fixer les lignes, d'en reconnaître l'exacte et future portée, les
+rendant ainsi toutes complexes, indéfinissables, insaisissables,
+imprégnées à la fois d'une terreur vague et cachée, d'une flatterie
+insinuante, inventive à se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait
+souvent se dégager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevêtrent
+dans les cœurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques,
+vains et amoureux.
+
+Est-il donc surprenant que des émotions sans nombre se concentrent dans
+les rapprochements fortuits amenés par la mazoure lorsque, entourant les
+moindres velléités du cœur de ce prestige que répandent les grandes
+toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphère de
+bal, elle fait parler à l'imagination les plus rapides, les plus
+futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en être autrement en
+présence des femmes qui donnent à la mazoure ces signifiances, que dans
+les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, même de deviner?
+Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est
+parmi elles dont les qualités et les vertus sont si absolues, qu'elles
+les rendent apparentées à tous les siècles et à tous les peuples; mais
+ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est
+une originalité pleine de variété qui les distingue. Moitié almées,
+moitié Parisiennes, ayant peut-être conservé de mère en fille le secret
+des philtres brûlants que gardent les harems, elles séduisent par des
+langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des
+indolences de sultanes, des révélations d'indicibles tendresses
+fugitives comme l'éclair, des gestes naturels qui caressent sans
+enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses
+inconscientes et affaissées qui distillent un fluide magnétique. Elles
+séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gêne
+et que l'étiquette ne parvient jamais à guinder; par ces inflexions de
+voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle région du
+cœur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité de la
+gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à
+amuser, faciles à intéresser, comme les belles et ignorantes créatures
+qui adorent le prophète arabe; en même temps intelligentes, instruites,
+pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant
+d'un coup d'œil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce
+qu'elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même
+toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu'un
+trait leur dévoile, qu'un mot éclaire à leurs yeux, qu'une heure met à
+leur merci!
+
+Généreuses, intrépides, enthousiastes, d'une piété exaltée, aimant le
+danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent
+peu, elles sont surtout éprises de renom et de gloire. L'héroïsme leur
+plaît; il n'en est peut-être pas une qui craigne de payer trop cher une
+action éclatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect,
+beaucoup d'entr'elles, mystérieusement sublimes, dévouent à l'obscurité
+leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais,
+quelqu'exemplaires que soient les mérites de leur vie domestique, jamais
+tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que précoce), ni
+les misères de la vie intime, ni les secrètes douleurs qui déchirent ces
+âmes trop ardentes pour n'être pas souvent blessées, n'abattent la
+merveilleuse élasticité de leurs espérances patriotiques, la juvénile
+candeur de leurs enchantements souvent illusionnés, la vivacité de leurs
+émotions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilité de
+l'étincelle électrique.
+
+Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable
+dextérité la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'âme
+d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose
+qu'elles ont des secrets![10] Souvent ce sont les plus nobles qu'elles
+taisent, avec cette superbe qui ne daigne même pas se témoigner. À qui
+les a calomniées, elles rendent un service, qui les a dénigrées,
+devient leur ami, qui a traversé leurs desseins une fois, le répare sans
+s'en douter en les servant cent fois. Le dédain intérieur que leur
+inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supériorité
+qui les fait régner avec tant d'art sur tous les cœurs qu'elles
+réussissent à flatter sans adulation, à apprivoiser sans concessions, à
+s'attacher sans trahison, à dominer sans tyrannie, jusqu'au jour où, se
+passionnant à leur tour avec autant de dévouement chaleureux pour un
+seul qu'elles ont de subtile fierté avec le reste du monde, elles savent
+aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles
+peines, toujours fidèles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec
+une inaltérable sérénité.
+
+[Note 10: Il faut observer que malgré la constante réserve et la
+profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, à
+elles, dépositaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant
+de faits, de tant de secrets, qui à la moindre indiscrétion menaceraient
+quelqu'un de la déportation et des mines de la Sibérie, jamais on ne
+rencontre chez les Polonaises cette insincérité de tous les instants, ce
+mensonge perpétuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non
+contentes de pratiquer la non-vérité, se sont faites une seconde nature
+de la contre-vérité, qu'impose un despotisme dont dépendent toutes les
+sources de la vie, tout le brillant de son échaffaudage; despotisme
+d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant
+réduit à régner par la terreur, il consent à être trompé en étant adulé,
+à être caressé sans amour, bercé sans tendresse, enivré d'un vin
+frelaté, sans se soucier si le cœur est épanoui quand les lèvres rient,
+si l'âme est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas
+celui auquel les yeux jettent leurs plus séduisantes invites. Pour ces
+femmes, le besoin de la _faveur_ commande la duplicité, comme une
+condition première, essentielle, inévitable, _sine qua non_, de tout ce
+qui fait le bien-être de la vie, le charme et l'éclat d'une destinée; le
+mensonge leur devient par conséquent une nécessité vitale, un besoin
+impérieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, à tout prix. Dans ces
+conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse
+du sauvage captif voulant profiter de son maître, non s'en affranchir,
+ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingénieux du
+diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes, à
+quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzième
+_tchin_, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et
+simple vérité. Demandez-leur s'il est jour à minuit, elles répondront
+_oui_, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge,
+qui répugne à la nature humaine, étant devenu un ingrédient inévitable
+de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel
+charme malsain, comme celui de l'_assa fœtida_ que les hommes au palais
+blasé du siècle dernier portaient en bonbonnière. Elles ont comme un
+goût plus sapide sur la langue sitôt qu'elles se figurent avoir induit
+en erreur quelque naïf, avoir persuadé quelque bonne âme du contraire de
+qui a été, de ce qui est, de ce qui sera.--Or, pour autant de Polonaises
+qu'on ait pu connaître, jamais on n'a rencontré une vraie menteuse.
+Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent même le
+ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne
+sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment généreux qui la dicta
+ou de la délicatesse de ses procédés. Mais, quelqu'inimaginable finesse
+qu'elles mettent à ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles
+prétendent ignorer, qu'elles ont aperçu ce qu'elles veulent n'avoir
+point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqué de franchise,
+surtout au détriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai;
+tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez
+habiles pour échapper à tout essai scrutateur, sans recourir au masque
+qui trahit la vérité et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une
+Polonaise dérobe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien,
+l'impénétrabilité dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le
+dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de
+tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et
+un moment donné, ne l'empêchent jamais d'être, non seulement sincère,
+mais ouverte, disant à chacun avec grâce, abandon et empressement, tout
+ce qui l'intéresse de savoir quand cela ne fait tort à personne.
+L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer
+du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde,
+donne à son imperturbable discrétion comme un instinct de salut pour
+tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole
+irréfléchie, passionnée ou encolérée, même à un ennemi, tant sa pensée
+est naturellement tournée vers le devoir d'aider et de secourir.
+Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilisée, elle a surtout trop de
+tact, pour pousser la dissimulation au-delà du nécessaire.--Entre elle
+et les autres femmes slaves il y a la différence de la vaincue à
+l'esclave. La vaincue étant fière se respecte elle-même sous ses
+déguisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une âme d'esclave. Elle ne
+sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mépriser celui qui l'obligerait
+à mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le
+commencement de la bassesse.]
+
+Les hommages que les Polonaises ont inspirés ont toujours été d'autant
+plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent
+comme des pis-aller, des préludes, des passe-temps insignifiants. Ce
+qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles espèrent, c'est le
+dévouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour
+de la patrie. Toutes, elles ont une poétique compréhension d'un idéal
+qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui
+passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tâche de
+saisir. Méprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement,
+elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir
+deviné et réalisé par eux un rêve d'héroïsme et de gloire qui ferait de
+chacun de leurs frères, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils,
+un nouveau héros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les
+cœurs qui palpitent aux premiers accents de la _Mazoure_ liée à son
+souvenir. Ce romanesque aliment de leurs désirs prend, dans l'existence
+de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les
+femmes du Levant, ni même chez celles du Couchant.
+
+Les latitudes géographiques et psychologiques dans lesquelles le sort
+les fait vivre, offrent également ces climats extrêmes, où les étés
+brûlants ont des splendeurs et des orages torrides, où les hivers et
+leur frimas ont des froidures polaires, où les cœurs savent aimer et
+haïr avec la même ténacité, pardonner et oublier avec la même
+générosité. Aussi là, quand on est épris, n'est-ce point à l'italienne,
+(ce serait trop simple et trop charnel), ni à l'allemande, (ce serait
+trop savant et trop froid), encore moins à la française, (ce serait trop
+vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une poésie, en attendant
+qu'on en fasse un culte. Il forme la poésie de chaque bal et peut
+devenir le culte de la vie entière. La femme aime l'amour pour faire
+aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la liberté et
+la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime à être ainsi aimé; à se
+sentir surélevé, grandi au-dessus de lui-même, électrisé par des paroles
+qui brûlent comme des étincelles, par des regards qui luisent comme des
+étoiles, par des sourires qui promettent la béatitude d'une larme sur
+une tombe!... Ce qui faisait dire à l'empereur Nicolas: «Je pourrais en
+finir des Polonais, si je venais à bout des Polonaises»[11].
+
+[Note 11: Ce mot fut prononcé devant une personne de notre
+connaissance.]
+
+Malheureusement, l'idéal de gloire et de patriotisme des Polonaises,
+souvent réveillé par les velléités héroïques qui les entourent, est plus
+souvent encore déçu par la légèreté de caractère des hommes que
+l'oppression et l'astuce du conquérant démoralisent et corrompent
+systématiquement, sauf à écraser quiconque leur résiste. Aussi, les
+oscillations de cet élément qui comme le vif-argent ignore la
+tranquillité, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent,
+mais ne trouvent pas toujours qui leur réponde, tiennent parfois ces
+femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le
+cloître, où il est peu d'entr'elles qui, à quelque instant de sa vie,
+n'ait sérieusement ou amèrement songé à se réfugier. Beaucoup, non moins
+illustres par leur naissance que par leur renommée dans le monde, y ont
+immolé leur beauté, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les
+âmes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation où fume
+jour et nuit le perpétuel encens de leurs prières et de leur sacrifice
+volontaire! Ces victimes expiatoires espèrent forcer la main au Dieu des
+armées, _Deus Sabaoth_!... Et cet espoir illumine leur cœur, au point de
+leur faire atteindre parfois un âge presque séculaire!
+
+Un proverbe national caractérise mieux en quatre mots cette fusion de la
+vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les
+descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de
+vertu, il dit: «Elle excelle dans la danse et dans la prière!» Veut-on
+vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait
+mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: _I do tańca, i do
+roźańca!_ On ne peut leur trouver de meilleur éloge, parce que le
+Polonais né, bercé, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si
+elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes
+quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se résignerait jamais à
+aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus
+qu'il ne chérira éternellement celle dont il ne pense pas que, plus
+ardente que les séraphins dans les cieux, elle fatigue de ses
+implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jeûnes, ce
+Dieu qui _châtie ceux qu'il aime_ et qui a dit des nations: _elles sont
+guérissables!_
+
+Pour le vrai Polonais, la femme dévote, ignorante et sans grâce, dont
+chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement
+n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas à ces êtres
+qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tiède,--sous les lambris
+dorés, sous le chaume fleuri, comme derrière les grilles du chœur.--En
+revanche, la femme intéressée, calculatrice habile, syrène, déloyale,
+sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine même pas
+les ignobles écailles qui se cachent au bas de sa ceinture,
+artificieusement voilées. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses pièges et,
+quand il y est tombé, il est perdu pour sa génération, ce qui fait
+croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des
+Polonaises! Quelle erreur! En fût-il ainsi, la Pologne n'aurait point à
+pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du
+moyen-âge qui défendait elle-même son château-fort et, voyant six de ses
+fils couchés à ses pieds sur ses crénaux, défiait l'ennemi en lui
+montrant son sein d'où elle ferait naître six autres guerriers non moins
+valeureux, les mères polonaises ont de quoi remplacer les générations
+énervées, les générations qui ont servi d'anneau dans la chaîne
+généalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne
+passage!
+
+D'ailleurs, en ce siècle de calomnies, on calomnie aussi les hommes là,
+ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si
+ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on
+bénit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes,
+il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le goût de l'héroïsme
+plus exalté, il n'est pourtant pas plus impérissable; si l'orgueil de la
+résistance est plus indigné chez elles, il n'est pourtant pas plus
+indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si aisé! On
+exagère leurs défauts, on a soin de taire leurs qualités, leurs
+souffrances surtout. Où donc est la nation qu'un siècle de servitude n'a
+point défaite, comme une semaine d'insomnie défait un soldat? Mais,
+quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se
+demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent
+des infidèles, prompts à adorer toute divinité, à brûler leur encens
+devant chaque miracle de beauté, à adorer chaque jeune astre
+nouvellement monté sur l'horizon, qui donc a un cœur aussi constant, des
+attendrissements que vingt ans n'ont pas effacés, des souvenirs dont
+l'émotion se répercute jusque sous les cheveux blancs, des services
+empressés qui se reprennent après un quart de siècle d'interruption
+comme on renoue un entretien brisé la veille? Dans quelle nation ces
+êtres, frêles et courageux, trouveraient-elles autant de cœurs capables
+de les adorer d'une dévotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'à
+aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier
+qu'à une belle mort?
+
+Là-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait
+point encore ces méfiances néfastes qui font craindre une femme comme on
+redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces
+magiciennes malfaisantes du dix-neuvième siècle, surnommées les
+«dévoreuses de cervelles»! Il ne savait point encore qu'il existerait un
+jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des
+ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande
+puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne
+maison dérobant le cœur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux
+dont elles recevaient l'hospitalité! Il ignorait que sous peu on aurait
+formé à l'intention des grands noms de son pays, à l'intention des fils
+de mères incorruptibles, des héritiers d'une longue lignée de nobles
+ancêtres, toute une école de séductrices dressées au métier de la
+délation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps où
+dans les sociétés d'Europe, sociétés chrétiennes cependant, un homme
+d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas déshonorée,
+pour victime de celle qu'il n'aurait pas souillée!...
+
+Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour
+aimer; prêt à jouer sa vie pour une beauté qu'il aurait vue deux fois,
+se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse à jamais son plus
+poétique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais
+flétrie! Il eût rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupté
+corrompue, en cette société où la galanterie consistait à haïr le
+conquérant, à mépriser ses menaces, à braver son courroux, à railler le
+parvenu barbare qui prétend faire oublier à l'Europe somnolente le
+mécanisme asiatique de sa savonnette à vilain. Alors, alors, l'homme
+aimait quand il se sentait aiguillonné au bien et béni par la piété,
+fier des grands sacrifices, entraîné aux grandes espérances par une de
+ces femmes dont le cœur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en
+toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a
+rien à dire à celui qu'elle n'a pas à plaindre. De là vient que des
+sentiments qui ailleurs ne sont que des vanités ou des sensualités, se
+colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sûre
+d'elle-même pour faire la grosse voix et se retrancher derrière les
+fortifications en carton de la pruderie, dédaigne les sécheresses
+rigides et reste accessible à tous les enthousiasmes qu'elle inspire,
+comme à tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les
+hommes.
+
+Ensemble irrésistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essayé de
+l'esquisser dans des lignes toutes d'antithèses, renfermant le plus
+précieux des encens adressé à cette «fille d'une terre étrangère, ange
+par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par
+l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géante par
+l'espérance, mère par la douleur et poète par ses rêves»[12].
+
+[Note 12: Dédicace de _Modeste Mignon_.]
+
+Berlioz, génie shakespearien qui toucha à tous les extrêmes, dut
+naturellement entrevoir à travers les transparences musicales de Chopin
+le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait,
+serpentait, fascinait dans sa poésie, sous ses doigts! Il les nomma les
+_divines chatteries_ de ces femmes semi-orientales, que celles
+d'occident ne soupçonnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner
+le douloureux secret. _Divines chatteries_ en effet, généreuses et
+avares à la fois, imprimant au cœur épris l'ondoiement indécis et
+berçant d'une nacelle sans rames et sans agrès. Les hommes en sont
+choyés par leurs mères, câlinés par leurs sœurs, enguirlandés par leurs
+amies, ensorcelés par leurs fiancées, leurs idoles, leur déesses! C'est
+encore avec de _divines chatteries_, que des saintes les gagnent au
+martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'après cela les
+coquetteries des autres femmes semblent grossières ou insipides et que
+les Polonais s'écrient, à bon droit, avec une gloriole que chaque
+Polonaise justifie: _Niema jak Polki_[13].
+
+[Note 13: L'habitude où l'on était autrefois de boire dans leur
+propre soulier la santé des femmes qu'on voulait fêter, est une des
+traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des
+Polonais.]
+
+Le secret de ces _divines chatteries_ fait ces êtres insaisissables,
+plus chers que la vie, dont les poètes comme Chateaubriand se forgent
+durant les brûlantes insomnies de leur adolescence une _démonne_ et une
+_charmeresse_, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une
+soudaine ressemblance avec leur impossible vision, «d'une Ève innocente
+et tombée, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante à la
+fois!!!»[14]--«Mélange de l'odalisque et de la walkyrie, chœur féminin
+varié d'âge et de beauté, ancienne sylphide réalisée... Flore nouvelle,
+délivrée du joug des saisons...[15]--Le poète avoue que, poursuivi dans
+ses rêves, enivré par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant
+la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa
+présence il cessait d'être un triste René, pour grandir selon ses vœux,
+devenir ce qu'elle voulait qu'il fût, être exhaussé et façonné par elle.
+Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce
+que les Chateaubriand font école en littérature, mais ne font pas une
+nation. Le Polonais ne redoute point la _charmeresse_ sa sœur, _Flore
+nouvelle délivrée du joug des saisons!_ Il la chérit, il la respecte, il
+sait mourir pour elle... et cet amour, pareil à un arôme incorruptible,
+préserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa
+vie, il empêche le vainqueur _d'en venir à bout_ et prépare ainsi la
+glorieuse résurrection de la patrie.
+
+[Note 14: _Mémoires d'outre-tombe_, 1er vol.--_Incantation_.]
+
+[Note 15: _Idem_, 3e vol.--_Atala_.]
+
+Il faut cependant reconnaître qu'entre toutes, une seule nation eut
+l'intuition d'un idéal de femme à nul autre pareil, dans ces belles
+exilées que tout semblait amuser, que rien ne parvenait à consoler.
+Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idéal inconnu
+chez les filles de cette Pologne, «morte civilement» aux yeux d'une
+société civile, où la sagesse des Nestor politiques croyait assurer
+«l'équilibre européen», en traitant les peuples comme «une expression
+géographique»! Les autres nations ne se doutèrent même pas qu'il pouvait
+y avoir quelque chose à admirer en le vénérant, dans les séductions de
+ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternées
+sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui
+baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de
+n'en pas voir les sites montagneux, écrasants pour leurs poitrines,
+amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales!
+
+En Allemagne, on leur reprochait d'être des ménagères insouciantes,
+d'ignorer les grandeurs bourgeoises du _Soll und Haben_! Pour cela, on
+leur en voulait à elles, dont tous les désirs, tous les vouloirs, toutes
+les passions se résument à mépriser _l'avoir_, pour sauver _l'être_, en
+livrant des fortunes millionnaires à la confiscation de vainqueurs
+cupides et brutaux! À elles, qui, encore enfants, entendent leur père
+répéter: «la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose à
+sacrifier, elle sert de piédestal à l'exil!...»--En Italie, on ne
+comprenait rien à ce mélange de culture intellectuelle, de lectures
+avides, de science ardente, d'érudition virile, et de mouvements
+prime-sautiers, effarés, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne
+pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses
+petits.--Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et
+Ems, pour chercher à Paris une espérance secrète, à Rome une foi
+encourageante, ne rencontrant la charité nulle part, n'arrivaient ni à
+Londres, ni à Madrid. Elles ne songeaient point à trouver une sympathie
+de cœur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les
+descendants du Cid! Les Anglais étaient trop froids, les Espagnols trop
+loin.
+
+Les poètes, les littérateurs de la France, furent les seuls à
+s'apercevoir que dans le cœur des Polonaises, il existait un monde
+différent de celui qui vit et se meut dans le cœur des autres femmes.
+Ils ne surent pas deviner sa palingénésie; ils ne comprirent pas que si,
+dans ce _chœur féminin varié d'âge et de beauté_, on croyait parfois
+retrouver les mystérieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles
+étaient là comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on
+pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se
+dégageait des vapeurs de sang qui depuis un siècle planaient sur la
+patrie! Par ainsi, ces poètes et ces littérateurs ne saisirent point la
+dernière formule de cet idéal dans sa parfaite simplicité. Ils ne
+se figurèrent point une nation de vaincus qui, enchaînée et foulée
+aux pieds, proteste contre l'éclatante iniquité au nom du sentiment
+chrétien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?--N'est-ce
+point par la poésie et l'amour?--Et qui en sont les interprètes?--N'est-ce
+point les poètes et les femmes?--Mais, si les Français, trop habitués aux
+conventionalités artificielles du monde parisien, n'ont pu avoir l'intuition
+des sentiments dont Childe Harold entendit les accents déchirants dans les
+femmes de Saragosse, défendant vainement leurs foyers contre «l'étranger»,
+ils subirent tellement la fascination qui s'échappait en ondes diaprées de
+ce type féminin, qu'ils lui prêtèrent des puissances presque surnaturelles.
+
+Leur imagination, trop impressionnée par les détails, les grandit
+démesurément, exagérant la portée des contrastes et les facultés de la
+métamorphose dans ces Protées aux noirs sourcils et aux dents perlées.
+Elle en fit ainsi une énigme insoluble, ne sachant point, à force de se
+perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large
+synthèse. Dans une émotion éblouie, la poésie française crut dépeindre
+la Polonaise en lui jetant à la face, comme une poignée de pierreries
+multicolores, non serties, une poignée d'épithètes sublimes et
+incohérentes. Elles sont précieuses cependant, car leur éclat
+multicolore, leur incohérence irraisonnée, témoignent éloquemment de la
+violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualités
+françaises parlèrent à l'esprit français, mais qu'on ne connaît
+vraiment que lorsque les héroïsmes de leur cœur parlent au cœur.
+
+La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de héros
+vainqueurs, n'était point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange
+consolateur de héros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus
+différent de ce qu'était le Polonais antique, que la Polonaise moderne
+n'est différente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle était
+avant tout et surtout une patricienne honorée; la matrone romaine
+devenue chrétienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, à la
+cour ou à la ville, régnant sur ses palais ou sur ses champs, était
+grande dame. Elle l'était par suite de la situation que la société lui
+préparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil
+de son écusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle
+rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au
+milieu des poignantes péripéties de la vie), y compris les «hautes et
+puissantes châtelaines», que par respect et déférence on appelait
+_białogłowa_, parce que les femmes mariées avaient la tête couverte et
+les joues encadrées de blanches et vaporeuses dentelles, imitation
+civilisée, pudique et chrétienne, du voile musulman, injurieux et
+barbare. Mais, leur sujétion et leur impuissance légale, contre-balancée
+par les mœurs et les sentiments, loin de les diminuer, les élevaient, en
+préservant la sérénité de leur âme, qu'elles tenaient en dehors de
+l'âpre lutte des intérêts, et en ne leur permettant jamais d'être en
+faute.
+
+Elles ne pouvaient disposer par elles-mêmes d'aucune fortune, d'aucune
+volonté, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, être entraînées et
+devenir blâmables! C'était là pour elles tout gain, tout avantage;
+avantage inappréciable, dont elles connaissaient bien tous les
+échappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal,
+elles compensaient cette soumission à une vigilance constante, qui
+dictait les proportions du cadre où elles étaient placées, en prenant un
+empire presque sans bornes dans la vie privée, où chaque bien était leur
+attribut. Toute la dignité de la vie de famille, toute la douceur de la
+vie domestique leur étaient confiées; elles gouvernaient en souveraines
+ce noble et important apanage, d'où elles étendaient leur pieuse et
+pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles étaient
+dès leur première adolescence les compagnes de leur père, qui les
+initiait à ses poursuites et à ses inquiétudes, aux difficultés et aux
+gloires de la _res publica_; elles étaient les premières confidentes de
+leurs frères, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles
+devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillères secrètes,
+fidèles, perspicaces, déterminantes. L'histoire de la Pologne et le
+tableau de ses anciennes mœurs présentent sans cesse le type de ces
+courageuses et intelligentes épouses, dont l'Angleterre nous a offert un
+splendide exemple en 1683, lorsque dans un procès où sa tête était en
+jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme.
+
+Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement
+pieux, jamais bigot et fatigant; libéral et magnifique, jamais
+fiévreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas été à même
+de se produire. Elle enta sur l'idéal solennel de l'aïeule, la grâce et
+la vivacité françaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures
+alors que l'irrésistible attrait des mœurs de Versailles, après avoir
+inondé l'Allemagne, arriva jusqu'à la Vistule. Date fatale! On peut
+l'affirmer: Voltaire et la Régence sous-minèrent la Pologne et furent
+les auteurs de sa ruine. En perdant ces mâles vertus, dont Montesquieu
+dit que seules elles soutiennent les États libres, et qui effectivement
+avaient soutenu la Pologne durant huit siècles!... les Polonais
+perdirent leur patrie. Les Polonaises étant plus fermes en la foi, moins
+besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas
+eu l'habitude de le manier, moins accessibles à l'immoralité par une
+horreur innée et instinctive de l'impudeur, elles résistèrent mieux à la
+contagion mortifère du dix-huitième siècle! Leur religion, ses vertus,
+ses enthousiasmes et ses espérances, créèrent en elles le ferment sacré
+qui fera ressusciter cette patrie si chère!... Les hommes le sentent;
+ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable
+dans ces âmes dont chacune peut s'écrier: _Rien ne m'est plus, plus ne
+m'est rien_, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur
+aura point rendu l'intégrité de leur type primitif en leur rendant la
+patrie!
+
+Les poètes de la Pologne n'ont certes pas laissé à d'autres l'honneur
+d'ébaucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idéal de
+leurs compatriotes. Tous l'ont chanté, tous l'ont glorifié, tous ont
+connu ses secrets, tous ont tressailli avec béatitude devant ses joies
+et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la
+littérature des «anciens jours», _Zygmuntowskie czasy_, on retrouve à
+chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrière, comme
+l'empreinte d'un beau camée dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps
+roule les flots anecdotiques, la poésie moderne dépeint l'idéal de la
+Polonaise actuelle, plus émouvant que ne le rêva jamais poète énamouré.
+Sur le premier plan se dessinent l'épique et royale figure de _Grażyna_,
+le sublime profil de la solitaire et secrète fiancée de _Wallenrod_; la
+Rose des _Dziady_, la Sophie de _Pan Tadeusz_. Autour d'elles, que de
+têtes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les
+rencontre à chaque pas, au milieu des sentiers bordés de roses que
+dessine la poésie de ce pays, où le mot de poète n'a point cessé de
+correspondre à celui de prophète: _wieszcz!_ Dans ces vergers pleins de
+cerisiers en fleur; dans ces bois de chênes pleins d'abeilleries
+bourdonnantes, dépeints avec tant de fraîcheur par les romanciers; dans
+ces beaux jardins où s'étalent les superbes plates-bandes; dans ces
+somptueux appartements où fleurissent le grenadier rouge, le cactus
+blanc au gland d'or, les grappes roses du Pérou et les lianes du Brésil,
+on aperçoit à tout instant quelque tête à la Palma-Vecchio. Des lueurs
+pourpres d'un splendide couchant éclairent, là aussi, une lourde
+chevelure qui se détache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa
+blonde auréole des traits où le pressentiment de tristesses futures se
+cache déjà sous un sourire encore folâtre[16]!
+
+[Note 16: Dans l'impossibilité de citer des poèmes trop longs ou des
+fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes
+de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent
+intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caractère
+général de celles qui habitent ces régions moyennes, où se concentrent
+les rayons épars du type national; si non les plus éclatants, du moins
+les plus vrais.
+
+ Bo i cóż to tam za żywość
+ Młodych Polek i uroda!
+ Tam wstyd szczery, tam poczciwość,
+ Tam po Bogu dusza mloda!
+
+ ........................
+ ........................
+
+ Myśl ich cicho w życiu świeci,
+ Pełne życia, jak nadzieje;
+ Lubią pieśni, tańce, dzieci,
+ Wiosne, kwiaty, stare dzieje....
+ Gdy wesołe, istne trzpiotki,
+ I wiewiórki i szczebiotki!
+ Lecz gdy w smutku myśl zagrzebie,
+ Wówczas Polka taka rzewna,
+ Iż uwierzysz, że jéj krewna
+ Najsmutniejsza z gwiazd na niebie!
+ Choć człek duszy jéj nie zbadał,
+ W koło serca tak tam prawo,
+ Tak rozkosznie i tak łzawo,
+ Jakbyś grzechy wyspowiadał.
+
+ A gdy uśmiech łzę pokryje,
+ I dla ciebie serce bije:
+ To cię dojmie tak do żywa,
+ Iż to cudne, cudne dziwa,
+ Że się serce nie rozplynie,
+ Że od szczęścia człek nie zginie!
+ Zda sie, że to żyjesz społem
+ Z rajskiém dzieckiém, czy z aniołem.
+ Lecz to szczęście nie tak tanie,
+ Przeboleje dusza młoda;
+ Jednak lat i łez nie szkoda,
+ Boć raz w życiu to kochanie!
+ A jak ci się która poda,
+ Z całej duszy i statecznie,
+ To już twoją będzie wiecznie,
+ I w ład pójdzie ci z nią życie,
+ Bo twéj duszy nie wyziębi.
+ Ona sercem pojmie skrycie,
+ Co myśl wieku dżwiga w gtębi;
+ Co się w czasie zrywa, waży,
+ To w rumieńcu na jéj twarzy,
+ Jak w zwierciedle sie odbije,
+ Bo w tém łonie przyszłość żyje!
+
+]
+
+Nous l'avons dit; peut-être faut-il connaître de près les compatriotes
+de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses _Mazoures_ sont
+imprégnées, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque
+toutes sont remplies de cette même vapeur amoureuse qui plane comme un
+fluide ambiant à travers ses _Préludes_, ses _Nocturnes_, ses
+_Impromptus_, où se retracent une à une toutes les phases de la passion
+dans des âmes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une
+coquetterie inconsciente d'elle-même, attaches insensibles des
+inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie;
+mortelles dépressions de joies étiolées qui naissent mourantes, roses
+noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige
+qui les environne, attristant par le parfum même des tremblants pétales
+que le moindre souffle fait tomber de leurs frêles tiges. Étincelles
+sans reflet qu'allument les vanités mondaines, semblables à l'éclat de
+certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurité; plaisirs sans
+passé ni avenir, ravis à des rencontres de hasard, comme la conjonction
+fortuite de deux astres lointains; illusions, goûts inexplicables
+tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits à moitié
+mûrs, qui plaisent tout en agaçant les dents. Ébauches de sentiment dont
+la gamme est interminable et auxquels l'élévation native, la beauté, la
+distinction, l'élégance de ceux qui les éprouvent, prêtent une poésie
+réelle, souvent sérieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait
+seulement effleurer dans un rapide arpège, devient tout d'un coup un
+thème solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans
+un cœur exalté les allures d'une passion, qui veut l'éternité pour
+demeure!
+
+Dans le grand nombre des _Mazoures_ de Chopin, il règne une extrême
+diversité de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremêlées de la
+résonnance des éperons; mais, dans la plupart on distingue avant tout
+l'imperceptible frôlement du tulle et de la gaze sous le souffle léger
+de la danse; le bruit des éventails, le cliquetis de l'or et des
+pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais
+creusé d'anxiété, d'un bal à la veille d'un assaut; on entend à travers
+le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux défaillants dont elle
+cache les pleurs. Quelques autres semblent révéler les angoisses, les
+peines et les secrets ennuis, apportés à des fêtes dont le bruit
+n'assourdit pas les clameurs du cœur. Ailleurs encore, on saisit comme
+des terreurs étouffées: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et
+qui survit, que la jalousie dévore, qui se sent vaincu, et qui prend en
+pitié dédaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un
+délire, au milieu duquel passe et repasse une mélodie haletante,
+saccadée, comme les palpitations d'un cœur qui se pâme, et se brise, et
+se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants
+souvenirs de gloire.--Il en est dont le rhythme est aussi indéterminé,
+aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants
+contemplent une étoile levée seule au firmament!
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Après avoir parlé du compositeur et de ses œuvres, où tant de sentiments
+immortels résonnent, où son génie, aux prises avec la douleur, lutta,
+parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet élément terrible de la
+réalité qu'une des missions de l'art est de réconcilier avec le ciel; de
+ses œuvres où se sont épanchés, comme des pleurs dans un lacrymatoire,
+tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son cœur,
+tous les transports de ses aspirations et de ses emportements
+inexprimés; de ses œuvres où, dépassant les bornes de nos sensations
+trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes à son gré, il
+fait incursion dans le monde des Dryades, des Oréades, des Nymphes et
+des Océanides,--il nous resterait à parler de l'exécution de Chopin, si
+nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des émotions
+entrelacées à nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs
+linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre.
+
+Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel résultat
+pourraient obtenir nos efforts? Réussirait-on à faire connaître à ceux
+qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable poésie? Charme
+subtil et pénétrant comme un de ces légers parfums exotiques, celui de
+la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les
+appartements peu fréquentés et se dissipent, comme effarouchés, dans les
+foules compactes, au milieu desquelles l'air épaissi ne garde plus que
+les senteurs vivaces des tubéreuses en pleines fleurs ou des résines en
+pleines flammes.
+
+Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par
+la pureté de sa diction, par ses accointances avec _la Fée aux miettes_
+et _le Lutin d'Argail_, par ses rencontres de _Séraphine_ et de
+_Diane_, murmurant à son oreille leurs plus confidentielles plaintes,
+leurs rêves les plus innomés, rappelait le style de Nodier, dont on
+rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans
+la plupart de ses _Valses, Ballades, Scherzos_, gît embaumée la mémoire
+de quelque fugitive poésie inspirée par une de ces fugitives
+apparitions. Il l'idéalise quelquefois jusqu'à en rendre les libres si
+ténues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir à notre
+nature, mais se rapprocher du monde féerique et nous dévoiler les
+indiscrètes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des
+reines Mab, des Obérons puissants et capricieux, de tous les génies des
+airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers
+mécomptes et aux plus insupportables ennuis.
+
+Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un
+caractère particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il
+exécutait; musique de danse ou musique rêveuse, mazoures ou nocturnes,
+préludes ou scherzos, valses ou tarentelles, études ou ballades. Il leur
+imprimait à toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence
+indéterminée, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient
+presque plus rien de matériel et, comme les impondérables, semblaient
+agir sur l'être sans passer par les sens. Tantôt on croyait entendre les
+joyeux trépignements de quelque péri amoureusement taquine; tantôt,
+c'étaient des modulations veloutées et chatoyantes comme la robe d'une
+salamandre; tantôt, on saisissait des accents profondément découragés,
+comme si des âmes en peine ne trouvaient pas les charitables prières
+nécessaires à leur délivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de
+ses doigts une désespérance si morne, si inconsolable, qu'on croyait
+voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprême
+de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, préférait la mort à
+l'exil, ne pouvant supporter de quitter _Venezia la bella_![17]
+
+[Note 17: Le _Nocturne en mi mineur_ (œuvre 72) nous rend quelque
+chose des impressions subtiles, raffinées, alambiquées, que Chopin
+reproduisait avec une sorte de prédilection passionnée. Nous ne nous
+refusons pas le plaisir de faire connaître à celles qui les
+comprendront, les vers que ce morceau inspira à la belle Csse
+Cielecka, née Csse Bnińska:
+
+ Kolysze zwolna, jakby falą morza,
+ Nóty dzwięcznemi, pelnemi uroku.
+ Rozjaśnia blaskiem jakby życia zorza,
+ Którą witamy czasem ze łzą w oku.
+ Dalej uderza nas walki przeczucie;
+ Ton coraz glośniéj rozlega się w górę.
+ Pelen, ponury, objawia w swéj nócie
+ Światlośé ukrytą za posępną chmurę.
+ Stróny tak silne, jakby kute w stali,
+ Żalosnym jękiem, w duszy naszej dzwonią:
+ Mówią o bòlu, co nam serce pali,
+ Lecz co zostawia duszę nieskażoną!...
+ Póżniéj, podobny do woni wspomnienia
+ Znów zakolysac czasem nas powraca.
+ Z urokiem igra; kolyszac cierpienia,
+ Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca.
+ Nareszcie, jako cicha na dnie woda,
+ Spokój glęboki z nurt toni się wznosi,
+ Jak serce, które o nic już nie prosi,
+ Lecz kwiatów życia, szkoda... mówi... szkoda!...
+
+]
+
+Chopin se livrait aussi à des fantaisies burlesques; il évoquait
+volontiers parfois quelque scène à la Jacques Callot, pour faire rire,
+grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises,
+pleines de saillies musicales, pétillantes d'esprit et de _humour_
+anglais, comme un feu de fagots verts. L'_Étude V_ nous a conservé une
+de ces improvisations piquantes, où les touches noires du clavier sont
+exclusivement attaquées, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que
+les touches supérieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il était,
+reculant devant la jovialité vulgaire, le rire grossier, la gaieté
+commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont
+la vue cause les plus nauséabonds éloignements à certaines natures
+sensitives et douillettes.
+
+Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de
+trépidation émue, timide ou haletante, qui vient au cœur quand on se
+croit dans le voisinage des êtres surnaturels, en présence de ceux qu'on
+ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni
+comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mélodie, comme un
+esquif porté sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait
+mouvoir indécise, comme une apparition aérienne, surgie à l'improviste
+en ce monde tangible et palpable. Dans ses écrits, il indiqua d'abord
+cette manière, qui donnait un cachet si particulier à sa virtuosité, par
+le mot de _Tempo rubato_: temps dérobé, entrecoupé, mesure souple,
+abrupte et languissante à la fois, vacillante comme la flamme sous le
+souffle qui l'agite, comme les épis d'un champ ondulés, par les molles
+pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclinés de ci et
+de là par les versatilités d'une brise piquante.
+
+Mais, le mot qui n'apprenait rien à qui savait, ne disant rien à qui ne
+savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard
+d'ajouter cette explication à sa musique, persuadé que si on en avait
+l'intelligence, il était impossible de ne pas deviner cette règle
+d'irrégularité. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles être jouées
+avec cette sorte de balancement accentué et prosodié, cette _morbidezza_
+dont il était difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas
+souvent entendu lui-même. Il semblait désireux d'enseigner cette
+manière à ses nombreux élèves, surtout à ses compatriotes auxquels il
+voulait, plus qu'à d'autres, communiquer le souffle de son inspiration.
+Ceux-ci, ou plutôt celles-là, la saisissaient avec cette aptitude
+qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de poésie. Une
+compréhension innée de sa pensée leur permettait de suivre toutes les
+fluctuations de son vague azuré.
+
+Chopin savait, il le savait même trop, qu'il n'agissait pas sur la
+multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils à une mer de
+plomb, leurs flots, malléables à tous les feux, n'en sont pas moins
+lourds à remuer. Ils nécessitent le bras puissant de l'ouvrier athlète
+pour être versés dans un moule, où le métal en fusion devient tout d'un
+coup une idée et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin
+avait conscience de n'être parfaitement goûté que dans ces réunions,
+malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits étaient
+préparés à le suivre partout où il lui plaisait de les conduire; à se
+transporter avec lui dans ces sphères où les anciens ne faisaient entrer
+que par la porte d'ivoire des songes heureux, entourée de pilastres
+diamantés aux mille feux irisés. Il prenait plaisir à surmonter cette
+porte, dont les génies gardent les secrètes serrures, d'une coupole dans
+laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces
+transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers
+kaléïdoscopiques sont cachés dans une brunie olivâtre qui les efface et
+les dévoile tour à tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer
+dans un monde où tout est miracle charmant, surprise folle, songe
+réalisé! Mais, il fallait être des initiés pour savoir comment on en
+franchit le seuil!
+
+Chopin se réfugiait et se complaisait volontiers en ces régions
+imaginées, où il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les
+estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs
+de bataille de l'art musical, où l'on tombe quelquefois aux mains d'un
+vainqueur improvisé, conquérant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour,
+mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et
+d'asphodèles, pour intercepter l'entrée du bois sacré d'Apollon! Pendant
+ce jour, le «soldat heureux» se sent bien l'égal des rois; mais
+seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour
+l'imagination qui hante les divinités des airs et les esprits peuplant
+les cimes.
+
+Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est à la merci des caprices d'une mode
+de boutiques, de réclames, d'annonces, de camaraderies, mode équivoque
+et de naissance douteuse. Or, si la mode bien née, la mode personne de
+qualité, est toujours une sotte déesse, que doit-ce être d'une mode sans
+parents avouables! Les natures d'artiste finement trempées,
+éprouveraient sûrement une répugnance bien naturelle à se mesurer corps
+à corps avec un de ces Hercule de foire, déguisé en prince de l'art, qui
+guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prêt à
+assaillir de ses coups de bâton le chevalier armé de la veille, en quête
+de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-être d'avoir à
+lutter contre un si piètre adversaire, que de se voir réduites à
+recevoir des coups d'épingle qui simulent des coups de poignard, d'une
+mode vénale, d'une mode commerçante, d'une mode industrielle, insolente
+courtisane qui prétend en remontrer à l'Olympe des grands salons du
+beau-monde! Elle voudrait même, l'insensée, s'abreuver à la coupe de
+Hébé qui, rougissant à son approche, implore pour la foudroyer, tantôt
+l'aide de Vénus, tantôt celle de Minerve! Vainement! Ni la beauté
+suprême ne parvient à éclipser son fard de marchande d'orviétan, ni la
+sagesse armée de toutes pièces ne peut lui arracher sa marotte dont elle
+se fait un sceptre de paille goudronnée! En cette détresse, il ne reste
+à la déesse de l'immortalité d'autre ressource que de se détourner
+indignée de cette intruse de bas-étage. C'est ce qui ne manque pas
+d'arriver! L'on voit alors les cosmétiques s'écailler sur ses joues
+bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille édentée
+chassée, avant d'avoir eu le temps d'être délaissée.
+
+Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique,
+parfois plaisant jusqu'à la bouffonnerie, des mésaventures de quelque
+protégé de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des
+«entrepreneurs de réputations artistiques», des cornacs de bêtes plus ou
+moins curieuses, plus ou moins artificielles, «produit _unique_ de la
+carpe et du lapin», était loin d'avoir atteint les impudentes audaces et
+les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois,
+quoique dans l'enfance de l'art, la spéculation pouvait déjà faire assez
+d'excursions sur le terrain réservé aux Muses pour que celui qui les
+hantait exclusivement, qui après sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui
+ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, fût comme épouvanté
+devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifiée du dégoût
+qu'elle lui inspirait, le musicien-poète disait un jour à un artiste de
+ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: «Je ne suis point propre à
+donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxié par ses
+haleines précipitées, paralysé par ses regards curieux, muet devant ses
+visages étrangers; mais toi, tu y es destiné, car quand tu ne gagnes pas
+ton public, tu as de quoi l'assommer».
+
+Cependant, mettant à part la concurrence des artistes qui n'en sont pas,
+des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou
+de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal à l'aise devant
+un «grand public», ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix
+minutes à l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraîner par
+l'irrésistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air raréfié
+dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupéfier par ses révélations
+gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des
+vétilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la
+constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilité
+de poète. Sa volontaire abnégation des bruyants succès cachait, à qui
+savait le discerner, un froissement intérieur. Ayant un sentiment très
+distinct de sa supériorité native, (comme tous ceux qui ont su la
+cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste
+polonais n'en recevait pas du dehors assez d'échos intelligents, pour
+gagner la tranquille certitude d'être réellement apprécié à toute sa
+valeur. Il avait vu d'assez près l'acclamation populaire pour connaître
+cette bête, parfois intuitive, parfois ingénuement et noblement
+passionnée, plus souvent fantasque, capricieuse, rétive, déraisonnable,
+ayant encore en elle du sauvage: sottement engouée, sottement encolérée,
+car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer
+inaperçus les plus nobles joyaux; elle se fâche pour des bagatelles et
+se laisse enjôler par les plus fades flagorneries. Mais, chose étrange,
+Chopin qui la savait par cœur, en avait horreur et s'en faisait besoin.
+Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naïves émotions
+d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son âme, au
+récit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les
+extases!
+
+Plus «ce délicat», cet épicurien du spiritualisme, perdait l'habitude de
+dompter et de braver le «grand public», plus il lui en imposait. Pour
+rien au monde il n'eût voulu qu'une mauvaise étoile lui donne le
+dessous en sa présence, dans un de ces combats singuliers où l'artiste,
+comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son défi et son
+gant à quiconque lui conteste la beauté et la primauté de sa dame;
+c'est-à-dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison,
+que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu être ni plus aimé, ni plus
+goûté, qu'il ne l'était déjà par le groupe spécial qui composait son
+«petit public». Il se demandait peut-être, non à tort, hélas! tant sont
+incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines
+affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aimé, moins
+apprécié, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit:
+«les délicats sont malheureux!»
+
+Ayant ainsi conscience des exigences qu'entraînait la nature de son
+talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques
+concerts de début, en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et
+à Munich, il n'en donna plus que peu à Paris et à Londres et ne put
+guère voyager à cause de sa santé. Elle lui fit subir des crises
+quelquefois fort dangereuses, restant toujours débile, exigeant toujours
+de grandes précautions; néanmoins, elle lui laissait de belles saisons
+de répit, de belles années d'un équilibre qui lui donnait une force
+relative. Elle ne lui eût point permis de se faire connaître dans toutes
+les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne à
+Saint-Pétersbourg, en s'arrêtant aux villes d'université et aux cités
+manufacturières, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique,
+aperçu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impératrice de
+Russie, la fit sourire en s'écriant: «Comment! Une si grande réputation
+dans un si petit endroit!» Néanmoins, la santé de Chopin ne l'eût point
+empêché de se faire plus souvent entendre là, où il se trouvait; sa
+constitution délicate était donc moins une raison, qu'un prétexte
+d'abstention, pour éviter d'être mis et remis en question.
+
+Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part à
+ces joûtes publiques et solennelles, où l'acclamation populaire salue le
+triomphateur; s'il se sentait déprimé en s'en voyant exclu, c'est qu'il
+ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce
+qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouché par le «grand public», il voyait
+bien que celui-ci, en prenant au sérieux son propre verdict, forçait
+aussi les autres à le prendre pour tel: tandis que le «petit public», le
+monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnaître
+d'autorité à lui-même: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux.
+Il a peur des excentricités du génie, il recule devant les hardiesses
+d'une grande supériorité, d'une grande individualité, d'une grande âme,
+d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour
+reconnaître celles qui sont justifiées par les exigences intérieures
+d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hésitation
+celles qui ne correspondent qu'à de petites passions, n'ayant rien
+d'exceptionnel: à des «poses» d'un but fort ordinaire, se formulant en
+un désir d'éblouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un métier
+lucratif, au bout duquel on aperçoit une bonne retraite de rentier
+bourgeoisement casé.
+
+Le monde des salons ne distingue pas ces personnalités si différentes
+qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il
+n'a point encore pris à cœur de penser par lui-même, en dehors de la
+tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le
+directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc
+pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des
+sentiments jetant Ossa sur Pélion pour escalader les astres, d'avec les
+mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une
+égoïste suffisance, joints à une vile courtisanerie des passions du
+jour, des vices élégants, de l'immoralité à la mode, de la
+démoralisation régnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des
+grandes pensées, se traduisant sans aucun «effet» cherché, d'avec les
+conventionalités surannées d'un style qui a fait son temps et dont les
+vieilles douairières deviennent les gardiennes attitrées, faute de
+savoir suivre d'un œil intelligent les incessantes transformations de
+l'art.
+
+Pour s'épargner le soin d'apprécier, en connaissance de cause,
+l'intégrité des sentiments du poète-artiste dont l'étoile semble monter
+sur le firmament de l'art; pour s'éviter la peine de prendre l'art au
+sérieux, afin d'être à même de préjuger avec quelque divination des
+promesses que les jeunes hommes apportent et des qualités qui leur
+permettront de les réaliser, le monde des salons ne soutient avec
+constance, pour mieux dire, il ne protège avec obstination, que les
+médiocrités adulatrices, dont il n'a à redouter aucune nouveauté
+embarrassante, (_keine Genialität_); qui se laissent traiter de haut en
+bas et que l'on maltraite à son aise, n'ayant jamais à en craindre ni un
+défaut gênant, ni un lustre ineffaçable!
+
+Ce «petit public» tant vanté peut bien mettre au jour une _vogue_; mais
+cette _vogue_, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de
+réalité qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux
+qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des pétales de roses et
+d'œillets légèrement fermentés. Cette _vogue_ est une chose éphémère,
+chétive, sans consistance, sans vie réelle, toujours prête à s'évaporer,
+parce qu'elle ignore sa raison d'être et souvent n'en a aucune à donner.
+Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment
+il s'est senti saisi, frémissant, électrisé, «empoigné» dit le plébéien
+ravi, renferme du moins ces «gens du métier» qui savent ce qu'ils disent
+et pourquoi ils le disent,--tant que la tarantule de l'envie ne les a
+point piqués et ne leur fait point cracher à chaque discours, comme à la
+fée malfaisante des contes de Perrault, les vipères et les crapauds du
+mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la
+vérité, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice!
+
+Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret déplaisir,
+jusqu'à quel point les salons d'élite remplaçaient par leurs
+applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait,
+faisant par là acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur
+sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'était aperçu,
+qu'entre ces beaux messieurs si bien frisés et pommadés, entre ces
+belles dames si décolletées et si parfumées, tous ne le comprenaient
+pas. Après quoi, il était bien moins sûr encore si ce peu qui le
+comprenait, le comprenait bien? Il en résultait un mécontentement, assez
+indéfini peut-être pour lui-même, du moins quant à sa véritable source,
+mais qui le minait sourdement. On le voyait choqué presque par des
+éloges qui sonnaient creux ou sonnaient faux à son oreille. Tous ceux
+auxquels il avait droit de prétendre ne lui parvenant pas en larges
+bouffées, il était porté à trouver fâcheuses les louanges isolées quand
+elles portaient à côté, ne visant presque jamais juste, ne touchant le
+point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste
+savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le
+mouvement rhythmé des éventails coquets battant des ailes!
+
+À travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi
+qu'une poussière dorée, mais importune, des compliments qui lui
+semblaient montés sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets
+qui encombraient les jolies mains et les empêchaient de se tendre vers
+lui, on pouvait, avec un peu de pénétration, découvrir qu'il se jugeait
+non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il préférait alors n'être
+pas troublé dans la placide solitude de ses contemplations intérieures,
+de ses fantaisies, de ses rêves, de ses évocations de poète et
+d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingénieux
+moqueur lui-même, pour prêter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point
+en génie méconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon goût et
+de bonne grâce, il dissimula si complètement la blessure de son légitime
+orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas
+sans raison qu'on attribuerait la rareté graduellement croissante des
+occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du
+piano, plus encore au désir qu'il éprouvait de fuir les hommages qui ne
+lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait dû, qu'à
+l'augmentation de sa faiblesse, mise à de tout aussi rudes épreuves par
+les longues heures qu'il passait à jouer chez lui, aussi bien que par
+les leçons qu'il n'a jamais cessé de donner.
+
+Il est à regretter que les indubitables avantages qui devraient résulter
+pour l'artiste à ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent
+ainsi diminués par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et
+par l'absence complète d'une véritable entente de ce qui détermine le
+Beau en soi, comme des moyens qui le révèlent et qui constituent l'Art.
+Les appréciations de salon ne sont que _d'éternels à-peu-près_, comme
+les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces
+feuilletons saupoudrés et pailletés de fins aperçus qui, chaque lundi,
+charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions
+superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances préalables,
+aucune portée et aucun avenir dans un intérêt sincère et soutenu;
+impressions si passagères, qu'on peut les appeler plutôt physiques que
+morales.--Trop préoccupé des petits intérêts du jour, des incidents de
+la politique, des succès de jolies femmes, des bons-mots de ministres «à
+pied» ou de désœuvrés mécontents, du mariage ou des relevailles de
+quelque élégante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu
+édifiantes, de médisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies
+qu'on traite de médisances, le grand monde ne veut en fait de poésie, ne
+supporte en fait d'art, que des émotions qui s'inhalent en quelques
+minutes, s'épuisent en une soirée, s'oublient le lendemain!
+
+Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des
+artistes vains et obséquieux, faute de savoir être fiers et patients.
+Puis, en s'affadissant le goût avec eux, il perd la virginité,
+l'originalité, la spontanéité primitive de ses sensations; ensuite de
+quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre,
+un poète de grande lignée, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne
+manière. Par là, si haut qu'il soit, la grande poésie, le grand art
+surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans
+les appartements tendus de damas rouge; il s'évanouit dans les salons
+jaune paille ou bleu nacré. Tout véritable artiste l'a senti, quoique
+tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renommée,
+plus familiarisé que d'autres avec les variations du thermomètre
+intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces
+températures toujours fraîches, parfois glaciales et glaçantes, répéta
+souvent: «À la cour, il faut être court!» Et il ajoutait entre amis: «Il
+ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce
+que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout
+des pieds et fasse penser à une valse passée ou future!»
+
+D'ailleurs, le _glacé_ conventionnel du grand monde qui recouvre la
+grâce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts;
+l'affectation, l'afféterie, les minauderies des femmes; l'empressement
+hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait étrangler
+celui dont la présence détourne d'eux le regard de quelque belle,
+l'attention de quelque oracle de salon, sont des éléments trop peu
+intelligents, trop peu sincères, trop factices en définitive, pour que
+le poète s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient
+«sérieux» et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires,
+daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lèvres fanées et
+sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette
+condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent à
+contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le
+moins en lui-même.
+
+Il y trouve plutôt occasion de se convaincre que là, personne n'est
+admis à l'auguste fréquentation des Muses. Les femmes qui se pâment
+parce que leurs nerfs sont excités, sans rien saisir de l'idéal que
+l'artiste chante, de l'idée qu'il a voulu exprimer sous les formes du
+beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce
+que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni
+les autres, préparés et disposés à voir en lui autre chose qu'un
+acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des
+filles de Mnémosyne, des révélations d'Apollon Musagète, ces hommes et
+ces femmes habitués dès leur enfance à ne goûter que des plaisirs
+intellectuels qui frisent la platitude, cachée sous les formes mignardes
+d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils
+sont s'affolent du bric-à-brac devenu le cauchemar des salons où l'on se
+pique d'avoir le goût, ne possédant pas le sentiment des arts; on s'y
+éprend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer «le dieu de la
+porcelaine et de la verrerie»; on s'y arrache le fade dessinateur des
+vues de château, de vignettes maniérées et de madonnes guindées! En
+fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des
+«pensées fugitives» faciles à épeler!
+
+Une fois arraché à son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la
+retrouver que dans l'intérêt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant
+et animé, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus
+noble, pour ce qu'il pressent de plus élevé, pour ce qu'il veut de plus
+dévoué, pour ce qu'il rêve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus
+divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignoré de nos salons actuels, où
+la Muse ne descend guère que par mégarde, pour aussitôt s'envoler vers
+d'autres régions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration,
+l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les
+sourires sémillants qui ne demandent qu'à être désennuyés, dans les
+froids regards d'un aréopage de vieux diplomates blasés, sans foi et
+sans entrailles, qu'on dirait rassemblés pour juges des mérites d'un
+traité de commerce ou des expériences qui donnent droit à un brevet
+d'invention. Pour que l'artiste soit véritablement à sa propre hauteur,
+pour qu'il s'élève au-dessus de lui-même, pour qu'il transporte son
+auditoire en étant hors de lui, enlevé et illuminé par le feu divin,
+_l'estro poetico_, il lui faut sentir qu'il ébranle, qu'il émeut ceux
+qui l'écoutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mêmes
+instincts, qu'il les entraîne enfin à sa suite dans sa migration vers
+l'infini, comme le chef des troupes ailées, lorsqu'il donne le signal
+du départ, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages.
+
+En thèse générale, l'artiste aurait tout à gagner de ne fréquenter
+qu'une société de «patriciens éclairés», car ce n'est pas sans un
+certain fond de raison que le Cte Joseph de Maistre, voulant une fois
+improviser une définition du Beau, s'écria: «le Beau, c'est ce qu'il
+plaît au patricien éclairé!»--Sans doute, le patricien devant être par
+sa position sociale au-dessus de toutes les considérations intéressées
+et des prédilections communes qui en découlent, appelées bourgeoises,
+parce que la bourgeosie tient en ses mains les intérêts matériels d'une
+nation; le patricien est précisément désigné, non seulement pour
+comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager,
+l'expression et l'élan de tous les sentiments rares, héroïques,
+délicats, désintéressés, voués aux grandes choses et aux grandes idées,
+que l'art a pour mission de faire briller de tout leur éclat dans les
+créations bénies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut
+révéler, dépeindre et décrire, avec une intensité surhumaine; que seul
+il peut glorifier, auquel seul il peut départir l'apothéose d'une
+immortalité terrestre! Telle serait la thèse.--Mais, si nous envisageons
+l'antithèse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas
+exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins à gagner qu'à perdre
+lorsqu'il prend goût à la société de la noblesse contemporaine. Il s'y
+effémine, il s'y rapetisse, il s'y réduit au rôle d'un amuseur
+charmant, d'un passe-temps comme il faut et coûteux; à moins qu'on ne
+l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et à la base de
+l'échelle aristocratique.
+
+Dans les cours, depuis des temps immémoriaux, l'on éreinte le poète et
+l'artiste en laissant à d'autres Mécènes le soin de les récompenser
+véritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire
+impérial, une approbation royale, une faveur souveraine, une épingle ou
+des boutons de diamants suffisent,--et au delà!--pour compenser toutes
+les pertes de temps, de facultés ardentes et d'énergies vitales,
+auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires
+incandescents. Firdousi, l'Homère persan, recevait en monnaie de cuivre
+les mille pièces effigiées que son sultan lui avait promis en monnaie
+d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope,
+comment l'écureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui
+renvoyait le sac de noisettes reçu lorsqu'il n'avait plus de dents pour
+les croquer.
+
+En revanche, chez les rois et les princes de la finance, où l'on
+contrefait plus qu'on n'imite les manières des vrais grands-seigneurs,
+où tout se paie argent-comptant,--même la visite d'un potentat tel que
+Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour
+allumer son feu de cheminée quand il daigne se faire héberger par son
+banquier,--le poète et l'artiste n'en sont pas à attendre un honoraire
+qui mette leur vieillesse à l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour
+n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini à d'excellentes affaires
+qui le gorgèrent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux
+précédents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit
+pied quand l'artiste préférait, (non sans un soupir peut-être), acquérir
+à bon marché un pot-au-feu toujours fumant, en renonçant à se nourrir de
+l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit râpé, la
+mansarde sans soleil et sans feu!...
+
+Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours épuisent le génie et le talent
+de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du poète, comme la beauté
+des femmes éclatantes épuise par l'admiration incessante qu'elle
+provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.--Le monde
+bourgeois des enrichis étouffe l'artiste et le poète dans la
+gloutonnerie du matérialisme; là, femmes et hommes ne savent mieux faire
+que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de
+boudoir, jusqu'à les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en
+porcelaine du Japon.--De cette façon, les splendeurs des premiers et des
+derniers gradins de la puissance et de la richesse sont également
+funestes à ces êtres marqués par le sort du signe «fatale et beau»; à
+ces privilégiés de la nature, dont les Grecs disaient que le maître des
+cieux les ayant oubliés dans la répartition des biens de la terre, leur
+donna en compensation le privilège de monter jusqu'à lui chaque fois
+qu'ils en éprouvent le beau désir. Mais, ces êtres n'étant pas moins
+accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le
+beau monde portent la responsabilité de celles qui les dévorent ou les
+suffoquent derrière les lourdes portières capitonnées. Quand donc ces
+privilégiés de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le
+maître des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans
+condamner aussi ceux qui, ne sachant point les écouter quand ils font
+entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur
+talent sans respect pour leur inspiration!
+
+À la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pensée de
+l'artiste et le vol du poète; trop occupé pour se souvenir de leur
+bien-être et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable
+après tout et qui se conçoit); on les exploite donc sans merci ni
+remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire.
+Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, où, la distraction
+cessant, l'occupation cédant, chacun y comprend le poète et l'artiste
+comme nul ne le comprend ailleurs; où le souverain le récompense comme
+nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour
+quelques-uns, brille désormais aux yeux de tous comme un phare, une
+étoile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui
+n'est pas.
+
+Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanités satisfaites,
+ne se sentant grands que par l'argent qu'ils dépensent, on a beau
+écouter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on
+ne comprend ni la haute poésie, ni le grand art. Les intérêts, dits
+positifs, exercent là un empire trop absorbant et trop fascinant, pour
+permettre qu'on s'initie aux austères voluptés du renoncement, aux
+saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversité, aux
+sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux
+nobles mépris des faveurs de la fortune, aux défis audacieux lancés à un
+destin cruel, à tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute poésie
+et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent même plus de l'existence
+des craintes, des prudences, des précautions, qui se puisent dans les
+livres de comptabilité en partie double. En ces parages, le poète et
+l'artiste sont exploités au profit de la vulgarité qui l'abaisse et
+parfois le dégrade.
+
+Mais, comme le rayon solaire qui se dégage d'un trône peut ne jamais
+venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne
+manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'étonnant si dans
+cette alternative, plutôt que de chanter leurs plus beaux chants, de
+dire leurs plus beaux secrets à qui les écoute sans les entendre,
+l'artiste et le poète préféraient maintes fois avoir faim, avoir froid,
+au moral ou au physique, rester dans une solitude stérile, contraire à
+leur nature qui a besoin de chaleur, d'écho, de reflets, d'expansion,
+pour prendre foi en elle-même? Qu'y aurait-il d'étonnant s'ils
+choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camoëns, plutôt que d'être
+toujours dupes d'espérances trop tardives à se réaliser, d'une
+admiration trop souvent mal placée et par là indifférente; plutôt que
+d'être si bien repus, qu'ils en soient réduits à l'impuissance des bêtes
+de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de
+ces êtres privilégiés ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant
+qui condescendent à préférer l'éclat des bougies et les revenant bons
+d'un métier d'histrion, à une vie et à une mort solitaires! Si l'on voit
+si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer à la faiblesse de
+caractère de ces infortunés! Étant poètes et artistes grâce à leurs
+facultés imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui,
+tantôt les ravit jusqu'aux cieux, tantôt les attarde entre les pompes de
+la cour ou le luxe de la haute-banque, en les détournant de leur vraie
+vocation.
+
+Le Cte Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il
+parlait du «patricien éclairé», comme d'un vrai juge du Beau; il laissa
+seulement sa pensée incomplète. Car l'aristocratie, en tant que telle,
+n'a point pour mission sociale de faire, à l'anglaise, des glosses sur
+Homère, des monographies sur tel poète arabe oublié et tel trouvère
+retrouvé; des études approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange,
+Raphaël, des recherches curieuses sur Josquin-des-Près,
+Orlando-di-Lasso, Monteverde, Féo, etc. etc. Sa supériorité consiste à
+conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps;
+des aspirations, des attendrissements, des compassions propres à la
+génération contemporaine, qui trouvent leur expression la plus
+pénétrante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du
+musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur!
+Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la
+vraie providence de la poésie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait
+que le patriciat n'abandonne point au hasard du goût de chacun, la
+protection qu'il doit à l'artiste et au poète! Il faudrait qu'il eût
+dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de
+leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des
+beaux-arts; celle de leurs grandes époques, de leurs grands styles, de
+leurs transformations dernières, de vraies causes et des vrais effets de
+leurs rivalités et de leurs luttes contemporaines, afin que le
+grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe
+artistique, ne laisse point échapper une douzaine de réflexions d'une
+ignorance naïve, privées de syntaxe et parfois de grammaire, dans la
+moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un
+poète; danger auquel il n'échappe d'ordinaire, qu'en se retranchant
+derrière une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le
+poète.
+
+Il faudrait aussi qu'une tradition sacrée commande au patriciat de
+dédaigner ces menues manifestations de l'art à bon marché, qui sous
+forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies
+coloriées, de mauvaise peinture, d'infâme sculpture, de hochets peints,
+pétris, chantés, joués, que les artistes ont honte de fabriquer,
+devraient être reléguées plus bas, défrayer les plaisirs de plus
+modestes demeures que celles dont les portes sont surmontées d'un blason
+séculaire.--Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au
+patriciat, de ne se complaire que dans la haute poésie et dans le grand
+art; de ne protéger que les poètes qui chantent les plus nobles
+sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux héroïsmes, les
+plus parfaites délicatesses, les plus idéales tendresses, l'amour le
+plus pur, le pardon le plus généreux, le dévouement le plus
+désintéressé, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'âme
+humaine dans ces régions d'une haute spiritualité, dont l'atmosphère
+l'élève et la fait vivre au-dessus des préoccupations égoïstes et
+épicuriennes, que la poursuite des intérêts matériels ou spéciaux
+réveillent et nourrissent dans les autres classes de la société. Même
+dans celles de la science, où les passions ne répudient pas toujours
+assez les injustices de l'irritabilité et les convoitises d'une vanité
+effrénée, pour atteindre aux sphères supérieures et sereines de la haute
+poésie et du grand art!
+
+Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le
+tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint
+d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que
+dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses
+«costumes» d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une
+allure triviale, dans ses manières qui, ayant perdu toute distinction,
+ne laissent plus apercevoir aucune différence avec celle des «bons
+bourgeois de Paris!» Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant à
+sa juste hauteur, reprenne son droit inné de «donner le ton», pour
+imposer effectivement le «bon ton»;--le bon ton dont la vraie
+caractéristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui
+pensent, réfléchissent, motivent leurs jugements, en même temps qu'il
+impose sa mode à cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que
+composent les ravissantes nullités de salons, disposant d'un auditoire
+exquis et de rentes héréditaires à bien employer.
+
+Mais, en eût-il été pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement été;
+eût-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exaltées
+qu'il méritait si bien, dans ces salons renommés où le bon goût semble
+être seul appelé à régner, dans ce monde superlatif dont les indigènes
+se figurent bien être d'une autre pâte que le reste des mortels; Chopin
+eût-il été entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans
+tous les climats; eût-il obtenu ces triomphes éclatants qui créent un
+capitole partout où les populations saluent l'honneur et le génie;
+eût-il été connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'être que
+par des centaines d'auditoires émus, nous ne nous arrêterions pourtant
+point à cette partie de sa carrière pour en énumérer les succès.
+
+Que sont les bouquets à ceux dont le front appelle d'immortels lauriers?
+Les éphémères sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent
+qu'à peine en présence d'une tombe que réclament de plus entières
+gloires. Les créations de Chopin sont destinées à porter dans des
+nations et des années lointaines, ces joies, ces consolations, ces
+bienfaisantes émotions, que les œuvres de l'art réveillent dans les âmes
+souffrantes, altérées et défaillantes, persévérantes et croyantes,
+auxquelles elles sont dédiées, établissant ainsi un lien continu entre
+les natures élevées, sur quelque coin de terre, dans quelque période des
+temps qu'elles aient vécu, mal devinées de leurs contemporains quand
+elles ont gardé le silence, souvent mal comprises quand elles ont parlé!
+
+«Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en même qu'on peut
+commodément cueillir durant une promenade.» Celles-ci charment quelques
+instants par leur fraîcheur embaumée, mais nous ne saurions les placer à
+côté de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail
+constant et exemplaire, par un amour sérieux de l'art, par un douloureux
+ressentiment des émotions qu'il a si bien exprimées. Puisqu'il n'a point
+cherché avec une mesquine avidité ces couronnes faciles, dont plus d'un
+de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il vécut homme pur,
+généreux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble
+des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a passé parmi
+nous comme un fantôme consacré de tout ce que la Pologne récèle de
+poésie,--prenons garde de manquer de révérence à sa mémoire. Ne lui
+tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas
+des couronnes faciles et légères! Élevons nos sentiments en face de ce
+cercueil!
+
+Nous tous qui, _par la grâce de Dieu_, avons le suprême honneur d'être
+artistes, interprètes choisis par la nature elle-même du Beau éternel;
+nous tous qui le sommes devenus, _par droit de conquête aussi bien que
+par droit de naissance_, soit que notre main assouplisse le marbre ou le
+bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui
+grave lentement ses lignes pour la postérité, soit qu'elle coure sur le
+clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses
+phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte
+emprunté à Uranie ou la plume de Melpomène trempée dans le sang, le
+rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accordée
+par la vérité et la justice, apprenons de celui que nous venons de
+perdre, à repousser tout ce qui ne tient pas à l'élite des ambitions de
+l'Art; à concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon
+plus profond que la vogue du jour! Renonçons aussi, pour nous-mêmes, aux
+tristes temps de futilité et de corruption artistique où nous vivons, à
+tout ce qui n'est pas digne de l'art, à tout ce qui ne renferme pas des
+conditions de durée, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque
+parcelle de l'éternelle et immatérielle beauté, qu'il est enjoint à
+l'art de faire resplendir pour resplendir lui-même!
+
+Ressouvenons-nous de l'antique prière des Doriens, dont la simple
+formule était d'une si pieuse poésie lorsqu'ils demandaient aux dieux de
+leur donner, _le Bien par le Beau!_ Au lieu de tant nous mettre en
+travail pour attirer les foules et leur plaire à tout prix,
+appliquons-nous plutôt, comme Chopin, à laisser un céleste écho de ce
+que nous avons ressenti, aimé et souffert! Apprenons enfin de lui et de
+l'exemple qu'il nous a légué, à exiger de nous-mêmes ce qui donne rang
+dans la cité mystique de l'art, plutôt que de demander au présent, sans
+respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, à peine entassées, sont
+incontinent fanées et oubliées!...
+
+En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de
+son vivant ont été remises aux mains de Chopin par _d'illustres égaux_.
+Une admiration enthousiaste lui était vouée par un public, plus resserré
+encore que l'aristocratie musicale dont il fréquentait les salons. Il
+était formé par un groupe de noms célèbres qui s'inclinaient devant lui,
+comme des rois de divers empires rassemblés pour fêter un des leurs,
+pour être initié aux secrets de son pouvoir, pour contempler les
+magnificences de ses trésors, les merveilles de son royaume, les
+grandeurs de sa puissance, les œuvres de sa création. Ceux-là lui
+payaient intégralement le tribut qui lui était dû. Il n'eût pu en être
+autrement dans cette France, dont l'hospitalité sait discerner avec tant
+de goût le rang de ses hôtes.
+
+Les esprits de plus éminents de Paris se sont maintes fois rencontrés
+dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces réunions
+d'artistes d'une périodicité fantastique, telle que se les figure
+l'oisive imagination de quelques cercles cérémonieusement ennuyés;
+telles qu'elles n'ont jamais été, car la gaieté, la verve, l'entrain,
+n'arrivent pour personne à heure fixe, peut-être moins qu'à personne aux
+véritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la _maladie
+sacrée_, orgueil blessé ou défaillance mortelle, il leur faut secouer
+ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs,
+pour s'étourdir et s'amuser à ces jeux pyrotechniques auxquels ils
+excellent; émerveillement des passants ébahis, qui aperçoivent de loin
+en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose,
+quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon,
+sans rien comprendre aux fêtes de l'esprit qui en furent l'occasion.
+
+Malheureusement, la gaieté et la verve ne sont aussi pour les poètes et
+les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre
+eux, plus privilégiés que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de
+surmonter assez leur malaise intérieur, soit pour toujours porter
+lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des
+embarras de la route, soit pour conserver une sérénité bienveillante et
+douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les
+plus sombres, relève les plus taciturnes, encourage les plus découragés,
+leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosphère tiède et légère,
+une liberté d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser
+qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur préoccupation ou leur
+maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou
+toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien
+faible minorité. La grande majorité des êtres d'imagination, d'émotions
+subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes
+adéquates, échappent à la périodicité en toutes choses, surtout en fait
+de gaieté.
+
+Chopin n'appartenait précisément, ni à ceux dont la verve est toujours
+en train, ni à ceux dont la placidité bienveillante met toujours en
+train celle des autres. Mais, il possédait cette grâce innée de la
+bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux
+lois et devoirs de l'hospitalité, lui font encore abdiquer toute
+considération personnelle pour l'astreindre aux désirs et aux plaisirs
+de ceux qu'il reçoit. On aimait à venir chez lui, parce qu'on y était
+charmé et parce qu'on y était à l'aise. On y était bien parce qu'il
+faisait ses hôtes maîtres de toute chose, se mettant lui-même et ce
+qu'il possédait à leurs ordres et service. Munificence sans réserve,
+dont le simple laboureur de race slave ne se départ point en faisant
+les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empressé que l'Arabe sous sa
+tente, compensant tout ce qui manque à la splendeur de sa réception par
+un adage qu'il ne néglige pas de répéter, que répète aussi le grand
+seigneur après un repas d'une abondance homérique, servi sous des
+lambris dorés: _Czym bohal, tym rad!_ Quatre mots qu'on paraphrase ainsi
+aux étrangers: «Toute mon humble richesse est à vous!»[18]. Cette
+formule est débitée avec une grâce et une dignité toutes nationales à
+ses convives, par tout maître de maison qui conserve les minutieuses et
+pittoresques coutumes des anciennes mœurs de la Pologne.
+
+[Note 18: Le Polonais conserve dans son formulaire de politesse une
+forte empreinte des habitudes hyperboliques du langage oriental. Les
+titres de _très puissant_ et _très éclairé Seigneur_, (_Jasnie
+Wielmożny, Jasnie Oswiecony Pan_), sont encore de rigueur. On se donne
+constamment dans la conversation celui de _Bienfaiteur_ (_Dobrodzij_),
+et le salut d'usage entre hommes ou d'homme à femme est: _je tombe à vos
+pieds_ (_padam do nóg_). Celui du peuple est d'une solennité et d'une
+simplicité antiques: _Gloire à Dieu_ (_Slawa Bohu_).]
+
+Après avoir été à même de connaître les usages de l'hospitalité dans son
+pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait à nos réunions chez
+Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi
+dont on ne conserve aucun arrière-goût fade ou amer et qui ne provoque
+aucune réaction d'humeur noire. Quoique peu facile à attirer dans le
+monde et encore moins enclin à recevoir, il devenait chez lui d'une
+prévenance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon où, tout
+en ne paraissant s'occuper de personne, il réussissait à occuper chacun
+de ce qui lui était le plus agréable, à faire envers chacun preuve de
+courtoisie et de dévotieux empressement.
+
+Ce n'est assurément pas sans avoir des répugnances légèrement
+misanthropiques à vaincre, qu'on décidait Chopin à ouvrir sa porte et
+son piano pour ceux auxquels une amitié aussi respectueuse que loyale
+permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans
+doute, se souvient encore de cette première soirée improvisée chez lui
+en dépit de ses refus, alors qu'il demeurait à la Chaussée d'Antin. Son
+appartement, envahi par surprise, n'était éclairé que de quelques
+bougies réunies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait
+particulièrement, à cause de leur sonorité argentine un peu voilée et de
+leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on eût cru appartenir à
+un de ses harmonicas que les anciens maîtres construisaient si
+ingénieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque
+Allemagne conserva le monopole poétique.
+
+Des coins laissés dans l'obscurité semblaient ôter toute borne à cette
+chambre et l'adosser aux ténèbres de l'espace. Dans quelque clair-obscur
+on entrevoyait un meuble revêtu de sa housse blanchâtre, forme
+indistincte, se dressant comme un spectre venu pour écouter les accents
+qui l'avaient appelé. La lumière, concentrée autour du piano, tombait
+sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde épandue, rejoignant
+les clartés incohérentes du foyer où surgissaient de temps à autre des
+flammes orangées, courtes et épaisses, comme des gnomes curieux attirés
+par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et
+d'un ami sympathique et admiratif, présent lui-même cette fois, semblait
+invité à être le constant auditeur du flux et reflux de tons qui
+venaient chanter, rêver, gémir, gronder, murmurer et mourir, sur les
+plages de l'instrument près duquel il était placé. Par un spirituel
+hasard, la nappe réverbérante de la glace ne reflétait, pour le doubler
+à nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la
+Csse d'Agoult, que tant de pinceaux ont copiés, que la gravure vient
+de reproduire pour ceux que charme une plume élégante.
+
+Rassemblées dans la zone lumineuse, plusieurs têtes d'éclatante renommée
+étaient groupées autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes,
+écoutant avec l'intérêt d'un compatriote les narrations que lui faisait
+Chopin sur le mystérieux pays que sa fantaisie éthérée hantait aussi,
+dont il avait aussi exploré les plus délicieux parages. Chopin et lui
+s'entendaient à demi-mot et à demi-son. Le musicien répondait par de
+surprenants récits aux questions que le poète lui faisait tout bas, sur
+ces régions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette
+«nymphe rieuse»[19] dont il voulait savoir «si elle continuait à draper
+son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la même agaçante
+«coquetterie?» Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces
+lieux, il s'informait: «si le Dieu marin à la longue barbe blanche
+poursuivait toujours une certaine naïade espiègle et mutine de son
+risible amour?» Bien instruit de toutes les glorieuses féeries qu'on
+voit _là-bas_, _là-bas_, il demandait: «si les roses y brûlaient d'une
+flamme toujours aussi fière? si au clair de la lune les arbres y
+chantaient toujours aussi harmonieusement?»
+
+[Note 19: Heine, Salon. _Chopin._]
+
+Chopin répondait. Tous deux, après s'être longtemps et familièrement
+entretenus des charmes de cette patrie aérienne, se taisaient
+tristement, pris de ce mal du pays dont Heine était si atteint alors
+qu'il se comparait à ce capitaine hollandais du _Vaisseau fantôme_,
+éternellement roulé avec son équipage sur les froides vagues, «soupirant
+en vain après les épices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en écume
+de mer, les tasses en porcelaine de Chine!...» _Amsterdam! Amsterdam!
+quand reverrons-nous Amsterdam!_«s'écriait-il, pendant que la tempête
+mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de là sur son
+aqueux enfer.--«Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un
+jour l'infortuné capitaine s'exclamait: _Oh! si je reviens à Amsterdam,
+je préférerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les
+quitter!_ Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'était
+l'idéal!»
+
+Heine croyait savoir, à un cheveu près, tout ce qu'avait souffert et
+tout ce qu'avait éprouvé le «pauvre Van der Deken», dans sa terrible et
+incessante course à travers l'océan qui avait enfoncé ses griffes dans
+l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enraciné à son sol
+mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais
+trouver la chaîne pour la briser. Quand le satirique poète le voulait
+bien, il nous racontait les douleurs, les espérances, les désespoirs,
+les tortures, les abbattements des infortunés peuplant ce malheureux
+navire, car il était monté sur ses planches maudites, guidé et ramené
+par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours où l'hôte de sa
+forêt de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus
+amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas,
+pour égayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait
+rêver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait.
+
+Sur cette impérissable carène, Heine et Chopin parcouraient ensemble les
+pôles où l'aurore boréale, brillante visiteuse de leurs longues nuits,
+mire sa large écharpe dans les gigantesques stalactites des glaces
+éternelles; les tropiques où le triangle zodiacal remplace de sa lumière
+ineffable, durant leurs courtes obscurités, les flammes calcinantes qu'y
+distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide,
+et les latitudes où la vie est opprimée et celles où elle est dévorée,
+apprenant à connaître chemin faisant toutes les merveilles célestes qui
+marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuyés sur
+cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses
+qui surplombent majestueusement le nord, jusqu'à l'éclatante croix du
+sud, après laquelle le désert antarctique commence à s'étendre sur les
+têtes comme sous les pieds, ne laissant à l'œil éperdu rien à contempler
+sur un ciel vide et sans phare, étendu au-dessus d'une mer sans rives.
+Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que
+laissent sur l'azur les étoiles filantes, lucioles d'en haut... et ces
+comètes aux incalculables orbites redoutées pour leur étrange splendeur,
+tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et
+inoffensives... et Aldébaran, cet astre distant qui, comme la sinistre
+étincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser
+l'approcher... et ces radieuses Pléides versant à l'œil errant qui les
+cherche une lueur amie et consolatrice, comme une énigmatique promesse!
+
+Heine avait vu toutes ces choses sous les différentes apparences
+qu'elles prennent à chaque méridien! Il en avait vu bien d'autres encore
+dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assisté à la
+cavalcade furieuse d'Hérodiade, ayant aussi ses entrées à la cour du Roi
+des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des
+Hespérides, étant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles à des
+mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque fée, prenant à tâche
+leur vie durant de tenir en échec les mauvaises fortunes en prodiguant
+les joyaux de leurs écrins aux étranges scintillements. Comme il
+entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du
+surnaturel poétique, Chopin nous répétait ses discours, nous racontait
+ses descriptions, nous révélait ses récits, et Heine le laissait faire,
+oubliant notre présence lorsqu'il l'écoutait.
+
+Au soir dont nous parlons, à côté de Heine était assis Meyerbeer, pour
+lequel sont épuisées depuis longtemps toutes les interjections
+admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclopéennes, il passait
+de longs instants à savourer le délectable plaisir de suivre le détail
+des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme
+d'une blonde diaphane.
+
+Plus loin, Adolphe Nourrit; c'était un noble artiste, passionné et
+austère à la fois. Catholique sincère et presque ascétique, il rêvait
+pour l'art, avec toute la ferveur d'un maître du moyen-âge, un avenir
+régénérateur du beau pur, glorificateur du beau immaculé! Dans les
+dernières années de sa vie, il refusait son talent à toutes les scènes
+d'un ordre de sentiments peu élevés ou superficiels, pour servir l'art
+avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses
+manifestations, ne le considérant à toutes les heures du jour, que comme
+un saint tabernacle _dont la beauté forme la splendeur du vrai_.
+Sourdement miné par une mélancolique passion pour le beau, son front
+semblait déjà se marbrer de cette ombre fatale que l'éclat du désespoir
+n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du
+cœur et si ineptes pour les deviner.
+
+Hiller y était aussi: son talent s'apparentait à celui des novateurs
+d'alors, en particulier à Mendelssohn. Nous nous rassemblions
+fréquemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il
+publia dans la suite, dont la première fut son remarquable oratorio, _La
+Destruction de Jérusalem_, il écrivait des morceaux de piano: les
+_Fantômes_, les _Rêveries_, ses vingt-quatre _Études_ dédiées à
+Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achevé, rappellant ces
+études de feuillages où les paysagistes retracent d'aventure tout un
+petit poème d'ombre et de lumière, avec un seul arbre, une seule
+bruyère, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un
+seul motif heureusement et largement traité.
+
+Eugène Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait étonné et
+absorbé devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on
+croyait entendre les frôlements. Se demandait-il quelle palette, quels
+pinceaux, quelle toile il aurait eu à prendre, pour leur donner la vie
+de son art? Se demandait-il si c'est une toile filée par Arachné, un
+pinceau fait des cils d'une fée, une palette, couverte des vapeurs de
+l'arc-en-ciel, qu'il lui eût fallu découvrir? Se plaisait-il à sourire
+en lui-même de ces suppositions et à se livrer tout entier à
+l'impression qui les faisait naître, par l'attrait qu'éprouvent quelques
+grands talents pour ceux qui leur font contraste?...
+
+D'entre nous, celui qui paraissait le plus près de la tombe, le vieux
+Niemcevicz, écoutait avec une gravité morne, un silence et une
+immobilité marmoréennes, ses propres _Chants historiques_, que Chopin
+transformait en dramatiques exécutions pour ce survivant des temps qui
+n'étaient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on
+retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de
+fêtes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les
+héros morts!... Ils remémoraient ensemble cette longue suite de gloires,
+de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant
+le présent pour une illusion, les croyait ressuscités, tant ces fantômes
+avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin!
+--Séparéde tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa
+silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours
+trouver--«amer le sel de l'étranger et son escalier dur à monter...»
+Chopin avait beau lui parler de _Grażyna_ et de _Wallenrod_, ce _Conrad_
+demeurait comme sourd à ces beaux accents; sa présence seule témoignait
+qu'il les comprenait. Il lui semblait, à juste titre, que nul n'avait
+droit d'en exiger plus de lui!...
+
+Enfoncée dans un fauteuil, accoudée sur la console, Mme Sand était
+curieusement attentive, gracieusement subjugée. Elle donnait à cette
+audition toute la réverbération de son génie ardent, qu'elle croyait
+doué de la rare faculté réservé à quelques élus, d'apercevoir le beau
+sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas
+être cette _seconde vue_, dont toutes les nations ont reconnu chez les
+femmes inspirées les dons supérieurs? Magie du regard qui fait tomber
+devant elles l'écorce, la larve, l'enveloppe grossière du contour, pour
+leur faire contempler dans son essence invisible l'âme du poète qui s'y
+est incarnée, l'idéal que l'artiste a conjuré sous le torrent des notes
+ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les
+alignements de la pierre, sous les rhythmes mystérieux des strophes ou
+les furieuses interjections du drame! Cette faculté n'est que vaguement
+ressentie par la plupart de celles qui en sont douées; sa manifestation
+suprême se révèle dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du
+passé, prophétique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se
+plaît à le supposer, elle dispense les organisations étranges qu'elle
+illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule
+pesamment vers les régions ésotériques qu'elles atteignent de
+prime-saut. Cette faculté prend son essor, bien moins dans l'étude des
+arcanes de la science qui analyse, que dans une fréquente familiarité
+avec les merveilleuses synthèses de la nature et de l'art.
+
+C'est dans l'accoutumance de ces tête à tête avec la création qui font
+l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit à la
+nature, en même temps à l'art, le mot caché dans les harmonies infinies
+de lignes, de sons, de lumières, de fracas et de gazouillements,
+d'épouvantés et de voluptés! Assemblage écrasant qui, affronté et sondé
+avec un courage que n'abat aucun mystère, que ne lasse aucune lenteur,
+laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformités,
+des rapports de nos sens à nos sentiments et nous permet de
+simultanément connaître les ligaments occultes, qui relient des
+dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antithèses
+équivalentes, ainsi, que les abîmes qui séparent, d'un étroit mais
+infranchissable espace, ce qui est destiné à se rapprocher sans se
+confondre, à se ressembler sans se mélanger. Avoir écouté de bonne heure
+les chuchotements par lesquels la nature initie ses privilégiés à ses
+rites mystiques, est un des apanages du poète. Avoir appris d'elle à
+pénétrer ce que l'homme rêve lorsqu'il crée à son tour et que, dans ses
+œuvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les
+gazouillements, les épouvantes et les voluptés, est un don plus subtil
+encore, que la femme-poète possède à un double droit; de par l'intuition
+de son cœur et de son génie.
+
+Après avoir nommé celle dont l'énergique personnalité et l'impérieuse
+fascination inspirèrent, à la frêle et délicate nature de Chopin, une
+admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux détruit des vases
+trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces
+limbes du passé dans lequel flottent tant d'indécises images,
+d'indécises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances;
+dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque
+sentiment né inviable! Hélas! De tant d'intérêts, de tendances et de
+désirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une époque durant
+laquelle ont été fortuitement rassemblées quelques hautes âmes et
+lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient possédé un
+principe de vitalité suffisante pour les faire survivre à toutes les
+causes de mort qui entourent à son berceau chaque idée, chaque
+sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, à quelque
+instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot
+d'une tristesse suprême: _Heureux s'il était mort! Plus heureux s'il
+n'était pas né!_ De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de
+nobles cœurs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette
+malédiction suprême? Il n'en est peut-être pas un seul qui, s'il était
+rallumé de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicidé qui
+dans le poème de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa
+vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait apparaître sans les
+meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui défigurèrent sa
+primitive beauté et souillèrent sa candeur?
+
+D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui
+cette beauté et cette candeur aient eu des enchantements assez
+puissants et assez de céleste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas à
+craindre, après qu'il eût défailli et expiré, d'être désavoué par ceux
+dont il avait fait la joie et le tourment? Quel sépulcral dénombrement
+ne faudrait-il pas commencer pour les évoquer un à un, en leur demandant
+compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de
+cœurs où il leur fut donné si libéralement accès et dans le monde où
+régnaient ces cœurs, qu'ils ont embelli, bouleversé, illuminé, dévasté,
+au gré de leurs hasards?...
+
+Mais, si parmi les hommes qui ont formé ces groupes, dont chaque membre
+a attiré sur lui l'attention de bien des âmes et porté dans sa
+conscience l'aiguillon de bien des responsabilités, il en est un qui n'a
+point permis à ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui
+les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui,
+élaguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts
+les plus suaves parfums, n'a légué à l'art que le patrimoine intact de
+ses élévations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements,
+reconnaissons en lui en de ces prédestinés dont la poésie populaire
+constatait l'existence par sa foi dans les _bons génies_. En attribuant
+à ces êtres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature
+supérieure à celle du vulgaire, n'a-t-elle pas été magnifiquement
+confirmée par un grand poète italien qui définissait le génie _une
+empreinte plus forte de la_ Divinité? (Manzoni.) Inclinons-nous devant
+tous ceux qui ont été ainsi plus profondément marqués du sceau mystique;
+mais vénérons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin,
+n'ont employé cette suprématie que pour donner vie et expression aux
+plus beaux sentiments.
+
+
+
+
+V.
+
+
+Une curiosité naturelle s'attache à la biographie des hommes qui ont
+consacré de grands talents à glorifier de nobles sentiments, dans des
+œuvres d'art où ils brillent comme de splendides météores aux yeux de la
+foule, surprise et ravie.
+
+Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques
+qu'ils réveillent, à leurs noms qu'elle divinise aussitôt, dont elle
+voudrait immédiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur,
+inclinée qu'elle est à croire que ceux qui savent si bien exprimer et
+faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas
+d'autres. Mais à cette bienveillante prévention, à cette présomption
+favorable, s'ajoute nécessairement le besoin de les voir justifiées par
+ceux qui en sont l'objet, ratifiées par leurs vies. Quand dans ses
+productions on voit le cœur du poète, sentir avec une si exquise
+délicatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide
+intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer;
+peindre l'amour tel que le rêve l'adolescence et tel qu'on en désespère
+plus tard; quand on voit son génie dominer de si grandes situations,
+s'élever avec calme au-dessus de toutes les péripéties de l'humaine
+destinée, trouver dans les entrelacements de ses nœuds inextricables des
+fils qui la délient fièrement et victorieusement, planer au-dessus de
+toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des
+sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le
+voit posséder le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et
+des plus augustes simplicités du courage, comment ne se demanderait-on
+pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance
+sincère en ces sentiments,--ou bien--une habile abstraction de la
+pensée, un jeu de l'esprit?
+
+On s'informe, pourrait-il en être autrement? on cherche en quoi ces
+hommes, si épris du beau, ont fait différer leurs existences de celles
+du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la poésie, alors
+qu'elle était aux prises avec les réalités de la vie et ses intérêts
+positifs?... En combien ces ineffables émotions de l'amour que le poète
+chante, étaient effectivement dégagées des aigreurs et des moisissures
+qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles étaient à l'abri
+de cette évaporation et de cette inconstance qui habituent à n'en plus
+tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont éprouvé de si nobles
+indignations, ont toujours été équitables!... Si ceux qui ont exalté
+l'intégrité, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui
+ont tant vanté l'honneur, n'ont jamais été timides?... Si ceux qui ont
+fait admirer la fortitude, n'ont jamais transigé avec leurs
+faiblesses?...
+
+Beaucoup ont intérêt à connaître les transactions acceptées entre
+l'honneur, la loyauté, la délicatesse, et les avantages ambitieux, les
+profits vaniteux, les gains matériels, acquis à leurs dépens, par ceux
+auxquels fut départie la belle tâche d'entretenir notre foi et notre
+attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans
+l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour
+beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si
+bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie,
+servent à prouver avec évidence qu'il y a impossibilité ou niaiserie à
+les refuser. Ils s'en prévalent pour affirmer hautement que ces
+transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin,
+entre le laid et le beau éthique, sont inhérents à la fragilité de notre
+être et à la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des
+êtres et des choses à la fois.
+
+Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un déplorable
+appui aux assertions ricaneuses des «réalistes» en morale, avec quelle
+hâte n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du poète, de vains
+simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prêchant les
+doctrines savamment préméditées d'une mielleuse et farouche
+hypocrisie... d'un perpétuel et secret désaccord entre les discours et
+les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces
+exemples aux âmes inquiètes et faibles, dont les aspirations juveniles,
+dont les convictions de la valeur décroissantes essayent encore de se
+soustraire à ces tristes pactes! De quel fatal découragement celles-ci
+ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les
+séduisantes insinuations, qui se présentent à chaque détour du chemin de
+la vie, en songeant que les cœurs les plus ardemment épris de sublime,
+les plus initiés aux susceptibilités de la délicatesse, les plus touchés
+par les beautés de la candeur, ont pourtant renié dans leurs actes les
+objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoissés ne
+sont-elles pas saisies et dévorées devant ces flagrantes
+contradictions!...
+
+Mais, ce qui peut-être fait le plus de peine à voir, ce sont les cruels
+sarcasmes déversés sur leurs souffrances par ceux qui répètent: _la
+Poésie, c'est ce qui aurait pu être_... se complaisant ainsi à la
+blasphémer par leur coupable négation!--Non!--Tous les dieux
+l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences
+l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le
+répètent, toutes les belles âmes le sentent, tous les héros en
+témoignent, toutes les saintetés le proclament, la poésie n'est point
+l'ombre de notre imagination, projetée et grandie démesurément sur le
+plan fuyant de l'impossible! «La Poésie et la Réalité»--_(Dichtung und
+Wahrheit)_--ne sont point deux éléments incompatibles, destinés à se
+côtoyer sans jamais se pénétrer, de l'aveu même de Goethe qui disait
+d'un poète contemporain, «qu'ayant vécu pour créer des poèmes, il avait
+fait de sa vie un poème!»--(_Er lebte dichtend und dichtete lebend_).
+Goethe était trop poète lui-même pour ne pas savoir que la poésie
+n'existe que parce qu'elle trouve son éternelle réalité dans les plus
+beaux instincts du cœur humain. C'est là le secret que, sur ses vieux
+jours, le «vieillard olympien» disait avoir _emmystèré_--_eingeheimnisst_--dans
+ce vaste poème de Faust, dont la dernière scène nous montre comment
+la _Poésie_, qui fut déchaînée par l'imagination sur toutes les latitudes
+du monde, emportée par la fantaisie sur tous les domaines de l'histoire,
+rentre dans les sphères célestes guidée par la _Réalité_ de l'amour et du
+repentir, de l'expiation et de l'intercession!
+
+Il nous est arrivé de dire autrefois: _Aussi bien que noblesse, génie
+oblige_[20]. Aujourd'hui, nous voudrions dire: _Plus que noblesse, génie
+oblige_, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute
+chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le génie vient de Dieu et,
+comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si
+l'homme ne _l'imperfectionnait_. C'est lui qui le défigure, le dénature,
+le dégrade, au gré de ses passions, de ses illusions, de ses
+vindications! Le _génie_ a sa mission; son nom le dit déjà en
+l'assimilant à ces êtres célestes qui sont les _messagers_ de la bonne
+providence. Quand le génie est départi à l'artiste et au poète, sa
+mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une
+divine révélation a seule autorité d'imposer, qu'une noble philosophie
+rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le génie de la
+poésie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai,
+devant l'imagination charmée et surélevée; de stimuler au bien par le
+beau, des cœurs émus, entraînés vers ces hautes régions de la vie
+morale, où la générosité se change en délices, où le sacrifice se
+transforme en volupté, où l'héroïsme devient un besoin, où, la
+_com-passion_ remplaçant la _passion_, l'amour dédaigne de rien
+demander, sachant que dès lors il trouvera toujours en lui-même de quoi
+donner! L'art et la poésie sont donc les auxiliaires de la révélation et
+de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que
+l'indescriptible éclat des couleurs et la vague harmonie des tons le
+sont à la parfaite intégrité de la nature!
+
+[Note 20: Sur Paganini, après sa mort.]
+
+Aussi, l'interprète du beau dans la poésie et dans l'art doit-il,--le
+mot _devoir_ n'est-il pas synonyme de _dette_?--tout comme l'interprète
+du vrai et du bien divin, tout comme l'interprète de la raison et de la
+conscience humaines, après avoir agi par les œuvres de son intelligence,
+de son imagination, de son inspiration, de ses méditations, agir encore
+par les actes de sa vie; accorder à un même diapason son chant et son
+dire, son dire et son faire! Il se le doit à lui-même, il le doit à son
+art et à sa muse, afin qu'on n'accuse point sa poésie d'être un subtil
+fantôme et son art de n'être qu'un jeu puéril. Le génie du poète et de
+l'artiste ne peut doter la poésie d'une incontestable réalité et l'art
+d'une auguste majesté, qu'en donnant à leurs plus hautes et plus pures
+aspirations la fécondité solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la
+foi à l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et
+du poète, la majesté de l'art est abaissée, raillée; la réalité de la
+poésie est contestée, mise en suspicion, niée!
+
+L'exemple de la froide austérité ou du désintéressement absolu de
+quelques caractères rigides suffit, il est vrai, à l'admiration des
+natures calmes et réfléchies. Mais les organisations plus passionnées et
+plus mobiles, à qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent
+vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achetés à tout
+prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui
+n'ont rien d'énigmatique, rien de sinueux, rien de transportant.
+Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces
+organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvés à la
+bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements où
+l'âme se construit une aire. Elles se libèrent volontiers des autorités
+séniles; elles déclinent leur compétence. Elles les accusent d'accaparer
+le monde au profit de leurs sèches passions, de vouloir disposer les
+effets de causes qui leur échappent, de proclamer des lois dans des
+sphères où elles ne peuvent pénétrer! Elles passent outre devant les
+silencieuses gravités de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation
+pour le beau.
+
+La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interpréter les silences, de
+résoudre leurs problèmes? Les battements de son cœur sont trop
+précipités pour lui laisser la claire-vue des souffrances cachées, des
+combats mystérieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois
+le tranquille coup-d'œil de l'homme de bien. Les âmes agitées ne
+conçoivent que mal les calmes simplicités du juste, les héroïques
+sourires du stoïcisme. Il leur faut de l'exaltation, des émotions.
+L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la métaphore
+leur inspire des convictions! À la fatigue des arguments, elles
+préfèrent la conclusion des entraînements. Mais, comme chez elles le
+sens du bien et du mal ne s'émousse que lentement, elles ne passent
+point brusquement de l'un à l'autre; elles commencent par diriger leurs
+regards avec une avide curiosité vers ces nobles poètes qui les ont
+entraînés par leurs métaphores, vers ces grands artistes qui les ont
+émus par leurs images, charmés par leurs élans. C'est à eux qu'elles
+demandent le dernier mot de ces élans et de ces enthousiasmes!
+
+Aux heures déchirées où, au milieu de la tourmente du sort, le sens
+secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie,
+deviennent comme un lourd et importun trésor, capable de faire chavirer
+la frêle barque d'une destinée ou d'une passion si on ne les jette
+par-dessus bord, dans l'abîme de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont
+traversé les périls n'a manqué d'évoquer, alors qu'un cruel naufrage le
+menaçait, des ombres et des mânes glorieux, pour s'informer jusqu'à quel
+point leurs aspirations ont été vivaces et sincères? Pour s'enquérir
+avec un ingénieux discernement, de ce qui chez eux était un
+divertissement, une spéculation de l'esprit, et de ce qui formait une
+constante habitude de sentiment?--C'est à ces heures aussi que le
+dénigrement, qui à d'autres moments fut écarté et chassé, réapparaît.
+Pour le coup, il ne chôme pas; il s'empare avidement des faiblesses, des
+fautes, des oublis de ceux qui ont flétri les fautes et les faiblesses:
+il n'en omet aucune. Il attire à lui ce butin, compulse ces faits, pour
+s'arroger un droit de dédain sur l'inspiration, à laquelle il n'accorde
+d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-goût, un
+divertissement de haut-goût, comme se les procurent les patriciens de
+tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation!
+Mais, il dénie obstinément à l'inspiration du poète, à l'enthousiasme de
+l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos résolutions, nos
+acquiescements ou nos refus.
+
+Le dénigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant
+tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour répandre
+sa noire semence sur les pages brillantes où flottent les plus purs
+désirs du cœur, les plus nobles rêves de l'imagination. Puis, il demande
+avec l'ironie de la victoire: À quoi bon prendre au sérieux ces
+excursions dans un domaine où ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur
+attribuer à ces émotions et à ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au
+calcul de l'intérêt, ne recouvrant que les intérêts de l'égoïsme?
+Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine?
+Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des
+sentiments stériles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le
+foyer du tiers-état, la veillée de la chaumière, mais où les âmes naïves
+prennent seules au sérieux la fiction, en croyant bonassement que la
+poésie peut devenir une réalité!...
+
+Avec quelle arrogante dérision le dénigrement ne sait-il pas alors
+rapprocher, mettre en regard, le noble élan et l'indigne condescendance
+du poète, le beau chant et la coupable légèreté de l'artiste! Quelle
+supériorité ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux mérites des _honnêtes
+gens_, qu'il considère comme des crustacés, destinés à ne connaître que
+les immobilités d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux
+enorgueillissements de ces fiers stoïciens, qui ne parviennent pas à
+répudier, même aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune,
+avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immédiates!... Quel
+avantage le dénigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance
+logique de ses poursuites avec ses négations! Comme il triomphe
+lestement des hésitations, des incertitudes, des répugnances de ceux qui
+voudraient encore croire possible la réunion des sentiments ardents, des
+impressions passionnées, des dons de l'intelligence, de l'intuition
+poétique, avec un caractère intègre, une vie intacte, une conduite qui
+ne dément jamais l'idéal poétique!
+
+Comment alors ne pas être affecté de la plus noble des tristesses,
+toutes les fois qu'on s'aheurte à un fait qui nous montre le poète
+désobéissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent,
+qui lui enseigneraient si bien à faire de sa vie le plus beau de ses
+poèmes? Quels désastreux scepticismes, quels regrettables
+découragements, quelles douloureuses apostasies, n'entraînent pas après
+elles les défaillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de
+la révélation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer mépris
+de la philosophie humaine, et ne savent plus à quoi se fier, à qui
+croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni
+croire au génie!
+
+Et pourtant, elle serait sacrilège la voix qui confondrait ses écarts
+dans un même anathème, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur
+vantarde! Elle serait sacrilège, car si l'action du poète a parfois
+menti à son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux renié son
+action?... Son œuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus
+efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!--Le mal est
+contagieux, mais le bien est fécond!--Si les contemporains ont été
+souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le génie en flagrant
+délit, devant le poète qui se vautre dans les fanges dorées d'un luxe
+mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et
+outragent le bien, la postérité oublie ces méchants rois de la pensée,
+comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland,
+méconnut le caractère sacré du barde! Le jour vient où elle jette leur
+mémoire aux gémonies du non-être! Elle ne connaît plus leur histoire,
+pendant que, de siècle en siècle, elle abreuve de leurs œuvres sublimes,
+les générations qui ont la soif du beau!
+
+Le poète apostat, l'artiste renégat, ne sauraient donc jamais être
+comparés à ces hommes dont la mort ne laisse après eux que la mauvaise
+odeur de leurs vices, les ruines accumulées par leurs méfaits, les
+débris informes amoncelés par qui, _ayant semé le vent a recueilli la
+tempête!_ De tels êtres ne rachètent point un mal transitoire, par un
+bien durable. Il serait donc injuste de flétrir le poète et l'artiste,
+avant d'avoir flétri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui
+porte indignement un nom déjà illustre, le financier qui verse des flots
+d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord
+sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de
+procéder contre le poète et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent
+en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passèrent
+les premiers sur le théâtre du grand-monde, sur les pavois d'une
+renommée scandaleuse et enviée, sur les tréteaux élégants et
+enguirlandés d'une mode parasite et d'un succès bâtard, eux, qui n'ont
+aucune rançon pour les affranchir devant les sentences d'une sainte
+indignation! Le poète et l'artiste possèdent cette rançon. Qu'ils ne
+comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas!
+
+En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son
+regard d'aigle, habitué à fixer le soleil; devant des avantages plus
+éphémères que la vague scintillante, indignes de sa cure, le poète n'en
+a pas moins glorifié les sentiments qui le condamnaient et qui, en
+pénétrant ses œuvres, leur ont donné une action d'une portée plus vaste
+que celle de sa vie privée. En succombant aux tentations d'un amour
+impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des
+faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle
+auréole l'idéal de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'austérité et
+ses innocences! Ses créations lui survivent, pour faire aimer le vrai et
+stimuler au bien des milliers d'âmes, venues au monde après que la
+sienne aura expié ailleurs les fautes qu'elle a commises, en
+s'illuminant du _bien-fait_ qu'elle a rêvé.--Oui!--Cela est certain! Les
+œuvres du poète et de l'artiste ont consolé, rasséréné, édifié plus
+d'âmes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en
+abattre!
+
+L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses héros ont une
+vie indépendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des
+manifestations de l'éternelle beauté! Plus durables que lui, elles
+passent de générations en générations, intactes et immarcessibles,
+renfermant en elles-mêmes une virtuelle faculté de rédemption pour leur
+auteur.--Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une
+belle action, l'on peut dire aussi de toute belle œuvre qu'elle est une
+bonne œuvre.--Est-ce que le vrai ne s'en dégage pas nécessairement en
+quelque manière, à travers les fissures du beau, le faux ne pouvant
+engendrer _a lui seul_ que le laid? Est-ce que, pour les natures plus
+impressionnables que réfléchies, plus sensibles que conséquentes, le
+bien ne se dégage pas du beau plus sûrement presque que du vrai, parce
+qu'en toute manière celui-ci est la source de l'un et de l'autre?
+
+S'il est advenu, hélas! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalisé
+leurs aspirations en donnent à leur idéal l'impérieux ascendant d'une
+entraînante éloquence, étouffèrent pourtant ces aspirations et foulèrent
+un jour aux pieds leur idéal, entraînant ainsi par leur funeste exemple
+bien des âmes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses,
+combien n'y en a-t-il pas à côté de celles-ci, qu'ils ont secrètement
+confirmées, encouragées, fortifiées dans le vrai ou le bien, par les
+évocations de leur génie! L'indulgence ne serait peut-être que justice
+pour eux; mais qu'il est dur de réclamer justice! Combien il déplaît
+d'avoir à défendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors
+qu'on ne voudrait que vénérer!...
+
+Aussi, quel doux orgueil l'ami n'éprouve-t-il pas à remémorer une
+carrière dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de
+contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille
+remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extrêmes qu'on ait à
+plaindre comme la conséquence d'un excès de causes. Avec quel doux
+orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est
+pas seulement réservé aux natures apathiques, que ne séduisent aucunes
+fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles
+d'aucune illusion, qui se bornent aisément aux strictes observances et
+aux abstinences routinières des lois honorées et honorables, de
+prétendre à cette élévation d'âme que ne soumet aucun revers, qui ne se
+dément à aucun instant! À ce titre le souvenir de Chopin restera
+doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontrés sur sa
+route, comme à ces amis inconnus que les chants du poète lui acquièrent;
+comme aux artistes qui, en lui succédant, s'attacheront à être dignes de
+lui!
+
+Dans aucun de ses nombreux replis, le caractère de Chopin n'a recelé un
+seul mouvement, une seule impulsion, qui ne fût dictée par le plus
+délicat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et
+cependant, jamais nature ne fut plus appelée à se faire pardonner des
+travers, des singularités abruptes, des défauts excusables, mais
+insupportables. Son imagination était ardente, ses sentiments allaient
+jusqu'à la violence,--son organisation physique était faible et
+maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste?
+Elles ont dû être poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il
+se garda religieusement son propre secret; il déroba ses souffrances à
+tous les regards sous l'impénétrable sérénité d'une fière résignation.
+
+La délicatesse de sa constitution et de son cœur, en lui imposant le
+féminin martyre des tortures à jamais inavouées, donnèrent à sa destinée
+quelques-uns des traits des destinées féminines. Exclu par sa santé de
+l'arène haletante des activités ordinaires, sans goût pour ce
+bourdonnement inutile où quelques abeilles se joignent à tant de frelons
+en y dépensant la surabondance de leurs forces, il se créa une alvéole à
+l'écart des chemins trop frayés et trop fréquentés. Ni aventures, ni
+complications, ni épisodes, n'ont marqué dans sa vie qu'il a simplifiée,
+quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce résultat
+peu aisé à obtenir. Ses sentiments et ses impressions en formèrent les
+événements, plus marquants et plus importants pour lui que les
+changements et les accidents de dehors. Les leçons qu'il donna
+constamment, avec régularité et assiduité, furent comme sa tâche
+domestique et journalière, accomplie avec conscience et satisfaction.
+Il épancha son cœur dans ses compositions, comme d'autres l'épanchent
+dans la prière, y versant toutes ces effusions refoulées, ces tristesses
+inexprimées, ces regrets indicibles, que les âmes pieuses versent dans
+leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses œuvres, ce qu'elles ne
+disent qu'à genoux: ces mystères de passion et de douleur qu'il a été
+permis à l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas
+été donné de les exprimer en paroles.
+
+Le souci que Chopin prit d'éviter ce zigzag de la vie, que les allemands
+appelleraient _anti-esthétique_, (_unästhetisch_); le soin qu'il eut
+d'en élaguer les hors-d'œuvres, l'émiettement en parcelles informes et
+insubstantielles, en a éloigné les incidents nombreux. Quelques lignes
+vagues enveloppent son image comme une fumée bleuâtre, disparaissant
+sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne
+s'est mêlé à aucune action, à aucun drame, à aucun nœud, à aucun
+dénouement. Il n'a exercé d'influence décisive sur aucune existence. Sa
+passion n'a jamais empiété sur aucun désir; il n'a étreint, ni massé,
+aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotisé aucun cœur, il
+n'a posé une main conquérante sur aucune destinée: il ne chercha rien,
+il eût dédaigné de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de
+lui:
+
+ _Brama assai, poco spera, nulla chiede._
+
+Mais aussi, échappait-il à tous les liens, à tous les rapports, à
+toutes les amitiés, qui eussent voulu l'entraîner à leur suite et le
+pousser dans de plus tumultueuses sphères. Prêt à tout donner, il ne se
+donnait pas lui-même. Peut-être savait-il quel dévouement exclusif sa
+constance eût été digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa
+fidélité eût été digne de comprendre, de partager! Peut-être pensait-il,
+comme quelques âmes ambitieuses, que l'amour et l'amitié s'ils ne sont
+tout, ne sont rien! Peut-être lui a-t-il coûté plus d'efforts pour en
+accepter le partage, qu'il ne lui en eût fallu pour ne jamais effleurer
+ces sentiments et n'en connaître qu'un idéal désespéré!--S'il en a été
+ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait guère ni d'amour, ni
+d'amitié. Il n'était pas exigeant, comme ceux dont les droits et les
+justes exigences dépasseraient de beaucoup ce qu'on aurait à leur
+offrir. Ses plus intimes connaissances ne pénétraient pas jusqu'à ce
+réduit sacré où habitait le secret mobile de son âme, absent du reste de
+sa vie: réduit si dissimulé, qu'on en soupçonnait à peine l'existence!
+
+Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'intéresser qu'à
+ce qui préoccupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de
+leur personnalité pour les ramener à la sienne. S'il livrait peu de son
+temps, en revanche ne se réservait-il rien de celui qu'il accordait. Ce
+qu'il eût rêvé, ce qu'il eût souhaité, voulu, conquis, si sa main
+blanche et effilée avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or
+de sa lyre, nul ne le lui a jamais demandé, nul en sa présence n'eut eu
+le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets
+émouvants. Il glissait dessus et, comme il était peu prodigue de ses
+instants, la causerie était facilement absorbée par les détails du jour.
+Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en
+digressions, dont il eût pu devenir le sujet. Son individualité
+n'appelait guère les investigations de la curiosité, les pensées
+chercheuses et les stratagèmes scrutateurs; il plaisait trop pour faire
+réfléchir.
+
+L'ensemble de sa personne, étant harmonieux, ne paraissait demander
+aucun commentaire. Son regard bleu était plus spirituel que rêveur; son
+sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence
+de son teint séduisaient l'œil, ses cheveux blonds étaient soyeux, son
+nez recourbé expressivement accentué, sa stature peu élevée, ses membres
+frêles. Ses gestes étaient gracieux et multipliés; le timbre de sa voix
+un peu assourdi, souvent étouffé. Ses allures avaient une telle
+distinction et ses manières un tel cachet de haute compagnie,
+qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence
+faisait penser à celle des convolvulus, balançant sur des tiges d'une
+incroyable finesse leurs coupes divinement colorées, mais d'un si
+vaporeux tissu que le moindre contact les déchire.
+
+Il portait dans le monde l'égalité d'humeur des personnes que ne trouble
+aucun ennui, car elles ne s'attendent à aucun intérêt. D'habitude il
+était gai; son esprit caustique dénichait rapidement le ridicule bien
+au-delà des superficies où il frappe tous les yeux. Il déployait dans la
+pantomime une verve drolatique, longtemps inépuisée. Il s'amusait
+souvent à reproduire, dans des improvisations comiques, les formules
+musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; à répéter leur
+gestes et leurs mouvements, à contrefaire leur visage, avec un talent
+qui commentait en une minute toute leur personnalité. Ses traits
+devenaient alors méconnaissables, il leur faisait subir les plus
+étranges métamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque,
+il ne perdait jamais sa grâce native; la grimace ne parvenait même pas à
+l'enlaidir. Sa gaieté était d'autant plus piquante, qu'il en
+restreignait les limites avec un parfait bon goût et un éloignement
+ombrageux de ce qui pouvait le dépasser. À aucun des instants de la plus
+entière familiarité, il ne trouvait qu'une parole malséante, une
+vivacité déplacée, puissent ne point être choquantes.
+
+Déjà en sa qualité de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son
+constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres célébrités du
+temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrés, ne manqua pas
+d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses réponses ironiques,
+ses procédés à double sens. Il avait entre autres de mordantes répliques
+pour ceux qui eussent essayé d'exploiter indiscrètement son talent.
+Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit à un amphitryon mal avisé,
+lorsqu'après avoir quitté la salle à manger il lui montra un piano
+ouvert! Ayant eu la bonhomie d'espérer et de promettre à ses convives,
+comme un rare dessert, quelque morceau exécuté par lui, il put
+s'apercevoir qu'en comptant sans son hôte on compte deux fois. Chopin
+refusa d'abord; fatigué enfin par une insistance désagréablement
+indiscrète: «Ah! monsieur», dit-il de sa voix la plus étouffée, comme
+pour mieux acérer sa parole, «je n'ai presque pas dîné!»--Toutefois, ce
+genre d'esprit était chez lui plutôt une habilité acquise qu'un plaisir
+naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'épée, parer et toucher!
+Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se dégantait
+et jetait bas la visière, pour n'y plus songer.
+
+Par une exclusion absolue de tout discours dont il eût été l'objet, par
+une discrétion jamais abandonné sur ses propres sentiments, il réussit à
+toujours laisser après lui cette impression si chère au vulgaire
+distingué, d'une présence qui nous charme sans que nous ayons à redouter
+qu'elle apporte avec elle les charges de ses bénéfices, qu'elle fasse
+succéder aux épanchements de ses gaietés entraînantes, les tristesses
+qu'imposent les confidences mélancoliques et les visages assombris,
+réactions inévitables dans les natures dont on peut dire: _Ubi mel, ibi
+sel_. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux
+douloureux sentiments qui causent ces réactions, quoiqu'elles aient
+même pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque
+chose comme de l'admiration, il ne les goûte qu'à distance. Il fuit leur
+approche incommode à ses stagnants repos, aussi empressé à s'apitoyer
+avec emphase à leur description, qu'à se détourner de leur vue. La
+présence de Chopin était donc toujours fêtée. N'espérant point être
+deviné, dédaignant de se raconter lui-même, il s'occupait si fort de
+tout ce qui n'était pas lui, que sa personnalité intime restait à
+l'écart, inabordée et inabordable, sous une surface polie et glissante
+où il était impossible de prendre pied.
+
+Quoique rares, il y eut pourtant des instants où nous l'avons surpris
+profondément ému. Nous l'avons vu pâlir et blêmir, au point de gagner
+des teintes vertes et cadavéreuses. Mais dans ses plus vives émotions,
+il resta concentré. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur
+ce qu'il ressentait; une minute de recueillement déroba toujours le
+secret de son impression première. Les mouvements qui y succédaient,
+quelque grâce de spontanéité qu'il sût leur imprimer, étaient déjà
+l'effet d'une réflexion dont l'énergique volonté dominait un bizarre
+conflit de véhémence morale et de faiblesses physiques. Ce constant
+empire exercé sur la violence de son caractère, rappelait la supériorité
+mélancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la
+retenue et l'isolement, sachant l'inutilité des explosions de leurs
+colères et ayant un soin trop jaloux du mystère de leur passion pour le
+trahir gratuitement.
+
+Chopin savait noblement pardonner; nul arrière-goût de rancune ne
+restait dans son cœur contre les personnes qui l'avaient froissé. Mais,
+comme ces froissements pénétraient très avant dans son âme, ils y
+fermentaient en vagues peines et en souffrances intérieures, si bien que
+longtemps après que leurs causes avaient été effacées de sa mémoire il
+en éprouvait encore les morsures secrètes. Malgré cela, à force de
+soumettre ses sentiments à ce qui lui semblait _devoir être_ pour _être
+bien_, il arrivait jusqu'à savoir gré des services offerts par une
+amitié mieux intentionnée que bien instruite, qui contrariait sans s'en
+douter ses susceptibilités cachées. Ces torts de la gaucherie sont
+cependant les plus malaisés à supporter aux natures nerveuses,
+condamnées à réprimer l'expression de leurs emportements et amenées par
+là à une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs,
+tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilité
+sans motif. Comme pourtant, manquer à ce qui lui paraissait la plus
+belle ligne de conduite fut une tentation à laquelle Chopin n'eut pas à
+résister, car probablement elle ne se présenta jamais à lui, il se garda
+de déceler en face d'individualités plus vigoureuses et, par cela seul,
+plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui
+faisaient éprouver leur contact et leur liason.
+
+La réserve de ses entretiens s'étendait aussi à tous les sujets auxquels
+s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne
+faisait pas dans l'étroite circonscription de son activité, qu'on
+arrivait à en préjuger. Sincèrement religieux et attaché au
+catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances
+sans les témoigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le connaître,
+sans avoir de notions exactes sur ses idées à cet égard. Il s'entend de
+soi que, dans le milieu où ses relations intimes le transportèrent peu à
+peu, il dut renoncer à fréquenter les églises, à voir les
+ecclésiastiques, à pratiquer tout naturellement la religion, comme cela
+se fait dans la noble et croyante Pologne où tout homme bien né
+rougirait d'être tenu pour un mauvais catholique, où il considérerait
+comme la dernière des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon
+chrétien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des
+rites religieux, on finit nécessairement par les oublier plus ou moins?
+Cependant, quoique pour ne pas donner à ses nouvelles accointances le
+déplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se détendre ses
+rapports avec les prêtres du clergé polonais de Paris, ceux-ci ne
+cessèrent jamais de le chérir comme un de leurs plus nobles
+compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes
+nouvelles.
+
+Son patriotisme se révéla dans la direction que prit son talent, dans
+ses intimités de choix, dans ses préférences pour ses élèves, dans les
+services fréquents et considérables qu'il aimait à rendre à ses
+compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir à
+exprimer ses sentiments patriotiques, à parler longuement de la Pologne,
+de son passé, de son présent, de son avenir, à toucher aux questions
+historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conquérant,
+l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel,
+les désirs et l'espoir d'une revanche éclatante qui étrangle à son tour
+le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques
+dont la Pologne était l'objet. Chopin qui avait si bien appris à
+l'adorer durant une sorte de trêve dans la longue histoire de ses
+tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre à haïr, à rêver la
+vengeance, à savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et
+déloyal. Il se contentait par conséquent d'aimer le vaincu, de pleurer
+avec l'opprimé, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans
+philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prévisions
+diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des
+aspirations révolutionnaires antipathiques à sa nature. Les Polonais,
+voyant toutes les chances de briser le fameux «équilibre européen» basé
+sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, étaient
+convaincus que le monde se déjetterait sous le coup d'un pareil crime de
+lèse-christianisme. Ils n'avaient peut-être pas tellement tort; l'avenir
+se chargera de le démontrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir
+un tel avenir, reculait instinctivement devant des espérances qui lui
+donnaient pour alliés des hommes et des choses qui ne devaient être que
+des causes!
+
+S'il s'entretenait quelquefois sur les événements tant discutés en
+France, sur les idées et les opinions si vivement attaquées, si
+chaudement défendues, c'était plutôt pour signaler ce qu'il y trouvait
+de faux et d'erroné que pour en faire valoir d'autres. Amené à des
+rapports continus avec quelques-uns des hommes avancés qui ont le plus
+marqué de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations à une
+bienveillante indifférence, tout à fait indépendante de la conformité
+des idées. Bien souvent il les laissait s'échauffer et se haranguer
+entre eux des heures entières, se promenant de long en large dans le
+fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait
+plus saccadé; personne n'y prêtait attention, sinon des visiteurs peu
+familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains
+soubresauts nerveux à l'énoncé de certaines énormités ineffables: ses
+amis s'en étonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il
+vivait _auprès_ de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait
+_avec_ aucun d'eux, ne leur donnant rien de son «meilleur moi» et ne
+prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donné.
+
+Nous l'avons contemplé de longs instants au milieu de ces conversations
+vives et entraînantes, dont il s'excluait par son silence. La passion
+des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois négligé de
+suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa
+figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent
+sous une pénible impression, quand des sujets qui tiennent aux
+conditions premières de l'existence sociale étaient débattus devant lui
+avec de si énergiques emportements, qu'on eût pu croire notre sort,
+notre vie ou notre mort, devoir se décider à l'instant même. Il semblait
+souffrir physiquement lorsqu'il entendait déraisonner si sérieusement,
+accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments
+également vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de
+dissonances, voire même une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait
+triste et rêveur. Alors il apparaissait comme un passager à bord d'un
+vaisseau que la tempête fait rebondir sur les vagues; contemplant
+l'horizon, les étoiles, songeant à sa lointaine patrie, suivant la
+manœuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas
+la force requise pour saisir un des cordages de la voilure...
+
+Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuadé de la
+parfaite vacuité de la plupart des discours politiques, des discussions
+philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi à pratiquer
+de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingué, à qui
+nous avons souvent entendu répéter un mot dicté par la sagesse
+misanthropique de ses vieux ans. Cette façon de sentir surprenait alors
+notre impatience inexpérimentée; mais depuis, elle nous a frappé par sa
+triste justesse.--«Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a
+guère moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit», disait
+le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses
+bontés, lorsqu'ils se laissaient entraîner à la chaleur de naïfs débats
+d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait réprimer une volonté passagère
+de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour
+consoler sa main oisive et la réconcilier avec son luth: _Il mondo va da
+se!_
+
+La démocratie représentait à ses yeux une agglomération d'éléments trop
+hétérogènes, trop tourmentés, d'une trop sauvage puissance, pour lui
+être sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans déjà, que
+l'avènement des questions sociales fut comparé à une nouvelle invasion
+de barbares. Chopin était particulièrement et péniblement frappé de ce
+que cette assimilation avait de terrible. Il désespérait d'obtenir des
+Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attaché
+celui de l'Europe! Il désespérait de préserver de leurs destructions et
+de leurs dévastations, la civilisation chrétienne, devenue la
+civilisation européenne! Il désespérait de sauver de leurs ravages,
+l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilité en un mot de
+cette vie élégante, molle et raffinée, que chanta Horace et que les
+brutalités d'une loi agraire tuent nécessairement, puisque ne pouvant
+obtenir ni _l'égalité_, ni la _fraternité_, elles donnent la _mort_! Il
+suivait de loin les événements et une perspicacité de coup d'œil, qu'on
+ne lui eût d'abord pas supposée, lui fit souvent prédire ce à quoi de
+mieux informés s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui
+échappaient, il ne les développait point. Ses phrases courtes n'étaient
+remarquées que quand les faits les avaient justifiées.
+
+Dans un seul cas Chopin se départit de son silence prémédité et de sa
+neutralité accoutumée. Il rompit sa réserve dans la cause de l'art, la
+seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'énoncé
+explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance à
+étendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un
+témoignage tacite, de l'autorité de grand artiste qu'il se sentait
+légitimement posséder dans ces questions. Les faisant relever de sa
+compétence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant à sa
+manière de les envisager. Pendant quelques années il mit une ardeur
+passionnée dans ses plaidoyers; c'était celles où la guerre des
+romantiques et des classiques était si vivement conduite de part et
+d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en
+inscrivant le nom de Mozart sur sa bannière. Comme il tenait plus au
+fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver
+dans l'immortel auteur du _Requiem_, de la symphonie dite de _Jupiter_,
+etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les libertés
+dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour
+le considérer comme un des premiers qui ouvrirent à la musique des
+horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant à explorer et où il
+fit des découvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau.
+
+En 1832, peu après son arrivée à Paris, en musique comme en littérature,
+une nouvelle école se formait et il se produisait de jeunes talents qui
+secouaient avec éclat le joug des anciennes formules. L'effervescence
+politique des premières années de la révolution de Juillet à peine
+assoupie, se transporta dans toute sa vivacité sur les questions de
+littérature et d'art qui s'emparèrent de l'attention et de l'intérêt de
+tous. Le _romantisme_ fut à l'ordre du jour et l'on combattit avec
+acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune trêve entre ceux qui
+n'admettaient pas qu'on pût écrire autrement qu'on n'avait écrit jusque
+là, et ceux qui voulaient que l'artiste fût libre de choisir la forme
+pour l'adapter à son sentiment; qui pensaient que, la règle de la forme
+se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer,
+chaque différente manière de sentir comporte nécessairement une manière
+différente de se traduire.
+
+Les uns, croyant à l'existence d'une forme permanente dont la perfection
+représente le beau absolu, jugeaient chaque œuvre de ce point de vue
+préétabli. En prétendant que les grands maîtres avaient atteint les
+dernières limites de l'art et sa suprême perfection, ils ne laissaient
+aux artistes qui leur succédaient d'autre gloire à espérer que de s'en
+rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait même de
+l'espoir de les égaler, le perfectionnement d'un procédé ne pouvant
+jamais s'élever jusqu'au mérite de l'invention.--Les autres niaient que
+le beau pût avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur
+apparaissant, à mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art,
+comme des tentes dressées sur la route de l'idéal: haltes momentanées,
+que le génie atteint d'époque en époque, que ses héritiers immédiats
+doivent exploiter jusqu'à leur dernier recoin, mais que ses descendants
+légitimes sont appelés à dépasser.--Les uns voulaient renfermer dans
+l'enclos symétrique des mêmes dispositions, les inspirations des temps
+et des natures les plus dissemblables. Les autres réclamaient pour
+chacune d'elles la liberté de créer leur langue, leur mode d'expression,
+n'acceptant d'autre règle que celle qui ressort des rapports directs du
+sentiment et de la forme, afin que celle-ci fût adéquate à celui-là.
+
+Aux yeux clairvoyants de Chopin, les modèles existants, quelque
+admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir épuisé tous les
+sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigurée, ni toutes
+les formes dont il peut user. Il ne s'arrêtait pas à l'excellence de la
+forme; il ne la recherchait même qu'en tant que son irréprochable
+perfection est indispensable à la complète révélation du sentiment,
+n'ignorant pas que le sentiment est tronqué aussi longtemps que la
+forme, restée imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile
+opaque. Il soumettait ainsi à l'inspiration poétique le travail du
+métier, enjoignant à la patience du génie d'imaginer dans la forme de
+quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il à ses
+classiques adversaires de réduire l'inspiration au supplice de Procuste,
+sitôt qu'ils n'admettaient pas que certaines manières de sentir sont
+inexprimables dans les formes préalablement déterminées. Il les accusait
+de déposséder par avance l'art, de toutes les œuvres qui auraient tenté
+d'y introduire des sentiments nouveaux, revêtus de ses formes nouvelles
+qui se puisent dans le développement toujours progressif de l'esprit
+humain, des instruments qui divulguent sa pensée, des ressources
+matérielles dont l'art dispose.
+
+Chopin n'admettait pas, qu'on voulût écraser le fronton grec avec la
+tour gothique, ni qu'on démolisse les grâces pures et exquises de
+l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des
+constructions mauresques; comme il n'eût pas voulu que le svelte palmier
+vienne à croître en place de ses élégants bouleaux, ni que l'agave des
+tropiques soit remplacée par le mélèze du nord. Il prétendait goûter le
+même jour l'_Ilyssus_ de Phidias et le _Pensieroso_ de Michel-Ange, un
+_Sacrement_ de Poussin et la _Barque dantesque_ de Delacroix, une
+_Improperia_ de Palestrina et la _Reine Mab_ de Berlioz! Il réclamait
+son _droit d'être_ pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la
+variété non moins que la perfection de l'unité. Il ne demandait
+également à Sophocle et à Shakespeare, à Homère et à Firdousi, à Racine
+et à Goethe, que d'avoir leur _raison d'être_ dans la beauté propre de
+_leur_ forme, dans l'élévation de _leur_ pensée, proportionnée, comme la
+hauteur du jet-d'eau aux feux irisés, à la profondeur de leur source.
+
+Ceux qui voyaient les flammes du talent dévorer insensiblement les
+vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient à l'école musicale dont
+Berlioz était le représentant le plus doué, le plus vaillant, le plus
+hasardeux. Chopin s'y rallia complètement et fut un de ceux qui mit le
+plus de persévérance à se libérer des serviles formules du style
+conventionnel, aussi bien qu'à répudier les charlatanismes qui n'eussent
+remplacé de vieux abus que par des abus nouveaux plus déplaisants
+encore, l'extravagance étant plus agaçante et plus intolérable que la
+monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les
+virtuosités tapageuses et les expressivités décoratives de Kalkbrenner,
+lui étant ou insuffisantes ou antipathiques, il prétendait n'être pas
+attaché aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni obligé de
+trouver bonnes les manières échevelées des autres.
+
+Pendant les quelques années que dura cette sorte de campagne du
+romantisme, d'où sortirent des coups d'essai qui furent des coups de
+maître, Chopin resta invariable dans ses prédilections comme dans ses
+répulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux
+qui, selon lui, ne représentaient pas suffisamment le progrès ou ne
+prouvaient pas un sincère dévouement à ce progrès, sans désir
+d'exploitation de l'art au profit du métier, sans poursuite d'effets
+passagers, de succès surpris à la surprise de l'auditoire. D'une part,
+il rompit, des liens qu'il avait contractés avec respect, lorsqu'il se
+sentit gêné par eux et retenu trop à la rive par des amarres dont il
+reconnaissait la vétusté. D'autre part, il refusa obstinément d'en
+former avec de jeunes artistes dont le succès, exagéré à son sens,
+relevait trop un certain mérite. Il n'apportait pas la plus légère
+louange à ce qu'il ne jugeait point être une conquête effective pour
+l'art, une sérieuse conception de la tâche d'un artiste.
+
+Son désintéressement faisait sa force; il lui créait une sorte de
+forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le
+bien pour le bien, il était invulnérable; par là imperturbable. Jamais
+il ne désira d'être prôné, ni par les uns ni par les autres, à l'aide de
+ces ménagements imperceptibles qui font perdre les batailles; à l'aide
+de ses concessions que se font les diverses écoles dans la personne de
+leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalités, des
+empiètements, des déchéances et des envahissements des styles divers
+dans les différentes branches de l'art, des négociations, des traités et
+des pactes, semblables à ceux qui forment le but et les moyens de la
+diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains
+scrupules qui en sont inséparables. En refusant d'étayer ses productions
+d'aucun de ces secours extrinsèques qui forcent le public à leur faire
+bon accueil, il disait assez qu'il se fiait à leurs beautés pour être
+sûr qu'elles se feraient apprécier d'elles-mêmes. Il ne tenait pas à
+hâter et à faciliter leur acceptation immédiate.
+
+Toutefois, Chopin était si intimement et si uniquement pénétré des
+sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les
+plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier à
+l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et même
+point de vue, que ses prédilections d'artiste ne pouvaient manquer de
+s'en ressentir. Dans les grands modèles et les chefs-d'œuvre de l'art,
+il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature. Ce qui s'en
+rapprochait lui plaisait; ce qui s'en éloignait obtenait à peine justice
+de lui. Rêvant et réunissant en lui-même les qualités souvent opposées
+de la passion et de la grâce, il possédait une grande sûreté de jugement
+et se préservait d'une partialité mesquine. Il ne s'arrêtait guère
+devant les plus grandes beautés et les plus grands mérites, lorsqu'ils
+blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception poétique. Quelque
+admiration qu'il eût pour les œuvres de Beethoven, certaines parties
+lui en paraissaient trop rudement taillées. Leur structure était trop
+athlétique pour qu'il s'y complût; leurs courroux lui semblaient trop
+rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la
+moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui
+était une trop substantielle matière, et les séraphiques accents, les
+raphaëlesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes
+créations de ce génie, lui devenaient par moments presques pénibles dans
+un contraste si tranché.
+
+Malgré le charme qu'il reconnaissait à quelques-unes des mélodies de
+Schubert, il n'écoutait pas volontiers celles dont les contours étaient
+trop aigus pour son oreille, où le sentiment est comme dénudé, où l'on
+sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous
+l'étreinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient
+de l'éloignement. En musique, comme en littérature, comme dans
+l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mélodrame lui était un
+supplice. Il repoussait le côté furibond et frénétique du romantisme; il
+ne supportait pas l'ahurissement des effets et des excès délirants. «Il
+n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses
+caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai; il
+aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissaient dans
+l'ombre les pauvres détails de l'humanité. C'est pourquoi il parlait peu
+et n'écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir
+celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine
+élévation.»[21].
+
+[Note 21: Mme Sand. _Lucrezia Floriani_.]
+
+Cette nature si constamment maîtresse d'elle-même, pour laquelle la
+divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de
+l'inachevé, si cher aux poètes qui savent la fin des mots interrompus et
+des pensées tronquées; cette nature si pleine de délicates réserves, ne
+pouvait éprouver qu'un ennui, comme scandalisé, devant l'impudeur de ce
+qui ne laissait rien à pénétrer, rien à comprendre _au delà_. Nous
+pensons que s'il lui avait fallu se prononcer à cet égard, il eût avoué
+qu'à son goût il n'était permis d'exprimer les sentiments qu'à condition
+d'en laisser la meilleure partie à deviner. Si, ce qu'on est convenu
+d'appeler le _classique_ dans l'art, lui semblait imposer des
+restrictions trop méthodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par
+ces menottes et glacer par ce système conventionnel, s'il ne voulait pas
+s'enfermer dans les symétries d'une cage, c'était pour s'élever dans les
+nues, chanter comme l'alouette plus près du bleu du ciel, ne devoir
+jamais descendre de ces hauteurs. Il eût voulu ne se livrer au repos
+qu'en planant dans les régions élevées, comme l'oiseau de paradis dont
+on disait jadis qu'il ne goûtait le sommeil qu'en restant les ailes
+étendues, bercé par les souffles de l'espace, au haut des airs où il
+suspendait son vol. Chopin se refusait obstinément à s'enfoncer dans
+les tanières des forêts, pour prendre note des vagissements et des
+hurlements dont elles sont remplies; à explorer les déserts affreux, en
+y traçant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas
+du téméraire qui essaye de les former.
+
+Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si
+dénué d'apprêt, en même temps que de science; tout ce qui dans l'art
+allemand porte le cachet d'une énergie populaire, quoique puissante, lui
+plaisait également peu. À propos de Schubert il dit un jour: «que le
+sublime était flétri lorsque le commun ou le trivial lui succédait».
+Hummel, parmi les compositeurs de piano, était un des auteurs qu'il
+relisait avec le plus de plaisir. Mozart représentait à ses yeux le type
+idéal, le poète par excellence, car il condescendait plus rarement que
+tout autre à franchir les gradins qui séparent la distinction de la
+vulgarité. Il aimait précisément dans Mozart le défaut qui lui fit
+encourir le reproche que son père lui adressait après une représentation
+de l'_Idoménée_: «Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues
+oreilles». La gaieté de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de
+Tamino et ses mystérieuses épreuves lui semblaient dignes d'occuper sa
+pensée; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur naïveté raffinée. Il
+comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient
+que plus de voiles sur son deuil. À côté de cela, son sybaritisme de
+pureté, son appréhension du lieu-commun étaient tels, que même dans
+_Don Juan_, même dans cet immortel chef-d'œuvre, il découvrait des
+passages dont nous lui avons entendu regretter la présence» Son culte
+pour Mozart n'en était pas diminué, mais comme attristé. Il parvenait
+bien à oublier ce qui lui répugnait, mais se réconcilier avec, lui était
+impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de
+ces supériorités d'instinct, irraisonnées et implacables, dont nulle
+persuasion, nulle démonstration, nul effort ne parviennent jamais à
+obtenir l'indulgence, ne fût-ce que celle de l'indifférence, pour des
+objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable
+qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie?
+
+Chopin donna à nos essais, à nos luttes d'alors, si remplies encore
+d'hésitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagérations, qui
+rencontraient plus de _sages hochant la tête_ que de contradicteurs
+glorieux, l'appui d'une rare fermeté de conviction, d'une conduite calme
+et inébranlable, d'une stabilité de caractère également à l'épreuve des
+lassitudes et des leurres, en même temps que l'auxiliaire efficace
+qu'apporte à une cause le mérite des ouvrages qu'elle peut revendiquer.
+Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de
+savoir, qu'il fut justifié d'avoir eu confiance en son seul génie par la
+prompte admiration qu'il inspira. Les solides études qu'il avait faites,
+les habitudes réfléchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut
+élevé pour les beautés classiques, le préservèrent de perdre ses forces
+en tâtonnements malheureux et en demi-réussites, comme il est arrivé à
+plus d'un partisan des idées nouvelles.
+
+Sa studieuse patience à élaborer et à parachever ses ouvrages le mettait
+à l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant
+de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et à la
+négligence de la mégarde. Exercé de bonne heure aux exigences de la
+règle, ayant même produit de belles œuvres dans lesquelles il s'y était
+astreint, il ne la secouait qu'avec l'à-propos d'une justesse savamment
+méditée. Il avançait toujours en vertu de son principe, sans se laisser
+emporter à l'exagération ni séduire aux transactions, délaissant
+volontiers les formules théoriques pour ne poursuivre que leurs
+résultats. Moins préoccupé des disputes d'école et de leurs termes que
+de se donner la meilleure des raisons, celle d'une œuvre accomplie, il
+eut ainsi le bonheur d'éviter les inimitiés personnelles et les
+accommodements fâcheux.
+
+Plus tard, le triomphe de ses idées ayant diminué l'intérêt de son rôle,
+il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef à la tête
+d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence où il prit rang dans
+un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et
+inflexibles, comme toutes celles qui, en étant vives, se font rarement
+jour. Mais, sitôt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhérents pour
+régner sur le présent et dominer l'avenir, il se retira de la mêlée,
+laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles
+à la cause qu'agréables aux gens qui aiment à se battre, surtout à
+battre, au risque d'être battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de
+parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrière-garde en
+déroute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir
+que sa cause est hors de danger pour ne plus se mêler aux combattants.
+
+Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin
+avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers
+maîtres du moyen-âge. Comme pour eux, l'art était pour lui une belle,
+une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir été appelé, il desservait
+ses rites avec une piété émue. Ce sentiment s'est révélé à l'heure de sa
+mort dans un détail, dont les mœurs de la Pologne nous expliquent seules
+toute la signification. Par un usage moins répandu de nos temps, mais
+qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants
+choisir les vêtements dans lesquels ils voulaient être ensevelis,
+préparés par quelques-uns longtemps à l'avance[22].
+
+[Note 22: L'auteur de _Julie et Adolphe_ (roman imité de la Nouvelle
+Héloise et qui eut beaucoup de vogue à sa publication), le général K.
+qui, âgé de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne
+du gouvernement de la Volhynie à l'époque de notre séjour dans ces
+contrées, avait fait, conformément à la coutume dont nous parlons,
+construire son cercueil qui, depuis trente ans, était toujours posé à
+côté de la porte de sa chambre.]
+
+Leurs plus chères, leurs plus intimes pensées, s'exprimaient ou se
+trahissaient ainsi, pour la dernière fois. Les robes monastiques étaient
+fréquemment désignées par des personnes mondaines; les hommes
+préféraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des
+souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les
+premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut
+pourtant être mis au tombeau dans les habits qu'il y avait portés. Un
+sentiment naturel et profond, découlant d'une source intarissable
+d'enthousiasme pour son art, a sans doute dicté ce dernier vœu, alors
+que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrétien, il
+quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux.
+Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattaché à l'immortalité
+son amour et sa foi en l'art. Il voulut témoigner une fois de plus au
+moment ou il serait couché dans le cercueil, par un muet symbole comme
+de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gardé intact pendant toute sa
+vie. Il mourut fidèle à lui-même, adorant dans l'art ses mystiques
+grandeurs et ses plus mystiques révélations.
+
+En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant tempêtueux de sa
+société, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le
+rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses
+compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des
+rapports fréquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa sœur
+Louise lui était surtout chère; une certaine ressemblance dans la nature
+de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus
+particulièrement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie à
+Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois
+derniers mois de la vie de son frère, pour l'entourer de ses soins
+dévoués.
+
+Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grâce charmante.
+Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il
+profitait de son séjour à Paris pour leur procurer ces mille surprises
+que donnent les nouveautés, les bagatelles, les infiniment petits,
+infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce
+qu'il croyait pouvoir être agréable à Varsovie et y envoyait
+continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait
+à ce qu'on conservât ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils
+fussent, comme pour être toujours présent au milieu de ceux à qui il les
+destinait. De son côté, il attachait un grand prix à toute preuve
+d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des
+marques de leur souvenir lui était une fête; il ne la partageait avec
+personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les
+objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui
+étaient précieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de
+s'en servir, mais il était visiblement contrarié lorsqu'on y touchait.
+
+Quiconque arrivait de Pologne était le bienvenu auprès de lui. Avec ou
+sans lettre de recommandation il était reçu à bras ouverts, comme s'il
+eût été de la famille. Il permettait à des personnes souvent inconnues
+quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait à aucun d'entre
+nous: le droit de déranger ses habitudes. Il se gênait pour elles, il
+les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mêmes lieux pour
+leur faire voir les curiosités de Paris, sans jamais témoigner d'ennui à
+ce métier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait à dîner à ces chers
+compatriotes, dont la veille il avait ignoré l'existence; il leur
+évitait toutes les menues-dépenses, il leur prêtait de l'argent. Mieux
+que cela; on voyait qu'il était heureux de le faire, qu'il éprouvait un
+vrai bonheur à parler sa langue, à se trouver avec les siens, à se
+retrouver par eux dans l'atmosphère de sa patrie qu'il lui semblait
+encore respirer à côté d'eux. On voyait combien il se plaisait à écouter
+leurs tristes récits, à distraire leurs douleurs, à détourner leurs
+sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprêmes regrets par les
+infinies promesses d'une espérance éloquemment chantée.
+
+Chopin écrivait régulièrement aux siens, mais seulement à eux. Une de
+ses bizarreries consistait à s'abstenir de tout échange de lettres, de
+tout envoi de billets; on eût pu croire qu'il avait fait vœu de n'en
+jamais adresser à des étrangers. C'était chose curieuse de le voir
+recourir à tous les expédients pour échapper à la nécessité de tracer
+quelques lignes. Maintes fois il préféra traverser Paris d'un bout à
+l'autre pour refuser un dîner ou faire part de légères informations,
+plutôt que de s'en épargner la peine au moyen d'une petite feuille de
+papier. Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. On
+dit qu'il lui est arrivé de s'écarter de cette habitude en faveur de ses
+belles compatriotes fixées à Paris, dont quelques-unes possèdent de
+charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction à ce
+qu'on eût pu prendre pour une règle, s'explique par le plaisir qu'il
+avait à parler sa langue, qu'il employait de préférence et dont il se
+plaisait à traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme
+les slaves en général, il possédait très bien le français; d'ailleurs,
+vu son origine française, il lui avait été enseigné avec un soin
+particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'être peu
+sonore à l'oreille et d'un génie froid.
+
+Cette manière de le juger est d'ailleurs assez répandue parmi les
+Polonais, qui s'en servent avec une grande facilité, le parlent beaucoup
+entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de
+se plaindre à ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans
+un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'émotion, les
+nuances éthérées de la pensée! C'est tantôt la majesté, tantôt la
+passion, tantôt la grâce, qui à leur dire fait défaut aux mots français.
+Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole citée par eux en
+polonais,--_Oh! c'est intraduisible!_--est immanquablement la première
+réponse faite à l'étranger. Viennent ensuite les commentaires, qui
+servent surtout à commenter l'exclamation, à expliquer toutes les
+finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renfermés dans ces
+mots _intraduisibles!_ Nous en avons cité quelques exemples, lesquels
+joints à d'autres, nous portent à supposer que cette langue a l'avantage
+d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son
+développement, elle a dû au génie poétique de la nation d'établir entre
+les idées un rapprochement frappant et juste par les étymologies, les
+dérivations, les synonymes. Il en résulte comme un reflet coloré, ombre,
+ou lumière, projeté sur chaque expression.
+
+L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font
+nécessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprévu, ou
+bien, le son correspondant d'une tierce qui module immédiatement la
+pensée en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire
+permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une
+difficulté et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des
+langues étrangères, si répandues en Pologne, aux paresses d'esprit et
+d'études qui veulent échapper à la fatigue d'une habileté de diction,
+indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un
+laconisme si énergique, que l'à-peu-près y devient difficile et la
+banalité insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal définis
+sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'idée
+n'y peut sortir d'une pauvreté singulièrement dénudée, tant qu'elle
+reste en deçà des bornes du lieu-commun; par contre, elle réclame une
+rare précision de termes pour ne pas devenir baroque au delà. La
+littérature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs
+devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie
+d'une de ces œuvres qui restent à jamais. Elle doit peut-être à ce
+caractère hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses
+chefs-d'œuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses
+littérateurs. On se sent maître, quand on se hasarde à manier cette
+belle et riche langue[23].
+
+[Note 23: On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie
+et d'être dépourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la fréquence des
+consonnes qui constitue toujours et absolument la dureté d'une langue,
+mais le mode de leur association; on pourrait même dire que
+quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons
+bien déterminés et fortement marqués. C'est la rencontre désagréable et
+disharmonieuse de consonnes hétérogènes, qui blesse péniblement les
+habitudes d'une oreille délicate et cultivée; c'est le retour répété de
+certaines consonnes bien accouplées qui ombre, rhythme le langage, lui
+donne de la vigueur, la prépondérance des voyelles ne produisant qu'une
+sorte de teinte claire et pâle qui demande à être relevée par des
+rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de
+consonnes, mais en général avec des rapprochements sonores, quelquefois
+flatteurs à l'ouïe, presque jamais tout à fait discordants, même alors
+qu'il sont plus frappants que mélodieux. La qualité de leurs sons est
+riche, pleine et très nuancée; ils ne restent point resserrés dans une
+sorte de médium étroit, mais s'étendent dans un registre considérable
+par la variété des intonations qu'on leur applique, tantôt basses,
+tantôt hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait
+philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues sémitiques: en
+chinois, le même mot prend un sens totalement différent, selon le
+diapason sur lequel on le prononce. Le Ł slave, cette lettre presque
+impossible à prononcer à ceux qui ne l'ont pas appris dès leur enfance,
+n'a rien de sec. Elle donne à l'ouïe l'impression que produit sur nos
+doigts un épais velours de laine, rude et souple à la fois. La réunion
+des consonnes clapotantes étant rare en polonais, les assonances très
+aisément multipliées, cette comparaison pourrait s'appliquer à
+l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des étrangers. On y
+rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils
+désignent. Les répétitions réitérées du _ch_ (_h_ aspiré), du _sz_ (_ch_
+en français), du _rz_, du _cz_, si effrayants à un œil profane et dont
+le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent à peu
+près comme _geai_ et _tche_), facilitent ces minologies. Le mot
+_dzwięk_, _son_, (lisez _dzwienque_), en offre un exemple assez
+caractéristique; il paraîtrait difficile de mieux reproduire la
+sensation que la résonance d'un diapason fait éprouver à
+l'oreille.--Entre les consonnes accumulées dans des groupes qui
+produisent des tons très divers, tantôt métalliques, tantôt
+bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entremêle des diphthongues
+nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales,
+l'_a_ et l'_e_ étant prononcés comme _on_ et _in_ lorsqu'ils sont
+accompagnés d'une cédille: _ą_, _ę_. À côté du _c_ (_tse_) qu'on dit
+avec une grande mollesse, quelquefois _ć_ (_tsic_), le _s_ accentué,
+_ś_, est presque gazouillé. Le _z_ a trois sons; on croirait l'accord
+d'un ton. Le _ż_ (_iais_), le _z_ (_zed_) et le _ź_ (_zied_). L'_y_
+forme une voyelle d'un son étouffé, _eu_, que nous ne saurions pas plus
+reproduire en français que celui du _ł_; aussi bien que lui, elle donne
+un chatoyant ineffable à la langue.--Ces éléments fins et déliés
+permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant
+ou traînant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, où le
+charme, devenant défaut, déroute au lieu de plaire. Que de choses, que
+de personnes qui, à peine transportées dans un milieu dont l'air
+ambiant, le courant de pensées diverses, ne comportent pas un genre de
+grâce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles était fascinant et
+irrésistible devient choquant et agaçant, uniquement parce que ces mêmes
+séductions sont placées sous le rayon d'un autre éclairage; parce que
+les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus
+leur éclat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises
+ont encore l'habitude de faire succéder à des espèces de récitatifs et
+de thrénodies improvisées, lorsque les sujets qui les occupent sont
+sérieux et mélancoliques, un petit parler gras et zézayant comme celui
+des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privilèges de leur
+suzeraineté féminine, au moment même où elles ont condescendu à être
+graves comme des sénateurs, de bon conseil comme le ministre d'un règne
+précédent et sage, profondes comme un vieux théologien, subtiles comme
+un métaphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine
+de gaieté, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser
+s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son
+calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour répandre dans
+les airs ses senteurs, on dirait son âme que tout mortel voudrait
+aspirer et imboire comme une bouffée de félicité arrivée des régions du
+paradis... elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots,
+comme les humbles habitants de cette vallée de larmes. Elle se met à
+rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus
+haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les périodes se
+balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de rosée;
+triomphes charmants, hésitation plus charmantes encore, entrecoupées de
+petits rires perlés, de petits cris interjectifs! Puis viennent de
+petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix,
+lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession
+chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arrêter sur une note
+grave et poursuivre des modulations infinies, brusqués, originales, qui
+dépaysent l'oreille inaccoutumée à ce gentil ramage, qu'une légère
+teinte d'ironie revêt par moments d'un faux-air de moquerie narquoise
+particulier au chant de certains oiseaux. Comme les Vénitiennes, les
+Polonaises aiment à _zinzibuler_ et, des diastèmes piquants, des
+azophies imprévues, des nuances charmantes, se trouvent tout
+naturellement mêlés à cette caqueterie mignonne qui fait tomber les
+paroles de leurs lèvres, tantôt comme une poignée de perles qui
+s'éparpillent et résonnent sur une vasque d'argent, tantôt comme des
+étincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'éteindre, à
+moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un cœur qu'elle peut
+dévorer et dessécher s'il ne possède point le secret de la réaction;
+qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'héroïsme et de gloire,
+comme un phare bienfaisant dans les tempêtes de la vie. En tout cas,
+quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la
+bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des
+hommes.--Quand eux ils se piquent de la parler avec élégance, ils lui
+impriment une sonorité mâle qui semble pouvoir s'adapter très
+énergiquement aux mouvements de l'éloquence, autrefois si cultivée en
+Pologne. La poésie puise dans ces matériaux si nombreux et variés, une
+diversité de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de
+consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque
+sorte, le coloris des sentiments et des scènes qu'elle dépeint, non
+seulement en courtes onomatopées, mais durant de longues tirades.--On a
+comparé avec raison l'analogie du polonais et du russe, à celle qui
+existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus
+mélismatique, plus alanguie, plus soupirée. Son cadencement est
+particulièrement approprié au chant, si bien que ses belles poésies,
+celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une mélodie
+toute dessinée par le mètre des vers. Il semble qu'on n'ait qu'à dégager
+un _arioso_ ou un doux _cantabile_ de certaines stances, telles que le
+_Châle noir_, le _Talismann_, et bien d'autres.--L'ancien slavon, qui
+est la langue de l'Église d'Orient, a un tout autre caractère. Une
+grande majesté y prédomine; plus gutturale que les autres idiomes qui en
+découlent, elle est sévère et monotone avec grandeur, comme les
+peintures byzantines conservées dans le culte auquel elle est
+incorporée. Elle a bien la physionomie d'une langue sacrée qui n'a servi
+qu'à un seul sentiment, qui n'a point été modulée, façonnée, énervée,
+par de profanes passions, ni aplatie et réduite à de mesquines
+proportions par de vulgaires besoins.]
