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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La tulipe noire + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: September 1, 2008 [EBook #26504] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE *** + + + + +Produced by Chuck Greif + + + + + + + + + +Alexandre Dumas + +LA TULIPE NOIRE + +(1850) + + +/* +Table des matières + + I Un peuple reconnaissant + + II Les deux frères. + + III L'élève de Jean de Witt + + IV Les massacreurs. + + V L'amateur de tulipes et son voisin. + + VI La haine d'un tulipier. + + VII L'homme heureux fait connaissance avec le malheur. + + VIII Une invasion. + + IX La chambre de famille. + + X La fille du geôlier. + + XI Le testament de Cornélius van Baërle. + + XII L'exécution. + + XIII Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur. + + XIV Les pigeons de Dordrecht + + XV Le guichet + + XVI Maître et écolière. + + XVII Premier caïeu. + + XVIII L'amoureux de Rosa. + + XIX Femme et fleur. + + XX Ce qui s'était passé pendant ces huit jours. + + XXI Le second caïeu. + + XXII Épanouissement + + XXIII L'envieux. + + XXIV Où la tulipe noire change de maître. + + XXV Le président van Herysen. + + XXVI Un membre de la société horticole. + + XXVII Le troisième caïeu. + +XXVIII La chanson des fleurs. + + XXIX Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, + règle ses comptes avec Gryphus. + + XXX Où l'on commence de se douter à quel supplice + était réservé Cornélius van Baërle. + + XXXI Harlem.. + + XXXII Une dernière prière. + +XXXIII Conclusion. +*/ + + + + +I + +Un peuple reconnaissant + + +Le 20 août 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si +coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville +de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclinés sur +ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans +lesquels se reflètent ses clochers aux coupoles presque orientales, la +ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes +ses artères d'un flot noir et rouge de citoyens pressés, haletants, +inquiets, lesquels couraient, le couteau à la ceinture, le mousquet sur +l'épaule ou le bâton à la main, vers le Buitenhof, formidable prison +dont on montre encore aujourd'hui les fenêtres grillées et où, depuis +l'accusation d'assassinat portée contre lui par le chirurgien Tyckelaer, +languissait Corneille de Witt, frère de l'ex-grand pensionnaire de +Hollande. + +Si l'histoire de ce temps, et surtout de cette année au milieu de +laquelle nous commençons notre récit, n'était liée d'une façon +indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes +d'explication que nous allons donner pourraient paraître un +hors-d'Å“uvre; mais nous prévenons tout d'abord le lecteur, ce vieil ami, +à qui nous promettons toujours du plaisir à notre première page, et +auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes; +mais nous prévenons, disons-nous, notre lecteur que cette explication +est aussi indispensable à la clarté de notre histoire qu'à +l'intelligence du grand événement politique dans lequel cette histoire +s'encadre. + +Corneille ou Cornélius de Witt, _ruward_ de Pulten, c'est-à -dire +inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville +natale, et député aux États de Hollande, avait quarante-neuf ans, +lorsque le peuple hollandais, fatigué de la république, telle que +l'entendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, s'éprit d'un +amour violent pour le stathoudérat, que l'édit perpétuel imposé par Jean +de Witt aux Provinces-Unies avait à tout jamais aboli en Hollande. + +Comme il est rare que, dans ses évolutions capricieuses, l'esprit public +ne voie pas un homme derrière un principe, derrière la république le +peuple voyait les deux figures sévères des frères de Witt, ces Romains +de la Hollande, dédaigneux de flatter le goût national, et amis +inflexibles d'une liberté sans licence et d'une prospérité sans +superflu, de même que derrière le stathoudérat il voyait le front +incliné, grave et réfléchi du jeune Guillaume d'Orange, que ses +contemporains baptisèrent du nom de Taciturne, adopté par la postérité. + +Les deux de Witt ménageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir +l'ascendant moral sur toute l'Europe, et dont ils venaient de sentir +l'ascendant matériel sur la Hollande par le succès de cette campagne +merveilleuse du Rhin, illustrée par ce héros de roman qu'on appelait le +comte de Guiche, et chantée par Boileau, campagne qui en trois mois +venait d'abattre la puissance des Provinces-Unies. + +Louis XIV était depuis longtemps l'ennemi des Hollandais, qui +l'insultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est +vrai, par la bouche des Français réfugiés en Hollande. L'orgueil +national en faisait le Mithridate de la république. Il y avait donc +contre les de Witt la double animation qui résulte d'une vigoureuse +résistance suivie par un pouvoir luttant contre le goût de la nation et +de la fatigue naturelle à tous les peuples vaincus, quand ils espèrent +qu'un autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte. + +Cet autre chef, tout prêt à paraître, tout prêt à se mesurer contre +Louis XIV, si gigantesque que parût devoir être sa fortune future, +c'était Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume II, et petit-fils, +par Henriette Stuart, du roi Charles Ier d'Angleterre, ce taciturne +enfant, dont nous avons déjà dit que l'on voyait apparaître l'ombre +derrière le stathoudérat. + +Ce jeune homme était âgé de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait +été son précepteur et l'avait élevé dans le but de faire de cet ancien +prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui +l'avait emporté sur l'amour de son élève, il lui avait, par l'édit +perpétuel, enlevé l'espoir du stathoudérat. Mais Dieu avait ri de cette +prétention des hommes, qui font et défont les puissances de la terre +sans consulter le Roi du ciel; et par le caprice des Hollandais et la +terreur qu'inspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du +grand pensionnaire et d'abolir l'édit perpétuel en rétablissant le +stathoudérat pour Guillaume d'Orange, sur lequel il avait ses desseins, +cachés encore dans les mystérieuses profondeurs de l'avenir. + +Le grand pensionnaire s'inclina devant la volonté de ses concitoyens; +mais Corneille de Witt fut plus récalcitrant, et malgré les menaces de +mort de la plèbe orangiste qui l'assiégeait dans sa maison de Dordrecht, +il refusa de signer l'acte qui rétablissait le stathoudérat. + +Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant +seulement à son nom ces deux lettres: V. C. (_vi coactus_), ce qui +voulait dire: _Contraint par la force._ + +Ce fut par un véritable miracle qu'il échappa ce jour-là aux coups de +ses ennemis. + +Quant à Jean de Witt, son adhésion, plus rapide et plus facile, à la +volonté de ses concitoyens ne lui fut guère plus profitable. À quelques +jours de là , il fut victime d'une tentative d'assassinat. Percé de coups +de couteau, il ne mourut point de ses blessures. + +Ce n'était point là ce qu'il fallait aux orangistes. La vie des deux +frères était un éternel obstacle à leurs projets; ils changèrent donc +momentanément de tactique, quitte, au moment donné, de couronner la +seconde par la première, et ils essayèrent de consommer, à l'aide de la +calomnie, ce qu'ils n'avaient pu exécuter par le poignard. + +Il est assez rare qu'au moment donné, il se trouve là , sous la main de +Dieu, un grand homme pour exécuter une grande action, et voilà pourquoi +lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle l'histoire +enregistre à l'instant même le nom de cet homme élu, et le recommande à +l'admiration de la postérité. + +Mais lorsque le diable se mêle des affaires humaines pour ruiner une +existence ou renverser un empire, il est bien rare qu'il n'ait pas +immédiatement à sa portée quelque misérable auquel il n'a qu'un mot à +souffler à l'oreille pour que celui-ci se mette immédiatement à la +besogne. + +Ce misérable, qui dans cette circonstance se trouva tout posté pour être +l'agent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons déjà l'avoir +dit, Tyckelaer, et était chirurgien de profession. + +Il vint déclarer que Corneille de Witt, désespéré, comme il l'avait du +reste prouvé par son apostille, de l'abrogation de l'édit perpétuel, et +enflammé de haine contre Guillaume d'Orange, avait donné mission à un +assassin de délivrer la république du nouveau stathouder, et que cet +assassin c'était lui, Tyckelaer, qui, bourrelé de remords à la seule +idée de l'action qu'on lui demandait, aimait mieux révéler le crime que +de le commettre. + +Maintenant, que l'on juge de l'explosion qui se fit parmi les orangistes +à la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arrêter Corneille +dans sa maison, le 16 août 1672; le ruward de Pulten, le noble frère de +Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture +préparatoire destinée à lui arracher, comme aux plus vils criminels, +l'aveu de son prétendu complot contre Guillaume. + +Mais Corneille était non seulement un grand esprit, mais encore un grand +cÅ“ur. Il était de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique, +comme leurs ancêtres avaient la foi religieuse, sourient aux tourments, +et pendant la torture, il récita d'une voix ferme et en scandant les +vers selon leur mesure, la première strophe du _Justum et tenacem_, +d'Horace, n'avoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le +fanatisme de ses bourreaux. + +Les juges n'en déchargèrent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et +n'en rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le dégradait +de toutes ses charges et dignités, le condamnant aux frais de la justice +et le bannissant à perpétuité du territoire de la république. + +C'était déjà quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux intérêts +duquel s'était constamment voué Corneille de Witt, que cet arrêt rendu +non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen. +Cependant, comme on va le voir, ce n'était pas assez. + +Les Athéniens, qui ont laissé une assez belle réputation d'ingratitude, +le cédaient sous ce point aux Hollandais. Ils se contentèrent de bannir +Aristide. + +Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son frère, +s'était démis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-là était aussi +dignement récompensé de son dévouement au pays. Il emportait dans la vie +privée ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en +général aux honnêtes gens coupables d'avoir travaillé pour leur patrie +en s'oubliant eux-mêmes. + +Pendant ce temps, Guillaume d'Orange attendait, non sans hâter +l'événement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il +était l'idole, lui eût fait du corps des deux frères les deux marches +dont il avait besoin pour monter au siège du stathoudérat. + +Or, le 20 août 1672, comme nous l'avons dit en commençant ce chapitre, +toute la ville courait au Buitenhof pour assister à la sortie de prison +de Corneille de Witt, partant pour l'exil, et voir quelles traces la +torture avait laissées sur le noble corps de cet homme qui savait si +bien son Horace. + +Empressons-nous d'ajouter que toute cette multitude qui se rendait au +Buitenhof ne s'y rendait pas seulement dans cette innocente intention +d'assister à un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient à +jouer un rôle, ou plutôt à doubler un emploi qu'ils trouvaient avoir été +mal rempli. + +Nous voulons parler de l'emploi de bourreau. + +Il y en avait d'autres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions +moins hostiles. Il s'agissait pour eux seulement de ce spectacle +toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte l'instinctif +orgueil, de voir dans la poussière celui qui a été longtemps debout. + +Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, n'était-il pas +enfermé, affaibli par la torture? N'allait-on pas le voir, pâle, +sanglant, honteux? N'était-ce pas un beau triomphe pour cette +bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout +bon bourgeois de la Haye devait prendre part? + +Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement mêlés à toute +cette foule qu'ils comptaient bien manier comme un instrument tranchant +et contondant à la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof à la porte +de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres +même, à ce ruward de Pulten, qui non seulement n'a donné le stathoudérat +au prince d'Orange que _vi coactus_, mais qui encore a voulu le faire +assassiner? + +Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on +faisait bien et que si on était brave à la Haye, on ne laisserait point +partir pour l'exil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera +toutes ses intrigues avec la France et vivra de l'or du marquis de +Louvois avec son grand scélérat de frère Jean. + +Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent +plutôt qu'ils ne marchent. Voilà pourquoi les habitants de la Haye +couraient si vite du côté du Buitenhof. + +Au milieu de ceux qui se hâtaient le plus, courait, la rage au cÅ“ur et +sans projet dans l'esprit, l'honnête Tyckelaer, promené par les +orangistes comme un héros de probité, d'honneur national et de charité +chrétienne. + +Ce brave scélérat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de +son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les +tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes +qu'il lui avait promises et l'infernale machination préparée d'avance +pour lui aplanir, à lui Tyckelaer, toutes les difficultés de +l'assassinat. + +Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace, +soulevait des cris d'enthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des +hourras d'aveugle rage contre les frères de Witt. + +La populace en était à maudire des juges iniques dont l'arrêt laissait +échapper sain et sauf un si abominable criminel que l'était ce scélérat +de Corneille. + +Et quelques instigateurs répétaient à voix basse:--Il va partir! il va +nous échapper! + +Ce à quoi d'autres répondaient: + +--Un vaisseau l'attend à Scheveningen, un vaisseau français. Tyckelaer +l'a vu. + +--Brave Tyckelaer! honnête Tyckelaer! criait en chÅ“ur la foule. + +--Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille, +le Jean, qui est un non moins grand traître que son frère, le Jean se +sauvera aussi. + +--Et les deux coquins vont manger en France notre argent, l'argent de +nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus à Louis XIV. + +--Empêchons-les de partir! criait la voix d'un patriote plus avancé que +les autres. + +--À la prison! à la prison! répétait le chÅ“ur. + +Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de +s'armer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune +violence ne s'était commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait +les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus +menaçante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne l'était par +ses cris, son agitation et ses menaces; immobile sous le regard de son +chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son épée hors +du fourreau, mais basse et la pointe à l'angle de son étrier. Cette +troupe, seul rempart qui défendit la prison, contenait par son attitude, +non seulement les masses populaires désordonnées et bruyantes, mais +encore le détachement de la garde bourgeoise, qui, placé en face du +Buitenhof pour maintenir l'ordre de compte à demi avec la troupe, +donnait aux perturbateurs l'exemple des cris séditieux, en criant:--Vive +Orange! À bas les traîtres! + +La présence de Tilly et de ses cavaliers était, il est vrai, un frein +salutaire à tous ces soldats bourgeois; mais peu après, ils s'exaltèrent +par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que l'on pût +avoir du courage sans crier, ils imputèrent à la timidité le silence des +cavaliers et firent un pas vers la prison entraînant à leur suite toute +la tourbe populaire. + +Mais alors le comte de Tilly s'avança seul au-devant d'eux, et levant +seulement son épée en fronçant les sourcils: + +--Eh! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi +marchez-vous, et que désirez-vous? + +Les bourgeois agitèrent leurs mousquets en répétant les cris de: + +--Vive Orange! Mort aux traîtres! + +--Vive Orange! soit! dit M. de Tilly, quoique je préfère les figures +gaies aux figures maussades. Mort aux traîtres! si vous le voulez, tant +que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant qu'il vous plaira: +Mort aux traîtres! mais quant à les mettre à mort effectivement, je suis +ici pour empêcher cela, et je l'empêcherai. + +Puis se retournant vers ses soldats: + +--Haut les armes, soldats! cria-t-il. + +Les soldats de Tilly obéirent au commandement avec une précision calme +qui fit rétrograder immédiatement bourgeois et peuple, non sans une +confusion qui fit sourire l'officier de cavalerie. + +--Là , là ! dit-il avec ce ton goguenard qui n'appartient qu'à l'épée, +tranquillisez-vous, bourgeois; mes soldats ne brûleront pas une amorce, +mais de votre côté vous ne ferez point un pas vers la prison. + +--Savez-vous bien, monsieur l'officier, que nous avons des mousquets? +fit tout furieux le commandant des bourgeois. + +--Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous +me les faites assez miroiter devant l'Å“il; mais remarquez aussi de votre +côté que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement à +cinquante pas, et que vous n'êtes qu'à vingt-cinq. + +--Mort aux traîtres! cria la compagnie des bourgeois exaspérée. + +--Bah! vous dites toujours la même chose, grommela l'officier, c'est +fatigant! + +Et il reprit son poste en tête de la troupe, tandis que le tumulte +allait en augmentant autour du Buitenhof. + +Et cependant le peuple échauffé ne savait pas qu'au moment même où il +flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre, comme si elle eût hâte +d'aller au-devant de son sort, passait à cent pas de la place derrière +les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof. + +En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un +domestique et traversait tranquillement à pied l'avant-cour qui précède +la prison. + +Il s'était nommé au concierge, qui du reste le connaissait, en disant: + +--Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville +mon frère Corneille de Witt, condamné, comme tu sais, au bannissement. + +Et le concierge, espèce d'ours dressé à ouvrir et à fermer la porte de +la prison, l'avait salué et laissé entrer dans l'édifice, dont les +portes s'étaient refermées sur lui. + +À dix pas de là , il avait rencontré une belle jeune fille de dix-sept à +dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante +révérence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton: + +--Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frère? + +--Oh! monsieur Jean, avait répondu la jeune fille, ce n'est pas le mal +qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est +passé. + +--Que crains-tu donc, la belle fille? + +--Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean. + +--Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas! + +--L'entendez-vous? + +--Il est, en effet, fort ému; mais quand il nous verra, comme nous ne +lui avons jamais fait que du bien, peut-être se calmera-t-il. + +--Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en +s'éloignant pour obéir à un signe impératif que lui avait fait son père. + +--Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis là . + +Puis, continuant son chemin: + +--Voilà , murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas +lire et qui par conséquent n'a rien lu, et qui vient de résumer +l'histoire du monde dans un seul mot. + +Et toujours aussi calme, mais plus mélancolique qu'en entrant, +l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son +frère. + + + + +II + +Les deux frères + + +Comme l'avait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa, +pendant que Jean de Witt montait l'escalier de pierre aboutissant à la +prison de son frère Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux +pour éloigner la troupe de Tilly qui les gênait. + +Ce que voyant, le peuple, qui appréciait les bonnes intentions de sa +milice, criait à tue-tête:--Vivent les bourgeois! + +Quant à M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette +compagnie bourgeoise sous les pistolets apprêtés de son escadron, lui +expliquant de son mieux que la consigne donnée par les États lui +enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses +alentours. + +--Pourquoi cet ordre? pourquoi garder la prison? criaient les +orangistes. + +--Ah! répondait monsieur de Tilly, voilà que vous m'en demandez tout de +suite plus que je ne peux vous en dire. On m'a dit: «Gardez», je garde. +Vous qui êtes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir +qu'une consigne ne se discute pas. + +--Mais on vous a donné cet ordre pour que les traîtres puissent sortir +de la ville! + +--Cela pourrait bien être, puisque les traîtres sont condamnés au +bannissement, répondait Tilly. + +--Mais qui a donné cet ordre? + +--Les États, pardieu! + +--Les États trahissent. + +--Quant à cela, je n'en sais rien. + +--Et vous trahissez vous-même. + +--Moi? + +--Oui, vous. + +--Ah çà ! entendons-nous, messieurs les bourgeois; qui trahirais-je? les +États! Je ne puis pas les trahir, puisque étant à leur solde, j'exécute +ponctuellement leur consigne. + +Et là -dessus, comme le comte avait si parfaitement raison qu'il était +impossible de discuter sa réponse, les clameurs et les menaces +redoublèrent; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte +répondait avec toute l'urbanité possible. + +--Mais, messieurs les bourgeois, par grâce, désarmez donc vos mousquets; +il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes +cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont +nous serions bien fâchés, mais vous plus encore, attendu que ce n'est ni +dans vos intentions ni dans les miennes. + +--Si vous faisiez cela, crièrent les bourgeois, à notre tour nous +ferions feu sur vous. + +--Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le +premier jusqu'au dernier, ceux que nous aurions tués, nous, n'en +seraient pas moins morts. + +--Cédez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen. + +--D'abord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui +est bien différent; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Français, +ce qui est plus différent encore. Je ne connais donc que les États, qui +me paient; apportez-moi de la part des États l'ordre de céder la place, +je fais demi-tour à l'instant même, attendu que je m'ennuie énormément +ici. + +--Oui, oui! crièrent cent voix qui se multiplièrent à l'instant par cinq +cents autres. Allons à la maison de ville! allons trouver les députés! +allons, allons! + +--C'est cela, murmura Tilly en regardant s'éloigner les plus furieux, +allez demander une lâcheté à la maison de ville et vous verrez si on +vous l'accorde, allez, mes amis, allez. + +Le digne officier comptait sur l'honneur des magistrats, qui de leur +côté comptaient sur son honneur de soldat, à lui. + +--Dites donc, capitaine, fit à l'oreille du comte son premier +lieutenant, que les députés refusent à ces enragés que voici ce qu'ils +leur demandent, mais qu'ils nous envoient à nous un peu de renfort, cela +ne fera pas de mal, je crois. + +Cependant Jean de Witt, que nous avons quitté montant l'escalier de +pierre après son entretien avec le geôlier Gryphus et sa fille Rosa, +était arrivé à la porte de la chambre où gisait sur un matelas son frère +Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait +appliquer la torture préparatoire. + +L'arrêt de bannissement était venu, qui avait rendu inutile +l'application de la torture extraordinaire. Corneille, étendu sur son +lit, les poignets brisés, les doigts brisés, n'ayant rien avoué d'un +crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, après trois +jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la +mort, avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement. + +Corps énergique, âme invincible, il eût bien désappointé ses ennemis si +ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du +Buitenhof, voir luire sur son pâle visage le sourire du martyr qui +oublie la fange de la terre depuis qu'il a entrevu les splendeurs du +ciel. + +Le ruward avait, par la puissance de sa volonté plutôt que par un +secours réel, recouvré toutes ses forces, et il calculait combien de +temps encore les formalités de la justice le retiendraient en prison. + +C'était juste à ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise +mêlées à celles du peuple, s'élevaient contre les deux frères et +menaçaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit, +qui venait se briser comme une marée montante au pied des murailles de +la prison, parvint jusqu'au prisonnier. + +Mais si menaçant que fût ce bruit, Corneille négligea de s'enquérir ou +ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fenêtre étroite et +treillissée de fer qui laissait arriver la lumière et les murmures du +dehors. + +Il était si bien engourdi dans la continuité de son mal que ce mal était +devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de délices son +âme et sa raison si près de se dégager des embarras corporels, qu'il lui +semblait déjà que cette âme et cette raison échappées à la matière, +planaient au-dessus d'elle comme flotte au-dessus d'un foyer presque +éteint la flamme qui le quitte pour monter au ciel. + +Il pensait aussi à son frère. + +Sans doute, c'était son approche qui, par les mystères inconnus que le +magnétisme a découvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment même +où Jean était si présent à la pensée de Corneille que Corneille +murmurait presque son nom, la porte s'ouvrit; Jean entra, et d'un pas +empressé vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses +mains enveloppées de linge vers ce glorieux frère qu'il avait réussi à +dépasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine +que lui portaient les Hollandais. + +Jean baisa tendrement son frère sur le front et reposa doucement sur le +matelas ses mains malades. + +--Corneille, mon pauvre frère, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce +pas? + +--Je ne souffre plus, mon frère, puisque je vous vois. + +--Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, à votre défaut, c'est moi qui +souffre de vous voir ainsi, je vous en réponds. + +--Aussi, ai-je plus pensé à vous qu'à moi-même, et tandis qu'ils me +torturaient, je n'ai songé à me plaindre qu'une fois pour dire: «Pauvre +frère!» Mais te voilà , oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce +pas? + +--Oui. + +--Je suis guéri; aidez-moi à me lever, mon frère, et vous verrez comme +je marche bien. + +--Vous n'aurez pas longtemps à marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse +au vivier, derrière les pistoliers de Tilly. + +--Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier? + +--Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire +de physionomie triste qui lui était habituel, que les gens de la Haye +voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte. + +--Du tumulte? reprit Corneille, en fixant son regard sur son frère +embarrassé; du tumulte? + +--Oui, Corneille. + +--Alors c'est cela que j'entendais tout à l'heure, fit le prisonnier +comme se parlant à lui-même. Puis revenant à son frère: + +--Il y a du monde sur le Buitenhof, n'est-ce pas? dit-il. + +--Oui, mon frère. + +--Mais alors, pour venir ici... + +--Eh bien? + +--Comment vous a-t-on laissé passer? + +--Vous savez bien que nous ne sommes guère aimés, Corneille, fit le +grand pensionnaire avec une amertume mélancolique. J'ai pris par les +rues écartées. + +--Vous vous êtes caché, Jean? + +--J'avais dessein d'arriver jusqu'à vous sans perdre de temps, et j'ai +fait ce qu'on fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi: +j'ai louvoyé. + +En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place à la prison. Tilly +dialoguait avec la garde bourgeoise. + +--Oh! oh! fit Corneille, vous êtes un bien grand pilote, Jean; mais je +ne sais si vous tirerez votre frère du Buitenhof, dans cette houle et +sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous avez conduit la +flotte de Tromp à Anvers, au milieu des bas-fonds de l'Escaut. + +--Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y tâcherons, du moins, répondit +Jean; mais d'abord un mot. + +--Dites. + +Les clameurs montèrent de nouveau. + +--Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colère! Est-ce +contre vous? est-ce contre moi? + +--Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc, +mon frère, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs +sottes calomnies, c'est d'avoir négocié avec la France. + +--Oui, mais ils nous le reprochent. + +--Les niais! + +--Mais si ces négociations eussent réussi, elles leur eussent épargné +les défaites de Rees, d'Orsay, de Vesel et de Rheinberg; elles leur +eussent évité le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire +encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux. + +--Tout cela est vrai, mon frère, mais ce qui est d'une vérité plus +absolue encore, c'est que si l'on trouvait en ce moment-ci notre +correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne +sauverais point l'esquif si frêle qui va porter les de Witt et leur +fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait à des +gens honnêtes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de +faire personnellement pour sa liberté, pour sa gloire, cette +correspondance nous perdrait auprès des orangistes, nos vainqueurs. +Aussi, cher Corneille, j'aime à croire que vous l'avez brûlée avant de +quitter Dordrecht pour venir me rejoindre à la Haye. + +--Mon frère, répondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois +prouve que vous avez été dans les derniers temps le plus grand, le plus +généreux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. J'aime la +gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon frère, et je me +suis bien gardé de brûler cette correspondance. + +--Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement +l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fenêtre. + +--Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons à la fois le salut du +corps et la résurrection de la popularité. + +--Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors? + +--Je les ai confiées à Cornélius van Baërle, mon filleul, que vous +connaissez et qui demeure à Dordrecht. + +--Oh! le pauvre garçon! ce cher et naïf enfant! ce savant qui, chose +rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et +qu'à Dieu qui fait naître les fleurs! Vous l'avez chargé de ce dépôt +mortel; mais il est perdu, mon frère, ce pauvre cher Cornélius! + +--Perdu? + +--Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort (car si +étranger qu'il soit à ce qui nous arrive; car, quoique enseveli à +Dordrecht, quoique distrait, que c'est miracle! il saura, un jour ou +l'autre, ce qui nous arrive), s'il est fort, il se vantera de nous; s'il +est faible, il aura peur de notre intimité; s'il est fort, il criera le +secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre +cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frère, +fuyons vite, s'il en est encore temps. + +Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frère, qui +tressaillit au contact des linges: + +--Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai +pas appris à lire chaque pensée dans la tête de van Baërle, chaque +sentiment dans son âme? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes +s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il +soit! Le principal est qu'il gardera le secret, attendu que ce secret, +il ne le connaît même pas. + +Jean se retourna surpris. + +--Oh! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est +un politique élevé à l'école de Jean; je vous le répète, mon frère, van +Baërle ignore la nature et la valeur du dépôt que je lui ai confié. + +--Vite, alors! s'écria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui +passer l'ordre de brûler la liasse. + +--Par qui faire passer cet ordre? + +--Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner à cheval et qui +est entré avec moi dans la prison pour vous aider à descendre +l'escalier. + +--Réfléchissez avant de brûler ces titres glorieux, Jean. + +--Je réfléchis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les +frères de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renommée. Nous morts, +qui nous défendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris? + +--Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers? + +Jean, sans répondre à son frère, étendit la main vers le Buitenhof, d'où +s'élançaient en ce moment des bouffées de clameurs féroces. + +--Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs; mais ces +clameurs, que disent-elles? + +Jean ouvrit la fenêtre. + +--Mort aux traîtres! hurlait la populace. + +--Entendez-vous maintenant, Corneille? + +--Et les traîtres, c'est nous! dit le prisonnier en levant les yeux au +ciel et en haussant les épaules. + +--C'est nous, répéta Jean de Witt. + +--Où est Craeke? + +--À la porte de votre chambre, je présume. + +--Faites-le entrer, alors. + +Jean ouvrit la porte; le fidèle serviteur attendait en effet sur le +seuil. + +--Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frère va vous dire. + +--Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que j'écrive, +malheureusement. + +--Et pourquoi cela? + +--Parce que van Baërle ne rendra pas ce dépôt ou ne le brûlera pas sans +un ordre précis. + +--Mais pourrez-vous écrire, mon cher ami? demanda Jean, à l'aspect de +ces pauvres mains toutes brûlées et toutes meurtries. + +--Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille. + +--Voici un crayon, au moins. + +--Avez-vous du papier, car on ne m'a rien laissé ici? + +--Cette Bible. Déchirez-en la première feuille. + +--Bien. + +--Mais votre écriture sera illisible? + +--Allons donc! dit Corneille en regardant son frère. Ces doigts qui ont +résisté aux mèches du bourreau, cette volonté qui a dompté la douleur, +vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frère, la +ligne sera tracée sans un seul tremblement. + +Et en effet, Corneille prit le crayon et écrivit. + +Alors, on put voir sous le linge blanc transparaître les gouttes de sang +que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. +La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille écrivit: + + «Cher filleul, + + «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans + l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre + de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé + Jean et Corneille. + + «Adieu et aime-moi. + + «CORNEILLE DE WITT.» + + «20 août 1672. + +Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait +taché la feuille, la remit à Craeke avec une dernière recommandation et +revint à Corneille, que la souffrance venait de pâlir encore, et qui +semblait près de s'évanouir. + +--Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son +ancien sifflet de contremaître, c'est qu'il sera hors des groupes, de +l'autre côté du vivier... Alors nous partirons à notre tour. + +Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un long et vigoureux coup de +sifflet perça de son roulement marin les dômes de feuillage noir des +ormes et domina les clameurs du Buitenhof. + +Jean leva les bras au ciel pour le remercier. + +--Et maintenant, dit-il, partons, Corneille. + + + + +III + +L'élève de Jean de Witt + + +Tandis que les hurlements de la foule assemblée sur le Buitenhof, +montant toujours plus effrayants vers les deux frères, déterminaient +Jean de Witt à presser le départ de son frère Corneille, une députation +de bourgeois était allée, comme nous l'avons dit, à la maison de ville, +pour demander l'expulsion du corps de cavalerie de Tilly. + +Il n'y avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat; aussi vit-on un +étranger, qui depuis le moment où cette scène avait commencé en suivait +les détails avec curiosité, se diriger avec les autres, ou plutôt à la +suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus tôt la +nouvelle de ce qui allait s'y passer. + +Cet étranger était un homme très jeune, âgé de vingt-deux ou vingt-trois +ans à peine, sans vigueur apparente. Il cachait--car sans doute il avait +des raisons pour ne pas être reconnu--sa figure pâle et longue sous un +fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait d'essuyer son +front mouillé de sueur ou ses lèvres brûlantes. + +L'Å“il fixe comme celui de l'oiseau de proie, le nez aquilin et long, la +bouche fine et droite, ouverte ou plutôt fendue comme les lèvres d'une +blessure, cet homme eût offert à Lavater, si Lavater eût vécu à cette +époque, un sujet d'études physiologiques qui d'abord n'eussent pas +tourné à son avantage. + +Entre la figure du conquérant et celle du pirate, disaient les anciens, +quelle différence trouvera-t-on? Celle que l'on trouve entre l'aigle et +le vautour. + +La sérénité ou l'inquiétude. + +Aussi cette physionomie livide, ce corps grêle et souffreteux, cette +démarche inquiète qui s'en allaient du Buitenhof au Hoogstraat à la +suite de tout ce peuple hurlant, c'était le type et l'image d'un maître +soupçonneux ou d'un voleur inquiet; et un homme de police eût certes +opté pour ce dernier renseignement, à cause du soin que celui dont nous +nous occupons en ce moment prenait de se cacher. + +D'ailleurs, il était vêtu simplement et sans armes apparentes; son bras +maigre mais nerveux, sa main sèche mais blanche, fine, aristocratique, +s'appuyait non pas au bras, mais sur l'épaule d'un officier qui, le +poing à l'épée, avait, jusqu'au moment où son compagnon s'était mis en +route et l'avait entraîné avec lui, regardé toutes les scènes du +Buitenhof avec un intérêt facile à comprendre. + +Arrivé sur la place de Hoogstraat, l'homme au visage pâle poussa l'autre +sous l'abri d'un contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de +l'Hôtel de Ville. + +Aux cris forcenés du peuple, la fenêtre du Hoogstraat s'ouvrit et un +homme s'avança pour dialoguer avec la foule. + +--Qui paraît là au balcon? demanda le jeune homme à l'officier en lui +montrant de l'Å“il seulement le harangueur, qui paraissait fort ému et +qui se soutenait à la balustrade plutôt qu'il ne se penchait sur elle. + +--C'est le député Bowelt, répliqua l'officier. + +--Quel homme est ce député Bowelt? Le connaissez-vous? + +--Mais un brave homme, à ce que je crois du moins, monseigneur. + +Le jeune homme, en entendant cette appréciation du caractère de Bowelt +faite par l'officier, laissa échapper un mouvement de désappointement si +étrange, de mécontentement si visible, que l'officier le remarqua et se +hâta d'ajouter: + +--On le dit, du moins, monseigneur. Quant à moi, je ne puis rien +affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt. + +--Brave homme, répéta celui qu'on avait appelé monseigneur; est-ce brave +homme que vous voulez dire ou homme brave? + +--Ah! monseigneur m'excusera; je n'oserais établir cette distinction +vis-à -vis d'un homme que, je le répète à Son Altesse, je ne connais que +de visage. + +--Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir. + +L'officier inclina la tête en signe d'assentiment et se tut. + +--Si ce Bowelt est un brave homme, continua l'altesse, il va drôlement +recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire. + +Et le mouvement nerveux de sa main qui s'agitait malgré lui sur l'épaule +de son compagnon, comme eussent fait les doigts d'un instrumentiste sur +les touches d'un clavier, trahissait son ardente impatience si mal +déguisée en certains moments, et dans ce moment surtout, sous l'air +glacial et sombre de la figure. + +On entendit alors le chef de la députation bourgeoise interpeller le +député pour lui faire dire où se trouvaient les autres députés ses +collègues. + +--Messieurs, répéta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans +ce moment je suis seul avec M. d'Asperen, et je ne puis prendre une +décision à moi seul. + +--L'ordre! l'ordre! crièrent plusieurs milliers de voix. + +M. Bowelt voulut parler, mais on n'entendit pas ses paroles et l'on vit +seulement ses bras s'agiter en gestes multiples et désespérés. + +Mais voyant qu'il ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la +fenêtre ouverte et appela M. d'Asperen. + +M. d'Asperen parut à son tour au balcon, où il fut salué de cris plus +énergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant, +accueilli M. Bowelt. + +Il n'entreprit pas moins cette tâche difficile de haranguer la +multitude; mais la multitude préféra forcer la garde des États, qui +d'ailleurs n'opposa aucune résistance au peuple souverain, à écouter la +harangue de M. d'Asperen. + +--Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple +s'engouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il paraît que la +délibération aura lieu à l'intérieur, colonel. Allons entendre la +délibération. + +--Ah! monseigneur, monseigneur, prenez garde! + +--À quoi? + +--Parmi ces députés, il y en a beaucoup qui ont été en relation avec +vous, et il suffit qu'un seul reconnaisse Votre Altesse. + +--Oui, pour qu'on m'accuse d'être l'instigateur de tout ceci. Tu as +raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du +regret qu'il avait d'avoir montré tant de précipitation dans ses désirs; +oui, tu as raison, restons ici. D'ici, nous les verrons revenir avec ou +sans l'autorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un +brave homme ou un homme brave, ce que je tiens à savoir. + +--Mais, fit l'officier en regardant avec étonnement celui à qui il +donnait le titre de monseigneur; mais Votre Altesse ne suppose pas un +seul instant, je présume, que les députés ordonnent aux cavaliers de +Tilly de s'éloigner, n'est-ce pas? + +--Pourquoi? demanda froidement le jeune homme. + +--Parce que s'ils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la +condamnation à mort de MM. Corneille et Jean de Witt. + +--Nous allons voir, répondit froidement l'Altesse; Dieu seul peut savoir +ce qui se passe au cÅ“ur des hommes. L'officier regarda à la dérobée la +figure impassible de son compagnon, et pâlit. C'était à la fois un brave +homme et un homme brave que cet officier. + +De l'endroit où ils étaient restés, l'Altesse et son compagnon +entendaient les rumeurs et les piétinements du peuple dans les escaliers +de l'Hôtel de Ville. + +Puis on entendit ce bruit sortir et se répandre sur la place, par les +fenêtres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM. +Bowelt et d'Asperen, lesquels étaient rentrés à l'intérieur, dans la +crainte, sans doute, qu'en les poussant, le peuple ne les fit sauter +par-dessus la balustrade. + +Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces +fenêtres. + +La salle des délibérations s'emplissait. + +Soudain le bruit s'arrêta; puis, soudain encore, il redoubla d'intensité +et atteignit un tel degré d'explosion que le vieil édifice en trembla +jusqu'au faîte. + +Puis enfin le torrent se reprit à rouler par les galeries et les +escaliers jusqu'à la porte, sous la voûte de laquelle on le vit +déboucher comme une trombe. + +En tête du premier groupe volait, plutôt qu'il ne courait, un homme +hideusement défiguré par la joie. + +C'était le chirurgien Tyckelaer. + +--Nous l'avons! nous l'avons! cria-t-il en agitant un papier en l'air. + +--Ils ont l'ordre! murmura l'officier stupéfait. + +--Eh bien! me voilà fixé, dit tranquillement l'Altesse. Vous ne saviez +pas, mon cher colonel, si M. Bowelt était un brave homme ou un homme +brave. Ce n'est ni l'un ni l'autre. + +Puis continuant à suivre de l'Å“il, sans sourciller, toute cette foule +qui roulait devant lui. + +--Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel; je crois que nous +allons voir un spectacle étrange. + +L'officier s'inclina et suivit son maître sans répondre. + +La foule était immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les +cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le même bonheur et +surtout avec la même fermeté. + +Bientôt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en +s'approchant ce flux d'hommes, dont il aperçut bientôt les premières +vagues roulant avec la rapidité d'une cataracte qui se précipite. + +En même temps, il aperçut le papier qui flottait en l'air, au-dessus des +mains crispées et des armes étincelantes. + +--Eh! fit-il en se levant sur ses étriers et en touchant son lieutenant +du pommeau de son épée, je crois que les misérables ont leur ordre. + +--Lâches coquins! cria le lieutenant. + +C'était en effet l'ordre, que la compagnie des bourgeois reçut avec des +rugissements joyeux. Elle s'ébranla aussitôt et marcha les armes basses +et en poussant de grands cris à l'encontre des cavaliers du comte de +Tilly. + +Mais le comte n'était pas homme à les laisser approcher plus que de +mesure. + +--Halte! cria-t-il, halte! et que l'on dégage le poitrail de mes +chevaux, ou je commande: En avant! + +--Voici l'ordre! répondirent cent voix insolentes. + +Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut: + +--Ceux qui ont signé cet ordre, dit-il, sont les véritables bourreaux de +M. Corneille de Witt. Quant à moi, je ne voudrais pas pour mes deux +mains avoir écrit une seule lettre de cet ordre infâme. + +En repoussant du pommeau de son épée l'homme qui voulait le lui +reprendre: + +--Un moment, dit-il. Un écrit comme celui-là est d'importance et se +garde. + +Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps. +Puis se retournant vers sa troupe:--Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file +à droite! + +Puis à demi-voix, et cependant de façon à ce que ses paroles ne fussent +pas perdues pour tout le monde:--Et maintenant, égorgeurs, dit-il, +faites votre Å“uvre. + +Un cri furieux, composé de toutes les haines avides et de toutes les +joies féroces qui râlaient sur le Buitenhof, accueillit ce départ. + +Les cavaliers défilaient lentement. + +Le comte resta derrière, faisant face jusqu'au dernier moment à la +populace ivre qui gagnait au fur et à mesure le terrain que perdait le +cheval du capitaine. + +Comme on voit, Jean de Witt ne s'était pas exagéré le danger quand, +aidant son frère à se lever, il le pressait de partir. + +Corneille descendit donc, appuyé au bras de l'ex-grand pensionnaire, +l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva +la belle Rosa toute tremblante. + +--Oh! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur! + +--Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt. + +--Il y a que l'on dit qu'ils sont allés chercher au Hoogstraat l'ordre +qui doit éloigner les cavaliers du comte de Tilly. + +--Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la +position est mauvaise pour nous. + +--Aussi, si j'avais un conseil à vous donner... dit la jeune fille toute +tremblante. + +--Donne, mon enfant. Qu'y aurait-il d'étonnant que Dieu me parlât par ta +bouche? + +--Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue. + +--Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours à leur +poste? + +--Oui, mais tant qu'il ne sera pas révoqué, cet ordre est de rester +devant la prison. + +--Sans doute. + +--En avez-vous un pour qu'ils vous accompagnent jusque hors la ville? + +--Non. + +--Eh bien! du moment où vous allez avoir dépassé les premiers cavaliers, +vous tomberez aux mains du peuple. + +--Mais la garde bourgeoise? + +--Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enragée. + +--Que faire, alors? + +--À votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je +sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rue déserte, car +tout le monde est dans la grande rue, attendant à l'entrée principale, +et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez +sortir. + +--Mais mon frère ne pourra marcher, dit Jean. + +--J'essaierai, répondit Corneille avec une expression de fermeté +sublime. + +--Mais n'avez-vous pas votre voiture? demande la jeune fille. + +--La voiture est là , au seuil de la grande porte. + +--Non, répondit la jeune fille. J'ai pensé que votre cocher était un +homme dévoué, et je lui ai dit d'aller vous attendre à la poterne. + +Les deux frères se regardèrent avec attendrissement, et leur double +regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se +concentra sur la jeune fille. + +--Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste à savoir si Gryphus +voudra bien nous ouvrir cette porte. + +--Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas. + +--Eh bien! alors? + +--Alors, j'ai prévu son refus et, tout à l'heure, tandis qu'il causait +par la fenêtre de la geôle avec un pistolier, j'ai pris la clef au +trousseau. + +--Et tu l'as, cette clé? + +--La voici, monsieur Jean. + +--Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien à te donner en échange du +service que tu me rends, excepté la Bible que tu trouveras dans ma +chambre: c'est le dernier présent d'un honnête homme; j'espère qu'il te +portera bonheur. + +--Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, répondit la +jeune fille. Puis à elle-même et en soupirant:--Quel malheur que je ne +sache pas lire! dit-elle. + +--Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il +n'y a pas un instant à perdre. + +--Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intérieur, elle +conduisit les deux frères au côté opposé de la prison. + +Toujours guidés par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de +marches, traversèrent une petite cour aux remparts crénelés, et la porte +cintrée s'étant ouverte, ils se retrouvèrent de l'autre côté de la +prison dans la rue déserte, en face de la voiture qui les attendait, le +marchepied abaissé. + +--Eh! vite, vite, vite, mes maîtres, les entendez-vous? cria le cocher +tout effaré. + +Mais après avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire +se retourna vers la jeune fille. + +--Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne +t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons +à Dieu, qui se souviendra, j'espère que tu viens de sauver la vie de +deux hommes. + +Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa +respectueusement. + +--Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte. + +Jean de Witt monta précipitamment, prit place près de son frère, et +ferma le mantelet de la voiture en criant:--Au Tol-Hek! + +Le Tol-Hek était la grille qui fermait la porte conduisant au petit port +de Scheveningen, dans lequel un petit bâtiment attendait les deux +frères. + +La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta +les fugitifs. + +Rosa les suivit jusqu'à ce qu'ils eussent tourné l'angle de la rue. + +Alors elle rentra fermer la porte derrière elle et jeta la clef dans un +puits. + +Ce bruit qui avait fait pressentir à Rosa que le peuple enfonçait la +porte, était en effet celui du peuple, qui, après avoir fait évacuer la +place de la prison, se ruait contre cette porte. + +Si solide qu'elle fût, et quoique le geôlier Gryphus--il faut lui rendre +cette justice--se refusât obstinément d'ouvrir cette porte, on sentait +qu'elle ne résisterait pas longtemps; et Gryphus, fort pâle, se +demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte, +lorsqu'il sentit qu'on le tirait doucement par l'habit. + +Il se retourna et vit Rosa. + +--Tu entends les enragés? dit-il. + +--Je les entends si bien, mon père, qu'à votre place... + +--Tu ouvrirais, n'est-ce pas? + +--Non, je laisserais enfoncer la porte. + +--Mais ils vont me tuer. + +--Oui, s'ils vous voient. + +--Comment veux-tu qu'ils ne me voient pas? + +--Cachez-vous. + +--Où cela? + +--Dans le cachot secret. + +--Mais toi, mon enfant? + +--Moi, mon père, j'y descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur +nous et, quand ils auront quitté la prison, eh bien! nous sortirons de +notre cachette. + +--Tu as pardieu raison, s'écria Gryphus; c'est étonnant, ajouta-t-il, ce +qu'il y a de jugement dans cette petite tête. + +Puis, comme la porte s'ébranlait à la grande joie de la populace: + +--Venez, venez, mon père, dit Rosa en ouvrant une petite trappe. + +--Mais cependant, nos prisonniers? fit Gryphus. + +--Dieu veillera sur eux, mon père, dit la jeune fille; permettez-moi de +veiller sur vous. + +Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tête, juste au +moment où la porte brisée donnait passage à la populace. + +Au reste, ce cachot où Rosa faisait descendre son père, et qu'on +appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons +être forcés d'abandonner pour un instant, un sûr asile, n'étant connu +que des autorités, qui parfois y enfermaient quelqu'un de ces grands +coupables pour lesquels on craint quelque révolte ou quelque enlèvement. + +Le peuple se rua dans la prison en criant: + +--Mort aux traîtres! À la potence Corneille de Witt! À mort! à mort! + + + + +IV + +Les massacreurs + + +Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours +s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses +lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un +coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une +boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse, +et qui paraissait approcher de son dénouement. + +--Oh! dit-il à l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et +que l'ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre +de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut +décidément beaucoup aux MM. de Witt! + +--En vérité, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs +pareilles. + +--Il faut croire qu'ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah! tenez, +cette fenêtre n'était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé M. +Corneille? + +En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le +treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que +celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes. + +--Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus! + +--Comment, il n'y est plus? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les +derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine. + +--Non! non! répétait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se +soit sauvé. + +--Que dit donc cet homme? demanda en pâlissant l'Altesse. + +--Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle +était vraie. + +--Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était +vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'être. + +--Cependant, voyez... dit l'officier. + +En effet, d'autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient +aux fenêtres en criant: + +--Sauvé! évadé! ils l'ont fait fuir. + +Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d'effroyables +imprécations: + +--Sauvés! évadés! courons après eux, poursuivons-les! + +--Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement +sauvé, dit l'officier. + +--Oui, de la prison, peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville; +vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte +qu'il croyait trouver ouverte. + +--L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné, +monseigneur? + +--Non, je ne crois pas, qui aurait donné cet ordre? + +--Eh bien! qui vous fait supposer? + +--Il y a des fatalités, répondit négligemment l'Altesse, et les plus +grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là . + +L'officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il +comprit que, d'une façon ou de l'autre, le prisonnier était perdu. + +En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre, +car il était bien démontré que Cornélius de Witt n'était plus dans la +prison. + +En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris +la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de +ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse +n'éveillât aucun soupçon. + +Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, +quand il sentit qu'il laissait derrière lui la prison et la mort et +qu'il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute +précaution et mit le carrosse au galop. + +Tout à coup, il s'arrêta. + +--Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tête par la portière. + +--Oh! mes maîtres, s'écria le cocher, il y a... + +La terreur étouffait la voix du brave homme. + +--Voyons, achève, dit le grand pensionnaire. + +--Il y a que la grille est fermée. + +--Comment, la grille est fermée? Ce n'est pas l'habitude de fermer la +grille pendant le jour. + +--Voyez plutôt. + +Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille +fermée. + +--Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier +ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne +poussait plus ses chevaux avec la même confiance. + +Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et +reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa +porte à toute hâte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof. + +Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui +couraient devant lui. + +Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes +s'arrêtèrent, regardant s'éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de +ceux qu'elle renfermait. + +La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek. + +--Ouvrez! cria le cocher. + +--Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et +avec quoi? + +--Avec la clef, parbleu! dit le cocher. + +--Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela. + +--Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher. + +--Non. + +--Qu'en avez-vous donc fait? + +--Dame! on me l'a prise. + +--Qui cela? + +--Quelqu'un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la +ville. + +--Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et +risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et +pour mon frère Corneille, que j'emmène en exil. + +--Oh! M. de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant +vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a été prise. + +--Quand cela? + +--Ce matin. + +--Par qui? + +--Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre. + +--Et pourquoi la lui avez-vous remise? + +--Parce qu'il avait un ordre signé et scellé. + +--De qui? + +--Mais des messieurs de l'Hôtel de Ville. + +--Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément +nous sommes perdus. + +--Sais-tu si la même précaution a été prise partout? + +--Je ne sais. + +--Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l'homme de faire tout ce +qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte. + +Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture: + +--Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention +est réputée pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux +yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais réussi. + +--Ah! dit le portier, voyez-vous là -bas? + +--Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la +rue à gauche; c'est notre seul espoir. + +Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que +nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et +pendant que Jean parlementait avec le portier, s'était grossi de sept ou +huit nouveaux individus. + +Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à +l'endroit du carrosse. + +Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en +travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et +criant:--Arrête! arrête! + +De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de +fouet. + +La voiture et les hommes se heurtèrent enfin. + +Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu'ils étaient dans +la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent +une violente secousse. Il y eut un moment d'hésitation et de tremblement +dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur +quelque chose de rond et de flexible, qui semblait être le corps d'un +homme renversé, et s'éloigna au milieu des blasphèmes. + +--Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur. + +--Au galop! au galop! cria Jean. + +Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s'arrêta. + +--Eh bien! demanda Jean. + +--Voyez-vous? dit le cocher. + +Jean regarda. + +Toute la populace du Buitenhof apparaissait à l'extrémité de la rue que +devait suivre la voiture, et s'avançait hurlante et rapide comme un +ouragan. + +--Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus +loin; nous sommes perdus. + +--Les voilà ! les voilà ! crièrent ensemble cinq cents voix. + +--Oui, les voilà , les traîtres! les meurtriers! les assassins! +répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui +couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de +leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait +été renversé par eux. + +C'était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture. + +Le cocher s'arrêta; mais quelques instances que lui fît son maître, il +ne voulut point se sauver. + +En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après +lui et ceux qui venaient au-devant de lui. + +En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île +flottante. + +Tout à coup, l'île flottante s'arrêta. Un maréchal venait, d'un coup de +masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits. + +En ce moment le volet d'une fenêtre s'entr'ouvrit et l'on put voir le +visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le +spectacle qui se préparait. + +Derrière lui apparaissait la tête de l'officier presque aussi pâle que +la sienne. + +--Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura +l'officier. + +--Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci. + +--Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la +voiture, ils le battent, ils le déchirent. + +--En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d'une bien violente +indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu'il avait +conservé jusqu'alors. + +--Et voici Corneille qu'ils tirent à son tour du carrosse, Corneille +déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh! voyez, donc, voyez +donc. + +--Oui, en effet, c'est bien Corneille. + +L'officier poussa un faible cri et détourna la tête. + +C'est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu'il eût +touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui +lui avait brisé la tête. + +Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt. + +Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au +milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traçait et +qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies. + +Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu'on eût cru impossible, et +son Å“il se voila un instant sous sa paupière. + +L'officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère +compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement +de son âme: + +--Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu'on va assassiner aussi +le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux. + +--En vérité! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le +trahir. + +--Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce +pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et +dussé-je y perdre la vie... + +Guillaume d'Orange, car c'était lui, plissa son front d'une façon +sinistre, éteignit l'éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa +paupière et répondit: + +--Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin +qu'elles prennent les armes à tout événement. + +--Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins? + +--Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m'en inquiète, dit +brusquement le prince. Allez. + +L'officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son +obéissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du +second des frères. + +Il n'avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un +effort suprême avait gagné le perron d'une maison située en face de +celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu'on lui +imprimait de dix côtés à la fois en disant:--Mon frère, où est mon +frère? + +Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing. + +Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait +d'éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion +d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on traînait au +gibet le cadavre de celui qui était déjà mort. + +Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses +yeux. + +--Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh +bien! je vais te les crever, moi! + +Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang +jailli. + +--Mon frère! cria de Witt essayant de voir ce qu'était devenu Corneille, +à travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon frère! + +--Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son +mousquet sur la tempe et en lâchant la détente. Mais le coup ne partit +point. + +Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le +canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse. + +Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds. + +Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort:--Mon frère! cria-t-il +d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent +sur lui. + +D'ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui +lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui +fit sauter le crâne. + +Jean de Witt tomba pour ne plus se relever. + +Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger +son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'épée +ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son +lambeau d'habits. + +Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien +dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet +improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds. + +Alors arrivèrent les plus lâches, qui n'ayant pas osé frapper la chair +vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s'en allèrent +vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix +sous la pièce. + +Nous ne pourrions dire si à travers l'ouverture presque imperceptible du +volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment +même où l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule +qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour +s'inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé. + +--Ah! monsieur, s'écria le portier, me rapportez-vous la clé? + +--Oui, mon ami, la voilà , répondit le jeune homme. + +--Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapporté cette +clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant. + +--Et pourquoi cela? demanda le jeune homme. + +--Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouvé +la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont +tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient. + +--La porte! la porte! s'écria une voix qui semblait être celle d'un +homme pressé. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken. + +--C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'êtes pas encore sorti de la Haye? +C'est accomplir tardivement mon ordre. + +--Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle +je me présente, j'ai trouvé les deux autres fermées. + +--Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit +le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de +monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme +pâle auquel il venait de parler si familièrement. + +Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui +roula en criant sur ses gonds. + +--Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel à Guillaume. + +--Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend à quelques pas +d'ici. + +Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument, +qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et +prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant +un second cheval en main. + +Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'étrier, et piquant des +deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut là , il se retourna. Le +colonel le suivait à une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de +prendre rang à côté de lui. + +--Savez-vous, dit-il sans s'arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M. +Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille? + +--Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous +que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait +le stathouder de Hollande. + +--Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient +d'arriver n'arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en +sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant +le message que certainement les États vont m'envoyer au camp. + +Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa +suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole. + +--Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en +fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le +ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le +Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons +amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le +Taciturne; soleil, gare à tes rayons! + +Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival +du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa +puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de +faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux +nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu. + + + + +V + +L'amateur de tulipes et son voisin + + +Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les +cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après +s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur +la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop +compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré +jusque-là , Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon +cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient +accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres +jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins. + +Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son +cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des +bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse +par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels +étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de +saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent +nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil. + +Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline +semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches, +baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les +balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs +d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces +grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces +qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les +cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres. + +Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes +tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose, +but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage +jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que +lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle +façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait +sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière +de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin +et chaque soir. + +Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea +aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une +indispensable description. + +Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement +cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette +maison renfermait un mortel heureux. + +Ce mortel heureux, _rara avis_, comme dit Juvénal, était le docteur van +Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de +décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et +de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de +Dordrecht. + +M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à +quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout +neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces +florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de +1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et +florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins, +hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de +Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la +province donnant un revenu de dix mille florins environ. + +Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à +trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être +partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme +elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils +en l'embrassant pour la dernière fois: + +--Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas +vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un +fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à +ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras +éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître +inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et +le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui +s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien +certainement finira mal. + +Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son +fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père. + +Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain +Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain, +voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à +son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau _les Sept +Provinces_, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels +l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de +l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut +arrivé à une portée du mousquet du vaisseau _le Prince_, sur lequel se +trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de +Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant +son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se +retirer à bord du _Saint-Michel_; lorsqu'il eut vu _le Saint-Michel_, +brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il +eut vu sauter un vaisseau, _le Comte de Sandwick_, et périr dans les +flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin +de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille +tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre, +que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que +seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au +catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se +boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même +lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à +Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand +pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa +maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans, +d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent +mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de +cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être +heureux, assez pour ne l'être pas. + +En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit +à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la +flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle +il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et +enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout, +qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir +parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus +élégantes et des plus coûteuses. + +Il aima les tulipes. + +C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais +exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à +diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que +jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de +donner de la jalousie à Dieu. + +Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de +_mynheer_[1] van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de +séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries +et les bibliothèques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains. + +Van Baërle commença par dépenser son revenu de l'année à établir sa +collection, puis il ébrécha ses florins neufs à la perfectionner; aussi +son travail fut-il récompensé d'un magnifique résultat: il trouva cinq +espèces différentes qu'il nomma la _Jeanne_, du nom de sa mère, la +_Baërle_, du nom de son père, la _Corneille_, du nom de son parrain; les +autres noms nous échappent, mais les amateurs pourront bien certainement +les retrouver dans les catalogues du temps. + +En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht +pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on +sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la +famille des de Witt était originaire de cette ville. + +Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir +de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les +bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre, +et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais +fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la +ville quand il entra. + +Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille +maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de +Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants. + +Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul +peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa +ville natale. + +Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines +malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle +avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la +politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes. + +Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers, +aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût +du mal à un autre homme. + +Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle +avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement +acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient +compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de +cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se +prolonger par le dévouement au-delà de la mort. + +Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses +revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et +demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui, +depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le +même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot _tulban_, qui, ainsi +que l'assure le _floriste français_, c'est-à -dire l'historien le plus +savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du +Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'Å“uvre de la création qu'on +appelle la tulipe. + +Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était +donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison +de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain +selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément +autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en +autorise. + +À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de +ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il +l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits +commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs +amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel +avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son +nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était +entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don +Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de +Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des +Å“illets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «PAS MAL» en regardant +la susdite _Boxtel_. + +Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était +livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle, +celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons +dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain +bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de +chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de +Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et +toute l'économie horticole de son voisin. + +Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel. +Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à -dire une espèce de fou qui +essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la +nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir +meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M. +Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux, +il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel. + +La loi était pour M. van Baërle. _Bene sit._ + +D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe, +et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil +du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi. + +Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis +un parasoleil. + +Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à +l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière +de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie +d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes. + +Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres +de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes +en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la +profession d'un monomane tulipier! + +Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait +les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces +casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux +charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de +tulipes à deux mille francs l'oignon. + +Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne +comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami +de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses +tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son +ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un +tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de +la décoration? + +Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put +résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il +appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin +Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère +de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de +terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique +aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les +éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée +pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée, +exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement +de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu +tulipier. + +Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille +florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses +ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il +entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par +avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les +genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle. + +Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des +tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur. +Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires +et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux: +chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui +avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui, +pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à +ses tubercules, se résignait à coucher au grenier. + +Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule, +un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier +obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt, +c'est-à -dire une célébrité! + +Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se +consolait d'avoir été vaincu par Alexandre justement à cause de la +célébrité de son vainqueur. + +En effet, qu'arriverait-il si jamais van Baërle trouvait une tulipe +nouvelle et la nommait la _Jean de Witt_, après en avoir nommé une la +_Corneille_? Ce serait à en étouffer de rage. + +Ainsi, dans son envieuse prévoyance, Boxtel, prophète de malheur pour +lui même, devinait ce qui allait arriver. + +Aussi Boxtel, cette découverte faite, passa-t-il la plus exécrable nuit +qui se puisse imaginer. + + + + +VI + +La haine d'un tulipier + + +À partir de ce moment, au lieu d'une préoccupation, Boxtel eut une +crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du +corps et de l'esprit, la culture d'une idée favorite, Boxtel le perdit +en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'idée du voisin. + +Van Baërle, comme on peut le penser, du moment où il eut appliqué à ce +point la parfaite intelligence dont la nature l'avait doué, van Baërle +réussit à élever les plus belles tulipes. + +Mieux que qui que ce soit à Harlem et à Leyde, villes qui offrent les +meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornélius réussit à +varier les couleurs, à modeler les formes, à multiplier les espèces. + +Il était de cette école ingénieuse et naïve qui prit pour devise, dès le +VIIe siècle, cet aphorisme développé en 1653 par un de ses adeptes: +«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.» + +Prémisse dont l'école tulipière, la plus exclusive des écoles, fit en +1653 le syllogisme suivant: + +«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs. + +«Plus la fleur est belle, plus en la méprisant on offense Dieu. + +«La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs. + +«Donc qui méprise la tulipe offense démesurément Dieu.» + +Raisonnement à l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volonté, +les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du +Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la +Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et déclaré schismatiques, +hérétiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes +froids pour la tulipe. + +Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique +ennemi mortel de van Baërle, n'eût marché sous le même drapeau que lui. + +Donc van Baërle obtint des succès nombreux et fit parler de lui, si bien +que Boxtel disparut à tout jamais de la liste des notables tulipiers de +la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut représentée par +Cornélius van Baërle, le modeste et inoffensif savant. + +Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus +fiers, et l'églantier aux quatre pétales incolores commence la rose +gigantesque et parfumée. Ainsi les maisons royales ont pris parfois +naissance dans la chaumière d'un bûcheron ou dans la cabane d'un +pêcheur. + +Van Baërle, adonné tout entier à ses travaux de semis, de plantation, de +récolte, van Baërle, caressé par toute la tuliperie d'Europe, ne +soupçonna pas même qu'à ses côtés il y eut un malheureux détrôné dont il +était l'usurpateur. Il continua ses expériences, et par conséquent ses +victoires, et en deux années couvrit ses plates-bandes de sujets +tellement merveilleux que jamais personne, excepté peut-être Shakespeare +et Rubens, n'avait tant créé après Dieu. + +Aussi fallait-il, pour prendre une idée d'un damné oublié par Dante, +fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Baërle sarclait, +amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouillé sur le talus +de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et +méditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de +couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, caché derrière un petit +sycomore qu'il avait planté le long du mur, et dont il se faisait un +éventail, suivait, l'Å“il gonflé, la bouche écumante, chaque pas, chaque +geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il +surprenait un sourire sur ses lèvres, un éclair de bonheur dans ses +yeux, alors il leur envoyait tant de malédictions, tant de furieuses +menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empestés +d'envie et de colère n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des +fleurs y porter des principes de décadence et des germes de mort. + +Bientôt, tant le mal, une fois maître d'une âme humaine, y fait de +rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baërle. +Il voulut voir aussi ses fleurs, il était artiste au fond, et le +chef-d'Å“uvre d'un rival lui tenait au cÅ“ur. + +Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire +lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur, depuis le moment +où elle pousse, la première année, son pâle bourgeon hors de terre, +jusqu'à celui où, après avoir accompli sa période de cinq années, elle +arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparaît l'incertaine +nuance de sa couleur et se développent les pétales de la fleur, qui +seulement alors révèle les trésors secrets de son calice. + +Oh! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il +dans les plates-bandes de van Baërle des tulipes qui l'aveuglaient par +leur beauté, le suffoquaient par leur perfection! + +Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il +subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui +change le cÅ“ur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un +l'autre, source infâme d'horribles douleurs. + +Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne +saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le +jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents, +et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre +ses tulipes. + +Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un +si épouvantable crime! + +Tuer un homme, passe encore. + +Cependant, grâce aux progrès que faisait tous les jours van Baërle dans +la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint à un tel +paroxysme de fureur qu'il médita de lancer des pierres et des bâtons +dans les planches de tulipes de son voisin. + +Mais comme il réfléchit que le lendemain, à la vue du dégât, van Baërle +informerait, que l'on constaterait alors que la rue était loin, que +pierres et bâtons ne tombaient plus du ciel au XVIIe siècle comme au +temps des Amalécites, que l'auteur du crime, quoiqu'il eût opéré dans la +nuit, serait découvert et non seulement puni par la loi, mais encore +déshonoré à tout jamais aux yeux de l'Europe tulipière, Boxtel aiguisa +la haine par la ruse et résolut d'employer un moyen qui ne le compromît +pas. + +Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva. + +Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derrière avec une +ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de +la plate-bande maîtresse, de la plate-bande princière, de la plate-bande +royale, qui non seulement contenait la _Corneille de Witt_, mais encore +la _Brabançonne_, blanc de lait, pourpre et rouge, la _Marbrée_, de +Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin éclatant, et la +_Merveille_, de Harlem, la tulipe _Colombin obscur_ et _Colombin clair +terni_. + +Les animaux effarés, en tombant du haut en bas du mur, se ruèrent +d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son côté, jusqu'à +ce que le fil qui les retenait l'un à l'autre fût tendu; mais alors, +sentant l'impossibilité d'aller plus loin, ils vaguèrent çà et là avec +d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu +desquelles ils se débattaient; puis enfin, après un quart d'heure de +lutte acharnée, étant parvenus à rompre le fil qui les enchevêtrait, ils +disparurent. + +Boxtel, caché derrière son sycomore, ne voyait rien, à cause de +l'obscurité de la nuit; mais aux cris enragés des deux chats, il +supposait tout, et son cÅ“ur, dégonflant de fiel, s'emplissait de joie. + +Le désir de s'assurer du dégât commis était si grand dans le cÅ“ur de +Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'état où +la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin. + +Il était glacé par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le +froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud. + +La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines. + +Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit; +van Baërle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme +un homme qui a passé la nuit dans son lit, qui y a fait de bons rêves. + +Tout à coup, il aperçoit des sillons et des monticules sur ce terrain +plus uni la veille qu'un miroir; tout à coup, il aperçoit les rangs +symétriques de ses tulipes désordonnées comme sont les piques d'un +bataillon au milieu duquel aurait tombé une bombe. + +Il accourt tout pâlissant. + +Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lacérées, éventrées, +gisaient les unes courbées, les autres brisées tout à fait et déjà +pâlissantes; la sève coulait de leurs blessures; la sève, ce sang +précieux que van Baërle eût voulu racheter au prix du sien. + +Mais, ô surprise! ô joie de van Baërle! ô douleur inexprimable de +Boxtel! pas une des quatre tulipes menacées par l'attentat de ce dernier +n'avait été atteinte. Elles levaient fièrement leurs nobles têtes +au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'était assez pour consoler +van Baërle, c'était assez pour faire crever de rage l'assassin, qui +s'arrachait les cheveux à la vue de son crime commis, et commis +inutilement. + +Van Baërle, tout en déplorant le malheur qui venait de le frapper, +malheur qui, du reste, par la grâce de Dieu, était moins grand qu'il +aurait pu être, van Baërle ne put en deviner la cause. Il s'informa +seulement et apprit que toute la nuit avait été troublée par des +miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats à la +trace laissée par leurs griffes, au poil resté sur le champ de bataille +et auquel les gouttes indifférentes de la rosée tremblaient comme elles +faisaient à côté sur les feuilles d'une fleur brisée, et pour éviter +qu'un pareil malheur se renouvelât à l'avenir, il ordonna qu'un garçon +jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une guérite, près +des plates-bandes. + +Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la guérite dès le même +jour, et trop heureux de n'avoir pas été soupçonné, seulement plus animé +que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures +occasions. + +Ce fut vers cette époque que la société tulipière de Harlem proposa un +prix pour la découverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la +grande tulipe noire et sans tache, problème non résolu et regardé comme +insoluble, si l'on considère qu'à cette époque l'espèce n'existait pas +même à l'état de bistre dans la nature. + +Ce qui faisait dire à chacun que les fondateurs du prix eussent aussi +bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose étant +impossible. + +Le monde tulipier n'en fut pas moins ému de la base à son faîte. + +Quelques amateurs prirent l'idée, mais sans croire à son application; +mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en +regardant leur spéculation comme manquée à l'avance, ils ne pensèrent +plus d'abord qu'à cette grande tulipe noire réputée chimérique comme le +cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition française. + +Van Baërle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'idée; Boxtel fut au +nombre de ceux qui pensèrent à la spéculation. Du moment où van Baërle +eut incrusté cette tâche dans sa tête perspicace et ingénieuse, il +commença lentement les semis et les opérations nécessaires pour amener +du rouge au brun, et du brun au brun foncé, les tulipes qu'il avait +cultivées jusque-là . + +Dès l'année suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et +Boxtel les aperçut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore +trouvé que le brun clair. + +Peut-être serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles +théories qui consistent à prouver que la tulipe emprunte aux éléments +ses couleurs; peut-être nous saurait-on gré d'établir que rien n'est +impossible à l'horticulteur qui met à contribution, par sa patience et +son génie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre +et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un traité de la tulipe en +général, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons +résolu d'écrire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient +les appâts du sujet juxtaposé au nôtre. + +Boxtel, encore une fois vaincu par la supériorité de son ennemi, se +dégoûta de la culture et, à moitié fou, se voua tout entier à +l'observation. + +La maison de son rival était à claire-voie. Jardin ouvert au soleil, +cabinets vitrés pénétrables à la vue, casiers, armoires, boîtes et +étiquettes dans lesquels le télescope plongeait facilement; Boxtel +laissa pourrir les oignons sur les couches, sécher les coques dans leurs +cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et désormais usant sa +vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van +Baërle; il respira par la tige de ses tulipes, se désaltéra par l'eau +qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que +saupoudrait le voisin sur ses oignons chéris. + +Mais le plus curieux du travail ne s'opérait pas dans le jardin. + +Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Baërle montait à son +laboratoire, dans le cabinet vitré où le télescope de Boxtel pénétrait +si bien, et là , dès que les lumières du savant, succédant aux rayons du +jour, avaient illuminé murs et fenêtres, Boxtel voyait fonctionner le +génie inventif de son rival. + +Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destinées +à les modifier ou à les colorer. Il devinait, lorsque chauffant +certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec +d'autres par une sorte de greffe, opération minutieuse et +merveilleusement adroite, il enfermait dans les ténèbres celles qui +devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou à la lampe +celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un éternel +reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide +représentation hermétique de l'élément humide. + +Cette magie innocente, fruit de la rêverie enfantine et du génie viril +tout ensemble, ce travail patient, éternel, dont Boxtel se reconnaissait +incapable, c'était de verser dans le télescope de l'envieux toute sa +vie, toute sa pensée, tout son espoir. + +Chose étrange! tant d'intérêt et l'amour-propre de l'art n'avaient pas +éteint chez Isaac la féroce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois, +en tenant van Baërle dans son télescope, il se faisait l'illusion qu'il +l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la +détente pour lâcher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que +nous rattachions à cette époque des travaux de l'un et de l'espionnage +de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait +faire à sa ville natale. + + + + +VII + +L'homme heureux fait connaissance avec le malheur + + +Corneille, après avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son +filleul, Cornélius van Baërle, au mois de janvier 1672. + +La nuit tombait. + +Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste, +Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres, +depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de +l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral _les Sept-Provinces_ pendant +la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donné son nom à une magnifique +tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilité d'un père pour +son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les trésors de van Baërle, la +foule stationnait avec curiosité, avec respect même, devant la porte de +l'homme heureux. + +Tout ce bruit éveilla l'attention de Boxtel, qui goûtait près de son +feu. + +Il s'informa de ce que c'était, l'apprit et grimpa à son laboratoire. + +Et là , malgré le froid, il s'installa, le télescope à l'Å“il. + +Ce télescope ne lui était plus d'une grande utilité depuis l'automne de +1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se +cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'intérieur +de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du +poêle. Aussi, tout l'hiver, Cornélius le passait-il dans son +laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement +allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'était pour y faire entrer +quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il forçait, +en ouvrant une trappe vitrée, de tomber bon gré mal gré chez lui. + +Le soir dont nous parlons, après que Corneille et Cornélius eurent +visité ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques: + +--Mon fils, dit Corneille bas à van Baërle, éloignez vos gens et tâchez +que nous demeurions quelques moments seuls. + +Cornélius s'inclina en signe d'obéissance. + +Puis tout haut: + +--Monsieur, dit Cornélius, vous plaît-il de visiter maintenant mon +séchoir de tulipes? + +Le séchoir, ce _Pandémonium_ de la tuliperie, ce tabernacle, ce _sanctum +sanctorum_ était, comme Delphes jadis, interdit aux profanes. + +Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme eût dit le grand +Racine, qui florissait à cette époque. Cornélius n'y laissait pénétrer +que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice, +laquelle, depuis que Cornélius s'était voué au culte des tulipes, +n'osait plus mettre d'oignons dans les ragoûts, de peur d'éplucher et +d'assaisonner le cÅ“ur de son nourrisson. + +Aussi, à ce seul mot _séchoir_, les valets qui portaient les flambeaux +s'écartèrent-ils respectueusement. Cornélius prit les bougies de la main +du premier et précéda son parrain dans la chambre. + +Ajoutons à ce que nous venons de dire que le séchoir était ce même +cabinet vitré sur lequel Boxtel braquait incessamment son télescope. + +L'envieux était plus que jamais à son poste. + +Il vit d'abord s'éclairer les murs et les vitrages. + +Puis deux ombres apparurent. + +L'une d'elles, grande, majestueuse, sévère, s'assit près de la table où +Cornélius avait déposé le flambeau. + +Dans cette ombre, Boxtel reconnut le pâle visage de Corneille de Witt, +dont les longs cheveux noirs séparés au front tombaient sur ses épaules. + +Le ruward de Pulten, après avoir dit à Cornélius quelques paroles dont +l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses lèvres, tira de +sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cacheté, paquet +que Boxtel, à la façon dont Cornélius le prit et le déposa dans une +armoire, supposa être des papiers de la plus grande importance. + +Il avait d'abord pensé que ce paquet précieux renfermait quelques caïeux +nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait réfléchi bien +vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait guère que +de l'homme, mauvaise plante bien moins agréable à voir et surtout bien +plus difficile à faire fleurir. + +Il en revint donc à cette idée que ce paquet contenait purement et +simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique. + +Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique à Cornélius, qui +non seulement était, mais se vantait d'être entièrement étranger à cette +science, bien autrement obscure, à son avis, que la chimie et même que +l'alchimie? + +C'était un dépôt sans doute que Corneille, déjà menacé par +l'impopularité dont commençaient à l'honorer ses compatriotes, remettait +à son filleul van Baërle, et la chose était d'autant plus adroite de la +part du ruward, que certes ce n'était pas chez Cornélius, étranger à +toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce dépôt. + +D'ailleurs, si le paquet eût contenu des caïeux, Boxtel connaissait son +voisin; Cornélius n'y eût pas tenu, et il eût à l'instant même apprécié, +en l'étudiant en amateur, la valeur des présents qu'il recevait. + +Tout au contraire, Cornélius avait respectueusement reçu le dépôt des +mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un +tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne fût point +vu, ensuite pour qu'il ne prît pas une trop grande partie de la place +réservée à ses oignons. + +Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de +son filleul et s'achemina vers la porte. + +Cornélius saisit vivement le flambeau et s'élança pour passer le premier +et l'éclairer convenablement. + +Alors la lumière s'éteignit insensiblement dans le cabinet vitré pour +aller reparaître dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans +la rue, encore encombrée de gens qui voulaient voir le ruward remonter +en carrosse. + +L'envieux ne s'était pas trompé dans ses suppositions. Le dépôt remis +par le ruward à son filleul et soigneusement serré par celui-ci, c'était +la correspondance de Jean avec M. de Louvois. + +Seulement ce dépôt était confié, comme l'avait dit Corneille à son +frère, sans que Corneille le moins du monde en eût laissé soupçonner +l'importance politique à son filleul. + +La seule recommandation qu'il lui eût faite était de ne rendre ce dépôt +qu'à lui, sur un mot de lui, quelle que fût la personne qui vînt le +réclamer. + +Et Cornélius, comme nous l'avons vu, avait enfermé le dépôt dans +l'armoire aux caïeux rares. + +Puis, le ruward parti, le bruit et les feux éteints, notre homme n'avait +plus songé à ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui, +pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et +imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage. + +Et maintenant, voilà donc tous les jalons de notre histoire plantés dans +cette grasse terre qui s'étend de Dordrecht à la Haye. Les suivra qui +voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant à nous, nous avons +tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt +n'avaient eu si féroces ennemis dans toute la Hollande que celui que +possédait van Baërle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel. + +Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son +chemin vers le but proposé par la société de Harlem: il avait passé de +la tulipe bistre à la tulipe café brûlé; et revenant à lui, ce même jour +où se passait à la Haye le grand événement que nous avons raconté, nous +allons le retrouver vers une heure de l'après-midi, enlevant de sa +plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes +café brûlé, tulipes dont la floraison avortée jusque-là était fixée au +printemps de l'année 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la +grande tulipe noire demandée par la société de Harlem. + +Le 20 août 1672, à une heure de l'après-midi, Cornélius était donc dans +son séchoir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le +tapis, considérant avec délices trois caïeux qu'il venait de détacher de +son oignon: caïeux purs, parfaits, intacts, principes inappréciables +d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis +dans cette combinaison dont la réussite devait illustrer à jamais le nom +de Cornélius van Baërle. + +--Je trouverai la grande tulipe noire, disait à part lui Cornélius, tout +en détachant ses caïeux. Je toucherai les cent mille florins du prix +proposé. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette façon, +la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et +je pourrai, sans rien craindre des républicains ou des orangistes, +continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux état. Je ne craindrai +pas non plus qu'un jour d'émeute, les boutiquiers de Dordrecht et les +mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs +familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur +revient que j'ai acheté un oignon deux ou trois cents florins. C'est +résolu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de +Harlem. Quoique... + +Et à ce _quoique_, Cornélius van Baërle fit une pause et soupira. + +--Quoique, continua-t-il, c'eût été une bien douce dépense que celle de +ces cent mille florins appliqués à l'agrandissement de mon parterre ou +même à un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais hélas! il +ne faut plus penser à tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et +proclamations, voilà ce qui domine la situation en ce moment. + +Van Baërle leva les yeux au ciel et poussa un soupir. + +Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit +passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces +proclamations, toutes choses propres seulement à troubler l'esprit d'un +honnête homme: + +--Voilà cependant de bien jolis caïeux, dit-il; comme ils sont lisses, +comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air mélancolique qui promet +le noir d'ébène à ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne +paraissent même pas à l'Å“il nu. Oh! certes, pas une tache ne gâtera la +robe de deuil de la fleur qui me devra le jour... Comment nommera-t-on +cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pensée? _Tulipa nigra +Barlænsis._ + +«Oui, _Barlænsis_; beau nom. Toute l'Europe tulipière, c'est-à -dire +toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le +vent aux quatre points cardinaux du globe: LA GRANDE TULIPE NOIRE EST +TROUVÉE!--Son nom? demanderont les amateurs.--_Tulipa nigra +Barlænsis_.--Pourquoi _Barlænsis_?--À cause de son inventeur van +Baërle, répondra-t-on.--Ce van Baërle, qui est-ce?--C'est celui qui déjà +avait trouvé cinq espèces nouvelles: la _Jeanne_, la _Jean de Witt_, la +_Corneille_, etc. Eh bien, voilà mon ambition à moi. Elle ne coûtera de +larmes à personne. Et l'on parlera encore de la _Tulipa nigra +Baërlensis_, quand peut-être mon parrain, ce sublime politique, ne sera +plus connu que par la tulipe à laquelle j'ai donné son nom. + +«Les charmants caïeux!... + +«Quand ma tulipe aura fleuri, continua Cornélius, je veux, si la +tranquillité est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres +cinquante mille florins; au bout du compte, c'est déjà beaucoup pour un +homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres +florins, je ferai des expériences. Avec ces cinquante mille florins, je +veux arriver à parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais à donner à la +tulipe l'odeur de la rose ou de l'Å“illet, ou même une odeur complètement +nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais à cette reine des +fleurs ce parfum naturel générique qu'elle a perdu en passant de son +trône d'Orient sur son trône européen, celui qu'elle doit avoir dans la +presqu'île de l'Inde, à Goa, à Bombay, à Madras, et surtout dans cette +île qui autrefois, à ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on +appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis, +j'aimerais mieux alors être Cornélius van Baërle que d'être Alexandre, +César ou Maximilien. + +«Les admirables caïeux!...» + +Et Cornélius se délectait dans sa contemplation, et Cornélius +s'absorbait dans les plus doux rêves. + +Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement ébranlée que +d'habitude. + +Cornélius tressaillit, étendit la main sur ses caïeux et se retourna. + +--Qui va là ? demanda-t-il. + +--Monsieur, répondit le serviteur, c'est un messager de la Haye. + +--Un messager de la Haye... Que veut-il? + +--Monsieur, c'est Craeke. + +--Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende. + +--Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor. + +Et en même temps, forçant la consigne, Craeke, se précipita dans le +séchoir. Cette apparition presque violente était une telle infraction +aux habitudes établies dans la maison de Cornélius van Baërle, que +celui-ci, en apercevant Craeke qui se précipitait dans le séchoir, fit +de la main qui couvrait les caïeux un mouvement presque convulsif, +lequel envoya deux des précieux oignons rouler, l'un sous une table +voisine de la grande table, l'autre dans la cheminée. + +--Au diable! dit Cornélius, se précipitant à la poursuite de ses caïeux, +qu'y a-t-il donc, Craeke? + +--Il y a, monsieur, dit Craeke, déposant le papier sur la grande table +où était resté gisant le troisième oignon; il y a que vous êtes invité à +lire ce papier sans perdre un seul instant. + +Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les +symptômes d'un tumulte pareil à celui qu'il venait de laisser à la Haye, +s'enfuit sans tourner la tête. + +--C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornélius étendant le bras +sous la table pour y poursuivre l'oignon précieux; on le lira, ton +papier. + +Puis, ramassant le caïeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour +l'examiner: + +--Bon! dit-il; en voilà déjà un intact. Diable de Craeke, va! entrer +ainsi dans mon séchoir! Voyons à l'autre maintenant. + +Et sans lâcher l'oignon fugitif, van Baërle s'avança vers la cheminée, +et à genoux, du bout du doigt, se mit à palper les cendres qui +heureusement étaient froides. + +Au bout d'un instant, il sentit le second caïeu. + +--Bon, dit-il, le voici. + +Et le regardant avec une attention presque paternelle:--Intact comme le +premier, dit-il. + +Au même instant, et comme Cornélius, encore à genoux, examinait le +second caïeu, la porte du séchoir fut secouée si rudement et s'ouvrit de +telle façon à la suite de cette secousse, que Cornélius sentit monter à +ses joues, à ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseillère que +l'on nomme la colère. + +--Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah çà ! devient-on fou céans? + +--Monsieur! monsieur! s'écria un domestique se précipitant dans le +séchoir avec le visage plus pâle et la mine plus effarée que ne les +avait Craeke. + +--Eh bien? demanda Cornélius, présageant un malheur à cette double +infraction de toutes les règles. + +--Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique. + +--Fuir, et pourquoi? + +--Monsieur, la maison est pleine de gardes des États. + +--Que demandent-ils? + +--Ils vous cherchent. + +--Pour quoi faire? + +--Pour vous arrêter. + +--Pour m'arrêter, moi? + +--Oui, monsieur, et ils sont précédés d'un magistrat. + +--Que veut dire cela? demanda van Baërle en serrant ses deux caïeux dans +sa main et en plongeant son regard effaré dans l'escalier. + +--Ils montent, ils montent! cria le serviteur. + +--Oh! mon cher enfant, mon digne maître, cria la nourrice en faisant à +son tour son entrée dans le séchoir. Prenez votre or, vos bijoux, et +fuyez, fuyez! + +--Mais par où veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baërle. + +--Sautez par la fenêtre. + +--Vingt-cinq pieds. + +--Vous tomberez sur six pieds de terre grasse. + +--Oui, mais je tomberai sur mes tulipes. + +--N'importe, sautez. + +Cornélius prit le troisième caïeu, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit, +mais à l'aspect du dégât qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien +plus encore qu'à la vue de la distance qu'il lui fallait franchir: + +--Jamais, dit-il. + +Et il fit un pas en arrière. + +En ce moment, on voyait poindre à travers les barreaux de la rampe les +hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel. + +Quant à Cornélius van Baërle, il faut le dire à la louange, non pas de +l'homme, mais du tulipier, sa seule préoccupation fut pour ses +inestimables caïeux. + +Il chercha des yeux un papier où les envelopper, aperçut la feuille de +la Bible déposée par Craeke sur le séchoir, la prit sans se rappeler, +tant son trouble était grand, d'où venait cette feuille, y enveloppa ses +trois caïeux, les cacha dans sa poitrine et attendit. + +Les soldats, précédés du magistrat, entrèrent au même instant. + +--Êtes-vous le docteur Cornélius van Baërle? demanda le magistrat, +quoiqu'il connût parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se +conformait aux règles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit, +une grande gravité à l'interrogation. + +--Je le suis, maître van Spennen, répondit Cornélius en saluant +gracieusement son juge, et vous le savez bien. + +--Alors! livrez-nous les papiers séditieux que vous cachez chez vous. + +--Les papiers séditieux? s'écria Cornélius tout abasourdi de +l'apostrophe. + +--Oh! ne faites pas l'étonné. + +--Je vous jure, maître van Spennen, reprit Cornélius, que j'ignore +complètement ce que vous voulez dire. + +--Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge; +livrez-nous les papiers que le traître Corneille de Witt a déposés chez +vous au mois de janvier dernier. + +Un éclair passa dans l'esprit de Cornélius. + +--Oh! oh! dit van Spennen, voilà que vous commencez à vous rappeler, +n'est-ce pas? + +--Sans doute; mais vous parliez de papiers séditieux, et je n'ai aucun +papier de ce genre. + +--Ah! vous niez? + +--Certainement. + +Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'Å“il tout le cabinet. + +--Quelle est la pièce de votre maison qu'on nomme le séchoir? +demanda-t-il. + +--C'est justement celle où nous sommes, maître van Spennen. + +Le magistrat jeta un coup d'Å“il sur une petite note placée au premier +rang de ses papiers. + +--C'est bien, dit-il comme un homme qui est fixé. + +Puis se retournant vers Cornélius. + +--Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il. + +--Mais je ne puis, maître van Spennen. Ces papiers ne sont point à moi: +ils m'ont été remis à titre de dépôt, et un dépôt est sacré. + +--Docteur Cornélius, dit le juge, au nom des États, je vous ordonne +d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renfermés. + +Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisième tiroir d'un bahut +placé près de la cheminée. + +C'était dans ce troisième tiroir, en effet, qu'étaient les papiers remis +par le ruward de Pulten à son filleul, preuve que la police avait été +parfaitement renseignée. + +--Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornélius restait +immobile de stupéfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-même. + +Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord à +découvert une vingtaine d'oignons, rangés et étiquetés avec soin, puis +le paquet de papiers demeurés dans le même état exactement où il avait +été remis à son filleul par le malheureux Corneille de Witt. + +Le magistrat rompit les cires, déchira l'enveloppe, jeta un regard avide +sur les premiers feuillets qui s'offrirent à ses regards, et s'écria +d'une voix terrible: + +--Ah! la justice n'avait donc pas reçu un faux avis! + +--Comment! dit Cornélius, qu'est-ce donc? + +--Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Baërle, répondit le +magistrat, et suivez-nous. + +--Comment! que je vous suive? s'écria le docteur. + +--Oui, car au nom des États, je vous arrête. + +On n'arrêtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange. + +Il n'y avait pas assez longtemps qu'il était stathouder pour cela. + +--M'arrêter! s'écria Cornélius; mais qu'ai-je donc fait? + +--Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos +juges. + +--Où cela? + +--À la Haye. + +Cornélius, stupéfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance, +donna la main à ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le +magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'État, et +le fit conduire au grand galop à la Haye. + + + + +VIII + +Une invasion + + +Ce qui venait d'arriver était, comme on le devine, l'Å“uvre diabolique de +mynheer Isaac Boxtel. + +On se rappelle qu'à l'aide de son télescope, il n'avait pas perdu un +seul détail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul. + +On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu. + +On se rappelle qu'il avait deviné l'importance des papiers confiés par +le ruward de Pulten à son filleul, en voyant celui-ci serrer +soigneusement le paquet à lui remis dans le tiroir où il serrait les +oignons les plus précieux. + +Il en résulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup +plus d'attention que son voisin Cornélius, sut que Corneille de Witt +était arrêté comme coupable de haute trahison envers les États, il +songea à part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot à dire pour faire +arrêter le filleul en même temps que le parrain. + +Cependant, si heureux que fût le cÅ“ur de Boxtel, il frissonna d'abord à +cette idée de dénoncer un homme que cette dénonciation pouvait conduire +à l'échafaud. + +Mais le terrible des mauvaises idées, c'est que peu à peu les mauvais +esprits se familiarisent avec elles. + +D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme: + +«Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accusé de haute +trahison et arrêté. + +«Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accusé de rien au +monde et que je suis libre comme l'air. + +«Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose +certaine, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté, son +complice, Cornélius van Baërle est un non moins mauvais citoyen que lui. + +«Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons +citoyens de dénoncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir à moi, +Isaac Boxtel, de dénoncer Cornélius van Baërle.» + +Mais ce raisonnement n'eût peut-être pas, si spécieux qu'il fût, pris un +empire complet sur Boxtel, et peut-être l'envieux n'eût-il pas cédé au +simple désir de vengeance qui lui mordait le cÅ“ur, si à l'unisson du +démon de l'envie n'eût surgi le démon de la cupidité. + +Boxtel n'ignorait pas le point où van Baërle était arrivé de sa +recherche sur la grande tulipe noire. + +Si modeste que fût le Dr. Cornélius, il n'avait pu cacher à ses plus +intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de grâce 1673 +le prix de cent mille florins proposé par la société d'horticulture de +Harlem. + +Or cette presque certitude de Cornélius van Baërle, c'était la fièvre +qui rongeait Isaac Boxtel. + +Si Cornélius était arrêté, cela occasionnerait certainement un grand +trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne +songerait à veiller sur les tulipes du jardin. + +Or, cette nuit-là , Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait où +était l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enlèverait +cet oignon; au lieu de fleurir chez Cornélius, la tulipe noire +fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille +florins, au lieu que ce fût Cornélius, sans compter cet honneur suprême +d'appeler la fleur nouvelle _tulipa nigra Boxtellensis_, résultat qui +satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidité. + +Éveillé, il ne pensait qu'à la grande tulipe noire; endormi, il ne +rêvait que d'elle. + +Enfin, le 19 août, vers deux heures de l'après-midi, la tentation fut si +forte que mynheer Isaac ne sut point y résister plus longtemps. + +En conséquence, il dressa une dénonciation anonyme, laquelle remplaçait +l'authenticité par la précision, et jeta cette dénonciation à la poste. + +Jamais papier vénéneux glissé dans les gueules de bronze de Venise ne +produisit un plus prompt et un plus terrible effet. + +Le même soir, le principal magistrat reçut la dépêche; à l'instant même +il convoqua ses collègues pour le lendemain matin. Le lendemain matin +ils s'étaient réunis, avaient décidé l'arrestation et avaient remis +l'ordre, afin qu'il fût exécuté, à maître van Spennen, qui s'était +acquitté, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et +avait arrêté Cornélius van Baërle juste au moment où les orangistes de +la Haye faisaient rôtir les morceaux des cadavres de Corneille et de +Jean de Witt. + +Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas +eu le courage de braquer ce jour-là son télescope, ni sur le jardin, ni +sur l'atelier, ni sur le séchoir. + +Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre +docteur Cornélius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva même +point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques +de Cornélius, non moins amèrement que Boxtel enviait le sort du maître, +entra dans sa chambre. Boxtel lui dit: + +--Je ne me lèverai pas aujourd'hui; je suis malade. + +Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna à +ce bruit; en ce moment, il était plus pâle qu'un véritable malade, plus +tremblant qu'un véritable fiévreux. Son valet entra; Boxtel se cacha +dans sa couverture. + +--Ah! monsieur, s'écria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout +en déplorant le malheur arrivé à van Baërle, annoncer une bonne nouvelle +à son maître; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce +moment? + +--Comment veux-tu que je le sache? répondit Boxtel d'une voix presque +inintelligible. + +--Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arrête votre voisin Cornélius +van Baërle, comme coupable de haute trahison. + +--Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible! + +--Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir +entrer chez lui le juge van Spennen et les archers. + +--Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose. + +--Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et +soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant. + +Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le zèle de son valet. +Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure après. + +--Oh! monsieur, tout ce que je vous ai raconté, dit-il, c'était la +vérité pure. + +--Comment cela? + +--M. van Baërle est arrêté, on l'a mis dans une voiture et on vient de +l'expédier à la Haye. + +--À la Haye! + +--Oui, où, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui. + +--Et que dit-on? demanda Boxtel. + +--Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien sûr, on dit que les +bourgeois doivent être à cette heure en train d'assassiner M. Corneille +et M. Jean de Witt. + +--Oh! murmura ou plutôt râla Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir +la terrible image qui s'offrait sans doute à son regard. + +--Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit +bien malade pour n'avoir pas sauté en bas du lit à une pareille +nouvelle. + +En effet Isaac Boxtel était bien malade, malade comme un homme qui vient +d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassiné cet homme dans un +double but; le premier était accompli; restait à accomplir le second. La +nuit vint. C'était la nuit qu'attendait Boxtel. + +La nuit venue, il se leva. + +Puis il monta dans son sycomore. + +Il avait bien calculé: personne ne songeait à garder le jardin; maison +et domestiques étaient sens dessus dessous. + +Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit. + +À minuit, le cÅ“ur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide, +il descendit de son arbre, prit une échelle, l'appliqua contre le mur, +monta jusqu'à l'avant-dernier échelon et écouta. + +Tout était tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit. + +Une seule lumière veillait dans toute la maison. + +C'était celle de la nourrice. + +Ce silence et cette obscurité enhardirent Boxtel. + +Il enjamba le mur, s'arrêta un instant sur le faîte; puis, bien certain +qu'il n'avait rien à craindre, il passa l'échelle de son jardin dans +celui de Cornélius et descendit. + +Puis, comme il savait à une ligne près l'endroit où étaient enterrés les +caïeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant +néanmoins les allées pour n'être pas trahi par la trace de ses pas, et, +arrivé à l'endroit précis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains +dans la terre molle. + +Il ne trouva rien et crut s'être trompé. + +Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front. + +Il fouilla à côté: rien. + +Il fouilla à droite, il fouilla à gauche: rien. + +Il fouilla devant et derrière: rien. + +Il faillit devenir fou, car il s'aperçut enfin que, dans la matinée +même, la terre avait été remuée. + +En effet, pendant que Boxtel était dans son lit, Cornélius était +descendu dans son jardin, avait déterré l'oignon, et comme nous l'avons +vu, l'avait divisé en trois caïeux. + +Boxtel ne pouvait se décider à quitter la place. Il avait retourné avec +ses mains plus de dix pieds carrés. + +Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur. + +Ivre de colère, il regagna son échelle, enjamba le mur, ramena l'échelle +de chez Cornélius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta après elle. + +Tout à coup il lui vint un dernier espoir. + +C'est que les caïeux étaient dans le séchoir. + +Il ne s'agissait que de pénétrer dans le séchoir comme il avait pénétré +dans le jardin. + +Là il les trouverait. + +Au reste, ce n'était guère plus difficile. + +Les vitrages du séchoir se soulevaient comme ceux d'une serre. + +Cornélius van Baërle les avait ouverts le matin même et personne n'avait +songé à les fermer. + +Le tout était de se procurer une échelle assez longue, une échelle de +vingt pieds au lieu de douze. + +Boxtel avait remarqué dans la rue qu'il habitait une maison en +réparation; le long de cette maison une échelle gigantesque était +dressée. + +Cette échelle était bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne +l'avaient pas emportée. + +Il courut à la maison, l'échelle y était. + +Boxtel prit l'échelle et l'apporta à grand'peine dans son jardin; avec +plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de +Cornélius. + +L'échelle atteignait juste au vasistas. + +Boxtel mit une lanterne sourde tout allumée dans sa poche, monta à +l'échelle et pénétra dans le séchoir. + +Arrivé dans ce tabernacle, il s'arrêta, s'appuyant contre la table; les +jambes lui manquaient, son cÅ“ur battait à l'étouffer. + +Là , c'était bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air ôte +à la propriété ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une +haie ou qui escalade un mur, s'arrête à la porte ou à la fenêtre d'une +chambre. + +Dans le jardin, Boxtel n'était qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel +était un voleur. + +Cependant, il reprit courage: il n'était pas venu jusque-là pour rentrer +chez lui les mains nettes. + +Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et même le +tiroir privilégié où était le dépôt qui venait d'être si fatal à +Cornélius; il trouva étiquetées comme dans un jardin des plantes, la +_Joannis_, la _de Witt_, la tulipe bistre, la tulipe café brûlé; mais de +la tulipe noire ou plutôt des caïeux où elle était encore endormie et +cachée dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces. + +Et cependant, sur le registre des graines et des caïeux tenu en partie +double par van Baërle avec plus de soin et d'exactitude que le registre +commercial des premières maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes: + +«Aujourd'hui 20 août 1672, j'ai déterré l'oignon de la grande tulipe +noire que j'ai séparé en trois caïeux parfaits.» + +--Ces caïeux! ces caïeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le +séchoir, où les a-t-il pu cacher? + +Puis tout à coup se frappant le front à s'aplatir le cerveau. + +--Oh! misérable que je suis! s'écria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel, +est-ce qu'on se sépare de ses caïeux? Est-ce qu'on les abandonne à +Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans +ses caïeux, quand ces caïeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il +aura eu le temps de les prendre, l'infâme! il les a sur lui, il les a +emportés à la Haye! + +C'était un éclair qui montrait à Boxtel l'abîme d'un crime inutile. + +Boxtel tomba foudroyé sur cette même table, à cette même place où +quelques heures avant l'infortuné Baërle avait admiré si longuement et +délicieusement les caïeux de la tulipe noire. + +--Eh bien! après tout, dit l'envieux en relevant sa tête livide, s'il +les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et... + +Le reste de sa hideuse pensée s'absorba dans un affreux sourire. + +--Les caïeux sont à la Haye, dit-il; ce n'est donc plus à Dordrecht que +je puis vivre. À la Haye pour les caïeux! à la Haye! + +Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il +abandonnait, tant il était préoccupé d'une autre richesse inestimable, +Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'échelle, +reporta l'instrument de vol où il l'avait pris, et, pareil à un animal +de proie, rentra rugissant dans sa maison. + + + + +IX + +La chambre de famille + + +Il était minuit environ quand le pauvre van Baërle fut écroué à la +prison du Buitenhof. + +Ce qu'avait prévu Rosa était arrivé. En trouvant la chambre de Corneille +vide, la colère du peuple avait été grande, et si le père Gryphus +s'était trouvé là sous la main de ces furieux, il eût certainement payé +pour son prisonnier. + +Mais cette colère avait trouvé à s'assouvir largement sur les deux +frères, qui avaient été rejoints par les assassins, grâce à la +précaution qui avait été prise par Guillaume, l'homme aux précautions, +de fermer les portes de la ville. + +Il était donc arrivé un moment où la prison s'était vidée et où le +silence avait succédé à l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait +par les escaliers. + +Rosa avait profité de ce moment, était sortie de sa cachette et en avait +fait sortir son père. + +La prison était complètement déserte; à quoi bon rester dans la prison +quand on égorgeait au Tol-Hek? + +Gryphus sortit tout tremblant derrière la courageuse Rosa. Ils allèrent +fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal, +car elle était à moitié brisée. On voyait que le torrent d'une puissante +colère était passé par là . + +Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit +n'avait rien d'inquiétant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit, +c'était celui des cadavres que l'on traînait et que l'on revenait pendre +à la place accoutumée des exécutions. + +Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'était pour ne pas voir +l'horrible spectacle. + +À minuit, on frappa à la porte du Buitenhof, ou plutôt à la barricade +qui la remplaçait. + +C'était Cornélius van Baërle que l'on amenait. + +Quand le geôlier Gryphus reçut le nouvel hôte et qu'il eut vu sur la +lettre d'écrou la qualité du prisonnier: + +--Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de +geôlier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de +famille; nous allons vous la donner. + +Et enchanté de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche +orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Cornélius dans la +cellule qu'avait le matin même quittée Corneille de Witt pour l'exil tel +que l'entendent, en temps de révolution, ces grands moralistes qui +disent comme un axiome de haute politique: + +--Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se prépara donc +à conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il +fallait parcourir pour arriver à cette chambre, le désespéré fleuriste +n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage +d'une jeune fille. + +Le chien sortit d'une niche creusée dans le mur, en secouant une grosse +chaîne, et il flaira Cornélius afin de le bien reconnaître au moment où +il lui serait ordonné de le dévorer. + +La jeune fille, quand le prisonnier fit gémir la rampe de l'escalier +sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle +habitait dans l'épaisseur de cet escalier même; et la lampe à la main +droite, elle éclaira en même temps son charmant visage rose encadré dans +d'admirables cheveux blonds à torsades épaisses, tandis que de la gauche +elle croisait sur la poitrine son blanc vêtement de nuit, car elle avait +été réveillée de son premier sommeil par l'arrivée inattendue de +Cornélius. + +C'était un bien beau tableau à peindre et en tout digne de maître +Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illuminée par le falot +rougeâtre de Gryphus avec sa sombre figure de geôlier; au sommet, la +mélancolique figure de Cornélius qui se penchait sur la rampe pour +regarder au-dessous de lui, encadré par le guichet lumineux, le suave +visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrarié peut-être par la +position élevée de Cornélius, placé sur ces marches d'où son regard +caressait vague et triste les épaules blanches et rondes de la jeune +fille. + +Puis, en bas, tout à fait dans l'ombre, à cet endroit de l'escalier où +l'obscurité faisait disparaître les détails, les yeux d'escarboucles du +molosse secouant sa chaîne aux anneaux de laquelle la double lumière de +la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante +paillette. + +Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime maître, c'est +l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit +ce beau jeune homme pâle monter l'escalier lentement et qu'elle put lui +appliquer ces sinistres paroles prononcées par son père: «_Vous aurez la +chambre de famille_.» + +Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons +mis à la décrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornélius fut forcé +de le suivre, et cinq minutes après il entrait dans le cachot, qu'il est +inutile de décrire, puisque le lecteur le connaît déjà . + +Gryphus, après avoir montré du doigt au prisonnier le lit sur lequel +avait tant souffert le martyr qui dans la journée même avait rendu son +âme à Dieu, reprit son falot et sortit. + +Quant à Cornélius, resté seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit +point. Il ne cessa d'avoir l'Å“il fixé sur l'étroite fenêtre à treillis +de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette façon +blanchir par-delà les arbres ce premier rayon de lumière que le ciel +laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau. + +Çà et là , pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galopé sur +le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frappé le petit +pavé rond de la place, et les mèches des arquebuses avaient, en +s'allumant au vent d'ouest, lancé jusqu'au vitrail de la prison +d'intermittents éclairs. + +Mais quand le jour naissant argenta le faîte chaperonné des maisons, +Cornélius, impatient de savoir si quelque chose vivait à l'entour de +lui, s'approcha de la fenêtre et promena circulairement un triste +regard. + +À l'extrémité de la place, une masse noirâtre, teintée de bleu sombre +par les brumes matinales, s'élevait, découpant sur les maisons pâles sa +silhouette irrégulière. + +Cornélius reconnut le gibet. + +À ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'étaient plus que des +squelettes encore saignants. + +Le bon peuple de la Haye avait déchiqueté les chairs de ses victimes, +mais rapporté fidèlement au gibet le prétexte d'une double inscription +tracée sur une énorme pancarte. + +Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornélius parvint à +lire les lignes suivantes tracées par l'épais pinceau de quelque +barbouilleur d'enseignes: + +«Ici pendent le grand scélérat nommé Jean de Witt et le petit coquin +Corneille de Witt, son frère, deux ennemis du peuple, mais grands amis +du roi de France.» + +Cornélius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur +délirante, frappa des pieds et des mains à sa porte, si rudement et si +précipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'énormes +clefs à la main. + +Il ouvrit la porte en proférant d'horribles imprécations contre le +prisonnier qui le dérangeait en dehors des heures où il avait l'habitude +de se déranger. + +--Ah çà mais! est-il enragé, cet autre de Witt! s'écria-t-il; mais ces +de Witt ont donc le diable au corps! + +--Monsieur, monsieur, dit Cornélius en saisissant le geôlier par le bras +et en le traînant vers la fenêtre; monsieur, qu'ai-je donc lu là -bas? + +--Où, là -bas? + +--Sur cette pancarte. + +Et tremblant, pâle et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le +gibet surmonté de la cynique inscription. Gryphus se mit à rire. + +--Ah! ah! répondit-il. Oui, vous avez lu... Eh bien! mon cher monsieur, +voilà où l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M. +le prince d'Orange. + +--MM. de Witt ont été assassinés! murmura Cornélius la sueur au front et +en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux fermés. + +--MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous +cela assassinés, vous? Moi, je dis: exécutés. + +Et, voyant que le prisonnier était arrivé non seulement au calme, mais à +l'anéantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec +violence, et faisant rouler les verrous avec bruit. + +En revenant à lui, Cornélius se trouva seul et reconnut la chambre où il +se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appelée Gryphus, +comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui à une triste mort. + +Et comme c'était un philosophe, comme c'était surtout un chrétien, il +commença par prier pour l'âme de son parrain, puis pour celle du grand +pensionnaire, puis enfin il se résigna lui-même à tous les maux qu'il +plairait à Dieu de lui envoyer. + +Puis, après être descendu du ciel sur la terre, être rentré de la terre +dans son cachot, s'être bien assuré que dans ce cachot il était seul, il +tira de sa poitrine les trois caïeux de la tulipe noire et les cacha +derrière un grès sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le +coin le plus obscur de la prison. + +Inutile labeur de tant d'années! destruction de si douces espérances! sa +découverte allait donc aboutir au néant comme lui à la mort! Dans cette +prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de +soleil. + +À cette pensée, Cornélius entra dans un sombre désespoir dont il ne +sortit que par une circonstance extraordinaire. + +Quelle était cette circonstance? + +C'est ce que nous nous réservons de dire dans le chapitre suivant. + + + + +X + +La fille du geôlier + + +Le même soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en +ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba en +essayant de se retenir. Mais la main portant à faux, il se cassa le bras +au-dessus du poignet. + +Cornélius fit un mouvement vers le geôlier; mais comme il ne se doutait +pas de la gravité de l'accident: + +--Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas. + +Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia; +Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit +qu'il avait le bras cassé, et cet homme, si dur pour les autres, retomba +évanoui sur le seuil de la porte, où il demeura inerte et froid, +semblable à un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison était +demeurée ouverte, et Cornélius se trouvait presque libre. Mais l'idée ne +lui vint même pas à l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, à +la façon dont le bras avait plié, au bruit qu'il avait fait en pliant, +qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas à autre +chose qu'à porter secours au blessé, si mal intentionné que le blessé +lui eût paru à son endroit dans la seule entrevue qu'il eût eue avec +lui. + +Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, à la plainte qu'il avait +laissé échapper, un pas précipité se fit entendre dans l'escalier, et à +l'apparition qui suivit immédiatement le bruit de ce pas, Cornélius +poussa un petit cri auquel répondit le cri d'une jeune fille. + +Celle qui avait répondu au cri poussé par Cornélius, c'était la belle +Frisonne, qui voyant son père étendu à terre et le prisonnier courbé sur +lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalité, +était tombé à la suite d'une lutte engagée entre lui et le prisonnier. + +Cornélius comprit ce qui se passait dans le cÅ“ur de la jeune fille au +moment même où le soupçon entrait dans son cÅ“ur. + +Mais ramenée par le premier coup d'Å“il à la vérité, et honteuse de ce +qu'elle avait pu penser, elle leva vers le jeune homme ses beaux yeux +humides et lui dit: + +--Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pensé, et merci de +ce que vous faites. + +Cornélius rougit. + +--Je ne fais que mon devoir de chrétien, dit-il, en secourant mon +semblable. + +--Oui, et en le secourant ce soir, vous avez oublié les injures qu'il +vous a dites ce matin. Monsieur, c'est plus que de l'humanité, c'est +plus que du christianisme. + +Cornélius leva ses yeux sur la belle enfant, tout étonné qu'il était +d'entendre sortir de la bouche d'une fille du peuple une parole à la +fois si noble et si compatissante. + +Mais il n'eut pas le temps de lui témoigner sa surprise. Gryphus, revenu +de son évanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalité accoutumée lui +revenant avec la vie: + +--Ah! voilà ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du +prisonnier, on tombe en se hâtant, en tombant on se casse le bras, et +l'on vous laisse là sur le carreau. + +--Silence, mon père, dit Rosa, vous êtes injuste envers ce jeune +monsieur, que j'ai trouvé occupé à vous secourir. + +--Lui? fit Gryphus avec un air de doute. + +--C'est si vrai, monsieur, que je suis tout prêt à vous secourir encore. + +--Vous? dit Gryphus; êtes-vous donc médecin? + +--C'est mon premier état, dit le prisonnier. + +--De sorte que vous pourriez me remettre le bras? + +--Parfaitement. + +--Et que vous faut-il pour cela, voyons? + +--Deux clavettes de bois et des bandes de linge. + +--Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras; +c'est une économie; voyons, aide-moi à me lever, je suis de plomb. + +Rosa présenta au blessé son épaule; le blessé entoura le col de la jeune +fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses +jambes, tandis que Cornélius, pour lui épargner le chemin, roulait vers +lui un fauteuil. + +Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille. + +--Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te +demande. + +Rosa descendit et rentra un instant après avec deux douves de baril et +une grande bande de linge. + +Cornélius avait employé ce temps-là à ôter la veste du geôlier et à +retrousser ses manches. + +--Est-ce bien cela que vous désirez, monsieur? demanda Rosa. + +--Oui, mademoiselle, fit Cornélius en jetant les yeux sur les objets +apportés; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant +que je vais soutenir le bras de votre père. + +Rosa poussa la table. Cornélius posa le bras cassé dessus, afin qu'il se +trouvât à plat, et avec une habileté parfaite, rajusta la fracture, +adapta la clavette et serra les bandes. + +À la dernière épingle, le geôlier s'évanouit une seconde fois. + +--Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Cornélius, nous lui en +frotterons les tempes, et il reviendra. + +Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui était faite, Rosa, +après s'être assurée que son père était bien sans connaissance, +s'avançant vers Cornélius: + +--Monsieur, dit-elle, service pour service. + +--Qu'est-ce à dire, ma belle enfant? demanda Cornélius. + +--C'est-à -dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain +est venu s'informer aujourd'hui de la chambre où vous étiez; qu'on lui a +dit que vous occupiez la chambre de M. Corneille de Witt, et qu'à cette +réponse, il a ri d'une façon sinistre qui me fait croire que rien de bon +ne vous attend. + +--Mais, demanda Cornélius, que peut-on me faire? + +--Voyez d'ici ce gibet. + +--Mais je ne suis point coupable, dit Cornélius. + +--L'étaient-ils, eux, qui sont là -bas, pendus, mutilés, déchirés? + +--C'est vrai, dit Cornélius en s'assombrissant. + +--D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez, +coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procès commencera demain; +après-demain vous serez condamné: les choses vont vite par le temps qui +court. + +--Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle? + +--J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon père est +évanoui, que le chien est muselé, que rien par conséquent ne vous +empêche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voilà ce que je conclus. + +--Que dites-vous? + +--Je dis que je n'ai pu sauver M. Corneille ni M. Jean de Witt, hélas! +et que je voudrais bien vous sauver, vous. Seulement, faites vite; voilà +la respiration qui revient à mon père, dans une minute peut-être il +rouvrira les yeux, et il sera trop tard. Vous hésitez? + +En effet, Cornélius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il +la regardait sans l'entendre. + +--Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente. + +--Si fait, je comprends, fit Cornélius; mais... + +--Mais? + +--Je refuse. On vous accuserait. + +--Qu'importe? dit Rosa en rougissant. + +--Merci, mon enfant, reprit Cornélius, mais je reste. + +--Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous +serez condamné... condamné à mort, exécuté sur un échafaud et peut-être +assassiné, mis en morceaux comme on a assassiné et mis en morceaux M. +Jean et M. Corneille? Au nom du Ciel, ne vous occupez pas de moi et +fuyez cette chambre où vous êtes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux +de Witt. + +--Hein! s'écria le geôlier en se réveillant. Qui parle de ces coquins, +de ces misérables, de ces scélérats de de Witt? + +--Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Cornélius avec son doux +sourire; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'échauffer le +sang. + +Puis, tout bas à Rosa: + +--Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la +tranquillité et le calme d'un innocent. + +--Silence, dit Rosa. + +--Silence, et pourquoi? + +--Il ne faut pas que mon père soupçonne que nous avons causé ensemble. + +--Où serait le mal? + +--Où serait le mal? C'est qu'il m'empêcherait de jamais revenir ici, dit +la jeune fille. + +Cornélius reçut cette naïve confidence avec un sourire; il lui semblait +qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune. + +--Eh bien! que marmottez-vous là tous deux? dit Gryphus en se levant et +en soutenant son bras droit avec son bras gauche. + +--Rien, répondit Rosa; monsieur me prescrit le régime que vous avez à +suivre. + +--Le régime que je dois suivre! le régime que je dois suivre! Vous +aussi, vous en avez un à suivre, la belle! + +--Et lequel, mon père? + +--C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous +y venez, d'en sortir le plus vite possible; marchez donc devant moi, et +lestement! + +Rosa et Cornélius échangèrent un regard. + +Celui de Rosa voulait dire: + +--Vous voyez bien. + +Celui de Cornélius signifiait: + +--Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur! + + + + +XI + +Le testament de Cornélius van Baërle + + +Rosa ne s'était point trompée. Les juges vinrent le lendemain au +Buitenhof et interrogèrent Cornélius van Baërle. Au reste, +l'interrogatoire ne fut pas long; il fut avéré que Cornélius avait gardé +chez lui cette correspondance fatale des de Witt avec la France. + +Il ne le nia point. + +Il était seulement douteux aux yeux des juges que cette correspondance +lui eût été remise par son parrain, Corneille de Witt. + +Mais, comme depuis la mort des deux martyrs, Cornélius van Baërle +n'avait plus rien à ménager, non seulement il ne nia point que le dépôt +lui eût été confié par Corneille en personne, mais encore il raconta +comment, de quelle façon et dans quelle circonstance le dépôt lui avait +été confié. + +Cette confidence impliquait le filleul dans le crime du parrain. + +Il y avait complicité patente entre Corneille et Cornélius. + +Cornélius ne se borna point à cet aveu: il dit toute la vérité à +l'endroit de ses sympathies, de ses habitudes, de ses familiarités. Il +dit son indifférence en politique, son amour pour l'étude, pour les +arts, pour les sciences et pour les fleurs. Il raconta que jamais, +depuis le jour où Corneille était venu à Dordrecht et lui avait confié +ce dépôt, ce dépôt n'avait été touché ni même aperçu par le dépositaire. + +On lui objecta qu'à cet égard il était impossible qu'il dît la vérité, +puisque les papiers étaient justement enfermés dans une armoire où +chaque jour il plongeait la main et les yeux. + +Cornélius répondit que cela était vrai; mais qu'il ne mettait la main +dans le tiroir que pour s'assurer que ses oignons étaient bien secs, +mais qu'il n'y plongeait les yeux que pour s'assurer si ses oignons +commençaient à germer. + +On lui objecta que sa prétendue indifférence à l'égard de ce dépôt ne +pouvait se soutenir raisonnablement, parce qu'il était impossible +qu'ayant reçu un pareil dépôt de la main de son parrain, il n'en connût +pas l'importance. + +Ce à quoi il répondit: que son parrain Corneille l'aimait trop et +surtout était un homme trop sage pour lui avoir rien dit de la teneur de +ces papiers, puisque cette confidence n'eût servi qu'à tourmenter le +dépositaire. + +On lui objecta que si M. de Witt avait agi de la sorte, il eût joint au +paquet, en cas d'accident, un certificat constatant que son filleul +était complètement étranger à cette correspondance, ou bien, pendant son +procès, lui eût écrit quelque lettre qui pût servir à sa justification. + +Cornélius répondit que sans doute son parrain n'avait point pensé que +son dépôt courût aucun danger, caché comme il l'était dans une armoire +qui était regardée comme aussi sacrée que l'arche pour toute la maison +van Baërle; que par conséquent il avait jugé le certificat inutile; que, +quant à une lettre, il avait quelque souvenir qu'un moment avant son +arrestation, et comme il était absorbé dans la contemplation d'un oignon +des plus rares, le serviteur de M. Jean de Witt était entré dans son +séchoir et lui avait remis un papier; mais que de tout cela il ne lui +était resté qu'un souvenir pareil à celui qu'on a d'une vision; que le +serviteur avait disparu, et que quant au papier, peut-être le +trouverait-on si on le cherchait bien. + +Quant à Craeke, il était impossible de le retrouver, attendu qu'il avait +quitté la Hollande. + +Quant au papier, il était si peu probable qu'on le retrouverait, qu'on +ne se donna pas la peine de le chercher. + +Cornélius lui-même n'insista pas beaucoup sur ce point, puisque, en +supposant que ce papier se retrouvât, il pouvait n'avoir aucun rapport +avec la correspondance qui faisait le corps du délit. + +Les juges voulurent avoir l'air de pousser Cornélius à se défendre mieux +qu'il ne le faisait; ils usèrent vis-à -vis de lui de cette bénigne +patience qui dénote soit un magistrat intéressé par l'accusé, soit un +vainqueur qui a terrassé son adversaire, et qui étant complètement +maître de lui, n'a pas besoin de l'opprimer pour le perdre. + +Cornélius n'accepta point cette hypocrite protection, et dans une +dernière réponse qu'il fit avec la noblesse d'un martyr et le calme d'un +juste: + +--Vous me demandez, messieurs, dit-il, des choses auxquelles je n'ai +rien à répondre, sinon l'exacte vérité. Or, l'exacte vérité, la voici. +Le paquet est entré chez moi par la voie que j'ai dite; je proteste +devant Dieu que j'en ignorais et que j'en ignore encore le contenu; +qu'au jour de mon arrestation seulement, j'ai su que ce dépôt était la +correspondance du grand pensionnaire avec le marquis de Louvois. Je +proteste enfin que j'ignore et comment on a pu savoir que ce paquet +était chez moi, et surtout comment je puis être coupable pour avoir +accueilli ce que m'apportait mon illustre et malheureux parrain. + +Ce fut là tout le plaidoyer de Cornélius. Les juges allèrent aux +opinions. + +Ils considérèrent que tout rejeton de dissension civile est funeste, en +ce qu'il ressuscite la guerre qu'il est de l'intérêt de tous d'éteindre. + +L'un d'eux, et c'était un homme qui passait pour un profond observateur, +établit que ce jeune homme si flegmatique en apparence, devait être très +dangereux en réalité, attendu qu'il devait cacher sous le manteau de +glace qui lui servait d'enveloppe un ardent désir de venger MM. de Witt, +ses proches. + +Un autre fit observer que l'amour des tulipes s'allie parfaitement avec +la politique, et qu'il est historiquement prouvé que plusieurs hommes +très dangereux ont jardiné ni plus ni moins que s'ils en faisaient leur +état, quoiqu'au fond ils fussent occupés de bien autre chose; témoin +Tarquin l'Ancien, qui cultivait des pavots à Gabies, et le grand Condé, +qui arrosait ses Å“illets au donjon de Vincennes, et cela au moment où le +premier méditait sa rentrée à Rome et le second sa sortie de prison. + +Le juge conclut par ce dilemme: + +Ou M. Cornélius van Baërle aime fort les tulipes, ou il aime fort la +politique; dans l'un et l'autre cas, il nous a menti; d'abord parce +qu'il est prouvé qu'il s'occupait de politique et cela par les lettres +que l'on a trouvées chez lui; ensuite parce qu'il est prouvé qu'il +s'occupait de tulipes. Les caïeux sont là qui en font foi. Enfin--et là +était l'énormité--, puisque Cornélius van Baërle s'occupait à la fois de +tulipes et de politique, l'accusé était donc d'une nature hybride, d'une +organisation amphibie, travaillant avec une ardeur égale la politique et +la tulipe, ce qui lui donnerait tous les caractères de l'espèce d'hommes +la plus dangereuse au repos public et une certaine ou plutôt une +complète analogie avec les grands esprits dont Tarquin l'Ancien et M. de +Condé fournissaient tout à l'heure un exemple. + +Le résultat de tous ces raisonnements fut que M. le prince stathouder de +Hollande saurait, sans aucun doute, un gré infini à la magistrature de +la Haye de lui simplifier l'administration des sept provinces, en +détruisant jusqu'au moindre germe de conspiration contre son autorité. + +Cet argument prima tous les autres, et pour détruire efficacement le +germe des conspirations, la peine de mort fut prononcée à l'unanimité +contre M. Cornélius van Baërle, coupable et convaincu d'avoir, sous les +apparences innocentes d'un amateur de tulipes, participé aux détestables +intrigues et aux abominables complots de MM. de Witt contre la +nationalité hollandaise et à leurs secrètes relations avec l'ennemi +français. + +La sentence portait subsidiairement que le susdit Cornélius van Baërle +serait extrait de la prison du Buitenhof pour être conduit à l'échafaud +dressé sur la place du même nom, où l'exécuteur des jugements lui +trancherait la tête. + +Comme cette délibération avait été sérieuse, elle avait duré une +demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait été +réintégré dans sa prison. + +Ce fut là que le greffier des États lui vint lire l'arrêt. + +Maître Gryphus était retenu sur son lit par la fièvre que lui causait la +fracture de son bras. Ses clefs étaient passées aux mains d'un de ses +valets surnuméraires, et derrière ce valet, qui avait introduit le +greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'était venue placer à l'encoignure +de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses soupirs et ses +sanglots. + +Cornélius écouta la sentence avec un visage plus étonné que triste. + +La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose à +répondre. + +--Ma foi, non, répondit-il. J'avoue seulement qu'entre toutes les causes +de mort qu'un homme de précaution peut prévoir pour les parer, je +n'eusse jamais soupçonné celle-là . + +Sur laquelle réponse le greffier salua Cornélius van Baërle avec toute +la considération que ces sortes de fonctionnaires accordent aux grands +criminels de tout genre. + +Et comme il allait sortir: + +--À propos, M. le greffier, dit Cornélius, pour quel jour est la chose, +s'il vous plaît? + +--Mais pour aujourd'hui, répondit le greffier, un peu gêné par le +sang-froid du condamné. + +Un sanglot éclata derrière la porte. + +Cornélius se pencha pour voir qui avait poussé ce sanglot, mais Rosa +avait deviné le mouvement et s'était rejetée en arrière. + +--Et, ajouta Cornélius, à quelle heure l'exécution? + +--Monsieur, pour midi. + +--Diable! fit Cornélius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures +il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps à perdre. + +--Pour vous réconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en +saluant jusqu'à terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous +plaira. + +En disant ces mots, il sortit à reculons, et le geôlier remplaçant +l'allait suivre en refermant la porte de Cornélius, quand un bras blanc +et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte. + +Cornélius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles +blanches, coiffure des belles Frisonnes; il n'entendit qu'un murmure à +l'oreille du guichetier; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la +main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il +s'assit au milieu de l'escalier, gardé ainsi en haut par lui, en bas par +le chien. + +Le casque d'or fit volte-face, et Cornélius reconnut le visage sillonné +de pleurs et les grands yeux bleus tout noyés de la belle Rosa. + +La jeune fille s'avança vers Cornélius en appuyant ses deux mains sur sa +poitrine brisée. + +--Oh! monsieur, monsieur! dit-elle. + +Et elle n'acheva point. + +--Ma belle enfant, répliqua Cornélius ému, que désirez-vous de moi? Je +n'ai pas grand pouvoir désormais sur rien, je vous en avertis. + +--Monsieur, je viens réclamer de vous une grâce, dit Rosa tendant ses +mains moitié vers Cornélius, moitié vers le ciel. + +--Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier; car vos larmes +m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus +le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et même avec +joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi votre +désir, ma belle Rosa. + +La jeune fille se laissa glisser à genoux. + +--Pardonnez à mon père, dit-elle. + +--À votre père! fit Cornélius étonné. + +--Oui, il a été si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est +ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particulièrement qu'il a +brutalisé. + +--Il est puni, chère Rosa, plus que puni même par l'accident qui lui est +arrivé, et je lui pardonne. + +--Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, à mon tour, +quelque chose pour vous? + +--Vous pouvez sécher vos beaux yeux, chère enfant, répondit Cornélius +avec son doux sourire. + +--Mais pour vous... pour vous... + +--Celui qui n'a plus à vivre qu'une heure est un grand Sybarite s'il a +besoin de quelque chose, chère Rosa. + +--Ce ministre qu'on vous avait offert...? + +--J'ai adoré Dieu toute ma vie, Rosa, je l'ai adoré dans ses Å“uvres, +béni dans sa volonté. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous +demanderai donc pas un ministre. La dernière pensée qui m'occupe, Rosa, +se rapporte à la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chère, je vous en +prie, dans l'accomplissement de cette dernière pensée. + +--Ah! M. Cornélius, parlez, parlez! s'écria la jeune fille inondée de +larmes. + +--Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon +enfant. + +--Rire! s'écria Rosa au désespoir, rire en ce moment! Mais vous ne +m'avez donc pas regardée, M. Cornélius? + +--Je vous ai regardée, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux +de l'âme. Jamais femme plus belle, jamais âme plus pure ne s'était +offerte à moi; et si je ne vous regarde plus à partir de ce moment, +pardonnez-moi, c'est parce que, prêt à sortir de la vie, j'aime mieux +n'avoir rien à y regretter. + +Rosa tressaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures +sonnaient au beffroi du Buitenhof. Cornélius comprit. + +--Oui, oui, hâtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa. + +Alors tirant de sa poitrine, où il l'avait caché de nouveau depuis qu'il +n'avait plus peur d'être fouillé, le papier qui enveloppait les trois +caïeux: + +--Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aimé les fleurs. C'était le temps +où j'ignorais que l'on pût aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne +vous détournez pas, Rosa, dussé-je vous faire une déclaration d'amour. +Cela, pauvre enfant, ne tirerait pas à conséquence; il y a là -bas sur le +Buitenhof certain acier qui dans soixante minutes fera raison de ma +témérité. Donc j'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouvé, je le crois +du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible, +et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de +cent mille florins proposé par la société horticole de Harlem. Ces cent +mille florins--et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette--, +ces cent mille florins je les ai là dans ce papier; ils sont gagnés avec +les trois caïeux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car +je vous les donne. + +--Monsieur Cornélius! + +--Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort à personne, +mon enfant. Je suis seul au monde; mon père et ma mère sont morts; je +n'ai jamais eu ni sÅ“ur ni frère; je n'ai jamais pensé à aimer personne +d'amour, et si quelqu'un a pensé à m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous +le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonné, puisque à cette +heure vous seule êtes dans mon cachot, me consolant et me secourant. + +--Mais, monsieur, cent mille florins... + +--Ah! soyons sérieux, chère enfant, dit Cornélius. Cent mille florins +feront une belle dot à votre beauté; vous les aurez, les cent mille +florins, car je suis sûr de mes caïeux. Vous les aurez donc, chère Rosa, +et je ne vous demande en échange que la promesse d'épouser un brave +garçon, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi +j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que +quelques minutes... + +La pauvre fille étouffait sous ses sanglots. + +Cornélius lui prit la main. + +--Écoutez-moi, continua-t-il; voici comment vous procéderez. Vous +prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez à +Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande nº 6; vous y +planterez dans une caisse profonde ces trois caïeux, ils fleuriront en +mai prochain, c'est-à -dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur +sur sa tige, passez les nuits à la garantir du vent, les jours à la +sauver du soleil. Elle fleurira noir, j'en suis sûr. Alors vous ferez +prévenir le président de la société de Harlem. Il fera constater par le +congrès la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille +florins. + +Rosa poussa un grand soupir. + +--Maintenant, continua Cornélius en essuyant une larme tremblante au +bord de sa paupière et qui était donnée bien plus à cette merveilleuse +tulipe noire qu'il ne devait pas voir qu'à cette vie qu'il allait +quitter, je ne désire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle _Rosa +Baërlensis_, c'est-à -dire qu'elle rappelle en même temps votre nom et le +mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez +oublier ce mot, tâchez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous +l'écrive. + +Rosa éclata en sanglots et tendit un livre relié en chagrin, qui portait +les initiales de C. W. + +--Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier. + +--Hélas! répondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain, +Corneille de Witt. Il y a puisé la force de subir la torture et +d'entendre sans pâlir son jugement. Je l'ai trouvée dans cette chambre +après la mort du martyr, je l'ai gardée comme une relique; aujourd'hui +je vous l'apportais, car il me semblait que ce livre avait en lui une +force toute divine. Vous n'avez pas eu besoin de cette force que Dieu +avait mise en vous. Dieu soit loué! Écrivez dessus ce que vous avez à +écrire, M. Cornélius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire, +ce que vous écrirez sera accompli. + +Cornélius prit la Bible et la baisa respectueusement. + +--Avec quoi écrirai-je? demanda-t-il. + +--Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y était, je l'ai +conservé. C'était le crayon que Jean de Witt avait prêté à son frère et +qu'il n'avait pas songé à reprendre. + +Cornélius le prit, et sur la seconde page--car, on se le rappelle, la +première avait été déchirée--, près de mourir à son tour comme son +parrain, il écrivit d'une main non moins ferme: + +«Ce 23 août 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon âme à +Dieu sur un échafaud, je lègue à Rosa Gryphus le seul bien qui me soit +resté de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant été confisqués; +je lègue, dis-je, à Rosa Gryphus trois caïeux qui, dans ma conviction +profonde, doivent donner au mois de mai prochain la grande tulipe noire, +objet du prix de cent mille florins proposé par la société de Harlem, +désirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place +comme mon unique héritière, à la seule charge d'épouser un jeune homme +de mon âge à peu près, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner à la +grande tulipe noire qui créera une nouvelle espère le nom de _Rosa +Baërlensis,_ c'est-à -dire son nom et le mien réunis. + +«Dieu me trouve en grâce et elle en santé! + + «Cornélius van Baërle.» + +Puis, donnant la Bible à Rosa: + +--Lisez, dit-il. + +--Hélas! répondit la jeune fille à Cornélius, je vous l'ai déjà dit, je +ne sais pas lire. + +Alors, Cornélius lut à Rosa le testament qu'il venait de faire. + +Les sanglots de la pauvre enfant redoublèrent. + +--Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec +mélancolie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle +Frisonne. + +--Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle. + +--Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc? + +--Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir. + +--Laquelle? je crois pourtant avoir fait accommodement par notre traité +d'alliance. + +--Vous me donnez les cent mille florins à titre de dot? + +--Oui. + +--Et pour épouser un homme que j'aimerai? + +--Sans doute. + +--Et bien! monsieur, cet argent ne peut être à moi. Je n'aimerai jamais +personne et ne me marierai pas. + +Et après ces mots péniblement prononcés, Rosa fléchit sur ses genoux et +faillit s'évanouir de douleur. + +Cornélius, effrayé de la voir si pâle et si mourante, allait la prendre +dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres, +retentit dans les escaliers accompagnés des aboiements du chien. + +--On vient vous chercher! s'écria Rosa en se tordant les mains. Mon +Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose à me +dire? + +Et elle tomba à genoux, la tête enfoncée dans ses bras, et toute +suffoquée de sanglots et de larmes. + +--J'ai à vous dire de cacher précieusement vos trois caïeux et de les +soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, et pour l'amour de +moi. Adieu, Rosa. + +--Oh! oui, dit-elle, sans lever la tête, oh! oui, ce que vous avez dit, +je le ferai. Excepté de me marier, ajouta-t-elle tout bas, car cela, oh! +cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible. + +Et elle enfonça dans son sein palpitant le cher trésor de Cornélius. + +Ce bruit qu'avaient entendu Cornélius et Rosa, c'était celui que faisait +le greffier qui revenait chercher le condamné, suivi de l'exécuteur, des +soldats destinés à fournir la garde de l'échafaud, et des curieux +familiers de la prison. + +Cornélius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les reçut en amis +plutôt qu'en persécuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il +plut à ces hommes pour l'exécution de leur office. + +Puis, d'un coup d'Å“il jeté sur la place par sa petite fenêtre grillée, +il aperçut l'échafaud, et à vingt pas de l'échafaud, le gibet, du bas +duquel avaient été détachées, par ordre du stathouder, les reliques +outragées des deux frères de Witt. + +Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Cornélius chercha +des yeux le regard angélique de Rosa; mais il ne vit derrière les épées +et les hallebardes qu'un corps étendu près d'un banc de bois et un +visage livide à demi voilé par de longs cheveux. + +Mais, en tombant inanimée, Rosa, pour obéir encore à son ami, avait +appuyé sa main sur son corset de velours, et même dans l'oubli de toute +vie, continuait instinctivement à recueillir le dépôt précieux que lui +avait confié Cornélius. + +Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts +crispés de Rosa la feuille jaunâtre de cette Bible sur laquelle +Cornélius de Witt avait si péniblement et si douloureusement écrit les +quelques lignes qui eussent infailliblement, si Cornélius les avait +lues, sauvé un homme et une tulipe. + + + + +XII + +L'exécution + + +Cornélius n'avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour +arriver au pied de son échafaud. + +Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement; +Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine +expression de douceur qui touchait à la compassion. + +Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que +ceux qui sortaient libres. + +On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au +pied de l'échafaud, plus il était encombré de curieux. + +C'étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu'ils +avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle +victime. + +Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea +dans la rue, s'étendit sur toute la surface de la place, s'éloignant +dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l'échafaud, +et qu'encombrait la foule. + +Aussi l'échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de +quatre ou cinq rivières. + +Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations, +pour ne pas les entendre, sans doute, Cornélius s'était absorbé en +lui-même. + +À quoi pensait ce juste qui allait mourir? + +Ce n'était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux. + +C'était aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan, +soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents à +la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait +égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la +politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baërle pour avoir +trop pensé aux tulipes. + +--L'affaire d'un coup d'épée, disait le philosophe, et mon beau rêve +commencera. + +Seulement restait à savoir si, comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou +et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d'un coup, +c'est-à -dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier. + +Van Baërle n'en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud. + +Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en eût, d'être l'ami de cet illustre +Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le +voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant. + +Il s'agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive +joie qu'en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts, +il verrait jusqu'au dernier moment la fenêtre grillée du Buitenhof. + +Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Cornélius posa son +menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux +se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui +allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie. + +Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud: le bourreau levait +son épée. + +Van Baërle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller +en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d'une autre lumière et d'une +autre couleur. + +Trois fois il sentit le vent froid de l'épée passer sur son col +frissonnant. + +Mais, ô surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse. + +Il ne vit aucun changement de nuances. + +Puis tout à coup, sans qu'il sût par qui, van Baërle se sentit relevé +par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds, quelque +peu chancelant. + +Il rouvrit les yeux. + +Quelqu'un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé +d'un grand sceau de cire rouge. + +Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil +hollandais, luisait au ciel; et la même fenêtre grillée le regardait du +haut du Buitenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis, +le regardaient du bas de la place. + +À force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'écouter, van Baërle commença +de comprendre ceci. + +C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que +les dix-sept livres de sang que van Baërle, à quelques onces près, avait +dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait +pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence. + +En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. Voilà +pourquoi l'épée, qui s'était levée avec ce reflet sinistre, avait +voltigé trois fois autour de sa tête comme l'oiseau funèbre autour de +celle de Turnus, mais ne s'était point abattue sur sa tête et avait +laissé intactes les vertèbres. + +Voilà pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi +encore le soleil continuait à rire dans l'azur médiocre, il est vrai, +mais très supportable des voûtes célestes. + +Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l'univers, +fut bien un peu désappointé; mais il se consola en faisant jouer avec un +certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que +les Grecs appelaient _trachelos_, et que nous autres Français nous +nommons modestement le cou. + +Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète, et qu'on +allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht. + +Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps madame de +Sévigné; il y avait un _post-scriptum_ à la lettre, et le plus important +de cette lettre était renfermé dans le _post-scriptum_. + +Par ce _post-scriptum_, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait +Cornélius van Baërle à une prison perpétuelle. + +Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable +pour la liberté. + +Cornélius écouta donc le _post-scriptum_, puis, après la première +contrariété soulevée par la déception que le _post-scriptum_ apportait: + +--Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du +bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes +trois caïeux de la tulipe noire. + +Mais Cornélius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept +prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher +ailleurs qu'à la Haye, qui est une capitale. + +Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, à ce qu'il paraît, les moyens +de nourrir van Baërle à la Haye, l'envoyait faire sa prison perpétuelle +dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas! mais +pourtant bien loin. + +Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l'île +que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse. + +Van Baërle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que +le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de +Barneveldt, et que les États, dans leur générosité envers le célèbre +publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient +accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa +nourriture. + +--Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baërle, on me +donnera douze sous à grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je +vivrai. + +Puis tout à coup frappé d'un souvenir terrible: + +--Ah! s'écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux! et que le +terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas +à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête +qu'il avait bien manqué de laisser tomber plus bas. + + + + +XIII + +Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur + + +Tandis que Cornélius réfléchissait de la sorte, un carrosse s'était +approché de l'échafaud. + +Ce carrosse était pour le prisonnier. On l'invita à y monter; il obéit. + +Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il espérait voir à la fenêtre +le visage consolé de Rosa, mais le carrosse était attelé de bons chevaux +qui emportèrent bientôt van Baërle du sein des acclamations que +vociférait cette multitude en l'honneur du très magnanime stathouder +avec un certain mélange d'invectives à l'adresse des de Witt et de leur +filleul sauvé de la mort. + +Ce qui faisait dire aux spectateurs: + +--Il est bien heureux que nous nous soyons pressés de faire justice de +ce grand scélérat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi +la clémence de Son Altesse nous les eût bien certainement enlevés comme +elle vient de nous enlever celui-ci! + +Parmi tous ces spectateurs que l'exécution de van Baërle avait attirés +sur le Buitenhof, et que la façon dont la chose avait tourné +désappointait quelque peu, le plus désappointé certainement était +certain bourgeois vêtu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien +joué des pieds et des mains, qu'il en était arrivé à n'être séparé de +l'échafaud que par la rangée de soldats qui entouraient l'instrument du +supplice. + +Beaucoup s'était montrés avides de voir couler le sang _perfide_ du +coupable Cornélius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste +désir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question. + +Les plus enragés étaient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se +garder une meilleure place; mais lui, devançant les plus enragés, avait +passé la nuit au seuil de la prison, et de la prison il était arrivé au +premier rang, comme nous avons dit, _unguibus et rostro_, caressant les +uns et frappant les autres. + +Et quand le bourreau avait amené son condamné sur l'échafaud, le +bourgeois, monté sur une borne de la fontaine pour mieux voir et être +mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait: + +--C'est convenu, n'est-ce pas? + +Geste auquel le bourreau avait répondu par un autre geste qui voulait +dire: + +--Soyez donc tranquille. + +Qu'était donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et +que voulait dire cet échange de gestes? Rien de plus naturel; ce +bourgeois était mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de +Cornélius était, comme nous l'avons vu, venu à la Haye pour essayer de +s'approprier les trois caïeux de la tulipe noire. + +Boxtel avait d'abord essayé de mettre Gryphus dans ses intérêts, mais +celui-ci tenait du bouledogue pour la fidélité, la défiance et les coups +de crocs. Il avait en conséquence pris à rebrousse-poil la haine de +Boxtel, qu'il avait évincé comme un fervent ami s'enquérant de choses +indifférentes pour ménager certainement quelque moyen d'évasion au +prisonnier. + +Aussi, aux premières propositions que Boxtel avait faites à Gryphus, de +soustraire les caïeux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du +moins dans quelque coin de son cachot, Cornélius van Baërle, Gryphus +n'avait répondu que par une expulsion accompagnée des caresses du chien +de l'escalier. + +Boxtel ne s'était pas découragé pour un fond de culotte resté aux dents +du molosse. Il était revenu à la charge; mais cette fois, Gryphus était +dans son lit, fiévreux et bras cassé. Il n'avait donc pas admis le +pétitionnaire, qui s'était retourné vers Rosa, offrant à la jeune fille, +en échange des trois caïeux, une coiffure d'or pur. Ce à quoi la noble +jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui +proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoyé +le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le +dernier héritier du condamné. + +Ce renvoi fit naître une idée dans l'esprit de Boxtel. + +Sur ces entrefaites, le jugement avait été prononcé; jugement expéditif, +comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il +s'arrêta en conséquence à l'idée que lui avait suggérée Rosa; il alla +trouver le bourreau. + +Isaac ne doutait pas que Cornélius ne mourût avec ses tulipes sur le +cÅ“ur. + +En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses: + +Rosa, c'est-à -dire l'amour; Guillaume, c'est-à -dire la clémence. + +Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux étaient exacts. + +Moins Guillaume, Cornélius mourait. + +Moins Rosa, Cornélius mourait, ses caïeux sur son cÅ“ur. + +Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna à cet homme comme +un grand ami du condamné, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il +laissait à l'exécuteur, il acheta toute la défroque du futur mort pour +la somme un peu exorbitante de cent florins. + +Mais qu'était-ce qu'une somme de cent florins pour un homme à peu près +sûr d'acheter pour cette somme le prix de la société de Harlem? + +C'était de l'argent prêté à mille pour un, ce qui est, on en conviendra, +un assez joli placement. + +Le bourreau, de son côté, n'avait rien ou presque rien à faire pour +gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'exécution finie, laisser +mynheer Boxtel monter sur l'échafaud avec ses valets pour recueillir les +restes inanimés de son ami. + +La chose au reste était en usage parmi les fidèles quand un de leurs +maîtres mourait publiquement sur le Buitenhof. + +Un fanatique comme l'était Cornélius pouvait bien avoir un autre +fanatique qui donnât cent florins de ses reliques. + +Aussi le bourreau acquiesça-t-il à la proposition. Il n'y avait mis +qu'une condition, c'est qu'il serait payé d'avance. + +Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait +n'être pas content et par conséquent ne pas vouloir payer en sortant. + +Boxtel paya d'avance, et attendit. + +Qu'on juge après cela si Boxtel était ému, s'il surveillait gardes, +greffier, exécuteur, si les mouvements de van Baërle l'inquiétaient. +Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant +n'écraserait-il pas dans sa chute les inestimables caïeux? Avait-il eu +soin au moins de les enfermer dans une boîte d'or, par exemple, l'or +étant le plus dur de tous les métaux? + +Nous n'entreprendrons pas de décrire l'effet produit sur ce digne mortel +par l'empêchement apporté à l'exécution de la sentence. À quoi perdait +donc son temps le bourreau à faire flamboyer son épée ainsi au-dessus de +la tête de Cornélius au lieu d'abattre cette tête? Mais quand il vit le +greffier prendre la main du condamné, le relever tout en tirant de sa +poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la grâce +accordée par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du +tigre, de l'hyène et du serpent éclata dans ses yeux, dans son cri, dans +son geste; s'il eût été à portée de van Baërle, il se fût jeté sur lui +et l'eût assassiné. + +Ainsi donc, Cornélius vivrait, Cornélius irait à Loewestein; là , dans sa +prison, il emporterait les caïeux, et peut-être se trouverait-il un +jardin où il arriverait à faire fleurir la tulipe noire. + +Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre écrivain ne peut +décrire, et qu'il est obligé de livrer à l'imagination de ses lecteurs +dans toute la simplicité du fait. + +Boxtel, pâmé, tomba de sa borne sur quelques orangistes mécontents comme +lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant +que les cris poussés par mynheer Isaac étaient des cris de joie, le +bourrèrent de coups de poing, qui certes n'eussent pas été mieux donnés +de l'autre côté du détroit. + +Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing à la douleur que +ressentait Boxtel? + +Il voulut alors courir après le carrosse qui emportait Cornélius avec +ses caïeux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pavé, trébucha, +perdit son centre de gravité, roula à dix pas et ne se releva que foulé, +meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut passé +sur le dos. + +Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui était en veine de malheur, +en fut donc pour ses habits déchirés, son dos meurtri et ses mains +égratignées. + +On aurait pu croire que c'était assez comme cela pour Boxtel. + +On se serait trompé. + +Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et +les jeta en holocauste à cette divinité farouche et insensible qu'on +appelle l'Envie. + +Ce fut une offrande sans doute agréable à cette déesse qui n'a, dit la +mythologie, que des serpents en guise de coiffure. + + + + +XIV + +Les pigeons de Dordrecht + + +C'était déjà certes un grand honneur pour Cornélius van Baërle que +d'être enfermé justement dans cette même prison qui avait reçu le savant +M. Grotius. + +Mais une fois arrivé à la prison, un honneur bien plus grand +l'attendait. Il se trouva que la chambre habitée par l'illustre ami de +Barneveldt était vacante à Loewestein, quand la clémence du prince +d'Orange y envoya le tulipier van Baërle. + +Cette chambre avait bien mauvaise réputation dans le château depuis que, +grâce à l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en était enfui dans le +fameux coffre à livres qu'on avait oublié de visiter. + +D'un autre côté, cela parut de bien bon augure à van Baërle, que cette +chambre lui fût donnée pour logement; car enfin, jamais, selon ses idées +à lui, un geôlier n'eût dû faire habiter à un second pigeon la cage d'où +un premier s'était si facilement envolé. + +La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps à en +consigner ici les détails. Sauf une alcôve qui avait été pratiquée pour +madame Grotius, c'était une chambre de prison comme les autres, plus +élevée peut-être; aussi, par la fenêtre grillée, avait-on une charmante +vue. + +L'intérêt de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain +nombre de descriptions d'intérieur. Pour van Baërle, la vie était autre +chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-delà +de sa machine pneumatique deux choses dont la pensée seulement, cette +libre voyageuse, pouvait désormais lui fournir la possession factice: + +Une fleur et une femme, l'une et l'autre à jamais perdues pour lui. + +Il se trompait par bonheur, le bon van Baërle! Dieu qui l'avait, au +moment où il marchait à l'échafaud, regardé avec le sourire d'un père, +Dieu lui réservait au sein même de sa prison, dans la chambre de M. +Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en +partage. + +Un matin, à sa fenêtre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du +Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derrière une forêt de +cheminées, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons +accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout +frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein. + +--Ces pigeons, se dit van Baërle, viennent de Dordrecht et par +conséquent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot à +l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses +nouvelles à Dordrecht, où on le pleure. + +Puis, après un moment de rêverie: + +--Ce quelqu'un-là , ajouta van Baërle, ce sera moi. On est patient quand +on a vingt-huit ans et qu'on est condamné à une prison perpétuelle, +c'est-à -dire à quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours +de prison. + +Van Baërle, tout en pensant à ses trois caïeux--car cette pensée battait +toujours au fond de sa mémoire comme bat le cÅ“ur au fond de la +poitrine--, van Baërle, disons-nous, tout en pensant à ses trois caïeux, +se fit un piège à pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les +ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de +France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une +femelle. + +Il mit deux autres mois à prendre un mâle; puis il les enferma ensemble, +et vers le commencement de l'année 1673, ayant obtenu des Å“ufs, il lâcha +la femelle, qui, confiante dans le mâle qui les couvait à sa place, s'en +alla toute joyeuse à Dordrecht avec son billet sous son aile. + +Elle revint le soir. + +Elle avait conservé le billet. + +Elle le garda ainsi quinze jours, au grand désappointement d'abord, puis +ensuite au grand désespoir de van Baërle. + +Le seizième jour enfin elle revint à vide. + +Or, van Baërle adressait ce billet à sa nourrice, la vieille Frisonne, +et suppliait les âmes charitables qui le trouveraient de le lui remettre +le plus sûrement et le plus promptement possible. + +Dans cette lettre, adressée à sa nourrice, il y avait un petit billet +adressé à Rosa. + +Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les +murailles des vieux châteaux et qui les fait fleurir dans un peu de +pluie, Dieu permit que la nourrice de van Baërle reçut cette lettre. + +Et voici comment: + +En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac +Boxtel avait abandonné non seulement sa maison, non seulement son +domestique, non seulement son observatoire, non seulement son télescope, +mais encore ses pigeons. + +Le domestique, qu'on avait laissé sans gages, commença par manger le peu +d'économies qu'il avait, puis ensuite se mit à manger les pigeons. + +Ce que voyant, les pigeons émigrèrent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit +de Cornélius van Baërle. + +La nourrice était un bon cÅ“ur qui avait besoin d'aimer quelque chose. +Elle se prit de bonne amitié pour les pigeons qui étaient venus lui +demander l'hospitalité, et quand le domestique d'Isaac réclama, pour les +manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mangé les douze ou +quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de +Hollande la pièce. + +C'était le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique +accepta-t-il avec une grande joie. + +La nourrice se trouva donc légitime propriétaire des pigeons de +l'envieux. + +C'étaient ces pigeons mêlés à d'autres qui dans leurs pérégrinations +visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du +blé d'une autre nature, du chènevis d'un autre goût. + +Le hasard, ou plutôt Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute +chose, Dieu avait fait que Cornélius van Baërle avait pris justement un +de ces pigeons-là . + +Il en résulta que si l'envieux n'eût pas quitté Dordrecht pour suivre +son rival à la Haye d'abord, puis ensuite à Gorcum ou à Loewestein, +comme on voudra, les deux localités n'étant séparées que par la jonction +du Wahal et de la Meuse, c'eût été entre ses mains et non entre celles +de la nourrice que fût tombé le billet écrit par van Baërle; de sorte +que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, eût perdu +son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir à raconter les événements +variés qui, pareils à un tapis aux mille couleurs, vont se dérouler sous +notre plume, nous n'eussions eu à décrire qu'une longue série de jours +pâles, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit. + +Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Baërle. + +Aussi vers les premiers jours de février, comme les premières heures du +soir descendaient du ciel laissant derrière elles les étoiles +naissantes, Cornélius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix +qui le fit tressaillir. + +Il porta la main à son cÅ“ur et écouta. + +C'était la voix douce et harmonieuse de Rosa. + +Avouons-le, Cornélius ne fut pas si étourdi de surprise, si extravagant +de joie qu'il l'eût été sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait, +en échange de sa lettre, rapporté l'espoir sous son aile vide, et il +s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, à avoir, si le billet +lui avait été remis, des nouvelles de son amour et de ses caïeux. + +Il se leva, prêtant l'oreille, inclinant le corps du côté de la porte. + +Oui, c'étaient bien les accents qui l'avaient ému si doucement à la +Haye. + +Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye à Loewestein, +Rosa qui avait réussi, Cornélius ne savait comment, à pénétrer dans la +prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement à pénétrer jusqu'au +prisonnier? + +Tandis que Cornélius, à ce propos, échafaudait pensée sur pensée, désirs +sur inquiétudes, le guichet placé à la porte de sa cellule s'ouvrit, et +Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait +pâli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de +Cornélius en lui disant: + +--Oh! monsieur! monsieur, me voici. + +Cornélius étendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie. + +--Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il. + +--Silence! parlons bas, mon père me suit, dit la jeune fille. + +--Votre père? + +--Oui, il est là dans la cour au bas de l'escalier, il reçoit les +instructions du gouverneur, il va monter. + +--Les instructions du gouverneur?... + +--Écoutez, je vais tâcher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder +a une maison de campagne à une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas +autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les +animaux qui sont enfermés dans cette métairie. Dès que j'ai reçu votre +lettre, que je n'ai pu lire, hélas! mais que votre nourrice m'a lue, +j'ai couru chez ma tante; là je suis restée jusqu'à ce que le prince +vînt à la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon père +troquât ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye +contre les fonctions de geôlier à la forteresse de Loewestein. Il ne se +doutait pas de mon but; s'il l'eût connu, peut-être eût-il refusé; au +contraire, il accorda. + +--De sorte que vous voilà ? + +--Comme vous voyez. + +--De sorte que je vous verrai tous les jours? + +--Le plus souvent que je pourrai. + +--Ô Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornélius, vous m'aimez donc un peu? + +--Un peu... dit-elle, oh! vous n'êtes pas assez exigeant, M. Cornélius. + +Cornélius lui tendit passionnément les mains, mais leurs doigts seuls +purent se toucher à travers le grillage. + +--Voici mon père! dit la jeune fille. + +Et Rosa quitta vivement la porte et s'élança vers le vieux Gryphus qui +apparaissait au haut de l'escalier. + + + + +XV + +Le guichet + + +Gryphus était suivi du molosse. + +Il lui faisait faire sa ronde pour qu'à l'occasion il reconnut les +prisonniers. + +--Mon père, dit Rosa, c'est ici la fameuse chambre d'où M. Grotius s'est +évadé; vous savez, M. Grotius? + +--Oui, oui, ce coquin de Grotius; un ami de ce scélérat de Barneveldt, +que j'ai vu exécuter quand j'étais enfant. Grotius! ah! ah! c'est de +cette chambre qu'il s'est évadé. Eh bien, je réponds que personne ne +s'en évadera après lui. + +Et, en ouvrant la porte, il commença dans l'obscurité son discours au +prisonnier. + +Quant au chien, il alla en grognant flairer les mollets du prisonnier, +comme pour lui demander de quel droit il n'était pas mort, lui qu'il +avait vu sortir entre le greffier et le bourreau. + +Mais la belle Rosa l'appela, et le molosse vint à elle. + +--Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tâcher de projeter un +peu de lumière autour de lui, vous voyez en moi votre nouveau geôlier. +Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sous ma surveillance. +Je ne suis pas méchant, mais je suis inflexible pour tout ce qui +concerne la discipline. + +--Mais je vous connais parfaitement, mon cher M. Gryphus, dit le +prisonnier en entrant dans le cercle de lumière que projetait la +lanterne. + +--Tiens, tiens, c'est vous, M. van Baërle, dit Gryphus; ah! c'est vous; +tiens, tiens, tiens, comme on se rencontre! + +--Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher M. Gryphus, que je vois +que votre bras va à merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez +la lanterne. + +Gryphus fronça le sourcil. + +--Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes. +Son Altesse vous a laissé la vie, je ne l'aurais pas fait, moi. + +--Bah! demanda Cornélius; et pourquoi cela? + +--Parce que vous êtes homme à conspirer de nouveau; vous autres savants, +vous avez commerce avec le diable. + +--Ah çà ! maître Gryphus, êtes-vous mécontent de la façon dont je vous ai +remis le bras, ou du prix que je vous ai demandé? fit en riant +Cornélius. + +--Au contraire, morbleu! au contraire! maugréa le geôlier, vous me +l'avez trop bien remis, le bras; il y a quelque sorcellerie là -dessous: +au bout de six semaines je m'en servais comme s'il ne lui fût rien +arrivé. À telles enseignes que le médecin du Buitenhof qui sait son +affaire, voulait me le casser de nouveau, pour me le remettre dans les +règles, promettant que, cette fois, je serais trois mois sans pouvoir +m'en servir. + +--Et vous n'avez pas voulu? + +--J'ai dit: Non. Tant que je pourrai faire le signe de la croix avec ce +bras-là (Gryphus était catholique), tant que je pourrai faire le signe +de la croix avec ce bras-là , je me moque du diable. + +--Mais si vous vous moquez du diable, maître Gryphus, à plus forte +raison devez-vous vous moquer des savants. + +--Oh! les savants, les savants! s'écria Gryphus sans répondre à +l'interpellation; les savants! j'aimerais mieux avoir dix militaires à +garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils +s'enivrent; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de +l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer, +s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, ça ne dépense rien, ça garde sa +tête fraîche pour conspirer. Mais je commence par vous dire que ça ne +vous sera pas facile à vous de conspirer. D'abord pas de livres, pas de +papiers, pas de grimoire. C'est avec les livres que M. Grotius s'est +sauvé. + +--Je vous assure, maître Gryphus, reprit van Baërle, que peut-être j'ai +eu un instant l'idée de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai +plus. + +--C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai +autant. C'est égal, c'est égal, Son Altesse a fait une lourde faute. + +--En ne me faisant pas couper la tête?... Merci, merci, maître Gryphus. + +--Sans doute. Voyez si MM. de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles +maintenant. + +--C'est affreux ce que vous dites-là , M. Gryphus, dit van Baërle en se +détournant pour cacher son dégoût. Vous oubliez que l'un était mon ami, +et l'autre... l'autre mon second père. + +--Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre sont des conspirateurs. +Et puis c'est par philanthropie que je parle. + +--Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher M. Gryphus, je ne +comprends pas bien. + +--Oui. Si vous étiez resté sur le billot de maître Harbruck... + +--Eh bien? + +--Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas +que je vais vous rendre la vie très dure. + +--Merci de la promesse, maître Gryphus. + +Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux geôlier, Rosa +derrière la porte lui répondait par un sourire plein d'angélique +consolation. Gryphus alla vers la fenêtre. Il faisait encore assez jour +pour qu'on vît sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans +une brume grisâtre. + +--Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le geôlier. + +--Mais, fort belle, dit Cornélius en regardant Rosa. + +--Oui, oui, trop de vue, trop de vue. + +En ce moment les deux pigeons, effarouchés par la vue et surtout par la +voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effarés +dans le brouillard. + +--Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le geôlier. + +--Mes pigeons, répondit Cornélius. + +--Mes pigeons! s'écria le geôlier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier +a quelque chose à lui? + +--Alors, dit Cornélius, les pigeons que le Bon Dieu m'a prêtés? + +--Voilà déjà une contravention, répliqua Gryphus, des pigeons! Ah! jeune +homme, jeune homme, je vous préviens d'une chose, c'est que, pas plus +tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite. + +--Il faudrait d'abord que vous les tinssiez, maître Gryphus, dit van +Baërle. Vous ne voulez pas que ce soient mes pigeons; ils sont encore +bien moins les vôtres, je vous jure, qu'ils ne sont les miens. + +--Ce qui est différé n'est pas perdu, maugréa le geôlier, et pas plus +tard que demain, je leur tordrai le cou. + +Et, tout en faisant cette méchante promesse à Cornélius, Gryphus se +pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le +temps à van Baërle de courir à la porte et de serrer la main de Rosa, +qui lui dit: + +--À neuf heures ce soir. + +Gryphus, tout occupé du désir de prendre dès le lendemain les pigeons +comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et +comme il avait fermé la fenêtre, il prit sa fille par le bras, sortit, +donna un double tour à la serrure, poussa les verrous, et s'en alla +faire les mêmes promesses à un autre prisonnier. À peine eut-il disparu, +que Cornélius s'approcha de la porte pour écourter le bruit décroissant +des pas; puis, lorsqu'il se fut éteint, il courut à la fenêtre et +démolit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les +chasser à tout jamais de sa présence que d'exposer à la mort les gentils +messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa. + +Cette visite du geôlier, ses menaces brutales, la sombre perspective de +sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put +distraire Cornélius des douces pensées et surtout du doux espoir que la +présence de Rosa venait de ressusciter dans son cÅ“ur. + +Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de +Loewestein. + +Rosa avait dit: «À neuf heures, attendez-moi.» + +La dernière note de bronze vibrait encore dans l'air quand Cornélius +entendit dans l'escalier le pas léger et la robe onduleuse de la belle +Frisonne, et bientôt le grillage de la porte sur laquelle Cornélius +fixait ardemment les yeux s'éclaira. + +Le guichet venait de s'ouvrir en dehors. + +--Me voici, dit Rosa encore tout essoufflée d'avoir gravi l'escalier, me +voici! + +--Oh! bonne Rosa! + +--Vous êtes content de me voir? + +--Vous me le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? Dites! + +--Écoutez, mon père s'endort chaque soir presque aussitôt qu'il a soupé; +alors je le couche un peu étourdi par le genièvre; n'en dites rien à +personne car, grâce à ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer +une heure avec vous. + +--Oh! je vous remercie, Rosa, chère Rosa. + +Et Cornélius avança, en disant ces mots, son visage si près du guichet +que Rosa retira le sien. + +--Je vous ai rapporté vos caïeux de tulipe, dit-elle. + +Le cÅ“ur de Cornélius bondit. Il n'avait point osé demander encore à Rosa +ce qu'elle avait fait du précieux trésor qu'il lui avait confié. + +--Ah! vous les avez donc conservés? + +--Ne me les aviez-vous pas donnés comme une chose qui vous était chère? + +--Oui, mais seulement parce que je vous les avais donnés, il me semble +qu'ils étaient à vous. + +--Ils étaient à moi après votre mort et vous êtes vivant, par bonheur. +Ah! comme j'ai béni Son Altesse. Si Dieu accorde au prince Guillaume +toutes les félicités que je lui ai souhaitées, certes le roi Guillaume +sera non seulement l'homme le plus heureux de son royaume mais de toute +la terre. Vous étiez vivant, dis-je, et tout en gardant la Bible de +votre parrain Corneille, j'étais résolue de vous rapporter vos caïeux; +seulement je ne savais comment faire. Or, je venais de prendre la +résolution d'aller demander au stathouder la place de geôlier de +Loewestein pour mon père, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre. +Ah! nous pleurâmes bien ensemble, je vous en réponds. Mais votre lettre +ne fit que m'affermir dans ma résolution. C'est alors que je partis pour +Leyde; vous savez le reste. + +--Comment, chère Rosa, reprit Cornélius, vous pensiez, avant ma lettre +reçue, à venir me rejoindre? + +--Si j'y pensais! répondit Rosa laissant prendre à son amour le pas sur +sa pudeur, mais je ne pensais qu'à cela! + +Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois, +Cornélius précipita son front et ses lèvres sur le grillage, et cela +sans doute pour remercier la belle jeune fille. + +Rosa se recula comme la première fois. + +--En vérité, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le cÅ“ur de +toute jeune fille, en vérité, j'ai bien souvent regretté de ne pas +savoir lire; mais jamais autant et de la même façon que lorsque votre +nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui +parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'étais, était muette +pour moi. + +--Vous avez souvent regretté de ne pas savoir lire? dit Cornélius; et à +quelle occasion? + +--Dame, fit la jeune fille en riant, pour lire toute les lettres que +l'on m'écrivait. + +--Vous receviez des lettres, Rosa? + +--Par centaines. + +--Mais qui vous les écrivait donc?... + +--Qui m'écrivait? Mais d'abord tous les étudiants qui passaient par le +Buitenhof, tous les officiers qui allaient à la place d'armes, tous les +commis et même les marchands qui me voyaient à ma petite fenêtre. + +--Et tous ces billets, chère Rosa, qu'en faisiez-vous? + +--Autrefois, répondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et +cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps, à quoi bon perdre +son temps à écouter toutes ces sottises? depuis un certain temps je les +brûle. + +--Depuis un certain temps! s'écria Cornélius avec un regard troublé tout +à la fois par l'amour et la joie. + +Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas +s'approcher les lèvres de Cornélius qui ne rencontrèrent hélas! que le +grillage, mais qui, malgré cet obstacle, envoyèrent jusqu'aux lèvres de +la jeune fille le souffle ardent du plus tendre des baisers. + +À cette flamme qui brûla ses lèvres, Rosa devint aussi pâle, plus pâle +peut-être qu'elle ne l'avait été au Buitenhof, le jour de l'exécution. +Elle poussa un gémissement plaintif, ferma ses beaux yeux et s'enfuit le +cÅ“ur palpitant, essayant en vain de comprimer avec sa main les +palpitations de son cÅ“ur. + +Cornélius, demeuré seul, en fut réduit à aspirer le doux parfum des +cheveux de Rosa, resté comme un captif entre le treillage. + +Rosa s'était enfuie si précipitamment qu'elle avait oublié de rendre à +Cornélius les trois caïeux de la tulipe noire. + + + + +XVI + +Maître et écolière + + +Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, était loin de partager la bonne +volonté de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt. + +Il n'avait que cinq prisonniers à Loewestein; la tâche de gardien +n'était donc pas difficile à remplir, et la geôle était une sorte de +sinécure donnée à son âge. + +Mais, dans son zèle, le digne geôlier avait grandi de toute la puissance +de son imagination la tâche qui lui était imposée. Pour lui, Cornélius +avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il +était en conséquence devenu le plus dangereux de ses prisonniers. Il +surveillait chacune de ses démarches, ne l'abordait qu'avec un visage +courroucé, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son +effroyable rébellion contre le clément stathouder. + +Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Baërle, croyant le +surprendre en faute, mais Cornélius avait renoncé aux correspondances +depuis qu'il avait sa correspondante sous la main. Il était même +probable que Cornélius, eût-il obtenu sa liberté entière et permission +complète de se retirer partout où il eût voulu, le domicile de la prison +avec Rosa et ses caïeux lui eût paru préférable à tout autre domicile +sans ses caïeux et sans Rosa. + +C'est qu'en effet chaque soir à neuf heures, Rosa avait promis de venir +causer avec le cher prisonnier, et dès le premier soir, Rosa, nous +l'avons vu, avait tenu parole. + +Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le même mystère et les +mêmes précautions. Seulement elle s'était promis à elle-même de ne pas +trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier +coup dans une conversation qui pût occuper sérieusement van Baërle, elle +commença par lui tendre à travers le grillage ses trois caïeux toujours +enveloppés dans le même papier. + +Mais, au grand étonnement de Rosa, van Baërle repoussa sa blanche main +du bout de ses doigts. + +Le jeune homme avait réfléchi. + +--Écoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute +notre fortune dans le même sac. Songez qu'il s'agit, ma chère Rosa, +d'accomplir une entreprise que l'on regarde jusqu'aujourd'hui comme +impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons +donc toutes nos précautions, afin, si nous échouons, de n'avoir rien à +nous reprocher. Voici comment j'ai calculé que nous parviendrions à +notre but. + +Rosa prêta toute son attention à ce qu'allait lui dire le prisonnier, et +cela plus pour l'importance qu'y attachait le malheureux tulipier que +pour l'importance qu'elle y attachait elle-même. + +--Voilà , continua Cornélius, comment j'ai calculé notre commune +coopération à cette grande affaire. + +--J'écoute, dit Rosa. + +--Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, à défaut de +jardin une cour quelconque, à défaut de cour une terrasse. + +--Nous avons un très beau jardin, dit Rosa; il s'étend le long du Wahal +et est plein de beaux vieux arbres. + +--Pouvez-vous, chère Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin +afin que j'en juge. + +--Dès demain. + +--Vous en prendrez à l'ombre et au soleil afin que je juge de ses deux +qualités sous les deux conditions de sécheresse et d'humidité. + +--Soyez tranquille. + +--La terre choisie par moi et modifiée s'il est besoin, nous ferons +trois parts de nos trois caïeux, vous en prendrez un que vous planterez +le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira +certainement si vous le soignez selon mes indications. + +--Je ne m'en éloignerai pas une seconde. + +--Vous m'en donnerez un autre que j'essaierai d'élever ici dans ma +chambre, ce qui m'aidera à passer ces longues journées pendant +lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour +celui-là , et d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifié à mon +égoïsme. Cependant, le soleil me visite quelquefois. Je tirerai +artificieusement parti de tout, même de la chaleur et de la cendre de ma +pipe. Enfin, nous tiendrons, ou plutôt vous tiendrez en réserve le +troisième caïeu, notre dernière ressource pour le cas où nos deux +premières expériences auraient manqué. De cette manière, ma chère Rosa, +il est impossible que nous n'arrivions pas à gagner les cent mille +florins de notre dot et à nous procurer le suprême bonheur de voir +réussir notre Å“uvre. + +--J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous +choisirez la mienne et la vôtre. Quant à la vôtre, il me faudra +plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu à la fois. + +--Oh! nous ne sommes pas pressés, chère Rosa; nos tulipes ne doivent pas +être enterrées avant un grand mois. Ainsi, vous voyez que nous avons +tout le temps; seulement pour planter votre caïeu, vous suivrez toutes +mes instructions, n'est-ce pas? + +--Je vous le promets. + +--Et une fois planté, vous me ferez part de toutes les circonstances qui +pourront intéresser notre élève, tels que changements atmosphériques, +traces dans les allées, traces sur les plates-bandes. Vous écouterez la +nuit si notre jardin n'est pas fréquenté par des chats. Deux de ces +malheureux animaux m'ont à Dordrecht ravagé deux plates-bandes. + +--J'écouterai. + +--Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, chère enfant? + +--La fenêtre de ma chambre à coucher y donne. + +--Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent +point des rats. Les rats sont des rongeurs fort à craindre, et j'ai vu +de malheureux tulipiers reprocher bien amèrement à Noé d'avoir mis une +paire de rats dans l'arche. + +--Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats... + +--Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baërle, devenu +soupçonneux depuis qu'il était en prison; ensuite, il y a un animal bien +plus à craindre encore que le chat et le rat! + +--Et quel est cet animal? + +--C'est l'homme! vous comprenez, chère Rosa, on vole un florin, et l'on +risque le bagne pour une pareille misère; et à plus forte raison peut-on +voler un caïeu de tulipe qui vaut cent mille florins. + +--Personne que moi n'entrera dans le jardin. + +--Vous me le promettez? + +--Je vous le jure! + +--Bien, Rosa! merci, chère Rosa! Oh! toute joie va donc me venir de +vous! + +Et, comme les lèvres de van Baërle se rapprochaient du grillage avec la +même ardeur que la veille, et que d'ailleurs, l'heure de la retraite +était arrivée, Rosa éloigna la tête et allongea la main. + +Dans cette jolie main, dont la coquette jeune fille avait un soin tout +particulier, était le caïeu. + +Cornélius baisa passionnément le bout des doigts de cette main. Était-ce +parce que cette main tenait un des caïeux de la grande tulipe noire? +Était-ce parce que cette main était la main de Rosa? + +C'est ce que nous laissons deviner à de plus savants que nous. Rosa se +retira donc avec les deux autres caïeux, les serrant contre sa poitrine. + +Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'étaient les caïeux de la +grande tulipe noire, ou parce que les caïeux lui venaient de Cornélius +van Baërle? + +Ce point, nous le croyons, serait plus facile à préciser que l'autre. + +Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment, la vie devint douce et +remplie pour le prisonnier. + +Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des caïeux. + +Chaque soir, elle lui apportait poignée à poignée la terre de la portion +du jardin qu'il avait trouvée la meilleure et qui en effet était +excellente. + +Une large cruche que Cornélius avait cassée habilement lui donna un fond +propice, il l'emplit à moitié et mélangea la terre apportée par Rosa +d'un peu de boue de rivière qu'il fit sécher et qui lui fournit un +excellent terreau. + +Puis, vers le commencement d'avril, il y déposa le premier caïeu. + +Dire ce que Cornélius déploya de soins, d'habileté et de ruse pour +dérober à la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y +parviendrons pas. Une demi-heure, c'est un siècle de sensations et de +pensées pour un prisonnier philosophe. + +Il ne se passait point de jour que Rosa ne vînt causer avec Cornélius. + +Les tulipes, dont Rosa faisait un cours complet, fournissaient le fond +de la conversation; mais si intéressant que soit ce sujet, on ne peut +pas toujours parler tulipes. + +Alors on parlait d'autre chose, et à son grand étonnement le tulipier +s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la +conversation. + +Seulement Rosa avait pris une habitude, elle tenait son beau visage +invariablement à six pouces du guichet, car la belle Frisonne était sans +doute défiante d'elle-même, depuis qu'elle avait senti à travers le +grillage combien le souffle d'un prisonnier peut brûler le cÅ“ur d'une +jeune fille. + +Il y a une chose surtout qui inquiétait à cette heure le tulipier +presque autant que ses caïeux et sur laquelle il revenait sans cesse: +c'était la dépendance où était Rosa de son père. + +Ainsi la vie de van Baërle, le docteur savant, le peintre pittoresque, +l'homme supérieur, de van Baërle qui le premier avait, selon toute +probabilité, découvert ce chef-d'Å“uvre de la création que l'on +appellerait, comme la chose était arrêtée d'avance, _Rosa Baërlensis_, +la vie, bien mieux que la vie, le bonheur de cet homme dépendait du plus +simple caprice d'un autre homme, et cet homme c'était un être d'un +esprit inférieur, d'une caste infime; c'était un geôlier, quelque chose +de moins intelligent que la serrure qu'il fermait, de plus dur que le +verrou qu'il tirait. C'était quelque chose du Caliban de _la Tempête_, +un passage entre l'homme et la brute. + +Eh bien, le bonheur de Cornélius dépendait de cet homme; cet homme +pouvait un beau matin s'ennuyer à Loewestein, trouver que l'air y était +mauvais, que le genièvre n'y était pas bon, et quitter la forteresse, et +emmener sa fille, et encore une fois Cornélius et Rosa étaient séparés. +Dieu, qui se lasse de faire trop pour ses créatures, finirait peut-être +alors par ne plus les réunir. + +--Et alors à quoi bon les pigeons voyageurs, disait Cornélius à la jeune +fille, puisque, chère Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous +écrirai, ni m'écrire ce que vous aurez pensé? + +--Eh bien! répondait Rosa, qui au fond du cÅ“ur craignait la séparation +autant que Cornélius, nous avons une heure tous les soirs, employons-la +bien. + +--Mais il me semble, reprit Cornélius, que nous ne l'employons pas mal. + +--Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi à lire et +à écrire; je profiterai de vos leçons, croyez-moi, et de cette façon +nous ne serons plus jamais séparés que par notre volonté à nous-mêmes. + +--Oh! alors, s'écria Cornélius, nous avons l'éternité devant nous. + +Rosa sourit et haussa doucement les épaules. + +--Est-ce que vous resterez toujours en prison? répondit-elle. Est-ce +qu'après vous avoir donné la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la +liberté? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce +que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous +daignerez-vous regarder, quand vous passerez à cheval ou en carrosse, la +petite Rosa, une fille de geôlier, presque une fille de bourreau? + +Cornélius voulut protester, et certes il l'eût fait de tout son cÅ“ur et +dans la sincérité d'une âme remplie d'amour. La jeune fille +l'interrompit. + +--Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant. + +Parler à Cornélius de sa tulipe, c'était un moyen pour Rosa de tout +faire oublier à Cornélius, même Rosa. + +--Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de +fermentation a commencé, les veines du caïeu s'échauffent et +grossissent; d'ici à huit jours, avant peut-être, on pourra distinguer +les premières protubérances de la germinaison... Et la vôtre, Rosa? + +--Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'après vos indications. + +--Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Cornélius, les yeux presque aussi +ardents, l'haleine presque aussi haletante que le soir où ces yeux +avaient brûlé le visage, et cette haleine le cÅ“ur de Rosa. + +--J'ai, dit en souriant la jeune fille (car au fond du cÅ“ur elle ne +pouvait s'empêcher d'étudier ce double amour du prisonnier pour elle et +pour la tulipe noire), j'ai fait les choses en grand: je me suis préparé +dans un carré nu, loin des arbres et des murs, dans une terre légèrement +sablonneuse, plutôt humide que sèche, sans un grain de pierre, sans un +caillou, je me suis disposé une plate-bande comme vous me l'avez +décrite. + +--Bien, bien, Rosa. + +--Le terrain préparé de la sorte n'attend plus que votre avertissement. +Au premier beau jour, vous me direz de planter mon caïeu, et je le +planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les +chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres. + +--C'est vrai, c'est vrai! s'écria Cornélius en frappant avec joie ses +mains, et vous êtes une bonne écolière, Rosa, et vous gagnerez +certainement vos cent mille florins. + +--N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre écolière, puisque vous +m'appelez ainsi, a encore autre chose à apprendre que la culture des +tulipes. + +--Oui, oui, et je suis aussi intéressé que vous, belle Rosa, à ce que +vous sachiez lire. + +--Quand commencerons-nous? + +--Tout de suite. + +--Non, demain. + +--Pourquoi demain? + +--Parce qu'aujourd'hui notre heure est écoulée, et qu'il faut que je +vous quitte. + +--Déjà ! mais dans quoi lirons-nous? + +--Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'espère, nous portera +bonheur. + +--À demain donc? + +--À demain. + +Le lendemain, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt. + + + + +XVII + +Premier caïeu + + +Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de +Witt. + +Alors commença entre le maître et l'écolière une de ces scènes +charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les +rencontrer sous la plume. + +Le guichet, seule ouverture qui servît de communication aux deux amants, +était trop élevé pour que des gens qui s'étaient jusque-là contentés de +lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient à se dire +pussent lire commodément sur le livre que Rosa avait apporté. + +En conséquence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tête +penchée, le livre à la hauteur de la lumière qu'elle tenait de la main +droite, et que, pour la reposer un peu, Cornélius imagina de fixer par +un mouchoir au treillis de fer. Dès lors Rosa put suivre avec ses doigts +sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait épeler +Cornélius, lequel, muni d'un fétu de paille en guise d'indicateur, +désignait ces lettres par le trou du grillage à son écolière attentive. + +Le feu de cette lampe éclairait les riches couleurs de Rosa, son Å“il +bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui, +ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts +levés en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton pâle et rose +qui resplendit aux lumières et qui indique la vie mystérieuse que l'on +voit circuler sous la chair. + +L'intelligence de Rosa se développait rapidement sous le contact +vivifiant de l'esprit de Cornélius, et, quand la difficulté paraissait +trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui +s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, détachaient des étincelles +électriques capables d'éclairer les ténèbres mêmes de l'idiotisme. + +Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leçons +de lecture, et en même temps dans son âme les leçons non avouées de +l'amour. + +Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume. + +C'était un trop grave événement qu'une demi-heure de retard pour que +Cornélius ne s'informât pas avant toute chose de ce qui l'avait causé. + +--Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute. +Mon père a renoué connaissance à Loewestein avec un bonhomme qui était +venu fréquemment le solliciter à la Haye pour voir la prison. C'était un +bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires, +en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un écot. + +--Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornélius étonné. + +--Non, répondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que +mon père s'est affolé de ce nouveau venu si assidu à le visiter. + +--Oh! fit Cornélius en secouant la tête avec inquiétude, car tout nouvel +événement présageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre +de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble +prisonniers et gardiens. + +--Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme épie +quelqu'un, ce n'est pas mon père. + +--Qui est-ce alors? + +--Moi, par exemple. + +--Vous? + +--Pourquoi pas? dit en riant Rosa. + +--Ah! c'est vrai, fit Cornélius en soupirant, vous n'aurez pas toujours +en vain des prétendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari. + +--Je ne dis pas non. + +--Et sur quoi fondez-vous cette joie? + +--Dites cette crainte, M. Cornélius. + +--Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte... + +--Je la fonde sur ceci... + +--J'écoute, dites. + +--Cet homme était déjà venu plusieurs fois au Buitenhof, à la Haye; +tenez, juste au moment où vous y fûtes enfermé. Moi sortie, il en sortit +à son tour; moi venue ici, il y vint. À la Haye il prenait pour prétexte +qu'il voulait vous voir. + +--Me voir, moi? + +--Oh! prétexte, assurément, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire +valoir la même raison, puisque vous êtes redevenu le prisonnier de mon +père, ou plutôt que mon père est redevenu votre geôlier, il ne se +recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire à +mon père qu'il ne vous connaissait pas. + +--Continuez, Rosa, je vous prie, que je tâche de deviner quel est cet +homme et ce qu'il veut. + +--Vous êtes sûr, M. Cornélius, que nul de vos amis ne se peut intéresser +à vous? + +--Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la +connaissez et elle vous connaît. Hélas! cette pauvre Zug, elle viendrait +elle-même et ne ruserait pas, et dirait en pleurant à votre père ou à +vous: «Cher monsieur ou chère demoiselle, mon enfant est ici, voyez +comme je suis désespérée, laissez-moi le voir une heure seulement et je +prierai Dieu toute ma vie pour vous.» Oh! non, continua Cornélius, oh! +non, à part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis. + +--J'en reviens donc à ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au +coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande où je dois planter +votre caïeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se +glissait derrière les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de +regarder, c'était notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et, +certes, c'était bien moi qu'il avait suivie, c'était bien moi qu'il +épiait. Je ne donnai pas un coup de râteau, je ne touchai pas un atome +de terre qu'il ne s'en rendît compte. + +--Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornélius. Est-il jeune, est-il +beau? + +Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa réponse. + +--Jeune, beau! s'écria Rosa éclatant de rire. Il est hideux de visage, +il a le corps voûté, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder +en face ni parler haut. + +--Et il s'appelle? + +--Jacob Gisels. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient. + +--En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous +voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous? + +--Oh! non certes! + +--Vous voulez que je me tranquillise, alors? + +--Je vous y engage. + +--Eh bien! maintenant que vous commencez à savoir lire, Rosa, vous lirez +tout ce que je vous écrirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la +jalousie et sur ceux de l'absence? + +--Je lirai si vous écrivez bien gros. + +Puis, comme la tournure que prenait la conversation commençait à +inquiéter Rosa: + +--À propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, à vous? + +--Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, après +avoir écarté doucement la couche de terre qui couvre le caïeu, j'ai vu +poindre l'aiguillon de la première pousse; ah! Rosa, mon cÅ“ur s'est +fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanchâtre, qu'une aile de +mouche écorcherait en l'effleurant, ce soupçon d'existence qui se révèle +par un insaisissable témoignage, m'a plus ému que la lecture de cet +ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arrêtant la hache du +bourreau, sur l'échafaud du Buitenhof. + +--Vous espérez, alors? dit Rosa en souriant. + +--Oh! oui, j'espère! + +--Et moi, à mon tour, quand planterai-je mon caïeu? + +--Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez +point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret à +qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien +qu'à l'inspection de ce caïeu, de reconnaître sa valeur; et surtout, +surtout, ma bien chère Rosa, serrez précieusement le troisième oignon +qui vous reste. + +--Il est encore dans le même papier où vous l'avez mis et tel que vous +me l'avez donné, M. Cornélius, enfoui tout au fond de mon armoire et +sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu, +pauvre prisonnier. + +--Comment, déjà ? + +--Il le faut. + +--Venir si tard et partir si tôt! + +--Mon père pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir; +l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival. + +Et elle écouta inquiète. + +--Qu'avez-vous donc? demanda van Baërle. + +--Il m'a semblé entendre. + +--Quoi donc? + +--Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier. + +--En effet, dit le prisonnier, ce ne peut être Gryphus, on l'entend de +loin, lui. + +--Non, ce n'est pas mon père, j'en suis sûre, mais... + +--Mais... + +--Mais ce pourrait être M. Jacob. + +Rosa s'élança dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui +se fermait rapidement avant que la jeune fille eût descendu les dix +premières marches. Cornélius demeura fort inquiet, mais ce n'était pour +lui qu'un prélude. Quand la fatalité commence d'accomplir une Å“uvre +mauvaise, il est rare qu'elle ne prévienne pas charitablement sa victime +comme un spadassin fait à son adversaire pour lui donner le loisir de se +mettre en garde. Presque toujours, ces avis émanent de l'instinct de +l'homme ou de la complicité des objets inanimés, souvent moins inanimés +qu'on ne le croit généralement; presque toujours, disons-nous, ces avis +sont négligés. Le coup a sifflé en l'air, et il retombe sur une tête que +ce sifflement eût dû avertir, et qui, avertie, a dû se prémunir. Le +lendemain se passa sans que rien de marquant eût lieu. Gryphus fit ses +trois visites. Il ne découvrit rien. Quand il entendait venir son +geôlier (et dans l'espérance de surprendre les secrets de son +prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mêmes heures), quand il +entendait venir son geôlier, van Baërle, à l'aide d'une mécanique qu'il +avait inventée, et qui ressemblait à celles à l'aide desquelles on monte +et descend les sacs de blé dans les fermes, van Baërle avait imaginé de +descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et +ensuite de pierres, qui régnait au-dessous de sa fenêtre. Quant aux +ficelles à l'aide desquelles le mouvement s'opérait, notre mécanicien +avait trouvé un moyen de les cacher avec les mousses qui végètent sur +les tuiles et dans le creux des pierres. + +Gryphus n'y devinait rien. + +Ce manège réussit durant huit jours. + +Mais un matin que Cornélius, absorbé dans la contemplation de son caïeu, +d'où s'élançait déjà un point de végétation, n'avait pas entendu monter +le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-là , et tout craquait +dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout à coup, et Cornélius fut +surpris sa cruche entre ses genoux. + +Gryphus, voyant un objet inconnu, et par conséquent défendu, aux mains +de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidité +que ne fait le faucon sur sa proie. + +Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois +aux êtres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout +d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau +dépositaire du précieux oignon, cette main brisée au-dessus du poignet +et que Cornélius van Baërle lui avait si bien remise. + +--Qu'avez-vous là ? s'écria-t-il. Ah! je vous y prends! + +Et il enfonça sa main dans la terre. + +--Moi? Rien, rien! s'écria Cornélius tout tremblant. + +--Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret +coupable caché là -dessous! + +--Cher M. Gryphus! supplia van Baërle, inquiet comme la perdrix à qui le +moissonneur vient de prendre sa couvée. + +En effet, Gryphus commençait à creuser la terre avec ses doigts crochus. + +--Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornélius pâlissant. + +--À quoi? mordieu! à quoi? hurla le geôlier. + +--Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir! + +Et d'un mouvement rapide, presque désespéré, il arracha des mains du +geôlier la cruche, qu'il cacha comme un trésor sous le rempart de ses +deux bras. Mais Gryphus, entêté comme un vieillard, et de plus en plus +convaincu qu'il venait de découvrir une conspiration contre le prince +d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bâton levé, et voyant +l'impassible résolution du captif à protéger son pot de fleurs, il +sentit que Cornélius tremblait bien moins pour sa tête que pour sa +cruche. Il chercha donc à la lui arracher de vive force. + +--Ah! disait le geôlier furieux, vous voyez bien que vous vous révoltez. + +--Laissez-moi ma tulipe! criait van Baërle. + +--Oui, oui, tulipe, répliquait le vieillard. On connaît les ruses de +messieurs les prisonniers. + +--Mais je vous jure... + +--Lâchez, répétait Gryphus en frappant du pied; lâchez, ou j'appelle la +garde. + +--Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec +ma vie. + +Gryphus, exaspéré, enfonça ses doigts pour la seconde fois dans la +terre, et cette fois en tira le caïeu tout noir, et tandis que van +Baërle était heureux d'avoir sauvé le contenant, ne s'imaginant pas que +son adversaire possédât le contenu, Gryphus lança violemment le caïeu +amolli qui s'écrasa sous la dalle et disparut presque aussitôt broyé, +mis en bouillie, sous le large soulier du geôlier. + +Van Baërle vit le meurtre, entrevit les débris humides, comprit cette +joie féroce de Gryphus et poussa un cri de désespoir qui attendrit ce +geôlier assassin, qui, quelques années plus tôt, avait tué l'araignée de +Pellisson. + +L'idée d'assommer ce méchant homme passa comme un éclair dans le cerveau +du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montèrent au front, +l'aveuglèrent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute +l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait +retomber sur le crâne chauve du vieux Gryphus. + +Un cri l'arrêta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que +poussa derrière le grillage du guichet la pauvre Rosa, pâle, tremblante, +les bras levés au ciel, et placée entre son père et son ami. + +Cornélius abandonna la cruche qui se brisa en mille pièces avec un +fracas épouvantable. + +Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta +à de terribles menaces. + +--Oh! il faut, dit Cornélius, que vous soyez un homme bien lâche et bien +méchant, pour arracher à un pauvre prisonnier sa seule consolation, un +oignon de tulipe! + +--Fi! mon père, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre. + +--Ah! c'est vous, péronnelle! s'écria en se retournant vers sa fille le +vieillard bouillant de colère, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et +surtout descendez au plus vite. + +--Malheureux! malheureux! continuait Cornélius au désespoir. + +--Après tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On +vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents +dans mon grenier. + +--Au diable vos tulipes! s'écria Cornélius. Elles vous valent et vous +les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les +donnerais pour celle que vous avez écrasée là . + +--Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas à la +tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux +oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-être avec +les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grâce. Je le disais bien, +qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou. + +--Mon père! mon père! s'écria Rosa. + +--Eh bien! tant mieux! tant mieux! répétait Gryphus en s'animant, je +l'ai détruit, je l'ai détruit. Il en sera de même chaque fois que vous +recommencerez! Ah! je vous avais prévenu, mon bel ami, que je vous +rendrais la vie dure. + +--Maudit! maudit! hurla Cornélius tout à son désespoir en retournant +avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son caïeu, cadavre +de tant de joies et de tant d'espérances. + +--Nous planterons l'autre demain, cher M. Cornélius, dit à voix basse +Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, cÅ“ur +saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure +saignante de Cornélius. + + + + +XVIII + +L'amoureux de Rosa + + +Rosa avait à peine jeté ces paroles de consolation à Cornélius que l'on +entendait dans l'escalier une voix qui demandait à Gryphus des nouvelles +de ce qui se passait. + +--Mon père, dit Rosa, entendez-vous? + +--Quoi? + +--M. Jacob vous appelle. Il est inquiet. + +--On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'eût-on pas dit qu'il +m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants! + +Puis, indiquant du doigt l'escalier à Rosa: + +--Marchez devant, mademoiselle! dit-il. + +Et, fermant la porte: + +--Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il. + +Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa +douleur amère le pauvre Cornélius qui murmurait: + +--Oh! c'est toi qui m'as assassiné, vieux bourreau. Je n'y survivrai +pas! + +Et en effet le pauvre prisonnier fût tombé malade sans ce contrepoids +que la Providence avait mis à sa vie et que l'on appelait Rosa. + +Le soir, la jeune fille revint. + +Son premier mot fut pour annoncer à Cornélius que désormais son père ne +s'opposait plus à ce qu'il cultivât des fleurs. + +--Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier à la +jeune fille. + +--Je le sais parce qu'il l'a dit. + +--Pour me tromper peut-être? + +--Non, il se repent. + +--Oh! oui, mais trop tard. + +--Ce repentir ne lui est pas venu de lui-même. + +--Et comment lui est-il donc venu? + +--Si vous saviez combien son ami le gronde! + +--Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob? + +--En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut. + +Et elle sourit de telle façon que ce petit nuage de jalousie qui avait +obscurci le front de Cornélius se dissipa. + +--Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier. + +--Eh bien! interrogé par son ami, mon père à souper a raconté l'histoire +de la tulipe ou plutôt du caïeu, et le bel exploit qu'il avait fait en +l'écrasant. + +Cornélius poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement. + +--Si vous eussiez vu en ce moment maître Jacob! continua Rosa. En +vérité, j'ai cru qu'il allait mettre le feu à la forteresse, ses yeux +étaient deux torches ardentes, ses cheveux se hérissaient, il crispait +ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait étrangler mon père. + +«--Vous avez fait cela, s'écria-t-il, vous avez écrasé le caïeu? + +«--Sans doute, fit mon père. + +«--C'est infâme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous +avez commis là ! hurla Jacob. + +«Mon père resta stupéfait. + +«--Est-ce que vous aussi vous êtes fou? demanda-t-il à son ami. + +--Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Cornélius; c'est un honnête +cÅ“ur, une âme d'élite. + +--Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement +qu'il n'a traité mon père, ajouta Rosa; c'était de sa part un véritable +désespoir; il répétait sans cesse: + +«--Écrasé, le caïeu écrasé; oh! mon Dieu, mon Dieu, écrasé! + +«Puis, se tournant vers moi: + +«--Mais ce n'était pas le seul qu'il eût? demanda-t-il. + +--Il a demandé cela? fit Cornélius, dressant l'oreille. + +--«Vous croyez que ce n'était pas le seul? dit mon père. Bon, l'on +cherchera les autres. + +«--Vous chercherez les autres, s'écria Jacob en prenant mon père au +collet. + +«Mais aussitôt il le lâcha. + +«Puis, se tournant vers moi: + +«--Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il. + +«Je ne savais que répondre, vous m'aviez bien recommandé de ne jamais +laisser soupçonner l'intérêt que vous portiez à ce caïeu. Heureusement +mon père me tira d'embarras. + +«--Ce qu'il a dit? Il s'est mis à écumer. + +«Je l'interrompis. + +«--Comment n'aurait-il pas été furieux, lui dis-je, vous avez été si +injuste et si brutal. + +«--Ah çà ! mais êtes-vous fous? s'écria mon père à son tour; le beau +malheur d'écraser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un +florin au marché de Gorcum. + +«--Mais peut-être moins précieux que celui-ci, eus-je le malheur de +répondre. + +--Et à ces mots, lui, Jacob? demanda Cornélius. + +--À ces mots, je dois le dire, il me sembla que son Å“il lançait un +éclair. + +--Oui, fit Cornélius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose? + +--«Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet +oignon précieux? + +«Je vis que j'avais fait une faute. + +«--Que sais-je, moi? répondis-je négligemment, est-ce que je me connais +en tulipes? Je sais seulement, hélas! puisque nous sommes condamnés à +vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout +passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Baërle s'amusait de cet oignon. +Eh bien! je dis qu'il y a de la cruauté à lui enlever cet amusement. + +«--Mais d'abord, fit mon père, comment s'était-il procuré cet oignon? +Voilà ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble. + +«Je détournai les yeux pour éviter le regard de mon père. Mais je +rencontrai les yeux de Jacob. + +«On eût dit qu'il voulait poursuivre ma pensée jusqu'au fond de mon +cÅ“ur. + +«Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une réponse. Je haussai les +épaules, tournai le dos et m'avançai vers la porte. + +«Mais je fus arrêtée par un mot que j'entendis, si bas qu'il fût +prononcé. + +«Jacob disait à mon père: + +«--Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu! + +«--Comment cela? + +«--C'est de le fouiller; et s'il a les autres caïeux, nous les +trouverons, car ordinairement, il y en a trois. + +--Il y en a trois! s'écria Cornélius. Il a dit que j'avais trois caïeux! + +--Vous comprenez, le mot m'a frappée comme vous. Je me retournai. + +«Ils étaient si occupés tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement. + +«--Mais, dit mon père, il ne les a peut-être pas sur lui, ses oignons. + +«--Alors, faites-le descendre sous un prétexte quelconque; pendant ce +temps je fouillerai sa chambre. + +--Oh! oh! fit Cornélius. Mais c'est un scélérat que votre M. Jacob. + +--J'en ai peur. + +--Dites-moi, Rosa, continua Cornélius tout pensif. + +--Quoi? + +--Ne m'avez-vous pas raconté que le jour où vous aviez préparé votre +plate-bande, cet homme vous avait suivie? + +--Oui. + +--Qu'il s'était glissé comme une ombre derrière les sureaux? + +--Sans doute. + +--Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de râteau? + +--Pas un. + +--Rosa, fit Cornélius pâlissant. + +--Eh bien! + +--Ce n'était pas vous qu'il suivait. + +--Qui suivait-il donc? + +--Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux. + +--De qui donc, alors? + +--C'était mon caïeu qu'il suivait; c'était de ma tulipe qu'il était +amoureux. + +--Ah! par exemple! cela pourrait bien être, s'écria Rosa. + +--Voulez-vous vous en assurer? + +--Et de quelle façon? + +--Oh! c'est chose bien facile. + +--Dites! + +--Allez demain au jardin; tâchez, comme la première fois, que Jacob +sache que vous y allez! tâchez, comme la première fois, qu'il vous +suive; faites semblant d'enterrer le caïeu, sortez du jardin, mais +regardez à travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera. + +--Bien! mais après? + +--Après? comme il agira, nous agirons. + +--Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M. +Cornélius. + +--Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre +père a écrasé ce malheureux caïeu, il me semble qu'une portion de ma vie +s'est paralysée. + +--Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore? + +--Quoi? + +--Voulez-vous accepter la proposition de mon père? + +--Quelle proposition? + +--Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines. + +--C'est vrai. + +--Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons, +vous pourrez élever le troisième caïeu. + +--Oui, ce serait bien, dit Cornélius le sourcil froncé, si votre père +était seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous épie... + +--Ah! c'est vrai; cependant réfléchissez! vous vous privez là , je le +vois, d'une grande distraction. Et elle prononça ces paroles avec un +sourire qui n'était pas entièrement exempt d'ironie. + +En effet, Cornélius réfléchit un instant, il était facile de voir qu'il +luttait contre un grand désir. + +--Eh bien! non! s'écria-t-il avec un stoïcisme tout antique, non ce +serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lâcheté! Si je +livrais ainsi à toutes les mauvaises chances de la colère et de l'envie +la dernière ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de +pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une résolution à l'endroit +de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au +troisième caïeu--Cornélius soupira profondément--quant au troisième, +gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa première +ou sa dernière pièce d'or, comme la mère garde son fils, comme le blessé +garde la suprême goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque +chose me dit que là est notre salut, que là est notre richesse! +Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa, +qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce +beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que +vous emporteriez ce dernier caïeu, qui renferme ma tulipe noire. + +--Soyez tranquille, M. Cornélius, dit Rosa avec un doux mélange de +tristesse et de solennité; soyez tranquille, vos désirs sont des ordres +pour moi. + +--Et même, continua le jeune homme s'enfiévrant de plus en plus, si vous +vous aperceviez que vous êtes suivie, que vos démarches sont épiées, que +vos conversations éveillent les soupçons de votre père ou de cet affreux +Jacob que je déteste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi +qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde, +sacrifiez-moi, ne me voyez plus. + +Rosa sentit son cÅ“ur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent +jusqu'à ses yeux. + +--Hélas! dit-elle. + +--Quoi? demanda Cornélius. + +--Je vois, une chose. + +--Que voyez-vous? + +--Je vois, dit la jeune fille éclatant en sanglots, je vois que vous +aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre cÅ“ur pour une +autre affection. + +Et elle s'enfuit. Cornélius passa ce soir-là et après le départ de la +jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il eût jamais passées. Rosa +était courroucée contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait +plus voir le prisonnier peut-être, et il n'aurait plus de nouvelles, ni +de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce +bizarre caractère aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en +ce monde? Nous l'avouons, à la honte de notre héros et de +l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornélius se sentit le +plus enclin à regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois +heures du matin il s'endormit harassé de fatigue, harcelé de craintes, +bourrelé de remords, la grande tulipe noire céda le premier rang, dans +les rêves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde. + + + + +XIX + +Femme et fleur + + +Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui +ou à quoi rêvait Cornélius. + +Il en résultait que, d'après ce qu'il lui avait dit, Rosa était bien +encline à croire qu'il rêvait plus à sa tulipe qu'à elle, et cependant +Rosa se trompait. + +Mais comme personne n'était là pour dire à Rosa qu'elle se trompait, +comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme +comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait. + +En effet, comme Rosa était une créature d'esprit élevé, d'un sens droit +et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités +morales et physiques, mais quant à sa position sociale. + +Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l'avait été +avant la confiscation de ses biens; Cornélius était de cette bourgeoisie +de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées +en blason, que l'a jamais été la noblesse de race de ses armoiries +héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une +distraction, mais à coup sûr quand il s'agirait d'engager son cÅ“ur, ce +serait plutôt à une tulipe, c'est-à -dire à la plus noble et à la plus +fière des fleurs qu'il l'engagerait, qu'à Rosa, humble fille d'un +geôlier. + +Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe +noire sur elle, mais elle n'en était que plus désespérée parce qu'elle +comprenait. + +Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible, +pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passée. + +Cette résolution, c'était de ne plus revenir au guichet. + +Mais comme elle savait l'ardent désir qu'avait Cornélius d'avoir des +nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle, +à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s'accroître à ce +point qu'après avoir passé par la sympathie, cette pitié s'acheminait +tout droit et à grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas +désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de +lecture et d'écriture commencées, et heureusement elle était arrivée à +ce point de son apprentissage qu'un maître ne lui eût plus été +nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius. + +Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre +Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la +première depuis que l'autre était déchirée, sur la seconde feuille de +laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baërle. + +--Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais +sans qu'une larme, perle d'amour, ne roulât dans ses yeux limpides sur +ses joues pâlies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il +m'aimait. + +Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait été +plus réel qu'arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous +l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et +Rosa, c'était la grande tulipe noire qui avait succombé. + +Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe +noire. + +Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de +grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un +acharnement non moins louable à l'Å“uvre bien autrement difficile de +l'écriture. + +Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où +Cornélius avait si imprudemment laissé parler son cÅ“ur, Rosa ne +désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit +jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier. + +Elle n'avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites +Cornélius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait +Cornélius, même lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de +la recommandation. + +Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était +encore lumineuse et vivante dans sa pensée; mais enfin, il ne la voyait +plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme +une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de +l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse. + +Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était +pareil à ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier +momentanément qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La +préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire. +Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le cÅ“ur tout à +coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont +tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oublié: + +--Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela! + +Le _cela_ de Cornélius, c'était la crainte que Rosa ne vînt pas ce +soir-là comme d'habitude. Et au fur et à mesure que la nuit s'avançait, +la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu'à ce +qu'enfin cette préoccupation s'emparât de tout le corps de Cornélius, et +qu'il n'y eût plus qu'elle qui vécût en lui. Aussi fut-ce avec un long +battement de cÅ“ur qu'il salua l'obscurité; à mesure que l'obscurité +croissait, les paroles qu'il avait dites la veille à Rosa, et qui +avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son +esprit; et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de +le sacrifier à sa tulipe, c'est-à -dire de renoncer à le voir si besoin +était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa +vie. Dans la chambre de Cornélius, on entendait sonner les heures à +l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures +sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond +d'un cÅ“ur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant +cette neuvième heure. Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya +la main sur son cÅ“ur pour en étouffer les battements, et écouta. Le +bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de +l'escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par +elle, il disait: + +--Ah! voilà Rosa qui vient. + +Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge +marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons différents neuf heures +et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave +annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux +habitants de Loewestein, qu'il était dix heures. + +C'était l'heure à laquelle Rosa quittait d'habitude Cornélius. L'heure +était sonnée, et Rosa n'était pas encore venue. + +Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: Rosa, irritée, +se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait. + +--Oh! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, disait Cornélius. Oh! elle ne +viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; à sa place, j'en ferais +autant. + +Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours. + +Il écouta et attendit ainsi jusqu'à minuit; mais à minuit il cessa +d'espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit. + +La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour +n'apportait aucune espérance au prisonnier. + +À huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Cornélius ne détourna +même pas la tête; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le +corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul. + +Il ne regarda même pas du côté du geôlier. Et cependant il eût bien +voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur +le point, si étrange qu'eût dû paraître cette demande à son père, de lui +faire cette demande. Il espérait, l'égoïste, que Gryphus lui répondrait +que sa fille était malade. + +À moins d'événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la +journée. Cornélius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en +réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue +du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on +voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une +infraction à ses habitudes. + +À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents, +avait demandé au vieux geôlier et cela de sa voix la plus douce, des +nouvelles de sa santé; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate, +s'était borné à répondre: + +--Ça va bien. + +À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l'interrogation. + +--Personne n'est malade à Loewestein? demanda-t-il. + +--Personne! répondit plus laconiquement encore que la première fois +Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier. + +Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de +Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de +tentative de corruption. + +Cornélius se retrouva seul; il était sept heures du soir; alors se +renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que +nous avons essayé de décrire. + +Mais, comme la veille, les heures s'écoulèrent sans amener la douce +vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre +Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le +temps de son absence. + +Van Baërle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain, +Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que +d'habitude: il lui était passé par l'esprit ou plutôt par le cÅ“ur, cette +espérance que c'était lui qui empêchait Rosa de venir. + +Il lui prit des envies féroces d'étrangler Gryphus; mais Gryphus +étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient +à Rosa de jamais revoir Cornélius. + +Le geôlier échappa donc, sans s'en douter, à un des plus grands dangers +qu'il eût jamais courus de sa vie. + +Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie; cette mélancolie +était d'autant plus sombre que, malgré van Baërle, les souvenirs de sa +pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu'il éprouvait. On en était +arrivé juste à cette époque du mois d'avril que les jardiniers les plus +experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes. Il +avait dit à Rosa: + +--Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre. + +Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le +temps était bon, l'atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait +à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d'avril qui, venant les +premiers, semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser +passer le temps de la plantation! Si à la douleur de ne pas voir la +jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été +planté trop tard, ou même pour n'avoir pas été planté du tout! + +De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire +et le manger. + +Ce fut ce qui arriva le quatrième jour. + +C'était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle +d'inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne +pouvoir retirer sa tête d'entre les barreaux, pour tâcher d'apercevoir à +gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet +confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l'espérance de +découvrir, à ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la +tulipe, ses deux amours brisées. + +Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius; à peine +celui-ci y avait-il touché. + +Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les +comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts. + +Cornélius ne s'était pas levé de la journée. + +--Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite; bon, je crois +que nous allons être débarrassés du savant. + +Rosa tressaillit. + +--Bah! fit Jacob, et comment cela? + +--Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus. +Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre +sera une bière. + +Rosa devint pâle comme la mort. + +--Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe. + +Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit +une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exerça à tracer des +lettres. + +Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu'à la fenêtre, Cornélius +aperçut un papier qu'on avait glissé sous la porte. + +Il s'élança sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une écriture qu'il eut +peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s'était améliorée +pendant cette absence de sept jours: + +«Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.» + +Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de +Cornélius, il n'en fut pas moins sensible à l'ironie. Ainsi, c'était +bien cela, Rosa n'était point malade, Rosa était blessée; ce n'était +point par force que Rosa ne venait plus, c'était volontairement qu'elle +restait éloignée de Cornélius. + +Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir +voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue. + +Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il +comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse +elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur +un papier pareil à celui qu'il avait reçu: + +«Ce n'est point l'inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade; +c'est le chagrin que j'éprouve de ne pas vous voir.» + +Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la +porte et écouta. + +Mais, avec quelque soin qu'il prêta l'oreille, il n'entendit ni le pas +ni le froissement de sa robe. + +Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une +caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots: + +--À demain. + +Demain, c'était le huitième jour. Pendant huit jours Cornélius et Rosa +ne s'étaient point vus. + + + + +XX + +Ce qui s'était passé pendant ces huit jours + + +Le lendemain en effet, à l'heure habituelle, van Baërle entendit gratter +à son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons +jours de leur amitié. + +On devine que Cornélius n'était pas loin de cette porte, à travers le +grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue +depuis trop longtemps. + +Rosa, qui l'attendait sa lampe à la main, ne put retenir un mouvement +quand elle vit le prisonnier si triste et si pâle. + +--Vous êtes souffrant, M. Cornélius? demanda-t-elle. + +--Oui, mademoiselle, répondit Cornélius, souffrant d'esprit et de corps. + +--J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon père m'a +dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai écrit pour vous +tranquilliser sur le sort du précieux objet de vos inquiétudes. + +--Et moi, dit Cornélius, je vous ai répondu. Je croyais, vous voyant +revenir, chère Rosa, que vous aviez reçu ma lettre. + +--C'est vrai, je l'ai reçue. + +--Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas +lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez +énormément profité sous le rapport de l'écriture. + +--En effet, j'ai non seulement reçu, mais lu votre billet. C'est pour +cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de +vous rendre à la santé. + +--Me rendre à la santé! s'écria Cornélius, mais vous avez donc quelque +bonne nouvelle à m'apprendre? + +Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux +brillants d'espoir. + +Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voulût pas le +comprendre, la jeune fille répondit gravement: + +--J'ai seulement à vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la +plus grave préoccupation que vous ayez. + +Rosa prononça ce peu de mots avec un accent glacé qui fit tressaillir +Cornélius. + +Le zélé tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de +l'indifférence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la +tulipe noire. + +--Ah! murmura Cornélius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit, +mon Dieu! que je ne songeais qu'à vous, que c'était vous seule que je +regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre +absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumière, la vie. + +Rosa sourit mélancoliquement. + +--Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger. + +Cornélius tressaillit malgré lui, et se laissa prendre au piège si c'en +était un. + +--Un si grand danger! s'écria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel? + +Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle +voulait était au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait +accepter celui-là avec sa faiblesse. + +--Oui, dit-elle, vous aviez deviné juste, le prétendant amoureux, le +Jacob, ne venait pas pour moi. + +--Et pour qui venait-il donc? demanda Cornélius avec anxiété. + +--Il venait pour la tulipe. + +--Oh! fit Cornélius pâlissant à cette nouvelle plus qu'il n'avait pâli +lorsque Rosa, se trompant, lui avait annoncé quinze jours auparavant que +Jacob venait pour elle. + +Rosa vit cette terreur, et Cornélius s'aperçut à l'expression de son +visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire. + +--Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bonté et +l'honnêteté de votre cÅ“ur. Vous, Dieu vous a donné la pensée, le +jugement, la force et le mouvement pour vous défendre, mais à ma pauvre +tulipe menacée, Dieu n'a rien donné de tout cela. + +Rosa ne répondit point à cette excuse du prisonnier et continua: + +--Du moment où cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais +reconnu pour Jacob, vous inquiétait, il m'inquiétait bien plus encore. +Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour où je vous ai +vu pour la dernière fois et où vous m'aviez dit... + +Cornélius l'interrompit. + +--Pardon, encore une fois, Rosa, s'écria-t-il. Ce que je vous ai dit, +j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai déjà demandé mon pardon, de cette +fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement? + +--Le lendemain de ce jour-là , reprit Rosa, me rappelant ce que vous +m'aviez dit... de la ruse à employer pour m'assurer si c'était moi ou la +tulipe que cet odieux homme suivait... + +--Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le haïssez bien cet homme. + +--Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert +depuis huit jours! + +--Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole, +Rosa. + +--Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc +au jardin, et m'avançai vers la plate-bande où je devais planter la +tulipe, tout en regardant derrière moi si, cette fois comme l'autre, +j'étais suivie. + +--Eh bien? demanda Cornélius. + +--Eh bien! la même ombre se glissa entre la porte et la muraille, et +disparut encore derrière les sureaux. + +--Vous fîtes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda +Cornélius, se rappelant dans tous les détails le conseil qu'il avait +donné à Rosa. + +--Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bêche +comme si je plantais le caïeu. + +--Et lui... lui... pendant ce temps? + +--Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre à travers les +branches des arbres. + +--Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornélius. + +--Puis, ce semblant d'opération achevé, je me retirai. + +--Mais derrière la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte +qu'à travers les fentes ou la serrure de cette porte vous pûtes voir ce +qu'il fit, vous une fois partie. + +--Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais +pas, puis il sortit à pas de loup de sa cachette, s'approcha de la +plate-bande par un long détour, puis arrivé enfin à son but, +c'est-à -dire en face de l'endroit où la terre était fraîchement remuée, +il s'arrêta d'un air indifférent, regarda de tous côtés, interrogea +chaque angle du jardin, interrogea chaque fenêtre des maisons voisines, +interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il était bien seul, +bien isolé, bien hors de la vue de tout le monde, il se précipita sur la +plate-bande, enfonça ses deux mains dans la terre molle, en enleva une +portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caïeu s'y +trouvait, recommença trois fois le même manège, et chaque fois avec une +action plus ardente, jusqu'à ce qu'enfin, commençant à comprendre qu'il +pouvait être dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le +dévorait, prit le râteau, égalisa le terrain pour le laisser à son +départ dans le même état où il se trouvait avant qu'il ne l'eût fouillé, +et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant +l'air innocent d'un promeneur ordinaire. + +--Oh! le misérable, murmura Cornélius, essuyant les gouttes de sueur qui +ruisselaient sur son front. Oh! le misérable, je l'avais deviné. Mais le +caïeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hélas! il est déjà un peu tard pour +le planter. + +--Le caïeu, il est depuis six jours en terre. + +--Où cela? comment cela? s'écria Cornélius. Oh! mon Dieu, quelle +imprudence! Où est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal +exposé? Ne risque-t-il pas de nous être volé par cet affreux Jacob? + +--Il ne risque pas de nous être volé, à moins que Jacob ne force la +porte de ma chambre. + +--Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Cornélius un peu +tranquillisé. Mais dans quelle terre, dans quel récipient? Vous ne le +faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de +Dordrecht qui s'entêtent à croire que l'eau peut remplacer la terre, +comme si l'eau, qui est composée de trente-trois parties d'oxygène et de +soixante-six parties d'hydrogène, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce +que je vous dis là , moi, Rosa! + +--Oui, c'est un peu savant pour moi, répondit, en souriant, la jeune +fille, je me contenterai donc de vous répondre, pour vous tranquilliser, +que votre caïeu n'est pas dans l'eau. + +--Ah! je respire. + +--Il est dans un bon pot de grès, juste de la largeur de la cruche où +vous aviez enterré le vôtre. Il est dans un terrain composé de trois +quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un +quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent à vous et à cet +infâme Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la +tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem! + +--Ah! maintenant, reste l'exposition. À quelle exposition est-il, Rosa? + +--Maintenant il a le soleil toute la journée, les jours où il y a du +soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus +chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Cornélius. Je +l'exposerai sur ma fenêtre au levant de huit heures du matin à onze +heures, et sur ma fenêtre du couchant depuis trois heures de +l'après-midi jusqu'à cinq. + +--Oh! c'est cela, c'est cela! s'écria Cornélius, et vous êtes un +jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma +tulipe va vous prendre tout votre temps. + +--Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma +fille. Je lui donne le temps que je donnerais à mon enfant, si j'étais +mère. Il n'y a qu'en devenant sa mère, ajouta Rosa en souriant, que je +puisse cesser de devenir sa rivale. + +--Bonne et chère Rosa! murmura Cornélius en jetant sur la jeune fille un +regard où il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui +consola un peu Rosa. + +Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornélius +avait cherché par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa: + +--Ainsi, reprit Cornélius, il y a déjà six jours que le caïeu est en +terre? + +--Six jours, oui, M. Cornélius, reprit la jeune fille. + +--Et il ne paraît pas encore? + +--Non, mais je crois que demain il paraîtra. + +--Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des +vôtres, n'est-ce pas? Je m'inquiète bien de la fille, comme vous disiez +tout à l'heure; mais je m'intéresse bien autrement à la mère. + +--Demain, dit Rosa en regardant Cornélius de côté, demain, je ne sais +pas si je pourrai. + +--Eh! mon Dieu! dit Cornélius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas +demain? + +--M. Cornélius, j'ai mille choses à faire. + +--Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornélius. + +--Oui, répondit Rosa, à aimer votre tulipe. + +--À vous aimer, Rosa. + +Rosa secoua la tête. + +Il se fit un nouveau silence. + +--Enfin, continua van Baërle, interrompant ce silence, tout change dans +la nature: aux fleurs du printemps succèdent d'autres fleurs, et l'on +voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les +giroflées, se poser avec le même amour sur les chèvrefeuilles, les +roses, les jasmins, les chrysanthèmes et les géraniums. + +--Que veut dire cela? demanda Rosa. + +--Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aimé à entendre le +récit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caressé la fleur de +notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fanée à l'ombre. Le jardin +des espérances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce +n'est pas comme ces beaux jardins à l'air libre et au soleil. Une fois +la moisson de mai faite, une fois le butin récolté, les abeilles comme +vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux +diaphanes ailes, passent entre les barreaux, désertent le froid, la +solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les +tièdes exhalaisons... le bonheur, enfin! + +Rosa regardait Cornélius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il +avait les yeux au ciel. + +Il continua avec un soupir: + +--Vous m'avez abandonné, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre +saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel +droit avais-je d'exiger votre fidélité? + +--Ma fidélité! s'écria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de +cacher plus longtemps à Cornélius cette rosée de perles qui roulait sur +ses joues; ma fidélité! je ne vous ai pas été fidèle, moi? + +--Hélas! est-ce m'être fidèle, s'écria Cornélius, que de me quitter, que +de me laisser mourir ici? + +--Mais, M. Cornélius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui +pouvait vous faire plaisir? ne m'occupé-je pas de votre tulipe? + +--De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mélange que +j'ai eue en ce monde. + +--Je ne vous reproche rien, M. Cornélius, sinon le seul chagrin profond +que j'aie ressenti depuis le jour où l'on vint me dire au Buitenhof que +vous alliez être mis à mort. + +--Cela vous déplaît, Rosa, ma douce Rosa, cela vous déplaît que j'aime +les fleurs. + +--Cela ne me déplaît pas que vous les aimiez, M. Cornélius; seulement +cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-même. + +--Ah! chère, chère bien-aimée, s'écria Cornélius, regardez mes mains +comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pâle, écoutez, +écoutez mon cÅ“ur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma +tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me +souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est +parce que--je ne sais si cela est vrai--, c'est parce qu'il me semble +que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la +chaleur de vos belles joues derrière le froid grillage. Rosa, mon amour, +rompez le caïeu de la tulipe noire, détruisez l'espoir de cette fleur, +éteignez la douce lumière de ce rêve chaste et charmant que je m'étais +habitué à faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux +grâces élégantes, aux caprices divins, ôtez-moi tout cela, fleur jalouse +des autres fleurs, ôtez-moi tout cela, mais ne m'ôtez point votre voix, +votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'ôtez pas le +feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui +caressait perpétuellement mon cÅ“ur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien +que je n'aime que vous. + +--Après la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tièdes +et caressantes consentaient enfin à se livrer à travers le grillage de +fer aux lèvres de Cornélius. + +--Avant tout, Rosa... + +--Faut-il que je vous croie? + +--Comme vous croyez en Dieu. + +--Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer? + +--Trop peu malheureusement, chère Rosa, mais cela vous engage, vous. + +--Moi, demanda Rosa, et à quoi cela m'engage-t-il? + +--À ne pas vous marier d'abord. + +Elle sourit. + +--Ah! voilà comme vous êtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez +une belle: vous ne pensez qu'à elle, vous ne rêvez que d'elle; vous êtes +condamné à mort, et en marchant à l'échafaud vous lui consacrez votre +dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le +sacrifice de mes rêves, de mon ambition. + +--Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornélius +cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme à laquelle +Rosa pût faire allusion. + +--Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire à la taille +souple, aux pieds fins, à la tête pleine de noblesse. Je parle de votre +fleur, enfin. + +Cornélius sourit. + +--Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre +amoureux, ou plutôt mon amoureux Jacob, vous êtes entourée de galants +qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit +des étudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, à +Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point +d'étudiants? + +--Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup même, dit Rosa. + +--Qui écrivent? + +--Qui écrivent. + +--Et maintenant que vous savez lire... + +Et Cornélius poussa un soupir en songeant que c'était à lui, pauvre +prisonnier, que Rosa devait le privilège de lire les billets doux +qu'elle recevait. + +--Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Cornélius, qu'en lisant les +billets qu'on m'écrit, qu'en examinant les galants qui se présentent, je +ne fais que suivre vos instructions. + +--Comment! mes instructions? + +--Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant à son +tour, oubliez-vous le testament écrit par vous, sur la Bible de M. +Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais +lire, je le relis tous les jours, et plutôt deux fois qu'une. Eh bien! +dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'épouser un beau jeune +homme de vingt-six à vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et +comme toute ma journée est consacrée à votre tulipe, il faut bien que +vous me laissiez le soir pour le trouver. + +--Ah! Rosa, le testament est fait dans la prévision de ma mort, et, +grâce au ciel, je suis vivant. + +--Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six à +vingt-huit ans, et je viendrai vous voir. + +--Ah! oui, Rosa, venez! venez! + +--Mais à une condition. + +--Elle est acceptée d'avance! + +--C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire. + +--Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa. + +--Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et, +comme par mégarde, elle approcha sa joue fraîche, si proche du grillage +que Cornélius put la toucher de ses lèvres. Rosa poussa un petit cri +plein d'amour et disparut. + + + + +XXI + +Le second caïeu + + +La nuit fut bonne et la journée du lendemain meilleure encore. + +Les jours précédents, la prison s'était alourdie, assombrie, abaissée; +elle pesait de tout son poids sur le pauvre prisonnier. Ses murs étaient +noirs, son air était froid, les barreaux étaient serrés à laisser passer +à peine le jour. + +Mais lorsque Cornélius se réveilla, un rayon de soleil matinal jouait +dans les barreaux; des pigeons fendaient l'air de leurs ailes étendues, +tandis que d'autres roucoulaient amoureusement sur le toit voisin de la +fenêtre encore fermée. + +Cornélius courut à cette fenêtre et l'ouvrit; il lui sembla que la vie, +la joie, presque la liberté, entraient avec ce rayon de soleil dans la +sombre chambre. + +C'est que l'amour y fleurissait et faisait fleurir chaque chose autour +de lui: l'amour, fleur du ciel bien autrement radieuse, bien autrement +parfumée que toutes les fleurs de la terre. + +Quand Gryphus entra dans la chambre du prisonnier, au lieu de le trouver +morose et couché comme les autres jours, il le trouva debout et chantant +un petit air d'opéra. + +--Hein! fit celui-ci. + +--Comment allons-nous, ce matin? dit Cornélius. + +Gryphus le regarda de travers. + +--Le chien, et M. Jacob, et notre belle Rosa, comment tout cela va-t-il? + +Gryphus grinça des dents. + +--Voilà votre déjeuner, dit-il. + +--Merci, ami Cerberus, fit le prisonnier; il arrive à temps, car j'ai +grand faim. + +--Ah! vous avez faim? dit Gryphus. + +--Tiens, pourquoi pas? demanda van Baërle. + +--Il paraît que la conspiration marche, dit Gryphus. + +--Quelle conspiration? demanda van Baërle. + +--Bon! on sait ce qu'on dit, mais on veillera, M. le savant; soyez +tranquille, on veillera. + +--Veillez, ami Gryphus! dit van Baërle, veillez! ma conspiration, comme +ma personne, est toute à votre service. + +--On verra cela à midi, dit Gryphus. + +Et il sortit. + +--À midi, répéta Cornélius, que veut-il dire? Soit, attendons midi; à +midi nous verrons. C'était facile à Cornélius d'attendre midi: Cornélius +attendait neuf heures. + +Midi sonna et l'on entendit dans l'escalier, non seulement le pas de +Gryphus, mais des pas de trois ou quatre soldats montant avec lui. + +La porte s'ouvrit, Gryphus entra, introduisit les hommes, et referma la +porte derrière eux. + +--Là ! Maintenant, cherchons. + +On chercha dans les poches de Cornélius, entre sa veste et son gilet, +entre son gilet et sa chemise, entre sa chemise et sa chair; on ne +trouva rien. + +On chercha dans les draps, dans les matelas, dans la paillasse du lit; +on ne trouva rien. + +Ce fut alors que Cornélius se félicita de ne point avoir accepté le +troisième caïeu. Gryphus, dans cette perquisition, l'eût bien +certainement trouvé, si bien caché qu'il fût, et il l'eût traité comme +le premier. + +Au reste, jamais prisonnier n'assista d'un visage plus serein à une +perquisition faite dans son domicile. + +Gryphus se retira avec le crayon et les trois ou quatre feuilles de +papier blanc que Rosa avait donnés à Cornélius; ce fut le seul trophée +de l'expédition. + +À six heures, Gryphus revint, mais seul; Cornélius voulut l'adoucir; +mais Gryphus grogna, montra un croc qu'il avait dans le coin de la +bouche, et sortit à reculons, comme un homme qui a peur qu'on ne le +force. + +Cornélius éclata de rire. + +Ce qui fit que Gryphus, qui connaissait les auteurs, lui cria à travers +la grille: + +--C'est bon, c'est bon; rira bien qui rira le dernier. + +Celui qui devait rire le dernier, ce soir-là du moins, c'était +Cornélius, car Cornélius attendait Rosa. Rosa vint à neuf heures; mais +Rosa vint sans lanterne. Rosa n'avait plus besoin de lumière, elle +savait lire. + +Puis la lumière pouvait dénoncer Rosa, espionnée plus que jamais par +Jacob. + +Puis enfin, à la lumière on voyait trop la rougeur de Rosa lorsque Rosa +rougissait. + +De quoi parlèrent les deux jeunes gens ce soir-là ? Des choses dont +parlent les amoureux au seuil d'une porte en France, de l'un et de +l'autre côté d'un balcon en Espagne, du haut en bas d'une terrasse en +Orient. + +Ils parlèrent de ces choses qui mettent des ailes au pied des heures, +qui ajoutent des plumes aux ailes du temps. + +Ils parlèrent de tout, excepté de la tulipe noire. + +Puis à dix heures, comme d'habitude, ils se quittèrent. + +Cornélius était heureux, aussi complètement heureux que peut l'être un +tulipier à qui on n'a point parlé de sa tulipe. + +Il trouvait Rosa jolie comme tous les Amours de la terre; il la trouvait +bonne, gracieuse, charmante. + +Mais pourquoi Rosa défendait-elle qu'on parlât tulipe? + +C'était un grand défaut qu'avait là Rosa. + +Cornélius se dit, en soupirant, que la femme n'était point parfaite. + +Une partie de la nuit, il médita sur cette imperfection. Ce qui veut +dire que tant qu'il veilla il pensa à Rosa. + +Une fois endormi, il rêva d'elle. + +Mais la Rosa des rêves était bien autrement parfaite que la Rosa de la +réalité. Non seulement celle-là parlait tulipe, mais encore celle-là +apportait à Cornélius une magnifique tulipe noire éclose dans un vase de +Chine. + +Cornélius se réveilla tout frissonnant de joie et en murmurant: + +--Rosa, Rosa, je t'aime. + +Et comme il faisait jour, Cornélius ne jugea point à propos de se +rendormir. + +Il resta donc toute la journée sur l'idée qu'il avait eue à son réveil. + +Ah! si Rosa eût parlé tulipe, Cornélius eût préféré Rosa à la reine +Sémiramis, à la reine Cléopâtre, à la reine Élisabeth, à la reine Anne +d'Autriche, c'est-à -dire aux plus grandes ou aux plus belles reines du +monde. + +Mais Rosa avait défendu sous peine de ne plus revenir, Rosa avait +défendu qu'avant trois jours on causât tulipe. + +C'était soixante-douze heures données à l'amant, c'est vrai; mais +c'était soixante-douze heures retranchées à l'horticulteur. + +Il est vrai que sur ces soixante-douze heures, trente-six étaient déjà +passées. + +Les trente-six autres passeraient bien vite, dix-huit à attendre, +dix-huit au souvenir. + +Rosa revint à la même heure; Cornélius supporta héroïquement sa +pénitence. C'eût été un pythagoricien très distingué que Cornélius, et +pourvu qu'on lui eût permis de demander une fois par jour des nouvelles +de sa tulipe, il fût bien resté cinq ans, selon les statuts de l'ordre, +sans parler d'autre chose. + +Au reste, la belle visiteuse comprenait bien que lorsqu'on commande d'un +côté, il faut céder de l'autre. Rosa laissait Cornélius tirer ses doigts +par le guichet; Rosa laissait Cornélius baiser ses cheveux à travers le +grillage. + +Pauvre enfant! toutes ces mignardises de l'amour étaient bien autrement +dangereuses pour elle que de parler tulipe. + +Elle comprit cela en rentrant chez elle, le cÅ“ur bondissant, les joues +ardentes, les lèvres sèches et les yeux humides. + +Aussi, le lendemain soir, après les premières paroles échangées, après +les premières caresses faites, elle regarda Cornélius à travers le +grillage, et dans la nuit, avec ce regard qu'on sent quand on ne le voit +pas: + +--Eh bien! dit-elle, elle a levé! + +--Elle a levé! quoi? qui? demanda Cornélius, n'osant croire que Rosa +abrégeât d'elle-même la durée de son épreuve. + +--La tulipe, dit Rosa. + +--Comment, s'écria Cornélius, vous permettez donc...? + +--Eh oui, dit Rosa d'un ton d'une mère tendre qui permet une joie à son +enfant. + +--Ah! Rosa! dit Cornélius en allongeant ses lèvres à travers le +grillage, dans l'espérance de toucher une joue, une main, un front, +quelque chose enfin. + +Il toucha mieux que tout cela, il toucha deux lèvres entr'ouvertes. + +Rosa poussa un petit cri. + +Cornélius comprit qu'il fallait se hâter de continuer la conversation; +il sentait que ce contact inattendu avait fort effarouché Rosa. + +--Levé bien droit? demanda-t-il. + +--Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa. + +--Et elle est bien haute? + +--Haute de deux pouces au moins. + +--Oh! Rosa ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite. + +--Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu'à elle. + +--Qu'à elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais être jaloux à mon +tour. + +--Eh! vous savez bien que penser à elle c'est penser à vous. Je ne la +perds pas de vue. De mon lit je la vois; en m'éveillant, c'est le +premier objet que je regarde; en m'endormant, le dernier objet que je +perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille près d'elle, car +depuis qu'elle est dans ma chambre, je ne quitte plus ma chambre. + +--Vous avez raison, Rosa c'est votre dot, vous savez. + +--Oui, et grâce à elle je pourrai épouser un jeune homme de vingt-six ou +vingt-huit ans que j'aimerai. + +--Taisez-vous, méchante. + +Et Cornélius parvint à saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit, +sinon changer de conversation, du moins succéder le silence au dialogue. +Ce soir-là , Cornélius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa +main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout à son +aise. À partir de ce moment, chaque jour amena un progrès dans la tulipe +et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'étaient les feuilles +qui s'étaient ouvertes, l'autre fois c'était la fleur elle-même qui +s'était nouée. À cette nouvelle, la joie de Cornélius fut grande, et ses +questions se succédèrent avec une rapidité qui témoignait de leur +importance. + +--Nouée! s'écria Cornélius, elle est nouée? + +--Elle est nouée, répéta Rosa. + +Cornélius chancela de joie et fut forcé de se retenir au guichet. + +--Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il. + +Puis revenant à Rosa: + +--L'ovale est-il régulier? le cylindre est-il plein? les pointes +sont-elles bien vertes? + +--L'ovale a près d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre +gonfle ses flancs, les pointes sont prêtes à s'entr'ouvrir. + +Cette nuit-là , Cornélius dormit peu: c'était un moment suprême que celui +où les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours après, Rosa annonçait +qu'elles étaient entr'ouvertes. + +--Entr'ouvertes, Rosa! s'écria Cornélius, l'involucrum est entr'ouvert! +Mais alors on voit donc, on peut distinguer déjà ...? + +Et le prisonnier s'arrêta haletant. + +--Oui, répondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur +différente, mince comme un cheveu. + +--Et la couleur? fit Cornélius en tremblant. + +--Ah! répondit Rosa, c'est bien foncé. + +--Brun! + +--Oh! plus foncé. + +--Plus foncé, bonne Rosa, plus foncé! merci. Foncé comme l'ébène, foncé +comme... + +--Foncé comme l'encre avec laquelle je vous ai écrit. + +Cornélius poussa un cri de joie folle. + +Puis s'arrêtant tout à coup: + +--Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse +vous être comparé, Rosa. + +--Vraiment! dit Rosa, souriant à cette exaltation. + +--Rosa, vous avez tant travaillé, Rosa, vous avez tant fait pour moi; +Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire! Rosa, Rosa, +vous êtes ce que Dieu a créé de plus parfait sur la terre! + +--Après la tulipe cependant? + +--Ah! taisez-vous, mauvaise; taisez-vous! Par pitié, ne me gâtez pas ma +joie! Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est à ce point, dans deux +ou trois jours au plus tard elle va fleurir? + +--Demain ou après-demain, oui. + +--Oh! et je ne la verrai pas, s'écria Cornélius, en se renversant en +arrière, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit +adorer, comme je baise vos mains, Rosa, comme je baise vos cheveux, +comme je baise vos joues, quand par hasard elles se trouvent à portée du +guichet. + +Rosa approcha sa joue, non point par hasard, mais avec volonté; les +lèvres du jeune homme s'y collèrent avidement. + +--Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa. + +--Ah! non! non! Sitôt qu'elle sera ouverte, mettez-la bien à l'ombre, +Rosa, et à l'instant même, à l'instant, envoyez à Harlem prévenir le +président de la société d'horticulture que la grande tulipe noire est +fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous +trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa? + +Rosa sourit. + +--Oh oui! dit-elle. + +--Assez? demanda Cornélius. + +--J'ai trois cents florins. + +--Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il +vous faut envoyer, c'est vous-même, vous-même, Rosa, qui devez aller à +Harlem. + +--Mais pendant ce temps, la fleur?... + +--Oh! la fleur, vous l'emporterez. Vous comprenez bien qu'il ne faut pas +vous séparer d'elle un instant. + +--Mais en ne me séparant point d'elle, je me sépare de vous, M. +Cornélius, dit Rosa attristée. + +--Ah! c'est vrai, ma douce, ma chère Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont +méchants! Que leur ai-je donc fait? et pourquoi m'ont-ils privé de la +liberté? Vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh +bien, vous enverrez quelqu'un à Harlem, voilà ; ma foi, le miracle est +assez grand pour que le président se dérange; il viendra lui-même à +Loewestein chercher la tulipe. + +Puis, s'arrêtant tout à coup et d'une voix tremblante: + +--Rosa! murmura Cornélius, Rosa! si elle allait ne pas être noire? + +--Dame! vous le saurez demain ou après-demain soir. + +--Attendre jusqu'au soir pour savoir cela, Rosa!... Je mourrai +d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal? + +--Je ferai mieux. + +--Que ferez-vous? + +--Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous +le dire moi-même. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous +glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre +la première et la deuxième inspection de mon père. + +--Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annonçant cette nouvelle, +c'est-à -dire un double bonheur. + +--Voilà dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte. + +--Oui! oui! dit Cornélius, oui! allez, Rosa, allez! + +Rosa se retira presque triste. + +Cornélius l'avait presque renvoyée. + +Il est vrai que c'était pour veiller sur la tulipe noire. + + + + +XXII + +Épanouissement + + +La nuit s'écoula bien douce, mais en même temps bien agitée pour +Cornélius. À chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa +l'appelait; il s'éveillait en sursaut, il allait à la porte, il +approchait son visage du guichet; le guichet était solitaire, le +corridor était vide. + +Sans doute Rosa veillait de son côté; mais plus heureuse que lui, elle +veillait sur la tulipe; elle avait là sous ses yeux la noble fleur, +cette merveille des merveilles, non seulement inconnue encore, mais crue +impossible. + +Que dirait le monde lorsqu'il apprendrait que la tulipe noire était +trouvée, qu'elle existait, et que c'était van Baërle le prisonnier qui +l'avait trouvée? + +Comme Cornélius eût envoyé loin de lui un homme qui fût venu lui +proposer la liberté en échange de sa tulipe! + +Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'était pas fleurie encore. + +La journée passa comme la nuit. + +La nuit vint, et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa légère comme un oiseau. + +--Eh bien? demanda Cornélius. + +--Eh bien! tout va à merveille. Cette nuit sans faute votre tulipe +fleurira! + +--Et fleurira noire? + +--Noire comme du jais. + +--Sans une seule tache d'une autre couleur? + +--Sans une seule tache. + +--Bonté du Ciel! Rosa, j'ai passé la nuit à rêver, à vous d'abord... + +Rosa fit un petit signe d'incrédulité. + +--Puis à ce que nous devions faire. + +--Eh bien? + +--Eh bien! voilà ce que j'ai décidé. La tulipe fleurie, quand il sera +constaté qu'elle est noire et parfaitement noire, il vous faut trouver +un messager. + +--Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouvé. + +--Un messager sûr? + +--Un messager dont je réponds, un de mes amoureux. + +--Ce n'est pas Jacob, j'espère? + +--Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un garçon +alerte, de vingt-cinq à vingt-six ans. + +--Diable! + +--Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'âge, puisque +vous-même vous avez fixé l'âge de vingt-six à vingt-huit ans. + +--Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme? + +--Comme sur moi, il se jetterait de son bateau dans le Wahal ou dans la +Meuse, à mon choix, si je le lui ordonnais. + +--Eh bien, Rosa, en dix heures ce garçon peut être à Harlem; vous me +donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de +l'encre, et j'écrirai, ou plutôt vous écrirez, vous; moi, pauvre +prisonnier, peut-être verrait-on, comme voit votre père, une +conspiration là -dessous. Vous écrirez au président de la société +d'horticulture, et, j'en suis certain, le président viendra. + +--Mais s'il tarde? + +--Supposez qu'il tarde un jour, deux jours même; mais c'est impossible, +un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une +minute, pas une seconde à se mettre en route pour voir la huitième +merveille du monde. Mais, comme je le disais, tardât-il un jour, +tardât-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La +tulipe vue par le président, le procès-verbal dressé par lui, tout est +dit, vous gardez un double du procès-verbal, Rosa, et vous lui confiez +la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-mêmes, Rosa, elle n'eût +quitté mes bras que pour passer dans les vôtres; mais c'est un rêve +auquel il ne faut pas songer, continua Cornélius en soupirant; d'autres +yeux la verront défleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que ne la voie le +président, ne la laissez voir à personne. La tulipe noire, bon Dieu! si +quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!... + +--Oh! + +--Ne m'avez-vous pas dit vous-même ce que vous craignez à l'endroit de +votre amoureux Jacob? On vole bien un florin, pourquoi n'en volerait-on +pas cent mille? + +--Je veillerai, allez, soyez tranquille. + +--Si pendant que vous êtes ici elle allait s'ouvrir? + +--La capricieuse en est bien capable, dit Rosa. + +--Si vous la trouviez ouverte en rentrant? + +--Eh bien? + +--Ah! Rosa, du moment où elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura +pas un moment à perdre pour prévenir le président. + +--Et vous prévenir, vous. Oui, je comprends. + +Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence à comprendre +une faiblesse, sinon à s'y habituer. + +--Je retourne auprès de la tulipe, M. van Baërle, et aussitôt ouverte, +vous êtes prévenu; aussitôt vous prévenu, le messager part. + +--Rosa, Rosa, je ne sais plus à quelle merveille du ciel ou de la terre +vous comparer. + +--Comparez-moi à la tulipe noire, M. Cornélius, et je serai bien +flattée, je vous jure; disons-nous donc au revoir, M. Cornélius. + +--Oh! dites: Au revoir, mon ami. + +--Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consolée. + +--Dites: Mon ami bien-aimé. + +--Oh! mon ami... + +--Bien-aimé, Rosa, je vous en supplie, bien-aimé, bien-aimé, n'est-ce +pas? + +--Bien-aimé, oui, bien-aimé, fit Rosa palpitante, enivrée, folle de +joie. + +--Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aimé, dites aussi bienheureux, +dites heureux comme jamais homme n'a été heureux et béni sous le ciel. +Il ne me manque qu'une chose, Rosa. + +--Laquelle? + +--Votre joue, votre joue fraîche, votre joue rose, votre joue veloutée. +Oh! Rosa, de votre volonté, non plus par surprise, non plus par +accident, Rosa. Ah! + +Le prisonnier acheva sa prière dans un soupir; il venait de rencontrer +les lèvres de la jeune fille, non plus par accident, non plus par +surprise, comme cent ans plus tard Saint-Preux devait rencontrer les +lèvres de Julie. + +Rosa s'enfuit. Cornélius resta l'âme suspendue à ses lèvres, le visage +collé au guichet. Cornélius étouffait de joie et de bonheur, il ouvrit +sa fenêtre et contempla longtemps, avec un cÅ“ur gonflé de joie, l'azur +sans nuages du ciel, la lune qui argentait le double fleuve, ruisselant +par-delà les collines. Il se remplit les poumons d'air généreux et pur, +l'esprit de douces idées, l'âme de reconnaissance et d'admiration +religieuse. + +--Oh! vous êtes toujours là -haut, mon Dieu! s'écria-t-il à demi +prosterné, les yeux ardemment tendus vers les étoiles; pardonnez-moi +d'avoir presque douté de vous ces jours derniers; vous vous cachiez +derrière vos nuages, et un instant j'ai cessé de vous voir, Dieu bon, +Dieu éternel, Dieu miséricordieux! Mais aujourd'hui, mais ce soir, mais +cette nuit, oh! je vous vois tout entier dans le miroir de vos cieux et +surtout dans le miroir de mon cÅ“ur. + +Il était guéri, le pauvre malade, il était libre, le pauvre prisonnier! + +Pendant une partie de la nuit Cornélius demeura suspendu aux barreaux de +sa fenêtre, l'oreille au guet, concentrant ses cinq sens en un seul, ou +plutôt en deux seulement: il regardait et écoutait. + +Il regardait le ciel, il écoutait la terre. + +Puis, l'Å“il tourné de temps en temps vers le corridor: + +--Là -bas, disait-il, est Rosa, Rosa qui veille comme moi, comme moi +attendant de minute en minute. Là -bas, sous les yeux de Rosa, est la +fleur mystérieuse, qui vit, qui s'entr'ouvre, qui s'ouvre; peut-être en +ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts délicats +et tiédis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-être touche-t-elle de +ses lèvres son calice entr'ouvert. Effleure-le avec précaution, Rosa. +Rosa, tes lèvres brûlent. Peut-être en ce moment, mes deux amours se +caressent-ils sous le regard de Dieu. + +En ce moment, une étoile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui +séparait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein. + +Cornélius tressaillit. + +--Ah! dit-il, voilà Dieu qui envoie une âme à ma fleur. Et comme s'il +eût deviné juste, presque au même moment, le prisonnier entendit dans le +corridor des pas légers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une +robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui +disait: + +--Cornélius, mon ami, mon ami bien-aimé et bien heureux, venez, venez +vite. + +Cornélius ne fit qu'un bon de la croisée au guichet. Cette fois encore +ses lèvres rencontrèrent les lèvres murmurantes de Rosa, qui lui dit +dans un baiser: + +--Elle est ouverte, elle est noire, la voilà ! + +--Comment, la voilà ! s'écria Cornélius, détachant ses lèvres des lèvres +de la jeune fille. + +--Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande +joie: la voilà , tenez. + +Et, d'une main, elle leva à la hauteur du guichet, une petite lanterne +sourde, qu'elle venait de faire lumineuse; tandis qu'à la même hauteur +elle levait, de l'autre, la miraculeuse tulipe. + +Cornélius jeta un cri et pensa s'évanouir. + +--Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me récompensez de mon +innocence et de ma captivité, puisque vous avez fait pousser ces deux +fleurs au guichet de ma prison. + +--Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrassée tout à l'heure. + +Cornélius retenant son haleine toucha du bout des lèvres la pointe de la +fleur, et jamais baiser donné aux lèvres d'une femme, fût-ce aux lèvres +de Rosa, ne lui entra si profondément dans le cÅ“ur. + +La tulipe était belle, splendide, magnifique; sa tige avait plus de +dix-huit pouces de hauteur; elle s'élançait du sein de quatre feuilles +vertes, lisses, droites comme des fers de lance; sa fleur tout entière +était noire et brillante comme du jais. + +--Rosa, dit Cornélius tout haletant, Rosa, plus un instant à perdre, il +faut écrire la lettre. + +--Elle est écrite, mon bien-aimé Cornélius, dit Rosa. + +--En vérité! + +--Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'écrivais, moi, car je ne voulais +pas qu'un seul instant fût perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous +la trouvez bien. + +Cornélius prit la lettre et lut, sur une écriture qui avait encore fait +de grands progrès depuis le petit mot qu'il avait reçu de Rosa: + + «Monsieur le président, + +«La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-être. Aussitôt +ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-même +en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la +fille du geôlier Gryphus, presque aussi prisonnière que les prisonniers +de mon père. Je ne pourrai donc vous porter cette merveille. C'est +pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-même. + +«Mon désir est qu'elle s'appelle _Rosa Baërlensis_. + +«Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire... Venez M. le +président, venez. + +«J'ai l'honneur d'être votre humble servante. + + «ROSA GRYPHUS.» + +--C'est cela, c'est cela, chère Rosa. Cette lettre est à merveille. Je +ne l'eusse point écrite avec cette simplicité. Au congrès, vous donnerez +tous les renseignements qui vous seront demandés. On saura comment la +tulipe a été créée, à combien de soins, de veilles, de craintes, elle a +donné lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant à perdre... Le +messager! le messager! + +--Comment s'appelle le président? + +--Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer +van Herysen, le bourgmestre de Harlem... Donnez, Rosa, donnez. + +Et, d'une main tremblante, Cornélius écrivit sur la lettre: + + «À mynheer Peters van Herysen, bourgmestre et président de la Société + horticole de Harlem.» + +--Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Cornélius; et mettons-nous sous +la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gardés. + + + + +XXIII + +L'envieux + + +En effet, les pauvres jeunes gens avaient grand besoin d'être gardés par +la protection directe du Seigneur. + +Jamais ils n'avaient été si près du désespoir que dans ce moment même où +ils croyaient être certains de leur bonheur. + +Nous ne douterons point de l'intelligence de notre lecteur à ce point de +douter qu'il n'ait reconnu dans Jacob, notre ancien ami, ou plutôt notre +ancien ennemi, Isaac Boxtel. + +Le lecteur a donc deviné que Boxtel avait suivi du Buitenhof à +Loewestein l'objet de son amour et l'objet de sa haine: + +La tulipe noire et Cornélius van Baërle. + +Ce que tout autre tulipier et qu'un tulipier envieux n'eût jamais pu +découvrir, c'est-à -dire l'existence des caïeux et les ambitions du +prisonnier, l'envie l'avait fait, sinon découvrir, du moins deviner à +Boxtel. + +Nous l'avons vu, plus heureux sous le nom de Jacob que sous le nom +d'Isaac, faire amitié avec Gryphus, dont il arrosa la reconnaissance et +l'hospitalité pendant quelques mois avec le meilleur genièvre que l'on +eût jamais fabriqué du Texel à Anvers. + +Il endormit ses défiances; car nous l'avons vu, le vieux Gryphus était +défiant; il endormit ses défiances, disons-nous, en le flattant d'une +alliance avec Rosa. + +Il caressa en outre ses instincts de geôlier, après avoir flatté son +orgueil de père. Il caressa ses instincts de geôlier en lui peignant +sous les plus sombres couleurs le savant prisonnier que Gryphus tenait +sous ses verrous, et qui, au dire du faux Jacob, avait passé un pacte +avec Satan pour nuire à Son Altesse le prince d'Orange. + +Il avait d'abord aussi bien réussi près de Rosa, non pas en lui +inspirant des sentiments sympathiques--Rosa avait toujours fort peu aimé +mynheer Jacob--, mais en lui parlant mariage et passion folle, il avait +d'abord éteint tous les soupçons qu'elle eût pu avoir. + +Nous avons vu comment son imprudence à suivre Rosa dans le jardin +l'avait dénoncé aux yeux de la jeune fille, et comment les craintes +instinctives de Cornélius avaient mis les deux jeunes gens en garde +contre lui. + +Ce qui avait surtout inspiré des inquiétudes au prisonnier--notre +lecteur doit se rappeler cela--c'est cette grande colère dans laquelle +Jacob était entré contre Gryphus, à propos du caïeu écrasé. + +En ce moment, cette rage était d'autant plus grande, que Boxtel +soupçonnait bien Cornélius d'avoir un second caïeu, mais n'en était rien +moins que sûr. + +Ce fut alors qu'il épia Rosa et la suivit non seulement au jardin, mais +encore dans les corridors. Seulement, comme cette fois il la suivait +dans la nuit et nu-pieds, il ne fut ni vu ni entendu, excepté cette fois +où Rosa crut avoir vu passer quelque chose comme une ombre dans +l'escalier. + +Mais il était trop tard, Boxtel avait appris, de la bouche même du +prisonnier, l'existence du second caïeu. + +Dupe de la ruse de Rosa, qui avait fait semblant de l'enfouir dans la +plate-bande, et ne doutant pas que cette petite comédie n'eût été jouée +pour le forcer à se trahir, il redoubla de précautions et mit en jeu +toutes les ruses de son esprit pour continuer à épier les autres sans +être épié lui-même. + +Il vit Rosa transporter un grand pot de faïence de la cuisine de son +père dans sa chambre. + +Il vit Rosa laver, à grande eau, ses belles mains pleines de terre +qu'elle avait pétrie pour préparer à la tulipe le meilleur lit possible. + +Enfin il loua, dans un grenier, une petite chambre juste en face de la +fenêtre de Rosa, assez éloignée pour qu'on ne pût pas le reconnaître à +l'Å“il nu, mais assez proche pour qu'à l'aide de son télescope il pût +suivre tout ce qui se passait à Loewestein dans la chambre de la jeune +fille, comme il avait suivi à Dordrecht tout ce qui se passait dans le +séchoir de Cornélius. + +Il n'était pas installé depuis trois jours dans son grenier, qu'il +n'avait plus aucun doute. + +Dès le matin au soleil levant, le pot de faïence était sur la fenêtre, +et pareille à ces charmantes femmes de Miéris et de Metzu, Rosa +apparaissait à cette fenêtre encadrée par les premiers rameaux +verdissants de la vigne vierge et du chèvrefeuille. + +Rosa regardait le pot de faïence d'un Å“il qui dénonçait à Boxtel la +valeur réelle de l'objet renfermé dans le pot. + +Ce que renfermait le pot, c'était donc le deuxième caïeu, c'est-à -dire +la suprême espérance du prisonnier. + +Lorsque les nuits menaçaient d'être trop froides, Rosa rentrait le pot +de faïence. + +C'était bien cela: elle suivait les instructions de Cornélius, qui +craignait que le caïeu ne fût gelé. + +Quand le soleil devint plus chaud, Rosa rentrait le pot de faïence +depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi. + +C'était bien cela encore: Cornélius craignait que la terre ne fût +desséchée. + +Mais quand la lance de la fleur sortit de terre, Boxtel fut convaincu +tout à fait; elle n'était pas haute d'un pouce que, grâce à son +télescope, l'envieux n'avait plus de doute. + +Cornélius possédait deux caïeux, et le second caïeu était confié à +l'amour et aux soins de Rosa. + +Car, on le pense bien, l'amour des deux jeunes gens n'avait point +échappé à Boxtel. + +C'était donc ce second caïeu qu'il fallait trouver moyen d'enlever aux +soins de Rosa et à l'amour de Cornélius. + +Seulement, ce n'était pas chose facile. + +Rosa veillait sa tulipe comme une mère veillerait son enfant; mieux que +cela, comme une colombe couve ses Å“ufs. + +Rosa ne quittait pas la chambre de la journée; il y avait plus, chose +étrange! Rosa ne quittait plus sa chambre le soir. + +Pendant sept jours, Boxtel épia inutilement Rosa; Rosa ne sortit point +de sa chambre. + +C'était pendant les sept jours de brouille qui rendirent Cornélius si +malheureux, en lui enlevant à la fois toute nouvelle de Rosa et de sa +tulipe. + +Rosa allait-elle bouder éternellement Cornélius? Cela eût rendu le vol +bien autrement difficile que ne l'avait cru d'abord mynheer Isaac. + +Nous disons vol, car Isaac s'était tout simplement arrêté à ce projet de +voler la tulipe; et, comme elle poussait dans le plus profond mystère, +comme les deux jeunes gens cachaient son existence à tout le monde, +comme on le croirait plutôt, lui, tulipier reconnu, qu'une jeune fille +étrangère à tous les détails de l'horticulture ou qu'un prisonnier +condamné pour crime de haute trahison, gardé, surveillé, épié, et qui +réclamerait mal du fond de son cachot; d'ailleurs, comme il serait +possesseur de la tulipe et qu'en fait de meubles et autres objets +transportables, la possession fait foi de la propriété, il obtiendrait +bien certainement le prix et serait bien certainement couronné en place +de Cornélius, et la tulipe, au lieu de s'appeler _tulipa nigra +Barlænsis_, s'appellerait _tulipa nigra Boxtellensis_ ou _Boxtellea_. + +Mynheer Isaac n'était point encore fixé sur celui de ces deux noms qu'il +donnerait à la tulipe noire; mais comme tous deux signifiaient la même +chose, ce n'était point là le point important. + +Le point important, c'était de voler la tulipe. + +Mais, pour que Boxtel pût voler la tulipe, il fallait que Rosa sortît de +sa chambre. + +Aussi, fût-ce avec une véritable joie que Jacob ou Isaac, comme on +voudra, vit reprendre les rendez-vous accoutumés du soir. + +Il commença par profiter de l'absence de Rosa pour étudier sa porte. + +La porte fermait bien et à double tour, au moyen d'une serrure simple, +mais dont Rosa seule avait la clef. + +Boxtel eut l'idée de voler la clef à Rosa, mais outre que ce n'était pas +chose facile que de fouiller dans la poche de la jeune fille, Rosa +s'apercevant qu'elle avait perdu sa clef faisait changer la serrure, ne +sortait pas de sa chambre que la serrure ne fût changée, et Boxtel avait +commis un crime inutile. + +Mieux valait donc employer un autre moyen. + +Boxtel réunit toutes les clefs qu'il put trouver, et pendant que Rosa et +Cornélius passaient au guichet une de leurs heures fortunées, il les +essaya toutes. + +Deux entrèrent dans la serrure, une des deux fit le premier tour et ne +s'arrêta qu'au second. + +Il n'y avait donc que peu de chose à faire à cette clef. + +Boxtel l'enduisit d'une légère couche de cire et renouvela l'expérience. + +L'obstacle que la clef avait rencontré au second tour avait laissé son +empreinte sur la cire. + +Boxtel n'eût qu'à suivre cette empreinte avec le mordant d'une lime à la +lame étroite comme celle d'un couteau. + +Avec deux autres jours de travail, Boxtel mena sa clef à la perfection. + +La porte de Rosa s'ouvrit sans bruit, sans efforts, et Boxtel se trouva +dans la chambre de la jeune fille, seul à seul avec la tulipe. + +La première action condamnable de Boxtel avait été de passer par-dessus +un mur pour déterrer la tulipe; la seconde avait été de pénétrer dans le +séchoir de Cornélius par une fenêtre ouverte; la troisième de +s'introduire dans la chambre de Rosa avec une fausse clef. + +On le voit, l'envie faisait faire à Boxtel des pas rapides dans la +carrière du crime. + +Boxtel se trouva donc seul à seul avec la tulipe. + +Un voleur ordinaire eût mit le pot sous son bras et l'eût emporté. + +Mais Boxtel n'était point un voleur ordinaire, et il réfléchit. + +Il réfléchit en regardant la tulipe, à l'aide de sa lanterne sourde, +qu'elle n'était pas encore assez avancée pour lui donner la certitude +qu'elle fleurirait noire, quoique les apparences offrissent toute +probabilité. + +Il réfléchit que si elle ne fleurissait pas noire, ou que, si elle +fleurissait avec une tache quelconque, il aurait fait un vol inutile. + +Il réfléchit que le bruit de ce vol se répandrait, que l'on +soupçonnerait le voleur, d'après ce qui s'était passé dans le jardin, +que l'on ferait des recherches, et que, si bien qu'il cachât la tulipe, +il serait possible de la retrouver. + +Il réfléchit que, cachât-il la tulipe de façon à ce qu'elle ne fût pas +retrouvée, il pourrait, dans tous les transports qu'elle serait obligée +de subir, lui arriver malheur. + +Il réfléchit enfin que mieux valait, puisqu'il avait une clef de la +chambre de Rosa et pouvait y entrer quand il voulait, il réfléchit qu'il +valait mieux attendre la floraison, la prendre une heure avant qu'elle +s'ouvrît, ou une heure après qu'elle serait ouverte, et partir à +l'instant même sans retard pour Harlem, où, avant qu'on eût même +réclamé, la tulipe serait devant les juges. + +Alors, ce serait celui ou celle qui réclamerait que Boxtel accuserait de +vol. + +C'était un plan bien conçu et digne en tout point de celui qui le +concevait. + +Ainsi tous les soirs, pendant cette douce heure que les jeunes gens +passaient au guichet de la prison, Boxtel entrait dans la chambre de la +jeune fille, non pas pour violer le sanctuaire de virginité, mais pour +suivre les progrès que faisait la tulipe noire dans sa floraison. + +Le soir où nous sommes arrivés, il allait entrer comme les autres soirs; +mais, nous l'avons vu, les jeunes gens n'avaient échangé que quelques +paroles, et Cornélius avait renvoyé Rosa pour veiller sur la tulipe. + +En voyant Rosa entrer dans sa chambre, dix minutes après en être sortie, +Boxtel comprit que la tulipe avait fleuri ou allait fleurir. + +C'était donc pendant cette nuit-là que la grande partie allait se jouer; +aussi Boxtel se présenta-t-il chez Gryphus avec une provision de +genièvre double de coutume, c'est-à -dire avec une bouteille dans chaque +poche. + +Gryphus gris, Boxtel était maître de la maison à peu près. + +À onze heures, Gryphus était ivre mort. À deux heures du matin, Boxtel +vit sortir Rosa de sa chambre, mais visiblement elle tenait dans ses +bras un objet qu'elle portait avec précaution. + +Cet objet, c'était sans aucun doute la tulipe noire qui venait de +fleurir. + +Mais qu'allait-elle en faire? + +Allait-elle à l'instant même partir pour Harlem avec elle? + +Il n'était pas possible qu'une jeune fille entreprît seule, la nuit, un +pareil voyage. + +Allait-elle seulement montrer la tulipe à Cornélius? C'était probable. + +Il suivit Rosa pieds nus et sur la pointe du pied. + +Il la vit s'approcher du guichet. + +Il l'entendit appeler Cornélius. + +À la lueur de la lanterne sourde, il vit la tulipe ouverte, noire comme +la nuit dans laquelle il était caché. + +Il entendit tout le projet arrêté entre Cornélius et Rosa d'envoyer un +messager à Harlem. + +Il vit les lèvres des deux jeunes gens se toucher, puis il entendit +Cornélius renvoyer Rosa. + +Il vit Rosa éteindre la lanterne sourde et reprendre le chemin de sa +chambre. + +Il la vit rentrer dans sa chambre. + +Puis il la vit, dix minutes après, sortir de sa chambre et en fermer +avec soin la porte à double clef. + +Pourquoi fermait-elle cette porte avec tant de soin? C'est que derrière +cette porte elle enfermait la tulipe noire. + +Boxtel, qui voyait tout cela caché sur le palier de l'étage supérieur à +la chambre de Rosa, descendit une marche de son étage à lui, lorsque +Rosa descendait une marche du sien. + +De sorte que, lorsque Rosa touchait la dernière marche de l'escalier, de +son pied léger, Boxtel, d'une main plus légère encore, touchait la +serrure de la chambre de Rosa avec sa main. + +Et dans cette main, on doit le comprendre, était la fausse clef qui +ouvrait la porte de Rosa, ni plus ni moins facilement que la vraie. + +Voilà pourquoi nous avons dit au commencement de ce chapitre que les +pauvres jeunes gens avaient bien besoin d'être gardés par la protection +directe du Seigneur. + + + + +XXIV + +Où la tulipe noire change de maître + + +Cornélius était resté à l'endroit où l'avait laissé Rosa, cherchant +presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son +bonheur. + +Une demi-heure s'écoula. + +Déjà les premiers rayons du jour entraient, bleuâtres et frais, à +travers les barreaux de la fenêtre dans la prison de Cornélius, +lorsqu'il tressaillit tout à coup à des pas qui montaient l'escalier et +à des cris qui se rapprochaient de lui. + +Presque au même moment, son visage se trouva en face du visage pâle et +décomposé de Rosa. + +Il recula, pâlissant lui-même d'effroi. + +--Cornélius! Cornélius! s'écria celle-ci haletante. + +--Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier. + +--Cornélius! la tulipe... + +--Eh bien?... + +--Comment vous dire cela? + +--Dites, dites, Rosa. + +--On nous l'a prise, on nous l'a volée. + +--On nous l'a prise, on nous l'a volée! s'écria Cornélius. + +--Oui, dit Rosa en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui, +prise, volée! + +Et, malgré elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses +genoux. + +--Mais comment cela? demanda Cornélius. Dites-moi, expliquez-moi... + +--Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus +dire: Mon bien-aimé. + +--Vous l'avez laissée seule! dit Cornélius avec un accent lamentable. + +--Un seul instant, pour aller prévenir notre messager qui demeure à +cinquante pas à peine, sur le bord du Wahal. + +--Et pendant ce temps, malgré mes recommandations, vous avez laissé la +clef à la porte, malheureuse enfant! + +--Non, non, non, la clef ne m'a point quittée; je l'ai constamment tenue +dans ma main, la serrant comme si j'eusse eu peur qu'elle ne m'échappât. + +--Mais alors comment cela se fait-il? + +--Le sais-je moi-même? J'avais donné la lettre à mon messager; mon +messager était parti devant moi; je rentre, la porte était fermée; +chaque chose était à sa place dans ma chambre, excepté la tulipe qui +avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procuré une clef de ma +chambre, ou en ait fait faire une fausse. + +Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Cornélius, immobile, +les traits altérés, écoutait presque sans comprendre, murmurant +seulement: + +--Volée, volée, volée! Je suis perdu. + +--Oh! M. Cornélius, grâce! grâce! criait Rosa, j'en mourrai. + +À cette menace de Rosa, Cornélius saisit les grilles du guichet, et les +étreignant avec fureur: + +--Rosa, s'écria-t-il, on nous a volés, c'est vrai, mais faut-il nous +laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mais réparable +peut-être, Rosa; nous connaissons le voleur. + +--Hélas! comment voulez-vous que je vous dise positivement? + +--Oh! je vous le dis, moi, c'est cet infâme Jacob. Le laisserons-nous +porter à Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles, +l'enfant de notre amour. Rosa, il faut le poursuivre, il faut le +rejoindre! + +--Mais comment faire tout cela, mon ami, sans découvrir à mon père que +nous étions d'intelligence? Comment, moi, une femme si peu libre, si peu +habile, comment parviendrai-je à ce but, que vous-même n'atteindriez +peut-être pas? + +--Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins +pas. Vous verrez si je ne découvre pas le voleur; vous verrez si je ne +lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier +grâce! + +--Hélas! dit Rosa en éclatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je +les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis +longtemps? + +--Votre père les a; votre infâme père, le bourreau qui m'a déjà écrasé +le premier caïeu de ma tulipe. Oh, le misérable, le misérable! il est +complice de Jacob. + +--Plus bas, plus bas, au nom du Ciel! + +--Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'écria Cornélius au paroxysme de +la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans +la prison. + +--Mon ami, par pitié. + +--Je vous dis, Rosa, que je vais démolir le cachot pierre à pierre. + +Et l'infortuné, de ses deux mains, dont la colère décuplait les forces, +ébranlait la porte à grand bruit, peu soucieux des éclats de sa voix qui +s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier. + +Rosa, épouvantée, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse +tempête. + +--Je vous dis que je tuerai l'infâme Gryphus, hurlait van Baërle; je +vous dis que je verserai son sang, comme il a versé celui de ma tulipe +noire. + +Le malheureux commençait à devenir fou. + +--Eh bien, oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui, +je lui prendrai ses clefs, oui, je vous ouvrirai; oui, mais calmez-vous, +mon Cornélius. + +Elle n'acheva point, un hurlement poussé devant elle interrompit sa +phrase. + +--Mon père! s'écria Rosa. + +--Gryphus! rugit van Baërle, ah! scélérat! + +Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, était monté sans qu'on pût +l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet. + +--Ah! vous me prendrez mes clefs, dit-il d'une voix étouffée par la +colère. Ah! cet infâme, ce monstre, ce conspirateur à pendre est votre +Cornélius! Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'État. C'est +bon! + +Rosa frappa dans ses deux mains avec désespoir. + +--Oh! continua Gryphus, passant de l'accent fiévreux de la colère à la +froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah! +monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon +sang! Très bien! rien que cela! Et de complicité avec ma fille! Jésus! +mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une +caverne de voleurs! Ah! M. le gouverneur saura tout ce matin, et Son +Altesse le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi: +«Quiconque se rebellera dans la prison (article 6).» Nous allons vous +donner une seconde édition du Buitenhof, monsieur le savant, et la bonne +édition celle-là . Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et +vous, la belle, mangez des yeux votre Cornélius. Je vous avertis, mes +agneaux, que vous n'aurez plus cette félicité de conspirer ensemble. Çà , +qu'on descende, fille dénaturée. Et vous, monsieur le savant, au revoir; +soyez tranquille, au revoir! + +Rosa, folle de terreur et de désespoir, envoya un baiser à son ami; +puis, sans doute illuminée d'une pensée soudaine, elle se lança dans +l'escalier en disant:--Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon +Cornélius. + +Son père la suivit en hurlant. + +Quant au pauvre tulipier, il lâcha peu à peu les grilles que retenaient +ses doigts convulsifs: sa tête s'alourdit, ses yeux oscillèrent dans +leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en +murmurant:--Volée! on me l'a volée! + +Pendant ce temps, Boxtel sortit du château par la porte qu'avait ouverte +Rosa elle-même. Boxtel, la tulipe noire enveloppée dans un large +manteau, Boxtel s'était jeté dans une carriole qui l'attendait à Gorcum, +et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de +son départ précipité. + +Et maintenant que nous l'avons vu monter dans sa carriole, nous le +suivrons, si le lecteur y consent, jusqu'au terme de son voyage. + +Il marchait doucement; on ne fait pas impunément courir la poste à une +tulipe noire. + +Mais Boxtel, craignant de ne pas arriver assez tôt, fit fabriquer à +Delft une boîte garnie tout autour de belle mousse fraîche, dans +laquelle il encaissa sa tulipe; la fleur s'y trouvait si mollement +accoudée de tous les côtés avec de l'air par en haut, que la carriole +put prendre le galop, sans préjudice possible. + +Il arriva le lendemain matin à Harlem, harassé mais triomphant, changea +sa tulipe de pot, afin de faire disparaître toute trace de vol, brisa le +pot de faïence dont il jeta les tessons dans un canal, écrivit au +président de la société horticole une lettre dans laquelle il lui +annonçait qu'il venait d'arriver à Harlem avec une tulipe parfaitement +noire, s'installa dans une bonne hôtellerie avec sa fleur intacte. + +Et là attendit. + + + + +XXV + +Le président van Herysen + + +Rosa, en quittant Cornélius, avait pris son parti. + +C'était de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne +jamais le revoir. + +Elle avait vu le désespoir du pauvre prisonnier, double et incurable +désespoir. + +En effet, d'un côté, c'était une séparation inévitable, Gryphus ayant à +la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous. + +De l'autre, c'était le renversement de toutes les espérances d'ambition +de Cornélius van Baërle, et ces espérances, il les nourrissait depuis +sept ans. + +Rosa était une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines +de force contre un malheur suprême, trouvent dans le malheur même +l'énergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le réparer. + +La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre, +pour voir si elle ne s'était pas trompée, et si la tulipe n'était point +dans quelque coin où elle eût échappé à ses regards. Mais Rosa chercha +vainement, la tulipe était toujours absente, la tulipe était toujours +volée. + +Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui étaient nécessaires, elle +prit ses trois cents florins d'épargne, c'est-à -dire toute sa fortune, +fouilla sous ses dentelles où était enfoui le troisième caïeu, le cacha +précieusement dans sa poitrine, ferma sa porte à double tour pour +retarder de tout le temps qu'il faudrait pour l'ouvrir le moment où sa +fuite serait connue, descendit l'escalier, sortit de la prison par la +porte qui, une heure auparavant, avait donné passage à Boxtel, se rendit +chez un loueur de chevaux et demanda à louer une carriole. + +Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'était justement celle +que Boxtel lui avait louée depuis la veille et avec laquelle il courait +sur la route de Delft. + +Nous disons sur la route de Delft, car il fallait faire un énorme détour +pour aller de Loewestein à Harlem; à vol d'oiseau la distance n'eût pas +été de moitié. + +Mais il n'y a que les oiseaux qui puissent voyager à vol d'oiseau en +Hollande, le pays le plus coupé de fleuves, de ruisseaux, de rivières, +de canaux et de lacs qu'il y ait au monde. + +Force fut donc à Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confié +facilement: le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du +concierge de la forteresse. + +Rosa avait un espoir, c'était de rejoindre son messager, bon et brave +garçon qu'elle emmènerait avec elle et qui lui servirait à la fois de +guide et de soutien. + +En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aperçut allongeant +le pas sur l'un des bas-côtés d'une charmante route qui côtoyait la +rivière. + +Elle mit son cheval au trot et le rejoignit. + +Le brave garçon ignorait l'importance de son message, et cependant +allait aussi bon train que s'il l'eût connue. En moins d'une heure il +avait déjà fait une lieue et demie. + +Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle +avait de lui. Le batelier se mit à sa disposition, promettant d'aller +aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui permît d'appuyer la main +soit sur la croupe de l'animal, soit sur son garrot. + +La jeune fille lui permit d'appuyer la main partout où il voudrait, +pourvu qu'il ne la retardât point. + +Les deux voyageurs étaient déjà partis depuis cinq heures et avaient +déjà fait plus de huit lieues, que le père Gryphus ne se doutait point +encore que la jeune fille eût quitté la forteresse. + +Le geôlier d'ailleurs, fort méchant homme au fond, jouissait du plaisir +d'avoir inspiré à sa fille une profonde terreur. + +Mais tandis qu'il se félicitait d'avoir à conter une si belle histoire +au compagnon Jacob, Jacob était aussi sur la route de Delft. + +Seulement, grâce à sa carriole, il avait déjà quatre lieues d'avance sur +Rosa et sur le batelier. + +Tandis qu'il se figurait Rosa tremblant ou boudant dans sa chambre, Rosa +gagnait du terrain. + +Personne, excepté le prisonnier, n'était donc où Gryphus croyait que +chacun était. + +Rosa paraissait si peu chez son père depuis qu'elle soignait sa tulipe, +que ce ne fut qu'à l'heure du dîner, c'est-à -dire à midi, que Gryphus +s'aperçut qu'au compte de son appétit, sa fille boudait depuis trop +longtemps. + +Il la fit appeler par un de ses porte-clefs; puis comme celui-ci +descendit en annonçant qu'il l'avait cherchée et appelée en vain, il +résolut de la chercher et de l'appeler lui-même. + +Il commença par aller droit à sa chambre; mais il eut beau frapper, Rosa +ne répondit point. + +On fit venir le serrurier de la forteresse; le serrurier ouvrit la +porte, mais Gryphus ne trouva pas plus Rosa que Rosa n'avait trouvé la +tulipe. + +Rosa, en ce moment, venait d'entrer à Rotterdam. + +Ce qui fait que Gryphus ne la trouva pas plus à la cuisine que dans sa +chambre, pas plus au jardin que dans la cuisine. + +Qu'on juge de la colère du geôlier, lorsqu'ayant battu les environs, il +apprit que sa fille avait loué un cheval, et, comme Bradamante ou +Clorinde, était partie en véritable chercheuse d'aventures, sans dire où +elle allait. + +Gryphus remonta furieux chez van Baërle, l'injuria, le menaça, secoua +tout son pauvre mobilier, lui promit le cachot, lui promit le cul de +basse-fosse, lui promit la faim et les verges. + +Cornélius, sans même écouter ce que disait le geôlier, se laissa +maltraiter, injurier, menacer, demeurant morne, immobile, anéanti, +insensible à toute émotion, mort à toute crainte. + +Après avoir cherché Rosa de tous les côtés, Gryphus chercha Jacob, et +comme il ne le trouva pas plus qu'il n'avait retrouvé sa fille, il +soupçonna dès ce moment Jacob de l'avoir enlevée. + +Cependant, la jeune fille, après avoir fait une halte de deux heures à +Rotterdam, s'était remise en route. Le soir même elle couchait à Delft, +et le lendemain elle arrivait à Harlem, quatre heures après que Boxtel y +était arrivé lui-même. + +Rosa se fit conduire tout d'abord chez le président de la société +horticole, maître van Herysen. + +Elle trouva le digne citoyen dans une situation que nous ne saurions +omettre de dépeindre, sans manquer à tous nos devoirs de peintre et +d'historien. + +Le président rédigeait un rapport au comité de la société. + +Ce rapport était sur grand papier et de la plus belle écriture du +président. + +Rosa se fit annoncer sous son simple nom de Rosa Gryphus; mais ce nom, +si sonore qu'il fût, était inconnu du président, car Rosa fut refusée. +Il est difficile de forcer les consignes en Hollande, pays des digues et +des écluses. + +Mais Rosa ne se rebuta point, elle s'était imposé une mission et s'était +juré à elle-même de ne se laisser abattre ni par les rebuffades, ni par +les brutalités, ni par les injures. + +--Annoncez à M. le président, dit-elle, que je viens lui parler pour la +tulipe noire. + +Ces mots, non moins magiques que le fameux: _Sésame, ouvre-toi_, des +_Mille et une Nuits_, lui servirent de _passe-porte_. Grâce à ces mots, +elle pénétra jusque dans le bureau du président van Herysen, qu'elle +trouva galamment en chemin pour venir à sa rencontre. + +C'était un bon petit homme au corps grêle, représentant assez exactement +la tige d'une fleur dont la tête formait le calice, deux bras vagues et +pendants simulaient la double feuille oblongue de la tulipe, un certain +balancement qui lui était habituel complétait sa ressemblance avec cette +fleur lorsqu'elle s'incline sous le souffle du vent. + +Nous avons dit qu'il s'appelait M. van Herysen. + +--Mademoiselle, s'écria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la +tulipe noire? + +Pour M. le président de la société horticole, la _tulipa nigra_ était +une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualité de reine +des tulipes, envoyer des ambassadeurs. + +--Oui, monsieur, répondit Rosa, je viens du moins pour vous parler +d'elle. + +--Elle se porte bien? fit van Herysen avec un sourire de tendre +vénération. + +--Hélas! monsieur, je ne sais, dit Rosa. + +--Comment! lui serait-il donc arrivé quelque malheur? + +--Un bien grand, oui, monsieur, non pas à elle, mais à moi. + +--Lequel? + +--On me l'a volée. + +--On vous a volé la tulipe noire? + +--Oui, monsieur. + +--Savez-vous qui? + +--Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser. + +--Mais la chose sera facile à vérifier. + +--Comment cela? + +--Depuis qu'on vous l'a volée, le voleur ne saurait être loin. + +--Pourquoi ne peut-il être loin? + +--Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures. + +--Vous avez vu la tulipe noire? s'écria Rosa en se précipitant vers M. +van Herysen. + +--Comme je vous vois, mademoiselle. + +--Mais où cela? + +--Chez votre maître, apparemment. + +--Chez mon maître? + +--Oui. N'êtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel? + +--Moi? + +--Sans doute, vous. + +--Mais pour qui donc me prenez-vous, monsieur? + +--Mais pour qui me prenez-vous, vous-même? + +--Monsieur, je vous prends, je l'espère, pour ce que vous êtes, +c'est-à -dire pour l'honorable M. van Herysen, bourgmestre de Harlem et +président de la société horticole. + +--Et vous venez me dire? + +--Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a volé ma tulipe. + +--Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez +mal mon enfant; ce n'est pas à vous, mais à M. Boxtel qu'on a volé la +tulipe. + +--Je vous répète, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M. +Boxtel et que voilà la première fois que j'entends prononcer ce nom. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une +tulipe noire? + +--Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa toute frissonnante. + +--Il y a celle de M. Boxtel, oui. + +--Comment est-elle? + +--Noire, pardieu! + +--Sans tache? + +--Sans une seule tache, sans le moindre point. + +--Et vous avez cette tulipe? Elle est déposée ici? + +--Non, mais elle y sera déposée, car je dois en faire l'exhibition au +comité avant que le prix ne soit décerné. + +--Monsieur, s'écria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit +propriétaire de la tulipe noire... + +--Et qui l'est en effet. + +--Monsieur, n'est-ce point un homme maigre? + +--Oui. + +--Chauve? + +--Oui. + +--Ayant l'Å“il hagard? + +--Je crois que oui. + +--Inquiet, voûté, jambes torses? + +--En vérité, vous faites le portrait, trait pour trait de M. Boxtel. + +--Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de faïence bleue et blanche à +fleurs jaunâtres qui représente une corbeille sur trois faces du pot? + +--Ah! quant à cela, j'en suis moins sûr, j'ai plus regardé la fleur que +le pot. + +--Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a été volée; monsieur, +c'est mon bien; monsieur, je viens le réclamer ici devant vous, à vous. + +--Oh! oh! fit M. van Herysen en regardant Rosa. Quoi! vous venez +réclamer ici la tulipe de M. Boxtel? Tudieu, vous êtes une hardie +commère. + +--Monsieur, dit Rosa un peu troublée de cette apostrophe, je ne dis pas +que je viens réclamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens +réclamer la mienne. + +--La vôtre? + +--Oui: celle que j'ai plantée, élevée moi-même. + +--Eh bien, allez trouver M. Boxtel à l'hôtellerie du Cygne blanc, vous +vous arrangerez avec lui; quant à moi, comme le procès me paraît aussi +difficile à juger que celui qui fût porté devant le feu roi Salomon, et +que je n'ai pas la prétention d'avoir sa sagesse, je me contenterai de +faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et +d'ordonnancer les cent mille florins à son inventeur. Adieu, mon enfant. + +--Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa. + +--Seulement, mon enfant, continua van Herysen, comme vous êtes jolie, +comme vous êtes jeune, comme vous n'êtes pas encore pervertie, recevez +mon conseil. Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal +et une prison à Harlem; de plus, nous sommes extrêmement chatouilleux +sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez. M. Isaac Boxtel, +hôtel du Cygne blanc. + +Et M. van Herysen, reprenant sa belle plume, continua son rapport +interrompu. + + + + +XXVI + +Un membre de la société horticole + + +Rosa éperdue, presque folle de joie et de crainte à l'idée que la tulipe +noire était retrouvée, prit le chemin de l'hôtellerie du Cygne blanc, +suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de +dévorer à lui seul dix Boxtels. + +Pendant la route, le batelier avait été mis au courant; il ne reculait +pas devant la lutte, au cas où une lutte s'engagerait; seulement, ce cas +échéant, il avait ordre de ménager la tulipe. + +Mais arrivée dans le Groote Markt, Rosa s'arrêta tout à coup; une pensée +subite venait de la saisir, semblable à cette Minerve d'Homère, qui +saisit Achille par les cheveux, au moment où la colère va l'emporter. + +--Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute énorme, j'ai perdu +peut-être et Cornélius, et la tulipe et moi!... J'ai donné l'éveil, j'ai +donné des soupçons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se +liguer contre moi, et alors je suis perdue... Oh! moi perdue, ce ne +serait rien, mais Cornélius, mais la tulipe! + +Elle se recueillit un moment. + +--Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel +n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a +découvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a été volée par un autre +que celui que je soupçonne, ou a déjà passé dans d'autres mains, si je +ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que +la tulipe est à moi? D'un autre côté, si je reconnais ce Boxtel pour le +faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons +ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit +du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-être +en ce moment. + +Cette prière faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle +demandait au ciel. + +Cependant un grand bruit bourdonnait à l'extrémité du Groote Markt. Les +gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, était insensible à +tout ce mouvement de la population. + +--Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le président. + +--Retournons, dit le batelier. + +Ils prirent la petite rue de la Paille qui les mena droit au logis de M. +van Herysen, lequel, de sa plus belle écriture et avec sa meilleure +plume, continuait à travailler à son rapport. Partout, sur son passage, +Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille +florins; la nouvelle courait déjà la ville. Rosa n'eut pas peu de peine +à pénétrer de nouveau chez M. van Herysen, qui cependant se sentit ému, +comme la première fois, au mot magique de la tulipe noire. Mais quand il +reconnut Rosa, dont il avait dans son esprit, fait une folle, ou pis que +cela, la colère le prit et il voulut la renvoyer. + +Mais Rosa joignit les mains, et avec cet accent d'honnête vérité qui +pénètre les cÅ“urs: + +--Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas: écoutez, au +contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouvez me faire +rendre justice, du moins vous n'aurez pas à vous reprocher un jour, en +face de Dieu, d'avoir été complice d'une mauvaise action. + +Van Herysen trépignait d'impatience; c'était la seconde fois que Rosa le +dérangeait au milieu d'une rédaction à laquelle il mettait son double +amour-propre de bourgmestre et de président de la société horticole. + +--Mais mon rapport! s'écria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire! + +--Monsieur, continua Rosa avec la fermeté de l'innocence et de la +vérité, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposera, si vous ne +m'écoutez, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en +supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce M. +Boxtel, que je soutiens, moi, être M. Jacob, et je jure Dieu de lui +laisser la propriété de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et +son propriétaire. + +--Pardieu! la belle avance, dit van Herysen. + +--Que voulez-vous dire? + +--Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus? + +--Mais enfin, dit Rosa désespérée, vous êtes honnête homme, monsieur. Eh +bien, si non seulement vous alliez donner le prix à un homme pour une +Å“uvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une Å“uvre volée. + +Peut-être l'accent de Rosa avait-il amené une certaine conviction dans +le cÅ“ur de van Herysen et allait-il répondre plus doucement à la pauvre +fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait +purement et simplement être une augmentation du bruit que Rosa avait +déjà entendu, mais sans y attacher d'importance, au Groote Markt, et qui +n'avait pas eu le pouvoir de la réveiller de sa fervente prière. + +Des acclamations bruyantes ébranlèrent la maison. + +M. van Herysen prêta l'oreille à ces acclamations, qui pour Rosa +n'avaient point été un bruit d'abord, et maintenant n'étaient qu'un +bruit ordinaire. + +--Qu'est-ce que cela? s'écria le bourgmestre, qu'est-ce cela? Serait-il +possible et ai-je bien entendu? + +Et il se précipita vers son antichambre, sans plus se préoccuper de Rosa +qu'il laissa dans son cabinet. + +À peine arrivé dans son antichambre, M. van Herysen poussa un grand cri +en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule. + +Accompagné, ou plutôt suivi de la multitude, un jeune homme vêtu +simplement d'un habit de petit velours violet brodé d'argent montait +avec une noble lenteur les degrés de pierre, éclatants de blancheur et +de propreté. + +Derrière lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la +cavalerie. + +Van Herysen, se faisant faire place au milieu des domestiques effarés, +vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant, qui +causait toute cette rumeur. + +--Monseigneur, s'écria-t-il, monseigneur, Votre Altesse chez moi! +honneur éclatant à jamais pour mon humble maison. + +--Cher M. van Herysen, dit Guillaume d'Orange avec une sérénité qui, +chez lui, remplaçait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime +l'eau, la bière et les fleurs, quelquefois même ce fromage dont les +Français estiment le goût; parmi les fleurs, celles que je préfère sont +naturellement les tulipes. J'ai ouï dire à Leyde que la ville de Harlem +possédait enfin la tulipe noire, et, après m'être assuré que la chose +était vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au +président de la société d'horticulture. + +--Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Herysen ravi, quelle gloire pour +la société si ses travaux agréent à Votre Altesse. + +--Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait déjà +d'avoir trop parlé. + +--Hélas, non, monseigneur, je ne l'ai pas ici. + +--Et où est-elle? + +--Chez son propriétaire. + +--Quel est ce propriétaire? + +--Un brave tulipier de Dordrecht. + +--De Dordrecht? + +--Oui. + +--Et il s'appelle?... + +--Boxtel. + +--Il loge? + +--Au Cygne blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse +veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que +monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe à monseigneur. + +--C'est bien, mandez-le. + +--Oui, Votre Altesse. Seulement... + +--Quoi? + +--Oh! rien d'important, monseigneur. + +--Tout est important dans ce monde, M. van Herysen. + +--Eh bien, monseigneur, une difficulté s'élevait. + +--Laquelle? + +--Cette tulipe est déjà revendiquée par des usurpateurs. Il est vrai +qu'elle vaut cent mille florins. + +--En vérité! + +--Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires. + +--C'est un crime cela, M. van Herysen. + +--Oui, Votre Altesse. + +--Et, avez-vous les preuves de ce crime? + +--Non, monseigneur, la coupable... + +--La coupable, monsieur?... + +--Je veux dire, celle qui réclame la tulipe, monseigneur, est là , dans +la chambre à côté. + +--Là ! Qu'en pensez-vous, M. van Herysen? + +--Je pense, monseigneur, que l'appât des cent mille florins l'aura +tentée. + +--Et elle réclame la tulipe? + +--Oui, monseigneur. + +--Et que dit-elle, de son côté, comme preuve? + +--J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entrée. + +--Écoutons-la, M. van Herysen, écoutons-la; je suis le premier magistrat +du pays, j'entendrai la cause et ferai justice. + +--Voilà mon roi Salomon trouvé, dit van Herysen en s'inclinant et en +montrant le chemin au prince. + +Celui-ci allait prendre le pas sur son interlocuteur, quand s'arrêtant +soudain: + +--Passez devant, dit-il, et appelez-moi monsieur. + +Ils entrèrent dans le cabinet. + +Rosa était toujours à la même place, appuyée à la fenêtre et regardant +par les vitres dans le jardin. + +--Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et +les jupes rouges de Rosa. + +Celle-ci se retourna au bruit, mais à peine vit-elle le prince, qui +s'asseyait à l'angle le plus obscur de l'appartement. + +Toute son attention, on le comprend, était pour cet important personnage +que l'on appelait van Herysen, et non pour cet humble étranger qui +suivait le maître de la maison, et qui probablement ne s'appelait pas +Monsieur. + +L'humble étranger prit un livre dans la bibliothèque et fit signe à van +Herysen de commencer l'interrogatoire. + +Van Herysen, toujours à l'invitation du jeune homme à l'habit violet, +s'assit à son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui +était accordée: + +--Ma fille, dit-il, vous me promettez la vérité, toute la vérité sur +cette tulipe? + +--Je vous la promets. + +--Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de +la société horticole. + +--Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous ai point dit +déjà ? + +--Eh bien alors? + +--Alors, j'en reviendrai à la prière que je vous ai adressée. + +--Laquelle? + +--De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas +pour la mienne, je le dirai franchement; mais si je la reconnais, je la +réclamerai, dussé-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-même, +mes preuves à la main! + +--Vous avez donc des preuves, la belle enfant? + +--Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira. + +Van Herysen échangea un regard avec le prince, qui, depuis les premiers +mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce +n'était point la première fois que cette voix douce frappât ses +oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Herysen +continua l'interrogatoire. + +--Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous êtes la +propriétaire de la tulipe noire? + +--Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plantée +et cultivée dans ma propre chambre. + +--Dans votre chambre, et où était votre chambre? + +--À Loewestein. + +--Vous êtes à Loewestein? + +--Je suis la fille du geôlier de la forteresse. + +Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:--Ah! c'est cela, je +me rappelle maintenant. + +Et tout en faisant semblant de lire, il regarda Rosa avec plus +d'attention encore qu'auparavant. + +--Et vous aimez les fleurs? continua van Herysen. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, vous êtes une savante fleuriste? + +Rosa hésita un instant, puis avec un accent tiré du plus profond de son +cÅ“ur: + +--Messieurs, je parle à des gens d'honneur? dit-elle. + +L'accent était si vrai, que van Herysen et le prince répondirent tous +deux en même temps par un mouvement de tête affirmatif. + +--Eh bien, non, ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non! +moi je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la +Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni écrire. Non! +la tulipe n'a pas été trouvée par moi-même. + +--Et par qui a-t-elle été trouvée? + +--Par un pauvre prisonnier de Loewestein. + +--Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince. + +Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit à son tour. + +--Par un prisonnier d'État alors, continua le prince, car à Loewestein, +il n'y a que des prisonniers d'État? + +Et il se remit à lire, ou du moins fit semblant de se remettre à lire. + +--Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'État. + +Van Herysen pâlit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil +témoin. + +--Continuez, dit froidement Guillaume au président de la société +horticole. + +--Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant à celui qu'elle croyait son +véritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravement. + +--En effet, dit van Herysen, les prisonniers d'État doivent être au +secret à Loewestein. + +--Hélas! monsieur. + +--Et, d'après ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profité +de votre position comme fille du geôlier et que vous auriez communiqué +avec lui pour cultiver des fleurs? + +--Oui, monsieur, murmura Rosa éperdue; oui, je suis forcée de l'avouer, +je le voyais tous les jours. + +--Malheureuse! s'écria M. van Herysen. + +Le prince leva la tête en observant l'effroi de Rosa et la pâleur du +président. + +--Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentuée, cela ne regarde +pas les membres de la société horticole; ils ont à juger de la tulipe +noire et ne connaissent pas les délits politiques. Continuez, jeune +fille, continuez. + +Van Herysen, par un éloquent regard, remercia au nom des tulipes le +nouveau membre de la société horticole. + +Rosa, rassurée par cette espèce d'encouragement que lui avait donné +l'inconnu, raconta tout ce qui s'était passé depuis trois mois, tout ce +qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des +duretés de Gryphus, de la destruction du premier caïeu, de la douleur du +prisonnier, des précautions prises pour que le second caïeu arrivât +bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur +séparation; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait +plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait éprouvée à leur +réunion, enfin de leur désespoir à tous deux lorsqu'ils avaient su que +la tulipe qui venait de fleurir leur avait été volée une heure après sa +floraison. + +Tout cela était dit avec un accent de vérité qui laissait le prince +impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son +effet sur M. van Herysen. + +--Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissiez ce +prisonnier. + +Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfonça dans +l'ombre, comme s'il eût voulu fuir ce regard. + +--Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle. + +--Parce qu'il n'y a que quatre mois que le geôlier Gryphus et sa fille +sont à Loewestein. + +--C'est vrai, monsieur. + +--Et à moins que vous n'ayez sollicité le changement de votre père pour +suivre quelque prisonnier qui aurait été transporté de la Haye à +Loewestein... + +--Monsieur! fit Rosa en rougissant. + +--Achevez, dit Guillaume. + +--Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier à la Haye. + +--Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume. + +En ce moment l'officier qui avait été envoyé près de Boxtel rentra et +annonça au prince que celui qu'il était allé quérir le suivait avec sa +tulipe. + + + + +XXVII + +Le troisième caïeu + + +L'annonce du retour de Boxtel était à peine faite, que Boxtel entra en +personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant +dans une caisse le précieux fardeau, qui fut déposé sur une table. + +Le prince, prévenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se +tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur où +lui-même avait placé son fauteuil. + +Rosa, palpitante, pâle, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitât à +aller voir à son tour. + +Elle entendit la voix de Boxtel. + +--C'est lui! s'écria-t-elle. + +Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte +entr'ouverte. + +--C'est ma tulipe, s'écria Rosa, c'est elle, je la reconnais. Ô mon +pauvre Cornélius. + +Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'à la porte, où +il demeura un instant dans la lumière. + +Les yeux de Rosa s'arrêtèrent sur lui. Plus que jamais elle était +certaine que ce n'était pas la première fois qu'elle voyait cet +étranger. + +--M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici. + +Boxtel accourut avec empressement et se trouva face à face avec +Guillaume d'Orange. + +--Son Altesse! s'écria-t-il en reculant. + +--Son Altesse! répéta Rosa tout étourdie. + +À cette exclamation partie à sa gauche, Boxtel se retourna et aperçut +Rosa. + +À cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une +pile de Volta. + +--Ah! murmura le prince se parlant à lui-même, il est troublé. + +Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-même, s'était déjà remis. + +--M. Boxtel, dit Guillaume, il paraît que vous avez trouvé le secret de +la tulipe noire? + +--Oui, monseigneur, répondit Boxtel d'une voix où perçait un peu de +trouble. + +Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'émotion que le tulipier +avait éprouvée en reconnaissant Guillaume. + +--Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prétend l'avoir +trouvé aussi. + +Boxtel sourit de dédain et haussa les épaules. + +Guillaume suivait tous ses mouvements avec un intérêt de curiosité +remarquable. + +--Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince. + +--Non, monseigneur. + +--Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel? + +--Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob. + +--Que voulez-vous dire? + +--Je veux dire qu'à Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel +se faisait appeler M. Jacob. + +--Que dites-vous à cela, M. Boxtel? + +--Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur. + +--Vous niez avoir jamais été à Loewestein? + +Boxtel hésita; l'Å“il fixe et impérieusement scrutateur, le prince +l'empêchait de mentir. + +--Je ne puis nier avoir été à Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir +volé la tulipe. + +--Vous me l'avez volée et dans ma chambre! s'écria Rosa indignée. + +--Je le nie. + +--Écoutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour où je +préparai la plate-bande où je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie +dans le jardin où j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-là +vous être précipité, après ma sortie, sur l'endroit où vous espériez +trouver le caïeu? Niez-vous avoir fouillé la terre avec vos mains, mais +inutilement, Dieu merci! car ce n'était qu'une ruse pour reconnaître vos +intentions? Dites, niez-vous tout cela? + +Boxtel ne jugea point à propos de répondre à ces diverses +interrogations. Mais laissant la polémique entamée avec Rosa et se +retournant vers le prince: + +--Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes à +Dordrecht; j'ai même acquis dans cet art une certaine réputation: une de +mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai dédiée au roi +de Portugal. Maintenant voici la vérité. Cette jeune fille savait que +j'avais trouvé la tulipe noire, et de concert avec un certain amant +qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a formé le +projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que +je gagnerai, j'espère, grâce à votre justice. + +--Oh! s'écria Rosa outrée de colère. + +--Silence, dit le prince. + +Puis se tournant vers Boxtel: + +--Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites être l'amant de +cette jeune fille? + +Rosa faillit s'évanouir, car le prisonnier était recommandé par le +prince comme un grand coupable. + +Rien ne pouvait être plus agréable à Boxtel que cette question. + +--Quel est ce prisonnier? répéta-t-il. + +--Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera à +Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probité. Ce prisonnier +est un criminel d'État, condamné une fois à mort. + +--Et qui s'appelle...? + +Rosa cacha sa tête dans ses deux mains avec un mouvement désespéré. + +--Qui s'appelle Cornélius van Baërle, dit Boxtel et qui est le propre +filleul de ce scélérat de Corneille de Witt. + +Le prince tressaillit. Son Å“il calme jeta une flamme, et le froid de la +mort s'étendit de nouveau sur son visage immobile. + +Il alla à Rosa et lui fit du doigt signe d'écarter ses mains de son +visage. + +Rosa obéit, comme eût fait sans voir une femme soumise à un pouvoir +magnétique. + +--C'est donc pour suivre cet homme que vous êtes venue me demander à +Leyde le changement de votre père? + +Rosa baissa la tête et s'affaissa écrasée en murmurant: + +--Oui, monseigneur. + +--Poursuivez, dit le prince à Boxtel. + +--Je n'ai rien à dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout. +Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire +rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu à Loewestein parce +que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux +Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demandée en +mariage, et comme je n'étais pas riche, imprudent que j'étais, je lui ai +confié mon espérance de toucher cent mille florins; et pour justifier +cette espérance, je lui ai montré la tulipe noire. Alors, comme son +amant, à Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il +tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont comploté ma +perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a été enlevée de +chez moi par cette jeune fille, portée dans sa chambre, où j'ai eu le +bonheur de la reprendre au moment où elle avait l'audace d'expédier un +messager pour annoncer à MM. les membres de la société d'horticulture +qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas +démontée pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a +gardée dans sa chambre, l'aura-t-elle montrée à quelques personnes +qu'elle appellera en témoignage? Mais heureusement, monseigneur, vous +voilà prévenu contre cette intrigue et ses témoins. + +--Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infâme! gémit Rosa en larmes, en se jetant +aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en +pitié son horrible angoisse. + +--Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour +vous avoir ainsi conseillée; car vous êtes si jeune et vous avez l'air +si honnête, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous. + +--Monseigneur! monseigneur! s'écria Rosa, Cornélius n'est pas coupable. + +Guillaume fit un mouvement. + +--Pas coupable de vous avoir conseillée. C'est cela que vous voulez +dire, n'est-ce pas? + +--Je veux dire, monseigneur, que Cornélius n'est pas plus coupable du +second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier. + +--Du premier? Et savez-vous quel a été ce premier crime? Savez-vous de +quoi il a été accusé et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille +de Witt, caché la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de +Louvois. + +--Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il fût détenteur de cette +correspondance; il l'ignorait entièrement. Eh! mon Dieu! il me l'eût +dit. Est-ce que ce cÅ“ur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'eût +caché? Non, non, monseigneur, je le répète, dussé-je encourir votre +colère, Cornélius n'est pas plus coupable du premier crime que du +second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon +Cornélius, monseigneur! + +--Un de Witt! s'écria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaît que trop, +puisqu'il lui a déjà fait une fois grâce de la vie. + +--Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'État, je l'ai déjà dit, ne +sont point du ressort de la société horticole de Harlem. + +Puis, fronçant le sourcil: + +--Quant à la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice +sera faite. + +Boxtel salua, le cÅ“ur plein de joie, et reçut les félicitations du +président. + +--Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli +commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable +paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir +même... mais il ne doit pas voler. + +--Voler! s'écria Rosa, voler! lui, Cornélius, oh! monseigneur, prenez +garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le +tueraient plus sûrement que n'eût fait l'épée du bourreau sur le +Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme +qui l'a commis. + +--Prouvez-le, dit froidement Boxtel. + +--Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne +avec énergie. + +Puis se retournant vers Boxtel: + +--La tulipe était à vous? + +--Oui. + +--Combien avait-elle de caïeux? + +Boxtel hésita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait +pas cette question si les deux caïeux connus existaient seuls. + +--Trois, dit-il. + +--Que sont devenus ces caïeux? demanda Rosa. + +--Ce qu'ils sont devenus?... l'un a avorté, l'autre a donné la tulipe +noire... + +--Et le troisième? + +--Le troisième? + +--Le troisième, où est-il? + +--Le troisième est chez moi, dit Boxtel tout troublé. + +--Chez vous? Où cela? À Loewestein ou à Dordrecht? + +--À Dordrecht, dit Boxtel. + +--Vous mentez! s'écria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant +vers le prince, la véritable histoire de ces trois caïeux, je vais vous +la dire, moi. Le premier a été écrasé par mon père dans la chambre du +prisonnier, et cet homme le sait bien, car il espérait s'en emparer, et +quand il vit cet espoir déçu, il faillit se brouiller avec mon père qui +le lui enlevait. Le second, soigné par moi, a donné la tulipe noire, et +le troisième, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le +troisième le voici dans le même papier qui l'enveloppait avec les deux +autres quand, au moment de monter sur l'échafaud, Cornélius van Baërle +me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez. + +Et Rosa, démaillotant le caïeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au +prince, qui le prit de ses mains et l'examina. + +--Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir volé +comme la tulipe? balbutia Boxtel effrayé de l'attention avec laquelle le +prince examinait le caïeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait +quelques lignes tracées sur le papier resté entre ses mains. + +Tout à coup les yeux de la jeune fille s'enflammèrent, elle relut +haletante ce papier mystérieux, et poussant un cri en tendant le papier +au prince: + +--Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume +passa le troisième caïeu au président, prit le papier et lut. À peine +Guillaume eut-il jeté les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main +trembla comme si elle était prête à laisser échapper le papier; ses yeux +prirent une effrayante expression de douleur et de pitié. Cette feuille, +que venait de lui remettre Rosa, était la page de la Bible que Corneille +de Witt avait envoyée à Dordrecht, par Craeke, le messager de son frère +Jean, pour prier Cornélius de brûler la correspondance du grand +pensionnaire avec Louvois. Cette prière, on se le rappelle, était conçue +en ces termes: + + «Cher filleul, + + «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans + l'ouvrir, afin qu'il demeure inconnu à toi-même: les secrets du genre de + celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle-le, et tu auras sauvé + Jean et Corneille. + + «Adieu, et aime-moi. + + «CORNEILLE DE WITT. + + «20 août 1672.» + +Cette feuille était à la fois la preuve de l'innocence de van Baërle et +son titre de propriété aux caïeux de la tulipe. + +Rosa et le stathouder échangèrent un seul regard. + +Celui de Rosa voulait dire: «Vous voyez bien!» + +Celui du stathouder signifiait: «Silence et attends!» + +Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son +front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard +plonger avec sa pensée dans cet abîme sans fond et sans ressource qu'on +appelle le repentir et la honte du passé. + +Bientôt relevant la tête avec effort: + +--Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis. + +Puis au président: + +--Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune +fille et la tulipe. Adieu. + +Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courbé sous l'immense bruit +des acclamations populaires. + +Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourmenté. Ce papier, que +Guillaume avait reçu des mains de Rosa, qu'il avait lu, plié et mis dans +sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquiétait. + +Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et +se confia tout entière à Dieu en murmurant: + +--Mon Dieu! saviez-vous vous-même dans quel but mon bon Cornélius +m'apprenait à lire? + +Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui récompense les +hommes selon leurs mérites. + + + + +XXVIII + +La chanson des fleurs + + +Pendant que s'accomplissaient les événements que nous venons de +raconter, le malheureux van Baërle, oublié dans la chambre de la +forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un +prisonnier peut souffrir quand son geôlier a pris le parti bien arrêté +de se transformer en bourreau. + +Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob, +Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait était l'Å“uvre du démon, +et que le docteur Cornélius van Baërle était l'envoyé de ce démon sur la +terre. + +Il en résulta qu'un beau matin--c'était le troisième jour depuis la +disparition de Jacob et de Rosa--, il en résulta qu'un beau matin, il +monta à la chambre de Cornélius plus furieux encore que de coutume. + +Celui-ci, les deux coudes appuyés sur la fenêtre, la tête appuyée sur +ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les +moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour +refouler ses larmes et empêcher sa philosophie de s'évaporer. + +Les pigeons y étaient toujours, mais l'espoir n'y était plus; mais +l'avenir manquait. + +Hélas! Rosa surveillée ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement +écrire, et si elle écrivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses +lettres? + +Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de +malignité dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se +ralentît un moment, et puis, outre la réclusion, outre l'absence, +n'avait-elle pas à souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce +sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas à la façon des pères du +théâtre grec? Quand le genièvre lui montait au cerveau, ne donnait-il +pas à son bras, trop bien raccommodé par Cornélius, la vigueur de deux +bras et d'un bâton? + +Cette idée, que Rosa était peut-être maltraitée, exaspérait Cornélius. + +Il sentait alors son inutilité, son impuissance, son néant. Il se +demandait si Dieu était bien juste d'envoyer tant de maux à deux +créatures innocentes. Et certainement dans ces moments-là il doutait. Le +malheur ne rend pas crédule. + +Van Baërle avait bien formé le projet d'écrire à Rosa. Mais où était +Rosa? + +Il avait bien eu l'idée d'écrire à la Haye pour prévenir de ce que +Gryphus voulait sans doute amasser, par une dénonciation, de nouveaux +orages sur sa tête. + +Mais avec quoi écrire? Gryphus lui avait enlevé crayon et papier. +D'ailleurs, eût-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas +Gryphus qui se chargerait de sa lettre. + +Alors Cornélius passait et repassait dans sa tête toutes ces pauvres +ruses employées par les prisonniers. + +Il avait bien songé à une évasion, chose à laquelle il ne songeait pas +quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus +une évasion lui paraissait impossible. Il était de ces natures choisies +qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes +occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand +chemin des gens médiocres, et qui les mène à tout. + +--Comment serait-il possible, se disait Cornélius, que je pusse m'enfuir +de Loewestein, d'où s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette évasion, +n'a-t-on pas tout prévu? Les fenêtres ne sont-elles pas gardées? Les +portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas +dix fois plus vigilants? + +«Puis outre les fenêtres gardées, les portes doubles, les postes plus +vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus +d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus? + +«Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa. +Quand j'userais dix ans de ma vie à fabriquer une lime pour scier mes +barreaux, à tresser des cordes pour descendre par la fenêtre, ou me +coller des ailes aux épaules pour m'envoler comme Dédale... Mais je suis +dans une période de mauvaise chance! La lime s'émoussera, la corde se +rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera +boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le musée de la Haye, +entre le pourpoint taché de sang de Guillaume le Taciturne et la femme +marine recueillie à Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour résultat +que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosités de la +Hollande. + +«Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque +noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la +société de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a +pas à en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une façon +sensible à mon amour-propre, à mon amour ou à ma sûreté personnelle. Je +me sens, depuis ma réclusion, une vigueur étrange, hargneuse, +insupportable. J'ai des prurits de lutte, des appétits de bataille, des +soifs incompréhensibles de horions. Je sauterai à la gorge de mon vieux +scélérat, et je l'étranglerai!» + +Cornélius, à ces derniers mots, s'arrêta un instant, la bouche +contractée, l'Å“il fixe. + +Il retournait avidement dans son esprit une pensée qui lui souriait. + +--Eh mais! continua Cornélius, une fois Gryphus étranglé, pourquoi ne +pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si +je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui +expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fenêtre dans le Wahal? Je +sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus +est son père; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait +pour moi, de lui avoir étranglé ce père, si brutal qu'il fût, si méchant +qu'il ait été. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant +la péroraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs +qui aura trouvé Gryphus râlant encore ou étranglé tout à fait, et qui me +remettra la main sur l'épaule. Je reverrai alors le Buitenhof et +l'éclair de cette vilaine épée, qui cette fois ne s'arrêtera pas en +route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Cornélius, mon +ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment +retrouver Rosa? + +Telles étaient les réflexions de Cornélius trois jours après la scène +funeste de séparation entre Rosa et son père, juste au moment où nous +avons montré au lecteur Cornélius accoudé sur sa fenêtre. + +C'est dans ce moment même que Gryphus entra. + +Il tenait à la main un énorme bâton, ses yeux étincelaient de mauvaises +pensées; un mauvais sourire crispait ses lèvres; un mauvais balancement +agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les +mauvaises dispositions. + +Cornélius, rompu comme nous venons de le voir, par la nécessité de la +patience, nécessité que le raisonnement avait menée jusqu'à la +conviction, Cornélius l'entendit entrer, devina que c'était lui, mais ne +se détourna même pas. + +Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derrière lui. + +Rien n'est plus désagréable aux gens qui sont en veine de colère que +l'indifférence de ceux à qui cette colère doit s'adresser. + +On a fait des frais, on ne veut pas les perdre. + +On s'est monté la tête, on a mis son sang en ébullition. Ce n'est pas la +peine si cette ébullition ne donne pas la satisfaction d'un petit éclat. + +Tout honnête coquin qui a aiguisé son mauvais génie désire au moins en +faire une bonne blessure à quelqu'un. + +Aussi Gryphus, voyant que Cornélius ne bougeait point, se mit à +l'interpeller par un vigoureux: + +--Hum! hum! + +Cornélius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais +charmante chanson. + + _Nous sommes les filles du feu secret,_ + _Du feu qui circule dans les veines de la terre;_ + _Nous sommes les filles de l'aurore et de la rosée,_ + _Nous sommes les filles de l'air,_ + _Nous sommes les filles de l'eau;_ + _Mais nous sommes avant tout les filles du ciel._ + +Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide +mélancolie, exaspéra Gryphus. Il frappa la dalle de son bâton en criant: + +--Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas? + +Cornélius se retourna. + +--Bonjour, dit-il. + +Et il reprit sa chanson. + + _Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant._ + _Nous tenons à la terre par un fil._ + _Ce fil c'est notre racine, c'est-à -dire notre vie._ + _Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel._ + +--Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus. + +Cornélius continua: + + _C'est que le ciel est notre patrie,_ + _Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,_ + _Puisqu'à lui retourne notre âme,_ + _Notre âme, c'est-à -dire notre parfum._ + +Gryphus s'approcha du prisonnier: + +--Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te réduire et +pour te forcer à m'avouer tes crimes? + +--Est-ce que vous êtes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Cornélius en se +retournant. + +Et, comme en disant cela, il vit le visage altéré, les yeux brillants, +la bouche écumante du vieux geôlier: + +--Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, à ce qu'il paraît; nous +sommes furieux! + +Gryphus fit le moulinet avec son bâton. + +Mais, sans s'émouvoir: + +--Ça, maître Gryphus, dit van Baërle en se croisant les bras, vous +paraissez me menacer? + +--Oh! oui, je te menace! cria le geôlier. + +--Et de quoi? + +--D'abord, regarde ce que je tiens à la main. + +--Je crois que c'est un bâton, dit Cornélius avec calme, et même un gros +bâton; mais je ne suppose point que ce soit là ce dont vous me menacez. + +--Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi? + +--Parce que tout geôlier qui frappe un prisonnier s'expose à deux +punitions; la première, art. 9 du règlement de Loewestein: + +«Sera chassé tout geôlier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main +sur un prisonnier d'État.» + +--La main, fit Gryphus ivre de colère; mais le bâton; ah! le bâton, le +règlement n'en parle pas. + +--La deuxième, continua Cornélius, la deuxième, qui n'est pas inscrite +au règlement mais que l'on trouve dans l'Évangile, la deuxième, la +voici: + +«Quiconque frappe de l'épée périra par l'épée. «Quiconque touche avec le +bâton sera rossé par le bâton.» + +Gryphus de plus en plus exaspéré par le ton calme et sentencieux de +Cornélius, brandit son gourdin; mais au moment où il le levait, +Cornélius s'élança sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son +propre bras. Gryphus hurlait de colère. + +--Là , là , bonhomme, dit Cornélius, ne vous exposez point à perdre votre +place. + +--Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus. + +--À la bonne heure. + +--Tu vois que ma main est vide? + +--Oui, je le vois, et même avec satisfaction. + +--Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte +l'escalier. + +--Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou +le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point +un châtiment pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il +est mauvais à ton goût, Gryphus, meilleur il est au mien. + +--Meilleur il est au tien? + +--Oui. + +--Et la raison? + +--Oh! elle est bien simple. + +--Dites-la donc, alors. + +--Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me +faire souffrir. + +--Le fait est que je ne te le donne pas pour t'être agréable, brigand. + +--Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais +pain en un pain excellent, qui me réjouit plus que des gâteaux, et alors +j'ai un double plaisir, celui de manger à mon goût d'abord, et ensuite +de te faire infiniment enrager. + +Gryphus hurla de colère. + +--Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il. + +--Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que +cela pourrait me conduire au bûcher comme Gaufredy ou Urbain Grandier; +mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconvénient. + +--Bon, bon, bon, répondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc +avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de +pain du tout? + +--Hein! fit Cornélius. + +--Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout +de huit jours. + +Cornélius pâlit. + +--Et cela, continua Gryphus, à partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si +bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant à +moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour +ta nourriture. + +--Mais c'est un assassinat! s'écria Cornélius, emporté par un premier +mouvement de terreur bien compréhensible, et qui lui était inspiré par +cet horrible genre de mort. + +--Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu +vivras malgré tout. + +Cornélius reprit son air riant, et haussa les épaules: + +--Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht? + +--Eh bien?... dit Gryphus. + +--Eh bien! c'est un joli rôti que le pigeon; un homme qui mangerait un +pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble? + +--Et du feu? dit Gryphus. + +--Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable. +Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son +élément? + +--Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les +jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renoncé. + +--Eh bien! mais, dit Cornélius quand je serai fatigué des pigeons, je +ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse. + +Gryphus ouvrit de larges yeux effarés. + +--J'aime assez le poisson, continua Cornélius; tu ne m'en sers jamais. +Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me +régaler de poisson. + +Gryphus faillit s'évanouir de colère et même de peur. Mais se ravisant: + +--Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y +forces. + +Et il en tira un couteau qu'il ouvrit. + +--Ah! un couteau! fit Cornélius se mettant en défense avec son bâton. + + + + +XXIX + +Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, règle ses comptes avec +Gryphus + + +Tous deux demeurèrent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Baërle +sur la défensive. + +Puis, comme la situation pouvait se prolonger indéfiniment, Cornélius +s'enquérant des causes de cette recrudescence de colère chez son +antagoniste: + +--Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore? + +--Ce que je veux, je vais te le dire, répondis Gryphus. Je veux que tu +me rendes ma fille Rosa. + +--Votre fille! s'écria Cornélius. + +--Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlevée par ton art du démon. Voyons, +veux-tu me dire où elle est? + +Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus menaçante. + +--Rosa n'est point à Loewestein? s'écria Cornélius. + +--Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois? + +--Bon, dit Cornélius, c'est un piège que tu me tends. + +--Une dernière fois, veux-tu me dire où est ma fille? + +--Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas. + +--Attends, attends, gronda Gryphus pâle et les lèvres agitées par la +folie qui commençait à envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh +bien! je vais te desserrer les dents. + +Il fit un pas vers Cornélius, et lui montrant l'arme qui brillait dans +sa main: + +--Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tué avec lui plus de +cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur maître, le diable, comme je +les ai tués eux: attends, attends! + +--Mais, gredin, dit Cornélius, tu veux donc décidément m'assassiner! + +--Je veux t'ouvrir le cÅ“ur, pour voir dedans l'endroit où tu caches ma +fille. + +Et en disant ces mots avec l'égarement de la fièvre, Gryphus se +précipita sur Cornélius, qui n'eut que le temps de se jeter derrière sa +table pour éviter le premier coup. + +Gryphus brandissait son grand couteau en proférant d'horribles menaces. + +Cornélius prévit que, s'il était hors de la portée de la main, il +n'était pas hors de la portée de l'arme; l'arme lancée à distance +pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne +perdit donc pas de temps, et du bâton qu'il avait précieusement +conservé, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le +couteau. + +Le couteau tomba par terre, et Cornélius appuya son pied dessus. Puis, +comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner à une lutte que la douleur +du coup de bâton et la honte d'avoir été désarmé deux fois auraient +rendue impitoyable, Cornélius prit un grand parti. + +Il roua de coups son geôlier avec un sang-froid des plus héroïques, +choisissant l'endroit où tombait chaque fois le terrible gourdin. + +Gryphus ne tarda point à demander grâce. + +Mais avant de demander grâce, il avait crié, et beaucoup; ses cris +avaient été entendus et avaient mis en émoi tous les employés de la +maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes +parurent donc tout à coup et surprirent Cornélius opérant le bâton à la +main, le couteau sous le pied. + +À l'aspect de tous ces témoins du méfait qu'il venait de commettre, et +dont les circonstances atténuantes, comme on dit aujourd'hui, étaient +inconnues, Cornélius se sentit perdu sans ressources. + +En effet, toutes les apparences étaient contre lui. + +En un tour de main, Cornélius fut désarmé; et Gryphus entouré, relevé, +soutenu, put compter, en rugissant de colère, les meurtrissures qui +enflaient ses épaules et son échine, comme autant de collines diaprant +le piton d'une montagne. + +Procès-verbal fut dressé, séance tenante, des violences exercées par le +prisonnier sur son gardien, et le procès-verbal soufflé par Gryphus ne +pouvait pas être accusé de tiédeur; il ne s'agissait de rien moins que +d'une tentative d'assassinat, préparée depuis longtemps et accomplie sur +le geôlier, avec préméditation par conséquent, et rébellion ouverte. + +Tandis qu'on instrumentait contre Cornélius, les renseignements donnés +par Gryphus rendant sa présence inutile, les deux porte-clefs l'avaient +descendu dans sa geôle, moulu de coups et gémissant. + +Pendant ce temps, les gardes qui s'étaient emparés de Cornélius +s'occupaient à l'instruire charitablement des us et coutumes de +Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui +ayant été faite du règlement au moment de son entrée en prison, et +certains articles du règlement lui étaient parfaitement entrés dans la +mémoire. + +Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce règlement avait +été faite à l'endroit d'un prisonnier nommé Mathias, qui, en 1668, +c'est-à -dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de rébellion bien +autrement anodin que celui que venait de se permettre Cornélius. + +Il avait trouvé sa soupe trop chaude et l'avait jetée à la tête du chef +des gardiens, qui, à la suite de cette ablution, avait eu le désagrément +en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau. + +Mathias dans les douze heures, avait été extrait de sa chambre; puis +conduit à la geôle, où il avait été inscrit comme sortant de Loewestein; +puis mené à l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze +lieues d'étendue. Là on lui avait lié les mains; puis bandé les yeux, +récité trois prières. + +Puis on l'avait invité à faire une génuflexion; et les gardes de +Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un +sergent, logé fort habilement chacun une balle de mousquet dans le +corps. + +Ce dont Mathias était mort incontinent. + +Cornélius écouta avec la plus grande attention ce récit désagréable. + +Puis, l'ayant écouté: + +--Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous? + +--Oui, la douzième heure n'était pas même encore sonnée, à ce que je +crois, dit le narrateur. + +--Merci, dit Cornélius. Le garde n'avait pas terminé le sourire gracieux +qui servait de ponctuation à son récit qu'un pas sonore retentit dans +l'escalier. Des éperons sonnaient aux arêtes usées des marches. Les +gardes s'écartèrent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans +la chambre de Cornélius au moment où le scribe de Loewestein verbalisait +encore. + +--C'est ici le nº 11? demanda-t-il. + +--Oui, colonel, répondit un sous-officier. + +--Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Cornélius van Baërle? + +--Précisément, colonel. + +--Où est le prisonnier? + +--Me voici, monsieur, répondit Cornélius en pâlissant un peu malgré tout +son courage. + +--Vous êtes M. Cornélius van Baërle? demanda-t-il, s'adressant cette +fois au prisonnier lui-même. + +--Oui, monsieur. + +--Alors suivez-moi. + +--Oh! oh! dit Cornélius, dont le cÅ“ur se soulevait, pressé par les +premières angoisses de la mort, comme on va vite en besogne à la +forteresse de Loewestein, et le drôle qui m'avait parlé de douze heures! + +--Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien à l'oreille +du patient. + +--Un mensonge. + +--Comment cela? + +--Vous m'aviez promis douze heures. + +--Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de +ses plus intimes même, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil +honneur au pauvre Mathias. + +--Allons, allons, fit Cornélius, en renflant sa poitrine avec la plus +grande quantité d'air possible; allons, montrons à ces gens-là qu'un +bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace, +contenir autant de balles de mousquet qu'un nommé Mathias. + +Et il passa fièrement devant le greffier qui, interrompu dans ses +fonctions, se hasarda à dire à l'officier: + +--Mais, colonel van Deken, le procès-verbal n'est pas encore terminé. + +--Ce n'est point la peine de le finir, répondit l'officier. + +--Bon! répliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa +plume dans un portefeuille usé et crasseux. + +--Il était écrit, pensa le pauvre Cornélius, que je ne donnerai mon nom +en ce monde ni à un enfant, ni à une fleur, ni à un livre, ces trois +nécessités dont Dieu impose une au moins, à ce que l'on assure, à tout +homme un peu organisé qu'il daigne laisser jouir sur terre de la +propriété d'une âme et de l'usufruit d'un corps. + +Et il suivit l'officier le cÅ“ur résolu et la tête haute. Cornélius +compta les degrés qui conduisaient à l'esplanade, regrettant de ne pas +avoir demandé au gardien combien il y en avait; ce que, dans son +officieuse complaisance, celui-ci n'eût certes pas manqué de lui dire. + +Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme +celui qui devait définitivement le conduire au but du grand voyage, +c'était de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en +effet, devait briller sur le visage du père! Quelle douleur sur le +visage de la fille! + +Comme Gryphus allait applaudir à ce supplice, à ce supplice, vengeance +féroce d'un acte éminemment juste, que Cornélius avait la conscience +d'avoir accompli comme un devoir! + +Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir +sans lui avoir donné le dernier baiser ou tout au moins le dernier +adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande +tulipe noire, et se réveiller là -haut, sans savoir de quel côté il +fallait tourner les yeux pour la retrouver! + +En vérité, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre +tulipier avait plus d'_Å“s triplex_ autour du cÅ“ur qu'Horace n'en +attribue au navigateur qui le premier visita les infâmes écueils +acrocérauniens. + +Cornélius eut beau regarder à droite, Cornélius eut beau regarder à +gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aperçu Rosa, sans avoir +aperçu Gryphus. + +Il y avait presque compensation. + +Cornélius, arrivé sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes +ses exécuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassemblés et +causant; mais rassemblés et causant sans mousquets, rassemblés et +causant sans être alignés; chuchotant même entre eux plutôt qu'ils ne +causaient, conduite qui parut à Cornélius indigne de la gravité qui +préside d'ordinaire à de pareils événements. + +Tout à coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une béquille, +apparut hors de sa geôle. Il avait allumé pour un dernier regard de +haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit à +vomir contre Cornélius un tel torrent d'abominables imprécations que +Cornélius, s'adressant à l'officier: + +--Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien séant de me laisser +ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment. + +--Écoutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce +brave homme vous en veuille: il paraît que vous l'avez roué de coups. + +--Mais, monsieur, c'était à mon corps défendant. + +--Bah! dit le colonel en imprimant à ses épaules un geste éminemment +philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe à présent? + +Une sueur froide passa sur le front de Cornélius à cette réponse, qu'il +regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un +officier qu'on lui avait dit être attaché à la personne du prince. + +Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait +plus d'amis, et se résigna. + +--Soit, murmura-t-il en baissant la tête; on en a fait bien d'autres au +Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer à lui. Le +Christ se fût laissé battre par son geôlier et ne l'eût point battu. + +Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment +attendre qu'il eût fini ses réflexions: + +--Allons, monsieur, demanda-t-il, où vais-je? + +L'officier lui montra un carrosse attelé de quatre chevaux, qui lui +rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait déjà +frappé ses regards au Buitenhof. + +--Montez là -dedans, dit-il. + +--Ah! murmura Cornélius, il paraît qu'on ne me fera pas les honneurs de +l'esplanade, à moi! + +Il prononça ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait +attaché à sa personne l'entendît. + +Sans doute crut-il que c'était un devoir pour lui de donner de nouveaux +renseignements à Cornélius, car il s'approcha de la portière, et tandis +que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il +lui dit tout bas: + +--On a vu des condamnés conduits dans leur propre ville, et, pour que +l'exemple fût plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur +propre maison. Cela dépend. + +Cornélius fit un signe de remerciement. + +Puis à lui-même: + +--Eh bien, dit-il, à la bonne heure! voici un garçon qui ne manque +jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en présente. Ma foi, +mon ami, je vous suis bien obligé. Adieu! + +La voiture roula. + +--Ah! scélérat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing à sa +victime qui lui échappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma +fille! + +--Si l'on me conduit à Dordrecht, dit Cornélius, je verrai, en passant +devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont été bien ravagées. + + + + +XXX + +Où l'on commence de se douter à quel supplice était réservé Cornélius +van Baërle + + +La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht à gauche, traversa +Rotterdam, atteignit Delft. À cinq heures du soir, on avait fait au +moins vingt lieues. + +Cornélius adressa quelques questions à l'officier qui lui servait à la +fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses +demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans réponse. + +Cornélius regretta de n'avoir plus à côté de lui ce garde si complaisant +qui parlait, lui, sans se faire prier. + +Il lui eût sans doute offert sur cette étrangeté, qui survenait dans sa +troisième aventure, des détails aussi gracieux et des explications aussi +précises que sur les deux premières. + +On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Cornélius +se trouva au-delà de Leyde, ayant la mer du Nord à sa gauche et la mer +de Harlem à sa droite. + +Trois heures après, il entrait à Harlem. + +Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le +laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les +événements. + +Mais il ne peut pas en être de même du lecteur, qui a le droit d'être +mis au courant des choses, même avant notre héros. + +Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux sÅ“urs et comme deux +orphelines, avaient été laissées, par le prince d'Orange, chez le +président van Herysen. + +Rosa ne reçut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour où +elle l'avait vu en face. + +Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part +de Son Altesse inviter Rosa à se rendre à la maison de ville. + +Là , dans le grand cabinet des délibérations où elle fut introduite, elle +trouva le prince qui écrivait. + +Il était seul et avait à ses pieds un grand lévrier de Frise qui le +regardait fixement, comme si le fidèle animal eût voulu essayer de faire +ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pensée de son maître. + +Guillaume continua d'écrire un instant encore; puis, levant les yeux et +voyant Rosa debout près de la porte: + +--Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il écrivait. + +Rosa fit quelques pas vers la table. + +--Monseigneur, dit-elle en s'arrêtant. + +--C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous. + +Rosa obéit, car le prince la regardait. Mais à peine le prince eut-il +reporté les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse. + +Le prince achevait sa lettre. + +Pendant ce temps, le lévrier était allé au-devant de Rosa et l'avait +examinée et caressée. + +--Ah! ah! fit Guillaume à son chien, on voit bien que c'est une +compatriote; tu la reconnais. + +Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur +et voilé en même temps: + +--Voyons, ma fille, dit-il. + +Le prince avait vingt-trois ans à peine, Rosa en avait dix-huit ou +vingt; il eût mieux dit en disant «ma sÅ“ur». + +--Ma fille, dit-il avec cet accent étrangement imposant qui glaçait tous +ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons. + +Rosa commença de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait +rien que de bienveillant dans la physionomie du prince. + +--Monseigneur, balbutia-t-elle. + +--Vous avez un père à Loewestein? + +--Oui, monseigneur. + +--Vous ne l'aimez pas? + +--Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait +aimer. + +--C'est mal de ne pas aimer son père, mon enfant, mais c'est bien de ne +pas mentir à son prince. + +Rosa baissa les yeux. + +--Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre père? + +--Mon père est méchant. + +--De quelle façon se manifeste sa méchanceté? + +--Mon père maltraite les prisonniers. + +--Tous? + +--Tous. + +--Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulièrement +quelqu'un? + +--Mon père maltraite particulièrement M. van Baërle, qui... + +--Qui est votre amant. + +Rosa fit un pas en arrière. + +--Que j'aime, monseigneur, répondit-elle avec fierté. + +--Depuis longtemps? demanda le prince. + +--Depuis le jour où je l'ai vu. + +--Et vous l'avez vu...? + +--Le lendemain du jour où furent si terriblement mis à mort le grand +pensionnaire Jean et son frère Corneille. + +Les lèvres du prince se serrèrent, son front se plissa, ses paupières se +baissèrent de manière à cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant +de silence, il reprit: + +--Mais que vous sert-il d'aimer un homme destiné à vivre et à mourir en +prison? + +--Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, à l'aider à +vivre et à mourir. + +--Et vous accepteriez cette position d'être la femme d'un prisonnier? + +--Je serai la plus fière et la plus heureuse des créatures humaines +étant la femme de M. van Baërle; mais... + +--Mais quoi? + +--Je n'ose dire, monseigneur. + +--Il y a un sentiment d'espérance dans votre accent; qu'espérez-vous? + +Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une +intelligence si pénétrante qu'ils allèrent chercher la clémence endormie +au fond de ce cÅ“ur sombre, d'un sommeil qui ressemblait à la mort. + +--Ah! je comprends. + +Rosa sourit en joignant les mains. + +--Vous espérez en moi, dit le prince. + +--Oui, monseigneur. + +--Hum! + +Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'écrire et appela un de ses +officiers. + +--M. van Deken, dit-il, portez à Loewestein le message que voici; vous +prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui +vous regarde, vous les exécuterez. + +L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la voûte sonore de la +maison le galop d'un cheval. + +--Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fête de la tulipe, +et dimanche c'est après-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents +florins que voici; car je veux que ce jour-là soit une grande fête pour +vous. + +--Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vêtue? murmura Rosa. + +--Prenez le costume des épousées frisonnes, dit Guillaume, il vous siéra +fort bien. + + + + +XXXI + +Harlem + + +Harlem, où nous sommes entrés il y a trois jours avec Rosa et où nous +venons d'entrer à la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui +s'enorgueillit à bon droit d'être une des plus ombragées de la Hollande. + +Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre à briller par les +arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars, +Harlem mettait toute sa gloire à primer toutes les villes des États par +ses beaux ormes touffus, par ses peupliers élancés, et surtout par ses +promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en voûte, le +chêne, le tilleul, et le marronnier. + +Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient, +l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de +devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu être une ville +agricole ou plutôt horticole. + +En effet, bien close, bien aérée, bien chauffée au soleil, elle donnait +aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de +mer ou ses soleils de plaine, n'eût point su leur offrir. + +Aussi avait-on vu s'établir à Harlem tous ces esprits tranquilles qui +possédaient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu +s'établir à Rotterdam et à Amsterdam tous les esprits inquiets et +remuants, que possède l'amour des voyages et du commerce, comme on avait +vu s'établir à la Haye tous les politiques et les mondains. + +Nous avons dit que Leyde avait été la conquête des savants. + +Harlem prit donc le goût des choses douces, de la musique, de la +peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres. + +Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes. + +Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons +ainsi, fort naturellement comme on voit, à parler de celui que la ville +proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans +tache et sans défaut, qui devait rapporter cent mille florins à son +inventeur. + +Harlem ayant mis en lumière sa spécialité, Harlem ayant affiché son goût +pour les fleurs en général et les tulipes en particulier, dans un temps +où tout était à la guerre ou aux séditions, Harlem ayant eu l'insigne +joie de voir fleurir l'idéal de ses prétentions et l'insigne honneur de +voir fleurir l'idéal des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois +et de soleil, d'ombre et de lumière, Harlem avait voulu faire de cette +cérémonie de l'inauguration du prix une fête qui durât éternellement +dans le souvenir des hommes. + +Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des +fêtes; jamais nature plus paresseuse ne déploya plus d'ardeur criante, +chantante et dansante que celle des bons républicains des Sept-Provinces +à l'occasion des divertissements. + +Voyez plutôt les tableaux des deux Teniers. + +Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus +ardents à se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais +lorsqu'ils se mettent au plaisir. + +Harlem s'était donc mise triplement en joie, car elle avait à fêter une +triple solennité: la tulipe noire avait été découverte; puis le prince +Guillaume d'Orange assistait à la cérémonie, en vrai Hollandais qu'il +était; enfin, il était de l'honneur des États de montrer aux Français, à +la suite d'une guerre aussi désastreuse que l'avait été celle de 1672, +que le plancher de la république batave était solide à ce point qu'on y +pût danser avec accompagnement du canon des flottes. + +La société horticole de Harlem s'était montrée digne d'elle en donnant +cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu +rester en arrière, et elle avait voté une somme pareille, qui avait été +remise aux mains de ses notables pour fêter ce prix national. + +Aussi était-ce, au dimanche fixé pour cette cérémonie, un tel +empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on +n'eût pu s'empêcher, même avec ce sourire narquois des Français, qui +rient de tout et partout, d'admirer le caractère de ces bons Hollandais, +prêts à dépenser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau +destiné à combattre l'ennemi, c'est-à -dire à soutenir l'honneur de la +nation, que pour récompenser l'invention d'une fleur nouvelle destinée à +briller un jour et destinée à distraire pendant ce jour les femmes, les +savants et les curieux. + +En tête des notables et du comité horticole, brillait M. van Herysen, +paré de ses plus riches habits. + +Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler à sa fleur +favorite par l'élégance sobre et sévère de ses vêtements, et hâtons-nous +de dire à sa gloire qu'il y avait parfaitement réussi. + +Noir de jais, velours scabieuse, soie pensée, telle était, avec du linge +d'une blancheur éblouissante, la tenue cérémoniale du président, lequel +marchait en tête de son comité, avec un énorme bouquet pareil à celui +que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, à +la fête de l'Être-Suprême. + +Seulement, le brave président, à la place de ce cÅ“ur gonflé de haine et +de ressentiments envieux du tribun français, avait dans la poitrine une +fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait à +la main. + +On voyait derrière ce comité, diapré comme une pelouse, parfumé comme un +printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les +militaires, les nobles et les rustres. + +Le peuple, même chez MM. les républicains des Sept-Provinces, n'avait +point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie. + +C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir... et pour +avoir. + +C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des États, que +les triomphes aient défilé, pour savoir ce qu'il en faut dire, et +quelquefois ce qu'il en faut faire. + +Mais cette fois, il n'était question ni du triomphe de Pompée, ni du +triomphe de César. Cette fois, on ne célébrait ni la défaite de +Mithridate ni la conquête des Gaules. La procession était douce comme le +passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol +d'une troupe d'oiseaux dans l'air. + +Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les +fleurs, Harlem divinisait le fleuriste. + +On voyait au centre du cortège pacifique et parfumé, la tulipe noire, +portée sur une civière couverte de velours blanc frangé d'or. Quatre +hommes portaient les brancards et se voyaient relayés par d'autres, +ainsi qu'à Rome étaient relayés ceux qui portaient la mère Cybèle, +lorsqu'elle entra dans la ville éternelle, apportée d'Étrurie au son des +fanfares et aux adorations de tout un peuple. + +Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un +peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture des chefs +célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du +Buitenhof, sauf plus tard à inscrire les noms de ses victimes sur la +plus belle pierre du panthéon hollandais. + +Il était convenu que le prince stathouder distribuerait certainement +lui-même le prix de cent mille florins, ce qui intéressait tout le monde +en général, et qu'il prononcerait peut-être un discours, ce qui +intéressait en particulier ses amis et ses ennemis. + +En effet, dans les discours les plus indifférents des hommes politiques, +les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et +croient toujours pouvoir interpréter par conséquent un rayon de leur +pensée. + +Comme si le chapeau de l'homme politique n'était pas un boisseau destiné +à intercepter toute lumière. + +Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 était donc arrivé, et +Harlem tout entière, renforcée de ses environs, s'était rangée le long +des beaux arbres du bois, avec la résolution bien arrêtée de n'applaudir +cette fois ni les conquérants de la guerre, ni ceux de la science, mais +tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette +inépuisable mère à l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la +tulipe noire. + +Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette résolution prise de +n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train +d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne +sait jamais où elle s'arrêtera. + +Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit +ses corporations, elle s'applaudit elle-même; et enfin, avec toute +justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que +les musiciens de la ville prodiguaient généreusement à chaque halte. + +Tous les yeux cherchaient, après l'héroïne de la fête, qui était la +tulipe noire, le héros de la fête, qui, tout naturellement, était +l'auteur de cette tulipe. + +Ce héros paraissant à la suite du discours que nous avons vu le bon van +Herysen élaborer avec tant de conscience, ce héros eût produit certes +plus d'effets que le stathouder lui-même. + +Mais, pour nous, l'intérêt de la journée n'est ni dans ce vénérable +discours de notre ami van Herysen, si éloquent qu'il fût, ni dans les +jeunes aristocrates endimanchés croquant leurs lourds gâteaux, ni dans +les pauvres petits plébéiens, à demi nus, grignotant des anguilles +fumées, pareilles à des bâtons de vanille. L'intérêt n'est même pas dans +ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les +mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitté leurs maisons, ni +dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni +dans la populace altérée qui avale, en guise de rafraîchissement, le +concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'intérêt de la +situation, l'intérêt puissant, l'intérêt dramatique n'est pas là . + +L'intérêt est dans une figure rayonnante et animée qui marche au milieu +des membres du comité d'horticulture, l'intérêt est dans ce personnage +fleuri à la ceinture, peigné, lissé, tout d'écarlate vêtu, couleur qui +fait ressortir son poil noir et son teint jaune. + +Ce triomphateur rayonnant, enivré, ce héros du jour destiné à l'insigne +honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la présence du +stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, à sa +droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prétendue fille; +à sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle +monnaie d'or reluisante, étincelante, et qui a pris le parti de loucher +en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue. + +De temps en temps, Boxtel hâte le pas pour aller frotter son coude à +celui de van Herysen. Boxtel prend à chacun un peu de sa valeur, pour en +composer une valeur à lui, comme il a volé à Rosa sa tulipe, pour en +faire sa gloire et sa fortune. + +Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cortège +fera halte au dernier reposoir, la tulipe étant placée sous son trône, +le prince, qui cède le pas à sa rivale dans l'adoration publique, +prendra un vélin magnifiquement enluminé sur lequel est écrit le nom de +l'auteur, et il proclamera à haute et intelligible voix qu'il a été +découvert une merveille; que la Hollande, par l'intermédiaire de lui, +Boxtel, a forcé la nature à produire une fleur noire, et que cette fleur +s'appellera désormais _tulipa nigra Boxtellea_. + +De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la +tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette +foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la pâle figure de la belle +Frisonne. + +Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa fête, ni plus +ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth. + +Et, hâtons-nous de le dire, ce misérable, qui a franchi un mur qui +n'était pas son mur, qui a escaladé une fenêtre pour entrer dans la +maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a violé la chambre de +Rosa, cet homme, qui a volé enfin la gloire d'un homme et la dot d'une +femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur. + +Il a tellement veillé sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du +tiroir du séchoir de Cornélius jusqu'à l'échafaud du Buitenhof, de +l'échafaud du Buitenhof à la prison de la forteresse de Loewestein, il +l'a si bien vue naître et grandir sur la fenêtre de Rosa, il a tant de +fois réchauffé l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est +plus l'auteur que lui-même; quiconque à cette heure lui prendrait la +tulipe noire la lui volerait. + +Mais il n'aperçut point Rosa. + +Il en résulta que la joie de Boxtel ne fut pas troublée. + +Le cortège s'arrêta au centre d'un rond-point dont les arbres +magnifiques étaient décorés de guirlandes et d'inscriptions; le cortège +s'arrêta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem +parurent pour escorter la tulipe jusqu'au siège élevé qu'elle devait +occuper sur l'estrade, à côté du fauteuil d'or de Son Altesse le +stathouder. + +Et la tulipe orgueilleuse, hissée sur son piédestal, domina bientôt +l'assemblée, qui battit des mains et fit retentir les échos de Harlem +d'un immense applaudissement. + + + + +XXXII + +Une dernière prière + + +En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient +entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait +lentement son chemin à cause des enfants refoulés hors de l'avenue +d'arbres par l'empressement des hommes et des femmes. + +Ce carrosse, poudreux, fatigué, criant sur ses essieux, renfermait le +malheureux van Baërle, à qui, par la portière ouverte, commençait de +s'offrir le spectacle que nous avons essayé, bien imparfaitement sans +doute, de mettre sous les yeux de nos lecteurs. + +Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines +et naturelles, éblouirent le prisonnier comme un éclair qui serait entré +dans son cachot. + +Malgré le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon à lui répondre +lorsqu'il l'avait interrogé sur son propre sort, il se hasarda à +l'interroger une dernière fois sur tout ce remue-ménage, qu'au premier +abord il devait et pouvait croire lui être totalement étranger. + +--Qu'est-ce cela, je vous prie, M. le lieutenant? demanda-t-il à +l'officier chargé de l'escorter. + +--Comme vous pouvez le voir, monsieur, répliqua celui-ci, c'est une +fête. + +--Ah! une fête! dit Cornélius de ce ton lugubrement indifférent d'un +homme à qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps. + +Puis, après un instant de silence et comme la voiture avait roulé +quelques pas: + +--La fête patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des +fleurs. + +--C'est en effet une fête où les fleurs jouent le principal rôle, +monsieur. + +--Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'écria Cornélius. + +--Arrêtez, que monsieur voie, dit avec un de ces mouvements de douce +pitié qu'on ne trouve que chez les militaires, l'officier au soldat +chargé du rôle de postillon. + +--Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit mélancoliquement +van Baërle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des +autres: épargnez-la-moi donc, je vous prie. + +--À votre aise; marchons, alors. J'avais commandé qu'on arrêtât, parce +que vous me l'aviez demandé, et ensuite parce que vous passiez pour +aimer les fleurs, celles surtout dont on célèbre la fête aujourd'hui. + +--Et de quelles fleurs célèbre-t-on la fête aujourd'hui, monsieur? + +--Celle des tulipes. + +--Celle des tulipes! s'écria van Baërle; c'est la fête des tulipes +aujourd'hui? + +--Oui monsieur; mais puisque ce spectacle vous est désagréable, +marchons. + +Et l'officier s'apprêta à donner l'ordre de continuer la route. + +Mais Cornélius l'arrêta; un doute douloureux venait de traverser sa +pensée. + +--Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc +aujourd'hui que l'on donne le prix? + +--Le prix de la tulipe noire, oui. + +Les joues de Cornélius s'empourprèrent, un frisson courut par tout son +corps, la sueur perla sur son front. Puis, réfléchissant, que, lui et sa +tulipe absents, la fête avorterait sans doute faute d'un homme et d'une +fleur à couronner. + +--Hélas! dit-il, tous ces braves gens seront aussi malheureux que moi, +car ils ne verront pas cette grande solennité à laquelle ils sont +conviés, ou du moins ils la verront incomplète. + +--Que voulez-vous dire, monsieur? + +--Je veux dire que jamais, dit Cornélius en se rejetant au fond de la +voiture, excepté par quelqu'un que je connais, la tulipe noire ne sera +trouvée. + +--Alors, monsieur, dit l'officier, ce quelqu'un que vous connaissez l'a +trouvée; car ce que tout Harlem contemple en ce moment, c'est la fleur +que vous regardez comme introuvable. + +--La tulipe noire! s'écria van Baërle en jetant la moitié de son corps +par la portière. Où cela? où cela? + +--Là -bas, sur le trône, la voyez-vous? + +--Je vois! + +--Allons! monsieur, dit l'officier, maintenant, il faut partir. + +--Oh! par pitié, par grâce, monsieur, dit van Baërle, oh! ne m'emmenez +pas! laissez-moi regarder encore! Comment, ce que je vois là -bas est la +tulipe noire, bien noire... est-ce possible? Oh! monsieur, l'avez-vous +vue? Elle doit avoir des taches, elle doit être imparfaite, elle est +peut-être teinte en noir seulement; oh! si j'étais là je saurais bien le +dire, moi, monsieur, laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de près, +je vous prie. + +--Êtes-vous fou, monsieur? Le puis-je? + +--Je vous en supplie. + +--Mais vous oubliez que vous êtes prisonnier? + +--Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et +sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de +fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur! + +--Mais, mes ordres, monsieur? + +Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se +remettre en route. Cornélius l'arrêta encore. + +--Oh! soyez patient, soyez généreux, toute ma vie repose sur un +mouvement de votre pitié. Hélas! ma vie, monsieur, elle ne sera +probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, ce +que je souffre; vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui se combat dans +ma tête et dans mon cÅ“ur; car enfin, continua Cornélius avec désespoir, +si c'était ma tulipe à moi, si c'était celle que l'on a volée à Rosa. +Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouvé la +tulipe noire, de l'avoir vue un instant, d'avoir reconnu qu'elle était +parfaite, que c'était à la fois un chef-d'Å“uvre de l'art et de la nature +et de la perdre, de la perdre, à tout jamais? Oh! il faut que j'aille la +voir, vous me tuerez après si vous voulez, mais je la verrai, je la +verrai. + +--Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car +voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la vôtre, et si +le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait +de vous et de moi. + +Van Baërle, encore plus effrayé pour son compagnon que pour lui-même, se +rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les +vingt premiers cavaliers étaient à peine passés qu'il se remit à la +portière, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment +où celui-ci passait. + +Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait à la place +pour accomplir son devoir de président. Il avait à la main son rouleau +de vélin, qui était, dans cette journée de fête, devenu son bâton de +commandement. + +Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi +peut-être l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder +donna l'ordre d'arrêter. + +À l'instant même, ses chevaux frémissant sur leurs jarrets d'acier +firent halte à six pas de van Baërle encagé dans son carrosse. + +--Qu'est-ce cela? demanda le prince à l'officier qui, au premier ordre +du stathouder, avait sauté en bas de la voiture, et qui s'approchait +respectueusement de lui. + +--Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'État que, par votre ordre, +j'ai été chercher à Loewestein, et que je vous amène à Harlem, comme +Votre Altesse l'a désiré. + +--Que veut-il? + +--Il demande avec instance qu'on lui permette d'arrêter un instant ici. + +--Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baërle en joignant +les mains, et après, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je +dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je bénirai Votre +Altesse miséricordieuse, intermédiaire entre la divinité et moi; Votre +Altesse, qui permettra que mon Å“uvre ait eu sa fin et sa glorification. + +C'était, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes, +chacun à la portière de son carrosse, entouré de leurs gardes; l'un +tout-puissant, l'autre misérable; l'un près de monter sur son trône, +l'autre se croyant près de monter sur son échafaud. + +Guillaume avait regardé froidement Cornélius et entendu sa véhémente +prière. Alors, s'adressant à l'officier: + +--Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son +geôlier à Loewestein? + +Cornélius poussa un soupir et baissa la tête. Sa douce et honnête figure +rougit et pâlit à la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient, +cette infaillibilité divine qui, par quelque messager secret et +invisible au reste des hommes, savait déjà son crime, lui présageaient +non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus. + +Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se défendre: il offrit +au prince ce spectacle touchant d'un désespoir naïf bien intelligible et +bien émouvant pour un si grand cÅ“ur et un si grand esprit que celui qui +le contemplait. + +--Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il +aille voir la tulipe noire, bien digne d'être vue au moins une fois. + +--Oh! fit Cornélius près de s'évanouir de joie et chancelant sur le +marchepied du carrosse, oh! monseigneur! + +Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui prêta son appui, +c'est à genoux et le front dans la poussière que le pauvre Cornélius eût +remercié Son Altesse. + +Cette permission donnée, le prince continua sa route dans le bois au +milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bientôt à son +estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon. + + + + +XXXIII + +Conclusion + + +Van Baërle, conduit par quatre gardes qui se frayaient un chemin dans la +foule, perça obliquement vers la tulipe noire, que dévoraient ses +regards de plus en plus rapprochés. + +Il la vit, enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons +inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumière, apparaître un jour +pour disparaître à jamais. Il la vit à six pas; il en savoura les +perfections et les grâces; il la vit derrière les jeunes filles qui +formaient une garde d'honneur à cette reine de noblesse et de pureté. Et +cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de +la fleur, plus son cÅ“ur était déchiré. Il cherchait tout autour de lui +pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages +inconnus; partout l'attention s'adressant au trône sur lequel venait de +s'asseoir le stathouder. + +Guillaume, qui attirait l'attention générale, se leva, promena un +tranquille regard sur la foule enivrée, et son Å“il perçant s'arrêta tour +à tour sur les trois extrémités d'un triangle formé en face de lui par +trois intérêts et par trois drames bien différents. + +À l'un des angles, Boxtel, frémissant d'impatience et dévorant de toute +son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assemblée. + +À l'autre, Cornélius haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, d'amour, +que pour la tulipe noire, sa fille. + +Enfin, au troisième, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem, +une belle Frisonne vêtue de fine laine rouge brodée d'argent et couverte +de dentelles tombant à flots de son casque d'or; Rosa, enfin, qui +s'appuyait défaillante et l'Å“il noyé, au bras d'un des officiers de +Guillaume. + +Le prince, alors, voyant tous ses auditeurs disposés, déroula lentement +le vélin, et, d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas +une note ne se perdait, grâce au silence religieux qui s'abattit tout à +coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaîna leur souffle à ses +lèvres: + +--Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez été réunis ici. + +«Un prix de cent mille florins a été promis à celui qui trouverait la +tulipe noire. + +«La tulipe noire!--et cette merveille de la Hollande est là exposée à +vos yeux--; la tulipe noire a été trouvée, et cela dans toutes les +conditions exigées par le programme de la société horticole de Harlem. + +«L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au +livre d'honneur de la ville. + +«Faites approcher la personne qui est propriétaire de la tulipe noire.» + +Et en prononçant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles +produiraient, promena son clair regard sur les trois extrémités du +triangle. + +Il vit Boxtel s'élancer de son gradin. + +Il vit Cornélius faire un mouvement involontaire. + +Il vit enfin l'officier chargé de veiller sur Rosa, la conduire, ou +plutôt la pousser devant son trône. + +Un double cri partit à la fois à la droite et à la gauche du prince. + +Boxtel foudroyé, Cornélius éperdu, avaient tous deux crié: + +--Rosa! Rosa! + +--Cette tulipe est bien à vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le +prince. + +--Oui, monseigneur! balbutia Rosa, qu'un murmure universel venait de +saluer en sa touchante beauté. + +--Oh! murmura Cornélius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui +avait volé cette fleur. Oh! voilà donc pourquoi elle avait quitté +Loewestein! Oh! oublié, trahi par elle, par elle que je croyais ma +meilleure amie! + +--Oh! gémit Boxtel de son côté, je suis perdu! + +--Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son +inventeur, et sera inscrite au catalogue des fleurs sous le titre de +_tulipa nigra Rosa Baërlensis_, à cause du nom de van Baërle, qui sera +désormais le nom de femme de cette jeune fille. + +Et en même temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main +d'un homme qui venait de s'élancer, pâle, étourdi, écrasé de joie, au +pied du trône, en saluant tour à tour son prince, sa fiancée et Dieu +qui, du fond du ciel azuré, regardait en souriant le spectacle de deux +cÅ“urs heureux. + +En même temps aussi tombait aux pieds du président van Herysen un autre +homme frappé d'une émotion bien différente. + +Boxtel, anéanti sous la ruine de ses espérances, venait de s'évanouir. + +On le releva, on interrogea son pouls et son cÅ“ur; il était mort. + +Cet incident ne troubla point autrement la fête, attendu que ni le +président ni le prince ne parurent s'en préoccuper beaucoup. + +Cornélius recula épouvanté: dans son voleur, dans son faux Jacob, il +venait de reconnaître le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que dans la +pureté de son âme, il n'avait jamais soupçonné un seul instant d'une si +méchante action. + +Ce fut, au reste, un grand bonheur pour Boxtel que Dieu lui eût envoyé +si à propos cette attaque d'apoplexie foudroyante, qu'elle l'empêcha de +voir plus longtemps des choses si douloureuses pour son orgueil et son +avarice. + +Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y +eût rien de changé dans son cérémonial, sinon que Boxtel était mort et +que Cornélius et Rosa, triomphants, marchaient côte à côte et la main de +l'un dans la main de l'autre. + +Quand on fut rentré à l'hôtel de ville, le prince, montrant du doigt à +Cornélius la bourse aux cent mille florins d'or: + +--On ne sait trop, dit-il, par qui est gagné cet argent, si c'est par +vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouvé la tulipe noire, elle +l'a élevée et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce +serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem à la +tulipe. + +Cornélius attendait pour savoir où voulait en venir le prince. Celui-ci +continua: + +--Je donne à Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagnés et +qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son +courage et de son honnêteté. Quant à vous, monsieur, grâce à Rosa +encore, qui a apporté la preuve de votre innocence--et en disant ces +mots, le prince tendit à Cornélius le fameux feuillet de la Bible sur +lequel était écrite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi à +envelopper le troisième caïeu--, quant à vous, l'on s'est aperçu que +vous aviez été emprisonné pour un crime que vous n'aviez pas commis. +C'est vous dire, non seulement que vous êtes libre, mais encore que les +biens d'un homme innocent ne peuvent être confisqués. Vos biens vous +sont donc rendus. M. van Baërle, vous êtes le filleul de M. Corneille de +Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confié l'un sur +les fonts de baptême, et de l'amitié que l'autre vous avait vouée. +Conservez la tradition de leurs mérites à tous deux, car ces MM. de +Witt, mal jugés, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, étaient +deux grands citoyens dont la Hollande est fière aujourd'hui. + +Le prince, après ces deux mots qu'il prononça d'une voix émue, contre +son habitude, donna ses deux mains à baiser aux deux époux, qui +s'agenouillèrent à ses côtés. + +Puis, poussant un soupir: + +--Hélas! dit-il, vous êtes bien heureux vous, qui peut-être rêvant la +vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez à +lui conquérir que de nouvelles couleurs de tulipes. + +Et jetant un regard du côté de la France, comme s'il eût vu de nouveaux +nuages s'amonceler de ce côté-là , il remonta dans son carrosse et +partit. + +De son côté, Cornélius, le même jour, partit pour Dordrecht avec Rosa, +qui, par la vieille Zug, qu'on lui expédia en qualité d'ambassadeur, fit +prévenir son père de tout ce qui s'était passé. + +Ceux qui, grâce à l'exposé que nous avons fait, connaissent le caractère +du vieux Gryphus, comprendront qu'il se réconcilia difficilement avec +son gendre. Il avait sur le cÅ“ur les coups de bâton reçus, il les avait +comptés par les meurtrissures; ils montaient, disait-il, à quarante et +un; mais il finit par se rendre, pour n'être pas moins généreux, +disait-il, que Son Altesse le stathouder. + +Devenu gardien de tulipes, après avoir été geôlier d'hommes, il fut le +plus rude geôlier de fleurs qu'on eût encore rencontré dans les +Pays-Bas. Aussi fallait-il le voir, surveillant les papillons dangereux, +tuant les mulots et chassant les abeilles trop affamées. + +Comme il avait appris l'histoire de Boxtel et qu'il était furieux +d'avoir été la dupe du faux Jacob, ce fut lui qui démolit l'observatoire +élevé jadis par l'envieux derrière le sycomore; car l'enclos de Boxtel, +vendu à l'encan, s'enclava dans les plates-bandes de Cornélius, qui +s'arrondit de façon à défier tous les télescopes de Dordrecht. + +Rosa, de plus en plus belle, devint de plus en plus savante; et au bout +de deux ans de mariage, elle savait si bien lire et écrire, qu'elle put +se charger seule de l'éducation de deux beaux enfants, qui lui étaient +poussés au mois de mai 1674 et 1675, comme des tulipes, et qui lui +avaient donné bien moins de mal que la fameuse fleur à laquelle elle +devait de les avoir. + +Il va sans dire que l'un étant garçon et l'autre une fille, le premier +reçut le nom de Cornélius, et la seconde, celui de Rosa. + +Van Baërle resta fidèle à Rosa, comme à ses tulipes; toute sa vie, il +s'occupa du bonheur de sa femme et de la culture des fleurs, culture +grâce à laquelle il trouva un grand nombre de variétés qui sont +inscrites au catalogue hollandais. + +Les deux principaux ornements de son salon étaient dans deux grands +cadres d'or, ces deux feuillets de la Bible de Corneille de Witt; sur +l'un, on se le rappelle, son parrain lui avait écrit de brûler la +correspondance du marquis de Louvois; sur l'autre, il avait légué à Rosa +le caïeu de la tulipe noire, à la condition qu'avec sa dot de cent mille +florins elle épouserait un beau garçon de vingt-six à vingt-huit ans, +qui l'aimerait et qu'elle aimerait, condition qui avait été +scrupuleusement remplie, quoique Cornélius ne fût point mort, et +justement parce qu'il n'était point mort. + +Enfin pour combattre les envieux à venir, dont la Providence n'aurait +peut-être pas eu le loisir de le débarrasser comme elle avait fait de +mynheer Isaac Boxtel, il écrivit au-dessus de sa porte ce vers, que +Grotius avait gravé, le jour de sa fuite, sur le mur de sa prison: + +«On a quelquefois assez souffert pour avoir le droit de ne jamais dire: +_Je suis trop heureux_.» + +[1] Mynheer: monsieur + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE *** + +***** This file should be named 26504-0.txt or 26504-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/6/5/0/26504/ + +Produced by Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La tulipe noire + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: September 1, 2008 [EBook #26504] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE *** + + + + +Produced by Chuck Greif + + + + + + + + + +Alexandre Dumas + +LA TULIPE NOIRE + +(1850) + + +/* +Table des matières + + I Un peuple reconnaissant + + II Les deux frères. + + III L'élève de Jean de Witt + + IV Les massacreurs. + + V L'amateur de tulipes et son voisin. + + VI La haine d'un tulipier. + + VII L'homme heureux fait connaissance avec le malheur. + + VIII Une invasion. + + IX La chambre de famille. + + X La fille du geôlier. + + XI Le testament de Cornélius van Baërle. + + XII L'exécution. + + XIII Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur. + + XIV Les pigeons de Dordrecht + + XV Le guichet + + XVI Maître et écolière. + + XVII Premier caïeu. + + XVIII L'amoureux de Rosa. + + XIX Femme et fleur. + + XX Ce qui s'était passé pendant ces huit jours. + + XXI Le second caïeu. + + XXII Épanouissement + + XXIII L'envieux. + + XXIV Où la tulipe noire change de maître. + + XXV Le président van Herysen. + + XXVI Un membre de la société horticole. + + XXVII Le troisième caïeu. + +XXVIII La chanson des fleurs. + + XXIX Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, + règle ses comptes avec Gryphus. + + XXX Où l'on commence de se douter à quel supplice + était réservé Cornélius van Baërle. + + XXXI Harlem.. + + XXXII Une dernière prière. + +XXXIII Conclusion. +*/ + + + + +I + +Un peuple reconnaissant + + +Le 20 août 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si +coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville +de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclinés sur +ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans +lesquels se reflètent ses clochers aux coupoles presque orientales, la +ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes +ses artères d'un flot noir et rouge de citoyens pressés, haletants, +inquiets, lesquels couraient, le couteau à la ceinture, le mousquet sur +l'épaule ou le bâton à la main, vers le Buitenhof, formidable prison +dont on montre encore aujourd'hui les fenêtres grillées et où, depuis +l'accusation d'assassinat portée contre lui par le chirurgien Tyckelaer, +languissait Corneille de Witt, frère de l'ex-grand pensionnaire de +Hollande. + +Si l'histoire de ce temps, et surtout de cette année au milieu de +laquelle nous commençons notre récit, n'était liée d'une façon +indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes +d'explication que nous allons donner pourraient paraître un +hors-d'oeuvre; mais nous prévenons tout d'abord le lecteur, ce vieil ami, +à qui nous promettons toujours du plaisir à notre première page, et +auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes; +mais nous prévenons, disons-nous, notre lecteur que cette explication +est aussi indispensable à la clarté de notre histoire qu'à +l'intelligence du grand événement politique dans lequel cette histoire +s'encadre. + +Corneille ou Cornélius de Witt, _ruward_ de Pulten, c'est-à-dire +inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville +natale, et député aux États de Hollande, avait quarante-neuf ans, +lorsque le peuple hollandais, fatigué de la république, telle que +l'entendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, s'éprit d'un +amour violent pour le stathoudérat, que l'édit perpétuel imposé par Jean +de Witt aux Provinces-Unies avait à tout jamais aboli en Hollande. + +Comme il est rare que, dans ses évolutions capricieuses, l'esprit public +ne voie pas un homme derrière un principe, derrière la république le +peuple voyait les deux figures sévères des frères de Witt, ces Romains +de la Hollande, dédaigneux de flatter le goût national, et amis +inflexibles d'une liberté sans licence et d'une prospérité sans +superflu, de même que derrière le stathoudérat il voyait le front +incliné, grave et réfléchi du jeune Guillaume d'Orange, que ses +contemporains baptisèrent du nom de Taciturne, adopté par la postérité. + +Les deux de Witt ménageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir +l'ascendant moral sur toute l'Europe, et dont ils venaient de sentir +l'ascendant matériel sur la Hollande par le succès de cette campagne +merveilleuse du Rhin, illustrée par ce héros de roman qu'on appelait le +comte de Guiche, et chantée par Boileau, campagne qui en trois mois +venait d'abattre la puissance des Provinces-Unies. + +Louis XIV était depuis longtemps l'ennemi des Hollandais, qui +l'insultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est +vrai, par la bouche des Français réfugiés en Hollande. L'orgueil +national en faisait le Mithridate de la république. Il y avait donc +contre les de Witt la double animation qui résulte d'une vigoureuse +résistance suivie par un pouvoir luttant contre le goût de la nation et +de la fatigue naturelle à tous les peuples vaincus, quand ils espèrent +qu'un autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte. + +Cet autre chef, tout prêt à paraître, tout prêt à se mesurer contre +Louis XIV, si gigantesque que parût devoir être sa fortune future, +c'était Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume II, et petit-fils, +par Henriette Stuart, du roi Charles Ier d'Angleterre, ce taciturne +enfant, dont nous avons déjà dit que l'on voyait apparaître l'ombre +derrière le stathoudérat. + +Ce jeune homme était âgé de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait +été son précepteur et l'avait élevé dans le but de faire de cet ancien +prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui +l'avait emporté sur l'amour de son élève, il lui avait, par l'édit +perpétuel, enlevé l'espoir du stathoudérat. Mais Dieu avait ri de cette +prétention des hommes, qui font et défont les puissances de la terre +sans consulter le Roi du ciel; et par le caprice des Hollandais et la +terreur qu'inspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du +grand pensionnaire et d'abolir l'édit perpétuel en rétablissant le +stathoudérat pour Guillaume d'Orange, sur lequel il avait ses desseins, +cachés encore dans les mystérieuses profondeurs de l'avenir. + +Le grand pensionnaire s'inclina devant la volonté de ses concitoyens; +mais Corneille de Witt fut plus récalcitrant, et malgré les menaces de +mort de la plèbe orangiste qui l'assiégeait dans sa maison de Dordrecht, +il refusa de signer l'acte qui rétablissait le stathoudérat. + +Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant +seulement à son nom ces deux lettres: V. C. (_vi coactus_), ce qui +voulait dire: _Contraint par la force._ + +Ce fut par un véritable miracle qu'il échappa ce jour-là aux coups de +ses ennemis. + +Quant à Jean de Witt, son adhésion, plus rapide et plus facile, à la +volonté de ses concitoyens ne lui fut guère plus profitable. À quelques +jours de là, il fut victime d'une tentative d'assassinat. Percé de coups +de couteau, il ne mourut point de ses blessures. + +Ce n'était point là ce qu'il fallait aux orangistes. La vie des deux +frères était un éternel obstacle à leurs projets; ils changèrent donc +momentanément de tactique, quitte, au moment donné, de couronner la +seconde par la première, et ils essayèrent de consommer, à l'aide de la +calomnie, ce qu'ils n'avaient pu exécuter par le poignard. + +Il est assez rare qu'au moment donné, il se trouve là, sous la main de +Dieu, un grand homme pour exécuter une grande action, et voilà pourquoi +lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle l'histoire +enregistre à l'instant même le nom de cet homme élu, et le recommande à +l'admiration de la postérité. + +Mais lorsque le diable se mêle des affaires humaines pour ruiner une +existence ou renverser un empire, il est bien rare qu'il n'ait pas +immédiatement à sa portée quelque misérable auquel il n'a qu'un mot à +souffler à l'oreille pour que celui-ci se mette immédiatement à la +besogne. + +Ce misérable, qui dans cette circonstance se trouva tout posté pour être +l'agent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons déjà l'avoir +dit, Tyckelaer, et était chirurgien de profession. + +Il vint déclarer que Corneille de Witt, désespéré, comme il l'avait du +reste prouvé par son apostille, de l'abrogation de l'édit perpétuel, et +enflammé de haine contre Guillaume d'Orange, avait donné mission à un +assassin de délivrer la république du nouveau stathouder, et que cet +assassin c'était lui, Tyckelaer, qui, bourrelé de remords à la seule +idée de l'action qu'on lui demandait, aimait mieux révéler le crime que +de le commettre. + +Maintenant, que l'on juge de l'explosion qui se fit parmi les orangistes +à la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arrêter Corneille +dans sa maison, le 16 août 1672; le ruward de Pulten, le noble frère de +Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture +préparatoire destinée à lui arracher, comme aux plus vils criminels, +l'aveu de son prétendu complot contre Guillaume. + +Mais Corneille était non seulement un grand esprit, mais encore un grand +coeur. Il était de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique, +comme leurs ancêtres avaient la foi religieuse, sourient aux tourments, +et pendant la torture, il récita d'une voix ferme et en scandant les +vers selon leur mesure, la première strophe du _Justum et tenacem_, +d'Horace, n'avoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le +fanatisme de ses bourreaux. + +Les juges n'en déchargèrent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et +n'en rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le dégradait +de toutes ses charges et dignités, le condamnant aux frais de la justice +et le bannissant à perpétuité du territoire de la république. + +C'était déjà quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux intérêts +duquel s'était constamment voué Corneille de Witt, que cet arrêt rendu +non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen. +Cependant, comme on va le voir, ce n'était pas assez. + +Les Athéniens, qui ont laissé une assez belle réputation d'ingratitude, +le cédaient sous ce point aux Hollandais. Ils se contentèrent de bannir +Aristide. + +Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son frère, +s'était démis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-là était aussi +dignement récompensé de son dévouement au pays. Il emportait dans la vie +privée ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en +général aux honnêtes gens coupables d'avoir travaillé pour leur patrie +en s'oubliant eux-mêmes. + +Pendant ce temps, Guillaume d'Orange attendait, non sans hâter +l'événement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il +était l'idole, lui eût fait du corps des deux frères les deux marches +dont il avait besoin pour monter au siège du stathoudérat. + +Or, le 20 août 1672, comme nous l'avons dit en commençant ce chapitre, +toute la ville courait au Buitenhof pour assister à la sortie de prison +de Corneille de Witt, partant pour l'exil, et voir quelles traces la +torture avait laissées sur le noble corps de cet homme qui savait si +bien son Horace. + +Empressons-nous d'ajouter que toute cette multitude qui se rendait au +Buitenhof ne s'y rendait pas seulement dans cette innocente intention +d'assister à un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient à +jouer un rôle, ou plutôt à doubler un emploi qu'ils trouvaient avoir été +mal rempli. + +Nous voulons parler de l'emploi de bourreau. + +Il y en avait d'autres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions +moins hostiles. Il s'agissait pour eux seulement de ce spectacle +toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte l'instinctif +orgueil, de voir dans la poussière celui qui a été longtemps debout. + +Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, n'était-il pas +enfermé, affaibli par la torture? N'allait-on pas le voir, pâle, +sanglant, honteux? N'était-ce pas un beau triomphe pour cette +bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout +bon bourgeois de la Haye devait prendre part? + +Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement mêlés à toute +cette foule qu'ils comptaient bien manier comme un instrument tranchant +et contondant à la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof à la porte +de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres +même, à ce ruward de Pulten, qui non seulement n'a donné le stathoudérat +au prince d'Orange que _vi coactus_, mais qui encore a voulu le faire +assassiner? + +Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on +faisait bien et que si on était brave à la Haye, on ne laisserait point +partir pour l'exil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera +toutes ses intrigues avec la France et vivra de l'or du marquis de +Louvois avec son grand scélérat de frère Jean. + +Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent +plutôt qu'ils ne marchent. Voilà pourquoi les habitants de la Haye +couraient si vite du côté du Buitenhof. + +Au milieu de ceux qui se hâtaient le plus, courait, la rage au coeur et +sans projet dans l'esprit, l'honnête Tyckelaer, promené par les +orangistes comme un héros de probité, d'honneur national et de charité +chrétienne. + +Ce brave scélérat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de +son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les +tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes +qu'il lui avait promises et l'infernale machination préparée d'avance +pour lui aplanir, à lui Tyckelaer, toutes les difficultés de +l'assassinat. + +Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace, +soulevait des cris d'enthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des +hourras d'aveugle rage contre les frères de Witt. + +La populace en était à maudire des juges iniques dont l'arrêt laissait +échapper sain et sauf un si abominable criminel que l'était ce scélérat +de Corneille. + +Et quelques instigateurs répétaient à voix basse:--Il va partir! il va +nous échapper! + +Ce à quoi d'autres répondaient: + +--Un vaisseau l'attend à Scheveningen, un vaisseau français. Tyckelaer +l'a vu. + +--Brave Tyckelaer! honnête Tyckelaer! criait en choeur la foule. + +--Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille, +le Jean, qui est un non moins grand traître que son frère, le Jean se +sauvera aussi. + +--Et les deux coquins vont manger en France notre argent, l'argent de +nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus à Louis XIV. + +--Empêchons-les de partir! criait la voix d'un patriote plus avancé que +les autres. + +--À la prison! à la prison! répétait le choeur. + +Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de +s'armer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune +violence ne s'était commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait +les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus +menaçante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne l'était par +ses cris, son agitation et ses menaces; immobile sous le regard de son +chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son épée hors +du fourreau, mais basse et la pointe à l'angle de son étrier. Cette +troupe, seul rempart qui défendit la prison, contenait par son attitude, +non seulement les masses populaires désordonnées et bruyantes, mais +encore le détachement de la garde bourgeoise, qui, placé en face du +Buitenhof pour maintenir l'ordre de compte à demi avec la troupe, +donnait aux perturbateurs l'exemple des cris séditieux, en criant:--Vive +Orange! À bas les traîtres! + +La présence de Tilly et de ses cavaliers était, il est vrai, un frein +salutaire à tous ces soldats bourgeois; mais peu après, ils s'exaltèrent +par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que l'on pût +avoir du courage sans crier, ils imputèrent à la timidité le silence des +cavaliers et firent un pas vers la prison entraînant à leur suite toute +la tourbe populaire. + +Mais alors le comte de Tilly s'avança seul au-devant d'eux, et levant +seulement son épée en fronçant les sourcils: + +--Eh! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi +marchez-vous, et que désirez-vous? + +Les bourgeois agitèrent leurs mousquets en répétant les cris de: + +--Vive Orange! Mort aux traîtres! + +--Vive Orange! soit! dit M. de Tilly, quoique je préfère les figures +gaies aux figures maussades. Mort aux traîtres! si vous le voulez, tant +que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant qu'il vous plaira: +Mort aux traîtres! mais quant à les mettre à mort effectivement, je suis +ici pour empêcher cela, et je l'empêcherai. + +Puis se retournant vers ses soldats: + +--Haut les armes, soldats! cria-t-il. + +Les soldats de Tilly obéirent au commandement avec une précision calme +qui fit rétrograder immédiatement bourgeois et peuple, non sans une +confusion qui fit sourire l'officier de cavalerie. + +--Là, là! dit-il avec ce ton goguenard qui n'appartient qu'à l'épée, +tranquillisez-vous, bourgeois; mes soldats ne brûleront pas une amorce, +mais de votre côté vous ne ferez point un pas vers la prison. + +--Savez-vous bien, monsieur l'officier, que nous avons des mousquets? +fit tout furieux le commandant des bourgeois. + +--Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous +me les faites assez miroiter devant l'oeil; mais remarquez aussi de votre +côté que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement à +cinquante pas, et que vous n'êtes qu'à vingt-cinq. + +--Mort aux traîtres! cria la compagnie des bourgeois exaspérée. + +--Bah! vous dites toujours la même chose, grommela l'officier, c'est +fatigant! + +Et il reprit son poste en tête de la troupe, tandis que le tumulte +allait en augmentant autour du Buitenhof. + +Et cependant le peuple échauffé ne savait pas qu'au moment même où il +flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre, comme si elle eût hâte +d'aller au-devant de son sort, passait à cent pas de la place derrière +les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof. + +En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un +domestique et traversait tranquillement à pied l'avant-cour qui précède +la prison. + +Il s'était nommé au concierge, qui du reste le connaissait, en disant: + +--Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville +mon frère Corneille de Witt, condamné, comme tu sais, au bannissement. + +Et le concierge, espèce d'ours dressé à ouvrir et à fermer la porte de +la prison, l'avait salué et laissé entrer dans l'édifice, dont les +portes s'étaient refermées sur lui. + +À dix pas de là, il avait rencontré une belle jeune fille de dix-sept à +dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante +révérence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton: + +--Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frère? + +--Oh! monsieur Jean, avait répondu la jeune fille, ce n'est pas le mal +qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est +passé. + +--Que crains-tu donc, la belle fille? + +--Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean. + +--Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas! + +--L'entendez-vous? + +--Il est, en effet, fort ému; mais quand il nous verra, comme nous ne +lui avons jamais fait que du bien, peut-être se calmera-t-il. + +--Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en +s'éloignant pour obéir à un signe impératif que lui avait fait son père. + +--Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis là. + +Puis, continuant son chemin: + +--Voilà, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas +lire et qui par conséquent n'a rien lu, et qui vient de résumer +l'histoire du monde dans un seul mot. + +Et toujours aussi calme, mais plus mélancolique qu'en entrant, +l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son +frère. + + + + +II + +Les deux frères + + +Comme l'avait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa, +pendant que Jean de Witt montait l'escalier de pierre aboutissant à la +prison de son frère Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux +pour éloigner la troupe de Tilly qui les gênait. + +Ce que voyant, le peuple, qui appréciait les bonnes intentions de sa +milice, criait à tue-tête:--Vivent les bourgeois! + +Quant à M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette +compagnie bourgeoise sous les pistolets apprêtés de son escadron, lui +expliquant de son mieux que la consigne donnée par les États lui +enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses +alentours. + +--Pourquoi cet ordre? pourquoi garder la prison? criaient les +orangistes. + +--Ah! répondait monsieur de Tilly, voilà que vous m'en demandez tout de +suite plus que je ne peux vous en dire. On m'a dit: «Gardez», je garde. +Vous qui êtes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir +qu'une consigne ne se discute pas. + +--Mais on vous a donné cet ordre pour que les traîtres puissent sortir +de la ville! + +--Cela pourrait bien être, puisque les traîtres sont condamnés au +bannissement, répondait Tilly. + +--Mais qui a donné cet ordre? + +--Les États, pardieu! + +--Les États trahissent. + +--Quant à cela, je n'en sais rien. + +--Et vous trahissez vous-même. + +--Moi? + +--Oui, vous. + +--Ah çà! entendons-nous, messieurs les bourgeois; qui trahirais-je? les +États! Je ne puis pas les trahir, puisque étant à leur solde, j'exécute +ponctuellement leur consigne. + +Et là-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison qu'il était +impossible de discuter sa réponse, les clameurs et les menaces +redoublèrent; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte +répondait avec toute l'urbanité possible. + +--Mais, messieurs les bourgeois, par grâce, désarmez donc vos mousquets; +il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes +cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont +nous serions bien fâchés, mais vous plus encore, attendu que ce n'est ni +dans vos intentions ni dans les miennes. + +--Si vous faisiez cela, crièrent les bourgeois, à notre tour nous +ferions feu sur vous. + +--Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le +premier jusqu'au dernier, ceux que nous aurions tués, nous, n'en +seraient pas moins morts. + +--Cédez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen. + +--D'abord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui +est bien différent; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Français, +ce qui est plus différent encore. Je ne connais donc que les États, qui +me paient; apportez-moi de la part des États l'ordre de céder la place, +je fais demi-tour à l'instant même, attendu que je m'ennuie énormément +ici. + +--Oui, oui! crièrent cent voix qui se multiplièrent à l'instant par cinq +cents autres. Allons à la maison de ville! allons trouver les députés! +allons, allons! + +--C'est cela, murmura Tilly en regardant s'éloigner les plus furieux, +allez demander une lâcheté à la maison de ville et vous verrez si on +vous l'accorde, allez, mes amis, allez. + +Le digne officier comptait sur l'honneur des magistrats, qui de leur +côté comptaient sur son honneur de soldat, à lui. + +--Dites donc, capitaine, fit à l'oreille du comte son premier +lieutenant, que les députés refusent à ces enragés que voici ce qu'ils +leur demandent, mais qu'ils nous envoient à nous un peu de renfort, cela +ne fera pas de mal, je crois. + +Cependant Jean de Witt, que nous avons quitté montant l'escalier de +pierre après son entretien avec le geôlier Gryphus et sa fille Rosa, +était arrivé à la porte de la chambre où gisait sur un matelas son frère +Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait +appliquer la torture préparatoire. + +L'arrêt de bannissement était venu, qui avait rendu inutile +l'application de la torture extraordinaire. Corneille, étendu sur son +lit, les poignets brisés, les doigts brisés, n'ayant rien avoué d'un +crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, après trois +jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la +mort, avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement. + +Corps énergique, âme invincible, il eût bien désappointé ses ennemis si +ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du +Buitenhof, voir luire sur son pâle visage le sourire du martyr qui +oublie la fange de la terre depuis qu'il a entrevu les splendeurs du +ciel. + +Le ruward avait, par la puissance de sa volonté plutôt que par un +secours réel, recouvré toutes ses forces, et il calculait combien de +temps encore les formalités de la justice le retiendraient en prison. + +C'était juste à ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise +mêlées à celles du peuple, s'élevaient contre les deux frères et +menaçaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit, +qui venait se briser comme une marée montante au pied des murailles de +la prison, parvint jusqu'au prisonnier. + +Mais si menaçant que fût ce bruit, Corneille négligea de s'enquérir ou +ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fenêtre étroite et +treillissée de fer qui laissait arriver la lumière et les murmures du +dehors. + +Il était si bien engourdi dans la continuité de son mal que ce mal était +devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de délices son +âme et sa raison si près de se dégager des embarras corporels, qu'il lui +semblait déjà que cette âme et cette raison échappées à la matière, +planaient au-dessus d'elle comme flotte au-dessus d'un foyer presque +éteint la flamme qui le quitte pour monter au ciel. + +Il pensait aussi à son frère. + +Sans doute, c'était son approche qui, par les mystères inconnus que le +magnétisme a découvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment même +où Jean était si présent à la pensée de Corneille que Corneille +murmurait presque son nom, la porte s'ouvrit; Jean entra, et d'un pas +empressé vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses +mains enveloppées de linge vers ce glorieux frère qu'il avait réussi à +dépasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine +que lui portaient les Hollandais. + +Jean baisa tendrement son frère sur le front et reposa doucement sur le +matelas ses mains malades. + +--Corneille, mon pauvre frère, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce +pas? + +--Je ne souffre plus, mon frère, puisque je vous vois. + +--Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, à votre défaut, c'est moi qui +souffre de vous voir ainsi, je vous en réponds. + +--Aussi, ai-je plus pensé à vous qu'à moi-même, et tandis qu'ils me +torturaient, je n'ai songé à me plaindre qu'une fois pour dire: «Pauvre +frère!» Mais te voilà, oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce +pas? + +--Oui. + +--Je suis guéri; aidez-moi à me lever, mon frère, et vous verrez comme +je marche bien. + +--Vous n'aurez pas longtemps à marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse +au vivier, derrière les pistoliers de Tilly. + +--Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier? + +--Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire +de physionomie triste qui lui était habituel, que les gens de la Haye +voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte. + +--Du tumulte? reprit Corneille, en fixant son regard sur son frère +embarrassé; du tumulte? + +--Oui, Corneille. + +--Alors c'est cela que j'entendais tout à l'heure, fit le prisonnier +comme se parlant à lui-même. Puis revenant à son frère: + +--Il y a du monde sur le Buitenhof, n'est-ce pas? dit-il. + +--Oui, mon frère. + +--Mais alors, pour venir ici... + +--Eh bien? + +--Comment vous a-t-on laissé passer? + +--Vous savez bien que nous ne sommes guère aimés, Corneille, fit le +grand pensionnaire avec une amertume mélancolique. J'ai pris par les +rues écartées. + +--Vous vous êtes caché, Jean? + +--J'avais dessein d'arriver jusqu'à vous sans perdre de temps, et j'ai +fait ce qu'on fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi: +j'ai louvoyé. + +En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place à la prison. Tilly +dialoguait avec la garde bourgeoise. + +--Oh! oh! fit Corneille, vous êtes un bien grand pilote, Jean; mais je +ne sais si vous tirerez votre frère du Buitenhof, dans cette houle et +sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous avez conduit la +flotte de Tromp à Anvers, au milieu des bas-fonds de l'Escaut. + +--Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y tâcherons, du moins, répondit +Jean; mais d'abord un mot. + +--Dites. + +Les clameurs montèrent de nouveau. + +--Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colère! Est-ce +contre vous? est-ce contre moi? + +--Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc, +mon frère, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs +sottes calomnies, c'est d'avoir négocié avec la France. + +--Oui, mais ils nous le reprochent. + +--Les niais! + +--Mais si ces négociations eussent réussi, elles leur eussent épargné +les défaites de Rees, d'Orsay, de Vesel et de Rheinberg; elles leur +eussent évité le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire +encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux. + +--Tout cela est vrai, mon frère, mais ce qui est d'une vérité plus +absolue encore, c'est que si l'on trouvait en ce moment-ci notre +correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne +sauverais point l'esquif si frêle qui va porter les de Witt et leur +fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait à des +gens honnêtes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de +faire personnellement pour sa liberté, pour sa gloire, cette +correspondance nous perdrait auprès des orangistes, nos vainqueurs. +Aussi, cher Corneille, j'aime à croire que vous l'avez brûlée avant de +quitter Dordrecht pour venir me rejoindre à la Haye. + +--Mon frère, répondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois +prouve que vous avez été dans les derniers temps le plus grand, le plus +généreux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. J'aime la +gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon frère, et je me +suis bien gardé de brûler cette correspondance. + +--Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement +l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fenêtre. + +--Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons à la fois le salut du +corps et la résurrection de la popularité. + +--Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors? + +--Je les ai confiées à Cornélius van Baërle, mon filleul, que vous +connaissez et qui demeure à Dordrecht. + +--Oh! le pauvre garçon! ce cher et naïf enfant! ce savant qui, chose +rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et +qu'à Dieu qui fait naître les fleurs! Vous l'avez chargé de ce dépôt +mortel; mais il est perdu, mon frère, ce pauvre cher Cornélius! + +--Perdu? + +--Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort (car si +étranger qu'il soit à ce qui nous arrive; car, quoique enseveli à +Dordrecht, quoique distrait, que c'est miracle! il saura, un jour ou +l'autre, ce qui nous arrive), s'il est fort, il se vantera de nous; s'il +est faible, il aura peur de notre intimité; s'il est fort, il criera le +secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre +cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frère, +fuyons vite, s'il en est encore temps. + +Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frère, qui +tressaillit au contact des linges: + +--Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai +pas appris à lire chaque pensée dans la tête de van Baërle, chaque +sentiment dans son âme? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes +s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il +soit! Le principal est qu'il gardera le secret, attendu que ce secret, +il ne le connaît même pas. + +Jean se retourna surpris. + +--Oh! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est +un politique élevé à l'école de Jean; je vous le répète, mon frère, van +Baërle ignore la nature et la valeur du dépôt que je lui ai confié. + +--Vite, alors! s'écria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui +passer l'ordre de brûler la liasse. + +--Par qui faire passer cet ordre? + +--Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner à cheval et qui +est entré avec moi dans la prison pour vous aider à descendre +l'escalier. + +--Réfléchissez avant de brûler ces titres glorieux, Jean. + +--Je réfléchis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les +frères de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renommée. Nous morts, +qui nous défendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris? + +--Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers? + +Jean, sans répondre à son frère, étendit la main vers le Buitenhof, d'où +s'élançaient en ce moment des bouffées de clameurs féroces. + +--Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs; mais ces +clameurs, que disent-elles? + +Jean ouvrit la fenêtre. + +--Mort aux traîtres! hurlait la populace. + +--Entendez-vous maintenant, Corneille? + +--Et les traîtres, c'est nous! dit le prisonnier en levant les yeux au +ciel et en haussant les épaules. + +--C'est nous, répéta Jean de Witt. + +--Où est Craeke? + +--À la porte de votre chambre, je présume. + +--Faites-le entrer, alors. + +Jean ouvrit la porte; le fidèle serviteur attendait en effet sur le +seuil. + +--Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frère va vous dire. + +--Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que j'écrive, +malheureusement. + +--Et pourquoi cela? + +--Parce que van Baërle ne rendra pas ce dépôt ou ne le brûlera pas sans +un ordre précis. + +--Mais pourrez-vous écrire, mon cher ami? demanda Jean, à l'aspect de +ces pauvres mains toutes brûlées et toutes meurtries. + +--Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille. + +--Voici un crayon, au moins. + +--Avez-vous du papier, car on ne m'a rien laissé ici? + +--Cette Bible. Déchirez-en la première feuille. + +--Bien. + +--Mais votre écriture sera illisible? + +--Allons donc! dit Corneille en regardant son frère. Ces doigts qui ont +résisté aux mèches du bourreau, cette volonté qui a dompté la douleur, +vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frère, la +ligne sera tracée sans un seul tremblement. + +Et en effet, Corneille prit le crayon et écrivit. + +Alors, on put voir sous le linge blanc transparaître les gouttes de sang +que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. +La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille écrivit: + + «Cher filleul, + + «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans + l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre + de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé + Jean et Corneille. + + «Adieu et aime-moi. + + «CORNEILLE DE WITT.» + + «20 août 1672. + +Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait +taché la feuille, la remit à Craeke avec une dernière recommandation et +revint à Corneille, que la souffrance venait de pâlir encore, et qui +semblait près de s'évanouir. + +--Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son +ancien sifflet de contremaître, c'est qu'il sera hors des groupes, de +l'autre côté du vivier... Alors nous partirons à notre tour. + +Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un long et vigoureux coup de +sifflet perça de son roulement marin les dômes de feuillage noir des +ormes et domina les clameurs du Buitenhof. + +Jean leva les bras au ciel pour le remercier. + +--Et maintenant, dit-il, partons, Corneille. + + + + +III + +L'élève de Jean de Witt + + +Tandis que les hurlements de la foule assemblée sur le Buitenhof, +montant toujours plus effrayants vers les deux frères, déterminaient +Jean de Witt à presser le départ de son frère Corneille, une députation +de bourgeois était allée, comme nous l'avons dit, à la maison de ville, +pour demander l'expulsion du corps de cavalerie de Tilly. + +Il n'y avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat; aussi vit-on un +étranger, qui depuis le moment où cette scène avait commencé en suivait +les détails avec curiosité, se diriger avec les autres, ou plutôt à la +suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus tôt la +nouvelle de ce qui allait s'y passer. + +Cet étranger était un homme très jeune, âgé de vingt-deux ou vingt-trois +ans à peine, sans vigueur apparente. Il cachait--car sans doute il avait +des raisons pour ne pas être reconnu--sa figure pâle et longue sous un +fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait d'essuyer son +front mouillé de sueur ou ses lèvres brûlantes. + +L'oeil fixe comme celui de l'oiseau de proie, le nez aquilin et long, la +bouche fine et droite, ouverte ou plutôt fendue comme les lèvres d'une +blessure, cet homme eût offert à Lavater, si Lavater eût vécu à cette +époque, un sujet d'études physiologiques qui d'abord n'eussent pas +tourné à son avantage. + +Entre la figure du conquérant et celle du pirate, disaient les anciens, +quelle différence trouvera-t-on? Celle que l'on trouve entre l'aigle et +le vautour. + +La sérénité ou l'inquiétude. + +Aussi cette physionomie livide, ce corps grêle et souffreteux, cette +démarche inquiète qui s'en allaient du Buitenhof au Hoogstraat à la +suite de tout ce peuple hurlant, c'était le type et l'image d'un maître +soupçonneux ou d'un voleur inquiet; et un homme de police eût certes +opté pour ce dernier renseignement, à cause du soin que celui dont nous +nous occupons en ce moment prenait de se cacher. + +D'ailleurs, il était vêtu simplement et sans armes apparentes; son bras +maigre mais nerveux, sa main sèche mais blanche, fine, aristocratique, +s'appuyait non pas au bras, mais sur l'épaule d'un officier qui, le +poing à l'épée, avait, jusqu'au moment où son compagnon s'était mis en +route et l'avait entraîné avec lui, regardé toutes les scènes du +Buitenhof avec un intérêt facile à comprendre. + +Arrivé sur la place de Hoogstraat, l'homme au visage pâle poussa l'autre +sous l'abri d'un contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de +l'Hôtel de Ville. + +Aux cris forcenés du peuple, la fenêtre du Hoogstraat s'ouvrit et un +homme s'avança pour dialoguer avec la foule. + +--Qui paraît là au balcon? demanda le jeune homme à l'officier en lui +montrant de l'oeil seulement le harangueur, qui paraissait fort ému et +qui se soutenait à la balustrade plutôt qu'il ne se penchait sur elle. + +--C'est le député Bowelt, répliqua l'officier. + +--Quel homme est ce député Bowelt? Le connaissez-vous? + +--Mais un brave homme, à ce que je crois du moins, monseigneur. + +Le jeune homme, en entendant cette appréciation du caractère de Bowelt +faite par l'officier, laissa échapper un mouvement de désappointement si +étrange, de mécontentement si visible, que l'officier le remarqua et se +hâta d'ajouter: + +--On le dit, du moins, monseigneur. Quant à moi, je ne puis rien +affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt. + +--Brave homme, répéta celui qu'on avait appelé monseigneur; est-ce brave +homme que vous voulez dire ou homme brave? + +--Ah! monseigneur m'excusera; je n'oserais établir cette distinction +vis-à-vis d'un homme que, je le répète à Son Altesse, je ne connais que +de visage. + +--Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir. + +L'officier inclina la tête en signe d'assentiment et se tut. + +--Si ce Bowelt est un brave homme, continua l'altesse, il va drôlement +recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire. + +Et le mouvement nerveux de sa main qui s'agitait malgré lui sur l'épaule +de son compagnon, comme eussent fait les doigts d'un instrumentiste sur +les touches d'un clavier, trahissait son ardente impatience si mal +déguisée en certains moments, et dans ce moment surtout, sous l'air +glacial et sombre de la figure. + +On entendit alors le chef de la députation bourgeoise interpeller le +député pour lui faire dire où se trouvaient les autres députés ses +collègues. + +--Messieurs, répéta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans +ce moment je suis seul avec M. d'Asperen, et je ne puis prendre une +décision à moi seul. + +--L'ordre! l'ordre! crièrent plusieurs milliers de voix. + +M. Bowelt voulut parler, mais on n'entendit pas ses paroles et l'on vit +seulement ses bras s'agiter en gestes multiples et désespérés. + +Mais voyant qu'il ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la +fenêtre ouverte et appela M. d'Asperen. + +M. d'Asperen parut à son tour au balcon, où il fut salué de cris plus +énergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant, +accueilli M. Bowelt. + +Il n'entreprit pas moins cette tâche difficile de haranguer la +multitude; mais la multitude préféra forcer la garde des États, qui +d'ailleurs n'opposa aucune résistance au peuple souverain, à écouter la +harangue de M. d'Asperen. + +--Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple +s'engouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il paraît que la +délibération aura lieu à l'intérieur, colonel. Allons entendre la +délibération. + +--Ah! monseigneur, monseigneur, prenez garde! + +--À quoi? + +--Parmi ces députés, il y en a beaucoup qui ont été en relation avec +vous, et il suffit qu'un seul reconnaisse Votre Altesse. + +--Oui, pour qu'on m'accuse d'être l'instigateur de tout ceci. Tu as +raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du +regret qu'il avait d'avoir montré tant de précipitation dans ses désirs; +oui, tu as raison, restons ici. D'ici, nous les verrons revenir avec ou +sans l'autorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un +brave homme ou un homme brave, ce que je tiens à savoir. + +--Mais, fit l'officier en regardant avec étonnement celui à qui il +donnait le titre de monseigneur; mais Votre Altesse ne suppose pas un +seul instant, je présume, que les députés ordonnent aux cavaliers de +Tilly de s'éloigner, n'est-ce pas? + +--Pourquoi? demanda froidement le jeune homme. + +--Parce que s'ils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la +condamnation à mort de MM. Corneille et Jean de Witt. + +--Nous allons voir, répondit froidement l'Altesse; Dieu seul peut savoir +ce qui se passe au coeur des hommes. L'officier regarda à la dérobée la +figure impassible de son compagnon, et pâlit. C'était à la fois un brave +homme et un homme brave que cet officier. + +De l'endroit où ils étaient restés, l'Altesse et son compagnon +entendaient les rumeurs et les piétinements du peuple dans les escaliers +de l'Hôtel de Ville. + +Puis on entendit ce bruit sortir et se répandre sur la place, par les +fenêtres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM. +Bowelt et d'Asperen, lesquels étaient rentrés à l'intérieur, dans la +crainte, sans doute, qu'en les poussant, le peuple ne les fit sauter +par-dessus la balustrade. + +Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces +fenêtres. + +La salle des délibérations s'emplissait. + +Soudain le bruit s'arrêta; puis, soudain encore, il redoubla d'intensité +et atteignit un tel degré d'explosion que le vieil édifice en trembla +jusqu'au faîte. + +Puis enfin le torrent se reprit à rouler par les galeries et les +escaliers jusqu'à la porte, sous la voûte de laquelle on le vit +déboucher comme une trombe. + +En tête du premier groupe volait, plutôt qu'il ne courait, un homme +hideusement défiguré par la joie. + +C'était le chirurgien Tyckelaer. + +--Nous l'avons! nous l'avons! cria-t-il en agitant un papier en l'air. + +--Ils ont l'ordre! murmura l'officier stupéfait. + +--Eh bien! me voilà fixé, dit tranquillement l'Altesse. Vous ne saviez +pas, mon cher colonel, si M. Bowelt était un brave homme ou un homme +brave. Ce n'est ni l'un ni l'autre. + +Puis continuant à suivre de l'oeil, sans sourciller, toute cette foule +qui roulait devant lui. + +--Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel; je crois que nous +allons voir un spectacle étrange. + +L'officier s'inclina et suivit son maître sans répondre. + +La foule était immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les +cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le même bonheur et +surtout avec la même fermeté. + +Bientôt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en +s'approchant ce flux d'hommes, dont il aperçut bientôt les premières +vagues roulant avec la rapidité d'une cataracte qui se précipite. + +En même temps, il aperçut le papier qui flottait en l'air, au-dessus des +mains crispées et des armes étincelantes. + +--Eh! fit-il en se levant sur ses étriers et en touchant son lieutenant +du pommeau de son épée, je crois que les misérables ont leur ordre. + +--Lâches coquins! cria le lieutenant. + +C'était en effet l'ordre, que la compagnie des bourgeois reçut avec des +rugissements joyeux. Elle s'ébranla aussitôt et marcha les armes basses +et en poussant de grands cris à l'encontre des cavaliers du comte de +Tilly. + +Mais le comte n'était pas homme à les laisser approcher plus que de +mesure. + +--Halte! cria-t-il, halte! et que l'on dégage le poitrail de mes +chevaux, ou je commande: En avant! + +--Voici l'ordre! répondirent cent voix insolentes. + +Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut: + +--Ceux qui ont signé cet ordre, dit-il, sont les véritables bourreaux de +M. Corneille de Witt. Quant à moi, je ne voudrais pas pour mes deux +mains avoir écrit une seule lettre de cet ordre infâme. + +En repoussant du pommeau de son épée l'homme qui voulait le lui +reprendre: + +--Un moment, dit-il. Un écrit comme celui-là est d'importance et se +garde. + +Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps. +Puis se retournant vers sa troupe:--Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file +à droite! + +Puis à demi-voix, et cependant de façon à ce que ses paroles ne fussent +pas perdues pour tout le monde:--Et maintenant, égorgeurs, dit-il, +faites votre oeuvre. + +Un cri furieux, composé de toutes les haines avides et de toutes les +joies féroces qui râlaient sur le Buitenhof, accueillit ce départ. + +Les cavaliers défilaient lentement. + +Le comte resta derrière, faisant face jusqu'au dernier moment à la +populace ivre qui gagnait au fur et à mesure le terrain que perdait le +cheval du capitaine. + +Comme on voit, Jean de Witt ne s'était pas exagéré le danger quand, +aidant son frère à se lever, il le pressait de partir. + +Corneille descendit donc, appuyé au bras de l'ex-grand pensionnaire, +l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva +la belle Rosa toute tremblante. + +--Oh! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur! + +--Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt. + +--Il y a que l'on dit qu'ils sont allés chercher au Hoogstraat l'ordre +qui doit éloigner les cavaliers du comte de Tilly. + +--Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la +position est mauvaise pour nous. + +--Aussi, si j'avais un conseil à vous donner... dit la jeune fille toute +tremblante. + +--Donne, mon enfant. Qu'y aurait-il d'étonnant que Dieu me parlât par ta +bouche? + +--Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue. + +--Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours à leur +poste? + +--Oui, mais tant qu'il ne sera pas révoqué, cet ordre est de rester +devant la prison. + +--Sans doute. + +--En avez-vous un pour qu'ils vous accompagnent jusque hors la ville? + +--Non. + +--Eh bien! du moment où vous allez avoir dépassé les premiers cavaliers, +vous tomberez aux mains du peuple. + +--Mais la garde bourgeoise? + +--Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enragée. + +--Que faire, alors? + +--À votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je +sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rue déserte, car +tout le monde est dans la grande rue, attendant à l'entrée principale, +et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez +sortir. + +--Mais mon frère ne pourra marcher, dit Jean. + +--J'essaierai, répondit Corneille avec une expression de fermeté +sublime. + +--Mais n'avez-vous pas votre voiture? demande la jeune fille. + +--La voiture est là, au seuil de la grande porte. + +--Non, répondit la jeune fille. J'ai pensé que votre cocher était un +homme dévoué, et je lui ai dit d'aller vous attendre à la poterne. + +Les deux frères se regardèrent avec attendrissement, et leur double +regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se +concentra sur la jeune fille. + +--Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste à savoir si Gryphus +voudra bien nous ouvrir cette porte. + +--Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas. + +--Eh bien! alors? + +--Alors, j'ai prévu son refus et, tout à l'heure, tandis qu'il causait +par la fenêtre de la geôle avec un pistolier, j'ai pris la clef au +trousseau. + +--Et tu l'as, cette clé? + +--La voici, monsieur Jean. + +--Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien à te donner en échange du +service que tu me rends, excepté la Bible que tu trouveras dans ma +chambre: c'est le dernier présent d'un honnête homme; j'espère qu'il te +portera bonheur. + +--Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, répondit la +jeune fille. Puis à elle-même et en soupirant:--Quel malheur que je ne +sache pas lire! dit-elle. + +--Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il +n'y a pas un instant à perdre. + +--Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intérieur, elle +conduisit les deux frères au côté opposé de la prison. + +Toujours guidés par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de +marches, traversèrent une petite cour aux remparts crénelés, et la porte +cintrée s'étant ouverte, ils se retrouvèrent de l'autre côté de la +prison dans la rue déserte, en face de la voiture qui les attendait, le +marchepied abaissé. + +--Eh! vite, vite, vite, mes maîtres, les entendez-vous? cria le cocher +tout effaré. + +Mais après avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire +se retourna vers la jeune fille. + +--Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne +t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons +à Dieu, qui se souviendra, j'espère que tu viens de sauver la vie de +deux hommes. + +Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa +respectueusement. + +--Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte. + +Jean de Witt monta précipitamment, prit place près de son frère, et +ferma le mantelet de la voiture en criant:--Au Tol-Hek! + +Le Tol-Hek était la grille qui fermait la porte conduisant au petit port +de Scheveningen, dans lequel un petit bâtiment attendait les deux +frères. + +La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta +les fugitifs. + +Rosa les suivit jusqu'à ce qu'ils eussent tourné l'angle de la rue. + +Alors elle rentra fermer la porte derrière elle et jeta la clef dans un +puits. + +Ce bruit qui avait fait pressentir à Rosa que le peuple enfonçait la +porte, était en effet celui du peuple, qui, après avoir fait évacuer la +place de la prison, se ruait contre cette porte. + +Si solide qu'elle fût, et quoique le geôlier Gryphus--il faut lui rendre +cette justice--se refusât obstinément d'ouvrir cette porte, on sentait +qu'elle ne résisterait pas longtemps; et Gryphus, fort pâle, se +demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte, +lorsqu'il sentit qu'on le tirait doucement par l'habit. + +Il se retourna et vit Rosa. + +--Tu entends les enragés? dit-il. + +--Je les entends si bien, mon père, qu'à votre place... + +--Tu ouvrirais, n'est-ce pas? + +--Non, je laisserais enfoncer la porte. + +--Mais ils vont me tuer. + +--Oui, s'ils vous voient. + +--Comment veux-tu qu'ils ne me voient pas? + +--Cachez-vous. + +--Où cela? + +--Dans le cachot secret. + +--Mais toi, mon enfant? + +--Moi, mon père, j'y descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur +nous et, quand ils auront quitté la prison, eh bien! nous sortirons de +notre cachette. + +--Tu as pardieu raison, s'écria Gryphus; c'est étonnant, ajouta-t-il, ce +qu'il y a de jugement dans cette petite tête. + +Puis, comme la porte s'ébranlait à la grande joie de la populace: + +--Venez, venez, mon père, dit Rosa en ouvrant une petite trappe. + +--Mais cependant, nos prisonniers? fit Gryphus. + +--Dieu veillera sur eux, mon père, dit la jeune fille; permettez-moi de +veiller sur vous. + +Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tête, juste au +moment où la porte brisée donnait passage à la populace. + +Au reste, ce cachot où Rosa faisait descendre son père, et qu'on +appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons +être forcés d'abandonner pour un instant, un sûr asile, n'étant connu +que des autorités, qui parfois y enfermaient quelqu'un de ces grands +coupables pour lesquels on craint quelque révolte ou quelque enlèvement. + +Le peuple se rua dans la prison en criant: + +--Mort aux traîtres! À la potence Corneille de Witt! À mort! à mort! + + + + +IV + +Les massacreurs + + +Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours +s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses +lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un +coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une +boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse, +et qui paraissait approcher de son dénouement. + +--Oh! dit-il à l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et +que l'ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre +de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut +décidément beaucoup aux MM. de Witt! + +--En vérité, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs +pareilles. + +--Il faut croire qu'ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah! tenez, +cette fenêtre n'était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé M. +Corneille? + +En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le +treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que +celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes. + +--Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus! + +--Comment, il n'y est plus? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les +derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine. + +--Non! non! répétait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se +soit sauvé. + +--Que dit donc cet homme? demanda en pâlissant l'Altesse. + +--Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle +était vraie. + +--Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était +vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'être. + +--Cependant, voyez... dit l'officier. + +En effet, d'autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient +aux fenêtres en criant: + +--Sauvé! évadé! ils l'ont fait fuir. + +Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d'effroyables +imprécations: + +--Sauvés! évadés! courons après eux, poursuivons-les! + +--Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement +sauvé, dit l'officier. + +--Oui, de la prison, peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville; +vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte +qu'il croyait trouver ouverte. + +--L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné, +monseigneur? + +--Non, je ne crois pas, qui aurait donné cet ordre? + +--Eh bien! qui vous fait supposer? + +--Il y a des fatalités, répondit négligemment l'Altesse, et les plus +grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là. + +L'officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il +comprit que, d'une façon ou de l'autre, le prisonnier était perdu. + +En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre, +car il était bien démontré que Cornélius de Witt n'était plus dans la +prison. + +En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris +la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de +ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse +n'éveillât aucun soupçon. + +Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, +quand il sentit qu'il laissait derrière lui la prison et la mort et +qu'il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute +précaution et mit le carrosse au galop. + +Tout à coup, il s'arrêta. + +--Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tête par la portière. + +--Oh! mes maîtres, s'écria le cocher, il y a... + +La terreur étouffait la voix du brave homme. + +--Voyons, achève, dit le grand pensionnaire. + +--Il y a que la grille est fermée. + +--Comment, la grille est fermée? Ce n'est pas l'habitude de fermer la +grille pendant le jour. + +--Voyez plutôt. + +Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille +fermée. + +--Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier +ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne +poussait plus ses chevaux avec la même confiance. + +Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et +reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa +porte à toute hâte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof. + +Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui +couraient devant lui. + +Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes +s'arrêtèrent, regardant s'éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de +ceux qu'elle renfermait. + +La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek. + +--Ouvrez! cria le cocher. + +--Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et +avec quoi? + +--Avec la clef, parbleu! dit le cocher. + +--Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela. + +--Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher. + +--Non. + +--Qu'en avez-vous donc fait? + +--Dame! on me l'a prise. + +--Qui cela? + +--Quelqu'un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la +ville. + +--Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et +risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et +pour mon frère Corneille, que j'emmène en exil. + +--Oh! M. de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant +vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a été prise. + +--Quand cela? + +--Ce matin. + +--Par qui? + +--Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre. + +--Et pourquoi la lui avez-vous remise? + +--Parce qu'il avait un ordre signé et scellé. + +--De qui? + +--Mais des messieurs de l'Hôtel de Ville. + +--Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément +nous sommes perdus. + +--Sais-tu si la même précaution a été prise partout? + +--Je ne sais. + +--Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l'homme de faire tout ce +qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte. + +Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture: + +--Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention +est réputée pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux +yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais réussi. + +--Ah! dit le portier, voyez-vous là-bas? + +--Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la +rue à gauche; c'est notre seul espoir. + +Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que +nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et +pendant que Jean parlementait avec le portier, s'était grossi de sept ou +huit nouveaux individus. + +Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à +l'endroit du carrosse. + +Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en +travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et +criant:--Arrête! arrête! + +De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de +fouet. + +La voiture et les hommes se heurtèrent enfin. + +Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu'ils étaient dans +la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent +une violente secousse. Il y eut un moment d'hésitation et de tremblement +dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur +quelque chose de rond et de flexible, qui semblait être le corps d'un +homme renversé, et s'éloigna au milieu des blasphèmes. + +--Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur. + +--Au galop! au galop! cria Jean. + +Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s'arrêta. + +--Eh bien! demanda Jean. + +--Voyez-vous? dit le cocher. + +Jean regarda. + +Toute la populace du Buitenhof apparaissait à l'extrémité de la rue que +devait suivre la voiture, et s'avançait hurlante et rapide comme un +ouragan. + +--Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus +loin; nous sommes perdus. + +--Les voilà! les voilà! crièrent ensemble cinq cents voix. + +--Oui, les voilà, les traîtres! les meurtriers! les assassins! +répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui +couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de +leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait +été renversé par eux. + +C'était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture. + +Le cocher s'arrêta; mais quelques instances que lui fît son maître, il +ne voulut point se sauver. + +En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après +lui et ceux qui venaient au-devant de lui. + +En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île +flottante. + +Tout à coup, l'île flottante s'arrêta. Un maréchal venait, d'un coup de +masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits. + +En ce moment le volet d'une fenêtre s'entr'ouvrit et l'on put voir le +visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le +spectacle qui se préparait. + +Derrière lui apparaissait la tête de l'officier presque aussi pâle que +la sienne. + +--Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura +l'officier. + +--Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci. + +--Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la +voiture, ils le battent, ils le déchirent. + +--En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d'une bien violente +indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu'il avait +conservé jusqu'alors. + +--Et voici Corneille qu'ils tirent à son tour du carrosse, Corneille +déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh! voyez, donc, voyez +donc. + +--Oui, en effet, c'est bien Corneille. + +L'officier poussa un faible cri et détourna la tête. + +C'est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu'il eût +touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui +lui avait brisé la tête. + +Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt. + +Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au +milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traçait et +qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies. + +Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu'on eût cru impossible, et +son oeil se voila un instant sous sa paupière. + +L'officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère +compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement +de son âme: + +--Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu'on va assassiner aussi +le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux. + +--En vérité! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le +trahir. + +--Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce +pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et +dussé-je y perdre la vie... + +Guillaume d'Orange, car c'était lui, plissa son front d'une façon +sinistre, éteignit l'éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa +paupière et répondit: + +--Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin +qu'elles prennent les armes à tout événement. + +--Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins? + +--Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m'en inquiète, dit +brusquement le prince. Allez. + +L'officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son +obéissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du +second des frères. + +Il n'avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un +effort suprême avait gagné le perron d'une maison située en face de +celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu'on lui +imprimait de dix côtés à la fois en disant:--Mon frère, où est mon +frère? + +Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing. + +Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait +d'éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion +d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on traînait au +gibet le cadavre de celui qui était déjà mort. + +Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses +yeux. + +--Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh +bien! je vais te les crever, moi! + +Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang +jailli. + +--Mon frère! cria de Witt essayant de voir ce qu'était devenu Corneille, +à travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon frère! + +--Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son +mousquet sur la tempe et en lâchant la détente. Mais le coup ne partit +point. + +Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le +canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse. + +Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds. + +Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort:--Mon frère! cria-t-il +d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent +sur lui. + +D'ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui +lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui +fit sauter le crâne. + +Jean de Witt tomba pour ne plus se relever. + +Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger +son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'épée +ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son +lambeau d'habits. + +Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien +dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet +improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds. + +Alors arrivèrent les plus lâches, qui n'ayant pas osé frapper la chair +vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s'en allèrent +vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix +sous la pièce. + +Nous ne pourrions dire si à travers l'ouverture presque imperceptible du +volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment +même où l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule +qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour +s'inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé. + +--Ah! monsieur, s'écria le portier, me rapportez-vous la clé? + +--Oui, mon ami, la voilà, répondit le jeune homme. + +--Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapporté cette +clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant. + +--Et pourquoi cela? demanda le jeune homme. + +--Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouvé +la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont +tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient. + +--La porte! la porte! s'écria une voix qui semblait être celle d'un +homme pressé. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken. + +--C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'êtes pas encore sorti de la Haye? +C'est accomplir tardivement mon ordre. + +--Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle +je me présente, j'ai trouvé les deux autres fermées. + +--Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit +le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de +monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme +pâle auquel il venait de parler si familièrement. + +Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui +roula en criant sur ses gonds. + +--Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel à Guillaume. + +--Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend à quelques pas +d'ici. + +Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument, +qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et +prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant +un second cheval en main. + +Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'étrier, et piquant des +deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut là, il se retourna. Le +colonel le suivait à une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de +prendre rang à côté de lui. + +--Savez-vous, dit-il sans s'arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M. +Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille? + +--Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous +que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait +le stathouder de Hollande. + +--Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient +d'arriver n'arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en +sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant +le message que certainement les États vont m'envoyer au camp. + +Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa +suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole. + +--Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en +fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le +ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le +Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons +amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le +Taciturne; soleil, gare à tes rayons! + +Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival +du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa +puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de +faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux +nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu. + + + + +V + +L'amateur de tulipes et son voisin + + +Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les +cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après +s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur +la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop +compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré +jusque-là, Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon +cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient +accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres +jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins. + +Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son +cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des +bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse +par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels +étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de +saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent +nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil. + +Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline +semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches, +baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les +balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs +d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces +grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces +qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les +cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres. + +Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes +tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose, +but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage +jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que +lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle +façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait +sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière +de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin +et chaque soir. + +Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea +aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une +indispensable description. + +Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement +cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette +maison renfermait un mortel heureux. + +Ce mortel heureux, _rara avis_, comme dit Juvénal, était le docteur van +Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de +décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et +de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de +Dordrecht. + +M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à +quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout +neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces +florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de +1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et +florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins, +hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de +Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la +province donnant un revenu de dix mille florins environ. + +Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à +trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être +partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme +elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils +en l'embrassant pour la dernière fois: + +--Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas +vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un +fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à +ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras +éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître +inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et +le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui +s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien +certainement finira mal. + +Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son +fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père. + +Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain +Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain, +voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à +son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau _les Sept +Provinces_, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels +l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de +l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut +arrivé à une portée du mousquet du vaisseau _le Prince_, sur lequel se +trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de +Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant +son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se +retirer à bord du _Saint-Michel_; lorsqu'il eut vu _le Saint-Michel_, +brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il +eut vu sauter un vaisseau, _le Comte de Sandwick_, et périr dans les +flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin +de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille +tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre, +que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que +seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au +catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se +boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même +lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à +Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand +pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa +maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans, +d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent +mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de +cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être +heureux, assez pour ne l'être pas. + +En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit +à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la +flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle +il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et +enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout, +qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir +parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus +élégantes et des plus coûteuses. + +Il aima les tulipes. + +C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais +exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à +diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que +jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de +donner de la jalousie à Dieu. + +Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de +_mynheer_[1] van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de +séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries +et les bibliothèques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains. + +Van Baërle commença par dépenser son revenu de l'année à établir sa +collection, puis il ébrécha ses florins neufs à la perfectionner; aussi +son travail fut-il récompensé d'un magnifique résultat: il trouva cinq +espèces différentes qu'il nomma la _Jeanne_, du nom de sa mère, la +_Baërle_, du nom de son père, la _Corneille_, du nom de son parrain; les +autres noms nous échappent, mais les amateurs pourront bien certainement +les retrouver dans les catalogues du temps. + +En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht +pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on +sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la +famille des de Witt était originaire de cette ville. + +Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir +de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les +bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre, +et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais +fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la +ville quand il entra. + +Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille +maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de +Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants. + +Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul +peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa +ville natale. + +Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines +malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle +avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la +politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes. + +Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers, +aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût +du mal à un autre homme. + +Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle +avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement +acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient +compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de +cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se +prolonger par le dévouement au-delà de la mort. + +Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses +revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et +demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui, +depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le +même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot _tulban_, qui, ainsi +que l'assure le _floriste français_, c'est-à-dire l'historien le plus +savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du +Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'oeuvre de la création qu'on +appelle la tulipe. + +Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était +donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison +de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain +selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément +autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en +autorise. + +À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de +ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il +l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits +commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs +amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel +avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son +nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était +entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don +Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de +Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des +oeillets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «PAS MAL» en regardant +la susdite _Boxtel_. + +Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était +livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle, +celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons +dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain +bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de +chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de +Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et +toute l'économie horticole de son voisin. + +Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel. +Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à-dire une espèce de fou qui +essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la +nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir +meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M. +Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux, +il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel. + +La loi était pour M. van Baërle. _Bene sit._ + +D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe, +et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil +du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi. + +Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis +un parasoleil. + +Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à +l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière +de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie +d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes. + +Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres +de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes +en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la +profession d'un monomane tulipier! + +Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait +les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces +casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux +charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de +tulipes à deux mille francs l'oignon. + +Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne +comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami +de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses +tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son +ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un +tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de +la décoration? + +Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put +résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il +appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin +Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère +de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de +terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique +aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les +éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée +pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée, +exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement +de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu +tulipier. + +Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille +florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses +ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il +entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par +avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les +genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle. + +Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des +tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur. +Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires +et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux: +chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui +avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui, +pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à +ses tubercules, se résignait à coucher au grenier. + +Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule, +un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier +obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt, +c'est-à-dire une célébrité! + +Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se +consolait d'avoir été vaincu par Alexandre justement à cause de la +célébrité de son vainqueur. + +En effet, qu'arriverait-il si jamais van Baërle trouvait une tulipe +nouvelle et la nommait la _Jean de Witt_, après en avoir nommé une la +_Corneille_? Ce serait à en étouffer de rage. + +Ainsi, dans son envieuse prévoyance, Boxtel, prophète de malheur pour +lui même, devinait ce qui allait arriver. + +Aussi Boxtel, cette découverte faite, passa-t-il la plus exécrable nuit +qui se puisse imaginer. + + + + +VI + +La haine d'un tulipier + + +À partir de ce moment, au lieu d'une préoccupation, Boxtel eut une +crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du +corps et de l'esprit, la culture d'une idée favorite, Boxtel le perdit +en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'idée du voisin. + +Van Baërle, comme on peut le penser, du moment où il eut appliqué à ce +point la parfaite intelligence dont la nature l'avait doué, van Baërle +réussit à élever les plus belles tulipes. + +Mieux que qui que ce soit à Harlem et à Leyde, villes qui offrent les +meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornélius réussit à +varier les couleurs, à modeler les formes, à multiplier les espèces. + +Il était de cette école ingénieuse et naïve qui prit pour devise, dès le +VIIe siècle, cet aphorisme développé en 1653 par un de ses adeptes: +«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.» + +Prémisse dont l'école tulipière, la plus exclusive des écoles, fit en +1653 le syllogisme suivant: + +«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs. + +«Plus la fleur est belle, plus en la méprisant on offense Dieu. + +«La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs. + +«Donc qui méprise la tulipe offense démesurément Dieu.» + +Raisonnement à l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volonté, +les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du +Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la +Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et déclaré schismatiques, +hérétiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes +froids pour la tulipe. + +Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique +ennemi mortel de van Baërle, n'eût marché sous le même drapeau que lui. + +Donc van Baërle obtint des succès nombreux et fit parler de lui, si bien +que Boxtel disparut à tout jamais de la liste des notables tulipiers de +la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut représentée par +Cornélius van Baërle, le modeste et inoffensif savant. + +Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus +fiers, et l'églantier aux quatre pétales incolores commence la rose +gigantesque et parfumée. Ainsi les maisons royales ont pris parfois +naissance dans la chaumière d'un bûcheron ou dans la cabane d'un +pêcheur. + +Van Baërle, adonné tout entier à ses travaux de semis, de plantation, de +récolte, van Baërle, caressé par toute la tuliperie d'Europe, ne +soupçonna pas même qu'à ses côtés il y eut un malheureux détrôné dont il +était l'usurpateur. Il continua ses expériences, et par conséquent ses +victoires, et en deux années couvrit ses plates-bandes de sujets +tellement merveilleux que jamais personne, excepté peut-être Shakespeare +et Rubens, n'avait tant créé après Dieu. + +Aussi fallait-il, pour prendre une idée d'un damné oublié par Dante, +fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Baërle sarclait, +amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouillé sur le talus +de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et +méditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de +couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, caché derrière un petit +sycomore qu'il avait planté le long du mur, et dont il se faisait un +éventail, suivait, l'oeil gonflé, la bouche écumante, chaque pas, chaque +geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il +surprenait un sourire sur ses lèvres, un éclair de bonheur dans ses +yeux, alors il leur envoyait tant de malédictions, tant de furieuses +menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empestés +d'envie et de colère n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des +fleurs y porter des principes de décadence et des germes de mort. + +Bientôt, tant le mal, une fois maître d'une âme humaine, y fait de +rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baërle. +Il voulut voir aussi ses fleurs, il était artiste au fond, et le +chef-d'oeuvre d'un rival lui tenait au coeur. + +Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire +lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur, depuis le moment +où elle pousse, la première année, son pâle bourgeon hors de terre, +jusqu'à celui où, après avoir accompli sa période de cinq années, elle +arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparaît l'incertaine +nuance de sa couleur et se développent les pétales de la fleur, qui +seulement alors révèle les trésors secrets de son calice. + +Oh! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il +dans les plates-bandes de van Baërle des tulipes qui l'aveuglaient par +leur beauté, le suffoquaient par leur perfection! + +Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il +subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui +change le coeur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un +l'autre, source infâme d'horribles douleurs. + +Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne +saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le +jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents, +et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre +ses tulipes. + +Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un +si épouvantable crime! + +Tuer un homme, passe encore. + +Cependant, grâce aux progrès que faisait tous les jours van Baërle dans +la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint à un tel +paroxysme de fureur qu'il médita de lancer des pierres et des bâtons +dans les planches de tulipes de son voisin. + +Mais comme il réfléchit que le lendemain, à la vue du dégât, van Baërle +informerait, que l'on constaterait alors que la rue était loin, que +pierres et bâtons ne tombaient plus du ciel au XVIIe siècle comme au +temps des Amalécites, que l'auteur du crime, quoiqu'il eût opéré dans la +nuit, serait découvert et non seulement puni par la loi, mais encore +déshonoré à tout jamais aux yeux de l'Europe tulipière, Boxtel aiguisa +la haine par la ruse et résolut d'employer un moyen qui ne le compromît +pas. + +Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva. + +Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derrière avec une +ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de +la plate-bande maîtresse, de la plate-bande princière, de la plate-bande +royale, qui non seulement contenait la _Corneille de Witt_, mais encore +la _Brabançonne_, blanc de lait, pourpre et rouge, la _Marbrée_, de +Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin éclatant, et la +_Merveille_, de Harlem, la tulipe _Colombin obscur_ et _Colombin clair +terni_. + +Les animaux effarés, en tombant du haut en bas du mur, se ruèrent +d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son côté, jusqu'à +ce que le fil qui les retenait l'un à l'autre fût tendu; mais alors, +sentant l'impossibilité d'aller plus loin, ils vaguèrent çà et là avec +d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu +desquelles ils se débattaient; puis enfin, après un quart d'heure de +lutte acharnée, étant parvenus à rompre le fil qui les enchevêtrait, ils +disparurent. + +Boxtel, caché derrière son sycomore, ne voyait rien, à cause de +l'obscurité de la nuit; mais aux cris enragés des deux chats, il +supposait tout, et son coeur, dégonflant de fiel, s'emplissait de joie. + +Le désir de s'assurer du dégât commis était si grand dans le coeur de +Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'état où +la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin. + +Il était glacé par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le +froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud. + +La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines. + +Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit; +van Baërle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme +un homme qui a passé la nuit dans son lit, qui y a fait de bons rêves. + +Tout à coup, il aperçoit des sillons et des monticules sur ce terrain +plus uni la veille qu'un miroir; tout à coup, il aperçoit les rangs +symétriques de ses tulipes désordonnées comme sont les piques d'un +bataillon au milieu duquel aurait tombé une bombe. + +Il accourt tout pâlissant. + +Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lacérées, éventrées, +gisaient les unes courbées, les autres brisées tout à fait et déjà +pâlissantes; la sève coulait de leurs blessures; la sève, ce sang +précieux que van Baërle eût voulu racheter au prix du sien. + +Mais, ô surprise! ô joie de van Baërle! ô douleur inexprimable de +Boxtel! pas une des quatre tulipes menacées par l'attentat de ce dernier +n'avait été atteinte. Elles levaient fièrement leurs nobles têtes +au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'était assez pour consoler +van Baërle, c'était assez pour faire crever de rage l'assassin, qui +s'arrachait les cheveux à la vue de son crime commis, et commis +inutilement. + +Van Baërle, tout en déplorant le malheur qui venait de le frapper, +malheur qui, du reste, par la grâce de Dieu, était moins grand qu'il +aurait pu être, van Baërle ne put en deviner la cause. Il s'informa +seulement et apprit que toute la nuit avait été troublée par des +miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats à la +trace laissée par leurs griffes, au poil resté sur le champ de bataille +et auquel les gouttes indifférentes de la rosée tremblaient comme elles +faisaient à côté sur les feuilles d'une fleur brisée, et pour éviter +qu'un pareil malheur se renouvelât à l'avenir, il ordonna qu'un garçon +jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une guérite, près +des plates-bandes. + +Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la guérite dès le même +jour, et trop heureux de n'avoir pas été soupçonné, seulement plus animé +que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures +occasions. + +Ce fut vers cette époque que la société tulipière de Harlem proposa un +prix pour la découverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la +grande tulipe noire et sans tache, problème non résolu et regardé comme +insoluble, si l'on considère qu'à cette époque l'espèce n'existait pas +même à l'état de bistre dans la nature. + +Ce qui faisait dire à chacun que les fondateurs du prix eussent aussi +bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose étant +impossible. + +Le monde tulipier n'en fut pas moins ému de la base à son faîte. + +Quelques amateurs prirent l'idée, mais sans croire à son application; +mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en +regardant leur spéculation comme manquée à l'avance, ils ne pensèrent +plus d'abord qu'à cette grande tulipe noire réputée chimérique comme le +cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition française. + +Van Baërle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'idée; Boxtel fut au +nombre de ceux qui pensèrent à la spéculation. Du moment où van Baërle +eut incrusté cette tâche dans sa tête perspicace et ingénieuse, il +commença lentement les semis et les opérations nécessaires pour amener +du rouge au brun, et du brun au brun foncé, les tulipes qu'il avait +cultivées jusque-là. + +Dès l'année suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et +Boxtel les aperçut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore +trouvé que le brun clair. + +Peut-être serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles +théories qui consistent à prouver que la tulipe emprunte aux éléments +ses couleurs; peut-être nous saurait-on gré d'établir que rien n'est +impossible à l'horticulteur qui met à contribution, par sa patience et +son génie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre +et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un traité de la tulipe en +général, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons +résolu d'écrire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient +les appâts du sujet juxtaposé au nôtre. + +Boxtel, encore une fois vaincu par la supériorité de son ennemi, se +dégoûta de la culture et, à moitié fou, se voua tout entier à +l'observation. + +La maison de son rival était à claire-voie. Jardin ouvert au soleil, +cabinets vitrés pénétrables à la vue, casiers, armoires, boîtes et +étiquettes dans lesquels le télescope plongeait facilement; Boxtel +laissa pourrir les oignons sur les couches, sécher les coques dans leurs +cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et désormais usant sa +vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van +Baërle; il respira par la tige de ses tulipes, se désaltéra par l'eau +qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que +saupoudrait le voisin sur ses oignons chéris. + +Mais le plus curieux du travail ne s'opérait pas dans le jardin. + +Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Baërle montait à son +laboratoire, dans le cabinet vitré où le télescope de Boxtel pénétrait +si bien, et là, dès que les lumières du savant, succédant aux rayons du +jour, avaient illuminé murs et fenêtres, Boxtel voyait fonctionner le +génie inventif de son rival. + +Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destinées +à les modifier ou à les colorer. Il devinait, lorsque chauffant +certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec +d'autres par une sorte de greffe, opération minutieuse et +merveilleusement adroite, il enfermait dans les ténèbres celles qui +devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou à la lampe +celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un éternel +reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide +représentation hermétique de l'élément humide. + +Cette magie innocente, fruit de la rêverie enfantine et du génie viril +tout ensemble, ce travail patient, éternel, dont Boxtel se reconnaissait +incapable, c'était de verser dans le télescope de l'envieux toute sa +vie, toute sa pensée, tout son espoir. + +Chose étrange! tant d'intérêt et l'amour-propre de l'art n'avaient pas +éteint chez Isaac la féroce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois, +en tenant van Baërle dans son télescope, il se faisait l'illusion qu'il +l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la +détente pour lâcher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que +nous rattachions à cette époque des travaux de l'un et de l'espionnage +de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait +faire à sa ville natale. + + + + +VII + +L'homme heureux fait connaissance avec le malheur + + +Corneille, après avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son +filleul, Cornélius van Baërle, au mois de janvier 1672. + +La nuit tombait. + +Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste, +Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres, +depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de +l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral _les Sept-Provinces_ pendant +la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donné son nom à une magnifique +tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilité d'un père pour +son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les trésors de van Baërle, la +foule stationnait avec curiosité, avec respect même, devant la porte de +l'homme heureux. + +Tout ce bruit éveilla l'attention de Boxtel, qui goûtait près de son +feu. + +Il s'informa de ce que c'était, l'apprit et grimpa à son laboratoire. + +Et là, malgré le froid, il s'installa, le télescope à l'oeil. + +Ce télescope ne lui était plus d'une grande utilité depuis l'automne de +1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se +cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'intérieur +de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du +poêle. Aussi, tout l'hiver, Cornélius le passait-il dans son +laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement +allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'était pour y faire entrer +quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il forçait, +en ouvrant une trappe vitrée, de tomber bon gré mal gré chez lui. + +Le soir dont nous parlons, après que Corneille et Cornélius eurent +visité ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques: + +--Mon fils, dit Corneille bas à van Baërle, éloignez vos gens et tâchez +que nous demeurions quelques moments seuls. + +Cornélius s'inclina en signe d'obéissance. + +Puis tout haut: + +--Monsieur, dit Cornélius, vous plaît-il de visiter maintenant mon +séchoir de tulipes? + +Le séchoir, ce _Pandémonium_ de la tuliperie, ce tabernacle, ce _sanctum +sanctorum_ était, comme Delphes jadis, interdit aux profanes. + +Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme eût dit le grand +Racine, qui florissait à cette époque. Cornélius n'y laissait pénétrer +que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice, +laquelle, depuis que Cornélius s'était voué au culte des tulipes, +n'osait plus mettre d'oignons dans les ragoûts, de peur d'éplucher et +d'assaisonner le coeur de son nourrisson. + +Aussi, à ce seul mot _séchoir_, les valets qui portaient les flambeaux +s'écartèrent-ils respectueusement. Cornélius prit les bougies de la main +du premier et précéda son parrain dans la chambre. + +Ajoutons à ce que nous venons de dire que le séchoir était ce même +cabinet vitré sur lequel Boxtel braquait incessamment son télescope. + +L'envieux était plus que jamais à son poste. + +Il vit d'abord s'éclairer les murs et les vitrages. + +Puis deux ombres apparurent. + +L'une d'elles, grande, majestueuse, sévère, s'assit près de la table où +Cornélius avait déposé le flambeau. + +Dans cette ombre, Boxtel reconnut le pâle visage de Corneille de Witt, +dont les longs cheveux noirs séparés au front tombaient sur ses épaules. + +Le ruward de Pulten, après avoir dit à Cornélius quelques paroles dont +l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses lèvres, tira de +sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cacheté, paquet +que Boxtel, à la façon dont Cornélius le prit et le déposa dans une +armoire, supposa être des papiers de la plus grande importance. + +Il avait d'abord pensé que ce paquet précieux renfermait quelques caïeux +nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait réfléchi bien +vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait guère que +de l'homme, mauvaise plante bien moins agréable à voir et surtout bien +plus difficile à faire fleurir. + +Il en revint donc à cette idée que ce paquet contenait purement et +simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique. + +Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique à Cornélius, qui +non seulement était, mais se vantait d'être entièrement étranger à cette +science, bien autrement obscure, à son avis, que la chimie et même que +l'alchimie? + +C'était un dépôt sans doute que Corneille, déjà menacé par +l'impopularité dont commençaient à l'honorer ses compatriotes, remettait +à son filleul van Baërle, et la chose était d'autant plus adroite de la +part du ruward, que certes ce n'était pas chez Cornélius, étranger à +toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce dépôt. + +D'ailleurs, si le paquet eût contenu des caïeux, Boxtel connaissait son +voisin; Cornélius n'y eût pas tenu, et il eût à l'instant même apprécié, +en l'étudiant en amateur, la valeur des présents qu'il recevait. + +Tout au contraire, Cornélius avait respectueusement reçu le dépôt des +mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un +tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne fût point +vu, ensuite pour qu'il ne prît pas une trop grande partie de la place +réservée à ses oignons. + +Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de +son filleul et s'achemina vers la porte. + +Cornélius saisit vivement le flambeau et s'élança pour passer le premier +et l'éclairer convenablement. + +Alors la lumière s'éteignit insensiblement dans le cabinet vitré pour +aller reparaître dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans +la rue, encore encombrée de gens qui voulaient voir le ruward remonter +en carrosse. + +L'envieux ne s'était pas trompé dans ses suppositions. Le dépôt remis +par le ruward à son filleul et soigneusement serré par celui-ci, c'était +la correspondance de Jean avec M. de Louvois. + +Seulement ce dépôt était confié, comme l'avait dit Corneille à son +frère, sans que Corneille le moins du monde en eût laissé soupçonner +l'importance politique à son filleul. + +La seule recommandation qu'il lui eût faite était de ne rendre ce dépôt +qu'à lui, sur un mot de lui, quelle que fût la personne qui vînt le +réclamer. + +Et Cornélius, comme nous l'avons vu, avait enfermé le dépôt dans +l'armoire aux caïeux rares. + +Puis, le ruward parti, le bruit et les feux éteints, notre homme n'avait +plus songé à ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui, +pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et +imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage. + +Et maintenant, voilà donc tous les jalons de notre histoire plantés dans +cette grasse terre qui s'étend de Dordrecht à la Haye. Les suivra qui +voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant à nous, nous avons +tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt +n'avaient eu si féroces ennemis dans toute la Hollande que celui que +possédait van Baërle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel. + +Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son +chemin vers le but proposé par la société de Harlem: il avait passé de +la tulipe bistre à la tulipe café brûlé; et revenant à lui, ce même jour +où se passait à la Haye le grand événement que nous avons raconté, nous +allons le retrouver vers une heure de l'après-midi, enlevant de sa +plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes +café brûlé, tulipes dont la floraison avortée jusque-là était fixée au +printemps de l'année 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la +grande tulipe noire demandée par la société de Harlem. + +Le 20 août 1672, à une heure de l'après-midi, Cornélius était donc dans +son séchoir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le +tapis, considérant avec délices trois caïeux qu'il venait de détacher de +son oignon: caïeux purs, parfaits, intacts, principes inappréciables +d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis +dans cette combinaison dont la réussite devait illustrer à jamais le nom +de Cornélius van Baërle. + +--Je trouverai la grande tulipe noire, disait à part lui Cornélius, tout +en détachant ses caïeux. Je toucherai les cent mille florins du prix +proposé. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette façon, +la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et +je pourrai, sans rien craindre des républicains ou des orangistes, +continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux état. Je ne craindrai +pas non plus qu'un jour d'émeute, les boutiquiers de Dordrecht et les +mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs +familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur +revient que j'ai acheté un oignon deux ou trois cents florins. C'est +résolu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de +Harlem. Quoique... + +Et à ce _quoique_, Cornélius van Baërle fit une pause et soupira. + +--Quoique, continua-t-il, c'eût été une bien douce dépense que celle de +ces cent mille florins appliqués à l'agrandissement de mon parterre ou +même à un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais hélas! il +ne faut plus penser à tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et +proclamations, voilà ce qui domine la situation en ce moment. + +Van Baërle leva les yeux au ciel et poussa un soupir. + +Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit +passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces +proclamations, toutes choses propres seulement à troubler l'esprit d'un +honnête homme: + +--Voilà cependant de bien jolis caïeux, dit-il; comme ils sont lisses, +comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air mélancolique qui promet +le noir d'ébène à ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne +paraissent même pas à l'oeil nu. Oh! certes, pas une tache ne gâtera la +robe de deuil de la fleur qui me devra le jour... Comment nommera-t-on +cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pensée? _Tulipa nigra +Barlænsis._ + +«Oui, _Barlænsis_; beau nom. Toute l'Europe tulipière, c'est-à-dire +toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le +vent aux quatre points cardinaux du globe: LA GRANDE TULIPE NOIRE EST +TROUVÉE!--Son nom? demanderont les amateurs.--_Tulipa nigra +Barlænsis_.--Pourquoi _Barlænsis_?--À cause de son inventeur van +Baërle, répondra-t-on.--Ce van Baërle, qui est-ce?--C'est celui qui déjà +avait trouvé cinq espèces nouvelles: la _Jeanne_, la _Jean de Witt_, la +_Corneille_, etc. Eh bien, voilà mon ambition à moi. Elle ne coûtera de +larmes à personne. Et l'on parlera encore de la _Tulipa nigra +Baërlensis_, quand peut-être mon parrain, ce sublime politique, ne sera +plus connu que par la tulipe à laquelle j'ai donné son nom. + +«Les charmants caïeux!... + +«Quand ma tulipe aura fleuri, continua Cornélius, je veux, si la +tranquillité est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres +cinquante mille florins; au bout du compte, c'est déjà beaucoup pour un +homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres +florins, je ferai des expériences. Avec ces cinquante mille florins, je +veux arriver à parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais à donner à la +tulipe l'odeur de la rose ou de l'oeillet, ou même une odeur complètement +nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais à cette reine des +fleurs ce parfum naturel générique qu'elle a perdu en passant de son +trône d'Orient sur son trône européen, celui qu'elle doit avoir dans la +presqu'île de l'Inde, à Goa, à Bombay, à Madras, et surtout dans cette +île qui autrefois, à ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on +appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis, +j'aimerais mieux alors être Cornélius van Baërle que d'être Alexandre, +César ou Maximilien. + +«Les admirables caïeux!...» + +Et Cornélius se délectait dans sa contemplation, et Cornélius +s'absorbait dans les plus doux rêves. + +Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement ébranlée que +d'habitude. + +Cornélius tressaillit, étendit la main sur ses caïeux et se retourna. + +--Qui va là? demanda-t-il. + +--Monsieur, répondit le serviteur, c'est un messager de la Haye. + +--Un messager de la Haye... Que veut-il? + +--Monsieur, c'est Craeke. + +--Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende. + +--Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor. + +Et en même temps, forçant la consigne, Craeke, se précipita dans le +séchoir. Cette apparition presque violente était une telle infraction +aux habitudes établies dans la maison de Cornélius van Baërle, que +celui-ci, en apercevant Craeke qui se précipitait dans le séchoir, fit +de la main qui couvrait les caïeux un mouvement presque convulsif, +lequel envoya deux des précieux oignons rouler, l'un sous une table +voisine de la grande table, l'autre dans la cheminée. + +--Au diable! dit Cornélius, se précipitant à la poursuite de ses caïeux, +qu'y a-t-il donc, Craeke? + +--Il y a, monsieur, dit Craeke, déposant le papier sur la grande table +où était resté gisant le troisième oignon; il y a que vous êtes invité à +lire ce papier sans perdre un seul instant. + +Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les +symptômes d'un tumulte pareil à celui qu'il venait de laisser à la Haye, +s'enfuit sans tourner la tête. + +--C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornélius étendant le bras +sous la table pour y poursuivre l'oignon précieux; on le lira, ton +papier. + +Puis, ramassant le caïeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour +l'examiner: + +--Bon! dit-il; en voilà déjà un intact. Diable de Craeke, va! entrer +ainsi dans mon séchoir! Voyons à l'autre maintenant. + +Et sans lâcher l'oignon fugitif, van Baërle s'avança vers la cheminée, +et à genoux, du bout du doigt, se mit à palper les cendres qui +heureusement étaient froides. + +Au bout d'un instant, il sentit le second caïeu. + +--Bon, dit-il, le voici. + +Et le regardant avec une attention presque paternelle:--Intact comme le +premier, dit-il. + +Au même instant, et comme Cornélius, encore à genoux, examinait le +second caïeu, la porte du séchoir fut secouée si rudement et s'ouvrit de +telle façon à la suite de cette secousse, que Cornélius sentit monter à +ses joues, à ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseillère que +l'on nomme la colère. + +--Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah çà! devient-on fou céans? + +--Monsieur! monsieur! s'écria un domestique se précipitant dans le +séchoir avec le visage plus pâle et la mine plus effarée que ne les +avait Craeke. + +--Eh bien? demanda Cornélius, présageant un malheur à cette double +infraction de toutes les règles. + +--Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique. + +--Fuir, et pourquoi? + +--Monsieur, la maison est pleine de gardes des États. + +--Que demandent-ils? + +--Ils vous cherchent. + +--Pour quoi faire? + +--Pour vous arrêter. + +--Pour m'arrêter, moi? + +--Oui, monsieur, et ils sont précédés d'un magistrat. + +--Que veut dire cela? demanda van Baërle en serrant ses deux caïeux dans +sa main et en plongeant son regard effaré dans l'escalier. + +--Ils montent, ils montent! cria le serviteur. + +--Oh! mon cher enfant, mon digne maître, cria la nourrice en faisant à +son tour son entrée dans le séchoir. Prenez votre or, vos bijoux, et +fuyez, fuyez! + +--Mais par où veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baërle. + +--Sautez par la fenêtre. + +--Vingt-cinq pieds. + +--Vous tomberez sur six pieds de terre grasse. + +--Oui, mais je tomberai sur mes tulipes. + +--N'importe, sautez. + +Cornélius prit le troisième caïeu, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit, +mais à l'aspect du dégât qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien +plus encore qu'à la vue de la distance qu'il lui fallait franchir: + +--Jamais, dit-il. + +Et il fit un pas en arrière. + +En ce moment, on voyait poindre à travers les barreaux de la rampe les +hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel. + +Quant à Cornélius van Baërle, il faut le dire à la louange, non pas de +l'homme, mais du tulipier, sa seule préoccupation fut pour ses +inestimables caïeux. + +Il chercha des yeux un papier où les envelopper, aperçut la feuille de +la Bible déposée par Craeke sur le séchoir, la prit sans se rappeler, +tant son trouble était grand, d'où venait cette feuille, y enveloppa ses +trois caïeux, les cacha dans sa poitrine et attendit. + +Les soldats, précédés du magistrat, entrèrent au même instant. + +--Êtes-vous le docteur Cornélius van Baërle? demanda le magistrat, +quoiqu'il connût parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se +conformait aux règles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit, +une grande gravité à l'interrogation. + +--Je le suis, maître van Spennen, répondit Cornélius en saluant +gracieusement son juge, et vous le savez bien. + +--Alors! livrez-nous les papiers séditieux que vous cachez chez vous. + +--Les papiers séditieux? s'écria Cornélius tout abasourdi de +l'apostrophe. + +--Oh! ne faites pas l'étonné. + +--Je vous jure, maître van Spennen, reprit Cornélius, que j'ignore +complètement ce que vous voulez dire. + +--Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge; +livrez-nous les papiers que le traître Corneille de Witt a déposés chez +vous au mois de janvier dernier. + +Un éclair passa dans l'esprit de Cornélius. + +--Oh! oh! dit van Spennen, voilà que vous commencez à vous rappeler, +n'est-ce pas? + +--Sans doute; mais vous parliez de papiers séditieux, et je n'ai aucun +papier de ce genre. + +--Ah! vous niez? + +--Certainement. + +Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'oeil tout le cabinet. + +--Quelle est la pièce de votre maison qu'on nomme le séchoir? +demanda-t-il. + +--C'est justement celle où nous sommes, maître van Spennen. + +Le magistrat jeta un coup d'oeil sur une petite note placée au premier +rang de ses papiers. + +--C'est bien, dit-il comme un homme qui est fixé. + +Puis se retournant vers Cornélius. + +--Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il. + +--Mais je ne puis, maître van Spennen. Ces papiers ne sont point à moi: +ils m'ont été remis à titre de dépôt, et un dépôt est sacré. + +--Docteur Cornélius, dit le juge, au nom des États, je vous ordonne +d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renfermés. + +Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisième tiroir d'un bahut +placé près de la cheminée. + +C'était dans ce troisième tiroir, en effet, qu'étaient les papiers remis +par le ruward de Pulten à son filleul, preuve que la police avait été +parfaitement renseignée. + +--Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornélius restait +immobile de stupéfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-même. + +Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord à +découvert une vingtaine d'oignons, rangés et étiquetés avec soin, puis +le paquet de papiers demeurés dans le même état exactement où il avait +été remis à son filleul par le malheureux Corneille de Witt. + +Le magistrat rompit les cires, déchira l'enveloppe, jeta un regard avide +sur les premiers feuillets qui s'offrirent à ses regards, et s'écria +d'une voix terrible: + +--Ah! la justice n'avait donc pas reçu un faux avis! + +--Comment! dit Cornélius, qu'est-ce donc? + +--Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Baërle, répondit le +magistrat, et suivez-nous. + +--Comment! que je vous suive? s'écria le docteur. + +--Oui, car au nom des États, je vous arrête. + +On n'arrêtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange. + +Il n'y avait pas assez longtemps qu'il était stathouder pour cela. + +--M'arrêter! s'écria Cornélius; mais qu'ai-je donc fait? + +--Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos +juges. + +--Où cela? + +--À la Haye. + +Cornélius, stupéfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance, +donna la main à ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le +magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'État, et +le fit conduire au grand galop à la Haye. + + + + +VIII + +Une invasion + + +Ce qui venait d'arriver était, comme on le devine, l'oeuvre diabolique de +mynheer Isaac Boxtel. + +On se rappelle qu'à l'aide de son télescope, il n'avait pas perdu un +seul détail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul. + +On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu. + +On se rappelle qu'il avait deviné l'importance des papiers confiés par +le ruward de Pulten à son filleul, en voyant celui-ci serrer +soigneusement le paquet à lui remis dans le tiroir où il serrait les +oignons les plus précieux. + +Il en résulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup +plus d'attention que son voisin Cornélius, sut que Corneille de Witt +était arrêté comme coupable de haute trahison envers les États, il +songea à part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot à dire pour faire +arrêter le filleul en même temps que le parrain. + +Cependant, si heureux que fût le coeur de Boxtel, il frissonna d'abord à +cette idée de dénoncer un homme que cette dénonciation pouvait conduire +à l'échafaud. + +Mais le terrible des mauvaises idées, c'est que peu à peu les mauvais +esprits se familiarisent avec elles. + +D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme: + +«Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accusé de haute +trahison et arrêté. + +«Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accusé de rien au +monde et que je suis libre comme l'air. + +«Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose +certaine, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté, son +complice, Cornélius van Baërle est un non moins mauvais citoyen que lui. + +«Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons +citoyens de dénoncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir à moi, +Isaac Boxtel, de dénoncer Cornélius van Baërle.» + +Mais ce raisonnement n'eût peut-être pas, si spécieux qu'il fût, pris un +empire complet sur Boxtel, et peut-être l'envieux n'eût-il pas cédé au +simple désir de vengeance qui lui mordait le coeur, si à l'unisson du +démon de l'envie n'eût surgi le démon de la cupidité. + +Boxtel n'ignorait pas le point où van Baërle était arrivé de sa +recherche sur la grande tulipe noire. + +Si modeste que fût le Dr. Cornélius, il n'avait pu cacher à ses plus +intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de grâce 1673 +le prix de cent mille florins proposé par la société d'horticulture de +Harlem. + +Or cette presque certitude de Cornélius van Baërle, c'était la fièvre +qui rongeait Isaac Boxtel. + +Si Cornélius était arrêté, cela occasionnerait certainement un grand +trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne +songerait à veiller sur les tulipes du jardin. + +Or, cette nuit-là, Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait où +était l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enlèverait +cet oignon; au lieu de fleurir chez Cornélius, la tulipe noire +fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille +florins, au lieu que ce fût Cornélius, sans compter cet honneur suprême +d'appeler la fleur nouvelle _tulipa nigra Boxtellensis_, résultat qui +satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidité. + +Éveillé, il ne pensait qu'à la grande tulipe noire; endormi, il ne +rêvait que d'elle. + +Enfin, le 19 août, vers deux heures de l'après-midi, la tentation fut si +forte que mynheer Isaac ne sut point y résister plus longtemps. + +En conséquence, il dressa une dénonciation anonyme, laquelle remplaçait +l'authenticité par la précision, et jeta cette dénonciation à la poste. + +Jamais papier vénéneux glissé dans les gueules de bronze de Venise ne +produisit un plus prompt et un plus terrible effet. + +Le même soir, le principal magistrat reçut la dépêche; à l'instant même +il convoqua ses collègues pour le lendemain matin. Le lendemain matin +ils s'étaient réunis, avaient décidé l'arrestation et avaient remis +l'ordre, afin qu'il fût exécuté, à maître van Spennen, qui s'était +acquitté, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et +avait arrêté Cornélius van Baërle juste au moment où les orangistes de +la Haye faisaient rôtir les morceaux des cadavres de Corneille et de +Jean de Witt. + +Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas +eu le courage de braquer ce jour-là son télescope, ni sur le jardin, ni +sur l'atelier, ni sur le séchoir. + +Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre +docteur Cornélius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva même +point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques +de Cornélius, non moins amèrement que Boxtel enviait le sort du maître, +entra dans sa chambre. Boxtel lui dit: + +--Je ne me lèverai pas aujourd'hui; je suis malade. + +Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna à +ce bruit; en ce moment, il était plus pâle qu'un véritable malade, plus +tremblant qu'un véritable fiévreux. Son valet entra; Boxtel se cacha +dans sa couverture. + +--Ah! monsieur, s'écria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout +en déplorant le malheur arrivé à van Baërle, annoncer une bonne nouvelle +à son maître; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce +moment? + +--Comment veux-tu que je le sache? répondit Boxtel d'une voix presque +inintelligible. + +--Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arrête votre voisin Cornélius +van Baërle, comme coupable de haute trahison. + +--Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible! + +--Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir +entrer chez lui le juge van Spennen et les archers. + +--Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose. + +--Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et +soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant. + +Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le zèle de son valet. +Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure après. + +--Oh! monsieur, tout ce que je vous ai raconté, dit-il, c'était la +vérité pure. + +--Comment cela? + +--M. van Baërle est arrêté, on l'a mis dans une voiture et on vient de +l'expédier à la Haye. + +--À la Haye! + +--Oui, où, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui. + +--Et que dit-on? demanda Boxtel. + +--Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien sûr, on dit que les +bourgeois doivent être à cette heure en train d'assassiner M. Corneille +et M. Jean de Witt. + +--Oh! murmura ou plutôt râla Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir +la terrible image qui s'offrait sans doute à son regard. + +--Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit +bien malade pour n'avoir pas sauté en bas du lit à une pareille +nouvelle. + +En effet Isaac Boxtel était bien malade, malade comme un homme qui vient +d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassiné cet homme dans un +double but; le premier était accompli; restait à accomplir le second. La +nuit vint. C'était la nuit qu'attendait Boxtel. + +La nuit venue, il se leva. + +Puis il monta dans son sycomore. + +Il avait bien calculé: personne ne songeait à garder le jardin; maison +et domestiques étaient sens dessus dessous. + +Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit. + +À minuit, le coeur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide, +il descendit de son arbre, prit une échelle, l'appliqua contre le mur, +monta jusqu'à l'avant-dernier échelon et écouta. + +Tout était tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit. + +Une seule lumière veillait dans toute la maison. + +C'était celle de la nourrice. + +Ce silence et cette obscurité enhardirent Boxtel. + +Il enjamba le mur, s'arrêta un instant sur le faîte; puis, bien certain +qu'il n'avait rien à craindre, il passa l'échelle de son jardin dans +celui de Cornélius et descendit. + +Puis, comme il savait à une ligne près l'endroit où étaient enterrés les +caïeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant +néanmoins les allées pour n'être pas trahi par la trace de ses pas, et, +arrivé à l'endroit précis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains +dans la terre molle. + +Il ne trouva rien et crut s'être trompé. + +Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front. + +Il fouilla à côté: rien. + +Il fouilla à droite, il fouilla à gauche: rien. + +Il fouilla devant et derrière: rien. + +Il faillit devenir fou, car il s'aperçut enfin que, dans la matinée +même, la terre avait été remuée. + +En effet, pendant que Boxtel était dans son lit, Cornélius était +descendu dans son jardin, avait déterré l'oignon, et comme nous l'avons +vu, l'avait divisé en trois caïeux. + +Boxtel ne pouvait se décider à quitter la place. Il avait retourné avec +ses mains plus de dix pieds carrés. + +Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur. + +Ivre de colère, il regagna son échelle, enjamba le mur, ramena l'échelle +de chez Cornélius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta après elle. + +Tout à coup il lui vint un dernier espoir. + +C'est que les caïeux étaient dans le séchoir. + +Il ne s'agissait que de pénétrer dans le séchoir comme il avait pénétré +dans le jardin. + +Là il les trouverait. + +Au reste, ce n'était guère plus difficile. + +Les vitrages du séchoir se soulevaient comme ceux d'une serre. + +Cornélius van Baërle les avait ouverts le matin même et personne n'avait +songé à les fermer. + +Le tout était de se procurer une échelle assez longue, une échelle de +vingt pieds au lieu de douze. + +Boxtel avait remarqué dans la rue qu'il habitait une maison en +réparation; le long de cette maison une échelle gigantesque était +dressée. + +Cette échelle était bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne +l'avaient pas emportée. + +Il courut à la maison, l'échelle y était. + +Boxtel prit l'échelle et l'apporta à grand'peine dans son jardin; avec +plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de +Cornélius. + +L'échelle atteignait juste au vasistas. + +Boxtel mit une lanterne sourde tout allumée dans sa poche, monta à +l'échelle et pénétra dans le séchoir. + +Arrivé dans ce tabernacle, il s'arrêta, s'appuyant contre la table; les +jambes lui manquaient, son coeur battait à l'étouffer. + +Là, c'était bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air ôte +à la propriété ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une +haie ou qui escalade un mur, s'arrête à la porte ou à la fenêtre d'une +chambre. + +Dans le jardin, Boxtel n'était qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel +était un voleur. + +Cependant, il reprit courage: il n'était pas venu jusque-là pour rentrer +chez lui les mains nettes. + +Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et même le +tiroir privilégié où était le dépôt qui venait d'être si fatal à +Cornélius; il trouva étiquetées comme dans un jardin des plantes, la +_Joannis_, la _de Witt_, la tulipe bistre, la tulipe café brûlé; mais de +la tulipe noire ou plutôt des caïeux où elle était encore endormie et +cachée dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces. + +Et cependant, sur le registre des graines et des caïeux tenu en partie +double par van Baërle avec plus de soin et d'exactitude que le registre +commercial des premières maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes: + +«Aujourd'hui 20 août 1672, j'ai déterré l'oignon de la grande tulipe +noire que j'ai séparé en trois caïeux parfaits.» + +--Ces caïeux! ces caïeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le +séchoir, où les a-t-il pu cacher? + +Puis tout à coup se frappant le front à s'aplatir le cerveau. + +--Oh! misérable que je suis! s'écria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel, +est-ce qu'on se sépare de ses caïeux? Est-ce qu'on les abandonne à +Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans +ses caïeux, quand ces caïeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il +aura eu le temps de les prendre, l'infâme! il les a sur lui, il les a +emportés à la Haye! + +C'était un éclair qui montrait à Boxtel l'abîme d'un crime inutile. + +Boxtel tomba foudroyé sur cette même table, à cette même place où +quelques heures avant l'infortuné Baërle avait admiré si longuement et +délicieusement les caïeux de la tulipe noire. + +--Eh bien! après tout, dit l'envieux en relevant sa tête livide, s'il +les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et... + +Le reste de sa hideuse pensée s'absorba dans un affreux sourire. + +--Les caïeux sont à la Haye, dit-il; ce n'est donc plus à Dordrecht que +je puis vivre. À la Haye pour les caïeux! à la Haye! + +Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il +abandonnait, tant il était préoccupé d'une autre richesse inestimable, +Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'échelle, +reporta l'instrument de vol où il l'avait pris, et, pareil à un animal +de proie, rentra rugissant dans sa maison. + + + + +IX + +La chambre de famille + + +Il était minuit environ quand le pauvre van Baërle fut écroué à la +prison du Buitenhof. + +Ce qu'avait prévu Rosa était arrivé. En trouvant la chambre de Corneille +vide, la colère du peuple avait été grande, et si le père Gryphus +s'était trouvé là sous la main de ces furieux, il eût certainement payé +pour son prisonnier. + +Mais cette colère avait trouvé à s'assouvir largement sur les deux +frères, qui avaient été rejoints par les assassins, grâce à la +précaution qui avait été prise par Guillaume, l'homme aux précautions, +de fermer les portes de la ville. + +Il était donc arrivé un moment où la prison s'était vidée et où le +silence avait succédé à l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait +par les escaliers. + +Rosa avait profité de ce moment, était sortie de sa cachette et en avait +fait sortir son père. + +La prison était complètement déserte; à quoi bon rester dans la prison +quand on égorgeait au Tol-Hek? + +Gryphus sortit tout tremblant derrière la courageuse Rosa. Ils allèrent +fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal, +car elle était à moitié brisée. On voyait que le torrent d'une puissante +colère était passé par là. + +Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit +n'avait rien d'inquiétant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit, +c'était celui des cadavres que l'on traînait et que l'on revenait pendre +à la place accoutumée des exécutions. + +Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'était pour ne pas voir +l'horrible spectacle. + +À minuit, on frappa à la porte du Buitenhof, ou plutôt à la barricade +qui la remplaçait. + +C'était Cornélius van Baërle que l'on amenait. + +Quand le geôlier Gryphus reçut le nouvel hôte et qu'il eut vu sur la +lettre d'écrou la qualité du prisonnier: + +--Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de +geôlier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de +famille; nous allons vous la donner. + +Et enchanté de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche +orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Cornélius dans la +cellule qu'avait le matin même quittée Corneille de Witt pour l'exil tel +que l'entendent, en temps de révolution, ces grands moralistes qui +disent comme un axiome de haute politique: + +--Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se prépara donc +à conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il +fallait parcourir pour arriver à cette chambre, le désespéré fleuriste +n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage +d'une jeune fille. + +Le chien sortit d'une niche creusée dans le mur, en secouant une grosse +chaîne, et il flaira Cornélius afin de le bien reconnaître au moment où +il lui serait ordonné de le dévorer. + +La jeune fille, quand le prisonnier fit gémir la rampe de l'escalier +sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle +habitait dans l'épaisseur de cet escalier même; et la lampe à la main +droite, elle éclaira en même temps son charmant visage rose encadré dans +d'admirables cheveux blonds à torsades épaisses, tandis que de la gauche +elle croisait sur la poitrine son blanc vêtement de nuit, car elle avait +été réveillée de son premier sommeil par l'arrivée inattendue de +Cornélius. + +C'était un bien beau tableau à peindre et en tout digne de maître +Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illuminée par le falot +rougeâtre de Gryphus avec sa sombre figure de geôlier; au sommet, la +mélancolique figure de Cornélius qui se penchait sur la rampe pour +regarder au-dessous de lui, encadré par le guichet lumineux, le suave +visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrarié peut-être par la +position élevée de Cornélius, placé sur ces marches d'où son regard +caressait vague et triste les épaules blanches et rondes de la jeune +fille. + +Puis, en bas, tout à fait dans l'ombre, à cet endroit de l'escalier où +l'obscurité faisait disparaître les détails, les yeux d'escarboucles du +molosse secouant sa chaîne aux anneaux de laquelle la double lumière de +la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante +paillette. + +Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime maître, c'est +l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit +ce beau jeune homme pâle monter l'escalier lentement et qu'elle put lui +appliquer ces sinistres paroles prononcées par son père: «_Vous aurez la +chambre de famille_.» + +Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons +mis à la décrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornélius fut forcé +de le suivre, et cinq minutes après il entrait dans le cachot, qu'il est +inutile de décrire, puisque le lecteur le connaît déjà. + +Gryphus, après avoir montré du doigt au prisonnier le lit sur lequel +avait tant souffert le martyr qui dans la journée même avait rendu son +âme à Dieu, reprit son falot et sortit. + +Quant à Cornélius, resté seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit +point. Il ne cessa d'avoir l'oeil fixé sur l'étroite fenêtre à treillis +de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette façon +blanchir par-delà les arbres ce premier rayon de lumière que le ciel +laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau. + +Çà et là, pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galopé sur +le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frappé le petit +pavé rond de la place, et les mèches des arquebuses avaient, en +s'allumant au vent d'ouest, lancé jusqu'au vitrail de la prison +d'intermittents éclairs. + +Mais quand le jour naissant argenta le faîte chaperonné des maisons, +Cornélius, impatient de savoir si quelque chose vivait à l'entour de +lui, s'approcha de la fenêtre et promena circulairement un triste +regard. + +À l'extrémité de la place, une masse noirâtre, teintée de bleu sombre +par les brumes matinales, s'élevait, découpant sur les maisons pâles sa +silhouette irrégulière. + +Cornélius reconnut le gibet. + +À ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'étaient plus que des +squelettes encore saignants. + +Le bon peuple de la Haye avait déchiqueté les chairs de ses victimes, +mais rapporté fidèlement au gibet le prétexte d'une double inscription +tracée sur une énorme pancarte. + +Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornélius parvint à +lire les lignes suivantes tracées par l'épais pinceau de quelque +barbouilleur d'enseignes: + +«Ici pendent le grand scélérat nommé Jean de Witt et le petit coquin +Corneille de Witt, son frère, deux ennemis du peuple, mais grands amis +du roi de France.» + +Cornélius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur +délirante, frappa des pieds et des mains à sa porte, si rudement et si +précipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'énormes +clefs à la main. + +Il ouvrit la porte en proférant d'horribles imprécations contre le +prisonnier qui le dérangeait en dehors des heures où il avait l'habitude +de se déranger. + +--Ah çà mais! est-il enragé, cet autre de Witt! s'écria-t-il; mais ces +de Witt ont donc le diable au corps! + +--Monsieur, monsieur, dit Cornélius en saisissant le geôlier par le bras +et en le traînant vers la fenêtre; monsieur, qu'ai-je donc lu là-bas? + +--Où, là-bas? + +--Sur cette pancarte. + +Et tremblant, pâle et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le +gibet surmonté de la cynique inscription. Gryphus se mit à rire. + +--Ah! ah! répondit-il. Oui, vous avez lu... Eh bien! mon cher monsieur, +voilà où l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M. +le prince d'Orange. + +--MM. de Witt ont été assassinés! murmura Cornélius la sueur au front et +en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux fermés. + +--MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous +cela assassinés, vous? Moi, je dis: exécutés. + +Et, voyant que le prisonnier était arrivé non seulement au calme, mais à +l'anéantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec +violence, et faisant rouler les verrous avec bruit. + +En revenant à lui, Cornélius se trouva seul et reconnut la chambre où il +se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appelée Gryphus, +comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui à une triste mort. + +Et comme c'était un philosophe, comme c'était surtout un chrétien, il +commença par prier pour l'âme de son parrain, puis pour celle du grand +pensionnaire, puis enfin il se résigna lui-même à tous les maux qu'il +plairait à Dieu de lui envoyer. + +Puis, après être descendu du ciel sur la terre, être rentré de la terre +dans son cachot, s'être bien assuré que dans ce cachot il était seul, il +tira de sa poitrine les trois caïeux de la tulipe noire et les cacha +derrière un grès sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le +coin le plus obscur de la prison. + +Inutile labeur de tant d'années! destruction de si douces espérances! sa +découverte allait donc aboutir au néant comme lui à la mort! Dans cette +prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de +soleil. + +À cette pensée, Cornélius entra dans un sombre désespoir dont il ne +sortit que par une circonstance extraordinaire. + +Quelle était cette circonstance? + +C'est ce que nous nous réservons de dire dans le chapitre suivant. + + + + +X + +La fille du geôlier + + +Le même soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en +ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba en +essayant de se retenir. Mais la main portant à faux, il se cassa le bras +au-dessus du poignet. + +Cornélius fit un mouvement vers le geôlier; mais comme il ne se doutait +pas de la gravité de l'accident: + +--Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas. + +Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia; +Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit +qu'il avait le bras cassé, et cet homme, si dur pour les autres, retomba +évanoui sur le seuil de la porte, où il demeura inerte et froid, +semblable à un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison était +demeurée ouverte, et Cornélius se trouvait presque libre. Mais l'idée ne +lui vint même pas à l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, à +la façon dont le bras avait plié, au bruit qu'il avait fait en pliant, +qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas à autre +chose qu'à porter secours au blessé, si mal intentionné que le blessé +lui eût paru à son endroit dans la seule entrevue qu'il eût eue avec +lui. + +Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, à la plainte qu'il avait +laissé échapper, un pas précipité se fit entendre dans l'escalier, et à +l'apparition qui suivit immédiatement le bruit de ce pas, Cornélius +poussa un petit cri auquel répondit le cri d'une jeune fille. + +Celle qui avait répondu au cri poussé par Cornélius, c'était la belle +Frisonne, qui voyant son père étendu à terre et le prisonnier courbé sur +lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalité, +était tombé à la suite d'une lutte engagée entre lui et le prisonnier. + +Cornélius comprit ce qui se passait dans le coeur de la jeune fille au +moment même où le soupçon entrait dans son coeur. + +Mais ramenée par le premier coup d'oeil à la vérité, et honteuse de ce +qu'elle avait pu penser, elle leva vers le jeune homme ses beaux yeux +humides et lui dit: + +--Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pensé, et merci de +ce que vous faites. + +Cornélius rougit. + +--Je ne fais que mon devoir de chrétien, dit-il, en secourant mon +semblable. + +--Oui, et en le secourant ce soir, vous avez oublié les injures qu'il +vous a dites ce matin. Monsieur, c'est plus que de l'humanité, c'est +plus que du christianisme. + +Cornélius leva ses yeux sur la belle enfant, tout étonné qu'il était +d'entendre sortir de la bouche d'une fille du peuple une parole à la +fois si noble et si compatissante. + +Mais il n'eut pas le temps de lui témoigner sa surprise. Gryphus, revenu +de son évanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalité accoutumée lui +revenant avec la vie: + +--Ah! voilà ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du +prisonnier, on tombe en se hâtant, en tombant on se casse le bras, et +l'on vous laisse là sur le carreau. + +--Silence, mon père, dit Rosa, vous êtes injuste envers ce jeune +monsieur, que j'ai trouvé occupé à vous secourir. + +--Lui? fit Gryphus avec un air de doute. + +--C'est si vrai, monsieur, que je suis tout prêt à vous secourir encore. + +--Vous? dit Gryphus; êtes-vous donc médecin? + +--C'est mon premier état, dit le prisonnier. + +--De sorte que vous pourriez me remettre le bras? + +--Parfaitement. + +--Et que vous faut-il pour cela, voyons? + +--Deux clavettes de bois et des bandes de linge. + +--Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras; +c'est une économie; voyons, aide-moi à me lever, je suis de plomb. + +Rosa présenta au blessé son épaule; le blessé entoura le col de la jeune +fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses +jambes, tandis que Cornélius, pour lui épargner le chemin, roulait vers +lui un fauteuil. + +Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille. + +--Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te +demande. + +Rosa descendit et rentra un instant après avec deux douves de baril et +une grande bande de linge. + +Cornélius avait employé ce temps-là à ôter la veste du geôlier et à +retrousser ses manches. + +--Est-ce bien cela que vous désirez, monsieur? demanda Rosa. + +--Oui, mademoiselle, fit Cornélius en jetant les yeux sur les objets +apportés; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant +que je vais soutenir le bras de votre père. + +Rosa poussa la table. Cornélius posa le bras cassé dessus, afin qu'il se +trouvât à plat, et avec une habileté parfaite, rajusta la fracture, +adapta la clavette et serra les bandes. + +À la dernière épingle, le geôlier s'évanouit une seconde fois. + +--Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Cornélius, nous lui en +frotterons les tempes, et il reviendra. + +Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui était faite, Rosa, +après s'être assurée que son père était bien sans connaissance, +s'avançant vers Cornélius: + +--Monsieur, dit-elle, service pour service. + +--Qu'est-ce à dire, ma belle enfant? demanda Cornélius. + +--C'est-à-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain +est venu s'informer aujourd'hui de la chambre où vous étiez; qu'on lui a +dit que vous occupiez la chambre de M. Corneille de Witt, et qu'à cette +réponse, il a ri d'une façon sinistre qui me fait croire que rien de bon +ne vous attend. + +--Mais, demanda Cornélius, que peut-on me faire? + +--Voyez d'ici ce gibet. + +--Mais je ne suis point coupable, dit Cornélius. + +--L'étaient-ils, eux, qui sont là-bas, pendus, mutilés, déchirés? + +--C'est vrai, dit Cornélius en s'assombrissant. + +--D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez, +coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procès commencera demain; +après-demain vous serez condamné: les choses vont vite par le temps qui +court. + +--Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle? + +--J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon père est +évanoui, que le chien est muselé, que rien par conséquent ne vous +empêche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voilà ce que je conclus. + +--Que dites-vous? + +--Je dis que je n'ai pu sauver M. Corneille ni M. Jean de Witt, hélas! +et que je voudrais bien vous sauver, vous. Seulement, faites vite; voilà +la respiration qui revient à mon père, dans une minute peut-être il +rouvrira les yeux, et il sera trop tard. Vous hésitez? + +En effet, Cornélius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il +la regardait sans l'entendre. + +--Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente. + +--Si fait, je comprends, fit Cornélius; mais... + +--Mais? + +--Je refuse. On vous accuserait. + +--Qu'importe? dit Rosa en rougissant. + +--Merci, mon enfant, reprit Cornélius, mais je reste. + +--Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous +serez condamné... condamné à mort, exécuté sur un échafaud et peut-être +assassiné, mis en morceaux comme on a assassiné et mis en morceaux M. +Jean et M. Corneille? Au nom du Ciel, ne vous occupez pas de moi et +fuyez cette chambre où vous êtes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux +de Witt. + +--Hein! s'écria le geôlier en se réveillant. Qui parle de ces coquins, +de ces misérables, de ces scélérats de de Witt? + +--Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Cornélius avec son doux +sourire; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'échauffer le +sang. + +Puis, tout bas à Rosa: + +--Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la +tranquillité et le calme d'un innocent. + +--Silence, dit Rosa. + +--Silence, et pourquoi? + +--Il ne faut pas que mon père soupçonne que nous avons causé ensemble. + +--Où serait le mal? + +--Où serait le mal? C'est qu'il m'empêcherait de jamais revenir ici, dit +la jeune fille. + +Cornélius reçut cette naïve confidence avec un sourire; il lui semblait +qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune. + +--Eh bien! que marmottez-vous là tous deux? dit Gryphus en se levant et +en soutenant son bras droit avec son bras gauche. + +--Rien, répondit Rosa; monsieur me prescrit le régime que vous avez à +suivre. + +--Le régime que je dois suivre! le régime que je dois suivre! Vous +aussi, vous en avez un à suivre, la belle! + +--Et lequel, mon père? + +--C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous +y venez, d'en sortir le plus vite possible; marchez donc devant moi, et +lestement! + +Rosa et Cornélius échangèrent un regard. + +Celui de Rosa voulait dire: + +--Vous voyez bien. + +Celui de Cornélius signifiait: + +--Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur! + + + + +XI + +Le testament de Cornélius van Baërle + + +Rosa ne s'était point trompée. Les juges vinrent le lendemain au +Buitenhof et interrogèrent Cornélius van Baërle. Au reste, +l'interrogatoire ne fut pas long; il fut avéré que Cornélius avait gardé +chez lui cette correspondance fatale des de Witt avec la France. + +Il ne le nia point. + +Il était seulement douteux aux yeux des juges que cette correspondance +lui eût été remise par son parrain, Corneille de Witt. + +Mais, comme depuis la mort des deux martyrs, Cornélius van Baërle +n'avait plus rien à ménager, non seulement il ne nia point que le dépôt +lui eût été confié par Corneille en personne, mais encore il raconta +comment, de quelle façon et dans quelle circonstance le dépôt lui avait +été confié. + +Cette confidence impliquait le filleul dans le crime du parrain. + +Il y avait complicité patente entre Corneille et Cornélius. + +Cornélius ne se borna point à cet aveu: il dit toute la vérité à +l'endroit de ses sympathies, de ses habitudes, de ses familiarités. Il +dit son indifférence en politique, son amour pour l'étude, pour les +arts, pour les sciences et pour les fleurs. Il raconta que jamais, +depuis le jour où Corneille était venu à Dordrecht et lui avait confié +ce dépôt, ce dépôt n'avait été touché ni même aperçu par le dépositaire. + +On lui objecta qu'à cet égard il était impossible qu'il dît la vérité, +puisque les papiers étaient justement enfermés dans une armoire où +chaque jour il plongeait la main et les yeux. + +Cornélius répondit que cela était vrai; mais qu'il ne mettait la main +dans le tiroir que pour s'assurer que ses oignons étaient bien secs, +mais qu'il n'y plongeait les yeux que pour s'assurer si ses oignons +commençaient à germer. + +On lui objecta que sa prétendue indifférence à l'égard de ce dépôt ne +pouvait se soutenir raisonnablement, parce qu'il était impossible +qu'ayant reçu un pareil dépôt de la main de son parrain, il n'en connût +pas l'importance. + +Ce à quoi il répondit: que son parrain Corneille l'aimait trop et +surtout était un homme trop sage pour lui avoir rien dit de la teneur de +ces papiers, puisque cette confidence n'eût servi qu'à tourmenter le +dépositaire. + +On lui objecta que si M. de Witt avait agi de la sorte, il eût joint au +paquet, en cas d'accident, un certificat constatant que son filleul +était complètement étranger à cette correspondance, ou bien, pendant son +procès, lui eût écrit quelque lettre qui pût servir à sa justification. + +Cornélius répondit que sans doute son parrain n'avait point pensé que +son dépôt courût aucun danger, caché comme il l'était dans une armoire +qui était regardée comme aussi sacrée que l'arche pour toute la maison +van Baërle; que par conséquent il avait jugé le certificat inutile; que, +quant à une lettre, il avait quelque souvenir qu'un moment avant son +arrestation, et comme il était absorbé dans la contemplation d'un oignon +des plus rares, le serviteur de M. Jean de Witt était entré dans son +séchoir et lui avait remis un papier; mais que de tout cela il ne lui +était resté qu'un souvenir pareil à celui qu'on a d'une vision; que le +serviteur avait disparu, et que quant au papier, peut-être le +trouverait-on si on le cherchait bien. + +Quant à Craeke, il était impossible de le retrouver, attendu qu'il avait +quitté la Hollande. + +Quant au papier, il était si peu probable qu'on le retrouverait, qu'on +ne se donna pas la peine de le chercher. + +Cornélius lui-même n'insista pas beaucoup sur ce point, puisque, en +supposant que ce papier se retrouvât, il pouvait n'avoir aucun rapport +avec la correspondance qui faisait le corps du délit. + +Les juges voulurent avoir l'air de pousser Cornélius à se défendre mieux +qu'il ne le faisait; ils usèrent vis-à-vis de lui de cette bénigne +patience qui dénote soit un magistrat intéressé par l'accusé, soit un +vainqueur qui a terrassé son adversaire, et qui étant complètement +maître de lui, n'a pas besoin de l'opprimer pour le perdre. + +Cornélius n'accepta point cette hypocrite protection, et dans une +dernière réponse qu'il fit avec la noblesse d'un martyr et le calme d'un +juste: + +--Vous me demandez, messieurs, dit-il, des choses auxquelles je n'ai +rien à répondre, sinon l'exacte vérité. Or, l'exacte vérité, la voici. +Le paquet est entré chez moi par la voie que j'ai dite; je proteste +devant Dieu que j'en ignorais et que j'en ignore encore le contenu; +qu'au jour de mon arrestation seulement, j'ai su que ce dépôt était la +correspondance du grand pensionnaire avec le marquis de Louvois. Je +proteste enfin que j'ignore et comment on a pu savoir que ce paquet +était chez moi, et surtout comment je puis être coupable pour avoir +accueilli ce que m'apportait mon illustre et malheureux parrain. + +Ce fut là tout le plaidoyer de Cornélius. Les juges allèrent aux +opinions. + +Ils considérèrent que tout rejeton de dissension civile est funeste, en +ce qu'il ressuscite la guerre qu'il est de l'intérêt de tous d'éteindre. + +L'un d'eux, et c'était un homme qui passait pour un profond observateur, +établit que ce jeune homme si flegmatique en apparence, devait être très +dangereux en réalité, attendu qu'il devait cacher sous le manteau de +glace qui lui servait d'enveloppe un ardent désir de venger MM. de Witt, +ses proches. + +Un autre fit observer que l'amour des tulipes s'allie parfaitement avec +la politique, et qu'il est historiquement prouvé que plusieurs hommes +très dangereux ont jardiné ni plus ni moins que s'ils en faisaient leur +état, quoiqu'au fond ils fussent occupés de bien autre chose; témoin +Tarquin l'Ancien, qui cultivait des pavots à Gabies, et le grand Condé, +qui arrosait ses oeillets au donjon de Vincennes, et cela au moment où le +premier méditait sa rentrée à Rome et le second sa sortie de prison. + +Le juge conclut par ce dilemme: + +Ou M. Cornélius van Baërle aime fort les tulipes, ou il aime fort la +politique; dans l'un et l'autre cas, il nous a menti; d'abord parce +qu'il est prouvé qu'il s'occupait de politique et cela par les lettres +que l'on a trouvées chez lui; ensuite parce qu'il est prouvé qu'il +s'occupait de tulipes. Les caïeux sont là qui en font foi. Enfin--et là +était l'énormité--, puisque Cornélius van Baërle s'occupait à la fois de +tulipes et de politique, l'accusé était donc d'une nature hybride, d'une +organisation amphibie, travaillant avec une ardeur égale la politique et +la tulipe, ce qui lui donnerait tous les caractères de l'espèce d'hommes +la plus dangereuse au repos public et une certaine ou plutôt une +complète analogie avec les grands esprits dont Tarquin l'Ancien et M. de +Condé fournissaient tout à l'heure un exemple. + +Le résultat de tous ces raisonnements fut que M. le prince stathouder de +Hollande saurait, sans aucun doute, un gré infini à la magistrature de +la Haye de lui simplifier l'administration des sept provinces, en +détruisant jusqu'au moindre germe de conspiration contre son autorité. + +Cet argument prima tous les autres, et pour détruire efficacement le +germe des conspirations, la peine de mort fut prononcée à l'unanimité +contre M. Cornélius van Baërle, coupable et convaincu d'avoir, sous les +apparences innocentes d'un amateur de tulipes, participé aux détestables +intrigues et aux abominables complots de MM. de Witt contre la +nationalité hollandaise et à leurs secrètes relations avec l'ennemi +français. + +La sentence portait subsidiairement que le susdit Cornélius van Baërle +serait extrait de la prison du Buitenhof pour être conduit à l'échafaud +dressé sur la place du même nom, où l'exécuteur des jugements lui +trancherait la tête. + +Comme cette délibération avait été sérieuse, elle avait duré une +demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait été +réintégré dans sa prison. + +Ce fut là que le greffier des États lui vint lire l'arrêt. + +Maître Gryphus était retenu sur son lit par la fièvre que lui causait la +fracture de son bras. Ses clefs étaient passées aux mains d'un de ses +valets surnuméraires, et derrière ce valet, qui avait introduit le +greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'était venue placer à l'encoignure +de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses soupirs et ses +sanglots. + +Cornélius écouta la sentence avec un visage plus étonné que triste. + +La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose à +répondre. + +--Ma foi, non, répondit-il. J'avoue seulement qu'entre toutes les causes +de mort qu'un homme de précaution peut prévoir pour les parer, je +n'eusse jamais soupçonné celle-là. + +Sur laquelle réponse le greffier salua Cornélius van Baërle avec toute +la considération que ces sortes de fonctionnaires accordent aux grands +criminels de tout genre. + +Et comme il allait sortir: + +--À propos, M. le greffier, dit Cornélius, pour quel jour est la chose, +s'il vous plaît? + +--Mais pour aujourd'hui, répondit le greffier, un peu gêné par le +sang-froid du condamné. + +Un sanglot éclata derrière la porte. + +Cornélius se pencha pour voir qui avait poussé ce sanglot, mais Rosa +avait deviné le mouvement et s'était rejetée en arrière. + +--Et, ajouta Cornélius, à quelle heure l'exécution? + +--Monsieur, pour midi. + +--Diable! fit Cornélius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures +il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps à perdre. + +--Pour vous réconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en +saluant jusqu'à terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous +plaira. + +En disant ces mots, il sortit à reculons, et le geôlier remplaçant +l'allait suivre en refermant la porte de Cornélius, quand un bras blanc +et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte. + +Cornélius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles +blanches, coiffure des belles Frisonnes; il n'entendit qu'un murmure à +l'oreille du guichetier; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la +main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il +s'assit au milieu de l'escalier, gardé ainsi en haut par lui, en bas par +le chien. + +Le casque d'or fit volte-face, et Cornélius reconnut le visage sillonné +de pleurs et les grands yeux bleus tout noyés de la belle Rosa. + +La jeune fille s'avança vers Cornélius en appuyant ses deux mains sur sa +poitrine brisée. + +--Oh! monsieur, monsieur! dit-elle. + +Et elle n'acheva point. + +--Ma belle enfant, répliqua Cornélius ému, que désirez-vous de moi? Je +n'ai pas grand pouvoir désormais sur rien, je vous en avertis. + +--Monsieur, je viens réclamer de vous une grâce, dit Rosa tendant ses +mains moitié vers Cornélius, moitié vers le ciel. + +--Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier; car vos larmes +m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus +le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et même avec +joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi votre +désir, ma belle Rosa. + +La jeune fille se laissa glisser à genoux. + +--Pardonnez à mon père, dit-elle. + +--À votre père! fit Cornélius étonné. + +--Oui, il a été si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est +ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particulièrement qu'il a +brutalisé. + +--Il est puni, chère Rosa, plus que puni même par l'accident qui lui est +arrivé, et je lui pardonne. + +--Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, à mon tour, +quelque chose pour vous? + +--Vous pouvez sécher vos beaux yeux, chère enfant, répondit Cornélius +avec son doux sourire. + +--Mais pour vous... pour vous... + +--Celui qui n'a plus à vivre qu'une heure est un grand Sybarite s'il a +besoin de quelque chose, chère Rosa. + +--Ce ministre qu'on vous avait offert...? + +--J'ai adoré Dieu toute ma vie, Rosa, je l'ai adoré dans ses oeuvres, +béni dans sa volonté. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous +demanderai donc pas un ministre. La dernière pensée qui m'occupe, Rosa, +se rapporte à la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chère, je vous en +prie, dans l'accomplissement de cette dernière pensée. + +--Ah! M. Cornélius, parlez, parlez! s'écria la jeune fille inondée de +larmes. + +--Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon +enfant. + +--Rire! s'écria Rosa au désespoir, rire en ce moment! Mais vous ne +m'avez donc pas regardée, M. Cornélius? + +--Je vous ai regardée, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux +de l'âme. Jamais femme plus belle, jamais âme plus pure ne s'était +offerte à moi; et si je ne vous regarde plus à partir de ce moment, +pardonnez-moi, c'est parce que, prêt à sortir de la vie, j'aime mieux +n'avoir rien à y regretter. + +Rosa tressaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures +sonnaient au beffroi du Buitenhof. Cornélius comprit. + +--Oui, oui, hâtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa. + +Alors tirant de sa poitrine, où il l'avait caché de nouveau depuis qu'il +n'avait plus peur d'être fouillé, le papier qui enveloppait les trois +caïeux: + +--Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aimé les fleurs. C'était le temps +où j'ignorais que l'on pût aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne +vous détournez pas, Rosa, dussé-je vous faire une déclaration d'amour. +Cela, pauvre enfant, ne tirerait pas à conséquence; il y a là-bas sur le +Buitenhof certain acier qui dans soixante minutes fera raison de ma +témérité. Donc j'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouvé, je le crois +du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible, +et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de +cent mille florins proposé par la société horticole de Harlem. Ces cent +mille florins--et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette--, +ces cent mille florins je les ai là dans ce papier; ils sont gagnés avec +les trois caïeux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car +je vous les donne. + +--Monsieur Cornélius! + +--Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort à personne, +mon enfant. Je suis seul au monde; mon père et ma mère sont morts; je +n'ai jamais eu ni soeur ni frère; je n'ai jamais pensé à aimer personne +d'amour, et si quelqu'un a pensé à m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous +le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonné, puisque à cette +heure vous seule êtes dans mon cachot, me consolant et me secourant. + +--Mais, monsieur, cent mille florins... + +--Ah! soyons sérieux, chère enfant, dit Cornélius. Cent mille florins +feront une belle dot à votre beauté; vous les aurez, les cent mille +florins, car je suis sûr de mes caïeux. Vous les aurez donc, chère Rosa, +et je ne vous demande en échange que la promesse d'épouser un brave +garçon, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi +j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que +quelques minutes... + +La pauvre fille étouffait sous ses sanglots. + +Cornélius lui prit la main. + +--Écoutez-moi, continua-t-il; voici comment vous procéderez. Vous +prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez à +Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande nº 6; vous y +planterez dans une caisse profonde ces trois caïeux, ils fleuriront en +mai prochain, c'est-à-dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur +sur sa tige, passez les nuits à la garantir du vent, les jours à la +sauver du soleil. Elle fleurira noir, j'en suis sûr. Alors vous ferez +prévenir le président de la société de Harlem. Il fera constater par le +congrès la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille +florins. + +Rosa poussa un grand soupir. + +--Maintenant, continua Cornélius en essuyant une larme tremblante au +bord de sa paupière et qui était donnée bien plus à cette merveilleuse +tulipe noire qu'il ne devait pas voir qu'à cette vie qu'il allait +quitter, je ne désire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle _Rosa +Baërlensis_, c'est-à-dire qu'elle rappelle en même temps votre nom et le +mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez +oublier ce mot, tâchez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous +l'écrive. + +Rosa éclata en sanglots et tendit un livre relié en chagrin, qui portait +les initiales de C. W. + +--Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier. + +--Hélas! répondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain, +Corneille de Witt. Il y a puisé la force de subir la torture et +d'entendre sans pâlir son jugement. Je l'ai trouvée dans cette chambre +après la mort du martyr, je l'ai gardée comme une relique; aujourd'hui +je vous l'apportais, car il me semblait que ce livre avait en lui une +force toute divine. Vous n'avez pas eu besoin de cette force que Dieu +avait mise en vous. Dieu soit loué! Écrivez dessus ce que vous avez à +écrire, M. Cornélius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire, +ce que vous écrirez sera accompli. + +Cornélius prit la Bible et la baisa respectueusement. + +--Avec quoi écrirai-je? demanda-t-il. + +--Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y était, je l'ai +conservé. C'était le crayon que Jean de Witt avait prêté à son frère et +qu'il n'avait pas songé à reprendre. + +Cornélius le prit, et sur la seconde page--car, on se le rappelle, la +première avait été déchirée--, près de mourir à son tour comme son +parrain, il écrivit d'une main non moins ferme: + +«Ce 23 août 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon âme à +Dieu sur un échafaud, je lègue à Rosa Gryphus le seul bien qui me soit +resté de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant été confisqués; +je lègue, dis-je, à Rosa Gryphus trois caïeux qui, dans ma conviction +profonde, doivent donner au mois de mai prochain la grande tulipe noire, +objet du prix de cent mille florins proposé par la société de Harlem, +désirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place +comme mon unique héritière, à la seule charge d'épouser un jeune homme +de mon âge à peu près, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner à la +grande tulipe noire qui créera une nouvelle espère le nom de _Rosa +Baërlensis,_ c'est-à-dire son nom et le mien réunis. + +«Dieu me trouve en grâce et elle en santé! + + «Cornélius van Baërle.» + +Puis, donnant la Bible à Rosa: + +--Lisez, dit-il. + +--Hélas! répondit la jeune fille à Cornélius, je vous l'ai déjà dit, je +ne sais pas lire. + +Alors, Cornélius lut à Rosa le testament qu'il venait de faire. + +Les sanglots de la pauvre enfant redoublèrent. + +--Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec +mélancolie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle +Frisonne. + +--Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle. + +--Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc? + +--Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir. + +--Laquelle? je crois pourtant avoir fait accommodement par notre traité +d'alliance. + +--Vous me donnez les cent mille florins à titre de dot? + +--Oui. + +--Et pour épouser un homme que j'aimerai? + +--Sans doute. + +--Et bien! monsieur, cet argent ne peut être à moi. Je n'aimerai jamais +personne et ne me marierai pas. + +Et après ces mots péniblement prononcés, Rosa fléchit sur ses genoux et +faillit s'évanouir de douleur. + +Cornélius, effrayé de la voir si pâle et si mourante, allait la prendre +dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres, +retentit dans les escaliers accompagnés des aboiements du chien. + +--On vient vous chercher! s'écria Rosa en se tordant les mains. Mon +Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose à me +dire? + +Et elle tomba à genoux, la tête enfoncée dans ses bras, et toute +suffoquée de sanglots et de larmes. + +--J'ai à vous dire de cacher précieusement vos trois caïeux et de les +soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, et pour l'amour de +moi. Adieu, Rosa. + +--Oh! oui, dit-elle, sans lever la tête, oh! oui, ce que vous avez dit, +je le ferai. Excepté de me marier, ajouta-t-elle tout bas, car cela, oh! +cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible. + +Et elle enfonça dans son sein palpitant le cher trésor de Cornélius. + +Ce bruit qu'avaient entendu Cornélius et Rosa, c'était celui que faisait +le greffier qui revenait chercher le condamné, suivi de l'exécuteur, des +soldats destinés à fournir la garde de l'échafaud, et des curieux +familiers de la prison. + +Cornélius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les reçut en amis +plutôt qu'en persécuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il +plut à ces hommes pour l'exécution de leur office. + +Puis, d'un coup d'oeil jeté sur la place par sa petite fenêtre grillée, +il aperçut l'échafaud, et à vingt pas de l'échafaud, le gibet, du bas +duquel avaient été détachées, par ordre du stathouder, les reliques +outragées des deux frères de Witt. + +Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Cornélius chercha +des yeux le regard angélique de Rosa; mais il ne vit derrière les épées +et les hallebardes qu'un corps étendu près d'un banc de bois et un +visage livide à demi voilé par de longs cheveux. + +Mais, en tombant inanimée, Rosa, pour obéir encore à son ami, avait +appuyé sa main sur son corset de velours, et même dans l'oubli de toute +vie, continuait instinctivement à recueillir le dépôt précieux que lui +avait confié Cornélius. + +Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts +crispés de Rosa la feuille jaunâtre de cette Bible sur laquelle +Cornélius de Witt avait si péniblement et si douloureusement écrit les +quelques lignes qui eussent infailliblement, si Cornélius les avait +lues, sauvé un homme et une tulipe. + + + + +XII + +L'exécution + + +Cornélius n'avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour +arriver au pied de son échafaud. + +Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement; +Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine +expression de douceur qui touchait à la compassion. + +Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que +ceux qui sortaient libres. + +On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au +pied de l'échafaud, plus il était encombré de curieux. + +C'étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu'ils +avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle +victime. + +Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea +dans la rue, s'étendit sur toute la surface de la place, s'éloignant +dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l'échafaud, +et qu'encombrait la foule. + +Aussi l'échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de +quatre ou cinq rivières. + +Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations, +pour ne pas les entendre, sans doute, Cornélius s'était absorbé en +lui-même. + +À quoi pensait ce juste qui allait mourir? + +Ce n'était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux. + +C'était aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan, +soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents à +la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait +égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la +politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baërle pour avoir +trop pensé aux tulipes. + +--L'affaire d'un coup d'épée, disait le philosophe, et mon beau rêve +commencera. + +Seulement restait à savoir si, comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou +et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d'un coup, +c'est-à-dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier. + +Van Baërle n'en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud. + +Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en eût, d'être l'ami de cet illustre +Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le +voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant. + +Il s'agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive +joie qu'en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts, +il verrait jusqu'au dernier moment la fenêtre grillée du Buitenhof. + +Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Cornélius posa son +menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux +se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui +allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie. + +Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud: le bourreau levait +son épée. + +Van Baërle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller +en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d'une autre lumière et d'une +autre couleur. + +Trois fois il sentit le vent froid de l'épée passer sur son col +frissonnant. + +Mais, ô surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse. + +Il ne vit aucun changement de nuances. + +Puis tout à coup, sans qu'il sût par qui, van Baërle se sentit relevé +par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds, quelque +peu chancelant. + +Il rouvrit les yeux. + +Quelqu'un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé +d'un grand sceau de cire rouge. + +Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil +hollandais, luisait au ciel; et la même fenêtre grillée le regardait du +haut du Buitenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis, +le regardaient du bas de la place. + +À force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'écouter, van Baërle commença +de comprendre ceci. + +C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que +les dix-sept livres de sang que van Baërle, à quelques onces près, avait +dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait +pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence. + +En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. Voilà +pourquoi l'épée, qui s'était levée avec ce reflet sinistre, avait +voltigé trois fois autour de sa tête comme l'oiseau funèbre autour de +celle de Turnus, mais ne s'était point abattue sur sa tête et avait +laissé intactes les vertèbres. + +Voilà pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi +encore le soleil continuait à rire dans l'azur médiocre, il est vrai, +mais très supportable des voûtes célestes. + +Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l'univers, +fut bien un peu désappointé; mais il se consola en faisant jouer avec un +certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que +les Grecs appelaient _trachelos_, et que nous autres Français nous +nommons modestement le cou. + +Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète, et qu'on +allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht. + +Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps madame de +Sévigné; il y avait un _post-scriptum_ à la lettre, et le plus important +de cette lettre était renfermé dans le _post-scriptum_. + +Par ce _post-scriptum_, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait +Cornélius van Baërle à une prison perpétuelle. + +Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable +pour la liberté. + +Cornélius écouta donc le _post-scriptum_, puis, après la première +contrariété soulevée par la déception que le _post-scriptum_ apportait: + +--Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du +bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes +trois caïeux de la tulipe noire. + +Mais Cornélius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept +prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher +ailleurs qu'à la Haye, qui est une capitale. + +Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, à ce qu'il paraît, les moyens +de nourrir van Baërle à la Haye, l'envoyait faire sa prison perpétuelle +dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas! mais +pourtant bien loin. + +Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l'île +que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse. + +Van Baërle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que +le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de +Barneveldt, et que les États, dans leur générosité envers le célèbre +publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient +accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa +nourriture. + +--Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baërle, on me +donnera douze sous à grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je +vivrai. + +Puis tout à coup frappé d'un souvenir terrible: + +--Ah! s'écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux! et que le +terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas +à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête +qu'il avait bien manqué de laisser tomber plus bas. + + + + +XIII + +Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur + + +Tandis que Cornélius réfléchissait de la sorte, un carrosse s'était +approché de l'échafaud. + +Ce carrosse était pour le prisonnier. On l'invita à y monter; il obéit. + +Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il espérait voir à la fenêtre +le visage consolé de Rosa, mais le carrosse était attelé de bons chevaux +qui emportèrent bientôt van Baërle du sein des acclamations que +vociférait cette multitude en l'honneur du très magnanime stathouder +avec un certain mélange d'invectives à l'adresse des de Witt et de leur +filleul sauvé de la mort. + +Ce qui faisait dire aux spectateurs: + +--Il est bien heureux que nous nous soyons pressés de faire justice de +ce grand scélérat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi +la clémence de Son Altesse nous les eût bien certainement enlevés comme +elle vient de nous enlever celui-ci! + +Parmi tous ces spectateurs que l'exécution de van Baërle avait attirés +sur le Buitenhof, et que la façon dont la chose avait tourné +désappointait quelque peu, le plus désappointé certainement était +certain bourgeois vêtu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien +joué des pieds et des mains, qu'il en était arrivé à n'être séparé de +l'échafaud que par la rangée de soldats qui entouraient l'instrument du +supplice. + +Beaucoup s'était montrés avides de voir couler le sang _perfide_ du +coupable Cornélius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste +désir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question. + +Les plus enragés étaient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se +garder une meilleure place; mais lui, devançant les plus enragés, avait +passé la nuit au seuil de la prison, et de la prison il était arrivé au +premier rang, comme nous avons dit, _unguibus et rostro_, caressant les +uns et frappant les autres. + +Et quand le bourreau avait amené son condamné sur l'échafaud, le +bourgeois, monté sur une borne de la fontaine pour mieux voir et être +mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait: + +--C'est convenu, n'est-ce pas? + +Geste auquel le bourreau avait répondu par un autre geste qui voulait +dire: + +--Soyez donc tranquille. + +Qu'était donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et +que voulait dire cet échange de gestes? Rien de plus naturel; ce +bourgeois était mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de +Cornélius était, comme nous l'avons vu, venu à la Haye pour essayer de +s'approprier les trois caïeux de la tulipe noire. + +Boxtel avait d'abord essayé de mettre Gryphus dans ses intérêts, mais +celui-ci tenait du bouledogue pour la fidélité, la défiance et les coups +de crocs. Il avait en conséquence pris à rebrousse-poil la haine de +Boxtel, qu'il avait évincé comme un fervent ami s'enquérant de choses +indifférentes pour ménager certainement quelque moyen d'évasion au +prisonnier. + +Aussi, aux premières propositions que Boxtel avait faites à Gryphus, de +soustraire les caïeux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du +moins dans quelque coin de son cachot, Cornélius van Baërle, Gryphus +n'avait répondu que par une expulsion accompagnée des caresses du chien +de l'escalier. + +Boxtel ne s'était pas découragé pour un fond de culotte resté aux dents +du molosse. Il était revenu à la charge; mais cette fois, Gryphus était +dans son lit, fiévreux et bras cassé. Il n'avait donc pas admis le +pétitionnaire, qui s'était retourné vers Rosa, offrant à la jeune fille, +en échange des trois caïeux, une coiffure d'or pur. Ce à quoi la noble +jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui +proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoyé +le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le +dernier héritier du condamné. + +Ce renvoi fit naître une idée dans l'esprit de Boxtel. + +Sur ces entrefaites, le jugement avait été prononcé; jugement expéditif, +comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il +s'arrêta en conséquence à l'idée que lui avait suggérée Rosa; il alla +trouver le bourreau. + +Isaac ne doutait pas que Cornélius ne mourût avec ses tulipes sur le +coeur. + +En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses: + +Rosa, c'est-à-dire l'amour; Guillaume, c'est-à-dire la clémence. + +Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux étaient exacts. + +Moins Guillaume, Cornélius mourait. + +Moins Rosa, Cornélius mourait, ses caïeux sur son coeur. + +Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna à cet homme comme +un grand ami du condamné, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il +laissait à l'exécuteur, il acheta toute la défroque du futur mort pour +la somme un peu exorbitante de cent florins. + +Mais qu'était-ce qu'une somme de cent florins pour un homme à peu près +sûr d'acheter pour cette somme le prix de la société de Harlem? + +C'était de l'argent prêté à mille pour un, ce qui est, on en conviendra, +un assez joli placement. + +Le bourreau, de son côté, n'avait rien ou presque rien à faire pour +gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'exécution finie, laisser +mynheer Boxtel monter sur l'échafaud avec ses valets pour recueillir les +restes inanimés de son ami. + +La chose au reste était en usage parmi les fidèles quand un de leurs +maîtres mourait publiquement sur le Buitenhof. + +Un fanatique comme l'était Cornélius pouvait bien avoir un autre +fanatique qui donnât cent florins de ses reliques. + +Aussi le bourreau acquiesça-t-il à la proposition. Il n'y avait mis +qu'une condition, c'est qu'il serait payé d'avance. + +Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait +n'être pas content et par conséquent ne pas vouloir payer en sortant. + +Boxtel paya d'avance, et attendit. + +Qu'on juge après cela si Boxtel était ému, s'il surveillait gardes, +greffier, exécuteur, si les mouvements de van Baërle l'inquiétaient. +Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant +n'écraserait-il pas dans sa chute les inestimables caïeux? Avait-il eu +soin au moins de les enfermer dans une boîte d'or, par exemple, l'or +étant le plus dur de tous les métaux? + +Nous n'entreprendrons pas de décrire l'effet produit sur ce digne mortel +par l'empêchement apporté à l'exécution de la sentence. À quoi perdait +donc son temps le bourreau à faire flamboyer son épée ainsi au-dessus de +la tête de Cornélius au lieu d'abattre cette tête? Mais quand il vit le +greffier prendre la main du condamné, le relever tout en tirant de sa +poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la grâce +accordée par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du +tigre, de l'hyène et du serpent éclata dans ses yeux, dans son cri, dans +son geste; s'il eût été à portée de van Baërle, il se fût jeté sur lui +et l'eût assassiné. + +Ainsi donc, Cornélius vivrait, Cornélius irait à Loewestein; là, dans sa +prison, il emporterait les caïeux, et peut-être se trouverait-il un +jardin où il arriverait à faire fleurir la tulipe noire. + +Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre écrivain ne peut +décrire, et qu'il est obligé de livrer à l'imagination de ses lecteurs +dans toute la simplicité du fait. + +Boxtel, pâmé, tomba de sa borne sur quelques orangistes mécontents comme +lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant +que les cris poussés par mynheer Isaac étaient des cris de joie, le +bourrèrent de coups de poing, qui certes n'eussent pas été mieux donnés +de l'autre côté du détroit. + +Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing à la douleur que +ressentait Boxtel? + +Il voulut alors courir après le carrosse qui emportait Cornélius avec +ses caïeux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pavé, trébucha, +perdit son centre de gravité, roula à dix pas et ne se releva que foulé, +meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut passé +sur le dos. + +Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui était en veine de malheur, +en fut donc pour ses habits déchirés, son dos meurtri et ses mains +égratignées. + +On aurait pu croire que c'était assez comme cela pour Boxtel. + +On se serait trompé. + +Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et +les jeta en holocauste à cette divinité farouche et insensible qu'on +appelle l'Envie. + +Ce fut une offrande sans doute agréable à cette déesse qui n'a, dit la +mythologie, que des serpents en guise de coiffure. + + + + +XIV + +Les pigeons de Dordrecht + + +C'était déjà certes un grand honneur pour Cornélius van Baërle que +d'être enfermé justement dans cette même prison qui avait reçu le savant +M. Grotius. + +Mais une fois arrivé à la prison, un honneur bien plus grand +l'attendait. Il se trouva que la chambre habitée par l'illustre ami de +Barneveldt était vacante à Loewestein, quand la clémence du prince +d'Orange y envoya le tulipier van Baërle. + +Cette chambre avait bien mauvaise réputation dans le château depuis que, +grâce à l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en était enfui dans le +fameux coffre à livres qu'on avait oublié de visiter. + +D'un autre côté, cela parut de bien bon augure à van Baërle, que cette +chambre lui fût donnée pour logement; car enfin, jamais, selon ses idées +à lui, un geôlier n'eût dû faire habiter à un second pigeon la cage d'où +un premier s'était si facilement envolé. + +La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps à en +consigner ici les détails. Sauf une alcôve qui avait été pratiquée pour +madame Grotius, c'était une chambre de prison comme les autres, plus +élevée peut-être; aussi, par la fenêtre grillée, avait-on une charmante +vue. + +L'intérêt de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain +nombre de descriptions d'intérieur. Pour van Baërle, la vie était autre +chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-delà +de sa machine pneumatique deux choses dont la pensée seulement, cette +libre voyageuse, pouvait désormais lui fournir la possession factice: + +Une fleur et une femme, l'une et l'autre à jamais perdues pour lui. + +Il se trompait par bonheur, le bon van Baërle! Dieu qui l'avait, au +moment où il marchait à l'échafaud, regardé avec le sourire d'un père, +Dieu lui réservait au sein même de sa prison, dans la chambre de M. +Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en +partage. + +Un matin, à sa fenêtre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du +Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derrière une forêt de +cheminées, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons +accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout +frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein. + +--Ces pigeons, se dit van Baërle, viennent de Dordrecht et par +conséquent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot à +l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses +nouvelles à Dordrecht, où on le pleure. + +Puis, après un moment de rêverie: + +--Ce quelqu'un-là, ajouta van Baërle, ce sera moi. On est patient quand +on a vingt-huit ans et qu'on est condamné à une prison perpétuelle, +c'est-à-dire à quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours +de prison. + +Van Baërle, tout en pensant à ses trois caïeux--car cette pensée battait +toujours au fond de sa mémoire comme bat le coeur au fond de la +poitrine--, van Baërle, disons-nous, tout en pensant à ses trois caïeux, +se fit un piège à pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les +ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de +France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une +femelle. + +Il mit deux autres mois à prendre un mâle; puis il les enferma ensemble, +et vers le commencement de l'année 1673, ayant obtenu des oeufs, il lâcha +la femelle, qui, confiante dans le mâle qui les couvait à sa place, s'en +alla toute joyeuse à Dordrecht avec son billet sous son aile. + +Elle revint le soir. + +Elle avait conservé le billet. + +Elle le garda ainsi quinze jours, au grand désappointement d'abord, puis +ensuite au grand désespoir de van Baërle. + +Le seizième jour enfin elle revint à vide. + +Or, van Baërle adressait ce billet à sa nourrice, la vieille Frisonne, +et suppliait les âmes charitables qui le trouveraient de le lui remettre +le plus sûrement et le plus promptement possible. + +Dans cette lettre, adressée à sa nourrice, il y avait un petit billet +adressé à Rosa. + +Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les +murailles des vieux châteaux et qui les fait fleurir dans un peu de +pluie, Dieu permit que la nourrice de van Baërle reçut cette lettre. + +Et voici comment: + +En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac +Boxtel avait abandonné non seulement sa maison, non seulement son +domestique, non seulement son observatoire, non seulement son télescope, +mais encore ses pigeons. + +Le domestique, qu'on avait laissé sans gages, commença par manger le peu +d'économies qu'il avait, puis ensuite se mit à manger les pigeons. + +Ce que voyant, les pigeons émigrèrent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit +de Cornélius van Baërle. + +La nourrice était un bon coeur qui avait besoin d'aimer quelque chose. +Elle se prit de bonne amitié pour les pigeons qui étaient venus lui +demander l'hospitalité, et quand le domestique d'Isaac réclama, pour les +manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mangé les douze ou +quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de +Hollande la pièce. + +C'était le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique +accepta-t-il avec une grande joie. + +La nourrice se trouva donc légitime propriétaire des pigeons de +l'envieux. + +C'étaient ces pigeons mêlés à d'autres qui dans leurs pérégrinations +visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du +blé d'une autre nature, du chènevis d'un autre goût. + +Le hasard, ou plutôt Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute +chose, Dieu avait fait que Cornélius van Baërle avait pris justement un +de ces pigeons-là. + +Il en résulta que si l'envieux n'eût pas quitté Dordrecht pour suivre +son rival à la Haye d'abord, puis ensuite à Gorcum ou à Loewestein, +comme on voudra, les deux localités n'étant séparées que par la jonction +du Wahal et de la Meuse, c'eût été entre ses mains et non entre celles +de la nourrice que fût tombé le billet écrit par van Baërle; de sorte +que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, eût perdu +son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir à raconter les événements +variés qui, pareils à un tapis aux mille couleurs, vont se dérouler sous +notre plume, nous n'eussions eu à décrire qu'une longue série de jours +pâles, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit. + +Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Baërle. + +Aussi vers les premiers jours de février, comme les premières heures du +soir descendaient du ciel laissant derrière elles les étoiles +naissantes, Cornélius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix +qui le fit tressaillir. + +Il porta la main à son coeur et écouta. + +C'était la voix douce et harmonieuse de Rosa. + +Avouons-le, Cornélius ne fut pas si étourdi de surprise, si extravagant +de joie qu'il l'eût été sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait, +en échange de sa lettre, rapporté l'espoir sous son aile vide, et il +s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, à avoir, si le billet +lui avait été remis, des nouvelles de son amour et de ses caïeux. + +Il se leva, prêtant l'oreille, inclinant le corps du côté de la porte. + +Oui, c'étaient bien les accents qui l'avaient ému si doucement à la +Haye. + +Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye à Loewestein, +Rosa qui avait réussi, Cornélius ne savait comment, à pénétrer dans la +prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement à pénétrer jusqu'au +prisonnier? + +Tandis que Cornélius, à ce propos, échafaudait pensée sur pensée, désirs +sur inquiétudes, le guichet placé à la porte de sa cellule s'ouvrit, et +Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait +pâli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de +Cornélius en lui disant: + +--Oh! monsieur! monsieur, me voici. + +Cornélius étendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie. + +--Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il. + +--Silence! parlons bas, mon père me suit, dit la jeune fille. + +--Votre père? + +--Oui, il est là dans la cour au bas de l'escalier, il reçoit les +instructions du gouverneur, il va monter. + +--Les instructions du gouverneur?... + +--Écoutez, je vais tâcher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder +a une maison de campagne à une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas +autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les +animaux qui sont enfermés dans cette métairie. Dès que j'ai reçu votre +lettre, que je n'ai pu lire, hélas! mais que votre nourrice m'a lue, +j'ai couru chez ma tante; là je suis restée jusqu'à ce que le prince +vînt à la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon père +troquât ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye +contre les fonctions de geôlier à la forteresse de Loewestein. Il ne se +doutait pas de mon but; s'il l'eût connu, peut-être eût-il refusé; au +contraire, il accorda. + +--De sorte que vous voilà? + +--Comme vous voyez. + +--De sorte que je vous verrai tous les jours? + +--Le plus souvent que je pourrai. + +--Ô Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornélius, vous m'aimez donc un peu? + +--Un peu... dit-elle, oh! vous n'êtes pas assez exigeant, M. Cornélius. + +Cornélius lui tendit passionnément les mains, mais leurs doigts seuls +purent se toucher à travers le grillage. + +--Voici mon père! dit la jeune fille. + +Et Rosa quitta vivement la porte et s'élança vers le vieux Gryphus qui +apparaissait au haut de l'escalier. + + + + +XV + +Le guichet + + +Gryphus était suivi du molosse. + +Il lui faisait faire sa ronde pour qu'à l'occasion il reconnut les +prisonniers. + +--Mon père, dit Rosa, c'est ici la fameuse chambre d'où M. Grotius s'est +évadé; vous savez, M. Grotius? + +--Oui, oui, ce coquin de Grotius; un ami de ce scélérat de Barneveldt, +que j'ai vu exécuter quand j'étais enfant. Grotius! ah! ah! c'est de +cette chambre qu'il s'est évadé. Eh bien, je réponds que personne ne +s'en évadera après lui. + +Et, en ouvrant la porte, il commença dans l'obscurité son discours au +prisonnier. + +Quant au chien, il alla en grognant flairer les mollets du prisonnier, +comme pour lui demander de quel droit il n'était pas mort, lui qu'il +avait vu sortir entre le greffier et le bourreau. + +Mais la belle Rosa l'appela, et le molosse vint à elle. + +--Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tâcher de projeter un +peu de lumière autour de lui, vous voyez en moi votre nouveau geôlier. +Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sous ma surveillance. +Je ne suis pas méchant, mais je suis inflexible pour tout ce qui +concerne la discipline. + +--Mais je vous connais parfaitement, mon cher M. Gryphus, dit le +prisonnier en entrant dans le cercle de lumière que projetait la +lanterne. + +--Tiens, tiens, c'est vous, M. van Baërle, dit Gryphus; ah! c'est vous; +tiens, tiens, tiens, comme on se rencontre! + +--Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher M. Gryphus, que je vois +que votre bras va à merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez +la lanterne. + +Gryphus fronça le sourcil. + +--Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes. +Son Altesse vous a laissé la vie, je ne l'aurais pas fait, moi. + +--Bah! demanda Cornélius; et pourquoi cela? + +--Parce que vous êtes homme à conspirer de nouveau; vous autres savants, +vous avez commerce avec le diable. + +--Ah çà! maître Gryphus, êtes-vous mécontent de la façon dont je vous ai +remis le bras, ou du prix que je vous ai demandé? fit en riant +Cornélius. + +--Au contraire, morbleu! au contraire! maugréa le geôlier, vous me +l'avez trop bien remis, le bras; il y a quelque sorcellerie là-dessous: +au bout de six semaines je m'en servais comme s'il ne lui fût rien +arrivé. À telles enseignes que le médecin du Buitenhof qui sait son +affaire, voulait me le casser de nouveau, pour me le remettre dans les +règles, promettant que, cette fois, je serais trois mois sans pouvoir +m'en servir. + +--Et vous n'avez pas voulu? + +--J'ai dit: Non. Tant que je pourrai faire le signe de la croix avec ce +bras-là (Gryphus était catholique), tant que je pourrai faire le signe +de la croix avec ce bras-là, je me moque du diable. + +--Mais si vous vous moquez du diable, maître Gryphus, à plus forte +raison devez-vous vous moquer des savants. + +--Oh! les savants, les savants! s'écria Gryphus sans répondre à +l'interpellation; les savants! j'aimerais mieux avoir dix militaires à +garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils +s'enivrent; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de +l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer, +s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, ça ne dépense rien, ça garde sa +tête fraîche pour conspirer. Mais je commence par vous dire que ça ne +vous sera pas facile à vous de conspirer. D'abord pas de livres, pas de +papiers, pas de grimoire. C'est avec les livres que M. Grotius s'est +sauvé. + +--Je vous assure, maître Gryphus, reprit van Baërle, que peut-être j'ai +eu un instant l'idée de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai +plus. + +--C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai +autant. C'est égal, c'est égal, Son Altesse a fait une lourde faute. + +--En ne me faisant pas couper la tête?... Merci, merci, maître Gryphus. + +--Sans doute. Voyez si MM. de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles +maintenant. + +--C'est affreux ce que vous dites-là, M. Gryphus, dit van Baërle en se +détournant pour cacher son dégoût. Vous oubliez que l'un était mon ami, +et l'autre... l'autre mon second père. + +--Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre sont des conspirateurs. +Et puis c'est par philanthropie que je parle. + +--Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher M. Gryphus, je ne +comprends pas bien. + +--Oui. Si vous étiez resté sur le billot de maître Harbruck... + +--Eh bien? + +--Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas +que je vais vous rendre la vie très dure. + +--Merci de la promesse, maître Gryphus. + +Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux geôlier, Rosa +derrière la porte lui répondait par un sourire plein d'angélique +consolation. Gryphus alla vers la fenêtre. Il faisait encore assez jour +pour qu'on vît sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans +une brume grisâtre. + +--Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le geôlier. + +--Mais, fort belle, dit Cornélius en regardant Rosa. + +--Oui, oui, trop de vue, trop de vue. + +En ce moment les deux pigeons, effarouchés par la vue et surtout par la +voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effarés +dans le brouillard. + +--Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le geôlier. + +--Mes pigeons, répondit Cornélius. + +--Mes pigeons! s'écria le geôlier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier +a quelque chose à lui? + +--Alors, dit Cornélius, les pigeons que le Bon Dieu m'a prêtés? + +--Voilà déjà une contravention, répliqua Gryphus, des pigeons! Ah! jeune +homme, jeune homme, je vous préviens d'une chose, c'est que, pas plus +tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite. + +--Il faudrait d'abord que vous les tinssiez, maître Gryphus, dit van +Baërle. Vous ne voulez pas que ce soient mes pigeons; ils sont encore +bien moins les vôtres, je vous jure, qu'ils ne sont les miens. + +--Ce qui est différé n'est pas perdu, maugréa le geôlier, et pas plus +tard que demain, je leur tordrai le cou. + +Et, tout en faisant cette méchante promesse à Cornélius, Gryphus se +pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le +temps à van Baërle de courir à la porte et de serrer la main de Rosa, +qui lui dit: + +--À neuf heures ce soir. + +Gryphus, tout occupé du désir de prendre dès le lendemain les pigeons +comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et +comme il avait fermé la fenêtre, il prit sa fille par le bras, sortit, +donna un double tour à la serrure, poussa les verrous, et s'en alla +faire les mêmes promesses à un autre prisonnier. À peine eut-il disparu, +que Cornélius s'approcha de la porte pour écourter le bruit décroissant +des pas; puis, lorsqu'il se fut éteint, il courut à la fenêtre et +démolit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les +chasser à tout jamais de sa présence que d'exposer à la mort les gentils +messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa. + +Cette visite du geôlier, ses menaces brutales, la sombre perspective de +sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put +distraire Cornélius des douces pensées et surtout du doux espoir que la +présence de Rosa venait de ressusciter dans son coeur. + +Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de +Loewestein. + +Rosa avait dit: «À neuf heures, attendez-moi.» + +La dernière note de bronze vibrait encore dans l'air quand Cornélius +entendit dans l'escalier le pas léger et la robe onduleuse de la belle +Frisonne, et bientôt le grillage de la porte sur laquelle Cornélius +fixait ardemment les yeux s'éclaira. + +Le guichet venait de s'ouvrir en dehors. + +--Me voici, dit Rosa encore tout essoufflée d'avoir gravi l'escalier, me +voici! + +--Oh! bonne Rosa! + +--Vous êtes content de me voir? + +--Vous me le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? Dites! + +--Écoutez, mon père s'endort chaque soir presque aussitôt qu'il a soupé; +alors je le couche un peu étourdi par le genièvre; n'en dites rien à +personne car, grâce à ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer +une heure avec vous. + +--Oh! je vous remercie, Rosa, chère Rosa. + +Et Cornélius avança, en disant ces mots, son visage si près du guichet +que Rosa retira le sien. + +--Je vous ai rapporté vos caïeux de tulipe, dit-elle. + +Le coeur de Cornélius bondit. Il n'avait point osé demander encore à Rosa +ce qu'elle avait fait du précieux trésor qu'il lui avait confié. + +--Ah! vous les avez donc conservés? + +--Ne me les aviez-vous pas donnés comme une chose qui vous était chère? + +--Oui, mais seulement parce que je vous les avais donnés, il me semble +qu'ils étaient à vous. + +--Ils étaient à moi après votre mort et vous êtes vivant, par bonheur. +Ah! comme j'ai béni Son Altesse. Si Dieu accorde au prince Guillaume +toutes les félicités que je lui ai souhaitées, certes le roi Guillaume +sera non seulement l'homme le plus heureux de son royaume mais de toute +la terre. Vous étiez vivant, dis-je, et tout en gardant la Bible de +votre parrain Corneille, j'étais résolue de vous rapporter vos caïeux; +seulement je ne savais comment faire. Or, je venais de prendre la +résolution d'aller demander au stathouder la place de geôlier de +Loewestein pour mon père, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre. +Ah! nous pleurâmes bien ensemble, je vous en réponds. Mais votre lettre +ne fit que m'affermir dans ma résolution. C'est alors que je partis pour +Leyde; vous savez le reste. + +--Comment, chère Rosa, reprit Cornélius, vous pensiez, avant ma lettre +reçue, à venir me rejoindre? + +--Si j'y pensais! répondit Rosa laissant prendre à son amour le pas sur +sa pudeur, mais je ne pensais qu'à cela! + +Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois, +Cornélius précipita son front et ses lèvres sur le grillage, et cela +sans doute pour remercier la belle jeune fille. + +Rosa se recula comme la première fois. + +--En vérité, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le coeur de +toute jeune fille, en vérité, j'ai bien souvent regretté de ne pas +savoir lire; mais jamais autant et de la même façon que lorsque votre +nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui +parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'étais, était muette +pour moi. + +--Vous avez souvent regretté de ne pas savoir lire? dit Cornélius; et à +quelle occasion? + +--Dame, fit la jeune fille en riant, pour lire toute les lettres que +l'on m'écrivait. + +--Vous receviez des lettres, Rosa? + +--Par centaines. + +--Mais qui vous les écrivait donc?... + +--Qui m'écrivait? Mais d'abord tous les étudiants qui passaient par le +Buitenhof, tous les officiers qui allaient à la place d'armes, tous les +commis et même les marchands qui me voyaient à ma petite fenêtre. + +--Et tous ces billets, chère Rosa, qu'en faisiez-vous? + +--Autrefois, répondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et +cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps, à quoi bon perdre +son temps à écouter toutes ces sottises? depuis un certain temps je les +brûle. + +--Depuis un certain temps! s'écria Cornélius avec un regard troublé tout +à la fois par l'amour et la joie. + +Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas +s'approcher les lèvres de Cornélius qui ne rencontrèrent hélas! que le +grillage, mais qui, malgré cet obstacle, envoyèrent jusqu'aux lèvres de +la jeune fille le souffle ardent du plus tendre des baisers. + +À cette flamme qui brûla ses lèvres, Rosa devint aussi pâle, plus pâle +peut-être qu'elle ne l'avait été au Buitenhof, le jour de l'exécution. +Elle poussa un gémissement plaintif, ferma ses beaux yeux et s'enfuit le +coeur palpitant, essayant en vain de comprimer avec sa main les +palpitations de son coeur. + +Cornélius, demeuré seul, en fut réduit à aspirer le doux parfum des +cheveux de Rosa, resté comme un captif entre le treillage. + +Rosa s'était enfuie si précipitamment qu'elle avait oublié de rendre à +Cornélius les trois caïeux de la tulipe noire. + + + + +XVI + +Maître et écolière + + +Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, était loin de partager la bonne +volonté de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt. + +Il n'avait que cinq prisonniers à Loewestein; la tâche de gardien +n'était donc pas difficile à remplir, et la geôle était une sorte de +sinécure donnée à son âge. + +Mais, dans son zèle, le digne geôlier avait grandi de toute la puissance +de son imagination la tâche qui lui était imposée. Pour lui, Cornélius +avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il +était en conséquence devenu le plus dangereux de ses prisonniers. Il +surveillait chacune de ses démarches, ne l'abordait qu'avec un visage +courroucé, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son +effroyable rébellion contre le clément stathouder. + +Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Baërle, croyant le +surprendre en faute, mais Cornélius avait renoncé aux correspondances +depuis qu'il avait sa correspondante sous la main. Il était même +probable que Cornélius, eût-il obtenu sa liberté entière et permission +complète de se retirer partout où il eût voulu, le domicile de la prison +avec Rosa et ses caïeux lui eût paru préférable à tout autre domicile +sans ses caïeux et sans Rosa. + +C'est qu'en effet chaque soir à neuf heures, Rosa avait promis de venir +causer avec le cher prisonnier, et dès le premier soir, Rosa, nous +l'avons vu, avait tenu parole. + +Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le même mystère et les +mêmes précautions. Seulement elle s'était promis à elle-même de ne pas +trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier +coup dans une conversation qui pût occuper sérieusement van Baërle, elle +commença par lui tendre à travers le grillage ses trois caïeux toujours +enveloppés dans le même papier. + +Mais, au grand étonnement de Rosa, van Baërle repoussa sa blanche main +du bout de ses doigts. + +Le jeune homme avait réfléchi. + +--Écoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute +notre fortune dans le même sac. Songez qu'il s'agit, ma chère Rosa, +d'accomplir une entreprise que l'on regarde jusqu'aujourd'hui comme +impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons +donc toutes nos précautions, afin, si nous échouons, de n'avoir rien à +nous reprocher. Voici comment j'ai calculé que nous parviendrions à +notre but. + +Rosa prêta toute son attention à ce qu'allait lui dire le prisonnier, et +cela plus pour l'importance qu'y attachait le malheureux tulipier que +pour l'importance qu'elle y attachait elle-même. + +--Voilà, continua Cornélius, comment j'ai calculé notre commune +coopération à cette grande affaire. + +--J'écoute, dit Rosa. + +--Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, à défaut de +jardin une cour quelconque, à défaut de cour une terrasse. + +--Nous avons un très beau jardin, dit Rosa; il s'étend le long du Wahal +et est plein de beaux vieux arbres. + +--Pouvez-vous, chère Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin +afin que j'en juge. + +--Dès demain. + +--Vous en prendrez à l'ombre et au soleil afin que je juge de ses deux +qualités sous les deux conditions de sécheresse et d'humidité. + +--Soyez tranquille. + +--La terre choisie par moi et modifiée s'il est besoin, nous ferons +trois parts de nos trois caïeux, vous en prendrez un que vous planterez +le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira +certainement si vous le soignez selon mes indications. + +--Je ne m'en éloignerai pas une seconde. + +--Vous m'en donnerez un autre que j'essaierai d'élever ici dans ma +chambre, ce qui m'aidera à passer ces longues journées pendant +lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour +celui-là, et d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifié à mon +égoïsme. Cependant, le soleil me visite quelquefois. Je tirerai +artificieusement parti de tout, même de la chaleur et de la cendre de ma +pipe. Enfin, nous tiendrons, ou plutôt vous tiendrez en réserve le +troisième caïeu, notre dernière ressource pour le cas où nos deux +premières expériences auraient manqué. De cette manière, ma chère Rosa, +il est impossible que nous n'arrivions pas à gagner les cent mille +florins de notre dot et à nous procurer le suprême bonheur de voir +réussir notre oeuvre. + +--J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous +choisirez la mienne et la vôtre. Quant à la vôtre, il me faudra +plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu à la fois. + +--Oh! nous ne sommes pas pressés, chère Rosa; nos tulipes ne doivent pas +être enterrées avant un grand mois. Ainsi, vous voyez que nous avons +tout le temps; seulement pour planter votre caïeu, vous suivrez toutes +mes instructions, n'est-ce pas? + +--Je vous le promets. + +--Et une fois planté, vous me ferez part de toutes les circonstances qui +pourront intéresser notre élève, tels que changements atmosphériques, +traces dans les allées, traces sur les plates-bandes. Vous écouterez la +nuit si notre jardin n'est pas fréquenté par des chats. Deux de ces +malheureux animaux m'ont à Dordrecht ravagé deux plates-bandes. + +--J'écouterai. + +--Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, chère enfant? + +--La fenêtre de ma chambre à coucher y donne. + +--Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent +point des rats. Les rats sont des rongeurs fort à craindre, et j'ai vu +de malheureux tulipiers reprocher bien amèrement à Noé d'avoir mis une +paire de rats dans l'arche. + +--Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats... + +--Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baërle, devenu +soupçonneux depuis qu'il était en prison; ensuite, il y a un animal bien +plus à craindre encore que le chat et le rat! + +--Et quel est cet animal? + +--C'est l'homme! vous comprenez, chère Rosa, on vole un florin, et l'on +risque le bagne pour une pareille misère; et à plus forte raison peut-on +voler un caïeu de tulipe qui vaut cent mille florins. + +--Personne que moi n'entrera dans le jardin. + +--Vous me le promettez? + +--Je vous le jure! + +--Bien, Rosa! merci, chère Rosa! Oh! toute joie va donc me venir de +vous! + +Et, comme les lèvres de van Baërle se rapprochaient du grillage avec la +même ardeur que la veille, et que d'ailleurs, l'heure de la retraite +était arrivée, Rosa éloigna la tête et allongea la main. + +Dans cette jolie main, dont la coquette jeune fille avait un soin tout +particulier, était le caïeu. + +Cornélius baisa passionnément le bout des doigts de cette main. Était-ce +parce que cette main tenait un des caïeux de la grande tulipe noire? +Était-ce parce que cette main était la main de Rosa? + +C'est ce que nous laissons deviner à de plus savants que nous. Rosa se +retira donc avec les deux autres caïeux, les serrant contre sa poitrine. + +Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'étaient les caïeux de la +grande tulipe noire, ou parce que les caïeux lui venaient de Cornélius +van Baërle? + +Ce point, nous le croyons, serait plus facile à préciser que l'autre. + +Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment, la vie devint douce et +remplie pour le prisonnier. + +Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des caïeux. + +Chaque soir, elle lui apportait poignée à poignée la terre de la portion +du jardin qu'il avait trouvée la meilleure et qui en effet était +excellente. + +Une large cruche que Cornélius avait cassée habilement lui donna un fond +propice, il l'emplit à moitié et mélangea la terre apportée par Rosa +d'un peu de boue de rivière qu'il fit sécher et qui lui fournit un +excellent terreau. + +Puis, vers le commencement d'avril, il y déposa le premier caïeu. + +Dire ce que Cornélius déploya de soins, d'habileté et de ruse pour +dérober à la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y +parviendrons pas. Une demi-heure, c'est un siècle de sensations et de +pensées pour un prisonnier philosophe. + +Il ne se passait point de jour que Rosa ne vînt causer avec Cornélius. + +Les tulipes, dont Rosa faisait un cours complet, fournissaient le fond +de la conversation; mais si intéressant que soit ce sujet, on ne peut +pas toujours parler tulipes. + +Alors on parlait d'autre chose, et à son grand étonnement le tulipier +s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la +conversation. + +Seulement Rosa avait pris une habitude, elle tenait son beau visage +invariablement à six pouces du guichet, car la belle Frisonne était sans +doute défiante d'elle-même, depuis qu'elle avait senti à travers le +grillage combien le souffle d'un prisonnier peut brûler le coeur d'une +jeune fille. + +Il y a une chose surtout qui inquiétait à cette heure le tulipier +presque autant que ses caïeux et sur laquelle il revenait sans cesse: +c'était la dépendance où était Rosa de son père. + +Ainsi la vie de van Baërle, le docteur savant, le peintre pittoresque, +l'homme supérieur, de van Baërle qui le premier avait, selon toute +probabilité, découvert ce chef-d'oeuvre de la création que l'on +appellerait, comme la chose était arrêtée d'avance, _Rosa Baërlensis_, +la vie, bien mieux que la vie, le bonheur de cet homme dépendait du plus +simple caprice d'un autre homme, et cet homme c'était un être d'un +esprit inférieur, d'une caste infime; c'était un geôlier, quelque chose +de moins intelligent que la serrure qu'il fermait, de plus dur que le +verrou qu'il tirait. C'était quelque chose du Caliban de _la Tempête_, +un passage entre l'homme et la brute. + +Eh bien, le bonheur de Cornélius dépendait de cet homme; cet homme +pouvait un beau matin s'ennuyer à Loewestein, trouver que l'air y était +mauvais, que le genièvre n'y était pas bon, et quitter la forteresse, et +emmener sa fille, et encore une fois Cornélius et Rosa étaient séparés. +Dieu, qui se lasse de faire trop pour ses créatures, finirait peut-être +alors par ne plus les réunir. + +--Et alors à quoi bon les pigeons voyageurs, disait Cornélius à la jeune +fille, puisque, chère Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous +écrirai, ni m'écrire ce que vous aurez pensé? + +--Eh bien! répondait Rosa, qui au fond du coeur craignait la séparation +autant que Cornélius, nous avons une heure tous les soirs, employons-la +bien. + +--Mais il me semble, reprit Cornélius, que nous ne l'employons pas mal. + +--Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi à lire et +à écrire; je profiterai de vos leçons, croyez-moi, et de cette façon +nous ne serons plus jamais séparés que par notre volonté à nous-mêmes. + +--Oh! alors, s'écria Cornélius, nous avons l'éternité devant nous. + +Rosa sourit et haussa doucement les épaules. + +--Est-ce que vous resterez toujours en prison? répondit-elle. Est-ce +qu'après vous avoir donné la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la +liberté? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce +que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous +daignerez-vous regarder, quand vous passerez à cheval ou en carrosse, la +petite Rosa, une fille de geôlier, presque une fille de bourreau? + +Cornélius voulut protester, et certes il l'eût fait de tout son coeur et +dans la sincérité d'une âme remplie d'amour. La jeune fille +l'interrompit. + +--Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant. + +Parler à Cornélius de sa tulipe, c'était un moyen pour Rosa de tout +faire oublier à Cornélius, même Rosa. + +--Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de +fermentation a commencé, les veines du caïeu s'échauffent et +grossissent; d'ici à huit jours, avant peut-être, on pourra distinguer +les premières protubérances de la germinaison... Et la vôtre, Rosa? + +--Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'après vos indications. + +--Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Cornélius, les yeux presque aussi +ardents, l'haleine presque aussi haletante que le soir où ces yeux +avaient brûlé le visage, et cette haleine le coeur de Rosa. + +--J'ai, dit en souriant la jeune fille (car au fond du coeur elle ne +pouvait s'empêcher d'étudier ce double amour du prisonnier pour elle et +pour la tulipe noire), j'ai fait les choses en grand: je me suis préparé +dans un carré nu, loin des arbres et des murs, dans une terre légèrement +sablonneuse, plutôt humide que sèche, sans un grain de pierre, sans un +caillou, je me suis disposé une plate-bande comme vous me l'avez +décrite. + +--Bien, bien, Rosa. + +--Le terrain préparé de la sorte n'attend plus que votre avertissement. +Au premier beau jour, vous me direz de planter mon caïeu, et je le +planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les +chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres. + +--C'est vrai, c'est vrai! s'écria Cornélius en frappant avec joie ses +mains, et vous êtes une bonne écolière, Rosa, et vous gagnerez +certainement vos cent mille florins. + +--N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre écolière, puisque vous +m'appelez ainsi, a encore autre chose à apprendre que la culture des +tulipes. + +--Oui, oui, et je suis aussi intéressé que vous, belle Rosa, à ce que +vous sachiez lire. + +--Quand commencerons-nous? + +--Tout de suite. + +--Non, demain. + +--Pourquoi demain? + +--Parce qu'aujourd'hui notre heure est écoulée, et qu'il faut que je +vous quitte. + +--Déjà! mais dans quoi lirons-nous? + +--Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'espère, nous portera +bonheur. + +--À demain donc? + +--À demain. + +Le lendemain, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt. + + + + +XVII + +Premier caïeu + + +Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de +Witt. + +Alors commença entre le maître et l'écolière une de ces scènes +charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les +rencontrer sous la plume. + +Le guichet, seule ouverture qui servît de communication aux deux amants, +était trop élevé pour que des gens qui s'étaient jusque-là contentés de +lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient à se dire +pussent lire commodément sur le livre que Rosa avait apporté. + +En conséquence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tête +penchée, le livre à la hauteur de la lumière qu'elle tenait de la main +droite, et que, pour la reposer un peu, Cornélius imagina de fixer par +un mouchoir au treillis de fer. Dès lors Rosa put suivre avec ses doigts +sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait épeler +Cornélius, lequel, muni d'un fétu de paille en guise d'indicateur, +désignait ces lettres par le trou du grillage à son écolière attentive. + +Le feu de cette lampe éclairait les riches couleurs de Rosa, son oeil +bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui, +ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts +levés en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton pâle et rose +qui resplendit aux lumières et qui indique la vie mystérieuse que l'on +voit circuler sous la chair. + +L'intelligence de Rosa se développait rapidement sous le contact +vivifiant de l'esprit de Cornélius, et, quand la difficulté paraissait +trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui +s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, détachaient des étincelles +électriques capables d'éclairer les ténèbres mêmes de l'idiotisme. + +Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leçons +de lecture, et en même temps dans son âme les leçons non avouées de +l'amour. + +Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume. + +C'était un trop grave événement qu'une demi-heure de retard pour que +Cornélius ne s'informât pas avant toute chose de ce qui l'avait causé. + +--Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute. +Mon père a renoué connaissance à Loewestein avec un bonhomme qui était +venu fréquemment le solliciter à la Haye pour voir la prison. C'était un +bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires, +en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un écot. + +--Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornélius étonné. + +--Non, répondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que +mon père s'est affolé de ce nouveau venu si assidu à le visiter. + +--Oh! fit Cornélius en secouant la tête avec inquiétude, car tout nouvel +événement présageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre +de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble +prisonniers et gardiens. + +--Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme épie +quelqu'un, ce n'est pas mon père. + +--Qui est-ce alors? + +--Moi, par exemple. + +--Vous? + +--Pourquoi pas? dit en riant Rosa. + +--Ah! c'est vrai, fit Cornélius en soupirant, vous n'aurez pas toujours +en vain des prétendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari. + +--Je ne dis pas non. + +--Et sur quoi fondez-vous cette joie? + +--Dites cette crainte, M. Cornélius. + +--Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte... + +--Je la fonde sur ceci... + +--J'écoute, dites. + +--Cet homme était déjà venu plusieurs fois au Buitenhof, à la Haye; +tenez, juste au moment où vous y fûtes enfermé. Moi sortie, il en sortit +à son tour; moi venue ici, il y vint. À la Haye il prenait pour prétexte +qu'il voulait vous voir. + +--Me voir, moi? + +--Oh! prétexte, assurément, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire +valoir la même raison, puisque vous êtes redevenu le prisonnier de mon +père, ou plutôt que mon père est redevenu votre geôlier, il ne se +recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire à +mon père qu'il ne vous connaissait pas. + +--Continuez, Rosa, je vous prie, que je tâche de deviner quel est cet +homme et ce qu'il veut. + +--Vous êtes sûr, M. Cornélius, que nul de vos amis ne se peut intéresser +à vous? + +--Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la +connaissez et elle vous connaît. Hélas! cette pauvre Zug, elle viendrait +elle-même et ne ruserait pas, et dirait en pleurant à votre père ou à +vous: «Cher monsieur ou chère demoiselle, mon enfant est ici, voyez +comme je suis désespérée, laissez-moi le voir une heure seulement et je +prierai Dieu toute ma vie pour vous.» Oh! non, continua Cornélius, oh! +non, à part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis. + +--J'en reviens donc à ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au +coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande où je dois planter +votre caïeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se +glissait derrière les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de +regarder, c'était notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et, +certes, c'était bien moi qu'il avait suivie, c'était bien moi qu'il +épiait. Je ne donnai pas un coup de râteau, je ne touchai pas un atome +de terre qu'il ne s'en rendît compte. + +--Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornélius. Est-il jeune, est-il +beau? + +Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa réponse. + +--Jeune, beau! s'écria Rosa éclatant de rire. Il est hideux de visage, +il a le corps voûté, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder +en face ni parler haut. + +--Et il s'appelle? + +--Jacob Gisels. + +--Je ne le connais pas. + +--Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient. + +--En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous +voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous? + +--Oh! non certes! + +--Vous voulez que je me tranquillise, alors? + +--Je vous y engage. + +--Eh bien! maintenant que vous commencez à savoir lire, Rosa, vous lirez +tout ce que je vous écrirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la +jalousie et sur ceux de l'absence? + +--Je lirai si vous écrivez bien gros. + +Puis, comme la tournure que prenait la conversation commençait à +inquiéter Rosa: + +--À propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, à vous? + +--Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, après +avoir écarté doucement la couche de terre qui couvre le caïeu, j'ai vu +poindre l'aiguillon de la première pousse; ah! Rosa, mon coeur s'est +fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanchâtre, qu'une aile de +mouche écorcherait en l'effleurant, ce soupçon d'existence qui se révèle +par un insaisissable témoignage, m'a plus ému que la lecture de cet +ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arrêtant la hache du +bourreau, sur l'échafaud du Buitenhof. + +--Vous espérez, alors? dit Rosa en souriant. + +--Oh! oui, j'espère! + +--Et moi, à mon tour, quand planterai-je mon caïeu? + +--Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez +point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret à +qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien +qu'à l'inspection de ce caïeu, de reconnaître sa valeur; et surtout, +surtout, ma bien chère Rosa, serrez précieusement le troisième oignon +qui vous reste. + +--Il est encore dans le même papier où vous l'avez mis et tel que vous +me l'avez donné, M. Cornélius, enfoui tout au fond de mon armoire et +sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu, +pauvre prisonnier. + +--Comment, déjà? + +--Il le faut. + +--Venir si tard et partir si tôt! + +--Mon père pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir; +l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival. + +Et elle écouta inquiète. + +--Qu'avez-vous donc? demanda van Baërle. + +--Il m'a semblé entendre. + +--Quoi donc? + +--Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier. + +--En effet, dit le prisonnier, ce ne peut être Gryphus, on l'entend de +loin, lui. + +--Non, ce n'est pas mon père, j'en suis sûre, mais... + +--Mais... + +--Mais ce pourrait être M. Jacob. + +Rosa s'élança dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui +se fermait rapidement avant que la jeune fille eût descendu les dix +premières marches. Cornélius demeura fort inquiet, mais ce n'était pour +lui qu'un prélude. Quand la fatalité commence d'accomplir une oeuvre +mauvaise, il est rare qu'elle ne prévienne pas charitablement sa victime +comme un spadassin fait à son adversaire pour lui donner le loisir de se +mettre en garde. Presque toujours, ces avis émanent de l'instinct de +l'homme ou de la complicité des objets inanimés, souvent moins inanimés +qu'on ne le croit généralement; presque toujours, disons-nous, ces avis +sont négligés. Le coup a sifflé en l'air, et il retombe sur une tête que +ce sifflement eût dû avertir, et qui, avertie, a dû se prémunir. Le +lendemain se passa sans que rien de marquant eût lieu. Gryphus fit ses +trois visites. Il ne découvrit rien. Quand il entendait venir son +geôlier (et dans l'espérance de surprendre les secrets de son +prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mêmes heures), quand il +entendait venir son geôlier, van Baërle, à l'aide d'une mécanique qu'il +avait inventée, et qui ressemblait à celles à l'aide desquelles on monte +et descend les sacs de blé dans les fermes, van Baërle avait imaginé de +descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et +ensuite de pierres, qui régnait au-dessous de sa fenêtre. Quant aux +ficelles à l'aide desquelles le mouvement s'opérait, notre mécanicien +avait trouvé un moyen de les cacher avec les mousses qui végètent sur +les tuiles et dans le creux des pierres. + +Gryphus n'y devinait rien. + +Ce manège réussit durant huit jours. + +Mais un matin que Cornélius, absorbé dans la contemplation de son caïeu, +d'où s'élançait déjà un point de végétation, n'avait pas entendu monter +le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-là, et tout craquait +dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout à coup, et Cornélius fut +surpris sa cruche entre ses genoux. + +Gryphus, voyant un objet inconnu, et par conséquent défendu, aux mains +de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidité +que ne fait le faucon sur sa proie. + +Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois +aux êtres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout +d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau +dépositaire du précieux oignon, cette main brisée au-dessus du poignet +et que Cornélius van Baërle lui avait si bien remise. + +--Qu'avez-vous là? s'écria-t-il. Ah! je vous y prends! + +Et il enfonça sa main dans la terre. + +--Moi? Rien, rien! s'écria Cornélius tout tremblant. + +--Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret +coupable caché là-dessous! + +--Cher M. Gryphus! supplia van Baërle, inquiet comme la perdrix à qui le +moissonneur vient de prendre sa couvée. + +En effet, Gryphus commençait à creuser la terre avec ses doigts crochus. + +--Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornélius pâlissant. + +--À quoi? mordieu! à quoi? hurla le geôlier. + +--Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir! + +Et d'un mouvement rapide, presque désespéré, il arracha des mains du +geôlier la cruche, qu'il cacha comme un trésor sous le rempart de ses +deux bras. Mais Gryphus, entêté comme un vieillard, et de plus en plus +convaincu qu'il venait de découvrir une conspiration contre le prince +d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bâton levé, et voyant +l'impassible résolution du captif à protéger son pot de fleurs, il +sentit que Cornélius tremblait bien moins pour sa tête que pour sa +cruche. Il chercha donc à la lui arracher de vive force. + +--Ah! disait le geôlier furieux, vous voyez bien que vous vous révoltez. + +--Laissez-moi ma tulipe! criait van Baërle. + +--Oui, oui, tulipe, répliquait le vieillard. On connaît les ruses de +messieurs les prisonniers. + +--Mais je vous jure... + +--Lâchez, répétait Gryphus en frappant du pied; lâchez, ou j'appelle la +garde. + +--Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec +ma vie. + +Gryphus, exaspéré, enfonça ses doigts pour la seconde fois dans la +terre, et cette fois en tira le caïeu tout noir, et tandis que van +Baërle était heureux d'avoir sauvé le contenant, ne s'imaginant pas que +son adversaire possédât le contenu, Gryphus lança violemment le caïeu +amolli qui s'écrasa sous la dalle et disparut presque aussitôt broyé, +mis en bouillie, sous le large soulier du geôlier. + +Van Baërle vit le meurtre, entrevit les débris humides, comprit cette +joie féroce de Gryphus et poussa un cri de désespoir qui attendrit ce +geôlier assassin, qui, quelques années plus tôt, avait tué l'araignée de +Pellisson. + +L'idée d'assommer ce méchant homme passa comme un éclair dans le cerveau +du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montèrent au front, +l'aveuglèrent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute +l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait +retomber sur le crâne chauve du vieux Gryphus. + +Un cri l'arrêta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que +poussa derrière le grillage du guichet la pauvre Rosa, pâle, tremblante, +les bras levés au ciel, et placée entre son père et son ami. + +Cornélius abandonna la cruche qui se brisa en mille pièces avec un +fracas épouvantable. + +Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta +à de terribles menaces. + +--Oh! il faut, dit Cornélius, que vous soyez un homme bien lâche et bien +méchant, pour arracher à un pauvre prisonnier sa seule consolation, un +oignon de tulipe! + +--Fi! mon père, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre. + +--Ah! c'est vous, péronnelle! s'écria en se retournant vers sa fille le +vieillard bouillant de colère, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et +surtout descendez au plus vite. + +--Malheureux! malheureux! continuait Cornélius au désespoir. + +--Après tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On +vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents +dans mon grenier. + +--Au diable vos tulipes! s'écria Cornélius. Elles vous valent et vous +les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les +donnerais pour celle que vous avez écrasée là. + +--Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas à la +tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux +oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-être avec +les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grâce. Je le disais bien, +qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou. + +--Mon père! mon père! s'écria Rosa. + +--Eh bien! tant mieux! tant mieux! répétait Gryphus en s'animant, je +l'ai détruit, je l'ai détruit. Il en sera de même chaque fois que vous +recommencerez! Ah! je vous avais prévenu, mon bel ami, que je vous +rendrais la vie dure. + +--Maudit! maudit! hurla Cornélius tout à son désespoir en retournant +avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son caïeu, cadavre +de tant de joies et de tant d'espérances. + +--Nous planterons l'autre demain, cher M. Cornélius, dit à voix basse +Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, coeur +saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure +saignante de Cornélius. + + + + +XVIII + +L'amoureux de Rosa + + +Rosa avait à peine jeté ces paroles de consolation à Cornélius que l'on +entendait dans l'escalier une voix qui demandait à Gryphus des nouvelles +de ce qui se passait. + +--Mon père, dit Rosa, entendez-vous? + +--Quoi? + +--M. Jacob vous appelle. Il est inquiet. + +--On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'eût-on pas dit qu'il +m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants! + +Puis, indiquant du doigt l'escalier à Rosa: + +--Marchez devant, mademoiselle! dit-il. + +Et, fermant la porte: + +--Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il. + +Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa +douleur amère le pauvre Cornélius qui murmurait: + +--Oh! c'est toi qui m'as assassiné, vieux bourreau. Je n'y survivrai +pas! + +Et en effet le pauvre prisonnier fût tombé malade sans ce contrepoids +que la Providence avait mis à sa vie et que l'on appelait Rosa. + +Le soir, la jeune fille revint. + +Son premier mot fut pour annoncer à Cornélius que désormais son père ne +s'opposait plus à ce qu'il cultivât des fleurs. + +--Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier à la +jeune fille. + +--Je le sais parce qu'il l'a dit. + +--Pour me tromper peut-être? + +--Non, il se repent. + +--Oh! oui, mais trop tard. + +--Ce repentir ne lui est pas venu de lui-même. + +--Et comment lui est-il donc venu? + +--Si vous saviez combien son ami le gronde! + +--Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob? + +--En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut. + +Et elle sourit de telle façon que ce petit nuage de jalousie qui avait +obscurci le front de Cornélius se dissipa. + +--Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier. + +--Eh bien! interrogé par son ami, mon père à souper a raconté l'histoire +de la tulipe ou plutôt du caïeu, et le bel exploit qu'il avait fait en +l'écrasant. + +Cornélius poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement. + +--Si vous eussiez vu en ce moment maître Jacob! continua Rosa. En +vérité, j'ai cru qu'il allait mettre le feu à la forteresse, ses yeux +étaient deux torches ardentes, ses cheveux se hérissaient, il crispait +ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait étrangler mon père. + +«--Vous avez fait cela, s'écria-t-il, vous avez écrasé le caïeu? + +«--Sans doute, fit mon père. + +«--C'est infâme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous +avez commis là! hurla Jacob. + +«Mon père resta stupéfait. + +«--Est-ce que vous aussi vous êtes fou? demanda-t-il à son ami. + +--Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Cornélius; c'est un honnête +coeur, une âme d'élite. + +--Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement +qu'il n'a traité mon père, ajouta Rosa; c'était de sa part un véritable +désespoir; il répétait sans cesse: + +«--Écrasé, le caïeu écrasé; oh! mon Dieu, mon Dieu, écrasé! + +«Puis, se tournant vers moi: + +«--Mais ce n'était pas le seul qu'il eût? demanda-t-il. + +--Il a demandé cela? fit Cornélius, dressant l'oreille. + +--«Vous croyez que ce n'était pas le seul? dit mon père. Bon, l'on +cherchera les autres. + +«--Vous chercherez les autres, s'écria Jacob en prenant mon père au +collet. + +«Mais aussitôt il le lâcha. + +«Puis, se tournant vers moi: + +«--Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il. + +«Je ne savais que répondre, vous m'aviez bien recommandé de ne jamais +laisser soupçonner l'intérêt que vous portiez à ce caïeu. Heureusement +mon père me tira d'embarras. + +«--Ce qu'il a dit? Il s'est mis à écumer. + +«Je l'interrompis. + +«--Comment n'aurait-il pas été furieux, lui dis-je, vous avez été si +injuste et si brutal. + +«--Ah çà! mais êtes-vous fous? s'écria mon père à son tour; le beau +malheur d'écraser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un +florin au marché de Gorcum. + +«--Mais peut-être moins précieux que celui-ci, eus-je le malheur de +répondre. + +--Et à ces mots, lui, Jacob? demanda Cornélius. + +--À ces mots, je dois le dire, il me sembla que son oeil lançait un +éclair. + +--Oui, fit Cornélius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose? + +--«Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet +oignon précieux? + +«Je vis que j'avais fait une faute. + +«--Que sais-je, moi? répondis-je négligemment, est-ce que je me connais +en tulipes? Je sais seulement, hélas! puisque nous sommes condamnés à +vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout +passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Baërle s'amusait de cet oignon. +Eh bien! je dis qu'il y a de la cruauté à lui enlever cet amusement. + +«--Mais d'abord, fit mon père, comment s'était-il procuré cet oignon? +Voilà ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble. + +«Je détournai les yeux pour éviter le regard de mon père. Mais je +rencontrai les yeux de Jacob. + +«On eût dit qu'il voulait poursuivre ma pensée jusqu'au fond de mon +coeur. + +«Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une réponse. Je haussai les +épaules, tournai le dos et m'avançai vers la porte. + +«Mais je fus arrêtée par un mot que j'entendis, si bas qu'il fût +prononcé. + +«Jacob disait à mon père: + +«--Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu! + +«--Comment cela? + +«--C'est de le fouiller; et s'il a les autres caïeux, nous les +trouverons, car ordinairement, il y en a trois. + +--Il y en a trois! s'écria Cornélius. Il a dit que j'avais trois caïeux! + +--Vous comprenez, le mot m'a frappée comme vous. Je me retournai. + +«Ils étaient si occupés tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement. + +«--Mais, dit mon père, il ne les a peut-être pas sur lui, ses oignons. + +«--Alors, faites-le descendre sous un prétexte quelconque; pendant ce +temps je fouillerai sa chambre. + +--Oh! oh! fit Cornélius. Mais c'est un scélérat que votre M. Jacob. + +--J'en ai peur. + +--Dites-moi, Rosa, continua Cornélius tout pensif. + +--Quoi? + +--Ne m'avez-vous pas raconté que le jour où vous aviez préparé votre +plate-bande, cet homme vous avait suivie? + +--Oui. + +--Qu'il s'était glissé comme une ombre derrière les sureaux? + +--Sans doute. + +--Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de râteau? + +--Pas un. + +--Rosa, fit Cornélius pâlissant. + +--Eh bien! + +--Ce n'était pas vous qu'il suivait. + +--Qui suivait-il donc? + +--Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux. + +--De qui donc, alors? + +--C'était mon caïeu qu'il suivait; c'était de ma tulipe qu'il était +amoureux. + +--Ah! par exemple! cela pourrait bien être, s'écria Rosa. + +--Voulez-vous vous en assurer? + +--Et de quelle façon? + +--Oh! c'est chose bien facile. + +--Dites! + +--Allez demain au jardin; tâchez, comme la première fois, que Jacob +sache que vous y allez! tâchez, comme la première fois, qu'il vous +suive; faites semblant d'enterrer le caïeu, sortez du jardin, mais +regardez à travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera. + +--Bien! mais après? + +--Après? comme il agira, nous agirons. + +--Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M. +Cornélius. + +--Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre +père a écrasé ce malheureux caïeu, il me semble qu'une portion de ma vie +s'est paralysée. + +--Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore? + +--Quoi? + +--Voulez-vous accepter la proposition de mon père? + +--Quelle proposition? + +--Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines. + +--C'est vrai. + +--Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons, +vous pourrez élever le troisième caïeu. + +--Oui, ce serait bien, dit Cornélius le sourcil froncé, si votre père +était seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous épie... + +--Ah! c'est vrai; cependant réfléchissez! vous vous privez là, je le +vois, d'une grande distraction. Et elle prononça ces paroles avec un +sourire qui n'était pas entièrement exempt d'ironie. + +En effet, Cornélius réfléchit un instant, il était facile de voir qu'il +luttait contre un grand désir. + +--Eh bien! non! s'écria-t-il avec un stoïcisme tout antique, non ce +serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lâcheté! Si je +livrais ainsi à toutes les mauvaises chances de la colère et de l'envie +la dernière ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de +pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une résolution à l'endroit +de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au +troisième caïeu--Cornélius soupira profondément--quant au troisième, +gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa première +ou sa dernière pièce d'or, comme la mère garde son fils, comme le blessé +garde la suprême goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque +chose me dit que là est notre salut, que là est notre richesse! +Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa, +qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce +beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que +vous emporteriez ce dernier caïeu, qui renferme ma tulipe noire. + +--Soyez tranquille, M. Cornélius, dit Rosa avec un doux mélange de +tristesse et de solennité; soyez tranquille, vos désirs sont des ordres +pour moi. + +--Et même, continua le jeune homme s'enfiévrant de plus en plus, si vous +vous aperceviez que vous êtes suivie, que vos démarches sont épiées, que +vos conversations éveillent les soupçons de votre père ou de cet affreux +Jacob que je déteste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi +qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde, +sacrifiez-moi, ne me voyez plus. + +Rosa sentit son coeur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent +jusqu'à ses yeux. + +--Hélas! dit-elle. + +--Quoi? demanda Cornélius. + +--Je vois, une chose. + +--Que voyez-vous? + +--Je vois, dit la jeune fille éclatant en sanglots, je vois que vous +aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre coeur pour une +autre affection. + +Et elle s'enfuit. Cornélius passa ce soir-là et après le départ de la +jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il eût jamais passées. Rosa +était courroucée contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait +plus voir le prisonnier peut-être, et il n'aurait plus de nouvelles, ni +de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce +bizarre caractère aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en +ce monde? Nous l'avouons, à la honte de notre héros et de +l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornélius se sentit le +plus enclin à regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois +heures du matin il s'endormit harassé de fatigue, harcelé de craintes, +bourrelé de remords, la grande tulipe noire céda le premier rang, dans +les rêves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde. + + + + +XIX + +Femme et fleur + + +Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui +ou à quoi rêvait Cornélius. + +Il en résultait que, d'après ce qu'il lui avait dit, Rosa était bien +encline à croire qu'il rêvait plus à sa tulipe qu'à elle, et cependant +Rosa se trompait. + +Mais comme personne n'était là pour dire à Rosa qu'elle se trompait, +comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme +comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait. + +En effet, comme Rosa était une créature d'esprit élevé, d'un sens droit +et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités +morales et physiques, mais quant à sa position sociale. + +Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l'avait été +avant la confiscation de ses biens; Cornélius était de cette bourgeoisie +de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées +en blason, que l'a jamais été la noblesse de race de ses armoiries +héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une +distraction, mais à coup sûr quand il s'agirait d'engager son coeur, ce +serait plutôt à une tulipe, c'est-à-dire à la plus noble et à la plus +fière des fleurs qu'il l'engagerait, qu'à Rosa, humble fille d'un +geôlier. + +Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe +noire sur elle, mais elle n'en était que plus désespérée parce qu'elle +comprenait. + +Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible, +pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passée. + +Cette résolution, c'était de ne plus revenir au guichet. + +Mais comme elle savait l'ardent désir qu'avait Cornélius d'avoir des +nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle, +à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s'accroître à ce +point qu'après avoir passé par la sympathie, cette pitié s'acheminait +tout droit et à grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas +désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de +lecture et d'écriture commencées, et heureusement elle était arrivée à +ce point de son apprentissage qu'un maître ne lui eût plus été +nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius. + +Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre +Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la +première depuis que l'autre était déchirée, sur la seconde feuille de +laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baërle. + +--Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais +sans qu'une larme, perle d'amour, ne roulât dans ses yeux limpides sur +ses joues pâlies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il +m'aimait. + +Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait été +plus réel qu'arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous +l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et +Rosa, c'était la grande tulipe noire qui avait succombé. + +Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe +noire. + +Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de +grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un +acharnement non moins louable à l'oeuvre bien autrement difficile de +l'écriture. + +Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où +Cornélius avait si imprudemment laissé parler son coeur, Rosa ne +désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit +jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier. + +Elle n'avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites +Cornélius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait +Cornélius, même lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de +la recommandation. + +Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était +encore lumineuse et vivante dans sa pensée; mais enfin, il ne la voyait +plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme +une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de +l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse. + +Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était +pareil à ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier +momentanément qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La +préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire. +Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le coeur tout à +coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont +tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oublié: + +--Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela! + +Le _cela_ de Cornélius, c'était la crainte que Rosa ne vînt pas ce +soir-là comme d'habitude. Et au fur et à mesure que la nuit s'avançait, +la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu'à ce +qu'enfin cette préoccupation s'emparât de tout le corps de Cornélius, et +qu'il n'y eût plus qu'elle qui vécût en lui. Aussi fut-ce avec un long +battement de coeur qu'il salua l'obscurité; à mesure que l'obscurité +croissait, les paroles qu'il avait dites la veille à Rosa, et qui +avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son +esprit; et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de +le sacrifier à sa tulipe, c'est-à-dire de renoncer à le voir si besoin +était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa +vie. Dans la chambre de Cornélius, on entendait sonner les heures à +l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures +sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond +d'un coeur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant +cette neuvième heure. Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya +la main sur son coeur pour en étouffer les battements, et écouta. Le +bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de +l'escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par +elle, il disait: + +--Ah! voilà Rosa qui vient. + +Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge +marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons différents neuf heures +et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave +annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux +habitants de Loewestein, qu'il était dix heures. + +C'était l'heure à laquelle Rosa quittait d'habitude Cornélius. L'heure +était sonnée, et Rosa n'était pas encore venue. + +Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: Rosa, irritée, +se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait. + +--Oh! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, disait Cornélius. Oh! elle ne +viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; à sa place, j'en ferais +autant. + +Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours. + +Il écouta et attendit ainsi jusqu'à minuit; mais à minuit il cessa +d'espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit. + +La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour +n'apportait aucune espérance au prisonnier. + +À huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Cornélius ne détourna +même pas la tête; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le +corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul. + +Il ne regarda même pas du côté du geôlier. Et cependant il eût bien +voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur +le point, si étrange qu'eût dû paraître cette demande à son père, de lui +faire cette demande. Il espérait, l'égoïste, que Gryphus lui répondrait +que sa fille était malade. + +À moins d'événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la +journée. Cornélius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en +réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue +du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on +voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une +infraction à ses habitudes. + +À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents, +avait demandé au vieux geôlier et cela de sa voix la plus douce, des +nouvelles de sa santé; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate, +s'était borné à répondre: + +--Ça va bien. + +À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l'interrogation. + +--Personne n'est malade à Loewestein? demanda-t-il. + +--Personne! répondit plus laconiquement encore que la première fois +Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier. + +Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de +Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de +tentative de corruption. + +Cornélius se retrouva seul; il était sept heures du soir; alors se +renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que +nous avons essayé de décrire. + +Mais, comme la veille, les heures s'écoulèrent sans amener la douce +vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre +Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le +temps de son absence. + +Van Baërle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain, +Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que +d'habitude: il lui était passé par l'esprit ou plutôt par le coeur, cette +espérance que c'était lui qui empêchait Rosa de venir. + +Il lui prit des envies féroces d'étrangler Gryphus; mais Gryphus +étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient +à Rosa de jamais revoir Cornélius. + +Le geôlier échappa donc, sans s'en douter, à un des plus grands dangers +qu'il eût jamais courus de sa vie. + +Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie; cette mélancolie +était d'autant plus sombre que, malgré van Baërle, les souvenirs de sa +pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu'il éprouvait. On en était +arrivé juste à cette époque du mois d'avril que les jardiniers les plus +experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes. Il +avait dit à Rosa: + +--Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre. + +Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le +temps était bon, l'atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait +à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d'avril qui, venant les +premiers, semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser +passer le temps de la plantation! Si à la douleur de ne pas voir la +jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été +planté trop tard, ou même pour n'avoir pas été planté du tout! + +De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire +et le manger. + +Ce fut ce qui arriva le quatrième jour. + +C'était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle +d'inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne +pouvoir retirer sa tête d'entre les barreaux, pour tâcher d'apercevoir à +gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet +confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l'espérance de +découvrir, à ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la +tulipe, ses deux amours brisées. + +Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius; à peine +celui-ci y avait-il touché. + +Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les +comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts. + +Cornélius ne s'était pas levé de la journée. + +--Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite; bon, je crois +que nous allons être débarrassés du savant. + +Rosa tressaillit. + +--Bah! fit Jacob, et comment cela? + +--Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus. +Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre +sera une bière. + +Rosa devint pâle comme la mort. + +--Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe. + +Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit +une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exerça à tracer des +lettres. + +Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu'à la fenêtre, Cornélius +aperçut un papier qu'on avait glissé sous la porte. + +Il s'élança sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une écriture qu'il eut +peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s'était améliorée +pendant cette absence de sept jours: + +«Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.» + +Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de +Cornélius, il n'en fut pas moins sensible à l'ironie. Ainsi, c'était +bien cela, Rosa n'était point malade, Rosa était blessée; ce n'était +point par force que Rosa ne venait plus, c'était volontairement qu'elle +restait éloignée de Cornélius. + +Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir +voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue. + +Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il +comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse +elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur +un papier pareil à celui qu'il avait reçu: + +«Ce n'est point l'inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade; +c'est le chagrin que j'éprouve de ne pas vous voir.» + +Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la +porte et écouta. + +Mais, avec quelque soin qu'il prêta l'oreille, il n'entendit ni le pas +ni le froissement de sa robe. + +Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une +caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots: + +--À demain. + +Demain, c'était le huitième jour. Pendant huit jours Cornélius et Rosa +ne s'étaient point vus. + + + + +XX + +Ce qui s'était passé pendant ces huit jours + + +Le lendemain en effet, à l'heure habituelle, van Baërle entendit gratter +à son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons +jours de leur amitié. + +On devine que Cornélius n'était pas loin de cette porte, à travers le +grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue +depuis trop longtemps. + +Rosa, qui l'attendait sa lampe à la main, ne put retenir un mouvement +quand elle vit le prisonnier si triste et si pâle. + +--Vous êtes souffrant, M. Cornélius? demanda-t-elle. + +--Oui, mademoiselle, répondit Cornélius, souffrant d'esprit et de corps. + +--J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon père m'a +dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai écrit pour vous +tranquilliser sur le sort du précieux objet de vos inquiétudes. + +--Et moi, dit Cornélius, je vous ai répondu. Je croyais, vous voyant +revenir, chère Rosa, que vous aviez reçu ma lettre. + +--C'est vrai, je l'ai reçue. + +--Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas +lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez +énormément profité sous le rapport de l'écriture. + +--En effet, j'ai non seulement reçu, mais lu votre billet. C'est pour +cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de +vous rendre à la santé. + +--Me rendre à la santé! s'écria Cornélius, mais vous avez donc quelque +bonne nouvelle à m'apprendre? + +Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux +brillants d'espoir. + +Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voulût pas le +comprendre, la jeune fille répondit gravement: + +--J'ai seulement à vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la +plus grave préoccupation que vous ayez. + +Rosa prononça ce peu de mots avec un accent glacé qui fit tressaillir +Cornélius. + +Le zélé tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de +l'indifférence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la +tulipe noire. + +--Ah! murmura Cornélius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit, +mon Dieu! que je ne songeais qu'à vous, que c'était vous seule que je +regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre +absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumière, la vie. + +Rosa sourit mélancoliquement. + +--Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger. + +Cornélius tressaillit malgré lui, et se laissa prendre au piège si c'en +était un. + +--Un si grand danger! s'écria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel? + +Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle +voulait était au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait +accepter celui-là avec sa faiblesse. + +--Oui, dit-elle, vous aviez deviné juste, le prétendant amoureux, le +Jacob, ne venait pas pour moi. + +--Et pour qui venait-il donc? demanda Cornélius avec anxiété. + +--Il venait pour la tulipe. + +--Oh! fit Cornélius pâlissant à cette nouvelle plus qu'il n'avait pâli +lorsque Rosa, se trompant, lui avait annoncé quinze jours auparavant que +Jacob venait pour elle. + +Rosa vit cette terreur, et Cornélius s'aperçut à l'expression de son +visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire. + +--Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bonté et +l'honnêteté de votre coeur. Vous, Dieu vous a donné la pensée, le +jugement, la force et le mouvement pour vous défendre, mais à ma pauvre +tulipe menacée, Dieu n'a rien donné de tout cela. + +Rosa ne répondit point à cette excuse du prisonnier et continua: + +--Du moment où cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais +reconnu pour Jacob, vous inquiétait, il m'inquiétait bien plus encore. +Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour où je vous ai +vu pour la dernière fois et où vous m'aviez dit... + +Cornélius l'interrompit. + +--Pardon, encore une fois, Rosa, s'écria-t-il. Ce que je vous ai dit, +j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai déjà demandé mon pardon, de cette +fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement? + +--Le lendemain de ce jour-là, reprit Rosa, me rappelant ce que vous +m'aviez dit... de la ruse à employer pour m'assurer si c'était moi ou la +tulipe que cet odieux homme suivait... + +--Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le haïssez bien cet homme. + +--Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert +depuis huit jours! + +--Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole, +Rosa. + +--Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc +au jardin, et m'avançai vers la plate-bande où je devais planter la +tulipe, tout en regardant derrière moi si, cette fois comme l'autre, +j'étais suivie. + +--Eh bien? demanda Cornélius. + +--Eh bien! la même ombre se glissa entre la porte et la muraille, et +disparut encore derrière les sureaux. + +--Vous fîtes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda +Cornélius, se rappelant dans tous les détails le conseil qu'il avait +donné à Rosa. + +--Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bêche +comme si je plantais le caïeu. + +--Et lui... lui... pendant ce temps? + +--Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre à travers les +branches des arbres. + +--Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornélius. + +--Puis, ce semblant d'opération achevé, je me retirai. + +--Mais derrière la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte +qu'à travers les fentes ou la serrure de cette porte vous pûtes voir ce +qu'il fit, vous une fois partie. + +--Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais +pas, puis il sortit à pas de loup de sa cachette, s'approcha de la +plate-bande par un long détour, puis arrivé enfin à son but, +c'est-à-dire en face de l'endroit où la terre était fraîchement remuée, +il s'arrêta d'un air indifférent, regarda de tous côtés, interrogea +chaque angle du jardin, interrogea chaque fenêtre des maisons voisines, +interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il était bien seul, +bien isolé, bien hors de la vue de tout le monde, il se précipita sur la +plate-bande, enfonça ses deux mains dans la terre molle, en enleva une +portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caïeu s'y +trouvait, recommença trois fois le même manège, et chaque fois avec une +action plus ardente, jusqu'à ce qu'enfin, commençant à comprendre qu'il +pouvait être dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le +dévorait, prit le râteau, égalisa le terrain pour le laisser à son +départ dans le même état où il se trouvait avant qu'il ne l'eût fouillé, +et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant +l'air innocent d'un promeneur ordinaire. + +--Oh! le misérable, murmura Cornélius, essuyant les gouttes de sueur qui +ruisselaient sur son front. Oh! le misérable, je l'avais deviné. Mais le +caïeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hélas! il est déjà un peu tard pour +le planter. + +--Le caïeu, il est depuis six jours en terre. + +--Où cela? comment cela? s'écria Cornélius. Oh! mon Dieu, quelle +imprudence! Où est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal +exposé? Ne risque-t-il pas de nous être volé par cet affreux Jacob? + +--Il ne risque pas de nous être volé, à moins que Jacob ne force la +porte de ma chambre. + +--Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Cornélius un peu +tranquillisé. Mais dans quelle terre, dans quel récipient? Vous ne le +faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de +Dordrecht qui s'entêtent à croire que l'eau peut remplacer la terre, +comme si l'eau, qui est composée de trente-trois parties d'oxygène et de +soixante-six parties d'hydrogène, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce +que je vous dis là, moi, Rosa! + +--Oui, c'est un peu savant pour moi, répondit, en souriant, la jeune +fille, je me contenterai donc de vous répondre, pour vous tranquilliser, +que votre caïeu n'est pas dans l'eau. + +--Ah! je respire. + +--Il est dans un bon pot de grès, juste de la largeur de la cruche où +vous aviez enterré le vôtre. Il est dans un terrain composé de trois +quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un +quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent à vous et à cet +infâme Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la +tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem! + +--Ah! maintenant, reste l'exposition. À quelle exposition est-il, Rosa? + +--Maintenant il a le soleil toute la journée, les jours où il y a du +soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus +chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Cornélius. Je +l'exposerai sur ma fenêtre au levant de huit heures du matin à onze +heures, et sur ma fenêtre du couchant depuis trois heures de +l'après-midi jusqu'à cinq. + +--Oh! c'est cela, c'est cela! s'écria Cornélius, et vous êtes un +jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma +tulipe va vous prendre tout votre temps. + +--Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma +fille. Je lui donne le temps que je donnerais à mon enfant, si j'étais +mère. Il n'y a qu'en devenant sa mère, ajouta Rosa en souriant, que je +puisse cesser de devenir sa rivale. + +--Bonne et chère Rosa! murmura Cornélius en jetant sur la jeune fille un +regard où il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui +consola un peu Rosa. + +Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornélius +avait cherché par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa: + +--Ainsi, reprit Cornélius, il y a déjà six jours que le caïeu est en +terre? + +--Six jours, oui, M. Cornélius, reprit la jeune fille. + +--Et il ne paraît pas encore? + +--Non, mais je crois que demain il paraîtra. + +--Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des +vôtres, n'est-ce pas? Je m'inquiète bien de la fille, comme vous disiez +tout à l'heure; mais je m'intéresse bien autrement à la mère. + +--Demain, dit Rosa en regardant Cornélius de côté, demain, je ne sais +pas si je pourrai. + +--Eh! mon Dieu! dit Cornélius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas +demain? + +--M. Cornélius, j'ai mille choses à faire. + +--Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornélius. + +--Oui, répondit Rosa, à aimer votre tulipe. + +--À vous aimer, Rosa. + +Rosa secoua la tête. + +Il se fit un nouveau silence. + +--Enfin, continua van Baërle, interrompant ce silence, tout change dans +la nature: aux fleurs du printemps succèdent d'autres fleurs, et l'on +voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les +giroflées, se poser avec le même amour sur les chèvrefeuilles, les +roses, les jasmins, les chrysanthèmes et les géraniums. + +--Que veut dire cela? demanda Rosa. + +--Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aimé à entendre le +récit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caressé la fleur de +notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fanée à l'ombre. Le jardin +des espérances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce +n'est pas comme ces beaux jardins à l'air libre et au soleil. Une fois +la moisson de mai faite, une fois le butin récolté, les abeilles comme +vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux +diaphanes ailes, passent entre les barreaux, désertent le froid, la +solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les +tièdes exhalaisons... le bonheur, enfin! + +Rosa regardait Cornélius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il +avait les yeux au ciel. + +Il continua avec un soupir: + +--Vous m'avez abandonné, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre +saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel +droit avais-je d'exiger votre fidélité? + +--Ma fidélité! s'écria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de +cacher plus longtemps à Cornélius cette rosée de perles qui roulait sur +ses joues; ma fidélité! je ne vous ai pas été fidèle, moi? + +--Hélas! est-ce m'être fidèle, s'écria Cornélius, que de me quitter, que +de me laisser mourir ici? + +--Mais, M. Cornélius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui +pouvait vous faire plaisir? ne m'occupé-je pas de votre tulipe? + +--De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mélange que +j'ai eue en ce monde. + +--Je ne vous reproche rien, M. Cornélius, sinon le seul chagrin profond +que j'aie ressenti depuis le jour où l'on vint me dire au Buitenhof que +vous alliez être mis à mort. + +--Cela vous déplaît, Rosa, ma douce Rosa, cela vous déplaît que j'aime +les fleurs. + +--Cela ne me déplaît pas que vous les aimiez, M. Cornélius; seulement +cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-même. + +--Ah! chère, chère bien-aimée, s'écria Cornélius, regardez mes mains +comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pâle, écoutez, +écoutez mon coeur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma +tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me +souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est +parce que--je ne sais si cela est vrai--, c'est parce qu'il me semble +que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la +chaleur de vos belles joues derrière le froid grillage. Rosa, mon amour, +rompez le caïeu de la tulipe noire, détruisez l'espoir de cette fleur, +éteignez la douce lumière de ce rêve chaste et charmant que je m'étais +habitué à faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux +grâces élégantes, aux caprices divins, ôtez-moi tout cela, fleur jalouse +des autres fleurs, ôtez-moi tout cela, mais ne m'ôtez point votre voix, +votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'ôtez pas le +feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui +caressait perpétuellement mon coeur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien +que je n'aime que vous. + +--Après la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tièdes +et caressantes consentaient enfin à se livrer à travers le grillage de +fer aux lèvres de Cornélius. + +--Avant tout, Rosa... + +--Faut-il que je vous croie? + +--Comme vous croyez en Dieu. + +--Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer? + +--Trop peu malheureusement, chère Rosa, mais cela vous engage, vous. + +--Moi, demanda Rosa, et à quoi cela m'engage-t-il? + +--À ne pas vous marier d'abord. + +Elle sourit. + +--Ah! voilà comme vous êtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez +une belle: vous ne pensez qu'à elle, vous ne rêvez que d'elle; vous êtes +condamné à mort, et en marchant à l'échafaud vous lui consacrez votre +dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le +sacrifice de mes rêves, de mon ambition. + +--Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornélius +cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme à laquelle +Rosa pût faire allusion. + +--Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire à la taille +souple, aux pieds fins, à la tête pleine de noblesse. Je parle de votre +fleur, enfin. + +Cornélius sourit. + +--Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre +amoureux, ou plutôt mon amoureux Jacob, vous êtes entourée de galants +qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit +des étudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, à +Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point +d'étudiants? + +--Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup même, dit Rosa. + +--Qui écrivent? + +--Qui écrivent. + +--Et maintenant que vous savez lire... + +Et Cornélius poussa un soupir en songeant que c'était à lui, pauvre +prisonnier, que Rosa devait le privilège de lire les billets doux +qu'elle recevait. + +--Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Cornélius, qu'en lisant les +billets qu'on m'écrit, qu'en examinant les galants qui se présentent, je +ne fais que suivre vos instructions. + +--Comment! mes instructions? + +--Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant à son +tour, oubliez-vous le testament écrit par vous, sur la Bible de M. +Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais +lire, je le relis tous les jours, et plutôt deux fois qu'une. Eh bien! +dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'épouser un beau jeune +homme de vingt-six à vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et +comme toute ma journée est consacrée à votre tulipe, il faut bien que +vous me laissiez le soir pour le trouver. + +--Ah! Rosa, le testament est fait dans la prévision de ma mort, et, +grâce au ciel, je suis vivant. + +--Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six à +vingt-huit ans, et je viendrai vous voir. + +--Ah! oui, Rosa, venez! venez! + +--Mais à une condition. + +--Elle est acceptée d'avance! + +--C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire. + +--Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa. + +--Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et, +comme par mégarde, elle approcha sa joue fraîche, si proche du grillage +que Cornélius put la toucher de ses lèvres. Rosa poussa un petit cri +plein d'amour et disparut. + + + + +XXI + +Le second caïeu + + +La nuit fut bonne et la journée du lendemain meilleure encore. + +Les jours précédents, la prison s'était alourdie, assombrie, abaissée; +elle pesait de tout son poids sur le pauvre prisonnier. Ses murs étaient +noirs, son air était froid, les barreaux étaient serrés à laisser passer +à peine le jour. + +Mais lorsque Cornélius se réveilla, un rayon de soleil matinal jouait +dans les barreaux; des pigeons fendaient l'air de leurs ailes étendues, +tandis que d'autres roucoulaient amoureusement sur le toit voisin de la +fenêtre encore fermée. + +Cornélius courut à cette fenêtre et l'ouvrit; il lui sembla que la vie, +la joie, presque la liberté, entraient avec ce rayon de soleil dans la +sombre chambre. + +C'est que l'amour y fleurissait et faisait fleurir chaque chose autour +de lui: l'amour, fleur du ciel bien autrement radieuse, bien autrement +parfumée que toutes les fleurs de la terre. + +Quand Gryphus entra dans la chambre du prisonnier, au lieu de le trouver +morose et couché comme les autres jours, il le trouva debout et chantant +un petit air d'opéra. + +--Hein! fit celui-ci. + +--Comment allons-nous, ce matin? dit Cornélius. + +Gryphus le regarda de travers. + +--Le chien, et M. Jacob, et notre belle Rosa, comment tout cela va-t-il? + +Gryphus grinça des dents. + +--Voilà votre déjeuner, dit-il. + +--Merci, ami Cerberus, fit le prisonnier; il arrive à temps, car j'ai +grand faim. + +--Ah! vous avez faim? dit Gryphus. + +--Tiens, pourquoi pas? demanda van Baërle. + +--Il paraît que la conspiration marche, dit Gryphus. + +--Quelle conspiration? demanda van Baërle. + +--Bon! on sait ce qu'on dit, mais on veillera, M. le savant; soyez +tranquille, on veillera. + +--Veillez, ami Gryphus! dit van Baërle, veillez! ma conspiration, comme +ma personne, est toute à votre service. + +--On verra cela à midi, dit Gryphus. + +Et il sortit. + +--À midi, répéta Cornélius, que veut-il dire? Soit, attendons midi; à +midi nous verrons. C'était facile à Cornélius d'attendre midi: Cornélius +attendait neuf heures. + +Midi sonna et l'on entendit dans l'escalier, non seulement le pas de +Gryphus, mais des pas de trois ou quatre soldats montant avec lui. + +La porte s'ouvrit, Gryphus entra, introduisit les hommes, et referma la +porte derrière eux. + +--Là! Maintenant, cherchons. + +On chercha dans les poches de Cornélius, entre sa veste et son gilet, +entre son gilet et sa chemise, entre sa chemise et sa chair; on ne +trouva rien. + +On chercha dans les draps, dans les matelas, dans la paillasse du lit; +on ne trouva rien. + +Ce fut alors que Cornélius se félicita de ne point avoir accepté le +troisième caïeu. Gryphus, dans cette perquisition, l'eût bien +certainement trouvé, si bien caché qu'il fût, et il l'eût traité comme +le premier. + +Au reste, jamais prisonnier n'assista d'un visage plus serein à une +perquisition faite dans son domicile. + +Gryphus se retira avec le crayon et les trois ou quatre feuilles de +papier blanc que Rosa avait donnés à Cornélius; ce fut le seul trophée +de l'expédition. + +À six heures, Gryphus revint, mais seul; Cornélius voulut l'adoucir; +mais Gryphus grogna, montra un croc qu'il avait dans le coin de la +bouche, et sortit à reculons, comme un homme qui a peur qu'on ne le +force. + +Cornélius éclata de rire. + +Ce qui fit que Gryphus, qui connaissait les auteurs, lui cria à travers +la grille: + +--C'est bon, c'est bon; rira bien qui rira le dernier. + +Celui qui devait rire le dernier, ce soir-là du moins, c'était +Cornélius, car Cornélius attendait Rosa. Rosa vint à neuf heures; mais +Rosa vint sans lanterne. Rosa n'avait plus besoin de lumière, elle +savait lire. + +Puis la lumière pouvait dénoncer Rosa, espionnée plus que jamais par +Jacob. + +Puis enfin, à la lumière on voyait trop la rougeur de Rosa lorsque Rosa +rougissait. + +De quoi parlèrent les deux jeunes gens ce soir-là? Des choses dont +parlent les amoureux au seuil d'une porte en France, de l'un et de +l'autre côté d'un balcon en Espagne, du haut en bas d'une terrasse en +Orient. + +Ils parlèrent de ces choses qui mettent des ailes au pied des heures, +qui ajoutent des plumes aux ailes du temps. + +Ils parlèrent de tout, excepté de la tulipe noire. + +Puis à dix heures, comme d'habitude, ils se quittèrent. + +Cornélius était heureux, aussi complètement heureux que peut l'être un +tulipier à qui on n'a point parlé de sa tulipe. + +Il trouvait Rosa jolie comme tous les Amours de la terre; il la trouvait +bonne, gracieuse, charmante. + +Mais pourquoi Rosa défendait-elle qu'on parlât tulipe? + +C'était un grand défaut qu'avait là Rosa. + +Cornélius se dit, en soupirant, que la femme n'était point parfaite. + +Une partie de la nuit, il médita sur cette imperfection. Ce qui veut +dire que tant qu'il veilla il pensa à Rosa. + +Une fois endormi, il rêva d'elle. + +Mais la Rosa des rêves était bien autrement parfaite que la Rosa de la +réalité. Non seulement celle-là parlait tulipe, mais encore celle-là +apportait à Cornélius une magnifique tulipe noire éclose dans un vase de +Chine. + +Cornélius se réveilla tout frissonnant de joie et en murmurant: + +--Rosa, Rosa, je t'aime. + +Et comme il faisait jour, Cornélius ne jugea point à propos de se +rendormir. + +Il resta donc toute la journée sur l'idée qu'il avait eue à son réveil. + +Ah! si Rosa eût parlé tulipe, Cornélius eût préféré Rosa à la reine +Sémiramis, à la reine Cléopâtre, à la reine Élisabeth, à la reine Anne +d'Autriche, c'est-à-dire aux plus grandes ou aux plus belles reines du +monde. + +Mais Rosa avait défendu sous peine de ne plus revenir, Rosa avait +défendu qu'avant trois jours on causât tulipe. + +C'était soixante-douze heures données à l'amant, c'est vrai; mais +c'était soixante-douze heures retranchées à l'horticulteur. + +Il est vrai que sur ces soixante-douze heures, trente-six étaient déjà +passées. + +Les trente-six autres passeraient bien vite, dix-huit à attendre, +dix-huit au souvenir. + +Rosa revint à la même heure; Cornélius supporta héroïquement sa +pénitence. C'eût été un pythagoricien très distingué que Cornélius, et +pourvu qu'on lui eût permis de demander une fois par jour des nouvelles +de sa tulipe, il fût bien resté cinq ans, selon les statuts de l'ordre, +sans parler d'autre chose. + +Au reste, la belle visiteuse comprenait bien que lorsqu'on commande d'un +côté, il faut céder de l'autre. Rosa laissait Cornélius tirer ses doigts +par le guichet; Rosa laissait Cornélius baiser ses cheveux à travers le +grillage. + +Pauvre enfant! toutes ces mignardises de l'amour étaient bien autrement +dangereuses pour elle que de parler tulipe. + +Elle comprit cela en rentrant chez elle, le coeur bondissant, les joues +ardentes, les lèvres sèches et les yeux humides. + +Aussi, le lendemain soir, après les premières paroles échangées, après +les premières caresses faites, elle regarda Cornélius à travers le +grillage, et dans la nuit, avec ce regard qu'on sent quand on ne le voit +pas: + +--Eh bien! dit-elle, elle a levé! + +--Elle a levé! quoi? qui? demanda Cornélius, n'osant croire que Rosa +abrégeât d'elle-même la durée de son épreuve. + +--La tulipe, dit Rosa. + +--Comment, s'écria Cornélius, vous permettez donc...? + +--Eh oui, dit Rosa d'un ton d'une mère tendre qui permet une joie à son +enfant. + +--Ah! Rosa! dit Cornélius en allongeant ses lèvres à travers le +grillage, dans l'espérance de toucher une joue, une main, un front, +quelque chose enfin. + +Il toucha mieux que tout cela, il toucha deux lèvres entr'ouvertes. + +Rosa poussa un petit cri. + +Cornélius comprit qu'il fallait se hâter de continuer la conversation; +il sentait que ce contact inattendu avait fort effarouché Rosa. + +--Levé bien droit? demanda-t-il. + +--Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa. + +--Et elle est bien haute? + +--Haute de deux pouces au moins. + +--Oh! Rosa ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite. + +--Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu'à elle. + +--Qu'à elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais être jaloux à mon +tour. + +--Eh! vous savez bien que penser à elle c'est penser à vous. Je ne la +perds pas de vue. De mon lit je la vois; en m'éveillant, c'est le +premier objet que je regarde; en m'endormant, le dernier objet que je +perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille près d'elle, car +depuis qu'elle est dans ma chambre, je ne quitte plus ma chambre. + +--Vous avez raison, Rosa c'est votre dot, vous savez. + +--Oui, et grâce à elle je pourrai épouser un jeune homme de vingt-six ou +vingt-huit ans que j'aimerai. + +--Taisez-vous, méchante. + +Et Cornélius parvint à saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit, +sinon changer de conversation, du moins succéder le silence au dialogue. +Ce soir-là, Cornélius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa +main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout à son +aise. À partir de ce moment, chaque jour amena un progrès dans la tulipe +et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'étaient les feuilles +qui s'étaient ouvertes, l'autre fois c'était la fleur elle-même qui +s'était nouée. À cette nouvelle, la joie de Cornélius fut grande, et ses +questions se succédèrent avec une rapidité qui témoignait de leur +importance. + +--Nouée! s'écria Cornélius, elle est nouée? + +--Elle est nouée, répéta Rosa. + +Cornélius chancela de joie et fut forcé de se retenir au guichet. + +--Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il. + +Puis revenant à Rosa: + +--L'ovale est-il régulier? le cylindre est-il plein? les pointes +sont-elles bien vertes? + +--L'ovale a près d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre +gonfle ses flancs, les pointes sont prêtes à s'entr'ouvrir. + +Cette nuit-là, Cornélius dormit peu: c'était un moment suprême que celui +où les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours après, Rosa annonçait +qu'elles étaient entr'ouvertes. + +--Entr'ouvertes, Rosa! s'écria Cornélius, l'involucrum est entr'ouvert! +Mais alors on voit donc, on peut distinguer déjà...? + +Et le prisonnier s'arrêta haletant. + +--Oui, répondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur +différente, mince comme un cheveu. + +--Et la couleur? fit Cornélius en tremblant. + +--Ah! répondit Rosa, c'est bien foncé. + +--Brun! + +--Oh! plus foncé. + +--Plus foncé, bonne Rosa, plus foncé! merci. Foncé comme l'ébène, foncé +comme... + +--Foncé comme l'encre avec laquelle je vous ai écrit. + +Cornélius poussa un cri de joie folle. + +Puis s'arrêtant tout à coup: + +--Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse +vous être comparé, Rosa. + +--Vraiment! dit Rosa, souriant à cette exaltation. + +--Rosa, vous avez tant travaillé, Rosa, vous avez tant fait pour moi; +Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire! Rosa, Rosa, +vous êtes ce que Dieu a créé de plus parfait sur la terre! + +--Après la tulipe cependant? + +--Ah! taisez-vous, mauvaise; taisez-vous! Par pitié, ne me gâtez pas ma +joie! Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est à ce point, dans deux +ou trois jours au plus tard elle va fleurir? + +--Demain ou après-demain, oui. + +--Oh! et je ne la verrai pas, s'écria Cornélius, en se renversant en +arrière, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit +adorer, comme je baise vos mains, Rosa, comme je baise vos cheveux, +comme je baise vos joues, quand par hasard elles se trouvent à portée du +guichet. + +Rosa approcha sa joue, non point par hasard, mais avec volonté; les +lèvres du jeune homme s'y collèrent avidement. + +--Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa. + +--Ah! non! non! Sitôt qu'elle sera ouverte, mettez-la bien à l'ombre, +Rosa, et à l'instant même, à l'instant, envoyez à Harlem prévenir le +président de la société d'horticulture que la grande tulipe noire est +fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous +trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa? + +Rosa sourit. + +--Oh oui! dit-elle. + +--Assez? demanda Cornélius. + +--J'ai trois cents florins. + +--Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il +vous faut envoyer, c'est vous-même, vous-même, Rosa, qui devez aller à +Harlem. + +--Mais pendant ce temps, la fleur?... + +--Oh! la fleur, vous l'emporterez. Vous comprenez bien qu'il ne faut pas +vous séparer d'elle un instant. + +--Mais en ne me séparant point d'elle, je me sépare de vous, M. +Cornélius, dit Rosa attristée. + +--Ah! c'est vrai, ma douce, ma chère Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont +méchants! Que leur ai-je donc fait? et pourquoi m'ont-ils privé de la +liberté? Vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh +bien, vous enverrez quelqu'un à Harlem, voilà; ma foi, le miracle est +assez grand pour que le président se dérange; il viendra lui-même à +Loewestein chercher la tulipe. + +Puis, s'arrêtant tout à coup et d'une voix tremblante: + +--Rosa! murmura Cornélius, Rosa! si elle allait ne pas être noire? + +--Dame! vous le saurez demain ou après-demain soir. + +--Attendre jusqu'au soir pour savoir cela, Rosa!... Je mourrai +d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal? + +--Je ferai mieux. + +--Que ferez-vous? + +--Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous +le dire moi-même. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous +glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre +la première et la deuxième inspection de mon père. + +--Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annonçant cette nouvelle, +c'est-à-dire un double bonheur. + +--Voilà dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte. + +--Oui! oui! dit Cornélius, oui! allez, Rosa, allez! + +Rosa se retira presque triste. + +Cornélius l'avait presque renvoyée. + +Il est vrai que c'était pour veiller sur la tulipe noire. + + + + +XXII + +Épanouissement + + +La nuit s'écoula bien douce, mais en même temps bien agitée pour +Cornélius. À chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa +l'appelait; il s'éveillait en sursaut, il allait à la porte, il +approchait son visage du guichet; le guichet était solitaire, le +corridor était vide. + +Sans doute Rosa veillait de son côté; mais plus heureuse que lui, elle +veillait sur la tulipe; elle avait là sous ses yeux la noble fleur, +cette merveille des merveilles, non seulement inconnue encore, mais crue +impossible. + +Que dirait le monde lorsqu'il apprendrait que la tulipe noire était +trouvée, qu'elle existait, et que c'était van Baërle le prisonnier qui +l'avait trouvée? + +Comme Cornélius eût envoyé loin de lui un homme qui fût venu lui +proposer la liberté en échange de sa tulipe! + +Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'était pas fleurie encore. + +La journée passa comme la nuit. + +La nuit vint, et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa légère comme un oiseau. + +--Eh bien? demanda Cornélius. + +--Eh bien! tout va à merveille. Cette nuit sans faute votre tulipe +fleurira! + +--Et fleurira noire? + +--Noire comme du jais. + +--Sans une seule tache d'une autre couleur? + +--Sans une seule tache. + +--Bonté du Ciel! Rosa, j'ai passé la nuit à rêver, à vous d'abord... + +Rosa fit un petit signe d'incrédulité. + +--Puis à ce que nous devions faire. + +--Eh bien? + +--Eh bien! voilà ce que j'ai décidé. La tulipe fleurie, quand il sera +constaté qu'elle est noire et parfaitement noire, il vous faut trouver +un messager. + +--Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouvé. + +--Un messager sûr? + +--Un messager dont je réponds, un de mes amoureux. + +--Ce n'est pas Jacob, j'espère? + +--Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un garçon +alerte, de vingt-cinq à vingt-six ans. + +--Diable! + +--Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'âge, puisque +vous-même vous avez fixé l'âge de vingt-six à vingt-huit ans. + +--Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme? + +--Comme sur moi, il se jetterait de son bateau dans le Wahal ou dans la +Meuse, à mon choix, si je le lui ordonnais. + +--Eh bien, Rosa, en dix heures ce garçon peut être à Harlem; vous me +donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de +l'encre, et j'écrirai, ou plutôt vous écrirez, vous; moi, pauvre +prisonnier, peut-être verrait-on, comme voit votre père, une +conspiration là-dessous. Vous écrirez au président de la société +d'horticulture, et, j'en suis certain, le président viendra. + +--Mais s'il tarde? + +--Supposez qu'il tarde un jour, deux jours même; mais c'est impossible, +un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une +minute, pas une seconde à se mettre en route pour voir la huitième +merveille du monde. Mais, comme je le disais, tardât-il un jour, +tardât-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La +tulipe vue par le président, le procès-verbal dressé par lui, tout est +dit, vous gardez un double du procès-verbal, Rosa, et vous lui confiez +la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-mêmes, Rosa, elle n'eût +quitté mes bras que pour passer dans les vôtres; mais c'est un rêve +auquel il ne faut pas songer, continua Cornélius en soupirant; d'autres +yeux la verront défleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que ne la voie le +président, ne la laissez voir à personne. La tulipe noire, bon Dieu! si +quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!... + +--Oh! + +--Ne m'avez-vous pas dit vous-même ce que vous craignez à l'endroit de +votre amoureux Jacob? On vole bien un florin, pourquoi n'en volerait-on +pas cent mille? + +--Je veillerai, allez, soyez tranquille. + +--Si pendant que vous êtes ici elle allait s'ouvrir? + +--La capricieuse en est bien capable, dit Rosa. + +--Si vous la trouviez ouverte en rentrant? + +--Eh bien? + +--Ah! Rosa, du moment où elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura +pas un moment à perdre pour prévenir le président. + +--Et vous prévenir, vous. Oui, je comprends. + +Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence à comprendre +une faiblesse, sinon à s'y habituer. + +--Je retourne auprès de la tulipe, M. van Baërle, et aussitôt ouverte, +vous êtes prévenu; aussitôt vous prévenu, le messager part. + +--Rosa, Rosa, je ne sais plus à quelle merveille du ciel ou de la terre +vous comparer. + +--Comparez-moi à la tulipe noire, M. Cornélius, et je serai bien +flattée, je vous jure; disons-nous donc au revoir, M. Cornélius. + +--Oh! dites: Au revoir, mon ami. + +--Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consolée. + +--Dites: Mon ami bien-aimé. + +--Oh! mon ami... + +--Bien-aimé, Rosa, je vous en supplie, bien-aimé, bien-aimé, n'est-ce +pas? + +--Bien-aimé, oui, bien-aimé, fit Rosa palpitante, enivrée, folle de +joie. + +--Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aimé, dites aussi bienheureux, +dites heureux comme jamais homme n'a été heureux et béni sous le ciel. +Il ne me manque qu'une chose, Rosa. + +--Laquelle? + +--Votre joue, votre joue fraîche, votre joue rose, votre joue veloutée. +Oh! Rosa, de votre volonté, non plus par surprise, non plus par +accident, Rosa. Ah! + +Le prisonnier acheva sa prière dans un soupir; il venait de rencontrer +les lèvres de la jeune fille, non plus par accident, non plus par +surprise, comme cent ans plus tard Saint-Preux devait rencontrer les +lèvres de Julie. + +Rosa s'enfuit. Cornélius resta l'âme suspendue à ses lèvres, le visage +collé au guichet. Cornélius étouffait de joie et de bonheur, il ouvrit +sa fenêtre et contempla longtemps, avec un coeur gonflé de joie, l'azur +sans nuages du ciel, la lune qui argentait le double fleuve, ruisselant +par-delà les collines. Il se remplit les poumons d'air généreux et pur, +l'esprit de douces idées, l'âme de reconnaissance et d'admiration +religieuse. + +--Oh! vous êtes toujours là-haut, mon Dieu! s'écria-t-il à demi +prosterné, les yeux ardemment tendus vers les étoiles; pardonnez-moi +d'avoir presque douté de vous ces jours derniers; vous vous cachiez +derrière vos nuages, et un instant j'ai cessé de vous voir, Dieu bon, +Dieu éternel, Dieu miséricordieux! Mais aujourd'hui, mais ce soir, mais +cette nuit, oh! je vous vois tout entier dans le miroir de vos cieux et +surtout dans le miroir de mon coeur. + +Il était guéri, le pauvre malade, il était libre, le pauvre prisonnier! + +Pendant une partie de la nuit Cornélius demeura suspendu aux barreaux de +sa fenêtre, l'oreille au guet, concentrant ses cinq sens en un seul, ou +plutôt en deux seulement: il regardait et écoutait. + +Il regardait le ciel, il écoutait la terre. + +Puis, l'oeil tourné de temps en temps vers le corridor: + +--Là-bas, disait-il, est Rosa, Rosa qui veille comme moi, comme moi +attendant de minute en minute. Là-bas, sous les yeux de Rosa, est la +fleur mystérieuse, qui vit, qui s'entr'ouvre, qui s'ouvre; peut-être en +ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts délicats +et tiédis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-être touche-t-elle de +ses lèvres son calice entr'ouvert. Effleure-le avec précaution, Rosa. +Rosa, tes lèvres brûlent. Peut-être en ce moment, mes deux amours se +caressent-ils sous le regard de Dieu. + +En ce moment, une étoile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui +séparait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein. + +Cornélius tressaillit. + +--Ah! dit-il, voilà Dieu qui envoie une âme à ma fleur. Et comme s'il +eût deviné juste, presque au même moment, le prisonnier entendit dans le +corridor des pas légers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une +robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui +disait: + +--Cornélius, mon ami, mon ami bien-aimé et bien heureux, venez, venez +vite. + +Cornélius ne fit qu'un bon de la croisée au guichet. Cette fois encore +ses lèvres rencontrèrent les lèvres murmurantes de Rosa, qui lui dit +dans un baiser: + +--Elle est ouverte, elle est noire, la voilà! + +--Comment, la voilà! s'écria Cornélius, détachant ses lèvres des lèvres +de la jeune fille. + +--Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande +joie: la voilà, tenez. + +Et, d'une main, elle leva à la hauteur du guichet, une petite lanterne +sourde, qu'elle venait de faire lumineuse; tandis qu'à la même hauteur +elle levait, de l'autre, la miraculeuse tulipe. + +Cornélius jeta un cri et pensa s'évanouir. + +--Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me récompensez de mon +innocence et de ma captivité, puisque vous avez fait pousser ces deux +fleurs au guichet de ma prison. + +--Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrassée tout à l'heure. + +Cornélius retenant son haleine toucha du bout des lèvres la pointe de la +fleur, et jamais baiser donné aux lèvres d'une femme, fût-ce aux lèvres +de Rosa, ne lui entra si profondément dans le coeur. + +La tulipe était belle, splendide, magnifique; sa tige avait plus de +dix-huit pouces de hauteur; elle s'élançait du sein de quatre feuilles +vertes, lisses, droites comme des fers de lance; sa fleur tout entière +était noire et brillante comme du jais. + +--Rosa, dit Cornélius tout haletant, Rosa, plus un instant à perdre, il +faut écrire la lettre. + +--Elle est écrite, mon bien-aimé Cornélius, dit Rosa. + +--En vérité! + +--Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'écrivais, moi, car je ne voulais +pas qu'un seul instant fût perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous +la trouvez bien. + +Cornélius prit la lettre et lut, sur une écriture qui avait encore fait +de grands progrès depuis le petit mot qu'il avait reçu de Rosa: + + «Monsieur le président, + +«La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-être. Aussitôt +ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-même +en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la +fille du geôlier Gryphus, presque aussi prisonnière que les prisonniers +de mon père. Je ne pourrai donc vous porter cette merveille. C'est +pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-même. + +«Mon désir est qu'elle s'appelle _Rosa Baërlensis_. + +«Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire... Venez M. le +président, venez. + +«J'ai l'honneur d'être votre humble servante. + + «ROSA GRYPHUS.» + +--C'est cela, c'est cela, chère Rosa. Cette lettre est à merveille. Je +ne l'eusse point écrite avec cette simplicité. Au congrès, vous donnerez +tous les renseignements qui vous seront demandés. On saura comment la +tulipe a été créée, à combien de soins, de veilles, de craintes, elle a +donné lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant à perdre... Le +messager! le messager! + +--Comment s'appelle le président? + +--Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer +van Herysen, le bourgmestre de Harlem... Donnez, Rosa, donnez. + +Et, d'une main tremblante, Cornélius écrivit sur la lettre: + + «À mynheer Peters van Herysen, bourgmestre et président de la Société + horticole de Harlem.» + +--Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Cornélius; et mettons-nous sous +la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gardés. + + + + +XXIII + +L'envieux + + +En effet, les pauvres jeunes gens avaient grand besoin d'être gardés par +la protection directe du Seigneur. + +Jamais ils n'avaient été si près du désespoir que dans ce moment même où +ils croyaient être certains de leur bonheur. + +Nous ne douterons point de l'intelligence de notre lecteur à ce point de +douter qu'il n'ait reconnu dans Jacob, notre ancien ami, ou plutôt notre +ancien ennemi, Isaac Boxtel. + +Le lecteur a donc deviné que Boxtel avait suivi du Buitenhof à +Loewestein l'objet de son amour et l'objet de sa haine: + +La tulipe noire et Cornélius van Baërle. + +Ce que tout autre tulipier et qu'un tulipier envieux n'eût jamais pu +découvrir, c'est-à-dire l'existence des caïeux et les ambitions du +prisonnier, l'envie l'avait fait, sinon découvrir, du moins deviner à +Boxtel. + +Nous l'avons vu, plus heureux sous le nom de Jacob que sous le nom +d'Isaac, faire amitié avec Gryphus, dont il arrosa la reconnaissance et +l'hospitalité pendant quelques mois avec le meilleur genièvre que l'on +eût jamais fabriqué du Texel à Anvers. + +Il endormit ses défiances; car nous l'avons vu, le vieux Gryphus était +défiant; il endormit ses défiances, disons-nous, en le flattant d'une +alliance avec Rosa. + +Il caressa en outre ses instincts de geôlier, après avoir flatté son +orgueil de père. Il caressa ses instincts de geôlier en lui peignant +sous les plus sombres couleurs le savant prisonnier que Gryphus tenait +sous ses verrous, et qui, au dire du faux Jacob, avait passé un pacte +avec Satan pour nuire à Son Altesse le prince d'Orange. + +Il avait d'abord aussi bien réussi près de Rosa, non pas en lui +inspirant des sentiments sympathiques--Rosa avait toujours fort peu aimé +mynheer Jacob--, mais en lui parlant mariage et passion folle, il avait +d'abord éteint tous les soupçons qu'elle eût pu avoir. + +Nous avons vu comment son imprudence à suivre Rosa dans le jardin +l'avait dénoncé aux yeux de la jeune fille, et comment les craintes +instinctives de Cornélius avaient mis les deux jeunes gens en garde +contre lui. + +Ce qui avait surtout inspiré des inquiétudes au prisonnier--notre +lecteur doit se rappeler cela--c'est cette grande colère dans laquelle +Jacob était entré contre Gryphus, à propos du caïeu écrasé. + +En ce moment, cette rage était d'autant plus grande, que Boxtel +soupçonnait bien Cornélius d'avoir un second caïeu, mais n'en était rien +moins que sûr. + +Ce fut alors qu'il épia Rosa et la suivit non seulement au jardin, mais +encore dans les corridors. Seulement, comme cette fois il la suivait +dans la nuit et nu-pieds, il ne fut ni vu ni entendu, excepté cette fois +où Rosa crut avoir vu passer quelque chose comme une ombre dans +l'escalier. + +Mais il était trop tard, Boxtel avait appris, de la bouche même du +prisonnier, l'existence du second caïeu. + +Dupe de la ruse de Rosa, qui avait fait semblant de l'enfouir dans la +plate-bande, et ne doutant pas que cette petite comédie n'eût été jouée +pour le forcer à se trahir, il redoubla de précautions et mit en jeu +toutes les ruses de son esprit pour continuer à épier les autres sans +être épié lui-même. + +Il vit Rosa transporter un grand pot de faïence de la cuisine de son +père dans sa chambre. + +Il vit Rosa laver, à grande eau, ses belles mains pleines de terre +qu'elle avait pétrie pour préparer à la tulipe le meilleur lit possible. + +Enfin il loua, dans un grenier, une petite chambre juste en face de la +fenêtre de Rosa, assez éloignée pour qu'on ne pût pas le reconnaître à +l'oeil nu, mais assez proche pour qu'à l'aide de son télescope il pût +suivre tout ce qui se passait à Loewestein dans la chambre de la jeune +fille, comme il avait suivi à Dordrecht tout ce qui se passait dans le +séchoir de Cornélius. + +Il n'était pas installé depuis trois jours dans son grenier, qu'il +n'avait plus aucun doute. + +Dès le matin au soleil levant, le pot de faïence était sur la fenêtre, +et pareille à ces charmantes femmes de Miéris et de Metzu, Rosa +apparaissait à cette fenêtre encadrée par les premiers rameaux +verdissants de la vigne vierge et du chèvrefeuille. + +Rosa regardait le pot de faïence d'un oeil qui dénonçait à Boxtel la +valeur réelle de l'objet renfermé dans le pot. + +Ce que renfermait le pot, c'était donc le deuxième caïeu, c'est-à-dire +la suprême espérance du prisonnier. + +Lorsque les nuits menaçaient d'être trop froides, Rosa rentrait le pot +de faïence. + +C'était bien cela: elle suivait les instructions de Cornélius, qui +craignait que le caïeu ne fût gelé. + +Quand le soleil devint plus chaud, Rosa rentrait le pot de faïence +depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi. + +C'était bien cela encore: Cornélius craignait que la terre ne fût +desséchée. + +Mais quand la lance de la fleur sortit de terre, Boxtel fut convaincu +tout à fait; elle n'était pas haute d'un pouce que, grâce à son +télescope, l'envieux n'avait plus de doute. + +Cornélius possédait deux caïeux, et le second caïeu était confié à +l'amour et aux soins de Rosa. + +Car, on le pense bien, l'amour des deux jeunes gens n'avait point +échappé à Boxtel. + +C'était donc ce second caïeu qu'il fallait trouver moyen d'enlever aux +soins de Rosa et à l'amour de Cornélius. + +Seulement, ce n'était pas chose facile. + +Rosa veillait sa tulipe comme une mère veillerait son enfant; mieux que +cela, comme une colombe couve ses oeufs. + +Rosa ne quittait pas la chambre de la journée; il y avait plus, chose +étrange! Rosa ne quittait plus sa chambre le soir. + +Pendant sept jours, Boxtel épia inutilement Rosa; Rosa ne sortit point +de sa chambre. + +C'était pendant les sept jours de brouille qui rendirent Cornélius si +malheureux, en lui enlevant à la fois toute nouvelle de Rosa et de sa +tulipe. + +Rosa allait-elle bouder éternellement Cornélius? Cela eût rendu le vol +bien autrement difficile que ne l'avait cru d'abord mynheer Isaac. + +Nous disons vol, car Isaac s'était tout simplement arrêté à ce projet de +voler la tulipe; et, comme elle poussait dans le plus profond mystère, +comme les deux jeunes gens cachaient son existence à tout le monde, +comme on le croirait plutôt, lui, tulipier reconnu, qu'une jeune fille +étrangère à tous les détails de l'horticulture ou qu'un prisonnier +condamné pour crime de haute trahison, gardé, surveillé, épié, et qui +réclamerait mal du fond de son cachot; d'ailleurs, comme il serait +possesseur de la tulipe et qu'en fait de meubles et autres objets +transportables, la possession fait foi de la propriété, il obtiendrait +bien certainement le prix et serait bien certainement couronné en place +de Cornélius, et la tulipe, au lieu de s'appeler _tulipa nigra +Barlænsis_, s'appellerait _tulipa nigra Boxtellensis_ ou _Boxtellea_. + +Mynheer Isaac n'était point encore fixé sur celui de ces deux noms qu'il +donnerait à la tulipe noire; mais comme tous deux signifiaient la même +chose, ce n'était point là le point important. + +Le point important, c'était de voler la tulipe. + +Mais, pour que Boxtel pût voler la tulipe, il fallait que Rosa sortît de +sa chambre. + +Aussi, fût-ce avec une véritable joie que Jacob ou Isaac, comme on +voudra, vit reprendre les rendez-vous accoutumés du soir. + +Il commença par profiter de l'absence de Rosa pour étudier sa porte. + +La porte fermait bien et à double tour, au moyen d'une serrure simple, +mais dont Rosa seule avait la clef. + +Boxtel eut l'idée de voler la clef à Rosa, mais outre que ce n'était pas +chose facile que de fouiller dans la poche de la jeune fille, Rosa +s'apercevant qu'elle avait perdu sa clef faisait changer la serrure, ne +sortait pas de sa chambre que la serrure ne fût changée, et Boxtel avait +commis un crime inutile. + +Mieux valait donc employer un autre moyen. + +Boxtel réunit toutes les clefs qu'il put trouver, et pendant que Rosa et +Cornélius passaient au guichet une de leurs heures fortunées, il les +essaya toutes. + +Deux entrèrent dans la serrure, une des deux fit le premier tour et ne +s'arrêta qu'au second. + +Il n'y avait donc que peu de chose à faire à cette clef. + +Boxtel l'enduisit d'une légère couche de cire et renouvela l'expérience. + +L'obstacle que la clef avait rencontré au second tour avait laissé son +empreinte sur la cire. + +Boxtel n'eût qu'à suivre cette empreinte avec le mordant d'une lime à la +lame étroite comme celle d'un couteau. + +Avec deux autres jours de travail, Boxtel mena sa clef à la perfection. + +La porte de Rosa s'ouvrit sans bruit, sans efforts, et Boxtel se trouva +dans la chambre de la jeune fille, seul à seul avec la tulipe. + +La première action condamnable de Boxtel avait été de passer par-dessus +un mur pour déterrer la tulipe; la seconde avait été de pénétrer dans le +séchoir de Cornélius par une fenêtre ouverte; la troisième de +s'introduire dans la chambre de Rosa avec une fausse clef. + +On le voit, l'envie faisait faire à Boxtel des pas rapides dans la +carrière du crime. + +Boxtel se trouva donc seul à seul avec la tulipe. + +Un voleur ordinaire eût mit le pot sous son bras et l'eût emporté. + +Mais Boxtel n'était point un voleur ordinaire, et il réfléchit. + +Il réfléchit en regardant la tulipe, à l'aide de sa lanterne sourde, +qu'elle n'était pas encore assez avancée pour lui donner la certitude +qu'elle fleurirait noire, quoique les apparences offrissent toute +probabilité. + +Il réfléchit que si elle ne fleurissait pas noire, ou que, si elle +fleurissait avec une tache quelconque, il aurait fait un vol inutile. + +Il réfléchit que le bruit de ce vol se répandrait, que l'on +soupçonnerait le voleur, d'après ce qui s'était passé dans le jardin, +que l'on ferait des recherches, et que, si bien qu'il cachât la tulipe, +il serait possible de la retrouver. + +Il réfléchit que, cachât-il la tulipe de façon à ce qu'elle ne fût pas +retrouvée, il pourrait, dans tous les transports qu'elle serait obligée +de subir, lui arriver malheur. + +Il réfléchit enfin que mieux valait, puisqu'il avait une clef de la +chambre de Rosa et pouvait y entrer quand il voulait, il réfléchit qu'il +valait mieux attendre la floraison, la prendre une heure avant qu'elle +s'ouvrît, ou une heure après qu'elle serait ouverte, et partir à +l'instant même sans retard pour Harlem, où, avant qu'on eût même +réclamé, la tulipe serait devant les juges. + +Alors, ce serait celui ou celle qui réclamerait que Boxtel accuserait de +vol. + +C'était un plan bien conçu et digne en tout point de celui qui le +concevait. + +Ainsi tous les soirs, pendant cette douce heure que les jeunes gens +passaient au guichet de la prison, Boxtel entrait dans la chambre de la +jeune fille, non pas pour violer le sanctuaire de virginité, mais pour +suivre les progrès que faisait la tulipe noire dans sa floraison. + +Le soir où nous sommes arrivés, il allait entrer comme les autres soirs; +mais, nous l'avons vu, les jeunes gens n'avaient échangé que quelques +paroles, et Cornélius avait renvoyé Rosa pour veiller sur la tulipe. + +En voyant Rosa entrer dans sa chambre, dix minutes après en être sortie, +Boxtel comprit que la tulipe avait fleuri ou allait fleurir. + +C'était donc pendant cette nuit-là que la grande partie allait se jouer; +aussi Boxtel se présenta-t-il chez Gryphus avec une provision de +genièvre double de coutume, c'est-à-dire avec une bouteille dans chaque +poche. + +Gryphus gris, Boxtel était maître de la maison à peu près. + +À onze heures, Gryphus était ivre mort. À deux heures du matin, Boxtel +vit sortir Rosa de sa chambre, mais visiblement elle tenait dans ses +bras un objet qu'elle portait avec précaution. + +Cet objet, c'était sans aucun doute la tulipe noire qui venait de +fleurir. + +Mais qu'allait-elle en faire? + +Allait-elle à l'instant même partir pour Harlem avec elle? + +Il n'était pas possible qu'une jeune fille entreprît seule, la nuit, un +pareil voyage. + +Allait-elle seulement montrer la tulipe à Cornélius? C'était probable. + +Il suivit Rosa pieds nus et sur la pointe du pied. + +Il la vit s'approcher du guichet. + +Il l'entendit appeler Cornélius. + +À la lueur de la lanterne sourde, il vit la tulipe ouverte, noire comme +la nuit dans laquelle il était caché. + +Il entendit tout le projet arrêté entre Cornélius et Rosa d'envoyer un +messager à Harlem. + +Il vit les lèvres des deux jeunes gens se toucher, puis il entendit +Cornélius renvoyer Rosa. + +Il vit Rosa éteindre la lanterne sourde et reprendre le chemin de sa +chambre. + +Il la vit rentrer dans sa chambre. + +Puis il la vit, dix minutes après, sortir de sa chambre et en fermer +avec soin la porte à double clef. + +Pourquoi fermait-elle cette porte avec tant de soin? C'est que derrière +cette porte elle enfermait la tulipe noire. + +Boxtel, qui voyait tout cela caché sur le palier de l'étage supérieur à +la chambre de Rosa, descendit une marche de son étage à lui, lorsque +Rosa descendait une marche du sien. + +De sorte que, lorsque Rosa touchait la dernière marche de l'escalier, de +son pied léger, Boxtel, d'une main plus légère encore, touchait la +serrure de la chambre de Rosa avec sa main. + +Et dans cette main, on doit le comprendre, était la fausse clef qui +ouvrait la porte de Rosa, ni plus ni moins facilement que la vraie. + +Voilà pourquoi nous avons dit au commencement de ce chapitre que les +pauvres jeunes gens avaient bien besoin d'être gardés par la protection +directe du Seigneur. + + + + +XXIV + +Où la tulipe noire change de maître + + +Cornélius était resté à l'endroit où l'avait laissé Rosa, cherchant +presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son +bonheur. + +Une demi-heure s'écoula. + +Déjà les premiers rayons du jour entraient, bleuâtres et frais, à +travers les barreaux de la fenêtre dans la prison de Cornélius, +lorsqu'il tressaillit tout à coup à des pas qui montaient l'escalier et +à des cris qui se rapprochaient de lui. + +Presque au même moment, son visage se trouva en face du visage pâle et +décomposé de Rosa. + +Il recula, pâlissant lui-même d'effroi. + +--Cornélius! Cornélius! s'écria celle-ci haletante. + +--Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier. + +--Cornélius! la tulipe... + +--Eh bien?... + +--Comment vous dire cela? + +--Dites, dites, Rosa. + +--On nous l'a prise, on nous l'a volée. + +--On nous l'a prise, on nous l'a volée! s'écria Cornélius. + +--Oui, dit Rosa en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui, +prise, volée! + +Et, malgré elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses +genoux. + +--Mais comment cela? demanda Cornélius. Dites-moi, expliquez-moi... + +--Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus +dire: Mon bien-aimé. + +--Vous l'avez laissée seule! dit Cornélius avec un accent lamentable. + +--Un seul instant, pour aller prévenir notre messager qui demeure à +cinquante pas à peine, sur le bord du Wahal. + +--Et pendant ce temps, malgré mes recommandations, vous avez laissé la +clef à la porte, malheureuse enfant! + +--Non, non, non, la clef ne m'a point quittée; je l'ai constamment tenue +dans ma main, la serrant comme si j'eusse eu peur qu'elle ne m'échappât. + +--Mais alors comment cela se fait-il? + +--Le sais-je moi-même? J'avais donné la lettre à mon messager; mon +messager était parti devant moi; je rentre, la porte était fermée; +chaque chose était à sa place dans ma chambre, excepté la tulipe qui +avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procuré une clef de ma +chambre, ou en ait fait faire une fausse. + +Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Cornélius, immobile, +les traits altérés, écoutait presque sans comprendre, murmurant +seulement: + +--Volée, volée, volée! Je suis perdu. + +--Oh! M. Cornélius, grâce! grâce! criait Rosa, j'en mourrai. + +À cette menace de Rosa, Cornélius saisit les grilles du guichet, et les +étreignant avec fureur: + +--Rosa, s'écria-t-il, on nous a volés, c'est vrai, mais faut-il nous +laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mais réparable +peut-être, Rosa; nous connaissons le voleur. + +--Hélas! comment voulez-vous que je vous dise positivement? + +--Oh! je vous le dis, moi, c'est cet infâme Jacob. Le laisserons-nous +porter à Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles, +l'enfant de notre amour. Rosa, il faut le poursuivre, il faut le +rejoindre! + +--Mais comment faire tout cela, mon ami, sans découvrir à mon père que +nous étions d'intelligence? Comment, moi, une femme si peu libre, si peu +habile, comment parviendrai-je à ce but, que vous-même n'atteindriez +peut-être pas? + +--Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins +pas. Vous verrez si je ne découvre pas le voleur; vous verrez si je ne +lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier +grâce! + +--Hélas! dit Rosa en éclatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je +les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis +longtemps? + +--Votre père les a; votre infâme père, le bourreau qui m'a déjà écrasé +le premier caïeu de ma tulipe. Oh, le misérable, le misérable! il est +complice de Jacob. + +--Plus bas, plus bas, au nom du Ciel! + +--Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'écria Cornélius au paroxysme de +la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans +la prison. + +--Mon ami, par pitié. + +--Je vous dis, Rosa, que je vais démolir le cachot pierre à pierre. + +Et l'infortuné, de ses deux mains, dont la colère décuplait les forces, +ébranlait la porte à grand bruit, peu soucieux des éclats de sa voix qui +s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier. + +Rosa, épouvantée, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse +tempête. + +--Je vous dis que je tuerai l'infâme Gryphus, hurlait van Baërle; je +vous dis que je verserai son sang, comme il a versé celui de ma tulipe +noire. + +Le malheureux commençait à devenir fou. + +--Eh bien, oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui, +je lui prendrai ses clefs, oui, je vous ouvrirai; oui, mais calmez-vous, +mon Cornélius. + +Elle n'acheva point, un hurlement poussé devant elle interrompit sa +phrase. + +--Mon père! s'écria Rosa. + +--Gryphus! rugit van Baërle, ah! scélérat! + +Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, était monté sans qu'on pût +l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet. + +--Ah! vous me prendrez mes clefs, dit-il d'une voix étouffée par la +colère. Ah! cet infâme, ce monstre, ce conspirateur à pendre est votre +Cornélius! Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'État. C'est +bon! + +Rosa frappa dans ses deux mains avec désespoir. + +--Oh! continua Gryphus, passant de l'accent fiévreux de la colère à la +froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah! +monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon +sang! Très bien! rien que cela! Et de complicité avec ma fille! Jésus! +mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une +caverne de voleurs! Ah! M. le gouverneur saura tout ce matin, et Son +Altesse le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi: +«Quiconque se rebellera dans la prison (article 6).» Nous allons vous +donner une seconde édition du Buitenhof, monsieur le savant, et la bonne +édition celle-là. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et +vous, la belle, mangez des yeux votre Cornélius. Je vous avertis, mes +agneaux, que vous n'aurez plus cette félicité de conspirer ensemble. Çà, +qu'on descende, fille dénaturée. Et vous, monsieur le savant, au revoir; +soyez tranquille, au revoir! + +Rosa, folle de terreur et de désespoir, envoya un baiser à son ami; +puis, sans doute illuminée d'une pensée soudaine, elle se lança dans +l'escalier en disant:--Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon +Cornélius. + +Son père la suivit en hurlant. + +Quant au pauvre tulipier, il lâcha peu à peu les grilles que retenaient +ses doigts convulsifs: sa tête s'alourdit, ses yeux oscillèrent dans +leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en +murmurant:--Volée! on me l'a volée! + +Pendant ce temps, Boxtel sortit du château par la porte qu'avait ouverte +Rosa elle-même. Boxtel, la tulipe noire enveloppée dans un large +manteau, Boxtel s'était jeté dans une carriole qui l'attendait à Gorcum, +et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de +son départ précipité. + +Et maintenant que nous l'avons vu monter dans sa carriole, nous le +suivrons, si le lecteur y consent, jusqu'au terme de son voyage. + +Il marchait doucement; on ne fait pas impunément courir la poste à une +tulipe noire. + +Mais Boxtel, craignant de ne pas arriver assez tôt, fit fabriquer à +Delft une boîte garnie tout autour de belle mousse fraîche, dans +laquelle il encaissa sa tulipe; la fleur s'y trouvait si mollement +accoudée de tous les côtés avec de l'air par en haut, que la carriole +put prendre le galop, sans préjudice possible. + +Il arriva le lendemain matin à Harlem, harassé mais triomphant, changea +sa tulipe de pot, afin de faire disparaître toute trace de vol, brisa le +pot de faïence dont il jeta les tessons dans un canal, écrivit au +président de la société horticole une lettre dans laquelle il lui +annonçait qu'il venait d'arriver à Harlem avec une tulipe parfaitement +noire, s'installa dans une bonne hôtellerie avec sa fleur intacte. + +Et là attendit. + + + + +XXV + +Le président van Herysen + + +Rosa, en quittant Cornélius, avait pris son parti. + +C'était de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne +jamais le revoir. + +Elle avait vu le désespoir du pauvre prisonnier, double et incurable +désespoir. + +En effet, d'un côté, c'était une séparation inévitable, Gryphus ayant à +la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous. + +De l'autre, c'était le renversement de toutes les espérances d'ambition +de Cornélius van Baërle, et ces espérances, il les nourrissait depuis +sept ans. + +Rosa était une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines +de force contre un malheur suprême, trouvent dans le malheur même +l'énergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le réparer. + +La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre, +pour voir si elle ne s'était pas trompée, et si la tulipe n'était point +dans quelque coin où elle eût échappé à ses regards. Mais Rosa chercha +vainement, la tulipe était toujours absente, la tulipe était toujours +volée. + +Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui étaient nécessaires, elle +prit ses trois cents florins d'épargne, c'est-à-dire toute sa fortune, +fouilla sous ses dentelles où était enfoui le troisième caïeu, le cacha +précieusement dans sa poitrine, ferma sa porte à double tour pour +retarder de tout le temps qu'il faudrait pour l'ouvrir le moment où sa +fuite serait connue, descendit l'escalier, sortit de la prison par la +porte qui, une heure auparavant, avait donné passage à Boxtel, se rendit +chez un loueur de chevaux et demanda à louer une carriole. + +Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'était justement celle +que Boxtel lui avait louée depuis la veille et avec laquelle il courait +sur la route de Delft. + +Nous disons sur la route de Delft, car il fallait faire un énorme détour +pour aller de Loewestein à Harlem; à vol d'oiseau la distance n'eût pas +été de moitié. + +Mais il n'y a que les oiseaux qui puissent voyager à vol d'oiseau en +Hollande, le pays le plus coupé de fleuves, de ruisseaux, de rivières, +de canaux et de lacs qu'il y ait au monde. + +Force fut donc à Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confié +facilement: le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du +concierge de la forteresse. + +Rosa avait un espoir, c'était de rejoindre son messager, bon et brave +garçon qu'elle emmènerait avec elle et qui lui servirait à la fois de +guide et de soutien. + +En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aperçut allongeant +le pas sur l'un des bas-côtés d'une charmante route qui côtoyait la +rivière. + +Elle mit son cheval au trot et le rejoignit. + +Le brave garçon ignorait l'importance de son message, et cependant +allait aussi bon train que s'il l'eût connue. En moins d'une heure il +avait déjà fait une lieue et demie. + +Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle +avait de lui. Le batelier se mit à sa disposition, promettant d'aller +aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui permît d'appuyer la main +soit sur la croupe de l'animal, soit sur son garrot. + +La jeune fille lui permit d'appuyer la main partout où il voudrait, +pourvu qu'il ne la retardât point. + +Les deux voyageurs étaient déjà partis depuis cinq heures et avaient +déjà fait plus de huit lieues, que le père Gryphus ne se doutait point +encore que la jeune fille eût quitté la forteresse. + +Le geôlier d'ailleurs, fort méchant homme au fond, jouissait du plaisir +d'avoir inspiré à sa fille une profonde terreur. + +Mais tandis qu'il se félicitait d'avoir à conter une si belle histoire +au compagnon Jacob, Jacob était aussi sur la route de Delft. + +Seulement, grâce à sa carriole, il avait déjà quatre lieues d'avance sur +Rosa et sur le batelier. + +Tandis qu'il se figurait Rosa tremblant ou boudant dans sa chambre, Rosa +gagnait du terrain. + +Personne, excepté le prisonnier, n'était donc où Gryphus croyait que +chacun était. + +Rosa paraissait si peu chez son père depuis qu'elle soignait sa tulipe, +que ce ne fut qu'à l'heure du dîner, c'est-à-dire à midi, que Gryphus +s'aperçut qu'au compte de son appétit, sa fille boudait depuis trop +longtemps. + +Il la fit appeler par un de ses porte-clefs; puis comme celui-ci +descendit en annonçant qu'il l'avait cherchée et appelée en vain, il +résolut de la chercher et de l'appeler lui-même. + +Il commença par aller droit à sa chambre; mais il eut beau frapper, Rosa +ne répondit point. + +On fit venir le serrurier de la forteresse; le serrurier ouvrit la +porte, mais Gryphus ne trouva pas plus Rosa que Rosa n'avait trouvé la +tulipe. + +Rosa, en ce moment, venait d'entrer à Rotterdam. + +Ce qui fait que Gryphus ne la trouva pas plus à la cuisine que dans sa +chambre, pas plus au jardin que dans la cuisine. + +Qu'on juge de la colère du geôlier, lorsqu'ayant battu les environs, il +apprit que sa fille avait loué un cheval, et, comme Bradamante ou +Clorinde, était partie en véritable chercheuse d'aventures, sans dire où +elle allait. + +Gryphus remonta furieux chez van Baërle, l'injuria, le menaça, secoua +tout son pauvre mobilier, lui promit le cachot, lui promit le cul de +basse-fosse, lui promit la faim et les verges. + +Cornélius, sans même écouter ce que disait le geôlier, se laissa +maltraiter, injurier, menacer, demeurant morne, immobile, anéanti, +insensible à toute émotion, mort à toute crainte. + +Après avoir cherché Rosa de tous les côtés, Gryphus chercha Jacob, et +comme il ne le trouva pas plus qu'il n'avait retrouvé sa fille, il +soupçonna dès ce moment Jacob de l'avoir enlevée. + +Cependant, la jeune fille, après avoir fait une halte de deux heures à +Rotterdam, s'était remise en route. Le soir même elle couchait à Delft, +et le lendemain elle arrivait à Harlem, quatre heures après que Boxtel y +était arrivé lui-même. + +Rosa se fit conduire tout d'abord chez le président de la société +horticole, maître van Herysen. + +Elle trouva le digne citoyen dans une situation que nous ne saurions +omettre de dépeindre, sans manquer à tous nos devoirs de peintre et +d'historien. + +Le président rédigeait un rapport au comité de la société. + +Ce rapport était sur grand papier et de la plus belle écriture du +président. + +Rosa se fit annoncer sous son simple nom de Rosa Gryphus; mais ce nom, +si sonore qu'il fût, était inconnu du président, car Rosa fut refusée. +Il est difficile de forcer les consignes en Hollande, pays des digues et +des écluses. + +Mais Rosa ne se rebuta point, elle s'était imposé une mission et s'était +juré à elle-même de ne se laisser abattre ni par les rebuffades, ni par +les brutalités, ni par les injures. + +--Annoncez à M. le président, dit-elle, que je viens lui parler pour la +tulipe noire. + +Ces mots, non moins magiques que le fameux: _Sésame, ouvre-toi_, des +_Mille et une Nuits_, lui servirent de _passe-porte_. Grâce à ces mots, +elle pénétra jusque dans le bureau du président van Herysen, qu'elle +trouva galamment en chemin pour venir à sa rencontre. + +C'était un bon petit homme au corps grêle, représentant assez exactement +la tige d'une fleur dont la tête formait le calice, deux bras vagues et +pendants simulaient la double feuille oblongue de la tulipe, un certain +balancement qui lui était habituel complétait sa ressemblance avec cette +fleur lorsqu'elle s'incline sous le souffle du vent. + +Nous avons dit qu'il s'appelait M. van Herysen. + +--Mademoiselle, s'écria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la +tulipe noire? + +Pour M. le président de la société horticole, la _tulipa nigra_ était +une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualité de reine +des tulipes, envoyer des ambassadeurs. + +--Oui, monsieur, répondit Rosa, je viens du moins pour vous parler +d'elle. + +--Elle se porte bien? fit van Herysen avec un sourire de tendre +vénération. + +--Hélas! monsieur, je ne sais, dit Rosa. + +--Comment! lui serait-il donc arrivé quelque malheur? + +--Un bien grand, oui, monsieur, non pas à elle, mais à moi. + +--Lequel? + +--On me l'a volée. + +--On vous a volé la tulipe noire? + +--Oui, monsieur. + +--Savez-vous qui? + +--Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser. + +--Mais la chose sera facile à vérifier. + +--Comment cela? + +--Depuis qu'on vous l'a volée, le voleur ne saurait être loin. + +--Pourquoi ne peut-il être loin? + +--Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures. + +--Vous avez vu la tulipe noire? s'écria Rosa en se précipitant vers M. +van Herysen. + +--Comme je vous vois, mademoiselle. + +--Mais où cela? + +--Chez votre maître, apparemment. + +--Chez mon maître? + +--Oui. N'êtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel? + +--Moi? + +--Sans doute, vous. + +--Mais pour qui donc me prenez-vous, monsieur? + +--Mais pour qui me prenez-vous, vous-même? + +--Monsieur, je vous prends, je l'espère, pour ce que vous êtes, +c'est-à-dire pour l'honorable M. van Herysen, bourgmestre de Harlem et +président de la société horticole. + +--Et vous venez me dire? + +--Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a volé ma tulipe. + +--Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez +mal mon enfant; ce n'est pas à vous, mais à M. Boxtel qu'on a volé la +tulipe. + +--Je vous répète, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M. +Boxtel et que voilà la première fois que j'entends prononcer ce nom. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une +tulipe noire? + +--Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa toute frissonnante. + +--Il y a celle de M. Boxtel, oui. + +--Comment est-elle? + +--Noire, pardieu! + +--Sans tache? + +--Sans une seule tache, sans le moindre point. + +--Et vous avez cette tulipe? Elle est déposée ici? + +--Non, mais elle y sera déposée, car je dois en faire l'exhibition au +comité avant que le prix ne soit décerné. + +--Monsieur, s'écria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit +propriétaire de la tulipe noire... + +--Et qui l'est en effet. + +--Monsieur, n'est-ce point un homme maigre? + +--Oui. + +--Chauve? + +--Oui. + +--Ayant l'oeil hagard? + +--Je crois que oui. + +--Inquiet, voûté, jambes torses? + +--En vérité, vous faites le portrait, trait pour trait de M. Boxtel. + +--Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de faïence bleue et blanche à +fleurs jaunâtres qui représente une corbeille sur trois faces du pot? + +--Ah! quant à cela, j'en suis moins sûr, j'ai plus regardé la fleur que +le pot. + +--Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a été volée; monsieur, +c'est mon bien; monsieur, je viens le réclamer ici devant vous, à vous. + +--Oh! oh! fit M. van Herysen en regardant Rosa. Quoi! vous venez +réclamer ici la tulipe de M. Boxtel? Tudieu, vous êtes une hardie +commère. + +--Monsieur, dit Rosa un peu troublée de cette apostrophe, je ne dis pas +que je viens réclamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens +réclamer la mienne. + +--La vôtre? + +--Oui: celle que j'ai plantée, élevée moi-même. + +--Eh bien, allez trouver M. Boxtel à l'hôtellerie du Cygne blanc, vous +vous arrangerez avec lui; quant à moi, comme le procès me paraît aussi +difficile à juger que celui qui fût porté devant le feu roi Salomon, et +que je n'ai pas la prétention d'avoir sa sagesse, je me contenterai de +faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et +d'ordonnancer les cent mille florins à son inventeur. Adieu, mon enfant. + +--Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa. + +--Seulement, mon enfant, continua van Herysen, comme vous êtes jolie, +comme vous êtes jeune, comme vous n'êtes pas encore pervertie, recevez +mon conseil. Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal +et une prison à Harlem; de plus, nous sommes extrêmement chatouilleux +sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez. M. Isaac Boxtel, +hôtel du Cygne blanc. + +Et M. van Herysen, reprenant sa belle plume, continua son rapport +interrompu. + + + + +XXVI + +Un membre de la société horticole + + +Rosa éperdue, presque folle de joie et de crainte à l'idée que la tulipe +noire était retrouvée, prit le chemin de l'hôtellerie du Cygne blanc, +suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de +dévorer à lui seul dix Boxtels. + +Pendant la route, le batelier avait été mis au courant; il ne reculait +pas devant la lutte, au cas où une lutte s'engagerait; seulement, ce cas +échéant, il avait ordre de ménager la tulipe. + +Mais arrivée dans le Groote Markt, Rosa s'arrêta tout à coup; une pensée +subite venait de la saisir, semblable à cette Minerve d'Homère, qui +saisit Achille par les cheveux, au moment où la colère va l'emporter. + +--Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute énorme, j'ai perdu +peut-être et Cornélius, et la tulipe et moi!... J'ai donné l'éveil, j'ai +donné des soupçons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se +liguer contre moi, et alors je suis perdue... Oh! moi perdue, ce ne +serait rien, mais Cornélius, mais la tulipe! + +Elle se recueillit un moment. + +--Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel +n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a +découvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a été volée par un autre +que celui que je soupçonne, ou a déjà passé dans d'autres mains, si je +ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que +la tulipe est à moi? D'un autre côté, si je reconnais ce Boxtel pour le +faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons +ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit +du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-être +en ce moment. + +Cette prière faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle +demandait au ciel. + +Cependant un grand bruit bourdonnait à l'extrémité du Groote Markt. Les +gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, était insensible à +tout ce mouvement de la population. + +--Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le président. + +--Retournons, dit le batelier. + +Ils prirent la petite rue de la Paille qui les mena droit au logis de M. +van Herysen, lequel, de sa plus belle écriture et avec sa meilleure +plume, continuait à travailler à son rapport. Partout, sur son passage, +Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille +florins; la nouvelle courait déjà la ville. Rosa n'eut pas peu de peine +à pénétrer de nouveau chez M. van Herysen, qui cependant se sentit ému, +comme la première fois, au mot magique de la tulipe noire. Mais quand il +reconnut Rosa, dont il avait dans son esprit, fait une folle, ou pis que +cela, la colère le prit et il voulut la renvoyer. + +Mais Rosa joignit les mains, et avec cet accent d'honnête vérité qui +pénètre les coeurs: + +--Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas: écoutez, au +contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouvez me faire +rendre justice, du moins vous n'aurez pas à vous reprocher un jour, en +face de Dieu, d'avoir été complice d'une mauvaise action. + +Van Herysen trépignait d'impatience; c'était la seconde fois que Rosa le +dérangeait au milieu d'une rédaction à laquelle il mettait son double +amour-propre de bourgmestre et de président de la société horticole. + +--Mais mon rapport! s'écria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire! + +--Monsieur, continua Rosa avec la fermeté de l'innocence et de la +vérité, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposera, si vous ne +m'écoutez, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en +supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce M. +Boxtel, que je soutiens, moi, être M. Jacob, et je jure Dieu de lui +laisser la propriété de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et +son propriétaire. + +--Pardieu! la belle avance, dit van Herysen. + +--Que voulez-vous dire? + +--Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus? + +--Mais enfin, dit Rosa désespérée, vous êtes honnête homme, monsieur. Eh +bien, si non seulement vous alliez donner le prix à un homme pour une +oeuvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une oeuvre volée. + +Peut-être l'accent de Rosa avait-il amené une certaine conviction dans +le coeur de van Herysen et allait-il répondre plus doucement à la pauvre +fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait +purement et simplement être une augmentation du bruit que Rosa avait +déjà entendu, mais sans y attacher d'importance, au Groote Markt, et qui +n'avait pas eu le pouvoir de la réveiller de sa fervente prière. + +Des acclamations bruyantes ébranlèrent la maison. + +M. van Herysen prêta l'oreille à ces acclamations, qui pour Rosa +n'avaient point été un bruit d'abord, et maintenant n'étaient qu'un +bruit ordinaire. + +--Qu'est-ce que cela? s'écria le bourgmestre, qu'est-ce cela? Serait-il +possible et ai-je bien entendu? + +Et il se précipita vers son antichambre, sans plus se préoccuper de Rosa +qu'il laissa dans son cabinet. + +À peine arrivé dans son antichambre, M. van Herysen poussa un grand cri +en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule. + +Accompagné, ou plutôt suivi de la multitude, un jeune homme vêtu +simplement d'un habit de petit velours violet brodé d'argent montait +avec une noble lenteur les degrés de pierre, éclatants de blancheur et +de propreté. + +Derrière lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la +cavalerie. + +Van Herysen, se faisant faire place au milieu des domestiques effarés, +vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant, qui +causait toute cette rumeur. + +--Monseigneur, s'écria-t-il, monseigneur, Votre Altesse chez moi! +honneur éclatant à jamais pour mon humble maison. + +--Cher M. van Herysen, dit Guillaume d'Orange avec une sérénité qui, +chez lui, remplaçait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime +l'eau, la bière et les fleurs, quelquefois même ce fromage dont les +Français estiment le goût; parmi les fleurs, celles que je préfère sont +naturellement les tulipes. J'ai ouï dire à Leyde que la ville de Harlem +possédait enfin la tulipe noire, et, après m'être assuré que la chose +était vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au +président de la société d'horticulture. + +--Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Herysen ravi, quelle gloire pour +la société si ses travaux agréent à Votre Altesse. + +--Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait déjà +d'avoir trop parlé. + +--Hélas, non, monseigneur, je ne l'ai pas ici. + +--Et où est-elle? + +--Chez son propriétaire. + +--Quel est ce propriétaire? + +--Un brave tulipier de Dordrecht. + +--De Dordrecht? + +--Oui. + +--Et il s'appelle?... + +--Boxtel. + +--Il loge? + +--Au Cygne blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse +veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que +monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe à monseigneur. + +--C'est bien, mandez-le. + +--Oui, Votre Altesse. Seulement... + +--Quoi? + +--Oh! rien d'important, monseigneur. + +--Tout est important dans ce monde, M. van Herysen. + +--Eh bien, monseigneur, une difficulté s'élevait. + +--Laquelle? + +--Cette tulipe est déjà revendiquée par des usurpateurs. Il est vrai +qu'elle vaut cent mille florins. + +--En vérité! + +--Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires. + +--C'est un crime cela, M. van Herysen. + +--Oui, Votre Altesse. + +--Et, avez-vous les preuves de ce crime? + +--Non, monseigneur, la coupable... + +--La coupable, monsieur?... + +--Je veux dire, celle qui réclame la tulipe, monseigneur, est là, dans +la chambre à côté. + +--Là! Qu'en pensez-vous, M. van Herysen? + +--Je pense, monseigneur, que l'appât des cent mille florins l'aura +tentée. + +--Et elle réclame la tulipe? + +--Oui, monseigneur. + +--Et que dit-elle, de son côté, comme preuve? + +--J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entrée. + +--Écoutons-la, M. van Herysen, écoutons-la; je suis le premier magistrat +du pays, j'entendrai la cause et ferai justice. + +--Voilà mon roi Salomon trouvé, dit van Herysen en s'inclinant et en +montrant le chemin au prince. + +Celui-ci allait prendre le pas sur son interlocuteur, quand s'arrêtant +soudain: + +--Passez devant, dit-il, et appelez-moi monsieur. + +Ils entrèrent dans le cabinet. + +Rosa était toujours à la même place, appuyée à la fenêtre et regardant +par les vitres dans le jardin. + +--Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et +les jupes rouges de Rosa. + +Celle-ci se retourna au bruit, mais à peine vit-elle le prince, qui +s'asseyait à l'angle le plus obscur de l'appartement. + +Toute son attention, on le comprend, était pour cet important personnage +que l'on appelait van Herysen, et non pour cet humble étranger qui +suivait le maître de la maison, et qui probablement ne s'appelait pas +Monsieur. + +L'humble étranger prit un livre dans la bibliothèque et fit signe à van +Herysen de commencer l'interrogatoire. + +Van Herysen, toujours à l'invitation du jeune homme à l'habit violet, +s'assit à son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui +était accordée: + +--Ma fille, dit-il, vous me promettez la vérité, toute la vérité sur +cette tulipe? + +--Je vous la promets. + +--Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de +la société horticole. + +--Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous ai point dit +déjà? + +--Eh bien alors? + +--Alors, j'en reviendrai à la prière que je vous ai adressée. + +--Laquelle? + +--De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas +pour la mienne, je le dirai franchement; mais si je la reconnais, je la +réclamerai, dussé-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-même, +mes preuves à la main! + +--Vous avez donc des preuves, la belle enfant? + +--Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira. + +Van Herysen échangea un regard avec le prince, qui, depuis les premiers +mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce +n'était point la première fois que cette voix douce frappât ses +oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Herysen +continua l'interrogatoire. + +--Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous êtes la +propriétaire de la tulipe noire? + +--Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plantée +et cultivée dans ma propre chambre. + +--Dans votre chambre, et où était votre chambre? + +--À Loewestein. + +--Vous êtes à Loewestein? + +--Je suis la fille du geôlier de la forteresse. + +Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:--Ah! c'est cela, je +me rappelle maintenant. + +Et tout en faisant semblant de lire, il regarda Rosa avec plus +d'attention encore qu'auparavant. + +--Et vous aimez les fleurs? continua van Herysen. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, vous êtes une savante fleuriste? + +Rosa hésita un instant, puis avec un accent tiré du plus profond de son +coeur: + +--Messieurs, je parle à des gens d'honneur? dit-elle. + +L'accent était si vrai, que van Herysen et le prince répondirent tous +deux en même temps par un mouvement de tête affirmatif. + +--Eh bien, non, ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non! +moi je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la +Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni écrire. Non! +la tulipe n'a pas été trouvée par moi-même. + +--Et par qui a-t-elle été trouvée? + +--Par un pauvre prisonnier de Loewestein. + +--Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince. + +Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit à son tour. + +--Par un prisonnier d'État alors, continua le prince, car à Loewestein, +il n'y a que des prisonniers d'État? + +Et il se remit à lire, ou du moins fit semblant de se remettre à lire. + +--Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'État. + +Van Herysen pâlit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil +témoin. + +--Continuez, dit froidement Guillaume au président de la société +horticole. + +--Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant à celui qu'elle croyait son +véritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravement. + +--En effet, dit van Herysen, les prisonniers d'État doivent être au +secret