+
+L'élégance matérielle était aussi naturelle à Chopin que celle de
+l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui
+appartenaient, que dans ses manières distinguées. Il avait la
+coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait
+toujours le sien. Sans approcher de l'éclatante richesse dont à cette
+époque quelques-unes des célébrités de Paris décoraient leurs demeures,
+il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des élégances de
+cannes, d'épingles, de boutons, des bijoux fort à la mode alors,
+l'instinctive ligne du _comme il faut_, entre le trop et le trop peu.
+
+Comme il ne confondait son temps, sa pensée, ses démarches, avec ceux
+de personne, la société des femmes lui était souvent plus commode en ce
+qu'elle obligeait à moins de rapports subséquents. Ayant toujours
+conservé une exquise pureté intérieure que les orages de la vie ont peu
+troublé, jamais souillé, car ils n'ébranlèrent jamais en lui le goût du
+bien, l'inclination vers l'honnête, le respect de la vertu, la foi en la
+sainteté, Chopin ne perdit jamais cette naïveté juvénile qui permet de
+se trouver agréablement dans un cercle dont la vertu, l'honnêteté, la
+respectabilité, font les principaux frais et le plus grand charme. Il
+aimait les causeries sans portée des gens qu'il estimait; il se
+complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait
+volontiers de soirées entières à jouer au colin-maillard avec de jeunes
+filles, à leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, à les
+faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir
+à entendre que le chant de la fauvette.
+
+Tout cela réuni faisait que Chopin, si intimement lié avec quelques-unes
+des personnalités les plus marquantes du mouvement artistique et
+littéraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une,
+resta néanmoins un étranger au milieu d'elles. Son individualité ne se
+fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'était à même
+de comprendre cette réunion, accomplie dans les plus hautes régions de
+l'être, entre les aspirations du génie et la pureté des désirs. Encore
+moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette
+élégance innée, de cette chasteté virile, d'autant plus savoureuse
+qu'elle était plus inconsciente de ses dédains pour le charnel vulgaire
+là, où tous croyaient que l'imagination ne pouvait être coulée dans les
+moules d'un chef-d'œuvre, que chauffée à blanc dans les hauts fourneaux
+d'une sensualité âcre et pleine d'infâmes scories!
+
+Mais, une des plus précieuses prérogatives de la pureté intérieure étant
+de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de
+l'impudeur, Chopin se sentait oppressé par le voisinage de certaines
+personnalités dont l'œil n'avait plus de transparence, dont l'haleine
+était impure, dont les lèvres se plissaient comme celles d'un satyre,
+sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les
+écarts du génie, étaient élevés à la hauteur d'un culte envers la déesse
+Matière! Le lui eût-on dit mille fois, jamais on ne lui eût persuadé que
+la rudesse baroque des manières, le parler sans-gêne des appétits
+indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands,
+étaient autre chose que le manque d'éducation d'une classe inférieure.
+Jamais il n'eût cru que chaque pensée lascive, chaque espoir honteux,
+chaque souhait rapace, chaque vœu homicide, était l'encens offert à
+cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite
+d'étourdissante, fétide, était reçue dans les cassolettes de similor
+d'une poésie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothéose
+sacrilège!
+
+La campagne et la vie de château lui convenaient tellement, que pour en
+jouir il acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. On
+pourrait en induire qu'il lui était plus aisé d'abstraire son esprit des
+gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des
+castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air étouffé, de la lumière,
+terne, des tableaux prosaïques de la ville, où les passions sont
+excitées et surexcitées à chaque pas, les organes rarement flattés. Ce
+que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au
+lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi.
+Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui
+l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que
+la lutte des opinions littéraires et artistiques le préoccupa vivement.
+L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les créations de
+l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des créations
+de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il était heureux chaque fois
+qu'il pouvait le laisser loin derrière lui!
+
+À peine était-il arrivé dans une maison de campagne, à peine se
+voyait-il entouré de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de
+hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme,
+un homme transfiguré. L'appétit lui revenait, sa gaieté débordait, ses
+bons-mots pétillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait
+ingénieux à varier les amusements, à multiplier les épisodes égayants de
+cette existence au grand air qui le ranimait, de cette liberté rustique
+si fort de son goût. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup
+marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et décrivait peu
+ces paysages agrestes; cependant il était aisé de remarquer qu'il en
+avait une impression très vive. À quelques mots qui lui échappaient, on
+eût dit qu'il se sentait plus près de sa patrie en se trouvant au milieu
+des blés, des prés, des haies, des foins, des fleurs des champs, des
+bois qui partout ont les mêmes senteurs. Il préférait se voir entre les
+laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se
+ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et
+les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent à rien et ne peuvent rien
+rappeler à personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de
+la «grand' ville», a quelque chose d'écrasant pour des natures
+sensitives et maladives.
+
+En outre, Chopin aimait à travailler à la campagne, comme si cet air
+pur, sain et pénétrant, ravigotait son organisme qui s'étiolait au
+milieu de la fumée et de l'air épais de la rue! Plusieurs de ses
+meilleurs ouvrages écrits durant ses _villeggiature_, renferment
+peut-être le souvenir de ses meilleurs jours d'alors.
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Chopin est né à Żelazowa-Wola, près de Varsovie, en 1810. Par un hasard
+rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son âge dans ses
+premières années; il paraît que la date de sa naissance ne fut fixée
+dans sa mémoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie
+musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: «_Madame
+Catalani, à Frédéric Chopin âgé de dix ans_». Le pressentiment de la
+femme douée, donna peut-être à l'enfant timide la prescience de son
+avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses
+premières années. Son développement intérieur traversa probablement peu
+de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il était frêle et
+maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa santé. Dès lors
+sans doute il prit l'habitude de cette affabilité, de cette bonne grâce
+générale, de cette discrétion sur tout ce qui le faisait souffrir, nées
+du désir de rassurer les inquiétudes qu'il occasionnait.
+
+Aucune précocité dans ses facultés, aucun signe précurseur d'un
+remarquable épanouissement, ne révélèrent dans sa première jeunesse une
+future supériorité d'âme, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit
+être souffrant et souriant, toujours patient et enjoué, on lui sut
+tellement gré de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se
+contenta sans doute de chérir ses qualités, sans se demander s'il
+donnait son cœur sans réserve et livrait le secret de toutes ses
+pensées. Il est des âmes qui, à l'entrée de la vie, sont comme de riches
+voyageurs amenés par le sort au milieu de simples pâtres, incapables de
+reconnaître le haut rang de leurs hôtes; tant que ces êtres supérieurs
+demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement
+à leur propre opulence, suffisants toutefois pour émerveiller des cœurs
+ingénus et répandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances.
+Ces êtres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les
+entourent; on est charmé, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont
+été généreux, tandis qu'en réalité ils n'ont encore été que peu
+prodigues de leurs trésors.
+
+Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il
+grandit comme dans un berceau solide et moëlleux, furent celles d'un
+intérieur uni, calme, occupé; aussi ces exemples de simplicité, de piété
+et de distinction, lui restèrent toujours les plus doux et les plus
+chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charités
+pieuses, les modesties rigides, l'entourèrent d'une pure atmosphère, où
+son imagination prit ce velouté tendre des plantes qui ne furent jamais
+exposées aux poussières des grands chemins.
+
+La musique lui fut enseignée de bonne heure. À neuf ans il commença à
+l'apprendre et fut bientôt confié à un disciple passionné de Sébastien
+Bach, Żywna, qui dirigea ses études durant de longues années selon les
+errements d'une école entièrement classique. Il est à supposer que
+lorsque, d'accord avec ses désirs et sa vocation, sa famille lui faisait
+embrasser la carrière de musicien, aucun prestige de vaine gloriole,
+aucune perspective fantastique, n'éblouissaient leurs yeux et leurs
+espérances. On le fit travailler sérieusement et consciencieusement,
+afin qu'il fût un jour maître savant et habile, sans s'inquiéter outre
+mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de
+ces leçons et de ces labeurs du devoir.
+
+Il fut placé assez jeune dans un des premiers collèges de Varsovie,
+grâce à la généreuse et intelligente protection que le prince Antoine
+Radziwiłł accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il
+reconnaissait la portée avec le coup d'œil d'un homme et d'un artiste
+distingué. Le prince Radziwiłł ne cultivait pas la musique en simple
+dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de
+_Faust_, publiée il y a nombre d'années, continue d'être exécuté chaque
+hiver par l'académie de chant de Berlin. Elle nous semble encore
+supérieure, par son intime appropriation aux tonalités des sentiments de
+l'époque où la première partie de ce poème fut écrite, à diverses
+tentatives pareilles faites de son temps.
+
+En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le
+prince fit à celui-ci l'inappréciable don d'une belle éducation, dont
+aucune partie ne resta négligée. Son esprit élevé le mettant à même de
+comprendre toutes les exigences de la carrière d'un artiste, ce fut lui
+qui, depuis l'entrée de son protégé au collège jusqu'à l'achèvement
+complet de ses études, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M.
+Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations
+d'une cordiale et constante amitié. De plus, le prince Radziwiłł faisait
+souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soirées, aux
+dîners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mémoire du
+jeune homme à ces charmants instants, qu'animait tout le _brio_ de la
+gaieté polonaise. Il y joua souvent un rôle piquant, par son esprit
+comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beauté
+rapidement passée devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse
+Élise, fille du prince, morte à la première fleur de l'âge, lui laissa
+la plus suave impression d'un ange pour un moment exilé ici-bas.
+
+Le charmant et facile caractère que Chopin apporta sur les bancs de
+l'école, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du
+prince Calixte Czetwertynski et de ses frères. Lorsque arrivaient les
+fêtes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur
+mère, la Psse Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un
+vrai sentiment de ses beautés et qui bientôt sut découvrir le poète dans
+le musicien. La première peut-être, elle fit connaître à Chopin le
+charme d'être entendu en même temps qu'écouté. La princesse était belle
+encore et possédait un esprit sympathique, uni à de hautes vertus, à de
+charmantes qualités. Son salon était un des plus brillants et des plus
+recherchés de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus
+distinguées de cette capitale. Il y connut ces séduisantes beautés dont
+la célébrité était européenne, alors que Varsovie était si enviée pour
+l'éclat, l'élégance, la grâce de sa société. Il eut l'honneur d'être
+présenté chez la Psse de Lowicz, par l'entremise de la Psse
+Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la
+Psse Micheline Radziwiłł, de la Psse Thérèse Jablonowska, ces
+enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beautés moins renommées.
+
+Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de
+son piano. Dans ces réunions, qu'on eût dit des assemblées de fées, il
+put surprendre bien des fois peut-être, rapidement dévoilés dans le
+tourbillon de la danse, les secrets de ces cœurs exaltés et tendres; il
+put lire sans peine dans ces âmes qui se penchaient avec attrait et
+amitié vers son adolescence. Là, il put apprendre de quel mélange de
+levain et de pâte de rose, de salpêtre et de larmes angéliques, est
+pétri l'idéal poétique des femmes de sa nation. Quand ses doigts
+distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques
+émouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs
+des jeunes filles éprises, des jeunes femmes négligées; comment
+s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne
+vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se détachant des groupes
+nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple _prélude_?
+S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tête rêveuse de sa belle main,
+dont les pierreries enchâssées dans les bagues et les bracelets
+faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y
+songer le chant que chantait son cœur, dans un regard humide où perlait
+une larme, dans sa prunelle ardente où le feu de l'inspiration luisait!
+N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil à des
+nymphes folâtres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une
+vertigineuse rapidité, l'environna de sourires qui le mirent d'emblée à
+l'unisson de leurs gaietés?
+
+Là, il vit déployer les chastes grâces de ses captivantes compatriotes,
+qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable du prestige de leurs
+entraînements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait
+quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait
+seul créer et nationaliser. Là, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce
+qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit être dans ses
+cœurs bien nés, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples
+qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un
+sourire approbatif aux matrones qui croient avoir déjà contemplé tout ce
+que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout à l'autre de la
+salle de bal. Il fendait l'air, dévorait l'espace, comme des âmes qui
+s'élanceraient dans les immensités sidérales, volant sur les ailes de
+leurs désirs d'un astre à un autre, effleurant légèrement du bout de
+leurs pieds si étroits quelque planète attardée dans sa route,
+repoussant plus légèrement encore l'étoile rencontrée comme un lumineux
+caillou... jusqu'à ce que l'homme éperdu de joie et de reconnaissance se
+précipite à genoux, au milieu du cercle vide où se concentrent tant de
+regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main
+reste ainsi étendue sur sa tête, comme pour la bénir. Trois fois, il la
+fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une
+triple couronne, auréole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de
+gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par
+une inflexion de tête; alors, voyant sa taille penchée par la fatigue de
+cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec
+impétuosité, la saisit entre ses bras nerveux, la soulève un instant de
+terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de
+bonheur.
+
+Dans les années plus avancées de sa trop courte vie, Chopin jouant un
+jour une de ses _Mazoures_ à un musicien ami, qui sentait déjà, plus
+qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magnétiques qui se
+dégageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano,
+s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse.
+Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de
+Soumet, le poète en vogue d'alors:
+
+ Je t'aime
+ Sémida, et mon cœur vole vers ton image,
+ Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!...
+
+Son regard semblait arrêté sur une de ces visions des anciens jours que
+nul ne voit, hormis celui qui la reconnaît pour l'avoir fixée durant sa
+courte réalité avec toute l'intensité de son âme, afin d'y imprimer à
+jamais son ineffaçable empreinte. Il était aisé de deviner que Chopin
+revoyait devant lui quelque beauté, blanche comme une apparition, svelte
+et légère, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baissés, laissant
+s'échapper de dessous ses paupières des ondes azurées, qui enveloppaient
+d'une lueur béatifiante le superbe cavalier à genoux devant elle, les
+lèvres entr'ouvertes, ces lèvres dont semblait s'échapper un soupir,
+montant
+
+ Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!...
+
+Chopin contait volontiers plus tard, négligemment en apparence, mais
+avec cette involontaire et sourde émotion qui accompagne le souvenir de
+nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les
+mélodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et
+exprimer de sentiments divers et profonds, les jours où il voyait les
+dames du grand monde de Varsovie à quelque notable et magnifique fête,
+ornées de toutes les éblouissances, parées de toutes les coquetteries,
+qui font frôler les cœurs à leurs feux, avivent, aveuglent et
+infortunent l'amour. Au lieu des roses parfumées et des camélias
+panachés de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux
+bouquets de leurs écrins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si
+transparents que les Grecs les disaient _tissés d'air_, étaient
+remplacés par les somptuosités des gazes lamées d'or, des crêpes brodés
+d'argent, des points d'Alençon et des dentelles de Brabant. Mais il lui
+semblait qu'aux sons d'un orchestre européen, quelque parfait qu'il fût,
+elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait
+moins sonore, leurs regards d'un étincellement moins radieux, leur
+lassitude plus prompte, qu'aux soirs où la danse avait été improvisée,
+parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopinément électrisé son
+auditoire. S'il l'électrisait, c'est qu'il savait répéter en sons
+hiéroglyphiques propres à sa nation, en airs de danse éclos sur le sol
+de la patrie, d'entente facile aux initiés, ce que son oreille avait
+entre-ouï des murmurations discrètes et passionnées de ces cœurs,
+comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours
+environnées d'un gaz subtil, inflammable, qui à la moindre occasion
+s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence.
+
+Fantasmes illusoires, célestes visions, il vous a vu luire dans cet air
+si rarescible! Il avait deviné quel essaim de passions y bourdonne sans
+cesse et comment elles _floflottent_ dans les âmes! Il avait suivi d'un
+regard ému ces passions toujours prêtes à s'entre-mesurer, à
+s'entre-entendre, à s'entre-navrer, à s'entre-ennoblir, à
+s'entre-sauver, sans que leurs pétillements et leurs trépidations
+viennent a aucun instant déranger la belle eurhythmie des grâces
+extérieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment
+tranquille. C'est ainsi qu'il apprit à goûter et à tenir en si haute
+estime les manières nobles et mesurées, quand elles sont réunies à une
+intensité de sentiment qui préserve la délicatesse de l'affadissement,
+qui empêche la prévenance de rancir, qui défend à la convenance de
+devenir tyrannie, au bon goût de dégénérer en raideur; ne permettant
+jamais aux émotions de ressembler, comme il leur arrive souvent
+ailleurs, à ces végétations calcaires, dures et frangibles, tristement
+nommées fleurs de fer: _flos-ferri_.
+
+En ces salons, les bienséances rigoureusement observées ne servaient
+pas, espèces de corsets ingénieusement bâtis, à dissimuler des cœurs
+difformes; elles obligeaient seulement à spiritualiser tous les
+contacts, à élever tous les rapports, à aristocratiser toutes les
+impressions. Quoi de surprenant, si ses premières habitudes, prises
+dans ce monde d'une si noble décence, firent croire à Chopin que les
+convenances sociales, au lieu d'être un masque uniforme, dérobant sous
+la symétrie des mêmes lignes le caractère de chaque individualité, ne
+servaient qu'à contenir les passions sans les étouffer, à leur enlever
+la crudité de tons qui les dénature, le réalisme d'expression qui les
+rabaisse, le sans-gêne qui les vulgarise, la véhémence qui blase,
+l'éxubérance qui lasse, enseignant _aux amants de l'impossible_ à réunir
+toutes les vertus que la connaissance du mal fait éclore, à toutes
+celles qui font _oublier son existence en parlant à ce qu'on aime_[24];
+rendant ainsi presque possible, l'impossible réalisation d'une _Ève,
+innocente et tombée, vierge et amante à la fois!_
+
+[Note 24: _Lucrezia Floriani._]
+
+À mesure que ces premiers apperçus de la jeunesse de Chopin
+s'enfonçaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore à
+ses yeux en grâces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant
+plus sous leur charme, qu'aucune réalité quelque peu contradictoire ne
+venait démentir et détruire cette fascination, secrètement cachée dans
+un coin de son imagination. Plus cette époque reculait dans le passé,
+plus il avançait dans la vie, et plus il s'énamourait des figures qu'il
+évoquait dans sa mémoire. C'étaient de superbes portraits en pied ou des
+pastels souriants, des médaillons en deuil ou des profils de camées,
+quelque gouache aux tons fortement repoussés, tous près d'une pâle et
+suave esquisse à la mine de plomb. Cette galerie de beautés si variées
+finissait par être toujours présente devant son esprit, par rendre
+toujours plus invincibles ses répugnances pour cette liberté d'allure,
+cette brutale royauté du caprice, cet acharnement à vider la coupe de la
+fantaisie jusqu'à la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et
+de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle
+étrange et constamment mobile qu'on a surnommé la Bohême de Paris.
+
+En parlant de cette période de sa vie passée dans la haute société de
+Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons à citer quelques
+lignes, qui peuvent plus justement être appliquées à Chopin que d'autres
+pages où l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais où nous ne saurions
+la retrouver, sinon dans cette proportion faussée que prendrait une
+silhouette dessinée sur un tissu élastique, qu'on aurait biaisé par deux
+mouvements contraires.
+
+«Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes
+les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta
+délicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de développement
+musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie
+exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge, ni sexe. Ce
+n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant de cette race
+d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce
+n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur de
+rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du
+moyen âge faisait servir à l'ornement des temples chrétiens. Un ange
+beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme
+comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une
+expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée.
+
+«C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en
+même temps que ses pensées, rien n'était plus tenace, plus exclusif et
+plus minutieusement dévoué que ses affections... Mais cet être ne
+comprenait que ce qui était identique à lui-même... le reste n'existait
+pour lui que comme une sorte de songe fâcheux auquel il essayait de se
+soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses
+rêveries, la réalité lui déplaisait. Enfant, il ne pouvait toucher à un
+instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en
+face d'un homme différent de lui sans se heurter contre cette
+contradiction vivante...
+
+«Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude
+volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de pas entendre ce
+qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections
+personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses
+yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d'une politesse
+charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui
+n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable...
+
+ * * * * *
+
+«Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs
+heures de réserve. Les causes morales en eussent été trop légères, trop
+subtiles pour être saisies à l'œil nu. Il aurait fallu un microscope
+pour lire dans son âme où pénétrait si peu de la lumière des vivants...
+
+«Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère il pût avoir des
+amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa mère, qui
+estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des
+jeunes gens de son âge qui l'aimaient ardemment et qui étaient aimés de
+lui... Il se faisait une haute idée de l'amitié, et, dans l'âge des
+premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à
+peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient
+jamais d'opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord
+formel...
+
+«Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation
+et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire même à ceux qui
+ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la
+faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des
+femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité
+douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des
+hommes éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son
+exquise politesse et ils y étaient d'autant plus sensibles qu'ils ne
+concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l'exercice d'un
+devoir et que la sympathie n'y entrât pour rien.
+
+«Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus
+aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais
+comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient
+si vifs, si profonds, et si peu récusables?...
+
+ * * * * *
+
+«Dans le détail de la vie, il était d'un commerce plein de charmes.
+Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce
+inusitée et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion
+profonde qui payait l'amitié avec usure.
+
+«Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans
+cette pensée, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de
+temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage
+extérieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance héroïque de la
+jeunesse, l'idée d'une mort prochaine, il en caressait du moins
+l'attente avec une sorte d'amère volupté»[25].
+
+[Note 25: _Lucrezia Floriani._]
+
+ * * * * *
+
+C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement
+pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment
+imprégné d'un pieux hommage. La tempête qui dans un pli de ses rafales
+emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rêveur et distrait
+surpris sur la branche d'un arbre étranger, rompit ce premier amour et
+déshérita l'exilé d'une épouse dévouée et fidèle en même temps que d'une
+patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait rêvé avec elle, en
+rencontrant la gloire à laquelle il n'avait peut-être pas encore songé.
+Elle était belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones
+de Luini dont les regards sont chargés d'une grave tendresse. Elle resta
+triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette âme
+pure, lorsqu'elle sut que nul dévouement du même genre que le sien ne
+vint adoucir l'existence de celui qu'elle eût adoré avec une soumission
+ingénue, une piété exclusive; avec cet abandon naïf et sublime qui
+transforme la femme en ange.
+
+Celles que la nature accable des dons du génie, si lourds à
+porter,--chargés d'une étrange responsabilité et sans cesse entraînés à
+l'oublier,--ont probablement le droit de poser des limites aux
+abnégations de leur personnalité, étant forcées à ne pas négliger les
+soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire
+qu'on regrette les divines émotions que procurent les dévouements
+absolus, en présence de dons les plus éclatants du génie; car, cette
+soumission naïve, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son
+existence, sa volonté, jusqu'à son nom, dans ceux de l'homme qu'elle
+aime, peuvent seuls autoriser cet homme à penser, lorsqu'il quitte la
+vie, qu'il l'a partagée avec elle et que son amour fut à même de lui
+acquérir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient
+pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son cœur.
+
+Inopinément séparée de Chopin, la jeune fille qui allait être sa fiancée
+et ne le devint pas, fut fidèle à sa mémoire, à tout ce qui restait de
+lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amitié; le père de Chopin ne
+voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessiné dans des jours
+d'espoir, fût jamais remplacé chez lui par aucun autre, fût-il dû à un
+pinceau plus expérimenté. Bien des années après, nous avons vu les joues
+pâles de cette femme attristée se colorer lentement, comme rougirait
+l'albâtre devant une lueur dévoilée, lorsqu'en contemplant ce portrait
+son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris.
+
+Dès que ses années de collège furent terminées, Chopin commença ses
+études d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la
+plus difficile chose à apprendre, la plus rarement sue: à être exigeant
+pour soi-même, à tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu'à force
+de patience et de travail. Son cours musical brillamment achevé, ses
+parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connaître
+les artistes célèbres et les belles exécutions des grandes œuvres. À cet
+effet, il fit quelques rapides séjours dans plusieurs villes de
+l'Allemagne. En 1830, il avait quitté Varsovie pour une de ces
+excursions momentanées, lorsque éclata la révolution du 29 novembre.
+
+Obligé de rester à Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts;
+mais cet hiver-là, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si
+promptement saisi de toutes les nuances de l'exécution, de toutes les
+finesses de la pensée, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas
+toute la sensation à laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta
+Vienne dans le dessein de se rendre à Londres; mais c'est d'abord à
+Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arrêter que peu de temps. Sur
+son passeport, visé pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: _passant
+par Paris_. Ce mot renfermait son avenir. Longues années après,
+lorsqu'il semblait plus qu'acclimaté, naturalisé en France, il disait
+encore en riant: «Je ne suis ici qu'en passant».
+
+À son arrivée à Paris, il donna deux concerts où il fut de suite
+vivement admiré, autant par la société élégante que par les jeunes
+artistes. Nous nous souvenons de sa première apparition dans les salons
+de Pleyel, où les applaudissements les plus redoublés semblaient ne pas
+suffire à notre enthousiasme, en présence de ce talent qui révélait une
+nouvelle phase dans le sentiment poétique, à côté de si heureuses
+innovations dans la forme de son art. Contrairement à la plupart des
+jeunes arrivants, il n'éprouva pas un instant l'éblouissement et
+l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse
+modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanité
+puérile étalée par les parvenus du succès.
+
+Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors à Paris, lui firent
+l'accueil le plus affectueusement empressé. À peine arrivé, il fut de
+l'intimité de l'hôtel Lambert, où le vieux Pce Adam Czartoryski, sa
+femme et sa fille, réunissaient autour d'eux tous les débris de la
+Pologne que la dernière guerre avait jetés au loin. La Psse
+Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une
+de ses élèves les plus chères, une privilégiée, celle à qui on eût dit
+qu'il se plaisait à léguer les secrets de son jeu, les mystères de ses
+évocations magiques, comme à la légitime et intelligente héritière de
+ses souvenirs et de ses espérances!
+
+Il allait très souvent chez la Csse Louis Plater, née Csse
+Brzostowska, appelée _Pani Kasztelanowa_. L'on y faisait beaucoup de
+bonne musique, car elle savait accueillir de manière à les encourager,
+tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de
+former une lumineuse pléiade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas
+exploité par une curiosité stérile, parfois barbare; par une sorte de
+badauderie élégante qui suppute à part soi combien de visites, de dîners
+et de soupers, chaque célébrité du jour représente, pour ne point
+manquer _d'avoir eu_ celle que la mode impose, sans égarer quelque
+générosité excessive sur un nom moins indiqué. La Csse Plater
+recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, où celle qui
+l'était se considérait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans
+son cercle d'élus, sur lesquels elle répandait une bénigne atmosphère.
+Tour à tour, fée, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice délicate,
+sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle était
+pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chérie que respectée,
+qui éclairait, réchauffait, élevait son inspiration et manqua à sa vie
+quand elle ne fut plus.
+
+Chopin fréquenta beaucoup Mme de Komar et ses filles, la Psse
+Ludemille de Beauveau, la Csse Delphine Potocka, dont la beauté, la
+grâce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus
+admirés des reines de salon. Il lui dédia son deuxième _Concerto_, celui
+qui contient l'_adagio_ que nous avons mentionné ailleurs. Sa beauté aux
+contours si purs faisait dire d'elle, la veille même de sa mort, qu'elle
+ressemblait à une statue couchée. Toujours enveloppée de voiles,
+d'écharpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait
+quelle apparence aérienne, immatérielle, la comtesse n'était pas exempte
+d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait était si exquis,
+elle l'affectait avec un charme si distingué, elle était une patricienne
+si raffinée dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa
+supériorité native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en
+elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse,
+enchaînaient Chopin par un prestige dont il goûtait passionnément le
+suave empire. Cette voix était obstinée à vibrer la dernière à son
+oreille, à confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les
+premiers accords des anges.
+
+Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander
+à un avenir et fut tué en Algérie à vingt ans; Fontana, les comtes
+Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski
+etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivèrent à Paris,
+s'empressant à faire connaissance avec lui, il continua toujours à
+fréquenter de préférence un cercle composé en grande partie de ses
+compatriotes. Par leur intermédiaire, il resta non seulement au courant
+de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de
+correspondance musicale avec elle. Il aimait à ce qu'on lui montrât les
+poésies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui
+venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui
+plaisaient, il y substituait souvent une mélodie à lui qui se
+popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur
+fût toujours connu. Le nombre de ses pensées dues à la seule inspiration
+du cœur étant devenu considérable, Chopin avait songé dans les derniers
+temps à les réunir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et
+elles restent perdues et dispersées, comme le parfum des fleurs qui
+croissent aux endroits inhabités, pour embaumer un jour les sentiers du
+voyageur inconnu que le hasard y amène. Nous avons entendu en Pologne
+plusieurs de ces mélodies qui lui sont attribuées, dont quelques-unes
+seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un
+triage incertain entre les inspirations du poète et de son peuple?
+
+La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place
+parmi les premiers poètes du monde. Plus que jamais ses écrivains
+s'efforcent de faire ressortir les côtés les plus remarquables et les
+plus glorieux de son histoire, les côtés les plus saisissants et les
+plus pittoresques de son pays et de ses mœurs. Mais Chopin, différant
+d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein prémédité, les surpassa
+peut-être en vérité par son originalité. Il n'a pas voulu, n'a pas
+cherché ce résultat; il ne se créa pas d'idéal _a priori_. Son art
+semblait de prime abord ne point se prêter a une «poésie nationale»;
+aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne
+s'efforça pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il
+se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les
+transporter dans le passé; il comprit les amours et les larmes
+contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'étudia, ni ne
+s'ingénia à écrire de la musique polonaise; il est possible qu'il eût
+été étonné de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut
+un musicien national par excellence.
+
+N'a-t-on pas vu maintes fois un poète ou un artiste, résumant en lui le
+sens poétique d'une société, représenter dans ses créations d'une
+manière absolue les types qu'elle renfermait ou voulait réaliser? On l'a
+dit à propos de l'épopée d'Homère, des satires d'Horace, des drames de
+Caldéron, des scènes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la
+musique ne renouvellerait-elle pas à sa manière, un fait pareil?
+Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son
+style et dans son œuvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'idéal
+d'une société qui, durant un certain temps, forma un groupe spécial et
+caractéristique en un certain pays! Chopin fut ce poète pour son pays et
+pour l'époque où il y naquit. Il résuma dans son imagination, il
+représenta par son talent, un sentiment poétique inhérent à sa nation et
+répandu alors parmi tous ses contemporains.
+
+Comme les vrais poètes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrêté,
+sans choix préconçu, ce que l'inspiration lui dictait spontanément;
+c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans
+efforts, la forme la plus idéalisée des émotions qui avaient animé son
+enfance, accidenté son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que
+se dégagea sous sa plume «l'idéal réel» parmi les siens, si l'on ose
+dire; l'idéal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en
+général et chacun en particulier se rapprochait par quelque côté. Sans y
+prétendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments
+confusément ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement
+disséminés dans les cœurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce
+pas à ce don de renfermer dans une formule poétique qui séduit les
+imaginations de tous les pays, les contours indéfinis des aspirations
+éparses, mais souvent rencontrées parmi leurs compatriotes, que se
+reconnaissent les artistes nationaux?
+
+Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, à recueillir avec
+quelque soin les mélodies indigènes des diverses contrées, il nous
+paraîtrait plus intéressant encore de prêter quelque attention au
+caractère que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs,
+plus spécialement inspirés que d'autres par le sentiment national. Il en
+est peu jusques ici dont les œuvres marquantes sortent de la grande
+division qui s'est déjà établie entre la musique italienne, française,
+allemande. On peut ce nonobstant présumer, qu'avec l'immense
+développement que cet art semble destiné à prendre dans notre siècle,
+(renouvelant peut-être pour nous l'ère glorieuse des peintres au
+_cinquecento_), il apparaîtra des artistes dont l'individualité fera
+naître des distinctions plus fines, plus nuancées, plus ramifiées; dont
+les œuvres porteront l'empreinte d'une originalité puisée dans les
+différences d'organisations que la différence de races, de climats et de
+mœurs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps où un pianiste
+américain ne ressemblera pas à un pianiste allemand, où le symphoniste
+russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est à prévoir que
+dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnaître les
+influences de la patrie sur les grands et les petits maîtres, _dii
+minores_; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet
+de l'esprit des peuples, plus complet, plus poétiquement vrai, plus
+intéressant à étudier, que dans les ébauches frustes, incorrectes,
+incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si émouvantes
+qu'elles soient pour leurs co-nationaux.
+
+Chopin sera rangé alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi
+individualisé en eux le sens poétique d'une seule nation, indépendemment
+de toute influence d'école. Et cela, non point seulement parce qu'il a
+pris le rhythme des _Polonaises_, des _Mazoures_ des _Krakowiaki_, et
+qu'il a appelé de ce nom beaucoup de ses écrits. S'il se fût borné à les
+multiplier, il n'eût fait que reproduire toujours le même contour, le
+souvenir d'une même chose, d'un même fait: reproduction qui eût été
+bientôt fastidieuse en ne servant qu'à propager une seule forme, devenue
+promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un
+poète essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes
+dont il s'est servi à exprimer une manière de sentir propre à son pays,
+presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des mêmes sentiments
+se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna à ses
+ouvrages. Ses _Préludes_, ses _Études_, ses _Nocturnes_, surtout, ses
+_Scherzos_, même ses _Sonates_ et ses _Concertos_,--ses compositions les
+plus courtes, aussi bien que les plus considérables,--respirent un même
+genre de sensibilité, exprimée à divers dégrés, modifiée et variée en
+mille manières, toujours une et homogène. Auteur éminemment subjectif,
+Chopin a donné à toutes ses productions une même vie, il a animé toutes
+ses créations de sa vie à lui. Toutes ses œuvres sont donc liées par
+l'unité du sujet; leurs beautés, comme leurs défauts, sont toujours les
+conséquences d'un même ordre d'émotion, d'un mode exclusif de sentir.
+Condition première du poète dont les chants font vibrer à l'unisson tous
+les cœurs de sa patrie[26].
+
+[Note 26: Nous nous plaisons à citer ici quelques lignes du Cte Charles
+Zaluski, orientaliste et diplomate distingué au service de l'Autriche,
+petit fils du Pce Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons
+parlé plus haut et mentionné la vignette étrange. D'entre beaucoup de
+compatriotes de Chopin, le Cte Zaluski, musicien éminent, sut
+peut-être le mieux saisir le sens, l'esprit, l'âme, de ses œuvres.--Dans
+un intéressant article sur Chopin, que publia une Revue littéraire de
+Vienne, _Die Dioskuren, II. Band_, ce diplomate, qui est un poète
+élégant en même temps qu'un orientaliste distingué, dit:
+
+Kein Werk des Meisters ist aber geeigneter, einen Einblick in den
+erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gewähren, als seine
+Präludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so
+stimmungsvoll, dass es kaum möglich ist, beim Anhören derselben sich der
+herandringenden poetischen Anregungen zu erwehren. An und für sich
+bestimmt, musikalische Intentionen mehr auszudeuten als auszuführen,
+zaubern sie lebhafte Bilder hervor, oder so zu sagen selbstentstandene
+Gedichte, die dem Herzensdrang entsprechenden Gefühlen Ausdruck zu geben
+suchen. Bewegt, leidenschaftlich, zuletzt so wehmüthig ruhig ist das
+Prälude in Fis-moll, dass man unwillkürlich daran einen deutlichen
+Gedanken knüpft, indem man sagt:
+
+ Es rauschen die Föhren in herbstlicher Nacht,
+ Am Meer die Wogen erbrausen,
+ Doch wildere Stürme mit böserer Macht
+ Im Herzen der Sterblichen hausen.
+
+ Denn ruht wohl die See bald und seufzet kein Ast,
+ Das Herz, ach! muss grollen und klagen.
+ Bis dass ein Glöcklein es mahnet zur Rast
+ Und jetzo es aufhört zu schlagen!
+
+Zwei reizende Gegenstücke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an
+einen rieselnden Bach und Hirtenflötentöne. Der Absicht, die Rollen
+unter beide Hände zweifach zu vertheilen, entsprang die doppelte
+Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen
+Verhältnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen
+Gebilde der Natur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche
+Zahlenmenge aufweisen. Man zähle nur die Noten des zuerst erwähnten
+Vorspieles; ihre Zahl beträgt gegen fünfzehnhundert; die kaum eine
+Minute ausfüllen.--Anderswo rollen Orgeltöne im weiten Domesraum, oder
+es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklagetöne, während Irrlichter
+geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandelt der Sänger am Meeresufer und der
+Athemzug des bewegten Elementes umweht ihn mit unbekannten Stimmungen
+aus fernen Welten.
+
+Es fehlt nicht an traditionellen Auslegungen mancher Schöpfungen
+Chopin's. Wer denkt da nicht gleich an das Prälude in Es-dur, das an
+einem stürmischen Tage auf den Balearen entstand. Gleichmässig und immer
+wiederkehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab; dann
+verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun
+ist es vorübergezogen und wieder lacht die Sonne; doch die Regentropfen
+fallen noch immer!...]
+
+Toutefois, il est permis de se demander si, au moment où naissait cette
+musique éminemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi
+bien comprise par ceux-mêmes qu'elle chantait, aussi avidement acceptée
+comme leur bien par ceux-mêmes qu'elle glorifiait, que le furent les
+poèmes de Mickiewicz, les poésies de Slowacki, les pages de Krasinski?
+Hélas! L'art porte en lui un charme si énigmatique, son action sur les
+cœurs est enveloppée d'un si doux mystère, que ceux-mêmes qui en sont le
+plus subjugués ne sauraient aussitôt, ni traduire en paroles, ni
+formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce
+que chante chacune de ses élégies! Il faut que des générations aient
+appris à inhaler cette poésie, à respirer ce parfum, pour en saisir
+enfin la sapidité toute locale, pour en deviner le nom patronymique!
+
+Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de
+ses succès, ils jouissaient de sa célébrité, ils se vantaient de sa
+renommée, parce qu'il était un des leurs. Cependant, on peut bien se
+demander s'ils savaient à quel point sa musique était la leur? Certes,
+elle faisait battre leurs cœurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle
+dilatait leurs âmes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il
+est permis à qui les a fréquentés avec une grande sympathie, à qui les a
+aimés d'une grande affection, à qui les a admirés d'un grand
+enthousiasme, de penser qu'ils n'étaient point assez artistes, assez
+musiciens, assez habitués à distinguer avec perspicacité ce que l'art
+veut dire, pour savoir exactement d'où venait leur profonde émotion
+lorsqu'ils écoutaient leur barde. À la manière dont quelques-uns et
+quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils étaient fiers que
+Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient guère que sa
+musique parlait expressément d'eux, qu'elle les mettait en scène et les
+poétisait.
+
+Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre génération, étaient
+survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si
+vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers européens sur les
+champs de bataille légendaires de Napoléon I. Elle avait jeté un éclat
+chevaleresque avec le beau, le téméraire, l'infortuné Pce Joseph
+Poniatowski, se précipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de
+l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stupéfaits devant le renom
+qui s'attacha à leurs prosaïques bords, depuis qu'un magnifique saule
+pleureur vint ombrager de si illustres mânes! La Pologne de Chopin était
+encore cette Pologne enivrée de gloire et de plaisirs, de danses et
+d'amours, qui avait héroïquement espéré au congrès de Vienne et
+continuait follement d'espérer sous Alexandre I.--Depuis, l'empereur
+Nicolas avait régné!--Les émotions élégantes et diaprées d'alors,
+épouvantées dès l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort
+dans l'âme. Bientôt elles furent submergées sous un océan de larmes;
+elles périrent étouffées dans les cercueils, elles furent oubliées sous
+les poignantes réalités d'un exil réduit à la mendicité, sous la
+constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la
+misère, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sibérie, des
+capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire!
+Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles,
+d'une actualité aussi lugubre, l'âme remplie de telles images, ne
+pouvaient guère en arrivant à Paris reprendre le fil des souvenirs de
+Chopin là, où il s'était brisé.
+
+Nous eussions désiré faire comprendre ici par analogie de parole et
+d'image, les sensations intimes qui répondent à cette sensibilité
+exquise, en même temps qu'irritable, propre à des cœurs ardents et
+volages, à des natures fiévreusement fières et cruellement blessées.
+Nous ne nous flattons pas d'avoir réussi à renfermer tant de flamme
+éthérée et odorante, dans les étroits foyers de la parole. Cette tâche
+serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne paraîtront-ils pas toujours
+fades, mesquins, froids et arides, après les puissantes ou suaves
+commotions que d'autres arts font éprouver? N'est-ce point avec raison
+qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup
+ciselé, beaucoup chanté tout bas, a souvent répété: _De toutes les
+façons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante?_
+Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes à ce
+_flou_ de pinceau, nécessaire pour retracer ce que Chopin a dépeint avec
+une si inimitable légèreté de touche.
+
+Là tout est subtil, jusqu'à la source des colères et des emportements;
+là, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautières.
+Avant de se faire jour, elles ont toutes passé à travers la filière
+d'une imagination fertile, ingénieuse et exigeante, qui les a
+compliquées et en a modifié le jet. Toutes, elles réclament de la
+pénétration pour être saisies, de la délicatesse pour être décrites.
+C'est en les saisissant avec un choix singulièrement fin, en les
+décrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de
+premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'étudiant longuement et
+patiemment, en poursuivant toujours sa pensée à travers ses
+ramifications multiformes, qu'on arrive à comprendre tout à fait, à
+admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme
+visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler.
+
+En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transporté, qui
+lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire,
+car il n'eut que bien plus tard l'entière compréhension de ce que Chopin
+avait vu, avait chéri, de ce qui l'avait fasciné et passionné dans sa
+bien-aimée patrie. Sans Chopin, ce musicien n'eût peut-être pas deviné,
+même en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut,
+ce que les Polonaises sont, leur idéal! Par contre, peut-être n'eût-il
+pas pénétré si bien l'idéal de Chopin, la Pologne et les Polonaises,
+s'il n'avait pas été dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond,
+l'abîme de dévouement, de générosité, d'héroïsme, renfermé dans le cœur
+de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer
+le génie, qu'en le prenant pour un patriciat!...
+
+Quand le séjour de Chopin se fut prolongé à Paris, il fut entraîné dans
+des parages fort lointains pour lui... C'étaient les antipodes du monde
+où il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons
+des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans
+qu'il sut comment cela s'était fait, un jour vint où il y alla moins.
+Or, l'idéal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque,
+n'avait jamais lui dans le cercle où il était entré. Il y trouva, il est
+vrai, la royauté du génie qui l'avait attiré; mais cette royauté n'avait
+auprès d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie à même de l'élever
+sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un
+diadème de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par là de
+se faire de la musique à lui-même, son piano récitait des poèmes d'amour
+dans une langue que nul ne parlait autour de lui.
+
+Peut-être souffrait-il trop du contraste qui s'établissait entre le
+salon où il était et ceux où il se faisait vainement attendre, pour
+échapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si
+hétérogène à sa nature d'élite? Peut-être trouvait-il, au contraire, que
+le contraste n'était pas assez matériellement accentué, pour l'arracher
+à une fournaise dont il avait goûté les voluptés micidiales, sa patrie
+ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exilées ou infortunées,
+cette magie de fêtes princières qui avaient passé et repassé devant ses
+jeunes ans, ingénuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut
+osé s'amuser à une fête? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens,
+ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait
+quoique ce soit de ce monde où passaient et repassaient de pures
+sylphides, des péris sans reproches; où régnaient les pudiques
+enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc
+parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces
+mains jamais gantées depuis qu'elles existaient, eût pu rien comprendre
+à ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brûlantes et
+fugaces, même s'il l'avait vu de ses yeux ébahis? Ne s'en serait-il pas
+bien vite détourné, comme si son regard distraitement levé avait
+rencontré de ces nuées rosacés ou liliacées, laiteuses ou purpurines,
+d'une moire grisâtre ou bleuâtre, qui créent un paysage sur la voûte
+éthérée d'en haut... bien indifférente vraiment aux politiqueurs
+enragés!
+
+Que n'a-t-il pas dû souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette
+noblesse du génie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit
+divine des cieux, s'abdiquer elle-même, _s'embourgeoiser_ de gaieté de
+cœur, se faire «petites gens», s'oublier jusqu'à laisser traîner
+l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse
+inénarrable son regard n'a-t-il pas dû souvent se reporter, de la
+réalité sans aucune beauté qui le suffoquait dans le présent, à la
+poésie de son passé, où il ne revoyait que fascination ineffable,
+passion du même coup sans limites et sans voix, grâce à la fois hautaine
+et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'âme, ce qui trempe la
+volonté; ne souffrant jamais ce qui amollit la volonté et énerve l'âme.
+Retenue plus éloquente que toutes les humaines paroles, en cet air où
+l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites
+infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon goût, de l'élégance des
+êtres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une
+femme d'une sphère supérieure. Mais, moins heureux que le peintre si
+distingué de l'aristocratie la plus distinguée du monde, il s'attacha à
+une supériorité qui n'était pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra
+point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalisée par
+un chef-d'œuvre que les siècles admirent, comme Van Dyck immortalisa la
+blonde et suave Anglaise dont la belle âme avait reconnu qu'en lui, la
+noblesse du génie était plus haute que celle du _pedigree_!
+
+Longtemps Chopin se tint comme à distance des célébrités les plus
+recherchées à Paris; leur bruyant cortège le troublait. De son côté, il
+inspirait moins de curiosité qu'elles, son caractère et ses habitudes
+ayant plus d'originalité véritable que d'excentricité apparente. Le
+malheur voulut qu'il fut un jour arrêté par le charme engourdissant d'un
+regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit
+tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, semés
+des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui
+une prison, où il se sentit garrotté par des liens saturés de venin;
+leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son génie, mais ils
+consumèrent sa vie et l'enlevèrent de trop bonne heure à la terre, à la
+patrie, à l'art!
+
+
+
+
+VII.
+
+
+En 1836, Mme Sand avait publié, non seulement _Indiana_, _Valentine_,
+_Jacques_, mais _Lélia_, ce poème dont elle disait plus tard: «Si je
+suis fâchée de l'avoir écrit, c'est parce que je ne puis plus l'écrire.
+Revenue à une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un
+grand soulagement de pouvoir le recommencer»[27]. En effet, l'aquarelle
+du roman devait paraître fade à Mme Sand, après qu'elle eut manié le
+ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue
+semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges méplats, ces
+muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse séduction dans leur
+immobilité monumentale et qui, longtemps contemplées, nous émeuvent
+douloureusement comme si, par un miracle contraire à celui de Pygmalion,
+c'était quelque Galathée vivante, riche en suaves mouvements, pleine
+d'une voluptueuse palpitation et animée par la tendresse, que l'artiste
+amoureux aurait enfermée dans la pierre, dont il aurait étouffé
+l'haleine, glacé le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en éterniser
+la beauté. En face de la nature ainsi changée en œuvre d'art, au lieu de
+sentir à l'admiration se surajouter l'amour, on est attristé de
+comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration!
+
+[Note 27: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Brune et olivâtre Lélia! tu as promené tes pas dans les lieux
+solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme
+Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux,
+car il ne s'est pas trouvé un cœur d'homme assez féminin pour t'aimer
+comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d'une
+soumission confiante et aveugle, d'un dévouement muet et ardent; pour
+laisser protéger ses obéissances par ta force d'amazone! Femme-héros, tu
+as été vaillante et avide de combats comme ces guerrières; comme elles
+tu n'as pas craint de laisser hâler par tous les soleils et tout les
+autans la finesse satinée de ton mâle visage, d'endurcir à la fatigue
+tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance
+de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse
+qui l'a blessé et ensanglanté, ce sein de femme, charmant comme la vie,
+discret comme la tombe, adoré de l'homme lorsque son cœur en est le seul
+et l'impénétrable bouclier!
+
+Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure dont la hauteur, le
+dédain, le regard angoissé et ombragé par le rapprochement de si
+sombres sourcils, la chevelure frémissante d'une vie électrique, nous
+rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits
+magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de
+cette Gorgone dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement de
+cœurs,--Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui
+labourait son âme insatisfaite. Après avoir drapé avec un art infini
+cette altière figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour
+remplacer la seule qu'elle répudiât, la grandeur suprême de
+l'anéantissement dans l'amour, cette grandeur que le poète au vaste
+cerveau fit monter au plus haut de l'empyrée et qu'il appela «l'éternel
+féminin» (_das ewig Weibliche_); cette grandeur qui est l'amour
+préexistant à toutes ses joies, survivant à toutes ses douleurs;--après
+avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au désir, par
+celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupté capable de
+combler le désir, celle de l'abnégation,--après avoir vengé Elvire en
+créant Sténio;--après avoir plus méprisé les hommes que Don Juan n'avait
+rabaissé les femmes, Mme Sand dépeignait dans les _Lettres d'un
+voyageur_ cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui
+saisissent l'artiste, lorsqu'après avoir incarné dans une œuvre le
+sentiment qui l'inquiétait, son imagination continue à être sous son
+empire sans qu'il découvre une autre forme pour l'idéaliser. Souffrance
+du poète bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il
+lui faisait pleurer ses larmes les plus brûlantes, non sur sa prison,
+non sur ses chaînes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie
+des hommes, mais sur son épopée terminée sur le monde de sa pensée qui,
+en lui échappant, le rendait enfin sensible aux affreuses réalités dont
+il était entouré.
+
+Mme Sand entendit souvent parler à cette époque, par un musicien ami
+de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie à
+son arrivée à Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit
+vanter plus que son talent, son génie poétique; elle connut ses
+productions et en admira l'amoureuse suavité. Elle fut frappée de
+l'abondance de sentiment répandu dans ces poésies, de ces effusions de
+cœur d'un ton si élevé, d'une noblesse si immaculée. Quelques
+compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec
+l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehaussé alors par le
+souvenir récent des sublimes sacrifices dont elles avaient donné tant
+d'exemples dans la dernière guerre. Elle entrevit à travers leurs récits
+et les poétiques inspirations de l'artiste polonais, un idéal d'amour
+qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que là,
+préservée de toute dépendance, garantie de toute infériorité, son rôle
+s'élevait jusqu'aux féeriques puissances de quelque intelligence
+supérieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel
+long enchaînement de souffrances, de silences, de patiences,
+d'abnégations, de longanimités, d'indulgences et de courageuses
+persévérances, avait créé cet idéal, impérieux, et résigné, admirable,
+mais triste à contempler, comme ces plantes à corolles roses dont les
+tiges, s'entrelaçant en un filet de longues et nombreuses veines,
+donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur réservant pour les
+embellir, les fait croître sur les vieux ciments que découvrent les
+pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donné à son ingénieuse et
+inépuisable richesse de jeter sur la décadence des choses humaines!
+
+En voyant qu'au lieu de donner corps à sa fantaisie dans le porphyre et
+le marbre, au lieu d'allonger ses créations en caryatides massives,
+dardant leur pensée d'en haut et d'aplomb comme les brûlants rayons d'un
+soleil monté à son zénith, l'artiste polonais les dépouillait au
+contraire de tout poids, effaçait leurs contours et aurait enlevé au
+besoin l'architecture elle-même de son sol, pour la suspendre dans les
+nuages, comme les palais aériens de la Fata-Morgana, Mme Sand n'en
+fut peut-être que plus attiré par ces formes d'une légèreté impalpable,
+vers l'idéal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras eût été
+assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main était assez
+délicate pour avoir tracé aussi ces reliefs insensibles, où l'artiste
+semble ne confier à la pierre, à peine renflée, que l'ombre d'une
+silhouette ineffaçable. Elle n'était pas étrangère au monde
+super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa
+préférence, la nature semblait avoir dénoué sa ceinture pour lui
+dévoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prête à la
+beauté.
+
+Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grâces; elle n'avait
+pas dédaigné, elle dont le regard aimait à embrasser des horizonts à
+perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes
+les ailes du papillon; d'étudier le symétrique et merveilleux lacis que
+la fougère étend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'écouter les
+chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, où s'entendent
+les sifflements de _la vipère amoureuse_. Elle avait suivi les
+saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prés et des
+marécages, elle avait deviné les demeures chimériques vers lesquelles
+leurs bondissements perfides égarent les piétons attardés. Elle avait
+prêté l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le
+chaume des guérets, elle avait appris le nom des habitants de la
+république ailée des bois, qu'elle distinguait aussi bien à leurs robes
+plumagées qu'à leurs roulades goguenardes ou à leurs cris plaintifs.
+Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les
+éblouissements de son teint, et aussi tous les désespoirs de
+Geneviève[28], la fille énamourée des fleurs, qui ne parvenait point à
+imiter leurs douces magnificences.
+
+[Note 28: _André_.]
+
+Elle était visitée dans ses rêves par ces «amis inconnus» qui venaient
+la rejoindre, «lorsque prise de détresse sur une grève abandonnée, un
+fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur
+laquelle elle s'élançait pour partir vers ces rives ignorées, ce pays
+des chimères, qui fait paraître la vie réelle un rêve à demi effacé, à
+ceux qui s'éprennent dès leur enfance des grandes coquilles de nacre, où
+l'on monte pour aborder à ces îles où tous sont beaux et jeunes...
+hommes et femmes couronnés de fleurs, les cheveux flottants sur les
+épaules... tenant des coupes et des harpes d'une forme étrange... ayant
+des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous
+également d'un amour tout divin!... Où des jets d'eau parfumés tombent
+dans des bassins d'argent... où des roses bleues croissent dans des
+vases de Chine... où les perspectives sont enchantées... où l'on marche
+sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... où
+l'on court, où l'on chante, en se dispersant à travers des buissons
+embaumés!...[29]»
+
+[Note 29: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Elle connaissait si bien «ces amis inconnus» qu'après les avoir revus,
+«elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour...»
+Elle était une initiée de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris
+de si ineffables sourires sur les portraits des morts[30]; elle qui
+avait vu sur quelles fêtes les rayons du soleil viennent poser une
+auréole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras
+de Dieu, lumineux et intangible, entouré d'un tourbillon d'atomes; elle
+qui avait reconnu de si splendides apparitions revêtues de l'or, des
+pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de
+mythe dont elle ne possédât le secret.
+
+[Note 30: _Spiridion_.]
+
+Elle fut donc curieuse de connaître celui qui avait fui à tire-d'ailes
+«vers ces paysages impossibles à décrire, mais qui doivent exister
+quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces planètes, dont on
+aime à contempler la lumière dans les bois, au coucher de la lune[31].»
+Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi découverts, ne
+voulait plus les déserter, ni jamais faire retourner son cœur et son
+imagination à ce monde si semblable aux plages de la Finlande, où l'on
+ne peut échapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le
+granit décharné des rocs solitaires. Fatiguée de ce songe appesantissant
+qu'elle avait appelé Lélia; fatiguée de rêver un impossible grandiose
+pétri avec les matériaux de cette terre, elle fut désireuse de
+rencontrer cet artiste, _amant d'un impossible_ incorporel, ennuagé,
+avoisinant les régions sur-lunaires!
+
+[Note 31: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Mais, hélas! si ces régions sont exemptes des miasmes de notre
+atmosphère, elles ne le sont point de nos plus désolées tristesses. Ceux
+qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres
+qui s'éteignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes
+constellations, y disparaissent un à un. Les étoiles tombent, comme une
+goutte de rosée lumineuse, dans un néant dont nous ne connaissons même
+pas le béant abîme et l'imagination, en contemplant ces savanes de
+l'éther, ce bleu sahara aux oasis errantes et périssables, s'accoutume à
+une mélancolie que ne parviennent plus à interrompre, ni l'enthousiasme,
+ni l'admiration. L'âme engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans
+même en être agitée, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui reflètent
+à leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se
+réveiller de leur engourdissement.--«Cette mélancolie atténue jusqu'aux
+vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attachée à cette
+tension de l'âme au-dessus de la région qu'elle habite naturellement...
+elle fait sentir pour la première fois l'insuffisance de la parole
+humaine, à ceux qui l'avaient tant étudiée et s'en étaient si bien
+servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi
+dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans
+l'immensité en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... où
+l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le
+ciel,... où la réalité n'est plus envisagée avec le sentiment poétique
+de l'auteur de Waverley, mais où, idéalisant la poésie même, on peuple
+l'infini de ses propres créations, à la manière de Manfred»[32].
+
+[Note 32: _Lucrezia Floriani_.]
+
+Mme Sand avait-elle pressenti à l'avance cette inénarrable
+mélancolie, cette volonté immiscible, cet exclusivisme impérieux qui gît
+au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se
+complaisant à la poursuite de rêves dont les types n'existent pas dans
+le milieu où ces êtres se trouvent? Avait-elle prévu la forme que
+prennent pour eux les attachements suprêmes, l'absolue absorption dont
+ils font le synonyme de tendresse? Il faut, à quelques égards du moins,
+être instinctivement dissimulé à leur manière pour saisir dès l'abord le
+mystère de ces caractères concentrés, se repliant promptement sur
+eux-mêmes, pareils à certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant
+les moindres bises importunes, ne les déroulant qu'aux rayons d'un
+soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont _riches par
+exclusivité_, en opposition à celles qui sont _riches par exubérance_.
+«Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre
+l'une dans l'autre», ajoute le romancier que nous citons; «l'une des
+deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres!» Ah! ce sont
+les natures comme celles du frêle musicien dont nous remémorons les
+jours, qui périssent en se dévorant elles-mêmes, ne voulant, ni ne
+pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de
+_leur_ idéal.
+
+Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui,
+comme une prêtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne
+savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. Mme Sand ignora
+et, par une simplicité charmante qui fut un de ses plus nobles attraits,
+ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa
+vue dissipa bientôt les préventions contre les femmes-auteurs, que
+jusque là il avait obstinément nourries.
+
+Dans l'automne de 1837, Chopin éprouva des atteintes inquiétantes d'un
+mal qui ne lui laissa que comme une moitié de forces vitales. Des
+symptômes alarmants l'obligèrent à se rendre dans le Midi pour éviter
+les rigueurs de l'hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et
+si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir
+partir seul alors que son état réclamait tant de soins. Elle se décida à
+l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les îles Baléares, où l'air de
+la mer, joint à un climat toujours tiède, est particulièrement salubre
+aux malades attaqués de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son état
+fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les hôtels où il
+n'avait passé qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du
+matelas qui lui avaient servis afin les de brûler aussitôt, le croyant
+arrivé à cette période des maladies de poitrine où elles sont
+facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant à son départ,
+ses amis osaient à peine espérer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il fît
+une longue et douloureuse maladie à l'île de Majorque où il resta six
+mois, à partir d'un bel automne jusqu'à un printemps splendide, sa santé
+s'y rétablit assez pour paraître améliorée pendant plusieurs années.
+
+Fut-ce le climat seul qui le rappella à la vie? La vie ne le retint-elle
+point par son charme suprême? Peut-être ne vécut-il que parce qu'il
+voulut vivre, car qui sait où s'arrêtent les droits de la volonté sur
+notre corps? Qui sait quel arôme intérieur elle peut dégager pour le
+préserver de la décadence, quelles énergies elle peut insuffler aux
+organes atones! Qui sait enfin, où finit l'empire de l'âme sur la
+matière? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens,
+double leurs facultés ou accélère leur éteignement, soit qu'elle ait
+étendu cet empire en l'exerçant longtemps et âprement, soit qu'elle en
+réunisse spontanément les forces oubliées pour les concentrer dans un
+moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassemblés sur le
+point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une
+flamme de céleste origine?
+
+Tous les prismes du bonheur se rassemblèrent dans cette époque de la vie
+de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallumé sa vie et qu'elle
+brillât à cet instant de son plus vif éclat? Cette solitude, entourée
+des flots bleus de la Méditerranée, ombragée de lauriers, d'orangers et
+de myrthes, semblait répondre par son site même au vœu ardent des jeunes
+âmes, espérant encore en leurs plus bénignes et plus naïves illusions,
+soupirant après _le bonheur dans une île déserte!_ Il y respira cet air
+après lequel les natures dépaysées ici-bas éprouvent une cruelle
+nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle
+part, selon les âmes qui le respirent avec nous: l'air de ces contrées
+imaginées, qu'en dépit de toutes les réalités et de tous les obstacles
+on découvre si aisément lorsqu'on les cherche à deux! L'air de cette
+patrie de l'idéal, où l'on voudrait entraîner ce que l'on chérit, en
+répétant avec Mignon: _Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!_
+
+Tant que sa maladie dura, Mme Sand ne quitta pas d'un instant le
+chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne
+perdit jamais son intensité, en perdant ses joies. Il lui resta fidèle
+alors même que son attachement devint douloureux, «car il semblait que
+cet être fragile se fût absorbé et consumé dans le foyer de son
+admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses:
+quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement;
+en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer.
+Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une
+nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de
+l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver
+pour lui. C'eut été celle de l'agonie physique; car son attachement
+était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui
+de s'y soustraire un seul instant»[33]. Jamais, en effet, depuis lors,
+Mme Sand ne cessa d'être aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui
+avait fait rétrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait changé
+ses souffrances en langueurs adorables.
+
+[Note 33: Lucrezia Floriani.]
+
+Pour le sauver, pour l'arracher à une fin si précoce, elle le disputa
+courageusement à la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et
+instinctifs, qui sont maintes fois des remèdes plus salutaires que ceux
+de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni
+l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fléchirent à
+la tâche, comme chez ces mères aux robustes santés qui paraissent
+communiquer magnétiquement une partie de leur vigueur à leurs enfants
+débiles, dont on peut dire que plus ils réclament constamment leurs
+soins, et plus ils absorbent leurs préférences. Enfin, le mal céda.
+«L'obsession funèbre qui rongeait secrètement l'esprit du malade et y
+corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il
+laissa le facile caractère et l'aimable sérénité de son amie chasser les
+tristes pensées, les lugubres pressentiments, pour entretenir son
+bien-être intellectuel»[34].
+
+[Note 34: Lucrezia Floriani.]
+
+Le bonheur succéda aux sombres craintes, avec la gradation progressive
+et victorieuse d'un beau jour qui se lève après une nuit obscure, pleine
+de terreurs. La voûte de ténèbres, qui pèse d'abord sur les têtes,
+semble si lourde qu'on se prépare à une catastrophe prochaine et
+dernière, sans même oser songer à la délivrance, lorsque l'œil angoissé
+découvre tout à coup un point où ces ténèbres s'éclaircissent, telles
+qu'une ouate opaque dont l'épaisseur céderait sous des doigts invisibles
+qui la déchirent. À ce moment pénètre le premier rayon d'espoir dans les
+âmes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire
+caverne, aperçoivent enfin une lueur, fût-elle encore douteuse! Cette
+lueur indécise est la première aube, projetant des teintes si incolores
+qu'on pourrait croire assister à une tombée de nuit, à l'éteignement
+d'un crépuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fraîcheur des
+brises qui, comme des avant-coureurs bénis, portent le message de salut
+dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume végétal traverse l'air,
+comme le frémissement d'une espérance encouragée et raffermie. Un oiseau
+plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit
+dans le cœur comme le premier éveil consolé qu'on accepte pour gage
+d'avenir. D'imperceptibles, mais sûrs indices persuadent en se
+multipliant que dans cette lutte des ténèbres et de la lumière, de la
+mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent être
+vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dôme de plomb,
+on croit déjà qu'il pèse moins fatalement, qu'il a perdu de sa
+terrifiante fixité.
+
+Peu à peu les clartés grisâtres augmentent et s'allongent à l'horizon,
+en lignes étroites comme des fissures. Incontinent, elles s'élargissent:
+elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un
+étang inondant en flaques irrégulières ses arides rivages. Des
+oppositions tranchées se forment, des nuées s'amoncellent en bancs
+sablonneux; on dirait des digues accumulées pour arrêter les progrès du
+jour. Mais, comme ferait l'irrésistible courroux des grandes eaux, la
+lumière les ébrèche, les démolit, les dévore et, à mesure qu'elle
+s'élève, des flots empourprés viennent les rougir. Cette lumière qui
+apporte la sécurité, brille en cet instant d'une grâce conquérante et
+timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le
+dernier effroi a disparu, on se sent renaître!
+
+Dès lors les objets surgissent à la vue comme s'ils ressuscitaient du
+néant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu'à ce que
+la lumière, augmentant d'intensité sa gaze légère, se plisse çà et là en
+ombres d'un pâle incarnat, tandis que les plans avancés s'éclairent d'un
+blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit
+le firmament. Plus il s'étend, plus son foyer gagne d'éclat. Les vapeurs
+s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de
+rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit,
+chante: les sons se mêlent, se croisent, se heurtent, se confondent.
+L'immobilité ténébreuse fait place au mouvement; il circule, s'accélère,
+se répand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein ému d'amour. Les
+larmes de la rosée, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se
+distinguent de plus en plus; l'on voit étinceler, l'un après l'autre,
+sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne
+peindre leurs scintillements. À l'Orient, le gigantesque éventail de
+lumière s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanières d'or,
+des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisérés d'écarlate,
+le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordorés
+panachent ses branches. À son centre, le carmin plus vif prend la
+transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'évase
+comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte,
+monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.
+
+Enfin le Dieu du Jour paraît! Son front éblouissant est orné d'une
+chevelure lumineuse. Il se lève lentement; mais à peine s'est-il dévoilé
+tout entier, qu'il s'élance, se dégage de tout ce qui l'entoure et prend
+instantanément possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de
+lui.
+
+ * * * * *
+
+Le souvenir des jours passés à l'île Majorque resta dans le cœur de
+Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde
+qu'une fois à ses plus favorisés. «Il n'était plus sur terre, il vivait
+dans un empyrée de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son
+imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu même, et
+si parfois, sur le prisme radieux où il s'oubliait, quelque incident
+faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un
+affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle
+criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux
+pensées divines des grands maîtres»[35]. Dans la suite, il parla de
+cette période avec une reconnaissance toujours émue, comme d'un de ces
+bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait
+pas possible de jamais retrouver ailleurs une félicité où, en se
+succédant, les tendresses de la femme et les étincellements du génie
+marquent le temps, pareillement à cette horloge de fleurs que Linné
+avait établie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par
+leurs réveils successifs, exhalant à chaque fois d'autres parfums,
+révélant d'autres couleurs, à mesure que s'ouvraient leurs calices de
+formes diverses.
+
+[Note 35: _Lucrezia Floriani_.]
+
+Les magnifiques pays que traversèrent ensemble le poète et le musicien,
+frappèrent plus nettement l'imagination du premier. Les beautés de la
+nature agissaient sur Chopin d'une manière moins distincte, quoique non
+moins forte. Son cœur en était touché et s'harmonisait directement à
+leurs grandeurs et à leurs enchantements, sans que son esprit eût
+besoin de les analyser, de les préciser, de les classer, de les nommer.
+Son âme vibrait à l'unisson des paysages admirables, sans qu'il pût
+assigner, dans le moment, à chaque impression l'accident qui en était la
+source. En véritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi
+dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner à
+l'inattention la partie plastique, l'écorce pittoresque qui ne
+s'assimilaient pas à la forme de son art, n'appartenant pas à sa sphère
+plus spiritualisée. Et cependant (effet qu'on retrouve fréquemment dans
+les organisations comme la sienne), plus il s'éloignait des instants et
+des scènes où l'émotion avait obscurci ses sens, comme les fumées de
+l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les
+contours de ces situations semblaient gagner à ses yeux en netteté et en
+relief. Dans les années suivantes, il parlait de ce voyage et du séjour
+de Majorque, des incidents qui les ont marqués, des anecdotes qui s'y
+rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il était
+si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur!
+
+D'ailleurs, pourquoi Chopin eût-il porté un regard observateur sur les
+sites de l'Espagne qui ont formé le cadre de son poétique bonheur? Ne
+les retrouvait-il pas plus beaux encore, dépeints par la parole inspirée
+de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites délicieux, à
+travers le coloris de son talent passionné, comme à travers de rouges
+vitraux on voit tous les objets, l'atmosphère elle-même, prendre des
+teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'était-elle pas
+un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour
+douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence à
+ces profondeurs de la tendresse et du dévouement où s'établit son
+véritable, son irrésistible empire, celui en dehors duquel elle n'est
+plus qu'une énigme sans mot,--les flammes de l'imagination en se mariant
+chez elle aux limpides clartés du cœur, renouvellent dans une autre
+sphère le miraculeux spectacle de ces feux grégeois, dont les éclatants
+incendies couraient autrefois sur les abîmes de la mer sans en être
+submergés, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de
+la pourpre aux célestes grâces de l'azur.
+
+Mais, le génie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du
+cœur, à ces sacrifices sans réserve de passé et d'avenir, à ces
+immolations aussi courageuses que mystérieuses, à ces holocaustes de
+soi-même, non pas temporaires et changeants, mais constants et
+monotones, qui donnent droit à la tendresse de s'appeler _dévouement_?
+La force supranaturelle du génie, dénuée de forces divines et
+surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit à de légitimes exigences,
+et la légitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute
+exigence personnelle et égoïste? La royale pourpre et les flammes
+ardentes du génie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur
+immaculé d'une destinée de femme, quand elle ne compte qu'avec les
+joies d'ici-bas et n'en attend aucune de là-haut; d'un esprit de femme
+qui a foi en lui-même et n'a point foi en l'amour, _plus fort que la
+mort_? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupéfiantes
+affirmations du génie et les adorables privations d'un attachement sans
+bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille
+angoissée, en plus d'une journée de larmes et de sacrifices,
+quelques-uns de leurs secrets surhumains aux chœurs angéliques?
+
+Parmi ses dons les plus précieux, Dieu prêta à l'homme le pouvoir de
+créer à son instar, en tirant du néant,--non pas comme lui créateur,
+auteur de tout ce qui est bon, matière et substance;--mais, comme lui
+formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour
+leur faire exprimer sa pensée où il incarne un sentiment incorporel en
+des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gré de son
+imagination, pour être perçues par la vue, ce sens qui fait connaître et
+penser; par l'ouïe, ce sens qui fait sentir et aimer! Véritable
+_création_, dans la plus belle signification du mot, l'art étant
+l'expression et la communication d'une émotion au moyen d'une sensation,
+sans l'intermédiaire de la parole, nécessaire pour révéler les faits et
+les raisonnements. Après cela, Dieu donna à l'artiste (et dans ce cas le
+poète devient artiste, car c'est à la forme du langage, prose ou poésie,
+qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la
+vie éternelle correspond à la vie du temps, la résurrection à la mort:
+celui de la _transfiguration_! Le don de changer un passé incorrect,
+incomplet, fautif, brisé, en un avenir de glorification sans fin,
+pouvant durer tant que l'humanité dure.
+
+Et l'homme et l'artiste peuvent être fiers de posséder de si divines
+puissances! C'est en elles que gît le secret de la royauté native que
+l'homme, cet être chétif et misérable, exerce à bon droit sur
+l'incommensurable et sereine nature; de la supériorité innée que
+l'artiste, cet être faible et impuissant, se sent à juste titre sur ses
+semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royauté qu'en cherchant le bien
+dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa supériorité
+qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.--Comme la
+plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit généralisateur; il
+n'était guère porté à la philosophie de l'esthétique, dont il n'avait
+même pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les
+grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le
+penseur s'élève pas à pas sur les rudes sentiers où se cherche le vrai,
+par un vol vertical à travers les sphères transparentes et radieuses du
+beau.
+
+Chopin se laissait posséder par la situation si neuve qui lui était
+faite à Majorque et dont il n'avait aucune expérience, avec cette
+ignorance et cette imprévoyance des futures amertumes dont les germes
+sont semés et épars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins
+connues dans ces charmantes années d'enfance, alors qu'un amour
+maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son
+idolâtrie et gorgeait notre cœur de félicité, en préparant son
+irrémédiable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous
+environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre
+mémoire que bien plus tard, la familière image de chaque minute et de
+chaque objet. Mais, pour un artiste éminemment subjectif, comme l'était
+Chopin, le moment vient où son cœur sent un impérieux besoin de revivre
+un bonheur que les flots de la vie ont emporté, de reéprouver ses joies
+les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forçant à
+sortir de cette ombre noire du passé où un temps, peint de si vives
+couleurs, s'est évanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalité
+lumineuse de l'art, par ce procédé mystérieux que le magnétisme du cœur
+communique à l'électricité de l'inspiration et que la muse enseigne, aux
+mortels de son choix.
+
+Là, toute résurrection est une transfiguration! Là, tout ce qui fut
+incertain, fragile, déjeté, maculé, plus senti que réalisé,
+obscurci au moment presque où il brillait de toute sa radiance,
+quelque peu dénaturé, sitôt qu'il eut atteint l'apogée de son
+épanouissement,--revient sous la figure d'un corps glorieux,
+impérissable désormais, irradiant d'une éternelle sublimité. N'étant
+plus enchaîné, ni aux lieux, ni aux années d'autrefois, ce qui est ainsi
+transfiguré après avoir été ressuscité, vit à jamais d'une vie
+supranaturelle, incorruptible, invulnérable, dominant la succession des
+âges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprésence qui
+lui permet d'entrer dans tous les cœurs, en traversant toutes leurs
+enveloppes.
+
+Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscité, ni
+transfiguré l'époque de suprême bonheur que le séjour de Majorque marqua
+dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir réfléchi, sans en avoir donné
+la raison au tribunal de son jugement, sans même se l'être demandée,
+sans l'avoir scrutée avec un regret ou avec un désespoir. Il ne le fit
+pas, instinctivement. Son âme droite et nativement honnête, que les
+paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, répugnait à la glorification
+de ce qui, _ayant pu être_, n'a point été! Pour ce fils de l'héroïque
+Pologne, où femmes et hommes versent jusqu'à la dernière goutte de leur
+sang afin d'attester la _réalité_ de leur _idéal_, tout idéal manqué,
+privé de réalité, était un avortement. Mais tout avortement, qui est une
+mort dans le monde des vivants, n'est même pas né dans le monde de la
+poésie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il
+chanté les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes
+de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois,
+comme le ruisseau murmure dans les prés, comme la lune resplendit dans
+les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le
+rayon luit dans les champs de l'éther! Tandis qu'il n'a pas su raconter
+son bonheur étrange en cette île enchantée, qu'il eût souhaité pouvoir
+transporter sur une autre planète et qui n'était, hélas! que trop près
+du rivage! En y retournant, il vit déchirés, défigurés, dissipés, les
+mirages qui avaient enveloppé, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne
+put donc, ni ne voulut les chanter, les idéaliser.
+
+Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce
+passé ardent, qui empruntait aux latitudes méridionales leur feu et leur
+éclat; dont les flammes exhalaient l'âcre saveur du bitume d'un volcan;
+dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les
+frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicité; dont les
+laves brûlantes étouffaient et ensevelissaient à jamais les souvenirs
+d'une heure de joies naïves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle
+qui croyait être la poésie en personne, n'a point inspiré de chant;
+celle qui se croyait la gloire elle-même, n'a point été glorifiée; celle
+qui prétendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne à qui le
+demande, n'a point vu son amour béni, son image honorée, son souvenir
+porté sur les autels d'une sainte gratitude! Près d'elle, que de femmes
+qui ont seulement su _aimer et prier_, vivent à jamais dans les annales
+de l'humanité d'une vie transfigurée, soit qu'on les appelle Laure de
+Novès ou Éléonore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de
+Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Thécla ou de
+Gretchen.
+
+Mais non! Durant cette existence dans une île transformée en un séjour
+de dieux, grâce aux hallucinations d'un cœur épris, surexcité par
+l'admiration, terrassé par la reconnaissance, Chopin transporta un
+moment, un seul moment, dans les pures régions de l'art, soudainement,
+par un choc de sa baguette magique!--ce fut un moment d'angoisse et de
+douleur! Mme Sand le raconte quelque part, parmi les récits qu'elle
+fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait déjà
+éprouver une affection trop entière, puisqu'elle osait s'identifier à
+elle au point de s'affoler à l'idée de la perdre, oubliant qu'elle se
+réservait toujours le droit de propriété sur sa personne quand elle
+l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté.--Chopin ne
+pouvait encore quitter sa chambre, pendant que Mme Sand promenait
+beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enfermé dans son
+appartement, pour le préserver des visites importunes. Un jour, elle
+partit pour explorer quelque partie sauvage de l'île; un orage terrible
+éclata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent
+ébranler ses fondements. Chopin, qui savait sa chère compagne voisine
+des torrents déchaînés, éprouva des inquiétudes qui amenèrent une crise
+nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'électricité qui
+surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il
+se remit avant le retour de l'intrépide promeneuse. N'ayant pas mieux à
+faire, il revint à son piano et y improvisa l'admirable _Prélude_ en
+_fis moll_. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu
+touchée, fort agacée même, de cette preuve d'un attachement qui
+semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures, limiter sa
+recherche effrénée de sensations nouvelles, lui soustraire quelque
+impression trouvée n'importe où et n'importe comment, donner à sa vie un
+lien, enchaîner ses mouvements par les droits de l'amour!
+
+Le lendemain, Chopin joua le _Prélude_ en _fis moll_; elle ne comprit
+pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant
+elle; mais elle ignora, et si elle l'avait deviné, elle eût
+intentionnellement ignoré, quel monde d'amour de telles angoisses
+révélaient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait
+ni connaître, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour!
+Tout ce qu'il y avait d'intolérablement incompatible, de diamétralement
+contraire, de secrètement antipathique, entre deux natures qui
+paraissaient ne s'être compénétrées par une attraction subite et
+factice, que pour employer de longs efforts à se repousser avec toute la
+force d'une inexprimable douleur et d'un véhément ennui,--se révèle en
+cet incident! Son cœur à lui, éclatait et se brisait à la pensée de
+perdre celle qui venait de le rendre à la vie. Son esprit à elle, ne
+voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le
+péril ne contrebalançait pas l'attrait et la nouveauté. Quoi d'étonnant,
+si cet épisode de sa vie française fut le seul dont l'impression se
+retrouve dans les œuvres de Chopin? Après cela, il fit dans son
+existence deux parts distinctes. Il continua longtemps à souffrir dans
+le milieu trop réaliste, presque grossier, où s'était engouffré son
+tempérament frêle et sensitif; puis, il échappait au présent dans les
+régions impalpables de l'art, s'y réfugiant parmi les souvenirs de sa
+première jeunesse, dans sa chère Pologne, que seule il immortalisait en
+ses chants.
+
+Il n'est pourtant pas donné à un être humain, vivant de la vie de ses
+semblables, de tellement s'arracher à ses impressions présentes, de
+tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes,
+qu'il oublie dans ses œuvres tout ce qu'il éprouve, pour ne chanter que
+ce qu'il a éprouvé. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que,
+dans ses dernières années, Chopin fut en proie à une sorte de travail,
+plutôt encore de rongement intérieur, dont il était inconscient,
+quoiqu'il sût qu'un mal pareil avait détruit le génie de plus d'un grand
+poète, de plus d'un grand artiste. Ces grandes âmes, voulant échapper à
+la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde
+qu'elles créent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit
+Camoëns, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez
+puissante pour les y emporter, elle ne peut les empêcher de traîner avec
+eux la flèche barbelée qui s'est enfoncée dans leur flanc. Ouvrant leurs
+larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en
+volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenimée qui dévore leur
+chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de
+l'amour méconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une
+désespérance amoureuse sur le bûcher de Sofronie et d'Olinde, celles
+d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit à Florence!
+
+Chopin ne compara point son mal à celui de ces grands hommes, tant la
+rare exceptionnalité, le rare resplendissement de la source
+intellectuelle à laquelle il l'avait puisé, le lui faisait croire hors
+de toute comparaison. Tête à tête avec ce mal, il espérait assez le
+dominer pour l'empêcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de
+spectre sans sépulture décente, sur les régions aériennes, fraîches,
+irisées comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, où il avait
+coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout résolu qu'il fut
+à ne chercher dans l'art que le pur idéal de ses premiers enthousiasmes,
+Chopin y mêla, à son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient
+point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines
+complexes, raffinées, stériles, se consumant elles-mêmes dans un lyrisme
+dramatique, élégiaque et tragique à la fois, que ses sujets et leur
+sentiment n'eussent point comporté naturellement.
+
+Nous l'avons déjà dit: toutes les formes étranges qui ont si longtemps
+surpris les artistes dans ses dernières œuvres, détonnent dans
+l'ensemble général de son inspiration. Elles entremêlent aux murmures
+d'amour, aux chuchotements des tendres inquiétudes, aux complaintes
+héroïques, aux hymnes d'allégresse, aux chants de triomphe, aux
+gémissements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste
+polonais entendait dans son passé à lui,--les soupirs d'un cœur malade,
+les révoltes d'une âme désorientée, les colères rentrées d'un esprit
+fourvoyé, les jalousies trop nauséabondes pour être exprimées, qui
+l'oppressaient dans son présent. Toutefois, il sut si bien leur imposer
+ses lois, les maîtriser, les manier en roi habitué à commander que,
+contrairement à maints coryphées de la littérature romantique
+contemporaine, contrairement à l'exemple donné alors en musique par un
+grand-maître, il réussit à ne jamais défigurer les types et les formes
+sacrés du beau, quelles que fussent les émotions qu'il les chargea de
+traduire.
+
+Loin de là; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions
+indignes d'être idéalisées et sa résolution de ne jamais avilir la muse,
+ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait
+permis à son cœur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au
+point qu'aucune des conquêtes qu'il fit pour en étendre les limites, ne
+sera reniée et répudiée par aucun de ses légitimes successeurs. Car, si
+indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans
+l'art au besoin de gémir; jamais il ne fit dégénérer le chant en cri,
+jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se
+crut permis de transporter la réalité brutale dans l'art, cet apanage
+exclusif de l'idéal, sans l'avoir d'abord dépouillée de sa brutalité
+pour l'exhausser au point où la vérité s'idéalise. Puisse-t-il servir
+d'exemple à tous ceux auxquels la nature départit une âme aussi belle
+et un génie aussi noble, s'ils sont assez infortunés pour rencontrer,
+comme lui, un bonheur qui leur enseigne à maudire la vie, une admiration
+qui leur enseigne le mépris de l'admirable, un amour capable de leur
+enseigner la haine de l'amour!...
+
+Quelque borné qu'ait été le nombre de jours que la faiblesse de sa
+constitution physique réservait à Chopin, ils auraient pu n'être point
+abrégés par les tristes souffrances qui les terminèrent. Âme tendre et
+ardente à la fois, pleine de délicatesses patriciennes, plus que cela,
+féminines et pudiques, il avait en lui des répugnances invincibles que
+la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoulées, se vengeaient en
+déchirant les fibres vives de son âme comme des épines de fer rouge. Il
+se fut contenté de ne vivre que parmi les radieux fantômes de sa
+jeunesse qu'il savait si éloquemment invoquer, parmi les navrantes
+douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa
+poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de
+ces attraits momentanés de deux natures opposées dans leurs tendances,
+qui, en se rencontrant à l'improviste, éprouvent une surprise charmée
+qu'elles prennent pour un sentiment durable, élevant à ses proportions
+des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient réaliser.
+
+Au sortir d'un pareil rêve à deux, terminé en cauchemar affreux, c'est
+toujours la nature plus profondément impressionnée qui demeure brisée ou
+exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses espérances et son
+attachement, celle pour qui il eût été impossible de les arracher d'un
+terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les
+roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduité, les
+immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la région
+où croissent l'euphorbe superbe, mais vénéneuse, le mancenillier fleuri,
+mais mortel!--Terrible pouvoir exercé par les plus beaux dons que
+l'homme possède! Ils peuvent porter après eux l'incendie et la
+dévastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite
+de Phaéton, au lieu de guider leur carrière bienfaisante, les laissait
+errer au hasard et désordonner la céleste structure.
+
+
+
+
+VIII.
+
+
+Depuis 1840, la santé de Chopin, à travers des alternatives diverses,
+déclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les étés chez
+Mme Sand, à sa campagne de Nohant, formèrent, durant quelques années,
+ses meilleurs moments, malgré les cruelles impressions qui succédaient
+pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.
+
+Les contacts d'un auteur avec les représentants de la publicité et ses
+exécutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il
+distingue à cause de leurs mérites ou parce qu'ils lui plaisent; le
+croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et
+des froissements qui en naissent, lui étaient naturellement odieux. Il
+chercha longtemps à y échapper en fermant les yeux, en prenant le parti
+de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dénouements
+qui, en choquant par trop ses délicatesses, en révoltant par trop ses
+habitudes de _comme il faut_ moral et social, finirent par lui rendre sa
+présence à Nohant impossible, quoiqu'il semblât d'abord y avoir éprouvé
+plus de répit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il
+put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque année
+plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener
+une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint
+d'abord difficile, bientôt tout à fait pénible. De 1846 à 1847, il ne
+marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans éprouver de
+douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vécut qu'à force de
+précautions et de soins.
+
+Vers le printemps de 1847, son état empirant de jour en jour, aboutit à
+une maladie dont on crut qu'il ne se relèverait plus. Il fut sauvé une
+dernière fois, mais cette époque se marqua par un déchirement si pénible
+pour son cœur, qu'il l'appela aussitôt mortel. En effet, il ne survécut
+pas longtemps à la rupture de son amitié avec Mme Sand qui eut lieu à
+ce moment. Mme de Staël, ce cœur généreux et passionné, cette
+intelligence large et noble, qui n'eut que le défaut d'empeser souvent
+sa phrase par un pédantisme qui lui ôtait la grâce de l'abandon, disait
+à un de ces jours où la vivacité de ses émotions la faisait s'échapper
+des solennités de la raideur genévoise: «En amour, il n'y a que des
+commencements!...»
+
+Exclamation d'amère expérience sur l'insuffisance du cœur humain; sur
+l'impossibilité où il est de correspondre à tout ce que l'imagination
+sait rêver, quand on l'abandonne à elle-même; quand on ne la retient
+pas dans son orbite par une idée exacte du bien et du mal, du permis et
+de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur
+l'ourlet de ce précipice qu'on nomme _le Mal_, avec assez d'empire sur
+eux-mêmes pour n'y pas tomber, alors même que le blanc festonnage de
+leur robe virginale se déchire à quelque ronce du bord et se laisse
+empoussiérer sur un chemin trop battu! Le béant entonnoir du mal a tant
+d'étages inférieurs, qu'on peut prétendre n'y être pas descendu, tant
+qu'on n'effleura que ses échancrures, sans perdre pied sur la route qui
+continue au grand soleil. Toutefois, ces téméraires excursions ne
+donnent, comme le disait Mme de Staël, _que des commencements!_
+
+Pourquoi? diront les cœurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse
+énervante.--Pourquoi?--Parce que, sitôt que l'âme a quitté les ornières
+et les sécurités que crée une vie de devoirs et de dévouement, d'amour
+dans le sacrifice et d'espérances dans le ciel, pour aspirer les
+senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se délecter dans les
+frissons alanguissants qu'elles répandent en tous les membres, pour se
+livrer, timide, mais altérée, aux rapides éblouissements qu'ils donnent,
+les sentiments nés en ces parages ne sauraient avoir la force d'y
+vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en
+résistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et
+planer au-dessus! Êtres insubstantiels, quand la vie réelle ne saurait
+offrir à ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur
+consacré et sacré, ils ne trouvent de refuge à la pureté de leur
+essence, à la noblesse de leur naissance, aux privilèges de leur
+consanguinité, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de
+forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance,
+dévouement positif ou bienfait désintéressé, pieuse sollicitude pour
+l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intérêt pour les
+quiétudes nécessaires du bien-être physique. À moins que ces sentiments
+ne montent dans les régions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en
+quelque idéal irréalisé et irréalisable; ou bien dans les régions
+solaires de la prière, pour s'élancer vers le ciel en ne laissant après
+eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne
+cherche la source) d'une rédemption, d'une expiration, d'une rançon
+payée au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y
+avait d'immortel en ses sentiments d'élection, survit à jamais à leurs
+_commencements_; mais d'une vie surnaturelle, transfigurée! C'est plus
+que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait!
+
+Tel pourtant est rarement le sort des amours nés sur l'ourlet du
+précipice, où de gradin fleuri en gradin décoré, de gradin décoré en
+gradin badigeonné, de gradin badigeonné en gradin dénudé, on descend
+jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, nés
+sur les terrains limitrophes--_the border-lands_, disent les
+Anglais--aient plus de ce feu qui brûle que de cette lumière qui
+brille, pour peu qu'ils aient plus d'énergie arrogante que de suaves
+mollesses, plus d'appétits charnels que d'aspirations intenses, plus
+d'avides convoitises que d'adorations sincères, plus de concupiscence et
+d'idolâtrie que de bonté et de générosité... l'équilibre se perd, et...
+celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau
+jour éclaboussé par les fanges du précipice! Peu à peu il cesse d'être
+éclairé par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand
+il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le poète ayant
+bien reconnu qu'il ne dit; _J'aime!_ que lorsque, ayant épuisé toutes
+les autres manières de le dire, il désire plus qu'il ne chérit. Les
+jours qui suivent ces premières ombres, venues, on ne sait comment, sur
+quelque anfractuosité du précipice terrible, sont remplis d'on ne sait
+quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, à peine goûté, il se change
+en une vase informe qui soulève le cœur et le corrompt à jamais, si elle
+n'est rejetée et maudite à l'instant. Ces amours-là, n'ont eu aussi _que
+des commencements!_
+
+Mais comme de tels amours ne sont nés plus haut, sur les gradins
+fleuris, qu'en se mirant dans deux cœurs à la fois, il en est un
+d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odoriférant et si
+glissant, se maintient moins longtemps sur la zone où il vit le jour,
+trébuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever,
+roule de chûte en chûte, abandonne un haut idéal pour une réalité
+fiévreuse, passe de cette fièvre à une autre qui devient une insanité ou
+un délire, aboutissant à un état qui donne, avec le dégoût de la satiété
+ou l'irrationalité du vice, le dédain de l'indifférence ou la dureté de
+l'oubli envers l'autre, dont il devient l'éternel tourment, si ce n'est
+l'éternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu _que des
+commencements_!... Mais, restant chez l'un toujours élevé, toujours
+distingué, en présence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le
+vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans
+être le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver
+rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le cœur et le fait saigner,
+jusqu'à ce que son dernier souffle de vie s'éteigne dans un dernier
+spasme de douleur.
+
+Ces _commencements_, dont parlait Mme de Staël, étaient depuis
+longtemps épuisés entre l'artiste polonais et le poète français. Ils ne
+s'étaient même survécus chez l'un que par un violent effort de respect
+pour l'idéal qu'il avait doré de son éclat foudroyant, chez l'autre, par
+une fausse honte qui sophistiquait sur la prétention de conserver la
+constance sans la fidélité. Le moment vint où cette existence factice,
+qui ne réussissait plus à galvaniser des fibres desséchées sous les yeux
+de l'artiste spiritualiste, lui sembla dépasser ce que l'honneur lui
+permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le
+prétexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'après une
+opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta
+brusquement Nohant pour n'y plus revenir.
+
+Malgré cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mme
+Sand, sans aigreur et sans récriminations. Il rappelait, il ne racontait
+jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le
+faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de répéter. Les
+larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont
+il ne pouvait se séparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il
+ait comparé les délicieuses impressions qui inaugurèrent sa passion, à
+l'antique cortège de ces belles canéphores portant des fleurs pour orner
+une victime, on pourrait encore croire qu'arrivé aux derniers instants
+de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil à oublier
+les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui
+l'avaient enguirlandée peu auparavant. On eût dit qu'il voulait en
+ressaisir le parfum enivrant, en contempler les pétales fanés, mais
+encore imprégnés de l'haleine enfiévrée, donnant des soifs qui, loin de
+s'étancher au contact de lèvres incandescentes, n'en éprouvent qu'une
+exaspération de désirs.
+
+En dépit des subterfuges qu'employaient ses amis pour écarter ce sujet
+de sa mémoire, afin d'éviter l'émotion redoutée qu'il amenait, il aimait
+à y revenir, comme s'il eût voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et
+détruire sa vie par les mêmes sentiments qui l'avaient ranimée jadis!
+Il s'adonnait avec une sorte de brûlante douceur à la ressouvenance
+enamérée des jours anciens, défeuillés désormais de leurs prismatiques
+signifiances. Se sentir frénollir en contemplant la défiguration
+dernière de ses derniers espoirs, lui était un dernier charme. En vain
+cherchait-on à en éloigner sa pensée; il en reparlait toujours; et
+lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On eût dit
+qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps à le
+respirer.
+
+Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer à la
+fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrènes de l'antiquité, comme
+les Mélusines du moyen âge, ont toujours attiré les malheureux qui
+rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'égaraient aux
+alentours de leurs écueils, par des accents pleins de suavité, par des
+formes qui charmaient l'œil éperdu, par des blancheurs qu'on eût dit
+empruntées aux lis des jardins, par des chevelures qu'on eût cru nouées
+avec les rayons d'un soleil d'hiver, tiède et caressant... Ceux qui
+n'ont jamais connu la syrène attrayante et la fée malfaisante, ne savent
+pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlacé de leurs bras
+perfides, au moment où, couché sur un cœur inhumain, bercé sur des
+genoux déformés, il aperçoit tout d'un coup, avec un effroi terrifié,
+l'humaine nature et sa spiritualité transformée en une animalité
+hideuse!
+
+Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhalé leur
+dernier souffle dans un soupir de volupté ignominieuse, dans une
+imprécation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu
+ont su allier avec le respect qu'on se garde à soi-même, en respectant
+le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point
+aimé d'un amour indigne... le respect qu'on doit à son honneur en
+brisant un lien qui devient déshonorant! C'est là qu'il faut un mâle
+courage, que tant de mâles héros n'ont pas eu. Chopin a su le déployer,
+se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette société qui l'avait
+enchâssé dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si
+souvent transpercé de part en part de leur suave rayon. Il ne récrimina
+point, il ne permit aucun tiraillement. En éloignant l'idéal qu'il
+portait en lui, d'une réalité odieuse, il fut aussi inflexible dans sa
+résolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aimé!
+
+Chopin sentit, et répéta souvent, que cette longue affection, ce lien si
+fort, en se brisant, brisait sa vie. N'eût-il pas mieux valu que moins
+inexpérimenté, plus réfléchi, mieux préparé à des séductions
+fallacieuses, il eût agi selon la vraie nature de son être intérieur,
+selon les vrais penchants de son caractère, selon les nobles
+accoutumances de son âme, en refusant fermement, avec une force virile,
+d'accepter le tissu de joies éphémères, d'illusions à courte échéance,
+de douleurs consumantes, si bien symbolisées dans l'antiquité (elle les
+connut aussi!), par cette fameuse robe de Déjanire qui, s'identifiant à
+la chair du malheureux héros, le fit misérablement périr? Si une femme
+donna la mort au noble Alcide par le subtil réseau de ses souvenirs,
+comment une femme n'eût-elle pas mené à la mort un être aussi frêle que
+l'était notre poète-musicien, en l'enveloppant d'un réseau semblable?
+
+Durant sa première maladie, en 1847, on désespéra de Chopin pendant
+plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses élèves les plus distingués, l'ami
+que dans ces dernières années il admit le plus à son intimité, lui
+prodigua les témoignages de son attachement; ses soins et ses
+prévenances étaient sans pareils. Lorsque la Psse Marcelline
+Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une
+fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette
+timidité craintive des malades et cette tendre délicatesse qui lui était
+particulière: «Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigué?...» Sa
+présence lui étant plus agréable que toute autre, il craignait de le
+perdre, et l'eût perdu plutôt que d'abuser de ses forces. Sa
+convalescence fut fort lente et fort pénible; elle ne lui rendit plus
+qu'un souffle de vie. Il changea à cette époque, au point de devenir
+presque méconnaissable. L'été suivant lui apporta ce mieux précaire que
+la belle saison accorde aux personnes qui s'éteignent. Pour ne pas aller
+à Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner à lui-même la
+certitude palpable que Nohant était fermé pour lui par sa propre
+volonté, devenu inexorable dans sa muette décision, il ne voulut pas
+quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des
+bienfaits de cet élément vivifiant.
+
+L'hiver de 1847 à 1848 ne fut qu'une pénible et continuelle succession
+d'allègements et de rechutes. Toutefois, il résolut d'accomplir au
+printemps son ancien projet de se rendre à Londres, espérant se
+débarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle
+obsession de ses réminiscences méridionales et ensoleillées. Lorsque la
+révolution de février éclata, il était encore alité; par un mélancolique
+effort, il fit semblant de s'intéresser aux événements du jour et en
+parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son
+pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts où il lui fut
+possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux
+jours où il était plein de vie et d'espérances. M. Gutmann continua à
+être son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins
+qu'il accepta de préférence jusqu'à la fin.
+
+Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea à réaliser son voyage et à
+visiter ce pays où il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui
+offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Néanmoins, avant de
+quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des
+amis avec lesquels ses rapports furent les plus fréquents, les plus
+constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne
+hommage à sa mémoire et à son amitié, en s'occupant avec zèle et
+activité de l'exécution d'un monument pour sa tombe. À ce concert, son
+public, aussi choisi que fidèle, l'entendit pour la dernière fois. Après
+cela, il partit en toute hâte pour l'Angleterre, sans attendre presque
+l'écho de ses derniers accents. On eût pensé qu'il ne voulait ni
+s'attendrir à la pensée d'un dernier adieu, ni se rattacher à ce qu'il
+abandonnait par d'inutiles regrets! À Londres, ses ouvrages avaient déjà
+trouvé un public intelligent; ils y étaient généralement connus et
+admirés[36]. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que
+les Anglais appellent _low spirits_. L'intérêt momentané qu'il s'était
+efforcé de prendre aux changements politiques avait complètement
+disparu. Il était devenu plus silencieux que jamais; si, par
+distraction, il lui échappait quelques mots, ce n'était qu'une
+exclamation de regret. À son départ, son affection pour le petit nombre
+de personnes qu'il continuait à voir, prenait les teintes douloureuses
+des émotions qui précèdent les derniers adieux. Son indifférence
+s'étendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.
+
+[Note 36: Depuis plusieurs années, les compositions de Chopin
+étaient très répandues et très goûtées en Angleterre. Les meilleurs
+virtuoses les exécutaient fréquemment. Nous trouvons dans une brochure
+publiée à ce moment à Londres, chez M. Wessel et Stappleton, sous le
+titre _An Essay on the works of F. Chopin_, quelques lignes tracées avec
+justesse. L'épigraphe de cette petite brochure est ingénieusement
+choisie; l'on ne pouvait mieux appliquer qu'à Chopin les deux vers de
+Shelley: (Peter Bell the third)
+
+ He was a mighty poet--and
+ A subtle-souled psychologist.
+
+L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet
+«originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by
+pedantry;...» de ces: «outpourings of an unwordly and tristful soul,
+those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,--those
+exquisite embodiments of fugitive thoughts,--those infinitesimal
+delicacies», qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin.
+L'auteur anglais dit plus loin: «One thing is certain, viz: to play with
+proper feeling and correct execution the _Préludes_ and _Studies_ of
+Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and
+moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to
+their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the
+necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker
+than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works
+of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or
+a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out
+passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be
+looked for throughout the entire range of his compositions, the
+prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as
+beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony
+as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and
+out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you
+are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a
+path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith
+and a devotion, _a desire to appreciate, and a determination to
+understand_, are absolutely necessary, to do it anything like adequate
+justice....... Chopin in his _Polonaises_ and in his _Mazoures_ has
+aimed at those characteristics which distinguish the national music of
+his country so markedly from that of all others, that quaint
+idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious
+mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly
+individualize the music of those northern countries, whose language
+delights in combination of consonants........»]
+
+Arrivé à Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui
+l'électrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que
+son abattement allait se dissiper. Il crut peut-être lui-même, ou
+feignit de croire, qu'il parviendrait à le vaincre en jetant tout dans
+l'oubli, jusqu'à ses habitudes passées; en négligeant les prescriptions
+des médecins, les précautions qui lui rappelaient son état maladif. Il
+joua deux fois en public et maintes fois dans des soirées particulières.
+Chez la duchesse de Sutherland, il fut présenté à la reine; après cela,
+tous les salons distingués recherchèrent plus encore l'avantage de le
+posséder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles,
+s'exposa à toutes les fatigues, sans se laisser arrêter par aucune
+considération de santé. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans
+paraître la rejeter? Mourir, sans donner à personne ni le remords, ni la
+satisfaction de sa mort?
+
+Il partit enfin pour Édimbourg, dont le climat lui fut particulièrement
+nuisible. À son retour d'Écosse, il se trouva très affaibli; les
+médecins l'engagèrent à abandonner au plus tôt l'Angleterre, mais il
+ajourna longtemps son départ. Qui pourrait dire le sentiment qui causait
+ce retard?... Il joua encore à un concert donné pour les Polonais.
+Dernier signe d'amour envoyé à sa patrie, dernier regard, dernier soupir
+et dernier regret! Il fut fêté, applaudi et entouré, par tous les siens.
+Il leur dit à tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir être
+éternel.
+
+Quelle pensée occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour
+rentrer dans Paris?... Ce Paris, si différent pour lui de celui qu'il
+avait trouvé sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris
+dès son arrivée par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les
+conseils et l'intelligente direction lui avaient déjà sauvé la vie dans
+l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des années la
+prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte
+lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce découragement final si
+dangereux, dans des moments où la disposition d'esprit exerce tant
+d'empire sur les progrès de la maladie. Chopin proclama aussitôt que
+personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prétendant ne plus
+avoir confiance en aucun médecin. Il en changea constamment depuis lors,
+mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte
+d'accablement irrémédiable s'empara de lui; on eût dit qu'il savait
+avoir obtenu son but, avoir épuisé les dernières ressources de la vie,
+nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne
+venant lutter contre cette amère apathie.
+
+Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus été à même de travailler
+avec suite. Il retouchait de temps à autre quelques feuilles ébauchées,
+sans réussir à en coordonner les pensées. Un respectueux soin de sa
+gloire lui dicta le désir de les voir brûlées pour empêcher qu'elles
+fussent tronquées, mutilées, transformées en œuvres posthumes peu dignes
+de lui. Il ne laissa de manuscrits achevés qu'un dernier _Nocturne_ et
+une _Valse_ très courte, comme un lambeau de souvenir.
+
+En dernier lieu, il avait projeté d'écrire une méthode de piano, dans
+laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son
+art, consigné le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses
+innovations et de son intelligente expérience. La tâche était sérieuse
+et exigeait un redoublement d'application, même pour un travailleur
+aussi assidu que l'était Chopin. En se réfugiant dans ces arides
+régions, il voulait peut-être fuir jusqu'aux émotions de l'art, auquel
+la sérénité, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au
+l'enténèbrement du cœur, prêtent des aspects si différents! Il n'y
+chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda
+plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie:
+_l'oubli_!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni
+l'étourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine
+de venin, compenser en intensité le temps qu'elles enlèvent aux
+douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui
+«conjure les orages de l'âme»,--_der Seele Sturm beschwört_,--en
+engourdissant la mémoire, lorsqu'il ne l'anéantit pas. Un poète, qui fut
+aussi la proie d'une inconsolable mélancolie, chercha également, en
+attendant une mort précoce, l'apaisement de ces regrets découragés dans
+le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de
+la vie à la fin d'une mâle élégie!
+
+ Beschäftigung, die nie ermattet,
+ Die langsam schafft, doch nie zerstört,
+ Die zu dem Bau der Ewigkeiten
+ Zwar Sandkorn nur für Sandkorn reicht,
+ Doch von der grossen Schuld der Zeiten
+ Minuten, Tage, Jahre streicht»[37].
+
+[Note 37: Schiller, _Die Ideale_.]
+
+Mais les forces de Chopin ne suffirent plus à son dessein; cette
+occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en idée le
+contour de son projet, il en parla à diverses reprises, l'exécution lui
+en devint impossible. Il ne traça que quelques pages de sa méthode;
+elles furent consumées avec le reste.
+
+Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis
+commencèrent à prendre un caractère désespéré. Il ne quitta bientôt plus
+son lit et ne parla presque plus. Sa sœur, arrivée de Varsovie à cette
+nouvelle, s'établit à son chevet et ne s'en éloigna pas. Il vit ce
+redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces présages,
+sans témoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa
+fin avec un calme et une résignation toute masculine, voulant dérober à
+tous, se dérober peut-être à lui-même, ce qu'il avait pu faire pour
+l'amener et la hâter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de
+prévoir un lendemain. Ayant toujours aimé à changer de demeure, il
+manifesta encore ce goût en prenant alors un autre logement, pour
+éviter, disait-il, les incommodités de celui qu'il occupait; il disposa
+son ameublement à neuf, en se préoccupant à cet effet d'arrangements
+minutieux. Quoiqu'il fût bien mal, ne se faisait certainement pas
+illusion sur son état, il s'obstina à ne point décommander les mesures
+qu'il avait ordonnées pour l'installation de son nouvel appartement.
+Bientôt, on commença à déménager certains objets et il arriva que, le
+jour même de son décès, on transportait quelques meubles dans des
+chambres où il ne devait plus entrer!
+
+Craignit-il que la mort ne remplît pas ses promesses? Qu'après l'avoir
+touché de son doigt, elle ne le laissât encore une fois à la terre? Que
+la vie ne lui fût plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre
+après en avoir rompu tous les fils? Éprouvait-il cette double influence
+qu'ont ressentie quelques organisations supérieures à la veille
+d'événements qui décidaient de leur sort, contradiction flagrante entre
+le cœur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose
+le prévoir? Dissemblance si entière entre des prévisions simultanées,
+qu'à certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des
+discours que leurs actions semblaient démentir, qui néanmoins
+découlaient d'une égale persuasion? Nous croirions plutôt qu'après avoir
+succombé à un impérieux désir de quitter cette vie, après avoir fait en
+Angleterre tout ce qu'il fallait pour abréger ses derniers jours, il
+voulut écarter tout ce qui eût pu laisser soupçonner cette faiblesse,
+qu'avec sa manière de voir il eût jugé dans un autre romanesque,
+théâtrale, ridicule. Il eût rougi d'agir comme les héros des mélodrames
+qu'il détestait, comme un Bocage en scène[38], comme un personnage
+quelconque d'un de ces romans du jour qu'il méprisait profondément. Si,
+malgré ces mépris, malgré ces dédains, il n'avait pu résister à la
+grande fascination de la mort, cette dernière ivresse de ceux que le
+désespoir a intoxiqué de son amer et vertigineux breuvage, il chercha
+probablement à ce que personne ne découvre cette défaillance, commune à
+tous ceux qui furent blessés par une femme d'une de ces blessures dont
+on ne guérit qu'en en mourant!
+
+[Note 38: Bocage, un des acteurs les plus renommés du temps de
+Mme Dorval, était dans l'art dramatique un des brillants
+représentants du romantisme échevelé et, à ce titre, il fut pendant
+quelque temps très bien vu à Nohant.]
+
+En apprenant qu'il était si mal, et dans l'absence d'un ecclésiastique
+polonais qui avait été autrefois le confesseur de Chopin, l'abbé
+Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l'émigration,
+vint le voir, quoique leurs rapports eussent été détendus dans les
+dernières années. Renvoyé trois fois par ceux qui l'entouraient, il
+connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas être certain
+de le voir sitôt qu'il le saurait si près de lui. Aussi, quand il eut
+trouvé moyen de lui faire connaître sa présence, il en fut reçu sans
+délai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri,
+contusionné, saignant, haletant, à bout de douleurs et de courage,
+quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette
+crainte et de cette trépidation intérieure qu'on éprouve toujours,
+lorsque, ayant été ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et
+qu'on se retrouve en présence d'un de ses ministres, dont la seule vue
+rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli.
+
+L'abbé Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours à la même
+heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il
+fût survenu la moindre différence dans leurs rapports. Il lui parlait
+toujours polonais, comme s'ils s'étaient vus la veille, comme s'il ne
+s'était rien passé dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas à
+Paris, mais à Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui
+avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclésiastiques émigrés, des
+nouvelles persécutions qui étaient fondues sur la religion en Pologne,
+des églises enlevées au culte, des milliers de confesseurs envoyés en
+Sibérie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs
+morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refusé d'abandonner leur
+foi!... Il est aisé de deviner combien de tels récits pouvaient se
+prolonger! Les détails abondaient, tous plus émouvants, plus poignants,
+plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.
+
+Les visites du père Jelowicki, en se répétant, devenaient tous les jours
+plus intéressantes pour le pauvre alité. Elles le reportaient tout
+naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphère
+natale; elles renouaient son présent à son passé, elles le ramenaient
+en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chère Pologne qu'il revoyait
+plus que jamais couverte de sang, baignée de larmes, flagellée et
+déchirée, humiliée et raillée, mais toujours reine sous sa pourpre de
+dérision et sous sa couronne d'épines. Un jour, Chopin dit tout
+simplement à son ami qu'il ne s'était pas confessé depuis longtemps et
+voudrait le faire, ce qui eut lieu à l'instant même, le confessé et le
+confesseur s'étant déjà depuis longtemps préparés, sans se le dire, à ce
+grand et beau moment.
+
+À peine le prêtre et l'ami eut-il prononcé la dernière parole de
+l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et
+souriant à la fois, l'embrassa de ses deux bras, «à la polonaise», en
+s'écriant: «Merci, merci mon cher! Grâce à vous, je ne mourrai pas
+_comme un cochon (iak swinia)!_» Nous tenons ces détails de la bouche
+même de l'abbé Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses
+_Lettres spirituelles_. Il nous disait la profonde commotion que
+produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement
+énergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'élégance
+de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si étrange sur ses
+lèvres, semblait rejeter de son cœur tout un monde de dégoûts qui s'y
+était amassé!
+
+De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l'ombre fatale
+apparaissait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme; les
+souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se
+multipliaient et, à chaque fois, rapprochaient davantage la dernière.
+Lorsqu'elles faisaient trêve, Chopin retrouva jusqu'à la fin sa présence
+d'esprit; sa volonté vivace ne perdait ni la lucidité de ses idées, ni
+la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait à ses
+moments de répit, témoignent de la calme solennité avec laquelle il
+voyait approcher sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec
+lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu'intimes durant le
+séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au
+cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Cherubini; le désir de
+connaître ce grand maître, dans l'admiration duquel il avait été élevé,
+fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se
+rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait
+pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini
+et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se
+rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de
+l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanéité, l'entrain, le
+_brio_ de l'autre. Il était désireux de réunir, dans une manière grande
+et élevée, la vaporeuse vaguesse de l'émotion spontanée aux mérites des
+maîtres consommés, respirant le sentiment mélodique comme l'auteur de
+_Norma_, aspirant à la valeur harmonique du docte vieillard qui avait
+écrit _Médée_.
+
+Continuant jusqu'à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à
+revoir personne pour la dernière fois, mais il dora d'une
+reconnaissance attendrie les remercîments qu'il adressait aux amis qui
+venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissèrent plus ni
+doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus à la
+journée, à l'heure suivante. La sœur de Chopin et M. Gutmann,
+l'assistant constamment, ne s'éloignèrent plus un instant de lui. La
+comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que
+le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne
+pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle, si grande à ce
+moment suprême.
+
+Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui
+agitent les cœurs, quelque force ou quelque indifférence qu'ils
+déploient en face d'accidents imprévus qui sembleraient devoir être le
+plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort récèle une imposante
+majesté, qui émeut, frappe, attendrit et élève les âmes les moins
+préparées à ces saints recueillements. Le départ lent et graduel de l'un
+d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystérieuse gravité de ses
+pressentiments secrets, des révélations intraduisibles qu'il reçoit, de
+ses commémorations d'idées et de faits, sur ce seuil étroit qui sépare
+le passé de l'avenir, le temps de l'éternité, nous remue plus
+profondément que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les
+abîmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent
+des villes entières de leurs écharpes enflammées, les horribles
+alternatives subies par le fragile navire dont la tempête se fait un
+hochet, le sang que font couler les armes en le mêlant à la sinistre
+fumée des batailles, l'horrible charnier lui-même qu'un fléau contagieux
+établit dans les habitations, nous éloignent moins sensiblement de
+toutes les indignes attaches _qui passent, qui lassent, qui cassent_,
+que la vue prolongée d'une âme consciente d'elle même, contemplant
+silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de
+l'éternité. Le courage, la résignation, l'élévation, l'affaissement qui
+la familiarisent avec l'inévitable dissolution, si répugnante à nos
+instincts, impressionnent plus profondément les assistants que les
+péripéties les plus affreuses, lorsqu'elles dérobent le tableau de ce
+déchirement et de cette méditation.
+
+Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient
+constamment réunies quelques personnes qui venaient tour à tour auprès
+de lui, recueillir son geste et son regard à défaut de sa parole
+éteinte! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marcelline
+Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son
+propre nom, comme l'élève préférée du poète, la confidente des secrets
+de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures près du
+mourant. Elle ne le quitta à ses derniers moments, qu'après avoir
+longtemps prié auprès de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions
+et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumière et de félicité!
+
+Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les
+précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec
+patience et grande force d'âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à
+cet instant, était vivement émue; ses larmes coulaient. Il l'aperçut
+debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant
+aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des
+peintres; il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment
+vint où la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de
+chanter. On crut d'abord qu'il délirait, mais il répéta sa demande avec
+instance. Qui eût osé s'y opposer? Le piano du salon fut roulé jusqu'à
+la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans
+la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes,
+ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si
+pathétique expression.
+
+Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'écoutait. Elle chanta le
+fameux cantique à la Vierge qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella.
+«Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!»
+Quoique accablée par l'émotion, la comtesse eut le noble courage de
+répondre à ce dernier vœu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au
+piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout
+le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent
+à genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de
+la comtesse; elle plana comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs
+et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement.
+C'était à la tombée de la nuit; une demi-obscurité prêtait ses ombres
+mystérieuses à cette triste scène. La sœur de Chopin, prosternée près de
+son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus guère cette attitude,
+tant que vécut ce frère si chéri d'elle!...
+
+Pendant la nuit, l'état du malade empira; il fut mieux au matin du
+lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant désigné et
+propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En
+l'absence du prêtre-ami avec lequel il avait été très lié depuis leur
+commune expatriation, ce fut naturellement l'abbé Jelowicki qui arriva.
+Lorsque le saint viatique et l'extrême-onction lui furent administrés,
+il les reçut avec une grande dévotion, en présence de tous ses amis. Peu
+après, il fit approcher de son lit tous ceux qui étaient présents, un à
+un, pour leur dire à chacun un dernier adieu, appelant la bénédiction de
+Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances. Tous les genoux se
+ployèrent, les fronts s'inclinèrent, les paupières étaient humides, les
+cœurs serrés et élevés.
+
+Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du
+jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne prononça plus un mot et
+semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est
+que vers onze heures du soir qu'une dernière fois, il se sentit quelque
+peu soulagé. L'abbé Jelowicki ne l'avait plus quitté. À peine Chopin
+eut-il recouvré la parole, qu'il désira réciter avec lui les litanies et
+les prières des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement
+intelligible. À partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée
+sur l'épaule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie
+lui avait consacré et ses jours et ses veilles.
+
+Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux
+heures, l'agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son
+front; après un court assoupissement, il demanda d'une voix à peine
+audible: «Qui est près de moi?» Il pencha sa tête pour baiser la main de
+M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'âme dans ce dernier témoignage
+d'amitié et de reconnaissance. Il expira comme il avait vécu, en
+aimant!--Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se précipita autour
+de son corps inanimé et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on
+versa autour de lui.
+
+Son goût pour les fleurs étant bien connu, le lendemain il en fut
+apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé, la
+chambre entière, disparurent sous leurs couleurs variées; il sembla
+reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un
+calme inaccoutumé, sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la
+souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la
+mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu'on modela
+de suite et qu'on exécuta depuis en marbre pour son tombeau.
+
+L'admiration pieuse de Chopin pour le génie de Mozart, lui fit demander
+que son _Requiem_ fût exécuté à ses funérailles; ce vœu fut accompli.
+Ses obsèques eurent lieu à l'église de la Madeleine, le 30 octobre 1849,
+retardées jusqu'à ce jour afin que l'exécution de cette grande œuvre fût
+digne du maître et du disciple. Les principaux artistes de Paris
+voulurent y prendre part. À l'introït on entendit la _Marche funèbre_ du
+grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumentée à cette
+occasion par M. Reber. Le mystérieux souvenir de la patrie qu'il y avait
+enfoui, accompagna le noble barde polonais à son dernier séjour. À
+l'offertoire, M. Lefébure-Wély exécuta sur l'orgue les admirables
+_Préludes_ de Chopin en _si_ et _mi mineurs_. Les parties de solos du
+_Requiem_ furent réclamées par Mmes Viardot et Castellan; Lablache,
+qui avait chanté le _Tuba mirum_ de ce même _Requiem_, en 1827, à
+l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui
+alors en avait joué la partie de timbales, conduisit le deuil avec le
+prince Adam Czartoryski. Les coins du poêle étaient tenus par le prince
+Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.
+
+Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon
+nos désirs, nous espérons que l'attrait qu'à si juste titre son nom
+exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si à ces lignes, empreintes du
+souvenir de ses œuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la
+vérité d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis,
+pourra seule prêter un don persuasif et sympathique, il nous fallait
+ajouter encore les mots que nous dicterait l'inévitable retour sur
+soi-même, que fait faire à l'homme chaque mort qui enlève d'autour de
+lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens
+noués par son cœur illusionné et confiant, d'autant plus douloureusement
+qu'ils avaient été assez solides pour survivre à cette jeunesse, nous
+dirions que dans le courant d'une même année nous avons perdu les deux
+plus chers amis que nous ayons rencontrés dans notre carrière
+voyageuse.
+
+L'un deux est tombé sur la brèche des guerres civiles! Héros vaillant et
+malheureux, il succomba à une mort affreuse, dont les horribles tortures
+n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrépide
+sang-froid, sa chevaleresque témérité. Jeune prince d'une rare
+intelligence, d'une prodigieuse activité, en qui la vie circulait avec
+le pétillement et l'ardeur d'un gaz subtil, doué de facultés éminentes,
+il n'avait encore réussi qu'à dévorer des difficultés par son
+infatigable énergie, en se créant une arène où ces facultés eussent pu
+se déployer avec autant de succès dans les joutes de la parole et le
+maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits
+d'armes.--L'autre a expiré en s'éteignant lentement dans ses propres
+flammes; sa vie, passée en dehors des événements publics, fut comme une
+chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les
+traces qu'ont laissées ses chants. Il a terminé ses jours sur une terre
+étrangère dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidèle à
+l'éternel veuvage de la sienne: poète à l'âme endolorie, pleine de
+replis, de réticences et des chagrins ennuis.
+
+La mort du prince Félix Lichnowsky rompit l'intérêt direct que pouvait
+avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence était
+liée. Celle de Chopin nous ravit les dédommagements que renferme une
+compréhensive amitié. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves
+irrécusables ont été données par cet artiste exclusif pour nos
+sentiments et notre manière d'envisager l'art, eût adouci les déboires
+et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encouragé et
+fortifié nos premières tendances et nos premiers essais.
+
+Puisqu'il nous est échu en partage de rester après eux, nous avons voulu
+du moins témoigner de la douleur que nous en éprouvons; nous avons senti
+l'obligation de déposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la
+tombe du remarquable musicien qui a passé parmi nous. Aujourd'hui que la
+musique poursuit un développement si général et si grandiose, il nous
+apparaît à quelques égards semblable à ces peintres du quatorzième et du
+quinzième siècle, qui resserraient les productions de leur génie sur les
+marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des
+traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers brisé les
+raideurs byzantines, ils ont légué ces types ravissants que devaient
+transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les
+Francia, les Pérugin, les Raphaël à venir.
+
+ * * * * *
+
+Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mémoire des grands
+hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composées de
+pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi
+grandissait insensiblement à une hauteur inattendue, l'œuvre anonyme de
+tous. De nos jours, des monuments sont encore érigés par un procédé
+analogue; mais, grâce à une heureuse combinaison, au lieu de ne bâtir
+qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt à
+une œuvre d'art, destinée à perpétuer le muet souvenir qu'on voulait
+honorer, en réveillant dans les âges futurs, à l'aide de la poésie du
+ciseau, les sentiments éprouvés par les contemporains. Les souscriptions
+ouvertes pour élever des statues et des tombes magnifiques aux hommes
+qui ont illustré leur pays et leur époque, produisent ce résultat.
+
+Aussitôt après le décès de Chopin, M. Camille Pleyel conçut un projet de
+ce genre en établissant une souscription, qui, conformément à toute
+prévision, atteignit rapidement un chiffre considérable, dans le but de
+lui faire exécuter au Père-Lachaise un monument en marbre. Pour notre
+part, en songeant à notre longue amitié pour Chopin, à l'admiration
+exceptionnelle que nous lui avions vouée dès son apparition dans le
+monde musical; à ce que, artiste comme lui, nous avions été le fréquent
+interprète de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprète
+aimé et choisi par lui; à ce que nous avons plus souvent que d'autres
+recueilli de sa bouche les procédés de sa méthode; à ce que nous nous
+sommes identifié en quelque sorte à ses pensées sur l'art et aux
+sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui
+s'établit entre un écrivain et son traducteur,--nous avons cru que ces
+circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter
+une pierre brute et anonyme à l'hommage qui lui était rendu. Nous avons
+considéré que les convenances de l'amitié et du collègue exigeaient de
+nous un témoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre
+admiration convaincue. Il nous a semblé que ce serait nous manquer à
+nous-même, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de
+faire parler notre affliction sur sa pierre sépulcrale, comme il est
+permis à ceux qui n'espèrent jamais remplacer dans leur cœur le vide
+qu'y laisse une irréparable perte!...
+
+F. LISZT.
+
+FIN.
+
+Imprimerie de Breitkopf et Härtel à Leipzig.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN ***
+
+***** This file should be named 21669-0.txt or 21669-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/2/1/6/6/21669/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
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+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+++ b/21669-8.txt
@@ -0,0 +1,7854 @@
+The Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: F. Chopin
+
+Author: Franz Liszt
+
+Release Date: June 3, 2007 [EBook #21669]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+F. CHOPIN
+
+PAR
+
+F. LISZT
+
+QUATRIME DITION
+
+LEIPZIG
+
+BREITKOPF ET HAERTEL
+
+IMPRIMEURS-DITEURS
+
+1890
+
+Tous droits rservs.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIRES
+
+
+I. Caractre gnral des Oeuvres de Chopin
+
+II. Polonaises
+
+III. Mazoures
+
+IV. Virtuosit de Chopin
+
+V. Individualit de Chopin
+
+VI. Jeunesse de Chopin
+
+VII. Llia
+
+VIII. Derniers temps, derniers instants
+
+
+
+
+I.
+
+Weimar 1850.
+
+
+Chopin! doux et harmonieux gnie! Quel est le coeur auquel il fut cher,
+quelle est la personne laquelle il fut familier qui, en l'entendant
+nommer, n'prouve un tressaillement, comme au souvenir d'un tre
+suprieur qu'il eut la fortune de connatre? Mais, quelque regrett
+qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous
+est peut-tre permis de douter que le moment soit dj venu o, apprci
+ sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulirement
+sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui rserve
+l'avenir.
+
+S'il a t souvent prouv que _nul n'est prophte en son pays_, n'est-il
+pas d'exprience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le
+pressentent et le rapprochent par leurs oeuvres, ne sont pas reconnus
+prophtes par leurs temps?... vrai dire, pourrait-il en tre
+autrement? Sans nous en prendre ces sphres o le raisonnement
+devrait, jusqu' un certain point, servir de garant l'exprience, nous
+oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout gnie innovateur,
+tout auteur qui dlaisse l'idal, le type, les formes dont se
+nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour voquer
+un idal nouveau, crer de nouveaux types et des formes inconnues,
+blessera sa gnration contemporaine. Ce n'est que la gnration
+suivante qui comprendra sa pense, son sentiment. Les jeunes artistes
+groups autour de cet inventeur auront beau protester contre les
+retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants
+avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres
+arts, il est quelquefois rserv au temps seul de rvler toute la
+beaut et tout le mrite des inspirations et des formes nouvelles.
+
+Les formes multiples de l'art n'tant qu'une sorte d'incantation, dont
+les formules trs diverses sont destines voquer dans son cercle
+magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre
+sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en
+communiquer les frmissements, le gnie se manifeste par l'invention de
+formes nouvelles, adaptes parfois des sentiments qui n'avaient point
+encore surgi dans le cercle enchant. Dans la musique, ainsi que dans
+l'architecture, la sensation est lie l'motion sans l'intermdiaire
+de la pense et du raisonnement, comme il en est dans l'loquence, la
+posie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on
+connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit
+avoir saisi avant que le coeur en soit touch. Comment alors la seule
+introduction de formes et de modes inusits, ne serait-elle pas dj
+dans cet art un obstacle la comprhension immdiate d'une oeuvre?... La
+surprise, la fatigue mme, occasionnes par l'tranget des impressions
+inconnues que rveillent une manire de procder, une manire d'exprimer
+ses penses et son sentiment, une manire de dire dont on n'a point
+encore appris la porte, le charme et le secret, font paratre au grand
+nombre les oeuvres conues en ces conditions imprvues, comme crites
+dans une langue qu'on ignore et qui, par cela mme, semble d'abord
+barbare!
+
+La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par _a_ + _b_
+des raisons pour lesquelles les anciennes rgles sont autrement
+appliques, autrement employes, successivement transformes, afin de
+correspondre des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent
+tablies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opinitrement
+d'tudier avec suite les oeuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce
+qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans
+changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par l
+repousser du pur domaine de l'art sacr et radieux, un patois indigne
+des matres qui l'ont illustr. Cette rpulsion, plus vive en des
+esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre
+ce qu'ils savent s'y attachent comme des dogmes _hors desquels pas de
+salut_, devient encore plus forte, plus imprieuse, quand sous des
+formes nouvelles un gnie novateur introduit dans l'art des sentiments
+qui n'y avaient pas encore t exprims. Alors on l'accuse de ne savoir
+ni ce qu'il est permis l'art de dire, ni la manire dont il doit le
+dire.
+
+Les musiciens ne sauraient mme esprer que la mort apporte leurs
+travaux cette _plus value_ instantane qu'elle donne ceux des
+peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses
+manuscrits, le subterfuge d'un des grands matres flamands qui voulut de
+son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de rpandre
+le bruit de son dcs pour faire renchrir les toiles dont il avait eu
+soin de garnir son atelier. Les questions d'cole peuvent aussi dans les
+arts plastiques retarder, de leur vivant, l'apprciation quitable de
+certains matres. Qui ne sait que les admirateurs passionns de Rafael
+fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on mconnut longtemps
+en France le mrite d'Ingres, dont ensuite les partisans dnigrrent
+celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhrents de Cornlius
+anathmatisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en
+peinture ces guerres d'cole arrivent plus tt une solution quitable,
+parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposs, tous
+peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le
+penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est mme de l'tudier
+consciencieusement et d'y dcouvrir le mrite rel de la pense et des
+formes encore inusites. Il lui est toujours ais de les revoir et de
+juger avec quit, pour peu qu'il le veuille, l'union adquate qui s'y
+trouve ou non du sentiment et de la forme.
+
+En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens
+matres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se
+familiariser avec les productions d'une cole qui surgit. Ils ont soin
+de les soustraire tout fait la connaissance du public. Si par
+mgarde quelque oeuvre nouvelle, crite dans un style nouveau, vient
+tre excute, non contents de la faire attaquer par tous les organes de
+la presse qu'ils tiennent leur disposition, ils empchent qu'on la
+joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les
+conservatoires, les salles de concert et les salons, en tablissant
+contre tout auteur qui cesse d'tre un imitateur, un systme de
+prohibition qui s'tend des coles, o se forment le got des virtuoses
+et des matres de chapelle, aux leons, au cours, aux excutions
+publiques, prives et intimes, o se forme le got des auditeurs.
+
+Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement esprer de convertir
+peu peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la
+rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles toute conversion,
+en ayant prise par la publicit mme de leur oeuvre sur toutes les mes
+ingnues, sur celles qui sont suprieures aux petites taquineries
+d'atelier atelier. Le musicien novateur est condamn attendre une
+gnration suivante pour tre d'abord entendu, puis cout. En dehors du
+thtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres
+normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut gure esprer de
+conqurir un public de son vivant; c'est--dire, de voir le sentiment
+qui l'a inspir, la volont qui l'a anim, la pense qui l'a guid,
+gnralement comprises, clairement prsentes quiconque lit ou excute
+ses oeuvres. Il lui faut l'avance courageusement renoncer voir le
+mrite et la beaut de la forme dont il a revtu son sentiment et sa
+pense, gnralement apprcies et reconnues par les artistes, ses
+gaux, avant un quart de sicle; pour mieux dire, avant sa mort.
+Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce
+que parce qu'elle donne toutes les mauvaises petites passions des
+rivalits locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des
+rputations en vogue, en opposant leurs plates productions les oeuvres
+de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime
+rtrospective que l'envie emprunte chez la justice, la comprhension
+sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au gnie ou au
+talent hors ligne.
+
+Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-tre
+que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils
+empchent le succs, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir
+compte de la difficult relle qu'ils prouvent comprendre les
+beauts qu'ils mconnaissent, apprcier les mrites qu'ils nient avec
+tant d'obstination? L'oue est un sens infiniment plus sensible, plus
+nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux
+simples besoins de la vie, il porte au cerveau des motions lies ses
+sensations, des penses formules par les divers modes que les sons
+affectent, au moyen de leur succession qui produit la mlodie, de leur
+groupement qui donne le rhythme, de leur simultanit qui constitue
+l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine s'accoutumer ses
+nouvelles formes qu' celles qui affectent le regard. L'oeil se fait bien
+plus rapidement des contours maigres ou exubrants, des lignes
+anguleuses ou rebondissantes, un emploi exagr de couleurs ou une
+absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austre ou
+pathtique d'un matre travers sa manire, que l'oreille ne se fait
+ l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en
+saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble
+vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et
+esthtique la fois, comme les transitions voulues par un style en
+architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne
+s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que
+d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant
+aux fibres les plus dlicates du coeur humain le blesse et le fait
+souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point.
+
+Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus
+vives qui, le moins enchanes par l'attrait de l'habitude des formes
+anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable
+mme en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosit, puis
+de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce
+qu'il dit, comme par la manire dont il le dit, l'idal nouveau d'une
+nouvelle poque, aux types naissants d'une priode qui va succder une
+autre. C'est grce ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui
+dpeint leurs impressions et donne vie leurs pressentiments, que le
+nouveau langage pntre dans les rgions rcalcitrantes du public; c'est
+grce elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la porte, la
+construction, et se dcide rendre justice aux qualits ou aux
+richesses qu'il renferme.
+
+Quelle que soit donc la popularit dj acquise une partie des
+productions du matre dont nous voulons parler, de celui que les
+souffrances avaient bris longtemps avant sa fin, il est prsumer que
+dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une
+estime moins superficielle et moins lgre que celle qui leur est
+accorde maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire
+de la musique, feront sa part, et elle sera grande, celui qui y marqua
+par un si rare gnie mlodique, par de si merveilleuses inspirations
+rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du
+tissu harmonique, que ses conqutes seront prfres avec raison
+mainte oeuvre de surface plus tendue, joue et rejoue par de grands
+orchestres, chante et rechante par une quantit de _prime donne_.
+
+Le gnie de Chopin fut assez profond et assez lev, assez riche
+surtout, pour avoir pu s'tablir de prime abord, si non de prime saut,
+dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses ides musicales furent
+assez grandes, assez arrtes, assez nombreuses, pour se rpartir
+travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pdants
+lui eussent reproch de n'tre point polyphone, il avait de quoi se
+moquer des pdants en leur prouvant que la polyphonie, tout en tant une
+des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des
+plus expressives, des plus majestueuses ressources du gnie musical, ne
+reprsente, aprs tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des
+formes du style dans l'art, plus usit par tel auteur, plus gnral en
+telle poque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette
+poque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art
+n'tant pas l pour mettre en oeuvre ses ressources en tant que
+ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est
+vident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et
+ces ressources sont utiles ou ncessaires l'expression de sa pense
+et de son sentiment. Pour peu que la nature de son gnie et celle des
+sujets qu'il choisit ne rclament point ces formes, n'aient pas besoin
+de ces ressources, il les laisse de ct comme il laisse reposer le
+fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand
+il n'a qu'en faire.
+
+Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles
+atteindre que d'autres, qui tmoigne du gnie de l'artiste. Son gnie se
+rvle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure sa
+noblesse, il se tmoigne dfinitivement dans une union si adquate du
+_sentiment_ et de la _forme_ qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un
+sans l'autre, l'un tant comme le revtement naturel, l'irradiation
+spontane de l'autre. Rien ne prouve mieux que les penses de Chopin
+eussent pu facilement tre acclimates par lui dans l'orchestre, que la
+facilit avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus
+remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique
+symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut
+point. Ce ne fut ni modestie outre, ni ddain mal plac; ce fut la
+conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux son
+sentiment, cette conscience tant un des attributs les plus essentiels
+du gnie dans tous les arts, mais spcialement dans la musique.
+
+En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve
+d'une des qualits les plus prcieuses dans un grand crivain et
+certainement les plus rares dans un crivain ordinaire: la juste
+apprciation de la forme dans laquelle il lui est donn d'exceller.
+Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un srieux mrite, nuisit
+l'importance de sa renomme. Difficilement peut-tre un autre, en
+possession de si hautes facults mlodiques et harmoniques, et-il
+rsist aux tentations que prsentent les chants de l'archet, les
+alanguissements de la flte, les temptes de l'orchestre, les
+assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore
+croire la seule messagre de la vieille desse dont nous briguons les
+subites faveurs. Quelle conviction rflchie ne lui a-t-il point fallu
+pour se borner un cercle plus aride en apparence, determin y faire
+clore par son gnie et son travail des produits qui, premire vue,
+eussent sembl rclamer un autre terrain pour donner toute leur
+floraison? Quelle pntration intuitive ne rvle pas ce choix exclusif
+qui, arrachant certains effets d'orchestre leur domaine habituel o
+toute l'cume du bruit ft venue se briser leurs pieds, les
+transplantait dans une sphre plus restreinte, mais plus idalise?
+Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument
+n'a-t-elle pas prsid cette renonciation volontaire d'un empirisme si
+rpandu, qu'un autre et probablement considr comme un contresens
+d'enlever d'aussi grandes penses leurs interprtes ordinaires! Que
+nous devons sincrement admirer cette unique proccupation du beau pour
+lui-mme qui, en faisant ddaigner Chopin la propension commune de
+rpartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mlodie, lui
+permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant les
+concentrer dans un moindre espace!
+
+Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir
+sa pense intgralement reproduite sur l'ivoire du clavier, russissant
+dans son but de ne lui rien faire perdre en nergie sans prtendre aux
+effets d'ensemble et la brosse du dcorateur. On n'a point encore
+assez srieusement et assez attentivement apprcie la valeur du dessin
+de ce burin dlicat, habitu qu'on est de nos jours ne considrer
+comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laiss pour le
+moins une demi-douzaine d'opras, autant d'oratorios et quelques
+symphonies, demandant ainsi chaque musicien de faire tout, mme un peu
+plus que tout. Cette manire d'valuer le gnie, qui, par essence, est
+une qualit, la quantit et la dimension de ses oeuvres, si
+gnralement rpandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse
+trs problmatique!
+
+Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile obtenir et la
+supriorit relle des chantres piques, qui dploient sur un large plan
+leurs splendides crations. Mais nous dsirerions qu'on applique la
+musique le prix qu'on met aux proportions matrielles dans les autres
+branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une
+toile de vingt pouces carrs, comme la _Vision d'Ezchiel_ ou le
+_Cimetire_ de Ruysdal, parmi les chefs-d'oeuvre valus plus haut que
+tel tableau de vaste dimension, ft-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En
+littrature, Larochefoucauld est-il moins un crivain de premier ordre
+pour avoir toujours resserr ses _Penses_ dans de si petits cadres?
+Uhland et Petofi sont-ils moins des potes nationaux, pour n'avoir pas
+dpass la posie lyrique et la _Ballade_? Ptrarque ne doit-il pas son
+triomphe ses _Sonnets_, et de ceux qui ont le plus rpt leurs suaves
+rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son pome sur
+l'Afrique?
+
+Nous sommes certains de voir bientt disparatre les prjugs qui
+disputent encore l'artiste, n'ayant produit que des _Lieder_ pareils
+ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supriorit d'crivain sur
+tel autre qui aura partitionn les plates mlodies de bien des opras
+que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientt par tenir
+surtout compte, dans les compositions diverses, de l'loquence et du
+talent avec lesquels seront exprims les penses et les sentiments du
+pote, quels que soient du reste l'espace et les moyens employs pour
+les interprter.
+
+Or, on ne saurait tudier et analyser avec soin les travaux de Chopin
+sans y trouver des beauts d'un ordre trs lev, des sentiments d'un
+caractre parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique
+aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie
+toujours; la richesse, l'exubrance mme, n'excluent pas la clart, la
+singularit ne dgnre pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas
+dsordonnes, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'lgance des
+lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui,
+on peut le dire, forment poque dans le maniement du style musical.
+Oses, brillantes, sduisantes, elles dguisent leur profondeur sous
+tant de grce et leur habilit sous tant de charme, que c'est avec peine
+qu'on parvient se soustraire assez leur entranant attrait, pour les
+juger froid sous le point de vue de leur valeur thorique. Celle-ci a
+dj t sentie par plus d'un matre s-sciences, mais elle se fera de
+plus en plus reconnatre lorsque sera venu le temps d'un examen attentif
+des services rendus l'art durant la priode que Chopin a traverse.
+
+C'est lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqus, soit
+en arpges, soit en batteries; les sinuosits chromatiques et
+enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les
+petits groupes de notes surajoutes, tombant comme les gouttelettes
+d'une rose diapre par-dessus la figure mlodique. Il donna ce genre
+de parure, dont on n'avait encore pris le modle que dans les
+_fioritures_ de l'ancienne grande cole de chant italien, l'imprvu et
+la varit que ne comportait pas la voix humaine, servilement copie
+jusque l par le piano dans des embellissements devenus strotypes et
+monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par
+lesquelles il dota d'un caractre srieux mme les pages qui, vu la
+lgret de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prtendre cette
+importance.
+
+Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'ide qu'on en fait jaillir,
+l'motion qu'on y fait vibrer, qui l'lve, l'ennoblit et le grandit?
+Que de mlancolie, que de finesse, que de sagacit, que _d'art_ surtout
+dans ces chefs-d'oeuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers
+et les titres si modestes! Ceux d'_tudes_ et de _Prludes_ le sont
+aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront
+pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a cr et qui
+relve, ainsi que toutes ses oeuvres, de l'inspiration de son gnie
+potique. Ses _tudes_ crites presque en premier lieu, sont empreintes
+d'une verve juvnile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages
+subsquents, plus labors, plus achevs, plus combins, pour se perdre,
+si l'on veut, dans ses dernires productions d'une sensibilit plus
+exquise, qu'on accusa longtemps d'tre surexcite et, par l, factice.
+On arrive cependant se convaincre que cette subtilit dans le
+maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes
+les plus dlicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une
+fausse ressemblance avec les recherches de l'puisement. En les
+examinant de prs, on est forc d'y reconnatre la claire-vue, souvent
+l'intuition sentiment et la pense, mais que le commun des hommes
+n'aperoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les
+transitions de la couleur, toutes les dgradations de teintes, qui font
+l'innarrable beaut et la merveilleuse harmonie de la nature!
+
+Si nous avions parler ici en termes d'cole du dveloppement de la
+musique de piano, nous dissquerions ces merveilleuses pages qui offrent
+une si riche glane d'observations. Nous explorerions en premire ligne
+ces _Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos_, qui, tous, sont pleins
+de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les
+rechercherions galement dans ses _Polonaises_, dans ses _Mazoures,
+Valses, Bolros_. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail
+pareil, qui n'offrirait d'intrt qu'aux adeptes du contre-point et de
+la basse chiffre. C'est par le sentiment qui dborde de toutes ces
+oeuvres qu'elles se sont rpandues et popularises: sentiment romantique,
+minemment individuel, propre leur auteur et profondment sympathique,
+non seulement son pays qui lui doit une illustration de plus, mais
+tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les
+attendrissements de l'amour.
+
+Ne se contentant pas toujours de cadres dont il tait libre de dessiner
+les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois
+enclaver aussi sa pense dans les classiques barrires. Il crivit de
+beaux _Concertos_ et de belles _Sonates_; toutefois, il n'est pas
+difficile de distinguer dans ces productions plus de volont que
+d'inspiration. La sienne tait imprieuse, fantasque, irrflchie; ses
+allures ne pouvaient tre que libres. Nous croyons qu'il a violent son
+gnie chaque fois qu'il a cherch l'astreindre aux rgles, aux
+classifications, une ordonnance qui n'taient pas les siennes et ne
+pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la
+grce se dploie surtout lorsqu'ils semblent aller la drive.
+
+Il fut peut-tre entran dsirer ce double succs par l'exemple de
+son ami Mickiewicz, qui, aprs avoir t le premier doter sa langue
+d'une posie romantique, faisant cole ds 1818 dans la littrature
+polonaise par ses _Dziady_ et ses ballades fantastiques, prouva ensuite,
+en crivant _Grazyna_ et _Wallenrod_, qu'il savait aussi triompher des
+difficults qu'opposent l'inspiration les entraves de la forme
+classique; qu'il tait galement matre lorsqu'il saisissait la lyre des
+anciens potes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas,
+notre avis, aussi compltement russi. Il n'a pu maintenir dans le carr
+d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indtermin qui
+fait le charme de sa pense. Il n'a pu y enserrer cette indcision
+nuageuse et estompe qui, en dtruisant toutes les artes de la forme,
+la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables ceux dont
+s'entouraient les beauts ossianiques lorsqu'elles faisaient apparatre
+aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nues.
+
+Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare
+distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intrt, des
+morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'_Adagio_ du second
+_Concerto_, pour lequel il avait une prdilection marque et qu'il se
+plaisait redire frquemment. Les dessins accessoires appartiennent
+la plus belle manire de l'auteur, la phrase principale en est d'une
+largeur admirable; elle alterne avec un rcitatif qui pose le ton mineur
+et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idale
+perfection. Son sentiment, tour tour radieux et plein d'apitoiement,
+fait songer un magnifique paysage inond de lumire, quelque
+fortune valle de Temp, qu'on aurait fixe pour tre le lieu d'un
+rcit lamentable, d'une scne poignante. On dirait un irrparable
+malheur accueillant le coeur humain en face d'une incomparable splendeur
+de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une
+transmutation de teintes attnries, qui empche que rien de heurt ou
+de brusque ne vienne faire dissonance l'impression mouvante qu'il
+produit, laquelle mlancolise la joie et en mme temps rassrne la
+douleur!
+
+Pourrions-nous ne pas parler de la _Marche funbre_ intercale dans sa
+premire sonate, orchestre et excute pour la premire fois la
+crmonie de ses obsques? En vrit, on n'aurait pu trouver d'autres
+accents pour exprimer avec le mme navrement quels sentiments et quelles
+larmes devaient accompagner son dernier repos celui qui avait compris
+d'une manire si sublime comment on pleurait les grandes pertes!
+
+Nous entendions dire un jour un jeune homme de son pays: Ces pages
+n'auraient pu tre crites que par un Polonais! En effet, tout ce que
+le cortge d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de
+solennel et de dchirant, se retrouve dans le glas funbre qui semble
+ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique esprance, de religieux
+appel une misricorde surhumaine, une clmence infinie, une
+justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le
+repentir exalt qui claira de la lumire des auroles tant de douleurs
+et de dsastres, supports avec l'hrosme inspir des martyrs
+chrtiens, rsonne dans ce chant dont la supplication est si dsole. Ce
+qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus rsign, de plus croyant
+et de plus esprant dans le coeur des femmes, des enfants et des prtres,
+y retentit, y frmit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent
+ici que ce n'est pas seulement la mort d'un hros qu'on pleure alors que
+d'autres hros restent pour le venger, mais bien celle d'une gnration
+entire qui a succomb ne laissant aprs elle que les femmes, les
+enfants et les prtres.
+
+Aussi, le ct antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien
+n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les
+frnsies d'Hcube, les dsespoirs des captives troyennes. Ni cris
+perants, ni rauques gmissements, ni blasphmes impies, ni furieuses
+imprcations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre
+pour de sraphiques soupirs. Une foi superbe anantissant dans les
+survivants de cette Ilion chrtienne l'amertume de la souffrance, en
+mme temps que la lchet de l'abattement, leur douleur ne conserve plus
+aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de
+sang et de larmes, elle s'lance vers le ciel et s'adresse au Juge
+suprme, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le
+coeur de quiconque les coute se brise sous une auguste compassion. La
+mlope funbre, quoique si lamentable, est d'une si pntrante douceur
+qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait
+attidis par la distance imposent un suprme recueillement, comme si,
+chants par les anges eux-mmes, ils flottaient dj l-haut aux
+alentours du trne divin.
+
+On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin
+sont dpourvues des motions dont il a dpouill ce sublime lan, que
+l'homme n'est peut-tre pas mme de ressentir constamment avec une
+aussi nergique abngation et une aussi courageuse douceur. De sourdes
+colres, des rages touffes, se rencontrent dans maints passages de ses
+oeuvres. Plusieurs de ses _tudes_, aussi bien que ses _Scherzos_,
+dpeignent une exaspration concentre, un dsespoir tantt ironique,
+tantt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont pass plus
+inaperues et moins comprises que ses pomes d'un plus tranquille
+coloris, en provenant d'une rgion de sentiments o moins de personnes
+ont pntr, dont moins de coeurs connaissent les formes d'une
+irrprochable beaut. Le caractre personnel de Chopin a pu y contribuer
+aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur
+gale et enjoue, il laissait peu souponner les secrtes convulsions
+qui l'agitaient.
+
+Ce caractre n'tait pas facile saisir. Il se composait de mille
+nuances qui, en se croisant, se dguisaient les unes les autres d'une
+manire indchiffrable _a prima vista_. Il tait ais de se mprendre
+sur le fond de sa pense, comme avec les slaves en gnral chez qui la
+loyaut et l'expansion, la familiarit et la captante _desinvoltura_ des
+manires, n'impliquent nullement la confiance et l'panchement. Leurs
+sentiments se rvlent et se cachent, comme les replis d'un serpent
+enroul sur lui-mme; ce n'est qu'en les examinant trs attentivement
+qu'on trouve l'enchanement de leurs anneaux. Il y aurait de la navet
+ prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prtendue.
+Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent leurs
+moeurs, qui se ressentent singulirement de leurs anciens rapports avec
+l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnit
+musulmane, les slaves ont appris d'elle une rserve dfiante sur tous
+les sujets qui tiennent aux cordes dlicates et intimes du coeur. On peut
+ peu prs tre certain qu'en parlant d'eux-mmes, ils gardent toujours
+vis--vis de leur interlocuteur des rticences qui leur assurent sur lui
+un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer
+telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le
+plus admirs ou le moins estims; ils se complaisent le drober sous
+un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en
+toute occurrence du got pour le plaisir de la mystification, depuis les
+plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amres et aux
+plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie
+une formule de ddain la supriorit qu'ils s'adjugent intrieurement,
+mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprims.
+
+L'organisation chtive et dbile de Chopin ne lui permettant pas
+l'expression nergique de ses passions, il ne livrait ses amis que ce
+qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde press et
+proccup des grandes villes, o nul n'a le loisir de deviner l'nigme
+des destines d'autrui, o chacun n'est jug que sur son attitude
+extrieure, bien peu songent prendre la peine de jeter un coup d'oeil
+qui dpasse la superficie des caractres. Mais ceux que des rapports
+intimes et frquents rapprochaient du musicien polonais, avaient
+occasion d'apercevoir certains moments l'impatience et l'ennui qu'il
+ressentait d'tre si promptement cru sur parole. L'artiste, hlas! ne
+pouvait venger l'homme!... D'une sant trop faible pour trahir cette
+impatience par la vhmence de son jeu, il cherchait se ddommager en
+entendant excuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait dfaut,
+ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnes de l'homme
+plus profondment atteint par certaines blessures qu'il ne lui plat de
+l'avouer, comme surnageraient autour d'une frgate pavoise, quoique
+prs de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachs par les flots.
+
+Un aprs-dner, nous n'tions que trois. Chopin avait longtemps jou;
+une des femmes les plus distingues de Paris se sentait de plus en plus
+envahie par un pieux recueillement, pareil celui qui saisirait la
+vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les
+ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur
+surpris. Elle lui demanda d'o venait l'involontaire respect qui
+inclinait son coeur devant des monuments, dont l'apparence ne prsentait
+ la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le
+sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme
+des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albtre si
+fouill?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles
+paupires, avec une sincrit rare dans cet artiste si ombrageux sur
+tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les
+chsses brillantes de ses oeuvres, il lui rpondit que son coeur ne
+l'avait pas trompe dans son mlancolique attristement, car quels que
+fussent ses passagers gayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais
+d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son coeur, pour
+lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune
+autre ne possdant d'quivalent au mot polonais de _Zal!_ En effet, il
+le rptait frquemment, comme si son oreille et t avide de ce son
+qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une
+plainte intense, depuis le repentir jusqu' la haine, fruits bnis ou
+empoisonns de cette cre racine.
+
+_Zal!_ Substantif trange, d'une trange diversit et d'une plus trange
+philosophie! Susceptible de rgimes diffrents, il renferme tous les
+attendrissements et toutes les humilits d'un regret rsign et sans
+murmure, aussi longtemps que son rgime direct s'applique aux faits et
+aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi
+d'une fatalit providentielle, il se laisse traduire alors par, regret
+inconsolable aprs une perte irrvocable. Mais, sitt qu'il s'adresse
+l'homme et que son rgime devient indirect, en affectant une prposition
+qui le dirige vers celui-ci ou celle-l, il change aussitt de
+physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes
+latins, ni dans celui des idiomes germains.--D'un sentiment plus lev,
+plus noble, plus large que le mot grief, il signifie pourtant le
+ferment de la rancune, la rvolte des reproches, la prmditation de la
+vengeance, la menace implacable grondant au fond du coeur, soit en piant
+la revanche, soit en s'alimentant d'une strile amertume! Oui vraiment,
+le _Zal!_ colore toujours d'un reflet tantt argent, tantt ardent,
+tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est mme pas absent de ses
+plus douces rveries.
+
+Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin,
+qu'elles se sont manifestes sensiblement dans ses derniers ouvrages.
+Elles ont peu peu atteint une sorte d'irascibilit maladive, arrive
+au point d'un tremblement fbrile. Celui-ci se rvle dans quelques-uns
+de ses derniers crits par un contournement de sa pense, qu'on est
+parfois plus pein que surpris d'y rencontrer.--Suffoquant presque sous
+l'oppression de ses violences rprimes, ne se servant plus de l'art que
+pour se donner lui-mme sa propre tragdie, aprs avoir d'abord chant
+son sentiment, il se prit le dpecer. On retrouve dans les feuilles
+qu'il a publies sous ces influences quelque chose des motions
+alambiques de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causes par
+les phnomnes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi
+voluptueux dues des accidents imprvoyables dans l'ordre naturel des
+choses, les morbides surexcitations d'un cerveau hallucin, pour remuer
+un coeur macr de passions et blas sur la souffrance.
+
+La mlodie de Chopin devient alors tourmente; une sensibilit nerveuse
+et inquite amne un remaniement de motifs d'une persistance acharne,
+pnible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de
+l'me ou du corps qui n'ont que la mort pour remde. Chopin tait en
+proie un de ces mals qui, empirant d'anne en anne, l'a enlev jeune
+encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces
+des douleurs aigus qui le dvoraient, comme on trouverait dans un beau
+corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces oeuvres cessent-elles
+pour cela d'tre belles? L'motion qui les inspire, les formes qu'elles
+prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand
+art?--Non.--Cette motion tant d'une pure et chaste noblesse dans ses
+regrets navrants et son irrmdiable dsolation, appartient aux plus
+sublimes motifs du coeur humain; son expression demeure toujours dans les
+vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une vellit
+vulgaire, ni un cri outr et thtral, ni une contorsion laide. Du point
+de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'tre diminue,
+la qualit de l'toffe harmonique n'en devient que plus intressante par
+elle-mme, plus curieuse tudier.
+
+
+
+
+II.
+
+
+Du reste, les tonalits de sentiment qui dclent une souffrance subtile
+et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point
+dans les pices plus connues et plus habituellement gotes de l'artiste
+qui nous occupe. Ses _Polonaises_ qui, cause des difficults qu'elles
+prsentent, sont plus rarement excutes encore qu'elles ne le mritent,
+appartiennent ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent
+nullement les _Polonaises_ mignardes et fardes la Pompadour, telles
+que les ont propages les orchestres de bals, les virtuoses de concerts,
+le rpertoire rebattu de la musique manire et affadie des salons.
+
+Les rhythmes nergiques des _Polonaises_ de Chopin font tressaillir et
+galvanisent toutes les torpeurs de nos indiffrences. Les plus nobles
+sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis.
+Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec
+la simplicit d'accent qui faisait chez cette nation guerrire le trait
+distinctif de ces qualits. Elles respirent une force calme et
+rflchie, un sentiment de ferme dtermination joint une gravit
+crmonieuse qui, dit-on, tait l'apanage de ses grands hommes
+d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous
+les dpeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une
+intelligence dlie, d'une pit profonde et touchante quoique sense,
+d'un courage indomptable, ml une galanterie qui n'abandonne les
+enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le
+lendemain du combat. Cette galanterie tait tellement inhrente leur
+nature, que malgr la compression que des habitudes rapproches de
+celles de leurs voisins et ennemis, les infidles de Stamboul, leur
+faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie
+domestique et en les tenant toujours l'ombre d'une tutelle lgale,
+elle a su nanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des
+reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de
+belles sujettes pour lesquelles les uns risqurent, les autres perdirent
+des trnes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien,
+une Gonzague coquette.
+
+Chez les Polonais des temps passs, une mle rsolution s'unissant
+cette ardente dvotion pour les objets de leur amour qui, en face des
+tendards du croissant _aussi nombreux que les pis d'un champ_, dictait
+tous les matins Sobieski les plus tendres billets-doux sa femme,
+prenait une teinte singulire et imposante dans l'habitude de leur
+maintien, noble jusqu' une lgre emphase. Ils ne pouvaient manquer de
+contracter le got des manires solennelles en en contemplant les plus
+beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils apprciaient, et
+gagnaient les qualits tout en combattant leurs envahissements. Il
+savaient comme eux faire prcder leurs actes d'une intelligente
+dlibration, qui semblait rendre prsente chacun la divise du prince
+Boleslas de Pomranie: _Erst wieg's, dann wag's!_ (Pse d'abord, puis
+ose!) Ils aimaient rehausser leurs mouvements d'une certaine
+importance gracieuse, d'une certaine fiert pompeuse, qui ne leur
+enlevait nullement une aisance d'allures et une libert d'esprit
+accessibles aux plus lgers soucis de leurs tendresses, aux plus
+phmres craintes de leur coeur, aux plus futiles intrts de leur vie.
+Comme ils mettaient leur honneur la faire payer cher, ils aimaient
+l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui
+l'embellissait, rvrer ce qui la leur rendait prcieuse.
+
+Leurs chevaleresques hrosmes taient sanctionns par leur altire
+dignit et une prmditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la
+raison aux nergies de la vertu, ils russissaient se faire admirer de
+tous les ges, de tous les esprits, de leurs adversaires mmes. C'tait
+une sorte de sagesse tmraire, de prudence hasardeuse, de fatuit
+fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus
+clbre fut l'expdition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et
+frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette
+longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'clat
+et de mutuelles dfrences, entre deux ennemis aussi irrconciliables
+dans leurs combats que magnanimes dans leurs trves.
+
+Durant de longs sicles la Pologne a form un tat dont la haute
+civilisation, tout fait autonome, n'tait conforme aucune autre et
+devait rester unique dans son genre. Aussi diffrente de l'organisation
+fodale de l'Allemagne qui l'avoisinait l'occident, que de l'esprit
+despotique et conqurant des Turcs qui ne cessaient d'inquiter ses
+frontires d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son
+christianisme chevaleresque, par son ardeur combattre les infidles,
+d'autre part elle empruntait aux nouveaux matres de Byzance les
+enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de
+leurs dires sentencieux. Elle fondait ces lments htrognes dans une
+socit qui s'assimilait des causes de ruine et de dcadence, avec les
+qualits hroques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la
+saintet chrtienne[1]. La culture gnrale des lettres latines, la
+connaissance et le got de la littrature italienne et franaise,
+recouvraient ces tranges contrastes d'un lustre et d'un vernis
+classiques. Cette civilisation devait ncessairement apposer un cachet
+distinctif ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la
+chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il tait
+naturel une nation perptuellement en guerre qui rservait pour
+l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaa les jeux et les
+splendeurs des joutes simules par d'autres ftes, dont des cortges
+somptueux formaient le principal ornement.
+
+[Note 1: On sait de combien de noms glorieux la Pologne a enrichi le
+calendrier et le martyrologe de l'glise. Rome accorda l'ordre des
+Trinitaires, (_Frres de la Rdemption_), destin racheter les
+chrtiens tombs en esclavage chez les infidles, le privilge exclusif
+pour ce pays de porter une ceinture rouge sur leur habit blanc, en
+mmoire des nombreux martyrs qu'il fournit, principalement dans les
+tablissements rapprochs des frontires, tels que celui de
+Kamieniec-Podolski.]
+
+Il n'y a rien de nouveau, assurment, dire que tout un ct du
+caractre des peuples se dcle dans leurs danses nationales. Mais, nous
+pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous
+une aussi grande simplicit de contours, les impulsions qui les ont fait
+natre se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se
+trahissant aussi diversement par les pisodes qu'il tait rserv
+l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre gnral. Ds que
+ces pisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se
+cra plus un rle spcial dans ces courts intermdes, qu'on se contenta
+d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta
+plus que le squelette des anciennes pompes.
+
+Le caractre primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez
+difficile diviner maintenant, tant elle est dgnre au dire de ceux
+qui l'ont vu excuter au commencement de ce sicle encore. On comprend
+ quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la
+plupart des danses nationales ne peuvent gure conserver leur
+originalit primitive, ds que le costume qui y tait appropri n'est
+plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dnue de mouvements
+rapides, de _pas_ vritables dans le sens chorgraphique du mot, de
+poses difficiles et uniformes; la Polonaise, invente bien plus pour
+dployer l'ostentation que la sduction, fut, par une exception
+caractristique, surtout destine faire remarquer les hommes, mettre
+en vidence leur beaut, leur bel air, leur contenance guerrire et
+courtoise la fois. (Ces deux pithtes ne dfinissent-elles pas le
+caractre polonais?...) Le nom mme de la danse est du genre masculin
+dans l'original. (_Polski._) Ce n'est que par un _mal-entendu_ vident
+qu'on l'a traduit au fminin. Elle dut forcment perdre de sa suffisance
+quelque peu ampoule, de sa signification orgueilleuse, pour se changer
+en une promenade circulaire peu intressante, sitt que les hommes
+furent privs des accessoires ncessaires pour que leurs gestes vinssent
+animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue
+aujourd'hui dcidment monotone.
+
+En coutant quelques-unes des _Polonaises_ de Chopin, on croit entendre
+la dmarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace
+de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou
+de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes
+magnifiques, tels que les peignait Paul Vronse. L'imagination les
+revt du riche costume des vieux sicles: pais brocarts d'or, velours
+de Venise, satins ramags, zibelines serpentantes et molleuses, manches
+accortement rejetes sur l'paule, sabres damasquins, joyaux
+splendides, turquoises incrustes d'arabesques, chaussures rouges du
+sang foul ou jaunes comme l'or;--guimpes svres, dentelles de
+Flandres, corsages en carapace de perles, tranes bruissantes, plumes
+ondoyantes, coiffures tincelantes de rubis ou verdoyantes d'meraudes,
+souliers mignons brods d'ambre, gants parfums des sachets du srail!
+Ces groupes se dtachent sur le fond incolore du temps disparu, entours
+des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrs de Smyrne, des
+orfvreries filigranes de Constantinople, de toute la fastueuse
+prodigalit de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines
+artistement prpares, avec leurs gobelets de vermeil bossels de
+mdaillons; qui ferraient lgrement d'argent leurs coursiers arabes
+lorsqu'ils entraient dans les villes trangres, afin qu'en se perdant
+le long des voies les fers tombs tmoignent de leur libralit
+princire aux peuples merveills! Surmontant leurs cussons de la mme
+couronne, que l'lection pouvait rendre royale, les plus fiers
+d'entr'eux eussent ddaign les autres. Ils portaient tous la mme,
+comme insigne de leur glorieuse galit, au-dessus de leurs armoiries,
+appeles le _Joyau_ de la famille, car l'honneur de chacun de ses
+membres devait rpondre de son intgrit. Aussi, particularit unique du
+blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire
+quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre
+d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant un
+autre sang.
+
+On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive
+introduites jadis dans la Polonaise, plus joue encore que danse, sans
+les rcits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque
+prsent l'ancien costume national. Le _kontusz_ d'autrefois tait une
+sorte de kaftan, de _frdgi_ occidental raccourci jusqu'aux genoux;
+c'est la robe des orientaux modifie par les habitudes d'une vie active,
+peu soumise aux rsignations fatalistes. D'une toffe aussi riche que
+d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes
+laissaient paratre le vtement de dessous, le _zupan_, d'un satin uni
+si le sien tait ouvrag, d'une toffe fleurie et broche si la sienne
+tait d'une faon unie. Souvent garni de fourrures coteuses, luxe de
+prdilection alors, le _kontusz_ devait une partie de son originalit
+ce qu'il obligeait un geste frquent, susceptible de grce et de
+coquetterie, par lequel on rejetait en arrire le simulacre de ses
+manches pour mieux dcouvrir la runion, plus ou moins heureuse, parfois
+symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la
+toilette du jour.
+
+Ceux qui n'ont jamais port ce costume, aussi clatant que pompeux,
+pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les
+redressements subits, les finesses de pantomime muette usits par leurs
+aeux, pendant qu'ils dfilaient dans une Polonaise comme une parade
+militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occups soit lisser
+leurs longues moustaches, soit jouer avec le pommeau de leur sabre.
+L'un et l'autre faisaient partie intgrante de leur mise, formant un
+objet de vanit pour tous les ges galement, que la moustache fut
+blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses
+ou dj brch et rougi par le sang des batailles. Escarboucles,
+hyacinthes et saphirs, tincelaient souvent sur l'arme suspendue
+au-dessous des ceintures de cachemire franges, de soie lame d'or ou
+d'cailles d'argent, fermes par des boucles aux effigies de la Vierge,
+du roi, de l'cusson national, faisant valoir des tailles presque
+toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait,
+sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus
+rares pierreries. La magnificence des toffes, des bijoux, des couleurs
+vives, tant pouss aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces
+pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois[2], aux
+boutons du _kontusz_ et du _zupan_, aux agrafes du cou, aux bagues de
+rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi
+lesquelles prdominaient l'amaranthe servant de fond l'aigle-blanc de
+la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, _pogon_, de la
+Lithuanie[3]. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de
+l'une l'autre main ce bonnet, o une poigne de diamants se cachait
+dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait
+donner ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement
+remarqu dans le cavalier de la premire paire qui, comme chef de file,
+donnait le mot d'ordre toute la compagnie.
+
+[Note 2: On se souvient encore en Angleterre du costume hongrois
+port par le prince Nicolas Esterhazy au couronnement de George IV,
+d'une valeur de plusieurs millions de florins.]
+
+[Note 3: Lorsque les meurtriers de S. Stanislas, vque de Cracovie,
+furent jugs, on dfendit leurs descendants de porter dans leur
+habillement, durant un certain nombre de gnrations, l'amaranthe,
+couleur nationale.]
+
+C'est par cette danse qu'un matre de maison ouvrait chaque bal, non
+avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honore,
+souvent la plus ge des femmes prsentes, la jeunesse n'tant pas seule
+appele former la phalange dont les volutions commenaient toute
+fte, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue
+d'elle-mme. Aprs le matre de la maison, c'taient d'abord les hommes
+les plus considrables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec
+amiti, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs prfres, ceux-l les
+plus influentes. L'amphitryon avait remplir une tche moins aise
+qu'aujourd'hui. Il tait tenu de faire parcourir la troupe aligne
+qu'il conduisait mille mandres capricieux, travers tous les
+appartements o se pressait le reste des invits, plus tardifs faire
+partie de sa brillante suite. On lui savait gr d'atteindre aux galeries
+les plus loignes, aux parterres des jardins confinant leurs bosquets
+illumins o la musique n'arrivait plus qu'en chos affaiblis. En
+revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un
+redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui
+rangs en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux
+qui n'appartenaient point cette procession guettaient immobiles son
+passage comme celui d'une comte resplendissante, jamais le matre de
+maison, conducteur de la premire paire, ne ngligeait de donner son
+port et sa prestance cette dignit mle de gaillardise qu'admirent
+les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux la fois, il et
+cru manquer ses htes en n'talant point leurs yeux, avec une
+navet qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il prouvait de
+voir rassembls chez lui de si illustres amis, de si notables partisans,
+tous empresss en le visitant se parer richement pour lui faire
+honneur.
+
+On traversait, guid par lui dans cette prgrination premire, des
+dtours inopins dont les aspects taient parfois dus des surprises
+mnages d'avance, des supercheries d'architecture ou de dcoration,
+dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, taient
+adapts aux plaisirs du jour. Le chtelain en faisait les honneurs de
+quelque manire aussi imprvue que galante, s'ils renfermaient quelque
+monument de circonstance, quelque hommage _au plus vaillant ou la plus
+belle_. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus
+elles dnotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes,
+et plus la partie juvnile de la socit applaudissait, plus elle
+faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants choeurs de
+rires aux oreilles du coryphe, qui gagnait ainsi en rputation,
+devenait un partner privilgi et recherch. S'il tait dj d'un
+certain ge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes
+d'exploration, des dputations de jeunes filles venant le remercier et
+le complimenter au nom de toutes. Par leur rcits, les jolies voyageuses
+fournissaient un aliment aux curiosits des convives et augmentaient
+l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subsquentes.
+
+En ce pays d'aristocratique dmocratie, d'lections turbulentes, il
+n'tait pas le moins indiffrent d'merveiller les assistants des
+tribunes de la salle de bal, puisque l se rangeaient les nombreux
+dpendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois
+mme de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais
+trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman,
+hommes de cour ou hommes d'tat. Ceux d'entre eux qui restaient dans
+leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui
+ressemblaient des chaumires, rptaient glorieusement: Tout noble
+derrire sa haie, est l'gal de son palatin. _Szlachci na zagrodzie,
+rwien wojewodzie._ Mais, il y en avait beaucoup qui prfraient courir
+les chances de la fortune et se mettre eux-mmes ou leur famille, fils,
+soeurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux
+jours des grandes ftes, leur manque de parure, leur abstention
+volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilge de se joindre la
+danse. Les matres de la maison ne ddaignaient pas le plaisir de les
+blouir, lorsque le cortge ruisselant des feux iriss d'une lgance
+somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards
+admiratifs, en qui parfois perait l'envie, quoique cache sous les
+applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de
+l'attachement.
+
+Pareille un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui
+glissait sur les parquets, tantt se droulait dans toute sa longueur,
+tantt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le
+jeu des couleurs les plus varies, pour faire bruire comme des sonnettes
+assourdies les chanes d'or, les sabres tranants, les lourds et
+superbes damas brods de perles, rays de diamants, parsems de noeuds et
+de rubans aux _frou-frou_ bavards. Le murmure des voix s'annonait de
+loin, semblable un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au
+jacassement des flots de cette rivire flambante.
+
+Mais, le gnie de l'hospitalit qui, en Pologne, paraissait autant
+s'inspirer des dlicatesses que la civilisation dveloppe, que de la
+touchante simplicit des moeurs primitives, ne faisant dfaut aucune de
+leurs biensances, comment ne l'et-on pas retrouve dans les dtails de
+leur danse par excellence? Aprs que le matre de la maison avait rendu
+hommage ses convives en inaugurant la soire, en guidant le premier
+sur le parcours prpar la plus noble, la plus fte, la plus importante
+des femmes prsentes, chacun de ses htes avait le droit de venir le
+remplacer auprs de sa dame et de se mettre ainsi la tte du cortge.
+Frappant des mains d'abord pour l'arrter un instant, il s'inclinait
+devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agrer, pendant
+que celui qui il l'enlevait rendait la pareille la paire suivante,
+exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par l de
+cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu rclamait l'honneur de
+conduire la premire d'entre elles, restaient cependant dans la mme
+succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait
+que celui qui avait commenc la danse se trouvait avant sa fin en tre
+le dernier, sinon tout fait exclu.
+
+Le cavalier qui se plaait la tte de la colonne s'efforait de
+surpasser son prdcesseur en pertise, par des combinaisons inusites,
+par les circuits qu'il faisait dcrire, lesquels, borns une seule
+salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses
+arabesques et mme des chiffres! Il dcelait son art et ses droits au
+rle qu'il avait pris en les imaginant serrs, compliqus,
+inextricables, en les dcrivant nanmoins avec tant de justesse et de
+sret que le ruban anim, contourn en tous sens, ne se dchirait
+jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en
+rsultaient. Quant aux femmes et ceux qui n'avaient qu' continuer
+l'impulsion dj donne, il ne leur tait cependant point permis de se
+traner indolemment sur le parquet. La dmarche devait tre rhythme,
+cadence, ondule; elle devait imprimer au corps entier un balancement
+harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hte, de se dplacer
+prcipitamment, de paratre m par une ncessit. On glissait comme les
+cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperues
+soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!
+
+L'homme offrait sa dame tantt une main, tantt l'autre, effleurant
+parfois peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa
+paume: il passait sa gauche ou sa droite sans la quitter et ces
+mouvements, imits par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute
+l'tendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on
+entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour
+marquer la mesure, la crpitation de la soie s'accentuer, les colliers
+rsonner comme des clochettes minuscules lgrement touches. Puis,
+toutes les sonorits interrompues reprenaient leur cours; les pas lgers
+et les pas lourds recommenaient, les bracelets heurtaient les bagues,
+les ventails frlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et,
+la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses
+retentissements. Quoique proccup, absorb en apparence par ces
+multiples manoeuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidlement,
+le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et,
+profitant de quelque instant favorable, lui glisser l'oreille, de doux
+propos si elle tait jeune, des confidences, des sollicitations, des
+nouvelles intressantes, si elle ne l'tait plus. Aprs quoi, se
+relevant firement, il faisait sonner l'or de ses perons, l'acier de
+ses armes, caressait sa moustache, et donnait tous ses gestes une
+expression qui obligeait la femme y rpondre par une contenance
+comprhensive et intelligente.
+
+Ainsi, ce n'tait point une promenade banale et dnue de sens qu'on
+accomplissait; c'tait un dfil o, si nous osions dire, la socit
+entire faisait la roue et se dlectait dans sa propre admiration, en se
+voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'tait une
+constante mise en scne de son lustre, de ses renommes, de ses gloires.
+L, les vques, les hauts prlats et gens d'glise[4], les hommes
+blanchis dans les camps ou les joutes de l'loquence, les capitaines
+qui avaient plus souvent port la cuirasse que les vtements de paix,
+les grands dignitaires de l'tat, les vieux snateurs, les palatins
+belliqueux, les castellans ambitieux, taient les danseurs attendus,
+dsirs, disputs par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins
+graves, dans ces choix phmres o l'honneur et les honneurs
+galisaient les annes et pouvaient donner l'avantage sur l'amour
+lui-mme. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu
+quitter le _zupan_ et le _kontusz_ antiques, dont la chevelure tait
+rase aux tempes comme celle de leurs anctres, les volutions oublies
+et les -propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris
+ quel point cette nation si fire d'elle-mme avait l'instinct inn de
+la reprsentation, quel point elle s'en faisait besoin et combien, par
+le gnie de la grce que la nature lui a dparti, elle potisait ce got
+ostentatoire en y mlant le reflet des nobles sentiments et le charme
+des fines intentions.
+
+[Note 4: Jadis les primats, les vques, les prlats, s'associaient
+ la Polonaise et y occupaient le premier rang durant son premier
+parcours.
+
+Les convenances ne permettaient pas qu'on leur enlve la dame en les
+relayant; on attendait pour cela qu'ayant achev le tour de la salle,
+ils la ramnent sa place avant de s'en sparer. Les dignitaires de
+l'glise demeuraient alors simples spectateurs, pendant que la promenade
+se continuait sous leurs yeux. Dans les derniers temps, quand les
+dlicatesses du savoir-vivre propres ces moeurs toutes particulires
+s'effacrent, sous l'influence des contacts sociaux trop frquents avec
+les autres nations, quand une plus grande rserve fut impose au clerg
+dans tous les pays, les personnages ecclsiastiques s'abstinrent de
+participer la danse nationale et mme de paratre aux bals qu'elle
+commenait.]
+
+Lorsque nous nous sommes trouvs dans la patrie de Chopin, dont le
+souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intrt, il nous
+a t donn de rencontrer de ces individualits traditionnelles et
+historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la
+civilisation europenne, quand elle ne modifie pas le fond des
+caractres nationaux, efface du moins leurs asprits et lime leurs
+formes extrieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de
+quelques-uns de ces hommes d'une intelligence suprieure, cultive,
+rudite, puissamment exerce par une vie d'action, mais dont l'horizon
+ne s'tend pas au-del des bornes de leur pays, de leur socit, de leur
+littrature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos
+entretiens avec eux, (qu'un interprte rendait possible ou facilitait),
+dans leur manire de juger le fond et les formes de moeurs nouvelles,
+quelques chappes des temps passs et de ce qui constituait leur
+grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalit
+d'un point de vue compltement exclusif est curieuse observer. En
+diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote
+l'esprit d'une singulire vigueur, d'un flair acut et sauvage
+l'endroit des intrts qui lui sont chers; d'une nergie que rien ne
+peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant
+tranger. Ceux qui ont conserv cette originalit peuvent seuls
+reprsenter, comme un miroir fidle, le tableau exact du pass en lui
+maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils
+refltent, en mme temps que le rituel des coutumes qui se perdent,
+l'esprit qui les avait cres.
+
+Chopin tait venu trop tard et avait quitt ses foyers trop tt pour
+possder cette exclusivit de point de vue; mais, il en avait connu de
+nombreux exemples et, travers les souvenirs de son enfance, non moins
+sans doute qu' travers l'histoire et la posie de sa patrie, il a si
+bien trouv par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu
+les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une
+ternelle jeunesse. Aussi, comme chaque pote est mieux compris, mieux
+apprci par les voyageurs auxquels il est arriv de parcourir les lieux
+qui l'ont inspir en y cherchant la trace de leurs visions: comme
+Pindare et Ossian sont plus intimement pntrs par ceux qui ont visit
+les vestiges du Parthnon clairs des radiances de leur limpide
+atmosphre, les sites d'cosse gazs de brouillards, de mme le
+sentiment inspirateur de Chopin ne se rvle tout entier que lorsqu'on a
+t dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laisse par les sicles couls,
+qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a
+rencontr son fantme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son
+patrimoine! Il apparat pour effrayer ou attrister les coeurs alors qu'on
+s'y attend le moins et, en surgissant aux rcits et aux remmorations
+des anciens temps, il porte avec lui une pouvante semblable celle que
+rpand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la
+Mort, la _Mara_ ceinte d'une charpe rouge qu'on aperoit, disent-ils,
+marquant d'une tche de sang la porte des villages que la destruction va
+s'approprier.
+
+Nous aurions certainement hsit parler de la Polonaise, aprs les
+beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il
+en fit dans le dernier chant du _Pan Tadeusz_, si cet pisode n'tait
+renferm dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est
+connu que des compatriotes du pote. Il et t tmraire d'aborder,
+mme sous une autre forme, un sujet dj esquiss et color par un tel
+pinceau, dans cette pope familire, ce roman pique, o les beauts de
+l'ordre le plus lev sont encadres dans un paysage comme les peignait
+Ruysdal, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nues
+d'orage, sur un de ces bouleaux fracasss par la foudre dont la plaie
+bante semble rougir de sang sa blanche corce. Chopin s'est
+certainement inspir bien de fois du _Pan Tadeusz_, dont les scnes
+prtent tant la peinture des motions qu'il reproduisait de
+prfrence. Son action se passe au commencement de notre sicle, alors
+qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conserv les
+sentiments et les manires solennelles des antiques Polonais, ct
+d'autres types plus modernes qui sous l'empire napolonien
+reprsentaient des passions pleines d'entrain, mais phmres; nes
+entre deux campagnes et oublies durant la troisime, la franaise.
+On rencontrait encore souvent cette poque le contraste que formaient
+ces militaires bronzs au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque
+peu fanfarons aprs des victoires fabuleuses, avec ces hommes de
+l'ancienne cole, graves et superbes, que la conventionalit qui envahit
+et faonne la haute socit de toutes les contres, fait prsent
+rapidement disparatre.
+
+ mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient
+plus rares, on gota moins la peinture des moeurs d'autrefois, des
+manires de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait
+pourtant tort de croire que ce fut de l'indiffrence; cet loignement,
+ce dlaissement des souvenirs encore rcents, mais poignants, rappelle
+le navrement des mres qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait
+appartenu un enfant qui n'est plus, pas mme un vtement, pas mme un
+bijou! l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott
+podolien que les connaisseurs en littrature mettent presque l'gal du
+fcond crivain cossais, pour la qualit et le caractre national de
+son talent, sinon pour la quantit prodigieuse de ses thmes;
+l'_Owruczanin_, le _Wernyhora_, les _Powiesci Kozackie_, ne rencontrent
+plus gure, assure-t-on, de lectrices mues par leurs vivants rcits, de
+jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes hrones, de vieux
+chasseurs touchs aux larmes devant des paysages dont la posie si
+profondment sentie, si pleine de fracheur et de lueurs matinales, de
+ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrs, ne perd rien,
+au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des
+paysagistes les plus renomms, de Hobbma Dupr, du Berghem _de
+velours_ Morgenstern! Mais que le jour de la rsurrection arrive, que
+le mort bien aim rejette son linceul, que le triomphe de la vie
+apparaisse, et l'on verra aussitt tout le pass, enseveli, non oubli,
+resplendir dans les coeurs, dans les imaginations, sous la plume des
+potes et des musiciens, comme il resplendit dj sous le pinceau des
+peintres.
+
+La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conserv
+d'chantillon qui remonte au-del d'un sicle, a peu de prix pour l'art.
+Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est
+indique par des noms des hros sous l'invocation desquels un heureux
+sort les a placs, sont pour la plupart graves et douces. La
+_Polonaise_, dite de _Kosciuszko_, en est le modle le plus rpandu:
+elle est tellement lie la mmoire de son poque, que nous avons vu
+des femmes qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre
+sans clater en sanglots. La princesse F. L., qui avait t aime de
+Kosciuszko, n'tait sensible dans ses derniers jours, alors que l'ge
+avait affaibli toutes ses facults, qu' ces accords retrouvs encore
+sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient
+plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont
+d'un caractre si afflig, qu'on les prendrait d'abord pour les notes
+d'un convoi funbre.
+
+Les _Polonaises_ du Pce Oginski[5], dernier grand-trsorier du
+Grand-Duch de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientt une grande
+popularit en imprgnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant
+encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une
+tendresse d'un charme naf et mlancolique. Le rhythme s'affaisse, la
+modulation apparat, comme si un cortge, solennel et bruyant jadis,
+devenait silencieux et recueilli en passant auprs de tombes dont le
+voisinage teint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans
+ces alentours et rptant le refrain que le barde de la _verte rin_
+surprit aux brises de son le:
+
+ _Love born of sorrow, like sorrow, is true!_
+ L'amour n de la douleur est vrai comme elle.
+
+[Note 5: L'une d'elles, celle en _fa_ majeur, est reste
+particulirement clbre. Elle a t publie avec une vignette qui
+reprsente l'auteur se brlant la cervelle d'un coup de pistolet,
+commentaire romanesque qu'on a longtemps pris tort pour un fait
+vritable.]
+
+Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre
+quelque distique d'une pense analogue, planer entre deux haleines
+amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baigns de larmes.
+
+Plus tard, les tombeaux sont dpasss, ils reculent; on ne les aperoit
+plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours;
+les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent
+qu'en chos. La fantaisie n'voque plus des ombres glissant avec
+prcaution comme pour ne pas rveiller les morts de la veille... et dj
+dans les _Polonaises_ de Lipinski on sent que le coeur bat joyeusement...
+tourdiment... comme il avait battu avant la dfaite! La mlodie se
+dessine de plus en plus, rpandant un parfum de jeunesse et d'amour
+printanier; elle s'panouit en un chant expressif, parfois rveur. Elle
+n'est point destine mesurer les pas de hauts et graves personnages,
+qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on
+l'crit, elle ne parle qu'aux jeunes coeurs, pour leur souffler de
+potiques fictions. Elle s'adresse des imaginations romanesques,
+vives, plus occupes de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avana sur
+cette pente o ne le retenait aucune attache nationale; il finit par
+atteindre la coquetterie la plus smillante, au plus charmant entrain
+de concert. Ses imitateurs nous ont submergs de morceaux de musique
+intituls _Polonaises_, qui n'avaient plus aucun caractre justifiant ce
+nom.
+
+Un homme de gnie lui rendit subitement son vigoureux clat. Weber fit
+de la _Polonaise_ un dithyrambe, o se retrouvrent soudain toutes les
+magnificences vanouies avec leur blouissant dploiement. Pour
+rverbrer le pass dans une formule dont le sens tait si altr, il
+runit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point rappeler
+ce que devait tre l'antique musique, il transporta dans la musique
+tout ce qu'tait l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de
+la mlodie comme d'un rcit, la colora par la modulation avec une
+profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait
+imprieusement. Il fit circuler dans la _Polonaise_ la vie, la chaleur,
+la passion sans s'carter de l'allure hautaine, de la dignit
+crmonieusement magistrale, de la majest naturelle et apprte la
+fois qui lui sont inhrentes. Les cadences y furent marques par des
+accords qu'on dirait le bruit des sabres, remus dans leurs fourreaux.
+Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tides pourparlers
+d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme
+celles des poitrines habitues commander, auxquelles rpond le
+hennissement loign et fougueux de ces chevaux du dsert de si noble et
+lgante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur oeil doux,
+intelligent et plein de feu, portant avec tant de grce les longs
+caparaons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les
+grands seigneurs polonais [6]. Weber connaissait-il la Pologne
+d'autrefois?... Avait-il voqu un tableau dj contempl pour en
+dterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le gnie n'a-t-il
+pas ses intuitions et la posie manque-t-elle jamais de lui rvler ce
+qui appartient son domaine?...
+
+[Note 6: Au trsor des princes Radziwill, dans l'ordinal de
+Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements
+incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait
+aussi les douze aptres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce
+luxe n'tonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du
+dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donns en
+proprit, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes
+les terres qui avaient t consacres au culte des dieux paens),
+possdait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier sicle, quoique
+ses richesses fussent dj considrablement diminues. Une pice non
+moins curieuse du trsor dont nous parlons et qui subsiste encore, est
+un tableau reprsentant Saint Jean-Baptiste entour d'une banderole avec
+cet exergue latine: _Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur_. Il a
+t trouv par _Jean_ Sobieski lui-mme, aprs la victoire qu'il
+remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir
+Kara-Mustapha et fut donn aprs sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien,
+ un prince Radziwill, avec une inscription de sa main qui indique son
+origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se
+trouve sur le revers mme de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait
+encore Werki, prs Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein
+qui avait pous la fille du Prince Dominique Radziwill, seule hritire
+de ses immenses biens.]
+
+Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait un
+sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de posie.
+Elle s'en emparait d'une faon si absolue qu'il tait difficile de
+l'aborder aprs, avec l'espoir d'atteindre aux mmes effets.
+Pourtant,--quoi d'tonnant?--Chopin le surpassa dans cette inspiration
+autant par le nombre et la varit de ses crits en ce genre, que par sa
+touche plus mouvante et ses nouveaux procds d'harmonie. Ses
+_Polonaises_ en _la_ et en _la-bmol majeur_ se rapprochent surtout de
+celle de Weber en _mi majeur_ par la nature de leur lan et de leur
+aspect. Dans d'autres, il a quitt cette large manire, il a trait ce
+thme diffremment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement
+est chose pineuse en pareille matire. Comment restreindre les droits
+du pote sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point
+permis d'tre sombre et oppress au milieu des allgresses mmes, de
+chanter la douleur aprs avoir chant la gloire, de s'apitoyer avec les
+vaincus en deuil aprs avoir rpt les accents de la prosprit?
+
+Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supriorits de Chopin
+d'avoir conscutivement embrass tous les jours sous lesquels pouvait se
+prsenter ce thme, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a
+d'tincelant, comme tout ce qu'on peut lui prter de pathtique. Les
+phases que ses propres sentiments subissaient ont contribu lui offrir
+cette multiplicit de points de vue. L'on peut suivre leurs
+transformations, leur endolorissement frquent, dans la srie de ces
+productions spciales, non sans admirer la fcondit de sa verve, mme
+alors qu'elle n'est plus porte et soutenue par les cts avantageux de
+son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrt l'ensemble des
+tableaux que lui prsentaient son imagination et ses souvenirs; plus
+d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui
+s'coulait devant lui, il s'est pris de quelque figure isole, il a t
+arrt par la magie de son regard, il s'est complu en deviner les
+mystrieuses rvlations et n'a plus chant que pour elle seule.
+
+On doit ranger parmi ses plus nergiques conceptions la _Grande
+Polonaise_ en _fa-dise mineur_. Il y a intercal une _Mazoure_,
+innovation qui eut pu devenir un ingnieux caprice de bal s'il n'avait
+comme pouvant la mode frivole, en l'employant avec une si sombre
+bizarrerie dans une fantastique vocation. On dirait aux premiers rayons
+d'une aube d'hiver, terne et grise, le rcit d'un rve fait aprs une
+nuit d'insomnie, rve pome, o les impressions et les objets se
+succdent avec d'tranges incohrences et d'tranges transitions, comme
+ceux dont Byron dit:
+
+ ....Dreams in their development have breath,
+ And tears, and tortures, and the touch of joy;
+ They have a weight upon our waking thoughts,
+ ..............................
+ And look like heralds of Eternity.
+
+ (A Dream.)
+
+Le motif principal est vhment, d'un air sinistre, comme l'heure qui
+prcde l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspres,
+un dfi jet tous les lments. Incontinent, le retour prolong d'une
+tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups
+de canon rpts, comme une bataille vivement engage au loin. la
+suite de cette note se droulent, mesure par mesure, des accords
+tranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands
+auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement
+interrompu par une scne champtre, par une _Mazoure_ d'un style
+idyllique qu'on dirait rpandre les senteurs de la menthe et de la
+marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et
+malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son
+ironique et amer contraste les motions pnibles de l'auditeur, au point
+qu'il se sent presque soulag lorsque la premire phrase revient et
+qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale,
+dlivre du moins de l'importune opposition d'un bonheur naf et
+inglorieux! Comme un rve, cette improvisation se termine sans autre
+conclusion qu'un morne frmissement, qui laisse l'me sous l'empire
+d'une dsolation poignante.
+
+Dans la _Polonaise-Fantaisie_, qui appartient dj la dernire priode
+des oeuvres de Chopin, celles qui sont surplombes d'une anxit
+fivreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On
+n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumire de la victoire,
+les chants que n'touffe aucune prvision de dfaite, les paroles que
+relve l'audace qui sied des vainqueurs. Une tristesse lgiaque y
+prdomine, entrecoupe par des mouvements effars, de mlancoliques
+sourires, des soubresauts inopins, des repos pleins de tressaillements,
+comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cerns de toutes parts,
+qui ne voient poindre aucune esprance sur le vaste horizon, auxquels le
+dsespoir est mont au cerveau comme une large gorge de ce vin de
+Chypre qui donne une rapidit plus instinctive tous les gestes, une
+pointe plus acre tous les mots, une tincelle plus brlante
+toutes les motions, faisant arriver l'esprit un diapason
+d'irritabilit voisine du dlire.
+
+Peintures peu favorables l'art, comme celles de tous les moments
+extrmes, de toutes les agonies, des rles et des contractions o les
+muscles perdent tout ressort et o les nerfs, en cessant d'tre les
+organes de la volont, rduisent l'homme ne plus devenir que la proie
+passive de la douleur! Aspects dplorables, que l'artiste n'a avantage
+d'admettre dans son domaine qu'avec une extrme circonspection!
+
+
+
+
+III.
+
+
+Les _Mazoures_ de Chopin diffrent notablement d'avec ses _Polonaises_
+en ce qui concerne l'expression. Le caractre en est tout fait
+dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances dlicates,
+tendres, ples et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux.
+ l'impulsion une et concordante de tout un peuple succdent des
+impressions purement individuelles, constamment diffrencies. L'lment
+fminin et effmin au lieu d'tre recul dans une pnombre quelque peu
+mystrieuse, s'y fait jour en premire ligne. Il acquiert mme sur le
+premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour
+lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.
+
+Les temps ne sont plus o, pour dire qu'une femme tait charmante, on
+l'appelait _reconnaissante (wdzieczna)_; o le mot de charme lui-mme
+drivait de celui de _gratitude (wdzieki)_. La femme n'apparat plus en
+protge, mais en reine; elle ne semble plus tre la meilleure partie de
+la vie, elle fait la vie entire. L'homme est bouillant, fier,
+prsomptueux, mais livr au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne
+cesse jamais d'tre vein de mlancolie, car son existence n'est plus
+appuye sur le sol inbranlable de la scurit, de la force, de la
+tranquillit. La patrie n'est plus!... Dornavant toutes les destines
+ne sont que les dbris flottants d'un immense naufrage. Les bras de
+l'homme ressemblent un radeau portant sur leur faible charpente, une
+famille plore. Ce radeau est lanc en pleine mer, mer houleuse, aux
+vagues menaantes prtes l'engloutir. Pourtant un port est toujours
+ouvert, un port est toujours l! Mais, ce port, c'est l'abme de la
+honte; ce port, c'est le refuge glacial que prsente l'ignominie! Maint
+coeur d'homme, lass et puis, a peut-tre song y trouver le repos
+dsir par son me fatigue. Vainement! peine son regard s'y est-il
+arrt que sa mre, sa femme, sa soeur, sa fille, l'amie de sa jeunesse,
+la fiance de son fils, la fille de sa fille, l'aeule aux cheveux
+blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jet des cris d'alarme,
+demandant ne pas approcher du port d'infamie, tre rejetes en haute
+mer, sauf y prir, y tre englouties durant une nuit noire, sans une
+toile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres
+comme l'rbe, rptant au fond d'une me emparadise dans la mort par
+la double foi de la religion et de la patrie: _Jeszcze Polska nie
+zgineta!..._
+
+En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu o le sort de toute une
+vie se dcide, o les coeurs se psent, o les ternels dvouements se
+promettent, o la patrie recrute ses martyrs et ses hrones. En ces
+contres, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une
+posie nationale, destine, comme toutes les posies des peuples
+vaincus, transmettre le brlant faisceau des sentiments patriotiques,
+sous le voile transparent d'une mlodie populaire. Aussi, n'y a-t-il
+rien de surprenant ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs
+notes et dans les strophes qui y sont attaches, les deux tons dominants
+dans le coeur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mlancolie
+du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un
+hros. _La Polonaise de Kosziuszko_ est moins historiquement clbre que
+la _Mazoure de Dombrowski_, devenue chant national cause de ses
+paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans
+cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle
+avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang,
+un nouveau dluge de larmes, une nouvelle perscution diocltienne, un
+nouveau repeuplement de la Sibrie, pour touffer jusqu'au dernier cho
+de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.
+
+Depuis cette dernire catastrophe, la plus lourde de toutes ce
+qu'assurent les contemporains, sans tre crasante nanmoins ce
+qu'affirment tous les coeurs, ce que murmurent toutes les voix, la
+Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de _Polonaises_
+nationales, plus de _Mazoures_ populaires. Pour parler d'elles, il faut
+remonter au-del de cette poque, alors que musique et paroles
+reproduisaient galement cette opposition, d'un hroque et attrayant
+effet, entre le plaisir de l'amour et la mlancolie du danger, dont nat
+le besoin de _rjouir la misre, (cieszyc bide)_, qui fait rechercher un
+tourdissement enchanteur dans les grces de la danse et ses furtives
+fictions. Les vers qu'on chante sur ses mlodies, leur donnent en outre
+le privilge de se lier plus intimement que d'autres airs de danse la
+vie des souvenirs. Des voix fraches et sonores les ont bien des fois
+rptes dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs.
+Elles ont t fredonnes en voyage, dans les bois, sur une barque, ces
+instants o l'motion surprend inopinment, lorsqu'une rencontre, un
+tableau, un mot inespr, viennent illuminer d'un clat imprissable
+pour le coeur, des heures destines scintiller dans la mmoire
+travers les annes les plus loignes et les plus sombres rgions de
+l'avenir.
+
+Chopin s'est empar de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y
+ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en
+mille facettes, il a dcouvert tous les feux cachs dans ces diamants;
+en runissant jusqu' leur poussire, il les a monts en ruisselants
+crins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, o il
+y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'lans
+spontans, de bondissants enthousiasmes, de prires muettes, ses
+souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aid crer des pomes,
+fixer des scnes, dcrire des pisodes, drouler des tristesses, qui
+lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donn naissance,
+d'appartenir dsormais ces types idaliss que l'art consacre dans son
+royaume de son lustre resplendissant?
+
+Pour comprendre combien ce cadre tait appropri aux teintes de
+sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irise, il faut
+avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que l qu'on peut saisir
+ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis
+que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau
+confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe
+d'armes au fleuret o l'on s'attaque et se pare avec une gale
+indiffrence, o l'on tale des grces nonchalantes auxquelles ne
+rpondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacit de la
+polka devient aisment quivoque; que les menuets, les fandangos, les
+tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractres qui
+n'intressent que les excutants, dans lesquels l'homme n'a pour tche
+que de faire valoir la femme, le public d'autre rle que de suivre assez
+maussadement des coquetteries dont la pantomime oblige n'est point
+son adresse,--dans la mazoure, le rle de l'homme ne le cde ni en
+importance, ni en grce celui de sa danseuse et le public est aussi de
+la partie.
+
+Les longs intervalles qui sparent l'apparition successive des paires
+tant rservs aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paratre
+arrive, la scne ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est
+devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la
+prfrence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est lui
+donc qu'elle cherche plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient,
+rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des
+coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter
+formellement en s'lanant vers lui et se reposant sur son bras,
+mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances
+que savent lui donner la bienveillance et l'adresse fminines, depuis
+l'lan passionn jusqu' l'abandon le plus distrait.
+
+Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une
+grande chane vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la
+courte rotation blouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque
+femme est une fleur, seule de son espce, et dont, semblable un noir
+feuillage, le costume uniforme des hommes relve les couleurs varies.
+Toutes les paires, ensuite, s'lancent les unes aprs les autres en
+suivant la premire, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante
+animation et une jalouse rivalit, dfilant devant les spectateurs comme
+une revue, dont l'numration ne le cderait gure en intrt celles
+qu'Homre et le Tasse font des armes prtes se ranger en front de
+bataille! Au bout d'une heure ou deux le mme cercle se reforme pour
+terminer la danse dans une ronde d'une rapidit tourdissante, durant
+laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente _entre soi_, le plus
+mu et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la
+mlodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent
+aussitt en choeur, pour en rpter le refrain amoureux et patriotique
+la fois. Les jours o l'amusement et le plaisir rpandent parmi tous une
+gaiet exalte, qui ptille comme un feu de sarment dans les
+organisations si facilement impressionnables, la promenade gnrale est
+encore reprise, son pas acclr ne permet gure de souponner la
+moindre lassitude chez les femmes de l-bas, cratures aussi dlicates
+et endurantes que si leurs membres possdaient les obissantes et
+infatigables souplesses de l'acier.
+
+Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne,
+quand la mazoure une fois commence, la ronde gnrale et le grand
+dfil termins, l'attention de la salle entire, loin d'tre offusque
+par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme
+dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'gale
+beaut, se lanant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les
+tours de la salle de bal! Avanant d'abord avec une sorte d'hsitation
+timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol;
+glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la
+glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son lan tout d'un
+coup, porte sur les ailes d'un pas de basque allong. Alors ses
+paupires se lvent et, telle qu'une divinit chasseresse, le front
+haut, le sein gonfl, les bonds lastiques, elle fend l'air comme la
+barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite
+son gliss coquet, considre les spectateurs, envoie quelques sourires,
+quelques paroles aux plus favoriss, tend ses beaux bras au cavalier qui
+vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter
+avec une rapidit prestigieuse d'un bout l'autre de la salle. Elle
+glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son
+regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu' ce qu'puise,
+haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son
+danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlve un instant en
+l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivr.
+
+En revanche, l'homme accept par une femme s'en empare comme d'une
+conqute dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer ses rivaux, avant
+de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante treinte
+travers laquelle on aperoit encore l'expression narguante du vainqueur,
+la vanit rougissante de celle dont la beaut fait la gloire de son
+triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un dfi, quitte
+un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur
+lui-mme comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu
+aprs avec un empressement passionn! Les figures les plus multiples
+viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend
+mainte Atalante plus belle que ne les rvait Ovide. Quelquefois deux
+paires partent en mme temps, peu aprs les hommes changent de danseuse;
+un troisime survient en frappant des mains et enlve l'une d'elles
+son partner, comme perdment et irrsistiblement pris de sa beaut, de
+son charme, de sa grce incomparable. Quand c'est une des reines de la
+fte qui est ainsi rclame, les plus brillants jeunes hommes se
+succdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donn la main.
+
+Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inn, la science magique de
+cette danse; les moins heureusement doues savent y trouver des attraits
+improviss. La timidit et la modestie y deviennent des avantages, aussi
+bien que la majest de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les
+plus envies. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la
+danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant
+pas abstraction du public, mais s'adressant lui tout au contraire, il
+rgne dans son sens mme un mlange de tendresse intime et de vanit
+mutuelle aussi plein de dcence que d'entranement.
+
+D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable,
+sitt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspir des passions
+inextinguibles, les plus belles ont fascin des existences entires avec
+les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhal par
+des lvres qui savaient se plier l'imploration aprs avoir t
+scelles par un silence hautain. L, o de pareilles femmes rgnent, que
+de fivreuses paroles, que d'esprances indfinies, que de charmantes
+ivresses, que d'illusions, que de dsespoirs, n'ont pas d se succder
+durant les cadences de ces _Mazoures_, dont plus d'une vibre dans le
+souvenir de chacune d'elles comme l'cho de quelque passion vanouie, de
+quelque sentimentale dclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa
+vie n'ait termin une mazoure, les joues plus brlantes d'motion que de
+fatigue?
+
+Que de liens inattendus forms dans ces longs tte--tte au milieu de
+la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom
+guerrier, quelque souvenir historique, attach aux paroles et incarn
+pour toujours dans la mlodie? Que de promesses s'y sont changes dont
+le dernier mot, prenant le ciel tmoin, ne fut jamais oubli par le
+coeur qui attendit fidlement le ciel pour retrouver l-haut un bonheur
+que le sort avait ajourn ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont
+changs, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si
+le mme sang avait coul dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour
+aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en
+perscuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase
+s'y sont donn rendez-vous si longue chance, que l'automne de la vie
+pouvait succder son printemps, tous deux croyant plutt leur
+fidlit travers tous les remous de l'existence qu' la possibilit
+d'un bonheur priv de la sanction paternelle! Que de tristes affections,
+secrtement nourries en ceux que sparaient les infranchissables
+distances de la richesse et du rang, n'ont pu se rvler que dans ces
+instants uniques o le monde admire la beaut plus que la richesse, la
+bonne mine plus que le rang! Que de destines dsunies par la naissance
+et les griefs d'une autre gnration, ne se sont jamais rapproches que
+dans ces rencontres priodiques, tincelantes de triomphes et de joies
+caches, dont le ple et lointain reflet devait clairer lui seul une
+longue srie d'annes tnbreuses; car, le pote l'a dit: _l'absence est
+un monde sans soleil!_
+
+Que de courtes amours s'y sont noues et dnoues le mme soir entre
+ceux qui, ne s'tant jamais vus et ne devant plus se revoir,
+pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entams avec
+insouciance durant les longs repos et les figures enchevtres de la
+mazoure, prolongs avec ironie, interrompus avec motion, repris avec
+ces sous-entendus o excellent la dlicatesse et la finesse slaves, ont
+abouti de profonds attachements! Que de confidences y ont t
+parpilles dans les plis drouls de cette franchise qui se jette
+d'inconnu inconnu, lorsqu'on est dlivr de la tyrannie des
+mnagements obligs! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes,
+que de voeux, que de dsirs, que de vagues espoirs y furent ngligemment
+livrs au vent, comme le mouchoir de la danseuse jet au souffle du
+hasard... et qui n'ont point t relevs par les maladroits!...
+
+Chopin a dgag l'_inconnu_ de posie, qui n'tait qu'indiqu dans les
+thmes originaux des _Mazoures_ vraiment nationales. Conservant leur
+rhythme, il en a ennobli la mlodie, agrandi les proportions; il y a
+intercal des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets
+auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait
+ nous entendre appeller des _tableaux de chevalet_, les innombrables
+motions d'ordres si divers qui agitent les coeurs pendant que durent, et
+la danse, et ces longs intervalles surtout, o le cavalier a de droit
+une place ct de sa dame dont il ne se spare point.
+
+Coquetteries, vanits, fantaisies, inclinations, lgies, passions et
+bauches de sentiments, conqutes dont peuvent dpendre le salut ou la
+grce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malais de se
+faire une ide complte des infines degrs sur lesquels l'motion
+s'arrte ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou
+moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays o la
+mazoure se danse avec le mme entranement, le mme abandon, le mme
+intrt la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux
+chaumires; dans ces pays o les qualits et les dfauts propres la
+nation sont si singulirement rpartis que, se retrouvant dans leur
+essence peu prs les mmes chez tous, leur mlange varie et se
+diffrencie dans chacun d'une manire inopine, souvent mconnaissable!
+Il en rsulte une excessive diversit dans les caractres
+capricieusement amalgams, ce qui ajoute la curiosit un aiguillon
+qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante
+investigation et prte de la signification aux moindres incidents.
+
+Ici, rien d'indiffrent, rien d'inaperu et rien de banal. Les
+contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilit constante
+dans leurs impressions, d'un esprit fin, perant, toujours en veil;
+d'une sensibilit qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant
+jeter des jours inattendus sur les coeurs comme des lueurs d'incendie
+dans l'obscurit. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots
+d'une forteresse, les interrogatoires perfides et sems de piges d'un
+juge abhorr quoique vnal, les steppes blancs de la Sibrie, silencieux
+et dserts, s'tendent devant les regards pouvants et les coeurs
+frmissants, comme les tableaux d'une tapisserie arienne sur les murs
+de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnes
+pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut
+cir la veille, dont les belles jeunes filles sont pares de simple
+mousseline blanche et rose, jusqu' celle dont les blouissantes
+murailles sont d'un stuc sulphuren, les parquets d'acajou et d'bne,
+les lustres tincelants de mille bougies!
+
+Ici, un rien peut rapprocher troitement ceux qui la veille taient
+trangers, tout comme l'preuve d'une minute ou d'un mot y spare des
+coeurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forces et
+d'incurables dfiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme
+spirituelle: on y joue souvent la comdie, pour viter la tragdie, on
+aime y faire entendre ce qu'on tient n'avoir pas prononc. Les
+gnralits servent acrer l'interrogation, en la dissimulant; elles
+font couter les plus vasives rponses, comme on couterait le son
+rendu par un objet pour en reconnatre le mtal. Tous ces coeurs si srs
+d'eux-mmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre
+l'preuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle
+qu'il fait dame de ses penses pendant une soire ou deux, communaut
+d'amour pour la patrie, communaut d'horreur pour le vainqueur. Chaque
+femme, avant d'accorder ses prfrences d'un soir qui la regarde avec
+une ardeur si tendre et une douceur si passione, veut savoir s'il est
+homme braver la confiscation, l'exil forc ou l'exil volontaire, (non
+moins amer souvent), la caserne du soldat perptuit sur les rives de
+la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!...
+
+Quand l'homme sait har et que la femme se contente de dnigrer
+l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont chang
+l'anneau des fianailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se
+demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la
+Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de
+ployer les genoux devant le czar[7], et que l'homme se demande s'il
+n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J.,
+etc., qui vcurent St. Ptersbourg combls d'honneurs, tous en
+levant leurs enfants dans l'attente du jour o ils tireront l'pe
+contre les matres de la veille, la femme saisit le coeur de l'homme en
+ses paroles brlantes, comme une mre saisait la tte de son enfant en
+ses paumes fivreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voil o
+est ton Dieu!... Elle a des sanglots touffs dans la voix, des larmes
+pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande la
+fois, elle met son sourire prix; et ce prix, c'est l'hrosme! Si elle
+dtourne la tte, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de
+l'opprobre; si elle lui rend l'clat solaire de son beau visage, elle
+semble le tirer du nant!
+
+[Note 7: la suite de la guerre de 1830, le Pce Roman Sanguszko
+fut condamn tre soldat perptuit en Sibrie. En revoyant le
+dcret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: o il sera conduit les
+chanes aux pieds.--Sa sant tant gravement atteinte, la famille fit
+des dmarches la cour et reut pour rponse que si sa mre, la Psse
+Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la
+grce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'tat de son fils
+empirant toujours, elle partit. Arrive St. Ptersbourg, les
+pourparlers commencrent sur la manire dont s'accomplirait sa
+gnuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la
+princesse rejetait les unes aprs les autres, prte retourner chez
+elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une
+audience de l'impratrice, que l'empereur viendrait et que l, sans
+autres tmoins, la princesse implorerait genoux la grce de son
+enfant. Quand elle fut chez l'impratrice, l'empereur entra... voyant
+que la princesse ne bougeait pas, l'impratrice crut qu'elle ne le
+reconnaissait point et se leva... La princesse se leva et debout
+attendit... l'empereur la regarda, traversa lentement le salon... et
+sortit!... L'impratrice hors d'elle saisit les mains de la princesse,
+en s'criant: Vous avez perdu une occasion unique!..--La princesse
+raconta plus tard que ses genoux taient devenus de marbre et, qu'en
+songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son
+fils, elle fut plutt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune
+grce, mais les sicles entoureront d'une aurole la mmoire sacre de
+cette matrone polonaise aux antiques vertus.]
+
+Or, chaque mazoure qui se danse l-bas, il y a un homme dont le
+regard, la parole, l'treinte angoisse, ont riv pour jamais l'autel
+sacr de la patrie le coeur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement
+et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux
+moites, la main effile, le souffle parfum murmurant des mots magiques,
+ont jamais enrl un coeur d'homme dans ces milices sacres o les
+chanes d'une femme font trouver lgres les chanes de la prison et de
+la _kibitka_. Cet homme et cette femme ne reverront peut-tre jamais
+leur partner; pourtant, l'un aura dtermin le sort de l'autre en lui
+jetant dans l'me ces cris que nul n'entendait, mais qui, partir de ce
+jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui
+rptant: _Patrie, Honneur, Libert!_ Libert, libert surtout! Haine de
+l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la
+_vilt_. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutt que de ne
+pas garder une me libre en une personne libre! Plutt que de dpendre,
+comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du
+sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dgradante ou de la
+colre meurtrire et fantasque de l'autocrate!
+
+Toutefois, mourir c'tait trop! Par consquent ce n'tait pas assez.
+Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre,
+en refusant l'air libre de leurs prrogatives innes, les franchises de
+leur antique patriciat dans la grande cit chrtienne; lorsqu'ils
+refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurp sa place et
+s'y targuait de ses privilges. C'tait l vraiment un destin pire que
+la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en
+rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en
+eut qui ont pactis avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le
+fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni
+pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits tout pacte,
+mme ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades
+et de toutes les cours d'Europe, la seule condition de ne jamais
+laisser entendre que l'ours qui a mis des gants blancs chez
+l'tranger, se hte de les jeter la frontire et, loin de ses regards,
+redevient la bte inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la
+civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout
+faits, mais incapable de voir qu'elle crase de sa masse informe les
+fleurs dont ce miel est tir, qu'elle fait mourir sous ses grosses
+pattes les travailleuses ailes sans lesquelles il n'existe pas.
+
+Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, hritier d'une civilisation
+huit fois sculaire et ddaignant depuis cent ans de renoncer ce
+qu'elle lui a mis au coeur d'lvation, de noblesse, de hautaine
+indpendance, pour accepter la fraternit des puissants serviles; le
+Polonais apparat en Europe comme un paria, un jacobin, un tre
+dangereux, dont il vaut mieux viter le voisinage fcheux. S'il voyage,
+lui, grand-seigneur par excellence, il devient un pouvantail pour ses
+pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur
+de son pontife, un embarras pour son glise; lui, par essence homme de
+salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien
+carter poliment! N'est-ce point l un calice d'amertume? N'est-ce point
+l un sort plus dur affronter qu'un combat glorieux, qui ne se
+prolonge pas durant toute une existence? Nanmoins, chaque jeune homme
+et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par
+hasard, ont honneur de se prouver l'un l'autre qu'ils sauront boire
+ce calice; qu'ils l'acceptent, mus et joyeux, de la main qui pour lors
+le prsente avec un coeur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour,
+un mot plein de force et de grce, un geste plein d'lgance fire et
+ddaigneuse.
+
+Mais, dans les bals on n'est pas toujours _entre soi_. Il faut souvent
+danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en tre
+pas incontinent anantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois
+les inviter; il faut tre prs d'elles, cte cte avec elles, humilis
+par celles qu'on mprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs
+quand elles apparaissent aux ftes des vaincus! Les unes se montrent
+confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout
+l'clat d'une faveur impriale, insolentes avec prmditation, cruelles
+avec inconscience, se croyant adules sans se sentir haes, imaginant
+trner et rgner, sans apercevoir qu'elles sont railles et tournes en
+drision par ceux qui ont assez de sang au coeur, assez de feu dan le
+sang, assez de foi dans l'me, assez d'espoir dans l'avenir, pour
+attendre des gnrations avant de livrer leur souvenir excr la
+vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui
+savent un cheveu prs le degr d'lasticit permis au busc de leur
+corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement
+impertinentes encore par le dplaisir de se voir entourns d'un essaim
+de cratures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la
+taille n'a jamais connu de corset!
+
+D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'clat de leurs diamants
+aux yeux de celles qui leurs maris ont vol leurs revenus. Sottes et
+mchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui
+souillent le crpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une
+pingle tombe de leur coiffure dans le coeur d'une mre ou d'une soeur,
+qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant
+elle. Ce qui tait odieux, elles le rendent risible, en essayant de
+singer les grands airs des grandes dames. observer la vulgarit des
+formes mongoles, la disgrce des traits kalmouks, qui impriment encore
+leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs
+sicles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes
+payennes de l'Asie, dont ils portrent souvent le joug en gardant son
+empreinte barbare dans leur me, comme dans leur langue! Encore au jour
+d'aujourd'hui le trsor de l'tat, comme qui dirait en Europe le
+ministre des finances, y est appel _la tente princire_: celle o
+jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! _Kaziennaia
+Palata_.
+
+Quand les femmes des vainqueurs sont en prsence des femmes de vaincus,
+elles font toutes pleuvoir le ddain de leurs prunelles arrogantes. Ni
+les dames chiffres, celles qui portent un monogramme imprial sur
+l'paule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'tre ainsi marques
+comme les gnisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien
+l'atmosphre o elles sont plonges. Elles ne voient ni les flammes de
+l'hrosme, prcurseurs de la conflagration, monter en langues troites
+et frmissantes jusqu'aux plafonds dors et l, former une vote de
+sombres prophties sur leurs ttes lourdes et vides; ni les fleurs
+vnneuses d'une future posie sortir de terre sous leurs pas, accrocher
+ leurs falbalas leurs pines immortelles, s'enrouler comme des aspics
+autour de leurs corsages, monter jusqu' leur coeur pour y plonger leurs
+dards et retomber, surprises et bantes, n'y trouvant aussi que le vide!
+
+Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs
+races sont diverses et leur langage diffrent. Il est un vaincu,
+c'est--dire moins qu'un esclave; il est en dfaveur, c'est--dire
+au-dessous de la bte honore d'une attention souveraine. Mais pour les
+vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il
+dont le coeur n'ait jamais t carbonis par le regard de l'une d'elles,
+noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait
+damn... oui... cent fois damn... mais non perdu aux yeux du czar!...
+Car devant la _faveur_, la bassesse de l'homme et la bassesse de la
+femme russes sont aussi quivalentes que la livre de plomb et la livre
+de plume, ce qu'un proverbe constate sa manire en disant: _mouz i
+gna, adna satana_ Mari et femme ne font qu'un diable! Seulement, la
+livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile
+impermable, la livre de plume remue, voltige, se lve, retombe, se
+relve et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un
+sac de gaze transparente.
+
+Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme
+chamarr d'or, sem de croix et de crachats, emmdaill et enrubann, il
+y a, par dessous, on ne sait quelle tincelle d'lment slave qui vit,
+s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible la piti, il est sduit
+pur les larmes, il est touch par les sourires. Gare pourtant qui
+voudrait s'y fier, car ct de lui il y a tout un brasier d'lment
+mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette tincelle runie ce
+brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de
+sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec
+l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames
+qui dans ces donnes se sont jous entre des tres, dont l'un tend des
+filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion la
+pense de s'tre pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et
+glouton la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux
+parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient dj sur son
+coeur.
+
+Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux
+peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un tant fou
+de la libert qu'il aime plus que la vie, l'autre tant vou au servage
+officiel jusqu' lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est
+incandescent, parce que la femme espre toujours inoculer l'homme le
+ferment de la bont, de la piti, de l'honneur; l'homme espre toujours
+dnationaliser la femme jusqu' lui faire oublier la piti, la bont,
+l'honneur. ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se
+rencontre gure ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on puise toutes
+ses ressources, ses stratagmes, ses assauts, ses embuscades et ses
+silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces
+grandes batailles, dont le succs consiste se changer en d'heureux
+prliminaires de paix entre deux belligrants amis, sur les bases de
+quelque haute ranon et de quelque souvenir mu, qui scintille comme une
+toile jamais voile dans le coeur de l'homme, laissant parfois aussi une
+reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.[8]
+
+[Note 8: Un gnral russe tait charg de faire excuter on ne sait
+plus quelles mesures vexatoires l'entour du couvent des dominicaines,
+ Kamieniec, en Podolie. La prieure fut oblige de le voir pour tcher
+d'obtenir quelqu'adoucissement ces rigueurs. Appartenant une des
+plus antiques familles de la Lithuanie, elle tait encore d'une grande
+beaut et d'une suavit de manires vraiment fascinante. Le gnral la
+vit derrire la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le
+lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demand, (sans la
+prvenir qu'un an aprs son successeur n'en tiendrait aucun compte), et
+ordonna ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fentres;
+personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des
+annes aprs, la mre Rose, si bien nomme pour le doux parfum
+qu'exhalait son me, le regardait encore avec complaisance; il lui
+rappelait que le gnral russe avait trouv moyen de lui rendre un
+ternel hommage, en faisant dire cet arbre qui indiquait sa cellule:
+_To polka_.]
+
+L, o les neiges borales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de
+Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrire-fond,
+l'arrire-pense d'une conversation engage par une Polonaise qui
+effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui dchire
+son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe anglique, on
+plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries
+par contre peuvent devenir des exigences dguises. L, c'est la
+dgradation du rang et de la noblesse[9], c'est le knout et la mort, qui
+attendent peut-tre celui qu'une soeur, une fiance, une amie, une
+compatriote inconnue, une femme doue du gnie de la compassion et de la
+ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours
+de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'bauchent; la lutte commence,
+le dfi est jet. Durant les longs _a parte_ qu'elle autorise, ciel et
+terre sont remus sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut
+de lui avant le jour, (dont l'indiscrtion chrement paye de quelque
+infrieur a rvl l'approche), o une criture fine, tremblante, humide
+de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un
+portefeuille tout gonfl. Au second bal, quand la femme et l'homme se
+retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par tre vaincu. Elle
+n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle
+n'ait _rien_ obtenu, qu'on ait _tout_ refus un regard, un sourire,
+ une larme, la honte du mpris.
+
+[Note 9: Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibrie o il
+avait pass vingt ans et n'avait rien perdu de sa fire imprudence, fit
+mettre sur ses cartes de visite (aussitt confisques): _Pierre
+Troubetzkoy, n Prince Troubetzkoy_.]
+
+Mais, si frquents que soient les bals officiels, si souvent mme que
+l'on soit oblig d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de
+jeunes officiers russes, amis de rgiment des jeunes Polonais forcs de
+servir pour n'tre pas privs de leurs privilges nobiliaires, la vraie
+posie, le vritable enchantement de la mazoure, n'existe rellement
+qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire
+d'enlever une danseuse son partner avant mme qu'elle ait achev la
+moiti de son premier tour dans la salle, pour aussitt l'engager une
+mazoure de vingt paires, c'est--dire de deux heures! Seuls, ils savent
+ce que veut dire de lui voir accepter une place prs de l'orchestre,
+dont les rumeurs rduisent toutes les paroles des murmures de voix
+basses, des souffles brlants plus compris qu'articuls, ou bien
+d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canap des
+matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais
+et la Polonaise savent l'avance que, dans une mazoure, l'un peut
+perdre une estime et l'autre conqurir un dvouement! Mais, le Polonais
+sait aussi que dans ce tte tte public, ce n'est pas lui qui domine
+la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans
+l'un ou l'autre cas, qu'il espre blouir ou toucher, charmer l'esprit
+ou attendrir le coeur, c'est toujours en se lanant dans un ddale de
+discours, qui ont exprim avec ardeur ce qu'ils se sont gards de
+prononcer; qui ont furtivement interrog sans avoir jamais questionn;
+qui ont t atrocement jaloux sans paratre y prtendre; qui ont plaid
+le faux pour savoir le vrai ou rvl le vrai pour se garantir du faux,
+sans tre sortis des sentiers ratisss et fleuris d'une conversation de
+bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'me et ses blessures
+ nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prvenue
+ou indiffrente, puisse se vanter de lui avoir arrach un secret ou
+inflig un silence!
+
+Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des
+naturels expansifs, une lgret lassante, surprenante mme avant qu'on
+en ait dml l'insouciance dsespre, vient s'allier comme pour les
+ironiser aux finesses les plus spirituelles, l'existence des plus
+justes peines, leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger
+et de condamner cette lgret, il faudrait en connatre toutes les
+profondeurs. Elle chappe aux promptes et faciles apprciations en tant
+tour tour relle et apparente, en se rservant d'tranges rpliques
+qui la font prendre, aussi souvent tort qu' raison, pour une espce
+de voile bariol, dont il suffirait de dchirer le tissu afin de
+dcouvrir plus d'une qualit dormante ou enfouie sous ses plis. Il
+advient de cette sorte que l'loquence n'est frquemment qu'un grave
+badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de
+feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de srieux. On
+cause avec l'un, on songe un autre; on n'coute la rplique que pour
+rpondre sa propre pense. On s'chauffe, non pour celui qui l'on
+parle, mais pour celui qui l'on va parler. D'autres fois, des
+plaisanteries chappes comme par mgarde sont tristement srieuses,
+quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaiets d'talage
+d'ambitieuses esprances et de lourds mcomptes, dont personne ne peut
+le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs
+et ses insuccs secrets.
+
+Aussi, que de fois des gaiets intempestives suivent-elles de prs des
+recueillements pres et farouches, tandis que des dsesprances pleines
+d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonns la
+sourdine. La conspiration tant l'tat de permanence dans tous les
+esprits, la trahison apparaissant l'tat de possibilit dans tous les
+moments de dfaillance; la conspiration formant un mystre qui, peine
+souponn, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le
+rejette dans la vie que comme un naufrag nu sur la plage; la trahison
+constituant un plus terrible mystre qui, peine souponn,
+mtamorphose l'tre humain en une bte venimeuse dont la seule haleine
+est rpute pestifre,--comment chaque homme ne serait-il pas une
+nigme indchiffrable tout autre qu' une femme aux intuitions
+divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la
+pente des conspirations ou en le prservant des sduisants appts de la
+trahison? Dans ces entretiens paillets d'or et de cuivre, o le vrai
+rubis brille ct du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise
+en balance avec un argent impur; o les rticences inexplicables peuvent
+aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que
+l'impudeur d'une lchet qui se fait rcompenser,--voire mme le double
+jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques
+complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant
+soi-mme,--rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien
+non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. L donc, o la
+conversation est un art exerc au plus haut degr et qui absorbe une
+norme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent
+chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il
+entend dbiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins
+d'une minute, passe du rire la douleur, en rendant la sincrit
+galement difficile reconnatre dans l'un et dans l'autre.
+
+Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les ides, comme les bancs
+de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouves au point
+o on les a quittes. Cela seul suffirait donner un relief particulier
+aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques
+hommes de cette nation qui ont fait admirer la socit parisienne leur
+merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus
+ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intrt ou amusement le
+cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse faire constamment
+changer de costume la vrit et la fiction, les promener toujours
+dguises l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus
+sres qu'elles sont moins souponnes; cette verve qui aux plus chtives
+occasions dpense avec une prodigalit effrne un prodigieux esprit,
+comme Gil Blas usait trouver moyen de vivre un seul jour autant
+d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses
+royaumes; cette verve impressionne aussi pniblement que les jeux o
+l'adresse inoue des fameux escamoteurs indiens fait voler et tinceler
+dans les airs une quantit d'armes aiguises et tranchantes qui, la
+moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recle et
+porte alternativement l'anxit, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu
+des dangers imminents de la dlation, de la perscution, de la haine ou
+de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux
+rancunes politiques, des positions toujours compliques peuvent trouver
+un pril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute
+inconsquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et
+oubli.
+
+Un intrt dramatique peut ds lors surgir tout d'un coup dans les plus
+indiffrentes entrevues, pour donner instantanment toute relation les
+faces les moins prvues. Il plane par l sur les moindres d'entre-elles
+une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrter les contours,
+d'en fixer les lignes, d'en reconnatre l'exacte et future porte, les
+rendant ainsi toutes complexes, indfinissables, insaisissables,
+imprgnes la fois d'une terreur vague et cache, d'une flatterie
+insinuante, inventive se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait
+souvent se dgager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevtrent
+dans les coeurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques,
+vains et amoureux.
+
+Est-il donc surprenant que des motions sans nombre se concentrent dans
+les rapprochements fortuits amens par la mazoure lorsque, entourant les
+moindres vellits du coeur de ce prestige que rpandent les grandes
+toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphre de
+bal, elle fait parler l'imagination les plus rapides, les plus
+futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en tre autrement en
+prsence des femmes qui donnent la mazoure ces signifiances, que dans
+les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, mme de deviner?
+Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est
+parmi elles dont les qualits et les vertus sont si absolues, qu'elles
+les rendent apparentes tous les sicles et tous les peuples; mais
+ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est
+une originalit pleine de varit qui les distingue. Moiti almes,
+moiti Parisiennes, ayant peut-tre conserv de mre en fille le secret
+des philtres brlants que gardent les harems, elles sduisent par des
+langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des
+indolences de sultanes, des rvlations d'indicibles tendresses
+fugitives comme l'clair, des gestes naturels qui caressent sans
+enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses
+inconscientes et affaisses qui distillent un fluide magntique. Elles
+sduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gne
+et que l'tiquette ne parvient jamais guinder; par ces inflexions de
+voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle rgion du
+coeur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanit de la
+gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles
+amuser, faciles intresser, comme les belles et ignorantes cratures
+qui adorent le prophte arabe; en mme temps intelligentes, instruites,
+pressentant avec rapidit tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant
+d'un coup d'oeil tout ce qui se laisse deviner, habiles se servir de ce
+qu'elles savent, plus habiles encore se taire longtemps et mme
+toujours, trangement verses dans la divination des caractres qu'un
+trait leur dvoile, qu'un mot claire leurs yeux, qu'une heure met
+leur merci!
+
+Gnreuses, intrpides, enthousiastes, d'une pit exalte, aimant le
+danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent
+peu, elles sont surtout prises de renom et de gloire. L'hrosme leur
+plat; il n'en est peut-tre pas une qui craigne de payer trop cher une
+action clatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect,
+beaucoup d'entr'elles, mystrieusement sublimes, dvouent l'obscurit
+leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais,
+quelqu'exemplaires que soient les mrites de leur vie domestique, jamais
+tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que prcoce), ni
+les misres de la vie intime, ni les secrtes douleurs qui dchirent ces
+mes trop ardentes pour n'tre pas souvent blesses, n'abattent la
+merveilleuse lasticit de leurs esprances patriotiques, la juvnile
+candeur de leurs enchantements souvent illusionns, la vivacit de leurs
+motions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilit de
+l'tincelle lectrique.
+
+Discrtes par nature et par position, elles manient avec une incroyable
+dextrit la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'me
+d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose
+qu'elles ont des secrets![10] Souvent ce sont les plus nobles qu'elles
+taisent, avec cette superbe qui ne daigne mme pas se tmoigner. qui
+les a calomnies, elles rendent un service, qui les a dnigres,
+devient leur ami, qui a travers leurs desseins une fois, le rpare sans
+s'en douter en les servant cent fois. Le ddain intrieur que leur
+inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supriorit
+qui les fait rgner avec tant d'art sur tous les coeurs qu'elles
+russissent flatter sans adulation, apprivoiser sans concessions,
+s'attacher sans trahison, dominer sans tyrannie, jusqu'au jour o, se
+passionnant leur tour avec autant de dvouement chaleureux pour un
+seul qu'elles ont de subtile fiert avec le reste du monde, elles savent
+aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles
+peines, toujours fidles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec
+une inaltrable srnit.
+
+[Note 10: Il faut observer que malgr la constante rserve et la
+profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays,
+elles, dpositaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant
+de faits, de tant de secrets, qui la moindre indiscrtion menaceraient
+quelqu'un de la dportation et des mines de la Sibrie, jamais on ne
+rencontre chez les Polonaises cette insincrit de tous les instants, ce
+mensonge perptuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non
+contentes de pratiquer la non-vrit, se sont faites une seconde nature
+de la contre-vrit, qu'impose un despotisme dont dpendent toutes les
+sources de la vie, tout le brillant de son chaffaudage; despotisme
+d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant
+rduit rgner par la terreur, il consent tre tromp en tant adul,
+ tre caress sans amour, berc sans tendresse, enivr d'un vin
+frelat, sans se soucier si le coeur est panoui quand les lvres rient,
+si l'me est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas
+celui auquel les yeux jettent leurs plus sduisantes invites. Pour ces
+femmes, le besoin de la _faveur_ commande la duplicit, comme une
+condition premire, essentielle, invitable, _sine qua non_, de tout ce
+qui fait le bien-tre de la vie, le charme et l'clat d'une destine; le
+mensonge leur devient par consquent une ncessit vitale, un besoin
+imprieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, tout prix. Dans ces
+conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse
+du sauvage captif voulant profiter de son matre, non s'en affranchir,
+ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingnieux du
+diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes,
+quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzime
+_tchin_, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et
+simple vrit. Demandez-leur s'il est jour minuit, elles rpondront
+_oui_, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge,
+qui rpugne la nature humaine, tant devenu un ingrdient invitable
+de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel
+charme malsain, comme celui de l'_assa foetida_ que les hommes au palais
+blas du sicle dernier portaient en bonbonnire. Elles ont comme un
+got plus sapide sur la langue sitt qu'elles se figurent avoir induit
+en erreur quelque naf, avoir persuad quelque bonne me du contraire de
+qui a t, de ce qui est, de ce qui sera.--Or, pour autant de Polonaises
+qu'on ait pu connatre, jamais on n'a rencontr une vraie menteuse.
+Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent mme le
+ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne
+sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment gnreux qui la dicta
+ou de la dlicatesse de ses procds. Mais, quelqu'inimaginable finesse
+qu'elles mettent ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles
+prtendent ignorer, qu'elles ont aperu ce qu'elles veulent n'avoir
+point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqu de franchise,
+surtout au dtriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai;
+tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez
+habiles pour chapper tout essai scrutateur, sans recourir au masque
+qui trahit la vrit et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une
+Polonaise drobe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien,
+l'impntrabilit dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le
+dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de
+tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et
+un moment donn, ne l'empchent jamais d'tre, non seulement sincre,
+mais ouverte, disant chacun avec grce, abandon et empressement, tout
+ce qui l'intresse de savoir quand cela ne fait tort personne.
+L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer
+du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde,
+donne son imperturbable discrtion comme un instinct de salut pour
+tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole
+irrflchie, passionne ou encolre, mme un ennemi, tant sa pense
+est naturellement tourne vers le devoir d'aider et de secourir.
+Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilise, elle a surtout trop de
+tact, pour pousser la dissimulation au-del du ncessaire.--Entre elle
+et les autres femmes slaves il y a la diffrence de la vaincue
+l'esclave. La vaincue tant fire se respecte elle-mme sous ses
+dguisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une me d'esclave. Elle ne
+sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mpriser celui qui l'obligerait
+ mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le
+commencement de la bassesse.]
+
+Les hommages que les Polonaises ont inspirs ont toujours t d'autant
+plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent
+comme des pis-aller, des prludes, des passe-temps insignifiants. Ce
+qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles esprent, c'est le
+dvouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour
+de la patrie. Toutes, elles ont une potique comprhension d'un idal
+qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui
+passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tche de
+saisir. Mprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement,
+elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir
+devin et ralis par eux un rve d'hrosme et de gloire qui ferait de
+chacun de leurs frres, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils,
+un nouveau hros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les
+coeurs qui palpitent aux premiers accents de la _Mazoure_ lie son
+souvenir. Ce romanesque aliment de leurs dsirs prend, dans l'existence
+de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les
+femmes du Levant, ni mme chez celles du Couchant.
+
+Les latitudes gographiques et psychologiques dans lesquelles le sort
+les fait vivre, offrent galement ces climats extrmes, o les ts
+brlants ont des splendeurs et des orages torrides, o les hivers et
+leur frimas ont des froidures polaires, o les coeurs savent aimer et
+har avec la mme tnacit, pardonner et oublier avec la mme
+gnrosit. Aussi l, quand on est pris, n'est-ce point l'italienne,
+(ce serait trop simple et trop charnel), ni l'allemande, (ce serait
+trop savant et trop froid), encore moins la franaise, (ce serait trop
+vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une posie, en attendant
+qu'on en fasse un culte. Il forme la posie de chaque bal et peut
+devenir le culte de la vie entire. La femme aime l'amour pour faire
+aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la libert et
+la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime tre ainsi aim; se
+sentir surlev, grandi au-dessus de lui-mme, lectris par des paroles
+qui brlent comme des tincelles, par des regards qui luisent comme des
+toiles, par des sourires qui promettent la batitude d'une larme sur
+une tombe!... Ce qui faisait dire l'empereur Nicolas: Je pourrais en
+finir des Polonais, si je venais bout des Polonaises[11].
+
+[Note 11: Ce mot fut prononc devant une personne de notre
+connaissance.]
+
+Malheureusement, l'idal de gloire et de patriotisme des Polonaises,
+souvent rveill par les vellits hroques qui les entourent, est plus
+souvent encore du par la lgret de caractre des hommes que
+l'oppression et l'astuce du conqurant dmoralisent et corrompent
+systmatiquement, sauf craser quiconque leur rsiste. Aussi, les
+oscillations de cet lment qui comme le vif-argent ignore la
+tranquillit, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent,
+mais ne trouvent pas toujours qui leur rponde, tiennent parfois ces
+femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le
+clotre, o il est peu d'entr'elles qui, quelque instant de sa vie,
+n'ait srieusement ou amrement song se rfugier. Beaucoup, non moins
+illustres par leur naissance que par leur renomme dans le monde, y ont
+immol leur beaut, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les
+mes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation o fume
+jour et nuit le perptuel encens de leurs prires et de leur sacrifice
+volontaire! Ces victimes expiatoires esprent forcer la main au Dieu des
+armes, _Deus Sabaoth_!... Et cet espoir illumine leur coeur, au point de
+leur faire atteindre parfois un ge presque sculaire!
+
+Un proverbe national caractrise mieux en quatre mots cette fusion de la
+vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les
+descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de
+vertu, il dit: Elle excelle dans la danse et dans la prire! Veut-on
+vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait
+mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: _I do tanca, i do
+rozanca!_ On ne peut leur trouver de meilleur loge, parce que le
+Polonais n, berc, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si
+elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes
+quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se rsignerait jamais
+aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus
+qu'il ne chrira ternellement celle dont il ne pense pas que, plus
+ardente que les sraphins dans les cieux, elle fatigue de ses
+implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jenes, ce
+Dieu qui _chtie ceux qu'il aime_ et qui a dit des nations: _elles sont
+gurissables!_
+
+Pour le vrai Polonais, la femme dvote, ignorante et sans grce, dont
+chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement
+n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas ces tres
+qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tide,--sous les lambris
+dors, sous le chaume fleuri, comme derrire les grilles du choeur.--En
+revanche, la femme intresse, calculatrice habile, syrne, dloyale,
+sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine mme pas
+les ignobles cailles qui se cachent au bas de sa ceinture,
+artificieusement voiles. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses piges et,
+quand il y est tomb, il est perdu pour sa gnration, ce qui fait
+croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des
+Polonaises! Quelle erreur! En ft-il ainsi, la Pologne n'aurait point
+pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du
+moyen-ge qui dfendait elle-mme son chteau-fort et, voyant six de ses
+fils couchs ses pieds sur ses crnaux, dfiait l'ennemi en lui
+montrant son sein d'o elle ferait natre six autres guerriers non moins
+valeureux, les mres polonaises ont de quoi remplacer les gnrations
+nerves, les gnrations qui ont servi d'anneau dans la chane
+gnalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne
+passage!
+
+D'ailleurs, en ce sicle de calomnies, on calomnie aussi les hommes l,
+ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si
+ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on
+bnit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes,
+il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le got de l'hrosme
+plus exalt, il n'est pourtant pas plus imprissable; si l'orgueil de la
+rsistance est plus indign chez elles, il n'est pourtant pas plus
+indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si ais! On
+exagre leurs dfauts, on a soin de taire leurs qualits, leurs
+souffrances surtout. O donc est la nation qu'un sicle de servitude n'a
+point dfaite, comme une semaine d'insomnie dfait un soldat? Mais,
+quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se
+demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent
+des infidles, prompts adorer toute divinit, brler leur encens
+devant chaque miracle de beaut, adorer chaque jeune astre
+nouvellement mont sur l'horizon, qui donc a un coeur aussi constant, des
+attendrissements que vingt ans n'ont pas effacs, des souvenirs dont
+l'motion se rpercute jusque sous les cheveux blancs, des services
+empresss qui se reprennent aprs un quart de sicle d'interruption
+comme on renoue un entretien bris la veille? Dans quelle nation ces
+tres, frles et courageux, trouveraient-elles autant de coeurs capables
+de les adorer d'une dvotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'
+aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier
+qu' une belle mort?
+
+L-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait
+point encore ces mfiances nfastes qui font craindre une femme comme on
+redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces
+magiciennes malfaisantes du dix-neuvime sicle, surnommes les
+dvoreuses de cervelles! Il ne savait point encore qu'il existerait un
+jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des
+ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande
+puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne
+maison drobant le coeur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux
+dont elles recevaient l'hospitalit! Il ignorait que sous peu on aurait
+form l'intention des grands noms de son pays, l'intention des fils
+de mres incorruptibles, des hritiers d'une longue ligne de nobles
+anctres, toute une cole de sductrices dresses au mtier de la
+dlation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps o
+dans les socits d'Europe, socits chrtiennes cependant, un homme
+d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas dshonore,
+pour victime de celle qu'il n'aurait pas souille!...
+
+Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour
+aimer; prt jouer sa vie pour une beaut qu'il aurait vue deux fois,
+se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse jamais son plus
+potique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais
+fltrie! Il et rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupt
+corrompue, en cette socit o la galanterie consistait har le
+conqurant, mpriser ses menaces, braver son courroux, railler le
+parvenu barbare qui prtend faire oublier l'Europe somnolente le
+mcanisme asiatique de sa savonnette vilain. Alors, alors, l'homme
+aimait quand il se sentait aiguillonn au bien et bni par la pit,
+fier des grands sacrifices, entran aux grandes esprances par une de
+ces femmes dont le coeur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en
+toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a
+rien dire celui qu'elle n'a pas plaindre. De l vient que des
+sentiments qui ailleurs ne sont que des vanits ou des sensualits, se
+colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sre
+d'elle-mme pour faire la grosse voix et se retrancher derrire les
+fortifications en carton de la pruderie, ddaigne les scheresses
+rigides et reste accessible tous les enthousiasmes qu'elle inspire,
+comme tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les
+hommes.
+
+Ensemble irrsistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essay de
+l'esquisser dans des lignes toutes d'antithses, renfermant le plus
+prcieux des encens adress cette fille d'une terre trangre, ange
+par l'amour, dmon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par
+l'exprience, homme par le cerveau, femme par le coeur, gante par
+l'esprance, mre par la douleur et pote par ses rves[12].
+
+[Note 12: Ddicace de _Modeste Mignon_.]
+
+Berlioz, gnie shakespearien qui toucha tous les extrmes, dut
+naturellement entrevoir travers les transparences musicales de Chopin
+le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait,
+serpentait, fascinait dans sa posie, sous ses doigts! Il les nomma les
+_divines chatteries_ de ces femmes semi-orientales, que celles
+d'occident ne souponnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner
+le douloureux secret. _Divines chatteries_ en effet, gnreuses et
+avares la fois, imprimant au coeur pris l'ondoiement indcis et
+berant d'une nacelle sans rames et sans agrs. Les hommes en sont
+choys par leurs mres, clins par leurs soeurs, enguirlands par leurs
+amies, ensorcels par leurs fiances, leurs idoles, leur desses! C'est
+encore avec de _divines chatteries_, que des saintes les gagnent au
+martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'aprs cela les
+coquetteries des autres femmes semblent grossires ou insipides et que
+les Polonais s'crient, bon droit, avec une gloriole que chaque
+Polonaise justifie: _Niema jak Polki_[13].
+
+[Note 13: L'habitude o l'on tait autrefois de boire dans leur
+propre soulier la sant des femmes qu'on voulait fter, est une des
+traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des
+Polonais.]
+
+Le secret de ces _divines chatteries_ fait ces tres insaisissables,
+plus chers que la vie, dont les potes comme Chateaubriand se forgent
+durant les brlantes insomnies de leur adolescence une _dmonne_ et une
+_charmeresse_, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une
+soudaine ressemblance avec leur impossible vision, d'une ve innocente
+et tombe, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante la
+fois!!![14]--Mlange de l'odalisque et de la walkyrie, choeur fminin
+vari d'ge et de beaut, ancienne sylphide ralise... Flore nouvelle,
+dlivre du joug des saisons...[15]--Le pote avoue que, poursuivi dans
+ses rves, enivr par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant
+la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa
+prsence il cessait d'tre un triste Ren, pour grandir selon ses voeux,
+devenir ce qu'elle voulait qu'il ft, tre exhauss et faonn par elle.
+Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce
+que les Chateaubriand font cole en littrature, mais ne font pas une
+nation. Le Polonais ne redoute point la _charmeresse_ sa soeur, _Flore
+nouvelle dlivre du joug des saisons!_ Il la chrit, il la respecte, il
+sait mourir pour elle... et cet amour, pareil un arme incorruptible,
+prserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa
+vie, il empche le vainqueur _d'en venir bout_ et prpare ainsi la
+glorieuse rsurrection de la patrie.
+
+[Note 14: _Mmoires d'outre-tombe_, 1er vol.--_Incantation_.]
+
+[Note 15: _Idem_, 3e vol.--_Atala_.]
+
+Il faut cependant reconnatre qu'entre toutes, une seule nation eut
+l'intuition d'un idal de femme nul autre pareil, dans ces belles
+exiles que tout semblait amuser, que rien ne parvenait consoler.
+Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idal inconnu
+chez les filles de cette Pologne, morte civilement aux yeux d'une
+socit civile, o la sagesse des Nestor politiques croyait assurer
+l'quilibre europen, en traitant les peuples comme une expression
+gographique! Les autres nations ne se doutrent mme pas qu'il pouvait
+y avoir quelque chose admirer en le vnrant, dans les sductions de
+ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternes
+sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui
+baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de
+n'en pas voir les sites montagneux, crasants pour leurs poitrines,
+amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales!
+
+En Allemagne, on leur reprochait d'tre des mnagres insouciantes,
+d'ignorer les grandeurs bourgeoises du _Soll und Haben_! Pour cela, on
+leur en voulait elles, dont tous les dsirs, tous les vouloirs, toutes
+les passions se rsument mpriser _l'avoir_, pour sauver _l'tre_, en
+livrant des fortunes millionnaires la confiscation de vainqueurs
+cupides et brutaux! elles, qui, encore enfants, entendent leur pre
+rpter: la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose
+sacrifier, elle sert de pidestal l'exil!...--En Italie, on ne
+comprenait rien ce mlange de culture intellectuelle, de lectures
+avides, de science ardente, d'rudition virile, et de mouvements
+prime-sautiers, effars, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne
+pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses
+petits.--Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et
+Ems, pour chercher Paris une esprance secrte, Rome une foi
+encourageante, ne rencontrant la charit nulle part, n'arrivaient ni
+Londres, ni Madrid. Elles ne songeaient point trouver une sympathie
+de coeur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les
+descendants du Cid! Les Anglais taient trop froids, les Espagnols trop
+loin.
+
+Les potes, les littrateurs de la France, furent les seuls
+s'apercevoir que dans le coeur des Polonaises, il existait un monde
+diffrent de celui qui vit et se meut dans le coeur des autres femmes.
+Ils ne surent pas deviner sa palingnsie; ils ne comprirent pas que si,
+dans ce _choeur fminin vari d'ge et de beaut_, on croyait parfois
+retrouver les mystrieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles
+taient l comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on
+pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se
+dgageait des vapeurs de sang qui depuis un sicle planaient sur la
+patrie! Par ainsi, ces potes et ces littrateurs ne saisirent point la
+dernire formule de cet idal dans sa parfaite simplicit. Ils ne
+se figurrent point une nation de vaincus qui, enchane et foule
+aux pieds, proteste contre l'clatante iniquit au nom du sentiment
+chrtien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?--N'est-ce
+point par la posie et l'amour?--Et qui en sont les interprtes?--N'est-ce
+point les potes et les femmes?--Mais, si les Franais, trop habitus aux
+conventionalits artificielles du monde parisien, n'ont pu avoir l'intuition
+des sentiments dont Childe Harold entendit les accents dchirants dans les
+femmes de Saragosse, dfendant vainement leurs foyers contre l'tranger,
+ils subirent tellement la fascination qui s'chappait en ondes diapres de
+ce type fminin, qu'ils lui prtrent des puissances presque surnaturelles.
+
+Leur imagination, trop impressionne par les dtails, les grandit
+dmesurment, exagrant la porte des contrastes et les facults de la
+mtamorphose dans ces Protes aux noirs sourcils et aux dents perles.
+Elle en fit ainsi une nigme insoluble, ne sachant point, force de se
+perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large
+synthse. Dans une motion blouie, la posie franaise crut dpeindre
+la Polonaise en lui jetant la face, comme une poigne de pierreries
+multicolores, non serties, une poigne d'pithtes sublimes et
+incohrentes. Elles sont prcieuses cependant, car leur clat
+multicolore, leur incohrence irraisonne, tmoignent loquemment de la
+violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualits
+franaises parlrent l'esprit franais, mais qu'on ne connat
+vraiment que lorsque les hrosmes de leur coeur parlent au coeur.
+
+La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de hros
+vainqueurs, n'tait point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange
+consolateur de hros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus
+diffrent de ce qu'tait le Polonais antique, que la Polonaise moderne
+n'est diffrente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle tait
+avant tout et surtout une patricienne honore; la matrone romaine
+devenue chrtienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, la
+cour ou la ville, rgnant sur ses palais ou sur ses champs, tait
+grande dame. Elle l'tait par suite de la situation que la socit lui
+prparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil
+de son cusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle
+rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au
+milieu des poignantes pripties de la vie), y compris les hautes et
+puissantes chtelaines, que par respect et dfrence on appelait
+_bialoglowa_, parce que les femmes maries avaient la tte couverte et
+les joues encadres de blanches et vaporeuses dentelles, imitation
+civilise, pudique et chrtienne, du voile musulman, injurieux et
+barbare. Mais, leur sujtion et leur impuissance lgale, contre-balance
+par les moeurs et les sentiments, loin de les diminuer, les levaient, en
+prservant la srnit de leur me, qu'elles tenaient en dehors de
+l'pre lutte des intrts, et en ne leur permettant jamais d'tre en
+faute.
+
+Elles ne pouvaient disposer par elles-mmes d'aucune fortune, d'aucune
+volont, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, tre entranes et
+devenir blmables! C'tait l pour elles tout gain, tout avantage;
+avantage inapprciable, dont elles connaissaient bien tous les
+chappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal,
+elles compensaient cette soumission une vigilance constante, qui
+dictait les proportions du cadre o elles taient places, en prenant un
+empire presque sans bornes dans la vie prive, o chaque bien tait leur
+attribut. Toute la dignit de la vie de famille, toute la douceur de la
+vie domestique leur taient confies; elles gouvernaient en souveraines
+ce noble et important apanage, d'o elles tendaient leur pieuse et
+pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles taient
+ds leur premire adolescence les compagnes de leur pre, qui les
+initiait ses poursuites et ses inquitudes, aux difficults et aux
+gloires de la _res publica_; elles taient les premires confidentes de
+leurs frres, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles
+devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillres secrtes,
+fidles, perspicaces, dterminantes. L'histoire de la Pologne et le
+tableau de ses anciennes moeurs prsentent sans cesse le type de ces
+courageuses et intelligentes pouses, dont l'Angleterre nous a offert un
+splendide exemple en 1683, lorsque dans un procs o sa tte tait en
+jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme.
+
+Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement
+pieux, jamais bigot et fatigant; libral et magnifique, jamais
+fivreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas t mme
+de se produire. Elle enta sur l'idal solennel de l'aeule, la grce et
+la vivacit franaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures
+alors que l'irrsistible attrait des moeurs de Versailles, aprs avoir
+inond l'Allemagne, arriva jusqu' la Vistule. Date fatale! On peut
+l'affirmer: Voltaire et la Rgence sous-minrent la Pologne et furent
+les auteurs de sa ruine. En perdant ces mles vertus, dont Montesquieu
+dit que seules elles soutiennent les tats libres, et qui effectivement
+avaient soutenu la Pologne durant huit sicles!... les Polonais
+perdirent leur patrie. Les Polonaises tant plus fermes en la foi, moins
+besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas
+eu l'habitude de le manier, moins accessibles l'immoralit par une
+horreur inne et instinctive de l'impudeur, elles rsistrent mieux la
+contagion mortifre du dix-huitime sicle! Leur religion, ses vertus,
+ses enthousiasmes et ses esprances, crrent en elles le ferment sacr
+qui fera ressusciter cette patrie si chre!... Les hommes le sentent;
+ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable
+dans ces mes dont chacune peut s'crier: _Rien ne m'est plus, plus ne
+m'est rien_, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur
+aura point rendu l'intgrit de leur type primitif en leur rendant la
+patrie!
+
+Les potes de la Pologne n'ont certes pas laiss d'autres l'honneur
+d'baucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idal de
+leurs compatriotes. Tous l'ont chant, tous l'ont glorifi, tous ont
+connu ses secrets, tous ont tressailli avec batitude devant ses joies
+et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la
+littrature des anciens jours, _Zygmuntowskie czasy_, on retrouve
+chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrire, comme
+l'empreinte d'un beau came dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps
+roule les flots anecdotiques, la posie moderne dpeint l'idal de la
+Polonaise actuelle, plus mouvant que ne le rva jamais pote namour.
+Sur le premier plan se dessinent l'pique et royale figure de _Grazyna_,
+le sublime profil de la solitaire et secrte fiance de _Wallenrod_; la
+Rose des _Dziady_, la Sophie de _Pan Tadeusz_. Autour d'elles, que de
+ttes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les
+rencontre chaque pas, au milieu des sentiers bords de roses que
+dessine la posie de ce pays, o le mot de pote n'a point cess de
+correspondre celui de prophte: _wieszcz!_ Dans ces vergers pleins de
+cerisiers en fleur; dans ces bois de chnes pleins d'abeilleries
+bourdonnantes, dpeints avec tant de fracheur par les romanciers; dans
+ces beaux jardins o s'talent les superbes plates-bandes; dans ces
+somptueux appartements o fleurissent le grenadier rouge, le cactus
+blanc au gland d'or, les grappes roses du Prou et les lianes du Brsil,
+on aperoit tout instant quelque tte la Palma-Vecchio. Des lueurs
+pourpres d'un splendide couchant clairent, l aussi, une lourde
+chevelure qui se dtache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa
+blonde aurole des traits o le pressentiment de tristesses futures se
+cache dj sous un sourire encore foltre[16]!
+
+[Note 16: Dans l'impossibilit de citer des pomes trop longs ou des
+fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes
+de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent
+intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caractre
+gnral de celles qui habitent ces rgions moyennes, o se concentrent
+les rayons pars du type national; si non les plus clatants, du moins
+les plus vrais.
+
+ Bo i cz to tam za zywosc
+ Mlodych Polek i uroda!
+ Tam wstyd szczery, tam poczciwosc,
+ Tam po Bogu dusza mloda!
+
+ ........................
+ ........................
+
+ Mysl ich cicho w zyciu swieci,
+ Pelne zycia, jak nadzieje;
+ Lubia piesni, tance, dzieci,
+ Wiosne, kwiaty, stare dzieje....
+ Gdy wesole, istne trzpiotki,
+ I wiewirki i szczebiotki!
+ Lecz gdy w smutku mysl zagrzebie,
+ Wwczas Polka taka rzewna,
+ Iz uwierzysz, ze jj krewna
+ Najsmutniejsza z gwiazd na niebie!
+ Choc czlek duszy jj nie zbadal,
+ W kolo serca tak tam prawo,
+ Tak rozkosznie i tak lzawo,
+ Jakbys grzechy wyspowiadal.
+
+ A gdy usmiech lze pokryje,
+ I dla ciebie serce bije:
+ To cie dojmie tak do zywa,
+ Iz to cudne, cudne dziwa,
+ Ze sie serce nie rozplynie,
+ Ze od szczescia czlek nie zginie!
+ Zda sie, ze to zyjesz spolem
+ Z rajskim dzieckim, czy z aniolem.
+ Lecz to szczescie nie tak tanie,
+ Przeboleje dusza mloda;
+ Jednak lat i lez nie szkoda,
+ Boc raz w zyciu to kochanie!
+ A jak ci sie ktra poda,
+ Z calej duszy i statecznie,
+ To juz twoja bedzie wiecznie,
+ I w lad pjdzie ci z nia zycie,
+ Bo twj duszy nie wyziebi.
+ Ona sercem pojmie skrycie,
+ Co mysl wieku dzwiga w gtebi;
+ Co sie w czasie zrywa, wazy,
+ To w rumiencu na jj twarzy,
+ Jak w zwierciedle sie odbije,
+ Bo w tm lonie przyszlosc zyje!
+
+]
+
+Nous l'avons dit; peut-tre faut-il connatre de prs les compatriotes
+de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses _Mazoures_ sont
+imprgnes, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque
+toutes sont remplies de cette mme vapeur amoureuse qui plane comme un
+fluide ambiant travers ses _Prludes_, ses _Nocturnes_, ses
+_Impromptus_, o se retracent une une toutes les phases de la passion
+dans des mes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une
+coquetterie inconsciente d'elle-mme, attaches insensibles des
+inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie;
+mortelles dpressions de joies tioles qui naissent mourantes, roses
+noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige
+qui les environne, attristant par le parfum mme des tremblants ptales
+que le moindre souffle fait tomber de leurs frles tiges. tincelles
+sans reflet qu'allument les vanits mondaines, semblables l'clat de
+certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurit; plaisirs sans
+pass ni avenir, ravis des rencontres de hasard, comme la conjonction
+fortuite de deux astres lointains; illusions, gots inexplicables
+tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits moiti
+mrs, qui plaisent tout en agaant les dents. bauches de sentiment dont
+la gamme est interminable et auxquels l'lvation native, la beaut, la
+distinction, l'lgance de ceux qui les prouvent, prtent une posie
+relle, souvent srieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait
+seulement effleurer dans un rapide arpge, devient tout d'un coup un
+thme solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans
+un coeur exalt les allures d'une passion, qui veut l'ternit pour
+demeure!
+
+Dans le grand nombre des _Mazoures_ de Chopin, il rgne une extrme
+diversit de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremles de la
+rsonnance des perons; mais, dans la plupart on distingue avant tout
+l'imperceptible frlement du tulle et de la gaze sous le souffle lger
+de la danse; le bruit des ventails, le cliquetis de l'or et des
+pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais
+creus d'anxit, d'un bal la veille d'un assaut; on entend travers
+le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux dfaillants dont elle
+cache les pleurs. Quelques autres semblent rvler les angoisses, les
+peines et les secrets ennuis, apports des ftes dont le bruit
+n'assourdit pas les clameurs du coeur. Ailleurs encore, on saisit comme
+des terreurs touffes: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et
+qui survit, que la jalousie dvore, qui se sent vaincu, et qui prend en
+piti ddaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un
+dlire, au milieu duquel passe et repasse une mlodie haletante,
+saccade, comme les palpitations d'un coeur qui se pme, et se brise, et
+se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants
+souvenirs de gloire.--Il en est dont le rhythme est aussi indtermin,
+aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants
+contemplent une toile leve seule au firmament!
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Aprs avoir parl du compositeur et de ses oeuvres, o tant de sentiments
+immortels rsonnent, o son gnie, aux prises avec la douleur, lutta,
+parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet lment terrible de la
+ralit qu'une des missions de l'art est de rconcilier avec le ciel; de
+ses oeuvres o se sont panchs, comme des pleurs dans un lacrymatoire,
+tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son coeur,
+tous les transports de ses aspirations et de ses emportements
+inexprims; de ses oeuvres o, dpassant les bornes de nos sensations
+trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes son gr, il
+fait incursion dans le monde des Dryades, des Orades, des Nymphes et
+des Ocanides,--il nous resterait parler de l'excution de Chopin, si
+nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des motions
+entrelaces nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs
+linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre.
+
+Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel rsultat
+pourraient obtenir nos efforts? Russirait-on faire connatre ceux
+qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable posie? Charme
+subtil et pntrant comme un de ces lgers parfums exotiques, celui de
+la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les
+appartements peu frquents et se dissipent, comme effarouchs, dans les
+foules compactes, au milieu desquelles l'air paissi ne garde plus que
+les senteurs vivaces des tubreuses en pleines fleurs ou des rsines en
+pleines flammes.
+
+Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par
+la puret de sa diction, par ses accointances avec _la Fe aux miettes_
+et _le Lutin d'Argail_, par ses rencontres de _Sraphine_ et de
+_Diane_, murmurant son oreille leurs plus confidentielles plaintes,
+leurs rves les plus innoms, rappelait le style de Nodier, dont on
+rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans
+la plupart de ses _Valses, Ballades, Scherzos_, gt embaume la mmoire
+de quelque fugitive posie inspire par une de ces fugitives
+apparitions. Il l'idalise quelquefois jusqu' en rendre les libres si
+tnues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir notre
+nature, mais se rapprocher du monde ferique et nous dvoiler les
+indiscrtes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des
+reines Mab, des Obrons puissants et capricieux, de tous les gnies des
+airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers
+mcomptes et aux plus insupportables ennuis.
+
+Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un
+caractre particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il
+excutait; musique de danse ou musique rveuse, mazoures ou nocturnes,
+prludes ou scherzos, valses ou tarentelles, tudes ou ballades. Il leur
+imprimait toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence
+indtermine, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient
+presque plus rien de matriel et, comme les impondrables, semblaient
+agir sur l'tre sans passer par les sens. Tantt on croyait entendre les
+joyeux trpignements de quelque pri amoureusement taquine; tantt,
+c'taient des modulations veloutes et chatoyantes comme la robe d'une
+salamandre; tantt, on saisissait des accents profondment dcourags,
+comme si des mes en peine ne trouvaient pas les charitables prires
+ncessaires leur dlivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de
+ses doigts une dsesprance si morne, si inconsolable, qu'on croyait
+voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprme
+de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, prfrait la mort
+l'exil, ne pouvant supporter de quitter _Venezia la bella_![17]
+
+[Note 17: Le _Nocturne en mi mineur_ (oeuvre 72) nous rend quelque
+chose des impressions subtiles, raffines, alambiques, que Chopin
+reproduisait avec une sorte de prdilection passionne. Nous ne nous
+refusons pas le plaisir de faire connatre celles qui les
+comprendront, les vers que ce morceau inspira la belle Csse
+Cielecka, ne Csse Bninska:
+
+ Kolysze zwolna, jakby fala morza,
+ Nty dzwiecznemi, pelnemi uroku.
+ Rozjasnia blaskiem jakby zycia zorza,
+ Ktra witamy czasem ze lza w oku.
+ Dalej uderza nas walki przeczucie;
+ Ton coraz glosnij rozlega sie w gre.
+ Pelen, ponury, objawia w swj ncie
+ Swiatlos ukryta za posepna chmure.
+ Strny tak silne, jakby kute w stali,
+ Zalosnym jekiem, w duszy naszej dzwonia:
+ Mwia o blu, co nam serce pali,
+ Lecz co zostawia dusze nieskazona!...
+ Pznij, podobny do woni wspomnienia
+ Znw zakolysac czasem nas powraca.
+ Z urokiem igra; kolyszac cierpienia,
+ Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca.
+ Nareszcie, jako cicha na dnie woda,
+ Spokj gleboki z nurt toni sie wznosi,
+ Jak serce, ktre o nic juz nie prosi,
+ Lecz kwiatw zycia, szkoda... mwi... szkoda!...
+
+]
+
+Chopin se livrait aussi des fantaisies burlesques; il voquait
+volontiers parfois quelque scne la Jacques Callot, pour faire rire,
+grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises,
+pleines de saillies musicales, ptillantes d'esprit et de _humour_
+anglais, comme un feu de fagots verts. L'_tude V_ nous a conserv une
+de ces improvisations piquantes, o les touches noires du clavier sont
+exclusivement attaques, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que
+les touches suprieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il tait,
+reculant devant la jovialit vulgaire, le rire grossier, la gaiet
+commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont
+la vue cause les plus nausabonds loignements certaines natures
+sensitives et douillettes.
+
+Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de
+trpidation mue, timide ou haletante, qui vient au coeur quand on se
+croit dans le voisinage des tres surnaturels, en prsence de ceux qu'on
+ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni
+comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mlodie, comme un
+esquif port sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait
+mouvoir indcise, comme une apparition arienne, surgie l'improviste
+en ce monde tangible et palpable. Dans ses crits, il indiqua d'abord
+cette manire, qui donnait un cachet si particulier sa virtuosit, par
+le mot de _Tempo rubato_: temps drob, entrecoup, mesure souple,
+abrupte et languissante la fois, vacillante comme la flamme sous le
+souffle qui l'agite, comme les pis d'un champ onduls, par les molles
+pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclins de ci et
+de l par les versatilits d'une brise piquante.
+
+Mais, le mot qui n'apprenait rien qui savait, ne disant rien qui ne
+savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard
+d'ajouter cette explication sa musique, persuad que si on en avait
+l'intelligence, il tait impossible de ne pas deviner cette rgle
+d'irrgularit. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles tre joues
+avec cette sorte de balancement accentu et prosodi, cette _morbidezza_
+dont il tait difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas
+souvent entendu lui-mme. Il semblait dsireux d'enseigner cette
+manire ses nombreux lves, surtout ses compatriotes auxquels il
+voulait, plus qu' d'autres, communiquer le souffle de son inspiration.
+Ceux-ci, ou plutt celles-l, la saisissaient avec cette aptitude
+qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de posie. Une
+comprhension inne de sa pense leur permettait de suivre toutes les
+fluctuations de son vague azur.
+
+Chopin savait, il le savait mme trop, qu'il n'agissait pas sur la
+multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils une mer de
+plomb, leurs flots, mallables tous les feux, n'en sont pas moins
+lourds remuer. Ils ncessitent le bras puissant de l'ouvrier athlte
+pour tre verss dans un moule, o le mtal en fusion devient tout d'un
+coup une ide et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin
+avait conscience de n'tre parfaitement got que dans ces runions,
+malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits taient
+prpars le suivre partout o il lui plaisait de les conduire; se
+transporter avec lui dans ces sphres o les anciens ne faisaient entrer
+que par la porte d'ivoire des songes heureux, entoure de pilastres
+diamants aux mille feux iriss. Il prenait plaisir surmonter cette
+porte, dont les gnies gardent les secrtes serrures, d'une coupole dans
+laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces
+transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers
+kaldoscopiques sont cachs dans une brunie olivtre qui les efface et
+les dvoile tour tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer
+dans un monde o tout est miracle charmant, surprise folle, songe
+ralis! Mais, il fallait tre des initis pour savoir comment on en
+franchit le seuil!
+
+Chopin se rfugiait et se complaisait volontiers en ces rgions
+imagines, o il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les
+estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs
+de bataille de l'art musical, o l'on tombe quelquefois aux mains d'un
+vainqueur improvis, conqurant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour,
+mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et
+d'asphodles, pour intercepter l'entre du bois sacr d'Apollon! Pendant
+ce jour, le soldat heureux se sent bien l'gal des rois; mais
+seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour
+l'imagination qui hante les divinits des airs et les esprits peuplant
+les cimes.
+
+Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est la merci des caprices d'une mode
+de boutiques, de rclames, d'annonces, de camaraderies, mode quivoque
+et de naissance douteuse. Or, si la mode bien ne, la mode personne de
+qualit, est toujours une sotte desse, que doit-ce tre d'une mode sans
+parents avouables! Les natures d'artiste finement trempes,
+prouveraient srement une rpugnance bien naturelle se mesurer corps
+ corps avec un de ces Hercule de foire, dguis en prince de l'art, qui
+guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prt
+assaillir de ses coups de bton le chevalier arm de la veille, en qute
+de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-tre d'avoir
+lutter contre un si pitre adversaire, que de se voir rduites
+recevoir des coups d'pingle qui simulent des coups de poignard, d'une
+mode vnale, d'une mode commerante, d'une mode industrielle, insolente
+courtisane qui prtend en remontrer l'Olympe des grands salons du
+beau-monde! Elle voudrait mme, l'insense, s'abreuver la coupe de
+Hb qui, rougissant son approche, implore pour la foudroyer, tantt
+l'aide de Vnus, tantt celle de Minerve! Vainement! Ni la beaut
+suprme ne parvient clipser son fard de marchande d'orvitan, ni la
+sagesse arme de toutes pices ne peut lui arracher sa marotte dont elle
+se fait un sceptre de paille goudronne! En cette dtresse, il ne reste
+ la desse de l'immortalit d'autre ressource que de se dtourner
+indigne de cette intruse de bas-tage. C'est ce qui ne manque pas
+d'arriver! L'on voit alors les cosmtiques s'cailler sur ses joues
+bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille dente
+chasse, avant d'avoir eu le temps d'tre dlaisse.
+
+Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique,
+parfois plaisant jusqu' la bouffonnerie, des msaventures de quelque
+protg de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des
+entrepreneurs de rputations artistiques, des cornacs de btes plus ou
+moins curieuses, plus ou moins artificielles, produit _unique_ de la
+carpe et du lapin, tait loin d'avoir atteint les impudentes audaces et
+les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois,
+quoique dans l'enfance de l'art, la spculation pouvait dj faire assez
+d'excursions sur le terrain rserv aux Muses pour que celui qui les
+hantait exclusivement, qui aprs sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui
+ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, ft comme pouvant
+devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifie du dgot
+qu'elle lui inspirait, le musicien-pote disait un jour un artiste de
+ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: Je ne suis point propre
+donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxi par ses
+haleines prcipites, paralys par ses regards curieux, muet devant ses
+visages trangers; mais toi, tu y es destin, car quand tu ne gagnes pas
+ton public, tu as de quoi l'assommer.
+
+Cependant, mettant part la concurrence des artistes qui n'en sont pas,
+des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou
+de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal l'aise devant
+un grand public, ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix
+minutes l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraner par
+l'irrsistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air rarfi
+dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupfier par ses rvlations
+gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des
+vtilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la
+constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilit
+de pote. Sa volontaire abngation des bruyants succs cachait, qui
+savait le discerner, un froissement intrieur. Ayant un sentiment trs
+distinct de sa supriorit native, (comme tous ceux qui ont su la
+cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste
+polonais n'en recevait pas du dehors assez d'chos intelligents, pour
+gagner la tranquille certitude d'tre rellement apprci toute sa
+valeur. Il avait vu d'assez prs l'acclamation populaire pour connatre
+cette bte, parfois intuitive, parfois ingnuement et noblement
+passionne, plus souvent fantasque, capricieuse, rtive, draisonnable,
+ayant encore en elle du sauvage: sottement engoue, sottement encolre,
+car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer
+inaperus les plus nobles joyaux; elle se fche pour des bagatelles et
+se laisse enjler par les plus fades flagorneries. Mais, chose trange,
+Chopin qui la savait par coeur, en avait horreur et s'en faisait besoin.
+Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naves motions
+d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son me, au
+rcit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les
+extases!
+
+Plus ce dlicat, cet picurien du spiritualisme, perdait l'habitude de
+dompter et de braver le grand public, plus il lui en imposait. Pour
+rien au monde il n'et voulu qu'une mauvaise toile lui donne le
+dessous en sa prsence, dans un de ces combats singuliers o l'artiste,
+comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son dfi et son
+gant quiconque lui conteste la beaut et la primaut de sa dame;
+c'est--dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison,
+que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu tre ni plus aim, ni plus
+got, qu'il ne l'tait dj par le groupe spcial qui composait son
+petit public. Il se demandait peut-tre, non tort, hlas! tant sont
+incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines
+affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aim, moins
+apprci, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit:
+les dlicats sont malheureux!
+
+Ayant ainsi conscience des exigences qu'entranait la nature de son
+talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques
+concerts de dbut, en 1831, dans lesquels il se fit entendre Vienne et
+ Munich, il n'en donna plus que peu Paris et Londres et ne put
+gure voyager cause de sa sant. Elle lui fit subir des crises
+quelquefois fort dangereuses, restant toujours dbile, exigeant toujours
+de grandes prcautions; nanmoins, elle lui laissait de belles saisons
+de rpit, de belles annes d'un quilibre qui lui donnait une force
+relative. Elle ne lui et point permis de se faire connatre dans toutes
+les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne
+Saint-Ptersbourg, en s'arrtant aux villes d'universit et aux cits
+manufacturires, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique,
+aperu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impratrice de
+Russie, la fit sourire en s'criant: Comment! Une si grande rputation
+dans un si petit endroit! Nanmoins, la sant de Chopin ne l'et point
+empch de se faire plus souvent entendre l, o il se trouvait; sa
+constitution dlicate tait donc moins une raison, qu'un prtexte
+d'abstention, pour viter d'tre mis et remis en question.
+
+Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part
+ces jotes publiques et solennelles, o l'acclamation populaire salue le
+triomphateur; s'il se sentait dprim en s'en voyant exclu, c'est qu'il
+ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce
+qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouch par le grand public, il voyait
+bien que celui-ci, en prenant au srieux son propre verdict, forait
+aussi les autres le prendre pour tel: tandis que le petit public, le
+monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnatre
+d'autorit lui-mme: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux.
+Il a peur des excentricits du gnie, il recule devant les hardiesses
+d'une grande supriorit, d'une grande individualit, d'une grande me,
+d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sr de lui-mme pour
+reconnatre celles qui sont justifies par les exigences intrieures
+d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hsitation
+celles qui ne correspondent qu' de petites passions, n'ayant rien
+d'exceptionnel: des poses d'un but fort ordinaire, se formulant en
+un dsir d'blouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un mtier
+lucratif, au bout duquel on aperoit une bonne retraite de rentier
+bourgeoisement cas.
+
+Le monde des salons ne distingue pas ces personnalits si diffrentes
+qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il
+n'a point encore pris coeur de penser par lui-mme, en dehors de la
+tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le
+directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc
+pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des
+sentiments jetant Ossa sur Plion pour escalader les astres, d'avec les
+mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une
+goste suffisance, joints une vile courtisanerie des passions du
+jour, des vices lgants, de l'immoralit la mode, de la
+dmoralisation rgnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des
+grandes penses, se traduisant sans aucun effet cherch, d'avec les
+conventionalits surannes d'un style qui a fait son temps et dont les
+vieilles douairires deviennent les gardiennes attitres, faute de
+savoir suivre d'un oeil intelligent les incessantes transformations de
+l'art.
+
+Pour s'pargner le soin d'apprcier, en connaissance de cause,
+l'intgrit des sentiments du pote-artiste dont l'toile semble monter
+sur le firmament de l'art; pour s'viter la peine de prendre l'art au
+srieux, afin d'tre mme de prjuger avec quelque divination des
+promesses que les jeunes hommes apportent et des qualits qui leur
+permettront de les raliser, le monde des salons ne soutient avec
+constance, pour mieux dire, il ne protge avec obstination, que les
+mdiocrits adulatrices, dont il n'a redouter aucune nouveaut
+embarrassante, (_keine Genialitt_); qui se laissent traiter de haut en
+bas et que l'on maltraite son aise, n'ayant jamais en craindre ni un
+dfaut gnant, ni un lustre ineffaable!
+
+Ce petit public tant vant peut bien mettre au jour une _vogue_; mais
+cette _vogue_, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de
+ralit qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux
+qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des ptales de roses et
+d'oeillets lgrement ferments. Cette _vogue_ est une chose phmre,
+chtive, sans consistance, sans vie relle, toujours prte s'vaporer,
+parce qu'elle ignore sa raison d'tre et souvent n'en a aucune donner.
+Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment
+il s'est senti saisi, frmissant, lectris, empoign dit le plbien
+ravi, renferme du moins ces gens du mtier qui savent ce qu'ils disent
+et pourquoi ils le disent,--tant que la tarantule de l'envie ne les a
+point piqus et ne leur fait point cracher chaque discours, comme la
+fe malfaisante des contes de Perrault, les vipres et les crapauds du
+mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la
+vrit, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice!
+
+Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret dplaisir,
+jusqu' quel point les salons d'lite remplaaient par leurs
+applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait,
+faisant par l acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur
+sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'tait aperu,
+qu'entre ces beaux messieurs si bien friss et pommads, entre ces
+belles dames si dcolletes et si parfumes, tous ne le comprenaient
+pas. Aprs quoi, il tait bien moins sr encore si ce peu qui le
+comprenait, le comprenait bien? Il en rsultait un mcontentement, assez
+indfini peut-tre pour lui-mme, du moins quant sa vritable source,
+mais qui le minait sourdement. On le voyait choqu presque par des
+loges qui sonnaient creux ou sonnaient faux son oreille. Tous ceux
+auxquels il avait droit de prtendre ne lui parvenant pas en larges
+bouffes, il tait port trouver fcheuses les louanges isoles quand
+elles portaient ct, ne visant presque jamais juste, ne touchant le
+point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste
+savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le
+mouvement rhythm des ventails coquets battant des ailes!
+
+ travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi
+qu'une poussire dore, mais importune, des compliments qui lui
+semblaient monts sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets
+qui encombraient les jolies mains et les empchaient de se tendre vers
+lui, on pouvait, avec un peu de pntration, dcouvrir qu'il se jugeait
+non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il prfrait alors n'tre
+pas troubl dans la placide solitude de ses contemplations intrieures,
+de ses fantaisies, de ses rves, de ses vocations de pote et
+d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingnieux
+moqueur lui-mme, pour prter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point
+en gnie mconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon got et
+de bonne grce, il dissimula si compltement la blessure de son lgitime
+orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas
+sans raison qu'on attribuerait la raret graduellement croissante des
+occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du
+piano, plus encore au dsir qu'il prouvait de fuir les hommages qui ne
+lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait d, qu'
+l'augmentation de sa faiblesse, mise de tout aussi rudes preuves par
+les longues heures qu'il passait jouer chez lui, aussi bien que par
+les leons qu'il n'a jamais cess de donner.
+
+Il est regretter que les indubitables avantages qui devraient rsulter
+pour l'artiste ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent
+ainsi diminus par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et
+par l'absence complte d'une vritable entente de ce qui dtermine le
+Beau en soi, comme des moyens qui le rvlent et qui constituent l'Art.
+Les apprciations de salon ne sont que _d'ternels -peu-prs_, comme
+les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces
+feuilletons saupoudrs et paillets de fins aperus qui, chaque lundi,
+charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions
+superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances pralables,
+aucune porte et aucun avenir dans un intrt sincre et soutenu;
+impressions si passagres, qu'on peut les appeler plutt physiques que
+morales.--Trop proccup des petits intrts du jour, des incidents de
+la politique, des succs de jolies femmes, des bons-mots de ministres
+pied ou de dsoeuvrs mcontents, du mariage ou des relevailles de
+quelque lgante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu
+difiantes, de mdisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies
+qu'on traite de mdisances, le grand monde ne veut en fait de posie, ne
+supporte en fait d'art, que des motions qui s'inhalent en quelques
+minutes, s'puisent en une soire, s'oublient le lendemain!
+
+Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des
+artistes vains et obsquieux, faute de savoir tre fiers et patients.
+Puis, en s'affadissant le got avec eux, il perd la virginit,
+l'originalit, la spontanit primitive de ses sensations; ensuite de
+quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre,
+un pote de grande ligne, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne
+manire. Par l, si haut qu'il soit, la grande posie, le grand art
+surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans
+les appartements tendus de damas rouge; il s'vanouit dans les salons
+jaune paille ou bleu nacr. Tout vritable artiste l'a senti, quoique
+tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renomme,
+plus familiaris que d'autres avec les variations du thermomtre
+intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces
+tempratures toujours fraches, parfois glaciales et glaantes, rpta
+souvent: la cour, il faut tre court! Et il ajoutait entre amis: Il
+ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce
+que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout
+des pieds et fasse penser une valse passe ou future!
+
+D'ailleurs, le _glac_ conventionnel du grand monde qui recouvre la
+grce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts;
+l'affectation, l'affterie, les minauderies des femmes; l'empressement
+hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait trangler
+celui dont la prsence dtourne d'eux le regard de quelque belle,
+l'attention de quelque oracle de salon, sont des lments trop peu
+intelligents, trop peu sincres, trop factices en dfinitive, pour que
+le pote s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient
+srieux et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires,
+daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lvres fanes et
+sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette
+condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent
+contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le
+moins en lui-mme.
+
+Il y trouve plutt occasion de se convaincre que l, personne n'est
+admis l'auguste frquentation des Muses. Les femmes qui se pment
+parce que leurs nerfs sont excits, sans rien saisir de l'idal que
+l'artiste chante, de l'ide qu'il a voulu exprimer sous les formes du
+beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce
+que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni
+les autres, prpars et disposs voir en lui autre chose qu'un
+acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des
+filles de Mnmosyne, des rvlations d'Apollon Musagte, ces hommes et
+ces femmes habitus ds leur enfance ne goter que des plaisirs
+intellectuels qui frisent la platitude, cache sous les formes mignardes
+d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils
+sont s'affolent du bric--brac devenu le cauchemar des salons o l'on se
+pique d'avoir le got, ne possdant pas le sentiment des arts; on s'y
+prend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer le dieu de la
+porcelaine et de la verrerie; on s'y arrache le fade dessinateur des
+vues de chteau, de vignettes manires et de madonnes guindes! En
+fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des
+penses fugitives faciles peler!
+
+Une fois arrach son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la
+retrouver que dans l'intrt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant
+et anim, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus
+noble, pour ce qu'il pressent de plus lev, pour ce qu'il veut de plus
+dvou, pour ce qu'il rve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus
+divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignor de nos salons actuels, o
+la Muse ne descend gure que par mgarde, pour aussitt s'envoler vers
+d'autres rgions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration,
+l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les
+sourires smillants qui ne demandent qu' tre dsennuys, dans les
+froids regards d'un aropage de vieux diplomates blass, sans foi et
+sans entrailles, qu'on dirait rassembls pour juges des mrites d'un
+trait de commerce ou des expriences qui donnent droit un brevet
+d'invention. Pour que l'artiste soit vritablement sa propre hauteur,
+pour qu'il s'lve au-dessus de lui-mme, pour qu'il transporte son
+auditoire en tant hors de lui, enlev et illumin par le feu divin,
+_l'estro poetico_, il lui faut sentir qu'il branle, qu'il meut ceux
+qui l'coutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mmes
+instincts, qu'il les entrane enfin sa suite dans sa migration vers
+l'infini, comme le chef des troupes ailes, lorsqu'il donne le signal
+du dpart, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages.
+
+En thse gnrale, l'artiste aurait tout gagner de ne frquenter
+qu'une socit de patriciens clairs, car ce n'est pas sans un
+certain fond de raison que le Cte Joseph de Maistre, voulant une fois
+improviser une dfinition du Beau, s'cria: le Beau, c'est ce qu'il
+plat au patricien clair!--Sans doute, le patricien devant tre par
+sa position sociale au-dessus de toutes les considrations intresses
+et des prdilections communes qui en dcoulent, appeles bourgeoises,
+parce que la bourgeosie tient en ses mains les intrts matriels d'une
+nation; le patricien est prcisment dsign, non seulement pour
+comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager,
+l'expression et l'lan de tous les sentiments rares, hroques,
+dlicats, dsintresss, vous aux grandes choses et aux grandes ides,
+que l'art a pour mission de faire briller de tout leur clat dans les
+crations bnies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut
+rvler, dpeindre et dcrire, avec une intensit surhumaine; que seul
+il peut glorifier, auquel seul il peut dpartir l'apothose d'une
+immortalit terrestre! Telle serait la thse.--Mais, si nous envisageons
+l'antithse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas
+exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins gagner qu' perdre
+lorsqu'il prend got la socit de la noblesse contemporaine. Il s'y
+effmine, il s'y rapetisse, il s'y rduit au rle d'un amuseur
+charmant, d'un passe-temps comme il faut et coteux; moins qu'on ne
+l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et la base de
+l'chelle aristocratique.
+
+Dans les cours, depuis des temps immmoriaux, l'on reinte le pote et
+l'artiste en laissant d'autres Mcnes le soin de les rcompenser
+vritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire
+imprial, une approbation royale, une faveur souveraine, une pingle ou
+des boutons de diamants suffisent,--et au del!--pour compenser toutes
+les pertes de temps, de facults ardentes et d'nergies vitales,
+auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires
+incandescents. Firdousi, l'Homre persan, recevait en monnaie de cuivre
+les mille pices effigies que son sultan lui avait promis en monnaie
+d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope,
+comment l'cureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui
+renvoyait le sac de noisettes reu lorsqu'il n'avait plus de dents pour
+les croquer.
+
+En revanche, chez les rois et les princes de la finance, o l'on
+contrefait plus qu'on n'imite les manires des vrais grands-seigneurs,
+o tout se paie argent-comptant,--mme la visite d'un potentat tel que
+Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour
+allumer son feu de chemine quand il daigne se faire hberger par son
+banquier,--le pote et l'artiste n'en sont pas attendre un honoraire
+qui mette leur vieillesse l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour
+n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini d'excellentes affaires
+qui le gorgrent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux
+prcdents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit
+pied quand l'artiste prfrait, (non sans un soupir peut-tre), acqurir
+ bon march un pot-au-feu toujours fumant, en renonant se nourrir de
+l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit rp, la
+mansarde sans soleil et sans feu!...
+
+Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours puisent le gnie et le talent
+de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du pote, comme la beaut
+des femmes clatantes puise par l'admiration incessante qu'elle
+provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.--Le monde
+bourgeois des enrichis touffe l'artiste et le pote dans la
+gloutonnerie du matrialisme; l, femmes et hommes ne savent mieux faire
+que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de
+boudoir, jusqu' les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en
+porcelaine du Japon.--De cette faon, les splendeurs des premiers et des
+derniers gradins de la puissance et de la richesse sont galement
+funestes ces tres marqus par le sort du signe fatale et beau;
+ces privilgis de la nature, dont les Grecs disaient que le matre des
+cieux les ayant oublis dans la rpartition des biens de la terre, leur
+donna en compensation le privilge de monter jusqu' lui chaque fois
+qu'ils en prouvent le beau dsir. Mais, ces tres n'tant pas moins
+accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le
+beau monde portent la responsabilit de celles qui les dvorent ou les
+suffoquent derrire les lourdes portires capitonnes. Quand donc ces
+privilgis de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le
+matre des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans
+condamner aussi ceux qui, ne sachant point les couter quand ils font
+entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur
+talent sans respect pour leur inspiration!
+
+ la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pense de
+l'artiste et le vol du pote; trop occup pour se souvenir de leur
+bien-tre et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable
+aprs tout et qui se conoit); on les exploite donc sans merci ni
+remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire.
+Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, o, la distraction
+cessant, l'occupation cdant, chacun y comprend le pote et l'artiste
+comme nul ne le comprend ailleurs; o le souverain le rcompense comme
+nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour
+quelques-uns, brille dsormais aux yeux de tous comme un phare, une
+toile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui
+n'est pas.
+
+Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanits satisfaites,
+ne se sentant grands que par l'argent qu'ils dpensent, on a beau
+couter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on
+ne comprend ni la haute posie, ni le grand art. Les intrts, dits
+positifs, exercent l un empire trop absorbant et trop fascinant, pour
+permettre qu'on s'initie aux austres volupts du renoncement, aux
+saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversit, aux
+sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux
+nobles mpris des faveurs de la fortune, aux dfis audacieux lancs un
+destin cruel, tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute posie
+et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent mme plus de l'existence
+des craintes, des prudences, des prcautions, qui se puisent dans les
+livres de comptabilit en partie double. En ces parages, le pote et
+l'artiste sont exploits au profit de la vulgarit qui l'abaisse et
+parfois le dgrade.
+
+Mais, comme le rayon solaire qui se dgage d'un trne peut ne jamais
+venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne
+manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'tonnant si dans
+cette alternative, plutt que de chanter leurs plus beaux chants, de
+dire leurs plus beaux secrets qui les coute sans les entendre,
+l'artiste et le pote prfraient maintes fois avoir faim, avoir froid,
+au moral ou au physique, rester dans une solitude strile, contraire
+leur nature qui a besoin de chaleur, d'cho, de reflets, d'expansion,
+pour prendre foi en elle-mme? Qu'y aurait-il d'tonnant s'ils
+choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camons, plutt que d'tre
+toujours dupes d'esprances trop tardives se raliser, d'une
+admiration trop souvent mal place et par l indiffrente; plutt que
+d'tre si bien repus, qu'ils en soient rduits l'impuissance des btes
+de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de
+ces tres privilgis ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant
+qui condescendent prfrer l'clat des bougies et les revenant bons
+d'un mtier d'histrion, une vie et une mort solitaires! Si l'on voit
+si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer la faiblesse de
+caractre de ces infortuns! tant potes et artistes grce leurs
+facults imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui,
+tantt les ravit jusqu'aux cieux, tantt les attarde entre les pompes de
+la cour ou le luxe de la haute-banque, en les dtournant de leur vraie
+vocation.
+
+Le Cte Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il
+parlait du patricien clair, comme d'un vrai juge du Beau; il laissa
+seulement sa pense incomplte. Car l'aristocratie, en tant que telle,
+n'a point pour mission sociale de faire, l'anglaise, des glosses sur
+Homre, des monographies sur tel pote arabe oubli et tel trouvre
+retrouv; des tudes approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange,
+Raphal, des recherches curieuses sur Josquin-des-Prs,
+Orlando-di-Lasso, Monteverde, Fo, etc. etc. Sa supriorit consiste
+conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps;
+des aspirations, des attendrissements, des compassions propres la
+gnration contemporaine, qui trouvent leur expression la plus
+pntrante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du
+musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur!
+Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la
+vraie providence de la posie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait
+que le patriciat n'abandonne point au hasard du got de chacun, la
+protection qu'il doit l'artiste et au pote! Il faudrait qu'il et
+dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de
+leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des
+beaux-arts; celle de leurs grandes poques, de leurs grands styles, de
+leurs transformations dernires, de vraies causes et des vrais effets de
+leurs rivalits et de leurs luttes contemporaines, afin que le
+grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe
+artistique, ne laisse point chapper une douzaine de rflexions d'une
+ignorance nave, prives de syntaxe et parfois de grammaire, dans la
+moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un
+pote; danger auquel il n'chappe d'ordinaire, qu'en se retranchant
+derrire une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le
+pote.
+
+Il faudrait aussi qu'une tradition sacre commande au patriciat de
+ddaigner ces menues manifestations de l'art bon march, qui sous
+forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies
+colories, de mauvaise peinture, d'infme sculpture, de hochets peints,
+ptris, chants, jous, que les artistes ont honte de fabriquer,
+devraient tre relgues plus bas, dfrayer les plaisirs de plus
+modestes demeures que celles dont les portes sont surmontes d'un blason
+sculaire.--Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au
+patriciat, de ne se complaire que dans la haute posie et dans le grand
+art; de ne protger que les potes qui chantent les plus nobles
+sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux hrosmes, les
+plus parfaites dlicatesses, les plus idales tendresses, l'amour le
+plus pur, le pardon le plus gnreux, le dvouement le plus
+dsintress, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'me
+humaine dans ces rgions d'une haute spiritualit, dont l'atmosphre
+l'lve et la fait vivre au-dessus des proccupations gostes et
+picuriennes, que la poursuite des intrts matriels ou spciaux
+rveillent et nourrissent dans les autres classes de la socit. Mme
+dans celles de la science, o les passions ne rpudient pas toujours
+assez les injustices de l'irritabilit et les convoitises d'une vanit
+effrne, pour atteindre aux sphres suprieures et sereines de la haute
+posie et du grand art!
+
+Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le
+tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint
+d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que
+dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses
+costumes d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une
+allure triviale, dans ses manires qui, ayant perdu toute distinction,
+ne laissent plus apercevoir aucune diffrence avec celle des bons
+bourgeois de Paris! Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant
+sa juste hauteur, reprenne son droit inn de donner le ton, pour
+imposer effectivement le bon ton;--le bon ton dont la vraie
+caractristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui
+pensent, rflchissent, motivent leurs jugements, en mme temps qu'il
+impose sa mode cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que
+composent les ravissantes nullits de salons, disposant d'un auditoire
+exquis et de rentes hrditaires bien employer.
+
+Mais, en et-il t pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement t;
+et-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exaltes
+qu'il mritait si bien, dans ces salons renomms o le bon got semble
+tre seul appel rgner, dans ce monde superlatif dont les indignes
+se figurent bien tre d'une autre pte que le reste des mortels; Chopin
+et-il t entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans
+tous les climats; et-il obtenu ces triomphes clatants qui crent un
+capitole partout o les populations saluent l'honneur et le gnie;
+et-il t connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'tre que
+par des centaines d'auditoires mus, nous ne nous arrterions pourtant
+point cette partie de sa carrire pour en numrer les succs.
+
+Que sont les bouquets ceux dont le front appelle d'immortels lauriers?
+Les phmres sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent
+qu' peine en prsence d'une tombe que rclament de plus entires
+gloires. Les crations de Chopin sont destines porter dans des
+nations et des annes lointaines, ces joies, ces consolations, ces
+bienfaisantes motions, que les oeuvres de l'art rveillent dans les mes
+souffrantes, altres et dfaillantes, persvrantes et croyantes,
+auxquelles elles sont ddies, tablissant ainsi un lien continu entre
+les natures leves, sur quelque coin de terre, dans quelque priode des
+temps qu'elles aient vcu, mal devines de leurs contemporains quand
+elles ont gard le silence, souvent mal comprises quand elles ont parl!
+
+Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en mme qu'on peut
+commodment cueillir durant une promenade. Celles-ci charment quelques
+instants par leur fracheur embaume, mais nous ne saurions les placer
+ct de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail
+constant et exemplaire, par un amour srieux de l'art, par un douloureux
+ressentiment des motions qu'il a si bien exprimes. Puisqu'il n'a point
+cherch avec une mesquine avidit ces couronnes faciles, dont plus d'un
+de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il vcut homme pur,
+gnreux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble
+des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a pass parmi
+nous comme un fantme consacr de tout ce que la Pologne rcle de
+posie,--prenons garde de manquer de rvrence sa mmoire. Ne lui
+tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas
+des couronnes faciles et lgres! levons nos sentiments en face de ce
+cercueil!
+
+Nous tous qui, _par la grce de Dieu_, avons le suprme honneur d'tre
+artistes, interprtes choisis par la nature elle-mme du Beau ternel;
+nous tous qui le sommes devenus, _par droit de conqute aussi bien que
+par droit de naissance_, soit que notre main assouplisse le marbre ou le
+bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui
+grave lentement ses lignes pour la postrit, soit qu'elle coure sur le
+clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses
+phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte
+emprunt Uranie ou la plume de Melpomne trempe dans le sang, le
+rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accorde
+par la vrit et la justice, apprenons de celui que nous venons de
+perdre, repousser tout ce qui ne tient pas l'lite des ambitions de
+l'Art; concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon
+plus profond que la vogue du jour! Renonons aussi, pour nous-mmes, aux
+tristes temps de futilit et de corruption artistique o nous vivons,
+tout ce qui n'est pas digne de l'art, tout ce qui ne renferme pas des
+conditions de dure, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque
+parcelle de l'ternelle et immatrielle beaut, qu'il est enjoint
+l'art de faire resplendir pour resplendir lui-mme!
+
+Ressouvenons-nous de l'antique prire des Doriens, dont la simple
+formule tait d'une si pieuse posie lorsqu'ils demandaient aux dieux de
+leur donner, _le Bien par le Beau!_ Au lieu de tant nous mettre en
+travail pour attirer les foules et leur plaire tout prix,
+appliquons-nous plutt, comme Chopin, laisser un cleste cho de ce
+que nous avons ressenti, aim et souffert! Apprenons enfin de lui et de
+l'exemple qu'il nous a lgu, exiger de nous-mmes ce qui donne rang
+dans la cit mystique de l'art, plutt que de demander au prsent, sans
+respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, peine entasses, sont
+incontinent fanes et oublies!...
+
+En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de
+son vivant ont t remises aux mains de Chopin par _d'illustres gaux_.
+Une admiration enthousiaste lui tait voue par un public, plus resserr
+encore que l'aristocratie musicale dont il frquentait les salons. Il
+tait form par un groupe de noms clbres qui s'inclinaient devant lui,
+comme des rois de divers empires rassembls pour fter un des leurs,
+pour tre initi aux secrets de son pouvoir, pour contempler les
+magnificences de ses trsors, les merveilles de son royaume, les
+grandeurs de sa puissance, les oeuvres de sa cration. Ceux-l lui
+payaient intgralement le tribut qui lui tait d. Il n'et pu en tre
+autrement dans cette France, dont l'hospitalit sait discerner avec tant
+de got le rang de ses htes.
+
+Les esprits de plus minents de Paris se sont maintes fois rencontrs
+dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces runions
+d'artistes d'une priodicit fantastique, telle que se les figure
+l'oisive imagination de quelques cercles crmonieusement ennuys;
+telles qu'elles n'ont jamais t, car la gaiet, la verve, l'entrain,
+n'arrivent pour personne heure fixe, peut-tre moins qu' personne aux
+vritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la _maladie
+sacre_, orgueil bless ou dfaillance mortelle, il leur faut secouer
+ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs,
+pour s'tourdir et s'amuser ces jeux pyrotechniques auxquels ils
+excellent; merveillement des passants bahis, qui aperoivent de loin
+en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose,
+quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon,
+sans rien comprendre aux ftes de l'esprit qui en furent l'occasion.
+
+Malheureusement, la gaiet et la verve ne sont aussi pour les potes et
+les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre
+eux, plus privilgis que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de
+surmonter assez leur malaise intrieur, soit pour toujours porter
+lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des
+embarras de la route, soit pour conserver une srnit bienveillante et
+douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les
+plus sombres, relve les plus taciturnes, encourage les plus dcourags,
+leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosphre tide et lgre,
+une libert d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser
+qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur proccupation ou leur
+maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou
+toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien
+faible minorit. La grande majorit des tres d'imagination, d'motions
+subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes
+adquates, chappent la priodicit en toutes choses, surtout en fait
+de gaiet.
+
+Chopin n'appartenait prcisment, ni ceux dont la verve est toujours
+en train, ni ceux dont la placidit bienveillante met toujours en
+train celle des autres. Mais, il possdait cette grce inne de la
+bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux
+lois et devoirs de l'hospitalit, lui font encore abdiquer toute
+considration personnelle pour l'astreindre aux dsirs et aux plaisirs
+de ceux qu'il reoit. On aimait venir chez lui, parce qu'on y tait
+charm et parce qu'on y tait l'aise. On y tait bien parce qu'il
+faisait ses htes matres de toute chose, se mettant lui-mme et ce
+qu'il possdait leurs ordres et service. Munificence sans rserve,
+dont le simple laboureur de race slave ne se dpart point en faisant
+les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empress que l'Arabe sous sa
+tente, compensant tout ce qui manque la splendeur de sa rception par
+un adage qu'il ne nglige pas de rpter, que rpte aussi le grand
+seigneur aprs un repas d'une abondance homrique, servi sous des
+lambris dors: _Czym bohal, tym rad!_ Quatre mots qu'on paraphrase ainsi
+aux trangers: Toute mon humble richesse est vous![18]. Cette
+formule est dbite avec une grce et une dignit toutes nationales
+ses convives, par tout matre de maison qui conserve les minutieuses et
+pittoresques coutumes des anciennes moeurs de la Pologne.
+
+[Note 18: Le Polonais conserve dans son formulaire de politesse une
+forte empreinte des habitudes hyperboliques du langage oriental. Les
+titres de _trs puissant_ et _trs clair Seigneur_, (_Jasnie
+Wielmozny, Jasnie Oswiecony Pan_), sont encore de rigueur. On se donne
+constamment dans la conversation celui de _Bienfaiteur_ (_Dobrodzij_),
+et le salut d'usage entre hommes ou d'homme femme est: _je tombe vos
+pieds_ (_padam do ng_). Celui du peuple est d'une solennit et d'une
+simplicit antiques: _Gloire Dieu_ (_Slawa Bohu_).]
+
+Aprs avoir t mme de connatre les usages de l'hospitalit dans son
+pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait nos runions chez
+Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi
+dont on ne conserve aucun arrire-got fade ou amer et qui ne provoque
+aucune raction d'humeur noire. Quoique peu facile attirer dans le
+monde et encore moins enclin recevoir, il devenait chez lui d'une
+prvenance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon o, tout
+en ne paraissant s'occuper de personne, il russissait occuper chacun
+de ce qui lui tait le plus agrable, faire envers chacun preuve de
+courtoisie et de dvotieux empressement.
+
+Ce n'est assurment pas sans avoir des rpugnances lgrement
+misanthropiques vaincre, qu'on dcidait Chopin ouvrir sa porte et
+son piano pour ceux auxquels une amiti aussi respectueuse que loyale
+permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans
+doute, se souvient encore de cette premire soire improvise chez lui
+en dpit de ses refus, alors qu'il demeurait la Chausse d'Antin. Son
+appartement, envahi par surprise, n'tait clair que de quelques
+bougies runies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait
+particulirement, cause de leur sonorit argentine un peu voile et de
+leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on et cru appartenir
+un de ses harmonicas que les anciens matres construisaient si
+ingnieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque
+Allemagne conserva le monopole potique.
+
+Des coins laisss dans l'obscurit semblaient ter toute borne cette
+chambre et l'adosser aux tnbres de l'espace. Dans quelque clair-obscur
+on entrevoyait un meuble revtu de sa housse blanchtre, forme
+indistincte, se dressant comme un spectre venu pour couter les accents
+qui l'avaient appel. La lumire, concentre autour du piano, tombait
+sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde pandue, rejoignant
+les clarts incohrentes du foyer o surgissaient de temps autre des
+flammes oranges, courtes et paisses, comme des gnomes curieux attirs
+par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et
+d'un ami sympathique et admiratif, prsent lui-mme cette fois, semblait
+invit tre le constant auditeur du flux et reflux de tons qui
+venaient chanter, rver, gmir, gronder, murmurer et mourir, sur les
+plages de l'instrument prs duquel il tait plac. Par un spirituel
+hasard, la nappe rverbrante de la glace ne refltait, pour le doubler
+ nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la
+Csse d'Agoult, que tant de pinceaux ont copis, que la gravure vient
+de reproduire pour ceux que charme une plume lgante.
+
+Rassembles dans la zone lumineuse, plusieurs ttes d'clatante renomme
+taient groupes autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes,
+coutant avec l'intrt d'un compatriote les narrations que lui faisait
+Chopin sur le mystrieux pays que sa fantaisie thre hantait aussi,
+dont il avait aussi explor les plus dlicieux parages. Chopin et lui
+s'entendaient demi-mot et demi-son. Le musicien rpondait par de
+surprenants rcits aux questions que le pote lui faisait tout bas, sur
+ces rgions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette
+nymphe rieuse[19] dont il voulait savoir si elle continuait draper
+son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la mme agaante
+coquetterie? Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces
+lieux, il s'informait: si le Dieu marin la longue barbe blanche
+poursuivait toujours une certaine naade espigle et mutine de son
+risible amour? Bien instruit de toutes les glorieuses feries qu'on
+voit _l-bas_, _l-bas_, il demandait: si les roses y brlaient d'une
+flamme toujours aussi fire? si au clair de la lune les arbres y
+chantaient toujours aussi harmonieusement?
+
+[Note 19: Heine, Salon. _Chopin._]
+
+Chopin rpondait. Tous deux, aprs s'tre longtemps et familirement
+entretenus des charmes de cette patrie arienne, se taisaient
+tristement, pris de ce mal du pays dont Heine tait si atteint alors
+qu'il se comparait ce capitaine hollandais du _Vaisseau fantme_,
+ternellement roul avec son quipage sur les froides vagues, soupirant
+en vain aprs les pices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en cume
+de mer, les tasses en porcelaine de Chine!... _Amsterdam! Amsterdam!
+quand reverrons-nous Amsterdam!_s'criait-il, pendant que la tempte
+mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de l sur son
+aqueux enfer.--Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un
+jour l'infortun capitaine s'exclamait: _Oh! si je reviens Amsterdam,
+je prfrerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les
+quitter!_ Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'tait
+l'idal!
+
+Heine croyait savoir, un cheveu prs, tout ce qu'avait souffert et
+tout ce qu'avait prouv le pauvre Van der Deken, dans sa terrible et
+incessante course travers l'ocan qui avait enfonc ses griffes dans
+l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enracin son sol
+mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais
+trouver la chane pour la briser. Quand le satirique pote le voulait
+bien, il nous racontait les douleurs, les esprances, les dsespoirs,
+les tortures, les abbattements des infortuns peuplant ce malheureux
+navire, car il tait mont sur ses planches maudites, guid et ramen
+par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours o l'hte de sa
+fort de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus
+amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas,
+pour gayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait
+rver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait.
+
+Sur cette imprissable carne, Heine et Chopin parcouraient ensemble les
+ples o l'aurore borale, brillante visiteuse de leurs longues nuits,
+mire sa large charpe dans les gigantesques stalactites des glaces
+ternelles; les tropiques o le triangle zodiacal remplace de sa lumire
+ineffable, durant leurs courtes obscurits, les flammes calcinantes qu'y
+distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide,
+et les latitudes o la vie est opprime et celles o elle est dvore,
+apprenant connatre chemin faisant toutes les merveilles clestes qui
+marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuys sur
+cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses
+qui surplombent majestueusement le nord, jusqu' l'clatante croix du
+sud, aprs laquelle le dsert antarctique commence s'tendre sur les
+ttes comme sous les pieds, ne laissant l'oeil perdu rien contempler
+sur un ciel vide et sans phare, tendu au-dessus d'une mer sans rives.
+Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que
+laissent sur l'azur les toiles filantes, lucioles d'en haut... et ces
+comtes aux incalculables orbites redoutes pour leur trange splendeur,
+tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et
+inoffensives... et Aldbaran, cet astre distant qui, comme la sinistre
+tincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser
+l'approcher... et ces radieuses Plides versant l'oeil errant qui les
+cherche une lueur amie et consolatrice, comme une nigmatique promesse!
+
+Heine avait vu toutes ces choses sous les diffrentes apparences
+qu'elles prennent chaque mridien! Il en avait vu bien d'autres encore
+dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assist la
+cavalcade furieuse d'Hrodiade, ayant aussi ses entres la cour du Roi
+des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des
+Hesprides, tant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles des
+mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque fe, prenant tche
+leur vie durant de tenir en chec les mauvaises fortunes en prodiguant
+les joyaux de leurs crins aux tranges scintillements. Comme il
+entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du
+surnaturel potique, Chopin nous rptait ses discours, nous racontait
+ses descriptions, nous rvlait ses rcits, et Heine le laissait faire,
+oubliant notre prsence lorsqu'il l'coutait.
+
+Au soir dont nous parlons, ct de Heine tait assis Meyerbeer, pour
+lequel sont puises depuis longtemps toutes les interjections
+admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclopennes, il passait
+de longs instants savourer le dlectable plaisir de suivre le dtail
+des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme
+d'une blonde diaphane.
+
+Plus loin, Adolphe Nourrit; c'tait un noble artiste, passionn et
+austre la fois. Catholique sincre et presque asctique, il rvait
+pour l'art, avec toute la ferveur d'un matre du moyen-ge, un avenir
+rgnrateur du beau pur, glorificateur du beau immacul! Dans les
+dernires annes de sa vie, il refusait son talent toutes les scnes
+d'un ordre de sentiments peu levs ou superficiels, pour servir l'art
+avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses
+manifestations, ne le considrant toutes les heures du jour, que comme
+un saint tabernacle _dont la beaut forme la splendeur du vrai_.
+Sourdement min par une mlancolique passion pour le beau, son front
+semblait dj se marbrer de cette ombre fatale que l'clat du dsespoir
+n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du
+coeur et si ineptes pour les deviner.
+
+Hiller y tait aussi: son talent s'apparentait celui des novateurs
+d'alors, en particulier Mendelssohn. Nous nous rassemblions
+frquemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il
+publia dans la suite, dont la premire fut son remarquable oratorio, _La
+Destruction de Jrusalem_, il crivait des morceaux de piano: les
+_Fantmes_, les _Rveries_, ses vingt-quatre _tudes_ ddies
+Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achev, rappellant ces
+tudes de feuillages o les paysagistes retracent d'aventure tout un
+petit pome d'ombre et de lumire, avec un seul arbre, une seule
+bruyre, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un
+seul motif heureusement et largement trait.
+
+Eugne Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait tonn et
+absorb devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on
+croyait entendre les frlements. Se demandait-il quelle palette, quels
+pinceaux, quelle toile il aurait eu prendre, pour leur donner la vie
+de son art? Se demandait-il si c'est une toile file par Arachn, un
+pinceau fait des cils d'une fe, une palette, couverte des vapeurs de
+l'arc-en-ciel, qu'il lui et fallu dcouvrir? Se plaisait-il sourire
+en lui-mme de ces suppositions et se livrer tout entier
+l'impression qui les faisait natre, par l'attrait qu'prouvent quelques
+grands talents pour ceux qui leur font contraste?...
+
+D'entre nous, celui qui paraissait le plus prs de la tombe, le vieux
+Niemcevicz, coutait avec une gravit morne, un silence et une
+immobilit marmorennes, ses propres _Chants historiques_, que Chopin
+transformait en dramatiques excutions pour ce survivant des temps qui
+n'taient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on
+retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de
+ftes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les
+hros morts!... Ils remmoraient ensemble cette longue suite de gloires,
+de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant
+le prsent pour une illusion, les croyait ressuscits, tant ces fantmes
+avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin!
+--Sparde tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa
+silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours
+trouver--amer le sel de l'tranger et son escalier dur monter...
+Chopin avait beau lui parler de _Grazyna_ et de _Wallenrod_, ce _Conrad_
+demeurait comme sourd ces beaux accents; sa prsence seule tmoignait
+qu'il les comprenait. Il lui semblait, juste titre, que nul n'avait
+droit d'en exiger plus de lui!...
+
+Enfonce dans un fauteuil, accoude sur la console, Mme Sand tait
+curieusement attentive, gracieusement subjuge. Elle donnait cette
+audition toute la rverbration de son gnie ardent, qu'elle croyait
+dou de la rare facult rserv quelques lus, d'apercevoir le beau
+sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas
+tre cette _seconde vue_, dont toutes les nations ont reconnu chez les
+femmes inspires les dons suprieurs? Magie du regard qui fait tomber
+devant elles l'corce, la larve, l'enveloppe grossire du contour, pour
+leur faire contempler dans son essence invisible l'me du pote qui s'y
+est incarne, l'idal que l'artiste a conjur sous le torrent des notes
+ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les
+alignements de la pierre, sous les rhythmes mystrieux des strophes ou
+les furieuses interjections du drame! Cette facult n'est que vaguement
+ressentie par la plupart de celles qui en sont doues; sa manifestation
+suprme se rvle dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du
+pass, prophtique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se
+plat le supposer, elle dispense les organisations tranges qu'elle
+illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule
+pesamment vers les rgions sotriques qu'elles atteignent de
+prime-saut. Cette facult prend son essor, bien moins dans l'tude des
+arcanes de la science qui analyse, que dans une frquente familiarit
+avec les merveilleuses synthses de la nature et de l'art.
+
+C'est dans l'accoutumance de ces tte tte avec la cration qui font
+l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit la
+nature, en mme temps l'art, le mot cach dans les harmonies infinies
+de lignes, de sons, de lumires, de fracas et de gazouillements,
+d'pouvants et de volupts! Assemblage crasant qui, affront et sond
+avec un courage que n'abat aucun mystre, que ne lasse aucune lenteur,
+laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformits,
+des rapports de nos sens nos sentiments et nous permet de
+simultanment connatre les ligaments occultes, qui relient des
+dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antithses
+quivalentes, ainsi, que les abmes qui sparent, d'un troit mais
+infranchissable espace, ce qui est destin se rapprocher sans se
+confondre, se ressembler sans se mlanger. Avoir cout de bonne heure
+les chuchotements par lesquels la nature initie ses privilgis ses
+rites mystiques, est un des apanages du pote. Avoir appris d'elle
+pntrer ce que l'homme rve lorsqu'il cre son tour et que, dans ses
+oeuvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les
+gazouillements, les pouvantes et les volupts, est un don plus subtil
+encore, que la femme-pote possde un double droit; de par l'intuition
+de son coeur et de son gnie.
+
+Aprs avoir nomm celle dont l'nergique personnalit et l'imprieuse
+fascination inspirrent, la frle et dlicate nature de Chopin, une
+admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux dtruit des vases
+trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces
+limbes du pass dans lequel flottent tant d'indcises images,
+d'indcises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances;
+dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque
+sentiment n inviable! Hlas! De tant d'intrts, de tendances et de
+dsirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une poque durant
+laquelle ont t fortuitement rassembles quelques hautes mes et
+lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient possd un
+principe de vitalit suffisante pour les faire survivre toutes les
+causes de mort qui entourent son berceau chaque ide, chaque
+sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, quelque
+instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot
+d'une tristesse suprme: _Heureux s'il tait mort! Plus heureux s'il
+n'tait pas n!_ De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de
+nobles coeurs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette
+maldiction suprme? Il n'en est peut-tre pas un seul qui, s'il tait
+rallum de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicid qui
+dans le pome de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa
+vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait apparatre sans les
+meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui dfigurrent sa
+primitive beaut et souillrent sa candeur?
+
+D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui
+cette beaut et cette candeur aient eu des enchantements assez
+puissants et assez de cleste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas
+craindre, aprs qu'il et dfailli et expir, d'tre dsavou par ceux
+dont il avait fait la joie et le tourment? Quel spulcral dnombrement
+ne faudrait-il pas commencer pour les voquer un un, en leur demandant
+compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de
+coeurs o il leur fut donn si libralement accs et dans le monde o
+rgnaient ces coeurs, qu'ils ont embelli, boulevers, illumin, dvast,
+au gr de leurs hasards?...
+
+Mais, si parmi les hommes qui ont form ces groupes, dont chaque membre
+a attir sur lui l'attention de bien des mes et port dans sa
+conscience l'aiguillon de bien des responsabilits, il en est un qui n'a
+point permis ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui
+les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui,
+laguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts
+les plus suaves parfums, n'a lgu l'art que le patrimoine intact de
+ses lvations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements,
+reconnaissons en lui en de ces prdestins dont la posie populaire
+constatait l'existence par sa foi dans les _bons gnies_. En attribuant
+ ces tres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature
+suprieure celle du vulgaire, n'a-t-elle pas t magnifiquement
+confirme par un grand pote italien qui dfinissait le gnie _une
+empreinte plus forte de la_ Divinit? (Manzoni.) Inclinons-nous devant
+tous ceux qui ont t ainsi plus profondment marqus du sceau mystique;
+mais vnrons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin,
+n'ont employ cette suprmatie que pour donner vie et expression aux
+plus beaux sentiments.
+
+
+
+
+V.
+
+
+Une curiosit naturelle s'attache la biographie des hommes qui ont
+consacr de grands talents glorifier de nobles sentiments, dans des
+oeuvres d'art o ils brillent comme de splendides mtores aux yeux de la
+foule, surprise et ravie.
+
+Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques
+qu'ils rveillent, leurs noms qu'elle divinise aussitt, dont elle
+voudrait immdiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur,
+incline qu'elle est croire que ceux qui savent si bien exprimer et
+faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas
+d'autres. Mais cette bienveillante prvention, cette prsomption
+favorable, s'ajoute ncessairement le besoin de les voir justifies par
+ceux qui en sont l'objet, ratifies par leurs vies. Quand dans ses
+productions on voit le coeur du pote, sentir avec une si exquise
+dlicatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide
+intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer;
+peindre l'amour tel que le rve l'adolescence et tel qu'on en dsespre
+plus tard; quand on voit son gnie dominer de si grandes situations,
+s'lever avec calme au-dessus de toutes les pripties de l'humaine
+destine, trouver dans les entrelacements de ses noeuds inextricables des
+fils qui la dlient firement et victorieusement, planer au-dessus de
+toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des
+sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le
+voit possder le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et
+des plus augustes simplicits du courage, comment ne se demanderait-on
+pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance
+sincre en ces sentiments,--ou bien--une habile abstraction de la
+pense, un jeu de l'esprit?
+
+On s'informe, pourrait-il en tre autrement? on cherche en quoi ces
+hommes, si pris du beau, ont fait diffrer leurs existences de celles
+du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la posie, alors
+qu'elle tait aux prises avec les ralits de la vie et ses intrts
+positifs?... En combien ces ineffables motions de l'amour que le pote
+chante, taient effectivement dgages des aigreurs et des moisissures
+qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles taient l'abri
+de cette vaporation et de cette inconstance qui habituent n'en plus
+tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont prouv de si nobles
+indignations, ont toujours t quitables!... Si ceux qui ont exalt
+l'intgrit, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui
+ont tant vant l'honneur, n'ont jamais t timides?... Si ceux qui ont
+fait admirer la fortitude, n'ont jamais transig avec leurs
+faiblesses?...
+
+Beaucoup ont intrt connatre les transactions acceptes entre
+l'honneur, la loyaut, la dlicatesse, et les avantages ambitieux, les
+profits vaniteux, les gains matriels, acquis leurs dpens, par ceux
+auxquels fut dpartie la belle tche d'entretenir notre foi et notre
+attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans
+l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour
+beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si
+bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie,
+servent prouver avec vidence qu'il y a impossibilit ou niaiserie
+les refuser. Ils s'en prvalent pour affirmer hautement que ces
+transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin,
+entre le laid et le beau thique, sont inhrents la fragilit de notre
+tre et la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des
+tres et des choses la fois.
+
+Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un dplorable
+appui aux assertions ricaneuses des ralistes en morale, avec quelle
+hte n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du pote, de vains
+simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prchant les
+doctrines savamment prmdites d'une mielleuse et farouche
+hypocrisie... d'un perptuel et secret dsaccord entre les discours et
+les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces
+exemples aux mes inquites et faibles, dont les aspirations juveniles,
+dont les convictions de la valeur dcroissantes essayent encore de se
+soustraire ces tristes pactes! De quel fatal dcouragement celles-ci
+ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les
+sduisantes insinuations, qui se prsentent chaque dtour du chemin de
+la vie, en songeant que les coeurs les plus ardemment pris de sublime,
+les plus initis aux susceptibilits de la dlicatesse, les plus touchs
+par les beauts de la candeur, ont pourtant reni dans leurs actes les
+objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoisss ne
+sont-elles pas saisies et dvores devant ces flagrantes
+contradictions!...
+
+Mais, ce qui peut-tre fait le plus de peine voir, ce sont les cruels
+sarcasmes dverss sur leurs souffrances par ceux qui rptent: _la
+Posie, c'est ce qui aurait pu tre_... se complaisant ainsi la
+blasphmer par leur coupable ngation!--Non!--Tous les dieux
+l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences
+l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le
+rptent, toutes les belles mes le sentent, tous les hros en
+tmoignent, toutes les saintets le proclament, la posie n'est point
+l'ombre de notre imagination, projete et grandie dmesurment sur le
+plan fuyant de l'impossible! La Posie et la Ralit--_(Dichtung und
+Wahrheit)_--ne sont point deux lments incompatibles, destins se
+ctoyer sans jamais se pntrer, de l'aveu mme de Goethe qui disait
+d'un pote contemporain, qu'ayant vcu pour crer des pomes, il avait
+fait de sa vie un pome!--(_Er lebte dichtend und dichtete lebend_).
+Goethe tait trop pote lui-mme pour ne pas savoir que la posie
+n'existe que parce qu'elle trouve son ternelle ralit dans les plus
+beaux instincts du coeur humain. C'est l le secret que, sur ses vieux
+jours, le vieillard olympien disait avoir _emmystr_--_eingeheimnisst_--dans
+ce vaste pome de Faust, dont la dernire scne nous montre comment
+la _Posie_, qui fut dchane par l'imagination sur toutes les latitudes
+du monde, emporte par la fantaisie sur tous les domaines de l'histoire,
+rentre dans les sphres clestes guide par la _Ralit_ de l'amour et du
+repentir, de l'expiation et de l'intercession!
+
+Il nous est arriv de dire autrefois: _Aussi bien que noblesse, gnie
+oblige_[20]. Aujourd'hui, nous voudrions dire: _Plus que noblesse, gnie
+oblige_, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute
+chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le gnie vient de Dieu et,
+comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si
+l'homme ne _l'imperfectionnait_. C'est lui qui le dfigure, le dnature,
+le dgrade, au gr de ses passions, de ses illusions, de ses
+vindications! Le _gnie_ a sa mission; son nom le dit dj en
+l'assimilant ces tres clestes qui sont les _messagers_ de la bonne
+providence. Quand le gnie est dparti l'artiste et au pote, sa
+mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une
+divine rvlation a seule autorit d'imposer, qu'une noble philosophie
+rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le gnie de la
+posie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai,
+devant l'imagination charme et surleve; de stimuler au bien par le
+beau, des coeurs mus, entrans vers ces hautes rgions de la vie
+morale, o la gnrosit se change en dlices, o le sacrifice se
+transforme en volupt, o l'hrosme devient un besoin, o, la
+_com-passion_ remplaant la _passion_, l'amour ddaigne de rien
+demander, sachant que ds lors il trouvera toujours en lui-mme de quoi
+donner! L'art et la posie sont donc les auxiliaires de la rvlation et
+de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que
+l'indescriptible clat des couleurs et la vague harmonie des tons le
+sont la parfaite intgrit de la nature!
+
+[Note 20: Sur Paganini, aprs sa mort.]
+
+Aussi, l'interprte du beau dans la posie et dans l'art doit-il,--le
+mot _devoir_ n'est-il pas synonyme de _dette_?--tout comme l'interprte
+du vrai et du bien divin, tout comme l'interprte de la raison et de la
+conscience humaines, aprs avoir agi par les oeuvres de son intelligence,
+de son imagination, de son inspiration, de ses mditations, agir encore
+par les actes de sa vie; accorder un mme diapason son chant et son
+dire, son dire et son faire! Il se le doit lui-mme, il le doit son
+art et sa muse, afin qu'on n'accuse point sa posie d'tre un subtil
+fantme et son art de n'tre qu'un jeu puril. Le gnie du pote et de
+l'artiste ne peut doter la posie d'une incontestable ralit et l'art
+d'une auguste majest, qu'en donnant leurs plus hautes et plus pures
+aspirations la fcondit solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la
+foi l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et
+du pote, la majest de l'art est abaisse, raille; la ralit de la
+posie est conteste, mise en suspicion, nie!
+
+L'exemple de la froide austrit ou du dsintressement absolu de
+quelques caractres rigides suffit, il est vrai, l'admiration des
+natures calmes et rflchies. Mais les organisations plus passionnes et
+plus mobiles, qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent
+vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achets tout
+prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui
+n'ont rien d'nigmatique, rien de sinueux, rien de transportant.
+Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces
+organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvs la
+bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements o
+l'me se construit une aire. Elles se librent volontiers des autorits
+sniles; elles dclinent leur comptence. Elles les accusent d'accaparer
+le monde au profit de leurs sches passions, de vouloir disposer les
+effets de causes qui leur chappent, de proclamer des lois dans des
+sphres o elles ne peuvent pntrer! Elles passent outre devant les
+silencieuses gravits de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation
+pour le beau.
+
+La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interprter les silences, de
+rsoudre leurs problmes? Les battements de son coeur sont trop
+prcipits pour lui laisser la claire-vue des souffrances caches, des
+combats mystrieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois
+le tranquille coup-d'oeil de l'homme de bien. Les mes agites ne
+conoivent que mal les calmes simplicits du juste, les hroques
+sourires du stocisme. Il leur faut de l'exaltation, des motions.
+L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la mtaphore
+leur inspire des convictions! la fatigue des arguments, elles
+prfrent la conclusion des entranements. Mais, comme chez elles le
+sens du bien et du mal ne s'mousse que lentement, elles ne passent
+point brusquement de l'un l'autre; elles commencent par diriger leurs
+regards avec une avide curiosit vers ces nobles potes qui les ont
+entrans par leurs mtaphores, vers ces grands artistes qui les ont
+mus par leurs images, charms par leurs lans. C'est eux qu'elles
+demandent le dernier mot de ces lans et de ces enthousiasmes!
+
+Aux heures dchires o, au milieu de la tourmente du sort, le sens
+secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie,
+deviennent comme un lourd et importun trsor, capable de faire chavirer
+la frle barque d'une destine ou d'une passion si on ne les jette
+par-dessus bord, dans l'abme de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont
+travers les prils n'a manqu d'voquer, alors qu'un cruel naufrage le
+menaait, des ombres et des mnes glorieux, pour s'informer jusqu' quel
+point leurs aspirations ont t vivaces et sincres? Pour s'enqurir
+avec un ingnieux discernement, de ce qui chez eux tait un
+divertissement, une spculation de l'esprit, et de ce qui formait une
+constante habitude de sentiment?--C'est ces heures aussi que le
+dnigrement, qui d'autres moments fut cart et chass, rapparat.
+Pour le coup, il ne chme pas; il s'empare avidement des faiblesses, des
+fautes, des oublis de ceux qui ont fltri les fautes et les faiblesses:
+il n'en omet aucune. Il attire lui ce butin, compulse ces faits, pour
+s'arroger un droit de ddain sur l'inspiration, laquelle il n'accorde
+d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-got, un
+divertissement de haut-got, comme se les procurent les patriciens de
+tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation!
+Mais, il dnie obstinment l'inspiration du pote, l'enthousiasme de
+l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos rsolutions, nos
+acquiescements ou nos refus.
+
+Le dnigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant
+tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour rpandre
+sa noire semence sur les pages brillantes o flottent les plus purs
+dsirs du coeur, les plus nobles rves de l'imagination. Puis, il demande
+avec l'ironie de la victoire: quoi bon prendre au srieux ces
+excursions dans un domaine o ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur
+attribuer ces motions et ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au
+calcul de l'intrt, ne recouvrant que les intrts de l'gosme?
+Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine?
+Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des
+sentiments striles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le
+foyer du tiers-tat, la veille de la chaumire, mais o les mes naves
+prennent seules au srieux la fiction, en croyant bonassement que la
+posie peut devenir une ralit!...
+
+Avec quelle arrogante drision le dnigrement ne sait-il pas alors
+rapprocher, mettre en regard, le noble lan et l'indigne condescendance
+du pote, le beau chant et la coupable lgret de l'artiste! Quelle
+supriorit ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux mrites des _honntes
+gens_, qu'il considre comme des crustacs, destins ne connatre que
+les immobilits d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux
+enorgueillissements de ces fiers stociens, qui ne parviennent pas
+rpudier, mme aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune,
+avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immdiates!... Quel
+avantage le dnigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance
+logique de ses poursuites avec ses ngations! Comme il triomphe
+lestement des hsitations, des incertitudes, des rpugnances de ceux qui
+voudraient encore croire possible la runion des sentiments ardents, des
+impressions passionnes, des dons de l'intelligence, de l'intuition
+potique, avec un caractre intgre, une vie intacte, une conduite qui
+ne dment jamais l'idal potique!
+
+Comment alors ne pas tre affect de la plus noble des tristesses,
+toutes les fois qu'on s'aheurte un fait qui nous montre le pote
+dsobissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent,
+qui lui enseigneraient si bien faire de sa vie le plus beau de ses
+pomes? Quels dsastreux scepticismes, quels regrettables
+dcouragements, quelles douloureuses apostasies, n'entranent pas aprs
+elles les dfaillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de
+la rvlation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer mpris
+de la philosophie humaine, et ne savent plus quoi se fier, qui
+croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni
+croire au gnie!
+
+Et pourtant, elle serait sacrilge la voix qui confondrait ses carts
+dans un mme anathme, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur
+vantarde! Elle serait sacrilge, car si l'action du pote a parfois
+menti son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux reni son
+action?... Son oeuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus
+efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!--Le mal est
+contagieux, mais le bien est fcond!--Si les contemporains ont t
+souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le gnie en flagrant
+dlit, devant le pote qui se vautre dans les fanges dores d'un luxe
+mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et
+outragent le bien, la postrit oublie ces mchants rois de la pense,
+comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland,
+mconnut le caractre sacr du barde! Le jour vient o elle jette leur
+mmoire aux gmonies du non-tre! Elle ne connat plus leur histoire,
+pendant que, de sicle en sicle, elle abreuve de leurs oeuvres sublimes,
+les gnrations qui ont la soif du beau!
+
+Le pote apostat, l'artiste rengat, ne sauraient donc jamais tre
+compars ces hommes dont la mort ne laisse aprs eux que la mauvaise
+odeur de leurs vices, les ruines accumules par leurs mfaits, les
+dbris informes amoncels par qui, _ayant sem le vent a recueilli la
+tempte!_ De tels tres ne rachtent point un mal transitoire, par un
+bien durable. Il serait donc injuste de fltrir le pote et l'artiste,
+avant d'avoir fltri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui
+porte indignement un nom dj illustre, le financier qui verse des flots
+d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord
+sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de
+procder contre le pote et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent
+en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passrent
+les premiers sur le thtre du grand-monde, sur les pavois d'une
+renomme scandaleuse et envie, sur les trteaux lgants et
+enguirlands d'une mode parasite et d'un succs btard, eux, qui n'ont
+aucune ranon pour les affranchir devant les sentences d'une sainte
+indignation! Le pote et l'artiste possdent cette ranon. Qu'ils ne
+comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas!
+
+En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son
+regard d'aigle, habitu fixer le soleil; devant des avantages plus
+phmres que la vague scintillante, indignes de sa cure, le pote n'en
+a pas moins glorifi les sentiments qui le condamnaient et qui, en
+pntrant ses oeuvres, leur ont donn une action d'une porte plus vaste
+que celle de sa vie prive. En succombant aux tentations d'un amour
+impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des
+faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle
+aurole l'idal de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'austrit et
+ses innocences! Ses crations lui survivent, pour faire aimer le vrai et
+stimuler au bien des milliers d'mes, venues au monde aprs que la
+sienne aura expi ailleurs les fautes qu'elle a commises, en
+s'illuminant du _bien-fait_ qu'elle a rv.--Oui!--Cela est certain! Les
+oeuvres du pote et de l'artiste ont consol, rassrn, difi plus
+d'mes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en
+abattre!
+
+L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses hros ont une
+vie indpendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des
+manifestations de l'ternelle beaut! Plus durables que lui, elles
+passent de gnrations en gnrations, intactes et immarcessibles,
+renfermant en elles-mmes une virtuelle facult de rdemption pour leur
+auteur.--Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une
+belle action, l'on peut dire aussi de toute belle oeuvre qu'elle est une
+bonne oeuvre.--Est-ce que le vrai ne s'en dgage pas ncessairement en
+quelque manire, travers les fissures du beau, le faux ne pouvant
+engendrer _a lui seul_ que le laid? Est-ce que, pour les natures plus
+impressionnables que rflchies, plus sensibles que consquentes, le
+bien ne se dgage pas du beau plus srement presque que du vrai, parce
+qu'en toute manire celui-ci est la source de l'un et de l'autre?
+
+S'il est advenu, hlas! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalis
+leurs aspirations en donnent leur idal l'imprieux ascendant d'une
+entranante loquence, touffrent pourtant ces aspirations et foulrent
+un jour aux pieds leur idal, entranant ainsi par leur funeste exemple
+bien des mes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses,
+combien n'y en a-t-il pas ct de celles-ci, qu'ils ont secrtement
+confirmes, encourages, fortifies dans le vrai ou le bien, par les
+vocations de leur gnie! L'indulgence ne serait peut-tre que justice
+pour eux; mais qu'il est dur de rclamer justice! Combien il dplat
+d'avoir dfendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors
+qu'on ne voudrait que vnrer!...
+
+Aussi, quel doux orgueil l'ami n'prouve-t-il pas remmorer une
+carrire dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de
+contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille
+remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extrmes qu'on ait
+plaindre comme la consquence d'un excs de causes. Avec quel doux
+orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est
+pas seulement rserv aux natures apathiques, que ne sduisent aucunes
+fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles
+d'aucune illusion, qui se bornent aisment aux strictes observances et
+aux abstinences routinires des lois honores et honorables, de
+prtendre cette lvation d'me que ne soumet aucun revers, qui ne se
+dment aucun instant! ce titre le souvenir de Chopin restera
+doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontrs sur sa
+route, comme ces amis inconnus que les chants du pote lui acquirent;
+comme aux artistes qui, en lui succdant, s'attacheront tre dignes de
+lui!
+
+Dans aucun de ses nombreux replis, le caractre de Chopin n'a recel un
+seul mouvement, une seule impulsion, qui ne ft dicte par le plus
+dlicat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et
+cependant, jamais nature ne fut plus appele se faire pardonner des
+travers, des singularits abruptes, des dfauts excusables, mais
+insupportables. Son imagination tait ardente, ses sentiments allaient
+jusqu' la violence,--son organisation physique tait faible et
+maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste?
+Elles ont d tre poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il
+se garda religieusement son propre secret; il droba ses souffrances
+tous les regards sous l'impntrable srnit d'une fire rsignation.
+
+La dlicatesse de sa constitution et de son coeur, en lui imposant le
+fminin martyre des tortures jamais inavoues, donnrent sa destine
+quelques-uns des traits des destines fminines. Exclu par sa sant de
+l'arne haletante des activits ordinaires, sans got pour ce
+bourdonnement inutile o quelques abeilles se joignent tant de frelons
+en y dpensant la surabondance de leurs forces, il se cra une alvole
+l'cart des chemins trop frays et trop frquents. Ni aventures, ni
+complications, ni pisodes, n'ont marqu dans sa vie qu'il a simplifie,
+quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce rsultat
+peu ais obtenir. Ses sentiments et ses impressions en formrent les
+vnements, plus marquants et plus importants pour lui que les
+changements et les accidents de dehors. Les leons qu'il donna
+constamment, avec rgularit et assiduit, furent comme sa tche
+domestique et journalire, accomplie avec conscience et satisfaction.
+Il pancha son coeur dans ses compositions, comme d'autres l'panchent
+dans la prire, y versant toutes ces effusions refoules, ces tristesses
+inexprimes, ces regrets indicibles, que les mes pieuses versent dans
+leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses oeuvres, ce qu'elles ne
+disent qu' genoux: ces mystres de passion et de douleur qu'il a t
+permis l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas
+t donn de les exprimer en paroles.
+
+Le souci que Chopin prit d'viter ce zigzag de la vie, que les allemands
+appelleraient _anti-esthtique_, (_unsthetisch_); le soin qu'il eut
+d'en laguer les hors-d'oeuvres, l'miettement en parcelles informes et
+insubstantielles, en a loign les incidents nombreux. Quelques lignes
+vagues enveloppent son image comme une fume bleutre, disparaissant
+sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne
+s'est ml aucune action, aucun drame, aucun noeud, aucun
+dnouement. Il n'a exerc d'influence dcisive sur aucune existence. Sa
+passion n'a jamais empit sur aucun dsir; il n'a treint, ni mass,
+aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotis aucun coeur, il
+n'a pos une main conqurante sur aucune destine: il ne chercha rien,
+il et ddaign de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de
+lui:
+
+ _Brama assai, poco spera, nulla chiede._
+
+Mais aussi, chappait-il tous les liens, tous les rapports,
+toutes les amitis, qui eussent voulu l'entraner leur suite et le
+pousser dans de plus tumultueuses sphres. Prt tout donner, il ne se
+donnait pas lui-mme. Peut-tre savait-il quel dvouement exclusif sa
+constance et t digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa
+fidlit et t digne de comprendre, de partager! Peut-tre pensait-il,
+comme quelques mes ambitieuses, que l'amour et l'amiti s'ils ne sont
+tout, ne sont rien! Peut-tre lui a-t-il cot plus d'efforts pour en
+accepter le partage, qu'il ne lui en et fallu pour ne jamais effleurer
+ces sentiments et n'en connatre qu'un idal dsespr!--S'il en a t
+ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait gure ni d'amour, ni
+d'amiti. Il n'tait pas exigeant, comme ceux dont les droits et les
+justes exigences dpasseraient de beaucoup ce qu'on aurait leur
+offrir. Ses plus intimes connaissances ne pntraient pas jusqu' ce
+rduit sacr o habitait le secret mobile de son me, absent du reste de
+sa vie: rduit si dissimul, qu'on en souponnait peine l'existence!
+
+Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'intresser qu'
+ce qui proccupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de
+leur personnalit pour les ramener la sienne. S'il livrait peu de son
+temps, en revanche ne se rservait-il rien de celui qu'il accordait. Ce
+qu'il et rv, ce qu'il et souhait, voulu, conquis, si sa main
+blanche et effile avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or
+de sa lyre, nul ne le lui a jamais demand, nul en sa prsence n'eut eu
+le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets
+mouvants. Il glissait dessus et, comme il tait peu prodigue de ses
+instants, la causerie tait facilement absorbe par les dtails du jour.
+Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en
+digressions, dont il et pu devenir le sujet. Son individualit
+n'appelait gure les investigations de la curiosit, les penses
+chercheuses et les stratagmes scrutateurs; il plaisait trop pour faire
+rflchir.
+
+L'ensemble de sa personne, tant harmonieux, ne paraissait demander
+aucun commentaire. Son regard bleu tait plus spirituel que rveur; son
+sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence
+de son teint sduisaient l'oeil, ses cheveux blonds taient soyeux, son
+nez recourb expressivement accentu, sa stature peu leve, ses membres
+frles. Ses gestes taient gracieux et multiplis; le timbre de sa voix
+un peu assourdi, souvent touff. Ses allures avaient une telle
+distinction et ses manires un tel cachet de haute compagnie,
+qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence
+faisait penser celle des convolvulus, balanant sur des tiges d'une
+incroyable finesse leurs coupes divinement colores, mais d'un si
+vaporeux tissu que le moindre contact les dchire.
+
+Il portait dans le monde l'galit d'humeur des personnes que ne trouble
+aucun ennui, car elles ne s'attendent aucun intrt. D'habitude il
+tait gai; son esprit caustique dnichait rapidement le ridicule bien
+au-del des superficies o il frappe tous les yeux. Il dployait dans la
+pantomime une verve drolatique, longtemps inpuise. Il s'amusait
+souvent reproduire, dans des improvisations comiques, les formules
+musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; rpter leur
+gestes et leurs mouvements, contrefaire leur visage, avec un talent
+qui commentait en une minute toute leur personnalit. Ses traits
+devenaient alors mconnaissables, il leur faisait subir les plus
+tranges mtamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque,
+il ne perdait jamais sa grce native; la grimace ne parvenait mme pas
+l'enlaidir. Sa gaiet tait d'autant plus piquante, qu'il en
+restreignait les limites avec un parfait bon got et un loignement
+ombrageux de ce qui pouvait le dpasser. aucun des instants de la plus
+entire familiarit, il ne trouvait qu'une parole malsante, une
+vivacit dplace, puissent ne point tre choquantes.
+
+Dj en sa qualit de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son
+constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres clbrits du
+temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrs, ne manqua pas
+d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses rponses ironiques,
+ses procds double sens. Il avait entre autres de mordantes rpliques
+pour ceux qui eussent essay d'exploiter indiscrtement son talent.
+Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit un amphitryon mal avis,
+lorsqu'aprs avoir quitt la salle manger il lui montra un piano
+ouvert! Ayant eu la bonhomie d'esprer et de promettre ses convives,
+comme un rare dessert, quelque morceau excut par lui, il put
+s'apercevoir qu'en comptant sans son hte on compte deux fois. Chopin
+refusa d'abord; fatigu enfin par une insistance dsagrablement
+indiscrte: Ah! monsieur, dit-il de sa voix la plus touffe, comme
+pour mieux acrer sa parole, je n'ai presque pas dn!--Toutefois, ce
+genre d'esprit tait chez lui plutt une habilit acquise qu'un plaisir
+naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'pe, parer et toucher!
+Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se dgantait
+et jetait bas la visire, pour n'y plus songer.
+
+Par une exclusion absolue de tout discours dont il et t l'objet, par
+une discrtion jamais abandonn sur ses propres sentiments, il russit
+toujours laisser aprs lui cette impression si chre au vulgaire
+distingu, d'une prsence qui nous charme sans que nous ayons redouter
+qu'elle apporte avec elle les charges de ses bnfices, qu'elle fasse
+succder aux panchements de ses gaiets entranantes, les tristesses
+qu'imposent les confidences mlancoliques et les visages assombris,
+ractions invitables dans les natures dont on peut dire: _Ubi mel, ibi
+sel_. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux
+douloureux sentiments qui causent ces ractions, quoiqu'elles aient
+mme pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque
+chose comme de l'admiration, il ne les gote qu' distance. Il fuit leur
+approche incommode ses stagnants repos, aussi empress s'apitoyer
+avec emphase leur description, qu' se dtourner de leur vue. La
+prsence de Chopin tait donc toujours fte. N'esprant point tre
+devin, ddaignant de se raconter lui-mme, il s'occupait si fort de
+tout ce qui n'tait pas lui, que sa personnalit intime restait
+l'cart, inaborde et inabordable, sous une surface polie et glissante
+o il tait impossible de prendre pied.
+
+Quoique rares, il y eut pourtant des instants o nous l'avons surpris
+profondment mu. Nous l'avons vu plir et blmir, au point de gagner
+des teintes vertes et cadavreuses. Mais dans ses plus vives motions,
+il resta concentr. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur
+ce qu'il ressentait; une minute de recueillement droba toujours le
+secret de son impression premire. Les mouvements qui y succdaient,
+quelque grce de spontanit qu'il st leur imprimer, taient dj
+l'effet d'une rflexion dont l'nergique volont dominait un bizarre
+conflit de vhmence morale et de faiblesses physiques. Ce constant
+empire exerc sur la violence de son caractre, rappelait la supriorit
+mlancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la
+retenue et l'isolement, sachant l'inutilit des explosions de leurs
+colres et ayant un soin trop jaloux du mystre de leur passion pour le
+trahir gratuitement.
+
+Chopin savait noblement pardonner; nul arrire-got de rancune ne
+restait dans son coeur contre les personnes qui l'avaient froiss. Mais,
+comme ces froissements pntraient trs avant dans son me, ils y
+fermentaient en vagues peines et en souffrances intrieures, si bien que
+longtemps aprs que leurs causes avaient t effaces de sa mmoire il
+en prouvait encore les morsures secrtes. Malgr cela, force de
+soumettre ses sentiments ce qui lui semblait _devoir tre_ pour _tre
+bien_, il arrivait jusqu' savoir gr des services offerts par une
+amiti mieux intentionne que bien instruite, qui contrariait sans s'en
+douter ses susceptibilits caches. Ces torts de la gaucherie sont
+cependant les plus malaiss supporter aux natures nerveuses,
+condamnes rprimer l'expression de leurs emportements et amenes par
+l une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs,
+tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilit
+sans motif. Comme pourtant, manquer ce qui lui paraissait la plus
+belle ligne de conduite fut une tentation laquelle Chopin n'eut pas
+rsister, car probablement elle ne se prsenta jamais lui, il se garda
+de dceler en face d'individualits plus vigoureuses et, par cela seul,
+plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui
+faisaient prouver leur contact et leur liason.
+
+La rserve de ses entretiens s'tendait aussi tous les sujets auxquels
+s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne
+faisait pas dans l'troite circonscription de son activit, qu'on
+arrivait en prjuger. Sincrement religieux et attach au
+catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances
+sans les tmoigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le connatre,
+sans avoir de notions exactes sur ses ides cet gard. Il s'entend de
+soi que, dans le milieu o ses relations intimes le transportrent peu
+peu, il dut renoncer frquenter les glises, voir les
+ecclsiastiques, pratiquer tout naturellement la religion, comme cela
+se fait dans la noble et croyante Pologne o tout homme bien n
+rougirait d'tre tenu pour un mauvais catholique, o il considrerait
+comme la dernire des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon
+chrtien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des
+rites religieux, on finit ncessairement par les oublier plus ou moins?
+Cependant, quoique pour ne pas donner ses nouvelles accointances le
+dplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se dtendre ses
+rapports avec les prtres du clerg polonais de Paris, ceux-ci ne
+cessrent jamais de le chrir comme un de leurs plus nobles
+compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes
+nouvelles.
+
+Son patriotisme se rvla dans la direction que prit son talent, dans
+ses intimits de choix, dans ses prfrences pour ses lves, dans les
+services frquents et considrables qu'il aimait rendre ses
+compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir
+exprimer ses sentiments patriotiques, parler longuement de la Pologne,
+de son pass, de son prsent, de son avenir, toucher aux questions
+historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conqurant,
+l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel,
+les dsirs et l'espoir d'une revanche clatante qui trangle son tour
+le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques
+dont la Pologne tait l'objet. Chopin qui avait si bien appris
+l'adorer durant une sorte de trve dans la longue histoire de ses
+tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre har, rver la
+vengeance, savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et
+dloyal. Il se contentait par consquent d'aimer le vaincu, de pleurer
+avec l'opprim, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans
+philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prvisions
+diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des
+aspirations rvolutionnaires antipathiques sa nature. Les Polonais,
+voyant toutes les chances de briser le fameux quilibre europen bas
+sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, taient
+convaincus que le monde se djetterait sous le coup d'un pareil crime de
+lse-christianisme. Ils n'avaient peut-tre pas tellement tort; l'avenir
+se chargera de le dmontrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir
+un tel avenir, reculait instinctivement devant des esprances qui lui
+donnaient pour allis des hommes et des choses qui ne devaient tre que
+des causes!
+
+S'il s'entretenait quelquefois sur les vnements tant discuts en
+France, sur les ides et les opinions si vivement attaques, si
+chaudement dfendues, c'tait plutt pour signaler ce qu'il y trouvait
+de faux et d'erron que pour en faire valoir d'autres. Amen des
+rapports continus avec quelques-uns des hommes avancs qui ont le plus
+marqu de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations une
+bienveillante indiffrence, tout fait indpendante de la conformit
+des ides. Bien souvent il les laissait s'chauffer et se haranguer
+entre eux des heures entires, se promenant de long en large dans le
+fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait
+plus saccad; personne n'y prtait attention, sinon des visiteurs peu
+familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains
+soubresauts nerveux l'nonc de certaines normits ineffables: ses
+amis s'en tonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il
+vivait _auprs_ de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait
+_avec_ aucun d'eux, ne leur donnant rien de son meilleur moi et ne
+prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donn.
+
+Nous l'avons contempl de longs instants au milieu de ces conversations
+vives et entranantes, dont il s'excluait par son silence. La passion
+des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois nglig de
+suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa
+figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent
+sous une pnible impression, quand des sujets qui tiennent aux
+conditions premires de l'existence sociale taient dbattus devant lui
+avec de si nergiques emportements, qu'on et pu croire notre sort,
+notre vie ou notre mort, devoir se dcider l'instant mme. Il semblait
+souffrir physiquement lorsqu'il entendait draisonner si srieusement,
+accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments
+galement vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de
+dissonances, voire mme une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait
+triste et rveur. Alors il apparaissait comme un passager bord d'un
+vaisseau que la tempte fait rebondir sur les vagues; contemplant
+l'horizon, les toiles, songeant sa lointaine patrie, suivant la
+manoeuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas
+la force requise pour saisir un des cordages de la voilure...
+
+Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuad de la
+parfaite vacuit de la plupart des discours politiques, des discussions
+philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi pratiquer
+de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingu, qui
+nous avons souvent entendu rpter un mot dict par la sagesse
+misanthropique de ses vieux ans. Cette faon de sentir surprenait alors
+notre impatience inexprimente; mais depuis, elle nous a frapp par sa
+triste justesse.--Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a
+gure moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit, disait
+le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses
+bonts, lorsqu'ils se laissaient entraner la chaleur de nafs dbats
+d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait rprimer une volont passagre
+de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour
+consoler sa main oisive et la rconcilier avec son luth: _Il mondo va da
+se!_
+
+La dmocratie reprsentait ses yeux une agglomration d'lments trop
+htrognes, trop tourments, d'une trop sauvage puissance, pour lui
+tre sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans dj, que
+l'avnement des questions sociales fut compar une nouvelle invasion
+de barbares. Chopin tait particulirement et pniblement frapp de ce
+que cette assimilation avait de terrible. Il dsesprait d'obtenir des
+Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attach
+celui de l'Europe! Il dsesprait de prserver de leurs destructions et
+de leurs dvastations, la civilisation chrtienne, devenue la
+civilisation europenne! Il dsesprait de sauver de leurs ravages,
+l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilit en un mot de
+cette vie lgante, molle et raffine, que chanta Horace et que les
+brutalits d'une loi agraire tuent ncessairement, puisque ne pouvant
+obtenir ni _l'galit_, ni la _fraternit_, elles donnent la _mort_! Il
+suivait de loin les vnements et une perspicacit de coup d'oeil, qu'on
+ne lui et d'abord pas suppose, lui fit souvent prdire ce quoi de
+mieux informs s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui
+chappaient, il ne les dveloppait point. Ses phrases courtes n'taient
+remarques que quand les faits les avaient justifies.
+
+Dans un seul cas Chopin se dpartit de son silence prmdit et de sa
+neutralit accoutume. Il rompit sa rserve dans la cause de l'art, la
+seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'nonc
+explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance
+tendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un
+tmoignage tacite, de l'autorit de grand artiste qu'il se sentait
+lgitimement possder dans ces questions. Les faisant relever de sa
+comptence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant sa
+manire de les envisager. Pendant quelques annes il mit une ardeur
+passionne dans ses plaidoyers; c'tait celles o la guerre des
+romantiques et des classiques tait si vivement conduite de part et
+d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en
+inscrivant le nom de Mozart sur sa bannire. Comme il tenait plus au
+fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver
+dans l'immortel auteur du _Requiem_, de la symphonie dite de _Jupiter_,
+etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les liberts
+dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour
+le considrer comme un des premiers qui ouvrirent la musique des
+horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant explorer et o il
+fit des dcouvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau.
+
+En 1832, peu aprs son arrive Paris, en musique comme en littrature,
+une nouvelle cole se formait et il se produisait de jeunes talents qui
+secouaient avec clat le joug des anciennes formules. L'effervescence
+politique des premires annes de la rvolution de Juillet peine
+assoupie, se transporta dans toute sa vivacit sur les questions de
+littrature et d'art qui s'emparrent de l'attention et de l'intrt de
+tous. Le _romantisme_ fut l'ordre du jour et l'on combattit avec
+acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune trve entre ceux qui
+n'admettaient pas qu'on pt crire autrement qu'on n'avait crit jusque
+l, et ceux qui voulaient que l'artiste ft libre de choisir la forme
+pour l'adapter son sentiment; qui pensaient que, la rgle de la forme
+se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer,
+chaque diffrente manire de sentir comporte ncessairement une manire
+diffrente de se traduire.
+
+Les uns, croyant l'existence d'une forme permanente dont la perfection
+reprsente le beau absolu, jugeaient chaque oeuvre de ce point de vue
+prtabli. En prtendant que les grands matres avaient atteint les
+dernires limites de l'art et sa suprme perfection, ils ne laissaient
+aux artistes qui leur succdaient d'autre gloire esprer que de s'en
+rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait mme de
+l'espoir de les galer, le perfectionnement d'un procd ne pouvant
+jamais s'lever jusqu'au mrite de l'invention.--Les autres niaient que
+le beau pt avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur
+apparaissant, mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art,
+comme des tentes dresses sur la route de l'idal: haltes momentanes,
+que le gnie atteint d'poque en poque, que ses hritiers immdiats
+doivent exploiter jusqu' leur dernier recoin, mais que ses descendants
+lgitimes sont appels dpasser.--Les uns voulaient renfermer dans
+l'enclos symtrique des mmes dispositions, les inspirations des temps
+et des natures les plus dissemblables. Les autres rclamaient pour
+chacune d'elles la libert de crer leur langue, leur mode d'expression,
+n'acceptant d'autre rgle que celle qui ressort des rapports directs du
+sentiment et de la forme, afin que celle-ci ft adquate celui-l.
+
+Aux yeux clairvoyants de Chopin, les modles existants, quelque
+admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir puis tous les
+sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigure, ni toutes
+les formes dont il peut user. Il ne s'arrtait pas l'excellence de la
+forme; il ne la recherchait mme qu'en tant que son irrprochable
+perfection est indispensable la complte rvlation du sentiment,
+n'ignorant pas que le sentiment est tronqu aussi longtemps que la
+forme, reste imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile
+opaque. Il soumettait ainsi l'inspiration potique le travail du
+mtier, enjoignant la patience du gnie d'imaginer dans la forme de
+quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il ses
+classiques adversaires de rduire l'inspiration au supplice de Procuste,
+sitt qu'ils n'admettaient pas que certaines manires de sentir sont
+inexprimables dans les formes pralablement dtermines. Il les accusait
+de dpossder par avance l'art, de toutes les oeuvres qui auraient tent
+d'y introduire des sentiments nouveaux, revtus de ses formes nouvelles
+qui se puisent dans le dveloppement toujours progressif de l'esprit
+humain, des instruments qui divulguent sa pense, des ressources
+matrielles dont l'art dispose.
+
+Chopin n'admettait pas, qu'on voult craser le fronton grec avec la
+tour gothique, ni qu'on dmolisse les grces pures et exquises de
+l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des
+constructions mauresques; comme il n'et pas voulu que le svelte palmier
+vienne crotre en place de ses lgants bouleaux, ni que l'agave des
+tropiques soit remplace par le mlze du nord. Il prtendait goter le
+mme jour l'_Ilyssus_ de Phidias et le _Pensieroso_ de Michel-Ange, un
+_Sacrement_ de Poussin et la _Barque dantesque_ de Delacroix, une
+_Improperia_ de Palestrina et la _Reine Mab_ de Berlioz! Il rclamait
+son _droit d'tre_ pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la
+varit non moins que la perfection de l'unit. Il ne demandait
+galement Sophocle et Shakespeare, Homre et Firdousi, Racine
+et Goethe, que d'avoir leur _raison d'tre_ dans la beaut propre de
+_leur_ forme, dans l'lvation de _leur_ pense, proportionne, comme la
+hauteur du jet-d'eau aux feux iriss, la profondeur de leur source.
+
+Ceux qui voyaient les flammes du talent dvorer insensiblement les
+vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient l'cole musicale dont
+Berlioz tait le reprsentant le plus dou, le plus vaillant, le plus
+hasardeux. Chopin s'y rallia compltement et fut un de ceux qui mit le
+plus de persvrance se librer des serviles formules du style
+conventionnel, aussi bien qu' rpudier les charlatanismes qui n'eussent
+remplac de vieux abus que par des abus nouveaux plus dplaisants
+encore, l'extravagance tant plus agaante et plus intolrable que la
+monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les
+virtuosits tapageuses et les expressivits dcoratives de Kalkbrenner,
+lui tant ou insuffisantes ou antipathiques, il prtendait n'tre pas
+attach aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni oblig de
+trouver bonnes les manires cheveles des autres.
+
+Pendant les quelques annes que dura cette sorte de campagne du
+romantisme, d'o sortirent des coups d'essai qui furent des coups de
+matre, Chopin resta invariable dans ses prdilections comme dans ses
+rpulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux
+qui, selon lui, ne reprsentaient pas suffisamment le progrs ou ne
+prouvaient pas un sincre dvouement ce progrs, sans dsir
+d'exploitation de l'art au profit du mtier, sans poursuite d'effets
+passagers, de succs surpris la surprise de l'auditoire. D'une part,
+il rompit, des liens qu'il avait contracts avec respect, lorsqu'il se
+sentit gn par eux et retenu trop la rive par des amarres dont il
+reconnaissait la vtust. D'autre part, il refusa obstinment d'en
+former avec de jeunes artistes dont le succs, exagr son sens,
+relevait trop un certain mrite. Il n'apportait pas la plus lgre
+louange ce qu'il ne jugeait point tre une conqute effective pour
+l'art, une srieuse conception de la tche d'un artiste.
+
+Son dsintressement faisait sa force; il lui crait une sorte de
+forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le
+bien pour le bien, il tait invulnrable; par l imperturbable. Jamais
+il ne dsira d'tre prn, ni par les uns ni par les autres, l'aide de
+ces mnagements imperceptibles qui font perdre les batailles; l'aide
+de ses concessions que se font les diverses coles dans la personne de
+leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalits, des
+empitements, des dchances et des envahissements des styles divers
+dans les diffrentes branches de l'art, des ngociations, des traits et
+des pactes, semblables ceux qui forment le but et les moyens de la
+diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains
+scrupules qui en sont insparables. En refusant d'tayer ses productions
+d'aucun de ces secours extrinsques qui forcent le public leur faire
+bon accueil, il disait assez qu'il se fiait leurs beauts pour tre
+sr qu'elles se feraient apprcier d'elles-mmes. Il ne tenait pas
+hter et faciliter leur acceptation immdiate.
+
+Toutefois, Chopin tait si intimement et si uniquement pntr des
+sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les
+plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier
+l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et mme
+point de vue, que ses prdilections d'artiste ne pouvaient manquer de
+s'en ressentir. Dans les grands modles et les chefs-d'oeuvre de l'art,
+il recherchait uniquement ce qui correspondait sa nature. Ce qui s'en
+rapprochait lui plaisait; ce qui s'en loignait obtenait peine justice
+de lui. Rvant et runissant en lui-mme les qualits souvent opposes
+de la passion et de la grce, il possdait une grande sret de jugement
+et se prservait d'une partialit mesquine. Il ne s'arrtait gure
+devant les plus grandes beauts et les plus grands mrites, lorsqu'ils
+blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception potique. Quelque
+admiration qu'il et pour les oeuvres de Beethoven, certaines parties
+lui en paraissaient trop rudement tailles. Leur structure tait trop
+athltique pour qu'il s'y complt; leurs courroux lui semblaient trop
+rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la
+moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui
+tait une trop substantielle matire, et les sraphiques accents, les
+raphalesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes
+crations de ce gnie, lui devenaient par moments presques pnibles dans
+un contraste si tranch.
+
+Malgr le charme qu'il reconnaissait quelques-unes des mlodies de
+Schubert, il n'coutait pas volontiers celles dont les contours taient
+trop aigus pour son oreille, o le sentiment est comme dnud, o l'on
+sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous
+l'treinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient
+de l'loignement. En musique, comme en littrature, comme dans
+l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mlodrame lui tait un
+supplice. Il repoussait le ct furibond et frntique du romantisme; il
+ne supportait pas l'ahurissement des effets et des excs dlirants. Il
+n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses
+caractres trop tudis sur le vif et parlant un langage trop vrai; il
+aimait mieux les synthses piques et lyriques qui laissaient dans
+l'ombre les pauvres dtails de l'humanit. C'est pourquoi il parlait peu
+et n'coutait gure, ne voulant formuler ses penses ou recueillir
+celles des autres que quand elles taient arrives une certaine
+lvation.[21].
+
+[Note 21: Mme Sand. _Lucrezia Floriani_.]
+
+Cette nature si constamment matresse d'elle-mme, pour laquelle la
+divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de
+l'inachev, si cher aux potes qui savent la fin des mots interrompus et
+des penses tronques; cette nature si pleine de dlicates rserves, ne
+pouvait prouver qu'un ennui, comme scandalis, devant l'impudeur de ce
+qui ne laissait rien pntrer, rien comprendre _au del_. Nous
+pensons que s'il lui avait fallu se prononcer cet gard, il et avou
+qu' son got il n'tait permis d'exprimer les sentiments qu' condition
+d'en laisser la meilleure partie deviner. Si, ce qu'on est convenu
+d'appeler le _classique_ dans l'art, lui semblait imposer des
+restrictions trop mthodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par
+ces menottes et glacer par ce systme conventionnel, s'il ne voulait pas
+s'enfermer dans les symtries d'une cage, c'tait pour s'lever dans les
+nues, chanter comme l'alouette plus prs du bleu du ciel, ne devoir
+jamais descendre de ces hauteurs. Il et voulu ne se livrer au repos
+qu'en planant dans les rgions leves, comme l'oiseau de paradis dont
+on disait jadis qu'il ne gotait le sommeil qu'en restant les ailes
+tendues, berc par les souffles de l'espace, au haut des airs o il
+suspendait son vol. Chopin se refusait obstinment s'enfoncer dans
+les tanires des forts, pour prendre note des vagissements et des
+hurlements dont elles sont remplies; explorer les dserts affreux, en
+y traant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas
+du tmraire qui essaye de les former.
+
+Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si
+dnu d'apprt, en mme temps que de science; tout ce qui dans l'art
+allemand porte le cachet d'une nergie populaire, quoique puissante, lui
+plaisait galement peu. propos de Schubert il dit un jour: que le
+sublime tait fltri lorsque le commun ou le trivial lui succdait.
+Hummel, parmi les compositeurs de piano, tait un des auteurs qu'il
+relisait avec le plus de plaisir. Mozart reprsentait ses yeux le type
+idal, le pote par excellence, car il condescendait plus rarement que
+tout autre franchir les gradins qui sparent la distinction de la
+vulgarit. Il aimait prcisment dans Mozart le dfaut qui lui fit
+encourir le reproche que son pre lui adressait aprs une reprsentation
+de l'_Idomne_: Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues
+oreilles. La gaiet de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de
+Tamino et ses mystrieuses preuves lui semblaient dignes d'occuper sa
+pense; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur navet raffine. Il
+comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient
+que plus de voiles sur son deuil. ct de cela, son sybaritisme de
+puret, son apprhension du lieu-commun taient tels, que mme dans
+_Don Juan_, mme dans cet immortel chef-d'oeuvre, il dcouvrait des
+passages dont nous lui avons entendu regretter la prsence Son culte
+pour Mozart n'en tait pas diminu, mais comme attrist. Il parvenait
+bien oublier ce qui lui rpugnait, mais se rconcilier avec, lui tait
+impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de
+ces supriorits d'instinct, irraisonnes et implacables, dont nulle
+persuasion, nulle dmonstration, nul effort ne parviennent jamais
+obtenir l'indulgence, ne ft-ce que celle de l'indiffrence, pour des
+objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable
+qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie?
+
+Chopin donna nos essais, nos luttes d'alors, si remplies encore
+d'hsitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagrations, qui
+rencontraient plus de _sages hochant la tte_ que de contradicteurs
+glorieux, l'appui d'une rare fermet de conviction, d'une conduite calme
+et inbranlable, d'une stabilit de caractre galement l'preuve des
+lassitudes et des leurres, en mme temps que l'auxiliaire efficace
+qu'apporte une cause le mrite des ouvrages qu'elle peut revendiquer.
+Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de
+savoir, qu'il fut justifi d'avoir eu confiance en son seul gnie par la
+prompte admiration qu'il inspira. Les solides tudes qu'il avait faites,
+les habitudes rflchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut
+lev pour les beauts classiques, le prservrent de perdre ses forces
+en ttonnements malheureux et en demi-russites, comme il est arriv
+plus d'un partisan des ides nouvelles.
+
+Sa studieuse patience laborer et parachever ses ouvrages le mettait
+ l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant
+de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et la
+ngligence de la mgarde. Exerc de bonne heure aux exigences de la
+rgle, ayant mme produit de belles oeuvres dans lesquelles il s'y tait
+astreint, il ne la secouait qu'avec l'-propos d'une justesse savamment
+mdite. Il avanait toujours en vertu de son principe, sans se laisser
+emporter l'exagration ni sduire aux transactions, dlaissant
+volontiers les formules thoriques pour ne poursuivre que leurs
+rsultats. Moins proccup des disputes d'cole et de leurs termes que
+de se donner la meilleure des raisons, celle d'une oeuvre accomplie, il
+eut ainsi le bonheur d'viter les inimitis personnelles et les
+accommodements fcheux.
+
+Plus tard, le triomphe de ses ides ayant diminu l'intrt de son rle,
+il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef la tte
+d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence o il prit rang dans
+un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et
+inflexibles, comme toutes celles qui, en tant vives, se font rarement
+jour. Mais, sitt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhrents pour
+rgner sur le prsent et dominer l'avenir, il se retira de la mle,
+laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles
+ la cause qu'agrables aux gens qui aiment se battre, surtout
+battre, au risque d'tre battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de
+parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrire-garde en
+droute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir
+que sa cause est hors de danger pour ne plus se mler aux combattants.
+
+Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin
+avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers
+matres du moyen-ge. Comme pour eux, l'art tait pour lui une belle,
+une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir t appel, il desservait
+ses rites avec une pit mue. Ce sentiment s'est rvl l'heure de sa
+mort dans un dtail, dont les moeurs de la Pologne nous expliquent seules
+toute la signification. Par un usage moins rpandu de nos temps, mais
+qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants
+choisir les vtements dans lesquels ils voulaient tre ensevelis,
+prpars par quelques-uns longtemps l'avance[22].
+
+[Note 22: L'auteur de _Julie et Adolphe_ (roman imit de la Nouvelle
+Hloise et qui eut beaucoup de vogue sa publication), le gnral K.
+qui, g de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne
+du gouvernement de la Volhynie l'poque de notre sjour dans ces
+contres, avait fait, conformment la coutume dont nous parlons,
+construire son cercueil qui, depuis trente ans, tait toujours pos
+ct de la porte de sa chambre.]
+
+Leurs plus chres, leurs plus intimes penses, s'exprimaient ou se
+trahissaient ainsi, pour la dernire fois. Les robes monastiques taient
+frquemment dsignes par des personnes mondaines; les hommes
+prfraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des
+souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les
+premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut
+pourtant tre mis au tombeau dans les habits qu'il y avait ports. Un
+sentiment naturel et profond, dcoulant d'une source intarissable
+d'enthousiasme pour son art, a sans doute dict ce dernier voeu, alors
+que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrtien, il
+quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux.
+Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattach l'immortalit
+son amour et sa foi en l'art. Il voulut tmoigner une fois de plus au
+moment ou il serait couch dans le cercueil, par un muet symbole comme
+de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gard intact pendant toute sa
+vie. Il mourut fidle lui-mme, adorant dans l'art ses mystiques
+grandeurs et ses plus mystiques rvlations.
+
+En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant temptueux de sa
+socit, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le
+rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses
+compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des
+rapports frquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa soeur
+Louise lui tait surtout chre; une certaine ressemblance dans la nature
+de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus
+particulirement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie
+Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois
+derniers mois de la vie de son frre, pour l'entourer de ses soins
+dvous.
+
+Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grce charmante.
+Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il
+profitait de son sjour Paris pour leur procurer ces mille surprises
+que donnent les nouveauts, les bagatelles, les infiniment petits,
+infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce
+qu'il croyait pouvoir tre agrable Varsovie et y envoyait
+continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait
+ ce qu'on conservt ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils
+fussent, comme pour tre toujours prsent au milieu de ceux qui il les
+destinait. De son ct, il attachait un grand prix toute preuve
+d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des
+marques de leur souvenir lui tait une fte; il ne la partageait avec
+personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les
+objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui
+taient prcieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de
+s'en servir, mais il tait visiblement contrari lorsqu'on y touchait.
+
+Quiconque arrivait de Pologne tait le bienvenu auprs de lui. Avec ou
+sans lettre de recommandation il tait reu bras ouverts, comme s'il
+et t de la famille. Il permettait des personnes souvent inconnues
+quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait aucun d'entre
+nous: le droit de dranger ses habitudes. Il se gnait pour elles, il
+les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mmes lieux pour
+leur faire voir les curiosits de Paris, sans jamais tmoigner d'ennui
+ce mtier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait dner ces chers
+compatriotes, dont la veille il avait ignor l'existence; il leur
+vitait toutes les menues-dpenses, il leur prtait de l'argent. Mieux
+que cela; on voyait qu'il tait heureux de le faire, qu'il prouvait un
+vrai bonheur parler sa langue, se trouver avec les siens, se
+retrouver par eux dans l'atmosphre de sa patrie qu'il lui semblait
+encore respirer ct d'eux. On voyait combien il se plaisait couter
+leurs tristes rcits, distraire leurs douleurs, dtourner leurs
+sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprmes regrets par les
+infinies promesses d'une esprance loquemment chante.
+
+Chopin crivait rgulirement aux siens, mais seulement eux. Une de
+ses bizarreries consistait s'abstenir de tout change de lettres, de
+tout envoi de billets; on et pu croire qu'il avait fait voeu de n'en
+jamais adresser des trangers. C'tait chose curieuse de le voir
+recourir tous les expdients pour chapper la ncessit de tracer
+quelques lignes. Maintes fois il prfra traverser Paris d'un bout
+l'autre pour refuser un dner ou faire part de lgres informations,
+plutt que de s'en pargner la peine au moyen d'une petite feuille de
+papier. Son criture resta comme inconnue la plupart de ses amis. On
+dit qu'il lui est arriv de s'carter de cette habitude en faveur de ses
+belles compatriotes fixes Paris, dont quelques-unes possdent de
+charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction ce
+qu'on et pu prendre pour une rgle, s'explique par le plaisir qu'il
+avait parler sa langue, qu'il employait de prfrence et dont il se
+plaisait traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme
+les slaves en gnral, il possdait trs bien le franais; d'ailleurs,
+vu son origine franaise, il lui avait t enseign avec un soin
+particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'tre peu
+sonore l'oreille et d'un gnie froid.
+
+Cette manire de le juger est d'ailleurs assez rpandue parmi les
+Polonais, qui s'en servent avec une grande facilit, le parlent beaucoup
+entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de
+se plaindre ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans
+un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'motion, les
+nuances thres de la pense! C'est tantt la majest, tantt la
+passion, tantt la grce, qui leur dire fait dfaut aux mots franais.
+Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole cite par eux en
+polonais,--_Oh! c'est intraduisible!_--est immanquablement la premire
+rponse faite l'tranger. Viennent ensuite les commentaires, qui
+servent surtout commenter l'exclamation, expliquer toutes les
+finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renferms dans ces
+mots _intraduisibles!_ Nous en avons cit quelques exemples, lesquels
+joints d'autres, nous portent supposer que cette langue a l'avantage
+d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son
+dveloppement, elle a d au gnie potique de la nation d'tablir entre
+les ides un rapprochement frappant et juste par les tymologies, les
+drivations, les synonymes. Il en rsulte comme un reflet color, ombre,
+ou lumire, projet sur chaque expression.
+
+L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font
+ncessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprvu, ou
+bien, le son correspondant d'une tierce qui module immdiatement la
+pense en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire
+permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une
+difficult et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des
+langues trangres, si rpandues en Pologne, aux paresses d'esprit et
+d'tudes qui veulent chapper la fatigue d'une habilet de diction,
+indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un
+laconisme si nergique, que l'-peu-prs y devient difficile et la
+banalit insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal dfinis
+sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'ide
+n'y peut sortir d'une pauvret singulirement dnude, tant qu'elle
+reste en de des bornes du lieu-commun; par contre, elle rclame une
+rare prcision de termes pour ne pas devenir baroque au del. La
+littrature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs
+devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie
+d'une de ces oeuvres qui restent jamais. Elle doit peut-tre ce
+caractre hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses
+chefs-d'oeuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses
+littrateurs. On se sent matre, quand on se hasarde manier cette
+belle et riche langue[23].
+
+[Note 23: On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie
+et d'tre dpourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la frquence des
+consonnes qui constitue toujours et absolument la duret d'une langue,
+mais le mode de leur association; on pourrait mme dire que
+quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons
+bien dtermins et fortement marqus. C'est la rencontre dsagrable et
+disharmonieuse de consonnes htrognes, qui blesse pniblement les
+habitudes d'une oreille dlicate et cultive; c'est le retour rpt de
+certaines consonnes bien accouples qui ombre, rhythme le langage, lui
+donne de la vigueur, la prpondrance des voyelles ne produisant qu'une
+sorte de teinte claire et ple qui demande tre releve par des
+rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de
+consonnes, mais en gnral avec des rapprochements sonores, quelquefois
+flatteurs l'oue, presque jamais tout fait discordants, mme alors
+qu'il sont plus frappants que mlodieux. La qualit de leurs sons est
+riche, pleine et trs nuance; ils ne restent point resserrs dans une
+sorte de mdium troit, mais s'tendent dans un registre considrable
+par la varit des intonations qu'on leur applique, tantt basses,
+tantt hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait
+philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues smitiques: en
+chinois, le mme mot prend un sens totalement diffrent, selon le
+diapason sur lequel on le prononce. Le L slave, cette lettre presque
+impossible prononcer ceux qui ne l'ont pas appris ds leur enfance,
+n'a rien de sec. Elle donne l'oue l'impression que produit sur nos
+doigts un pais velours de laine, rude et souple la fois. La runion
+des consonnes clapotantes tant rare en polonais, les assonances trs
+aisment multiplies, cette comparaison pourrait s'appliquer
+l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des trangers. On y
+rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils
+dsignent. Les rptitions ritres du _ch_ (_h_ aspir), du _sz_ (_ch_
+en franais), du _rz_, du _cz_, si effrayants un oeil profane et dont
+le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent peu
+prs comme _geai_ et _tche_), facilitent ces minologies. Le mot
+_dzwiek_, _son_, (lisez _dzwienque_), en offre un exemple assez
+caractristique; il paratrait difficile de mieux reproduire la
+sensation que la rsonance d'un diapason fait prouver
+l'oreille.--Entre les consonnes accumules dans des groupes qui
+produisent des tons trs divers, tantt mtalliques, tantt
+bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entremle des diphthongues
+nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales,
+l'_a_ et l'_e_ tant prononcs comme _on_ et _in_ lorsqu'ils sont
+accompagns d'une cdille: _a_, _e_. ct du _c_ (_tse_) qu'on dit
+avec une grande mollesse, quelquefois _c_ (_tsic_), le _s_ accentu,
+_s_, est presque gazouill. Le _z_ a trois sons; on croirait l'accord
+d'un ton. Le _z_ (_iais_), le _z_ (_zed_) et le _z_ (_zied_). L'_y_
+forme une voyelle d'un son touff, _eu_, que nous ne saurions pas plus
+reproduire en franais que celui du _l_; aussi bien que lui, elle donne
+un chatoyant ineffable la langue.--Ces lments fins et dlis
+permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant
+ou tranant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, o le
+charme, devenant dfaut, droute au lieu de plaire. Que de choses, que
+de personnes qui, peine transportes dans un milieu dont l'air
+ambiant, le courant de penses diverses, ne comportent pas un genre de
+grce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles tait fascinant et
+irrsistible devient choquant et agaant, uniquement parce que ces mmes
+sductions sont places sous le rayon d'un autre clairage; parce que
+les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus
+leur clat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises
+ont encore l'habitude de faire succder des espces de rcitatifs et
+de thrnodies improvises, lorsque les sujets qui les occupent sont
+srieux et mlancoliques, un petit parler gras et zzayant comme celui
+des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privilges de leur
+suzerainet fminine, au moment mme o elles ont condescendu tre
+graves comme des snateurs, de bon conseil comme le ministre d'un rgne
+prcdent et sage, profondes comme un vieux thologien, subtiles comme
+un mtaphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine
+de gaiet, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser
+s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son
+calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour rpandre dans
+les airs ses senteurs, on dirait son me que tout mortel voudrait
+aspirer et imboire comme une bouffe de flicit arrive des rgions du
+paradis... elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots,
+comme les humbles habitants de cette valle de larmes. Elle se met
+rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus
+haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les priodes se
+balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de rose;
+triomphes charmants, hsitation plus charmantes encore, entrecoupes de
+petits rires perls, de petits cris interjectifs! Puis viennent de
+petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix,
+lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession
+chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arrter sur une note
+grave et poursuivre des modulations infinies, brusqus, originales, qui
+dpaysent l'oreille inaccoutume ce gentil ramage, qu'une lgre
+teinte d'ironie revt par moments d'un faux-air de moquerie narquoise
+particulier au chant de certains oiseaux. Comme les Vnitiennes, les
+Polonaises aiment _zinzibuler_ et, des diastmes piquants, des
+azophies imprvues, des nuances charmantes, se trouvent tout
+naturellement mls cette caqueterie mignonne qui fait tomber les
+paroles de leurs lvres, tantt comme une poigne de perles qui
+s'parpillent et rsonnent sur une vasque d'argent, tantt comme des
+tincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'teindre,
+moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un coeur qu'elle peut
+dvorer et desscher s'il ne possde point le secret de la raction;
+qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'hrosme et de gloire,
+comme un phare bienfaisant dans les temptes de la vie. En tout cas,
+quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la
+bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des
+hommes.--Quand eux ils se piquent de la parler avec lgance, ils lui
+impriment une sonorit mle qui semble pouvoir s'adapter trs
+nergiquement aux mouvements de l'loquence, autrefois si cultive en
+Pologne. La posie puise dans ces matriaux si nombreux et varis, une
+diversit de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de
+consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque
+sorte, le coloris des sentiments et des scnes qu'elle dpeint, non
+seulement en courtes onomatopes, mais durant de longues tirades.--On a
+compar avec raison l'analogie du polonais et du russe, celle qui
+existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus
+mlismatique, plus alanguie, plus soupire. Son cadencement est
+particulirement appropri au chant, si bien que ses belles posies,
+celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une mlodie
+toute dessine par le mtre des vers. Il semble qu'on n'ait qu' dgager
+un _arioso_ ou un doux _cantabile_ de certaines stances, telles que le
+_Chle noir_, le _Talismann_, et bien d'autres.--L'ancien slavon, qui
+est la langue de l'glise d'Orient, a un tout autre caractre. Une
+grande majest y prdomine; plus gutturale que les autres idiomes qui en
+dcoulent, elle est svre et monotone avec grandeur, comme les
+peintures byzantines conserves dans le culte auquel elle est
+incorpore. Elle a bien la physionomie d'une langue sacre qui n'a servi
+qu' un seul sentiment, qui n'a point t module, faonne, nerve,
+par de profanes passions, ni aplatie et rduite de mesquines
+proportions par de vulgaires besoins.]
+
+L'lgance matrielle tait aussi naturelle Chopin que celle de
+l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui
+appartenaient, que dans ses manires distingues. Il avait la
+coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait
+toujours le sien. Sans approcher de l'clatante richesse dont cette
+poque quelques-unes des clbrits de Paris dcoraient leurs demeures,
+il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des lgances de
+cannes, d'pingles, de boutons, des bijoux fort la mode alors,
+l'instinctive ligne du _comme il faut_, entre le trop et le trop peu.
+
+Comme il ne confondait son temps, sa pense, ses dmarches, avec ceux
+de personne, la socit des femmes lui tait souvent plus commode en ce
+qu'elle obligeait moins de rapports subsquents. Ayant toujours
+conserv une exquise puret intrieure que les orages de la vie ont peu
+troubl, jamais souill, car ils n'branlrent jamais en lui le got du
+bien, l'inclination vers l'honnte, le respect de la vertu, la foi en la
+saintet, Chopin ne perdit jamais cette navet juvnile qui permet de
+se trouver agrablement dans un cercle dont la vertu, l'honntet, la
+respectabilit, font les principaux frais et le plus grand charme. Il
+aimait les causeries sans porte des gens qu'il estimait; il se
+complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait
+volontiers de soires entires jouer au colin-maillard avec de jeunes
+filles, leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, les
+faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir
+ entendre que le chant de la fauvette.
+
+Tout cela runi faisait que Chopin, si intimement li avec quelques-unes
+des personnalits les plus marquantes du mouvement artistique et
+littraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une,
+resta nanmoins un tranger au milieu d'elles. Son individualit ne se
+fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'tait mme
+de comprendre cette runion, accomplie dans les plus hautes rgions de
+l'tre, entre les aspirations du gnie et la puret des dsirs. Encore
+moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette
+lgance inne, de cette chastet virile, d'autant plus savoureuse
+qu'elle tait plus inconsciente de ses ddains pour le charnel vulgaire
+l, o tous croyaient que l'imagination ne pouvait tre coule dans les
+moules d'un chef-d'oeuvre, que chauffe blanc dans les hauts fourneaux
+d'une sensualit cre et pleine d'infmes scories!
+
+Mais, une des plus prcieuses prrogatives de la puret intrieure tant
+de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de
+l'impudeur, Chopin se sentait oppress par le voisinage de certaines
+personnalits dont l'oeil n'avait plus de transparence, dont l'haleine
+tait impure, dont les lvres se plissaient comme celles d'un satyre,
+sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les
+carts du gnie, taient levs la hauteur d'un culte envers la desse
+Matire! Le lui et-on dit mille fois, jamais on ne lui et persuad que
+la rudesse baroque des manires, le parler sans-gne des apptits
+indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands,
+taient autre chose que le manque d'ducation d'une classe infrieure.
+Jamais il n'et cru que chaque pense lascive, chaque espoir honteux,
+chaque souhait rapace, chaque voeu homicide, tait l'encens offert
+cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite
+d'tourdissante, ftide, tait reue dans les cassolettes de similor
+d'une posie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothose
+sacrilge!
+
+La campagne et la vie de chteau lui convenaient tellement, que pour en
+jouir il acceptait une socit qui ne lui convenait pas du tout. On
+pourrait en induire qu'il lui tait plus ais d'abstraire son esprit des
+gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des
+castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air touff, de la lumire,
+terne, des tableaux prosaques de la ville, o les passions sont
+excites et surexcites chaque pas, les organes rarement flatts. Ce
+que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au
+lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi.
+Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui
+l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que
+la lutte des opinions littraires et artistiques le proccupa vivement.
+L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les crations de
+l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des crations
+de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il tait heureux chaque fois
+qu'il pouvait le laisser loin derrire lui!
+
+ peine tait-il arriv dans une maison de campagne, peine se
+voyait-il entour de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de
+hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme,
+un homme transfigur. L'apptit lui revenait, sa gaiet dbordait, ses
+bons-mots ptillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait
+ingnieux varier les amusements, multiplier les pisodes gayants de
+cette existence au grand air qui le ranimait, de cette libert rustique
+si fort de son got. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup
+marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et dcrivait peu
+ces paysages agrestes; cependant il tait ais de remarquer qu'il en
+avait une impression trs vive. quelques mots qui lui chappaient, on
+et dit qu'il se sentait plus prs de sa patrie en se trouvant au milieu
+des bls, des prs, des haies, des foins, des fleurs des champs, des
+bois qui partout ont les mmes senteurs. Il prfrait se voir entre les
+laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se
+ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et
+les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent rien et ne peuvent rien
+rappeler personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de
+la grand' ville, a quelque chose d'crasant pour des natures
+sensitives et maladives.
+
+En outre, Chopin aimait travailler la campagne, comme si cet air
+pur, sain et pntrant, ravigotait son organisme qui s'tiolait au
+milieu de la fume et de l'air pais de la rue! Plusieurs de ses
+meilleurs ouvrages crits durant ses _villeggiature_, renferment
+peut-tre le souvenir de ses meilleurs jours d'alors.
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Chopin est n Zelazowa-Wola, prs de Varsovie, en 1810. Par un hasard
+rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son ge dans ses
+premires annes; il parat que la date de sa naissance ne fut fixe
+dans sa mmoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie
+musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: _Madame
+Catalani, Frdric Chopin g de dix ans_. Le pressentiment de la
+femme doue, donna peut-tre l'enfant timide la prescience de son
+avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses
+premires annes. Son dveloppement intrieur traversa probablement peu
+de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il tait frle et
+maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa sant. Ds lors
+sans doute il prit l'habitude de cette affabilit, de cette bonne grce
+gnrale, de cette discrtion sur tout ce qui le faisait souffrir, nes
+du dsir de rassurer les inquitudes qu'il occasionnait.
+
+Aucune prcocit dans ses facults, aucun signe prcurseur d'un
+remarquable panouissement, ne rvlrent dans sa premire jeunesse une
+future supriorit d'me, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit
+tre souffrant et souriant, toujours patient et enjou, on lui sut
+tellement gr de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se
+contenta sans doute de chrir ses qualits, sans se demander s'il
+donnait son coeur sans rserve et livrait le secret de toutes ses
+penses. Il est des mes qui, l'entre de la vie, sont comme de riches
+voyageurs amens par le sort au milieu de simples ptres, incapables de
+reconnatre le haut rang de leurs htes; tant que ces tres suprieurs
+demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement
+ leur propre opulence, suffisants toutefois pour merveiller des coeurs
+ingnus et rpandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances.
+Ces tres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les
+entourent; on est charm, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont
+t gnreux, tandis qu'en ralit ils n'ont encore t que peu
+prodigues de leurs trsors.
+
+Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il
+grandit comme dans un berceau solide et molleux, furent celles d'un
+intrieur uni, calme, occup; aussi ces exemples de simplicit, de pit
+et de distinction, lui restrent toujours les plus doux et les plus
+chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charits
+pieuses, les modesties rigides, l'entourrent d'une pure atmosphre, o
+son imagination prit ce velout tendre des plantes qui ne furent jamais
+exposes aux poussires des grands chemins.
+
+La musique lui fut enseigne de bonne heure. neuf ans il commena
+l'apprendre et fut bientt confi un disciple passionn de Sbastien
+Bach, Zywna, qui dirigea ses tudes durant de longues annes selon les
+errements d'une cole entirement classique. Il est supposer que
+lorsque, d'accord avec ses dsirs et sa vocation, sa famille lui faisait
+embrasser la carrire de musicien, aucun prestige de vaine gloriole,
+aucune perspective fantastique, n'blouissaient leurs yeux et leurs
+esprances. On le fit travailler srieusement et consciencieusement,
+afin qu'il ft un jour matre savant et habile, sans s'inquiter outre
+mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de
+ces leons et de ces labeurs du devoir.
+
+Il fut plac assez jeune dans un des premiers collges de Varsovie,
+grce la gnreuse et intelligente protection que le prince Antoine
+Radziwill accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il
+reconnaissait la porte avec le coup d'oeil d'un homme et d'un artiste
+distingu. Le prince Radziwill ne cultivait pas la musique en simple
+dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de
+_Faust_, publie il y a nombre d'annes, continue d'tre excut chaque
+hiver par l'acadmie de chant de Berlin. Elle nous semble encore
+suprieure, par son intime appropriation aux tonalits des sentiments de
+l'poque o la premire partie de ce pome fut crite, diverses
+tentatives pareilles faites de son temps.
+
+En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le
+prince fit celui-ci l'inapprciable don d'une belle ducation, dont
+aucune partie ne resta nglige. Son esprit lev le mettant mme de
+comprendre toutes les exigences de la carrire d'un artiste, ce fut lui
+qui, depuis l'entre de son protg au collge jusqu' l'achvement
+complet de ses tudes, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M.
+Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations
+d'une cordiale et constante amiti. De plus, le prince Radziwill faisait
+souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soires, aux
+dners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mmoire du
+jeune homme ces charmants instants, qu'animait tout le _brio_ de la
+gaiet polonaise. Il y joua souvent un rle piquant, par son esprit
+comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beaut
+rapidement passe devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse
+lise, fille du prince, morte la premire fleur de l'ge, lui laissa
+la plus suave impression d'un ange pour un moment exil ici-bas.
+
+Le charmant et facile caractre que Chopin apporta sur les bancs de
+l'cole, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du
+prince Calixte Czetwertynski et de ses frres. Lorsque arrivaient les
+ftes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur
+mre, la Psse Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un
+vrai sentiment de ses beauts et qui bientt sut dcouvrir le pote dans
+le musicien. La premire peut-tre, elle fit connatre Chopin le
+charme d'tre entendu en mme temps qu'cout. La princesse tait belle
+encore et possdait un esprit sympathique, uni de hautes vertus, de
+charmantes qualits. Son salon tait un des plus brillants et des plus
+recherchs de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus
+distingues de cette capitale. Il y connut ces sduisantes beauts dont
+la clbrit tait europenne, alors que Varsovie tait si envie pour
+l'clat, l'lgance, la grce de sa socit. Il eut l'honneur d'tre
+prsent chez la Psse de Lowicz, par l'entremise de la Psse
+Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la
+Psse Micheline Radziwill, de la Psse Thrse Jablonowska, ces
+enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beauts moins renommes.
+
+Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de
+son piano. Dans ces runions, qu'on et dit des assembles de fes, il
+put surprendre bien des fois peut-tre, rapidement dvoils dans le
+tourbillon de la danse, les secrets de ces coeurs exalts et tendres; il
+put lire sans peine dans ces mes qui se penchaient avec attrait et
+amiti vers son adolescence. L, il put apprendre de quel mlange de
+levain et de pte de rose, de salptre et de larmes angliques, est
+ptri l'idal potique des femmes de sa nation. Quand ses doigts
+distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques
+mouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs
+des jeunes filles prises, des jeunes femmes ngliges; comment
+s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne
+vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se dtachant des groupes
+nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple _prlude_?
+S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tte rveuse de sa belle main,
+dont les pierreries enchsses dans les bagues et les bracelets
+faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y
+songer le chant que chantait son coeur, dans un regard humide o perlait
+une larme, dans sa prunelle ardente o le feu de l'inspiration luisait!
+N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil des
+nymphes foltres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une
+vertigineuse rapidit, l'environna de sourires qui le mirent d'emble
+l'unisson de leurs gaiets?
+
+L, il vit dployer les chastes grces de ses captivantes compatriotes,
+qui lui laissrent un souvenir ineffaable du prestige de leurs
+entranements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait
+quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait
+seul crer et nationaliser. L, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce
+qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit tre dans ses
+coeurs bien ns, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples
+qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un
+sourire approbatif aux matrones qui croient avoir dj contempl tout ce
+que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout l'autre de la
+salle de bal. Il fendait l'air, dvorait l'espace, comme des mes qui
+s'lanceraient dans les immensits sidrales, volant sur les ailes de
+leurs dsirs d'un astre un autre, effleurant lgrement du bout de
+leurs pieds si troits quelque plante attarde dans sa route,
+repoussant plus lgrement encore l'toile rencontre comme un lumineux
+caillou... jusqu' ce que l'homme perdu de joie et de reconnaissance se
+prcipite genoux, au milieu du cercle vide o se concentrent tant de
+regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main
+reste ainsi tendue sur sa tte, comme pour la bnir. Trois fois, il la
+fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une
+triple couronne, aurole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de
+gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par
+une inflexion de tte; alors, voyant sa taille penche par la fatigue de
+cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec
+imptuosit, la saisit entre ses bras nerveux, la soulve un instant de
+terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de
+bonheur.
+
+Dans les annes plus avances de sa trop courte vie, Chopin jouant un
+jour une de ses _Mazoures_ un musicien ami, qui sentait dj, plus
+qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magntiques qui se
+dgageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano,
+s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse.
+Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de
+Soumet, le pote en vogue d'alors:
+
+ Je t'aime
+ Smida, et mon coeur vole vers ton image,
+ Tantt comme un encens, tantt comme un orage!...
+
+Son regard semblait arrt sur une de ces visions des anciens jours que
+nul ne voit, hormis celui qui la reconnat pour l'avoir fixe durant sa
+courte ralit avec toute l'intensit de son me, afin d'y imprimer
+jamais son ineffaable empreinte. Il tait ais de deviner que Chopin
+revoyait devant lui quelque beaut, blanche comme une apparition, svelte
+et lgre, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baisss, laissant
+s'chapper de dessous ses paupires des ondes azures, qui enveloppaient
+d'une lueur batifiante le superbe cavalier genoux devant elle, les
+lvres entr'ouvertes, ces lvres dont semblait s'chapper un soupir,
+montant
+
+ Tantt comme un encens, tantt comme un orage!...
+
+Chopin contait volontiers plus tard, ngligemment en apparence, mais
+avec cette involontaire et sourde motion qui accompagne le souvenir de
+nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les
+mlodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et
+exprimer de sentiments divers et profonds, les jours o il voyait les
+dames du grand monde de Varsovie quelque notable et magnifique fte,
+ornes de toutes les blouissances, pares de toutes les coquetteries,
+qui font frler les coeurs leurs feux, avivent, aveuglent et
+infortunent l'amour. Au lieu des roses parfumes et des camlias
+panachs de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux
+bouquets de leurs crins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si
+transparents que les Grecs les disaient _tisss d'air_, taient
+remplacs par les somptuosits des gazes lames d'or, des crpes brods
+d'argent, des points d'Alenon et des dentelles de Brabant. Mais il lui
+semblait qu'aux sons d'un orchestre europen, quelque parfait qu'il ft,
+elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait
+moins sonore, leurs regards d'un tincellement moins radieux, leur
+lassitude plus prompte, qu'aux soirs o la danse avait t improvise,
+parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopinment lectris son
+auditoire. S'il l'lectrisait, c'est qu'il savait rpter en sons
+hiroglyphiques propres sa nation, en airs de danse clos sur le sol
+de la patrie, d'entente facile aux initis, ce que son oreille avait
+entre-ou des murmurations discrtes et passionnes de ces coeurs,
+comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours
+environnes d'un gaz subtil, inflammable, qui la moindre occasion
+s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence.
+
+Fantasmes illusoires, clestes visions, il vous a vu luire dans cet air
+si rarescible! Il avait devin quel essaim de passions y bourdonne sans
+cesse et comment elles _floflottent_ dans les mes! Il avait suivi d'un
+regard mu ces passions toujours prtes s'entre-mesurer,
+s'entre-entendre, s'entre-navrer, s'entre-ennoblir,
+s'entre-sauver, sans que leurs ptillements et leurs trpidations
+viennent a aucun instant dranger la belle eurhythmie des grces
+extrieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment
+tranquille. C'est ainsi qu'il apprit goter et tenir en si haute
+estime les manires nobles et mesures, quand elles sont runies une
+intensit de sentiment qui prserve la dlicatesse de l'affadissement,
+qui empche la prvenance de rancir, qui dfend la convenance de
+devenir tyrannie, au bon got de dgnrer en raideur; ne permettant
+jamais aux motions de ressembler, comme il leur arrive souvent
+ailleurs, ces vgtations calcaires, dures et frangibles, tristement
+nommes fleurs de fer: _flos-ferri_.
+
+En ces salons, les biensances rigoureusement observes ne servaient
+pas, espces de corsets ingnieusement btis, dissimuler des coeurs
+difformes; elles obligeaient seulement spiritualiser tous les
+contacts, lever tous les rapports, aristocratiser toutes les
+impressions. Quoi de surprenant, si ses premires habitudes, prises
+dans ce monde d'une si noble dcence, firent croire Chopin que les
+convenances sociales, au lieu d'tre un masque uniforme, drobant sous
+la symtrie des mmes lignes le caractre de chaque individualit, ne
+servaient qu' contenir les passions sans les touffer, leur enlever
+la crudit de tons qui les dnature, le ralisme d'expression qui les
+rabaisse, le sans-gne qui les vulgarise, la vhmence qui blase,
+l'xubrance qui lasse, enseignant _aux amants de l'impossible_ runir
+toutes les vertus que la connaissance du mal fait clore, toutes
+celles qui font _oublier son existence en parlant ce qu'on aime_[24];
+rendant ainsi presque possible, l'impossible ralisation d'une _ve,
+innocente et tombe, vierge et amante la fois!_
+
+[Note 24: _Lucrezia Floriani._]
+
+ mesure que ces premiers apperus de la jeunesse de Chopin
+s'enfonaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore
+ses yeux en grces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant
+plus sous leur charme, qu'aucune ralit quelque peu contradictoire ne
+venait dmentir et dtruire cette fascination, secrtement cache dans
+un coin de son imagination. Plus cette poque reculait dans le pass,
+plus il avanait dans la vie, et plus il s'namourait des figures qu'il
+voquait dans sa mmoire. C'taient de superbes portraits en pied ou des
+pastels souriants, des mdaillons en deuil ou des profils de cames,
+quelque gouache aux tons fortement repousss, tous prs d'une ple et
+suave esquisse la mine de plomb. Cette galerie de beauts si varies
+finissait par tre toujours prsente devant son esprit, par rendre
+toujours plus invincibles ses rpugnances pour cette libert d'allure,
+cette brutale royaut du caprice, cet acharnement vider la coupe de la
+fantaisie jusqu' la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et
+de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle
+trange et constamment mobile qu'on a surnomm la Bohme de Paris.
+
+En parlant de cette priode de sa vie passe dans la haute socit de
+Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons citer quelques
+lignes, qui peuvent plus justement tre appliques Chopin que d'autres
+pages o l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais o nous ne saurions
+la retrouver, sinon dans cette proportion fausse que prendrait une
+silhouette dessine sur un tissu lastique, qu'on aurait biais par deux
+mouvements contraires.
+
+Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait quinze ans toutes
+les grces de l'adolescence runies la gravit de l'ge mr. Il resta
+dlicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de dveloppement
+musculaire lui valut de conserver une beaut, une physionomie
+exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni ge, ni sexe. Ce
+n'tait point l'air mle et hardi d'un descendant de cette race
+d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce
+n'tait point non plus la gentillesse effmine d'un chrubin couleur de
+rose. C'tait quelque chose comme ces cratures idales que la posie du
+moyen ge faisait servir l'ornement des temples chrtiens. Un ange
+beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme
+comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une
+expression la fois tendre et svre, chaste et passionne.
+
+C'tait l le fond de son tre. Rien n'tait plus pur et plus exalt en
+mme temps que ses penses, rien n'tait plus tenace, plus exclusif et
+plus minutieusement dvou que ses affections... Mais cet tre ne
+comprenait que ce qui tait identique lui-mme... le reste n'existait
+pour lui que comme une sorte de songe fcheux auquel il essayait de se
+soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses
+rveries, la ralit lui dplaisait. Enfant, il ne pouvait toucher un
+instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en
+face d'un homme diffrent de lui sans se heurter contre cette
+contradiction vivante...
+
+Ce qui le prservait d'un antagonisme perptuel, c'tait l'habitude
+volontaire et bientt invtre de ne point voir et de pas entendre ce
+qui lui dplaisait en gnral, sans toucher ses affections
+personnelles. Les tres qui ne pensaient pas comme lui devenaient ses
+yeux comme des espces de fantmes, et, comme il tait d'une politesse
+charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui
+n'tait chez lui qu'un froid ddain, voire une aversion insurmontable...
+
+ * * * * *
+
+Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs
+heures de rserve. Les causes morales en eussent t trop lgres, trop
+subtiles pour tre saisies l'oeil nu. Il aurait fallu un microscope
+pour lire dans son me o pntrait si peu de la lumire des vivants...
+
+Il est fort trange qu'avec un semblable caractre il pt avoir des
+amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa mre, qui
+estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des
+jeunes gens de son ge qui l'aimaient ardemment et qui taient aims de
+lui... Il se faisait une haute ide de l'amiti, et, dans l'ge des
+premires illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, levs
+peu prs de la mme manire et dans les mmes principes, ne changeraient
+jamais d'opinion et ne viendraient point se trouver en dsaccord
+formel...
+
+Il tait extrieurement si affectueux, par suite de sa bonne ducation
+et de sa grce naturelle, qu'il avait le don de plaire mme ceux qui
+ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prvenait en sa faveur; la
+faiblesse de sa constitution le rendait intressant aux yeux des
+femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalit
+douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des
+hommes clairs. Quant ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son
+exquise politesse et ils y taient d'autant plus sensibles qu'ils ne
+concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce ft l'exercice d'un
+devoir et que la sympathie n'y entrt pour rien.
+
+Ceux-l, s'ils eussent pu le pntrer, auraient dit qu'il tait plus
+aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'et t vrai. Mais
+comment eussent-ils devin cela, lorsque ses rares attachements taient
+si vifs, si profonds, et si peu rcusables?...
+
+ * * * * *
+
+Dans le dtail de la vie, il tait d'un commerce plein de charmes.
+Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grce
+inusite et quand il exprimait sa gratitude, c'tait avec une motion
+profonde qui payait l'amiti avec usure.
+
+Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans
+cette pense, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de
+temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage
+extrieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance hroque de la
+jeunesse, l'ide d'une mort prochaine, il en caressait du moins
+l'attente avec une sorte d'amre volupt[25].
+
+[Note 25: _Lucrezia Floriani._]
+
+ * * * * *
+
+C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement
+pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment
+imprgn d'un pieux hommage. La tempte qui dans un pli de ses rafales
+emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rveur et distrait
+surpris sur la branche d'un arbre tranger, rompit ce premier amour et
+dshrita l'exil d'une pouse dvoue et fidle en mme temps que d'une
+patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait rv avec elle, en
+rencontrant la gloire laquelle il n'avait peut-tre pas encore song.
+Elle tait belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones
+de Luini dont les regards sont chargs d'une grave tendresse. Elle resta
+triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette me
+pure, lorsqu'elle sut que nul dvouement du mme genre que le sien ne
+vint adoucir l'existence de celui qu'elle et ador avec une soumission
+ingnue, une pit exclusive; avec cet abandon naf et sublime qui
+transforme la femme en ange.
+
+Celles que la nature accable des dons du gnie, si lourds
+porter,--chargs d'une trange responsabilit et sans cesse entrans
+l'oublier,--ont probablement le droit de poser des limites aux
+abngations de leur personnalit, tant forces ne pas ngliger les
+soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire
+qu'on regrette les divines motions que procurent les dvouements
+absolus, en prsence de dons les plus clatants du gnie; car, cette
+soumission nave, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son
+existence, sa volont, jusqu' son nom, dans ceux de l'homme qu'elle
+aime, peuvent seuls autoriser cet homme penser, lorsqu'il quitte la
+vie, qu'il l'a partage avec elle et que son amour fut mme de lui
+acqurir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient
+pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son coeur.
+
+Inopinment spare de Chopin, la jeune fille qui allait tre sa fiance
+et ne le devint pas, fut fidle sa mmoire, tout ce qui restait de
+lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amiti; le pre de Chopin ne
+voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessin dans des jours
+d'espoir, ft jamais remplac chez lui par aucun autre, ft-il d un
+pinceau plus expriment. Bien des annes aprs, nous avons vu les joues
+ples de cette femme attriste se colorer lentement, comme rougirait
+l'albtre devant une lueur dvoile, lorsqu'en contemplant ce portrait
+son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris.
+
+Ds que ses annes de collge furent termines, Chopin commena ses
+tudes d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la
+plus difficile chose apprendre, la plus rarement sue: tre exigeant
+pour soi-mme, tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu' force
+de patience et de travail. Son cours musical brillamment achev, ses
+parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connatre
+les artistes clbres et les belles excutions des grandes oeuvres. cet
+effet, il fit quelques rapides sjours dans plusieurs villes de
+l'Allemagne. En 1830, il avait quitt Varsovie pour une de ces
+excursions momentanes, lorsque clata la rvolution du 29 novembre.
+
+Oblig de rester Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts;
+mais cet hiver-l, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si
+promptement saisi de toutes les nuances de l'excution, de toutes les
+finesses de la pense, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas
+toute la sensation laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta
+Vienne dans le dessein de se rendre Londres; mais c'est d'abord
+Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arrter que peu de temps. Sur
+son passeport, vis pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: _passant
+par Paris_. Ce mot renfermait son avenir. Longues annes aprs,
+lorsqu'il semblait plus qu'acclimat, naturalis en France, il disait
+encore en riant: Je ne suis ici qu'en passant.
+
+ son arrive Paris, il donna deux concerts o il fut de suite
+vivement admir, autant par la socit lgante que par les jeunes
+artistes. Nous nous souvenons de sa premire apparition dans les salons
+de Pleyel, o les applaudissements les plus redoubls semblaient ne pas
+suffire notre enthousiasme, en prsence de ce talent qui rvlait une
+nouvelle phase dans le sentiment potique, ct de si heureuses
+innovations dans la forme de son art. Contrairement la plupart des
+jeunes arrivants, il n'prouva pas un instant l'blouissement et
+l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse
+modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanit
+purile tale par les parvenus du succs.
+
+Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors Paris, lui firent
+l'accueil le plus affectueusement empress. peine arriv, il fut de
+l'intimit de l'htel Lambert, o le vieux Pce Adam Czartoryski, sa
+femme et sa fille, runissaient autour d'eux tous les dbris de la
+Pologne que la dernire guerre avait jets au loin. La Psse
+Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une
+de ses lves les plus chres, une privilgie, celle qui on et dit
+qu'il se plaisait lguer les secrets de son jeu, les mystres de ses
+vocations magiques, comme la lgitime et intelligente hritire de
+ses souvenirs et de ses esprances!
+
+Il allait trs souvent chez la Csse Louis Plater, ne Csse
+Brzostowska, appele _Pani Kasztelanowa_. L'on y faisait beaucoup de
+bonne musique, car elle savait accueillir de manire les encourager,
+tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de
+former une lumineuse pliade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas
+exploit par une curiosit strile, parfois barbare; par une sorte de
+badauderie lgante qui suppute part soi combien de visites, de dners
+et de soupers, chaque clbrit du jour reprsente, pour ne point
+manquer _d'avoir eu_ celle que la mode impose, sans garer quelque
+gnrosit excessive sur un nom moins indiqu. La Csse Plater
+recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, o celle qui
+l'tait se considrait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans
+son cercle d'lus, sur lesquels elle rpandait une bnigne atmosphre.
+Tour tour, fe, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice dlicate,
+sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle tait
+pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chrie que respecte,
+qui clairait, rchauffait, levait son inspiration et manqua sa vie
+quand elle ne fut plus.
+
+Chopin frquenta beaucoup Mme de Komar et ses filles, la Psse
+Ludemille de Beauveau, la Csse Delphine Potocka, dont la beaut, la
+grce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus
+admirs des reines de salon. Il lui ddia son deuxime _Concerto_, celui
+qui contient l'_adagio_ que nous avons mentionn ailleurs. Sa beaut aux
+contours si purs faisait dire d'elle, la veille mme de sa mort, qu'elle
+ressemblait une statue couche. Toujours enveloppe de voiles,
+d'charpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait
+quelle apparence arienne, immatrielle, la comtesse n'tait pas exempte
+d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait tait si exquis,
+elle l'affectait avec un charme si distingu, elle tait une patricienne
+si raffine dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa
+supriorit native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en
+elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse,
+enchanaient Chopin par un prestige dont il gotait passionnment le
+suave empire. Cette voix tait obstine vibrer la dernire son
+oreille, confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les
+premiers accords des anges.
+
+Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander
+ un avenir et fut tu en Algrie vingt ans; Fontana, les comtes
+Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski
+etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivrent Paris,
+s'empressant faire connaissance avec lui, il continua toujours
+frquenter de prfrence un cercle compos en grande partie de ses
+compatriotes. Par leur intermdiaire, il resta non seulement au courant
+de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de
+correspondance musicale avec elle. Il aimait ce qu'on lui montrt les
+posies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui
+venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui
+plaisaient, il y substituait souvent une mlodie lui qui se
+popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur
+ft toujours connu. Le nombre de ses penses dues la seule inspiration
+du coeur tant devenu considrable, Chopin avait song dans les derniers
+temps les runir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et
+elles restent perdues et disperses, comme le parfum des fleurs qui
+croissent aux endroits inhabits, pour embaumer un jour les sentiers du
+voyageur inconnu que le hasard y amne. Nous avons entendu en Pologne
+plusieurs de ces mlodies qui lui sont attribues, dont quelques-unes
+seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un
+triage incertain entre les inspirations du pote et de son peuple?
+
+La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place
+parmi les premiers potes du monde. Plus que jamais ses crivains
+s'efforcent de faire ressortir les cts les plus remarquables et les
+plus glorieux de son histoire, les cts les plus saisissants et les
+plus pittoresques de son pays et de ses moeurs. Mais Chopin, diffrant
+d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein prmdit, les surpassa
+peut-tre en vrit par son originalit. Il n'a pas voulu, n'a pas
+cherch ce rsultat; il ne se cra pas d'idal _a priori_. Son art
+semblait de prime abord ne point se prter a une posie nationale;
+aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne
+s'effora pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il
+se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les
+transporter dans le pass; il comprit les amours et les larmes
+contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'tudia, ni ne
+s'ingnia crire de la musique polonaise; il est possible qu'il et
+t tonn de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut
+un musicien national par excellence.
+
+N'a-t-on pas vu maintes fois un pote ou un artiste, rsumant en lui le
+sens potique d'une socit, reprsenter dans ses crations d'une
+manire absolue les types qu'elle renfermait ou voulait raliser? On l'a
+dit propos de l'pope d'Homre, des satires d'Horace, des drames de
+Caldron, des scnes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la
+musique ne renouvellerait-elle pas sa manire, un fait pareil?
+Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son
+style et dans son oeuvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'idal
+d'une socit qui, durant un certain temps, forma un groupe spcial et
+caractristique en un certain pays! Chopin fut ce pote pour son pays et
+pour l'poque o il y naquit. Il rsuma dans son imagination, il
+reprsenta par son talent, un sentiment potique inhrent sa nation et
+rpandu alors parmi tous ses contemporains.
+
+Comme les vrais potes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrt,
+sans choix prconu, ce que l'inspiration lui dictait spontanment;
+c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans
+efforts, la forme la plus idalise des motions qui avaient anim son
+enfance, accident son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que
+se dgagea sous sa plume l'idal rel parmi les siens, si l'on ose
+dire; l'idal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en
+gnral et chacun en particulier se rapprochait par quelque ct. Sans y
+prtendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments
+confusment ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement
+dissmins dans les coeurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce
+pas ce don de renfermer dans une formule potique qui sduit les
+imaginations de tous les pays, les contours indfinis des aspirations
+parses, mais souvent rencontres parmi leurs compatriotes, que se
+reconnaissent les artistes nationaux?
+
+Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, recueillir avec
+quelque soin les mlodies indignes des diverses contres, il nous
+paratrait plus intressant encore de prter quelque attention au
+caractre que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs,
+plus spcialement inspirs que d'autres par le sentiment national. Il en
+est peu jusques ici dont les oeuvres marquantes sortent de la grande
+division qui s'est dj tablie entre la musique italienne, franaise,
+allemande. On peut ce nonobstant prsumer, qu'avec l'immense
+dveloppement que cet art semble destin prendre dans notre sicle,
+(renouvelant peut-tre pour nous l're glorieuse des peintres au
+_cinquecento_), il apparatra des artistes dont l'individualit fera
+natre des distinctions plus fines, plus nuances, plus ramifies; dont
+les oeuvres porteront l'empreinte d'une originalit puise dans les
+diffrences d'organisations que la diffrence de races, de climats et de
+moeurs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps o un pianiste
+amricain ne ressemblera pas un pianiste allemand, o le symphoniste
+russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est prvoir que
+dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnatre les
+influences de la patrie sur les grands et les petits matres, _dii
+minores_; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet
+de l'esprit des peuples, plus complet, plus potiquement vrai, plus
+intressant tudier, que dans les bauches frustes, incorrectes,
+incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si mouvantes
+qu'elles soient pour leurs co-nationaux.
+
+Chopin sera rang alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi
+individualis en eux le sens potique d'une seule nation, indpendemment
+de toute influence d'cole. Et cela, non point seulement parce qu'il a
+pris le rhythme des _Polonaises_, des _Mazoures_ des _Krakowiaki_, et
+qu'il a appel de ce nom beaucoup de ses crits. S'il se ft born les
+multiplier, il n'et fait que reproduire toujours le mme contour, le
+souvenir d'une mme chose, d'un mme fait: reproduction qui et t
+bientt fastidieuse en ne servant qu' propager une seule forme, devenue
+promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un
+pote essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes
+dont il s'est servi exprimer une manire de sentir propre son pays,
+presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des mmes sentiments
+se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna ses
+ouvrages. Ses _Prludes_, ses _tudes_, ses _Nocturnes_, surtout, ses
+_Scherzos_, mme ses _Sonates_ et ses _Concertos_,--ses compositions les
+plus courtes, aussi bien que les plus considrables,--respirent un mme
+genre de sensibilit, exprime divers dgrs, modifie et varie en
+mille manires, toujours une et homogne. Auteur minemment subjectif,
+Chopin a donn toutes ses productions une mme vie, il a anim toutes
+ses crations de sa vie lui. Toutes ses oeuvres sont donc lies par
+l'unit du sujet; leurs beauts, comme leurs dfauts, sont toujours les
+consquences d'un mme ordre d'motion, d'un mode exclusif de sentir.
+Condition premire du pote dont les chants font vibrer l'unisson tous
+les coeurs de sa patrie[26].
+
+[Note 26: Nous nous plaisons citer ici quelques lignes du Cte Charles
+Zaluski, orientaliste et diplomate distingu au service de l'Autriche,
+petit fils du Pce Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons
+parl plus haut et mentionn la vignette trange. D'entre beaucoup de
+compatriotes de Chopin, le Cte Zaluski, musicien minent, sut
+peut-tre le mieux saisir le sens, l'esprit, l'me, de ses oeuvres.--Dans
+un intressant article sur Chopin, que publia une Revue littraire de
+Vienne, _Die Dioskuren, II. Band_, ce diplomate, qui est un pote
+lgant en mme temps qu'un orientaliste distingu, dit:
+
+Kein Werk des Meisters ist aber geeigneter, einen Einblick in den
+erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gewhren, als seine
+Prludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so
+stimmungsvoll, dass es kaum mglich ist, beim Anhren derselben sich der
+herandringenden poetischen Anregungen zu erwehren. An und fr sich
+bestimmt, musikalische Intentionen mehr auszudeuten als auszufhren,
+zaubern sie lebhafte Bilder hervor, oder so zu sagen selbstentstandene
+Gedichte, die dem Herzensdrang entsprechenden Gefhlen Ausdruck zu geben
+suchen. Bewegt, leidenschaftlich, zuletzt so wehmthig ruhig ist das
+Prlude in Fis-moll, dass man unwillkrlich daran einen deutlichen
+Gedanken knpft, indem man sagt:
+
+ Es rauschen die Fhren in herbstlicher Nacht,
+ Am Meer die Wogen erbrausen,
+ Doch wildere Strme mit bserer Macht
+ Im Herzen der Sterblichen hausen.
+
+ Denn ruht wohl die See bald und seufzet kein Ast,
+ Das Herz, ach! muss grollen und klagen.
+ Bis dass ein Glcklein es mahnet zur Rast
+ Und jetzo es aufhrt zu schlagen!
+
+Zwei reizende Gegenstcke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an
+einen rieselnden Bach und Hirtenfltentne. Der Absicht, die Rollen
+unter beide Hnde zweifach zu vertheilen, entsprang die doppelte
+Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen
+Verhltnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen
+Gebilde der Natur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche
+Zahlenmenge aufweisen. Man zhle nur die Noten des zuerst erwhnten
+Vorspieles; ihre Zahl betrgt gegen fnfzehnhundert; die kaum eine
+Minute ausfllen.--Anderswo rollen Orgeltne im weiten Domesraum, oder
+es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklagetne, whrend Irrlichter
+geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandelt der Snger am Meeresufer und der
+Athemzug des bewegten Elementes umweht ihn mit unbekannten Stimmungen
+aus fernen Welten.
+
+Es fehlt nicht an traditionellen Auslegungen mancher Schpfungen
+Chopin's. Wer denkt da nicht gleich an das Prlude in Es-dur, das an
+einem strmischen Tage auf den Balearen entstand. Gleichmssig und immer
+wiederkehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab; dann
+verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun
+ist es vorbergezogen und wieder lacht die Sonne; doch die Regentropfen
+fallen noch immer!...]
+
+Toutefois, il est permis de se demander si, au moment o naissait cette
+musique minemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi
+bien comprise par ceux-mmes qu'elle chantait, aussi avidement accepte
+comme leur bien par ceux-mmes qu'elle glorifiait, que le furent les
+pomes de Mickiewicz, les posies de Slowacki, les pages de Krasinski?
+Hlas! L'art porte en lui un charme si nigmatique, son action sur les
+coeurs est enveloppe d'un si doux mystre, que ceux-mmes qui en sont le
+plus subjugus ne sauraient aussitt, ni traduire en paroles, ni
+formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce
+que chante chacune de ses lgies! Il faut que des gnrations aient
+appris inhaler cette posie, respirer ce parfum, pour en saisir
+enfin la sapidit toute locale, pour en deviner le nom patronymique!
+
+Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de
+ses succs, ils jouissaient de sa clbrit, ils se vantaient de sa
+renomme, parce qu'il tait un des leurs. Cependant, on peut bien se
+demander s'ils savaient quel point sa musique tait la leur? Certes,
+elle faisait battre leurs coeurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle
+dilatait leurs mes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il
+est permis qui les a frquents avec une grande sympathie, qui les a
+aims d'une grande affection, qui les a admirs d'un grand
+enthousiasme, de penser qu'ils n'taient point assez artistes, assez
+musiciens, assez habitus distinguer avec perspicacit ce que l'art
+veut dire, pour savoir exactement d'o venait leur profonde motion
+lorsqu'ils coutaient leur barde. la manire dont quelques-uns et
+quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils taient fiers que
+Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient gure que sa
+musique parlait expressment d'eux, qu'elle les mettait en scne et les
+potisait.
+
+Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre gnration, taient
+survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si
+vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers europens sur les
+champs de bataille lgendaires de Napolon I. Elle avait jet un clat
+chevaleresque avec le beau, le tmraire, l'infortun Pce Joseph
+Poniatowski, se prcipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de
+l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stupfaits devant le renom
+qui s'attacha leurs prosaques bords, depuis qu'un magnifique saule
+pleureur vint ombrager de si illustres mnes! La Pologne de Chopin tait
+encore cette Pologne enivre de gloire et de plaisirs, de danses et
+d'amours, qui avait hroquement espr au congrs de Vienne et
+continuait follement d'esprer sous Alexandre I.--Depuis, l'empereur
+Nicolas avait rgn!--Les motions lgantes et diapres d'alors,
+pouvantes ds l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort
+dans l'me. Bientt elles furent submerges sous un ocan de larmes;
+elles prirent touffes dans les cercueils, elles furent oublies sous
+les poignantes ralits d'un exil rduit la mendicit, sous la
+constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la
+misre, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sibrie, des
+capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire!
+Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles,
+d'une actualit aussi lugubre, l'me remplie de telles images, ne
+pouvaient gure en arrivant Paris reprendre le fil des souvenirs de
+Chopin l, o il s'tait bris.
+
+Nous eussions dsir faire comprendre ici par analogie de parole et
+d'image, les sensations intimes qui rpondent cette sensibilit
+exquise, en mme temps qu'irritable, propre des coeurs ardents et
+volages, des natures fivreusement fires et cruellement blesses.
+Nous ne nous flattons pas d'avoir russi renfermer tant de flamme
+thre et odorante, dans les troits foyers de la parole. Cette tche
+serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne paratront-ils pas toujours
+fades, mesquins, froids et arides, aprs les puissantes ou suaves
+commotions que d'autres arts font prouver? N'est-ce point avec raison
+qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup
+cisel, beaucoup chant tout bas, a souvent rpt: _De toutes les
+faons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante?_
+Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes ce
+_flou_ de pinceau, ncessaire pour retracer ce que Chopin a dpeint avec
+une si inimitable lgret de touche.
+
+L tout est subtil, jusqu' la source des colres et des emportements;
+l, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautires.
+Avant de se faire jour, elles ont toutes pass travers la filire
+d'une imagination fertile, ingnieuse et exigeante, qui les a
+compliques et en a modifi le jet. Toutes, elles rclament de la
+pntration pour tre saisies, de la dlicatesse pour tre dcrites.
+C'est en les saisissant avec un choix singulirement fin, en les
+dcrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de
+premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'tudiant longuement et
+patiemment, en poursuivant toujours sa pense travers ses
+ramifications multiformes, qu'on arrive comprendre tout fait,
+admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme
+visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler.
+
+En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transport, qui
+lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire,
+car il n'eut que bien plus tard l'entire comprhension de ce que Chopin
+avait vu, avait chri, de ce qui l'avait fascin et passionn dans sa
+bien-aime patrie. Sans Chopin, ce musicien n'et peut-tre pas devin,
+mme en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut,
+ce que les Polonaises sont, leur idal! Par contre, peut-tre n'et-il
+pas pntr si bien l'idal de Chopin, la Pologne et les Polonaises,
+s'il n'avait pas t dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond,
+l'abme de dvouement, de gnrosit, d'hrosme, renferm dans le coeur
+de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer
+le gnie, qu'en le prenant pour un patriciat!...
+
+Quand le sjour de Chopin se fut prolong Paris, il fut entran dans
+des parages fort lointains pour lui... C'taient les antipodes du monde
+o il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons
+des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans
+qu'il sut comment cela s'tait fait, un jour vint o il y alla moins.
+Or, l'idal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque,
+n'avait jamais lui dans le cercle o il tait entr. Il y trouva, il est
+vrai, la royaut du gnie qui l'avait attir; mais cette royaut n'avait
+auprs d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie mme de l'lever
+sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un
+diadme de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par l de
+se faire de la musique lui-mme, son piano rcitait des pomes d'amour
+dans une langue que nul ne parlait autour de lui.
+
+Peut-tre souffrait-il trop du contraste qui s'tablissait entre le
+salon o il tait et ceux o il se faisait vainement attendre, pour
+chapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si
+htrogne sa nature d'lite? Peut-tre trouvait-il, au contraire, que
+le contraste n'tait pas assez matriellement accentu, pour l'arracher
+ une fournaise dont il avait got les volupts micidiales, sa patrie
+ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exiles ou infortunes,
+cette magie de ftes princires qui avaient pass et repass devant ses
+jeunes ans, ingnuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut
+os s'amuser une fte? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens,
+ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait
+quoique ce soit de ce monde o passaient et repassaient de pures
+sylphides, des pris sans reproches; o rgnaient les pudiques
+enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc
+parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces
+mains jamais gantes depuis qu'elles existaient, et pu rien comprendre
+ ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brlantes et
+fugaces, mme s'il l'avait vu de ses yeux bahis? Ne s'en serait-il pas
+bien vite dtourn, comme si son regard distraitement lev avait
+rencontr de ces nues rosacs ou liliaces, laiteuses ou purpurines,
+d'une moire gristre ou bleutre, qui crent un paysage sur la vote
+thre d'en haut... bien indiffrente vraiment aux politiqueurs
+enrags!
+
+Que n'a-t-il pas d souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette
+noblesse du gnie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit
+divine des cieux, s'abdiquer elle-mme, _s'embourgeoiser_ de gaiet de
+coeur, se faire petites gens, s'oublier jusqu' laisser traner
+l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse
+innarrable son regard n'a-t-il pas d souvent se reporter, de la
+ralit sans aucune beaut qui le suffoquait dans le prsent, la
+posie de son pass, o il ne revoyait que fascination ineffable,
+passion du mme coup sans limites et sans voix, grce la fois hautaine
+et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'me, ce qui trempe la
+volont; ne souffrant jamais ce qui amollit la volont et nerve l'me.
+Retenue plus loquente que toutes les humaines paroles, en cet air o
+l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites
+infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon got, de l'lgance des
+tres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une
+femme d'une sphre suprieure. Mais, moins heureux que le peintre si
+distingu de l'aristocratie la plus distingue du monde, il s'attacha
+une supriorit qui n'tait pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra
+point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalise par
+un chef-d'oeuvre que les sicles admirent, comme Van Dyck immortalisa la
+blonde et suave Anglaise dont la belle me avait reconnu qu'en lui, la
+noblesse du gnie tait plus haute que celle du _pedigree_!
+
+Longtemps Chopin se tint comme distance des clbrits les plus
+recherches Paris; leur bruyant cortge le troublait. De son ct, il
+inspirait moins de curiosit qu'elles, son caractre et ses habitudes
+ayant plus d'originalit vritable que d'excentricit apparente. Le
+malheur voulut qu'il fut un jour arrt par le charme engourdissant d'un
+regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit
+tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, sems
+des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui
+une prison, o il se sentit garrott par des liens saturs de venin;
+leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son gnie, mais ils
+consumrent sa vie et l'enlevrent de trop bonne heure la terre, la
+patrie, l'art!
+
+
+
+
+VII.
+
+
+En 1836, Mme Sand avait publi, non seulement _Indiana_, _Valentine_,
+_Jacques_, mais _Llia_, ce pome dont elle disait plus tard: Si je
+suis fche de l'avoir crit, c'est parce que je ne puis plus l'crire.
+Revenue une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un
+grand soulagement de pouvoir le recommencer[27]. En effet, l'aquarelle
+du roman devait paratre fade Mme Sand, aprs qu'elle eut mani le
+ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue
+semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges mplats, ces
+muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse sduction dans leur
+immobilit monumentale et qui, longtemps contemples, nous meuvent
+douloureusement comme si, par un miracle contraire celui de Pygmalion,
+c'tait quelque Galathe vivante, riche en suaves mouvements, pleine
+d'une voluptueuse palpitation et anime par la tendresse, que l'artiste
+amoureux aurait enferme dans la pierre, dont il aurait touff
+l'haleine, glac le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en terniser
+la beaut. En face de la nature ainsi change en oeuvre d'art, au lieu de
+sentir l'admiration se surajouter l'amour, on est attrist de
+comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration!
+
+[Note 27: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Brune et olivtre Llia! tu as promen tes pas dans les lieux
+solitaires, sombre comme Lara, dchire comme Manfred, rebelle comme
+Can, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux,
+car il ne s'est pas trouv un coeur d'homme assez fminin pour t'aimer
+comme ils ont t aims, pour payer tes charmes virils le tribut d'une
+soumission confiante et aveugle, d'un dvouement muet et ardent; pour
+laisser protger ses obissances par ta force d'amazone! Femme-hros, tu
+as t vaillante et avide de combats comme ces guerrires; comme elles
+tu n'as pas craint de laisser hler par tous les soleils et tout les
+autans la finesse satine de ton mle visage, d'endurcir la fatigue
+tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance
+de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse
+qui l'a bless et ensanglant, ce sein de femme, charmant comme la vie,
+discret comme la tombe, ador de l'homme lorsque son coeur en est le seul
+et l'impntrable bouclier!
+
+Aprs avoir mouss son ciseau polir cette figure dont la hauteur, le
+ddain, le regard angoiss et ombrag par le rapprochement de si
+sombres sourcils, la chevelure frmissante d'une vie lectrique, nous
+rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits
+magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de
+cette Gorgone dont la vue stupfiait et arrtait le battement de
+coeurs,--Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui
+labourait son me insatisfaite. Aprs avoir drap avec un art infini
+cette altire figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour
+remplacer la seule qu'elle rpudit, la grandeur suprme de
+l'anantissement dans l'amour, cette grandeur que le pote au vaste
+cerveau fit monter au plus haut de l'empyre et qu'il appela l'ternel
+fminin (_das ewig Weibliche_); cette grandeur qui est l'amour
+prexistant toutes ses joies, survivant toutes ses douleurs;--aprs
+avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au dsir, par
+celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupt capable de
+combler le dsir, celle de l'abngation,--aprs avoir veng Elvire en
+crant Stnio;--aprs avoir plus mpris les hommes que Don Juan n'avait
+rabaiss les femmes, Mme Sand dpeignait dans les _Lettres d'un
+voyageur_ cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui
+saisissent l'artiste, lorsqu'aprs avoir incarn dans une oeuvre le
+sentiment qui l'inquitait, son imagination continue tre sous son
+empire sans qu'il dcouvre une autre forme pour l'idaliser. Souffrance
+du pote bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il
+lui faisait pleurer ses larmes les plus brlantes, non sur sa prison,
+non sur ses chanes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie
+des hommes, mais sur son pope termine sur le monde de sa pense qui,
+en lui chappant, le rendait enfin sensible aux affreuses ralits dont
+il tait entour.
+
+Mme Sand entendit souvent parler cette poque, par un musicien ami
+de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie
+son arrive Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit
+vanter plus que son talent, son gnie potique; elle connut ses
+productions et en admira l'amoureuse suavit. Elle fut frappe de
+l'abondance de sentiment rpandu dans ces posies, de ces effusions de
+coeur d'un ton si lev, d'une noblesse si immacule. Quelques
+compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec
+l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehauss alors par le
+souvenir rcent des sublimes sacrifices dont elles avaient donn tant
+d'exemples dans la dernire guerre. Elle entrevit travers leurs rcits
+et les potiques inspirations de l'artiste polonais, un idal d'amour
+qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que l,
+prserve de toute dpendance, garantie de toute infriorit, son rle
+s'levait jusqu'aux feriques puissances de quelque intelligence
+suprieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel
+long enchanement de souffrances, de silences, de patiences,
+d'abngations, de longanimits, d'indulgences et de courageuses
+persvrances, avait cr cet idal, imprieux, et rsign, admirable,
+mais triste contempler, comme ces plantes corolles roses dont les
+tiges, s'entrelaant en un filet de longues et nombreuses veines,
+donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur rservant pour les
+embellir, les fait crotre sur les vieux ciments que dcouvrent les
+pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donn son ingnieuse et
+inpuisable richesse de jeter sur la dcadence des choses humaines!
+
+En voyant qu'au lieu de donner corps sa fantaisie dans le porphyre et
+le marbre, au lieu d'allonger ses crations en caryatides massives,
+dardant leur pense d'en haut et d'aplomb comme les brlants rayons d'un
+soleil mont son znith, l'artiste polonais les dpouillait au
+contraire de tout poids, effaait leurs contours et aurait enlev au
+besoin l'architecture elle-mme de son sol, pour la suspendre dans les
+nuages, comme les palais ariens de la Fata-Morgana, Mme Sand n'en
+fut peut-tre que plus attir par ces formes d'une lgret impalpable,
+vers l'idal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras et t
+assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main tait assez
+dlicate pour avoir trac aussi ces reliefs insensibles, o l'artiste
+semble ne confier la pierre, peine renfle, que l'ombre d'une
+silhouette ineffaable. Elle n'tait pas trangre au monde
+super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa
+prfrence, la nature semblait avoir dnou sa ceinture pour lui
+dvoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prte la
+beaut.
+
+Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grces; elle n'avait
+pas ddaign, elle dont le regard aimait embrasser des horizonts
+perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes
+les ailes du papillon; d'tudier le symtrique et merveilleux lacis que
+la fougre tend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'couter les
+chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, o s'entendent
+les sifflements de _la vipre amoureuse_. Elle avait suivi les
+saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prs et des
+marcages, elle avait devin les demeures chimriques vers lesquelles
+leurs bondissements perfides garent les pitons attards. Elle avait
+prt l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le
+chaume des gurets, elle avait appris le nom des habitants de la
+rpublique aile des bois, qu'elle distinguait aussi bien leurs robes
+plumages qu' leurs roulades goguenardes ou leurs cris plaintifs.
+Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les
+blouissements de son teint, et aussi tous les dsespoirs de
+Genevive[28], la fille namoure des fleurs, qui ne parvenait point
+imiter leurs douces magnificences.
+
+[Note 28: _Andr_.]
+
+Elle tait visite dans ses rves par ces amis inconnus qui venaient
+la rejoindre, lorsque prise de dtresse sur une grve abandonne, un
+fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur
+laquelle elle s'lanait pour partir vers ces rives ignores, ce pays
+des chimres, qui fait paratre la vie relle un rve demi effac,
+ceux qui s'prennent ds leur enfance des grandes coquilles de nacre, o
+l'on monte pour aborder ces les o tous sont beaux et jeunes...
+hommes et femmes couronns de fleurs, les cheveux flottants sur les
+paules... tenant des coupes et des harpes d'une forme trange... ayant
+des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous
+galement d'un amour tout divin!... O des jets d'eau parfums tombent
+dans des bassins d'argent... o des roses bleues croissent dans des
+vases de Chine... o les perspectives sont enchantes... o l'on marche
+sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... o
+l'on court, o l'on chante, en se dispersant travers des buissons
+embaums!...[29]
+
+[Note 29: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Elle connaissait si bien ces amis inconnus qu'aprs les avoir revus,
+elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour...
+Elle tait une initie de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris
+de si ineffables sourires sur les portraits des morts[30]; elle qui
+avait vu sur quelles ftes les rayons du soleil viennent poser une
+aurole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras
+de Dieu, lumineux et intangible, entour d'un tourbillon d'atomes; elle
+qui avait reconnu de si splendides apparitions revtues de l'or, des
+pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de
+mythe dont elle ne possdt le secret.
+
+[Note 30: _Spiridion_.]
+
+Elle fut donc curieuse de connatre celui qui avait fui tire-d'ailes
+vers ces paysages impossibles dcrire, mais qui doivent exister
+quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces plantes, dont on
+aime contempler la lumire dans les bois, au coucher de la lune[31].
+Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi dcouverts, ne
+voulait plus les dserter, ni jamais faire retourner son coeur et son
+imagination ce monde si semblable aux plages de la Finlande, o l'on
+ne peut chapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le
+granit dcharn des rocs solitaires. Fatigue de ce songe appesantissant
+qu'elle avait appel Llia; fatigue de rver un impossible grandiose
+ptri avec les matriaux de cette terre, elle fut dsireuse de
+rencontrer cet artiste, _amant d'un impossible_ incorporel, ennuag,
+avoisinant les rgions sur-lunaires!
+
+[Note 31: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Mais, hlas! si ces rgions sont exemptes des miasmes de notre
+atmosphre, elles ne le sont point de nos plus dsoles tristesses. Ceux
+qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres
+qui s'teignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes
+constellations, y disparaissent un un. Les toiles tombent, comme une
+goutte de rose lumineuse, dans un nant dont nous ne connaissons mme
+pas le bant abme et l'imagination, en contemplant ces savanes de
+l'ther, ce bleu sahara aux oasis errantes et prissables, s'accoutume
+une mlancolie que ne parviennent plus interrompre, ni l'enthousiasme,
+ni l'admiration. L'me engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans
+mme en tre agite, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui refltent
+ leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se
+rveiller de leur engourdissement.--Cette mlancolie attnue jusqu'aux
+vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attache cette
+tension de l'me au-dessus de la rgion qu'elle habite naturellement...
+elle fait sentir pour la premire fois l'insuffisance de la parole
+humaine, ceux qui l'avaient tant tudie et s'en taient si bien
+servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi
+dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans
+l'immensit en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... o
+l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le
+ciel,... o la ralit n'est plus envisage avec le sentiment potique
+de l'auteur de Waverley, mais o, idalisant la posie mme, on peuple
+l'infini de ses propres crations, la manire de Manfred[32].
+
+[Note 32: _Lucrezia Floriani_.]
+
+Mme Sand avait-elle pressenti l'avance cette innarrable
+mlancolie, cette volont immiscible, cet exclusivisme imprieux qui gt
+au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se
+complaisant la poursuite de rves dont les types n'existent pas dans
+le milieu o ces tres se trouvent? Avait-elle prvu la forme que
+prennent pour eux les attachements suprmes, l'absolue absorption dont
+ils font le synonyme de tendresse? Il faut, quelques gards du moins,
+tre instinctivement dissimul leur manire pour saisir ds l'abord le
+mystre de ces caractres concentrs, se repliant promptement sur
+eux-mmes, pareils certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant
+les moindres bises importunes, ne les droulant qu'aux rayons d'un
+soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont _riches par
+exclusivit_, en opposition celles qui sont _riches par exubrance_.
+Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre
+l'une dans l'autre, ajoute le romancier que nous citons; l'une des
+deux doit dvorer l'autre et n'en laisser que des cendres! Ah! ce sont
+les natures comme celles du frle musicien dont nous remmorons les
+jours, qui prissent en se dvorant elles-mmes, ne voulant, ni ne
+pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de
+_leur_ idal.
+
+Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui,
+comme une prtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne
+savaient pas dire. Il vita, il retarda sa rencontre. Mme Sand ignora
+et, par une simplicit charmante qui fut un de ses plus nobles attraits,
+ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa
+vue dissipa bientt les prventions contre les femmes-auteurs, que
+jusque l il avait obstinment nourries.
+
+Dans l'automne de 1837, Chopin prouva des atteintes inquitantes d'un
+mal qui ne lui laissa que comme une moiti de forces vitales. Des
+symptmes alarmants l'obligrent se rendre dans le Midi pour viter
+les rigueurs de l'hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et
+si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir
+partir seul alors que son tat rclamait tant de soins. Elle se dcida
+l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les les Balares, o l'air de
+la mer, joint un climat toujours tide, est particulirement salubre
+aux malades attaqus de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son tat
+fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les htels o il
+n'avait pass qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du
+matelas qui lui avaient servis afin les de brler aussitt, le croyant
+arriv cette priode des maladies de poitrine o elles sont
+facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant son dpart,
+ses amis osaient peine esprer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il ft
+une longue et douloureuse maladie l'le de Majorque o il resta six
+mois, partir d'un bel automne jusqu' un printemps splendide, sa sant
+s'y rtablit assez pour paratre amliore pendant plusieurs annes.
+
+Fut-ce le climat seul qui le rappella la vie? La vie ne le retint-elle
+point par son charme suprme? Peut-tre ne vcut-il que parce qu'il
+voulut vivre, car qui sait o s'arrtent les droits de la volont sur
+notre corps? Qui sait quel arme intrieur elle peut dgager pour le
+prserver de la dcadence, quelles nergies elle peut insuffler aux
+organes atones! Qui sait enfin, o finit l'empire de l'me sur la
+matire? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens,
+double leurs facults ou acclre leur teignement, soit qu'elle ait
+tendu cet empire en l'exerant longtemps et prement, soit qu'elle en
+runisse spontanment les forces oublies pour les concentrer dans un
+moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassembls sur le
+point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une
+flamme de cleste origine?
+
+Tous les prismes du bonheur se rassemblrent dans cette poque de la vie
+de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallum sa vie et qu'elle
+brillt cet instant de son plus vif clat? Cette solitude, entoure
+des flots bleus de la Mditerrane, ombrage de lauriers, d'orangers et
+de myrthes, semblait rpondre par son site mme au voeu ardent des jeunes
+mes, esprant encore en leurs plus bnignes et plus naves illusions,
+soupirant aprs _le bonheur dans une le dserte!_ Il y respira cet air
+aprs lequel les natures dpayses ici-bas prouvent une cruelle
+nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle
+part, selon les mes qui le respirent avec nous: l'air de ces contres
+imagines, qu'en dpit de toutes les ralits et de tous les obstacles
+on dcouvre si aisment lorsqu'on les cherche deux! L'air de cette
+patrie de l'idal, o l'on voudrait entraner ce que l'on chrit, en
+rptant avec Mignon: _Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!_
+
+Tant que sa maladie dura, Mme Sand ne quitta pas d'un instant le
+chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne
+perdit jamais son intensit, en perdant ses joies. Il lui resta fidle
+alors mme que son attachement devint douloureux, car il semblait que
+cet tre fragile se ft absorb et consum dans le foyer de son
+admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses:
+quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement;
+en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer.
+Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une
+nouvelle phase, celle de la douleur, aprs avoir puis celle de
+l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver
+pour lui. C'eut t celle de l'agonie physique; car son attachement
+tait devenu sa vie et, dlicieux ou amer, il ne dpendait plus de lui
+de s'y soustraire un seul instant[33]. Jamais, en effet, depuis lors,
+Mme Sand ne cessa d'tre aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui
+avait fait rtrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait chang
+ses souffrances en langueurs adorables.
+
+[Note 33: Lucrezia Floriani.]
+
+Pour le sauver, pour l'arracher une fin si prcoce, elle le disputa
+courageusement la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et
+instinctifs, qui sont maintes fois des remdes plus salutaires que ceux
+de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni
+l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne flchirent
+la tche, comme chez ces mres aux robustes sants qui paraissent
+communiquer magntiquement une partie de leur vigueur leurs enfants
+dbiles, dont on peut dire que plus ils rclament constamment leurs
+soins, et plus ils absorbent leurs prfrences. Enfin, le mal cda.
+L'obsession funbre qui rongeait secrtement l'esprit du malade et y
+corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il
+laissa le facile caractre et l'aimable srnit de son amie chasser les
+tristes penses, les lugubres pressentiments, pour entretenir son
+bien-tre intellectuel[34].
+
+[Note 34: Lucrezia Floriani.]
+
+Le bonheur succda aux sombres craintes, avec la gradation progressive
+et victorieuse d'un beau jour qui se lve aprs une nuit obscure, pleine
+de terreurs. La vote de tnbres, qui pse d'abord sur les ttes,
+semble si lourde qu'on se prpare une catastrophe prochaine et
+dernire, sans mme oser songer la dlivrance, lorsque l'oeil angoiss
+dcouvre tout coup un point o ces tnbres s'claircissent, telles
+qu'une ouate opaque dont l'paisseur cderait sous des doigts invisibles
+qui la dchirent. ce moment pntre le premier rayon d'espoir dans les
+mes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire
+caverne, aperoivent enfin une lueur, ft-elle encore douteuse! Cette
+lueur indcise est la premire aube, projetant des teintes si incolores
+qu'on pourrait croire assister une tombe de nuit, l'teignement
+d'un crpuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fracheur des
+brises qui, comme des avant-coureurs bnis, portent le message de salut
+dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume vgtal traverse l'air,
+comme le frmissement d'une esprance encourage et raffermie. Un oiseau
+plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit
+dans le coeur comme le premier veil consol qu'on accepte pour gage
+d'avenir. D'imperceptibles, mais srs indices persuadent en se
+multipliant que dans cette lutte des tnbres et de la lumire, de la
+mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent tre
+vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dme de plomb,
+on croit dj qu'il pse moins fatalement, qu'il a perdu de sa
+terrifiante fixit.
+
+Peu peu les clarts gristres augmentent et s'allongent l'horizon,
+en lignes troites comme des fissures. Incontinent, elles s'largissent:
+elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un
+tang inondant en flaques irrgulires ses arides rivages. Des
+oppositions tranches se forment, des nues s'amoncellent en bancs
+sablonneux; on dirait des digues accumules pour arrter les progrs du
+jour. Mais, comme ferait l'irrsistible courroux des grandes eaux, la
+lumire les brche, les dmolit, les dvore et, mesure qu'elle
+s'lve, des flots empourprs viennent les rougir. Cette lumire qui
+apporte la scurit, brille en cet instant d'une grce conqurante et
+timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le
+dernier effroi a disparu, on se sent renatre!
+
+Ds lors les objets surgissent la vue comme s'ils ressuscitaient du
+nant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu' ce que
+la lumire, augmentant d'intensit sa gaze lgre, se plisse et l en
+ombres d'un ple incarnat, tandis que les plans avancs s'clairent d'un
+blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit
+le firmament. Plus il s'tend, plus son foyer gagne d'clat. Les vapeurs
+s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de
+rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit,
+chante: les sons se mlent, se croisent, se heurtent, se confondent.
+L'immobilit tnbreuse fait place au mouvement; il circule, s'acclre,
+se rpand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein mu d'amour. Les
+larmes de la rose, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se
+distinguent de plus en plus; l'on voit tinceler, l'un aprs l'autre,
+sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne
+peindre leurs scintillements. l'Orient, le gigantesque ventail de
+lumire s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanires d'or,
+des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisrs d'carlate,
+le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordors
+panachent ses branches. son centre, le carmin plus vif prend la
+transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'vase
+comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte,
+monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.
+
+Enfin le Dieu du Jour parat! Son front blouissant est orn d'une
+chevelure lumineuse. Il se lve lentement; mais peine s'est-il dvoil
+tout entier, qu'il s'lance, se dgage de tout ce qui l'entoure et prend
+instantanment possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de
+lui.
+
+ * * * * *
+
+Le souvenir des jours passs l'le Majorque resta dans le coeur de
+Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde
+qu'une fois ses plus favoriss. Il n'tait plus sur terre, il vivait
+dans un empyre de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son
+imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu mme, et
+si parfois, sur le prisme radieux o il s'oubliait, quelque incident
+faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un
+affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle
+criarde venait mler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux
+penses divines des grands matres[35]. Dans la suite, il parla de
+cette priode avec une reconnaissance toujours mue, comme d'un de ces
+bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait
+pas possible de jamais retrouver ailleurs une flicit o, en se
+succdant, les tendresses de la femme et les tincellements du gnie
+marquent le temps, pareillement cette horloge de fleurs que Linn
+avait tablie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par
+leurs rveils successifs, exhalant chaque fois d'autres parfums,
+rvlant d'autres couleurs, mesure que s'ouvraient leurs calices de
+formes diverses.
+
+[Note 35: _Lucrezia Floriani_.]
+
+Les magnifiques pays que traversrent ensemble le pote et le musicien,
+frapprent plus nettement l'imagination du premier. Les beauts de la
+nature agissaient sur Chopin d'une manire moins distincte, quoique non
+moins forte. Son coeur en tait touch et s'harmonisait directement
+leurs grandeurs et leurs enchantements, sans que son esprit et
+besoin de les analyser, de les prciser, de les classer, de les nommer.
+Son me vibrait l'unisson des paysages admirables, sans qu'il pt
+assigner, dans le moment, chaque impression l'accident qui en tait la
+source. En vritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi
+dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner
+l'inattention la partie plastique, l'corce pittoresque qui ne
+s'assimilaient pas la forme de son art, n'appartenant pas sa sphre
+plus spiritualise. Et cependant (effet qu'on retrouve frquemment dans
+les organisations comme la sienne), plus il s'loignait des instants et
+des scnes o l'motion avait obscurci ses sens, comme les fumes de
+l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les
+contours de ces situations semblaient gagner ses yeux en nettet et en
+relief. Dans les annes suivantes, il parlait de ce voyage et du sjour
+de Majorque, des incidents qui les ont marqus, des anecdotes qui s'y
+rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il tait
+si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur!
+
+D'ailleurs, pourquoi Chopin et-il port un regard observateur sur les
+sites de l'Espagne qui ont form le cadre de son potique bonheur? Ne
+les retrouvait-il pas plus beaux encore, dpeints par la parole inspire
+de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites dlicieux,
+travers le coloris de son talent passionn, comme travers de rouges
+vitraux on voit tous les objets, l'atmosphre elle-mme, prendre des
+teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'tait-elle pas
+un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour
+douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence
+ces profondeurs de la tendresse et du dvouement o s'tablit son
+vritable, son irrsistible empire, celui en dehors duquel elle n'est
+plus qu'une nigme sans mot,--les flammes de l'imagination en se mariant
+chez elle aux limpides clarts du coeur, renouvellent dans une autre
+sphre le miraculeux spectacle de ces feux grgeois, dont les clatants
+incendies couraient autrefois sur les abmes de la mer sans en tre
+submergs, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de
+la pourpre aux clestes grces de l'azur.
+
+Mais, le gnie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du
+coeur, ces sacrifices sans rserve de pass et d'avenir, ces
+immolations aussi courageuses que mystrieuses, ces holocaustes de
+soi-mme, non pas temporaires et changeants, mais constants et
+monotones, qui donnent droit la tendresse de s'appeler _dvouement_?
+La force supranaturelle du gnie, dnue de forces divines et
+surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit de lgitimes exigences,
+et la lgitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute
+exigence personnelle et goste? La royale pourpre et les flammes
+ardentes du gnie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur
+immacul d'une destine de femme, quand elle ne compte qu'avec les
+joies d'ici-bas et n'en attend aucune de l-haut; d'un esprit de femme
+qui a foi en lui-mme et n'a point foi en l'amour, _plus fort que la
+mort_? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupfiantes
+affirmations du gnie et les adorables privations d'un attachement sans
+bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille
+angoisse, en plus d'une journe de larmes et de sacrifices,
+quelques-uns de leurs secrets surhumains aux choeurs angliques?
+
+Parmi ses dons les plus prcieux, Dieu prta l'homme le pouvoir de
+crer son instar, en tirant du nant,--non pas comme lui crateur,
+auteur de tout ce qui est bon, matire et substance;--mais, comme lui
+formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour
+leur faire exprimer sa pense o il incarne un sentiment incorporel en
+des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gr de son
+imagination, pour tre perues par la vue, ce sens qui fait connatre et
+penser; par l'oue, ce sens qui fait sentir et aimer! Vritable
+_cration_, dans la plus belle signification du mot, l'art tant
+l'expression et la communication d'une motion au moyen d'une sensation,
+sans l'intermdiaire de la parole, ncessaire pour rvler les faits et
+les raisonnements. Aprs cela, Dieu donna l'artiste (et dans ce cas le
+pote devient artiste, car c'est la forme du langage, prose ou posie,
+qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la
+vie ternelle correspond la vie du temps, la rsurrection la mort:
+celui de la _transfiguration_! Le don de changer un pass incorrect,
+incomplet, fautif, bris, en un avenir de glorification sans fin,
+pouvant durer tant que l'humanit dure.
+
+Et l'homme et l'artiste peuvent tre fiers de possder de si divines
+puissances! C'est en elles que gt le secret de la royaut native que
+l'homme, cet tre chtif et misrable, exerce bon droit sur
+l'incommensurable et sereine nature; de la supriorit inne que
+l'artiste, cet tre faible et impuissant, se sent juste titre sur ses
+semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royaut qu'en cherchant le bien
+dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa supriorit
+qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.--Comme la
+plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit gnralisateur; il
+n'tait gure port la philosophie de l'esthtique, dont il n'avait
+mme pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les
+grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le
+penseur s'lve pas pas sur les rudes sentiers o se cherche le vrai,
+par un vol vertical travers les sphres transparentes et radieuses du
+beau.
+
+Chopin se laissait possder par la situation si neuve qui lui tait
+faite Majorque et dont il n'avait aucune exprience, avec cette
+ignorance et cette imprvoyance des futures amertumes dont les germes
+sont sems et pars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins
+connues dans ces charmantes annes d'enfance, alors qu'un amour
+maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son
+idoltrie et gorgeait notre coeur de flicit, en prparant son
+irrmdiable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous
+environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre
+mmoire que bien plus tard, la familire image de chaque minute et de
+chaque objet. Mais, pour un artiste minemment subjectif, comme l'tait
+Chopin, le moment vient o son coeur sent un imprieux besoin de revivre
+un bonheur que les flots de la vie ont emport, de reprouver ses joies
+les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forant
+sortir de cette ombre noire du pass o un temps, peint de si vives
+couleurs, s'est vanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalit
+lumineuse de l'art, par ce procd mystrieux que le magntisme du coeur
+communique l'lectricit de l'inspiration et que la muse enseigne, aux
+mortels de son choix.
+
+L, toute rsurrection est une transfiguration! L, tout ce qui fut
+incertain, fragile, djet, macul, plus senti que ralis,
+obscurci au moment presque o il brillait de toute sa radiance,
+quelque peu dnatur, sitt qu'il eut atteint l'apoge de son
+panouissement,--revient sous la figure d'un corps glorieux,
+imprissable dsormais, irradiant d'une ternelle sublimit. N'tant
+plus enchan, ni aux lieux, ni aux annes d'autrefois, ce qui est ainsi
+transfigur aprs avoir t ressuscit, vit jamais d'une vie
+supranaturelle, incorruptible, invulnrable, dominant la succession des
+ges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprsence qui
+lui permet d'entrer dans tous les coeurs, en traversant toutes leurs
+enveloppes.
+
+Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscit, ni
+transfigur l'poque de suprme bonheur que le sjour de Majorque marqua
+dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir rflchi, sans en avoir donn
+la raison au tribunal de son jugement, sans mme se l'tre demande,
+sans l'avoir scrute avec un regret ou avec un dsespoir. Il ne le fit
+pas, instinctivement. Son me droite et nativement honnte, que les
+paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, rpugnait la glorification
+de ce qui, _ayant pu tre_, n'a point t! Pour ce fils de l'hroque
+Pologne, o femmes et hommes versent jusqu' la dernire goutte de leur
+sang afin d'attester la _ralit_ de leur _idal_, tout idal manqu,
+priv de ralit, tait un avortement. Mais tout avortement, qui est une
+mort dans le monde des vivants, n'est mme pas n dans le monde de la
+posie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il
+chant les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes
+de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois,
+comme le ruisseau murmure dans les prs, comme la lune resplendit dans
+les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le
+rayon luit dans les champs de l'ther! Tandis qu'il n'a pas su raconter
+son bonheur trange en cette le enchante, qu'il et souhait pouvoir
+transporter sur une autre plante et qui n'tait, hlas! que trop prs
+du rivage! En y retournant, il vit dchirs, dfigurs, dissips, les
+mirages qui avaient envelopp, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne
+put donc, ni ne voulut les chanter, les idaliser.
+
+Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce
+pass ardent, qui empruntait aux latitudes mridionales leur feu et leur
+clat; dont les flammes exhalaient l'cre saveur du bitume d'un volcan;
+dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les
+frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicit; dont les
+laves brlantes touffaient et ensevelissaient jamais les souvenirs
+d'une heure de joies naves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle
+qui croyait tre la posie en personne, n'a point inspir de chant;
+celle qui se croyait la gloire elle-mme, n'a point t glorifie; celle
+qui prtendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne qui le
+demande, n'a point vu son amour bni, son image honore, son souvenir
+port sur les autels d'une sainte gratitude! Prs d'elle, que de femmes
+qui ont seulement su _aimer et prier_, vivent jamais dans les annales
+de l'humanit d'une vie transfigure, soit qu'on les appelle Laure de
+Novs ou lonore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de
+Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Thcla ou de
+Gretchen.
+
+Mais non! Durant cette existence dans une le transforme en un sjour
+de dieux, grce aux hallucinations d'un coeur pris, surexcit par
+l'admiration, terrass par la reconnaissance, Chopin transporta un
+moment, un seul moment, dans les pures rgions de l'art, soudainement,
+par un choc de sa baguette magique!--ce fut un moment d'angoisse et de
+douleur! Mme Sand le raconte quelque part, parmi les rcits qu'elle
+fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait dj
+prouver une affection trop entire, puisqu'elle osait s'identifier
+elle au point de s'affoler l'ide de la perdre, oubliant qu'elle se
+rservait toujours le droit de proprit sur sa personne quand elle
+l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupt.--Chopin ne
+pouvait encore quitter sa chambre, pendant que Mme Sand promenait
+beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enferm dans son
+appartement, pour le prserver des visites importunes. Un jour, elle
+partit pour explorer quelque partie sauvage de l'le; un orage terrible
+clata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent
+branler ses fondements. Chopin, qui savait sa chre compagne voisine
+des torrents dchans, prouva des inquitudes qui amenrent une crise
+nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'lectricit qui
+surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il
+se remit avant le retour de l'intrpide promeneuse. N'ayant pas mieux
+faire, il revint son piano et y improvisa l'admirable _Prlude_ en
+_fis moll_. Au retour de la femme aime, il tomba vanoui. Elle fut peu
+touche, fort agace mme, de cette preuve d'un attachement qui
+semblait vouloir empiter sur la libert de ses allures, limiter sa
+recherche effrne de sensations nouvelles, lui soustraire quelque
+impression trouve n'importe o et n'importe comment, donner sa vie un
+lien, enchaner ses mouvements par les droits de l'amour!
+
+Le lendemain, Chopin joua le _Prlude_ en _fis moll_; elle ne comprit
+pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant
+elle; mais elle ignora, et si elle l'avait devin, elle et
+intentionnellement ignor, quel monde d'amour de telles angoisses
+rvlaient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait
+ni connatre, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour!
+Tout ce qu'il y avait d'intolrablement incompatible, de diamtralement
+contraire, de secrtement antipathique, entre deux natures qui
+paraissaient ne s'tre compntres par une attraction subite et
+factice, que pour employer de longs efforts se repousser avec toute la
+force d'une inexprimable douleur et d'un vhment ennui,--se rvle en
+cet incident! Son coeur lui, clatait et se brisait la pense de
+perdre celle qui venait de le rendre la vie. Son esprit elle, ne
+voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le
+pril ne contrebalanait pas l'attrait et la nouveaut. Quoi d'tonnant,
+si cet pisode de sa vie franaise fut le seul dont l'impression se
+retrouve dans les oeuvres de Chopin? Aprs cela, il fit dans son
+existence deux parts distinctes. Il continua longtemps souffrir dans
+le milieu trop raliste, presque grossier, o s'tait engouffr son
+temprament frle et sensitif; puis, il chappait au prsent dans les
+rgions impalpables de l'art, s'y rfugiant parmi les souvenirs de sa
+premire jeunesse, dans sa chre Pologne, que seule il immortalisait en
+ses chants.
+
+Il n'est pourtant pas donn un tre humain, vivant de la vie de ses
+semblables, de tellement s'arracher ses impressions prsentes, de
+tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes,
+qu'il oublie dans ses oeuvres tout ce qu'il prouve, pour ne chanter que
+ce qu'il a prouv. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que,
+dans ses dernires annes, Chopin fut en proie une sorte de travail,
+plutt encore de rongement intrieur, dont il tait inconscient,
+quoiqu'il st qu'un mal pareil avait dtruit le gnie de plus d'un grand
+pote, de plus d'un grand artiste. Ces grandes mes, voulant chapper
+la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde
+qu'elles crent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit
+Camons, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez
+puissante pour les y emporter, elle ne peut les empcher de traner avec
+eux la flche barbele qui s'est enfonce dans leur flanc. Ouvrant leurs
+larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en
+volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenime qui dvore leur
+chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de
+l'amour mconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une
+dsesprance amoureuse sur le bcher de Sofronie et d'Olinde, celles
+d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit Florence!
+
+Chopin ne compara point son mal celui de ces grands hommes, tant la
+rare exceptionnalit, le rare resplendissement de la source
+intellectuelle laquelle il l'avait puis, le lui faisait croire hors
+de toute comparaison. Tte tte avec ce mal, il esprait assez le
+dominer pour l'empcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de
+spectre sans spulture dcente, sur les rgions ariennes, fraches,
+irises comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, o il avait
+coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout rsolu qu'il fut
+ ne chercher dans l'art que le pur idal de ses premiers enthousiasmes,
+Chopin y mla, son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient
+point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines
+complexes, raffines, striles, se consumant elles-mmes dans un lyrisme
+dramatique, lgiaque et tragique la fois, que ses sujets et leur
+sentiment n'eussent point comport naturellement.
+
+Nous l'avons dj dit: toutes les formes tranges qui ont si longtemps
+surpris les artistes dans ses dernires oeuvres, dtonnent dans
+l'ensemble gnral de son inspiration. Elles entremlent aux murmures
+d'amour, aux chuchotements des tendres inquitudes, aux complaintes
+hroques, aux hymnes d'allgresse, aux chants de triomphe, aux
+gmissements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste
+polonais entendait dans son pass lui,--les soupirs d'un coeur malade,
+les rvoltes d'une me dsoriente, les colres rentres d'un esprit
+fourvoy, les jalousies trop nausabondes pour tre exprimes, qui
+l'oppressaient dans son prsent. Toutefois, il sut si bien leur imposer
+ses lois, les matriser, les manier en roi habitu commander que,
+contrairement maints coryphes de la littrature romantique
+contemporaine, contrairement l'exemple donn alors en musique par un
+grand-matre, il russit ne jamais dfigurer les types et les formes
+sacrs du beau, quelles que fussent les motions qu'il les chargea de
+traduire.
+
+Loin de l; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions
+indignes d'tre idalises et sa rsolution de ne jamais avilir la muse,
+ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait
+permis son coeur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au
+point qu'aucune des conqutes qu'il fit pour en tendre les limites, ne
+sera renie et rpudie par aucun de ses lgitimes successeurs. Car, si
+indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans
+l'art au besoin de gmir; jamais il ne fit dgnrer le chant en cri,
+jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se
+crut permis de transporter la ralit brutale dans l'art, cet apanage
+exclusif de l'idal, sans l'avoir d'abord dpouille de sa brutalit
+pour l'exhausser au point o la vrit s'idalise. Puisse-t-il servir
+d'exemple tous ceux auxquels la nature dpartit une me aussi belle
+et un gnie aussi noble, s'ils sont assez infortuns pour rencontrer,
+comme lui, un bonheur qui leur enseigne maudire la vie, une admiration
+qui leur enseigne le mpris de l'admirable, un amour capable de leur
+enseigner la haine de l'amour!...
+
+Quelque born qu'ait t le nombre de jours que la faiblesse de sa
+constitution physique rservait Chopin, ils auraient pu n'tre point
+abrgs par les tristes souffrances qui les terminrent. me tendre et
+ardente la fois, pleine de dlicatesses patriciennes, plus que cela,
+fminines et pudiques, il avait en lui des rpugnances invincibles que
+la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoules, se vengeaient en
+dchirant les fibres vives de son me comme des pines de fer rouge. Il
+se fut content de ne vivre que parmi les radieux fantmes de sa
+jeunesse qu'il savait si loquemment invoquer, parmi les navrantes
+douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa
+poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de
+ces attraits momentans de deux natures opposes dans leurs tendances,
+qui, en se rencontrant l'improviste, prouvent une surprise charme
+qu'elles prennent pour un sentiment durable, levant ses proportions
+des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient raliser.
+
+Au sortir d'un pareil rve deux, termin en cauchemar affreux, c'est
+toujours la nature plus profondment impressionne qui demeure brise ou
+exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses esprances et son
+attachement, celle pour qui il et t impossible de les arracher d'un
+terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les
+roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduit, les
+immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la rgion
+o croissent l'euphorbe superbe, mais vnneuse, le mancenillier fleuri,
+mais mortel!--Terrible pouvoir exerc par les plus beaux dons que
+l'homme possde! Ils peuvent porter aprs eux l'incendie et la
+dvastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite
+de Phaton, au lieu de guider leur carrire bienfaisante, les laissait
+errer au hasard et dsordonner la cleste structure.
+
+
+
+
+VIII.
+
+
+Depuis 1840, la sant de Chopin, travers des alternatives diverses,
+dclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les ts chez
+Mme Sand, sa campagne de Nohant, formrent, durant quelques annes,
+ses meilleurs moments, malgr les cruelles impressions qui succdaient
+pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.
+
+Les contacts d'un auteur avec les reprsentants de la publicit et ses
+excutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il
+distingue cause de leurs mrites ou parce qu'ils lui plaisent; le
+croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et
+des froissements qui en naissent, lui taient naturellement odieux. Il
+chercha longtemps y chapper en fermant les yeux, en prenant le parti
+de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dnouements
+qui, en choquant par trop ses dlicatesses, en rvoltant par trop ses
+habitudes de _comme il faut_ moral et social, finirent par lui rendre sa
+prsence Nohant impossible, quoiqu'il semblt d'abord y avoir prouv
+plus de rpit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il
+put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque anne
+plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener
+une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint
+d'abord difficile, bientt tout fait pnible. De 1846 1847, il ne
+marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans prouver de
+douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vcut qu' force de
+prcautions et de soins.
+
+Vers le printemps de 1847, son tat empirant de jour en jour, aboutit
+une maladie dont on crut qu'il ne se relverait plus. Il fut sauv une
+dernire fois, mais cette poque se marqua par un dchirement si pnible
+pour son coeur, qu'il l'appela aussitt mortel. En effet, il ne survcut
+pas longtemps la rupture de son amiti avec Mme Sand qui eut lieu
+ce moment. Mme de Stal, ce coeur gnreux et passionn, cette
+intelligence large et noble, qui n'eut que le dfaut d'empeser souvent
+sa phrase par un pdantisme qui lui tait la grce de l'abandon, disait
+ un de ces jours o la vivacit de ses motions la faisait s'chapper
+des solennits de la raideur genvoise: En amour, il n'y a que des
+commencements!...
+
+Exclamation d'amre exprience sur l'insuffisance du coeur humain; sur
+l'impossibilit o il est de correspondre tout ce que l'imagination
+sait rver, quand on l'abandonne elle-mme; quand on ne la retient
+pas dans son orbite par une ide exacte du bien et du mal, du permis et
+de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur
+l'ourlet de ce prcipice qu'on nomme _le Mal_, avec assez d'empire sur
+eux-mmes pour n'y pas tomber, alors mme que le blanc festonnage de
+leur robe virginale se dchire quelque ronce du bord et se laisse
+empoussirer sur un chemin trop battu! Le bant entonnoir du mal a tant
+d'tages infrieurs, qu'on peut prtendre n'y tre pas descendu, tant
+qu'on n'effleura que ses chancrures, sans perdre pied sur la route qui
+continue au grand soleil. Toutefois, ces tmraires excursions ne
+donnent, comme le disait Mme de Stal, _que des commencements!_
+
+Pourquoi? diront les coeurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse
+nervante.--Pourquoi?--Parce que, sitt que l'me a quitt les ornires
+et les scurits que cre une vie de devoirs et de dvouement, d'amour
+dans le sacrifice et d'esprances dans le ciel, pour aspirer les
+senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se dlecter dans les
+frissons alanguissants qu'elles rpandent en tous les membres, pour se
+livrer, timide, mais altre, aux rapides blouissements qu'ils donnent,
+les sentiments ns en ces parages ne sauraient avoir la force d'y
+vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en
+rsistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et
+planer au-dessus! tres insubstantiels, quand la vie relle ne saurait
+offrir ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur
+consacr et sacr, ils ne trouvent de refuge la puret de leur
+essence, la noblesse de leur naissance, aux privilges de leur
+consanguinit, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de
+forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance,
+dvouement positif ou bienfait dsintress, pieuse sollicitude pour
+l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intrt pour les
+quitudes ncessaires du bien-tre physique. moins que ces sentiments
+ne montent dans les rgions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en
+quelque idal irralis et irralisable; ou bien dans les rgions
+solaires de la prire, pour s'lancer vers le ciel en ne laissant aprs
+eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne
+cherche la source) d'une rdemption, d'une expiration, d'une ranon
+paye au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y
+avait d'immortel en ses sentiments d'lection, survit jamais leurs
+_commencements_; mais d'une vie surnaturelle, transfigure! C'est plus
+que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait!
+
+Tel pourtant est rarement le sort des amours ns sur l'ourlet du
+prcipice, o de gradin fleuri en gradin dcor, de gradin dcor en
+gradin badigeonn, de gradin badigeonn en gradin dnud, on descend
+jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, ns
+sur les terrains limitrophes--_the border-lands_, disent les
+Anglais--aient plus de ce feu qui brle que de cette lumire qui
+brille, pour peu qu'ils aient plus d'nergie arrogante que de suaves
+mollesses, plus d'apptits charnels que d'aspirations intenses, plus
+d'avides convoitises que d'adorations sincres, plus de concupiscence et
+d'idoltrie que de bont et de gnrosit... l'quilibre se perd, et...
+celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau
+jour clabouss par les fanges du prcipice! Peu peu il cesse d'tre
+clair par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand
+il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le pote ayant
+bien reconnu qu'il ne dit; _J'aime!_ que lorsque, ayant puis toutes
+les autres manires de le dire, il dsire plus qu'il ne chrit. Les
+jours qui suivent ces premires ombres, venues, on ne sait comment, sur
+quelque anfractuosit du prcipice terrible, sont remplis d'on ne sait
+quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, peine got, il se change
+en une vase informe qui soulve le coeur et le corrompt jamais, si elle
+n'est rejete et maudite l'instant. Ces amours-l, n'ont eu aussi _que
+des commencements!_
+
+Mais comme de tels amours ne sont ns plus haut, sur les gradins
+fleuris, qu'en se mirant dans deux coeurs la fois, il en est un
+d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odorifrant et si
+glissant, se maintient moins longtemps sur la zone o il vit le jour,
+trbuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever,
+roule de chte en chte, abandonne un haut idal pour une ralit
+fivreuse, passe de cette fivre une autre qui devient une insanit ou
+un dlire, aboutissant un tat qui donne, avec le dgot de la satit
+ou l'irrationalit du vice, le ddain de l'indiffrence ou la duret de
+l'oubli envers l'autre, dont il devient l'ternel tourment, si ce n'est
+l'ternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu _que des
+commencements_!... Mais, restant chez l'un toujours lev, toujours
+distingu, en prsence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le
+vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans
+tre le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver
+rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le coeur et le fait saigner,
+jusqu' ce que son dernier souffle de vie s'teigne dans un dernier
+spasme de douleur.
+
+Ces _commencements_, dont parlait Mme de Stal, taient depuis
+longtemps puiss entre l'artiste polonais et le pote franais. Ils ne
+s'taient mme survcus chez l'un que par un violent effort de respect
+pour l'idal qu'il avait dor de son clat foudroyant, chez l'autre, par
+une fausse honte qui sophistiquait sur la prtention de conserver la
+constance sans la fidlit. Le moment vint o cette existence factice,
+qui ne russissait plus galvaniser des fibres dessches sous les yeux
+de l'artiste spiritualiste, lui sembla dpasser ce que l'honneur lui
+permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le
+prtexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'aprs une
+opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta
+brusquement Nohant pour n'y plus revenir.
+
+Malgr cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mme
+Sand, sans aigreur et sans rcriminations. Il rappelait, il ne racontait
+jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le
+faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de rpter. Les
+larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont
+il ne pouvait se sparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il
+ait compar les dlicieuses impressions qui inaugurrent sa passion,
+l'antique cortge de ces belles canphores portant des fleurs pour orner
+une victime, on pourrait encore croire qu'arriv aux derniers instants
+de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil oublier
+les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui
+l'avaient enguirlande peu auparavant. On et dit qu'il voulait en
+ressaisir le parfum enivrant, en contempler les ptales fans, mais
+encore imprgns de l'haleine enfivre, donnant des soifs qui, loin de
+s'tancher au contact de lvres incandescentes, n'en prouvent qu'une
+exaspration de dsirs.
+
+En dpit des subterfuges qu'employaient ses amis pour carter ce sujet
+de sa mmoire, afin d'viter l'motion redoute qu'il amenait, il aimait
+ y revenir, comme s'il et voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et
+dtruire sa vie par les mmes sentiments qui l'avaient ranime jadis!
+Il s'adonnait avec une sorte de brlante douceur la ressouvenance
+enamre des jours anciens, dfeuills dsormais de leurs prismatiques
+signifiances. Se sentir frnollir en contemplant la dfiguration
+dernire de ses derniers espoirs, lui tait un dernier charme. En vain
+cherchait-on en loigner sa pense; il en reparlait toujours; et
+lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On et dit
+qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps le
+respirer.
+
+Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer la
+fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrnes de l'antiquit, comme
+les Mlusines du moyen ge, ont toujours attir les malheureux qui
+rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'garaient aux
+alentours de leurs cueils, par des accents pleins de suavit, par des
+formes qui charmaient l'oeil perdu, par des blancheurs qu'on et dit
+empruntes aux lis des jardins, par des chevelures qu'on et cru noues
+avec les rayons d'un soleil d'hiver, tide et caressant... Ceux qui
+n'ont jamais connu la syrne attrayante et la fe malfaisante, ne savent
+pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlac de leurs bras
+perfides, au moment o, couch sur un coeur inhumain, berc sur des
+genoux dforms, il aperoit tout d'un coup, avec un effroi terrifi,
+l'humaine nature et sa spiritualit transforme en une animalit
+hideuse!
+
+Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhal leur
+dernier souffle dans un soupir de volupt ignominieuse, dans une
+imprcation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu
+ont su allier avec le respect qu'on se garde soi-mme, en respectant
+le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point
+aim d'un amour indigne... le respect qu'on doit son honneur en
+brisant un lien qui devient dshonorant! C'est l qu'il faut un mle
+courage, que tant de mles hros n'ont pas eu. Chopin a su le dployer,
+se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette socit qui l'avait
+enchss dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si
+souvent transperc de part en part de leur suave rayon. Il ne rcrimina
+point, il ne permit aucun tiraillement. En loignant l'idal qu'il
+portait en lui, d'une ralit odieuse, il fut aussi inflexible dans sa
+rsolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aim!
+
+Chopin sentit, et rpta souvent, que cette longue affection, ce lien si
+fort, en se brisant, brisait sa vie. N'et-il pas mieux valu que moins
+inexpriment, plus rflchi, mieux prpar des sductions
+fallacieuses, il et agi selon la vraie nature de son tre intrieur,
+selon les vrais penchants de son caractre, selon les nobles
+accoutumances de son me, en refusant fermement, avec une force virile,
+d'accepter le tissu de joies phmres, d'illusions courte chance,
+de douleurs consumantes, si bien symbolises dans l'antiquit (elle les
+connut aussi!), par cette fameuse robe de Djanire qui, s'identifiant
+la chair du malheureux hros, le fit misrablement prir? Si une femme
+donna la mort au noble Alcide par le subtil rseau de ses souvenirs,
+comment une femme n'et-elle pas men la mort un tre aussi frle que
+l'tait notre pote-musicien, en l'enveloppant d'un rseau semblable?
+
+Durant sa premire maladie, en 1847, on dsespra de Chopin pendant
+plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses lves les plus distingus, l'ami
+que dans ces dernires annes il admit le plus son intimit, lui
+prodigua les tmoignages de son attachement; ses soins et ses
+prvenances taient sans pareils. Lorsque la Psse Marcelline
+Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une
+fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette
+timidit craintive des malades et cette tendre dlicatesse qui lui tait
+particulire: Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigu?... Sa
+prsence lui tant plus agrable que toute autre, il craignait de le
+perdre, et l'et perdu plutt que d'abuser de ses forces. Sa
+convalescence fut fort lente et fort pnible; elle ne lui rendit plus
+qu'un souffle de vie. Il changea cette poque, au point de devenir
+presque mconnaissable. L't suivant lui apporta ce mieux prcaire que
+la belle saison accorde aux personnes qui s'teignent. Pour ne pas aller
+ Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner lui-mme la
+certitude palpable que Nohant tait ferm pour lui par sa propre
+volont, devenu inexorable dans sa muette dcision, il ne voulut pas
+quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des
+bienfaits de cet lment vivifiant.
+
+L'hiver de 1847 1848 ne fut qu'une pnible et continuelle succession
+d'allgements et de rechutes. Toutefois, il rsolut d'accomplir au
+printemps son ancien projet de se rendre Londres, esprant se
+dbarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle
+obsession de ses rminiscences mridionales et ensoleilles. Lorsque la
+rvolution de fvrier clata, il tait encore alit; par un mlancolique
+effort, il fit semblant de s'intresser aux vnements du jour et en
+parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son
+pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts o il lui fut
+possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux
+jours o il tait plein de vie et d'esprances. M. Gutmann continua
+tre son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins
+qu'il accepta de prfrence jusqu' la fin.
+
+Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea raliser son voyage et
+visiter ce pays o il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui
+offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Nanmoins, avant de
+quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des
+amis avec lesquels ses rapports furent les plus frquents, les plus
+constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne
+hommage sa mmoire et son amiti, en s'occupant avec zle et
+activit de l'excution d'un monument pour sa tombe. ce concert, son
+public, aussi choisi que fidle, l'entendit pour la dernire fois. Aprs
+cela, il partit en toute hte pour l'Angleterre, sans attendre presque
+l'cho de ses derniers accents. On et pens qu'il ne voulait ni
+s'attendrir la pense d'un dernier adieu, ni se rattacher ce qu'il
+abandonnait par d'inutiles regrets! Londres, ses ouvrages avaient dj
+trouv un public intelligent; ils y taient gnralement connus et
+admirs[36]. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que
+les Anglais appellent _low spirits_. L'intrt momentan qu'il s'tait
+efforc de prendre aux changements politiques avait compltement
+disparu. Il tait devenu plus silencieux que jamais; si, par
+distraction, il lui chappait quelques mots, ce n'tait qu'une
+exclamation de regret. son dpart, son affection pour le petit nombre
+de personnes qu'il continuait voir, prenait les teintes douloureuses
+des motions qui prcdent les derniers adieux. Son indiffrence
+s'tendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.
+
+[Note 36: Depuis plusieurs annes, les compositions de Chopin
+taient trs rpandues et trs gotes en Angleterre. Les meilleurs
+virtuoses les excutaient frquemment. Nous trouvons dans une brochure
+publie ce moment Londres, chez M. Wessel et Stappleton, sous le
+titre _An Essay on the works of F. Chopin_, quelques lignes traces avec
+justesse. L'pigraphe de cette petite brochure est ingnieusement
+choisie; l'on ne pouvait mieux appliquer qu' Chopin les deux vers de
+Shelley: (Peter Bell the third)
+
+ He was a mighty poet--and
+ A subtle-souled psychologist.
+
+L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet
+originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by
+pedantry;... de ces: outpourings of an unwordly and tristful soul,
+those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,--those
+exquisite embodiments of fugitive thoughts,--those infinitesimal
+delicacies, qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin.
+L'auteur anglais dit plus loin: One thing is certain, viz: to play with
+proper feeling and correct execution the _Prludes_ and _Studies_ of
+Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and
+moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to
+their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the
+necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker
+than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works
+of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or
+a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out
+passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be
+looked for throughout the entire range of his compositions, the
+prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as
+beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony
+as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and
+out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you
+are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a
+path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith
+and a devotion, _a desire to appreciate, and a determination to
+understand_, are absolutely necessary, to do it anything like adequate
+justice....... Chopin in his _Polonaises_ and in his _Mazoures_ has
+aimed at those characteristics which distinguish the national music of
+his country so markedly from that of all others, that quaint
+idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious
+mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly
+individualize the music of those northern countries, whose language
+delights in combination of consonants........]
+
+Arriv Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui
+l'lectrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que
+son abattement allait se dissiper. Il crut peut-tre lui-mme, ou
+feignit de croire, qu'il parviendrait le vaincre en jetant tout dans
+l'oubli, jusqu' ses habitudes passes; en ngligeant les prescriptions
+des mdecins, les prcautions qui lui rappelaient son tat maladif. Il
+joua deux fois en public et maintes fois dans des soires particulires.
+Chez la duchesse de Sutherland, il fut prsent la reine; aprs cela,
+tous les salons distingus recherchrent plus encore l'avantage de le
+possder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles,
+s'exposa toutes les fatigues, sans se laisser arrter par aucune
+considration de sant. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans
+paratre la rejeter? Mourir, sans donner personne ni le remords, ni la
+satisfaction de sa mort?
+
+Il partit enfin pour dimbourg, dont le climat lui fut particulirement
+nuisible. son retour d'cosse, il se trouva trs affaibli; les
+mdecins l'engagrent abandonner au plus tt l'Angleterre, mais il
+ajourna longtemps son dpart. Qui pourrait dire le sentiment qui causait
+ce retard?... Il joua encore un concert donn pour les Polonais.
+Dernier signe d'amour envoy sa patrie, dernier regard, dernier soupir
+et dernier regret! Il fut ft, applaudi et entour, par tous les siens.
+Il leur dit tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir tre
+ternel.
+
+Quelle pense occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour
+rentrer dans Paris?... Ce Paris, si diffrent pour lui de celui qu'il
+avait trouv sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris
+ds son arrive par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les
+conseils et l'intelligente direction lui avaient dj sauv la vie dans
+l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des annes la
+prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte
+lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce dcouragement final si
+dangereux, dans des moments o la disposition d'esprit exerce tant
+d'empire sur les progrs de la maladie. Chopin proclama aussitt que
+personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prtendant ne plus
+avoir confiance en aucun mdecin. Il en changea constamment depuis lors,
+mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte
+d'accablement irrmdiable s'empara de lui; on et dit qu'il savait
+avoir obtenu son but, avoir puis les dernires ressources de la vie,
+nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne
+venant lutter contre cette amre apathie.
+
+Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus t mme de travailler
+avec suite. Il retouchait de temps autre quelques feuilles bauches,
+sans russir en coordonner les penses. Un respectueux soin de sa
+gloire lui dicta le dsir de les voir brles pour empcher qu'elles
+fussent tronques, mutiles, transformes en oeuvres posthumes peu dignes
+de lui. Il ne laissa de manuscrits achevs qu'un dernier _Nocturne_ et
+une _Valse_ trs courte, comme un lambeau de souvenir.
+
+En dernier lieu, il avait projet d'crire une mthode de piano, dans
+laquelle il et rsum ses ides sur la thorie et la technique de son
+art, consign le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses
+innovations et de son intelligente exprience. La tche tait srieuse
+et exigeait un redoublement d'application, mme pour un travailleur
+aussi assidu que l'tait Chopin. En se rfugiant dans ces arides
+rgions, il voulait peut-tre fuir jusqu'aux motions de l'art, auquel
+la srnit, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au
+l'entnbrement du coeur, prtent des aspects si diffrents! Il n'y
+chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda
+plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie:
+_l'oubli_!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni
+l'tourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine
+de venin, compenser en intensit le temps qu'elles enlvent aux
+douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui
+conjure les orages de l'me,--_der Seele Sturm beschwrt_,--en
+engourdissant la mmoire, lorsqu'il ne l'anantit pas. Un pote, qui fut
+aussi la proie d'une inconsolable mlancolie, chercha galement, en
+attendant une mort prcoce, l'apaisement de ces regrets dcourags dans
+le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de
+la vie la fin d'une mle lgie!
+
+ Beschftigung, die nie ermattet,
+ Die langsam schafft, doch nie zerstrt,
+ Die zu dem Bau der Ewigkeiten
+ Zwar Sandkorn nur fr Sandkorn reicht,
+ Doch von der grossen Schuld der Zeiten
+ Minuten, Tage, Jahre streicht[37].
+
+[Note 37: Schiller, _Die Ideale_.]
+
+Mais les forces de Chopin ne suffirent plus son dessein; cette
+occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en ide le
+contour de son projet, il en parla diverses reprises, l'excution lui
+en devint impossible. Il ne traa que quelques pages de sa mthode;
+elles furent consumes avec le reste.
+
+Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis
+commencrent prendre un caractre dsespr. Il ne quitta bientt plus
+son lit et ne parla presque plus. Sa soeur, arrive de Varsovie cette
+nouvelle, s'tablit son chevet et ne s'en loigna pas. Il vit ce
+redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces prsages,
+sans tmoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa
+fin avec un calme et une rsignation toute masculine, voulant drober
+tous, se drober peut-tre lui-mme, ce qu'il avait pu faire pour
+l'amener et la hter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de
+prvoir un lendemain. Ayant toujours aim changer de demeure, il
+manifesta encore ce got en prenant alors un autre logement, pour
+viter, disait-il, les incommodits de celui qu'il occupait; il disposa
+son ameublement neuf, en se proccupant cet effet d'arrangements
+minutieux. Quoiqu'il ft bien mal, ne se faisait certainement pas
+illusion sur son tat, il s'obstina ne point dcommander les mesures
+qu'il avait ordonnes pour l'installation de son nouvel appartement.
+Bientt, on commena dmnager certains objets et il arriva que, le
+jour mme de son dcs, on transportait quelques meubles dans des
+chambres o il ne devait plus entrer!
+
+Craignit-il que la mort ne remplt pas ses promesses? Qu'aprs l'avoir
+touch de son doigt, elle ne le laisst encore une fois la terre? Que
+la vie ne lui ft plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre
+aprs en avoir rompu tous les fils? prouvait-il cette double influence
+qu'ont ressentie quelques organisations suprieures la veille
+d'vnements qui dcidaient de leur sort, contradiction flagrante entre
+le coeur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose
+le prvoir? Dissemblance si entire entre des prvisions simultanes,
+qu' certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des
+discours que leurs actions semblaient dmentir, qui nanmoins
+dcoulaient d'une gale persuasion? Nous croirions plutt qu'aprs avoir
+succomb un imprieux dsir de quitter cette vie, aprs avoir fait en
+Angleterre tout ce qu'il fallait pour abrger ses derniers jours, il
+voulut carter tout ce qui et pu laisser souponner cette faiblesse,
+qu'avec sa manire de voir il et jug dans un autre romanesque,
+thtrale, ridicule. Il et rougi d'agir comme les hros des mlodrames
+qu'il dtestait, comme un Bocage en scne[38], comme un personnage
+quelconque d'un de ces romans du jour qu'il mprisait profondment. Si,
+malgr ces mpris, malgr ces ddains, il n'avait pu rsister la
+grande fascination de la mort, cette dernire ivresse de ceux que le
+dsespoir a intoxiqu de son amer et vertigineux breuvage, il chercha
+probablement ce que personne ne dcouvre cette dfaillance, commune
+tous ceux qui furent blesss par une femme d'une de ces blessures dont
+on ne gurit qu'en en mourant!
+
+[Note 38: Bocage, un des acteurs les plus renomms du temps de
+Mme Dorval, tait dans l'art dramatique un des brillants
+reprsentants du romantisme chevel et, ce titre, il fut pendant
+quelque temps trs bien vu Nohant.]
+
+En apprenant qu'il tait si mal, et dans l'absence d'un ecclsiastique
+polonais qui avait t autrefois le confesseur de Chopin, l'abb
+Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingus de l'migration,
+vint le voir, quoique leurs rapports eussent t dtendus dans les
+dernires annes. Renvoy trois fois par ceux qui l'entouraient, il
+connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas tre certain
+de le voir sitt qu'il le saurait si prs de lui. Aussi, quand il eut
+trouv moyen de lui faire connatre sa prsence, il en fut reu sans
+dlai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri,
+contusionn, saignant, haletant, bout de douleurs et de courage,
+quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette
+crainte et de cette trpidation intrieure qu'on prouve toujours,
+lorsque, ayant t ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et
+qu'on se retrouve en prsence d'un de ses ministres, dont la seule vue
+rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli.
+
+L'abb Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours la mme
+heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il
+ft survenu la moindre diffrence dans leurs rapports. Il lui parlait
+toujours polonais, comme s'ils s'taient vus la veille, comme s'il ne
+s'tait rien pass dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas
+Paris, mais Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui
+avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclsiastiques migrs, des
+nouvelles perscutions qui taient fondues sur la religion en Pologne,
+des glises enleves au culte, des milliers de confesseurs envoys en
+Sibrie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs
+morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refus d'abandonner leur
+foi!... Il est ais de deviner combien de tels rcits pouvaient se
+prolonger! Les dtails abondaient, tous plus mouvants, plus poignants,
+plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.
+
+Les visites du pre Jelowicki, en se rptant, devenaient tous les jours
+plus intressantes pour le pauvre alit. Elles le reportaient tout
+naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphre
+natale; elles renouaient son prsent son pass, elles le ramenaient
+en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chre Pologne qu'il revoyait
+plus que jamais couverte de sang, baigne de larmes, flagelle et
+dchire, humilie et raille, mais toujours reine sous sa pourpre de
+drision et sous sa couronne d'pines. Un jour, Chopin dit tout
+simplement son ami qu'il ne s'tait pas confess depuis longtemps et
+voudrait le faire, ce qui eut lieu l'instant mme, le confess et le
+confesseur s'tant dj depuis longtemps prpars, sans se le dire, ce
+grand et beau moment.
+
+ peine le prtre et l'ami eut-il prononc la dernire parole de
+l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et
+souriant la fois, l'embrassa de ses deux bras, la polonaise, en
+s'criant: Merci, merci mon cher! Grce vous, je ne mourrai pas
+_comme un cochon (iak swinia)!_ Nous tenons ces dtails de la bouche
+mme de l'abb Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses
+_Lettres spirituelles_. Il nous disait la profonde commotion que
+produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement
+nergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'lgance
+de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si trange sur ses
+lvres, semblait rejeter de son coeur tout un monde de dgots qui s'y
+tait amass!
+
+De semaine en semaine, bientt de jour en jour, l'ombre fatale
+apparaissait plus intense. La maladie touchait son dernier terme; les
+souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se
+multipliaient et, chaque fois, rapprochaient davantage la dernire.
+Lorsqu'elles faisaient trve, Chopin retrouva jusqu' la fin sa prsence
+d'esprit; sa volont vivace ne perdait ni la lucidit de ses ides, ni
+la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait ses
+moments de rpit, tmoignent de la calme solennit avec laquelle il
+voyait approcher sa fin. Il voulut tre enterr ct de Bellini, avec
+lequel il avait eu des rapports aussi frquents qu'intimes durant le
+sjour que celui-ci fit Paris. La tombe de Bellini est place au
+cimetire du Pre-Lachaise, ct de celle de Cherubini; le dsir de
+connatre ce grand matre, dans l'admiration duquel il avait t lev,
+fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se
+rendre Londres, le dcidrent passer par Paris o il ne prvoyait
+pas que son sort devait le fixer. Il est couch maintenant entre Bellini
+et Cherubini, gnies si diffrents, et dont cependant Chopin se
+rapprochait un gal degr, attachant autant de prix la science de
+l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanit, l'entrain, le
+_brio_ de l'autre. Il tait dsireux de runir, dans une manire grande
+et leve, la vaporeuse vaguesse de l'motion spontane aux mrites des
+matres consomms, respirant le sentiment mlodique comme l'auteur de
+_Norma_, aspirant la valeur harmonique du docte vieillard qui avait
+crit _Mde_.
+
+Continuant jusqu' la fin la rserve de ses rapports, il ne demanda
+revoir personne pour la dernire fois, mais il dora d'une
+reconnaissance attendrie les remercments qu'il adressait aux amis qui
+venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissrent plus ni
+doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus la
+journe, l'heure suivante. La soeur de Chopin et M. Gutmann,
+l'assistant constamment, ne s'loignrent plus un instant de lui. La
+comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que
+le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne
+pouvaient se dtacher du spectacle de cette me si belle, si grande ce
+moment suprme.
+
+Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui
+agitent les coeurs, quelque force ou quelque indiffrence qu'ils
+dploient en face d'accidents imprvus qui sembleraient devoir tre le
+plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort rcle une imposante
+majest, qui meut, frappe, attendrit et lve les mes les moins
+prpares ces saints recueillements. Le dpart lent et graduel de l'un
+d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystrieuse gravit de ses
+pressentiments secrets, des rvlations intraduisibles qu'il reoit, de
+ses commmorations d'ides et de faits, sur ce seuil troit qui spare
+le pass de l'avenir, le temps de l'ternit, nous remue plus
+profondment que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les
+abmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent
+des villes entires de leurs charpes enflammes, les horribles
+alternatives subies par le fragile navire dont la tempte se fait un
+hochet, le sang que font couler les armes en le mlant la sinistre
+fume des batailles, l'horrible charnier lui-mme qu'un flau contagieux
+tablit dans les habitations, nous loignent moins sensiblement de
+toutes les indignes attaches _qui passent, qui lassent, qui cassent_,
+que la vue prolonge d'une me consciente d'elle mme, contemplant
+silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de
+l'ternit. Le courage, la rsignation, l'lvation, l'affaissement qui
+la familiarisent avec l'invitable dissolution, si rpugnante nos
+instincts, impressionnent plus profondment les assistants que les
+pripties les plus affreuses, lorsqu'elles drobent le tableau de ce
+dchirement et de cette mditation.
+
+Dans le salon avoisinant la chambre coucher de Chopin, se trouvaient
+constamment runies quelques personnes qui venaient tour tour auprs
+de lui, recueillir son geste et son regard dfaut de sa parole
+teinte! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marcelline
+Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son
+propre nom, comme l'lve prfre du pote, la confidente des secrets
+de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures prs du
+mourant. Elle ne le quitta ses derniers moments, qu'aprs avoir
+longtemps pri auprs de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions
+et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumire et de flicit!
+
+Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les
+prcdentes durrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec
+patience et grande force d'me. La comtesse Delphine Potocka, prsente
+cet instant, tait vivement mue; ses larmes coulaient. Il l'aperut
+debout au pied de son lit, grande, svelte, vtue de blanc, ressemblant
+aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des
+peintres; il put la prendre pour quelque cleste apparition. Un moment
+vint o la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de
+chanter. On crut d'abord qu'il dlirait, mais il rpta sa demande avec
+instance. Qui et os s'y opposer? Le piano du salon fut roul jusqu'
+la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans
+la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes,
+ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si
+pathtique expression.
+
+Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'coutait. Elle chanta le
+fameux cantique la Vierge qui, dit-on, avait sauv la vie Stradella.
+Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!
+Quoique accable par l'motion, la comtesse eut le noble courage de
+rpondre ce dernier voeu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au
+piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout
+le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontan, tous se jetrent
+ genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de
+la comtesse; elle plana comme une cleste mlodie au-dessus des soupirs
+et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement.
+C'tait la tombe de la nuit; une demi-obscurit prtait ses ombres
+mystrieuses cette triste scne. La soeur de Chopin, prosterne prs de
+son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus gure cette attitude,
+tant que vcut ce frre si chri d'elle!...
+
+Pendant la nuit, l'tat du malade empira; il fut mieux au matin du
+lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant dsign et
+propice, il demanda aussitt recevoir les derniers sacrements. En
+l'absence du prtre-ami avec lequel il avait t trs li depuis leur
+commune expatriation, ce fut naturellement l'abb Jelowicki qui arriva.
+Lorsque le saint viatique et l'extrme-onction lui furent administrs,
+il les reut avec une grande dvotion, en prsence de tous ses amis. Peu
+aprs, il fit approcher de son lit tous ceux qui taient prsents, un
+un, pour leur dire chacun un dernier adieu, appelant la bndiction de
+Dieu sur eux, leurs affections et leurs esprances. Tous les genoux se
+ployrent, les fronts s'inclinrent, les paupires taient humides, les
+coeurs serrs et levs.
+
+Des crises toujours plus pnibles revinrent et continurent le reste du
+jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne pronona plus un mot et
+semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est
+que vers onze heures du soir qu'une dernire fois, il se sentit quelque
+peu soulag. L'abb Jelowicki ne l'avait plus quitt. peine Chopin
+eut-il recouvr la parole, qu'il dsira rciter avec lui les litanies et
+les prires des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement
+intelligible. partir de ce moment, il tint sa tte constamment appuye
+sur l'paule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie
+lui avait consacr et ses jours et ses veilles.
+
+Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux
+heures, l'agonie commena, la sueur froide coulait abondamment de son
+front; aprs un court assoupissement, il demanda d'une voix peine
+audible: Qui est prs de moi? Il pencha sa tte pour baiser la main de
+M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'me dans ce dernier tmoignage
+d'amiti et de reconnaissance. Il expira comme il avait vcu, en
+aimant!--Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se prcipita autour
+de son corps inanim et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on
+versa autour de lui.
+
+Son got pour les fleurs tant bien connu, le lendemain il en fut
+apport une telle quantit, que le lit sur lequel il tait dpos, la
+chambre entire, disparurent sous leurs couleurs varies; il sembla
+reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une puret, un
+calme inaccoutum, sa juvnile beaut, si longtemps clipse par la
+souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la
+mort avait rendu leur primitive grce, dans une esquisse qu'on modela
+de suite et qu'on excuta depuis en marbre pour son tombeau.
+
+L'admiration pieuse de Chopin pour le gnie de Mozart, lui fit demander
+que son _Requiem_ ft excut ses funrailles; ce voeu fut accompli.
+Ses obsques eurent lieu l'glise de la Madeleine, le 30 octobre 1849,
+retardes jusqu' ce jour afin que l'excution de cette grande oeuvre ft
+digne du matre et du disciple. Les principaux artistes de Paris
+voulurent y prendre part. l'introt on entendit la _Marche funbre_ du
+grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumente cette
+occasion par M. Reber. Le mystrieux souvenir de la patrie qu'il y avait
+enfoui, accompagna le noble barde polonais son dernier sjour.
+l'offertoire, M. Lefbure-Wly excuta sur l'orgue les admirables
+_Prludes_ de Chopin en _si_ et _mi mineurs_. Les parties de solos du
+_Requiem_ furent rclames par Mmes Viardot et Castellan; Lablache,
+qui avait chant le _Tuba mirum_ de ce mme _Requiem_, en 1827,
+l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui
+alors en avait jou la partie de timbales, conduisit le deuil avec le
+prince Adam Czartoryski. Les coins du pole taient tenus par le prince
+Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.
+
+Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon
+nos dsirs, nous esprons que l'attrait qu' si juste titre son nom
+exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si ces lignes, empreintes du
+souvenir de ses oeuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la
+vrit d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis,
+pourra seule prter un don persuasif et sympathique, il nous fallait
+ajouter encore les mots que nous dicterait l'invitable retour sur
+soi-mme, que fait faire l'homme chaque mort qui enlve d'autour de
+lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens
+nous par son coeur illusionn et confiant, d'autant plus douloureusement
+qu'ils avaient t assez solides pour survivre cette jeunesse, nous
+dirions que dans le courant d'une mme anne nous avons perdu les deux
+plus chers amis que nous ayons rencontrs dans notre carrire
+voyageuse.
+
+L'un deux est tomb sur la brche des guerres civiles! Hros vaillant et
+malheureux, il succomba une mort affreuse, dont les horribles tortures
+n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrpide
+sang-froid, sa chevaleresque tmrit. Jeune prince d'une rare
+intelligence, d'une prodigieuse activit, en qui la vie circulait avec
+le ptillement et l'ardeur d'un gaz subtil, dou de facults minentes,
+il n'avait encore russi qu' dvorer des difficults par son
+infatigable nergie, en se crant une arne o ces facults eussent pu
+se dployer avec autant de succs dans les joutes de la parole et le
+maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits
+d'armes.--L'autre a expir en s'teignant lentement dans ses propres
+flammes; sa vie, passe en dehors des vnements publics, fut comme une
+chose incorporelle, dont nous ne trouvons la rvlation que dans les
+traces qu'ont laisses ses chants. Il a termin ses jours sur une terre
+trangre dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidle
+l'ternel veuvage de la sienne: pote l'me endolorie, pleine de
+replis, de rticences et des chagrins ennuis.
+
+La mort du prince Flix Lichnowsky rompit l'intrt direct que pouvait
+avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence tait
+lie. Celle de Chopin nous ravit les ddommagements que renferme une
+comprhensive amiti. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves
+irrcusables ont t donnes par cet artiste exclusif pour nos
+sentiments et notre manire d'envisager l'art, et adouci les dboires
+et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encourag et
+fortifi nos premires tendances et nos premiers essais.
+
+Puisqu'il nous est chu en partage de rester aprs eux, nous avons voulu
+du moins tmoigner de la douleur que nous en prouvons; nous avons senti
+l'obligation de dposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la
+tombe du remarquable musicien qui a pass parmi nous. Aujourd'hui que la
+musique poursuit un dveloppement si gnral et si grandiose, il nous
+apparat quelques gards semblable ces peintres du quatorzime et du
+quinzime sicle, qui resserraient les productions de leur gnie sur les
+marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des
+traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers bris les
+raideurs byzantines, ils ont lgu ces types ravissants que devaient
+transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les
+Francia, les Prugin, les Raphal venir.
+
+ * * * * *
+
+Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mmoire des grands
+hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composes de
+pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi
+grandissait insensiblement une hauteur inattendue, l'oeuvre anonyme de
+tous. De nos jours, des monuments sont encore rigs par un procd
+analogue; mais, grce une heureuse combinaison, au lieu de ne btir
+qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt
+une oeuvre d'art, destine perptuer le muet souvenir qu'on voulait
+honorer, en rveillant dans les ges futurs, l'aide de la posie du
+ciseau, les sentiments prouvs par les contemporains. Les souscriptions
+ouvertes pour lever des statues et des tombes magnifiques aux hommes
+qui ont illustr leur pays et leur poque, produisent ce rsultat.
+
+Aussitt aprs le dcs de Chopin, M. Camille Pleyel conut un projet de
+ce genre en tablissant une souscription, qui, conformment toute
+prvision, atteignit rapidement un chiffre considrable, dans le but de
+lui faire excuter au Pre-Lachaise un monument en marbre. Pour notre
+part, en songeant notre longue amiti pour Chopin, l'admiration
+exceptionnelle que nous lui avions voue ds son apparition dans le
+monde musical; ce que, artiste comme lui, nous avions t le frquent
+interprte de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprte
+aim et choisi par lui; ce que nous avons plus souvent que d'autres
+recueilli de sa bouche les procds de sa mthode; ce que nous nous
+sommes identifi en quelque sorte ses penses sur l'art et aux
+sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui
+s'tablit entre un crivain et son traducteur,--nous avons cru que ces
+circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter
+une pierre brute et anonyme l'hommage qui lui tait rendu. Nous avons
+considr que les convenances de l'amiti et du collgue exigeaient de
+nous un tmoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre
+admiration convaincue. Il nous a sembl que ce serait nous manquer
+nous-mme, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de
+faire parler notre affliction sur sa pierre spulcrale, comme il est
+permis ceux qui n'esprent jamais remplacer dans leur coeur le vide
+qu'y laisse une irrparable perte!...
+
+F. LISZT.
+
+FIN.
+
+Imprimerie de Breitkopf et Hrtel Leipzig.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN ***
+
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: F. Chopin
+
+Author: Franz Liszt
+
+Release Date: June 3, 2007 [EBook #21669]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN ***
+
+
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+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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+</pre>
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+<hr />
+
+<p class="c" style="font-size: 400%;"><b>F. CHOPIN</b></p>
+
+<p class="c">PAR</p>
+
+<h2>F. LISZT</h2>
+
+<p class="c">QUATRI&Egrave;ME &Eacute;DITION</p>
+
+<h3>LEIPZIG</h3>
+
+<p class="c">BREITKOPF ET HAERTEL</p>
+
+<p class="c">IMPRIMEURS-&Eacute;DITEURS</p>
+
+<p class="c">1890</p>
+
+<p class="c">Tous droits r&eacute;serv&eacute;s.</p>
+
+<hr />
+<table summary="toc">
+<tr><td colspan="2" align="center"><a name="toc" id="toc"></a>TABLE DES MATI&Egrave;RES</td></tr>
+<tr><td colspan="2">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="right">I.</td><td><a href="#I">Caract&egrave;re g&eacute;n&eacute;ral des &#338;uvres de Chopin</a></td></tr>
+<tr><td align="right">II.</td><td><a href="#II">Polonaises</a></td></tr>
+<tr><td align="right">III.</td><td><a href="#III">Mazoures</a></td></tr>
+<tr><td align="right">IV.</td><td><a href="#IV">Virtuosit&eacute; de Chopin</a></td></tr>
+<tr><td align="right">V.</td><td><a href="#V">Individualit&eacute; de Chopin</a></td></tr>
+<tr><td align="right">VI.</td><td><a href="#VI">Jeunesse de Chopin</a></td></tr>
+<tr><td align="right">VII.</td><td><a href="#VII">L&eacute;lia</a></td></tr>
+<tr><td align="right">VIII.</td><td><a href="#VIII">Derniers temps, derniers instants</a></td></tr>
+</table>
+<hr />
+<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#toc">I.</a></h2>
+
+<p style="margin-left: 70%;">Weimar 1850.</p>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/001.png" alt="C"/></span>hopin! doux et harmonieux g&eacute;nie! Quel est le c&#339;ur auquel il fut cher,
+quelle est la personne &agrave; laquelle il fut familier qui, en l'entendant
+nommer, n'&eacute;prouve un tressaillement, comme au souvenir d'un &ecirc;tre
+sup&eacute;rieur qu'il eut la fortune de conna&icirc;tre? Mais, quelque regrett&eacute;
+qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous
+est peut-&ecirc;tre permis de douter que le moment soit d&eacute;j&agrave; venu o&ugrave;, appr&eacute;ci&eacute;
+&agrave; sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particuli&egrave;rement
+sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui r&eacute;serve
+l'avenir.</p>
+
+<p>S'il a &eacute;t&eacute; souvent prouv&eacute; que <i>nul n'est proph&egrave;te en son pays</i>, n'est-il
+pas d'exp&eacute;rience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le
+pressentent et le rapprochent par leurs &#339;uvres, ne sont pas reconnus
+proph&egrave;tes par leurs temps?... &Agrave; vrai dire, pourrait-il en &ecirc;tre
+autrement? Sans nous en prendre &agrave; ces sph&egrave;res o&ugrave; le raisonnement
+devrait, jusqu'&agrave; un certain point, servir de garant &agrave; l'exp&eacute;rience, nous
+oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout g&eacute;nie innovateur,
+tout auteur qui d&eacute;laisse l'id&eacute;al, le type, les formes dont se
+nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour &eacute;voquer
+un id&eacute;al nouveau, cr&eacute;er de nouveaux types et des formes inconnues,
+blessera sa g&eacute;n&eacute;ration contemporaine. Ce n'est que la g&eacute;n&eacute;ration
+suivante qui comprendra sa pens&eacute;e, son sentiment. Les jeunes artistes
+group&eacute;s autour de cet inventeur auront beau protester contre les
+retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants
+avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres
+arts, il est quelquefois r&eacute;serv&eacute; au temps seul de r&eacute;v&eacute;ler toute la
+beaut&eacute; et tout le m&eacute;rite des inspirations et des formes nouvelles.</p>
+
+<p>Les formes multiples de l'art n'&eacute;tant qu'une sorte d'incantation, dont
+les formules tr&egrave;s diverses sont destin&eacute;es &agrave; &eacute;voquer dans son cercle
+magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre
+sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en
+communiquer les fr&eacute;missements, le g&eacute;nie se manifeste par l'invention de
+formes nouvelles, adapt&eacute;es parfois &agrave; des sentiments qui n'avaient point
+encore surgi dans le cercle enchant&eacute;. Dans la musique, ainsi que dans
+l'architecture, la sensation est li&eacute;e &agrave; l'&eacute;motion sans l'interm&eacute;diaire
+de la pens&eacute;e et du raisonnement, comme il en est dans l'&eacute;loquence, la
+po&eacute;sie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on
+connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit
+avoir saisi avant que le c&#339;ur en soit touch&eacute;. Comment alors la seule
+introduction de formes et de modes inusit&eacute;s, ne serait-elle pas d&eacute;j&agrave;
+dans cet art un obstacle &agrave; la compr&eacute;hension imm&eacute;diate d'une &#339;uvre?... La
+surprise, la fatigue m&ecirc;me, occasionn&eacute;es par l'&eacute;tranget&eacute; des impressions
+inconnues que r&eacute;veillent une mani&egrave;re de proc&eacute;der, une mani&egrave;re d'exprimer
+ses pens&eacute;es et son sentiment, une mani&egrave;re de dire dont on n'a point
+encore appris la port&eacute;e, le charme et le secret, font para&icirc;tre au grand
+nombre les &#339;uvres con&ccedil;ues en ces conditions impr&eacute;vues, comme &eacute;crites
+dans une langue qu'on ignore et qui, par cela m&ecirc;me, semble d'abord
+barbare!</p>
+
+<p>La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par <i>a</i> + <i>b</i>
+des raisons pour lesquelles les anciennes r&egrave;gles sont autrement
+appliqu&eacute;es, autrement employ&eacute;es, successivement transform&eacute;es, afin de
+correspondre &agrave; des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent
+&eacute;tablies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opini&acirc;trement
+d'&eacute;tudier avec suite les &#339;uvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce
+qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans
+changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par l&agrave;
+repousser du pur domaine de l'art sacr&eacute; et radieux, un patois indigne
+des ma&icirc;tres qui l'ont illustr&eacute;. Cette r&eacute;pulsion, plus vive en des
+esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre
+ce qu'ils savent s'y attachent comme &agrave; des dogmes <i>hors desquels pas de
+salut</i>, devient encore plus forte, plus imp&eacute;rieuse, quand sous des
+formes nouvelles un g&eacute;nie novateur introduit dans l'art des sentiments
+qui n'y avaient pas encore &eacute;t&eacute; exprim&eacute;s. Alors on l'accuse de ne savoir
+ni ce qu'il est permis &agrave; l'art de dire, ni la mani&egrave;re dont il doit le
+dire.</p>
+
+<p>Les musiciens ne sauraient m&ecirc;me esp&eacute;rer que la mort apporte &agrave; leurs
+travaux cette <i>plus value</i> instantan&eacute;e qu'elle donne &agrave; ceux des
+peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses
+manuscrits, le subterfuge d'un des grands ma&icirc;tres flamands qui voulut de
+son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de r&eacute;pandre
+le bruit de son d&eacute;c&egrave;s pour faire rench&eacute;rir les toiles dont il avait eu
+soin de garnir son atelier. Les questions d'&eacute;cole peuvent aussi dans les
+arts plastiques retarder, de leur vivant, l'appr&eacute;ciation &eacute;quitable de
+certains ma&icirc;tres. Qui ne sait que les admirateurs passionn&eacute;s de Rafael
+fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on m&eacute;connut longtemps
+en France le m&eacute;rite d'Ingres, dont ensuite les partisans d&eacute;nigr&egrave;rent
+celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adh&eacute;rents de Corn&eacute;lius
+anath&eacute;matisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en
+peinture ces guerres d'&eacute;cole arrivent plus t&ocirc;t &agrave; une solution &eacute;quitable,
+parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois expos&eacute;s, tous
+peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le
+penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est &agrave; m&ecirc;me de l'&eacute;tudier
+consciencieusement et d'y d&eacute;couvrir le m&eacute;rite r&eacute;el de la pens&eacute;e et des
+formes encore inusit&eacute;es. Il lui est toujours ais&eacute; de les revoir et de
+juger avec &eacute;quit&eacute;, pour peu qu'il le veuille, l'union ad&eacute;quate qui s'y
+trouve ou non du sentiment et de la forme.</p>
+
+<p>En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens
+ma&icirc;tres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se
+familiariser avec les productions d'une &eacute;cole qui surgit. Ils ont soin
+de les soustraire tout &agrave; fait &agrave; la connaissance du public. Si par
+m&eacute;garde quelque &#339;uvre nouvelle, &eacute;crite dans un style nouveau, vient &agrave;
+&ecirc;tre ex&eacute;cut&eacute;e, non contents de la faire attaquer par tous les organes de
+la presse qu'ils tiennent &agrave; leur disposition, ils emp&ecirc;chent qu'on la
+joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les
+conservatoires, les salles de concert et les salons, en &eacute;tablissant
+contre tout auteur qui cesse d'&ecirc;tre un imitateur, un syst&egrave;me de
+prohibition qui s'&eacute;tend des &eacute;coles, o&ugrave; se forment le go&ucirc;t des virtuoses
+et des ma&icirc;tres de chapelle, aux le&ccedil;ons, au cours, aux ex&eacute;cutions
+publiques, priv&eacute;es et intimes, o&ugrave; se forme le go&ucirc;t des auditeurs.</p>
+
+<p>Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement esp&eacute;rer de convertir
+peu &agrave; peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la
+rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles &agrave; toute conversion,
+en ayant prise par la publicit&eacute; m&ecirc;me de leur &#339;uvre sur toutes les &acirc;mes
+ing&eacute;nues, sur celles qui sont sup&eacute;rieures aux petites taquineries
+d'atelier &agrave; atelier. Le musicien novateur est condamn&eacute; &agrave; attendre une
+g&eacute;n&eacute;ration suivante pour &ecirc;tre d'abord entendu, puis &eacute;cout&eacute;. En dehors du
+th&eacute;&acirc;tre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres
+normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut gu&egrave;re esp&eacute;rer de
+conqu&eacute;rir un public de son vivant; c'est-&agrave;-dire, de voir le sentiment
+qui l'a inspir&eacute;, la volont&eacute; qui l'a anim&eacute;, la pens&eacute;e qui l'a guid&eacute;,
+g&eacute;n&eacute;ralement comprises, clairement pr&eacute;sentes &agrave; quiconque lit ou ex&eacute;cute
+ses &#339;uvres. Il lui faut &agrave; l'avance courageusement renoncer &agrave; voir le
+m&eacute;rite et la beaut&eacute; de la forme dont il a rev&ecirc;tu son sentiment et sa
+pens&eacute;e, g&eacute;n&eacute;ralement appr&eacute;ci&eacute;es et reconnues par les artistes, ses
+&eacute;gaux, avant un quart de si&egrave;cle; pour mieux dire, avant sa mort.
+Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce
+que parce qu'elle donne &agrave; toutes les mauvaises petites passions des
+rivalit&eacute;s locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des
+r&eacute;putations en vogue, en opposant &agrave; leurs plates productions les &#339;uvres
+de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime
+r&eacute;trospective que l'envie emprunte chez la justice, &agrave; la compr&eacute;hension
+sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au g&eacute;nie ou au
+talent hors ligne.</p>
+
+<p>Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-&ecirc;tre
+que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils
+emp&ecirc;chent le succ&egrave;s, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir
+compte de la difficult&eacute; r&eacute;elle qu'ils &eacute;prouvent &agrave; comprendre les
+beaut&eacute;s qu'ils m&eacute;connaissent, &agrave; appr&eacute;cier les m&eacute;rites qu'ils nient avec
+tant d'obstination? L'ou&iuml;e est un sens infiniment plus sensible, plus
+nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux
+simples besoins de la vie, il porte au cerveau des &eacute;motions li&eacute;es &agrave; ses
+sensations, des pens&eacute;es formul&eacute;es par les divers modes que les sons
+affectent, au moyen de leur succession qui produit la m&eacute;lodie, de leur
+groupement qui donne le rhythme, de leur simultan&eacute;it&eacute; qui constitue
+l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine &agrave; s'accoutumer &agrave; ses
+nouvelles formes qu'&agrave; celles qui affectent le regard. L'&#339;il se fait bien
+plus rapidement &agrave; des contours maigres ou exub&eacute;rants, &agrave; des lignes
+anguleuses ou rebondissantes, &agrave; un emploi exag&eacute;r&eacute; de couleurs ou &agrave; une
+absence choquante de coloris, pour saisir l'intention aust&egrave;re ou
+path&eacute;tique d'un ma&icirc;tre &agrave; travers sa &laquo;mani&egrave;re&raquo;, que l'oreille ne se fait
+&agrave; l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en
+saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble
+vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et
+esth&eacute;tique &agrave; la fois, comme les transitions voulues par un style en
+architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne
+s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que
+d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant
+aux fibres les plus d&eacute;licates du c&#339;ur humain le blesse et le fait
+souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point.</p>
+
+<p>Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus
+vives qui, le moins encha&icirc;n&eacute;es par l'attrait de l'habitude &agrave; des formes
+anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable
+m&ecirc;me en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosit&eacute;, puis
+de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce
+qu'il dit, comme par la mani&egrave;re dont il le dit, &agrave; l'id&eacute;al nouveau d'une
+nouvelle &eacute;poque, aux types naissants d'une p&eacute;riode qui va succ&eacute;der &agrave; une
+autre. C'est gr&acirc;ce &agrave; ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui
+d&eacute;peint leurs impressions et donne vie &agrave; leurs pressentiments, que le
+nouveau langage p&eacute;n&egrave;tre dans les r&eacute;gions r&eacute;calcitrantes du public; c'est
+gr&acirc;ce &agrave; elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la port&eacute;e, la
+construction, et se d&eacute;cide &agrave; rendre justice aux qualit&eacute;s ou aux
+richesses qu'il renferme.</p>
+
+<p>Quelle que soit donc la popularit&eacute; d&eacute;j&agrave; acquise &agrave; une partie des
+productions du ma&icirc;tre dont nous voulons parler, de celui que les
+souffrances avaient bris&eacute; longtemps avant sa fin, il est &agrave; pr&eacute;sumer que
+dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une
+estime moins superficielle et moins l&eacute;g&egrave;re que celle qui leur est
+accord&eacute;e maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire
+de la musique, feront sa part, et elle sera grande, &agrave; celui qui y marqua
+par un si rare g&eacute;nie m&eacute;lodique, par de si merveilleuses inspirations
+rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du
+tissu harmonique, que ses conqu&ecirc;tes seront pr&eacute;f&eacute;r&eacute;es avec raison &agrave;
+mainte &#339;uvre de surface plus &eacute;tendue, jou&eacute;e et rejou&eacute;e par de grands
+orchestres, chant&eacute;e et rechant&eacute;e par une quantit&eacute; de <i>prime donne</i>.</p>
+
+<p>Le g&eacute;nie de Chopin fut assez profond et assez &eacute;lev&eacute;, assez riche
+surtout, pour avoir pu s'&eacute;tablir de prime abord, si non de prime saut,
+dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses id&eacute;es musicales furent
+assez grandes, assez arr&ecirc;t&eacute;es, assez nombreuses, pour se r&eacute;partir &agrave;
+travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les p&eacute;dants
+lui eussent reproch&eacute; de n'&ecirc;tre point polyphone, il avait de quoi se
+moquer des p&eacute;dants en leur prouvant que la polyphonie, tout en &eacute;tant une
+des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des
+plus expressives, des plus majestueuses ressources du g&eacute;nie musical, ne
+repr&eacute;sente, apr&egrave;s tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des
+formes du style dans l'art, plus usit&eacute; par tel auteur, plus g&eacute;n&eacute;ral en
+telle &eacute;poque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette
+&eacute;poque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art
+n'&eacute;tant pas l&agrave; pour mettre en &#339;uvre ses ressources en tant que
+ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est
+&eacute;vident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et
+ces ressources sont utiles ou n&eacute;cessaires &agrave; l'expression de sa pens&eacute;e
+et de son sentiment. Pour peu que la nature de son g&eacute;nie et celle des
+sujets qu'il choisit ne r&eacute;clament point ces formes, n'aient pas besoin
+de ces ressources, il les laisse de c&ocirc;t&eacute; comme il laisse reposer le
+fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand
+il n'a qu'en faire.</p>
+
+<p>Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles &agrave;
+atteindre que d'autres, qui t&eacute;moigne du g&eacute;nie de l'artiste. Son g&eacute;nie se
+r&eacute;v&egrave;le dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure &agrave; sa
+noblesse, il se t&eacute;moigne d&eacute;finitivement dans une union si ad&eacute;quate du
+<i>sentiment</i> et de la <i>forme</i> qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un
+sans l'autre, l'un &eacute;tant comme le rev&ecirc;tement naturel, l'irradiation
+spontan&eacute;e de l'autre. Rien ne prouve mieux que les pens&eacute;es de Chopin
+eussent pu facilement &ecirc;tre acclimat&eacute;es par lui dans l'orchestre, que la
+facilit&eacute; avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus
+remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique
+symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut
+point. Ce ne fut ni modestie outr&eacute;e, ni d&eacute;dain mal plac&eacute;; ce fut la
+conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux &agrave; son
+sentiment, cette conscience &eacute;tant un des attributs les plus essentiels
+du g&eacute;nie dans tous les arts, mais sp&eacute;cialement dans la musique.</p>
+
+<p>En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve
+d'une des qualit&eacute;s les plus pr&eacute;cieuses dans un grand &eacute;crivain et
+certainement les plus rares dans un &eacute;crivain ordinaire: la juste
+appr&eacute;ciation de la forme dans laquelle il lui est donn&eacute; d'exceller.
+Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un s&eacute;rieux m&eacute;rite, nuisit &agrave;
+l'importance de sa renomm&eacute;e. Difficilement peut-&ecirc;tre un autre, en
+possession de si hautes facult&eacute;s m&eacute;lodiques et harmoniques, e&ucirc;t-il
+r&eacute;sist&eacute; aux tentations que pr&eacute;sentent les chants de l'archet, les
+alanguissements de la fl&ucirc;te, les temp&ecirc;tes de l'orchestre, les
+assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore &agrave;
+croire la seule messag&egrave;re de la vieille d&eacute;esse dont nous briguons les
+subites faveurs. Quelle conviction r&eacute;fl&eacute;chie ne lui a-t-il point fallu
+pour se borner &agrave; un cercle plus aride en apparence, determin&eacute; &agrave; y faire
+&eacute;clore par son g&eacute;nie et son travail des produits qui, &agrave; premi&egrave;re vue,
+eussent sembl&eacute; r&eacute;clamer un autre terrain pour donner toute leur
+floraison? Quelle p&eacute;n&eacute;tration intuitive ne r&eacute;v&egrave;le pas ce choix exclusif
+qui, arrachant certains effets d'orchestre &agrave; leur domaine habituel o&ugrave;
+toute l'&eacute;cume du bruit f&ucirc;t venue se briser &agrave; leurs pieds, les
+transplantait dans une sph&egrave;re plus restreinte, mais plus id&eacute;alis&eacute;e?
+Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument
+n'a-t-elle pas pr&eacute;sid&eacute; &agrave; cette renonciation volontaire d'un empirisme si
+r&eacute;pandu, qu'un autre e&ucirc;t probablement consid&eacute;r&eacute; comme un contresens
+d'enlever d'aussi grandes pens&eacute;es &agrave; leurs interpr&egrave;tes ordinaires! Que
+nous devons sinc&egrave;rement admirer cette unique pr&eacute;occupation du beau pour
+lui-m&ecirc;me qui, en faisant d&eacute;daigner &agrave; Chopin la propension commune de
+r&eacute;partir entre une centaine de pupitres chaque brin de m&eacute;lodie, lui
+permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant &agrave; les
+concentrer dans un moindre espace!</p>
+
+<p>Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir
+sa pens&eacute;e int&eacute;gralement reproduite sur l'ivoire du clavier, r&eacute;ussissant
+dans son but de ne lui rien faire perdre en &eacute;nergie sans pr&eacute;tendre aux
+effets d'ensemble et &agrave; la brosse du d&eacute;corateur. On n'a point encore
+assez s&eacute;rieusement et assez attentivement appr&eacute;cie la valeur du dessin
+de ce burin d&eacute;licat, habitu&eacute; qu'on est de nos jours &agrave; ne consid&eacute;rer
+comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laiss&eacute; pour le
+moins une demi-douzaine d'op&eacute;ras, autant d'oratorios et quelques
+symphonies, demandant ainsi &agrave; chaque musicien de faire tout, m&ecirc;me un peu
+plus que tout. Cette mani&egrave;re d'&eacute;valuer le g&eacute;nie, qui, par essence, est
+une qualit&eacute;, &agrave; la quantit&eacute; et &agrave; la dimension de ses &#339;uvres, si
+g&eacute;n&eacute;ralement r&eacute;pandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse
+tr&egrave;s probl&eacute;matique!</p>
+
+<p>Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile &agrave; obtenir et la
+sup&eacute;riorit&eacute; r&eacute;elle des chantres &eacute;piques, qui d&eacute;ploient sur un large plan
+leurs splendides cr&eacute;ations. Mais nous d&eacute;sirerions qu'on applique &agrave; la
+musique le prix qu'on met aux proportions mat&eacute;rielles dans les autres
+branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une
+toile de vingt pouces carr&eacute;s, comme la <i>Vision d'Ez&eacute;chiel</i> ou le
+<i>Cimeti&egrave;re</i> de Ruysda&euml;l, parmi les chefs-d'&#339;uvre &eacute;valu&eacute;s plus haut que
+tel tableau de vaste dimension, f&ucirc;t-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En
+litt&eacute;rature, Larochefoucauld est-il moins un &eacute;crivain de premier ordre
+pour avoir toujours resserr&eacute; ses <i>Pens&eacute;es</i> dans de si petits cadres?
+Uhland et Petofi sont-ils moins des po&egrave;tes nationaux, pour n'avoir pas
+d&eacute;pass&eacute; la po&eacute;sie lyrique et la <i>Ballade</i>? P&eacute;trarque ne doit-il pas son
+triomphe &agrave; ses <i>Sonnets</i>, et de ceux qui ont le plus r&eacute;p&eacute;t&eacute; leurs suaves
+rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son po&egrave;me sur
+l'Afrique?</p>
+
+<p>Nous sommes certains de voir bient&ocirc;t dispara&icirc;tre les pr&eacute;jug&eacute;s qui
+disputent encore &agrave; l'artiste, n'ayant produit que des <i>Lieder</i> pareils &agrave;
+ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa sup&eacute;riorit&eacute; d'&eacute;crivain sur
+tel autre qui aura partitionn&eacute; les plates m&eacute;lodies de bien des op&eacute;ras
+que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bient&ocirc;t par tenir
+surtout compte, dans les compositions diverses, de l'&eacute;loquence et du
+talent avec lesquels seront exprim&eacute;s les pens&eacute;es et les sentiments du
+po&egrave;te, quels que soient du reste l'espace et les moyens employ&eacute;s pour
+les interpr&eacute;ter.</p>
+
+<p>Or, on ne saurait &eacute;tudier et analyser avec soin les travaux de Chopin
+sans y trouver des beaut&eacute;s d'un ordre tr&egrave;s &eacute;lev&eacute;, des sentiments d'un
+caract&egrave;re parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique
+aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie
+toujours; la richesse, l'exub&eacute;rance m&ecirc;me, n'excluent pas la clart&eacute;, la
+singularit&eacute; ne d&eacute;g&eacute;n&egrave;re pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas
+d&eacute;sordonn&eacute;es, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'&eacute;l&eacute;gance des
+lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui,
+on peut le dire, forment &eacute;poque dans le maniement du style musical.
+Os&eacute;es, brillantes, s&eacute;duisantes, elles d&eacute;guisent leur profondeur sous
+tant de gr&acirc;ce et leur habilit&eacute; sous tant de charme, que c'est avec peine
+qu'on parvient &agrave; se soustraire assez &agrave; leur entra&icirc;nant attrait, pour les
+juger &agrave; froid sous le point de vue de leur valeur th&eacute;orique. Celle-ci a
+d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; sentie par plus d'un ma&icirc;tre &egrave;s-sciences, mais elle se fera de
+plus en plus reconna&icirc;tre lorsque sera venu le temps d'un examen attentif
+des services rendus &agrave; l'art durant la p&eacute;riode que Chopin a travers&eacute;e.</p>
+
+<p>C'est &agrave; lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqu&eacute;s, soit
+en arp&egrave;ges, soit en batteries; les sinuosit&eacute;s chromatiques et
+enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les
+petits groupes de notes surajout&eacute;es, tombant comme les gouttelettes
+d'une ros&eacute;e diapr&eacute;e par-dessus la figure m&eacute;lodique. Il donna &agrave; ce genre
+de parure, dont on n'avait encore pris le mod&egrave;le que dans les
+<i>fioritures</i> de l'ancienne grande &eacute;cole de chant italien, l'impr&eacute;vu et
+la vari&eacute;t&eacute; que ne comportait pas la voix humaine, servilement copi&eacute;e
+jusque l&agrave; par le piano dans des embellissements devenus st&eacute;r&eacute;otypes et
+monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par
+lesquelles il dota d'un caract&egrave;re s&eacute;rieux m&ecirc;me les pages qui, vu la
+l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de leur sujet, ne paraissaient pas devoir pr&eacute;tendre &agrave; cette
+importance.</p>
+
+<p>Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'id&eacute;e qu'on en fait jaillir,
+l'&eacute;motion qu'on y fait vibrer, qui l'&eacute;l&egrave;ve, l'ennoblit et le grandit?
+Que de m&eacute;lancolie, que de finesse, que de sagacit&eacute;, que <i>d'art</i> surtout
+dans ces chefs-d'&#339;uvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers
+et les titres si modestes! Ceux d'<i>&Eacute;tudes</i> et de <i>Pr&eacute;ludes</i> le sont
+aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront
+pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a cr&eacute;&eacute; et qui
+rel&egrave;ve, ainsi que toutes ses &#339;uvres, de l'inspiration de son g&eacute;nie
+po&eacute;tique. Ses <i>&Eacute;tudes</i> &eacute;crites presque en premier lieu, sont empreintes
+d'une verve juv&eacute;nile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages
+subs&eacute;quents, plus &eacute;labor&eacute;s, plus achev&eacute;s, plus combin&eacute;s, pour se perdre,
+si l'on veut, dans ses derni&egrave;res productions d'une sensibilit&eacute; plus
+exquise, qu'on accusa longtemps d'&ecirc;tre surexcit&eacute;e et, par l&agrave;, factice.
+On arrive cependant &agrave; se convaincre que cette subtilit&eacute; dans le
+maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes
+les plus d&eacute;licates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une
+fausse ressemblance avec les recherches de l'&eacute;puisement. En les
+examinant de pr&egrave;s, on est forc&eacute; d'y reconna&icirc;tre la claire-vue, souvent
+l'intuition sentiment et la pens&eacute;e, mais que le commun des hommes
+n'aper&ccedil;oit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les
+transitions de la couleur, toutes les d&eacute;gradations de teintes, qui font
+l'in&eacute;narrable beaut&eacute; et la merveilleuse harmonie de la nature!</p>
+
+<p>Si nous avions &agrave; parler ici en termes d'&eacute;cole du d&eacute;veloppement de la
+musique de piano, nous diss&eacute;querions ces merveilleuses pages qui offrent
+une si riche glane d'observations. Nous explorerions en premi&egrave;re ligne
+ces <i>Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos</i>, qui, tous, sont pleins
+de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les
+rechercherions &eacute;galement dans ses <i>Polonaises</i>, dans ses <i>Mazoures,
+Valses, Bol&eacute;ros</i>. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail
+pareil, qui n'offrirait d'int&eacute;r&ecirc;t qu'aux adeptes du contre-point et de
+la basse chiffr&eacute;e. C'est par le sentiment qui d&eacute;borde de toutes ces
+&#339;uvres qu'elles se sont r&eacute;pandues et popularis&eacute;es: sentiment romantique,
+&eacute;minemment individuel, propre &agrave; leur auteur et profond&eacute;ment sympathique,
+non seulement &agrave; son pays qui lui doit une illustration de plus, mais &agrave;
+tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les
+attendrissements de l'amour.</p>
+
+<p>Ne se contentant pas toujours de cadres dont il &eacute;tait libre de dessiner
+les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois
+enclaver aussi sa pens&eacute;e dans les classiques barri&egrave;res. Il &eacute;crivit de
+beaux <i>Concertos</i> et de belles <i>Sonates</i>; toutefois, il n'est pas
+difficile de distinguer dans ces productions plus de volont&eacute; que
+d'inspiration. La sienne &eacute;tait imp&eacute;rieuse, fantasque, irr&eacute;fl&eacute;chie; ses
+allures ne pouvaient &ecirc;tre que libres. Nous croyons qu'il a violent&eacute; son
+g&eacute;nie chaque fois qu'il a cherch&eacute; &agrave; l'astreindre aux r&egrave;gles, aux
+classifications, &agrave; une ordonnance qui n'&eacute;taient pas les siennes et ne
+pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la
+gr&acirc;ce se d&eacute;ploie surtout lorsqu'ils semblent aller &agrave; la d&eacute;rive.</p>
+
+<p>Il fut peut-&ecirc;tre entra&icirc;n&eacute; &agrave; d&eacute;sirer ce double succ&egrave;s par l'exemple de
+son ami Mickiewicz, qui, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; le premier &agrave; doter sa langue
+d'une po&eacute;sie romantique, faisant &eacute;cole d&egrave;s 1818 dans la litt&eacute;rature
+polonaise par ses <i>Dziady</i> et ses ballades fantastiques, prouva ensuite,
+en &eacute;crivant <i>Gra&#380;yna</i> et <i>Wallenrod</i>, qu'il savait aussi triompher des
+difficult&eacute;s qu'opposent &agrave; l'inspiration les entraves de la forme
+classique; qu'il &eacute;tait &eacute;galement ma&icirc;tre lorsqu'il saisissait la lyre des
+anciens po&egrave;tes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas, &agrave;
+notre avis, aussi compl&egrave;tement r&eacute;ussi. Il n'a pu maintenir dans le carr&eacute;
+d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et ind&eacute;termin&eacute; qui
+fait le charme de sa pens&eacute;e. Il n'a pu y enserrer cette ind&eacute;cision
+nuageuse et estomp&eacute;e qui, en d&eacute;truisant toutes les ar&ecirc;tes de la forme,
+la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables &agrave; ceux dont
+s'entouraient les beaut&eacute;s ossianiques lorsqu'elles faisaient appara&icirc;tre
+aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nu&eacute;es.</p>
+
+<p>Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare
+distinction de style; ils renferment des passages d'un haut int&eacute;r&ecirc;t, des
+morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'<i>Adagio</i> du second
+<i>Concerto</i>, pour lequel il avait une pr&eacute;dilection marqu&eacute;e et qu'il se
+plaisait &agrave; redire fr&eacute;quemment. Les dessins accessoires appartiennent &agrave;
+la plus belle mani&egrave;re de l'auteur, la phrase principale en est d'une
+largeur admirable; elle alterne avec un r&eacute;citatif qui pose le ton mineur
+et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une id&eacute;ale
+perfection. Son sentiment, tour &agrave; tour radieux et plein d'apitoiement,
+fait songer &agrave; un magnifique paysage inond&eacute; de lumi&egrave;re, &agrave; quelque
+fortun&eacute;e vall&eacute;e de Temp&eacute;, qu'on aurait fix&eacute;e pour &ecirc;tre le lieu d'un
+r&eacute;cit lamentable, d'une sc&egrave;ne poignante. On dirait un irr&eacute;parable
+malheur accueillant le c&#339;ur humain en face d'une incomparable splendeur
+de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une
+transmutation de teintes att&eacute;n&eacute;ries, qui emp&ecirc;che que rien de heurt&eacute; ou
+de brusque ne vienne faire dissonance &agrave; l'impression &eacute;mouvante qu'il
+produit, laquelle m&eacute;lancolise la joie et en m&ecirc;me temps rass&eacute;r&egrave;ne la
+douleur!</p>
+
+<p>Pourrions-nous ne pas parler de la <i>Marche fun&egrave;bre</i> intercal&eacute;e dans sa
+premi&egrave;re sonate, orchestr&eacute;e et ex&eacute;cut&eacute;e pour la premi&egrave;re fois &agrave; la
+c&eacute;r&eacute;monie de ses obs&egrave;ques? En v&eacute;rit&eacute;, on n'aurait pu trouver d'autres
+accents pour exprimer avec le m&ecirc;me navrement quels sentiments et quelles
+larmes devaient accompagner &agrave; son dernier repos celui qui avait compris
+d'une mani&egrave;re si sublime comment on pleurait les grandes pertes!</p>
+
+<p>Nous entendions dire un jour &agrave; un jeune homme de son pays: &laquo;Ces pages
+n'auraient pu &ecirc;tre &eacute;crites que par un Polonais!&raquo; En effet, tout ce que
+le cort&egrave;ge d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de
+solennel et de d&eacute;chirant, se retrouve dans le glas fun&egrave;bre qui semble
+ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique esp&eacute;rance, de religieux
+appel &agrave; une mis&eacute;ricorde surhumaine, &agrave; une cl&eacute;mence infinie, &agrave; une
+justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le
+repentir exalt&eacute; qui &eacute;claira de la lumi&egrave;re des aur&eacute;oles tant de douleurs
+et de d&eacute;sastres, support&eacute;s avec l'h&eacute;ro&iuml;sme inspir&eacute; des martyrs
+chr&eacute;tiens, r&eacute;sonne dans ce chant dont la supplication est si d&eacute;sol&eacute;e. Ce
+qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus r&eacute;sign&eacute;, de plus croyant
+et de plus esp&eacute;rant dans le c&#339;ur des femmes, des enfants et des pr&ecirc;tres,
+y retentit, y fr&eacute;mit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent
+ici que ce n'est pas seulement la mort d'un h&eacute;ros qu'on pleure alors que
+d'autres h&eacute;ros restent pour le venger, mais bien celle d'une g&eacute;n&eacute;ration
+enti&egrave;re qui a succomb&eacute; ne laissant apr&egrave;s elle que les femmes, les
+enfants et les pr&ecirc;tres.</p>
+
+<p>Aussi, le c&ocirc;t&eacute; antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien
+n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les
+fr&eacute;n&eacute;sies d'H&eacute;cube, les d&eacute;sespoirs des captives troyennes. Ni cris
+per&ccedil;ants, ni rauques g&eacute;missements, ni blasph&egrave;mes impies, ni furieuses
+impr&eacute;cations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre
+pour de s&eacute;raphiques soupirs. Une foi superbe an&eacute;antissant dans les
+survivants de cette Ilion chr&eacute;tienne l'amertume de la souffrance, en
+m&ecirc;me temps que la l&acirc;chet&eacute; de l'abattement, leur douleur ne conserve plus
+aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de
+sang et de larmes, elle s'&eacute;lance vers le ciel et s'adresse au Juge
+supr&ecirc;me, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le
+c&#339;ur de quiconque les &eacute;coute se brise sous une auguste compassion. La
+m&eacute;lop&eacute;e fun&egrave;bre, quoique si lamentable, est d'une si p&eacute;n&eacute;trante douceur
+qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait
+atti&eacute;dis par la distance imposent un supr&ecirc;me recueillement, comme si,
+chant&eacute;s par les anges eux-m&ecirc;mes, ils flottaient d&eacute;j&agrave; l&agrave;-haut aux
+alentours du tr&ocirc;ne divin.</p>
+
+<p>On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin
+sont d&eacute;pourvues des &eacute;motions dont il a d&eacute;pouill&eacute; ce sublime &eacute;lan, que
+l'homme n'est peut-&ecirc;tre pas &agrave; m&ecirc;me de ressentir constamment avec une
+aussi &eacute;nergique abn&eacute;gation et une aussi courageuse douceur. De sourdes
+col&egrave;res, des rages &eacute;touff&eacute;es, se rencontrent dans maints passages de ses
+&#339;uvres. Plusieurs de ses <i>&Eacute;tudes</i>, aussi bien que ses <i>Scherzos</i>,
+d&eacute;peignent une exasp&eacute;ration concentr&eacute;e, un d&eacute;sespoir tant&ocirc;t ironique,
+tant&ocirc;t hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont pass&eacute; plus
+inaper&ccedil;ues et moins comprises que ses po&egrave;mes d'un plus tranquille
+coloris, en provenant d'une r&eacute;gion de sentiments o&ugrave; moins de personnes
+ont p&eacute;n&eacute;tr&eacute;, dont moins de c&#339;urs connaissent les formes d'une
+irr&eacute;prochable beaut&eacute;. Le caract&egrave;re personnel de Chopin a pu y contribuer
+aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur
+&eacute;gale et enjou&eacute;e, il laissait peu soup&ccedil;onner les secr&egrave;tes convulsions
+qui l'agitaient.</p>
+
+<p>Ce caract&egrave;re n'&eacute;tait pas facile &agrave; saisir. Il se composait de mille
+nuances qui, en se croisant, se d&eacute;guisaient les unes les autres d'une
+mani&egrave;re ind&eacute;chiffrable <i>a prima vista</i>. Il &eacute;tait ais&eacute; de se m&eacute;prendre
+sur le fond de sa pens&eacute;e, comme avec les slaves en g&eacute;n&eacute;ral chez qui la
+loyaut&eacute; et l'expansion, la familiarit&eacute; et la captante <i>desinvoltura</i> des
+mani&egrave;res, n'impliquent nullement la confiance et l'&eacute;panchement. Leurs
+sentiments se r&eacute;v&egrave;lent et se cachent, comme les replis d'un serpent
+enroul&eacute; sur lui-m&ecirc;me; ce n'est qu'en les examinant tr&egrave;s attentivement
+qu'on trouve l'encha&icirc;nement de leurs anneaux. Il y aurait de la na&iuml;vet&eacute;
+&agrave; prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie pr&eacute;tendue.
+Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent &agrave; leurs
+m&#339;urs, qui se ressentent singuli&egrave;rement de leurs anciens rapports avec
+l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnit&eacute;
+musulmane, les slaves ont appris d'elle une r&eacute;serve d&eacute;fiante sur tous
+les sujets qui tiennent aux cordes d&eacute;licates et intimes du c&#339;ur. On peut
+&agrave; peu pr&egrave;s &ecirc;tre certain qu'en parlant d'eux-m&ecirc;mes, ils gardent toujours
+vis-&agrave;-vis de leur interlocuteur des r&eacute;ticences qui leur assurent sur lui
+un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer
+telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le
+plus admir&eacute;s ou le moins estim&eacute;s; ils se complaisent &agrave; le d&eacute;rober sous
+un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en
+toute occurrence du go&ucirc;t pour le plaisir de la mystification, depuis les
+plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus am&egrave;res et aux
+plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie
+une formule de d&eacute;dain &agrave; la sup&eacute;riorit&eacute; qu'ils s'adjugent int&eacute;rieurement,
+mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprim&eacute;s.</p>
+
+<p>L'organisation ch&eacute;tive et d&eacute;bile de Chopin ne lui permettant pas
+l'expression &eacute;nergique de ses passions, il ne livrait &agrave; ses amis que ce
+qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde press&eacute; et
+pr&eacute;occup&eacute; des grandes villes, o&ugrave; nul n'a le loisir de deviner l'&eacute;nigme
+des destin&eacute;es d'autrui, o&ugrave; chacun n'est jug&eacute; que sur son attitude
+ext&eacute;rieure, bien peu songent &agrave; prendre la peine de jeter un coup d'&#339;il
+qui d&eacute;passe la superficie des caract&egrave;res. Mais ceux que des rapports
+intimes et fr&eacute;quents rapprochaient du musicien polonais, avaient
+occasion d'apercevoir &agrave; certains moments l'impatience et l'ennui qu'il
+ressentait d'&ecirc;tre si promptement cru sur parole. L'artiste, h&eacute;las! ne
+pouvait venger l'homme!... D'une sant&eacute; trop faible pour trahir cette
+impatience par la v&eacute;h&eacute;mence de son jeu, il cherchait &agrave; se d&eacute;dommager en
+entendant ex&eacute;cuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait d&eacute;faut,
+ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionn&eacute;es de l'homme
+plus profond&eacute;ment atteint par certaines blessures qu'il ne lui pla&icirc;t de
+l'avouer, comme surnageraient autour d'une fr&eacute;gate pavois&eacute;e, quoique
+pr&egrave;s de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrach&eacute;s par les flots.</p>
+
+<p>Un apr&egrave;s-d&icirc;ner, nous n'&eacute;tions que trois. Chopin avait longtemps jou&eacute;;
+une des femmes les plus distingu&eacute;es de Paris se sentait de plus en plus
+envahie par un pieux recueillement, pareil &agrave; celui qui saisirait &agrave; la
+vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les
+ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur
+surpris. Elle lui demanda d'o&ugrave; venait l'involontaire respect qui
+inclinait son c&#339;ur devant des monuments, dont l'apparence ne pr&eacute;sentait
+&agrave; la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le
+sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme
+des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un alb&acirc;tre si
+fouill&eacute;?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles
+paupi&egrave;res, avec une sinc&eacute;rit&eacute; rare dans cet artiste si ombrageux sur
+tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les
+ch&acirc;sses brillantes de ses &#339;uvres, il lui r&eacute;pondit que son c&#339;ur ne
+l'avait pas tromp&eacute;e dans son m&eacute;lancolique attristement, car quels que
+fussent ses passagers &eacute;gayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais
+d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son c&#339;ur, pour
+lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune
+autre ne poss&eacute;dant d'&eacute;quivalent au mot polonais de <i>Zal!</i> En effet, il
+le r&eacute;p&eacute;tait fr&eacute;quemment, comme si son oreille e&ucirc;t &eacute;t&eacute; avide de ce son
+qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une
+plainte intense, depuis le repentir jusqu'&agrave; la haine, fruits b&eacute;nis ou
+empoisonn&eacute;s de cette &acirc;cre racine.</p>
+
+<p><i>Zal!</i> Substantif &eacute;trange, d'une &eacute;trange diversit&eacute; et d'une plus &eacute;trange
+philosophie! Susceptible de r&eacute;gimes diff&eacute;rents, il renferme tous les
+attendrissements et toutes les humilit&eacute;s d'un regret r&eacute;sign&eacute; et sans
+murmure, aussi longtemps que son r&eacute;gime direct s'applique aux faits et
+aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi
+d'une fatalit&eacute; providentielle, il se laisse traduire alors par, &laquo;regret
+inconsolable apr&egrave;s une perte irr&eacute;vocable&raquo;. Mais, sit&ocirc;t qu'il s'adresse &agrave;
+l'homme et que son r&eacute;gime devient indirect, en affectant une pr&eacute;position
+qui le dirige vers celui-ci ou celle-l&agrave;, il change aussit&ocirc;t de
+physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes
+latins, ni dans celui des idiomes germains.&mdash;D'un sentiment plus &eacute;lev&eacute;,
+plus noble, plus large que le mot &laquo;grief&raquo;, il signifie pourtant le
+ferment de la rancune, la r&eacute;volte des reproches, la pr&eacute;m&eacute;ditation de la
+vengeance, la menace implacable grondant au fond du c&#339;ur, soit en &eacute;piant
+la revanche, soit en s'alimentant d'une st&eacute;rile amertume! Oui vraiment,
+le <i>Zal!</i> colore toujours d'un reflet tant&ocirc;t argent&eacute;, tant&ocirc;t ardent,
+tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est m&ecirc;me pas absent de ses
+plus douces r&ecirc;veries.</p>
+
+<p>Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin,
+qu'elles se sont manifest&eacute;es sensiblement dans ses derniers ouvrages.
+Elles ont peu &agrave; peu atteint une sorte d'irascibilit&eacute; maladive, arriv&eacute;e
+au point d'un tremblement f&eacute;brile. Celui-ci se r&eacute;v&egrave;le dans quelques-uns
+de ses derniers &eacute;crits par un contournement de sa pens&eacute;e, qu'on est
+parfois plus pein&eacute; que surpris d'y rencontrer.&mdash;Suffoquant presque sous
+l'oppression de ses violences r&eacute;prim&eacute;es, ne se servant plus de l'art que
+pour se donner &agrave; lui-m&ecirc;me sa propre trag&eacute;die, apr&egrave;s avoir d'abord chant&eacute;
+son sentiment, il se prit &agrave; le d&eacute;pecer. On retrouve dans les feuilles
+qu'il a publi&eacute;es sous ces influences quelque chose des &eacute;motions
+alambiqu&eacute;es de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises caus&eacute;es par
+les ph&eacute;nom&egrave;nes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi
+voluptueux dues &agrave; des accidents impr&eacute;voyables dans l'ordre naturel des
+choses, les morbides surexcitations d'un cerveau hallucin&eacute;, pour remuer
+un c&#339;ur mac&eacute;r&eacute; de passions et blas&eacute; sur la souffrance.</p>
+
+<p>La m&eacute;lodie de Chopin devient alors tourment&eacute;e; une sensibilit&eacute; nerveuse
+et inqui&egrave;te am&egrave;ne un remaniement de motifs d'une persistance acharn&eacute;e,
+p&eacute;nible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de
+l'&acirc;me ou du corps qui n'ont que la mort pour rem&egrave;de. Chopin &eacute;tait en
+proie &agrave; un de ces mals qui, empirant d'ann&eacute;e en ann&eacute;e, l'a enlev&eacute; jeune
+encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces
+des douleurs aigu&euml;s qui le d&eacute;voraient, comme on trouverait dans un beau
+corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces &#339;uvres cessent-elles
+pour cela d'&ecirc;tre belles? L'&eacute;motion qui les inspire, les formes qu'elles
+prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand
+art?&mdash;Non.&mdash;Cette &eacute;motion &eacute;tant d'une pure et chaste noblesse dans ses
+regrets navrants et son irr&eacute;m&eacute;diable d&eacute;solation, appartient aux plus
+sublimes motifs du c&#339;ur humain; son expression demeure toujours dans les
+vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une vell&eacute;it&eacute;
+vulgaire, ni un cri outr&eacute; et th&eacute;&acirc;tral, ni une contorsion laide. Du point
+de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'&ecirc;tre diminu&eacute;e,
+la qualit&eacute; de l'&eacute;toffe harmonique n'en devient que plus int&eacute;ressante par
+elle-m&ecirc;me, plus curieuse &agrave; &eacute;tudier.</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#toc">II.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/002.png" alt="D" /></span>u reste, les tonalit&eacute;s de sentiment qui d&eacute;c&egrave;lent une souffrance subtile
+et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point
+dans les pi&egrave;ces plus connues et plus habituellement go&ucirc;t&eacute;es de l'artiste
+qui nous occupe. Ses <i>Polonaises</i> qui, &agrave; cause des difficult&eacute;s qu'elles
+pr&eacute;sentent, sont plus rarement ex&eacute;cut&eacute;es encore qu'elles ne le m&eacute;ritent,
+appartiennent &agrave; ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent
+nullement les <i>Polonaises</i> mignardes et fard&eacute;es &agrave; la Pompadour, telles
+que les ont propag&eacute;es les orchestres de bals, les virtuoses de concerts,
+le r&eacute;pertoire rebattu de la musique mani&eacute;r&eacute;e et affadie des salons.</p>
+
+<p>Les rhythmes &eacute;nergiques des <i>Polonaises</i> de Chopin font tressaillir et
+galvanisent toutes les torpeurs de nos indiff&eacute;rences. Les plus nobles
+sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis.
+Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec
+la simplicit&eacute; d'accent qui faisait chez cette nation guerri&egrave;re le trait
+distinctif de ces qualit&eacute;s. Elles respirent une force calme et
+r&eacute;fl&eacute;chie, un sentiment de ferme d&eacute;termination joint &agrave; une gravit&eacute;
+c&eacute;r&eacute;monieuse qui, dit-on, &eacute;tait l'apanage de ses grands hommes
+d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous
+les d&eacute;peignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une
+intelligence d&eacute;li&eacute;e, d'une pi&eacute;t&eacute; profonde et touchante quoique sens&eacute;e,
+d'un courage indomptable, m&ecirc;l&eacute; &agrave; une galanterie qui n'abandonne les
+enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le
+lendemain du combat. Cette galanterie &eacute;tait tellement inh&eacute;rente &agrave; leur
+nature, que malgr&eacute; la compression que des habitudes rapproch&eacute;es de
+celles de leurs voisins et ennemis, les infid&egrave;les de Stamboul, leur
+faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie
+domestique et en les tenant toujours &agrave; l'ombre d'une tutelle l&eacute;gale,
+elle a su n&eacute;anmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des
+reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de
+belles sujettes pour lesquelles les uns risqu&egrave;rent, les autres perdirent
+des tr&ocirc;nes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien,
+une Gonzague coquette.</p>
+
+<p>Chez les Polonais des temps pass&eacute;s, une m&acirc;le r&eacute;solution s'unissant &agrave;
+cette ardente d&eacute;votion pour les objets de leur amour qui, en face des
+&eacute;tendards du croissant <i>aussi nombreux que les &eacute;pis d'un champ</i>, dictait
+tous les matins &agrave; Sobieski les plus tendres billets-doux &agrave; sa femme,
+prenait une teinte singuli&egrave;re et imposante dans l'habitude de leur
+maintien, noble jusqu'&agrave; une l&eacute;g&egrave;re emphase. Ils ne pouvaient manquer de
+contracter le go&ucirc;t des mani&egrave;res solennelles en en contemplant les plus
+beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils appr&eacute;ciaient, et
+gagnaient les qualit&eacute;s tout en combattant leurs envahissements. Il
+savaient comme eux faire pr&eacute;c&eacute;der leurs actes d'une intelligente
+d&eacute;lib&eacute;ration, qui semblait rendre pr&eacute;sente &agrave; chacun la divise du prince
+Boleslas de Pom&eacute;ranie: <i>Erst wieg's, dann wag's!</i> (P&egrave;se d'abord, puis
+ose!) Ils aimaient &agrave; rehausser leurs mouvements d'une certaine
+importance gracieuse, d'une certaine fiert&eacute; pompeuse, qui ne leur
+enlevait nullement une aisance d'allures et une libert&eacute; d'esprit
+accessibles aux plus l&eacute;gers soucis de leurs tendresses, aux plus
+&eacute;ph&eacute;m&egrave;res craintes de leur c&#339;ur, aux plus futiles int&eacute;r&ecirc;ts de leur vie.
+Comme ils mettaient leur honneur &agrave; la faire payer cher, ils aimaient &agrave;
+l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui
+l'embellissait, r&eacute;v&eacute;rer ce qui la leur rendait pr&eacute;cieuse.</p>
+
+<p>Leurs chevaleresques h&eacute;ro&iuml;smes &eacute;taient sanctionn&eacute;s par leur alti&egrave;re
+dignit&eacute; et une pr&eacute;m&eacute;ditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la
+raison aux &eacute;nergies de la vertu, ils r&eacute;ussissaient &agrave; se faire admirer de
+tous les &acirc;ges, de tous les esprits, de leurs adversaires m&ecirc;mes. C'&eacute;tait
+une sorte de sagesse t&eacute;m&eacute;raire, de prudence hasardeuse, de fatuit&eacute;
+fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus
+c&eacute;l&egrave;bre fut l'exp&eacute;dition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et
+frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette
+longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'&eacute;clat
+et de mutuelles d&eacute;f&eacute;rences, entre deux ennemis aussi irr&eacute;conciliables
+dans leurs combats que magnanimes dans leurs tr&ecirc;ves.</p>
+
+<p>Durant de longs si&egrave;cles la Pologne a form&eacute; un &eacute;tat dont la haute
+civilisation, tout &agrave; fait autonome, n'&eacute;tait conforme &agrave; aucune autre et
+devait rester unique dans son genre. Aussi diff&eacute;rente de l'organisation
+f&eacute;odale de l'Allemagne qui l'avoisinait &agrave; l'occident, que de l'esprit
+despotique et conqu&eacute;rant des Turcs qui ne cessaient d'inqui&eacute;ter ses
+fronti&egrave;res d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son
+christianisme chevaleresque, par son ardeur &agrave; combattre les infid&egrave;les,
+d'autre part elle empruntait aux nouveaux ma&icirc;tres de Byzance les
+enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de
+leurs dires sentencieux. Elle fondait ces &eacute;l&eacute;ments h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes dans une
+soci&eacute;t&eacute; qui s'assimilait des causes de ruine et de d&eacute;cadence, avec les
+qualit&eacute;s h&eacute;ro&iuml;ques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la
+saintet&eacute; chr&eacute;tienne<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. La culture g&eacute;n&eacute;rale des lettres latines, la
+connaissance et le go&ucirc;t de la litt&eacute;rature italienne et fran&ccedil;aise,
+recouvraient ces &eacute;tranges contrastes d'un lustre et d'un vernis
+classiques. Cette civilisation devait n&eacute;cessairement apposer un cachet
+distinctif &agrave; ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la
+chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il &eacute;tait
+naturel &agrave; une nation perp&eacute;tuellement en guerre qui r&eacute;servait pour
+l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle rempla&ccedil;a les jeux et les
+splendeurs des joutes simul&eacute;es par d'autres f&ecirc;tes, dont des cort&egrave;ges
+somptueux formaient le principal ornement.</p>
+
+<p>Il n'y a rien de nouveau, assur&eacute;ment, &agrave; dire que tout un c&ocirc;t&eacute; du
+caract&egrave;re des peuples se d&eacute;c&egrave;le dans leurs danses nationales. Mais, nous
+pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous
+une aussi grande simplicit&eacute; de contours, les impulsions qui les ont fait
+na&icirc;tre se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se
+trahissant aussi diversement par les &eacute;pisodes qu'il &eacute;tait r&eacute;serv&eacute; &agrave;
+l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre g&eacute;n&eacute;ral. D&egrave;s que
+ces &eacute;pisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se
+cr&eacute;a plus un r&ocirc;le sp&eacute;cial dans ces courts interm&egrave;des, qu'on se contenta
+d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta
+plus que le squelette des anciennes pompes.</p>
+
+<p>Le caract&egrave;re primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez
+difficile &agrave; diviner maintenant, tant elle est d&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute;e au dire de ceux
+qui l'ont vu ex&eacute;cuter au commencement de ce si&egrave;cle encore. On comprend
+&agrave; quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la
+plupart des danses nationales ne peuvent gu&egrave;re conserver leur
+originalit&eacute; primitive, d&egrave;s que le costume qui y &eacute;tait appropri&eacute; n'est
+plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument d&eacute;nu&eacute;e de mouvements
+rapides, de <i>pas</i> v&eacute;ritables dans le sens chor&eacute;graphique du mot, de
+poses difficiles et uniformes; la Polonaise, invent&eacute;e bien plus pour
+d&eacute;ployer l'ostentation que la s&eacute;duction, fut, par une exception
+caract&eacute;ristique, surtout destin&eacute;e &agrave; faire remarquer les hommes, &agrave; mettre
+en &eacute;vidence leur beaut&eacute;, leur bel air, leur contenance guerri&egrave;re et
+courtoise &agrave; la fois. (Ces deux &eacute;pith&egrave;tes ne d&eacute;finissent-elles pas le
+caract&egrave;re polonais?...) Le nom m&ecirc;me de la danse est du genre masculin
+dans l'original. (<i>Polski.</i>) Ce n'est que par un <i>mal-entendu</i> &eacute;vident
+qu'on l'a traduit au f&eacute;minin. Elle dut forc&eacute;ment perdre de sa suffisance
+quelque peu ampoul&eacute;e, de sa signification orgueilleuse, pour se changer
+en une promenade circulaire peu int&eacute;ressante, sit&ocirc;t que les hommes
+furent priv&eacute;s des accessoires n&eacute;cessaires pour que leurs gestes vinssent
+animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue
+aujourd'hui d&eacute;cid&eacute;ment monotone.</p>
+
+<p>En &eacute;coutant quelques-unes des <i>Polonaises</i> de Chopin, on croit entendre
+la d&eacute;marche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace
+de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou
+de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes
+magnifiques, tels que les peignait Paul V&eacute;ron&egrave;se. L'imagination les
+rev&ecirc;t du riche costume des vieux si&egrave;cles: &eacute;pais brocarts d'or, velours
+de Venise, satins ramag&eacute;s, zibelines serpentantes et mo&euml;lleuses, manches
+accortement rejet&eacute;es sur l'&eacute;paule, sabres damasquin&eacute;s, joyaux
+splendides, turquoises incrust&eacute;es d'arabesques, chaussures rouges du
+sang foul&eacute; ou jaunes comme l'or;&mdash;guimpes s&eacute;v&egrave;res, dentelles de
+Flandres, corsages en carapace de perles, tra&icirc;nes bruissantes, plumes
+ondoyantes, coiffures &eacute;tincelantes de rubis ou verdoyantes d'&eacute;meraudes,
+souliers mignons brod&eacute;s d'ambre, gants parfum&eacute;s des sachets du s&eacute;rail!
+Ces groupes se d&eacute;tachent sur le fond incolore du temps disparu, entour&eacute;s
+des somptueux tapis de Perse, des meubles nacr&eacute;s de Smyrne, des
+orf&egrave;vreries filigran&eacute;es de Constantinople, de toute la fastueuse
+prodigalit&eacute; de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines
+artistement pr&eacute;par&eacute;es, avec leurs gobelets de vermeil bossel&eacute;s de
+m&eacute;daillons; qui ferraient l&eacute;g&egrave;rement d'argent leurs coursiers arabes
+lorsqu'ils entraient dans les villes &eacute;trang&egrave;res, afin qu'en se perdant
+le long des voies les fers tomb&eacute;s t&eacute;moignent de leur lib&eacute;ralit&eacute;
+princi&egrave;re aux peuples &eacute;merveill&eacute;s! Surmontant leurs &eacute;cussons de la m&ecirc;me
+couronne, que l'&eacute;lection pouvait rendre royale, les plus fiers
+d'entr'eux eussent d&eacute;daign&eacute; les autres. Ils portaient tous la m&ecirc;me,
+comme insigne de leur glorieuse &eacute;galit&eacute;, au-dessus de leurs armoiries,
+appel&eacute;es le <i>Joyau</i> de la famille, car l'honneur de chacun de ses
+membres devait r&eacute;pondre de son int&eacute;grit&eacute;. Aussi, particularit&eacute; unique du
+blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire &agrave;
+quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre
+d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant &agrave; un
+autre sang.</p>
+
+<p>On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive
+introduites jadis dans la Polonaise, plus jou&eacute;e encore que dans&eacute;e, sans
+les r&eacute;cits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque &agrave;
+pr&eacute;sent l'ancien costume national. Le <i>kontusz</i> d'autrefois &eacute;tait une
+sorte de kaftan, de <i>f&eacute;r&eacute;dgi</i> occidental raccourci jusqu'aux genoux;
+c'est la robe des orientaux modifi&eacute;e par les habitudes d'une vie active,
+peu soumise aux r&eacute;signations fatalistes. D'une &eacute;toffe aussi riche que
+d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes
+laissaient para&icirc;tre le v&ecirc;tement de dessous, le <i>&#380;upan</i>, d'un satin uni
+si le sien &eacute;tait ouvrag&eacute;, d'une &eacute;toffe fleurie et broch&eacute;e si la sienne
+&eacute;tait d'une fa&ccedil;on unie. Souvent garni de fourrures co&ucirc;teuses, luxe de
+pr&eacute;dilection alors, le <i>kontusz</i> devait une partie de son originalit&eacute; &agrave;
+ce qu'il obligeait &agrave; un geste fr&eacute;quent, susceptible de gr&acirc;ce et de
+coquetterie, par lequel on rejetait en arri&egrave;re le simulacre de ses
+manches pour mieux d&eacute;couvrir la r&eacute;union, plus ou moins heureuse, parfois
+symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la
+toilette du jour.</p>
+
+<p>Ceux qui n'ont jamais port&eacute; ce costume, aussi &eacute;clatant que pompeux,
+pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les
+redressements subits, les finesses de pantomime muette usit&eacute;s par leurs
+a&iuml;eux, pendant qu'ils d&eacute;filaient dans une Polonaise comme &agrave; une parade
+militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occup&eacute;s soit &agrave; lisser
+leurs longues moustaches, soit &agrave; jouer avec le pommeau de leur sabre.
+L'un et l'autre faisaient partie int&eacute;grante de leur mise, formant un
+objet de vanit&eacute; pour tous les &acirc;ges &eacute;galement, que la moustache fut
+blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses
+ou d&eacute;j&agrave; &eacute;br&eacute;ch&eacute; et rougi par le sang des batailles. Escarboucles,
+hyacinthes et saphirs, &eacute;tincelaient souvent sur l'arme suspendue
+au-dessous des ceintures de cachemire frang&eacute;es, de soie lam&eacute;e d'or ou
+d'&eacute;cailles d'argent, ferm&eacute;es par des boucles aux effigies de la Vierge,
+du roi, de l'&eacute;cusson national, faisant valoir des tailles presque
+toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait,
+sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus
+rares pierreries. La magnificence des &eacute;toffes, des bijoux, des couleurs
+vives, &eacute;tant pouss&eacute; aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces
+pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, aux
+boutons du <i>kontusz</i> et du <i>&#380;upan</i>, aux agrafes du cou, aux bagues de
+rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi
+lesquelles pr&eacute;dominaient l'amaranthe servant de fond &agrave; l'aigle-blanc de
+la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, <i>pogo&#324;</i>, de la
+Lithuanie<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de
+l'une &agrave; l'autre main ce bonnet, o&ugrave; une poign&eacute;e de diamants se cachait
+dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait
+donner &agrave; ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement
+remarqu&eacute; dans le cavalier de la premi&egrave;re paire qui, comme chef de file,
+donnait le mot d'ordre &agrave; toute la compagnie.</p>
+
+<p>C'est par cette danse qu'un ma&icirc;tre de maison ouvrait chaque bal, non
+avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honor&eacute;e,
+souvent la plus &acirc;g&eacute;e des femmes pr&eacute;sentes, la jeunesse n'&eacute;tant pas seule
+appel&eacute;e &agrave; former la phalange dont les &eacute;volutions commen&ccedil;aient toute
+f&ecirc;te, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue
+d'elle-m&ecirc;me. Apr&egrave;s le ma&icirc;tre de la maison, c'&eacute;taient d'abord les hommes
+les plus consid&eacute;rables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec
+amiti&eacute;, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs pr&eacute;f&eacute;r&eacute;es, ceux-l&agrave; les
+plus influentes. L'amphitryon avait &agrave; remplir une t&acirc;che moins ais&eacute;e
+qu'aujourd'hui. Il &eacute;tait tenu de faire parcourir &agrave; la troupe align&eacute;e
+qu'il conduisait mille m&eacute;andres capricieux, &agrave; travers tous les
+appartements o&ugrave; se pressait le reste des invit&eacute;s, plus tardifs &agrave; faire
+partie de sa brillante suite. On lui savait gr&eacute; d'atteindre aux galeries
+les plus &eacute;loign&eacute;es, aux parterres des jardins confinant &agrave; leurs bosquets
+illumin&eacute;s o&ugrave; la musique n'arrivait plus qu'en &eacute;chos affaiblis. En
+revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un
+redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui
+rang&eacute;s en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux
+qui n'appartenaient point &agrave; cette procession guettaient immobiles son
+passage comme celui d'une com&egrave;te resplendissante, jamais le ma&icirc;tre de
+maison, conducteur de la premi&egrave;re paire, ne n&eacute;gligeait de donner &agrave; son
+port et &agrave; sa prestance cette dignit&eacute; m&ecirc;l&eacute;e de gaillardise qu'admirent
+les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux &agrave; la fois, il e&ucirc;t
+cru manquer &agrave; ses h&ocirc;tes en n'&eacute;talant point &agrave; leurs yeux, avec une
+na&iuml;vet&eacute; qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il &eacute;prouvait de
+voir rassembl&eacute;s chez lui de si illustres amis, de si notables partisans,
+tous empress&eacute;s en le visitant &agrave; se parer richement pour lui faire
+honneur.</p>
+
+<p>On traversait, guid&eacute; par lui dans cette p&eacute;r&eacute;grination premi&egrave;re, des
+d&eacute;tours inopin&eacute;s dont les aspects &eacute;taient parfois dus &agrave; des surprises
+m&eacute;nag&eacute;es d'avance, &agrave; des supercheries d'architecture ou de d&eacute;coration,
+dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, &eacute;taient
+adapt&eacute;s aux plaisirs du jour. Le ch&acirc;telain en faisait les honneurs de
+quelque mani&egrave;re aussi impr&eacute;vue que galante, s'ils renfermaient quelque
+monument de circonstance, quelque hommage <i>au plus vaillant ou &agrave; la plus
+belle</i>. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus
+elles d&eacute;notaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes,
+et plus la partie juv&eacute;nile de la soci&eacute;t&eacute; applaudissait, plus elle
+faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants ch&#339;urs de
+rires aux oreilles du coryph&eacute;e, qui gagnait ainsi en r&eacute;putation,
+devenait un partner privil&eacute;gi&eacute; et recherch&eacute;. S'il &eacute;tait d&eacute;j&agrave; d'un
+certain &acirc;ge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes
+d'exploration, des d&eacute;putations de jeunes filles venant le remercier et
+le complimenter au nom de toutes. Par leur r&eacute;cits, les jolies voyageuses
+fournissaient un aliment aux curiosit&eacute;s des convives et augmentaient
+l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subs&eacute;quentes.</p>
+
+<p>En ce pays d'aristocratique d&eacute;mocratie, d'&eacute;lections turbulentes, il
+n'&eacute;tait pas le moins indiff&eacute;rent d'&eacute;merveiller les assistants des
+tribunes de la salle de bal, puisque l&agrave; se rangeaient les nombreux
+d&eacute;pendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois
+m&ecirc;me de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais
+trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman,
+hommes de cour ou hommes d'&Eacute;tat. Ceux d'entre eux qui restaient dans
+leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui
+ressemblaient &agrave; des chaumi&egrave;res, r&eacute;p&eacute;taient glorieusement: &laquo;Tout noble
+derri&egrave;re sa haie, est l'&eacute;gal de son palatin&raquo;. <i>Szlachci&eacute; na zagrodzie,
+r&oacute;wien wojewodzie.</i> Mais, il y en avait beaucoup qui pr&eacute;f&eacute;raient courir
+les chances de la fortune et se mettre eux-m&ecirc;mes ou leur famille, fils,
+s&#339;urs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux
+jours des grandes f&ecirc;tes, leur manque de parure, leur abstention
+volontaire, pouvaient seuls les exclure du privil&egrave;ge de se joindre &agrave; la
+danse. Les ma&icirc;tres de la maison ne d&eacute;daignaient pas le plaisir de les
+&eacute;blouir, lorsque le cort&egrave;ge ruisselant des feux iris&eacute;s d'une &eacute;l&eacute;gance
+somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards
+admiratifs, en qui parfois per&ccedil;ait l'envie, quoique cach&eacute;e sous les
+applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de
+l'attachement.</p>
+
+<p>Pareille &agrave; un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui
+glissait sur les parquets, tant&ocirc;t se d&eacute;roulait dans toute sa longueur,
+tant&ocirc;t se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le
+jeu des couleurs les plus vari&eacute;es, pour faire bruire comme des sonnettes
+assourdies les cha&icirc;nes d'or, les sabres tra&icirc;nants, les lourds et
+superbes damas brod&eacute;s de perles, ray&eacute;s de diamants, parsem&eacute;s de n&#339;uds et
+de rubans aux <i>frou-frou</i> bavards. Le murmure des voix s'annon&ccedil;ait de
+loin, semblable &agrave; un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au
+jacassement des flots de cette rivi&egrave;re flambante.</p>
+
+<p>Mais, le g&eacute;nie de l'hospitalit&eacute; qui, en Pologne, paraissait autant
+s'inspirer des d&eacute;licatesses que la civilisation d&eacute;veloppe, que de la
+touchante simplicit&eacute; des m&#339;urs primitives, ne faisant d&eacute;faut &agrave; aucune de
+leurs biens&eacute;ances, comment ne l'e&ucirc;t-on pas retrouv&eacute;e dans les d&eacute;tails de
+leur danse par excellence? Apr&egrave;s que le ma&icirc;tre de la maison avait rendu
+hommage &agrave; ses convives en inaugurant la soir&eacute;e, en guidant le premier
+sur le parcours pr&eacute;par&eacute; la plus noble, la plus f&ecirc;t&eacute;e, la plus importante
+des femmes pr&eacute;sentes, chacun de ses h&ocirc;tes avait le droit de venir le
+remplacer aupr&egrave;s de sa dame et de se mettre ainsi &agrave; la t&ecirc;te du cort&egrave;ge.
+Frappant des mains d'abord pour l'arr&ecirc;ter un instant, il s'inclinait
+devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agr&eacute;er, pendant
+que celui &agrave; qui il l'enlevait rendait la pareille &agrave; la paire suivante,
+exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par l&agrave; de
+cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu r&eacute;clamait l'honneur de
+conduire la premi&egrave;re d'entre elles, restaient cependant dans la m&ecirc;me
+succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait
+que celui qui avait commenc&eacute; la danse se trouvait avant sa fin en &ecirc;tre
+le dernier, sinon tout &agrave; fait exclu.</p>
+
+<p>Le cavalier qui se pla&ccedil;ait &agrave; la t&ecirc;te de la colonne s'effor&ccedil;ait de
+surpasser son pr&eacute;d&eacute;cesseur en pertise, par des combinaisons inusit&eacute;es,
+par les circuits qu'il faisait d&eacute;crire, lesquels, born&eacute;s &agrave; une seule
+salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses
+arabesques et m&ecirc;me des chiffres! Il d&eacute;celait son art et ses droits au
+r&ocirc;le qu'il avait pris en les imaginant serr&eacute;s, compliqu&eacute;s,
+inextricables, en les d&eacute;crivant n&eacute;anmoins avec tant de justesse et de
+s&ucirc;ret&eacute; que le ruban anim&eacute;, contourn&eacute; en tous sens, ne se d&eacute;chirait
+jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en
+r&eacute;sultaient. Quant aux femmes et &agrave; ceux qui n'avaient qu'&agrave; continuer
+l'impulsion d&eacute;j&agrave; donn&eacute;e, il ne leur &eacute;tait cependant point permis de se
+tra&icirc;ner indolemment sur le parquet. La d&eacute;marche devait &ecirc;tre rhythm&eacute;e,
+cadenc&eacute;e, ondul&eacute;e; elle devait imprimer au corps entier un balancement
+harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec h&acirc;te, de se d&eacute;placer
+pr&eacute;cipitamment, de para&icirc;tre m&ucirc; par une n&eacute;cessit&eacute;. On glissait comme les
+cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaper&ccedil;ues
+soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!</p>
+
+<p>L'homme offrait &agrave; sa dame tant&ocirc;t une main, tant&ocirc;t l'autre, effleurant
+parfois &agrave; peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa
+paume: il passait &agrave; sa gauche ou &agrave; sa droite sans la quitter et ces
+mouvements, imit&eacute;s par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute
+l'&eacute;tendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on
+entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour
+marquer la mesure, la cr&eacute;pitation de la soie s'accentuer, les colliers
+r&eacute;sonner comme des clochettes minuscules l&eacute;g&egrave;rement touch&eacute;es. Puis,
+toutes les sonorit&eacute;s interrompues reprenaient leur cours; les pas l&eacute;gers
+et les pas lourds recommen&ccedil;aient, les bracelets heurtaient les bagues,
+les &eacute;ventails fr&ocirc;laient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et,
+la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses
+retentissements. Quoique pr&eacute;occup&eacute;, absorb&eacute; en apparence par ces
+multiples man&#339;uvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fid&egrave;lement,
+le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et,
+profitant de quelque instant favorable, lui glisser &agrave; l'oreille, de doux
+propos si elle &eacute;tait jeune, des confidences, des sollicitations, des
+nouvelles int&eacute;ressantes, si elle ne l'&eacute;tait plus. Apr&egrave;s quoi, se
+relevant fi&egrave;rement, il faisait sonner l'or de ses &eacute;perons, l'acier de
+ses armes, caressait sa moustache, et donnait &agrave; tous ses gestes une
+expression qui obligeait la femme &agrave; y r&eacute;pondre par une contenance
+compr&eacute;hensive et intelligente.</p>
+
+<p>Ainsi, ce n'&eacute;tait point une promenade banale et d&eacute;nu&eacute;e de sens qu'on
+accomplissait; c'&eacute;tait un d&eacute;fil&eacute; o&ugrave;, si nous osions dire, la soci&eacute;t&eacute;
+enti&egrave;re faisait la roue et se d&eacute;lectait dans sa propre admiration, en se
+voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'&eacute;tait une
+constante mise en sc&egrave;ne de son lustre, de ses renomm&eacute;es, de ses gloires.
+L&agrave;, les &eacute;v&ecirc;ques, les hauts pr&eacute;lats et gens d'&eacute;glise<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>, les hommes
+blanchis dans les camps ou les joutes de l'&eacute;loquence, les capitaines
+qui avaient plus souvent port&eacute; la cuirasse que les v&ecirc;tements de paix,
+les grands dignitaires de l'&Eacute;tat, les vieux s&eacute;nateurs, les palatins
+belliqueux, les castellans ambitieux, &eacute;taient les danseurs attendus,
+d&eacute;sir&eacute;s, disput&eacute;s par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins
+graves, dans ces choix &eacute;ph&eacute;m&egrave;res o&ugrave; l'honneur et les honneurs
+&eacute;galisaient les ann&eacute;es et pouvaient donner l'avantage sur l'amour
+lui-m&ecirc;me. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu
+quitter le <i>zupan</i> et le <i>kontusz</i> antiques, dont la chevelure &eacute;tait
+ras&eacute;e aux tempes comme celle de leurs anc&ecirc;tres, les &eacute;volutions oubli&eacute;es
+et les &agrave;-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris
+&agrave; quel point cette nation si fi&egrave;re d'elle-m&ecirc;me avait l'instinct inn&eacute; de
+la repr&eacute;sentation, &agrave; quel point elle s'en faisait besoin et combien, par
+le g&eacute;nie de la gr&acirc;ce que la nature lui a d&eacute;parti, elle po&eacute;tisait ce go&ucirc;t
+ostentatoire en y m&ecirc;lant le reflet des nobles sentiments et le charme
+des fines intentions.</p>
+
+<p>Lorsque nous nous sommes trouv&eacute;s dans la patrie de Chopin, dont le
+souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'int&eacute;r&ecirc;t, il nous
+a &eacute;t&eacute; donn&eacute; de rencontrer de ces individualit&eacute;s traditionnelles et
+historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la
+civilisation europ&eacute;enne, quand elle ne modifie pas le fond des
+caract&egrave;res nationaux, efface du moins leurs asp&eacute;rit&eacute;s et lime leurs
+formes ext&eacute;rieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de
+quelques-uns de ces hommes d'une intelligence sup&eacute;rieure, cultiv&eacute;e,
+&eacute;rudite, puissamment exerc&eacute;e par une vie d'action, mais dont l'horizon
+ne s'&eacute;tend pas au-del&agrave; des bornes de leur pays, de leur soci&eacute;t&eacute;, de leur
+litt&eacute;rature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos
+entretiens avec eux, (qu'un interpr&egrave;te rendait possible ou facilitait),
+dans leur mani&egrave;re de juger le fond et les formes de m&#339;urs nouvelles,
+quelques &eacute;chapp&eacute;es des temps pass&eacute;s et de ce qui constituait leur
+grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalit&eacute;
+d'un point de vue compl&egrave;tement exclusif est curieuse &agrave; observer. En
+diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote
+l'esprit d'une singuli&egrave;re vigueur, d'un flair acut et sauvage &agrave;
+l'endroit des int&eacute;r&ecirc;ts qui lui sont chers; d'une &eacute;nergie que rien ne
+peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant
+&eacute;tranger. Ceux qui ont conserv&eacute; cette originalit&eacute; peuvent seuls
+repr&eacute;senter, comme un miroir fid&egrave;le, le tableau exact du pass&eacute; en lui
+maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils
+refl&egrave;tent, en m&ecirc;me temps que le rituel des coutumes qui se perdent,
+l'esprit qui les avait cr&eacute;&eacute;es.</p>
+
+<p>Chopin &eacute;tait venu trop tard et avait quitt&eacute; ses foyers trop t&ocirc;t pour
+poss&eacute;der cette exclusivit&eacute; de point de vue; mais, il en avait connu de
+nombreux exemples et, &agrave; travers les souvenirs de son enfance, non moins
+sans doute qu'&agrave; travers l'histoire et la po&eacute;sie de sa patrie, il a si
+bien trouv&eacute; par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu
+les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une
+&eacute;ternelle jeunesse. Aussi, comme chaque po&egrave;te est mieux compris, mieux
+appr&eacute;ci&eacute; par les voyageurs auxquels il est arriv&eacute; de parcourir les lieux
+qui l'ont inspir&eacute; en y cherchant la trace de leurs visions: comme
+Pindare et Ossian sont plus intimement p&eacute;n&eacute;tr&eacute;s par ceux qui ont visit&eacute;
+les vestiges du Parth&eacute;non &eacute;clair&eacute;s des radiances de leur limpide
+atmosph&egrave;re, les sites d'&Eacute;cosse gaz&eacute;s de brouillards, de m&ecirc;me le
+sentiment inspirateur de Chopin ne se r&eacute;v&egrave;le tout entier que lorsqu'on a
+&eacute;t&eacute; dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laiss&eacute;e par les si&egrave;cles &eacute;coul&eacute;s,
+qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a
+rencontr&eacute; son fant&ocirc;me de gloire, ce revenant inquiet qui hante son
+patrimoine! Il appara&icirc;t pour effrayer ou attrister les c&#339;urs alors qu'on
+s'y attend le moins et, en surgissant aux r&eacute;cits et aux rem&eacute;morations
+des anciens temps, il porte avec lui une &eacute;pouvante semblable &agrave; celle que
+r&eacute;pand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la
+Mort, la <i>Mara</i> ceinte d'une &eacute;charpe rouge qu'on aper&ccedil;oit, disent-ils,
+marquant d'une t&acirc;che de sang la porte des villages que la destruction va
+s'approprier.</p>
+
+<p>Nous aurions certainement h&eacute;sit&eacute; &agrave; parler de la Polonaise, apr&egrave;s les
+beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il
+en fit dans le dernier chant du <i>Pan Tadeusz</i>, si cet &eacute;pisode n'&eacute;tait
+renferm&eacute; dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est
+connu que des compatriotes du po&egrave;te. Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; t&eacute;m&eacute;raire d'aborder,
+m&ecirc;me sous une autre forme, un sujet d&eacute;j&agrave; esquiss&eacute; et color&eacute; par un tel
+pinceau, dans cette &eacute;pop&eacute;e famili&egrave;re, ce roman &eacute;pique, o&ugrave; les beaut&eacute;s de
+l'ordre le plus &eacute;lev&eacute; sont encadr&eacute;es dans un paysage comme les peignait
+Ruysda&euml;l, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nu&eacute;es
+d'orage, sur un de ces bouleaux fracass&eacute;s par la foudre dont la plaie
+b&eacute;ante semble rougir de sang sa blanche &eacute;corce. Chopin s'est
+certainement inspir&eacute; bien de fois du <i>Pan Tadeusz</i>, dont les sc&egrave;nes
+pr&ecirc;tent tant &agrave; la peinture des &eacute;motions qu'il reproduisait de
+pr&eacute;f&eacute;rence. Son action se passe au commencement de notre si&egrave;cle, alors
+qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conserv&eacute; les
+sentiments et les mani&egrave;res solennelles des antiques Polonais, &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+d'autres types plus modernes qui sous l'empire napol&eacute;onien
+repr&eacute;sentaient des passions pleines d'entrain, mais &eacute;ph&eacute;m&egrave;res; n&eacute;es
+entre deux campagnes et oubli&eacute;es durant la troisi&egrave;me, &laquo;&agrave; la fran&ccedil;aise&raquo;.
+On rencontrait encore souvent &agrave; cette &eacute;poque le contraste que formaient
+ces militaires bronz&eacute;s au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque
+peu fanfarons apr&egrave;s des victoires fabuleuses, avec ces hommes de
+l'ancienne &eacute;cole, graves et superbes, que la conventionalit&eacute; qui envahit
+et fa&ccedil;onne la haute soci&eacute;t&eacute; de toutes les contr&eacute;es, fait &agrave; pr&eacute;sent
+rapidement dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p>&Agrave; mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient
+plus rares, on go&ucirc;ta moins la peinture des m&#339;urs d'autrefois, des
+mani&egrave;res de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait
+pourtant tort de croire que ce fut de l'indiff&eacute;rence; cet &eacute;loignement,
+ce d&eacute;laissement des souvenirs encore r&eacute;cents, mais poignants, rappelle
+le navrement des m&egrave;res qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait
+appartenu &agrave; un enfant qui n'est plus, pas m&ecirc;me un v&ecirc;tement, pas m&ecirc;me un
+bijou! &Agrave; l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott
+podolien que les connaisseurs en litt&eacute;rature mettent presque &agrave; l'&eacute;gal du
+f&eacute;cond &eacute;crivain &eacute;cossais, pour la qualit&eacute; et le caract&egrave;re national de
+son talent, sinon pour la quantit&eacute; prodigieuse de ses th&egrave;mes;
+l'<i>Owruczanin</i>, le <i>Wernyhora</i>, les <i>Powiesci Kozackie</i>, ne rencontrent
+plus gu&egrave;re, assure-t-on, de lectrices &eacute;mues par leurs vivants r&eacute;cits, de
+jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes h&eacute;ro&iuml;nes, de vieux
+chasseurs touch&eacute;s aux larmes devant des paysages dont la po&eacute;sie si
+profond&eacute;ment sentie, si pleine de fra&icirc;cheur et de lueurs matinales, de
+ramages et de gazouillements dans les grands bois ombr&eacute;s, ne perd rien,
+au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des
+paysagistes les plus renomm&eacute;s, de Hobb&eacute;ma &agrave; Dupr&eacute;, du Berghem <i>de
+velours</i> &agrave; Morgenstern! Mais que le jour de la r&eacute;surrection arrive, que
+le mort bien aim&eacute; rejette son linceul, que le triomphe de la vie
+apparaisse, et l'on verra aussit&ocirc;t tout le pass&eacute;, enseveli, non oubli&eacute;,
+resplendir dans les c&#339;urs, dans les imaginations, sous la plume des
+po&egrave;tes et des musiciens, comme il resplendit d&eacute;j&agrave; sous le pinceau des
+peintres.</p>
+
+<p>La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conserv&eacute;
+d'&eacute;chantillon qui remonte au-del&agrave; d'un si&egrave;cle, a peu de prix pour l'art.
+Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est
+indiqu&eacute;e par des noms des h&eacute;ros sous l'invocation desquels un heureux
+sort les a plac&eacute;s, sont pour la plupart graves et douces. La
+<i>Polonaise</i>, dite de <i>Kosciuszko</i>, en est le mod&egrave;le le plus r&eacute;pandu:
+elle est tellement li&eacute;e &agrave; la m&eacute;moire de son &eacute;poque, que nous avons vu
+des femmes &agrave; qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre
+sans &eacute;clater en sanglots. La princesse F. L., qui avait &eacute;t&eacute; aim&eacute;e de
+Kosciuszko, n'&eacute;tait sensible dans ses derniers jours, alors que l'&acirc;ge
+avait affaibli toutes ses facult&eacute;s, qu'&agrave; ces accords retrouv&eacute;s encore
+sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient
+plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont
+d'un caract&egrave;re si afflig&eacute;, qu'on les prendrait d'abord pour les notes
+d'un convoi fun&egrave;bre.</p>
+
+<p>Les <i>Polonaises</i> du P<sup>ce</sup> Oginski<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, dernier grand-tr&eacute;sorier du
+Grand-Duch&eacute; de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bient&ocirc;t une grande
+popularit&eacute; en impr&eacute;gnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant
+encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une
+tendresse d'un charme na&iuml;f et m&eacute;lancolique. Le rhythme s'affaisse, la
+modulation appara&icirc;t, comme si un cort&egrave;ge, solennel et bruyant jadis,
+devenait silencieux et recueilli en passant aupr&egrave;s de tombes dont le
+voisinage &eacute;teint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans
+ces alentours et r&eacute;p&eacute;tant le refrain que le barde de la <i>verte &Eacute;rin</i>
+surprit aux brises de son &icirc;le:</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;"><i>Love born of sorrow, like sorrow, is true!</i></span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">L'amour n&eacute; de la douleur est vrai comme elle.</span><br />
+</p>
+
+<p>Dans ces motifs si connus du P<sup>ce</sup> Oginski, on croit toujours entendre
+quelque distique d'une pens&eacute;e analogue, planer entre deux haleines
+amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baign&eacute;s de larmes.</p>
+
+<p>Plus tard, les tombeaux sont d&eacute;pass&eacute;s, ils reculent; on ne les aper&ccedil;oit
+plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours;
+les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent
+qu'en &eacute;chos. La fantaisie n'&eacute;voque plus des ombres glissant avec
+pr&eacute;caution comme pour ne pas r&eacute;veiller les morts de la veille... et d&eacute;j&agrave;
+dans les <i>Polonaises</i> de Lipinski on sent que le c&#339;ur bat joyeusement...
+&eacute;tourdiment... comme il avait battu avant la d&eacute;faite! La m&eacute;lodie se
+dessine de plus en plus, r&eacute;pandant un parfum de jeunesse et d'amour
+printanier; elle s'&eacute;panouit en un chant expressif, parfois r&ecirc;veur. Elle
+n'est point destin&eacute;e &agrave; mesurer les pas de hauts et graves personnages,
+qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on
+l'&eacute;crit, elle ne parle qu'aux jeunes c&#339;urs, pour leur souffler de
+po&eacute;tiques fictions. Elle s'adresse &agrave; des imaginations romanesques,
+vives, plus occup&eacute;es de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avan&ccedil;a sur
+cette pente o&ugrave; ne le retenait aucune attache nationale; il finit par
+atteindre &agrave; la coquetterie la plus s&eacute;millante, au plus charmant entrain
+de concert. Ses imitateurs nous ont submerg&eacute;s de morceaux de musique
+intitul&eacute;s <i>Polonaises</i>, qui n'avaient plus aucun caract&egrave;re justifiant ce
+nom.</p>
+
+<p>Un homme de g&eacute;nie lui rendit subitement son vigoureux &eacute;clat. Weber fit
+de la <i>Polonaise</i> un dithyrambe, o&ugrave; se retrouv&egrave;rent soudain toutes les
+magnificences &eacute;vanouies avec leur &eacute;blouissant d&eacute;ploiement. Pour
+r&eacute;verb&eacute;rer le pass&eacute; dans une formule dont le sens &eacute;tait si alt&eacute;r&eacute;, il
+r&eacute;unit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point &agrave; rappeler
+ce que devait &ecirc;tre l'antique musique, il transporta dans la musique
+tout ce qu'&eacute;tait l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de
+la m&eacute;lodie comme d'un r&eacute;cit, la colora par la modulation avec une
+profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait
+imp&eacute;rieusement. Il fit circuler dans la <i>Polonaise</i> la vie, la chaleur,
+la passion sans s'&eacute;carter de l'allure hautaine, de la dignit&eacute;
+c&eacute;r&eacute;monieusement magistrale, de la majest&eacute; naturelle et appr&ecirc;t&eacute;e &agrave; la
+fois qui lui sont inh&eacute;rentes. Les cadences y furent marqu&eacute;es par des
+accords qu'on dirait le bruit des sabres, remu&eacute;s dans leurs fourreaux.
+Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de ti&egrave;des pourparlers
+d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme
+celles des poitrines habitu&eacute;es &agrave; commander, auxquelles r&eacute;pond le
+hennissement &eacute;loign&eacute; et fougueux de ces chevaux du d&eacute;sert de si noble et
+&eacute;l&eacute;gante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur &#339;il doux,
+intelligent et plein de feu, portant avec tant de gr&acirc;ce les longs
+capara&ccedil;ons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les
+grands seigneurs polonais<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>. Weber connaissait-il la Pologne
+d'autrefois?... Avait-il &eacute;voqu&eacute; un tableau d&eacute;j&agrave; contempl&eacute; pour en
+d&eacute;terminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le g&eacute;nie n'a-t-il
+pas ses intuitions et la po&eacute;sie manque-t-elle jamais de lui r&eacute;v&eacute;ler ce
+qui appartient &agrave; son domaine?...</p>
+
+<p>Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait &agrave; un
+sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de po&eacute;sie.
+Elle s'en emparait d'une fa&ccedil;on si absolue qu'il &eacute;tait difficile de
+l'aborder apr&egrave;s, avec l'espoir d'atteindre aux m&ecirc;mes effets.
+Pourtant,&mdash;quoi d'&eacute;tonnant?&mdash;Chopin le surpassa dans cette inspiration
+autant par le nombre et la vari&eacute;t&eacute; de ses &eacute;crits en ce genre, que par sa
+touche plus &eacute;mouvante et ses nouveaux proc&eacute;d&eacute;s d'harmonie. Ses
+<i>Polonaises</i> en <i>la</i> et en <i>la-b&eacute;mol majeur</i> se rapprochent surtout de
+celle de Weber en <i>mi majeur</i> par la nature de leur &eacute;lan et de leur
+aspect. Dans d'autres, il a quitt&eacute; cette large mani&egrave;re, il a trait&eacute; ce
+th&egrave;me diff&eacute;remment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement
+est chose &eacute;pineuse en pareille mati&egrave;re. Comment restreindre les droits
+du po&egrave;te sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point
+permis d'&ecirc;tre sombre et oppress&eacute; au milieu des all&eacute;gresses m&ecirc;mes, de
+chanter la douleur apr&egrave;s avoir chant&eacute; la gloire, de s'apitoyer avec les
+vaincus en deuil apr&egrave;s avoir r&eacute;p&eacute;t&eacute; les accents de la prosp&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>Sans contredit, ce n'est pas une des moindres sup&eacute;riorit&eacute;s de Chopin
+d'avoir cons&eacute;cutivement embrass&eacute; tous les jours sous lesquels pouvait se
+pr&eacute;senter ce th&egrave;me, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a
+d'&eacute;tincelant, comme tout ce qu'on peut lui pr&ecirc;ter de path&eacute;tique. Les
+phases que ses propres sentiments subissaient ont contribu&eacute; &agrave; lui offrir
+cette multiplicit&eacute; de points de vue. L'on peut suivre leurs
+transformations, leur endolorissement fr&eacute;quent, dans la s&eacute;rie de ces
+productions sp&eacute;ciales, non sans admirer la f&eacute;condit&eacute; de sa verve, m&ecirc;me
+alors qu'elle n'est plus port&eacute;e et soutenue par les c&ocirc;t&eacute;s avantageux de
+son inspiration. Il ne s'est pas toujours arr&ecirc;t&eacute; &agrave; l'ensemble des
+tableaux que lui pr&eacute;sentaient son imagination et ses souvenirs; plus
+d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui
+s'&eacute;coulait devant lui, il s'est &eacute;pris de quelque figure isol&eacute;e, il a &eacute;t&eacute;
+arr&ecirc;t&eacute; par la magie de son regard, il s'est complu &agrave; en deviner les
+myst&eacute;rieuses r&eacute;v&eacute;lations et n'a plus chant&eacute; que pour elle seule.</p>
+
+<p>On doit ranger parmi ses plus &eacute;nergiques conceptions la <i>Grande
+Polonaise</i> en <i>fa-di&egrave;se mineur</i>. Il y a intercal&eacute; une <i>Mazoure</i>,
+innovation qui eut pu devenir un ing&eacute;nieux caprice de bal s'il n'avait
+comme &eacute;pouvant&eacute; la mode frivole, en l'employant avec une si sombre
+bizarrerie dans une fantastique &eacute;vocation. On dirait aux premiers rayons
+d'une aube d'hiver, terne et grise, le r&eacute;cit d'un r&ecirc;ve fait apr&egrave;s une
+nuit d'insomnie, r&ecirc;ve po&egrave;me, o&ugrave; les impressions et les objets se
+succ&egrave;dent avec d'&eacute;tranges incoh&eacute;rences et d'&eacute;tranges transitions, comme
+ceux dont Byron dit:</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;">&raquo;....Dreams in their development have breath,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">And tears, and tortures, and the touch of joy;</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">They have a weight upon our waking thoughts,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">.............................................</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">And look like heralds of Eternity.&laquo;</span><br />
+<br />
+<span style="margin-left: 8em;">(A Dream.)</span><br />
+</p>
+
+<p>Le motif principal est v&eacute;h&eacute;ment, d'un air sinistre, comme l'heure qui
+pr&eacute;c&egrave;de l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exasp&eacute;r&eacute;es,
+un d&eacute;fi jet&eacute; &agrave; tous les &eacute;l&eacute;ments. Incontinent, le retour prolong&eacute; d'une
+tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups
+de canon r&eacute;p&eacute;t&eacute;s, comme une bataille vivement engag&eacute;e au loin. &Agrave; la
+suite de cette note se d&eacute;roulent, mesure par mesure, des accords
+&eacute;tranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands
+auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement
+interrompu par une sc&egrave;ne champ&ecirc;tre, par une <i>Mazoure</i> d'un style
+idyllique qu'on dirait r&eacute;pandre les senteurs de la menthe et de la
+marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et
+malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son
+ironique et amer contraste les &eacute;motions p&eacute;nibles de l'auditeur, au point
+qu'il se sent presque soulag&eacute; lorsque la premi&egrave;re phrase revient et
+qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale,
+d&eacute;livr&eacute;e du moins de l'importune opposition d'un bonheur na&iuml;f et
+inglorieux! Comme un r&ecirc;ve, cette improvisation se termine sans autre
+conclusion qu'un morne fr&eacute;missement, qui laisse l'&acirc;me sous l'empire
+d'une d&eacute;solation poignante.</p>
+
+<p>Dans la <i>Polonaise-Fantaisie</i>, qui appartient d&eacute;j&agrave; &agrave; la derni&egrave;re p&eacute;riode
+des &#339;uvres de Chopin, &agrave; celles qui sont surplomb&eacute;es d'une anxi&eacute;t&eacute;
+fi&eacute;vreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On
+n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumi&egrave;re de la victoire,
+les chants que n'&eacute;touffe aucune pr&eacute;vision de d&eacute;faite, les paroles que
+rel&egrave;ve l'audace qui sied &agrave; des vainqueurs. Une tristesse &eacute;l&eacute;giaque y
+pr&eacute;domine, entrecoup&eacute;e par des mouvements effar&eacute;s, de m&eacute;lancoliques
+sourires, des soubresauts inopin&eacute;s, des repos pleins de tressaillements,
+comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cern&eacute;s de toutes parts,
+qui ne voient poindre aucune esp&eacute;rance sur le vaste horizon, auxquels le
+d&eacute;sespoir est mont&eacute; au cerveau comme une large gorg&eacute;e de ce vin de
+Chypre qui donne une rapidit&eacute; plus instinctive &agrave; tous les gestes, une
+pointe plus ac&eacute;r&eacute;e &agrave; tous les mots, une &eacute;tincelle plus br&ucirc;lante &agrave;
+toutes les &eacute;motions, faisant arriver l'esprit &agrave; un diapason
+d'irritabilit&eacute; voisine du d&eacute;lire.</p>
+
+<p>Peintures peu favorables &agrave; l'art, comme celles de tous les moments
+extr&ecirc;mes, de toutes les agonies, des r&acirc;les et des contractions o&ugrave; les
+muscles perdent tout ressort et o&ugrave; les nerfs, en cessant d'&ecirc;tre les
+organes de la volont&eacute;, r&eacute;duisent l'homme &agrave; ne plus devenir que la proie
+passive de la douleur! Aspects d&eacute;plorables, que l'artiste n'a avantage
+d'admettre dans son domaine qu'avec une extr&ecirc;me circonspection!</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#toc">III.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/003.png" alt="L" /></span>es <i>Mazoures</i> de Chopin diff&egrave;rent notablement d'avec ses <i>Polonaises</i>
+en ce qui concerne l'expression. Le caract&egrave;re en est tout &agrave; fait
+dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances d&eacute;licates,
+tendres, p&acirc;les et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux.
+&Agrave; l'impulsion une et concordante de tout un peuple succ&egrave;dent des
+impressions purement individuelles, constamment diff&eacute;renci&eacute;es. L'&eacute;l&eacute;ment
+f&eacute;minin et eff&eacute;min&eacute; au lieu d'&ecirc;tre recul&eacute; dans une p&eacute;nombre quelque peu
+myst&eacute;rieuse, s'y fait jour en premi&egrave;re ligne. Il acquiert m&ecirc;me sur le
+premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour
+lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.</p>
+
+<p>Les temps ne sont plus o&ugrave;, pour dire qu'une femme &eacute;tait charmante, on
+l'appelait <i>reconnaissante (wdzi&#281;czna)</i>; o&ugrave; le mot de charme lui-m&ecirc;me
+d&eacute;rivait de celui de <i>gratitude (wdzi&#281;ki)</i>. La femme n'appara&icirc;t plus en
+prot&eacute;g&eacute;e, mais en reine; elle ne semble plus &ecirc;tre la meilleure partie de
+la vie, elle fait la vie enti&egrave;re. L'homme est bouillant, fier,
+pr&eacute;somptueux, mais livr&eacute; au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne
+cesse jamais d'&ecirc;tre vein&eacute; de m&eacute;lancolie, car son existence n'est plus
+appuy&eacute;e sur le sol in&eacute;branlable de la s&eacute;curit&eacute;, de la force, de la
+tranquillit&eacute;. La patrie n'est plus!... Dor&eacute;navant toutes les destin&eacute;es
+ne sont que les d&eacute;bris flottants d'un immense naufrage. Les bras de
+l'homme ressemblent &agrave; un radeau portant sur leur faible charpente, une
+famille &eacute;plor&eacute;e. Ce radeau est lanc&eacute; en pleine mer, mer houleuse, aux
+vagues mena&ccedil;antes pr&ecirc;tes &agrave; l'engloutir. Pourtant un port est toujours
+ouvert, un port est toujours l&agrave;! Mais, ce port, c'est l'ab&icirc;me de la
+honte; ce port, c'est le refuge glacial que pr&eacute;sente l'ignominie! Maint
+c&#339;ur d'homme, lass&eacute; et &eacute;puis&eacute;, a peut-&ecirc;tre song&eacute; &agrave; y trouver le repos
+d&eacute;sir&eacute; par son &acirc;me fatigu&eacute;e. Vainement! &Agrave; peine son regard s'y est-il
+arr&ecirc;t&eacute; que sa m&egrave;re, sa femme, sa s&#339;ur, sa fille, l'amie de sa jeunesse,
+la fianc&eacute;e de son fils, la fille de sa fille, l'a&iuml;eule aux cheveux
+blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jet&eacute; des cris d'alarme,
+demandant &agrave; ne pas approcher du port d'infamie, &agrave; &ecirc;tre rejet&eacute;es en haute
+mer, sauf &agrave; y p&eacute;rir, &agrave; y &ecirc;tre englouties durant une nuit noire, sans une
+&eacute;toile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres
+comme l'&Eacute;r&egrave;be, r&eacute;p&eacute;tant au fond d'une &acirc;me emparadis&eacute;e dans la mort par
+la double foi de la religion et de la patrie: <i>Jeszcze Polska nie
+zgin&#281;ta!...</i></p>
+
+<p>En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu o&ugrave; le sort de toute une
+vie se d&eacute;cide, o&ugrave; les c&#339;urs se p&egrave;sent, o&ugrave; les &eacute;ternels d&eacute;vouements se
+promettent, o&ugrave; la patrie recrute ses martyrs et ses h&eacute;ro&iuml;nes. En ces
+contr&eacute;es, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une
+po&eacute;sie nationale, destin&eacute;e, comme toutes les po&eacute;sies des peuples
+vaincus, &agrave; transmettre le br&ucirc;lant faisceau des sentiments patriotiques,
+sous le voile transparent d'une m&eacute;lodie populaire. Aussi, n'y a-t-il
+rien de surprenant &agrave; ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs
+notes et dans les strophes qui y sont attach&eacute;es, les deux tons dominants
+dans le c&#339;ur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la m&eacute;lancolie
+du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un
+h&eacute;ros. <i>La Polonaise de Kosziuszko</i> est moins historiquement c&eacute;l&egrave;bre que
+la <i>Mazoure de Dombrowski</i>, devenue chant national &agrave; cause de ses
+paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans &agrave;
+cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle
+avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang,
+un nouveau d&eacute;luge de larmes, une nouvelle pers&eacute;cution diocl&eacute;tienne, un
+nouveau repeuplement de la Sib&eacute;rie, pour &eacute;touffer jusqu'au dernier &eacute;cho
+de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.</p>
+
+<p>Depuis cette derni&egrave;re catastrophe, la plus lourde de toutes &agrave; ce
+qu'assurent les contemporains, sans &ecirc;tre &eacute;crasante n&eacute;anmoins &agrave; ce
+qu'affirment tous les c&#339;urs, &agrave; ce que murmurent toutes les voix, la
+Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de <i>Polonaises</i>
+nationales, plus de <i>Mazoures</i> populaires. Pour parler d'elles, il faut
+remonter au-del&agrave; de cette &eacute;poque, alors que musique et paroles
+reproduisaient &eacute;galement cette opposition, d'un h&eacute;ro&iuml;que et attrayant
+effet, entre le plaisir de l'amour et la m&eacute;lancolie du danger, dont na&icirc;t
+le besoin de <i>r&eacute;jouir la mis&egrave;re, (cieszyc bide)</i>, qui fait rechercher un
+&eacute;tourdissement enchanteur dans les gr&acirc;ces de la danse et ses furtives
+fictions. Les vers qu'on chante sur ses m&eacute;lodies, leur donnent en outre
+le privil&egrave;ge de se lier plus intimement que d'autres airs de danse &agrave; la
+vie des souvenirs. Des voix fra&icirc;ches et sonores les ont bien des fois
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;es dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs.
+Elles ont &eacute;t&eacute; fredonn&eacute;es en voyage, dans les bois, sur une barque, &agrave; ces
+instants o&ugrave; l'&eacute;motion surprend inopin&eacute;ment, lorsqu'une rencontre, un
+tableau, un mot inesp&eacute;r&eacute;, viennent illuminer d'un &eacute;clat imp&eacute;rissable
+pour le c&#339;ur, des heures destin&eacute;es &agrave; scintiller dans la m&eacute;moire &agrave;
+travers les ann&eacute;es les plus &eacute;loign&eacute;es et les plus sombres r&eacute;gions de
+l'avenir.</p>
+
+<p>Chopin s'est empar&eacute; de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y
+ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en
+mille facettes, il a d&eacute;couvert tous les feux cach&eacute;s dans ces diamants;
+en r&eacute;unissant jusqu'&agrave; leur poussi&egrave;re, il les a mont&eacute;s en ruisselants
+&eacute;crins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, o&ugrave; il
+y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'&eacute;lans
+spontan&eacute;s, de bondissants enthousiasmes, de pri&egrave;res muettes, ses
+souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aid&eacute; &agrave; cr&eacute;er des po&egrave;mes, &agrave;
+fixer des sc&egrave;nes, &agrave; d&eacute;crire des &eacute;pisodes, &agrave; d&eacute;rouler des tristesses, qui
+lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donn&eacute; naissance,
+d'appartenir d&eacute;sormais &agrave; ces types id&eacute;alis&eacute;s que l'art consacre dans son
+royaume de son lustre resplendissant?</p>
+
+<p>Pour comprendre combien ce cadre &eacute;tait appropri&eacute; aux teintes de
+sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche iris&eacute;e, il faut
+avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que l&agrave; qu'on peut saisir
+ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis
+que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau
+confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe
+d'armes au fleuret o&ugrave; l'on s'attaque et se pare avec une &eacute;gale
+indiff&eacute;rence, o&ugrave; l'on &eacute;tale des gr&acirc;ces nonchalantes auxquelles ne
+r&eacute;pondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacit&eacute; de la
+polka devient ais&eacute;ment &eacute;quivoque; que les menuets, les fandangos, les
+tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caract&egrave;res qui
+n'int&eacute;ressent que les ex&eacute;cutants, dans lesquels l'homme n'a pour t&acirc;che
+que de faire valoir la femme, le public d'autre r&ocirc;le que de suivre assez
+maussadement des coquetteries dont la pantomime oblig&eacute;e n'est point &agrave;
+son adresse,&mdash;dans la mazoure, le r&ocirc;le de l'homme ne le c&egrave;de ni en
+importance, ni en gr&acirc;ce &agrave; celui de sa danseuse et le public est aussi de
+la partie.</p>
+
+<p>Les longs intervalles qui s&eacute;parent l'apparition successive des paires
+&eacute;tant r&eacute;serv&eacute;s aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de para&icirc;tre
+arrive, la sc&egrave;ne ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est
+devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la
+pr&eacute;f&eacute;rence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est &agrave; lui
+donc qu'elle cherche &agrave; plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient,
+rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des
+coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter
+formellement en s'&eacute;lan&ccedil;ant vers lui et se reposant sur son bras,
+mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances
+que savent lui donner la bienveillance et l'adresse f&eacute;minines, depuis
+l'&eacute;lan passionn&eacute; jusqu'&agrave; l'abandon le plus distrait.</p>
+
+<p>Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une
+grande cha&icirc;ne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la
+courte rotation &eacute;blouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque
+femme est une fleur, seule de son esp&egrave;ce, et dont, semblable &agrave; un noir
+feuillage, le costume uniforme des hommes rel&egrave;ve les couleurs vari&eacute;es.
+Toutes les paires, ensuite, s'&eacute;lancent les unes apr&egrave;s les autres en
+suivant la premi&egrave;re, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante
+animation et une jalouse rivalit&eacute;, d&eacute;filant devant les spectateurs comme
+une revue, dont l'&eacute;num&eacute;ration ne le c&eacute;derait gu&egrave;re en int&eacute;r&ecirc;t &agrave; celles
+qu'Hom&egrave;re et le Tasse font des arm&eacute;es pr&ecirc;tes &agrave; se ranger en front de
+bataille! Au bout d'une heure ou deux le m&ecirc;me cercle se reforme pour
+terminer la danse dans une ronde d'une rapidit&eacute; &eacute;tourdissante, durant
+laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente <i>entre soi</i>, le plus
+&eacute;mu et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la
+m&eacute;lodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent
+aussit&ocirc;t en ch&#339;ur, pour en r&eacute;p&eacute;ter le refrain amoureux et patriotique &agrave;
+la fois. Les jours o&ugrave; l'amusement et le plaisir r&eacute;pandent parmi tous une
+gaiet&eacute; exalt&eacute;e, qui p&eacute;tille comme un feu de sarment dans les
+organisations si facilement impressionnables, la promenade g&eacute;n&eacute;rale est
+encore reprise, son pas acc&eacute;l&eacute;r&eacute; ne permet gu&egrave;re de soup&ccedil;onner la
+moindre lassitude chez les femmes de l&agrave;-bas, cr&eacute;atures aussi d&eacute;licates
+et endurantes que si leurs membres poss&eacute;daient les ob&eacute;issantes et
+infatigables souplesses de l'acier.</p>
+
+<p>Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne,
+quand la mazoure une fois commenc&eacute;e, la ronde g&eacute;n&eacute;rale et le grand
+d&eacute;fil&eacute; termin&eacute;s, l'attention de la salle enti&egrave;re, loin d'&ecirc;tre offusqu&eacute;e
+par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme
+dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'&eacute;gale
+beaut&eacute;, se lan&ccedil;ant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les
+tours de la salle de bal! Avan&ccedil;ant d'abord avec une sorte d'h&eacute;sitation
+timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol;
+glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la
+glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son &eacute;lan tout d'un
+coup, port&eacute;e sur les ailes d'un pas de basque allong&eacute;. Alors ses
+paupi&egrave;res se l&egrave;vent et, telle qu'une divinit&eacute; chasseresse, le front
+haut, le sein gonfl&eacute;, les bonds &eacute;lastiques, elle fend l'air comme la
+barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite
+son gliss&eacute; coquet, consid&egrave;re les spectateurs, envoie quelques sourires,
+quelques paroles aux plus favoris&eacute;s, tend ses beaux bras au cavalier qui
+vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter
+avec une rapidit&eacute; prestigieuse d'un bout &agrave; l'autre de la salle. Elle
+glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son
+regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'&agrave; ce qu'&eacute;puis&eacute;e,
+haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son
+danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enl&egrave;ve un instant en
+l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivr&eacute;.</p>
+
+<p>En revanche, l'homme accept&eacute; par une femme s'en empare comme d'une
+conqu&ecirc;te dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer &agrave; ses rivaux, avant
+de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante &eacute;treinte &agrave;
+travers laquelle on aper&ccedil;oit encore l'expression narguante du vainqueur,
+la vanit&eacute; rougissante de celle dont la beaut&eacute; fait la gloire de son
+triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un d&eacute;fi, quitte
+un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur
+lui-m&ecirc;me comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu
+apr&egrave;s avec un empressement passionn&eacute;! Les figures les plus multiples
+viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend
+mainte Atalante plus belle que ne les r&ecirc;vait Ovide. Quelquefois deux
+paires partent en m&ecirc;me temps, peu apr&egrave;s les hommes changent de danseuse;
+un troisi&egrave;me survient en frappant des mains et enl&egrave;ve l'une d'elles &agrave;
+son partner, comme &eacute;perd&ucirc;ment et irr&eacute;sistiblement &eacute;pris de sa beaut&eacute;, de
+son charme, de sa gr&acirc;ce incomparable. Quand c'est une des reines de la
+f&ecirc;te qui est ainsi r&eacute;clam&eacute;e, les plus brillants jeunes hommes se
+succ&egrave;dent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donn&eacute; la main.</p>
+
+<p>Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inn&eacute;, la science magique de
+cette danse; les moins heureusement dou&eacute;es savent y trouver des attraits
+improvis&eacute;s. La timidit&eacute; et la modestie y deviennent des avantages, aussi
+bien que la majest&eacute; de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les
+plus envi&eacute;es. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la
+danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant
+pas abstraction du public, mais s'adressant &agrave; lui tout au contraire, il
+r&egrave;gne dans son sens m&ecirc;me un m&eacute;lange de tendresse intime et de vanit&eacute;
+mutuelle aussi plein de d&eacute;cence que d'entra&icirc;nement.</p>
+
+<p>D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable,
+sit&ocirc;t qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspir&eacute; des passions
+inextinguibles, les plus belles ont fascin&eacute; des existences enti&egrave;res avec
+les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhal&eacute; par
+des l&egrave;vres qui savaient se plier &agrave; l'imploration apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute;
+scell&eacute;es par un silence hautain. L&agrave;, o&ugrave; de pareilles femmes r&egrave;gnent, que
+de fi&eacute;vreuses paroles, que d'esp&eacute;rances ind&eacute;finies, que de charmantes
+ivresses, que d'illusions, que de d&eacute;sespoirs, n'ont pas d&ucirc; se succ&eacute;der
+durant les cadences de ces <i>Mazoures</i>, dont plus d'une vibre dans le
+souvenir de chacune d'elles comme l'&eacute;cho de quelque passion &eacute;vanouie, de
+quelque sentimentale d&eacute;claration? Quelle est la Polonaise qui dans sa
+vie n'ait termin&eacute; une mazoure, les joues plus br&ucirc;lantes d'&eacute;motion que de
+fatigue?</p>
+
+<p>Que de liens inattendus form&eacute;s dans ces longs t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te au milieu de
+la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom
+guerrier, quelque souvenir historique, attach&eacute; aux paroles et incarn&eacute;
+pour toujours dans la m&eacute;lodie? Que de promesses s'y sont &eacute;chang&eacute;es dont
+le dernier mot, prenant le ciel &agrave; t&eacute;moin, ne fut jamais oubli&eacute; par le
+c&#339;ur qui attendit fid&egrave;lement le ciel pour retrouver l&agrave;-haut un bonheur
+que le sort avait ajourn&eacute; ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont
+&eacute;chang&eacute;s, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si
+le m&ecirc;me sang avait coul&eacute; dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour
+aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en
+pers&eacute;cuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase
+s'y sont donn&eacute; rendez-vous &agrave; si longue &eacute;ch&eacute;ance, que l'automne de la vie
+pouvait succ&eacute;der &agrave; son printemps, tous deux croyant plut&ocirc;t &agrave; leur
+fid&eacute;lit&eacute; &agrave; travers tous les remous de l'existence qu'&agrave; la possibilit&eacute;
+d'un bonheur priv&eacute; de la sanction paternelle! Que de tristes affections,
+secr&egrave;tement nourries en ceux que s&eacute;paraient les infranchissables
+distances de la richesse et du rang, n'ont pu se r&eacute;v&eacute;ler que dans ces
+instants uniques o&ugrave; le monde admire la beaut&eacute; plus que la richesse, la
+bonne mine plus que le rang! Que de destin&eacute;es d&eacute;sunies par la naissance
+et les griefs d'une autre g&eacute;n&eacute;ration, ne se sont jamais rapproch&eacute;es que
+dans ces rencontres p&eacute;riodiques, &eacute;tincelantes de triomphes et de joies
+cach&eacute;es, dont le p&acirc;le et lointain reflet devait &eacute;clairer &agrave; lui seul une
+longue s&eacute;rie d'ann&eacute;es t&eacute;n&eacute;breuses; car, le po&egrave;te l'a dit: <i>l'absence est
+un monde sans soleil!</i></p>
+
+<p>Que de courtes amours s'y sont nou&eacute;es et d&eacute;nou&eacute;es le m&ecirc;me soir entre
+ceux qui, ne s'&eacute;tant jamais vus et ne devant plus se revoir,
+pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entam&eacute;s avec
+insouciance durant les longs repos et les figures enchev&ecirc;tr&eacute;es de la
+mazoure, prolong&eacute;s avec ironie, interrompus avec &eacute;motion, repris avec
+ces sous-entendus o&ugrave; excellent la d&eacute;licatesse et la finesse slaves, ont
+abouti &agrave; de profonds attachements! Que de confidences y ont &eacute;t&eacute;
+&eacute;parpill&eacute;es dans les plis d&eacute;roul&eacute;s de cette franchise qui se jette
+d'inconnu &agrave; inconnu, lorsqu'on est d&eacute;livr&eacute; de la tyrannie des
+m&eacute;nagements oblig&eacute;s! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes,
+que de v&#339;ux, que de d&eacute;sirs, que de vagues espoirs y furent n&eacute;gligemment
+livr&eacute;s au vent, comme le mouchoir de la danseuse jet&eacute; au souffle du
+hasard... et qui n'ont point &eacute;t&eacute; relev&eacute;s par les maladroits!...</p>
+
+<p>Chopin a d&eacute;gag&eacute; l'<i>inconnu</i> de po&eacute;sie, qui n'&eacute;tait qu'indiqu&eacute; dans les
+th&egrave;mes originaux des <i>Mazoures</i> vraiment nationales. Conservant leur
+rhythme, il en a ennobli la m&eacute;lodie, agrandi les proportions; il y a
+intercal&eacute; des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets
+auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait
+&agrave; nous entendre appeller des <i>tableaux de chevalet</i>, les innombrables
+&eacute;motions d'ordres si divers qui agitent les c&#339;urs pendant que durent, et
+la danse, et ces longs intervalles surtout, o&ugrave; le cavalier a de droit
+une place &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa dame dont il ne se s&eacute;pare point.</p>
+
+<p>Coquetteries, vanit&eacute;s, fantaisies, inclinations, &eacute;l&eacute;gies, passions et
+&eacute;bauches de sentiments, conqu&ecirc;tes dont peuvent d&eacute;pendre le salut ou la
+gr&acirc;ce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malais&eacute; de se
+faire une id&eacute;e compl&egrave;te des infines degr&eacute;s sur lesquels l'&eacute;motion
+s'arr&ecirc;te ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou
+moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays o&ugrave; la
+mazoure se danse avec le m&ecirc;me entra&icirc;nement, le m&ecirc;me abandon, le m&ecirc;me
+int&eacute;r&ecirc;t &agrave; la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux
+chaumi&egrave;res; dans ces pays o&ugrave; les qualit&eacute;s et les d&eacute;fauts propres &agrave; la
+nation sont si singuli&egrave;rement r&eacute;partis que, se retrouvant dans leur
+essence &agrave; peu pr&egrave;s les m&ecirc;mes chez tous, leur m&eacute;lange varie et se
+diff&eacute;rencie dans chacun d'une mani&egrave;re inopin&eacute;e, souvent m&eacute;connaissable!
+Il en r&eacute;sulte une excessive diversit&eacute; dans les caract&egrave;res
+capricieusement amalgam&eacute;s, ce qui ajoute &agrave; la curiosit&eacute; un aiguillon
+qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante
+investigation et pr&ecirc;te de la signification aux moindres incidents.</p>
+
+<p>Ici, rien d'indiff&eacute;rent, rien d'inaper&ccedil;u et rien de banal. Les
+contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilit&eacute; constante
+dans leurs impressions, d'un esprit fin, per&ccedil;ant, toujours en &eacute;veil;
+d'une sensibilit&eacute; qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant
+jeter des jours inattendus sur les c&#339;urs comme des lueurs d'incendie
+dans l'obscurit&eacute;. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots
+d'une forteresse, les interrogatoires perfides et sem&eacute;s de pi&egrave;ges d'un
+juge abhorr&eacute; quoique v&eacute;nal, les steppes blancs de la Sib&eacute;rie, silencieux
+et d&eacute;serts, s'&eacute;tendent devant les regards &eacute;pouvant&eacute;s et les c&#339;urs
+fr&eacute;missants, comme les tableaux d'une tapisserie a&eacute;rienne sur les murs
+de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonn&eacute;es
+pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut
+cir&eacute; la veille, dont les belles jeunes filles sont par&eacute;es de simple
+mousseline blanche et rose, jusqu'&agrave; celle dont les &eacute;blouissantes
+murailles sont d'un stuc sulphur&eacute;en, les parquets d'acajou et d'&eacute;b&egrave;ne,
+les lustres &eacute;tincelants de mille bougies!</p>
+
+<p>Ici, un rien peut rapprocher &eacute;troitement ceux qui la veille &eacute;taient
+&eacute;trangers, tout comme l'&eacute;preuve d'une minute ou d'un mot y s&eacute;pare des
+c&#339;urs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forc&eacute;es et
+d'incurables d&eacute;fiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme
+spirituelle: &laquo;on y joue souvent la com&eacute;die, pour &eacute;viter la trag&eacute;die&raquo;, on
+aime &agrave; y faire entendre ce qu'on tient &agrave; n'avoir pas prononc&eacute;. Les
+g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;s servent &agrave; ac&eacute;rer l'interrogation, en la dissimulant; elles
+font &eacute;couter les plus &eacute;vasives r&eacute;ponses, comme on &eacute;couterait le son
+rendu par un objet pour en reconna&icirc;tre le m&eacute;tal. Tous ces c&#339;urs si s&ucirc;rs
+d'eux-m&ecirc;mes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre &agrave;
+l'&eacute;preuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle
+qu'il fait dame de ses pens&eacute;es pendant une soir&eacute;e ou deux, communaut&eacute;
+d'amour pour la patrie, communaut&eacute; d'horreur pour le vainqueur. Chaque
+femme, avant d'accorder ses pr&eacute;f&eacute;rences d'un soir &agrave; qui la regarde avec
+une ardeur si tendre et une douceur si passion&eacute;e, veut savoir s'il est
+homme &agrave; braver la confiscation, l'exil forc&eacute; ou l'exil volontaire, (non
+moins amer souvent), la caserne du soldat &agrave; perp&eacute;tuit&eacute; sur les rives de
+la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!...</p>
+
+<p>Quand l'homme sait ha&iuml;r et que la femme se contente de d&eacute;nigrer
+l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont &eacute;chang&eacute;
+l'anneau des fian&ccedil;ailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se
+demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la
+P<sup>sse</sup> Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de
+ployer les genoux devant le czar<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>, et que l'homme se demande s'il
+n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J.,
+etc., qui v&eacute;curent &agrave; St. P&eacute;tersbourg combl&eacute;s d'honneurs, tous en
+&eacute;levant leurs enfants dans l'attente du jour o&ugrave; ils tireront l'&eacute;p&eacute;e
+contre les ma&icirc;tres de la veille, la femme saisit le c&#339;ur de l'homme en
+ses paroles br&ucirc;lantes, comme une m&egrave;re saisait la t&ecirc;te de son enfant en
+ses paumes fi&eacute;vreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voil&agrave; o&ugrave;
+est ton Dieu!... Elle a des sanglots &eacute;touff&eacute;s dans la voix, des larmes
+pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande &agrave; la
+fois, elle met son sourire &agrave; prix; et ce prix, c'est l'h&eacute;ro&iuml;sme! Si elle
+d&eacute;tourne la t&ecirc;te, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de
+l'opprobre; si elle lui rend l'&eacute;clat solaire de son beau visage, elle
+semble le tirer du n&eacute;ant!</p>
+
+<p>Or, &agrave; chaque mazoure qui se danse l&agrave;-bas, il y a un homme dont le
+regard, la parole, l'&eacute;treinte angoiss&eacute;e, ont riv&eacute; pour jamais &agrave; l'autel
+sacr&eacute; de la patrie le c&#339;ur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement
+et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux
+moites, la main effil&eacute;e, le souffle parfum&eacute; murmurant des mots magiques,
+ont &agrave; jamais enr&ocirc;l&eacute; un c&#339;ur d'homme dans ces milices sacr&eacute;es o&ugrave; les
+cha&icirc;nes d'une femme font trouver l&eacute;g&egrave;res les cha&icirc;nes de la prison et de
+la <i>kibitka</i>. Cet homme et cette femme ne reverront peut-&ecirc;tre jamais
+leur partner; pourtant, l'un aura d&eacute;termin&eacute; le sort de l'autre en lui
+jetant dans l'&acirc;me ces cris que nul n'entendait, mais qui, &agrave; partir de ce
+jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui
+r&eacute;p&eacute;tant: <i>Patrie, Honneur, Libert&eacute;!</i> Libert&eacute;, libert&eacute; surtout! Haine de
+l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la
+<i>vilt&agrave;</i>. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plut&ocirc;t que de ne
+pas garder une &acirc;me libre en une personne libre! Plut&ocirc;t que de d&eacute;pendre,
+comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du
+sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et d&eacute;gradante ou de la
+col&egrave;re meurtri&egrave;re et fantasque de l'autocrate!</p>
+
+<p>Toutefois, mourir c'&eacute;tait trop! Par cons&eacute;quent ce n'&eacute;tait pas assez.
+Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre,
+en refusant l'air libre de leurs pr&eacute;rogatives inn&eacute;es, les franchises de
+leur antique patriciat dans la grande cit&eacute; chr&eacute;tienne; lorsqu'ils
+refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurp&eacute; sa place et
+s'y targuait de ses privil&egrave;ges. C'&eacute;tait l&agrave; vraiment un destin pire que
+la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en
+rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en
+eut qui ont pactis&eacute; avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le
+fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni
+pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits &agrave; tout pacte,
+m&ecirc;me &agrave; ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades
+et de toutes les cours d'Europe, &agrave; la seule condition de ne jamais
+laisser entendre que &laquo;l'ours qui a mis des gants blancs&raquo; chez
+l'&eacute;tranger, se h&acirc;te de les jeter &agrave; la fronti&egrave;re et, loin de ses regards,
+redevient la b&ecirc;te inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la
+civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout
+faits, mais incapable de voir qu'elle &eacute;crase de sa masse informe les
+fleurs dont ce miel est tir&eacute;, qu'elle fait mourir sous ses grosses
+pattes les travailleuses ail&eacute;es sans lesquelles il n'existe pas.</p>
+
+<p>Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, h&eacute;ritier d'une civilisation
+huit fois s&eacute;culaire et d&eacute;daignant depuis cent ans de renoncer &agrave; ce
+qu'elle lui a mis au c&#339;ur d'&eacute;l&eacute;vation, de noblesse, de hautaine
+ind&eacute;pendance, pour accepter la fraternit&eacute; des puissants serviles; le
+Polonais appara&icirc;t en Europe comme un paria, un jacobin, un &ecirc;tre
+dangereux, dont il vaut mieux &eacute;viter le voisinage f&acirc;cheux. S'il voyage,
+lui, grand-seigneur par excellence, il devient un &eacute;pouvantail pour ses
+pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur
+de son pontife, un embarras pour son &Eacute;glise; lui, par essence homme de
+salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien &agrave;
+&eacute;carter poliment! N'est-ce point l&agrave; un calice d'amertume? N'est-ce point
+l&agrave; un sort plus dur &agrave; affronter qu'un combat glorieux, qui ne se
+prolonge pas durant toute une existence? N&eacute;anmoins, chaque jeune homme
+et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par
+hasard, ont &agrave; honneur de se prouver l'un &agrave; l'autre qu'ils sauront boire
+ce calice; qu'ils l'acceptent, &eacute;mus et joyeux, de la main qui pour lors
+le pr&eacute;sente avec un c&#339;ur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour,
+un mot plein de force et de gr&acirc;ce, un geste plein d'&eacute;l&eacute;gance fi&egrave;re et
+d&eacute;daigneuse.</p>
+
+<p>Mais, dans les bals on n'est pas toujours <i>entre soi</i>. Il faut souvent
+danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en &ecirc;tre
+pas incontinent an&eacute;antis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois
+les inviter; il faut &ecirc;tre pr&egrave;s d'elles, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec elles, humili&eacute;s
+par celles qu'on m&eacute;prise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs
+quand elles apparaissent aux f&ecirc;tes des vaincus! Les unes se montrent
+confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout
+l'&eacute;clat d'une faveur imp&eacute;riale, insolentes avec pr&eacute;m&eacute;ditation, cruelles
+avec inconscience, se croyant adul&eacute;es sans se sentir ha&iuml;es, imaginant
+tr&ocirc;ner et r&eacute;gner, sans apercevoir qu'elles sont raill&eacute;es et tourn&eacute;es en
+d&eacute;rision par ceux qui ont assez de sang au c&#339;ur, assez de feu dan le
+sang, assez de foi dans l'&acirc;me, assez d'espoir dans l'avenir, pour
+attendre des g&eacute;n&eacute;rations avant de livrer leur souvenir ex&eacute;cr&eacute; &agrave; la
+vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui
+savent &agrave; un cheveu pr&egrave;s le degr&eacute; d'&eacute;lasticit&eacute; permis au busc de leur
+corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement
+impertinentes encore par le d&eacute;plaisir de se voir entourn&eacute;s d'un essaim
+de cr&eacute;atures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la
+taille n'a jamais connu de corset!</p>
+
+<p>D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'&eacute;clat de leurs diamants
+aux yeux de celles &agrave; qui leurs maris ont vol&eacute; leurs revenus. Sottes et
+m&eacute;chantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui
+souillent le cr&ecirc;pe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une
+&eacute;pingle tomb&eacute;e de leur coiffure dans le c&#339;ur d'une m&egrave;re ou d'une s&#339;ur,
+qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant
+elle. Ce qui &eacute;tait odieux, elles le rendent risible, en essayant de
+singer les grands airs des grandes dames. &Agrave; observer la vulgarit&eacute; des
+formes mongoles, la disgr&acirc;ce des traits kalmouks, qui impriment encore
+leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs
+si&egrave;cles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes
+payennes de l'Asie, dont ils port&egrave;rent souvent le joug en gardant son
+empreinte barbare dans leur &acirc;me, comme dans leur langue! Encore au jour
+d'aujourd'hui le tr&eacute;sor de l'&Eacute;tat, comme qui dirait en Europe le
+minist&egrave;re des finances, y est appel&eacute; <i>la tente princi&egrave;re</i>: celle o&ugrave;
+jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! <i>Kaziennaia
+Pa&#322;ata</i>.</p>
+
+<p>Quand les femmes des vainqueurs sont en pr&eacute;sence des femmes de vaincus,
+elles font toutes pleuvoir le d&eacute;dain de leurs prunelles arrogantes. Ni
+les &laquo;dames chiffr&eacute;es&raquo;, celles qui portent un monogramme imp&eacute;rial sur
+l'&eacute;paule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'&ecirc;tre ainsi marqu&eacute;es
+comme les g&eacute;nisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien &agrave;
+l'atmosph&egrave;re o&ugrave; elles sont plong&eacute;es. Elles ne voient ni les flammes de
+l'h&eacute;ro&iuml;sme, pr&eacute;curseurs de la conflagration, monter en langues &eacute;troites
+et fr&eacute;missantes jusqu'aux plafonds dor&eacute;s et l&agrave;, former une vo&ucirc;te de
+sombres proph&eacute;ties sur leurs t&ecirc;tes lourdes et vides; ni les fleurs
+v&eacute;n&eacute;neuses d'une future po&eacute;sie sortir de terre sous leurs pas, accrocher
+&agrave; leurs falbalas leurs &eacute;pines immortelles, s'enrouler comme des aspics
+autour de leurs corsages, monter jusqu'&agrave; leur c&#339;ur pour y plonger leurs
+dards et retomber, surprises et b&eacute;antes, n'y trouvant aussi que le vide!</p>
+
+<p>Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs
+races sont diverses et leur langage diff&eacute;rent. Il est un vaincu,
+c'est-&agrave;-dire moins qu'un esclave; il est en d&eacute;faveur, c'est-&agrave;-dire
+au-dessous de la b&ecirc;te honor&eacute;e d'une attention souveraine. Mais pour les
+vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il
+dont le c&#339;ur n'ait jamais &eacute;t&eacute; carbonis&eacute; par le regard de l'une d'elles,
+noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait
+damn&eacute;... oui... cent fois damn&eacute;... mais non perdu aux yeux du czar!...
+Car devant la <i>faveur</i>, la bassesse de l'homme et la bassesse de la
+femme russes sont aussi &eacute;quivalentes que la livre de plomb et la livre
+de plume, ce qu'un proverbe constate &agrave; sa mani&egrave;re en disant: <i>mou&#380; i
+g&eacute;na, adna satana</i> &laquo;Mari et femme ne font qu'un diable&raquo;! Seulement, la
+livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile
+imperm&eacute;able, la livre de plume remue, voltige, se l&egrave;ve, retombe, se
+rel&egrave;ve et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un
+sac de gaze transparente.</p>
+
+<p>Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme
+chamarr&eacute; d'or, sem&eacute; de croix et de crachats, emm&eacute;daill&eacute; et enrubann&eacute;, il
+y a, par dessous, on ne sait quelle &eacute;tincelle d'&eacute;l&eacute;ment slave qui vit,
+s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible &agrave; la piti&eacute;, il est s&eacute;duit
+pur les larmes, il est touch&eacute; par les sourires. Gare pourtant &agrave; qui
+voudrait s'y fier, car &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui il y a tout un brasier d'&eacute;l&eacute;ment
+mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette &eacute;tincelle r&eacute;unie &agrave; ce
+brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de
+sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec
+l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames
+qui dans ces donn&eacute;es se sont jou&eacute;s entre des &ecirc;tres, dont l'un tend des
+filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion &agrave; la
+pens&eacute;e de s'&ecirc;tre pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et
+glouton &agrave; la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux
+parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient d&eacute;j&agrave; sur son
+c&#339;ur.</p>
+
+<p>Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux
+peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un &eacute;tant fou
+de la libert&eacute; qu'il aime plus que la vie, l'autre &eacute;tant vou&eacute; au servage
+officiel jusqu'&agrave; lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est
+incandescent, parce que la femme esp&egrave;re toujours inoculer &agrave; l'homme le
+ferment de la bont&eacute;, de la piti&eacute;, de l'honneur; l'homme esp&egrave;re toujours
+d&eacute;nationaliser la femme jusqu'&agrave; lui faire oublier la piti&eacute;, la bont&eacute;,
+l'honneur. &Agrave; ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se
+rencontre gu&egrave;re ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on &eacute;puise toutes
+ses ressources, ses stratag&egrave;mes, ses assauts, ses embuscades et ses
+silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces
+grandes batailles, dont le succ&egrave;s consiste &agrave; se changer en d'heureux
+pr&eacute;liminaires de paix entre deux bellig&eacute;rants amis, sur les bases de
+quelque haute ran&ccedil;on et de quelque souvenir &eacute;mu, qui scintille comme une
+&eacute;toile jamais voil&eacute;e dans le c&#339;ur de l'homme, laissant parfois aussi une
+reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a></p>
+
+<p>L&agrave;, o&ugrave; les neiges bor&eacute;ales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de
+Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arri&egrave;re-fond,
+l'arri&egrave;re-pens&eacute;e d'une conversation engag&eacute;e par une Polonaise qui
+effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui d&eacute;chire
+son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe ang&eacute;lique, on
+plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries
+par contre peuvent devenir des exigences d&eacute;guis&eacute;es. L&agrave;, c'est la
+d&eacute;gradation du rang et de la noblesse<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>, c'est le knout et la mort, qui
+attendent peut-&ecirc;tre celui qu'une s&#339;ur, une fianc&eacute;e, une amie, une
+compatriote inconnue, une femme dou&eacute;e du g&eacute;nie de la compassion et de la
+ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours
+de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'&eacute;bauchent; la lutte commence,
+le d&eacute;fi est jet&eacute;. Durant les longs <i>a parte</i> qu'elle autorise, ciel et
+terre sont remu&eacute;s sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut
+de lui avant le jour, (dont l'indiscr&eacute;tion ch&egrave;rement pay&eacute;e de quelque
+inf&eacute;rieur a r&eacute;v&eacute;l&eacute; l'approche), o&ugrave; une &eacute;criture fine, tremblante, humide
+de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un
+portefeuille tout gonfl&eacute;. Au second bal, quand la femme et l'homme se
+retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par &ecirc;tre vaincu. Elle
+n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle
+n'ait <i>rien</i> obtenu, qu'on ait <i>tout</i> refus&eacute; &agrave; un regard, &agrave; un sourire,
+&agrave; une larme, &agrave; la honte du m&eacute;pris.</p>
+
+<p>Mais, si fr&eacute;quents que soient les bals officiels, si souvent m&ecirc;me que
+l'on soit oblig&eacute; d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de
+jeunes officiers russes, amis de r&eacute;giment des jeunes Polonais forc&eacute;s de
+servir pour n'&ecirc;tre pas priv&eacute;s de leurs privil&egrave;ges nobiliaires, la vraie
+po&eacute;sie, le v&eacute;ritable enchantement de la mazoure, n'existe r&eacute;ellement
+qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire
+d'enlever une danseuse &agrave; son partner avant m&ecirc;me qu'elle ait achev&eacute; la
+moiti&eacute; de son premier tour dans la salle, pour aussit&ocirc;t l'engager &agrave; une
+mazoure de vingt paires, c'est-&agrave;-dire de deux heures! Seuls, ils savent
+ce que veut dire de lui voir accepter une place pr&egrave;s de l'orchestre,
+dont les rumeurs r&eacute;duisent toutes les paroles &agrave; des murmures de voix
+basses, &agrave; des souffles br&ucirc;lants plus compris qu'articul&eacute;s, ou bien
+d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canap&eacute; des
+matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais
+et la Polonaise savent &agrave; l'avance que, dans une mazoure, l'un peut
+perdre une estime et l'autre conqu&eacute;rir un d&eacute;vouement! Mais, le Polonais
+sait aussi que dans ce t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te public, ce n'est pas lui qui domine
+la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans
+l'un ou l'autre cas, qu'il esp&egrave;re &eacute;blouir ou toucher, charmer l'esprit
+ou attendrir le c&#339;ur, c'est toujours en se lan&ccedil;ant dans un d&eacute;dale de
+discours, qui ont exprim&eacute; avec ardeur ce qu'ils se sont gard&eacute;s de
+prononcer; qui ont furtivement interrog&eacute; sans avoir jamais questionn&eacute;;
+qui ont &eacute;t&eacute; atrocement jaloux sans para&icirc;tre y pr&eacute;tendre; qui ont plaid&eacute;
+le faux pour savoir le vrai ou r&eacute;v&eacute;l&eacute; le vrai pour se garantir du faux,
+sans &ecirc;tre sortis des sentiers ratiss&eacute;s et fleuris d'une conversation de
+bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'&acirc;me et ses blessures
+&agrave; nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, pr&eacute;venue
+ou indiff&eacute;rente, puisse se vanter de lui avoir arrach&eacute; un secret ou
+inflig&eacute; un silence!</p>
+
+<p>Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des
+naturels expansifs, une l&eacute;g&egrave;ret&eacute; lassante, surprenante m&ecirc;me avant qu'on
+en ait d&eacute;m&ecirc;l&eacute; l'insouciance d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, vient s'allier comme pour les
+ironiser aux finesses les plus spirituelles, &agrave; l'existence des plus
+justes peines, &agrave; leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger
+et de condamner cette l&eacute;g&egrave;ret&eacute;, il faudrait en conna&icirc;tre toutes les
+profondeurs. Elle &eacute;chappe aux promptes et faciles appr&eacute;ciations en &eacute;tant
+tour &agrave; tour r&eacute;elle et apparente, en se r&eacute;servant d'&eacute;tranges r&eacute;pliques
+qui la font prendre, aussi souvent &agrave; tort qu'&agrave; raison, pour une esp&egrave;ce
+de voile bariol&eacute;, dont il suffirait de d&eacute;chirer le tissu afin de
+d&eacute;couvrir plus d'une qualit&eacute; dormante ou enfouie sous ses plis. Il
+advient de cette sorte que l'&eacute;loquence n'est fr&eacute;quemment qu'un grave
+badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de
+feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de s&eacute;rieux. On
+cause avec l'un, on songe &agrave; un autre; on n'&eacute;coute la r&eacute;plique que pour
+r&eacute;pondre &agrave; sa propre pens&eacute;e. On s'&eacute;chauffe, non pour celui &agrave; qui l'on
+parle, mais pour celui &agrave; qui l'on va parler. D'autres fois, des
+plaisanteries &eacute;chapp&eacute;es comme par m&eacute;garde sont tristement s&eacute;rieuses,
+quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaiet&eacute;s d'&eacute;talage
+d'ambitieuses esp&eacute;rances et de lourds m&eacute;comptes, dont personne ne peut
+le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs
+et ses insucc&egrave;s secrets.</p>
+
+<p>Aussi, que de fois des gaiet&eacute;s intempestives suivent-elles de pr&egrave;s des
+recueillements &acirc;pres et farouches, tandis que des d&eacute;sesp&eacute;rances pleines
+d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonn&eacute;s &agrave; la
+sourdine. La conspiration &eacute;tant &agrave; l'&eacute;tat de permanence dans tous les
+esprits, la trahison apparaissant &agrave; l'&eacute;tat de possibilit&eacute; dans tous les
+moments de d&eacute;faillance; la conspiration formant un myst&egrave;re qui, &agrave; peine
+soup&ccedil;onn&eacute;, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le
+rejette dans la vie que comme un naufrag&eacute; nu sur la plage; la trahison
+constituant un plus terrible myst&egrave;re qui, &agrave; peine soup&ccedil;onn&eacute;,
+m&eacute;tamorphose l'&ecirc;tre humain en une b&ecirc;te venimeuse dont la seule haleine
+est r&eacute;put&eacute;e pestif&eacute;r&eacute;e,&mdash;comment chaque homme ne serait-il pas une
+&eacute;nigme ind&eacute;chiffrable &agrave; tout autre qu'&agrave; une femme aux intuitions
+divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la
+pente des conspirations ou en le pr&eacute;servant des s&eacute;duisants app&acirc;ts de la
+trahison? Dans ces entretiens paillet&eacute;s d'or et de cuivre, o&ugrave; le vrai
+rubis brille &agrave; c&ocirc;t&eacute; du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise
+en balance avec un argent impur; o&ugrave; les r&eacute;ticences inexplicables peuvent
+aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que
+l'impudeur d'une l&acirc;chet&eacute; qui se fait r&eacute;compenser,&mdash;voire m&ecirc;me le double
+jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques
+complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant
+soi-m&ecirc;me,&mdash;rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien
+non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. L&agrave; donc, o&ugrave; la
+conversation est un art exerc&eacute; au plus haut degr&eacute; et qui absorbe une
+&eacute;norme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent &agrave;
+chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il
+entend d&eacute;biter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins
+d'une minute, passe du rire &agrave; la douleur, en rendant la sinc&eacute;rit&eacute;
+&eacute;galement difficile &agrave; reconna&icirc;tre dans l'un et dans l'autre.</p>
+
+<p>Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les id&eacute;es, comme les bancs
+de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouv&eacute;es au point
+o&ugrave; on les a quitt&eacute;es. Cela seul suffirait &agrave; donner un relief particulier
+aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques
+hommes de cette nation qui ont fait admirer &agrave; la soci&eacute;t&eacute; parisienne leur
+merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus
+ou moins habile selon qu'il a plus ou moins int&eacute;r&ecirc;t ou amusement &agrave; le
+cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse &agrave; faire constamment
+changer de costume &agrave; la v&eacute;rit&eacute; et &agrave; la fiction, &agrave; les promener toujours
+d&eacute;guis&eacute;es l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus
+s&ucirc;res qu'elles sont moins soup&ccedil;onn&eacute;es; cette verve qui aux plus ch&eacute;tives
+occasions d&eacute;pense avec une prodigalit&eacute; effr&eacute;n&eacute;e un prodigieux esprit,
+comme Gil Blas usait &agrave; trouver moyen de vivre un seul jour autant
+d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses
+royaumes; cette verve impressionne aussi p&eacute;niblement que les jeux o&ugrave;
+l'adresse inou&iuml;e des fameux escamoteurs indiens fait voler et &eacute;tinceler
+dans les airs une quantit&eacute; d'armes aiguis&eacute;es et tranchantes qui, &agrave; la
+moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle rec&egrave;le et
+porte alternativement l'anxi&eacute;t&eacute;, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu
+des dangers imminents de la d&eacute;lation, de la pers&eacute;cution, de la haine ou
+de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux
+rancunes politiques, des positions toujours compliqu&eacute;es peuvent trouver
+un p&eacute;ril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute
+incons&eacute;quence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et
+oubli&eacute;.</p>
+
+<p>Un int&eacute;r&ecirc;t dramatique peut d&egrave;s lors surgir tout d'un coup dans les plus
+indiff&eacute;rentes entrevues, pour donner instantan&eacute;ment &agrave; toute relation les
+faces les moins pr&eacute;vues. Il plane par l&agrave; sur les moindres d'entre-elles
+une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arr&ecirc;ter les contours,
+d'en fixer les lignes, d'en reconna&icirc;tre l'exacte et future port&eacute;e, les
+rendant ainsi toutes complexes, ind&eacute;finissables, insaisissables,
+impr&eacute;gn&eacute;es &agrave; la fois d'une terreur vague et cach&eacute;e, d'une flatterie
+insinuante, inventive &agrave; se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait
+souvent se d&eacute;gager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchev&ecirc;trent
+dans les c&#339;urs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques,
+vains et amoureux.</p>
+
+<p>Est-il donc surprenant que des &eacute;motions sans nombre se concentrent dans
+les rapprochements fortuits amen&eacute;s par la mazoure lorsque, entourant les
+moindres vell&eacute;it&eacute;s du c&#339;ur de ce prestige que r&eacute;pandent les grandes
+toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosph&egrave;re de
+bal, elle fait parler &agrave; l'imagination les plus rapides, les plus
+futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en &ecirc;tre autrement en
+pr&eacute;sence des femmes qui donnent &agrave; la mazoure ces signifiances, que dans
+les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, m&ecirc;me de deviner?
+Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est
+parmi elles dont les qualit&eacute;s et les vertus sont si absolues, qu'elles
+les rendent apparent&eacute;es &agrave; tous les si&egrave;cles et &agrave; tous les peuples; mais
+ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est
+une originalit&eacute; pleine de vari&eacute;t&eacute; qui les distingue. Moiti&eacute; alm&eacute;es,
+moiti&eacute; Parisiennes, ayant peut-&ecirc;tre conserv&eacute; de m&egrave;re en fille le secret
+des philtres br&ucirc;lants que gardent les harems, elles s&eacute;duisent par des
+langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des
+indolences de sultanes, des r&eacute;v&eacute;lations d'indicibles tendresses
+fugitives comme l'&eacute;clair, des gestes naturels qui caressent sans
+enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses
+inconscientes et affaiss&eacute;es qui distillent un fluide magn&eacute;tique. Elles
+s&eacute;duisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la g&ecirc;ne
+et que l'&eacute;tiquette ne parvient jamais &agrave; guinder; par ces inflexions de
+voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle r&eacute;gion du
+c&#339;ur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontan&eacute;it&eacute; de la
+gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles &agrave;
+amuser, faciles &agrave; int&eacute;resser, comme les belles et ignorantes cr&eacute;atures
+qui adorent le proph&egrave;te arabe; en m&ecirc;me temps intelligentes, instruites,
+pressentant avec rapidit&eacute; tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant
+d'un coup d'&#339;il tout ce qui se laisse deviner, habiles &agrave; se servir de ce
+qu'elles savent, plus habiles encore &agrave; se taire longtemps et m&ecirc;me
+toujours, &eacute;trangement vers&eacute;es dans la divination des caract&egrave;res qu'un
+trait leur d&eacute;voile, qu'un mot &eacute;claire &agrave; leurs yeux, qu'une heure met &agrave;
+leur merci!</p>
+
+<p>G&eacute;n&eacute;reuses, intr&eacute;pides, enthousiastes, d'une pi&eacute;t&eacute; exalt&eacute;e, aimant le
+danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent
+peu, elles sont surtout &eacute;prises de renom et de gloire. L'h&eacute;ro&iuml;sme leur
+pla&icirc;t; il n'en est peut-&ecirc;tre pas une qui craigne de payer trop cher une
+action &eacute;clatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect,
+beaucoup d'entr'elles, myst&eacute;rieusement sublimes, d&eacute;vouent &agrave; l'obscurit&eacute;
+leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais,
+quelqu'exemplaires que soient les m&eacute;rites de leur vie domestique, jamais
+tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que pr&eacute;coce), ni
+les mis&egrave;res de la vie intime, ni les secr&egrave;tes douleurs qui d&eacute;chirent ces
+&acirc;mes trop ardentes pour n'&ecirc;tre pas souvent bless&eacute;es, n'abattent la
+merveilleuse &eacute;lasticit&eacute; de leurs esp&eacute;rances patriotiques, la juv&eacute;nile
+candeur de leurs enchantements souvent illusionn&eacute;s, la vivacit&eacute; de leurs
+&eacute;motions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilit&eacute; de
+l'&eacute;tincelle &eacute;lectrique.</p>
+
+<p>Discr&egrave;tes par nature et par position, elles manient avec une incroyable
+dext&eacute;rit&eacute; la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'&acirc;me
+d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose
+qu'elles ont des secrets!<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a> Souvent ce sont les plus nobles qu'elles
+taisent, avec cette superbe qui ne daigne m&ecirc;me pas se t&eacute;moigner. &Agrave; qui
+les a calomni&eacute;es, elles rendent un service, qui les a d&eacute;nigr&eacute;es,
+devient leur ami, qui a travers&eacute; leurs desseins une fois, le r&eacute;pare sans
+s'en douter en les servant cent fois. Le d&eacute;dain int&eacute;rieur que leur
+inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette sup&eacute;riorit&eacute;
+qui les fait r&eacute;gner avec tant d'art sur tous les c&#339;urs qu'elles
+r&eacute;ussissent &agrave; flatter sans adulation, &agrave; apprivoiser sans concessions, &agrave;
+s'attacher sans trahison, &agrave; dominer sans tyrannie, jusqu'au jour o&ugrave;, se
+passionnant &agrave; leur tour avec autant de d&eacute;vouement chaleureux pour un
+seul qu'elles ont de subtile fiert&eacute; avec le reste du monde, elles savent
+aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles
+peines, toujours fid&egrave;les, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec
+une inalt&eacute;rable s&eacute;r&eacute;nit&eacute;.</p>
+
+<p>Les hommages que les Polonaises ont inspir&eacute;s ont toujours &eacute;t&eacute; d'autant
+plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent
+comme des pis-aller, des pr&eacute;ludes, des passe-temps insignifiants. Ce
+qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles esp&egrave;rent, c'est le
+d&eacute;vouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour
+de la patrie. Toutes, elles ont une po&eacute;tique compr&eacute;hension d'un id&eacute;al
+qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui
+passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour t&acirc;che de
+saisir. M&eacute;prisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement,
+elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir
+devin&eacute; et r&eacute;alis&eacute; par eux un r&ecirc;ve d'h&eacute;ro&iuml;sme et de gloire qui ferait de
+chacun de leurs fr&egrave;res, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils,
+un nouveau h&eacute;ros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les
+c&#339;urs qui palpitent aux premiers accents de la <i>Mazoure</i> li&eacute;e &agrave; son
+souvenir. Ce romanesque aliment de leurs d&eacute;sirs prend, dans l'existence
+de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les
+femmes du Levant, ni m&ecirc;me chez celles du Couchant.</p>
+
+<p>Les latitudes g&eacute;ographiques et psychologiques dans lesquelles le sort
+les fait vivre, offrent &eacute;galement ces climats extr&ecirc;mes, o&ugrave; les &eacute;t&eacute;s
+br&ucirc;lants ont des splendeurs et des orages torrides, o&ugrave; les hivers et
+leur frimas ont des froidures polaires, o&ugrave; les c&#339;urs savent aimer et
+ha&iuml;r avec la m&ecirc;me t&eacute;nacit&eacute;, pardonner et oublier avec la m&ecirc;me
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;. Aussi l&agrave;, quand on est &eacute;pris, n'est-ce point &agrave; l'italienne,
+(ce serait trop simple et trop charnel), ni &agrave; l'allemande, (ce serait
+trop savant et trop froid), encore moins &agrave; la fran&ccedil;aise, (ce serait trop
+vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une po&eacute;sie, en attendant
+qu'on en fasse un culte. Il forme la po&eacute;sie de chaque bal et peut
+devenir le culte de la vie enti&egrave;re. La femme aime l'amour pour faire
+aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la libert&eacute; et
+la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime &agrave; &ecirc;tre ainsi aim&eacute;; &agrave; se
+sentir sur&eacute;lev&eacute;, grandi au-dessus de lui-m&ecirc;me, &eacute;lectris&eacute; par des paroles
+qui br&ucirc;lent comme des &eacute;tincelles, par des regards qui luisent comme des
+&eacute;toiles, par des sourires qui promettent la b&eacute;atitude d'une larme sur
+une tombe!... Ce qui faisait dire &agrave; l'empereur Nicolas: &laquo;Je pourrais en
+finir des Polonais, si je venais &agrave; bout des Polonaises&raquo;<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
+
+<p>Malheureusement, l'id&eacute;al de gloire et de patriotisme des Polonaises,
+souvent r&eacute;veill&eacute; par les vell&eacute;it&eacute;s h&eacute;ro&iuml;ques qui les entourent, est plus
+souvent encore d&eacute;&ccedil;u par la l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de caract&egrave;re des hommes que
+l'oppression et l'astuce du conqu&eacute;rant d&eacute;moralisent et corrompent
+syst&eacute;matiquement, sauf &agrave; &eacute;craser quiconque leur r&eacute;siste. Aussi, les
+oscillations de cet &eacute;l&eacute;ment qui comme le vif-argent ignore la
+tranquillit&eacute;, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent,
+mais ne trouvent pas toujours qui leur r&eacute;ponde, tiennent parfois ces
+femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le
+clo&icirc;tre, o&ugrave; il est peu d'entr'elles qui, &agrave; quelque instant de sa vie,
+n'ait s&eacute;rieusement ou am&egrave;rement song&eacute; &agrave; se r&eacute;fugier. Beaucoup, non moins
+illustres par leur naissance que par leur renomm&eacute;e dans le monde, y ont
+immol&eacute; leur beaut&eacute;, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les
+&acirc;mes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation o&ugrave; fume
+jour et nuit le perp&eacute;tuel encens de leurs pri&egrave;res et de leur sacrifice
+volontaire! Ces victimes expiatoires esp&egrave;rent forcer la main au Dieu des
+arm&eacute;es, <i>Deus Sabaoth</i>!... Et cet espoir illumine leur c&#339;ur, au point de
+leur faire atteindre parfois un &acirc;ge presque s&eacute;culaire!</p>
+
+<p>Un proverbe national caract&eacute;rise mieux en quatre mots cette fusion de la
+vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les
+descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de
+vertu, il dit: &laquo;Elle excelle dans la danse et dans la pri&egrave;re!&raquo; Veut-on
+vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait
+mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: <i>I do ta&#324;ca, i do
+ro&#378;a&#324;ca!</i> On ne peut leur trouver de meilleur &eacute;loge, parce que le
+Polonais n&eacute;, berc&eacute;, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si
+elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes
+quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se r&eacute;signerait jamais &agrave;
+aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus
+qu'il ne ch&eacute;rira &eacute;ternellement celle dont il ne pense pas que, plus
+ardente que les s&eacute;raphins dans les cieux, elle fatigue de ses
+implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces je&ucirc;nes, ce
+Dieu qui <i>ch&acirc;tie ceux qu'il aime</i> et qui a dit des nations: <i>elles sont
+gu&eacute;rissables!</i></p>
+
+<p>Pour le vrai Polonais, la femme d&eacute;vote, ignorante et sans gr&acirc;ce, dont
+chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement
+n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas &agrave; ces &ecirc;tres
+qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur ti&egrave;de,&mdash;sous les lambris
+dor&eacute;s, sous le chaume fleuri, comme derri&egrave;re les grilles du ch&#339;ur.&mdash;En
+revanche, la femme int&eacute;ress&eacute;e, calculatrice habile, syr&egrave;ne, d&eacute;loyale,
+sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine m&ecirc;me pas
+les ignobles &eacute;cailles qui se cachent au bas de sa ceinture,
+artificieusement voil&eacute;es. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses pi&egrave;ges et,
+quand il y est tomb&eacute;, il est perdu pour sa g&eacute;n&eacute;ration, ce qui fait
+croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des
+Polonaises! Quelle erreur! En f&ucirc;t-il ainsi, la Pologne n'aurait point &agrave;
+pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du
+moyen-&acirc;ge qui d&eacute;fendait elle-m&ecirc;me son ch&acirc;teau-fort et, voyant six de ses
+fils couch&eacute;s &agrave; ses pieds sur ses cr&eacute;naux, d&eacute;fiait l'ennemi en lui
+montrant son sein d'o&ugrave; elle ferait na&icirc;tre six autres guerriers non moins
+valeureux, les m&egrave;res polonaises ont de quoi remplacer les g&eacute;n&eacute;rations
+&eacute;nerv&eacute;es, les g&eacute;n&eacute;rations qui ont servi d'anneau dans la cha&icirc;ne
+g&eacute;n&eacute;alogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne
+passage!</p>
+
+<p>D'ailleurs, en ce si&egrave;cle de calomnies, on calomnie aussi les hommes l&agrave;,
+ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si
+ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on
+b&eacute;nit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes,
+il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le go&ucirc;t de l'h&eacute;ro&iuml;sme
+plus exalt&eacute;, il n'est pourtant pas plus imp&eacute;rissable; si l'orgueil de la
+r&eacute;sistance est plus indign&eacute; chez elles, il n'est pourtant pas plus
+indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si ais&eacute;! On
+exag&egrave;re leurs d&eacute;fauts, on a soin de taire leurs qualit&eacute;s, leurs
+souffrances surtout. O&ugrave; donc est la nation qu'un si&egrave;cle de servitude n'a
+point d&eacute;faite, comme une semaine d'insomnie d&eacute;fait un soldat? Mais,
+quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se
+demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent
+des infid&egrave;les, prompts &agrave; adorer toute divinit&eacute;, &agrave; br&ucirc;ler leur encens
+devant chaque miracle de beaut&eacute;, &agrave; adorer chaque jeune astre
+nouvellement mont&eacute; sur l'horizon, qui donc a un c&#339;ur aussi constant, des
+attendrissements que vingt ans n'ont pas effac&eacute;s, des souvenirs dont
+l'&eacute;motion se r&eacute;percute jusque sous les cheveux blancs, des services
+empress&eacute;s qui se reprennent apr&egrave;s un quart de si&egrave;cle d'interruption
+comme on renoue un entretien bris&eacute; la veille? Dans quelle nation ces
+&ecirc;tres, fr&ecirc;les et courageux, trouveraient-elles autant de c&#339;urs capables
+de les adorer d'une d&eacute;votion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'&agrave;
+aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier
+qu'&agrave; une belle mort?</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait
+point encore ces m&eacute;fiances n&eacute;fastes qui font craindre une femme comme on
+redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces
+magiciennes malfaisantes du dix-neuvi&egrave;me si&egrave;cle, surnomm&eacute;es les
+&laquo;d&eacute;voreuses de cervelles&raquo;! Il ne savait point encore qu'il existerait un
+jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des
+ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande
+puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne
+maison d&eacute;robant le c&#339;ur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux
+dont elles recevaient l'hospitalit&eacute;! Il ignorait que sous peu on aurait
+form&eacute; &agrave; l'intention des grands noms de son pays, &agrave; l'intention des fils
+de m&egrave;res incorruptibles, des h&eacute;ritiers d'une longue lign&eacute;e de nobles
+anc&ecirc;tres, toute une &eacute;cole de s&eacute;ductrices dress&eacute;es au m&eacute;tier de la
+d&eacute;lation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps o&ugrave;
+dans les soci&eacute;t&eacute;s d'Europe, soci&eacute;t&eacute;s chr&eacute;tiennes cependant, un homme
+d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas d&eacute;shonor&eacute;e,
+pour victime de celle qu'il n'aurait pas souill&eacute;e!...</p>
+
+<p>Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour
+aimer; pr&ecirc;t &agrave; jouer sa vie pour une beaut&eacute; qu'il aurait vue deux fois,
+se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse &agrave; jamais son plus
+po&eacute;tique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais
+fl&eacute;trie! Il e&ucirc;t rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupt&eacute;
+corrompue, en cette soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; la galanterie consistait &agrave; ha&iuml;r le
+conqu&eacute;rant, &agrave; m&eacute;priser ses menaces, &agrave; braver son courroux, &agrave; railler le
+parvenu barbare qui pr&eacute;tend faire oublier &agrave; l'Europe somnolente le
+m&eacute;canisme asiatique de sa savonnette &agrave; vilain. Alors, alors, l'homme
+aimait quand il se sentait aiguillonn&eacute; au bien et b&eacute;ni par la pi&eacute;t&eacute;,
+fier des grands sacrifices, entra&icirc;n&eacute; aux grandes esp&eacute;rances par une de
+ces femmes dont le c&#339;ur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en
+toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a
+rien &agrave; dire &agrave; celui qu'elle n'a pas &agrave; plaindre. De l&agrave; vient que des
+sentiments qui ailleurs ne sont que des vanit&eacute;s ou des sensualit&eacute;s, se
+colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop s&ucirc;re
+d'elle-m&ecirc;me pour faire la grosse voix et se retrancher derri&egrave;re les
+fortifications en carton de la pruderie, d&eacute;daigne les s&eacute;cheresses
+rigides et reste accessible &agrave; tous les enthousiasmes qu'elle inspire,
+comme &agrave; tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les
+hommes.</p>
+
+<p>Ensemble irr&eacute;sistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essay&eacute; de
+l'esquisser dans des lignes toutes d'antith&egrave;ses, renfermant le plus
+pr&eacute;cieux des encens adress&eacute; &agrave; cette &laquo;fille d'une terre &eacute;trang&egrave;re, ange
+par l'amour, d&eacute;mon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par
+l'exp&eacute;rience, homme par le cerveau, femme par le c&#339;ur, g&eacute;ante par
+l'esp&eacute;rance, m&egrave;re par la douleur et po&egrave;te par ses r&ecirc;ves&raquo;<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p>
+
+<p>Berlioz, g&eacute;nie shakespearien qui toucha &agrave; tous les extr&ecirc;mes, dut
+naturellement entrevoir &agrave; travers les transparences musicales de Chopin
+le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait,
+serpentait, fascinait dans sa po&eacute;sie, sous ses doigts! Il les nomma les
+<i>divines chatteries</i> de ces femmes semi-orientales, que celles
+d'occident ne soup&ccedil;onnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner
+le douloureux secret. <i>Divines chatteries</i> en effet, g&eacute;n&eacute;reuses et
+avares &agrave; la fois, imprimant au c&#339;ur &eacute;pris l'ondoiement ind&eacute;cis et
+ber&ccedil;ant d'une nacelle sans rames et sans agr&egrave;s. Les hommes en sont
+choy&eacute;s par leurs m&egrave;res, c&acirc;lin&eacute;s par leurs s&#339;urs, enguirland&eacute;s par leurs
+amies, ensorcel&eacute;s par leurs fianc&eacute;es, leurs idoles, leur d&eacute;esses! C'est
+encore avec de <i>divines chatteries</i>, que des saintes les gagnent au
+martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'apr&egrave;s cela les
+coquetteries des autres femmes semblent grossi&egrave;res ou insipides et que
+les Polonais s'&eacute;crient, &agrave; bon droit, avec une gloriole que chaque
+Polonaise justifie: <i>Niema jak Polki</i><a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p>
+
+<p>Le secret de ces <i>divines chatteries</i> fait ces &ecirc;tres insaisissables,
+plus chers que la vie, dont les po&egrave;tes comme Chateaubriand se forgent
+durant les br&ucirc;lantes insomnies de leur adolescence une <i>d&eacute;monne</i> et une
+<i>charmeresse</i>, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une
+soudaine ressemblance avec leur impossible vision, &laquo;d'une &Egrave;ve innocente
+et tomb&eacute;e, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante &agrave; la
+fois!!!&raquo;<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>&mdash;&laquo;M&eacute;lange de l'odalisque et de la walkyrie, ch&#339;ur f&eacute;minin
+vari&eacute; d'&acirc;ge et de beaut&eacute;, ancienne sylphide r&eacute;alis&eacute;e... Flore nouvelle,
+d&eacute;livr&eacute;e du joug des saisons...<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>&mdash;Le po&egrave;te avoue que, poursuivi dans
+ses r&ecirc;ves, enivr&eacute; par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant
+la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa
+pr&eacute;sence il cessait d'&ecirc;tre un triste Ren&eacute;, pour grandir selon ses v&#339;ux,
+devenir ce qu'elle voulait qu'il f&ucirc;t, &ecirc;tre exhauss&eacute; et fa&ccedil;onn&eacute; par elle.
+Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce
+que les Chateaubriand font &eacute;cole en litt&eacute;rature, mais ne font pas une
+nation. Le Polonais ne redoute point la <i>charmeresse</i> sa s&#339;ur, <i>Flore
+nouvelle d&eacute;livr&eacute;e du joug des saisons!</i> Il la ch&eacute;rit, il la respecte, il
+sait mourir pour elle... et cet amour, pareil &agrave; un ar&ocirc;me incorruptible,
+pr&eacute;serve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa
+vie, il emp&ecirc;che le vainqueur <i>d'en venir &agrave; bout</i> et pr&eacute;pare ainsi la
+glorieuse r&eacute;surrection de la patrie.</p>
+
+<p>Il faut cependant reconna&icirc;tre qu'entre toutes, une seule nation eut
+l'intuition d'un id&eacute;al de femme &agrave; nul autre pareil, dans ces belles
+exil&eacute;es que tout semblait amuser, que rien ne parvenait &agrave; consoler.
+Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un id&eacute;al inconnu
+chez les filles de cette Pologne, &laquo;morte civilement&raquo; aux yeux d'une
+soci&eacute;t&eacute; civile, o&ugrave; la sagesse des Nestor politiques croyait assurer
+&laquo;l'&eacute;quilibre europ&eacute;en&raquo;, en traitant les peuples comme &laquo;une expression
+g&eacute;ographique&raquo;! Les autres nations ne se dout&egrave;rent m&ecirc;me pas qu'il pouvait
+y avoir quelque chose &agrave; admirer en le v&eacute;n&eacute;rant, dans les s&eacute;ductions de
+ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prostern&eacute;es
+sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui
+baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de
+n'en pas voir les sites montagneux, &eacute;crasants pour leurs poitrines,
+amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales!</p>
+
+<p>En Allemagne, on leur reprochait d'&ecirc;tre des m&eacute;nag&egrave;res insouciantes,
+d'ignorer les grandeurs bourgeoises du <i>Soll und Haben</i>! Pour cela, on
+leur en voulait &agrave; elles, dont tous les d&eacute;sirs, tous les vouloirs, toutes
+les passions se r&eacute;sument &agrave; m&eacute;priser <i>l'avoir</i>, pour sauver <i>l'&ecirc;tre</i>, en
+livrant des fortunes millionnaires &agrave; la confiscation de vainqueurs
+cupides et brutaux! &Agrave; elles, qui, encore enfants, entendent leur p&egrave;re
+r&eacute;p&eacute;ter: &laquo;la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose &agrave;
+sacrifier, elle sert de pi&eacute;destal &agrave; l'exil!...&raquo;&mdash;En Italie, on ne
+comprenait rien &agrave; ce m&eacute;lange de culture intellectuelle, de lectures
+avides, de science ardente, d'&eacute;rudition virile, et de mouvements
+prime-sautiers, effar&eacute;s, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne
+pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses
+petits.&mdash;Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et
+Ems, pour chercher &agrave; Paris une esp&eacute;rance secr&egrave;te, &agrave; Rome une foi
+encourageante, ne rencontrant la charit&eacute; nulle part, n'arrivaient ni &agrave;
+Londres, ni &agrave; Madrid. Elles ne songeaient point &agrave; trouver une sympathie
+de c&#339;ur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les
+descendants du Cid! Les Anglais &eacute;taient trop froids, les Espagnols trop
+loin.</p>
+
+<p>Les po&egrave;tes, les litt&eacute;rateurs de la France, furent les seuls &agrave;
+s'apercevoir que dans le c&#339;ur des Polonaises, il existait un monde
+diff&eacute;rent de celui qui vit et se meut dans le c&#339;ur des autres femmes.
+Ils ne surent pas deviner sa paling&eacute;n&eacute;sie; ils ne comprirent pas que si,
+dans ce <i>ch&#339;ur f&eacute;minin vari&eacute; d'&acirc;ge et de beaut&eacute;</i>, on croyait parfois
+retrouver les myst&eacute;rieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles
+&eacute;taient l&agrave; comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on
+pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se
+d&eacute;gageait des vapeurs de sang qui depuis un si&egrave;cle planaient sur la
+patrie! Par ainsi, ces po&egrave;tes et ces litt&eacute;rateurs ne saisirent point la
+derni&egrave;re formule de cet id&eacute;al dans sa parfaite simplicit&eacute;. Ils ne se
+figur&egrave;rent point une nation de vaincus qui, encha&icirc;n&eacute;e et foul&eacute;e aux
+pieds, proteste contre l'&eacute;clatante iniquit&eacute; au nom du sentiment
+chr&eacute;tien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?&mdash;N'est-ce
+point par la po&eacute;sie et l'amour?&mdash;Et qui en sont les
+interpr&egrave;tes?&mdash;N'est-ce point les po&egrave;tes et les femmes?&mdash;Mais, si les
+Fran&ccedil;ais, trop habitu&eacute;s aux conventionalit&eacute;s artificielles du monde
+parisien, n'ont pu avoir l'intuition des sentiments dont Childe Harold
+entendit les accents d&eacute;chirants dans les femmes de Saragosse, d&eacute;fendant
+vainement leurs foyers contre &laquo;l'&eacute;tranger&raquo;, ils subirent tellement la
+fascination qui s'&eacute;chappait en ondes diapr&eacute;es de ce type f&eacute;minin, qu'ils
+lui pr&ecirc;t&egrave;rent des puissances presque surnaturelles.</p>
+
+<p>Leur imagination, trop impressionn&eacute;e par les d&eacute;tails, les grandit
+d&eacute;mesur&eacute;ment, exag&eacute;rant la port&eacute;e des contrastes et les facult&eacute;s de la
+m&eacute;tamorphose dans ces Prot&eacute;es aux noirs sourcils et aux dents perl&eacute;es.
+Elle en fit ainsi une &eacute;nigme insoluble, ne sachant point, &agrave; force de se
+perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large
+synth&egrave;se. Dans une &eacute;motion &eacute;blouie, la po&eacute;sie fran&ccedil;aise crut d&eacute;peindre
+la Polonaise en lui jetant &agrave; la face, comme une poign&eacute;e de pierreries
+multicolores, non serties, une poign&eacute;e d'&eacute;pith&egrave;tes sublimes et
+incoh&eacute;rentes. Elles sont pr&eacute;cieuses cependant, car leur &eacute;clat
+multicolore, leur incoh&eacute;rence irraisonn&eacute;e, t&eacute;moignent &eacute;loquemment de la
+violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualit&eacute;s
+fran&ccedil;aises parl&egrave;rent &agrave; l'esprit fran&ccedil;ais, mais qu'on ne conna&icirc;t
+vraiment que lorsque les h&eacute;ro&iuml;smes de leur c&#339;ur parlent au c&#339;ur.</p>
+
+<p>La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de h&eacute;ros
+vainqueurs, n'&eacute;tait point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange
+consolateur de h&eacute;ros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus
+diff&eacute;rent de ce qu'&eacute;tait le Polonais antique, que la Polonaise moderne
+n'est diff&eacute;rente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle &eacute;tait
+avant tout et surtout une patricienne honor&eacute;e; la matrone romaine
+devenue chr&eacute;tienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, &agrave; la
+cour ou &agrave; la ville, r&eacute;gnant sur ses palais ou sur ses champs, &eacute;tait
+grande dame. Elle l'&eacute;tait par suite de la situation que la soci&eacute;t&eacute; lui
+pr&eacute;parait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil
+de son &eacute;cusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle
+rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au
+milieu des poignantes p&eacute;rip&eacute;ties de la vie), y compris les &laquo;hautes et
+puissantes ch&acirc;telaines&raquo;, que par respect et d&eacute;f&eacute;rence on appelait
+<i>bia&#322;og&#322;owa</i>, parce que les femmes mari&eacute;es avaient la t&ecirc;te couverte et
+les joues encadr&eacute;es de blanches et vaporeuses dentelles, imitation
+civilis&eacute;e, pudique et chr&eacute;tienne, du voile musulman, injurieux et
+barbare. Mais, leur suj&eacute;tion et leur impuissance l&eacute;gale, contre-balanc&eacute;e
+par les m&#339;urs et les sentiments, loin de les diminuer, les &eacute;levaient, en
+pr&eacute;servant la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de leur &acirc;me, qu'elles tenaient en dehors de
+l'&acirc;pre lutte des int&eacute;r&ecirc;ts, et en ne leur permettant jamais d'&ecirc;tre en
+faute.</p>
+
+<p>Elles ne pouvaient disposer par elles-m&ecirc;mes d'aucune fortune, d'aucune
+volont&eacute;, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, &ecirc;tre entra&icirc;n&eacute;es et
+devenir bl&acirc;mables! C'&eacute;tait l&agrave; pour elles tout gain, tout avantage;
+avantage inappr&eacute;ciable, dont elles connaissaient bien tous les
+&eacute;chappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal,
+elles compensaient cette soumission &agrave; une vigilance constante, qui
+dictait les proportions du cadre o&ugrave; elles &eacute;taient plac&eacute;es, en prenant un
+empire presque sans bornes dans la vie priv&eacute;e, o&ugrave; chaque bien &eacute;tait leur
+attribut. Toute la dignit&eacute; de la vie de famille, toute la douceur de la
+vie domestique leur &eacute;taient confi&eacute;es; elles gouvernaient en souveraines
+ce noble et important apanage, d'o&ugrave; elles &eacute;tendaient leur pieuse et
+pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles &eacute;taient
+d&egrave;s leur premi&egrave;re adolescence les compagnes de leur p&egrave;re, qui les
+initiait &agrave; ses poursuites et &agrave; ses inqui&eacute;tudes, aux difficult&eacute;s et aux
+gloires de la <i>res publica</i>; elles &eacute;taient les premi&egrave;res confidentes de
+leurs fr&egrave;res, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles
+devenaient pour leur mari et leurs fils des conseill&egrave;res secr&egrave;tes,
+fid&egrave;les, perspicaces, d&eacute;terminantes. L'histoire de la Pologne et le
+tableau de ses anciennes m&#339;urs pr&eacute;sentent sans cesse le type de ces
+courageuses et intelligentes &eacute;pouses, dont l'Angleterre nous a offert un
+splendide exemple en 1683, lorsque dans un proc&egrave;s o&ugrave; sa t&ecirc;te &eacute;tait en
+jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme.</p>
+
+<p>Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement
+pieux, jamais bigot et fatigant; lib&eacute;ral et magnifique, jamais
+fi&eacute;vreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas &eacute;t&eacute; &agrave; m&ecirc;me
+de se produire. Elle enta sur l'id&eacute;al solennel de l'a&iuml;eule, la gr&acirc;ce et
+la vivacit&eacute; fran&ccedil;aises, dont sa petite-fille connut toutes les allures
+alors que l'irr&eacute;sistible attrait des m&#339;urs de Versailles, apr&egrave;s avoir
+inond&eacute; l'Allemagne, arriva jusqu'&agrave; la Vistule. Date fatale! On peut
+l'affirmer: Voltaire et la R&eacute;gence sous-min&egrave;rent la Pologne et furent
+les auteurs de sa ruine. En perdant ces m&acirc;les vertus, dont Montesquieu
+dit que seules elles soutiennent les &Eacute;tats libres, et qui effectivement
+avaient soutenu la Pologne durant huit si&egrave;cles!... les Polonais
+perdirent leur patrie. Les Polonaises &eacute;tant plus fermes en la foi, moins
+besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas
+eu l'habitude de le manier, moins accessibles &agrave; l'immoralit&eacute; par une
+horreur inn&eacute;e et instinctive de l'impudeur, elles r&eacute;sist&egrave;rent mieux &agrave; la
+contagion mortif&egrave;re du dix-huiti&egrave;me si&egrave;cle! Leur religion, ses vertus,
+ses enthousiasmes et ses esp&eacute;rances, cr&eacute;&egrave;rent en elles le ferment sacr&eacute;
+qui fera ressusciter cette patrie si ch&egrave;re!... Les hommes le sentent;
+ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable
+dans ces &acirc;mes dont chacune peut s'&eacute;crier: <i>Rien ne m'est plus, plus ne
+m'est rien</i>, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur
+aura point rendu l'int&eacute;grit&eacute; de leur type primitif en leur rendant la
+patrie!</p>
+
+<p>Les po&egrave;tes de la Pologne n'ont certes pas laiss&eacute; &agrave; d'autres l'honneur
+d'&eacute;baucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'id&eacute;al de
+leurs compatriotes. Tous l'ont chant&eacute;, tous l'ont glorifi&eacute;, tous ont
+connu ses secrets, tous ont tressailli avec b&eacute;atitude devant ses joies
+et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la
+litt&eacute;rature des &laquo;anciens jours&raquo;, <i>Zygmuntowskie czasy</i>, on retrouve &agrave;
+chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerri&egrave;re, comme
+l'empreinte d'un beau cam&eacute;e dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps
+roule les flots anecdotiques, la po&eacute;sie moderne d&eacute;peint l'id&eacute;al de la
+Polonaise actuelle, plus &eacute;mouvant que ne le r&ecirc;va jamais po&egrave;te &eacute;namour&eacute;.
+Sur le premier plan se dessinent l'&eacute;pique et royale figure de <i>Gra&#380;yna</i>,
+le sublime profil de la solitaire et secr&egrave;te fianc&eacute;e de <i>Wallenrod</i>; la
+Rose des <i>Dziady</i>, la Sophie de <i>Pan Tadeusz</i>. Autour d'elles, que de
+t&ecirc;tes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les
+rencontre &agrave; chaque pas, au milieu des sentiers bord&eacute;s de roses que
+dessine la po&eacute;sie de ce pays, o&ugrave; le mot de po&egrave;te n'a point cess&eacute; de
+correspondre &agrave; celui de proph&egrave;te: <i>wieszcz!</i> Dans ces vergers pleins de
+cerisiers en fleur; dans ces bois de ch&ecirc;nes pleins d'abeilleries
+bourdonnantes, d&eacute;peints avec tant de fra&icirc;cheur par les romanciers; dans
+ces beaux jardins o&ugrave; s'&eacute;talent les superbes plates-bandes; dans ces
+somptueux appartements o&ugrave; fleurissent le grenadier rouge, le cactus
+blanc au gland d'or, les grappes roses du P&eacute;rou et les lianes du Br&eacute;sil,
+on aper&ccedil;oit &agrave; tout instant quelque t&ecirc;te &agrave; la Palma-Vecchio. Des lueurs
+pourpres d'un splendide couchant &eacute;clairent, l&agrave; aussi, une lourde
+chevelure qui se d&eacute;tache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa
+blonde aur&eacute;ole des traits o&ugrave; le pressentiment de tristesses futures se
+cache d&eacute;j&agrave; sous un sourire encore fol&acirc;tre<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>!</p>
+
+<p>Nous l'avons dit; peut-&ecirc;tre faut-il conna&icirc;tre de pr&egrave;s les compatriotes
+de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses <i>Mazoures</i> sont
+impr&eacute;gn&eacute;es, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque
+toutes sont remplies de cette m&ecirc;me vapeur amoureuse qui plane comme un
+fluide ambiant &agrave; travers ses <i>Pr&eacute;ludes</i>, ses <i>Nocturnes</i>, ses
+<i>Impromptus</i>, o&ugrave; se retracent une &agrave; une toutes les phases de la passion
+dans des &acirc;mes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une
+coquetterie inconsciente d'elle-m&ecirc;me, attaches insensibles des
+inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie;
+mortelles d&eacute;pressions de joies &eacute;tiol&eacute;es qui naissent mourantes, roses
+noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige
+qui les environne, attristant par le parfum m&ecirc;me des tremblants p&eacute;tales
+que le moindre souffle fait tomber de leurs fr&ecirc;les tiges. &Eacute;tincelles
+sans reflet qu'allument les vanit&eacute;s mondaines, semblables &agrave; l'&eacute;clat de
+certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurit&eacute;; plaisirs sans
+pass&eacute; ni avenir, ravis &agrave; des rencontres de hasard, comme la conjonction
+fortuite de deux astres lointains; illusions, go&ucirc;ts inexplicables
+tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits &agrave; moiti&eacute;
+m&ucirc;rs, qui plaisent tout en aga&ccedil;ant les dents. &Eacute;bauches de sentiment dont
+la gamme est interminable et auxquels l'&eacute;l&eacute;vation native, la beaut&eacute;, la
+distinction, l'&eacute;l&eacute;gance de ceux qui les &eacute;prouvent, pr&ecirc;tent une po&eacute;sie
+r&eacute;elle, souvent s&eacute;rieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait
+seulement effleurer dans un rapide arp&egrave;ge, devient tout d'un coup un
+th&egrave;me solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans
+un c&#339;ur exalt&eacute; les allures d'une passion, qui veut l'&eacute;ternit&eacute; pour
+demeure!</p>
+
+<p>Dans le grand nombre des <i>Mazoures</i> de Chopin, il r&egrave;gne une extr&ecirc;me
+diversit&eacute; de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entrem&ecirc;l&eacute;es de la
+r&eacute;sonnance des &eacute;perons; mais, dans la plupart on distingue avant tout
+l'imperceptible fr&ocirc;lement du tulle et de la gaze sous le souffle l&eacute;ger
+de la danse; le bruit des &eacute;ventails, le cliquetis de l'or et des
+pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais
+creus&eacute; d'anxi&eacute;t&eacute;, d'un bal &agrave; la veille d'un assaut; on entend &agrave; travers
+le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux d&eacute;faillants dont elle
+cache les pleurs. Quelques autres semblent r&eacute;v&eacute;ler les angoisses, les
+peines et les secrets ennuis, apport&eacute;s &agrave; des f&ecirc;tes dont le bruit
+n'assourdit pas les clameurs du c&#339;ur. Ailleurs encore, on saisit comme
+des terreurs &eacute;touff&eacute;es: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et
+qui survit, que la jalousie d&eacute;vore, qui se sent vaincu, et qui prend en
+piti&eacute; d&eacute;daignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un
+d&eacute;lire, au milieu duquel passe et repasse une m&eacute;lodie haletante,
+saccad&eacute;e, comme les palpitations d'un c&#339;ur qui se p&acirc;me, et se brise, et
+se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants
+souvenirs de gloire.&mdash;Il en est dont le rhythme est aussi ind&eacute;termin&eacute;,
+aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants
+contemplent une &eacute;toile lev&eacute;e seule au firmament!</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#toc">IV.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/004.png" alt="A" /></span>pr&egrave;s avoir parl&eacute; du compositeur et de ses &#339;uvres, o&ugrave; tant de sentiments
+immortels r&eacute;sonnent, o&ugrave; son g&eacute;nie, aux prises avec la douleur, lutta,
+parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet &eacute;l&eacute;ment terrible de la
+r&eacute;alit&eacute; qu'une des missions de l'art est de r&eacute;concilier avec le ciel; de
+ses &#339;uvres o&ugrave; se sont &eacute;panch&eacute;s, comme des pleurs dans un lacrymatoire,
+tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son c&#339;ur,
+tous les transports de ses aspirations et de ses emportements
+inexprim&eacute;s; de ses &#339;uvres o&ugrave;, d&eacute;passant les bornes de nos sensations
+trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes &agrave; son gr&eacute;, il
+fait incursion dans le monde des Dryades, des Or&eacute;ades, des Nymphes et
+des Oc&eacute;anides,&mdash;il nous resterait &agrave; parler de l'ex&eacute;cution de Chopin, si
+nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des &eacute;motions
+entrelac&eacute;es &agrave; nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs
+linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre.</p>
+
+<p>Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel r&eacute;sultat
+pourraient obtenir nos efforts? R&eacute;ussirait-on &agrave; faire conna&icirc;tre &agrave; ceux
+qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable po&eacute;sie? Charme
+subtil et p&eacute;n&eacute;trant comme un de ces l&eacute;gers parfums exotiques, celui de
+la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les
+appartements peu fr&eacute;quent&eacute;s et se dissipent, comme effarouch&eacute;s, dans les
+foules compactes, au milieu desquelles l'air &eacute;paissi ne garde plus que
+les senteurs vivaces des tub&eacute;reuses en pleines fleurs ou des r&eacute;sines en
+pleines flammes.</p>
+
+<p>Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par
+la puret&eacute; de sa diction, par ses accointances avec <i>la F&eacute;e aux miettes</i>
+et <i>le Lutin d'Argail</i>, par ses rencontres de <i>S&eacute;raphine</i> et de
+<i>Diane</i>, murmurant &agrave; son oreille leurs plus confidentielles plaintes,
+leurs r&ecirc;ves les plus innom&eacute;s, rappelait le style de Nodier, dont on
+rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans
+la plupart de ses <i>Valses, Ballades, Scherzos</i>, g&icirc;t embaum&eacute;e la m&eacute;moire
+de quelque fugitive po&eacute;sie inspir&eacute;e par une de ces fugitives
+apparitions. Il l'id&eacute;alise quelquefois jusqu'&agrave; en rendre les libres si
+t&eacute;nues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir &agrave; notre
+nature, mais se rapprocher du monde f&eacute;erique et nous d&eacute;voiler les
+indiscr&egrave;tes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des
+reines Mab, des Ob&eacute;rons puissants et capricieux, de tous les g&eacute;nies des
+airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers
+m&eacute;comptes et aux plus insupportables ennuis.</p>
+
+<p>Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un
+caract&egrave;re particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il
+ex&eacute;cutait; musique de danse ou musique r&ecirc;veuse, mazoures ou nocturnes,
+pr&eacute;ludes ou scherzos, valses ou tarentelles, &eacute;tudes ou ballades. Il leur
+imprimait &agrave; toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence
+ind&eacute;termin&eacute;e, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient
+presque plus rien de mat&eacute;riel et, comme les impond&eacute;rables, semblaient
+agir sur l'&ecirc;tre sans passer par les sens. Tant&ocirc;t on croyait entendre les
+joyeux tr&eacute;pignements de quelque p&eacute;ri amoureusement taquine; tant&ocirc;t,
+c'&eacute;taient des modulations velout&eacute;es et chatoyantes comme la robe d'une
+salamandre; tant&ocirc;t, on saisissait des accents profond&eacute;ment d&eacute;courag&eacute;s,
+comme si des &acirc;mes en peine ne trouvaient pas les charitables pri&egrave;res
+n&eacute;cessaires &agrave; leur d&eacute;livrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de
+ses doigts une d&eacute;sesp&eacute;rance si morne, si inconsolable, qu'on croyait
+voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement supr&ecirc;me
+de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, pr&eacute;f&eacute;rait la mort &agrave;
+l'exil, ne pouvant supporter de quitter <i>Venezia la bella</i>!<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a></p>
+
+<p>Chopin se livrait aussi &agrave; des fantaisies burlesques; il &eacute;voquait
+volontiers parfois quelque sc&egrave;ne &agrave; la Jacques Callot, pour faire rire,
+grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises,
+pleines de saillies musicales, p&eacute;tillantes d'esprit et de <i>humour</i>
+anglais, comme un feu de fagots verts. L'<i>&Eacute;tude V</i> nous a conserv&eacute; une
+de ces improvisations piquantes, o&ugrave; les touches noires du clavier sont
+exclusivement attaqu&eacute;es, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que
+les touches sup&eacute;rieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il &eacute;tait,
+reculant devant la jovialit&eacute; vulgaire, le rire grossier, la gaiet&eacute;
+commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont
+la vue cause les plus naus&eacute;abonds &eacute;loignements &agrave; certaines natures
+sensitives et douillettes.</p>
+
+<p>Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de
+tr&eacute;pidation &eacute;mue, timide ou haletante, qui vient au c&#339;ur quand on se
+croit dans le voisinage des &ecirc;tres surnaturels, en pr&eacute;sence de ceux qu'on
+ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni
+comment enchanter. Il faisait toujours onduler la m&eacute;lodie, comme un
+esquif port&eacute; sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait
+mouvoir ind&eacute;cise, comme une apparition a&eacute;rienne, surgie &agrave; l'improviste
+en ce monde tangible et palpable. Dans ses &eacute;crits, il indiqua d'abord
+cette mani&egrave;re, qui donnait un cachet si particulier &agrave; sa virtuosit&eacute;, par
+le mot de <i>Tempo rubato</i>: temps d&eacute;rob&eacute;, entrecoup&eacute;, mesure souple,
+abrupte et languissante &agrave; la fois, vacillante comme la flamme sous le
+souffle qui l'agite, comme les &eacute;pis d'un champ ondul&eacute;s, par les molles
+pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclin&eacute;s de ci et
+de l&agrave; par les versatilit&eacute;s d'une brise piquante.</p>
+
+<p>Mais, le mot qui n'apprenait rien &agrave; qui savait, ne disant rien &agrave; qui ne
+savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard
+d'ajouter cette explication &agrave; sa musique, persuad&eacute; que si on en avait
+l'intelligence, il &eacute;tait impossible de ne pas deviner cette r&egrave;gle
+d'irr&eacute;gularit&eacute;. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles &ecirc;tre jou&eacute;es
+avec cette sorte de balancement accentu&eacute; et prosodi&eacute;, cette <i>morbidezza</i>
+dont il &eacute;tait difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas
+souvent entendu lui-m&ecirc;me. Il semblait d&eacute;sireux d'enseigner cette
+mani&egrave;re &agrave; ses nombreux &eacute;l&egrave;ves, surtout &agrave; ses compatriotes auxquels il
+voulait, plus qu'&agrave; d'autres, communiquer le souffle de son inspiration.
+Ceux-ci, ou plut&ocirc;t celles-l&agrave;, la saisissaient avec cette aptitude
+qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de po&eacute;sie. Une
+compr&eacute;hension inn&eacute;e de sa pens&eacute;e leur permettait de suivre toutes les
+fluctuations de son vague azur&eacute;.</p>
+
+<p>Chopin savait, il le savait m&ecirc;me trop, qu'il n'agissait pas sur la
+multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils &agrave; une mer de
+plomb, leurs flots, mall&eacute;ables &agrave; tous les feux, n'en sont pas moins
+lourds &agrave; remuer. Ils n&eacute;cessitent le bras puissant de l'ouvrier athl&egrave;te
+pour &ecirc;tre vers&eacute;s dans un moule, o&ugrave; le m&eacute;tal en fusion devient tout d'un
+coup une id&eacute;e et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin
+avait conscience de n'&ecirc;tre parfaitement go&ucirc;t&eacute; que dans ces r&eacute;unions,
+malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits &eacute;taient
+pr&eacute;par&eacute;s &agrave; le suivre partout o&ugrave; il lui plaisait de les conduire; &agrave; se
+transporter avec lui dans ces sph&egrave;res o&ugrave; les anciens ne faisaient entrer
+que par la porte d'ivoire des songes heureux, entour&eacute;e de pilastres
+diamant&eacute;s aux mille feux iris&eacute;s. Il prenait plaisir &agrave; surmonter cette
+porte, dont les g&eacute;nies gardent les secr&egrave;tes serrures, d'une coupole dans
+laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces
+transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers
+kal&eacute;&iuml;doscopiques sont cach&eacute;s dans une brunie oliv&acirc;tre qui les efface et
+les d&eacute;voile tour &agrave; tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer
+dans un monde o&ugrave; tout est miracle charmant, surprise folle, songe
+r&eacute;alis&eacute;! Mais, il fallait &ecirc;tre des initi&eacute;s pour savoir comment on en
+franchit le seuil!</p>
+
+<p>Chopin se r&eacute;fugiait et se complaisait volontiers en ces r&eacute;gions
+imagin&eacute;es, o&ugrave; il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les
+estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs
+de bataille de l'art musical, o&ugrave; l'on tombe quelquefois aux mains d'un
+vainqueur improvis&eacute;, conqu&eacute;rant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour,
+mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et
+d'asphod&egrave;les, pour intercepter l'entr&eacute;e du bois sacr&eacute; d'Apollon! Pendant
+ce jour, le &laquo;soldat heureux&raquo; se sent bien l'&eacute;gal des rois; mais
+seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour
+l'imagination qui hante les divinit&eacute;s des airs et les esprits peuplant
+les cimes.</p>
+
+<p>Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est &agrave; la merci des caprices d'une mode
+de boutiques, de r&eacute;clames, d'annonces, de camaraderies, mode &eacute;quivoque
+et de naissance douteuse. Or, si la mode bien n&eacute;e, la mode personne de
+qualit&eacute;, est toujours une sotte d&eacute;esse, que doit-ce &ecirc;tre d'une mode sans
+parents avouables! Les natures d'artiste finement tremp&eacute;es,
+&eacute;prouveraient s&ucirc;rement une r&eacute;pugnance bien naturelle &agrave; se mesurer corps
+&agrave; corps avec un de ces Hercule de foire, d&eacute;guis&eacute; en prince de l'art, qui
+guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant pr&ecirc;t &agrave;
+assaillir de ses coups de b&acirc;ton le chevalier arm&eacute; de la veille, en qu&ecirc;te
+de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-&ecirc;tre d'avoir &agrave;
+lutter contre un si pi&egrave;tre adversaire, que de se voir r&eacute;duites &agrave;
+recevoir des coups d'&eacute;pingle qui simulent des coups de poignard, d'une
+mode v&eacute;nale, d'une mode commer&ccedil;ante, d'une mode industrielle, insolente
+courtisane qui pr&eacute;tend en remontrer &agrave; l'Olympe des grands salons du
+beau-monde! Elle voudrait m&ecirc;me, l'insens&eacute;e, s'abreuver &agrave; la coupe de
+H&eacute;b&eacute; qui, rougissant &agrave; son approche, implore pour la foudroyer, tant&ocirc;t
+l'aide de V&eacute;nus, tant&ocirc;t celle de Minerve! Vainement! Ni la beaut&eacute;
+supr&ecirc;me ne parvient &agrave; &eacute;clipser son fard de marchande d'orvi&eacute;tan, ni la
+sagesse arm&eacute;e de toutes pi&egrave;ces ne peut lui arracher sa marotte dont elle
+se fait un sceptre de paille goudronn&eacute;e! En cette d&eacute;tresse, il ne reste
+&agrave; la d&eacute;esse de l'immortalit&eacute; d'autre ressource que de se d&eacute;tourner
+indign&eacute;e de cette intruse de bas-&eacute;tage. C'est ce qui ne manque pas
+d'arriver! L'on voit alors les cosm&eacute;tiques s'&eacute;cailler sur ses joues
+bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille &eacute;dent&eacute;e
+chass&eacute;e, avant d'avoir eu le temps d'&ecirc;tre d&eacute;laiss&eacute;e.</p>
+
+<p>Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique,
+parfois plaisant jusqu'&agrave; la bouffonnerie, des m&eacute;saventures de quelque
+prot&eacute;g&eacute; de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des
+&laquo;entrepreneurs de r&eacute;putations artistiques&raquo;, des cornacs de b&ecirc;tes plus ou
+moins curieuses, plus ou moins artificielles, &laquo;produit <i>unique</i> de la
+carpe et du lapin&raquo;, &eacute;tait loin d'avoir atteint les impudentes audaces et
+les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois,
+quoique dans l'enfance de l'art, la sp&eacute;culation pouvait d&eacute;j&agrave; faire assez
+d'excursions sur le terrain r&eacute;serv&eacute; aux Muses pour que celui qui les
+hantait exclusivement, qui apr&egrave;s sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui
+ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, f&ucirc;t comme &eacute;pouvant&eacute;
+devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifi&eacute;e du d&eacute;go&ucirc;t
+qu'elle lui inspirait, le musicien-po&egrave;te disait un jour &agrave; un artiste de
+ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: &laquo;Je ne suis point propre &agrave;
+donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxi&eacute; par ses
+haleines pr&eacute;cipit&eacute;es, paralys&eacute; par ses regards curieux, muet devant ses
+visages &eacute;trangers; mais toi, tu y es destin&eacute;, car quand tu ne gagnes pas
+ton public, tu as de quoi l'assommer&raquo;.</p>
+
+<p>Cependant, mettant &agrave; part la concurrence des artistes qui n'en sont pas,
+des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou
+de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal &agrave; l'aise devant
+un &laquo;grand public&raquo;, ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix
+minutes &agrave; l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entra&icirc;ner par
+l'irr&eacute;sistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air rar&eacute;fi&eacute;
+dilate les poumons sains et purs, ou bien, stup&eacute;fier par ses r&eacute;v&eacute;lations
+gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des
+v&eacute;tilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la
+constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilit&eacute;
+de po&egrave;te. Sa volontaire abn&eacute;gation des bruyants succ&egrave;s cachait, &agrave; qui
+savait le discerner, un froissement int&eacute;rieur. Ayant un sentiment tr&egrave;s
+distinct de sa sup&eacute;riorit&eacute; native, (comme tous ceux qui ont su la
+cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste
+polonais n'en recevait pas du dehors assez d'&eacute;chos intelligents, pour
+gagner la tranquille certitude d'&ecirc;tre r&eacute;ellement appr&eacute;ci&eacute; &agrave; toute sa
+valeur. Il avait vu d'assez pr&egrave;s l'acclamation populaire pour conna&icirc;tre
+cette b&ecirc;te, parfois intuitive, parfois ing&eacute;nuement et noblement
+passionn&eacute;e, plus souvent fantasque, capricieuse, r&eacute;tive, d&eacute;raisonnable,
+ayant encore en elle du sauvage: sottement engou&eacute;e, sottement encol&eacute;r&eacute;e,
+car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer
+inaper&ccedil;us les plus nobles joyaux; elle se f&acirc;che pour des bagatelles et
+se laisse enj&ocirc;ler par les plus fades flagorneries. Mais, chose &eacute;trange,
+Chopin qui la savait par c&#339;ur, en avait horreur et s'en faisait besoin.
+Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses na&iuml;ves &eacute;motions
+d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son &acirc;me, au
+r&eacute;cit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les
+extases!</p>
+
+<p>Plus &laquo;ce d&eacute;licat&raquo;, cet &eacute;picurien du spiritualisme, perdait l'habitude de
+dompter et de braver le &laquo;grand public&raquo;, plus il lui en imposait. Pour
+rien au monde il n'e&ucirc;t voulu qu'une mauvaise &eacute;toile lui donne le
+dessous en sa pr&eacute;sence, dans un de ces combats singuliers o&ugrave; l'artiste,
+comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son d&eacute;fi et son
+gant &agrave; quiconque lui conteste la beaut&eacute; et la primaut&eacute; de sa dame;
+c'est-&agrave;-dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison,
+que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu &ecirc;tre ni plus aim&eacute;, ni plus
+go&ucirc;t&eacute;, qu'il ne l'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; par le groupe sp&eacute;cial qui composait son
+&laquo;petit public&raquo;. Il se demandait peut-&ecirc;tre, non &agrave; tort, h&eacute;las! tant sont
+incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines
+affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aim&eacute;, moins
+appr&eacute;ci&eacute;, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit:
+&laquo;les d&eacute;licats sont malheureux!&raquo;</p>
+
+<p>Ayant ainsi conscience des exigences qu'entra&icirc;nait la nature de son
+talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques
+concerts de d&eacute;but, en 1831, dans lesquels il se fit entendre &agrave; Vienne et
+&agrave; Munich, il n'en donna plus que peu &agrave; Paris et &agrave; Londres et ne put
+gu&egrave;re voyager &agrave; cause de sa sant&eacute;. Elle lui fit subir des crises
+quelquefois fort dangereuses, restant toujours d&eacute;bile, exigeant toujours
+de grandes pr&eacute;cautions; n&eacute;anmoins, elle lui laissait de belles saisons
+de r&eacute;pit, de belles ann&eacute;es d'un &eacute;quilibre qui lui donnait une force
+relative. Elle ne lui e&ucirc;t point permis de se faire conna&icirc;tre dans toutes
+les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne &agrave;
+Saint-P&eacute;tersbourg, en s'arr&ecirc;tant aux villes d'universit&eacute; et aux cit&eacute;s
+manufacturi&egrave;res, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique,
+aper&ccedil;u un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Imp&eacute;ratrice de
+Russie, la fit sourire en s'&eacute;criant: &laquo;Comment! Une si grande r&eacute;putation
+dans un si petit endroit!&raquo; N&eacute;anmoins, la sant&eacute; de Chopin ne l'e&ucirc;t point
+emp&ecirc;ch&eacute; de se faire plus souvent entendre l&agrave;, o&ugrave; il se trouvait; sa
+constitution d&eacute;licate &eacute;tait donc moins une raison, qu'un pr&eacute;texte
+d'abstention, pour &eacute;viter d'&ecirc;tre mis et remis en question.</p>
+
+<p>Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part &agrave;
+ces jo&ucirc;tes publiques et solennelles, o&ugrave; l'acclamation populaire salue le
+triomphateur; s'il se sentait d&eacute;prim&eacute; en s'en voyant exclu, c'est qu'il
+ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce
+qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouch&eacute; par le &laquo;grand public&raquo;, il voyait
+bien que celui-ci, en prenant au s&eacute;rieux son propre verdict, for&ccedil;ait
+aussi les autres &agrave; le prendre pour tel: tandis que le &laquo;petit public&raquo;, le
+monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconna&icirc;tre
+d'autorit&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux.
+Il a peur des excentricit&eacute;s du g&eacute;nie, il recule devant les hardiesses
+d'une grande sup&eacute;riorit&eacute;, d'une grande individualit&eacute;, d'une grande &acirc;me,
+d'un grand esprit, ne se sentant pas assez s&ucirc;r de lui-m&ecirc;me pour
+reconna&icirc;tre celles qui sont justifi&eacute;es par les exigences int&eacute;rieures
+d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans h&eacute;sitation
+celles qui ne correspondent qu'&agrave; de petites passions, n'ayant rien
+d'exceptionnel: &agrave; des &laquo;poses&raquo; d'un but fort ordinaire, se formulant en
+un d&eacute;sir d'&eacute;blouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un m&eacute;tier
+lucratif, au bout duquel on aper&ccedil;oit une bonne retraite de rentier
+bourgeoisement cas&eacute;.</p>
+
+<p>Le monde des salons ne distingue pas ces personnalit&eacute;s si diff&eacute;rentes
+qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il
+n'a point encore pris &agrave; c&#339;ur de penser par lui-m&ecirc;me, en dehors de la
+tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le
+directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc
+pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des
+sentiments jetant Ossa sur P&eacute;lion pour escalader les astres, d'avec les
+mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une
+&eacute;go&iuml;ste suffisance, joints &agrave; une vile courtisanerie des passions du
+jour, des vices &eacute;l&eacute;gants, de l'immoralit&eacute; &agrave; la mode, de la
+d&eacute;moralisation r&eacute;gnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des
+grandes pens&eacute;es, se traduisant sans aucun &laquo;effet&raquo; cherch&eacute;, d'avec les
+conventionalit&eacute;s surann&eacute;es d'un style qui a fait son temps et dont les
+vieilles douairi&egrave;res deviennent les gardiennes attitr&eacute;es, faute de
+savoir suivre d'un &#339;il intelligent les incessantes transformations de
+l'art.</p>
+
+<p>Pour s'&eacute;pargner le soin d'appr&eacute;cier, en connaissance de cause,
+l'int&eacute;grit&eacute; des sentiments du po&egrave;te-artiste dont l'&eacute;toile semble monter
+sur le firmament de l'art; pour s'&eacute;viter la peine de prendre l'art au
+s&eacute;rieux, afin d'&ecirc;tre &agrave; m&ecirc;me de pr&eacute;juger avec quelque divination des
+promesses que les jeunes hommes apportent et des qualit&eacute;s qui leur
+permettront de les r&eacute;aliser, le monde des salons ne soutient avec
+constance, pour mieux dire, il ne prot&egrave;ge avec obstination, que les
+m&eacute;diocrit&eacute;s adulatrices, dont il n'a &agrave; redouter aucune nouveaut&eacute;
+embarrassante, (<i>keine Genialit&auml;t</i>); qui se laissent traiter de haut en
+bas et que l'on maltraite &agrave; son aise, n'ayant jamais &agrave; en craindre ni un
+d&eacute;faut g&ecirc;nant, ni un lustre ineffa&ccedil;able!</p>
+
+<p>Ce &laquo;petit public&raquo; tant vant&eacute; peut bien mettre au jour une <i>vogue</i>; mais
+cette <i>vogue</i>, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de
+r&eacute;alit&eacute; qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux
+qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des p&eacute;tales de roses et
+d'&#339;illets l&eacute;g&egrave;rement ferment&eacute;s. Cette <i>vogue</i> est une chose &eacute;ph&eacute;m&egrave;re,
+ch&eacute;tive, sans consistance, sans vie r&eacute;elle, toujours pr&ecirc;te &agrave; s'&eacute;vaporer,
+parce qu'elle ignore sa raison d'&ecirc;tre et souvent n'en a aucune &agrave; donner.
+Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment
+il s'est senti saisi, fr&eacute;missant, &eacute;lectris&eacute;, &laquo;empoign&eacute;&raquo; dit le pl&eacute;b&eacute;ien
+ravi, renferme du moins ces &laquo;gens du m&eacute;tier&raquo; qui savent ce qu'ils disent
+et pourquoi ils le disent,&mdash;tant que la tarantule de l'envie ne les a
+point piqu&eacute;s et ne leur fait point cracher &agrave; chaque discours, comme &agrave; la
+f&eacute;e malfaisante des contes de Perrault, les vip&egrave;res et les crapauds du
+mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la
+v&eacute;rit&eacute;, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice!</p>
+
+<p>Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret d&eacute;plaisir,
+jusqu'&agrave; quel point les salons d'&eacute;lite rempla&ccedil;aient par leurs
+applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait,
+faisant par l&agrave; acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur
+sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'&eacute;tait aper&ccedil;u,
+qu'entre ces beaux messieurs si bien fris&eacute;s et pommad&eacute;s, entre ces
+belles dames si d&eacute;collet&eacute;es et si parfum&eacute;es, tous ne le comprenaient
+pas. Apr&egrave;s quoi, il &eacute;tait bien moins s&ucirc;r encore si ce peu qui le
+comprenait, le comprenait bien? Il en r&eacute;sultait un m&eacute;contentement, assez
+ind&eacute;fini peut-&ecirc;tre pour lui-m&ecirc;me, du moins quant &agrave; sa v&eacute;ritable source,
+mais qui le minait sourdement. On le voyait choqu&eacute; presque par des
+&eacute;loges qui sonnaient creux ou sonnaient faux &agrave; son oreille. Tous ceux
+auxquels il avait droit de pr&eacute;tendre ne lui parvenant pas en larges
+bouff&eacute;es, il &eacute;tait port&eacute; &agrave; trouver f&acirc;cheuses les louanges isol&eacute;es quand
+elles portaient &agrave; c&ocirc;t&eacute;, ne visant presque jamais juste, ne touchant le
+point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste
+savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le
+mouvement rhythm&eacute; des &eacute;ventails coquets battant des ailes!</p>
+
+<p>&Agrave; travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi
+qu'une poussi&egrave;re dor&eacute;e, mais importune, des compliments qui lui
+semblaient mont&eacute;s sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets
+qui encombraient les jolies mains et les emp&ecirc;chaient de se tendre vers
+lui, on pouvait, avec un peu de p&eacute;n&eacute;tration, d&eacute;couvrir qu'il se jugeait
+non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il pr&eacute;f&eacute;rait alors n'&ecirc;tre
+pas troubl&eacute; dans la placide solitude de ses contemplations int&eacute;rieures,
+de ses fantaisies, de ses r&ecirc;ves, de ses &eacute;vocations de po&egrave;te et
+d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ing&eacute;nieux
+moqueur lui-m&ecirc;me, pour pr&ecirc;ter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point
+en g&eacute;nie m&eacute;connu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon go&ucirc;t et
+de bonne gr&acirc;ce, il dissimula si compl&egrave;tement la blessure de son l&eacute;gitime
+orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas
+sans raison qu'on attribuerait la raret&eacute; graduellement croissante des
+occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du
+piano, plus encore au d&eacute;sir qu'il &eacute;prouvait de fuir les hommages qui ne
+lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait d&ucirc;, qu'&agrave;
+l'augmentation de sa faiblesse, mise &agrave; de tout aussi rudes &eacute;preuves par
+les longues heures qu'il passait &agrave; jouer chez lui, aussi bien que par
+les le&ccedil;ons qu'il n'a jamais cess&eacute; de donner.</p>
+
+<p>Il est &agrave; regretter que les indubitables avantages qui devraient r&eacute;sulter
+pour l'artiste &agrave; ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent
+ainsi diminu&eacute;s par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et
+par l'absence compl&egrave;te d'une v&eacute;ritable entente de ce qui d&eacute;termine le
+Beau en soi, comme des moyens qui le r&eacute;v&egrave;lent et qui constituent l'Art.
+Les appr&eacute;ciations de salon ne sont que <i>d'&eacute;ternels &agrave;-peu-pr&egrave;s</i>, comme
+les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces
+feuilletons saupoudr&eacute;s et paillet&eacute;s de fins aper&ccedil;us qui, chaque lundi,
+charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions
+superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances pr&eacute;alables,
+aucune port&eacute;e et aucun avenir dans un int&eacute;r&ecirc;t sinc&egrave;re et soutenu;
+impressions si passag&egrave;res, qu'on peut les appeler plut&ocirc;t physiques que
+morales.&mdash;Trop pr&eacute;occup&eacute; des petits int&eacute;r&ecirc;ts du jour, des incidents de
+la politique, des succ&egrave;s de jolies femmes, des bons-mots de ministres &laquo;&agrave;
+pied&raquo; ou de d&eacute;s&#339;uvr&eacute;s m&eacute;contents, du mariage ou des relevailles de
+quelque &eacute;l&eacute;gante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu
+&eacute;difiantes, de m&eacute;disances qu'on traite de calomnies ou de calomnies
+qu'on traite de m&eacute;disances, le grand monde ne veut en fait de po&eacute;sie, ne
+supporte en fait d'art, que des &eacute;motions qui s'inhalent en quelques
+minutes, s'&eacute;puisent en une soir&eacute;e, s'oublient le lendemain!</p>
+
+<p>Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des
+artistes vains et obs&eacute;quieux, faute de savoir &ecirc;tre fiers et patients.
+Puis, en s'affadissant le go&ucirc;t avec eux, il perd la virginit&eacute;,
+l'originalit&eacute;, la spontan&eacute;it&eacute; primitive de ses sensations; ensuite de
+quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre,
+un po&egrave;te de grande lign&eacute;e, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne
+mani&egrave;re. Par l&agrave;, si haut qu'il soit, la grande po&eacute;sie, le grand art
+surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans
+les appartements tendus de damas rouge; il s'&eacute;vanouit dans les salons
+jaune paille ou bleu nacr&eacute;. Tout v&eacute;ritable artiste l'a senti, quoique
+tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renomm&eacute;e,
+plus familiaris&eacute; que d'autres avec les variations du thermom&egrave;tre
+intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces
+temp&eacute;ratures toujours fra&icirc;ches, parfois glaciales et gla&ccedil;antes, r&eacute;p&eacute;ta
+souvent: &laquo;&Agrave; la cour, il faut &ecirc;tre court!&raquo; Et il ajoutait entre amis: &laquo;Il
+ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce
+que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout
+des pieds et fasse penser &agrave; une valse pass&eacute;e ou future!&raquo;</p>
+
+<p>D'ailleurs, le <i>glac&eacute;</i> conventionnel du grand monde qui recouvre la
+gr&acirc;ce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts;
+l'affectation, l'aff&eacute;terie, les minauderies des femmes; l'empressement
+hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait &eacute;trangler
+celui dont la pr&eacute;sence d&eacute;tourne d'eux le regard de quelque belle,
+l'attention de quelque oracle de salon, sont des &eacute;l&eacute;ments trop peu
+intelligents, trop peu sinc&egrave;res, trop factices en d&eacute;finitive, pour que
+le po&egrave;te s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient
+&laquo;s&eacute;rieux&raquo; et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires,
+daignent laisser tomber un mot du bout de leurs l&egrave;vres fan&eacute;es et
+sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette
+condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent &agrave;
+contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le
+moins en lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il y trouve plut&ocirc;t occasion de se convaincre que l&agrave;, personne n'est
+admis &agrave; l'auguste fr&eacute;quentation des Muses. Les femmes qui se p&acirc;ment
+parce que leurs nerfs sont excit&eacute;s, sans rien saisir de l'id&eacute;al que
+l'artiste chante, de l'id&eacute;e qu'il a voulu exprimer sous les formes du
+beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce
+que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni
+les autres, pr&eacute;par&eacute;s et dispos&eacute;s &agrave; voir en lui autre chose qu'un
+acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des
+filles de Mn&eacute;mosyne, des r&eacute;v&eacute;lations d'Apollon Musag&egrave;te, ces hommes et
+ces femmes habitu&eacute;s d&egrave;s leur enfance &agrave; ne go&ucirc;ter que des plaisirs
+intellectuels qui frisent la platitude, cach&eacute;e sous les formes mignardes
+d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils
+sont s'affolent du bric-&agrave;-brac devenu le cauchemar des salons o&ugrave; l'on se
+pique d'avoir le go&ucirc;t, ne poss&eacute;dant pas le sentiment des arts; on s'y
+&eacute;prend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer &laquo;le dieu de la
+porcelaine et de la verrerie&raquo;; on s'y arrache le fade dessinateur des
+vues de ch&acirc;teau, de vignettes mani&eacute;r&eacute;es et de madonnes guind&eacute;es! En
+fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des
+&laquo;pens&eacute;es fugitives&raquo; faciles &agrave; &eacute;peler!</p>
+
+<p>Une fois arrach&eacute; &agrave; son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la
+retrouver que dans l'int&eacute;r&ecirc;t de son auditoire, plus qu'attentif, vivant
+et anim&eacute;, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus
+noble, pour ce qu'il pressent de plus &eacute;lev&eacute;, pour ce qu'il veut de plus
+d&eacute;vou&eacute;, pour ce qu'il r&ecirc;ve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus
+divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignor&eacute; de nos salons actuels, o&ugrave;
+la Muse ne descend gu&egrave;re que par m&eacute;garde, pour aussit&ocirc;t s'envoler vers
+d'autres r&eacute;gions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration,
+l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les
+sourires s&eacute;millants qui ne demandent qu'&agrave; &ecirc;tre d&eacute;sennuy&eacute;s, dans les
+froids regards d'un ar&eacute;opage de vieux diplomates blas&eacute;s, sans foi et
+sans entrailles, qu'on dirait rassembl&eacute;s pour juges des m&eacute;rites d'un
+trait&eacute; de commerce ou des exp&eacute;riences qui donnent droit &agrave; un brevet
+d'invention. Pour que l'artiste soit v&eacute;ritablement &agrave; sa propre hauteur,
+pour qu'il s'&eacute;l&egrave;ve au-dessus de lui-m&ecirc;me, pour qu'il transporte son
+auditoire en &eacute;tant hors de lui, enlev&eacute; et illumin&eacute; par le feu divin,
+<i>l'estro poetico</i>, il lui faut sentir qu'il &eacute;branle, qu'il &eacute;meut ceux
+qui l'&eacute;coutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des m&ecirc;mes
+instincts, qu'il les entra&icirc;ne enfin &agrave; sa suite dans sa migration vers
+l'infini, comme le chef des troupes ail&eacute;es, lorsqu'il donne le signal
+du d&eacute;part, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages.</p>
+
+<p>En th&egrave;se g&eacute;n&eacute;rale, l'artiste aurait tout &agrave; gagner de ne fr&eacute;quenter
+qu'une soci&eacute;t&eacute; de &laquo;patriciens &eacute;clair&eacute;s&raquo;, car ce n'est pas sans un
+certain fond de raison que le C<sup>te</sup> Joseph de Maistre, voulant une fois
+improviser une d&eacute;finition du Beau, s'&eacute;cria: &laquo;le Beau, c'est ce qu'il
+pla&icirc;t au patricien &eacute;clair&eacute;!&raquo;&mdash;Sans doute, le patricien devant &ecirc;tre par
+sa position sociale au-dessus de toutes les consid&eacute;rations int&eacute;ress&eacute;es
+et des pr&eacute;dilections communes qui en d&eacute;coulent, appel&eacute;es bourgeoises,
+parce que la bourgeosie tient en ses mains les int&eacute;r&ecirc;ts mat&eacute;riels d'une
+nation; le patricien est pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;sign&eacute;, non seulement pour
+comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager,
+l'expression et l'&eacute;lan de tous les sentiments rares, h&eacute;ro&iuml;ques,
+d&eacute;licats, d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;s, vou&eacute;s aux grandes choses et aux grandes id&eacute;es,
+que l'art a pour mission de faire briller de tout leur &eacute;clat dans les
+cr&eacute;ations b&eacute;nies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut
+r&eacute;v&eacute;ler, d&eacute;peindre et d&eacute;crire, avec une intensit&eacute; surhumaine; que seul
+il peut glorifier, auquel seul il peut d&eacute;partir l'apoth&eacute;ose d'une
+immortalit&eacute; terrestre! Telle serait la th&egrave;se.&mdash;Mais, si nous envisageons
+l'antith&egrave;se, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas
+exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins &agrave; gagner qu'&agrave; perdre
+lorsqu'il prend go&ucirc;t &agrave; la soci&eacute;t&eacute; de la noblesse contemporaine. Il s'y
+eff&eacute;mine, il s'y rapetisse, il s'y r&eacute;duit au r&ocirc;le d'un amuseur
+charmant, d'un passe-temps comme il faut et co&ucirc;teux; &agrave; moins qu'on ne
+l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et &agrave; la base de
+l'&eacute;chelle aristocratique.</p>
+
+<p>Dans les cours, depuis des temps imm&eacute;moriaux, l'on &eacute;reinte le po&egrave;te et
+l'artiste en laissant &agrave; d'autres M&eacute;c&egrave;nes le soin de les r&eacute;compenser
+v&eacute;ritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire
+imp&eacute;rial, une approbation royale, une faveur souveraine, une &eacute;pingle ou
+des boutons de diamants suffisent,&mdash;et au del&agrave;!&mdash;pour compenser toutes
+les pertes de temps, de facult&eacute;s ardentes et d'&eacute;nergies vitales,
+auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires
+incandescents. Firdousi, l'Hom&egrave;re persan, recevait en monnaie de cuivre
+les mille pi&egrave;ces effigi&eacute;es que son sultan lui avait promis en monnaie
+d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope,
+comment l'&eacute;cureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui
+renvoyait le sac de noisettes re&ccedil;u lorsqu'il n'avait plus de dents pour
+les croquer.</p>
+
+<p>En revanche, chez les rois et les princes de la finance, o&ugrave; l'on
+contrefait plus qu'on n'imite les mani&egrave;res des vrais grands-seigneurs,
+o&ugrave; tout se paie argent-comptant,&mdash;m&ecirc;me la visite d'un potentat tel que
+Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour
+allumer son feu de chemin&eacute;e quand il daigne se faire h&eacute;berger par son
+banquier,&mdash;le po&egrave;te et l'artiste n'en sont pas &agrave; attendre un honoraire
+qui mette leur vieillesse &agrave; l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour
+n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini &agrave; d'excellentes affaires
+qui le gorg&egrave;rent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux
+pr&eacute;c&eacute;dents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit
+pied quand l'artiste pr&eacute;f&eacute;rait, (non sans un soupir peut-&ecirc;tre), acqu&eacute;rir
+&agrave; bon march&eacute; un pot-au-feu toujours fumant, en renon&ccedil;ant &agrave; se nourrir de
+l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit r&acirc;p&eacute;, la
+mansarde sans soleil et sans feu!...</p>
+
+<p>Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours &eacute;puisent le g&eacute;nie et le talent
+de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du po&egrave;te, comme la beaut&eacute;
+des femmes &eacute;clatantes &eacute;puise par l'admiration incessante qu'elle
+provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.&mdash;Le monde
+bourgeois des enrichis &eacute;touffe l'artiste et le po&egrave;te dans la
+gloutonnerie du mat&eacute;rialisme; l&agrave;, femmes et hommes ne savent mieux faire
+que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de
+boudoir, jusqu'&agrave; les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en
+porcelaine du Japon.&mdash;De cette fa&ccedil;on, les splendeurs des premiers et des
+derniers gradins de la puissance et de la richesse sont &eacute;galement
+funestes &agrave; ces &ecirc;tres marqu&eacute;s par le sort du signe &laquo;fatale et beau&raquo;; &agrave;
+ces privil&eacute;gi&eacute;s de la nature, dont les Grecs disaient que le ma&icirc;tre des
+cieux les ayant oubli&eacute;s dans la r&eacute;partition des biens de la terre, leur
+donna en compensation le privil&egrave;ge de monter jusqu'&agrave; lui chaque fois
+qu'ils en &eacute;prouvent le beau d&eacute;sir. Mais, ces &ecirc;tres n'&eacute;tant pas moins
+accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le
+beau monde portent la responsabilit&eacute; de celles qui les d&eacute;vorent ou les
+suffoquent derri&egrave;re les lourdes porti&egrave;res capitonn&eacute;es. Quand donc ces
+privil&eacute;gi&eacute;s de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le
+ma&icirc;tre des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans
+condamner aussi ceux qui, ne sachant point les &eacute;couter quand ils font
+entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur
+talent sans respect pour leur inspiration!</p>
+
+<p>&Agrave; la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pens&eacute;e de
+l'artiste et le vol du po&egrave;te; trop occup&eacute; pour se souvenir de leur
+bien-&ecirc;tre et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable
+apr&egrave;s tout et qui se con&ccedil;oit); on les exploite donc sans merci ni
+remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire.
+Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, o&ugrave;, la distraction
+cessant, l'occupation c&eacute;dant, chacun y comprend le po&egrave;te et l'artiste
+comme nul ne le comprend ailleurs; o&ugrave; le souverain le r&eacute;compense comme
+nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour
+quelques-uns, brille d&eacute;sormais aux yeux de tous comme un phare, une
+&eacute;toile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui
+n'est pas.</p>
+
+<p>Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanit&eacute;s satisfaites,
+ne se sentant grands que par l'argent qu'ils d&eacute;pensent, on a beau
+&eacute;couter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on
+ne comprend ni la haute po&eacute;sie, ni le grand art. Les int&eacute;r&ecirc;ts, dits
+positifs, exercent l&agrave; un empire trop absorbant et trop fascinant, pour
+permettre qu'on s'initie aux aust&egrave;res volupt&eacute;s du renoncement, aux
+saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversit&eacute;, aux
+sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux
+nobles m&eacute;pris des faveurs de la fortune, aux d&eacute;fis audacieux lanc&eacute;s &agrave; un
+destin cruel, &agrave; tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute po&eacute;sie
+et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent m&ecirc;me plus de l'existence
+des craintes, des prudences, des pr&eacute;cautions, qui se puisent dans les
+livres de comptabilit&eacute; en partie double. En ces parages, le po&egrave;te et
+l'artiste sont exploit&eacute;s au profit de la vulgarit&eacute; qui l'abaisse et
+parfois le d&eacute;grade.</p>
+
+<p>Mais, comme le rayon solaire qui se d&eacute;gage d'un tr&ocirc;ne peut ne jamais
+venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne
+manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'&eacute;tonnant si dans
+cette alternative, plut&ocirc;t que de chanter leurs plus beaux chants, de
+dire leurs plus beaux secrets &agrave; qui les &eacute;coute sans les entendre,
+l'artiste et le po&egrave;te pr&eacute;f&eacute;raient maintes fois avoir faim, avoir froid,
+au moral ou au physique, rester dans une solitude st&eacute;rile, contraire &agrave;
+leur nature qui a besoin de chaleur, d'&eacute;cho, de reflets, d'expansion,
+pour prendre foi en elle-m&ecirc;me? Qu'y aurait-il d'&eacute;tonnant s'ils
+choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camo&euml;ns, plut&ocirc;t que d'&ecirc;tre
+toujours dupes d'esp&eacute;rances trop tardives &agrave; se r&eacute;aliser, d'une
+admiration trop souvent mal plac&eacute;e et par l&agrave; indiff&eacute;rente; plut&ocirc;t que
+d'&ecirc;tre si bien repus, qu'ils en soient r&eacute;duits &agrave; l'impuissance des b&ecirc;tes
+de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de
+ces &ecirc;tres privil&eacute;gi&eacute;s ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant
+qui condescendent &agrave; pr&eacute;f&eacute;rer l'&eacute;clat des bougies et les revenant bons
+d'un m&eacute;tier d'histrion, &agrave; une vie et &agrave; une mort solitaires! Si l'on voit
+si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer &agrave; la faiblesse de
+caract&egrave;re de ces infortun&eacute;s! &Eacute;tant po&egrave;tes et artistes gr&acirc;ce &agrave; leurs
+facult&eacute;s imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui,
+tant&ocirc;t les ravit jusqu'aux cieux, tant&ocirc;t les attarde entre les pompes de
+la cour ou le luxe de la haute-banque, en les d&eacute;tournant de leur vraie
+vocation.</p>
+
+<p>Le C<sup>te</sup> Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il
+parlait du &laquo;patricien &eacute;clair&eacute;&raquo;, comme d'un vrai juge du Beau; il laissa
+seulement sa pens&eacute;e incompl&egrave;te. Car l'aristocratie, en tant que telle,
+n'a point pour mission sociale de faire, &agrave; l'anglaise, des glosses sur
+Hom&egrave;re, des monographies sur tel po&egrave;te arabe oubli&eacute; et tel trouv&egrave;re
+retrouv&eacute;; des &eacute;tudes approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange,
+Rapha&euml;l, des recherches curieuses sur Josquin-des-Pr&egrave;s,
+Orlando-di-Lasso, Monteverde, F&eacute;o, etc. etc. Sa sup&eacute;riorit&eacute; consiste &agrave;
+conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps;
+des aspirations, des attendrissements, des compassions propres &agrave; la
+g&eacute;n&eacute;ration contemporaine, qui trouvent leur expression la plus
+p&eacute;n&eacute;trante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du
+musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur!
+Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la
+vraie providence de la po&eacute;sie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait
+que le patriciat n'abandonne point au hasard du go&ucirc;t de chacun, la
+protection qu'il doit &agrave; l'artiste et au po&egrave;te! Il faudrait qu'il e&ucirc;t
+dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de
+leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des
+beaux-arts; celle de leurs grandes &eacute;poques, de leurs grands styles, de
+leurs transformations derni&egrave;res, de vraies causes et des vrais effets de
+leurs rivalit&eacute;s et de leurs luttes contemporaines, afin que le
+grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe
+artistique, ne laisse point &eacute;chapper une douzaine de r&eacute;flexions d'une
+ignorance na&iuml;ve, priv&eacute;es de syntaxe et parfois de grammaire, dans la
+moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un
+po&egrave;te; danger auquel il n'&eacute;chappe d'ordinaire, qu'en se retranchant
+derri&egrave;re une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le
+po&egrave;te.</p>
+
+<p>Il faudrait aussi qu'une tradition sacr&eacute;e commande au patriciat de
+d&eacute;daigner ces menues manifestations de l'art &agrave; bon march&eacute;, qui sous
+forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies
+colori&eacute;es, de mauvaise peinture, d'inf&acirc;me sculpture, de hochets peints,
+p&eacute;tris, chant&eacute;s, jou&eacute;s, que les artistes ont honte de fabriquer,
+devraient &ecirc;tre rel&eacute;gu&eacute;es plus bas, d&eacute;frayer les plaisirs de plus
+modestes demeures que celles dont les portes sont surmont&eacute;es d'un blason
+s&eacute;culaire.&mdash;Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au
+patriciat, de ne se complaire que dans la haute po&eacute;sie et dans le grand
+art; de ne prot&eacute;ger que les po&egrave;tes qui chantent les plus nobles
+sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux h&eacute;ro&iuml;smes, les
+plus parfaites d&eacute;licatesses, les plus id&eacute;ales tendresses, l'amour le
+plus pur, le pardon le plus g&eacute;n&eacute;reux, le d&eacute;vouement le plus
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'&acirc;me
+humaine dans ces r&eacute;gions d'une haute spiritualit&eacute;, dont l'atmosph&egrave;re
+l'&eacute;l&egrave;ve et la fait vivre au-dessus des pr&eacute;occupations &eacute;go&iuml;stes et
+&eacute;picuriennes, que la poursuite des int&eacute;r&ecirc;ts mat&eacute;riels ou sp&eacute;ciaux
+r&eacute;veillent et nourrissent dans les autres classes de la soci&eacute;t&eacute;. M&ecirc;me
+dans celles de la science, o&ugrave; les passions ne r&eacute;pudient pas toujours
+assez les injustices de l'irritabilit&eacute; et les convoitises d'une vanit&eacute;
+effr&eacute;n&eacute;e, pour atteindre aux sph&egrave;res sup&eacute;rieures et sereines de la haute
+po&eacute;sie et du grand art!</p>
+
+<p>Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le
+tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint
+d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que
+dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses
+&laquo;costumes&raquo; d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une
+allure triviale, dans ses mani&egrave;res qui, ayant perdu toute distinction,
+ne laissent plus apercevoir aucune diff&eacute;rence avec celle des &laquo;bons
+bourgeois de Paris!&raquo; Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant &agrave;
+sa juste hauteur, reprenne son droit inn&eacute; de &laquo;donner le ton&raquo;, pour
+imposer effectivement le &laquo;bon ton&raquo;;&mdash;le bon ton dont la vraie
+caract&eacute;ristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui
+pensent, r&eacute;fl&eacute;chissent, motivent leurs jugements, en m&ecirc;me temps qu'il
+impose sa mode &agrave; cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que
+composent les ravissantes nullit&eacute;s de salons, disposant d'un auditoire
+exquis et de rentes h&eacute;r&eacute;ditaires &agrave; bien employer.</p>
+
+<p>Mais, en e&ucirc;t-il &eacute;t&eacute; pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement &eacute;t&eacute;;
+e&ucirc;t-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exalt&eacute;es
+qu'il m&eacute;ritait si bien, dans ces salons renomm&eacute;s o&ugrave; le bon go&ucirc;t semble
+&ecirc;tre seul appel&eacute; &agrave; r&eacute;gner, dans ce monde superlatif dont les indig&egrave;nes
+se figurent bien &ecirc;tre d'une autre p&acirc;te que le reste des mortels; Chopin
+e&ucirc;t-il &eacute;t&eacute; entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans
+tous les climats; e&ucirc;t-il obtenu ces triomphes &eacute;clatants qui cr&eacute;ent un
+capitole partout o&ugrave; les populations saluent l'honneur et le g&eacute;nie;
+e&ucirc;t-il &eacute;t&eacute; connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'&ecirc;tre que
+par des centaines d'auditoires &eacute;mus, nous ne nous arr&ecirc;terions pourtant
+point &agrave; cette partie de sa carri&egrave;re pour en &eacute;num&eacute;rer les succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Que sont les bouquets &agrave; ceux dont le front appelle d'immortels lauriers?
+Les &eacute;ph&eacute;m&egrave;res sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent
+qu'&agrave; peine en pr&eacute;sence d'une tombe que r&eacute;clament de plus enti&egrave;res
+gloires. Les cr&eacute;ations de Chopin sont destin&eacute;es &agrave; porter dans des
+nations et des ann&eacute;es lointaines, ces joies, ces consolations, ces
+bienfaisantes &eacute;motions, que les &#339;uvres de l'art r&eacute;veillent dans les &acirc;mes
+souffrantes, alt&eacute;r&eacute;es et d&eacute;faillantes, pers&eacute;v&eacute;rantes et croyantes,
+auxquelles elles sont d&eacute;di&eacute;es, &eacute;tablissant ainsi un lien continu entre
+les natures &eacute;lev&eacute;es, sur quelque coin de terre, dans quelque p&eacute;riode des
+temps qu'elles aient v&eacute;cu, mal devin&eacute;es de leurs contemporains quand
+elles ont gard&eacute; le silence, souvent mal comprises quand elles ont parl&eacute;!</p>
+
+<p>&laquo;Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en m&ecirc;me qu'on peut
+commod&eacute;ment cueillir durant une promenade.&raquo; Celles-ci charment quelques
+instants par leur fra&icirc;cheur embaum&eacute;e, mais nous ne saurions les placer &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail
+constant et exemplaire, par un amour s&eacute;rieux de l'art, par un douloureux
+ressentiment des &eacute;motions qu'il a si bien exprim&eacute;es. Puisqu'il n'a point
+cherch&eacute; avec une mesquine avidit&eacute; ces couronnes faciles, dont plus d'un
+de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il v&eacute;cut homme pur,
+g&eacute;n&eacute;reux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble
+des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a pass&eacute; parmi
+nous comme un fant&ocirc;me consacr&eacute; de tout ce que la Pologne r&eacute;c&egrave;le de
+po&eacute;sie,&mdash;prenons garde de manquer de r&eacute;v&eacute;rence &agrave; sa m&eacute;moire. Ne lui
+tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas
+des couronnes faciles et l&eacute;g&egrave;res! &Eacute;levons nos sentiments en face de ce
+cercueil!</p>
+
+<p>Nous tous qui, <i>par la gr&acirc;ce de Dieu</i>, avons le supr&ecirc;me honneur d'&ecirc;tre
+artistes, interpr&egrave;tes choisis par la nature elle-m&ecirc;me du Beau &eacute;ternel;
+nous tous qui le sommes devenus, <i>par droit de conqu&ecirc;te aussi bien que
+par droit de naissance</i>, soit que notre main assouplisse le marbre ou le
+bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui
+grave lentement ses lignes pour la post&eacute;rit&eacute;, soit qu'elle coure sur le
+clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses
+phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte
+emprunt&eacute; &agrave; Uranie ou la plume de Melpom&egrave;ne tremp&eacute;e dans le sang, le
+rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accord&eacute;e
+par la v&eacute;rit&eacute; et la justice, apprenons de celui que nous venons de
+perdre, &agrave; repousser tout ce qui ne tient pas &agrave; l'&eacute;lite des ambitions de
+l'Art; &agrave; concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon
+plus profond que la vogue du jour! Renon&ccedil;ons aussi, pour nous-m&ecirc;mes, aux
+tristes temps de futilit&eacute; et de corruption artistique o&ugrave; nous vivons, &agrave;
+tout ce qui n'est pas digne de l'art, &agrave; tout ce qui ne renferme pas des
+conditions de dur&eacute;e, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque
+parcelle de l'&eacute;ternelle et immat&eacute;rielle beaut&eacute;, qu'il est enjoint &agrave;
+l'art de faire resplendir pour resplendir lui-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Ressouvenons-nous de l'antique pri&egrave;re des Doriens, dont la simple
+formule &eacute;tait d'une si pieuse po&eacute;sie lorsqu'ils demandaient aux dieux de
+leur donner, <i>le Bien par le Beau!</i> Au lieu de tant nous mettre en
+travail pour attirer les foules et leur plaire &agrave; tout prix,
+appliquons-nous plut&ocirc;t, comme Chopin, &agrave; laisser un c&eacute;leste &eacute;cho de ce
+que nous avons ressenti, aim&eacute; et souffert! Apprenons enfin de lui et de
+l'exemple qu'il nous a l&eacute;gu&eacute;, &agrave; exiger de nous-m&ecirc;mes ce qui donne rang
+dans la cit&eacute; mystique de l'art, plut&ocirc;t que de demander au pr&eacute;sent, sans
+respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, &agrave; peine entass&eacute;es, sont
+incontinent fan&eacute;es et oubli&eacute;es!...</p>
+
+<p>En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de
+son vivant ont &eacute;t&eacute; remises aux mains de Chopin par <i>d'illustres &eacute;gaux</i>.
+Une admiration enthousiaste lui &eacute;tait vou&eacute;e par un public, plus resserr&eacute;
+encore que l'aristocratie musicale dont il fr&eacute;quentait les salons. Il
+&eacute;tait form&eacute; par un groupe de noms c&eacute;l&egrave;bres qui s'inclinaient devant lui,
+comme des rois de divers empires rassembl&eacute;s pour f&ecirc;ter un des leurs,
+pour &ecirc;tre initi&eacute; aux secrets de son pouvoir, pour contempler les
+magnificences de ses tr&eacute;sors, les merveilles de son royaume, les
+grandeurs de sa puissance, les &#339;uvres de sa cr&eacute;ation. Ceux-l&agrave; lui
+payaient int&eacute;gralement le tribut qui lui &eacute;tait d&ucirc;. Il n'e&ucirc;t pu en &ecirc;tre
+autrement dans cette France, dont l'hospitalit&eacute; sait discerner avec tant
+de go&ucirc;t le rang de ses h&ocirc;tes.</p>
+
+<p>Les esprits de plus &eacute;minents de Paris se sont maintes fois rencontr&eacute;s
+dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces r&eacute;unions
+d'artistes d'une p&eacute;riodicit&eacute; fantastique, telle que se les figure
+l'oisive imagination de quelques cercles c&eacute;r&eacute;monieusement ennuy&eacute;s;
+telles qu'elles n'ont jamais &eacute;t&eacute;, car la gaiet&eacute;, la verve, l'entrain,
+n'arrivent pour personne &agrave; heure fixe, peut-&ecirc;tre moins qu'&agrave; personne aux
+v&eacute;ritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la <i>maladie
+sacr&eacute;e</i>, orgueil bless&eacute; ou d&eacute;faillance mortelle, il leur faut secouer
+ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs,
+pour s'&eacute;tourdir et s'amuser &agrave; ces jeux pyrotechniques auxquels ils
+excellent; &eacute;merveillement des passants &eacute;bahis, qui aper&ccedil;oivent de loin
+en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose,
+quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon,
+sans rien comprendre aux f&ecirc;tes de l'esprit qui en furent l'occasion.</p>
+
+<p>Malheureusement, la gaiet&eacute; et la verve ne sont aussi pour les po&egrave;tes et
+les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre
+eux, plus privil&eacute;gi&eacute;s que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de
+surmonter assez leur malaise int&eacute;rieur, soit pour toujours porter
+lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des
+embarras de la route, soit pour conserver une s&eacute;r&eacute;nit&eacute; bienveillante et
+douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les
+plus sombres, rel&egrave;ve les plus taciturnes, encourage les plus d&eacute;courag&eacute;s,
+leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosph&egrave;re ti&egrave;de et l&eacute;g&egrave;re,
+une libert&eacute; d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser
+qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur pr&eacute;occupation ou leur
+maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou
+toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien
+faible minorit&eacute;. La grande majorit&eacute; des &ecirc;tres d'imagination, d'&eacute;motions
+subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes
+ad&eacute;quates, &eacute;chappent &agrave; la p&eacute;riodicit&eacute; en toutes choses, surtout en fait
+de gaiet&eacute;.</p>
+
+<p>Chopin n'appartenait pr&eacute;cis&eacute;ment, ni &agrave; ceux dont la verve est toujours
+en train, ni &agrave; ceux dont la placidit&eacute; bienveillante met toujours en
+train celle des autres. Mais, il poss&eacute;dait cette gr&acirc;ce inn&eacute;e de la
+bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux
+lois et devoirs de l'hospitalit&eacute;, lui font encore abdiquer toute
+consid&eacute;ration personnelle pour l'astreindre aux d&eacute;sirs et aux plaisirs
+de ceux qu'il re&ccedil;oit. On aimait &agrave; venir chez lui, parce qu'on y &eacute;tait
+charm&eacute; et parce qu'on y &eacute;tait &agrave; l'aise. On y &eacute;tait bien parce qu'il
+faisait ses h&ocirc;tes ma&icirc;tres de toute chose, se mettant lui-m&ecirc;me et ce
+qu'il poss&eacute;dait &agrave; leurs ordres et service. Munificence sans r&eacute;serve,
+dont le simple laboureur de race slave ne se d&eacute;part point en faisant
+les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empress&eacute; que l'Arabe sous sa
+tente, compensant tout ce qui manque &agrave; la splendeur de sa r&eacute;ception par
+un adage qu'il ne n&eacute;glige pas de r&eacute;p&eacute;ter, que r&eacute;p&egrave;te aussi le grand
+seigneur apr&egrave;s un repas d'une abondance hom&eacute;rique, servi sous des
+lambris dor&eacute;s: <i>Czym bohal, tym rad!</i> Quatre mots qu'on paraphrase ainsi
+aux &eacute;trangers: &laquo;Toute mon humble richesse est &agrave; vous!&raquo;<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>. Cette
+formule est d&eacute;bit&eacute;e avec une gr&acirc;ce et une dignit&eacute; toutes nationales &agrave;
+ses convives, par tout ma&icirc;tre de maison qui conserve les minutieuses et
+pittoresques coutumes des anciennes m&#339;urs de la Pologne.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; &agrave; m&ecirc;me de conna&icirc;tre les usages de l'hospitalit&eacute; dans son
+pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait &agrave; nos r&eacute;unions chez
+Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi
+dont on ne conserve aucun arri&egrave;re-go&ucirc;t fade ou amer et qui ne provoque
+aucune r&eacute;action d'humeur noire. Quoique peu facile &agrave; attirer dans le
+monde et encore moins enclin &agrave; recevoir, il devenait chez lui d'une
+pr&eacute;venance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon o&ugrave;, tout
+en ne paraissant s'occuper de personne, il r&eacute;ussissait &agrave; occuper chacun
+de ce qui lui &eacute;tait le plus agr&eacute;able, &agrave; faire envers chacun preuve de
+courtoisie et de d&eacute;votieux empressement.</p>
+
+<p>Ce n'est assur&eacute;ment pas sans avoir des r&eacute;pugnances l&eacute;g&egrave;rement
+misanthropiques &agrave; vaincre, qu'on d&eacute;cidait Chopin &agrave; ouvrir sa porte et
+son piano pour ceux auxquels une amiti&eacute; aussi respectueuse que loyale
+permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans
+doute, se souvient encore de cette premi&egrave;re soir&eacute;e improvis&eacute;e chez lui
+en d&eacute;pit de ses refus, alors qu'il demeurait &agrave; la Chauss&eacute;e d'Antin. Son
+appartement, envahi par surprise, n'&eacute;tait &eacute;clair&eacute; que de quelques
+bougies r&eacute;unies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait
+particuli&egrave;rement, &agrave; cause de leur sonorit&eacute; argentine un peu voil&eacute;e et de
+leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on e&ucirc;t cru appartenir &agrave;
+un de ses harmonicas que les anciens ma&icirc;tres construisaient si
+ing&eacute;nieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque
+Allemagne conserva le monopole po&eacute;tique.</p>
+
+<p>Des coins laiss&eacute;s dans l'obscurit&eacute; semblaient &ocirc;ter toute borne &agrave; cette
+chambre et l'adosser aux t&eacute;n&egrave;bres de l'espace. Dans quelque clair-obscur
+on entrevoyait un meuble rev&ecirc;tu de sa housse blanch&acirc;tre, forme
+indistincte, se dressant comme un spectre venu pour &eacute;couter les accents
+qui l'avaient appel&eacute;. La lumi&egrave;re, concentr&eacute;e autour du piano, tombait
+sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde &eacute;pandue, rejoignant
+les clart&eacute;s incoh&eacute;rentes du foyer o&ugrave; surgissaient de temps &agrave; autre des
+flammes orang&eacute;es, courtes et &eacute;paisses, comme des gnomes curieux attir&eacute;s
+par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et
+d'un ami sympathique et admiratif, pr&eacute;sent lui-m&ecirc;me cette fois, semblait
+invit&eacute; &agrave; &ecirc;tre le constant auditeur du flux et reflux de tons qui
+venaient chanter, r&ecirc;ver, g&eacute;mir, gronder, murmurer et mourir, sur les
+plages de l'instrument pr&egrave;s duquel il &eacute;tait plac&eacute;. Par un spirituel
+hasard, la nappe r&eacute;verb&eacute;rante de la glace ne refl&eacute;tait, pour le doubler
+&agrave; nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la
+C<sup>sse</sup> d'Agoult, que tant de pinceaux ont copi&eacute;s, que la gravure vient
+de reproduire pour ceux que charme une plume &eacute;l&eacute;gante.</p>
+
+<p>Rassembl&eacute;es dans la zone lumineuse, plusieurs t&ecirc;tes d'&eacute;clatante renomm&eacute;e
+&eacute;taient group&eacute;es autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes,
+&eacute;coutant avec l'int&eacute;r&ecirc;t d'un compatriote les narrations que lui faisait
+Chopin sur le myst&eacute;rieux pays que sa fantaisie &eacute;th&eacute;r&eacute;e hantait aussi,
+dont il avait aussi explor&eacute; les plus d&eacute;licieux parages. Chopin et lui
+s'entendaient &agrave; demi-mot et &agrave; demi-son. Le musicien r&eacute;pondait par de
+surprenants r&eacute;cits aux questions que le po&egrave;te lui faisait tout bas, sur
+ces r&eacute;gions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette
+&laquo;nymphe rieuse&raquo;<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a> dont il voulait savoir &laquo;si elle continuait &agrave; draper
+son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la m&ecirc;me aga&ccedil;ante
+&laquo;coquetterie?&raquo; Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces
+lieux, il s'informait: &laquo;si le Dieu marin &agrave; la longue barbe blanche
+poursuivait toujours une certaine na&iuml;ade espi&egrave;gle et mutine de son
+risible amour?&raquo; Bien instruit de toutes les glorieuses f&eacute;eries qu'on
+voit <i>l&agrave;-bas</i>, <i>l&agrave;-bas</i>, il demandait: &laquo;si les roses y br&ucirc;laient d'une
+flamme toujours aussi fi&egrave;re? si au clair de la lune les arbres y
+chantaient toujours aussi harmonieusement?&raquo;</p>
+
+<p>Chopin r&eacute;pondait. Tous deux, apr&egrave;s s'&ecirc;tre longtemps et famili&egrave;rement
+entretenus des charmes de cette patrie a&eacute;rienne, se taisaient
+tristement, pris de ce mal du pays dont Heine &eacute;tait si atteint alors
+qu'il se comparait &agrave; ce capitaine hollandais du <i>Vaisseau fant&ocirc;me</i>,
+&eacute;ternellement roul&eacute; avec son &eacute;quipage sur les froides vagues, &laquo;soupirant
+en vain apr&egrave;s les &eacute;pices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en &eacute;cume
+de mer, les tasses en porcelaine de Chine!...&raquo; <i>Amsterdam! Amsterdam!
+quand reverrons-nous Amsterdam!</i>&laquo;s'&eacute;criait-il, pendant que la temp&ecirc;te
+mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de l&agrave; sur son
+aqueux enfer.&mdash;&laquo;Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un
+jour l'infortun&eacute; capitaine s'exclamait: <i>Oh! si je reviens &agrave; Amsterdam,
+je pr&eacute;f&eacute;rerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les
+quitter!</i> Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'&eacute;tait
+l'id&eacute;al!&raquo;</p>
+
+<p>Heine croyait savoir, &agrave; un cheveu pr&egrave;s, tout ce qu'avait souffert et
+tout ce qu'avait &eacute;prouv&eacute; le &laquo;pauvre Van der Deken&raquo;, dans sa terrible et
+incessante course &agrave; travers l'oc&eacute;an qui avait enfonc&eacute; ses griffes dans
+l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enracin&eacute; &agrave; son sol
+mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais
+trouver la cha&icirc;ne pour la briser. Quand le satirique po&egrave;te le voulait
+bien, il nous racontait les douleurs, les esp&eacute;rances, les d&eacute;sespoirs,
+les tortures, les abbattements des infortun&eacute;s peuplant ce malheureux
+navire, car il &eacute;tait mont&eacute; sur ses planches maudites, guid&eacute; et ramen&eacute;
+par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours o&ugrave; l'h&ocirc;te de sa
+for&ecirc;t de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus
+amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas,
+pour &eacute;gayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait
+r&ecirc;ver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait.</p>
+
+<p>Sur cette imp&eacute;rissable car&egrave;ne, Heine et Chopin parcouraient ensemble les
+p&ocirc;les o&ugrave; l'aurore bor&eacute;ale, brillante visiteuse de leurs longues nuits,
+mire sa large &eacute;charpe dans les gigantesques stalactites des glaces
+&eacute;ternelles; les tropiques o&ugrave; le triangle zodiacal remplace de sa lumi&egrave;re
+ineffable, durant leurs courtes obscurit&eacute;s, les flammes calcinantes qu'y
+distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide,
+et les latitudes o&ugrave; la vie est opprim&eacute;e et celles o&ugrave; elle est d&eacute;vor&eacute;e,
+apprenant &agrave; conna&icirc;tre chemin faisant toutes les merveilles c&eacute;lestes qui
+marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuy&eacute;s sur
+cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses
+qui surplombent majestueusement le nord, jusqu'&agrave; l'&eacute;clatante croix du
+sud, apr&egrave;s laquelle le d&eacute;sert antarctique commence &agrave; s'&eacute;tendre sur les
+t&ecirc;tes comme sous les pieds, ne laissant &agrave; l'&#339;il &eacute;perdu rien &agrave; contempler
+sur un ciel vide et sans phare, &eacute;tendu au-dessus d'une mer sans rives.
+Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que
+laissent sur l'azur les &eacute;toiles filantes, lucioles d'en haut... et ces
+com&egrave;tes aux incalculables orbites redout&eacute;es pour leur &eacute;trange splendeur,
+tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et
+inoffensives... et Ald&eacute;baran, cet astre distant qui, comme la sinistre
+&eacute;tincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser
+l'approcher... et ces radieuses Pl&eacute;ides versant &agrave; l'&#339;il errant qui les
+cherche une lueur amie et consolatrice, comme une &eacute;nigmatique promesse!</p>
+
+<p>Heine avait vu toutes ces choses sous les diff&eacute;rentes apparences
+qu'elles prennent &agrave; chaque m&eacute;ridien! Il en avait vu bien d'autres encore
+dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assist&eacute; &agrave; la
+cavalcade furieuse d'H&eacute;rodiade, ayant aussi ses entr&eacute;es &agrave; la cour du Roi
+des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des
+Hesp&eacute;rides, &eacute;tant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles &agrave; des
+mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque f&eacute;e, prenant &agrave; t&acirc;che
+leur vie durant de tenir en &eacute;chec les mauvaises fortunes en prodiguant
+les joyaux de leurs &eacute;crins aux &eacute;tranges scintillements. Comme il
+entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du
+surnaturel po&eacute;tique, Chopin nous r&eacute;p&eacute;tait ses discours, nous racontait
+ses descriptions, nous r&eacute;v&eacute;lait ses r&eacute;cits, et Heine le laissait faire,
+oubliant notre pr&eacute;sence lorsqu'il l'&eacute;coutait.</p>
+
+<p>Au soir dont nous parlons, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Heine &eacute;tait assis Meyerbeer, pour
+lequel sont &eacute;puis&eacute;es depuis longtemps toutes les interjections
+admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclop&eacute;ennes, il passait
+de longs instants &agrave; savourer le d&eacute;lectable plaisir de suivre le d&eacute;tail
+des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme
+d'une blonde diaphane.</p>
+
+<p>Plus loin, Adolphe Nourrit; c'&eacute;tait un noble artiste, passionn&eacute; et
+aust&egrave;re &agrave; la fois. Catholique sinc&egrave;re et presque asc&eacute;tique, il r&ecirc;vait
+pour l'art, avec toute la ferveur d'un ma&icirc;tre du moyen-&acirc;ge, un avenir
+r&eacute;g&eacute;n&eacute;rateur du beau pur, glorificateur du beau immacul&eacute;! Dans les
+derni&egrave;res ann&eacute;es de sa vie, il refusait son talent &agrave; toutes les sc&egrave;nes
+d'un ordre de sentiments peu &eacute;lev&eacute;s ou superficiels, pour servir l'art
+avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses
+manifestations, ne le consid&eacute;rant &agrave; toutes les heures du jour, que comme
+un saint tabernacle <i>dont la beaut&eacute; forme la splendeur du vrai</i>.
+Sourdement min&eacute; par une m&eacute;lancolique passion pour le beau, son front
+semblait d&eacute;j&agrave; se marbrer de cette ombre fatale que l'&eacute;clat du d&eacute;sespoir
+n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du
+c&#339;ur et si ineptes pour les deviner.</p>
+
+<p>Hiller y &eacute;tait aussi: son talent s'apparentait &agrave; celui des novateurs
+d'alors, en particulier &agrave; Mendelssohn. Nous nous rassemblions
+fr&eacute;quemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il
+publia dans la suite, dont la premi&egrave;re fut son remarquable oratorio, <i>La
+Destruction de J&eacute;rusalem</i>, il &eacute;crivait des morceaux de piano: les
+<i>Fant&ocirc;mes</i>, les <i>R&ecirc;veries</i>, ses vingt-quatre <i>&Eacute;tudes</i> d&eacute;di&eacute;es &agrave;
+Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achev&eacute;, rappellant ces
+&eacute;tudes de feuillages o&ugrave; les paysagistes retracent d'aventure tout un
+petit po&egrave;me d'ombre et de lumi&egrave;re, avec un seul arbre, une seule
+bruy&egrave;re, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un
+seul motif heureusement et largement trait&eacute;.</p>
+
+<p>Eug&egrave;ne Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait &eacute;tonn&eacute; et
+absorb&eacute; devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on
+croyait entendre les fr&ocirc;lements. Se demandait-il quelle palette, quels
+pinceaux, quelle toile il aurait eu &agrave; prendre, pour leur donner la vie
+de son art? Se demandait-il si c'est une toile fil&eacute;e par Arachn&eacute;, un
+pinceau fait des cils d'une f&eacute;e, une palette, couverte des vapeurs de
+l'arc-en-ciel, qu'il lui e&ucirc;t fallu d&eacute;couvrir? Se plaisait-il &agrave; sourire
+en lui-m&ecirc;me de ces suppositions et &agrave; se livrer tout entier &agrave;
+l'impression qui les faisait na&icirc;tre, par l'attrait qu'&eacute;prouvent quelques
+grands talents pour ceux qui leur font contraste?...</p>
+
+<p>D'entre nous, celui qui paraissait le plus pr&egrave;s de la tombe, le vieux
+Niemcevicz, &eacute;coutait avec une gravit&eacute; morne, un silence et une
+immobilit&eacute; marmor&eacute;ennes, ses propres <i>Chants historiques</i>, que Chopin
+transformait en dramatiques ex&eacute;cutions pour ce survivant des temps qui
+n'&eacute;taient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on
+retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de
+f&ecirc;tes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les
+h&eacute;ros morts!... Ils rem&eacute;moraient ensemble cette longue suite de gloires,
+de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant
+le pr&eacute;sent pour une illusion, les croyait ressuscit&eacute;s, tant ces fant&ocirc;mes
+avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin!
+&mdash;S&eacute;par&eacute;de tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa
+silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours
+trouver&mdash;&laquo;amer le sel de l'&eacute;tranger et son escalier dur &agrave; monter...&raquo;
+Chopin avait beau lui parler de <i>Gra&#380;yna</i> et de <i>Wallenrod</i>, ce <i>Conrad</i>
+demeurait comme sourd &agrave; ces beaux accents; sa pr&eacute;sence seule t&eacute;moignait
+qu'il les comprenait. Il lui semblait, &agrave; juste titre, que nul n'avait
+droit d'en exiger plus de lui!...</p>
+
+<p>Enfonc&eacute;e dans un fauteuil, accoud&eacute;e sur la console, M<sup>me</sup> Sand &eacute;tait
+curieusement attentive, gracieusement subjug&eacute;e. Elle donnait &agrave; cette
+audition toute la r&eacute;verb&eacute;ration de son g&eacute;nie ardent, qu'elle croyait
+dou&eacute; de la rare facult&eacute; r&eacute;serv&eacute; &agrave; quelques &eacute;lus, d'apercevoir le beau
+sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas
+&ecirc;tre cette <i>seconde vue</i>, dont toutes les nations ont reconnu chez les
+femmes inspir&eacute;es les dons sup&eacute;rieurs? Magie du regard qui fait tomber
+devant elles l'&eacute;corce, la larve, l'enveloppe grossi&egrave;re du contour, pour
+leur faire contempler dans son essence invisible l'&acirc;me du po&egrave;te qui s'y
+est incarn&eacute;e, l'id&eacute;al que l'artiste a conjur&eacute; sous le torrent des notes
+ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les
+alignements de la pierre, sous les rhythmes myst&eacute;rieux des strophes ou
+les furieuses interjections du drame! Cette facult&eacute; n'est que vaguement
+ressentie par la plupart de celles qui en sont dou&eacute;es; sa manifestation
+supr&ecirc;me se r&eacute;v&egrave;le dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du
+pass&eacute;, proph&eacute;tique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se
+pla&icirc;t &agrave; le supposer, elle dispense les organisations &eacute;tranges qu'elle
+illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule
+pesamment vers les r&eacute;gions &eacute;sot&eacute;riques qu'elles atteignent de
+prime-saut. Cette facult&eacute; prend son essor, bien moins dans l'&eacute;tude des
+arcanes de la science qui analyse, que dans une fr&eacute;quente familiarit&eacute;
+avec les merveilleuses synth&egrave;ses de la nature et de l'art.</p>
+
+<p>C'est dans l'accoutumance de ces t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec la cr&eacute;ation qui font
+l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit &agrave; la
+nature, en m&ecirc;me temps &agrave; l'art, le mot cach&eacute; dans les harmonies infinies
+de lignes, de sons, de lumi&egrave;res, de fracas et de gazouillements,
+d'&eacute;pouvant&eacute;s et de volupt&eacute;s! Assemblage &eacute;crasant qui, affront&eacute; et sond&eacute;
+avec un courage que n'abat aucun myst&egrave;re, que ne lasse aucune lenteur,
+laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformit&eacute;s,
+des rapports de nos sens &agrave; nos sentiments et nous permet de
+simultan&eacute;ment conna&icirc;tre les ligaments occultes, qui relient des
+dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antith&egrave;ses
+&eacute;quivalentes, ainsi, que les ab&icirc;mes qui s&eacute;parent, d'un &eacute;troit mais
+infranchissable espace, ce qui est destin&eacute; &agrave; se rapprocher sans se
+confondre, &agrave; se ressembler sans se m&eacute;langer. Avoir &eacute;cout&eacute; de bonne heure
+les chuchotements par lesquels la nature initie ses privil&eacute;gi&eacute;s &agrave; ses
+rites mystiques, est un des apanages du po&egrave;te. Avoir appris d'elle &agrave;
+p&eacute;n&eacute;trer ce que l'homme r&ecirc;ve lorsqu'il cr&eacute;e &agrave; son tour et que, dans ses
+&#339;uvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les
+gazouillements, les &eacute;pouvantes et les volupt&eacute;s, est un don plus subtil
+encore, que la femme-po&egrave;te poss&egrave;de &agrave; un double droit; de par l'intuition
+de son c&#339;ur et de son g&eacute;nie.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir nomm&eacute; celle dont l'&eacute;nergique personnalit&eacute; et l'imp&eacute;rieuse
+fascination inspir&egrave;rent, &agrave; la fr&ecirc;le et d&eacute;licate nature de Chopin, une
+admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux d&eacute;truit des vases
+trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces
+limbes du pass&eacute; dans lequel flottent tant d'ind&eacute;cises images,
+d'ind&eacute;cises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances;
+dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque
+sentiment n&eacute; inviable! H&eacute;las! De tant d'int&eacute;r&ecirc;ts, de tendances et de
+d&eacute;sirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une &eacute;poque durant
+laquelle ont &eacute;t&eacute; fortuitement rassembl&eacute;es quelques hautes &acirc;mes et
+lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient poss&eacute;d&eacute; un
+principe de vitalit&eacute; suffisante pour les faire survivre &agrave; toutes les
+causes de mort qui entourent &agrave; son berceau chaque id&eacute;e, chaque
+sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, &agrave; quelque
+instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot
+d'une tristesse supr&ecirc;me: <i>Heureux s'il &eacute;tait mort! Plus heureux s'il
+n'&eacute;tait pas n&eacute;!</i> De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de
+nobles c&#339;urs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette
+mal&eacute;diction supr&ecirc;me? Il n'en est peut-&ecirc;tre pas un seul qui, s'il &eacute;tait
+rallum&eacute; de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicid&eacute; qui
+dans le po&egrave;me de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa
+vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait appara&icirc;tre sans les
+meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui d&eacute;figur&egrave;rent sa
+primitive beaut&eacute; et souill&egrave;rent sa candeur?</p>
+
+<p>D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui
+cette beaut&eacute; et cette candeur aient eu des enchantements assez
+puissants et assez de c&eacute;leste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas &agrave;
+craindre, apr&egrave;s qu'il e&ucirc;t d&eacute;failli et expir&eacute;, d'&ecirc;tre d&eacute;savou&eacute; par ceux
+dont il avait fait la joie et le tourment? Quel s&eacute;pulcral d&eacute;nombrement
+ne faudrait-il pas commencer pour les &eacute;voquer un &agrave; un, en leur demandant
+compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de
+c&#339;urs o&ugrave; il leur fut donn&eacute; si lib&eacute;ralement acc&egrave;s et dans le monde o&ugrave;
+r&eacute;gnaient ces c&#339;urs, qu'ils ont embelli, boulevers&eacute;, illumin&eacute;, d&eacute;vast&eacute;,
+au gr&eacute; de leurs hasards?...</p>
+
+<p>Mais, si parmi les hommes qui ont form&eacute; ces groupes, dont chaque membre
+a attir&eacute; sur lui l'attention de bien des &acirc;mes et port&eacute; dans sa
+conscience l'aiguillon de bien des responsabilit&eacute;s, il en est un qui n'a
+point permis &agrave; ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui
+les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui,
+&eacute;laguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts
+les plus suaves parfums, n'a l&eacute;gu&eacute; &agrave; l'art que le patrimoine intact de
+ses &eacute;l&eacute;vations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements,
+reconnaissons en lui en de ces pr&eacute;destin&eacute;s dont la po&eacute;sie populaire
+constatait l'existence par sa foi dans les <i>bons g&eacute;nies</i>. En attribuant
+&agrave; ces &ecirc;tres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature
+sup&eacute;rieure &agrave; celle du vulgaire, n'a-t-elle pas &eacute;t&eacute; magnifiquement
+confirm&eacute;e par un grand po&egrave;te italien qui d&eacute;finissait le g&eacute;nie <i>une
+empreinte plus forte de la</i> Divinit&eacute;? (Manzoni.) Inclinons-nous devant
+tous ceux qui ont &eacute;t&eacute; ainsi plus profond&eacute;ment marqu&eacute;s du sceau mystique;
+mais v&eacute;n&eacute;rons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin,
+n'ont employ&eacute; cette supr&eacute;matie que pour donner vie et expression aux
+plus beaux sentiments.</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#toc">V.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/005.png" alt="U" /></span>ne curiosit&eacute; naturelle s'attache &agrave; la biographie des hommes qui ont
+consacr&eacute; de grands talents &agrave; glorifier de nobles sentiments, dans des
+&#339;uvres d'art o&ugrave; ils brillent comme de splendides m&eacute;t&eacute;ores aux yeux de la
+foule, surprise et ravie.</p>
+
+<p>Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques
+qu'ils r&eacute;veillent, &agrave; leurs noms qu'elle divinise aussit&ocirc;t, dont elle
+voudrait imm&eacute;diatement faire un symbole de noblesse et de grandeur,
+inclin&eacute;e qu'elle est &agrave; croire que ceux qui savent si bien exprimer et
+faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas
+d'autres. Mais &agrave; cette bienveillante pr&eacute;vention, &agrave; cette pr&eacute;somption
+favorable, s'ajoute n&eacute;cessairement le besoin de les voir justifi&eacute;es par
+ceux qui en sont l'objet, ratifi&eacute;es par leurs vies. Quand dans ses
+productions on voit le c&#339;ur du po&egrave;te, sentir avec une si exquise
+d&eacute;licatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide
+intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer;
+peindre l'amour tel que le r&ecirc;ve l'adolescence et tel qu'on en d&eacute;sesp&egrave;re
+plus tard; quand on voit son g&eacute;nie dominer de si grandes situations,
+s'&eacute;lever avec calme au-dessus de toutes les p&eacute;rip&eacute;ties de l'humaine
+destin&eacute;e, trouver dans les entrelacements de ses n&#339;uds inextricables des
+fils qui la d&eacute;lient fi&egrave;rement et victorieusement, planer au-dessus de
+toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des
+sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le
+voit poss&eacute;der le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et
+des plus augustes simplicit&eacute;s du courage, comment ne se demanderait-on
+pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance
+sinc&egrave;re en ces sentiments,&mdash;ou bien&mdash;une habile abstraction de la
+pens&eacute;e, un jeu de l'esprit?</p>
+
+<p>On s'informe, pourrait-il en &ecirc;tre autrement? on cherche en quoi ces
+hommes, si &eacute;pris du beau, ont fait diff&eacute;rer leurs existences de celles
+du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la po&eacute;sie, alors
+qu'elle &eacute;tait aux prises avec les r&eacute;alit&eacute;s de la vie et ses int&eacute;r&ecirc;ts
+positifs?... En combien ces ineffables &eacute;motions de l'amour que le po&egrave;te
+chante, &eacute;taient effectivement d&eacute;gag&eacute;es des aigreurs et des moisissures
+qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles &eacute;taient &agrave; l'abri
+de cette &eacute;vaporation et de cette inconstance qui habituent &agrave; n'en plus
+tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont &eacute;prouv&eacute; de si nobles
+indignations, ont toujours &eacute;t&eacute; &eacute;quitables!... Si ceux qui ont exalt&eacute;
+l'int&eacute;grit&eacute;, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui
+ont tant vant&eacute; l'honneur, n'ont jamais &eacute;t&eacute; timides?... Si ceux qui ont
+fait admirer la fortitude, n'ont jamais transig&eacute; avec leurs
+faiblesses?...</p>
+
+<p>Beaucoup ont int&eacute;r&ecirc;t &agrave; conna&icirc;tre les transactions accept&eacute;es entre
+l'honneur, la loyaut&eacute;, la d&eacute;licatesse, et les avantages ambitieux, les
+profits vaniteux, les gains mat&eacute;riels, acquis &agrave; leurs d&eacute;pens, par ceux
+auxquels fut d&eacute;partie la belle t&acirc;che d'entretenir notre foi et notre
+attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans
+l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour
+beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si
+bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie,
+servent &agrave; prouver avec &eacute;vidence qu'il y a impossibilit&eacute; ou niaiserie &agrave;
+les refuser. Ils s'en pr&eacute;valent pour affirmer hautement que ces
+transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin,
+entre le laid et le beau &eacute;thique, sont inh&eacute;rents &agrave; la fragilit&eacute; de notre
+&ecirc;tre et &agrave; la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des
+&ecirc;tres et des choses &agrave; la fois.</p>
+
+<p>Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un d&eacute;plorable
+appui aux assertions ricaneuses des &laquo;r&eacute;alistes&raquo; en morale, avec quelle
+h&acirc;te n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du po&egrave;te, de vains
+simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en pr&ecirc;chant les
+doctrines savamment pr&eacute;m&eacute;dit&eacute;es d'une mielleuse et farouche
+hypocrisie... d'un perp&eacute;tuel et secret d&eacute;saccord entre les discours et
+les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces
+exemples aux &acirc;mes inqui&egrave;tes et faibles, dont les aspirations juveniles,
+dont les convictions de la valeur d&eacute;croissantes essayent encore de se
+soustraire &agrave; ces tristes pactes! De quel fatal d&eacute;couragement celles-ci
+ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les
+s&eacute;duisantes insinuations, qui se pr&eacute;sentent &agrave; chaque d&eacute;tour du chemin de
+la vie, en songeant que les c&#339;urs les plus ardemment &eacute;pris de sublime,
+les plus initi&eacute;s aux susceptibilit&eacute;s de la d&eacute;licatesse, les plus touch&eacute;s
+par les beaut&eacute;s de la candeur, ont pourtant reni&eacute; dans leurs actes les
+objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoiss&eacute;s ne
+sont-elles pas saisies et d&eacute;vor&eacute;es devant ces flagrantes
+contradictions!...</p>
+
+<p>Mais, ce qui peut-&ecirc;tre fait le plus de peine &agrave; voir, ce sont les cruels
+sarcasmes d&eacute;vers&eacute;s sur leurs souffrances par ceux qui r&eacute;p&egrave;tent: <i>la
+Po&eacute;sie, c'est ce qui aurait pu &ecirc;tre</i>... se complaisant ainsi &agrave; la
+blasph&eacute;mer par leur coupable n&eacute;gation!&mdash;Non!&mdash;Tous les dieux
+l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences
+l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le
+r&eacute;p&egrave;tent, toutes les belles &acirc;mes le sentent, tous les h&eacute;ros en
+t&eacute;moignent, toutes les saintet&eacute;s le proclament, la po&eacute;sie n'est point
+l'ombre de notre imagination, projet&eacute;e et grandie d&eacute;mesur&eacute;ment sur le
+plan fuyant de l'impossible! &laquo;La Po&eacute;sie et la R&eacute;alit&eacute;&raquo;&mdash;<i>(Dichtung und
+Wahrheit)</i>&mdash;ne sont point deux &eacute;l&eacute;ments incompatibles, destin&eacute;s &agrave; se
+c&ocirc;toyer sans jamais se p&eacute;n&eacute;trer, de l'aveu m&ecirc;me de Goethe qui disait
+d'un po&egrave;te contemporain, &laquo;qu'ayant v&eacute;cu pour cr&eacute;er des po&egrave;mes, il avait
+fait de sa vie un po&egrave;me!&raquo;&mdash;(<i>Er lebte dichtend und dichtete lebend</i>).
+Goethe &eacute;tait trop po&egrave;te lui-m&ecirc;me pour ne pas savoir que la po&eacute;sie
+n'existe que parce qu'elle trouve son &eacute;ternelle r&eacute;alit&eacute; dans les plus
+beaux instincts du c&#339;ur humain. C'est l&agrave; le secret que, sur ses vieux
+jours, le &laquo;vieillard olympien&raquo; disait avoir
+<i>emmyst&egrave;r&eacute;</i>&mdash;<i>eingeheimnisst</i>&mdash;dans ce vaste po&egrave;me de Faust, dont la
+derni&egrave;re sc&egrave;ne nous montre comment la <i>Po&eacute;sie</i>, qui fut d&eacute;cha&icirc;n&eacute;e par
+l'imagination sur toutes les latitudes du monde, emport&eacute;e par la
+fantaisie sur tous les domaines de l'histoire, rentre dans les sph&egrave;res
+c&eacute;lestes guid&eacute;e par la <i>R&eacute;alit&eacute;</i> de l'amour et du repentir, de
+l'expiation et de l'intercession!</p>
+
+<p>Il nous est arriv&eacute; de dire autrefois: <i>Aussi bien que noblesse, g&eacute;nie
+oblige</i><a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>. Aujourd'hui, nous voudrions dire: <i>Plus que noblesse, g&eacute;nie
+oblige</i>, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute
+chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le g&eacute;nie vient de Dieu et,
+comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si
+l'homme ne <i>l'imperfectionnait</i>. C'est lui qui le d&eacute;figure, le d&eacute;nature,
+le d&eacute;grade, au gr&eacute; de ses passions, de ses illusions, de ses
+vindications! Le <i>g&eacute;nie</i> a sa mission; son nom le dit d&eacute;j&agrave; en
+l'assimilant &agrave; ces &ecirc;tres c&eacute;lestes qui sont les <i>messagers</i> de la bonne
+providence. Quand le g&eacute;nie est d&eacute;parti &agrave; l'artiste et au po&egrave;te, sa
+mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une
+divine r&eacute;v&eacute;lation a seule autorit&eacute; d'imposer, qu'une noble philosophie
+rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le g&eacute;nie de la
+po&eacute;sie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai,
+devant l'imagination charm&eacute;e et sur&eacute;lev&eacute;e; de stimuler au bien par le
+beau, des c&#339;urs &eacute;mus, entra&icirc;n&eacute;s vers ces hautes r&eacute;gions de la vie
+morale, o&ugrave; la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; se change en d&eacute;lices, o&ugrave; le sacrifice se
+transforme en volupt&eacute;, o&ugrave; l'h&eacute;ro&iuml;sme devient un besoin, o&ugrave;, la
+<i>com-passion</i> rempla&ccedil;ant la <i>passion</i>, l'amour d&eacute;daigne de rien
+demander, sachant que d&egrave;s lors il trouvera toujours en lui-m&ecirc;me de quoi
+donner! L'art et la po&eacute;sie sont donc les auxiliaires de la r&eacute;v&eacute;lation et
+de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que
+l'indescriptible &eacute;clat des couleurs et la vague harmonie des tons le
+sont &agrave; la parfaite int&eacute;grit&eacute; de la nature!</p>
+
+<p>Aussi, l'interpr&egrave;te du beau dans la po&eacute;sie et dans l'art doit-il,&mdash;le
+mot <i>devoir</i> n'est-il pas synonyme de <i>dette</i>?&mdash;tout comme l'interpr&egrave;te
+du vrai et du bien divin, tout comme l'interpr&egrave;te de la raison et de la
+conscience humaines, apr&egrave;s avoir agi par les &#339;uvres de son intelligence,
+de son imagination, de son inspiration, de ses m&eacute;ditations, agir encore
+par les actes de sa vie; accorder &agrave; un m&ecirc;me diapason son chant et son
+dire, son dire et son faire! Il se le doit &agrave; lui-m&ecirc;me, il le doit &agrave; son
+art et &agrave; sa muse, afin qu'on n'accuse point sa po&eacute;sie d'&ecirc;tre un subtil
+fant&ocirc;me et son art de n'&ecirc;tre qu'un jeu pu&eacute;ril. Le g&eacute;nie du po&egrave;te et de
+l'artiste ne peut doter la po&eacute;sie d'une incontestable r&eacute;alit&eacute; et l'art
+d'une auguste majest&eacute;, qu'en donnant &agrave; leurs plus hautes et plus pures
+aspirations la f&eacute;condit&eacute; solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la
+foi &agrave; l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et
+du po&egrave;te, la majest&eacute; de l'art est abaiss&eacute;e, raill&eacute;e; la r&eacute;alit&eacute; de la
+po&eacute;sie est contest&eacute;e, mise en suspicion, ni&eacute;e!</p>
+
+<p>L'exemple de la froide aust&eacute;rit&eacute; ou du d&eacute;sint&eacute;ressement absolu de
+quelques caract&egrave;res rigides suffit, il est vrai, &agrave; l'admiration des
+natures calmes et r&eacute;fl&eacute;chies. Mais les organisations plus passionn&eacute;es et
+plus mobiles, &agrave; qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent
+vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achet&eacute;s &agrave; tout
+prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui
+n'ont rien d'&eacute;nigmatique, rien de sinueux, rien de transportant.
+Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces
+organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuv&eacute;s &agrave; la
+bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements o&ugrave;
+l'&acirc;me se construit une aire. Elles se lib&egrave;rent volontiers des autorit&eacute;s
+s&eacute;niles; elles d&eacute;clinent leur comp&eacute;tence. Elles les accusent d'accaparer
+le monde au profit de leurs s&egrave;ches passions, de vouloir disposer les
+effets de causes qui leur &eacute;chappent, de proclamer des lois dans des
+sph&egrave;res o&ugrave; elles ne peuvent p&eacute;n&eacute;trer! Elles passent outre devant les
+silencieuses gravit&eacute;s de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation
+pour le beau.</p>
+
+<p>La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interpr&eacute;ter les silences, de
+r&eacute;soudre leurs probl&egrave;mes? Les battements de son c&#339;ur sont trop
+pr&eacute;cipit&eacute;s pour lui laisser la claire-vue des souffrances cach&eacute;es, des
+combats myst&eacute;rieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois
+le tranquille coup-d'&#339;il de l'homme de bien. Les &acirc;mes agit&eacute;es ne
+con&ccedil;oivent que mal les calmes simplicit&eacute;s du juste, les h&eacute;ro&iuml;ques
+sourires du sto&iuml;cisme. Il leur faut de l'exaltation, des &eacute;motions.
+L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la m&eacute;taphore
+leur inspire des convictions! &Agrave; la fatigue des arguments, elles
+pr&eacute;f&egrave;rent la conclusion des entra&icirc;nements. Mais, comme chez elles le
+sens du bien et du mal ne s'&eacute;mousse que lentement, elles ne passent
+point brusquement de l'un &agrave; l'autre; elles commencent par diriger leurs
+regards avec une avide curiosit&eacute; vers ces nobles po&egrave;tes qui les ont
+entra&icirc;n&eacute;s par leurs m&eacute;taphores, vers ces grands artistes qui les ont
+&eacute;mus par leurs images, charm&eacute;s par leurs &eacute;lans. C'est &agrave; eux qu'elles
+demandent le dernier mot de ces &eacute;lans et de ces enthousiasmes!</p>
+
+<p>Aux heures d&eacute;chir&eacute;es o&ugrave;, au milieu de la tourmente du sort, le sens
+secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie,
+deviennent comme un lourd et importun tr&eacute;sor, capable de faire chavirer
+la fr&ecirc;le barque d'une destin&eacute;e ou d'une passion si on ne les jette
+par-dessus bord, dans l'ab&icirc;me de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont
+travers&eacute; les p&eacute;rils n'a manqu&eacute; d'&eacute;voquer, alors qu'un cruel naufrage le
+mena&ccedil;ait, des ombres et des m&acirc;nes glorieux, pour s'informer jusqu'&agrave; quel
+point leurs aspirations ont &eacute;t&eacute; vivaces et sinc&egrave;res? Pour s'enqu&eacute;rir
+avec un ing&eacute;nieux discernement, de ce qui chez eux &eacute;tait un
+divertissement, une sp&eacute;culation de l'esprit, et de ce qui formait une
+constante habitude de sentiment?&mdash;C'est &agrave; ces heures aussi que le
+d&eacute;nigrement, qui &agrave; d'autres moments fut &eacute;cart&eacute; et chass&eacute;, r&eacute;appara&icirc;t.
+Pour le coup, il ne ch&ocirc;me pas; il s'empare avidement des faiblesses, des
+fautes, des oublis de ceux qui ont fl&eacute;tri les fautes et les faiblesses:
+il n'en omet aucune. Il attire &agrave; lui ce butin, compulse ces faits, pour
+s'arroger un droit de d&eacute;dain sur l'inspiration, &agrave; laquelle il n'accorde
+d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-go&ucirc;t, un
+divertissement de haut-go&ucirc;t, comme se les procurent les patriciens de
+tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation!
+Mais, il d&eacute;nie obstin&eacute;ment &agrave; l'inspiration du po&egrave;te, &agrave; l'enthousiasme de
+l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos r&eacute;solutions, nos
+acquiescements ou nos refus.</p>
+
+<p>Le d&eacute;nigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant
+tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour r&eacute;pandre
+sa noire semence sur les pages brillantes o&ugrave; flottent les plus purs
+d&eacute;sirs du c&#339;ur, les plus nobles r&ecirc;ves de l'imagination. Puis, il demande
+avec l'ironie de la victoire: &Agrave; quoi bon prendre au s&eacute;rieux ces
+excursions dans un domaine o&ugrave; ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur
+attribuer &agrave; ces &eacute;motions et &agrave; ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au
+calcul de l'int&eacute;r&ecirc;t, ne recouvrant que les int&eacute;r&ecirc;ts de l'&eacute;go&iuml;sme?
+Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine?
+Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des
+sentiments st&eacute;riles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le
+foyer du tiers-&eacute;tat, la veill&eacute;e de la chaumi&egrave;re, mais o&ugrave; les &acirc;mes na&iuml;ves
+prennent seules au s&eacute;rieux la fiction, en croyant bonassement que la
+po&eacute;sie peut devenir une r&eacute;alit&eacute;!...</p>
+
+<p>Avec quelle arrogante d&eacute;rision le d&eacute;nigrement ne sait-il pas alors
+rapprocher, mettre en regard, le noble &eacute;lan et l'indigne condescendance
+du po&egrave;te, le beau chant et la coupable l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de l'artiste! Quelle
+sup&eacute;riorit&eacute; ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux m&eacute;rites des <i>honn&ecirc;tes
+gens</i>, qu'il consid&egrave;re comme des crustac&eacute;s, destin&eacute;s &agrave; ne conna&icirc;tre que
+les immobilit&eacute;s d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux
+enorgueillissements de ces fiers sto&iuml;ciens, qui ne parviennent pas &agrave;
+r&eacute;pudier, m&ecirc;me aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune,
+avec ses vaines satisfactions et ses jouissances imm&eacute;diates!... Quel
+avantage le d&eacute;nigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance
+logique de ses poursuites avec ses n&eacute;gations! Comme il triomphe
+lestement des h&eacute;sitations, des incertitudes, des r&eacute;pugnances de ceux qui
+voudraient encore croire possible la r&eacute;union des sentiments ardents, des
+impressions passionn&eacute;es, des dons de l'intelligence, de l'intuition
+po&eacute;tique, avec un caract&egrave;re int&egrave;gre, une vie intacte, une conduite qui
+ne d&eacute;ment jamais l'id&eacute;al po&eacute;tique!</p>
+
+<p>Comment alors ne pas &ecirc;tre affect&eacute; de la plus noble des tristesses,
+toutes les fois qu'on s'aheurte &agrave; un fait qui nous montre le po&egrave;te
+d&eacute;sob&eacute;issant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent,
+qui lui enseigneraient si bien &agrave; faire de sa vie le plus beau de ses
+po&egrave;mes? Quels d&eacute;sastreux scepticismes, quels regrettables
+d&eacute;couragements, quelles douloureuses apostasies, n'entra&icirc;nent pas apr&egrave;s
+elles les d&eacute;faillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de
+la r&eacute;v&eacute;lation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer m&eacute;pris
+de la philosophie humaine, et ne savent plus &agrave; quoi se fier, &agrave; qui
+croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni
+croire au g&eacute;nie!</p>
+
+<p>Et pourtant, elle serait sacril&egrave;ge la voix qui confondrait ses &eacute;carts
+dans un m&ecirc;me anath&egrave;me, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur
+vantarde! Elle serait sacril&egrave;ge, car si l'action du po&egrave;te a parfois
+menti &agrave; son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux reni&eacute; son
+action?... Son &#339;uvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus
+efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!&mdash;Le mal est
+contagieux, mais le bien est f&eacute;cond!&mdash;Si les contemporains ont &eacute;t&eacute;
+souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le g&eacute;nie en flagrant
+d&eacute;lit, devant le po&egrave;te qui se vautre dans les fanges dor&eacute;es d'un luxe
+mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et
+outragent le bien, la post&eacute;rit&eacute; oublie ces m&eacute;chants rois de la pens&eacute;e,
+comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland,
+m&eacute;connut le caract&egrave;re sacr&eacute; du barde! Le jour vient o&ugrave; elle jette leur
+m&eacute;moire aux g&eacute;monies du non-&ecirc;tre! Elle ne conna&icirc;t plus leur histoire,
+pendant que, de si&egrave;cle en si&egrave;cle, elle abreuve de leurs &#339;uvres sublimes,
+les g&eacute;n&eacute;rations qui ont la soif du beau!</p>
+
+<p>Le po&egrave;te apostat, l'artiste ren&eacute;gat, ne sauraient donc jamais &ecirc;tre
+compar&eacute;s &agrave; ces hommes dont la mort ne laisse apr&egrave;s eux que la mauvaise
+odeur de leurs vices, les ruines accumul&eacute;es par leurs m&eacute;faits, les
+d&eacute;bris informes amoncel&eacute;s par qui, <i>ayant sem&eacute; le vent a recueilli la
+temp&ecirc;te!</i> De tels &ecirc;tres ne rach&egrave;tent point un mal transitoire, par un
+bien durable. Il serait donc injuste de fl&eacute;trir le po&egrave;te et l'artiste,
+avant d'avoir fl&eacute;tri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui
+porte indignement un nom d&eacute;j&agrave; illustre, le financier qui verse des flots
+d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord
+sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de
+proc&eacute;der contre le po&egrave;te et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent
+en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui pass&egrave;rent
+les premiers sur le th&eacute;&acirc;tre du grand-monde, sur les pavois d'une
+renomm&eacute;e scandaleuse et envi&eacute;e, sur les tr&eacute;teaux &eacute;l&eacute;gants et
+enguirland&eacute;s d'une mode parasite et d'un succ&egrave;s b&acirc;tard, eux, qui n'ont
+aucune ran&ccedil;on pour les affranchir devant les sentences d'une sainte
+indignation! Le po&egrave;te et l'artiste poss&egrave;dent cette ran&ccedil;on. Qu'ils ne
+comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas!</p>
+
+<p>En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son
+regard d'aigle, habitu&eacute; &agrave; fixer le soleil; devant des avantages plus
+&eacute;ph&eacute;m&egrave;res que la vague scintillante, indignes de sa cure, le po&egrave;te n'en
+a pas moins glorifi&eacute; les sentiments qui le condamnaient et qui, en
+p&eacute;n&eacute;trant ses &#339;uvres, leur ont donn&eacute; une action d'une port&eacute;e plus vaste
+que celle de sa vie priv&eacute;e. En succombant aux tentations d'un amour
+impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des
+faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle
+aur&eacute;ole l'id&eacute;al de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'aust&eacute;rit&eacute; et
+ses innocences! Ses cr&eacute;ations lui survivent, pour faire aimer le vrai et
+stimuler au bien des milliers d'&acirc;mes, venues au monde apr&egrave;s que la
+sienne aura expi&eacute; ailleurs les fautes qu'elle a commises, en
+s'illuminant du <i>bien-fait</i> qu'elle a r&ecirc;v&eacute;.&mdash;Oui!&mdash;Cela est certain! Les
+&#339;uvres du po&egrave;te et de l'artiste ont consol&eacute;, rass&eacute;r&eacute;n&eacute;, &eacute;difi&eacute; plus
+d'&acirc;mes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en
+abattre!</p>
+
+<p>L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses h&eacute;ros ont une
+vie ind&eacute;pendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des
+manifestations de l'&eacute;ternelle beaut&eacute;! Plus durables que lui, elles
+passent de g&eacute;n&eacute;rations en g&eacute;n&eacute;rations, intactes et immarcessibles,
+renfermant en elles-m&ecirc;mes une virtuelle facult&eacute; de r&eacute;demption pour leur
+auteur.&mdash;Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une
+belle action, l'on peut dire aussi de toute belle &#339;uvre qu'elle est une
+bonne &#339;uvre.&mdash;Est-ce que le vrai ne s'en d&eacute;gage pas n&eacute;cessairement en
+quelque mani&egrave;re, &agrave; travers les fissures du beau, le faux ne pouvant
+engendrer <i>a lui seul</i> que le laid? Est-ce que, pour les natures plus
+impressionnables que r&eacute;fl&eacute;chies, plus sensibles que cons&eacute;quentes, le
+bien ne se d&eacute;gage pas du beau plus s&ucirc;rement presque que du vrai, parce
+qu'en toute mani&egrave;re celui-ci est la source de l'un et de l'autre?</p>
+
+<p>S'il est advenu, h&eacute;las! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalis&eacute;
+leurs aspirations en donnent &agrave; leur id&eacute;al l'imp&eacute;rieux ascendant d'une
+entra&icirc;nante &eacute;loquence, &eacute;touff&egrave;rent pourtant ces aspirations et foul&egrave;rent
+un jour aux pieds leur id&eacute;al, entra&icirc;nant ainsi par leur funeste exemple
+bien des &acirc;mes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses,
+combien n'y en a-t-il pas &agrave; c&ocirc;t&eacute; de celles-ci, qu'ils ont secr&egrave;tement
+confirm&eacute;es, encourag&eacute;es, fortifi&eacute;es dans le vrai ou le bien, par les
+&eacute;vocations de leur g&eacute;nie! L'indulgence ne serait peut-&ecirc;tre que justice
+pour eux; mais qu'il est dur de r&eacute;clamer justice! Combien il d&eacute;pla&icirc;t
+d'avoir &agrave; d&eacute;fendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors
+qu'on ne voudrait que v&eacute;n&eacute;rer!...</p>
+
+<p>Aussi, quel doux orgueil l'ami n'&eacute;prouve-t-il pas &agrave; rem&eacute;morer une
+carri&egrave;re dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de
+contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille
+remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extr&ecirc;mes qu'on ait &agrave;
+plaindre comme la cons&eacute;quence d'un exc&egrave;s de causes. Avec quel doux
+orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est
+pas seulement r&eacute;serv&eacute; aux natures apathiques, que ne s&eacute;duisent aucunes
+fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles
+d'aucune illusion, qui se bornent ais&eacute;ment aux strictes observances et
+aux abstinences routini&egrave;res des lois honor&eacute;es et honorables, de
+pr&eacute;tendre &agrave; cette &eacute;l&eacute;vation d'&acirc;me que ne soumet aucun revers, qui ne se
+d&eacute;ment &agrave; aucun instant! &Agrave; ce titre le souvenir de Chopin restera
+doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontr&eacute;s sur sa
+route, comme &agrave; ces amis inconnus que les chants du po&egrave;te lui acqui&egrave;rent;
+comme aux artistes qui, en lui succ&eacute;dant, s'attacheront &agrave; &ecirc;tre dignes de
+lui!</p>
+
+<p>Dans aucun de ses nombreux replis, le caract&egrave;re de Chopin n'a recel&eacute; un
+seul mouvement, une seule impulsion, qui ne f&ucirc;t dict&eacute;e par le plus
+d&eacute;licat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et
+cependant, jamais nature ne fut plus appel&eacute;e &agrave; se faire pardonner des
+travers, des singularit&eacute;s abruptes, des d&eacute;fauts excusables, mais
+insupportables. Son imagination &eacute;tait ardente, ses sentiments allaient
+jusqu'&agrave; la violence,&mdash;son organisation physique &eacute;tait faible et
+maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste?
+Elles ont d&ucirc; &ecirc;tre poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il
+se garda religieusement son propre secret; il d&eacute;roba ses souffrances &agrave;
+tous les regards sous l'imp&eacute;n&eacute;trable s&eacute;r&eacute;nit&eacute; d'une fi&egrave;re r&eacute;signation.</p>
+
+<p>La d&eacute;licatesse de sa constitution et de son c&#339;ur, en lui imposant le
+f&eacute;minin martyre des tortures &agrave; jamais inavou&eacute;es, donn&egrave;rent &agrave; sa destin&eacute;e
+quelques-uns des traits des destin&eacute;es f&eacute;minines. Exclu par sa sant&eacute; de
+l'ar&egrave;ne haletante des activit&eacute;s ordinaires, sans go&ucirc;t pour ce
+bourdonnement inutile o&ugrave; quelques abeilles se joignent &agrave; tant de frelons
+en y d&eacute;pensant la surabondance de leurs forces, il se cr&eacute;a une alv&eacute;ole &agrave;
+l'&eacute;cart des chemins trop fray&eacute;s et trop fr&eacute;quent&eacute;s. Ni aventures, ni
+complications, ni &eacute;pisodes, n'ont marqu&eacute; dans sa vie qu'il a simplifi&eacute;e,
+quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce r&eacute;sultat
+peu ais&eacute; &agrave; obtenir. Ses sentiments et ses impressions en form&egrave;rent les
+&eacute;v&eacute;nements, plus marquants et plus importants pour lui que les
+changements et les accidents de dehors. Les le&ccedil;ons qu'il donna
+constamment, avec r&eacute;gularit&eacute; et assiduit&eacute;, furent comme sa t&acirc;che
+domestique et journali&egrave;re, accomplie avec conscience et satisfaction.
+Il &eacute;pancha son c&#339;ur dans ses compositions, comme d'autres l'&eacute;panchent
+dans la pri&egrave;re, y versant toutes ces effusions refoul&eacute;es, ces tristesses
+inexprim&eacute;es, ces regrets indicibles, que les &acirc;mes pieuses versent dans
+leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses &#339;uvres, ce qu'elles ne
+disent qu'&agrave; genoux: ces myst&egrave;res de passion et de douleur qu'il a &eacute;t&eacute;
+permis &agrave; l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas
+&eacute;t&eacute; donn&eacute; de les exprimer en paroles.</p>
+
+<p>Le souci que Chopin prit d'&eacute;viter ce zigzag de la vie, que les allemands
+appelleraient <i>anti-esth&eacute;tique</i>, (<i>un&auml;sthetisch</i>); le soin qu'il eut
+d'en &eacute;laguer les hors-d'&#339;uvres, l'&eacute;miettement en parcelles informes et
+insubstantielles, en a &eacute;loign&eacute; les incidents nombreux. Quelques lignes
+vagues enveloppent son image comme une fum&eacute;e bleu&acirc;tre, disparaissant
+sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne
+s'est m&ecirc;l&eacute; &agrave; aucune action, &agrave; aucun drame, &agrave; aucun n&#339;ud, &agrave; aucun
+d&eacute;nouement. Il n'a exerc&eacute; d'influence d&eacute;cisive sur aucune existence. Sa
+passion n'a jamais empi&eacute;t&eacute; sur aucun d&eacute;sir; il n'a &eacute;treint, ni mass&eacute;,
+aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotis&eacute; aucun c&#339;ur, il
+n'a pos&eacute; une main conqu&eacute;rante sur aucune destin&eacute;e: il ne chercha rien,
+il e&ucirc;t d&eacute;daign&eacute; de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de
+lui:</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;"><i>Brama assai, poco spera, nulla chiede.</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Mais aussi, &eacute;chappait-il &agrave; tous les liens, &agrave; tous les rapports, &agrave;
+toutes les amiti&eacute;s, qui eussent voulu l'entra&icirc;ner &agrave; leur suite et le
+pousser dans de plus tumultueuses sph&egrave;res. Pr&ecirc;t &agrave; tout donner, il ne se
+donnait pas lui-m&ecirc;me. Peut-&ecirc;tre savait-il quel d&eacute;vouement exclusif sa
+constance e&ucirc;t &eacute;t&eacute; digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa
+fid&eacute;lit&eacute; e&ucirc;t &eacute;t&eacute; digne de comprendre, de partager! Peut-&ecirc;tre pensait-il,
+comme quelques &acirc;mes ambitieuses, que l'amour et l'amiti&eacute; s'ils ne sont
+tout, ne sont rien! Peut-&ecirc;tre lui a-t-il co&ucirc;t&eacute; plus d'efforts pour en
+accepter le partage, qu'il ne lui en e&ucirc;t fallu pour ne jamais effleurer
+ces sentiments et n'en conna&icirc;tre qu'un id&eacute;al d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;!&mdash;S'il en a &eacute;t&eacute;
+ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait gu&egrave;re ni d'amour, ni
+d'amiti&eacute;. Il n'&eacute;tait pas exigeant, comme ceux dont les droits et les
+justes exigences d&eacute;passeraient de beaucoup ce qu'on aurait &agrave; leur
+offrir. Ses plus intimes connaissances ne p&eacute;n&eacute;traient pas jusqu'&agrave; ce
+r&eacute;duit sacr&eacute; o&ugrave; habitait le secret mobile de son &acirc;me, absent du reste de
+sa vie: r&eacute;duit si dissimul&eacute;, qu'on en soup&ccedil;onnait &agrave; peine l'existence!</p>
+
+<p>Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'int&eacute;resser qu'&agrave;
+ce qui pr&eacute;occupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de
+leur personnalit&eacute; pour les ramener &agrave; la sienne. S'il livrait peu de son
+temps, en revanche ne se r&eacute;servait-il rien de celui qu'il accordait. Ce
+qu'il e&ucirc;t r&ecirc;v&eacute;, ce qu'il e&ucirc;t souhait&eacute;, voulu, conquis, si sa main
+blanche et effil&eacute;e avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or
+de sa lyre, nul ne le lui a jamais demand&eacute;, nul en sa pr&eacute;sence n'eut eu
+le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets
+&eacute;mouvants. Il glissait dessus et, comme il &eacute;tait peu prodigue de ses
+instants, la causerie &eacute;tait facilement absorb&eacute;e par les d&eacute;tails du jour.
+Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en
+digressions, dont il e&ucirc;t pu devenir le sujet. Son individualit&eacute;
+n'appelait gu&egrave;re les investigations de la curiosit&eacute;, les pens&eacute;es
+chercheuses et les stratag&egrave;mes scrutateurs; il plaisait trop pour faire
+r&eacute;fl&eacute;chir.</p>
+
+<p>L'ensemble de sa personne, &eacute;tant harmonieux, ne paraissait demander
+aucun commentaire. Son regard bleu &eacute;tait plus spirituel que r&ecirc;veur; son
+sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence
+de son teint s&eacute;duisaient l'&#339;il, ses cheveux blonds &eacute;taient soyeux, son
+nez recourb&eacute; expressivement accentu&eacute;, sa stature peu &eacute;lev&eacute;e, ses membres
+fr&ecirc;les. Ses gestes &eacute;taient gracieux et multipli&eacute;s; le timbre de sa voix
+un peu assourdi, souvent &eacute;touff&eacute;. Ses allures avaient une telle
+distinction et ses mani&egrave;res un tel cachet de haute compagnie,
+qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence
+faisait penser &agrave; celle des convolvulus, balan&ccedil;ant sur des tiges d'une
+incroyable finesse leurs coupes divinement color&eacute;es, mais d'un si
+vaporeux tissu que le moindre contact les d&eacute;chire.</p>
+
+<p>Il portait dans le monde l'&eacute;galit&eacute; d'humeur des personnes que ne trouble
+aucun ennui, car elles ne s'attendent &agrave; aucun int&eacute;r&ecirc;t. D'habitude il
+&eacute;tait gai; son esprit caustique d&eacute;nichait rapidement le ridicule bien
+au-del&agrave; des superficies o&ugrave; il frappe tous les yeux. Il d&eacute;ployait dans la
+pantomime une verve drolatique, longtemps in&eacute;puis&eacute;e. Il s'amusait
+souvent &agrave; reproduire, dans des improvisations comiques, les formules
+musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; &agrave; r&eacute;p&eacute;ter leur
+gestes et leurs mouvements, &agrave; contrefaire leur visage, avec un talent
+qui commentait en une minute toute leur personnalit&eacute;. Ses traits
+devenaient alors m&eacute;connaissables, il leur faisait subir les plus
+&eacute;tranges m&eacute;tamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque,
+il ne perdait jamais sa gr&acirc;ce native; la grimace ne parvenait m&ecirc;me pas &agrave;
+l'enlaidir. Sa gaiet&eacute; &eacute;tait d'autant plus piquante, qu'il en
+restreignait les limites avec un parfait bon go&ucirc;t et un &eacute;loignement
+ombrageux de ce qui pouvait le d&eacute;passer. &Agrave; aucun des instants de la plus
+enti&egrave;re familiarit&eacute;, il ne trouvait qu'une parole mals&eacute;ante, une
+vivacit&eacute; d&eacute;plac&eacute;e, puissent ne point &ecirc;tre choquantes.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; en sa qualit&eacute; de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son
+constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s du
+temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivr&eacute;s, ne manqua pas
+d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses r&eacute;ponses ironiques,
+ses proc&eacute;d&eacute;s &agrave; double sens. Il avait entre autres de mordantes r&eacute;pliques
+pour ceux qui eussent essay&eacute; d'exploiter indiscr&egrave;tement son talent.
+Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit &agrave; un amphitryon mal avis&eacute;,
+lorsqu'apr&egrave;s avoir quitt&eacute; la salle &agrave; manger il lui montra un piano
+ouvert! Ayant eu la bonhomie d'esp&eacute;rer et de promettre &agrave; ses convives,
+comme un rare dessert, quelque morceau ex&eacute;cut&eacute; par lui, il put
+s'apercevoir qu'en comptant sans son h&ocirc;te on compte deux fois. Chopin
+refusa d'abord; fatigu&eacute; enfin par une insistance d&eacute;sagr&eacute;ablement
+indiscr&egrave;te: &laquo;Ah! monsieur&raquo;, dit-il de sa voix la plus &eacute;touff&eacute;e, comme
+pour mieux ac&eacute;rer sa parole, &laquo;je n'ai presque pas d&icirc;n&eacute;!&raquo;&mdash;Toutefois, ce
+genre d'esprit &eacute;tait chez lui plut&ocirc;t une habilit&eacute; acquise qu'un plaisir
+naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'&eacute;p&eacute;e, parer et toucher!
+Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se d&eacute;gantait
+et jetait bas la visi&egrave;re, pour n'y plus songer.</p>
+
+<p>Par une exclusion absolue de tout discours dont il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l'objet, par
+une discr&eacute;tion jamais abandonn&eacute; sur ses propres sentiments, il r&eacute;ussit &agrave;
+toujours laisser apr&egrave;s lui cette impression si ch&egrave;re au vulgaire
+distingu&eacute;, d'une pr&eacute;sence qui nous charme sans que nous ayons &agrave; redouter
+qu'elle apporte avec elle les charges de ses b&eacute;n&eacute;fices, qu'elle fasse
+succ&eacute;der aux &eacute;panchements de ses gaiet&eacute;s entra&icirc;nantes, les tristesses
+qu'imposent les confidences m&eacute;lancoliques et les visages assombris,
+r&eacute;actions in&eacute;vitables dans les natures dont on peut dire: <i>Ubi mel, ibi
+sel</i>. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux
+douloureux sentiments qui causent ces r&eacute;actions, quoiqu'elles aient
+m&ecirc;me pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque
+chose comme de l'admiration, il ne les go&ucirc;te qu'&agrave; distance. Il fuit leur
+approche incommode &agrave; ses stagnants repos, aussi empress&eacute; &agrave; s'apitoyer
+avec emphase &agrave; leur description, qu'&agrave; se d&eacute;tourner de leur vue. La
+pr&eacute;sence de Chopin &eacute;tait donc toujours f&ecirc;t&eacute;e. N'esp&eacute;rant point &ecirc;tre
+devin&eacute;, d&eacute;daignant de se raconter lui-m&ecirc;me, il s'occupait si fort de
+tout ce qui n'&eacute;tait pas lui, que sa personnalit&eacute; intime restait &agrave;
+l'&eacute;cart, inabord&eacute;e et inabordable, sous une surface polie et glissante
+o&ugrave; il &eacute;tait impossible de prendre pied.</p>
+
+<p>Quoique rares, il y eut pourtant des instants o&ugrave; nous l'avons surpris
+profond&eacute;ment &eacute;mu. Nous l'avons vu p&acirc;lir et bl&ecirc;mir, au point de gagner
+des teintes vertes et cadav&eacute;reuses. Mais dans ses plus vives &eacute;motions,
+il resta concentr&eacute;. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur
+ce qu'il ressentait; une minute de recueillement d&eacute;roba toujours le
+secret de son impression premi&egrave;re. Les mouvements qui y succ&eacute;daient,
+quelque gr&acirc;ce de spontan&eacute;it&eacute; qu'il s&ucirc;t leur imprimer, &eacute;taient d&eacute;j&agrave;
+l'effet d'une r&eacute;flexion dont l'&eacute;nergique volont&eacute; dominait un bizarre
+conflit de v&eacute;h&eacute;mence morale et de faiblesses physiques. Ce constant
+empire exerc&eacute; sur la violence de son caract&egrave;re, rappelait la sup&eacute;riorit&eacute;
+m&eacute;lancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la
+retenue et l'isolement, sachant l'inutilit&eacute; des explosions de leurs
+col&egrave;res et ayant un soin trop jaloux du myst&egrave;re de leur passion pour le
+trahir gratuitement.</p>
+
+<p>Chopin savait noblement pardonner; nul arri&egrave;re-go&ucirc;t de rancune ne
+restait dans son c&#339;ur contre les personnes qui l'avaient froiss&eacute;. Mais,
+comme ces froissements p&eacute;n&eacute;traient tr&egrave;s avant dans son &acirc;me, ils y
+fermentaient en vagues peines et en souffrances int&eacute;rieures, si bien que
+longtemps apr&egrave;s que leurs causes avaient &eacute;t&eacute; effac&eacute;es de sa m&eacute;moire il
+en &eacute;prouvait encore les morsures secr&egrave;tes. Malgr&eacute; cela, &agrave; force de
+soumettre ses sentiments &agrave; ce qui lui semblait <i>devoir &ecirc;tre</i> pour <i>&ecirc;tre
+bien</i>, il arrivait jusqu'&agrave; savoir gr&eacute; des services offerts par une
+amiti&eacute; mieux intentionn&eacute;e que bien instruite, qui contrariait sans s'en
+douter ses susceptibilit&eacute;s cach&eacute;es. Ces torts de la gaucherie sont
+cependant les plus malais&eacute;s &agrave; supporter aux natures nerveuses,
+condamn&eacute;es &agrave; r&eacute;primer l'expression de leurs emportements et amen&eacute;es par
+l&agrave; &agrave; une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs,
+tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilit&eacute;
+sans motif. Comme pourtant, manquer &agrave; ce qui lui paraissait la plus
+belle ligne de conduite fut une tentation &agrave; laquelle Chopin n'eut pas &agrave;
+r&eacute;sister, car probablement elle ne se pr&eacute;senta jamais &agrave; lui, il se garda
+de d&eacute;celer en face d'individualit&eacute;s plus vigoureuses et, par cela seul,
+plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui
+faisaient &eacute;prouver leur contact et leur liason.</p>
+
+<p>La r&eacute;serve de ses entretiens s'&eacute;tendait aussi &agrave; tous les sujets auxquels
+s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne
+faisait pas dans l'&eacute;troite circonscription de son activit&eacute;, qu'on
+arrivait &agrave; en pr&eacute;juger. Sinc&egrave;rement religieux et attach&eacute; au
+catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances
+sans les t&eacute;moigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le conna&icirc;tre,
+sans avoir de notions exactes sur ses id&eacute;es &agrave; cet &eacute;gard. Il s'entend de
+soi que, dans le milieu o&ugrave; ses relations intimes le transport&egrave;rent peu &agrave;
+peu, il dut renoncer &agrave; fr&eacute;quenter les &eacute;glises, &agrave; voir les
+eccl&eacute;siastiques, &agrave; pratiquer tout naturellement la religion, comme cela
+se fait dans la noble et croyante Pologne o&ugrave; tout homme bien n&eacute;
+rougirait d'&ecirc;tre tenu pour un mauvais catholique, o&ugrave; il consid&eacute;rerait
+comme la derni&egrave;re des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon
+chr&eacute;tien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des
+rites religieux, on finit n&eacute;cessairement par les oublier plus ou moins?
+Cependant, quoique pour ne pas donner &agrave; ses nouvelles accointances le
+d&eacute;plaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se d&eacute;tendre ses
+rapports avec les pr&ecirc;tres du clerg&eacute; polonais de Paris, ceux-ci ne
+cess&egrave;rent jamais de le ch&eacute;rir comme un de leurs plus nobles
+compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes
+nouvelles.</p>
+
+<p>Son patriotisme se r&eacute;v&eacute;la dans la direction que prit son talent, dans
+ses intimit&eacute;s de choix, dans ses pr&eacute;f&eacute;rences pour ses &eacute;l&egrave;ves, dans les
+services fr&eacute;quents et consid&eacute;rables qu'il aimait &agrave; rendre &agrave; ses
+compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir &agrave;
+exprimer ses sentiments patriotiques, &agrave; parler longuement de la Pologne,
+de son pass&eacute;, de son pr&eacute;sent, de son avenir, &agrave; toucher aux questions
+historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conqu&eacute;rant,
+l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel,
+les d&eacute;sirs et l'espoir d'une revanche &eacute;clatante qui &eacute;trangle &agrave; son tour
+le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques
+dont la Pologne &eacute;tait l'objet. Chopin qui avait si bien appris &agrave;
+l'adorer durant une sorte de tr&ecirc;ve dans la longue histoire de ses
+tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre &agrave; ha&iuml;r, &agrave; r&ecirc;ver la
+vengeance, &agrave; savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et
+d&eacute;loyal. Il se contentait par cons&eacute;quent d'aimer le vaincu, de pleurer
+avec l'opprim&eacute;, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans
+philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des pr&eacute;visions
+diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des
+aspirations r&eacute;volutionnaires antipathiques &agrave; sa nature. Les Polonais,
+voyant toutes les chances de briser le fameux &laquo;&eacute;quilibre europ&eacute;en&raquo; bas&eacute;
+sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, &eacute;taient
+convaincus que le monde se d&eacute;jetterait sous le coup d'un pareil crime de
+l&egrave;se-christianisme. Ils n'avaient peut-&ecirc;tre pas tellement tort; l'avenir
+se chargera de le d&eacute;montrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir
+un tel avenir, reculait instinctivement devant des esp&eacute;rances qui lui
+donnaient pour alli&eacute;s des hommes et des choses qui ne devaient &ecirc;tre que
+des causes!</p>
+
+<p>S'il s'entretenait quelquefois sur les &eacute;v&eacute;nements tant discut&eacute;s en
+France, sur les id&eacute;es et les opinions si vivement attaqu&eacute;es, si
+chaudement d&eacute;fendues, c'&eacute;tait plut&ocirc;t pour signaler ce qu'il y trouvait
+de faux et d'erron&eacute; que pour en faire valoir d'autres. Amen&eacute; &agrave; des
+rapports continus avec quelques-uns des hommes avanc&eacute;s qui ont le plus
+marqu&eacute; de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations &agrave; une
+bienveillante indiff&eacute;rence, tout &agrave; fait ind&eacute;pendante de la conformit&eacute;
+des id&eacute;es. Bien souvent il les laissait s'&eacute;chauffer et se haranguer
+entre eux des heures enti&egrave;res, se promenant de long en large dans le
+fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait
+plus saccad&eacute;; personne n'y pr&ecirc;tait attention, sinon des visiteurs peu
+familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains
+soubresauts nerveux &agrave; l'&eacute;nonc&eacute; de certaines &eacute;normit&eacute;s ineffables: ses
+amis s'en &eacute;tonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il
+vivait <i>aupr&egrave;s</i> de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait
+<i>avec</i> aucun d'eux, ne leur donnant rien de son &laquo;meilleur moi&raquo; et ne
+prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donn&eacute;.</p>
+
+<p>Nous l'avons contempl&eacute; de longs instants au milieu de ces conversations
+vives et entra&icirc;nantes, dont il s'excluait par son silence. La passion
+des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois n&eacute;glig&eacute; de
+suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa
+figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent
+sous une p&eacute;nible impression, quand des sujets qui tiennent aux
+conditions premi&egrave;res de l'existence sociale &eacute;taient d&eacute;battus devant lui
+avec de si &eacute;nergiques emportements, qu'on e&ucirc;t pu croire notre sort,
+notre vie ou notre mort, devoir se d&eacute;cider &agrave; l'instant m&ecirc;me. Il semblait
+souffrir physiquement lorsqu'il entendait d&eacute;raisonner si s&eacute;rieusement,
+accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments
+&eacute;galement vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de
+dissonances, voire m&ecirc;me une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait
+triste et r&ecirc;veur. Alors il apparaissait comme un passager &agrave; bord d'un
+vaisseau que la temp&ecirc;te fait rebondir sur les vagues; contemplant
+l'horizon, les &eacute;toiles, songeant &agrave; sa lointaine patrie, suivant la
+man&#339;uvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas
+la force requise pour saisir un des cordages de la voilure...</p>
+
+<p>Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuad&eacute; de la
+parfaite vacuit&eacute; de la plupart des discours politiques, des discussions
+philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi &agrave; pratiquer
+de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingu&eacute;, &agrave; qui
+nous avons souvent entendu r&eacute;p&eacute;ter un mot dict&eacute; par la sagesse
+misanthropique de ses vieux ans. Cette fa&ccedil;on de sentir surprenait alors
+notre impatience inexp&eacute;riment&eacute;e; mais depuis, elle nous a frapp&eacute; par sa
+triste justesse.&mdash;&laquo;Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a
+gu&egrave;re moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit&raquo;, disait
+le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses
+bont&eacute;s, lorsqu'ils se laissaient entra&icirc;ner &agrave; la chaleur de na&iuml;fs d&eacute;bats
+d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait r&eacute;primer une volont&eacute; passag&egrave;re
+de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour
+consoler sa main oisive et la r&eacute;concilier avec son luth: <i>Il mondo va da
+se!</i></p>
+
+<p>La d&eacute;mocratie repr&eacute;sentait &agrave; ses yeux une agglom&eacute;ration d'&eacute;l&eacute;ments trop
+h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes, trop tourment&eacute;s, d'une trop sauvage puissance, pour lui
+&ecirc;tre sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans d&eacute;j&agrave;, que
+l'av&egrave;nement des questions sociales fut compar&eacute; &agrave; une nouvelle invasion
+de barbares. Chopin &eacute;tait particuli&egrave;rement et p&eacute;niblement frapp&eacute; de ce
+que cette assimilation avait de terrible. Il d&eacute;sesp&eacute;rait d'obtenir des
+Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attach&eacute;
+celui de l'Europe! Il d&eacute;sesp&eacute;rait de pr&eacute;server de leurs destructions et
+de leurs d&eacute;vastations, la civilisation chr&eacute;tienne, devenue la
+civilisation europ&eacute;enne! Il d&eacute;sesp&eacute;rait de sauver de leurs ravages,
+l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilit&eacute; en un mot de
+cette vie &eacute;l&eacute;gante, molle et raffin&eacute;e, que chanta Horace et que les
+brutalit&eacute;s d'une loi agraire tuent n&eacute;cessairement, puisque ne pouvant
+obtenir ni <i>l'&eacute;galit&eacute;</i>, ni la <i>fraternit&eacute;</i>, elles donnent la <i>mort</i>! Il
+suivait de loin les &eacute;v&eacute;nements et une perspicacit&eacute; de coup d'&#339;il, qu'on
+ne lui e&ucirc;t d'abord pas suppos&eacute;e, lui fit souvent pr&eacute;dire ce &agrave; quoi de
+mieux inform&eacute;s s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui
+&eacute;chappaient, il ne les d&eacute;veloppait point. Ses phrases courtes n'&eacute;taient
+remarqu&eacute;es que quand les faits les avaient justifi&eacute;es.</p>
+
+<p>Dans un seul cas Chopin se d&eacute;partit de son silence pr&eacute;m&eacute;dit&eacute; et de sa
+neutralit&eacute; accoutum&eacute;e. Il rompit sa r&eacute;serve dans la cause de l'art, la
+seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'&eacute;nonc&eacute;
+explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance &agrave;
+&eacute;tendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un
+t&eacute;moignage tacite, de l'autorit&eacute; de grand artiste qu'il se sentait
+l&eacute;gitimement poss&eacute;der dans ces questions. Les faisant relever de sa
+comp&eacute;tence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant &agrave; sa
+mani&egrave;re de les envisager. Pendant quelques ann&eacute;es il mit une ardeur
+passionn&eacute;e dans ses plaidoyers; c'&eacute;tait celles o&ugrave; la guerre des
+romantiques et des classiques &eacute;tait si vivement conduite de part et
+d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en
+inscrivant le nom de Mozart sur sa banni&egrave;re. Comme il tenait plus au
+fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver
+dans l'immortel auteur du <i>Requiem</i>, de la symphonie dite de <i>Jupiter</i>,
+etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les libert&eacute;s
+dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour
+le consid&eacute;rer comme un des premiers qui ouvrirent &agrave; la musique des
+horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant &agrave; explorer et o&ugrave; il
+fit des d&eacute;couvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau.</p>
+
+<p>En 1832, peu apr&egrave;s son arriv&eacute;e &agrave; Paris, en musique comme en litt&eacute;rature,
+une nouvelle &eacute;cole se formait et il se produisait de jeunes talents qui
+secouaient avec &eacute;clat le joug des anciennes formules. L'effervescence
+politique des premi&egrave;res ann&eacute;es de la r&eacute;volution de Juillet &agrave; peine
+assoupie, se transporta dans toute sa vivacit&eacute; sur les questions de
+litt&eacute;rature et d'art qui s'empar&egrave;rent de l'attention et de l'int&eacute;r&ecirc;t de
+tous. Le <i>romantisme</i> fut &agrave; l'ordre du jour et l'on combattit avec
+acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune tr&ecirc;ve entre ceux qui
+n'admettaient pas qu'on p&ucirc;t &eacute;crire autrement qu'on n'avait &eacute;crit jusque
+l&agrave;, et ceux qui voulaient que l'artiste f&ucirc;t libre de choisir la forme
+pour l'adapter &agrave; son sentiment; qui pensaient que, la r&egrave;gle de la forme
+se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer,
+chaque diff&eacute;rente mani&egrave;re de sentir comporte n&eacute;cessairement une mani&egrave;re
+diff&eacute;rente de se traduire.</p>
+
+<p>Les uns, croyant &agrave; l'existence d'une forme permanente dont la perfection
+repr&eacute;sente le beau absolu, jugeaient chaque &#339;uvre de ce point de vue
+pr&eacute;&eacute;tabli. En pr&eacute;tendant que les grands ma&icirc;tres avaient atteint les
+derni&egrave;res limites de l'art et sa supr&ecirc;me perfection, ils ne laissaient
+aux artistes qui leur succ&eacute;daient d'autre gloire &agrave; esp&eacute;rer que de s'en
+rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait m&ecirc;me de
+l'espoir de les &eacute;galer, le perfectionnement d'un proc&eacute;d&eacute; ne pouvant
+jamais s'&eacute;lever jusqu'au m&eacute;rite de l'invention.&mdash;Les autres niaient que
+le beau p&ucirc;t avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur
+apparaissant, &agrave; mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art,
+comme des tentes dress&eacute;es sur la route de l'id&eacute;al: haltes momentan&eacute;es,
+que le g&eacute;nie atteint d'&eacute;poque en &eacute;poque, que ses h&eacute;ritiers imm&eacute;diats
+doivent exploiter jusqu'&agrave; leur dernier recoin, mais que ses descendants
+l&eacute;gitimes sont appel&eacute;s &agrave; d&eacute;passer.&mdash;Les uns voulaient renfermer dans
+l'enclos sym&eacute;trique des m&ecirc;mes dispositions, les inspirations des temps
+et des natures les plus dissemblables. Les autres r&eacute;clamaient pour
+chacune d'elles la libert&eacute; de cr&eacute;er leur langue, leur mode d'expression,
+n'acceptant d'autre r&egrave;gle que celle qui ressort des rapports directs du
+sentiment et de la forme, afin que celle-ci f&ucirc;t ad&eacute;quate &agrave; celui-l&agrave;.</p>
+
+<p>Aux yeux clairvoyants de Chopin, les mod&egrave;les existants, quelque
+admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir &eacute;puis&eacute; tous les
+sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigur&eacute;e, ni toutes
+les formes dont il peut user. Il ne s'arr&ecirc;tait pas &agrave; l'excellence de la
+forme; il ne la recherchait m&ecirc;me qu'en tant que son irr&eacute;prochable
+perfection est indispensable &agrave; la compl&egrave;te r&eacute;v&eacute;lation du sentiment,
+n'ignorant pas que le sentiment est tronqu&eacute; aussi longtemps que la
+forme, rest&eacute;e imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile
+opaque. Il soumettait ainsi &agrave; l'inspiration po&eacute;tique le travail du
+m&eacute;tier, enjoignant &agrave; la patience du g&eacute;nie d'imaginer dans la forme de
+quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il &agrave; ses
+classiques adversaires de r&eacute;duire l'inspiration au supplice de Procuste,
+sit&ocirc;t qu'ils n'admettaient pas que certaines mani&egrave;res de sentir sont
+inexprimables dans les formes pr&eacute;alablement d&eacute;termin&eacute;es. Il les accusait
+de d&eacute;poss&eacute;der par avance l'art, de toutes les &#339;uvres qui auraient tent&eacute;
+d'y introduire des sentiments nouveaux, rev&ecirc;tus de ses formes nouvelles
+qui se puisent dans le d&eacute;veloppement toujours progressif de l'esprit
+humain, des instruments qui divulguent sa pens&eacute;e, des ressources
+mat&eacute;rielles dont l'art dispose.</p>
+
+<p>Chopin n'admettait pas, qu'on voul&ucirc;t &eacute;craser le fronton grec avec la
+tour gothique, ni qu'on d&eacute;molisse les gr&acirc;ces pures et exquises de
+l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des
+constructions mauresques; comme il n'e&ucirc;t pas voulu que le svelte palmier
+vienne &agrave; cro&icirc;tre en place de ses &eacute;l&eacute;gants bouleaux, ni que l'agave des
+tropiques soit remplac&eacute;e par le m&eacute;l&egrave;ze du nord. Il pr&eacute;tendait go&ucirc;ter le
+m&ecirc;me jour l'<i>Ilyssus</i> de Phidias et le <i>Pensieroso</i> de Michel-Ange, un
+<i>Sacrement</i> de Poussin et la <i>Barque dantesque</i> de Delacroix, une
+<i>Improperia</i> de Palestrina et la <i>Reine Mab</i> de Berlioz! Il r&eacute;clamait
+son <i>droit d'&ecirc;tre</i> pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la
+vari&eacute;t&eacute; non moins que la perfection de l'unit&eacute;. Il ne demandait
+&eacute;galement &agrave; Sophocle et &agrave; Shakespeare, &agrave; Hom&egrave;re et &agrave; Firdousi, &agrave; Racine
+et &agrave; Goethe, que d'avoir leur <i>raison d'&ecirc;tre</i> dans la beaut&eacute; propre de
+<i>leur</i> forme, dans l'&eacute;l&eacute;vation de <i>leur</i> pens&eacute;e, proportionn&eacute;e, comme la
+hauteur du jet-d'eau aux feux iris&eacute;s, &agrave; la profondeur de leur source.</p>
+
+<p>Ceux qui voyaient les flammes du talent d&eacute;vorer insensiblement les
+vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient &agrave; l'&eacute;cole musicale dont
+Berlioz &eacute;tait le repr&eacute;sentant le plus dou&eacute;, le plus vaillant, le plus
+hasardeux. Chopin s'y rallia compl&egrave;tement et fut un de ceux qui mit le
+plus de pers&eacute;v&eacute;rance &agrave; se lib&eacute;rer des serviles formules du style
+conventionnel, aussi bien qu'&agrave; r&eacute;pudier les charlatanismes qui n'eussent
+remplac&eacute; de vieux abus que par des abus nouveaux plus d&eacute;plaisants
+encore, l'extravagance &eacute;tant plus aga&ccedil;ante et plus intol&eacute;rable que la
+monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les
+virtuosit&eacute;s tapageuses et les expressivit&eacute;s d&eacute;coratives de Kalkbrenner,
+lui &eacute;tant ou insuffisantes ou antipathiques, il pr&eacute;tendait n'&ecirc;tre pas
+attach&eacute; aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni oblig&eacute; de
+trouver bonnes les mani&egrave;res &eacute;chevel&eacute;es des autres.</p>
+
+<p>Pendant les quelques ann&eacute;es que dura cette sorte de campagne du
+romantisme, d'o&ugrave; sortirent des coups d'essai qui furent des coups de
+ma&icirc;tre, Chopin resta invariable dans ses pr&eacute;dilections comme dans ses
+r&eacute;pulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux
+qui, selon lui, ne repr&eacute;sentaient pas suffisamment le progr&egrave;s ou ne
+prouvaient pas un sinc&egrave;re d&eacute;vouement &agrave; ce progr&egrave;s, sans d&eacute;sir
+d'exploitation de l'art au profit du m&eacute;tier, sans poursuite d'effets
+passagers, de succ&egrave;s surpris &agrave; la surprise de l'auditoire. D'une part,
+il rompit, des liens qu'il avait contract&eacute;s avec respect, lorsqu'il se
+sentit g&ecirc;n&eacute; par eux et retenu trop &agrave; la rive par des amarres dont il
+reconnaissait la v&eacute;tust&eacute;. D'autre part, il refusa obstin&eacute;ment d'en
+former avec de jeunes artistes dont le succ&egrave;s, exag&eacute;r&eacute; &agrave; son sens,
+relevait trop un certain m&eacute;rite. Il n'apportait pas la plus l&eacute;g&egrave;re
+louange &agrave; ce qu'il ne jugeait point &ecirc;tre une conqu&ecirc;te effective pour
+l'art, une s&eacute;rieuse conception de la t&acirc;che d'un artiste.</p>
+
+<p>Son d&eacute;sint&eacute;ressement faisait sa force; il lui cr&eacute;ait une sorte de
+forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le
+bien pour le bien, il &eacute;tait invuln&eacute;rable; par l&agrave; imperturbable. Jamais
+il ne d&eacute;sira d'&ecirc;tre pr&ocirc;n&eacute;, ni par les uns ni par les autres, &agrave; l'aide de
+ces m&eacute;nagements imperceptibles qui font perdre les batailles; &agrave; l'aide
+de ses concessions que se font les diverses &eacute;coles dans la personne de
+leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalit&eacute;s, des
+empi&egrave;tements, des d&eacute;ch&eacute;ances et des envahissements des styles divers
+dans les diff&eacute;rentes branches de l'art, des n&eacute;gociations, des trait&eacute;s et
+des pactes, semblables &agrave; ceux qui forment le but et les moyens de la
+diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains
+scrupules qui en sont ins&eacute;parables. En refusant d'&eacute;tayer ses productions
+d'aucun de ces secours extrins&egrave;ques qui forcent le public &agrave; leur faire
+bon accueil, il disait assez qu'il se fiait &agrave; leurs beaut&eacute;s pour &ecirc;tre
+s&ucirc;r qu'elles se feraient appr&eacute;cier d'elles-m&ecirc;mes. Il ne tenait pas &agrave;
+h&acirc;ter et &agrave; faciliter leur acceptation imm&eacute;diate.</p>
+
+<p>Toutefois, Chopin &eacute;tait si intimement et si uniquement p&eacute;n&eacute;tr&eacute; des
+sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les
+plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier &agrave;
+l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et m&ecirc;me
+point de vue, que ses pr&eacute;dilections d'artiste ne pouvaient manquer de
+s'en ressentir. Dans les grands mod&egrave;les et les chefs-d'&#339;uvre de l'art,
+il recherchait uniquement ce qui correspondait &agrave; sa nature. Ce qui s'en
+rapprochait lui plaisait; ce qui s'en &eacute;loignait obtenait &agrave; peine justice
+de lui. R&ecirc;vant et r&eacute;unissant en lui-m&ecirc;me les qualit&eacute;s souvent oppos&eacute;es
+de la passion et de la gr&acirc;ce, il poss&eacute;dait une grande s&ucirc;ret&eacute; de jugement
+et se pr&eacute;servait d'une partialit&eacute; mesquine. Il ne s'arr&ecirc;tait gu&egrave;re
+devant les plus grandes beaut&eacute;s et les plus grands m&eacute;rites, lorsqu'ils
+blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception po&eacute;tique. Quelque
+admiration qu'il e&ucirc;t pour les &#339;uvres de Beethoven, certaines parties
+lui en paraissaient trop rudement taill&eacute;es. Leur structure &eacute;tait trop
+athl&eacute;tique pour qu'il s'y compl&ucirc;t; leurs courroux lui semblaient trop
+rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la
+moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui
+&eacute;tait une trop substantielle mati&egrave;re, et les s&eacute;raphiques accents, les
+rapha&euml;lesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes
+cr&eacute;ations de ce g&eacute;nie, lui devenaient par moments presques p&eacute;nibles dans
+un contraste si tranch&eacute;.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; le charme qu'il reconnaissait &agrave; quelques-unes des m&eacute;lodies de
+Schubert, il n'&eacute;coutait pas volontiers celles dont les contours &eacute;taient
+trop aigus pour son oreille, o&ugrave; le sentiment est comme d&eacute;nud&eacute;, o&ugrave; l'on
+sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous
+l'&eacute;treinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient
+de l'&eacute;loignement. En musique, comme en litt&eacute;rature, comme dans
+l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du m&eacute;lodrame lui &eacute;tait un
+supplice. Il repoussait le c&ocirc;t&eacute; furibond et fr&eacute;n&eacute;tique du romantisme; il
+ne supportait pas l'ahurissement des effets et des exc&egrave;s d&eacute;lirants. &laquo;Il
+n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses
+caract&egrave;res trop &eacute;tudi&eacute;s sur le vif et parlant un langage trop vrai; il
+aimait mieux les synth&egrave;ses &eacute;piques et lyriques qui laissaient dans
+l'ombre les pauvres d&eacute;tails de l'humanit&eacute;. C'est pourquoi il parlait peu
+et n'&eacute;coutait gu&egrave;re, ne voulant formuler ses pens&eacute;es ou recueillir
+celles des autres que quand elles &eacute;taient arriv&eacute;es &agrave; une certaine
+&eacute;l&eacute;vation.&raquo;<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
+
+<p>Cette nature si constamment ma&icirc;tresse d'elle-m&ecirc;me, pour laquelle la
+divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de
+l'inachev&eacute;, si cher aux po&egrave;tes qui savent la fin des mots interrompus et
+des pens&eacute;es tronqu&eacute;es; cette nature si pleine de d&eacute;licates r&eacute;serves, ne
+pouvait &eacute;prouver qu'un ennui, comme scandalis&eacute;, devant l'impudeur de ce
+qui ne laissait rien &agrave; p&eacute;n&eacute;trer, rien &agrave; comprendre <i>au del&agrave;</i>. Nous
+pensons que s'il lui avait fallu se prononcer &agrave; cet &eacute;gard, il e&ucirc;t avou&eacute;
+qu'&agrave; son go&ucirc;t il n'&eacute;tait permis d'exprimer les sentiments qu'&agrave; condition
+d'en laisser la meilleure partie &agrave; deviner. Si, ce qu'on est convenu
+d'appeler le <i>classique</i> dans l'art, lui semblait imposer des
+restrictions trop m&eacute;thodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par
+ces menottes et glacer par ce syst&egrave;me conventionnel, s'il ne voulait pas
+s'enfermer dans les sym&eacute;tries d'une cage, c'&eacute;tait pour s'&eacute;lever dans les
+nues, chanter comme l'alouette plus pr&egrave;s du bleu du ciel, ne devoir
+jamais descendre de ces hauteurs. Il e&ucirc;t voulu ne se livrer au repos
+qu'en planant dans les r&eacute;gions &eacute;lev&eacute;es, comme l'oiseau de paradis dont
+on disait jadis qu'il ne go&ucirc;tait le sommeil qu'en restant les ailes
+&eacute;tendues, berc&eacute; par les souffles de l'espace, au haut des airs o&ugrave; il
+suspendait son vol. Chopin se refusait obstin&eacute;ment &agrave; s'enfoncer dans
+les tani&egrave;res des for&ecirc;ts, pour prendre note des vagissements et des
+hurlements dont elles sont remplies; &agrave; explorer les d&eacute;serts affreux, en
+y tra&ccedil;ant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas
+du t&eacute;m&eacute;raire qui essaye de les former.</p>
+
+<p>Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si
+d&eacute;nu&eacute; d'appr&ecirc;t, en m&ecirc;me temps que de science; tout ce qui dans l'art
+allemand porte le cachet d'une &eacute;nergie populaire, quoique puissante, lui
+plaisait &eacute;galement peu. &Agrave; propos de Schubert il dit un jour: &laquo;que le
+sublime &eacute;tait fl&eacute;tri lorsque le commun ou le trivial lui succ&eacute;dait&raquo;.
+Hummel, parmi les compositeurs de piano, &eacute;tait un des auteurs qu'il
+relisait avec le plus de plaisir. Mozart repr&eacute;sentait &agrave; ses yeux le type
+id&eacute;al, le po&egrave;te par excellence, car il condescendait plus rarement que
+tout autre &agrave; franchir les gradins qui s&eacute;parent la distinction de la
+vulgarit&eacute;. Il aimait pr&eacute;cis&eacute;ment dans Mozart le d&eacute;faut qui lui fit
+encourir le reproche que son p&egrave;re lui adressait apr&egrave;s une repr&eacute;sentation
+de l'<i>Idom&eacute;n&eacute;e</i>: &laquo;Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues
+oreilles&raquo;. La gaiet&eacute; de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de
+Tamino et ses myst&eacute;rieuses &eacute;preuves lui semblaient dignes d'occuper sa
+pens&eacute;e; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur na&iuml;vet&eacute; raffin&eacute;e. Il
+comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient
+que plus de voiles sur son deuil. &Agrave; c&ocirc;t&eacute; de cela, son sybaritisme de
+puret&eacute;, son appr&eacute;hension du lieu-commun &eacute;taient tels, que m&ecirc;me dans
+<i>Don Juan</i>, m&ecirc;me dans cet immortel chef-d'&#339;uvre, il d&eacute;couvrait des
+passages dont nous lui avons entendu regretter la pr&eacute;sence&raquo; Son culte
+pour Mozart n'en &eacute;tait pas diminu&eacute;, mais comme attrist&eacute;. Il parvenait
+bien &agrave; oublier ce qui lui r&eacute;pugnait, mais se r&eacute;concilier avec, lui &eacute;tait
+impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de
+ces sup&eacute;riorit&eacute;s d'instinct, irraisonn&eacute;es et implacables, dont nulle
+persuasion, nulle d&eacute;monstration, nul effort ne parviennent jamais &agrave;
+obtenir l'indulgence, ne f&ucirc;t-ce que celle de l'indiff&eacute;rence, pour des
+objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable
+qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie?</p>
+
+<p>Chopin donna &agrave; nos essais, &agrave; nos luttes d'alors, si remplies encore
+d'h&eacute;sitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exag&eacute;rations, qui
+rencontraient plus de <i>sages hochant la t&ecirc;te</i> que de contradicteurs
+glorieux, l'appui d'une rare fermet&eacute; de conviction, d'une conduite calme
+et in&eacute;branlable, d'une stabilit&eacute; de caract&egrave;re &eacute;galement &agrave; l'&eacute;preuve des
+lassitudes et des leurres, en m&ecirc;me temps que l'auxiliaire efficace
+qu'apporte &agrave; une cause le m&eacute;rite des ouvrages qu'elle peut revendiquer.
+Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de
+savoir, qu'il fut justifi&eacute; d'avoir eu confiance en son seul g&eacute;nie par la
+prompte admiration qu'il inspira. Les solides &eacute;tudes qu'il avait faites,
+les habitudes r&eacute;fl&eacute;chies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut
+&eacute;lev&eacute; pour les beaut&eacute;s classiques, le pr&eacute;serv&egrave;rent de perdre ses forces
+en t&acirc;tonnements malheureux et en demi-r&eacute;ussites, comme il est arriv&eacute; &agrave;
+plus d'un partisan des id&eacute;es nouvelles.</p>
+
+<p>Sa studieuse patience &agrave; &eacute;laborer et &agrave; parachever ses ouvrages le mettait
+&agrave; l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant
+de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et &agrave; la
+n&eacute;gligence de la m&eacute;garde. Exerc&eacute; de bonne heure aux exigences de la
+r&egrave;gle, ayant m&ecirc;me produit de belles &#339;uvres dans lesquelles il s'y &eacute;tait
+astreint, il ne la secouait qu'avec l'&agrave;-propos d'une justesse savamment
+m&eacute;dit&eacute;e. Il avan&ccedil;ait toujours en vertu de son principe, sans se laisser
+emporter &agrave; l'exag&eacute;ration ni s&eacute;duire aux transactions, d&eacute;laissant
+volontiers les formules th&eacute;oriques pour ne poursuivre que leurs
+r&eacute;sultats. Moins pr&eacute;occup&eacute; des disputes d'&eacute;cole et de leurs termes que
+de se donner la meilleure des raisons, celle d'une &#339;uvre accomplie, il
+eut ainsi le bonheur d'&eacute;viter les inimiti&eacute;s personnelles et les
+accommodements f&acirc;cheux.</p>
+
+<p>Plus tard, le triomphe de ses id&eacute;es ayant diminu&eacute; l'int&eacute;r&ecirc;t de son r&ocirc;le,
+il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef &agrave; la t&ecirc;te
+d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence o&ugrave; il prit rang dans
+un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et
+inflexibles, comme toutes celles qui, en &eacute;tant vives, se font rarement
+jour. Mais, sit&ocirc;t qu'il vit son opinion avoir assez d'adh&eacute;rents pour
+r&eacute;gner sur le pr&eacute;sent et dominer l'avenir, il se retira de la m&ecirc;l&eacute;e,
+laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles
+&agrave; la cause qu'agr&eacute;ables aux gens qui aiment &agrave; se battre, surtout &agrave;
+battre, au risque d'&ecirc;tre battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de
+parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arri&egrave;re-garde en
+d&eacute;route, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir
+que sa cause est hors de danger pour ne plus se m&ecirc;ler aux combattants.</p>
+
+<p>Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin
+avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers
+ma&icirc;tres du moyen-&acirc;ge. Comme pour eux, l'art &eacute;tait pour lui une belle,
+une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir &eacute;t&eacute; appel&eacute;, il desservait
+ses rites avec une pi&eacute;t&eacute; &eacute;mue. Ce sentiment s'est r&eacute;v&eacute;l&eacute; &agrave; l'heure de sa
+mort dans un d&eacute;tail, dont les m&#339;urs de la Pologne nous expliquent seules
+toute la signification. Par un usage moins r&eacute;pandu de nos temps, mais
+qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants
+choisir les v&ecirc;tements dans lesquels ils voulaient &ecirc;tre ensevelis,
+pr&eacute;par&eacute;s par quelques-uns longtemps &agrave; l'avance<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>.</p>
+
+<p>Leurs plus ch&egrave;res, leurs plus intimes pens&eacute;es, s'exprimaient ou se
+trahissaient ainsi, pour la derni&egrave;re fois. Les robes monastiques &eacute;taient
+fr&eacute;quemment d&eacute;sign&eacute;es par des personnes mondaines; les hommes
+pr&eacute;f&eacute;raient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des
+souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les
+premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut
+pourtant &ecirc;tre mis au tombeau dans les habits qu'il y avait port&eacute;s. Un
+sentiment naturel et profond, d&eacute;coulant d'une source intarissable
+d'enthousiasme pour son art, a sans doute dict&eacute; ce dernier v&#339;u, alors
+que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chr&eacute;tien, il
+quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux.
+Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattach&eacute; &agrave; l'immortalit&eacute;
+son amour et sa foi en l'art. Il voulut t&eacute;moigner une fois de plus au
+moment ou il serait couch&eacute; dans le cercueil, par un muet symbole comme
+de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gard&eacute; intact pendant toute sa
+vie. Il mourut fid&egrave;le &agrave; lui-m&ecirc;me, adorant dans l'art ses mystiques
+grandeurs et ses plus mystiques r&eacute;v&eacute;lations.</p>
+
+<p>En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant temp&ecirc;tueux de sa
+soci&eacute;t&eacute;, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le
+rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses
+compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des
+rapports fr&eacute;quents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa s&#339;ur
+Louise lui &eacute;tait surtout ch&egrave;re; une certaine ressemblance dans la nature
+de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus
+particuli&egrave;rement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie &agrave;
+Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois
+derniers mois de la vie de son fr&egrave;re, pour l'entourer de ses soins
+d&eacute;vou&eacute;s.</p>
+
+<p>Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une gr&acirc;ce charmante.
+Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il
+profitait de son s&eacute;jour &agrave; Paris pour leur procurer ces mille surprises
+que donnent les nouveaut&eacute;s, les bagatelles, les infiniment petits,
+infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce
+qu'il croyait pouvoir &ecirc;tre agr&eacute;able &agrave; Varsovie et y envoyait
+continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait
+&agrave; ce qu'on conserv&acirc;t ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils
+fussent, comme pour &ecirc;tre toujours pr&eacute;sent au milieu de ceux &agrave; qui il les
+destinait. De son c&ocirc;t&eacute;, il attachait un grand prix &agrave; toute preuve
+d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des
+marques de leur souvenir lui &eacute;tait une f&ecirc;te; il ne la partageait avec
+personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les
+objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui
+&eacute;taient pr&eacute;cieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de
+s'en servir, mais il &eacute;tait visiblement contrari&eacute; lorsqu'on y touchait.</p>
+
+<p>Quiconque arrivait de Pologne &eacute;tait le bienvenu aupr&egrave;s de lui. Avec ou
+sans lettre de recommandation il &eacute;tait re&ccedil;u &agrave; bras ouverts, comme s'il
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de la famille. Il permettait &agrave; des personnes souvent inconnues
+quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait &agrave; aucun d'entre
+nous: le droit de d&eacute;ranger ses habitudes. Il se g&ecirc;nait pour elles, il
+les promenait, il retournait vingt fois de suite aux m&ecirc;mes lieux pour
+leur faire voir les curiosit&eacute;s de Paris, sans jamais t&eacute;moigner d'ennui &agrave;
+ce m&eacute;tier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait &agrave; d&icirc;ner &agrave; ces chers
+compatriotes, dont la veille il avait ignor&eacute; l'existence; il leur
+&eacute;vitait toutes les menues-d&eacute;penses, il leur pr&ecirc;tait de l'argent. Mieux
+que cela; on voyait qu'il &eacute;tait heureux de le faire, qu'il &eacute;prouvait un
+vrai bonheur &agrave; parler sa langue, &agrave; se trouver avec les siens, &agrave; se
+retrouver par eux dans l'atmosph&egrave;re de sa patrie qu'il lui semblait
+encore respirer &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'eux. On voyait combien il se plaisait &agrave; &eacute;couter
+leurs tristes r&eacute;cits, &agrave; distraire leurs douleurs, &agrave; d&eacute;tourner leurs
+sanglants souvenirs, eu consolant leurs supr&ecirc;mes regrets par les
+infinies promesses d'une esp&eacute;rance &eacute;loquemment chant&eacute;e.</p>
+
+<p>Chopin &eacute;crivait r&eacute;guli&egrave;rement aux siens, mais seulement &agrave; eux. Une de
+ses bizarreries consistait &agrave; s'abstenir de tout &eacute;change de lettres, de
+tout envoi de billets; on e&ucirc;t pu croire qu'il avait fait v&#339;u de n'en
+jamais adresser &agrave; des &eacute;trangers. C'&eacute;tait chose curieuse de le voir
+recourir &agrave; tous les exp&eacute;dients pour &eacute;chapper &agrave; la n&eacute;cessit&eacute; de tracer
+quelques lignes. Maintes fois il pr&eacute;f&eacute;ra traverser Paris d'un bout &agrave;
+l'autre pour refuser un d&icirc;ner ou faire part de l&eacute;g&egrave;res informations,
+plut&ocirc;t que de s'en &eacute;pargner la peine au moyen d'une petite feuille de
+papier. Son &eacute;criture resta comme inconnue &agrave; la plupart de ses amis. On
+dit qu'il lui est arriv&eacute; de s'&eacute;carter de cette habitude en faveur de ses
+belles compatriotes fix&eacute;es &agrave; Paris, dont quelques-unes poss&egrave;dent de
+charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction &agrave; ce
+qu'on e&ucirc;t pu prendre pour une r&egrave;gle, s'explique par le plaisir qu'il
+avait &agrave; parler sa langue, qu'il employait de pr&eacute;f&eacute;rence et dont il se
+plaisait &agrave; traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme
+les slaves en g&eacute;n&eacute;ral, il poss&eacute;dait tr&egrave;s bien le fran&ccedil;ais; d'ailleurs,
+vu son origine fran&ccedil;aise, il lui avait &eacute;t&eacute; enseign&eacute; avec un soin
+particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'&ecirc;tre peu
+sonore &agrave; l'oreille et d'un g&eacute;nie froid.</p>
+
+<p>Cette mani&egrave;re de le juger est d'ailleurs assez r&eacute;pandue parmi les
+Polonais, qui s'en servent avec une grande facilit&eacute;, le parlent beaucoup
+entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de
+se plaindre &agrave; ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans
+un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'&eacute;motion, les
+nuances &eacute;th&eacute;r&eacute;es de la pens&eacute;e! C'est tant&ocirc;t la majest&eacute;, tant&ocirc;t la
+passion, tant&ocirc;t la gr&acirc;ce, qui &agrave; leur dire fait d&eacute;faut aux mots fran&ccedil;ais.
+Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole cit&eacute;e par eux en
+polonais,&mdash;<i>Oh! c'est intraduisible!</i>&mdash;est immanquablement la premi&egrave;re
+r&eacute;ponse faite &agrave; l'&eacute;tranger. Viennent ensuite les commentaires, qui
+servent surtout &agrave; commenter l'exclamation, &agrave; expliquer toutes les
+finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renferm&eacute;s dans ces
+mots <i>intraduisibles!</i> Nous en avons cit&eacute; quelques exemples, lesquels
+joints &agrave; d'autres, nous portent &agrave; supposer que cette langue a l'avantage
+d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son
+d&eacute;veloppement, elle a d&ucirc; au g&eacute;nie po&eacute;tique de la nation d'&eacute;tablir entre
+les id&eacute;es un rapprochement frappant et juste par les &eacute;tymologies, les
+d&eacute;rivations, les synonymes. Il en r&eacute;sulte comme un reflet color&eacute;, ombre,
+ou lumi&egrave;re, projet&eacute; sur chaque expression.</p>
+
+<p>L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font
+n&eacute;cessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique impr&eacute;vu, ou
+bien, le son correspondant d'une tierce qui module imm&eacute;diatement la
+pens&eacute;e en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire
+permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une
+difficult&eacute; et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des
+langues &eacute;trang&egrave;res, si r&eacute;pandues en Pologne, aux paresses d'esprit et
+d'&eacute;tudes qui veulent &eacute;chapper &agrave; la fatigue d'une habilet&eacute; de diction,
+indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un
+laconisme si &eacute;nergique, que l'&agrave;-peu-pr&egrave;s y devient difficile et la
+banalit&eacute; insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal d&eacute;finis
+sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'id&eacute;e
+n'y peut sortir d'une pauvret&eacute; singuli&egrave;rement d&eacute;nud&eacute;e, tant qu'elle
+reste en de&ccedil;&agrave; des bornes du lieu-commun; par contre, elle r&eacute;clame une
+rare pr&eacute;cision de termes pour ne pas devenir baroque au del&agrave;. La
+litt&eacute;rature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs
+devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie
+d'une de ces &#339;uvres qui restent &agrave; jamais. Elle doit peut-&ecirc;tre &agrave; ce
+caract&egrave;re hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses
+chefs-d'&#339;uvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses
+litt&eacute;rateurs. On se sent ma&icirc;tre, quand on se hasarde &agrave; manier cette
+belle et riche langue<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p>
+
+<p>L'&eacute;l&eacute;gance mat&eacute;rielle &eacute;tait aussi naturelle &agrave; Chopin que celle de
+l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui
+appartenaient, que dans ses mani&egrave;res distingu&eacute;es. Il avait la
+coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait
+toujours le sien. Sans approcher de l'&eacute;clatante richesse dont &agrave; cette
+&eacute;poque quelques-unes des c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s de Paris d&eacute;coraient leurs demeures,
+il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des &eacute;l&eacute;gances de
+cannes, d'&eacute;pingles, de boutons, des bijoux fort &agrave; la mode alors,
+l'instinctive ligne du <i>comme il faut</i>, entre le trop et le trop peu.</p>
+
+<p>Comme il ne confondait son temps, sa pens&eacute;e, ses d&eacute;marches, avec ceux
+de personne, la soci&eacute;t&eacute; des femmes lui &eacute;tait souvent plus commode en ce
+qu'elle obligeait &agrave; moins de rapports subs&eacute;quents. Ayant toujours
+conserv&eacute; une exquise puret&eacute; int&eacute;rieure que les orages de la vie ont peu
+troubl&eacute;, jamais souill&eacute;, car ils n'&eacute;branl&egrave;rent jamais en lui le go&ucirc;t du
+bien, l'inclination vers l'honn&ecirc;te, le respect de la vertu, la foi en la
+saintet&eacute;, Chopin ne perdit jamais cette na&iuml;vet&eacute; juv&eacute;nile qui permet de
+se trouver agr&eacute;ablement dans un cercle dont la vertu, l'honn&ecirc;tet&eacute;, la
+respectabilit&eacute;, font les principaux frais et le plus grand charme. Il
+aimait les causeries sans port&eacute;e des gens qu'il estimait; il se
+complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait
+volontiers de soir&eacute;es enti&egrave;res &agrave; jouer au colin-maillard avec de jeunes
+filles, &agrave; leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, &agrave; les
+faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir
+&agrave; entendre que le chant de la fauvette.</p>
+
+<p>Tout cela r&eacute;uni faisait que Chopin, si intimement li&eacute; avec quelques-unes
+des personnalit&eacute;s les plus marquantes du mouvement artistique et
+litt&eacute;raire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une,
+resta n&eacute;anmoins un &eacute;tranger au milieu d'elles. Son individualit&eacute; ne se
+fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'&eacute;tait &agrave; m&ecirc;me
+de comprendre cette r&eacute;union, accomplie dans les plus hautes r&eacute;gions de
+l'&ecirc;tre, entre les aspirations du g&eacute;nie et la puret&eacute; des d&eacute;sirs. Encore
+moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette
+&eacute;l&eacute;gance inn&eacute;e, de cette chastet&eacute; virile, d'autant plus savoureuse
+qu'elle &eacute;tait plus inconsciente de ses d&eacute;dains pour le charnel vulgaire
+l&agrave;, o&ugrave; tous croyaient que l'imagination ne pouvait &ecirc;tre coul&eacute;e dans les
+moules d'un chef-d'&#339;uvre, que chauff&eacute;e &agrave; blanc dans les hauts fourneaux
+d'une sensualit&eacute; &acirc;cre et pleine d'inf&acirc;mes scories!</p>
+
+<p>Mais, une des plus pr&eacute;cieuses pr&eacute;rogatives de la puret&eacute; int&eacute;rieure &eacute;tant
+de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de
+l'impudeur, Chopin se sentait oppress&eacute; par le voisinage de certaines
+personnalit&eacute;s dont l'&#339;il n'avait plus de transparence, dont l'haleine
+&eacute;tait impure, dont les l&egrave;vres se plissaient comme celles d'un satyre,
+sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les
+&eacute;carts du g&eacute;nie, &eacute;taient &eacute;lev&eacute;s &agrave; la hauteur d'un culte envers la d&eacute;esse
+Mati&egrave;re! Le lui e&ucirc;t-on dit mille fois, jamais on ne lui e&ucirc;t persuad&eacute; que
+la rudesse baroque des mani&egrave;res, le parler sans-g&ecirc;ne des app&eacute;tits
+indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands,
+&eacute;taient autre chose que le manque d'&eacute;ducation d'une classe inf&eacute;rieure.
+Jamais il n'e&ucirc;t cru que chaque pens&eacute;e lascive, chaque espoir honteux,
+chaque souhait rapace, chaque v&#339;u homicide, &eacute;tait l'encens offert &agrave;
+cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite
+d'&eacute;tourdissante, f&eacute;tide, &eacute;tait re&ccedil;ue dans les cassolettes de similor
+d'une po&eacute;sie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apoth&eacute;ose
+sacril&egrave;ge!</p>
+
+<p>La campagne et la vie de ch&acirc;teau lui convenaient tellement, que pour en
+jouir il acceptait une soci&eacute;t&eacute; qui ne lui convenait pas du tout. On
+pourrait en induire qu'il lui &eacute;tait plus ais&eacute; d'abstraire son esprit des
+gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des
+castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air &eacute;touff&eacute;, de la lumi&egrave;re,
+terne, des tableaux prosa&iuml;ques de la ville, o&ugrave; les passions sont
+excit&eacute;es et surexcit&eacute;es &agrave; chaque pas, les organes rarement flatt&eacute;s. Ce
+que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au
+lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi.
+Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui
+l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que
+la lutte des opinions litt&eacute;raires et artistiques le pr&eacute;occupa vivement.
+L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les cr&eacute;ations de
+l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des cr&eacute;ations
+de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il &eacute;tait heureux chaque fois
+qu'il pouvait le laisser loin derri&egrave;re lui!</p>
+
+<p>&Agrave; peine &eacute;tait-il arriv&eacute; dans une maison de campagne, &agrave; peine se
+voyait-il entour&eacute; de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de
+hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme,
+un homme transfigur&eacute;. L'app&eacute;tit lui revenait, sa gaiet&eacute; d&eacute;bordait, ses
+bons-mots p&eacute;tillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait
+ing&eacute;nieux &agrave; varier les amusements, &agrave; multiplier les &eacute;pisodes &eacute;gayants de
+cette existence au grand air qui le ranimait, de cette libert&eacute; rustique
+si fort de son go&ucirc;t. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup
+marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et d&eacute;crivait peu
+ces paysages agrestes; cependant il &eacute;tait ais&eacute; de remarquer qu'il en
+avait une impression tr&egrave;s vive. &Agrave; quelques mots qui lui &eacute;chappaient, on
+e&ucirc;t dit qu'il se sentait plus pr&egrave;s de sa patrie en se trouvant au milieu
+des bl&eacute;s, des pr&eacute;s, des haies, des foins, des fleurs des champs, des
+bois qui partout ont les m&ecirc;mes senteurs. Il pr&eacute;f&eacute;rait se voir entre les
+laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se
+ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et
+les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent &agrave; rien et ne peuvent rien
+rappeler &agrave; personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de
+la &laquo;grand' ville&raquo;, a quelque chose d'&eacute;crasant pour des natures
+sensitives et maladives.</p>
+
+<p>En outre, Chopin aimait &agrave; travailler &agrave; la campagne, comme si cet air
+pur, sain et p&eacute;n&eacute;trant, ravigotait son organisme qui s'&eacute;tiolait au
+milieu de la fum&eacute;e et de l'air &eacute;pais de la rue! Plusieurs de ses
+meilleurs ouvrages &eacute;crits durant ses <i>villeggiature</i>, renferment
+peut-&ecirc;tre le souvenir de ses meilleurs jours d'alors.</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#toc">VI.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/001.png" alt="C" /></span>hopin est n&eacute; &agrave; &#379;elazowa-Wola, pr&egrave;s de Varsovie, en 1810. Par un hasard
+rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son &acirc;ge dans ses
+premi&egrave;res ann&eacute;es; il para&icirc;t que la date de sa naissance ne fut fix&eacute;e
+dans sa m&eacute;moire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie
+musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: &laquo;<i>Madame
+Catalani, &agrave; Fr&eacute;d&eacute;ric Chopin &acirc;g&eacute; de dix ans</i>&raquo;. Le pressentiment de la
+femme dou&eacute;e, donna peut-&ecirc;tre &agrave; l'enfant timide la prescience de son
+avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses
+premi&egrave;res ann&eacute;es. Son d&eacute;veloppement int&eacute;rieur traversa probablement peu
+de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il &eacute;tait fr&ecirc;le et
+maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa sant&eacute;. D&egrave;s lors
+sans doute il prit l'habitude de cette affabilit&eacute;, de cette bonne gr&acirc;ce
+g&eacute;n&eacute;rale, de cette discr&eacute;tion sur tout ce qui le faisait souffrir, n&eacute;es
+du d&eacute;sir de rassurer les inqui&eacute;tudes qu'il occasionnait.</p>
+
+<p>Aucune pr&eacute;cocit&eacute; dans ses facult&eacute;s, aucun signe pr&eacute;curseur d'un
+remarquable &eacute;panouissement, ne r&eacute;v&eacute;l&egrave;rent dans sa premi&egrave;re jeunesse une
+future sup&eacute;riorit&eacute; d'&acirc;me, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit
+&ecirc;tre souffrant et souriant, toujours patient et enjou&eacute;, on lui sut
+tellement gr&eacute; de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se
+contenta sans doute de ch&eacute;rir ses qualit&eacute;s, sans se demander s'il
+donnait son c&#339;ur sans r&eacute;serve et livrait le secret de toutes ses
+pens&eacute;es. Il est des &acirc;mes qui, &agrave; l'entr&eacute;e de la vie, sont comme de riches
+voyageurs amen&eacute;s par le sort au milieu de simples p&acirc;tres, incapables de
+reconna&icirc;tre le haut rang de leurs h&ocirc;tes; tant que ces &ecirc;tres sup&eacute;rieurs
+demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement
+&agrave; leur propre opulence, suffisants toutefois pour &eacute;merveiller des c&#339;urs
+ing&eacute;nus et r&eacute;pandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances.
+Ces &ecirc;tres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les
+entourent; on est charm&eacute;, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont
+&eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;reux, tandis qu'en r&eacute;alit&eacute; ils n'ont encore &eacute;t&eacute; que peu
+prodigues de leurs tr&eacute;sors.</p>
+
+<p>Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il
+grandit comme dans un berceau solide et mo&euml;lleux, furent celles d'un
+int&eacute;rieur uni, calme, occup&eacute;; aussi ces exemples de simplicit&eacute;, de pi&eacute;t&eacute;
+et de distinction, lui rest&egrave;rent toujours les plus doux et les plus
+chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charit&eacute;s
+pieuses, les modesties rigides, l'entour&egrave;rent d'une pure atmosph&egrave;re, o&ugrave;
+son imagination prit ce velout&eacute; tendre des plantes qui ne furent jamais
+expos&eacute;es aux poussi&egrave;res des grands chemins.</p>
+
+<p>La musique lui fut enseign&eacute;e de bonne heure. &Agrave; neuf ans il commen&ccedil;a &agrave;
+l'apprendre et fut bient&ocirc;t confi&eacute; &agrave; un disciple passionn&eacute; de S&eacute;bastien
+Bach, &#379;ywna, qui dirigea ses &eacute;tudes durant de longues ann&eacute;es selon les
+errements d'une &eacute;cole enti&egrave;rement classique. Il est &agrave; supposer que
+lorsque, d'accord avec ses d&eacute;sirs et sa vocation, sa famille lui faisait
+embrasser la carri&egrave;re de musicien, aucun prestige de vaine gloriole,
+aucune perspective fantastique, n'&eacute;blouissaient leurs yeux et leurs
+esp&eacute;rances. On le fit travailler s&eacute;rieusement et consciencieusement,
+afin qu'il f&ucirc;t un jour ma&icirc;tre savant et habile, sans s'inqui&eacute;ter outre
+mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de
+ces le&ccedil;ons et de ces labeurs du devoir.</p>
+
+<p>Il fut plac&eacute; assez jeune dans un des premiers coll&egrave;ges de Varsovie,
+gr&acirc;ce &agrave; la g&eacute;n&eacute;reuse et intelligente protection que le prince Antoine
+Radziwi&#322;&#322; accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il
+reconnaissait la port&eacute;e avec le coup d'&#339;il d'un homme et d'un artiste
+distingu&eacute;. Le prince Radziwi&#322;&#322; ne cultivait pas la musique en simple
+dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de
+<i>Faust</i>, publi&eacute;e il y a nombre d'ann&eacute;es, continue d'&ecirc;tre ex&eacute;cut&eacute; chaque
+hiver par l'acad&eacute;mie de chant de Berlin. Elle nous semble encore
+sup&eacute;rieure, par son intime appropriation aux tonalit&eacute;s des sentiments de
+l'&eacute;poque o&ugrave; la premi&egrave;re partie de ce po&egrave;me fut &eacute;crite, &agrave; diverses
+tentatives pareilles faites de son temps.</p>
+
+<p>En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le
+prince fit &agrave; celui-ci l'inappr&eacute;ciable don d'une belle &eacute;ducation, dont
+aucune partie ne resta n&eacute;glig&eacute;e. Son esprit &eacute;lev&eacute; le mettant &agrave; m&ecirc;me de
+comprendre toutes les exigences de la carri&egrave;re d'un artiste, ce fut lui
+qui, depuis l'entr&eacute;e de son prot&eacute;g&eacute; au coll&egrave;ge jusqu'&agrave; l'ach&egrave;vement
+complet de ses &eacute;tudes, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M.
+Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations
+d'une cordiale et constante amiti&eacute;. De plus, le prince Radziwi&#322;&#322; faisait
+souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soir&eacute;es, aux
+d&icirc;ners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la m&eacute;moire du
+jeune homme &agrave; ces charmants instants, qu'animait tout le <i>brio</i> de la
+gaiet&eacute; polonaise. Il y joua souvent un r&ocirc;le piquant, par son esprit
+comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beaut&eacute;
+rapidement pass&eacute;e devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune P<sup>sse</sup>
+&Eacute;lise, fille du prince, morte &agrave; la premi&egrave;re fleur de l'&acirc;ge, lui laissa
+la plus suave impression d'un ange pour un moment exil&eacute; ici-bas.</p>
+
+<p>Le charmant et facile caract&egrave;re que Chopin apporta sur les bancs de
+l'&eacute;cole, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du
+prince Calixte Czetwertynski et de ses fr&egrave;res. Lorsque arrivaient les
+f&ecirc;tes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur
+m&egrave;re, la P<sup>sse</sup> Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un
+vrai sentiment de ses beaut&eacute;s et qui bient&ocirc;t sut d&eacute;couvrir le po&egrave;te dans
+le musicien. La premi&egrave;re peut-&ecirc;tre, elle fit conna&icirc;tre &agrave; Chopin le
+charme d'&ecirc;tre entendu en m&ecirc;me temps qu'&eacute;cout&eacute;. La princesse &eacute;tait belle
+encore et poss&eacute;dait un esprit sympathique, uni &agrave; de hautes vertus, &agrave; de
+charmantes qualit&eacute;s. Son salon &eacute;tait un des plus brillants et des plus
+recherch&eacute;s de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus
+distingu&eacute;es de cette capitale. Il y connut ces s&eacute;duisantes beaut&eacute;s dont
+la c&eacute;l&eacute;brit&eacute; &eacute;tait europ&eacute;enne, alors que Varsovie &eacute;tait si envi&eacute;e pour
+l'&eacute;clat, l'&eacute;l&eacute;gance, la gr&acirc;ce de sa soci&eacute;t&eacute;. Il eut l'honneur d'&ecirc;tre
+pr&eacute;sent&eacute; chez la P<sup>sse</sup> de Lowicz, par l'entremise de la P<sup>sse</sup>
+Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la C<sup>sse</sup> Zamoyska, de la
+P<sup>sse</sup> Micheline Radziwi&#322;&#322;, de la P<sup>sse</sup> Th&eacute;r&egrave;se Jablonowska, ces
+enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beaut&eacute;s moins renomm&eacute;es.</p>
+
+<p>Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de
+son piano. Dans ces r&eacute;unions, qu'on e&ucirc;t dit des assembl&eacute;es de f&eacute;es, il
+put surprendre bien des fois peut-&ecirc;tre, rapidement d&eacute;voil&eacute;s dans le
+tourbillon de la danse, les secrets de ces c&#339;urs exalt&eacute;s et tendres; il
+put lire sans peine dans ces &acirc;mes qui se penchaient avec attrait et
+amiti&eacute; vers son adolescence. L&agrave;, il put apprendre de quel m&eacute;lange de
+levain et de p&acirc;te de rose, de salp&ecirc;tre et de larmes ang&eacute;liques, est
+p&eacute;tri l'id&eacute;al po&eacute;tique des femmes de sa nation. Quand ses doigts
+distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques
+&eacute;mouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs
+des jeunes filles &eacute;prises, des jeunes femmes n&eacute;glig&eacute;es; comment
+s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne
+vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se d&eacute;tachant des groupes
+nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple <i>pr&eacute;lude</i>?
+S'accoudant sur le piano pour soutenir sa t&ecirc;te r&ecirc;veuse de sa belle main,
+dont les pierreries ench&acirc;ss&eacute;es dans les bagues et les bracelets
+faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y
+songer le chant que chantait son c&#339;ur, dans un regard humide o&ugrave; perlait
+une larme, dans sa prunelle ardente o&ugrave; le feu de l'inspiration luisait!
+N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil &agrave; des
+nymphes fol&acirc;tres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une
+vertigineuse rapidit&eacute;, l'environna de sourires qui le mirent d'embl&eacute;e &agrave;
+l'unisson de leurs gaiet&eacute;s?</p>
+
+<p>L&agrave;, il vit d&eacute;ployer les chastes gr&acirc;ces de ses captivantes compatriotes,
+qui lui laiss&egrave;rent un souvenir ineffa&ccedil;able du prestige de leurs
+entra&icirc;nements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait
+quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait
+seul cr&eacute;er et nationaliser. L&agrave;, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce
+qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit &ecirc;tre dans ses
+c&#339;urs bien n&eacute;s, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples
+qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un
+sourire approbatif aux matrones qui croient avoir d&eacute;j&agrave; contempl&eacute; tout ce
+que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout &agrave; l'autre de la
+salle de bal. Il fendait l'air, d&eacute;vorait l'espace, comme des &acirc;mes qui
+s'&eacute;lanceraient dans les immensit&eacute;s sid&eacute;rales, volant sur les ailes de
+leurs d&eacute;sirs d'un astre &agrave; un autre, effleurant l&eacute;g&egrave;rement du bout de
+leurs pieds si &eacute;troits quelque plan&egrave;te attard&eacute;e dans sa route,
+repoussant plus l&eacute;g&egrave;rement encore l'&eacute;toile rencontr&eacute;e comme un lumineux
+caillou... jusqu'&agrave; ce que l'homme &eacute;perdu de joie et de reconnaissance se
+pr&eacute;cipite &agrave; genoux, au milieu du cercle vide o&ugrave; se concentrent tant de
+regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main
+reste ainsi &eacute;tendue sur sa t&ecirc;te, comme pour la b&eacute;nir. Trois fois, il la
+fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une
+triple couronne, aur&eacute;ole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de
+gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par
+une inflexion de t&ecirc;te; alors, voyant sa taille pench&eacute;e par la fatigue de
+cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec
+imp&eacute;tuosit&eacute;, la saisit entre ses bras nerveux, la soul&egrave;ve un instant de
+terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de
+bonheur.</p>
+
+<p>Dans les ann&eacute;es plus avanc&eacute;es de sa trop courte vie, Chopin jouant un
+jour une de ses <i>Mazoures</i> &agrave; un musicien ami, qui sentait d&eacute;j&agrave;, plus
+qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magn&eacute;tiques qui se
+d&eacute;gageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano,
+s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse.
+Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de
+Soumet, le po&egrave;te en vogue d'alors:</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 6em;">Je t'aime</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">S&eacute;mida, et mon c&#339;ur vole vers ton image,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Tant&ocirc;t comme un encens, tant&ocirc;t comme un orage!...</span><br />
+</p>
+
+<p>Son regard semblait arr&ecirc;t&eacute; sur une de ces visions des anciens jours que
+nul ne voit, hormis celui qui la reconna&icirc;t pour l'avoir fix&eacute;e durant sa
+courte r&eacute;alit&eacute; avec toute l'intensit&eacute; de son &acirc;me, afin d'y imprimer &agrave;
+jamais son ineffa&ccedil;able empreinte. Il &eacute;tait ais&eacute; de deviner que Chopin
+revoyait devant lui quelque beaut&eacute;, blanche comme une apparition, svelte
+et l&eacute;g&egrave;re, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baiss&eacute;s, laissant
+s'&eacute;chapper de dessous ses paupi&egrave;res des ondes azur&eacute;es, qui enveloppaient
+d'une lueur b&eacute;atifiante le superbe cavalier &agrave; genoux devant elle, les
+l&egrave;vres entr'ouvertes, ces l&egrave;vres dont semblait s'&eacute;chapper un soupir,
+montant</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;">Tant&ocirc;t comme un encens, tant&ocirc;t comme un orage!...</span><br />
+</p>
+
+<p>Chopin contait volontiers plus tard, n&eacute;gligemment en apparence, mais
+avec cette involontaire et sourde &eacute;motion qui accompagne le souvenir de
+nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les
+m&eacute;lodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et
+exprimer de sentiments divers et profonds, les jours o&ugrave; il voyait les
+dames du grand monde de Varsovie &agrave; quelque notable et magnifique f&ecirc;te,
+orn&eacute;es de toutes les &eacute;blouissances, par&eacute;es de toutes les coquetteries,
+qui font fr&ocirc;ler les c&#339;urs &agrave; leurs feux, avivent, aveuglent et
+infortunent l'amour. Au lieu des roses parfum&eacute;es et des cam&eacute;lias
+panach&eacute;s de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux
+bouquets de leurs &eacute;crins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si
+transparents que les Grecs les disaient <i>tiss&eacute;s d'air</i>, &eacute;taient
+remplac&eacute;s par les somptuosit&eacute;s des gazes lam&eacute;es d'or, des cr&ecirc;pes brod&eacute;s
+d'argent, des points d'Alen&ccedil;on et des dentelles de Brabant. Mais il lui
+semblait qu'aux sons d'un orchestre europ&eacute;en, quelque parfait qu'il f&ucirc;t,
+elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait
+moins sonore, leurs regards d'un &eacute;tincellement moins radieux, leur
+lassitude plus prompte, qu'aux soirs o&ugrave; la danse avait &eacute;t&eacute; improvis&eacute;e,
+parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopin&eacute;ment &eacute;lectris&eacute; son
+auditoire. S'il l'&eacute;lectrisait, c'est qu'il savait r&eacute;p&eacute;ter en sons
+hi&eacute;roglyphiques propres &agrave; sa nation, en airs de danse &eacute;clos sur le sol
+de la patrie, d'entente facile aux initi&eacute;s, ce que son oreille avait
+entre-ou&iuml; des murmurations discr&egrave;tes et passionn&eacute;es de ces c&#339;urs,
+comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours
+environn&eacute;es d'un gaz subtil, inflammable, qui &agrave; la moindre occasion
+s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence.</p>
+
+<p>Fantasmes illusoires, c&eacute;lestes visions, il vous a vu luire dans cet air
+si rarescible! Il avait devin&eacute; quel essaim de passions y bourdonne sans
+cesse et comment elles <i>floflottent</i> dans les &acirc;mes! Il avait suivi d'un
+regard &eacute;mu ces passions toujours pr&ecirc;tes &agrave; s'entre-mesurer, &agrave;
+s'entre-entendre, &agrave; s'entre-navrer, &agrave; s'entre-ennoblir, &agrave;
+s'entre-sauver, sans que leurs p&eacute;tillements et leurs tr&eacute;pidations
+viennent a aucun instant d&eacute;ranger la belle eurhythmie des gr&acirc;ces
+ext&eacute;rieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment
+tranquille. C'est ainsi qu'il apprit &agrave; go&ucirc;ter et &agrave; tenir en si haute
+estime les mani&egrave;res nobles et mesur&eacute;es, quand elles sont r&eacute;unies &agrave; une
+intensit&eacute; de sentiment qui pr&eacute;serve la d&eacute;licatesse de l'affadissement,
+qui emp&ecirc;che la pr&eacute;venance de rancir, qui d&eacute;fend &agrave; la convenance de
+devenir tyrannie, au bon go&ucirc;t de d&eacute;g&eacute;n&eacute;rer en raideur; ne permettant
+jamais aux &eacute;motions de ressembler, comme il leur arrive souvent
+ailleurs, &agrave; ces v&eacute;g&eacute;tations calcaires, dures et frangibles, tristement
+nomm&eacute;es fleurs de fer: <i>flos-ferri</i>.</p>
+
+<p>En ces salons, les biens&eacute;ances rigoureusement observ&eacute;es ne servaient
+pas, esp&egrave;ces de corsets ing&eacute;nieusement b&acirc;tis, &agrave; dissimuler des c&#339;urs
+difformes; elles obligeaient seulement &agrave; spiritualiser tous les
+contacts, &agrave; &eacute;lever tous les rapports, &agrave; aristocratiser toutes les
+impressions. Quoi de surprenant, si ses premi&egrave;res habitudes, prises
+dans ce monde d'une si noble d&eacute;cence, firent croire &agrave; Chopin que les
+convenances sociales, au lieu d'&ecirc;tre un masque uniforme, d&eacute;robant sous
+la sym&eacute;trie des m&ecirc;mes lignes le caract&egrave;re de chaque individualit&eacute;, ne
+servaient qu'&agrave; contenir les passions sans les &eacute;touffer, &agrave; leur enlever
+la crudit&eacute; de tons qui les d&eacute;nature, le r&eacute;alisme d'expression qui les
+rabaisse, le sans-g&ecirc;ne qui les vulgarise, la v&eacute;h&eacute;mence qui blase,
+l'&eacute;xub&eacute;rance qui lasse, enseignant <i>aux amants de l'impossible</i> &agrave; r&eacute;unir
+toutes les vertus que la connaissance du mal fait &eacute;clore, &agrave; toutes
+celles qui font <i>oublier son existence en parlant &agrave; ce qu'on aime</i><a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>;
+rendant ainsi presque possible, l'impossible r&eacute;alisation d'une <i>&Egrave;ve,
+innocente et tomb&eacute;e, vierge et amante &agrave; la fois!</i></p>
+
+<p>&Agrave; mesure que ces premiers apper&ccedil;us de la jeunesse de Chopin
+s'enfon&ccedil;aient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore &agrave;
+ses yeux en gr&acirc;ces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant
+plus sous leur charme, qu'aucune r&eacute;alit&eacute; quelque peu contradictoire ne
+venait d&eacute;mentir et d&eacute;truire cette fascination, secr&egrave;tement cach&eacute;e dans
+un coin de son imagination. Plus cette &eacute;poque reculait dans le pass&eacute;,
+plus il avan&ccedil;ait dans la vie, et plus il s'&eacute;namourait des figures qu'il
+&eacute;voquait dans sa m&eacute;moire. C'&eacute;taient de superbes portraits en pied ou des
+pastels souriants, des m&eacute;daillons en deuil ou des profils de cam&eacute;es,
+quelque gouache aux tons fortement repouss&eacute;s, tous pr&egrave;s d'une p&acirc;le et
+suave esquisse &agrave; la mine de plomb. Cette galerie de beaut&eacute;s si vari&eacute;es
+finissait par &ecirc;tre toujours pr&eacute;sente devant son esprit, par rendre
+toujours plus invincibles ses r&eacute;pugnances pour cette libert&eacute; d'allure,
+cette brutale royaut&eacute; du caprice, cet acharnement &agrave; vider la coupe de la
+fantaisie jusqu'&agrave; la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et
+de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle
+&eacute;trange et constamment mobile qu'on a surnomm&eacute; la Boh&ecirc;me de Paris.</p>
+
+<p>En parlant de cette p&eacute;riode de sa vie pass&eacute;e dans la haute soci&eacute;t&eacute; de
+Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons &agrave; citer quelques
+lignes, qui peuvent plus justement &ecirc;tre appliqu&eacute;es &agrave; Chopin que d'autres
+pages o&ugrave; l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais o&ugrave; nous ne saurions
+la retrouver, sinon dans cette proportion fauss&eacute;e que prendrait une
+silhouette dessin&eacute;e sur un tissu &eacute;lastique, qu'on aurait biais&eacute; par deux
+mouvements contraires.</p>
+
+<p>&laquo;Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait &agrave; quinze ans toutes
+les gr&acirc;ces de l'adolescence r&eacute;unies &agrave; la gravit&eacute; de l'&acirc;ge m&ucirc;r. Il resta
+d&eacute;licat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de d&eacute;veloppement
+musculaire lui valut de conserver une beaut&eacute;, une physionomie
+exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni &acirc;ge, ni sexe. Ce
+n'&eacute;tait point l'air m&acirc;le et hardi d'un descendant de cette race
+d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce
+n'&eacute;tait point non plus la gentillesse eff&eacute;min&eacute;e d'un ch&eacute;rubin couleur de
+rose. C'&eacute;tait quelque chose comme ces cr&eacute;atures id&eacute;ales que la po&eacute;sie du
+moyen &acirc;ge faisait servir &agrave; l'ornement des temples chr&eacute;tiens. Un ange
+beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme
+comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une
+expression &agrave; la fois tendre et s&eacute;v&egrave;re, chaste et passionn&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;C'&eacute;tait l&agrave; le fond de son &ecirc;tre. Rien n'&eacute;tait plus pur et plus exalt&eacute; en
+m&ecirc;me temps que ses pens&eacute;es, rien n'&eacute;tait plus tenace, plus exclusif et
+plus minutieusement d&eacute;vou&eacute; que ses affections... Mais cet &ecirc;tre ne
+comprenait que ce qui &eacute;tait identique &agrave; lui-m&ecirc;me... le reste n'existait
+pour lui que comme une sorte de songe f&acirc;cheux auquel il essayait de se
+soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses
+r&ecirc;veries, la r&eacute;alit&eacute; lui d&eacute;plaisait. Enfant, il ne pouvait toucher &agrave; un
+instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en
+face d'un homme diff&eacute;rent de lui sans se heurter contre cette
+contradiction vivante...</p>
+
+<p>&laquo;Ce qui le pr&eacute;servait d'un antagonisme perp&eacute;tuel, c'&eacute;tait l'habitude
+volontaire et bient&ocirc;t inv&eacute;t&eacute;r&eacute;e de ne point voir et de pas entendre ce
+qui lui d&eacute;plaisait en g&eacute;n&eacute;ral, sans toucher &agrave; ses affections
+personnelles. Les &ecirc;tres qui ne pensaient pas comme lui devenaient &agrave; ses
+yeux comme des esp&egrave;ces de fant&ocirc;mes, et, comme il &eacute;tait d'une politesse
+charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui
+n'&eacute;tait chez lui qu'un froid d&eacute;dain, voire une aversion insurmontable...</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>&laquo;Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs
+heures de r&eacute;serve. Les causes morales en eussent &eacute;t&eacute; trop l&eacute;g&egrave;res, trop
+subtiles pour &ecirc;tre saisies &agrave; l'&#339;il nu. Il aurait fallu un microscope
+pour lire dans son &acirc;me o&ugrave; p&eacute;n&eacute;trait si peu de la lumi&egrave;re des vivants...</p>
+
+<p>&laquo;Il est fort &eacute;trange qu'avec un semblable caract&egrave;re il p&ucirc;t avoir des
+amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa m&egrave;re, qui
+estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des
+jeunes gens de son &acirc;ge qui l'aimaient ardemment et qui &eacute;taient aim&eacute;s de
+lui... Il se faisait une haute id&eacute;e de l'amiti&eacute;, et, dans l'&acirc;ge des
+premi&egrave;res illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, &eacute;lev&eacute;s &agrave;
+peu pr&egrave;s de la m&ecirc;me mani&egrave;re et dans les m&ecirc;mes principes, ne changeraient
+jamais d'opinion et ne viendraient point &agrave; se trouver en d&eacute;saccord
+formel...</p>
+
+<p>&laquo;Il &eacute;tait ext&eacute;rieurement si affectueux, par suite de sa bonne &eacute;ducation
+et de sa gr&acirc;ce naturelle, qu'il avait le don de plaire m&ecirc;me &agrave; ceux qui
+ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure pr&eacute;venait en sa faveur; la
+faiblesse de sa constitution le rendait int&eacute;ressant aux yeux des
+femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalit&eacute;
+douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des
+hommes &eacute;clair&eacute;s. Quant &agrave; ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son
+exquise politesse et ils y &eacute;taient d'autant plus sensibles qu'ils ne
+concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce f&ucirc;t l'exercice d'un
+devoir et que la sympathie n'y entr&acirc;t pour rien.</p>
+
+<p>&laquo;Ceux-l&agrave;, s'ils eussent pu le p&eacute;n&eacute;trer, auraient dit qu'il &eacute;tait plus
+aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; vrai. Mais
+comment eussent-ils devin&eacute; cela, lorsque ses rares attachements &eacute;taient
+si vifs, si profonds, et si peu r&eacute;cusables?...</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>&laquo;Dans le d&eacute;tail de la vie, il &eacute;tait d'un commerce plein de charmes.
+Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une gr&acirc;ce
+inusit&eacute;e et quand il exprimait sa gratitude, c'&eacute;tait avec une &eacute;motion
+profonde qui payait l'amiti&eacute; avec usure.</p>
+
+<p>&laquo;Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans
+cette pens&eacute;e, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de
+temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage
+ext&eacute;rieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance h&eacute;ro&iuml;que de la
+jeunesse, l'id&eacute;e d'une mort prochaine, il en caressait du moins
+l'attente avec une sorte d'am&egrave;re volupt&eacute;&raquo;<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement
+pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment
+impr&eacute;gn&eacute; d'un pieux hommage. La temp&ecirc;te qui dans un pli de ses rafales
+emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau r&ecirc;veur et distrait
+surpris sur la branche d'un arbre &eacute;tranger, rompit ce premier amour et
+d&eacute;sh&eacute;rita l'exil&eacute; d'une &eacute;pouse d&eacute;vou&eacute;e et fid&egrave;le en m&ecirc;me temps que d'une
+patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait r&ecirc;v&eacute; avec elle, en
+rencontrant la gloire &agrave; laquelle il n'avait peut-&ecirc;tre pas encore song&eacute;.
+Elle &eacute;tait belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones
+de Luini dont les regards sont charg&eacute;s d'une grave tendresse. Elle resta
+triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette &acirc;me
+pure, lorsqu'elle sut que nul d&eacute;vouement du m&ecirc;me genre que le sien ne
+vint adoucir l'existence de celui qu'elle e&ucirc;t ador&eacute; avec une soumission
+ing&eacute;nue, une pi&eacute;t&eacute; exclusive; avec cet abandon na&iuml;f et sublime qui
+transforme la femme en ange.</p>
+
+<p>Celles que la nature accable des dons du g&eacute;nie, si lourds &agrave;
+porter,&mdash;charg&eacute;s d'une &eacute;trange responsabilit&eacute; et sans cesse entra&icirc;n&eacute;s &agrave;
+l'oublier,&mdash;ont probablement le droit de poser des limites aux
+abn&eacute;gations de leur personnalit&eacute;, &eacute;tant forc&eacute;es &agrave; ne pas n&eacute;gliger les
+soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire
+qu'on regrette les divines &eacute;motions que procurent les d&eacute;vouements
+absolus, en pr&eacute;sence de dons les plus &eacute;clatants du g&eacute;nie; car, cette
+soumission na&iuml;ve, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son
+existence, sa volont&eacute;, jusqu'&agrave; son nom, dans ceux de l'homme qu'elle
+aime, peuvent seuls autoriser cet homme &agrave; penser, lorsqu'il quitte la
+vie, qu'il l'a partag&eacute;e avec elle et que son amour fut &agrave; m&ecirc;me de lui
+acqu&eacute;rir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient
+pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Inopin&eacute;ment s&eacute;par&eacute;e de Chopin, la jeune fille qui allait &ecirc;tre sa fianc&eacute;e
+et ne le devint pas, fut fid&egrave;le &agrave; sa m&eacute;moire, &agrave; tout ce qui restait de
+lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amiti&eacute;; le p&egrave;re de Chopin ne
+voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessin&eacute; dans des jours
+d'espoir, f&ucirc;t jamais remplac&eacute; chez lui par aucun autre, f&ucirc;t-il d&ucirc; &agrave; un
+pinceau plus exp&eacute;riment&eacute;. Bien des ann&eacute;es apr&egrave;s, nous avons vu les joues
+p&acirc;les de cette femme attrist&eacute;e se colorer lentement, comme rougirait
+l'alb&acirc;tre devant une lueur d&eacute;voil&eacute;e, lorsqu'en contemplant ce portrait
+son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris.</p>
+
+<p>D&egrave;s que ses ann&eacute;es de coll&egrave;ge furent termin&eacute;es, Chopin commen&ccedil;a ses
+&eacute;tudes d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la
+plus difficile chose &agrave; apprendre, la plus rarement sue: &agrave; &ecirc;tre exigeant
+pour soi-m&ecirc;me, &agrave; tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu'&agrave; force
+de patience et de travail. Son cours musical brillamment achev&eacute;, ses
+parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire conna&icirc;tre
+les artistes c&eacute;l&egrave;bres et les belles ex&eacute;cutions des grandes &#339;uvres. &Agrave; cet
+effet, il fit quelques rapides s&eacute;jours dans plusieurs villes de
+l'Allemagne. En 1830, il avait quitt&eacute; Varsovie pour une de ces
+excursions momentan&eacute;es, lorsque &eacute;clata la r&eacute;volution du 29 novembre.</p>
+
+<p>Oblig&eacute; de rester &agrave; Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts;
+mais cet hiver-l&agrave;, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si
+promptement saisi de toutes les nuances de l'ex&eacute;cution, de toutes les
+finesses de la pens&eacute;e, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas
+toute la sensation &agrave; laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta
+Vienne dans le dessein de se rendre &agrave; Londres; mais c'est d'abord &agrave;
+Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arr&ecirc;ter que peu de temps. Sur
+son passeport, vis&eacute; pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: <i>passant
+par Paris</i>. Ce mot renfermait son avenir. Longues ann&eacute;es apr&egrave;s,
+lorsqu'il semblait plus qu'acclimat&eacute;, naturalis&eacute; en France, il disait
+encore en riant: &laquo;Je ne suis ici qu'en passant&raquo;.</p>
+
+<p>&Agrave; son arriv&eacute;e &agrave; Paris, il donna deux concerts o&ugrave; il fut de suite
+vivement admir&eacute;, autant par la soci&eacute;t&eacute; &eacute;l&eacute;gante que par les jeunes
+artistes. Nous nous souvenons de sa premi&egrave;re apparition dans les salons
+de Pleyel, o&ugrave; les applaudissements les plus redoubl&eacute;s semblaient ne pas
+suffire &agrave; notre enthousiasme, en pr&eacute;sence de ce talent qui r&eacute;v&eacute;lait une
+nouvelle phase dans le sentiment po&eacute;tique, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de si heureuses
+innovations dans la forme de son art. Contrairement &agrave; la plupart des
+jeunes arrivants, il n'&eacute;prouva pas un instant l'&eacute;blouissement et
+l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse
+modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanit&eacute;
+pu&eacute;rile &eacute;tal&eacute;e par les parvenus du succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors &agrave; Paris, lui firent
+l'accueil le plus affectueusement empress&eacute;. &Agrave; peine arriv&eacute;, il fut de
+l'intimit&eacute; de l'h&ocirc;tel Lambert, o&ugrave; le vieux P<sup>ce</sup> Adam Czartoryski, sa
+femme et sa fille, r&eacute;unissaient autour d'eux tous les d&eacute;bris de la
+Pologne que la derni&egrave;re guerre avait jet&eacute;s au loin. La P<sup>sse</sup>
+Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une
+de ses &eacute;l&egrave;ves les plus ch&egrave;res, une privil&eacute;gi&eacute;e, celle &agrave; qui on e&ucirc;t dit
+qu'il se plaisait &agrave; l&eacute;guer les secrets de son jeu, les myst&egrave;res de ses
+&eacute;vocations magiques, comme &agrave; la l&eacute;gitime et intelligente h&eacute;riti&egrave;re de
+ses souvenirs et de ses esp&eacute;rances!</p>
+
+<p>Il allait tr&egrave;s souvent chez la C<sup>sse</sup> Louis Plater, n&eacute;e C<sup>sse</sup>
+Brzostowska, appel&eacute;e <i>Pani Kasztelanowa</i>. L'on y faisait beaucoup de
+bonne musique, car elle savait accueillir de mani&egrave;re &agrave; les encourager,
+tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de
+former une lumineuse pl&eacute;iade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas
+exploit&eacute; par une curiosit&eacute; st&eacute;rile, parfois barbare; par une sorte de
+badauderie &eacute;l&eacute;gante qui suppute &agrave; part soi combien de visites, de d&icirc;ners
+et de soupers, chaque c&eacute;l&eacute;brit&eacute; du jour repr&eacute;sente, pour ne point
+manquer <i>d'avoir eu</i> celle que la mode impose, sans &eacute;garer quelque
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; excessive sur un nom moins indiqu&eacute;. La C<sup>sse</sup> Plater
+recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, o&ugrave; celle qui
+l'&eacute;tait se consid&eacute;rait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans
+son cercle d'&eacute;lus, sur lesquels elle r&eacute;pandait une b&eacute;nigne atmosph&egrave;re.
+Tour &agrave; tour, f&eacute;e, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice d&eacute;licate,
+sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle &eacute;tait
+pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi ch&eacute;rie que respect&eacute;e,
+qui &eacute;clairait, r&eacute;chauffait, &eacute;levait son inspiration et manqua &agrave; sa vie
+quand elle ne fut plus.</p>
+
+<p>Chopin fr&eacute;quenta beaucoup M<sup>me</sup> de Komar et ses filles, la P<sup>sse</sup>
+Ludemille de Beauveau, la C<sup>sse</sup> Delphine Potocka, dont la beaut&eacute;, la
+gr&acirc;ce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus
+admir&eacute;s des reines de salon. Il lui d&eacute;dia son deuxi&egrave;me <i>Concerto</i>, celui
+qui contient l'<i>adagio</i> que nous avons mentionn&eacute; ailleurs. Sa beaut&eacute; aux
+contours si purs faisait dire d'elle, la veille m&ecirc;me de sa mort, qu'elle
+ressemblait &agrave; une statue couch&eacute;e. Toujours envelopp&eacute;e de voiles,
+d'&eacute;charpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait
+quelle apparence a&eacute;rienne, immat&eacute;rielle, la comtesse n'&eacute;tait pas exempte
+d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait &eacute;tait si exquis,
+elle l'affectait avec un charme si distingu&eacute;, elle &eacute;tait une patricienne
+si raffin&eacute;e dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa
+sup&eacute;riorit&eacute; native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en
+elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse,
+encha&icirc;naient Chopin par un prestige dont il go&ucirc;tait passionn&eacute;ment le
+suave empire. Cette voix &eacute;tait obstin&eacute;e &agrave; vibrer la derni&egrave;re &agrave; son
+oreille, &agrave; confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les
+premiers accords des anges.</p>
+
+<p>Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander
+&agrave; un avenir et fut tu&eacute; en Alg&eacute;rie &agrave; vingt ans; Fontana, les comtes
+Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski
+etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arriv&egrave;rent &agrave; Paris,
+s'empressant &agrave; faire connaissance avec lui, il continua toujours &agrave;
+fr&eacute;quenter de pr&eacute;f&eacute;rence un cercle compos&eacute; en grande partie de ses
+compatriotes. Par leur interm&eacute;diaire, il resta non seulement au courant
+de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de
+correspondance musicale avec elle. Il aimait &agrave; ce qu'on lui montr&acirc;t les
+po&eacute;sies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui
+venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui
+plaisaient, il y substituait souvent une m&eacute;lodie &agrave; lui qui se
+popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur
+f&ucirc;t toujours connu. Le nombre de ses pens&eacute;es dues &agrave; la seule inspiration
+du c&#339;ur &eacute;tant devenu consid&eacute;rable, Chopin avait song&eacute; dans les derniers
+temps &agrave; les r&eacute;unir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et
+elles restent perdues et dispers&eacute;es, comme le parfum des fleurs qui
+croissent aux endroits inhabit&eacute;s, pour embaumer un jour les sentiers du
+voyageur inconnu que le hasard y am&egrave;ne. Nous avons entendu en Pologne
+plusieurs de ces m&eacute;lodies qui lui sont attribu&eacute;es, dont quelques-unes
+seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un
+triage incertain entre les inspirations du po&egrave;te et de son peuple?</p>
+
+<p>La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place
+parmi les premiers po&egrave;tes du monde. Plus que jamais ses &eacute;crivains
+s'efforcent de faire ressortir les c&ocirc;t&eacute;s les plus remarquables et les
+plus glorieux de son histoire, les c&ocirc;t&eacute;s les plus saisissants et les
+plus pittoresques de son pays et de ses m&#339;urs. Mais Chopin, diff&eacute;rant
+d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein pr&eacute;m&eacute;dit&eacute;, les surpassa
+peut-&ecirc;tre en v&eacute;rit&eacute; par son originalit&eacute;. Il n'a pas voulu, n'a pas
+cherch&eacute; ce r&eacute;sultat; il ne se cr&eacute;a pas d'id&eacute;al <i>a priori</i>. Son art
+semblait de prime abord ne point se pr&ecirc;ter a une &laquo;po&eacute;sie nationale&raquo;;
+aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne
+s'effor&ccedil;a pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il
+se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les
+transporter dans le pass&eacute;; il comprit les amours et les larmes
+contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'&eacute;tudia, ni ne
+s'ing&eacute;nia &agrave; &eacute;crire de la musique polonaise; il est possible qu'il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; &eacute;tonn&eacute; de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut
+un musicien national par excellence.</p>
+
+<p>N'a-t-on pas vu maintes fois un po&egrave;te ou un artiste, r&eacute;sumant en lui le
+sens po&eacute;tique d'une soci&eacute;t&eacute;, repr&eacute;senter dans ses cr&eacute;ations d'une
+mani&egrave;re absolue les types qu'elle renfermait ou voulait r&eacute;aliser? On l'a
+dit &agrave; propos de l'&eacute;pop&eacute;e d'Hom&egrave;re, des satires d'Horace, des drames de
+Cald&eacute;ron, des sc&egrave;nes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la
+musique ne renouvellerait-elle pas &agrave; sa mani&egrave;re, un fait pareil?
+Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son
+style et dans son &#339;uvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'id&eacute;al
+d'une soci&eacute;t&eacute; qui, durant un certain temps, forma un groupe sp&eacute;cial et
+caract&eacute;ristique en un certain pays! Chopin fut ce po&egrave;te pour son pays et
+pour l'&eacute;poque o&ugrave; il y naquit. Il r&eacute;suma dans son imagination, il
+repr&eacute;senta par son talent, un sentiment po&eacute;tique inh&eacute;rent &agrave; sa nation et
+r&eacute;pandu alors parmi tous ses contemporains.</p>
+
+<p>Comme les vrais po&egrave;tes nationaux, Chopin chanta sans dessein arr&ecirc;t&eacute;,
+sans choix pr&eacute;con&ccedil;u, ce que l'inspiration lui dictait spontan&eacute;ment;
+c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans
+efforts, la forme la plus id&eacute;alis&eacute;e des &eacute;motions qui avaient anim&eacute; son
+enfance, accident&eacute; son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que
+se d&eacute;gagea sous sa plume &laquo;l'id&eacute;al r&eacute;el&raquo; parmi les siens, si l'on ose
+dire; l'id&eacute;al vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en
+g&eacute;n&eacute;ral et chacun en particulier se rapprochait par quelque c&ocirc;t&eacute;. Sans y
+pr&eacute;tendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments
+confus&eacute;ment ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement
+diss&eacute;min&eacute;s dans les c&#339;urs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce
+pas &agrave; ce don de renfermer dans une formule po&eacute;tique qui s&eacute;duit les
+imaginations de tous les pays, les contours ind&eacute;finis des aspirations
+&eacute;parses, mais souvent rencontr&eacute;es parmi leurs compatriotes, que se
+reconnaissent les artistes nationaux?</p>
+
+<p>Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, &agrave; recueillir avec
+quelque soin les m&eacute;lodies indig&egrave;nes des diverses contr&eacute;es, il nous
+para&icirc;trait plus int&eacute;ressant encore de pr&ecirc;ter quelque attention au
+caract&egrave;re que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs,
+plus sp&eacute;cialement inspir&eacute;s que d'autres par le sentiment national. Il en
+est peu jusques ici dont les &#339;uvres marquantes sortent de la grande
+division qui s'est d&eacute;j&agrave; &eacute;tablie entre la musique italienne, fran&ccedil;aise,
+allemande. On peut ce nonobstant pr&eacute;sumer, qu'avec l'immense
+d&eacute;veloppement que cet art semble destin&eacute; &agrave; prendre dans notre si&egrave;cle,
+(renouvelant peut-&ecirc;tre pour nous l'&egrave;re glorieuse des peintres au
+<i>cinquecento</i>), il appara&icirc;tra des artistes dont l'individualit&eacute; fera
+na&icirc;tre des distinctions plus fines, plus nuanc&eacute;es, plus ramifi&eacute;es; dont
+les &#339;uvres porteront l'empreinte d'une originalit&eacute; puis&eacute;e dans les
+diff&eacute;rences d'organisations que la diff&eacute;rence de races, de climats et de
+m&#339;urs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps o&ugrave; un pianiste
+am&eacute;ricain ne ressemblera pas &agrave; un pianiste allemand, o&ugrave; le symphoniste
+russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est &agrave; pr&eacute;voir que
+dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconna&icirc;tre les
+influences de la patrie sur les grands et les petits ma&icirc;tres, <i>dii
+minores</i>; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet
+de l'esprit des peuples, plus complet, plus po&eacute;tiquement vrai, plus
+int&eacute;ressant &agrave; &eacute;tudier, que dans les &eacute;bauches frustes, incorrectes,
+incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si &eacute;mouvantes
+qu'elles soient pour leurs co-nationaux.</p>
+
+<p>Chopin sera rang&eacute; alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi
+individualis&eacute; en eux le sens po&eacute;tique d'une seule nation, ind&eacute;pendemment
+de toute influence d'&eacute;cole. Et cela, non point seulement parce qu'il a
+pris le rhythme des <i>Polonaises</i>, des <i>Mazoures</i> des <i>Krakowiaki</i>, et
+qu'il a appel&eacute; de ce nom beaucoup de ses &eacute;crits. S'il se f&ucirc;t born&eacute; &agrave; les
+multiplier, il n'e&ucirc;t fait que reproduire toujours le m&ecirc;me contour, le
+souvenir d'une m&ecirc;me chose, d'un m&ecirc;me fait: reproduction qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+bient&ocirc;t fastidieuse en ne servant qu'&agrave; propager une seule forme, devenue
+promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un
+po&egrave;te essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes
+dont il s'est servi &agrave; exprimer une mani&egrave;re de sentir propre &agrave; son pays,
+presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des m&ecirc;mes sentiments
+se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna &agrave; ses
+ouvrages. Ses <i>Pr&eacute;ludes</i>, ses <i>&Eacute;tudes</i>, ses <i>Nocturnes</i>, surtout, ses
+<i>Scherzos</i>, m&ecirc;me ses <i>Sonates</i> et ses <i>Concertos</i>,&mdash;ses compositions les
+plus courtes, aussi bien que les plus consid&eacute;rables,&mdash;respirent un m&ecirc;me
+genre de sensibilit&eacute;, exprim&eacute;e &agrave; divers d&eacute;gr&eacute;s, modifi&eacute;e et vari&eacute;e en
+mille mani&egrave;res, toujours une et homog&egrave;ne. Auteur &eacute;minemment subjectif,
+Chopin a donn&eacute; &agrave; toutes ses productions une m&ecirc;me vie, il a anim&eacute; toutes
+ses cr&eacute;ations de sa vie &agrave; lui. Toutes ses &#339;uvres sont donc li&eacute;es par
+l'unit&eacute; du sujet; leurs beaut&eacute;s, comme leurs d&eacute;fauts, sont toujours les
+cons&eacute;quences d'un m&ecirc;me ordre d'&eacute;motion, d'un mode exclusif de sentir.
+Condition premi&egrave;re du po&egrave;te dont les chants font vibrer &agrave; l'unisson tous
+les c&#339;urs de sa patrie<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p>
+
+<p>Toutefois, il est permis de se demander si, au moment o&ugrave; naissait cette
+musique &eacute;minemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi
+bien comprise par ceux-m&ecirc;mes qu'elle chantait, aussi avidement accept&eacute;e
+comme leur bien par ceux-m&ecirc;mes qu'elle glorifiait, que le furent les
+po&egrave;mes de Mickiewicz, les po&eacute;sies de Slowacki, les pages de Krasinski?
+H&eacute;las! L'art porte en lui un charme si &eacute;nigmatique, son action sur les
+c&#339;urs est envelopp&eacute;e d'un si doux myst&egrave;re, que ceux-m&ecirc;mes qui en sont le
+plus subjugu&eacute;s ne sauraient aussit&ocirc;t, ni traduire en paroles, ni
+formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce
+que chante chacune de ses &eacute;l&eacute;gies! Il faut que des g&eacute;n&eacute;rations aient
+appris &agrave; inhaler cette po&eacute;sie, &agrave; respirer ce parfum, pour en saisir
+enfin la sapidit&eacute; toute locale, pour en deviner le nom patronymique!</p>
+
+<p>Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de
+ses succ&egrave;s, ils jouissaient de sa c&eacute;l&eacute;brit&eacute;, ils se vantaient de sa
+renomm&eacute;e, parce qu'il &eacute;tait un des leurs. Cependant, on peut bien se
+demander s'ils savaient &agrave; quel point sa musique &eacute;tait la leur? Certes,
+elle faisait battre leurs c&#339;urs, elle faisait couler leurs pleurs, elle
+dilatait leurs &acirc;mes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il
+est permis &agrave; qui les a fr&eacute;quent&eacute;s avec une grande sympathie, &agrave; qui les a
+aim&eacute;s d'une grande affection, &agrave; qui les a admir&eacute;s d'un grand
+enthousiasme, de penser qu'ils n'&eacute;taient point assez artistes, assez
+musiciens, assez habitu&eacute;s &agrave; distinguer avec perspicacit&eacute; ce que l'art
+veut dire, pour savoir exactement d'o&ugrave; venait leur profonde &eacute;motion
+lorsqu'ils &eacute;coutaient leur barde. &Agrave; la mani&egrave;re dont quelques-uns et
+quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils &eacute;taient fiers que
+Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient gu&egrave;re que sa
+musique parlait express&eacute;ment d'eux, qu'elle les mettait en sc&egrave;ne et les
+po&eacute;tisait.</p>
+
+<p>Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;taient
+survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si
+vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers europ&eacute;ens sur les
+champs de bataille l&eacute;gendaires de Napol&eacute;on I. Elle avait jet&eacute; un &eacute;clat
+chevaleresque avec le beau, le t&eacute;m&eacute;raire, l'infortun&eacute; P<sup>ce</sup> Joseph
+Poniatowski, se pr&eacute;cipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de
+l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stup&eacute;faits devant le renom
+qui s'attacha &agrave; leurs prosa&iuml;ques bords, depuis qu'un magnifique saule
+pleureur vint ombrager de si illustres m&acirc;nes! La Pologne de Chopin &eacute;tait
+encore cette Pologne enivr&eacute;e de gloire et de plaisirs, de danses et
+d'amours, qui avait h&eacute;ro&iuml;quement esp&eacute;r&eacute; au congr&egrave;s de Vienne et
+continuait follement d'esp&eacute;rer sous Alexandre I.&mdash;Depuis, l'empereur
+Nicolas avait r&eacute;gn&eacute;!&mdash;Les &eacute;motions &eacute;l&eacute;gantes et diapr&eacute;es d'alors,
+&eacute;pouvant&eacute;es d&egrave;s l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort
+dans l'&acirc;me. Bient&ocirc;t elles furent submerg&eacute;es sous un oc&eacute;an de larmes;
+elles p&eacute;rirent &eacute;touff&eacute;es dans les cercueils, elles furent oubli&eacute;es sous
+les poignantes r&eacute;alit&eacute;s d'un exil r&eacute;duit &agrave; la mendicit&eacute;, sous la
+constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la
+mis&egrave;re, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sib&eacute;rie, des
+capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire!
+Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles,
+d'une actualit&eacute; aussi lugubre, l'&acirc;me remplie de telles images, ne
+pouvaient gu&egrave;re en arrivant &agrave; Paris reprendre le fil des souvenirs de
+Chopin l&agrave;, o&ugrave; il s'&eacute;tait bris&eacute;.</p>
+
+<p>Nous eussions d&eacute;sir&eacute; faire comprendre ici par analogie de parole et
+d'image, les sensations intimes qui r&eacute;pondent &agrave; cette sensibilit&eacute;
+exquise, en m&ecirc;me temps qu'irritable, propre &agrave; des c&#339;urs ardents et
+volages, &agrave; des natures fi&eacute;vreusement fi&egrave;res et cruellement bless&eacute;es.
+Nous ne nous flattons pas d'avoir r&eacute;ussi &agrave; renfermer tant de flamme
+&eacute;th&eacute;r&eacute;e et odorante, dans les &eacute;troits foyers de la parole. Cette t&acirc;che
+serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne para&icirc;tront-ils pas toujours
+fades, mesquins, froids et arides, apr&egrave;s les puissantes ou suaves
+commotions que d'autres arts font &eacute;prouver? N'est-ce point avec raison
+qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup
+cisel&eacute;, beaucoup chant&eacute; tout bas, a souvent r&eacute;p&eacute;t&eacute;: <i>De toutes les
+fa&ccedil;ons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante?</i>
+Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes &agrave; ce
+<i>flou</i> de pinceau, n&eacute;cessaire pour retracer ce que Chopin a d&eacute;peint avec
+une si inimitable l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de touche.</p>
+
+<p>L&agrave; tout est subtil, jusqu'&agrave; la source des col&egrave;res et des emportements;
+l&agrave;, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sauti&egrave;res.
+Avant de se faire jour, elles ont toutes pass&eacute; &agrave; travers la fili&egrave;re
+d'une imagination fertile, ing&eacute;nieuse et exigeante, qui les a
+compliqu&eacute;es et en a modifi&eacute; le jet. Toutes, elles r&eacute;clament de la
+p&eacute;n&eacute;tration pour &ecirc;tre saisies, de la d&eacute;licatesse pour &ecirc;tre d&eacute;crites.
+C'est en les saisissant avec un choix singuli&egrave;rement fin, en les
+d&eacute;crivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de
+premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'&eacute;tudiant longuement et
+patiemment, en poursuivant toujours sa pens&eacute;e &agrave; travers ses
+ramifications multiformes, qu'on arrive &agrave; comprendre tout &agrave; fait, &agrave;
+admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme
+visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler.</p>
+
+<p>En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transport&eacute;, qui
+lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire,
+car il n'eut que bien plus tard l'enti&egrave;re compr&eacute;hension de ce que Chopin
+avait vu, avait ch&eacute;ri, de ce qui l'avait fascin&eacute; et passionn&eacute; dans sa
+bien-aim&eacute;e patrie. Sans Chopin, ce musicien n'e&ucirc;t peut-&ecirc;tre pas devin&eacute;,
+m&ecirc;me en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut,
+ce que les Polonaises sont, leur id&eacute;al! Par contre, peut-&ecirc;tre n'e&ucirc;t-il
+pas p&eacute;n&eacute;tr&eacute; si bien l'id&eacute;al de Chopin, la Pologne et les Polonaises,
+s'il n'avait pas &eacute;t&eacute; dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond,
+l'ab&icirc;me de d&eacute;vouement, de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;, d'h&eacute;ro&iuml;sme, renferm&eacute; dans le c&#339;ur
+de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer
+le g&eacute;nie, qu'en le prenant pour un patriciat!...</p>
+
+<p>Quand le s&eacute;jour de Chopin se fut prolong&eacute; &agrave; Paris, il fut entra&icirc;n&eacute; dans
+des parages fort lointains pour lui... C'&eacute;taient les antipodes du monde
+o&ugrave; il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons
+des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans
+qu'il sut comment cela s'&eacute;tait fait, un jour vint o&ugrave; il y alla moins.
+Or, l'id&eacute;al polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque,
+n'avait jamais lui dans le cercle o&ugrave; il &eacute;tait entr&eacute;. Il y trouva, il est
+vrai, la royaut&eacute; du g&eacute;nie qui l'avait attir&eacute;; mais cette royaut&eacute; n'avait
+aupr&egrave;s d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie &agrave; m&ecirc;me de l'&eacute;lever
+sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un
+diad&egrave;me de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par l&agrave; de
+se faire de la musique &agrave; lui-m&ecirc;me, son piano r&eacute;citait des po&egrave;mes d'amour
+dans une langue que nul ne parlait autour de lui.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre souffrait-il trop du contraste qui s'&eacute;tablissait entre le
+salon o&ugrave; il &eacute;tait et ceux o&ugrave; il se faisait vainement attendre, pour
+&eacute;chapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si
+h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne &agrave; sa nature d'&eacute;lite? Peut-&ecirc;tre trouvait-il, au contraire, que
+le contraste n'&eacute;tait pas assez mat&eacute;riellement accentu&eacute;, pour l'arracher
+&agrave; une fournaise dont il avait go&ucirc;t&eacute; les volupt&eacute;s micidiales, sa patrie
+ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exil&eacute;es ou infortun&eacute;es,
+cette magie de f&ecirc;tes princi&egrave;res qui avaient pass&eacute; et repass&eacute; devant ses
+jeunes ans, ing&eacute;nuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut
+os&eacute; s'amuser &agrave; une f&ecirc;te? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens,
+ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait
+quoique ce soit de ce monde o&ugrave; passaient et repassaient de pures
+sylphides, des p&eacute;ris sans reproches; o&ugrave; r&eacute;gnaient les pudiques
+enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc
+parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces
+mains jamais gant&eacute;es depuis qu'elles existaient, e&ucirc;t pu rien comprendre
+&agrave; ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions br&ucirc;lantes et
+fugaces, m&ecirc;me s'il l'avait vu de ses yeux &eacute;bahis? Ne s'en serait-il pas
+bien vite d&eacute;tourn&eacute;, comme si son regard distraitement lev&eacute; avait
+rencontr&eacute; de ces nu&eacute;es rosac&eacute;s ou liliac&eacute;es, laiteuses ou purpurines,
+d'une moire gris&acirc;tre ou bleu&acirc;tre, qui cr&eacute;ent un paysage sur la vo&ucirc;te
+&eacute;th&eacute;r&eacute;e d'en haut... bien indiff&eacute;rente vraiment aux politiqueurs
+enrag&eacute;s!</p>
+
+<p>Que n'a-t-il pas d&ucirc; souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette
+noblesse du g&eacute;nie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit
+divine des cieux, s'abdiquer elle-m&ecirc;me, <i>s'embourgeoiser</i> de gaiet&eacute; de
+c&#339;ur, se faire &laquo;petites gens&raquo;, s'oublier jusqu'&agrave; laisser tra&icirc;ner
+l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse
+in&eacute;narrable son regard n'a-t-il pas d&ucirc; souvent se reporter, de la
+r&eacute;alit&eacute; sans aucune beaut&eacute; qui le suffoquait dans le pr&eacute;sent, &agrave; la
+po&eacute;sie de son pass&eacute;, o&ugrave; il ne revoyait que fascination ineffable,
+passion du m&ecirc;me coup sans limites et sans voix, gr&acirc;ce &agrave; la fois hautaine
+et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'&acirc;me, ce qui trempe la
+volont&eacute;; ne souffrant jamais ce qui amollit la volont&eacute; et &eacute;nerve l'&acirc;me.
+Retenue plus &eacute;loquente que toutes les humaines paroles, en cet air o&ugrave;
+l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites
+infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon go&ucirc;t, de l'&eacute;l&eacute;gance des
+&ecirc;tres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une
+femme d'une sph&egrave;re sup&eacute;rieure. Mais, moins heureux que le peintre si
+distingu&eacute; de l'aristocratie la plus distingu&eacute;e du monde, il s'attacha &agrave;
+une sup&eacute;riorit&eacute; qui n'&eacute;tait pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra
+point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalis&eacute;e par
+un chef-d'&#339;uvre que les si&egrave;cles admirent, comme Van Dyck immortalisa la
+blonde et suave Anglaise dont la belle &acirc;me avait reconnu qu'en lui, la
+noblesse du g&eacute;nie &eacute;tait plus haute que celle du <i>pedigree</i>!</p>
+
+<p>Longtemps Chopin se tint comme &agrave; distance des c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s les plus
+recherch&eacute;es &agrave; Paris; leur bruyant cort&egrave;ge le troublait. De son c&ocirc;t&eacute;, il
+inspirait moins de curiosit&eacute; qu'elles, son caract&egrave;re et ses habitudes
+ayant plus d'originalit&eacute; v&eacute;ritable que d'excentricit&eacute; apparente. Le
+malheur voulut qu'il fut un jour arr&ecirc;t&eacute; par le charme engourdissant d'un
+regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit
+tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, sem&eacute;s
+des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui
+une prison, o&ugrave; il se sentit garrott&eacute; par des liens satur&eacute;s de venin;
+leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son g&eacute;nie, mais ils
+consum&egrave;rent sa vie et l'enlev&egrave;rent de trop bonne heure &agrave; la terre, &agrave; la
+patrie, &agrave; l'art!</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#toc">VII.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/007.png" alt="E" /></span>n 1836, M<sup>me</sup> Sand avait publi&eacute;, non seulement <i>Indiana</i>, <i>Valentine</i>,
+<i>Jacques</i>, mais <i>L&eacute;lia</i>, ce po&egrave;me dont elle disait plus tard: &laquo;Si je
+suis f&acirc;ch&eacute;e de l'avoir &eacute;crit, c'est parce que je ne puis plus l'&eacute;crire.
+Revenue &agrave; une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un
+grand soulagement de pouvoir le recommencer&raquo;<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>. En effet, l'aquarelle
+du roman devait para&icirc;tre fade &agrave; M<sup>me</sup> Sand, apr&egrave;s qu'elle eut mani&eacute; le
+ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue
+semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges m&eacute;plats, ces
+muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse s&eacute;duction dans leur
+immobilit&eacute; monumentale et qui, longtemps contempl&eacute;es, nous &eacute;meuvent
+douloureusement comme si, par un miracle contraire &agrave; celui de Pygmalion,
+c'&eacute;tait quelque Galath&eacute;e vivante, riche en suaves mouvements, pleine
+d'une voluptueuse palpitation et anim&eacute;e par la tendresse, que l'artiste
+amoureux aurait enferm&eacute;e dans la pierre, dont il aurait &eacute;touff&eacute;
+l'haleine, glac&eacute; le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en &eacute;terniser
+la beaut&eacute;. En face de la nature ainsi chang&eacute;e en &#339;uvre d'art, au lieu de
+sentir &agrave; l'admiration se surajouter l'amour, on est attrist&eacute; de
+comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration!</p>
+
+<p>Brune et oliv&acirc;tre L&eacute;lia! tu as promen&eacute; tes pas dans les lieux
+solitaires, sombre comme Lara, d&eacute;chir&eacute;e comme Manfred, rebelle comme
+Ca&iuml;n, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux,
+car il ne s'est pas trouv&eacute; un c&#339;ur d'homme assez f&eacute;minin pour t'aimer
+comme ils ont &eacute;t&eacute; aim&eacute;s, pour payer &agrave; tes charmes virils le tribut d'une
+soumission confiante et aveugle, d'un d&eacute;vouement muet et ardent; pour
+laisser prot&eacute;ger ses ob&eacute;issances par ta force d'amazone! Femme-h&eacute;ros, tu
+as &eacute;t&eacute; vaillante et avide de combats comme ces guerri&egrave;res; comme elles
+tu n'as pas craint de laisser h&acirc;ler par tous les soleils et tout les
+autans la finesse satin&eacute;e de ton m&acirc;le visage, d'endurcir &agrave; la fatigue
+tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance
+de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse
+qui l'a bless&eacute; et ensanglant&eacute;, ce sein de femme, charmant comme la vie,
+discret comme la tombe, ador&eacute; de l'homme lorsque son c&#339;ur en est le seul
+et l'imp&eacute;n&eacute;trable bouclier!</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;mouss&eacute; son ciseau &agrave; polir cette figure dont la hauteur, le
+d&eacute;dain, le regard angoiss&eacute; et ombrag&eacute; par le rapprochement de si
+sombres sourcils, la chevelure fr&eacute;missante d'une vie &eacute;lectrique, nous
+rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits
+magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de
+cette Gorgone dont la vue stup&eacute;fiait et arr&ecirc;tait le battement de
+c&#339;urs,&mdash;M<sup>me</sup> Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui
+labourait son &acirc;me insatisfaite. Apr&egrave;s avoir drap&eacute; avec un art infini
+cette alti&egrave;re figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour
+remplacer la seule qu'elle r&eacute;pudi&acirc;t, la grandeur supr&ecirc;me de
+l'an&eacute;antissement dans l'amour, cette grandeur que le po&egrave;te au vaste
+cerveau fit monter au plus haut de l'empyr&eacute;e et qu'il appela &laquo;l'&eacute;ternel
+f&eacute;minin&raquo; (<i>das ewig Weibliche</i>); cette grandeur qui est l'amour
+pr&eacute;existant &agrave; toutes ses joies, survivant &agrave; toutes ses douleurs;&mdash;apr&egrave;s
+avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au d&eacute;sir, par
+celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupt&eacute; capable de
+combler le d&eacute;sir, celle de l'abn&eacute;gation,&mdash;apr&egrave;s avoir veng&eacute; Elvire en
+cr&eacute;ant St&eacute;nio;&mdash;apr&egrave;s avoir plus m&eacute;pris&eacute; les hommes que Don Juan n'avait
+rabaiss&eacute; les femmes, M<sup>me</sup> Sand d&eacute;peignait dans les <i>Lettres d'un
+voyageur</i> cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui
+saisissent l'artiste, lorsqu'apr&egrave;s avoir incarn&eacute; dans une &#339;uvre le
+sentiment qui l'inqui&eacute;tait, son imagination continue &agrave; &ecirc;tre sous son
+empire sans qu'il d&eacute;couvre une autre forme pour l'id&eacute;aliser. Souffrance
+du po&egrave;te bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il
+lui faisait pleurer ses larmes les plus br&ucirc;lantes, non sur sa prison,
+non sur ses cha&icirc;nes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie
+des hommes, mais sur son &eacute;pop&eacute;e termin&eacute;e sur le monde de sa pens&eacute;e qui,
+en lui &eacute;chappant, le rendait enfin sensible aux affreuses r&eacute;alit&eacute;s dont
+il &eacute;tait entour&eacute;.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Sand entendit souvent parler &agrave; cette &eacute;poque, par un musicien ami
+de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie &agrave;
+son arriv&eacute;e &agrave; Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit
+vanter plus que son talent, son g&eacute;nie po&eacute;tique; elle connut ses
+productions et en admira l'amoureuse suavit&eacute;. Elle fut frapp&eacute;e de
+l'abondance de sentiment r&eacute;pandu dans ces po&eacute;sies, de ces effusions de
+c&#339;ur d'un ton si &eacute;lev&eacute;, d'une noblesse si immacul&eacute;e. Quelques
+compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec
+l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehauss&eacute; alors par le
+souvenir r&eacute;cent des sublimes sacrifices dont elles avaient donn&eacute; tant
+d'exemples dans la derni&egrave;re guerre. Elle entrevit &agrave; travers leurs r&eacute;cits
+et les po&eacute;tiques inspirations de l'artiste polonais, un id&eacute;al d'amour
+qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que l&agrave;,
+pr&eacute;serv&eacute;e de toute d&eacute;pendance, garantie de toute inf&eacute;riorit&eacute;, son r&ocirc;le
+s'&eacute;levait jusqu'aux f&eacute;eriques puissances de quelque intelligence
+sup&eacute;rieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel
+long encha&icirc;nement de souffrances, de silences, de patiences,
+d'abn&eacute;gations, de longanimit&eacute;s, d'indulgences et de courageuses
+pers&eacute;v&eacute;rances, avait cr&eacute;&eacute; cet id&eacute;al, imp&eacute;rieux, et r&eacute;sign&eacute;, admirable,
+mais triste &agrave; contempler, comme ces plantes &agrave; corolles roses dont les
+tiges, s'entrela&ccedil;ant en un filet de longues et nombreuses veines,
+donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur r&eacute;servant pour les
+embellir, les fait cro&icirc;tre sur les vieux ciments que d&eacute;couvrent les
+pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donn&eacute; &agrave; son ing&eacute;nieuse et
+in&eacute;puisable richesse de jeter sur la d&eacute;cadence des choses humaines!</p>
+
+<p>En voyant qu'au lieu de donner corps &agrave; sa fantaisie dans le porphyre et
+le marbre, au lieu d'allonger ses cr&eacute;ations en caryatides massives,
+dardant leur pens&eacute;e d'en haut et d'aplomb comme les br&ucirc;lants rayons d'un
+soleil mont&eacute; &agrave; son z&eacute;nith, l'artiste polonais les d&eacute;pouillait au
+contraire de tout poids, effa&ccedil;ait leurs contours et aurait enlev&eacute; au
+besoin l'architecture elle-m&ecirc;me de son sol, pour la suspendre dans les
+nuages, comme les palais a&eacute;riens de la Fata-Morgana, M<sup>me</sup> Sand n'en
+fut peut-&ecirc;tre que plus attir&eacute; par ces formes d'une l&eacute;g&egrave;ret&eacute; impalpable,
+vers l'id&eacute;al qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main &eacute;tait assez
+d&eacute;licate pour avoir trac&eacute; aussi ces reliefs insensibles, o&ugrave; l'artiste
+semble ne confier &agrave; la pierre, &agrave; peine renfl&eacute;e, que l'ombre d'une
+silhouette ineffa&ccedil;able. Elle n'&eacute;tait pas &eacute;trang&egrave;re au monde
+super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa
+pr&eacute;f&eacute;rence, la nature semblait avoir d&eacute;nou&eacute; sa ceinture pour lui
+d&eacute;voiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle pr&ecirc;te &agrave; la
+beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles gr&acirc;ces; elle n'avait
+pas d&eacute;daign&eacute;, elle dont le regard aimait &agrave; embrasser des horizonts &agrave;
+perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes
+les ailes du papillon; d'&eacute;tudier le sym&eacute;trique et merveilleux lacis que
+la foug&egrave;re &eacute;tend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'&eacute;couter les
+chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, o&ugrave; s'entendent
+les sifflements de <i>la vip&egrave;re amoureuse</i>. Elle avait suivi les
+saltarelles que dansent les feux-follets au bord des pr&eacute;s et des
+mar&eacute;cages, elle avait devin&eacute; les demeures chim&eacute;riques vers lesquelles
+leurs bondissements perfides &eacute;garent les pi&eacute;tons attard&eacute;s. Elle avait
+pr&ecirc;t&eacute; l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le
+chaume des gu&eacute;rets, elle avait appris le nom des habitants de la
+r&eacute;publique ail&eacute;e des bois, qu'elle distinguait aussi bien &agrave; leurs robes
+plumag&eacute;es qu'&agrave; leurs roulades goguenardes ou &agrave; leurs cris plaintifs.
+Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les
+&eacute;blouissements de son teint, et aussi tous les d&eacute;sespoirs de
+Genevi&egrave;ve<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>, la fille &eacute;namour&eacute;e des fleurs, qui ne parvenait point &agrave;
+imiter leurs douces magnificences.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait visit&eacute;e dans ses r&ecirc;ves par ces &laquo;amis inconnus&raquo; qui venaient
+la rejoindre, &laquo;lorsque prise de d&eacute;tresse sur une gr&egrave;ve abandonn&eacute;e, un
+fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur
+laquelle elle s'&eacute;lan&ccedil;ait pour partir vers ces rives ignor&eacute;es, ce pays
+des chim&egrave;res, qui fait para&icirc;tre la vie r&eacute;elle un r&ecirc;ve &agrave; demi effac&eacute;, &agrave;
+ceux qui s'&eacute;prennent d&egrave;s leur enfance des grandes coquilles de nacre, o&ugrave;
+l'on monte pour aborder &agrave; ces &icirc;les o&ugrave; tous sont beaux et jeunes...
+hommes et femmes couronn&eacute;s de fleurs, les cheveux flottants sur les
+&eacute;paules... tenant des coupes et des harpes d'une forme &eacute;trange... ayant
+des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous
+&eacute;galement d'un amour tout divin!... O&ugrave; des jets d'eau parfum&eacute;s tombent
+dans des bassins d'argent... o&ugrave; des roses bleues croissent dans des
+vases de Chine... o&ugrave; les perspectives sont enchant&eacute;es... o&ugrave; l'on marche
+sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... o&ugrave;
+l'on court, o&ugrave; l'on chante, en se dispersant &agrave; travers des buissons
+embaum&eacute;s!...<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>&raquo;</p>
+
+<p>Elle connaissait si bien &laquo;ces amis inconnus&raquo; qu'apr&egrave;s les avoir revus,
+&laquo;elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour...&raquo;
+Elle &eacute;tait une initi&eacute;e de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris
+de si ineffables sourires sur les portraits des morts<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>; elle qui
+avait vu sur quelles f&ecirc;tes les rayons du soleil viennent poser une
+aur&eacute;ole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras
+de Dieu, lumineux et intangible, entour&eacute; d'un tourbillon d'atomes; elle
+qui avait reconnu de si splendides apparitions rev&ecirc;tues de l'or, des
+pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de
+mythe dont elle ne poss&eacute;d&acirc;t le secret.</p>
+
+<p>Elle fut donc curieuse de conna&icirc;tre celui qui avait fui &agrave; tire-d'ailes
+&laquo;vers ces paysages impossibles &agrave; d&eacute;crire, mais qui doivent exister
+quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces plan&egrave;tes, dont on
+aime &agrave; contempler la lumi&egrave;re dans les bois, au coucher de la lune<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>.&raquo;
+Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi d&eacute;couverts, ne
+voulait plus les d&eacute;serter, ni jamais faire retourner son c&#339;ur et son
+imagination &agrave; ce monde si semblable aux plages de la Finlande, o&ugrave; l'on
+ne peut &eacute;chapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le
+granit d&eacute;charn&eacute; des rocs solitaires. Fatigu&eacute;e de ce songe appesantissant
+qu'elle avait appel&eacute; L&eacute;lia; fatigu&eacute;e de r&ecirc;ver un impossible grandiose
+p&eacute;tri avec les mat&eacute;riaux de cette terre, elle fut d&eacute;sireuse de
+rencontrer cet artiste, <i>amant d'un impossible</i> incorporel, ennuag&eacute;,
+avoisinant les r&eacute;gions sur-lunaires!</p>
+
+<p>Mais, h&eacute;las! si ces r&eacute;gions sont exemptes des miasmes de notre
+atmosph&egrave;re, elles ne le sont point de nos plus d&eacute;sol&eacute;es tristesses. Ceux
+qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres
+qui s'&eacute;teignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes
+constellations, y disparaissent un &agrave; un. Les &eacute;toiles tombent, comme une
+goutte de ros&eacute;e lumineuse, dans un n&eacute;ant dont nous ne connaissons m&ecirc;me
+pas le b&eacute;ant ab&icirc;me et l'imagination, en contemplant ces savanes de
+l'&eacute;ther, ce bleu sahara aux oasis errantes et p&eacute;rissables, s'accoutume &agrave;
+une m&eacute;lancolie que ne parviennent plus &agrave; interrompre, ni l'enthousiasme,
+ni l'admiration. L'&acirc;me engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans
+m&ecirc;me en &ecirc;tre agit&eacute;e, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui refl&egrave;tent
+&agrave; leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se
+r&eacute;veiller de leur engourdissement.&mdash;&laquo;Cette m&eacute;lancolie att&eacute;nue jusqu'aux
+vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attach&eacute;e &agrave; cette
+tension de l'&acirc;me au-dessus de la r&eacute;gion qu'elle habite naturellement...
+elle fait sentir pour la premi&egrave;re fois l'insuffisance de la parole
+humaine, &agrave; ceux qui l'avaient tant &eacute;tudi&eacute;e et s'en &eacute;taient si bien
+servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi
+dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans
+l'immensit&eacute; en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... o&ugrave;
+l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le
+ciel,... o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n'est plus envisag&eacute;e avec le sentiment po&eacute;tique
+de l'auteur de Waverley, mais o&ugrave;, id&eacute;alisant la po&eacute;sie m&ecirc;me, on peuple
+l'infini de ses propres cr&eacute;ations, &agrave; la mani&egrave;re de Manfred&raquo;<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Sand avait-elle pressenti &agrave; l'avance cette in&eacute;narrable
+m&eacute;lancolie, cette volont&eacute; immiscible, cet exclusivisme imp&eacute;rieux qui g&icirc;t
+au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se
+complaisant &agrave; la poursuite de r&ecirc;ves dont les types n'existent pas dans
+le milieu o&ugrave; ces &ecirc;tres se trouvent? Avait-elle pr&eacute;vu la forme que
+prennent pour eux les attachements supr&ecirc;mes, l'absolue absorption dont
+ils font le synonyme de tendresse? Il faut, &agrave; quelques &eacute;gards du moins,
+&ecirc;tre instinctivement dissimul&eacute; &agrave; leur mani&egrave;re pour saisir d&egrave;s l'abord le
+myst&egrave;re de ces caract&egrave;res concentr&eacute;s, se repliant promptement sur
+eux-m&ecirc;mes, pareils &agrave; certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant
+les moindres bises importunes, ne les d&eacute;roulant qu'aux rayons d'un
+soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont <i>riches par
+exclusivit&eacute;</i>, en opposition &agrave; celles qui sont <i>riches par exub&eacute;rance</i>.
+&laquo;Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre
+l'une dans l'autre&raquo;, ajoute le romancier que nous citons; &laquo;l'une des
+deux doit d&eacute;vorer l'autre et n'en laisser que des cendres!&raquo; Ah! ce sont
+les natures comme celles du fr&ecirc;le musicien dont nous rem&eacute;morons les
+jours, qui p&eacute;rissent en se d&eacute;vorant elles-m&ecirc;mes, ne voulant, ni ne
+pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de
+<i>leur</i> id&eacute;al.</p>
+
+<p>Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui,
+comme une pr&ecirc;tresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne
+savaient pas dire. Il &eacute;vita, il retarda sa rencontre. M<sup>me</sup> Sand ignora
+et, par une simplicit&eacute; charmante qui fut un de ses plus nobles attraits,
+ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa
+vue dissipa bient&ocirc;t les pr&eacute;ventions contre les femmes-auteurs, que
+jusque l&agrave; il avait obstin&eacute;ment nourries.</p>
+
+<p>Dans l'automne de 1837, Chopin &eacute;prouva des atteintes inqui&eacute;tantes d'un
+mal qui ne lui laissa que comme une moiti&eacute; de forces vitales. Des
+sympt&ocirc;mes alarmants l'oblig&egrave;rent &agrave; se rendre dans le Midi pour &eacute;viter
+les rigueurs de l'hiver. M<sup>me</sup> Sand, qui fut toujours si vigilante et
+si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir
+partir seul alors que son &eacute;tat r&eacute;clamait tant de soins. Elle se d&eacute;cida &agrave;
+l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les &icirc;les Bal&eacute;ares, o&ugrave; l'air de
+la mer, joint &agrave; un climat toujours ti&egrave;de, est particuli&egrave;rement salubre
+aux malades attaqu&eacute;s de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son &eacute;tat
+fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les h&ocirc;tels o&ugrave; il
+n'avait pass&eacute; qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du
+matelas qui lui avaient servis afin les de br&ucirc;ler aussit&ocirc;t, le croyant
+arriv&eacute; &agrave; cette p&eacute;riode des maladies de poitrine o&ugrave; elles sont
+facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant &agrave; son d&eacute;part,
+ses amis osaient &agrave; peine esp&eacute;rer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il f&icirc;t
+une longue et douloureuse maladie &agrave; l'&icirc;le de Majorque o&ugrave; il resta six
+mois, &agrave; partir d'un bel automne jusqu'&agrave; un printemps splendide, sa sant&eacute;
+s'y r&eacute;tablit assez pour para&icirc;tre am&eacute;lior&eacute;e pendant plusieurs ann&eacute;es.</p>
+
+<p>Fut-ce le climat seul qui le rappella &agrave; la vie? La vie ne le retint-elle
+point par son charme supr&ecirc;me? Peut-&ecirc;tre ne v&eacute;cut-il que parce qu'il
+voulut vivre, car qui sait o&ugrave; s'arr&ecirc;tent les droits de la volont&eacute; sur
+notre corps? Qui sait quel ar&ocirc;me int&eacute;rieur elle peut d&eacute;gager pour le
+pr&eacute;server de la d&eacute;cadence, quelles &eacute;nergies elle peut insuffler aux
+organes atones! Qui sait enfin, o&ugrave; finit l'empire de l'&acirc;me sur la
+mati&egrave;re? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens,
+double leurs facult&eacute;s ou acc&eacute;l&egrave;re leur &eacute;teignement, soit qu'elle ait
+&eacute;tendu cet empire en l'exer&ccedil;ant longtemps et &acirc;prement, soit qu'elle en
+r&eacute;unisse spontan&eacute;ment les forces oubli&eacute;es pour les concentrer dans un
+moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassembl&eacute;s sur le
+point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une
+flamme de c&eacute;leste origine?</p>
+
+<p>Tous les prismes du bonheur se rassembl&egrave;rent dans cette &eacute;poque de la vie
+de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallum&eacute; sa vie et qu'elle
+brill&acirc;t &agrave; cet instant de son plus vif &eacute;clat? Cette solitude, entour&eacute;e
+des flots bleus de la M&eacute;diterran&eacute;e, ombrag&eacute;e de lauriers, d'orangers et
+de myrthes, semblait r&eacute;pondre par son site m&ecirc;me au v&#339;u ardent des jeunes
+&acirc;mes, esp&eacute;rant encore en leurs plus b&eacute;nignes et plus na&iuml;ves illusions,
+soupirant apr&egrave;s <i>le bonheur dans une &icirc;le d&eacute;serte!</i> Il y respira cet air
+apr&egrave;s lequel les natures d&eacute;pays&eacute;es ici-bas &eacute;prouvent une cruelle
+nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle
+part, selon les &acirc;mes qui le respirent avec nous: l'air de ces contr&eacute;es
+imagin&eacute;es, qu'en d&eacute;pit de toutes les r&eacute;alit&eacute;s et de tous les obstacles
+on d&eacute;couvre si ais&eacute;ment lorsqu'on les cherche &agrave; deux! L'air de cette
+patrie de l'id&eacute;al, o&ugrave; l'on voudrait entra&icirc;ner ce que l'on ch&eacute;rit, en
+r&eacute;p&eacute;tant avec Mignon: <i>Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!</i></p>
+
+<p>Tant que sa maladie dura, M<sup>me</sup> Sand ne quitta pas d'un instant le
+chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne
+perdit jamais son intensit&eacute;, en perdant ses joies. Il lui resta fid&egrave;le
+alors m&ecirc;me que son attachement devint douloureux, &laquo;car il semblait que
+cet &ecirc;tre fragile se f&ucirc;t absorb&eacute; et consum&eacute; dans le foyer de son
+admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses:
+quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement;
+en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer.
+Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une
+nouvelle phase, celle de la douleur, apr&egrave;s avoir &eacute;puis&eacute; celle de
+l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver
+pour lui. C'eut &eacute;t&eacute; celle de l'agonie physique; car son attachement
+&eacute;tait devenu sa vie et, d&eacute;licieux ou amer, il ne d&eacute;pendait plus de lui
+de s'y soustraire un seul instant&raquo;<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>. Jamais, en effet, depuis lors,
+M<sup>me</sup> Sand ne cessa d'&ecirc;tre aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui
+avait fait r&eacute;trograder pour lui les ombres de la mort, qui avait chang&eacute;
+ses souffrances en langueurs adorables.</p>
+
+<p>Pour le sauver, pour l'arracher &agrave; une fin si pr&eacute;coce, elle le disputa
+courageusement &agrave; la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et
+instinctifs, qui sont maintes fois des rem&egrave;des plus salutaires que ceux
+de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni
+l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fl&eacute;chirent &agrave;
+la t&acirc;che, comme chez ces m&egrave;res aux robustes sant&eacute;s qui paraissent
+communiquer magn&eacute;tiquement une partie de leur vigueur &agrave; leurs enfants
+d&eacute;biles, dont on peut dire que plus ils r&eacute;clament constamment leurs
+soins, et plus ils absorbent leurs pr&eacute;f&eacute;rences. Enfin, le mal c&eacute;da.
+&laquo;L'obsession fun&egrave;bre qui rongeait secr&egrave;tement l'esprit du malade et y
+corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il
+laissa le facile caract&egrave;re et l'aimable s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de son amie chasser les
+tristes pens&eacute;es, les lugubres pressentiments, pour entretenir son
+bien-&ecirc;tre intellectuel&raquo;<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p>
+
+<p>Le bonheur succ&eacute;da aux sombres craintes, avec la gradation progressive
+et victorieuse d'un beau jour qui se l&egrave;ve apr&egrave;s une nuit obscure, pleine
+de terreurs. La vo&ucirc;te de t&eacute;n&egrave;bres, qui p&egrave;se d'abord sur les t&ecirc;tes,
+semble si lourde qu'on se pr&eacute;pare &agrave; une catastrophe prochaine et
+derni&egrave;re, sans m&ecirc;me oser songer &agrave; la d&eacute;livrance, lorsque l'&#339;il angoiss&eacute;
+d&eacute;couvre tout &agrave; coup un point o&ugrave; ces t&eacute;n&egrave;bres s'&eacute;claircissent, telles
+qu'une ouate opaque dont l'&eacute;paisseur c&eacute;derait sous des doigts invisibles
+qui la d&eacute;chirent. &Agrave; ce moment p&eacute;n&egrave;tre le premier rayon d'espoir dans les
+&acirc;mes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire
+caverne, aper&ccedil;oivent enfin une lueur, f&ucirc;t-elle encore douteuse! Cette
+lueur ind&eacute;cise est la premi&egrave;re aube, projetant des teintes si incolores
+qu'on pourrait croire assister &agrave; une tomb&eacute;e de nuit, &agrave; l'&eacute;teignement
+d'un cr&eacute;puscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fra&icirc;cheur des
+brises qui, comme des avant-coureurs b&eacute;nis, portent le message de salut
+dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume v&eacute;g&eacute;tal traverse l'air,
+comme le fr&eacute;missement d'une esp&eacute;rance encourag&eacute;e et raffermie. Un oiseau
+plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit
+dans le c&#339;ur comme le premier &eacute;veil consol&eacute; qu'on accepte pour gage
+d'avenir. D'imperceptibles, mais s&ucirc;rs indices persuadent en se
+multipliant que dans cette lutte des t&eacute;n&egrave;bres et de la lumi&egrave;re, de la
+mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent &ecirc;tre
+vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le d&ocirc;me de plomb,
+on croit d&eacute;j&agrave; qu'il p&egrave;se moins fatalement, qu'il a perdu de sa
+terrifiante fixit&eacute;.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu les clart&eacute;s gris&acirc;tres augmentent et s'allongent &agrave; l'horizon,
+en lignes &eacute;troites comme des fissures. Incontinent, elles s'&eacute;largissent:
+elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un
+&eacute;tang inondant en flaques irr&eacute;guli&egrave;res ses arides rivages. Des
+oppositions tranch&eacute;es se forment, des nu&eacute;es s'amoncellent en bancs
+sablonneux; on dirait des digues accumul&eacute;es pour arr&ecirc;ter les progr&egrave;s du
+jour. Mais, comme ferait l'irr&eacute;sistible courroux des grandes eaux, la
+lumi&egrave;re les &eacute;br&egrave;che, les d&eacute;molit, les d&eacute;vore et, &agrave; mesure qu'elle
+s'&eacute;l&egrave;ve, des flots empourpr&eacute;s viennent les rougir. Cette lumi&egrave;re qui
+apporte la s&eacute;curit&eacute;, brille en cet instant d'une gr&acirc;ce conqu&eacute;rante et
+timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le
+dernier effroi a disparu, on se sent rena&icirc;tre!</p>
+
+<p>D&egrave;s lors les objets surgissent &agrave; la vue comme s'ils ressuscitaient du
+n&eacute;ant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu'&agrave; ce que
+la lumi&egrave;re, augmentant d'intensit&eacute; sa gaze l&eacute;g&egrave;re, se plisse &ccedil;&agrave; et l&agrave; en
+ombres d'un p&acirc;le incarnat, tandis que les plans avanc&eacute;s s'&eacute;clairent d'un
+blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit
+le firmament. Plus il s'&eacute;tend, plus son foyer gagne d'&eacute;clat. Les vapeurs
+s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de
+rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit,
+chante: les sons se m&ecirc;lent, se croisent, se heurtent, se confondent.
+L'immobilit&eacute; t&eacute;n&eacute;breuse fait place au mouvement; il circule, s'acc&eacute;l&egrave;re,
+se r&eacute;pand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein &eacute;mu d'amour. Les
+larmes de la ros&eacute;e, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se
+distinguent de plus en plus; l'on voit &eacute;tinceler, l'un apr&egrave;s l'autre,
+sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne
+peindre leurs scintillements. &Agrave; l'Orient, le gigantesque &eacute;ventail de
+lumi&egrave;re s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lani&egrave;res d'or,
+des paillettes d'argent, des franges violettes, des lis&eacute;r&eacute;s d'&eacute;carlate,
+le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordor&eacute;s
+panachent ses branches. &Agrave; son centre, le carmin plus vif prend la
+transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'&eacute;vase
+comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte,
+monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.</p>
+
+<p>Enfin le Dieu du Jour para&icirc;t! Son front &eacute;blouissant est orn&eacute; d'une
+chevelure lumineuse. Il se l&egrave;ve lentement; mais &agrave; peine s'est-il d&eacute;voil&eacute;
+tout entier, qu'il s'&eacute;lance, se d&eacute;gage de tout ce qui l'entoure et prend
+instantan&eacute;ment possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de
+lui.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Le souvenir des jours pass&eacute;s &agrave; l'&icirc;le Majorque resta dans le c&#339;ur de
+Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde
+qu'une fois &agrave; ses plus favoris&eacute;s. &laquo;Il n'&eacute;tait plus sur terre, il vivait
+dans un empyr&eacute;e de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son
+imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu m&ecirc;me, et
+si parfois, sur le prisme radieux o&ugrave; il s'oubliait, quelque incident
+faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un
+affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle
+criarde venait m&ecirc;ler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux
+pens&eacute;es divines des grands ma&icirc;tres&raquo;<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>. Dans la suite, il parla de
+cette p&eacute;riode avec une reconnaissance toujours &eacute;mue, comme d'un de ces
+bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait
+pas possible de jamais retrouver ailleurs une f&eacute;licit&eacute; o&ugrave;, en se
+succ&eacute;dant, les tendresses de la femme et les &eacute;tincellements du g&eacute;nie
+marquent le temps, pareillement &agrave; cette horloge de fleurs que Linn&eacute;
+avait &eacute;tablie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par
+leurs r&eacute;veils successifs, exhalant &agrave; chaque fois d'autres parfums,
+r&eacute;v&eacute;lant d'autres couleurs, &agrave; mesure que s'ouvraient leurs calices de
+formes diverses.</p>
+
+<p>Les magnifiques pays que travers&egrave;rent ensemble le po&egrave;te et le musicien,
+frapp&egrave;rent plus nettement l'imagination du premier. Les beaut&eacute;s de la
+nature agissaient sur Chopin d'une mani&egrave;re moins distincte, quoique non
+moins forte. Son c&#339;ur en &eacute;tait touch&eacute; et s'harmonisait directement &agrave;
+leurs grandeurs et &agrave; leurs enchantements, sans que son esprit e&ucirc;t
+besoin de les analyser, de les pr&eacute;ciser, de les classer, de les nommer.
+Son &acirc;me vibrait &agrave; l'unisson des paysages admirables, sans qu'il p&ucirc;t
+assigner, dans le moment, &agrave; chaque impression l'accident qui en &eacute;tait la
+source. En v&eacute;ritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi
+dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner &agrave;
+l'inattention la partie plastique, l'&eacute;corce pittoresque qui ne
+s'assimilaient pas &agrave; la forme de son art, n'appartenant pas &agrave; sa sph&egrave;re
+plus spiritualis&eacute;e. Et cependant (effet qu'on retrouve fr&eacute;quemment dans
+les organisations comme la sienne), plus il s'&eacute;loignait des instants et
+des sc&egrave;nes o&ugrave; l'&eacute;motion avait obscurci ses sens, comme les fum&eacute;es de
+l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les
+contours de ces situations semblaient gagner &agrave; ses yeux en nettet&eacute; et en
+relief. Dans les ann&eacute;es suivantes, il parlait de ce voyage et du s&eacute;jour
+de Majorque, des incidents qui les ont marqu&eacute;s, des anecdotes qui s'y
+rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il &eacute;tait
+si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur!</p>
+
+<p>D'ailleurs, pourquoi Chopin e&ucirc;t-il port&eacute; un regard observateur sur les
+sites de l'Espagne qui ont form&eacute; le cadre de son po&eacute;tique bonheur? Ne
+les retrouvait-il pas plus beaux encore, d&eacute;peints par la parole inspir&eacute;e
+de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites d&eacute;licieux, &agrave;
+travers le coloris de son talent passionn&eacute;, comme &agrave; travers de rouges
+vitraux on voit tous les objets, l'atmosph&egrave;re elle-m&ecirc;me, prendre des
+teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'&eacute;tait-elle pas
+un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour
+douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence &agrave;
+ces profondeurs de la tendresse et du d&eacute;vouement o&ugrave; s'&eacute;tablit son
+v&eacute;ritable, son irr&eacute;sistible empire, celui en dehors duquel elle n'est
+plus qu'une &eacute;nigme sans mot,&mdash;les flammes de l'imagination en se mariant
+chez elle aux limpides clart&eacute;s du c&#339;ur, renouvellent dans une autre
+sph&egrave;re le miraculeux spectacle de ces feux gr&eacute;geois, dont les &eacute;clatants
+incendies couraient autrefois sur les ab&icirc;mes de la mer sans en &ecirc;tre
+submerg&eacute;s, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de
+la pourpre aux c&eacute;lestes gr&acirc;ces de l'azur.</p>
+
+<p>Mais, le g&eacute;nie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du
+c&#339;ur, &agrave; ces sacrifices sans r&eacute;serve de pass&eacute; et d'avenir, &agrave; ces
+immolations aussi courageuses que myst&eacute;rieuses, &agrave; ces holocaustes de
+soi-m&ecirc;me, non pas temporaires et changeants, mais constants et
+monotones, qui donnent droit &agrave; la tendresse de s'appeler <i>d&eacute;vouement</i>?
+La force supranaturelle du g&eacute;nie, d&eacute;nu&eacute;e de forces divines et
+surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit &agrave; de l&eacute;gitimes exigences,
+et la l&eacute;gitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute
+exigence personnelle et &eacute;go&iuml;ste? La royale pourpre et les flammes
+ardentes du g&eacute;nie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur
+immacul&eacute; d'une destin&eacute;e de femme, quand elle ne compte qu'avec les
+joies d'ici-bas et n'en attend aucune de l&agrave;-haut; d'un esprit de femme
+qui a foi en lui-m&ecirc;me et n'a point foi en l'amour, <i>plus fort que la
+mort</i>? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stup&eacute;fiantes
+affirmations du g&eacute;nie et les adorables privations d'un attachement sans
+bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille
+angoiss&eacute;e, en plus d'une journ&eacute;e de larmes et de sacrifices,
+quelques-uns de leurs secrets surhumains aux ch&#339;urs ang&eacute;liques?</p>
+
+<p>Parmi ses dons les plus pr&eacute;cieux, Dieu pr&ecirc;ta &agrave; l'homme le pouvoir de
+cr&eacute;er &agrave; son instar, en tirant du n&eacute;ant,&mdash;non pas comme lui cr&eacute;ateur,
+auteur de tout ce qui est bon, mati&egrave;re et substance;&mdash;mais, comme lui
+formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour
+leur faire exprimer sa pens&eacute;e o&ugrave; il incarne un sentiment incorporel en
+des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gr&eacute; de son
+imagination, pour &ecirc;tre per&ccedil;ues par la vue, ce sens qui fait conna&icirc;tre et
+penser; par l'ou&iuml;e, ce sens qui fait sentir et aimer! V&eacute;ritable
+<i>cr&eacute;ation</i>, dans la plus belle signification du mot, l'art &eacute;tant
+l'expression et la communication d'une &eacute;motion au moyen d'une sensation,
+sans l'interm&eacute;diaire de la parole, n&eacute;cessaire pour r&eacute;v&eacute;ler les faits et
+les raisonnements. Apr&egrave;s cela, Dieu donna &agrave; l'artiste (et dans ce cas le
+po&egrave;te devient artiste, car c'est &agrave; la forme du langage, prose ou po&eacute;sie,
+qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la
+vie &eacute;ternelle correspond &agrave; la vie du temps, la r&eacute;surrection &agrave; la mort:
+celui de la <i>transfiguration</i>! Le don de changer un pass&eacute; incorrect,
+incomplet, fautif, bris&eacute;, en un avenir de glorification sans fin,
+pouvant durer tant que l'humanit&eacute; dure.</p>
+
+<p>Et l'homme et l'artiste peuvent &ecirc;tre fiers de poss&eacute;der de si divines
+puissances! C'est en elles que g&icirc;t le secret de la royaut&eacute; native que
+l'homme, cet &ecirc;tre ch&eacute;tif et mis&eacute;rable, exerce &agrave; bon droit sur
+l'incommensurable et sereine nature; de la sup&eacute;riorit&eacute; inn&eacute;e que
+l'artiste, cet &ecirc;tre faible et impuissant, se sent &agrave; juste titre sur ses
+semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royaut&eacute; qu'en cherchant le bien
+dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa sup&eacute;riorit&eacute;
+qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.&mdash;Comme la
+plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit g&eacute;n&eacute;ralisateur; il
+n'&eacute;tait gu&egrave;re port&eacute; &agrave; la philosophie de l'esth&eacute;tique, dont il n'avait
+m&ecirc;me pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les
+grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le
+penseur s'&eacute;l&egrave;ve pas &agrave; pas sur les rudes sentiers o&ugrave; se cherche le vrai,
+par un vol vertical &agrave; travers les sph&egrave;res transparentes et radieuses du
+beau.</p>
+
+<p>Chopin se laissait poss&eacute;der par la situation si neuve qui lui &eacute;tait
+faite &agrave; Majorque et dont il n'avait aucune exp&eacute;rience, avec cette
+ignorance et cette impr&eacute;voyance des futures amertumes dont les germes
+sont sem&eacute;s et &eacute;pars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins
+connues dans ces charmantes ann&eacute;es d'enfance, alors qu'un amour
+maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son
+idol&acirc;trie et gorgeait notre c&#339;ur de f&eacute;licit&eacute;, en pr&eacute;parant son
+irr&eacute;m&eacute;diable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous
+environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre
+m&eacute;moire que bien plus tard, la famili&egrave;re image de chaque minute et de
+chaque objet. Mais, pour un artiste &eacute;minemment subjectif, comme l'&eacute;tait
+Chopin, le moment vient o&ugrave; son c&#339;ur sent un imp&eacute;rieux besoin de revivre
+un bonheur que les flots de la vie ont emport&eacute;, de re&eacute;prouver ses joies
+les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les for&ccedil;ant &agrave;
+sortir de cette ombre noire du pass&eacute; o&ugrave; un temps, peint de si vives
+couleurs, s'est &eacute;vanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalit&eacute;
+lumineuse de l'art, par ce proc&eacute;d&eacute; myst&eacute;rieux que le magn&eacute;tisme du c&#339;ur
+communique &agrave; l'&eacute;lectricit&eacute; de l'inspiration et que la muse enseigne, aux
+mortels de son choix.</p>
+
+<p>L&agrave;, toute r&eacute;surrection est une transfiguration! L&agrave;, tout ce qui fut
+incertain, fragile, d&eacute;jet&eacute;, macul&eacute;, plus senti que r&eacute;alis&eacute;, obscurci au
+moment presque o&ugrave; il brillait de toute sa radiance, quelque peu
+d&eacute;natur&eacute;, sit&ocirc;t qu'il eut atteint l'apog&eacute;e de son
+&eacute;panouissement,&mdash;revient sous la figure d'un corps glorieux,
+imp&eacute;rissable d&eacute;sormais, irradiant d'une &eacute;ternelle sublimit&eacute;. N'&eacute;tant
+plus encha&icirc;n&eacute;, ni aux lieux, ni aux ann&eacute;es d'autrefois, ce qui est ainsi
+transfigur&eacute; apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; ressuscit&eacute;, vit &agrave; jamais d'une vie
+supranaturelle, incorruptible, invuln&eacute;rable, dominant la succession des
+&acirc;ges et apparaissant partout, de par le don de subtile omnipr&eacute;sence qui
+lui permet d'entrer dans tous les c&#339;urs, en traversant toutes leurs
+enveloppes.</p>
+
+<p>Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscit&eacute;, ni
+transfigur&eacute; l'&eacute;poque de supr&ecirc;me bonheur que le s&eacute;jour de Majorque marqua
+dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir r&eacute;fl&eacute;chi, sans en avoir donn&eacute;
+la raison au tribunal de son jugement, sans m&ecirc;me se l'&ecirc;tre demand&eacute;e,
+sans l'avoir scrut&eacute;e avec un regret ou avec un d&eacute;sespoir. Il ne le fit
+pas, instinctivement. Son &acirc;me droite et nativement honn&ecirc;te, que les
+paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, r&eacute;pugnait &agrave; la glorification
+de ce qui, <i>ayant pu &ecirc;tre</i>, n'a point &eacute;t&eacute;! Pour ce fils de l'h&eacute;ro&iuml;que
+Pologne, o&ugrave; femmes et hommes versent jusqu'&agrave; la derni&egrave;re goutte de leur
+sang afin d'attester la <i>r&eacute;alit&eacute;</i> de leur <i>id&eacute;al</i>, tout id&eacute;al manqu&eacute;,
+priv&eacute; de r&eacute;alit&eacute;, &eacute;tait un avortement. Mais tout avortement, qui est une
+mort dans le monde des vivants, n'est m&ecirc;me pas n&eacute; dans le monde de la
+po&eacute;sie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il
+chant&eacute; les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes
+de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois,
+comme le ruisseau murmure dans les pr&eacute;s, comme la lune resplendit dans
+les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le
+rayon luit dans les champs de l'&eacute;ther! Tandis qu'il n'a pas su raconter
+son bonheur &eacute;trange en cette &icirc;le enchant&eacute;e, qu'il e&ucirc;t souhait&eacute; pouvoir
+transporter sur une autre plan&egrave;te et qui n'&eacute;tait, h&eacute;las! que trop pr&egrave;s
+du rivage! En y retournant, il vit d&eacute;chir&eacute;s, d&eacute;figur&eacute;s, dissip&eacute;s, les
+mirages qui avaient envelopp&eacute;, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne
+put donc, ni ne voulut les chanter, les id&eacute;aliser.</p>
+
+<p>Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce
+pass&eacute; ardent, qui empruntait aux latitudes m&eacute;ridionales leur feu et leur
+&eacute;clat; dont les flammes exhalaient l'&acirc;cre saveur du bitume d'un volcan;
+dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les
+frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicit&eacute;; dont les
+laves br&ucirc;lantes &eacute;touffaient et ensevelissaient &agrave; jamais les souvenirs
+d'une heure de joies na&iuml;ves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle
+qui croyait &ecirc;tre la po&eacute;sie en personne, n'a point inspir&eacute; de chant;
+celle qui se croyait la gloire elle-m&ecirc;me, n'a point &eacute;t&eacute; glorifi&eacute;e; celle
+qui pr&eacute;tendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne &agrave; qui le
+demande, n'a point vu son amour b&eacute;ni, son image honor&eacute;e, son souvenir
+port&eacute; sur les autels d'une sainte gratitude! Pr&egrave;s d'elle, que de femmes
+qui ont seulement su <i>aimer et prier</i>, vivent &agrave; jamais dans les annales
+de l'humanit&eacute; d'une vie transfigur&eacute;e, soit qu'on les appelle Laure de
+Nov&egrave;s ou &Eacute;l&eacute;onore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de
+Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Th&eacute;cla ou de
+Gretchen.</p>
+
+<p>Mais non! Durant cette existence dans une &icirc;le transform&eacute;e en un s&eacute;jour
+de dieux, gr&acirc;ce aux hallucinations d'un c&#339;ur &eacute;pris, surexcit&eacute; par
+l'admiration, terrass&eacute; par la reconnaissance, Chopin transporta un
+moment, un seul moment, dans les pures r&eacute;gions de l'art, soudainement,
+par un choc de sa baguette magique!&mdash;ce fut un moment d'angoisse et de
+douleur! M<sup>me</sup> Sand le raconte quelque part, parmi les r&eacute;cits qu'elle
+fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait d&eacute;j&agrave;
+&eacute;prouver une affection trop enti&egrave;re, puisqu'elle osait s'identifier &agrave;
+elle au point de s'affoler &agrave; l'id&eacute;e de la perdre, oubliant qu'elle se
+r&eacute;servait toujours le droit de propri&eacute;t&eacute; sur sa personne quand elle
+l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupt&eacute;.&mdash;Chopin ne
+pouvait encore quitter sa chambre, pendant que M<sup>me</sup> Sand promenait
+beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enferm&eacute; dans son
+appartement, pour le pr&eacute;server des visites importunes. Un jour, elle
+partit pour explorer quelque partie sauvage de l'&icirc;le; un orage terrible
+&eacute;clata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent
+&eacute;branler ses fondements. Chopin, qui savait sa ch&egrave;re compagne voisine
+des torrents d&eacute;cha&icirc;n&eacute;s, &eacute;prouva des inqui&eacute;tudes qui amen&egrave;rent une crise
+nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'&eacute;lectricit&eacute; qui
+surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il
+se remit avant le retour de l'intr&eacute;pide promeneuse. N'ayant pas mieux &agrave;
+faire, il revint &agrave; son piano et y improvisa l'admirable <i>Pr&eacute;lude</i> en
+<i>fis moll</i>. Au retour de la femme aim&eacute;e, il tomba &eacute;vanoui. Elle fut peu
+touch&eacute;e, fort agac&eacute;e m&ecirc;me, de cette preuve d'un attachement qui
+semblait vouloir empi&eacute;ter sur la libert&eacute; de ses allures, limiter sa
+recherche effr&eacute;n&eacute;e de sensations nouvelles, lui soustraire quelque
+impression trouv&eacute;e n'importe o&ugrave; et n'importe comment, donner &agrave; sa vie un
+lien, encha&icirc;ner ses mouvements par les droits de l'amour!</p>
+
+<p>Le lendemain, Chopin joua le <i>Pr&eacute;lude</i> en <i>fis moll</i>; elle ne comprit
+pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant
+elle; mais elle ignora, et si elle l'avait devin&eacute;, elle e&ucirc;t
+intentionnellement ignor&eacute;, quel monde d'amour de telles angoisses
+r&eacute;v&eacute;laient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait
+ni conna&icirc;tre, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour!
+Tout ce qu'il y avait d'intol&eacute;rablement incompatible, de diam&eacute;tralement
+contraire, de secr&egrave;tement antipathique, entre deux natures qui
+paraissaient ne s'&ecirc;tre comp&eacute;n&eacute;tr&eacute;es par une attraction subite et
+factice, que pour employer de longs efforts &agrave; se repousser avec toute la
+force d'une inexprimable douleur et d'un v&eacute;h&eacute;ment ennui,&mdash;se r&eacute;v&egrave;le en
+cet incident! Son c&#339;ur &agrave; lui, &eacute;clatait et se brisait &agrave; la pens&eacute;e de
+perdre celle qui venait de le rendre &agrave; la vie. Son esprit &agrave; elle, ne
+voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le
+p&eacute;ril ne contrebalan&ccedil;ait pas l'attrait et la nouveaut&eacute;. Quoi d'&eacute;tonnant,
+si cet &eacute;pisode de sa vie fran&ccedil;aise fut le seul dont l'impression se
+retrouve dans les &#339;uvres de Chopin? Apr&egrave;s cela, il fit dans son
+existence deux parts distinctes. Il continua longtemps &agrave; souffrir dans
+le milieu trop r&eacute;aliste, presque grossier, o&ugrave; s'&eacute;tait engouffr&eacute; son
+temp&eacute;rament fr&ecirc;le et sensitif; puis, il &eacute;chappait au pr&eacute;sent dans les
+r&eacute;gions impalpables de l'art, s'y r&eacute;fugiant parmi les souvenirs de sa
+premi&egrave;re jeunesse, dans sa ch&egrave;re Pologne, que seule il immortalisait en
+ses chants.</p>
+
+<p>Il n'est pourtant pas donn&eacute; &agrave; un &ecirc;tre humain, vivant de la vie de ses
+semblables, de tellement s'arracher &agrave; ses impressions pr&eacute;sentes, de
+tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes,
+qu'il oublie dans ses &#339;uvres tout ce qu'il &eacute;prouve, pour ne chanter que
+ce qu'il a &eacute;prouv&eacute;. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que,
+dans ses derni&egrave;res ann&eacute;es, Chopin fut en proie &agrave; une sorte de travail,
+plut&ocirc;t encore de rongement int&eacute;rieur, dont il &eacute;tait inconscient,
+quoiqu'il s&ucirc;t qu'un mal pareil avait d&eacute;truit le g&eacute;nie de plus d'un grand
+po&egrave;te, de plus d'un grand artiste. Ces grandes &acirc;mes, voulant &eacute;chapper &agrave;
+la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde
+qu'elles cr&eacute;ent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit
+Camo&euml;ns, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez
+puissante pour les y emporter, elle ne peut les emp&ecirc;cher de tra&icirc;ner avec
+eux la fl&egrave;che barbel&eacute;e qui s'est enfonc&eacute;e dans leur flanc. Ouvrant leurs
+larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en
+volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenim&eacute;e qui d&eacute;vore leur
+chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de
+l'amour m&eacute;connu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une
+d&eacute;sesp&eacute;rance amoureuse sur le b&ucirc;cher de Sofronie et d'Olinde, celles
+d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit &agrave; Florence!</p>
+
+<p>Chopin ne compara point son mal &agrave; celui de ces grands hommes, tant la
+rare exceptionnalit&eacute;, le rare resplendissement de la source
+intellectuelle &agrave; laquelle il l'avait puis&eacute;, le lui faisait croire hors
+de toute comparaison. T&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec ce mal, il esp&eacute;rait assez le
+dominer pour l'emp&ecirc;cher de jeter ses reflets blafards, ses regards de
+spectre sans s&eacute;pulture d&eacute;cente, sur les r&eacute;gions a&eacute;riennes, fra&icirc;ches,
+iris&eacute;es comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, o&ugrave; il avait
+coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout r&eacute;solu qu'il fut
+&agrave; ne chercher dans l'art que le pur id&eacute;al de ses premiers enthousiasmes,
+Chopin y m&ecirc;la, &agrave; son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient
+point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines
+complexes, raffin&eacute;es, st&eacute;riles, se consumant elles-m&ecirc;mes dans un lyrisme
+dramatique, &eacute;l&eacute;giaque et tragique &agrave; la fois, que ses sujets et leur
+sentiment n'eussent point comport&eacute; naturellement.</p>
+
+<p>Nous l'avons d&eacute;j&agrave; dit: toutes les formes &eacute;tranges qui ont si longtemps
+surpris les artistes dans ses derni&egrave;res &#339;uvres, d&eacute;tonnent dans
+l'ensemble g&eacute;n&eacute;ral de son inspiration. Elles entrem&ecirc;lent aux murmures
+d'amour, aux chuchotements des tendres inqui&eacute;tudes, aux complaintes
+h&eacute;ro&iuml;ques, aux hymnes d'all&eacute;gresse, aux chants de triomphe, aux
+g&eacute;missements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste
+polonais entendait dans son pass&eacute; &agrave; lui,&mdash;les soupirs d'un c&#339;ur malade,
+les r&eacute;voltes d'une &acirc;me d&eacute;sorient&eacute;e, les col&egrave;res rentr&eacute;es d'un esprit
+fourvoy&eacute;, les jalousies trop naus&eacute;abondes pour &ecirc;tre exprim&eacute;es, qui
+l'oppressaient dans son pr&eacute;sent. Toutefois, il sut si bien leur imposer
+ses lois, les ma&icirc;triser, les manier en roi habitu&eacute; &agrave; commander que,
+contrairement &agrave; maints coryph&eacute;es de la litt&eacute;rature romantique
+contemporaine, contrairement &agrave; l'exemple donn&eacute; alors en musique par un
+grand-ma&icirc;tre, il r&eacute;ussit &agrave; ne jamais d&eacute;figurer les types et les formes
+sacr&eacute;s du beau, quelles que fussent les &eacute;motions qu'il les chargea de
+traduire.</p>
+
+<p>Loin de l&agrave;; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions
+indignes d'&ecirc;tre id&eacute;alis&eacute;es et sa r&eacute;solution de ne jamais avilir la muse,
+ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait
+permis &agrave; son c&#339;ur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au
+point qu'aucune des conqu&ecirc;tes qu'il fit pour en &eacute;tendre les limites, ne
+sera reni&eacute;e et r&eacute;pudi&eacute;e par aucun de ses l&eacute;gitimes successeurs. Car, si
+indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans
+l'art au besoin de g&eacute;mir; jamais il ne fit d&eacute;g&eacute;n&eacute;rer le chant en cri,
+jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se
+crut permis de transporter la r&eacute;alit&eacute; brutale dans l'art, cet apanage
+exclusif de l'id&eacute;al, sans l'avoir d'abord d&eacute;pouill&eacute;e de sa brutalit&eacute;
+pour l'exhausser au point o&ugrave; la v&eacute;rit&eacute; s'id&eacute;alise. Puisse-t-il servir
+d'exemple &agrave; tous ceux auxquels la nature d&eacute;partit une &acirc;me aussi belle
+et un g&eacute;nie aussi noble, s'ils sont assez infortun&eacute;s pour rencontrer,
+comme lui, un bonheur qui leur enseigne &agrave; maudire la vie, une admiration
+qui leur enseigne le m&eacute;pris de l'admirable, un amour capable de leur
+enseigner la haine de l'amour!...</p>
+
+<p>Quelque born&eacute; qu'ait &eacute;t&eacute; le nombre de jours que la faiblesse de sa
+constitution physique r&eacute;servait &agrave; Chopin, ils auraient pu n'&ecirc;tre point
+abr&eacute;g&eacute;s par les tristes souffrances qui les termin&egrave;rent. &Acirc;me tendre et
+ardente &agrave; la fois, pleine de d&eacute;licatesses patriciennes, plus que cela,
+f&eacute;minines et pudiques, il avait en lui des r&eacute;pugnances invincibles que
+la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoul&eacute;es, se vengeaient en
+d&eacute;chirant les fibres vives de son &acirc;me comme des &eacute;pines de fer rouge. Il
+se fut content&eacute; de ne vivre que parmi les radieux fant&ocirc;mes de sa
+jeunesse qu'il savait si &eacute;loquemment invoquer, parmi les navrantes
+douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa
+poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de
+ces attraits momentan&eacute;s de deux natures oppos&eacute;es dans leurs tendances,
+qui, en se rencontrant &agrave; l'improviste, &eacute;prouvent une surprise charm&eacute;e
+qu'elles prennent pour un sentiment durable, &eacute;levant &agrave; ses proportions
+des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient r&eacute;aliser.</p>
+
+<p>Au sortir d'un pareil r&ecirc;ve &agrave; deux, termin&eacute; en cauchemar affreux, c'est
+toujours la nature plus profond&eacute;ment impressionn&eacute;e qui demeure bris&eacute;e ou
+exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses esp&eacute;rances et son
+attachement, celle pour qui il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible de les arracher d'un
+terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les
+roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduit&eacute;, les
+immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la r&eacute;gion
+o&ugrave; croissent l'euphorbe superbe, mais v&eacute;n&eacute;neuse, le mancenillier fleuri,
+mais mortel!&mdash;Terrible pouvoir exerc&eacute; par les plus beaux dons que
+l'homme poss&egrave;de! Ils peuvent porter apr&egrave;s eux l'incendie et la
+d&eacute;vastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite
+de Pha&eacute;ton, au lieu de guider leur carri&egrave;re bienfaisante, les laissait
+errer au hasard et d&eacute;sordonner la c&eacute;leste structure.</p>
+
+
+
+<hr />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#toc">VIII.</a></h2>
+
+
+<p class="n"><span class="img"><img src="images/002.png" alt="D" /></span>epuis 1840, la sant&eacute; de Chopin, &agrave; travers des alternatives diverses,
+d&eacute;clina constamment. Les semaines qu'il passait tous les &eacute;t&eacute;s chez
+M<sup>me</sup> Sand, &agrave; sa campagne de Nohant, form&egrave;rent, durant quelques ann&eacute;es,
+ses meilleurs moments, malgr&eacute; les cruelles impressions qui succ&eacute;daient
+pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.</p>
+
+<p>Les contacts d'un auteur avec les repr&eacute;sentants de la publicit&eacute; et ses
+ex&eacute;cutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il
+distingue &agrave; cause de leurs m&eacute;rites ou parce qu'ils lui plaisent; le
+croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et
+des froissements qui en naissent, lui &eacute;taient naturellement odieux. Il
+chercha longtemps &agrave; y &eacute;chapper en fermant les yeux, en prenant le parti
+de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels d&eacute;nouements
+qui, en choquant par trop ses d&eacute;licatesses, en r&eacute;voltant par trop ses
+habitudes de <i>comme il faut</i> moral et social, finirent par lui rendre sa
+pr&eacute;sence &agrave; Nohant impossible, quoiqu'il sembl&acirc;t d'abord y avoir &eacute;prouv&eacute;
+plus de r&eacute;pit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il
+put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque ann&eacute;e
+plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener
+une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint
+d'abord difficile, bient&ocirc;t tout &agrave; fait p&eacute;nible. De 1846 &agrave; 1847, il ne
+marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans &eacute;prouver de
+douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne v&eacute;cut qu'&agrave; force de
+pr&eacute;cautions et de soins.</p>
+
+<p>Vers le printemps de 1847, son &eacute;tat empirant de jour en jour, aboutit &agrave;
+une maladie dont on crut qu'il ne se rel&egrave;verait plus. Il fut sauv&eacute; une
+derni&egrave;re fois, mais cette &eacute;poque se marqua par un d&eacute;chirement si p&eacute;nible
+pour son c&#339;ur, qu'il l'appela aussit&ocirc;t mortel. En effet, il ne surv&eacute;cut
+pas longtemps &agrave; la rupture de son amiti&eacute; avec M<sup>me</sup> Sand qui eut lieu &agrave;
+ce moment. M<sup>me</sup> de Sta&euml;l, ce c&#339;ur g&eacute;n&eacute;reux et passionn&eacute;, cette
+intelligence large et noble, qui n'eut que le d&eacute;faut d'empeser souvent
+sa phrase par un p&eacute;dantisme qui lui &ocirc;tait la gr&acirc;ce de l'abandon, disait
+&agrave; un de ces jours o&ugrave; la vivacit&eacute; de ses &eacute;motions la faisait s'&eacute;chapper
+des solennit&eacute;s de la raideur gen&eacute;voise: &laquo;En amour, il n'y a que des
+commencements!...&raquo;</p>
+
+<p>Exclamation d'am&egrave;re exp&eacute;rience sur l'insuffisance du c&#339;ur humain; sur
+l'impossibilit&eacute; o&ugrave; il est de correspondre &agrave; tout ce que l'imagination
+sait r&ecirc;ver, quand on l'abandonne &agrave; elle-m&ecirc;me; quand on ne la retient
+pas dans son orbite par une id&eacute;e exacte du bien et du mal, du permis et
+de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur
+l'ourlet de ce pr&eacute;cipice qu'on nomme <i>le Mal</i>, avec assez d'empire sur
+eux-m&ecirc;mes pour n'y pas tomber, alors m&ecirc;me que le blanc festonnage de
+leur robe virginale se d&eacute;chire &agrave; quelque ronce du bord et se laisse
+empoussi&eacute;rer sur un chemin trop battu! Le b&eacute;ant entonnoir du mal a tant
+d'&eacute;tages inf&eacute;rieurs, qu'on peut pr&eacute;tendre n'y &ecirc;tre pas descendu, tant
+qu'on n'effleura que ses &eacute;chancrures, sans perdre pied sur la route qui
+continue au grand soleil. Toutefois, ces t&eacute;m&eacute;raires excursions ne
+donnent, comme le disait M<sup>me</sup> de Sta&euml;l, <i>que des commencements!</i></p>
+
+<p>Pourquoi? diront les c&#339;urs jeunes que le vertige fascine de son ivresse
+&eacute;nervante.&mdash;Pourquoi?&mdash;Parce que, sit&ocirc;t que l'&acirc;me a quitt&eacute; les orni&egrave;res
+et les s&eacute;curit&eacute;s que cr&eacute;e une vie de devoirs et de d&eacute;vouement, d'amour
+dans le sacrifice et d'esp&eacute;rances dans le ciel, pour aspirer les
+senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se d&eacute;lecter dans les
+frissons alanguissants qu'elles r&eacute;pandent en tous les membres, pour se
+livrer, timide, mais alt&eacute;r&eacute;e, aux rapides &eacute;blouissements qu'ils donnent,
+les sentiments n&eacute;s en ces parages ne sauraient avoir la force d'y
+vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en
+r&eacute;sistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et
+planer au-dessus! &Ecirc;tres insubstantiels, quand la vie r&eacute;elle ne saurait
+offrir &agrave; ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur
+consacr&eacute; et sacr&eacute;, ils ne trouvent de refuge &agrave; la puret&eacute; de leur
+essence, &agrave; la noblesse de leur naissance, aux privil&egrave;ges de leur
+consanguinit&eacute;, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de
+forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance,
+d&eacute;vouement positif ou bienfait d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, pieuse sollicitude pour
+l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant int&eacute;r&ecirc;t pour les
+qui&eacute;tudes n&eacute;cessaires du bien-&ecirc;tre physique. &Agrave; moins que ces sentiments
+ne montent dans les r&eacute;gions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en
+quelque id&eacute;al irr&eacute;alis&eacute; et irr&eacute;alisable; ou bien dans les r&eacute;gions
+solaires de la pri&egrave;re, pour s'&eacute;lancer vers le ciel en ne laissant apr&egrave;s
+eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne
+cherche la source) d'une r&eacute;demption, d'une expiration, d'une ran&ccedil;on
+pay&eacute;e au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y
+avait d'immortel en ses sentiments d'&eacute;lection, survit &agrave; jamais &agrave; leurs
+<i>commencements</i>; mais d'une vie surnaturelle, transfigur&eacute;e! C'est plus
+que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait!</p>
+
+<p>Tel pourtant est rarement le sort des amours n&eacute;s sur l'ourlet du
+pr&eacute;cipice, o&ugrave; de gradin fleuri en gradin d&eacute;cor&eacute;, de gradin d&eacute;cor&eacute; en
+gradin badigeonn&eacute;, de gradin badigeonn&eacute; en gradin d&eacute;nud&eacute;, on descend
+jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, n&eacute;s
+sur les terrains limitrophes&mdash;<i>the border-lands</i>, disent les
+Anglais&mdash;aient plus de ce feu qui br&ucirc;le que de cette lumi&egrave;re qui
+brille, pour peu qu'ils aient plus d'&eacute;nergie arrogante que de suaves
+mollesses, plus d'app&eacute;tits charnels que d'aspirations intenses, plus
+d'avides convoitises que d'adorations sinc&egrave;res, plus de concupiscence et
+d'idol&acirc;trie que de bont&eacute; et de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;... l'&eacute;quilibre se perd, et...
+celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau
+jour &eacute;clabouss&eacute; par les fanges du pr&eacute;cipice! Peu &agrave; peu il cesse d'&ecirc;tre
+&eacute;clair&eacute; par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand
+il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le po&egrave;te ayant
+bien reconnu qu'il ne dit; <i>J'aime!</i> que lorsque, ayant &eacute;puis&eacute; toutes
+les autres mani&egrave;res de le dire, il d&eacute;sire plus qu'il ne ch&eacute;rit. Les
+jours qui suivent ces premi&egrave;res ombres, venues, on ne sait comment, sur
+quelque anfractuosit&eacute; du pr&eacute;cipice terrible, sont remplis d'on ne sait
+quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, &agrave; peine go&ucirc;t&eacute;, il se change
+en une vase informe qui soul&egrave;ve le c&#339;ur et le corrompt &agrave; jamais, si elle
+n'est rejet&eacute;e et maudite &agrave; l'instant. Ces amours-l&agrave;, n'ont eu aussi <i>que
+des commencements!</i></p>
+
+<p>Mais comme de tels amours ne sont n&eacute;s plus haut, sur les gradins
+fleuris, qu'en se mirant dans deux c&#339;urs &agrave; la fois, il en est un
+d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odorif&eacute;rant et si
+glissant, se maintient moins longtemps sur la zone o&ugrave; il vit le jour,
+tr&eacute;buche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever,
+roule de ch&ucirc;te en ch&ucirc;te, abandonne un haut id&eacute;al pour une r&eacute;alit&eacute;
+fi&eacute;vreuse, passe de cette fi&egrave;vre &agrave; une autre qui devient une insanit&eacute; ou
+un d&eacute;lire, aboutissant &agrave; un &eacute;tat qui donne, avec le d&eacute;go&ucirc;t de la sati&eacute;t&eacute;
+ou l'irrationalit&eacute; du vice, le d&eacute;dain de l'indiff&eacute;rence ou la duret&eacute; de
+l'oubli envers l'autre, dont il devient l'&eacute;ternel tourment, si ce n'est
+l'&eacute;ternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu <i>que des
+commencements</i>!... Mais, restant chez l'un toujours &eacute;lev&eacute;, toujours
+distingu&eacute;, en pr&eacute;sence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le
+vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans
+&ecirc;tre le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver
+rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le c&#339;ur et le fait saigner,
+jusqu'&agrave; ce que son dernier souffle de vie s'&eacute;teigne dans un dernier
+spasme de douleur.</p>
+
+<p>Ces <i>commencements</i>, dont parlait M<sup>me</sup> de Sta&euml;l, &eacute;taient depuis
+longtemps &eacute;puis&eacute;s entre l'artiste polonais et le po&egrave;te fran&ccedil;ais. Ils ne
+s'&eacute;taient m&ecirc;me surv&eacute;cus chez l'un que par un violent effort de respect
+pour l'id&eacute;al qu'il avait dor&eacute; de son &eacute;clat foudroyant, chez l'autre, par
+une fausse honte qui sophistiquait sur la pr&eacute;tention de conserver la
+constance sans la fid&eacute;lit&eacute;. Le moment vint o&ugrave; cette existence factice,
+qui ne r&eacute;ussissait plus &agrave; galvaniser des fibres dess&eacute;ch&eacute;es sous les yeux
+de l'artiste spiritualiste, lui sembla d&eacute;passer ce que l'honneur lui
+permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le
+pr&eacute;texte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'apr&egrave;s une
+opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta
+brusquement Nohant pour n'y plus revenir.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de M<sup>me</sup>
+Sand, sans aigreur et sans r&eacute;criminations. Il rappelait, il ne racontait
+jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le
+faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de r&eacute;p&eacute;ter. Les
+larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont
+il ne pouvait se s&eacute;parer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il
+ait compar&eacute; les d&eacute;licieuses impressions qui inaugur&egrave;rent sa passion, &agrave;
+l'antique cort&egrave;ge de ces belles can&eacute;phores portant des fleurs pour orner
+une victime, on pourrait encore croire qu'arriv&eacute; aux derniers instants
+de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil &agrave; oublier
+les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui
+l'avaient enguirland&eacute;e peu auparavant. On e&ucirc;t dit qu'il voulait en
+ressaisir le parfum enivrant, en contempler les p&eacute;tales fan&eacute;s, mais
+encore impr&eacute;gn&eacute;s de l'haleine enfi&eacute;vr&eacute;e, donnant des soifs qui, loin de
+s'&eacute;tancher au contact de l&egrave;vres incandescentes, n'en &eacute;prouvent qu'une
+exasp&eacute;ration de d&eacute;sirs.</p>
+
+<p>En d&eacute;pit des subterfuges qu'employaient ses amis pour &eacute;carter ce sujet
+de sa m&eacute;moire, afin d'&eacute;viter l'&eacute;motion redout&eacute;e qu'il amenait, il aimait
+&agrave; y revenir, comme s'il e&ucirc;t voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et
+d&eacute;truire sa vie par les m&ecirc;mes sentiments qui l'avaient ranim&eacute;e jadis!
+Il s'adonnait avec une sorte de br&ucirc;lante douceur &agrave; la ressouvenance
+enam&eacute;r&eacute;e des jours anciens, d&eacute;feuill&eacute;s d&eacute;sormais de leurs prismatiques
+signifiances. Se sentir fr&eacute;nollir en contemplant la d&eacute;figuration
+derni&egrave;re de ses derniers espoirs, lui &eacute;tait un dernier charme. En vain
+cherchait-on &agrave; en &eacute;loigner sa pens&eacute;e; il en reparlait toujours; et
+lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On e&ucirc;t dit
+qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps &agrave; le
+respirer.</p>
+
+<p>Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer &agrave; la
+fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syr&egrave;nes de l'antiquit&eacute;, comme
+les M&eacute;lusines du moyen &acirc;ge, ont toujours attir&eacute; les malheureux qui
+rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'&eacute;garaient aux
+alentours de leurs &eacute;cueils, par des accents pleins de suavit&eacute;, par des
+formes qui charmaient l'&#339;il &eacute;perdu, par des blancheurs qu'on e&ucirc;t dit
+emprunt&eacute;es aux lis des jardins, par des chevelures qu'on e&ucirc;t cru nou&eacute;es
+avec les rayons d'un soleil d'hiver, ti&egrave;de et caressant... Ceux qui
+n'ont jamais connu la syr&egrave;ne attrayante et la f&eacute;e malfaisante, ne savent
+pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlac&eacute; de leurs bras
+perfides, au moment o&ugrave;, couch&eacute; sur un c&#339;ur inhumain, berc&eacute; sur des
+genoux d&eacute;form&eacute;s, il aper&ccedil;oit tout d'un coup, avec un effroi terrifi&eacute;,
+l'humaine nature et sa spiritualit&eacute; transform&eacute;e en une animalit&eacute;
+hideuse!</p>
+
+<p>Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhal&eacute; leur
+dernier souffle dans un soupir de volupt&eacute; ignominieuse, dans une
+impr&eacute;cation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu
+ont su allier avec le respect qu'on se garde &agrave; soi-m&ecirc;me, en respectant
+le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point
+aim&eacute; d'un amour indigne... le respect qu'on doit &agrave; son honneur en
+brisant un lien qui devient d&eacute;shonorant! C'est l&agrave; qu'il faut un m&acirc;le
+courage, que tant de m&acirc;les h&eacute;ros n'ont pas eu. Chopin a su le d&eacute;ployer,
+se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette soci&eacute;t&eacute; qui l'avait
+ench&acirc;ss&eacute; dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si
+souvent transperc&eacute; de part en part de leur suave rayon. Il ne r&eacute;crimina
+point, il ne permit aucun tiraillement. En &eacute;loignant l'id&eacute;al qu'il
+portait en lui, d'une r&eacute;alit&eacute; odieuse, il fut aussi inflexible dans sa
+r&eacute;solution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aim&eacute;!</p>
+
+<p>Chopin sentit, et r&eacute;p&eacute;ta souvent, que cette longue affection, ce lien si
+fort, en se brisant, brisait sa vie. N'e&ucirc;t-il pas mieux valu que moins
+inexp&eacute;riment&eacute;, plus r&eacute;fl&eacute;chi, mieux pr&eacute;par&eacute; &agrave; des s&eacute;ductions
+fallacieuses, il e&ucirc;t agi selon la vraie nature de son &ecirc;tre int&eacute;rieur,
+selon les vrais penchants de son caract&egrave;re, selon les nobles
+accoutumances de son &acirc;me, en refusant fermement, avec une force virile,
+d'accepter le tissu de joies &eacute;ph&eacute;m&egrave;res, d'illusions &agrave; courte &eacute;ch&eacute;ance,
+de douleurs consumantes, si bien symbolis&eacute;es dans l'antiquit&eacute; (elle les
+connut aussi!), par cette fameuse robe de D&eacute;janire qui, s'identifiant &agrave;
+la chair du malheureux h&eacute;ros, le fit mis&eacute;rablement p&eacute;rir? Si une femme
+donna la mort au noble Alcide par le subtil r&eacute;seau de ses souvenirs,
+comment une femme n'e&ucirc;t-elle pas men&eacute; &agrave; la mort un &ecirc;tre aussi fr&ecirc;le que
+l'&eacute;tait notre po&egrave;te-musicien, en l'enveloppant d'un r&eacute;seau semblable?</p>
+
+<p>Durant sa premi&egrave;re maladie, en 1847, on d&eacute;sesp&eacute;ra de Chopin pendant
+plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses &eacute;l&egrave;ves les plus distingu&eacute;s, l'ami
+que dans ces derni&egrave;res ann&eacute;es il admit le plus &agrave; son intimit&eacute;, lui
+prodigua les t&eacute;moignages de son attachement; ses soins et ses
+pr&eacute;venances &eacute;taient sans pareils. Lorsque la P<sup>sse</sup> Marcelline
+Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une
+fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette
+timidit&eacute; craintive des malades et cette tendre d&eacute;licatesse qui lui &eacute;tait
+particuli&egrave;re: &laquo;Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigu&eacute;?...&raquo; Sa
+pr&eacute;sence lui &eacute;tant plus agr&eacute;able que toute autre, il craignait de le
+perdre, et l'e&ucirc;t perdu plut&ocirc;t que d'abuser de ses forces. Sa
+convalescence fut fort lente et fort p&eacute;nible; elle ne lui rendit plus
+qu'un souffle de vie. Il changea &agrave; cette &eacute;poque, au point de devenir
+presque m&eacute;connaissable. L'&eacute;t&eacute; suivant lui apporta ce mieux pr&eacute;caire que
+la belle saison accorde aux personnes qui s'&eacute;teignent. Pour ne pas aller
+&agrave; Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner &agrave; lui-m&ecirc;me la
+certitude palpable que Nohant &eacute;tait ferm&eacute; pour lui par sa propre
+volont&eacute;, devenu inexorable dans sa muette d&eacute;cision, il ne voulut pas
+quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des
+bienfaits de cet &eacute;l&eacute;ment vivifiant.</p>
+
+<p>L'hiver de 1847 &agrave; 1848 ne fut qu'une p&eacute;nible et continuelle succession
+d'all&egrave;gements et de rechutes. Toutefois, il r&eacute;solut d'accomplir au
+printemps son ancien projet de se rendre &agrave; Londres, esp&eacute;rant se
+d&eacute;barrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle
+obsession de ses r&eacute;miniscences m&eacute;ridionales et ensoleill&eacute;es. Lorsque la
+r&eacute;volution de f&eacute;vrier &eacute;clata, il &eacute;tait encore alit&eacute;; par un m&eacute;lancolique
+effort, il fit semblant de s'int&eacute;resser aux &eacute;v&eacute;nements du jour et en
+parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son
+pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts o&ugrave; il lui fut
+possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux
+jours o&ugrave; il &eacute;tait plein de vie et d'esp&eacute;rances. M. Gutmann continua &agrave;
+&ecirc;tre son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins
+qu'il accepta de pr&eacute;f&eacute;rence jusqu'&agrave; la fin.</p>
+
+<p>Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea &agrave; r&eacute;aliser son voyage et &agrave;
+visiter ce pays o&ugrave; il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui
+offraient encore leurs plus souriantes perspectives. N&eacute;anmoins, avant de
+quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des
+amis avec lesquels ses rapports furent les plus fr&eacute;quents, les plus
+constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne
+hommage &agrave; sa m&eacute;moire et &agrave; son amiti&eacute;, en s'occupant avec z&egrave;le et
+activit&eacute; de l'ex&eacute;cution d'un monument pour sa tombe. &Agrave; ce concert, son
+public, aussi choisi que fid&egrave;le, l'entendit pour la derni&egrave;re fois. Apr&egrave;s
+cela, il partit en toute h&acirc;te pour l'Angleterre, sans attendre presque
+l'&eacute;cho de ses derniers accents. On e&ucirc;t pens&eacute; qu'il ne voulait ni
+s'attendrir &agrave; la pens&eacute;e d'un dernier adieu, ni se rattacher &agrave; ce qu'il
+abandonnait par d'inutiles regrets! &Agrave; Londres, ses ouvrages avaient d&eacute;j&agrave;
+trouv&eacute; un public intelligent; ils y &eacute;taient g&eacute;n&eacute;ralement connus et
+admir&eacute;s<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que
+les Anglais appellent <i>low spirits</i>. L'int&eacute;r&ecirc;t momentan&eacute; qu'il s'&eacute;tait
+efforc&eacute; de prendre aux changements politiques avait compl&egrave;tement
+disparu. Il &eacute;tait devenu plus silencieux que jamais; si, par
+distraction, il lui &eacute;chappait quelques mots, ce n'&eacute;tait qu'une
+exclamation de regret. &Agrave; son d&eacute;part, son affection pour le petit nombre
+de personnes qu'il continuait &agrave; voir, prenait les teintes douloureuses
+des &eacute;motions qui pr&eacute;c&egrave;dent les derniers adieux. Son indiff&eacute;rence
+s'&eacute;tendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.</p>
+
+<p>Arriv&eacute; &agrave; Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui
+l'&eacute;lectrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que
+son abattement allait se dissiper. Il crut peut-&ecirc;tre lui-m&ecirc;me, ou
+feignit de croire, qu'il parviendrait &agrave; le vaincre en jetant tout dans
+l'oubli, jusqu'&agrave; ses habitudes pass&eacute;es; en n&eacute;gligeant les prescriptions
+des m&eacute;decins, les pr&eacute;cautions qui lui rappelaient son &eacute;tat maladif. Il
+joua deux fois en public et maintes fois dans des soir&eacute;es particuli&egrave;res.
+Chez la duchesse de Sutherland, il fut pr&eacute;sent&eacute; &agrave; la reine; apr&egrave;s cela,
+tous les salons distingu&eacute;s recherch&egrave;rent plus encore l'avantage de le
+poss&eacute;der. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles,
+s'exposa &agrave; toutes les fatigues, sans se laisser arr&ecirc;ter par aucune
+consid&eacute;ration de sant&eacute;. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans
+para&icirc;tre la rejeter? Mourir, sans donner &agrave; personne ni le remords, ni la
+satisfaction de sa mort?</p>
+
+<p>Il partit enfin pour &Eacute;dimbourg, dont le climat lui fut particuli&egrave;rement
+nuisible. &Agrave; son retour d'&Eacute;cosse, il se trouva tr&egrave;s affaibli; les
+m&eacute;decins l'engag&egrave;rent &agrave; abandonner au plus t&ocirc;t l'Angleterre, mais il
+ajourna longtemps son d&eacute;part. Qui pourrait dire le sentiment qui causait
+ce retard?... Il joua encore &agrave; un concert donn&eacute; pour les Polonais.
+Dernier signe d'amour envoy&eacute; &agrave; sa patrie, dernier regard, dernier soupir
+et dernier regret! Il fut f&ecirc;t&eacute;, applaudi et entour&eacute;, par tous les siens.
+Il leur dit &agrave; tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir &ecirc;tre
+&eacute;ternel.</p>
+
+<p>Quelle pens&eacute;e occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour
+rentrer dans Paris?... Ce Paris, si diff&eacute;rent pour lui de celui qu'il
+avait trouv&eacute; sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris
+d&egrave;s son arriv&eacute;e par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les
+conseils et l'intelligente direction lui avaient d&eacute;j&agrave; sauv&eacute; la vie dans
+l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des ann&eacute;es la
+prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte
+lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce d&eacute;couragement final si
+dangereux, dans des moments o&ugrave; la disposition d'esprit exerce tant
+d'empire sur les progr&egrave;s de la maladie. Chopin proclama aussit&ocirc;t que
+personne ne saurait remplacer les soins de Molin, pr&eacute;tendant ne plus
+avoir confiance en aucun m&eacute;decin. Il en changea constamment depuis lors,
+mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte
+d'accablement irr&eacute;m&eacute;diable s'empara de lui; on e&ucirc;t dit qu'il savait
+avoir obtenu son but, avoir &eacute;puis&eacute; les derni&egrave;res ressources de la vie,
+nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne
+venant lutter contre cette am&egrave;re apathie.</p>
+
+<p>Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus &eacute;t&eacute; &agrave; m&ecirc;me de travailler
+avec suite. Il retouchait de temps &agrave; autre quelques feuilles &eacute;bauch&eacute;es,
+sans r&eacute;ussir &agrave; en coordonner les pens&eacute;es. Un respectueux soin de sa
+gloire lui dicta le d&eacute;sir de les voir br&ucirc;l&eacute;es pour emp&ecirc;cher qu'elles
+fussent tronqu&eacute;es, mutil&eacute;es, transform&eacute;es en &#339;uvres posthumes peu dignes
+de lui. Il ne laissa de manuscrits achev&eacute;s qu'un dernier <i>Nocturne</i> et
+une <i>Valse</i> tr&egrave;s courte, comme un lambeau de souvenir.</p>
+
+<p>En dernier lieu, il avait projet&eacute; d'&eacute;crire une m&eacute;thode de piano, dans
+laquelle il e&ucirc;t r&eacute;sum&eacute; ses id&eacute;es sur la th&eacute;orie et la technique de son
+art, consign&eacute; le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses
+innovations et de son intelligente exp&eacute;rience. La t&acirc;che &eacute;tait s&eacute;rieuse
+et exigeait un redoublement d'application, m&ecirc;me pour un travailleur
+aussi assidu que l'&eacute;tait Chopin. En se r&eacute;fugiant dans ces arides
+r&eacute;gions, il voulait peut-&ecirc;tre fuir jusqu'aux &eacute;motions de l'art, auquel
+la s&eacute;r&eacute;nit&eacute;, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au
+l'ent&eacute;n&egrave;brement du c&#339;ur, pr&ecirc;tent des aspects si diff&eacute;rents! Il n'y
+chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda
+plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie:
+<i>l'oubli</i>!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni
+l'&eacute;tourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine
+de venin, compenser en intensit&eacute; le temps qu'elles enl&egrave;vent aux
+douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui
+&laquo;conjure les orages de l'&acirc;me&raquo;,&mdash;<i>der Seele Sturm beschw&ouml;rt</i>,&mdash;en
+engourdissant la m&eacute;moire, lorsqu'il ne l'an&eacute;antit pas. Un po&egrave;te, qui fut
+aussi la proie d'une inconsolable m&eacute;lancolie, chercha &eacute;galement, en
+attendant une mort pr&eacute;coce, l'apaisement de ces regrets d&eacute;courag&eacute;s dans
+le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de
+la vie &agrave; la fin d'une m&acirc;le &eacute;l&eacute;gie!</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;">Besch&auml;ftigung, die nie ermattet,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Die langsam schafft, doch nie zerst&ouml;rt,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Die zu dem Bau der Ewigkeiten</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Zwar Sandkorn nur f&uuml;r Sandkorn reicht,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Doch von der grossen Schuld der Zeiten</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Minuten, Tage, Jahre streicht&raquo;<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>.</span><br />
+</p>
+
+<p>Mais les forces de Chopin ne suffirent plus &agrave; son dessein; cette
+occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en id&eacute;e le
+contour de son projet, il en parla &agrave; diverses reprises, l'ex&eacute;cution lui
+en devint impossible. Il ne tra&ccedil;a que quelques pages de sa m&eacute;thode;
+elles furent consum&eacute;es avec le reste.</p>
+
+<p>Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis
+commenc&egrave;rent &agrave; prendre un caract&egrave;re d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;. Il ne quitta bient&ocirc;t plus
+son lit et ne parla presque plus. Sa s&#339;ur, arriv&eacute;e de Varsovie &agrave; cette
+nouvelle, s'&eacute;tablit &agrave; son chevet et ne s'en &eacute;loigna pas. Il vit ce
+redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces pr&eacute;sages,
+sans t&eacute;moigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa
+fin avec un calme et une r&eacute;signation toute masculine, voulant d&eacute;rober &agrave;
+tous, se d&eacute;rober peut-&ecirc;tre &agrave; lui-m&ecirc;me, ce qu'il avait pu faire pour
+l'amener et la h&acirc;ter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de
+pr&eacute;voir un lendemain. Ayant toujours aim&eacute; &agrave; changer de demeure, il
+manifesta encore ce go&ucirc;t en prenant alors un autre logement, pour
+&eacute;viter, disait-il, les incommodit&eacute;s de celui qu'il occupait; il disposa
+son ameublement &agrave; neuf, en se pr&eacute;occupant &agrave; cet effet d'arrangements
+minutieux. Quoiqu'il f&ucirc;t bien mal, ne se faisait certainement pas
+illusion sur son &eacute;tat, il s'obstina &agrave; ne point d&eacute;commander les mesures
+qu'il avait ordonn&eacute;es pour l'installation de son nouvel appartement.
+Bient&ocirc;t, on commen&ccedil;a &agrave; d&eacute;m&eacute;nager certains objets et il arriva que, le
+jour m&ecirc;me de son d&eacute;c&egrave;s, on transportait quelques meubles dans des
+chambres o&ugrave; il ne devait plus entrer!</p>
+
+<p>Craignit-il que la mort ne rempl&icirc;t pas ses promesses? Qu'apr&egrave;s l'avoir
+touch&eacute; de son doigt, elle ne le laiss&acirc;t encore une fois &agrave; la terre? Que
+la vie ne lui f&ucirc;t plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre
+apr&egrave;s en avoir rompu tous les fils? &Eacute;prouvait-il cette double influence
+qu'ont ressentie quelques organisations sup&eacute;rieures &agrave; la veille
+d'&eacute;v&eacute;nements qui d&eacute;cidaient de leur sort, contradiction flagrante entre
+le c&#339;ur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose
+le pr&eacute;voir? Dissemblance si enti&egrave;re entre des pr&eacute;visions simultan&eacute;es,
+qu'&agrave; certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des
+discours que leurs actions semblaient d&eacute;mentir, qui n&eacute;anmoins
+d&eacute;coulaient d'une &eacute;gale persuasion? Nous croirions plut&ocirc;t qu'apr&egrave;s avoir
+succomb&eacute; &agrave; un imp&eacute;rieux d&eacute;sir de quitter cette vie, apr&egrave;s avoir fait en
+Angleterre tout ce qu'il fallait pour abr&eacute;ger ses derniers jours, il
+voulut &eacute;carter tout ce qui e&ucirc;t pu laisser soup&ccedil;onner cette faiblesse,
+qu'avec sa mani&egrave;re de voir il e&ucirc;t jug&eacute; dans un autre romanesque,
+th&eacute;&acirc;trale, ridicule. Il e&ucirc;t rougi d'agir comme les h&eacute;ros des m&eacute;lodrames
+qu'il d&eacute;testait, comme un Bocage en sc&egrave;ne<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>, comme un personnage
+quelconque d'un de ces romans du jour qu'il m&eacute;prisait profond&eacute;ment. Si,
+malgr&eacute; ces m&eacute;pris, malgr&eacute; ces d&eacute;dains, il n'avait pu r&eacute;sister &agrave; la
+grande fascination de la mort, cette derni&egrave;re ivresse de ceux que le
+d&eacute;sespoir a intoxiqu&eacute; de son amer et vertigineux breuvage, il chercha
+probablement &agrave; ce que personne ne d&eacute;couvre cette d&eacute;faillance, commune &agrave;
+tous ceux qui furent bless&eacute;s par une femme d'une de ces blessures dont
+on ne gu&eacute;rit qu'en en mourant!</p>
+
+<p>En apprenant qu'il &eacute;tait si mal, et dans l'absence d'un eccl&eacute;siastique
+polonais qui avait &eacute;t&eacute; autrefois le confesseur de Chopin, l'abb&eacute;
+Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingu&eacute;s de l'&eacute;migration,
+vint le voir, quoique leurs rapports eussent &eacute;t&eacute; d&eacute;tendus dans les
+derni&egrave;res ann&eacute;es. Renvoy&eacute; trois fois par ceux qui l'entouraient, il
+connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas &ecirc;tre certain
+de le voir sit&ocirc;t qu'il le saurait si pr&egrave;s de lui. Aussi, quand il eut
+trouv&eacute; moyen de lui faire conna&icirc;tre sa pr&eacute;sence, il en fut re&ccedil;u sans
+d&eacute;lai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri,
+contusionn&eacute;, saignant, haletant, &agrave; bout de douleurs et de courage,
+quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette
+crainte et de cette tr&eacute;pidation int&eacute;rieure qu'on &eacute;prouve toujours,
+lorsque, ayant &eacute;t&eacute; ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et
+qu'on se retrouve en pr&eacute;sence d'un de ses ministres, dont la seule vue
+rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli.</p>
+
+<p>L'abb&eacute; Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours &agrave; la m&ecirc;me
+heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il
+f&ucirc;t survenu la moindre diff&eacute;rence dans leurs rapports. Il lui parlait
+toujours polonais, comme s'ils s'&eacute;taient vus la veille, comme s'il ne
+s'&eacute;tait rien pass&eacute; dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas &agrave;
+Paris, mais &agrave; Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui
+avaient eu lieu dans le groupe de leurs eccl&eacute;siastiques &eacute;migr&eacute;s, des
+nouvelles pers&eacute;cutions qui &eacute;taient fondues sur la religion en Pologne,
+des &eacute;glises enlev&eacute;es au culte, des milliers de confesseurs envoy&eacute;s en
+Sib&eacute;rie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs
+morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refus&eacute; d'abandonner leur
+foi!... Il est ais&eacute; de deviner combien de tels r&eacute;cits pouvaient se
+prolonger! Les d&eacute;tails abondaient, tous plus &eacute;mouvants, plus poignants,
+plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.</p>
+
+<p>Les visites du p&egrave;re Jelowicki, en se r&eacute;p&eacute;tant, devenaient tous les jours
+plus int&eacute;ressantes pour le pauvre alit&eacute;. Elles le reportaient tout
+naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosph&egrave;re
+natale; elles renouaient son pr&eacute;sent &agrave; son pass&eacute;, elles le ramenaient
+en quelque sorte dans sa patrie, dans cette ch&egrave;re Pologne qu'il revoyait
+plus que jamais couverte de sang, baign&eacute;e de larmes, flagell&eacute;e et
+d&eacute;chir&eacute;e, humili&eacute;e et raill&eacute;e, mais toujours reine sous sa pourpre de
+d&eacute;rision et sous sa couronne d'&eacute;pines. Un jour, Chopin dit tout
+simplement &agrave; son ami qu'il ne s'&eacute;tait pas confess&eacute; depuis longtemps et
+voudrait le faire, ce qui eut lieu &agrave; l'instant m&ecirc;me, le confess&eacute; et le
+confesseur s'&eacute;tant d&eacute;j&agrave; depuis longtemps pr&eacute;par&eacute;s, sans se le dire, &agrave; ce
+grand et beau moment.</p>
+
+<p>&Agrave; peine le pr&ecirc;tre et l'ami eut-il prononc&eacute; la derni&egrave;re parole de
+l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et
+souriant &agrave; la fois, l'embrassa de ses deux bras, &laquo;&agrave; la polonaise&raquo;, en
+s'&eacute;criant: &laquo;Merci, merci mon cher! Gr&acirc;ce &agrave; vous, je ne mourrai pas
+<i>comme un cochon (iak swinia)!</i>&raquo; Nous tenons ces d&eacute;tails de la bouche
+m&ecirc;me de l'abb&eacute; Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses
+<i>Lettres spirituelles</i>. Il nous disait la profonde commotion que
+produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement
+&eacute;nergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'&eacute;l&eacute;gance
+de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si &eacute;trange sur ses
+l&egrave;vres, semblait rejeter de son c&#339;ur tout un monde de d&eacute;go&ucirc;ts qui s'y
+&eacute;tait amass&eacute;!</p>
+
+<p>De semaine en semaine, bient&ocirc;t de jour en jour, l'ombre fatale
+apparaissait plus intense. La maladie touchait &agrave; son dernier terme; les
+souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se
+multipliaient et, &agrave; chaque fois, rapprochaient davantage la derni&egrave;re.
+Lorsqu'elles faisaient tr&ecirc;ve, Chopin retrouva jusqu'&agrave; la fin sa pr&eacute;sence
+d'esprit; sa volont&eacute; vivace ne perdait ni la lucidit&eacute; de ses id&eacute;es, ni
+la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait &agrave; ses
+moments de r&eacute;pit, t&eacute;moignent de la calme solennit&eacute; avec laquelle il
+voyait approcher sa fin. Il voulut &ecirc;tre enterr&eacute; &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Bellini, avec
+lequel il avait eu des rapports aussi fr&eacute;quents qu'intimes durant le
+s&eacute;jour que celui-ci fit &agrave; Paris. La tombe de Bellini est plac&eacute;e au
+cimeti&egrave;re du P&egrave;re-Lachaise, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de celle de Cherubini; le d&eacute;sir de
+conna&icirc;tre ce grand ma&icirc;tre, dans l'admiration duquel il avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;,
+fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se
+rendre &agrave; Londres, le d&eacute;cid&egrave;rent &agrave; passer par Paris o&ugrave; il ne pr&eacute;voyait
+pas que son sort devait le fixer. Il est couch&eacute; maintenant entre Bellini
+et Cherubini, g&eacute;nies si diff&eacute;rents, et dont cependant Chopin se
+rapprochait &agrave; un &eacute;gal degr&eacute;, attachant autant de prix &agrave; la science de
+l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontan&eacute;it&eacute;, l'entrain, le
+<i>brio</i> de l'autre. Il &eacute;tait d&eacute;sireux de r&eacute;unir, dans une mani&egrave;re grande
+et &eacute;lev&eacute;e, la vaporeuse vaguesse de l'&eacute;motion spontan&eacute;e aux m&eacute;rites des
+ma&icirc;tres consomm&eacute;s, respirant le sentiment m&eacute;lodique comme l'auteur de
+<i>Norma</i>, aspirant &agrave; la valeur harmonique du docte vieillard qui avait
+&eacute;crit <i>M&eacute;d&eacute;e</i>.</p>
+
+<p>Continuant jusqu'&agrave; la fin la r&eacute;serve de ses rapports, il ne demanda &agrave;
+revoir personne pour la derni&egrave;re fois, mais il dora d'une
+reconnaissance attendrie les remerc&icirc;ments qu'il adressait aux amis qui
+venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laiss&egrave;rent plus ni
+doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus &agrave; la
+journ&eacute;e, &agrave; l'heure suivante. La s&#339;ur de Chopin et M. Gutmann,
+l'assistant constamment, ne s'&eacute;loign&egrave;rent plus un instant de lui. La
+comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que
+le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne
+pouvaient se d&eacute;tacher du spectacle de cette &acirc;me si belle, si grande &agrave; ce
+moment supr&ecirc;me.</p>
+
+<p>Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui
+agitent les c&#339;urs, quelque force ou quelque indiff&eacute;rence qu'ils
+d&eacute;ploient en face d'accidents impr&eacute;vus qui sembleraient devoir &ecirc;tre le
+plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort r&eacute;c&egrave;le une imposante
+majest&eacute;, qui &eacute;meut, frappe, attendrit et &eacute;l&egrave;ve les &acirc;mes les moins
+pr&eacute;par&eacute;es &agrave; ces saints recueillements. Le d&eacute;part lent et graduel de l'un
+d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la myst&eacute;rieuse gravit&eacute; de ses
+pressentiments secrets, des r&eacute;v&eacute;lations intraduisibles qu'il re&ccedil;oit, de
+ses comm&eacute;morations d'id&eacute;es et de faits, sur ce seuil &eacute;troit qui s&eacute;pare
+le pass&eacute; de l'avenir, le temps de l'&eacute;ternit&eacute;, nous remue plus
+profond&eacute;ment que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les
+ab&icirc;mes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent
+des villes enti&egrave;res de leurs &eacute;charpes enflamm&eacute;es, les horribles
+alternatives subies par le fragile navire dont la temp&ecirc;te se fait un
+hochet, le sang que font couler les armes en le m&ecirc;lant &agrave; la sinistre
+fum&eacute;e des batailles, l'horrible charnier lui-m&ecirc;me qu'un fl&eacute;au contagieux
+&eacute;tablit dans les habitations, nous &eacute;loignent moins sensiblement de
+toutes les indignes attaches <i>qui passent, qui lassent, qui cassent</i>,
+que la vue prolong&eacute;e d'une &acirc;me consciente d'elle m&ecirc;me, contemplant
+silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de
+l'&eacute;ternit&eacute;. Le courage, la r&eacute;signation, l'&eacute;l&eacute;vation, l'affaissement qui
+la familiarisent avec l'in&eacute;vitable dissolution, si r&eacute;pugnante &agrave; nos
+instincts, impressionnent plus profond&eacute;ment les assistants que les
+p&eacute;rip&eacute;ties les plus affreuses, lorsqu'elles d&eacute;robent le tableau de ce
+d&eacute;chirement et de cette m&eacute;ditation.</p>
+
+<p>Dans le salon avoisinant la chambre &agrave; coucher de Chopin, se trouvaient
+constamment r&eacute;unies quelques personnes qui venaient tour &agrave; tour aupr&egrave;s
+de lui, recueillir son geste et son regard &agrave; d&eacute;faut de sa parole
+&eacute;teinte! Parmi elles la plus assidue fut la P<sup>sse</sup> Marcelline
+Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son
+propre nom, comme l'&eacute;l&egrave;ve pr&eacute;f&eacute;r&eacute;e du po&egrave;te, la confidente des secrets
+de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures pr&egrave;s du
+mourant. Elle ne le quitta &agrave; ses derniers moments, qu'apr&egrave;s avoir
+longtemps pri&eacute; aupr&egrave;s de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions
+et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumi&egrave;re et de f&eacute;licit&eacute;!</p>
+
+<p>Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les
+pr&eacute;c&eacute;dentes dur&egrave;rent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec
+patience et grande force d'&acirc;me. La comtesse Delphine Potocka, pr&eacute;sente &agrave;
+cet instant, &eacute;tait vivement &eacute;mue; ses larmes coulaient. Il l'aper&ccedil;ut
+debout au pied de son lit, grande, svelte, v&ecirc;tue de blanc, ressemblant
+aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des
+peintres; il put la prendre pour quelque c&eacute;leste apparition. Un moment
+vint o&ugrave; la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de
+chanter. On crut d'abord qu'il d&eacute;lirait, mais il r&eacute;p&eacute;ta sa demande avec
+instance. Qui e&ucirc;t os&eacute; s'y opposer? Le piano du salon fut roul&eacute; jusqu'&agrave;
+la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans
+la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes,
+ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si
+path&eacute;tique expression.</p>
+
+<p>Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'&eacute;coutait. Elle chanta le
+fameux cantique &agrave; la Vierge qui, dit-on, avait sauv&eacute; la vie &agrave; Stradella.
+&laquo;Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!&raquo;
+Quoique accabl&eacute;e par l'&eacute;motion, la comtesse eut le noble courage de
+r&eacute;pondre &agrave; ce dernier v&#339;u d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au
+piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout
+le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontan&eacute;, tous se jet&egrave;rent
+&agrave; genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de
+la comtesse; elle plana comme une c&eacute;leste m&eacute;lodie au-dessus des soupirs
+et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement.
+C'&eacute;tait &agrave; la tomb&eacute;e de la nuit; une demi-obscurit&eacute; pr&ecirc;tait ses ombres
+myst&eacute;rieuses &agrave; cette triste sc&egrave;ne. La s&#339;ur de Chopin, prostern&eacute;e pr&egrave;s de
+son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus gu&egrave;re cette attitude,
+tant que v&eacute;cut ce fr&egrave;re si ch&eacute;ri d'elle!...</p>
+
+<p>Pendant la nuit, l'&eacute;tat du malade empira; il fut mieux au matin du
+lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant d&eacute;sign&eacute; et
+propice, il demanda aussit&ocirc;t &agrave; recevoir les derniers sacrements. En
+l'absence du pr&ecirc;tre-ami avec lequel il avait &eacute;t&eacute; tr&egrave;s li&eacute; depuis leur
+commune expatriation, ce fut naturellement l'abb&eacute; Jelowicki qui arriva.
+Lorsque le saint viatique et l'extr&ecirc;me-onction lui furent administr&eacute;s,
+il les re&ccedil;ut avec une grande d&eacute;votion, en pr&eacute;sence de tous ses amis. Peu
+apr&egrave;s, il fit approcher de son lit tous ceux qui &eacute;taient pr&eacute;sents, un &agrave;
+un, pour leur dire &agrave; chacun un dernier adieu, appelant la b&eacute;n&eacute;diction de
+Dieu sur eux, leurs affections et leurs esp&eacute;rances. Tous les genoux se
+ploy&egrave;rent, les fronts s'inclin&egrave;rent, les paupi&egrave;res &eacute;taient humides, les
+c&#339;urs serr&eacute;s et &eacute;lev&eacute;s.</p>
+
+<p>Des crises toujours plus p&eacute;nibles revinrent et continu&egrave;rent le reste du
+jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne pronon&ccedil;a plus un mot et
+semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est
+que vers onze heures du soir qu'une derni&egrave;re fois, il se sentit quelque
+peu soulag&eacute;. L'abb&eacute; Jelowicki ne l'avait plus quitt&eacute;. &Agrave; peine Chopin
+eut-il recouvr&eacute; la parole, qu'il d&eacute;sira r&eacute;citer avec lui les litanies et
+les pri&egrave;res des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement
+intelligible. &Agrave; partir de ce moment, il tint sa t&ecirc;te constamment appuy&eacute;e
+sur l'&eacute;paule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie
+lui avait consacr&eacute; et ses jours et ses veilles.</p>
+
+<p>Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux
+heures, l'agonie commen&ccedil;a, la sueur froide coulait abondamment de son
+front; apr&egrave;s un court assoupissement, il demanda d'une voix &agrave; peine
+audible: &laquo;Qui est pr&egrave;s de moi?&raquo; Il pencha sa t&ecirc;te pour baiser la main de
+M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'&acirc;me dans ce dernier t&eacute;moignage
+d'amiti&eacute; et de reconnaissance. Il expira comme il avait v&eacute;cu, en
+aimant!&mdash;Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se pr&eacute;cipita autour
+de son corps inanim&eacute; et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on
+versa autour de lui.</p>
+
+<p>Son go&ucirc;t pour les fleurs &eacute;tant bien connu, le lendemain il en fut
+apport&eacute; une telle quantit&eacute;, que le lit sur lequel il &eacute;tait d&eacute;pos&eacute;, la
+chambre enti&egrave;re, disparurent sous leurs couleurs vari&eacute;es; il sembla
+reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une puret&eacute;, un
+calme inaccoutum&eacute;, sa juv&eacute;nile beaut&eacute;, si longtemps &eacute;clips&eacute;e par la
+souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la
+mort avait rendu leur primitive gr&acirc;ce, dans une esquisse qu'on modela
+de suite et qu'on ex&eacute;cuta depuis en marbre pour son tombeau.</p>
+
+<p>L'admiration pieuse de Chopin pour le g&eacute;nie de Mozart, lui fit demander
+que son <i>Requiem</i> f&ucirc;t ex&eacute;cut&eacute; &agrave; ses fun&eacute;railles; ce v&#339;u fut accompli.
+Ses obs&egrave;ques eurent lieu &agrave; l'&eacute;glise de la Madeleine, le 30 octobre 1849,
+retard&eacute;es jusqu'&agrave; ce jour afin que l'ex&eacute;cution de cette grande &#339;uvre f&ucirc;t
+digne du ma&icirc;tre et du disciple. Les principaux artistes de Paris
+voulurent y prendre part. &Agrave; l'intro&iuml;t on entendit la <i>Marche fun&egrave;bre</i> du
+grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrument&eacute;e &agrave; cette
+occasion par M. Reber. Le myst&eacute;rieux souvenir de la patrie qu'il y avait
+enfoui, accompagna le noble barde polonais &agrave; son dernier s&eacute;jour. &Agrave;
+l'offertoire, M. Lef&eacute;bure-W&eacute;ly ex&eacute;cuta sur l'orgue les admirables
+<i>Pr&eacute;ludes</i> de Chopin en <i>si</i> et <i>mi mineurs</i>. Les parties de solos du
+<i>Requiem</i> furent r&eacute;clam&eacute;es par M<sup>mes</sup> Viardot et Castellan; Lablache,
+qui avait chant&eacute; le <i>Tuba mirum</i> de ce m&ecirc;me <i>Requiem</i>, en 1827, &agrave;
+l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui
+alors en avait jou&eacute; la partie de timbales, conduisit le deuil avec le
+prince Adam Czartoryski. Les coins du po&ecirc;le &eacute;taient tenus par le prince
+Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.</p>
+
+<p>Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon
+nos d&eacute;sirs, nous esp&eacute;rons que l'attrait qu'&agrave; si juste titre son nom
+exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si &agrave; ces lignes, empreintes du
+souvenir de ses &#339;uvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la
+v&eacute;rit&eacute; d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis,
+pourra seule pr&ecirc;ter un don persuasif et sympathique, il nous fallait
+ajouter encore les mots que nous dicterait l'in&eacute;vitable retour sur
+soi-m&ecirc;me, que fait faire &agrave; l'homme chaque mort qui enl&egrave;ve d'autour de
+lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens
+nou&eacute;s par son c&#339;ur illusionn&eacute; et confiant, d'autant plus douloureusement
+qu'ils avaient &eacute;t&eacute; assez solides pour survivre &agrave; cette jeunesse, nous
+dirions que dans le courant d'une m&ecirc;me ann&eacute;e nous avons perdu les deux
+plus chers amis que nous ayons rencontr&eacute;s dans notre carri&egrave;re
+voyageuse.</p>
+
+<p>L'un deux est tomb&eacute; sur la br&egrave;che des guerres civiles! H&eacute;ros vaillant et
+malheureux, il succomba &agrave; une mort affreuse, dont les horribles tortures
+n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intr&eacute;pide
+sang-froid, sa chevaleresque t&eacute;m&eacute;rit&eacute;. Jeune prince d'une rare
+intelligence, d'une prodigieuse activit&eacute;, en qui la vie circulait avec
+le p&eacute;tillement et l'ardeur d'un gaz subtil, dou&eacute; de facult&eacute;s &eacute;minentes,
+il n'avait encore r&eacute;ussi qu'&agrave; d&eacute;vorer des difficult&eacute;s par son
+infatigable &eacute;nergie, en se cr&eacute;ant une ar&egrave;ne o&ugrave; ces facult&eacute;s eussent pu
+se d&eacute;ployer avec autant de succ&egrave;s dans les joutes de la parole et le
+maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits
+d'armes.&mdash;L'autre a expir&eacute; en s'&eacute;teignant lentement dans ses propres
+flammes; sa vie, pass&eacute;e en dehors des &eacute;v&eacute;nements publics, fut comme une
+chose incorporelle, dont nous ne trouvons la r&eacute;v&eacute;lation que dans les
+traces qu'ont laiss&eacute;es ses chants. Il a termin&eacute; ses jours sur une terre
+&eacute;trang&egrave;re dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fid&egrave;le &agrave;
+l'&eacute;ternel veuvage de la sienne: po&egrave;te &agrave; l'&acirc;me endolorie, pleine de
+replis, de r&eacute;ticences et des chagrins ennuis.</p>
+
+<p>La mort du prince F&eacute;lix Lichnowsky rompit l'int&eacute;r&ecirc;t direct que pouvait
+avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence &eacute;tait
+li&eacute;e. Celle de Chopin nous ravit les d&eacute;dommagements que renferme une
+compr&eacute;hensive amiti&eacute;. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves
+irr&eacute;cusables ont &eacute;t&eacute; donn&eacute;es par cet artiste exclusif pour nos
+sentiments et notre mani&egrave;re d'envisager l'art, e&ucirc;t adouci les d&eacute;boires
+et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encourag&eacute; et
+fortifi&eacute; nos premi&egrave;res tendances et nos premiers essais.</p>
+
+<p>Puisqu'il nous est &eacute;chu en partage de rester apr&egrave;s eux, nous avons voulu
+du moins t&eacute;moigner de la douleur que nous en &eacute;prouvons; nous avons senti
+l'obligation de d&eacute;poser l'hommage de nos regrets respectueux sur la
+tombe du remarquable musicien qui a pass&eacute; parmi nous. Aujourd'hui que la
+musique poursuit un d&eacute;veloppement si g&eacute;n&eacute;ral et si grandiose, il nous
+appara&icirc;t &agrave; quelques &eacute;gards semblable &agrave; ces peintres du quatorzi&egrave;me et du
+quinzi&egrave;me si&egrave;cle, qui resserraient les productions de leur g&eacute;nie sur les
+marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des
+traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers bris&eacute; les
+raideurs byzantines, ils ont l&eacute;gu&eacute; ces types ravissants que devaient
+transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les
+Francia, les P&eacute;rugin, les Rapha&euml;l &agrave; venir.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la m&eacute;moire des grands
+hommes ou des grands faits, on formait des pyramides compos&eacute;es de
+pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi
+grandissait insensiblement &agrave; une hauteur inattendue, l'&#339;uvre anonyme de
+tous. De nos jours, des monuments sont encore &eacute;rig&eacute;s par un proc&eacute;d&eacute;
+analogue; mais, gr&acirc;ce &agrave; une heureuse combinaison, au lieu de ne b&acirc;tir
+qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt &agrave;
+une &#339;uvre d'art, destin&eacute;e &agrave; perp&eacute;tuer le muet souvenir qu'on voulait
+honorer, en r&eacute;veillant dans les &acirc;ges futurs, &agrave; l'aide de la po&eacute;sie du
+ciseau, les sentiments &eacute;prouv&eacute;s par les contemporains. Les souscriptions
+ouvertes pour &eacute;lever des statues et des tombes magnifiques aux hommes
+qui ont illustr&eacute; leur pays et leur &eacute;poque, produisent ce r&eacute;sultat.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t apr&egrave;s le d&eacute;c&egrave;s de Chopin, M. Camille Pleyel con&ccedil;ut un projet de
+ce genre en &eacute;tablissant une souscription, qui, conform&eacute;ment &agrave; toute
+pr&eacute;vision, atteignit rapidement un chiffre consid&eacute;rable, dans le but de
+lui faire ex&eacute;cuter au P&egrave;re-Lachaise un monument en marbre. Pour notre
+part, en songeant &agrave; notre longue amiti&eacute; pour Chopin, &agrave; l'admiration
+exceptionnelle que nous lui avions vou&eacute;e d&egrave;s son apparition dans le
+monde musical; &agrave; ce que, artiste comme lui, nous avions &eacute;t&eacute; le fr&eacute;quent
+interpr&egrave;te de ses inspirations et, nous osons le dire, un interpr&egrave;te
+aim&eacute; et choisi par lui; &agrave; ce que nous avons plus souvent que d'autres
+recueilli de sa bouche les proc&eacute;d&eacute;s de sa m&eacute;thode; &agrave; ce que nous nous
+sommes identifi&eacute; en quelque sorte &agrave; ses pens&eacute;es sur l'art et aux
+sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui
+s'&eacute;tablit entre un &eacute;crivain et son traducteur,&mdash;nous avons cru que ces
+circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter
+une pierre brute et anonyme &agrave; l'hommage qui lui &eacute;tait rendu. Nous avons
+consid&eacute;r&eacute; que les convenances de l'amiti&eacute; et du coll&egrave;gue exigeaient de
+nous un t&eacute;moignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre
+admiration convaincue. Il nous a sembl&eacute; que ce serait nous manquer &agrave;
+nous-m&ecirc;me, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de
+faire parler notre affliction sur sa pierre s&eacute;pulcrale, comme il est
+permis &agrave; ceux qui n'esp&egrave;rent jamais remplacer dans leur c&#339;ur le vide
+qu'y laisse une irr&eacute;parable perte!...</p>
+
+<p style="margin-left:70%;"><span class="smcap">F. Liszt</span>.</p>
+
+<h3>FIN.</h3>
+
+<p class="c">Imprimerie de Breitkopf et H&auml;rtel &agrave; Leipzig.</p>
+
+<hr />
+
+<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> On sait de combien de noms glorieux la Pologne a enrichi le
+calendrier et le martyrologe de l'&Eacute;glise. Rome accorda &agrave; l'ordre des
+Trinitaires, (<i>Fr&egrave;res de la R&eacute;demption</i>), destin&eacute; &agrave; racheter les
+chr&eacute;tiens tomb&eacute;s en esclavage chez les infid&egrave;les, le privil&egrave;ge exclusif
+pour ce pays de porter une ceinture rouge sur leur habit blanc, en
+m&eacute;moire des nombreux martyrs qu'il fournit, principalement dans les
+&eacute;tablissements rapproch&eacute;s des fronti&egrave;res, tels que celui de
+Kamieniec-Podolski.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> On se souvient encore en Angleterre du costume hongrois
+port&eacute; par le prince Nicolas Esterhazy au couronnement de George IV,
+d'une valeur de plusieurs millions de florins.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Lorsque les meurtriers de S. Stanislas, &eacute;v&ecirc;que de Cracovie,
+furent jug&eacute;s, on d&eacute;fendit &agrave; leurs descendants de porter dans leur
+habillement, durant un certain nombre de g&eacute;n&eacute;rations, l'amaranthe,
+couleur nationale.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Jadis les primats, les &eacute;v&ecirc;ques, les pr&eacute;lats, s'associaient
+&agrave; la Polonaise et y occupaient le premier rang durant son premier
+parcours.
+</p><p>
+Les convenances ne permettaient pas qu'on leur enl&egrave;ve la dame en les
+relayant; on attendait pour cela qu'ayant achev&eacute; le tour de la salle,
+ils la ram&egrave;nent &agrave; sa place avant de s'en s&eacute;parer. Les dignitaires de
+l'&Eacute;glise demeuraient alors simples spectateurs, pendant que la promenade
+se continuait sous leurs yeux. Dans les derniers temps, quand les
+d&eacute;licatesses du savoir-vivre propres &agrave; ces m&#339;urs toutes particuli&egrave;res
+s'effac&egrave;rent, sous l'influence des contacts sociaux trop fr&eacute;quents avec
+les autres nations, quand une plus grande r&eacute;serve fut impos&eacute;e au clerg&eacute;
+dans tous les pays, les personnages eccl&eacute;siastiques s'abstinrent de
+participer &agrave; la danse nationale et m&ecirc;me de para&icirc;tre aux bals qu'elle
+commen&ccedil;ait.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> L'une d'elles, celle en <i>fa</i> majeur, est rest&eacute;e
+particuli&egrave;rement c&eacute;l&egrave;bre. Elle a &eacute;t&eacute; publi&eacute;e avec une vignette qui
+repr&eacute;sente l'auteur se br&ucirc;lant la cervelle d'un coup de pistolet,
+commentaire romanesque qu'on a longtemps pris &agrave; tort pour un fait
+v&eacute;ritable.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Au tr&eacute;sor des princes Radziwi&#322;&#322;, dans l'ordinal de
+Nieswirz, on voyait aux temps de sa splendeur douze harnachements
+incrustes de pierres fines, chacun d'une autre couleur. On y voyait
+aussi les douze ap&ocirc;tres, de grandeur naturelle, en argent massif. Ce
+luxe n'&eacute;tonne point lorsqu'on songe que cette famille, descendante du
+dernier grand pontife de la Lithuanie, (auquel furent donn&eacute;s en
+propri&eacute;t&eacute;, quand il embrassa le christianisme, tous les bois et toutes
+les terres qui avaient &eacute;t&eacute; consacr&eacute;es au culte des dieux pa&iuml;ens),
+poss&eacute;dait encore 800,000 serfs vers la fin du dernier si&egrave;cle, quoique
+ses richesses fussent d&eacute;j&agrave; consid&eacute;rablement diminu&eacute;es. Une pi&egrave;ce non
+moins curieuse du tr&eacute;sor dont nous parlons et qui subsiste encore, est
+un tableau repr&eacute;sentant Saint Jean-Baptiste entour&eacute; d'une banderole avec
+cet exergue latine: <i>Au nom du Seigneur, Jean, tu seras vainqueur</i>. Il a
+&eacute;t&eacute; trouv&eacute; par <i>Jean</i> Sobieski lui-m&ecirc;me, apr&egrave;s la victoire qu'il
+remporta sous les murs de Vienne, dans la tente du grand visir
+Kara-Mustapha et fut donn&eacute; apr&egrave;s sa mort par sa veuve, Marie d'Arquien,
+&agrave; un prince Radziwi&#322;&#322;, avec une inscription de sa main qui indique son
+origine et le don qu'elle en fait. L'autographe, muni du sceau royal, se
+trouve sur le revers m&ecirc;me de la toile. En 1843, celle-ci se trouvait
+encore &agrave; Werki, pr&egrave;s Wilna, entre les mains du Prince Louis Wittgenstein
+qui avait &eacute;pous&eacute; la fille du Prince Dominique Radziwi&#322;&#322;, seule h&eacute;riti&egrave;re
+de ses immenses biens.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> &Agrave; la suite de la guerre de 1830, le P<sup>ce</sup> Roman Sanguszko
+fut condamn&eacute; &agrave; &ecirc;tre soldat &agrave; perp&eacute;tuit&eacute; en Sib&eacute;rie. En revoyant le
+d&eacute;cret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: &laquo;o&ugrave; il sera conduit les
+cha&icirc;nes aux pieds&raquo;.&mdash;Sa sant&eacute; &eacute;tant gravement atteinte, la famille fit
+des d&eacute;marches &agrave; la cour et re&ccedil;ut pour r&eacute;ponse que si sa m&egrave;re, la P<sup>sse</sup>
+Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la
+gr&acirc;ce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'&eacute;tat de son fils
+empirant toujours, elle partit. Arriv&eacute;e &agrave; St. P&eacute;tersbourg, les
+pourparlers commenc&egrave;rent sur la mani&egrave;re dont s'accomplirait sa
+g&eacute;nuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la
+princesse rejetait les unes apr&egrave;s les autres, pr&ecirc;te &agrave; retourner chez
+elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une
+audience de l'imp&eacute;ratrice, que l'empereur viendrait et que l&agrave;, sans
+autres t&eacute;moins, la princesse implorerait &agrave; genoux la gr&acirc;ce de son
+enfant. Quand elle fut chez l'imp&eacute;ratrice, l'empereur entra... voyant
+que la princesse ne bougeait pas, l'imp&eacute;ratrice crut qu'elle ne le
+reconnaissait point et se leva... La princesse se leva et debout
+attendit... l'empereur la regarda, traversa lentement le salon... et
+sortit!... L'imp&eacute;ratrice hors d'elle saisit les mains de la princesse,
+en s'&eacute;criant: &laquo;Vous avez perdu une occasion unique!..&raquo;&mdash;La princesse
+raconta plus tard que ses genoux &eacute;taient devenus de marbre et, qu'en
+songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son
+fils, elle fut plut&ocirc;t morte que de les plier. Elle n'obtint aucune
+gr&acirc;ce, mais les si&egrave;cles entoureront d'une aur&eacute;ole la m&eacute;moire sacr&eacute;e de
+cette matrone polonaise aux antiques vertus.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Un g&eacute;n&eacute;ral russe &eacute;tait charg&eacute; de faire ex&eacute;cuter on ne sait
+plus quelles mesures vexatoires &agrave; l'entour du couvent des dominicaines,
+&agrave; Kamieniec, en Podolie. La prieure fut oblig&eacute;e de le voir pour t&acirc;cher
+d'obtenir quelqu'adoucissement &agrave; ces rigueurs. Appartenant &agrave; une des
+plus antiques familles de la Lithuanie, elle &eacute;tait encore d'une grande
+beaut&eacute; et d'une suavit&eacute; de mani&egrave;res vraiment fascinante. Le g&eacute;n&eacute;ral la
+vit derri&egrave;re la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le
+lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demand&eacute;, (sans la
+pr&eacute;venir qu'un an apr&egrave;s son successeur n'en tiendrait aucun compte), et
+ordonna &agrave; ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fen&ecirc;tres;
+personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des
+ann&eacute;es apr&egrave;s, la m&egrave;re Rose, si bien nomm&eacute;e pour le doux parfum
+qu'exhalait son &acirc;me, le regardait encore avec complaisance; il lui
+rappelait que le g&eacute;n&eacute;ral russe avait trouv&eacute; moyen de lui rendre un
+&eacute;ternel hommage, en faisant dire &agrave; cet arbre qui indiquait sa cellule:
+<i>To polka</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sib&eacute;rie o&ugrave; il
+avait pass&eacute; vingt ans et n'avait rien perdu de sa fi&egrave;re imprudence, fit
+mettre sur ses cartes de visite (aussit&ocirc;t confisqu&eacute;es): <i>Pierre
+Troubetzkoy, n&eacute; Prince Troubetzkoy</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Il faut observer que malgr&eacute; la constante r&eacute;serve et la
+profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, &agrave;
+elles, d&eacute;positaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant
+de faits, de tant de secrets, qui &agrave; la moindre indiscr&eacute;tion menaceraient
+quelqu'un de la d&eacute;portation et des mines de la Sib&eacute;rie, jamais on ne
+rencontre chez les Polonaises cette insinc&eacute;rit&eacute; de tous les instants, ce
+mensonge perp&eacute;tuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non
+contentes de pratiquer la non-v&eacute;rit&eacute;, se sont faites une seconde nature
+de la contre-v&eacute;rit&eacute;, qu'impose un despotisme dont d&eacute;pendent toutes les
+sources de la vie, tout le brillant de son &eacute;chaffaudage; despotisme
+d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant
+r&eacute;duit &agrave; r&eacute;gner par la terreur, il consent &agrave; &ecirc;tre tromp&eacute; en &eacute;tant adul&eacute;,
+&agrave; &ecirc;tre caress&eacute; sans amour, berc&eacute; sans tendresse, enivr&eacute; d'un vin
+frelat&eacute;, sans se soucier si le c&#339;ur est &eacute;panoui quand les l&egrave;vres rient,
+si l'&acirc;me est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas
+celui auquel les yeux jettent leurs plus s&eacute;duisantes invites. Pour ces
+femmes, le besoin de la <i>faveur</i> commande la duplicit&eacute;, comme une
+condition premi&egrave;re, essentielle, in&eacute;vitable, <i>sine qua non</i>, de tout ce
+qui fait le bien-&ecirc;tre de la vie, le charme et l'&eacute;clat d'une destin&eacute;e; le
+mensonge leur devient par cons&eacute;quent une n&eacute;cessit&eacute; vitale, un besoin
+imp&eacute;rieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, &agrave; tout prix. Dans ces
+conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse
+du sauvage captif voulant profiter de son ma&icirc;tre, non s'en affranchir,
+ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ing&eacute;nieux du
+diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes, &agrave;
+quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzi&egrave;me
+<i>tchin</i>, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et
+simple v&eacute;rit&eacute;. Demandez-leur s'il est jour &agrave; minuit, elles r&eacute;pondront
+<i>oui</i>, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge,
+qui r&eacute;pugne &agrave; la nature humaine, &eacute;tant devenu un ingr&eacute;dient in&eacute;vitable
+de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel
+charme malsain, comme celui de l'<i>assa f&#339;tida</i> que les hommes au palais
+blas&eacute; du si&egrave;cle dernier portaient en bonbonni&egrave;re. Elles ont comme un
+go&ucirc;t plus sapide sur la langue sit&ocirc;t qu'elles se figurent avoir induit
+en erreur quelque na&iuml;f, avoir persuad&eacute; quelque bonne &acirc;me du contraire de
+qui a &eacute;t&eacute;, de ce qui est, de ce qui sera.&mdash;Or, pour autant de Polonaises
+qu'on ait pu conna&icirc;tre, jamais on n'a rencontr&eacute; une vraie menteuse.
+Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent m&ecirc;me le
+ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne
+sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment g&eacute;n&eacute;reux qui la dicta
+ou de la d&eacute;licatesse de ses proc&eacute;d&eacute;s. Mais, quelqu'inimaginable finesse
+qu'elles mettent &agrave; ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles
+pr&eacute;tendent ignorer, qu'elles ont aper&ccedil;u ce qu'elles veulent n'avoir
+point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqu&eacute; de franchise,
+surtout au d&eacute;triment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai;
+tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez
+habiles pour &eacute;chapper &agrave; tout essai scrutateur, sans recourir au masque
+qui trahit la v&eacute;rit&eacute; et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une
+Polonaise d&eacute;robe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien,
+l'imp&eacute;n&eacute;trabilit&eacute; dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le
+dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de
+tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et
+un moment donn&eacute;, ne l'emp&ecirc;chent jamais d'&ecirc;tre, non seulement sinc&egrave;re,
+mais ouverte, disant &agrave; chacun avec gr&acirc;ce, abandon et empressement, tout
+ce qui l'int&eacute;resse de savoir quand cela ne fait tort &agrave; personne.
+L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer
+du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde,
+donne &agrave; son imperturbable discr&eacute;tion comme un instinct de salut pour
+tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole
+irr&eacute;fl&eacute;chie, passionn&eacute;e ou encol&eacute;r&eacute;e, m&ecirc;me &agrave; un ennemi, tant sa pens&eacute;e
+est naturellement tourn&eacute;e vers le devoir d'aider et de secourir.
+Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilis&eacute;e, elle a surtout trop de
+tact, pour pousser la dissimulation au-del&agrave; du n&eacute;cessaire.&mdash;Entre elle
+et les autres femmes slaves il y a la diff&eacute;rence de la vaincue &agrave;
+l'esclave. La vaincue &eacute;tant fi&egrave;re se respecte elle-m&ecirc;me sous ses
+d&eacute;guisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une &acirc;me d'esclave. Elle ne
+sait plus ni dissimuler sans mentir, ni m&eacute;priser celui qui l'obligerait
+&agrave; mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le
+commencement de la bassesse.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Ce mot fut prononc&eacute; devant une personne de notre
+connaissance.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> D&eacute;dicace de <i>Modeste Mignon</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> L'habitude o&ugrave; l'on &eacute;tait autrefois de boire dans leur
+propre soulier la sant&eacute; des femmes qu'on voulait f&ecirc;ter, est une des
+traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des
+Polonais.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>M&eacute;moires d'outre-tombe</i>, 1<sup>er</sup> vol.&mdash;<i>Incantation</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> <i>Idem</i>, 3<sup>e</sup> vol.&mdash;<i>Atala</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Dans l'impossibilit&eacute; de citer des po&egrave;mes trop longs ou des
+fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes
+de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent
+intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caract&egrave;re
+g&eacute;n&eacute;ral de celles qui habitent ces r&eacute;gions moyennes, o&ugrave; se concentrent
+les rayons &eacute;pars du type national; si non les plus &eacute;clatants, du moins
+les plus vrais.
+</p>
+
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 5em;">Bo i c&oacute;&#380; to tam za &#380;ywo&#347;&#263;</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">M&#322;odych Polek i uroda!</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Tam wstyd szczery, tam poczciwo&#347;&#263;,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Tam po Bogu dusza mloda!</span><br />
+</p><p><br />
+<span style="margin-left: 4em;">........................................</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">........................................</span><br />
+</p><p><br />
+<span style="margin-left: 5em;">My&#347;l ich cicho w &#380;yciu &#347;wieci,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Pe&#322;ne &#380;ycia, jak nadzieje;</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Lubi&#261; pie&#347;ni, ta&#324;ce, dzieci,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Wiosne, kwiaty, stare dzieje....</span><br />
+<span style="margin-left: 6em;">Gdy weso&#322;e, istne trzpiotki,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">I wiewi&oacute;rki i szczebiotki!</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Lecz gdy w smutku my&#347;l zagrzebie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">W&oacute;wczas Polka taka rzewna,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">I&#380; uwierzysz, &#380;e j&eacute;j krewna</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Najsmutniejsza z gwiazd na niebie!</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Cho&#263; cz&#322;ek duszy j&eacute;j nie zbada&#322;,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">W ko&#322;o serca tak tam prawo,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Tak rozkosznie i tak &#322;zawo,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Jakby&#347; grzechy wyspowiada&#322;.</span><br />
+</p><p><br />
+<span style="margin-left: 4em;">A gdy u&#347;miech &#322;z&#281; pokryje,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">I dla ciebie serce bije:</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">To ci&#281; dojmie tak do &#380;ywa,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">I&#380; to cudne, cudne dziwa,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">&#379;e si&#281; serce nie rozplynie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">&#379;e od szcz&#281;&#347;cia cz&#322;ek nie zginie!</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Zda sie, &#380;e to &#380;yjesz spo&#322;em</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Z rajski&eacute;m dziecki&eacute;m, czy z anio&#322;em.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Lecz to szcz&#281;&#347;cie nie tak tanie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Przeboleje dusza m&#322;oda;</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Jednak lat i &#322;ez nie szkoda,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Bo&#263; raz w &#380;yciu to kochanie!</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">A jak ci si&#281; kt&oacute;ra poda,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Z ca&#322;ej duszy i statecznie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">To ju&#380; twoj&#261; b&#281;dzie wiecznie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">I w &#322;ad p&oacute;jdzie ci z ni&#261; &#380;ycie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Bo tw&eacute;j duszy nie wyzi&#281;bi.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Ona sercem pojmie skrycie,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Co my&#347;l wieku d&#380;wiga w gt&#281;bi;</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Co si&#281; w czasie zrywa, wa&#380;y,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">To w rumie&#324;cu na j&eacute;j twarzy,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Jak w zwierciedle sie odbije,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Bo w t&eacute;m &#322;onie przysz&#322;o&#347;&#263; &#380;yje!</span><br />
+</p>
+</div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Le <i>Nocturne en mi mineur</i> (&#339;uvre 72) nous rend quelque
+chose des impressions subtiles, raffin&eacute;es, alambiqu&eacute;es, que Chopin
+reproduisait avec une sorte de pr&eacute;dilection passionn&eacute;e. Nous ne nous
+refusons pas le plaisir de faire conna&icirc;tre &agrave; celles qui les
+comprendront, les vers que ce morceau inspira &agrave; la belle C<sup>sse</sup>
+Cielecka, n&eacute;e C<sup>sse</sup> Bni&#324;ska:
+</p>
+<p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;">Kolysze zwolna, jakby fal&#261; morza,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">N&oacute;ty dzwi&#281;cznemi, pelnemi uroku.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Rozja&#347;nia blaskiem jakby &#380;ycia zorza,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Kt&oacute;r&#261; witamy czasem ze &#322;z&#261; w oku.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Dalej uderza nas walki przeczucie;</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Ton coraz glo&#347;ni&eacute;j rozlega si&#281; w g&oacute;r&#281;.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Pelen, ponury, objawia w sw&eacute;j n&oacute;cie</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">&#346;wiatlo&#347;&eacute; ukryt&#261; za pos&#281;pn&#261; chmur&#281;.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Str&oacute;ny tak silne, jakby kute w stali,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">&#379;alosnym j&#281;kiem, w duszy naszej dzwoni&#261;:</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">M&oacute;wi&#261; o b&ograve;lu, co nam serce pali,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Lecz co zostawia dusz&#281; nieska&#380;on&#261;!...</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">P&oacute;&#380;ni&eacute;j, podobny do woni wspomnienia</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Zn&oacute;w zakolysac czasem nas powraca.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Z urokiem igra; kolyszac cierpienia,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Nareszcie, jako cicha na dnie woda,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Spok&oacute;j gl&#281;boki z nurt toni si&#281; wznosi,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Jak serce, kt&oacute;re o nic ju&#380; nie prosi,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Lecz kwiat&oacute;w &#380;ycia, szkoda... m&oacute;wi... szkoda!...</span><br />
+</p>
+</div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Le Polonais conserve dans son formulaire de politesse une
+forte empreinte des habitudes hyperboliques du langage oriental. Les
+titres de <i>tr&egrave;s puissant</i> et <i>tr&egrave;s &eacute;clair&eacute; Seigneur</i>, (<i>Jasnie
+Wielmo&#380;ny, Jasnie Oswiecony Pan</i>), sont encore de rigueur. On se donne
+constamment dans la conversation celui de <i>Bienfaiteur</i> (<i>Dobrodzij</i>),
+et le salut d'usage entre hommes ou d'homme &agrave; femme est: <i>je tombe &agrave; vos
+pieds</i> (<i>padam do n&oacute;g</i>). Celui du peuple est d'une solennit&eacute; et d'une
+simplicit&eacute; antiques: <i>Gloire &agrave; Dieu</i> (<i>Slawa Bohu</i>).</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Heine, Salon. <i>Chopin.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Sur Paganini, apr&egrave;s sa mort.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> M<sup>me</sup> Sand. <i>Lucrezia Floriani</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> L'auteur de <i>Julie et Adolphe</i> (roman imit&eacute; de la Nouvelle
+H&eacute;loise et qui eut beaucoup de vogue &agrave; sa publication), le g&eacute;n&eacute;ral K.
+qui, &acirc;g&eacute; de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne
+du gouvernement de la Volhynie &agrave; l'&eacute;poque de notre s&eacute;jour dans ces
+contr&eacute;es, avait fait, conform&eacute;ment &agrave; la coutume dont nous parlons,
+construire son cercueil qui, depuis trente ans, &eacute;tait toujours pos&eacute; &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de la porte de sa chambre.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie
+et d'&ecirc;tre d&eacute;pourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la fr&eacute;quence des
+consonnes qui constitue toujours et absolument la duret&eacute; d'une langue,
+mais le mode de leur association; on pourrait m&ecirc;me dire que
+quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons
+bien d&eacute;termin&eacute;s et fortement marqu&eacute;s. C'est la rencontre d&eacute;sagr&eacute;able et
+disharmonieuse de consonnes h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes, qui blesse p&eacute;niblement les
+habitudes d'une oreille d&eacute;licate et cultiv&eacute;e; c'est le retour r&eacute;p&eacute;t&eacute; de
+certaines consonnes bien accoupl&eacute;es qui ombre, rhythme le langage, lui
+donne de la vigueur, la pr&eacute;pond&eacute;rance des voyelles ne produisant qu'une
+sorte de teinte claire et p&acirc;le qui demande &agrave; &ecirc;tre relev&eacute;e par des
+rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de
+consonnes, mais en g&eacute;n&eacute;ral avec des rapprochements sonores, quelquefois
+flatteurs &agrave; l'ou&iuml;e, presque jamais tout &agrave; fait discordants, m&ecirc;me alors
+qu'il sont plus frappants que m&eacute;lodieux. La qualit&eacute; de leurs sons est
+riche, pleine et tr&egrave;s nuanc&eacute;e; ils ne restent point resserr&eacute;s dans une
+sorte de m&eacute;dium &eacute;troit, mais s'&eacute;tendent dans un registre consid&eacute;rable
+par la vari&eacute;t&eacute; des intonations qu'on leur applique, tant&ocirc;t basses,
+tant&ocirc;t hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait
+philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues s&eacute;mitiques: en
+chinois, le m&ecirc;me mot prend un sens totalement diff&eacute;rent, selon le
+diapason sur lequel on le prononce. Le &#321; slave, cette lettre presque
+impossible &agrave; prononcer &agrave; ceux qui ne l'ont pas appris d&egrave;s leur enfance,
+n'a rien de sec. Elle donne &agrave; l'ou&iuml;e l'impression que produit sur nos
+doigts un &eacute;pais velours de laine, rude et souple &agrave; la fois. La r&eacute;union
+des consonnes clapotantes &eacute;tant rare en polonais, les assonances tr&egrave;s
+ais&eacute;ment multipli&eacute;es, cette comparaison pourrait s'appliquer &agrave;
+l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des &eacute;trangers. On y
+rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils
+d&eacute;signent. Les r&eacute;p&eacute;titions r&eacute;it&eacute;r&eacute;es du <i>ch</i> (<i>h</i> aspir&eacute;), du <i>sz</i> (<i>ch</i>
+en fran&ccedil;ais), du <i>rz</i>, du <i>cz</i>, si effrayants &agrave; un &#339;il profane et dont
+le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent &agrave; peu
+pr&egrave;s comme <i>geai</i> et <i>tche</i>), facilitent ces minologies. Le mot
+<i>dzwi&#281;k</i>, <i>son</i>, (lisez <i>dzwienque</i>), en offre un exemple assez
+caract&eacute;ristique; il para&icirc;trait difficile de mieux reproduire la
+sensation que la r&eacute;sonance d'un diapason fait &eacute;prouver &agrave;
+l'oreille.&mdash;Entre les consonnes accumul&eacute;es dans des groupes qui
+produisent des tons tr&egrave;s divers, tant&ocirc;t m&eacute;talliques, tant&ocirc;t
+bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entrem&ecirc;le des diphthongues
+nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales,
+l'<i>a</i> et l'<i>e</i> &eacute;tant prononc&eacute;s comme <i>on</i> et <i>in</i> lorsqu'ils sont
+accompagn&eacute;s d'une c&eacute;dille: <i>&#261;</i>, <i>&#281;</i>. &Agrave; c&ocirc;t&eacute; du <i>c</i> (<i>tse</i>) qu'on dit
+avec une grande mollesse, quelquefois <i>&#263;</i> (<i>tsic</i>), le <i>s</i> accentu&eacute;,
+<i>&#347;</i>, est presque gazouill&eacute;. Le <i>z</i> a trois sons; on croirait l'accord
+d'un ton. Le <i>&#380;</i> (<i>iais</i>), le <i>z</i> (<i>zed</i>) et le <i>&#378;</i> (<i>zied</i>). L'<i>y</i>
+forme une voyelle d'un son &eacute;touff&eacute;, <i>eu</i>, que nous ne saurions pas plus
+reproduire en fran&ccedil;ais que celui du <i>&#322;</i>; aussi bien que lui, elle donne
+un chatoyant ineffable &agrave; la langue.&mdash;Ces &eacute;l&eacute;ments fins et d&eacute;li&eacute;s
+permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant
+ou tra&icirc;nant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, o&ugrave; le
+charme, devenant d&eacute;faut, d&eacute;route au lieu de plaire. Que de choses, que
+de personnes qui, &agrave; peine transport&eacute;es dans un milieu dont l'air
+ambiant, le courant de pens&eacute;es diverses, ne comportent pas un genre de
+gr&acirc;ce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles &eacute;tait fascinant et
+irr&eacute;sistible devient choquant et aga&ccedil;ant, uniquement parce que ces m&ecirc;mes
+s&eacute;ductions sont plac&eacute;es sous le rayon d'un autre &eacute;clairage; parce que
+les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus
+leur &eacute;clat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises
+ont encore l'habitude de faire succ&eacute;der &agrave; des esp&egrave;ces de r&eacute;citatifs et
+de thr&eacute;nodies improvis&eacute;es, lorsque les sujets qui les occupent sont
+s&eacute;rieux et m&eacute;lancoliques, un petit parler gras et z&eacute;zayant comme celui
+des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privil&egrave;ges de leur
+suzerainet&eacute; f&eacute;minine, au moment m&ecirc;me o&ugrave; elles ont condescendu &agrave; &ecirc;tre
+graves comme des s&eacute;nateurs, de bon conseil comme le ministre d'un r&egrave;gne
+pr&eacute;c&eacute;dent et sage, profondes comme un vieux th&eacute;ologien, subtiles comme
+un m&eacute;taphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine
+de gaiet&eacute;, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser
+s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son
+calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour r&eacute;pandre dans
+les airs ses senteurs, on dirait son &acirc;me que tout mortel voudrait
+aspirer et imboire comme une bouff&eacute;e de f&eacute;licit&eacute; arriv&eacute;e des r&eacute;gions du
+paradis... elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots,
+comme les humbles habitants de cette vall&eacute;e de larmes. Elle se met &agrave;
+rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus
+haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les p&eacute;riodes se
+balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de ros&eacute;e;
+triomphes charmants, h&eacute;sitation plus charmantes encore, entrecoup&eacute;es de
+petits rires perl&eacute;s, de petits cris interjectifs! Puis viennent de
+petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix,
+lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession
+chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arr&ecirc;ter sur une note
+grave et poursuivre des modulations infinies, brusqu&eacute;s, originales, qui
+d&eacute;paysent l'oreille inaccoutum&eacute;e &agrave; ce gentil ramage, qu'une l&eacute;g&egrave;re
+teinte d'ironie rev&ecirc;t par moments d'un faux-air de moquerie narquoise
+particulier au chant de certains oiseaux. Comme les V&eacute;nitiennes, les
+Polonaises aiment &agrave; <i>zinzibuler</i> et, des diast&egrave;mes piquants, des
+azophies impr&eacute;vues, des nuances charmantes, se trouvent tout
+naturellement m&ecirc;l&eacute;s &agrave; cette caqueterie mignonne qui fait tomber les
+paroles de leurs l&egrave;vres, tant&ocirc;t comme une poign&eacute;e de perles qui
+s'&eacute;parpillent et r&eacute;sonnent sur une vasque d'argent, tant&ocirc;t comme des
+&eacute;tincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'&eacute;teindre, &agrave;
+moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un c&#339;ur qu'elle peut
+d&eacute;vorer et dess&eacute;cher s'il ne poss&egrave;de point le secret de la r&eacute;action;
+qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'h&eacute;ro&iuml;sme et de gloire,
+comme un phare bienfaisant dans les temp&ecirc;tes de la vie. En tout cas,
+quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la
+bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des
+hommes.&mdash;Quand eux ils se piquent de la parler avec &eacute;l&eacute;gance, ils lui
+impriment une sonorit&eacute; m&acirc;le qui semble pouvoir s'adapter tr&egrave;s
+&eacute;nergiquement aux mouvements de l'&eacute;loquence, autrefois si cultiv&eacute;e en
+Pologne. La po&eacute;sie puise dans ces mat&eacute;riaux si nombreux et vari&eacute;s, une
+diversit&eacute; de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de
+consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque
+sorte, le coloris des sentiments et des sc&egrave;nes qu'elle d&eacute;peint, non
+seulement en courtes onomatop&eacute;es, mais durant de longues tirades.&mdash;On a
+compar&eacute; avec raison l'analogie du polonais et du russe, &agrave; celle qui
+existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus
+m&eacute;lismatique, plus alanguie, plus soupir&eacute;e. Son cadencement est
+particuli&egrave;rement appropri&eacute; au chant, si bien que ses belles po&eacute;sies,
+celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une m&eacute;lodie
+toute dessin&eacute;e par le m&egrave;tre des vers. Il semble qu'on n'ait qu'&agrave; d&eacute;gager
+un <i>arioso</i> ou un doux <i>cantabile</i> de certaines stances, telles que le
+<i>Ch&acirc;le noir</i>, le <i>Talismann</i>, et bien d'autres.&mdash;L'ancien slavon, qui
+est la langue de l'&Eacute;glise d'Orient, a un tout autre caract&egrave;re. Une
+grande majest&eacute; y pr&eacute;domine; plus gutturale que les autres idiomes qui en
+d&eacute;coulent, elle est s&eacute;v&egrave;re et monotone avec grandeur, comme les
+peintures byzantines conserv&eacute;es dans le culte auquel elle est
+incorpor&eacute;e. Elle a bien la physionomie d'une langue sacr&eacute;e qui n'a servi
+qu'&agrave; un seul sentiment, qui n'a point &eacute;t&eacute; modul&eacute;e, fa&ccedil;onn&eacute;e, &eacute;nerv&eacute;e,
+par de profanes passions, ni aplatie et r&eacute;duite &agrave; de mesquines
+proportions par de vulgaires besoins.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> <i>Lucrezia Floriani.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> <i>Lucrezia Floriani.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Nous nous plaisons &agrave; citer ici quelques lignes du C<sup>te</sup> Charles
+Zaluski, orientaliste et diplomate distingu&eacute; au service de l'Autriche,
+petit fils du P<sup>ce</sup> Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons
+parl&eacute; plus haut et mentionn&eacute; la vignette &eacute;trange. D'entre beaucoup de
+compatriotes de Chopin, le C<sup>te</sup> Zaluski, musicien &eacute;minent, sut
+peut-&ecirc;tre le mieux saisir le sens, l'esprit, l'&acirc;me, de ses &#339;uvres.&mdash;Dans
+un int&eacute;ressant article sur Chopin, que publia une Revue litt&eacute;raire de
+Vienne, <i>Die Dioskuren, II. Band</i>, ce diplomate, qui est un po&egrave;te
+&eacute;l&eacute;gant en m&ecirc;me temps qu'un orientaliste distingu&eacute;, dit:
+</p><p>
+Kein Werk des Meisters ist aber geeigneter, einen Einblick in den
+erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gew&auml;hren, als seine
+Pr&auml;ludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so
+stimmungsvoll, dass es kaum m&ouml;glich ist, beim Anh&ouml;ren derselben sich der
+herandringenden poetischen Anregungen zu erwehren. An und f&uuml;r sich
+bestimmt, musikalische Intentionen mehr auszudeuten als auszuf&uuml;hren,
+zaubern sie lebhafte Bilder hervor, oder so zu sagen selbstentstandene
+Gedichte, die dem Herzensdrang entsprechenden Gef&uuml;hlen Ausdruck zu geben
+suchen. Bewegt, leidenschaftlich, zuletzt so wehm&uuml;thig ruhig ist das
+Pr&auml;lude in Fis-moll, dass man unwillk&uuml;rlich daran einen deutlichen
+Gedanken kn&uuml;pft, indem man sagt:
+</p><p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;">Es rauschen die F&ouml;hren in herbstlicher Nacht,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Am Meer die Wogen erbrausen,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Doch wildere St&uuml;rme mit b&ouml;serer Macht</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Im Herzen der Sterblichen hausen.</span><br />
+</p><p><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Denn ruht wohl die See bald und seufzet kein Ast,</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Das Herz, ach! muss grollen und klagen.</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Bis dass ein Gl&ouml;cklein es mahnet zur Rast</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">Und jetzo es aufh&ouml;rt zu schlagen!</span><br />
+</p>
+
+<p>
+Zwei reizende Gegenst&uuml;cke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an
+einen rieselnden Bach und Hirtenfl&ouml;tent&ouml;ne. Der Absicht, die Rollen
+unter beide H&auml;nde zweifach zu vertheilen, entsprang die doppelte
+Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen
+Verh&auml;ltnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen
+Gebilde der Natur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche
+Zahlenmenge aufweisen. Man z&auml;hle nur die Noten des zuerst erw&auml;hnten
+Vorspieles; ihre Zahl betr&auml;gt gegen f&uuml;nfzehnhundert; die kaum eine
+Minute ausf&uuml;llen.&mdash;Anderswo rollen Orgelt&ouml;ne im weiten Domesraum, oder
+es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklaget&ouml;ne, w&auml;hrend Irrlichter
+geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandelt der S&auml;nger am Meeresufer und der
+Athemzug des bewegten Elementes umweht ihn mit unbekannten Stimmungen
+aus fernen Welten.
+</p><p>
+Es fehlt nicht an traditionellen Auslegungen mancher Sch&ouml;pfungen
+Chopin's. Wer denkt da nicht gleich an das Pr&auml;lude in Es-dur, das an
+einem st&uuml;rmischen Tage auf den Balearen entstand. Gleichm&auml;ssig und immer
+wiederkehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab; dann
+verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun
+ist es vor&uuml;bergezogen und wieder lacht die Sonne; doch die Regentropfen
+fallen noch immer!...</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> <i>Andr&eacute;</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> <i>Spiridion</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> <i>Lucrezia Floriani</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> Lucrezia Floriani.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Lucrezia Floriani.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> <i>Lucrezia Floriani</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Depuis plusieurs ann&eacute;es, les compositions de Chopin
+&eacute;taient tr&egrave;s r&eacute;pandues et tr&egrave;s go&ucirc;t&eacute;es en Angleterre. Les meilleurs
+virtuoses les ex&eacute;cutaient fr&eacute;quemment. Nous trouvons dans une brochure
+publi&eacute;e &agrave; ce moment &agrave; Londres, chez M. Wessel et Stappleton, sous le
+titre <i>An Essay on the works of F. Chopin</i>, quelques lignes trac&eacute;es avec
+justesse. L'&eacute;pigraphe de cette petite brochure est ing&eacute;nieusement
+choisie; l'on ne pouvait mieux appliquer qu'&agrave; Chopin les deux vers de
+Shelley: (Peter Bell the third)
+</p><p class="n">
+<span style="margin-left: 4em;">He was a mighty poet&mdash;and</span><br />
+<span style="margin-left: 4em;">A subtle-souled psychologist.</span><br />
+</p>
+
+<p>
+L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet
+&laquo;originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by
+pedantry;...&raquo; de ces: &laquo;outpourings of an unwordly and tristful soul,
+those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,&mdash;those
+exquisite embodiments of fugitive thoughts,&mdash;those infinitesimal
+delicacies&raquo;, qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin.
+L'auteur anglais dit plus loin: &laquo;One thing is certain, viz: to play with
+proper feeling and correct execution the <i>Pr&eacute;ludes</i> and <i>Studies</i> of
+Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and
+moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to
+their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the
+necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker
+than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works
+of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or
+a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out
+passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be
+looked for throughout the entire range of his compositions, the
+prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as
+beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony
+as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and
+out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you
+are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a
+path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith
+and a devotion, <i>a desire to appreciate, and a determination to
+understand</i>, are absolutely necessary, to do it anything like adequate
+justice....... Chopin in his <i>Polonaises</i> and in his <i>Mazoures</i> has
+aimed at those characteristics which distinguish the national music of
+his country so markedly from that of all others, that quaint
+idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious
+mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly
+individualize the music of those northern countries, whose language
+delights in combination of consonants........&raquo;</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Schiller, <i>Die Ideale</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> Bocage, un des acteurs les plus renomm&eacute;s du temps de
+M<sup>me</sup> Dorval, &eacute;tait dans l'art dramatique un des brillants
+repr&eacute;sentants du romantisme &eacute;chevel&eacute; et, &agrave; ce titre, il fut pendant
+quelque temps tr&egrave;s bien vu &agrave; Nohant.</p></div>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of F. Chopin, by Franz Liszt
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK F. CHOPIN ***
+
+***** This file should be named 21669-h.htm or 21669-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ License. You must require such a user to return or
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
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+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #21669 (https://www.gutenberg.org/ebooks/21669)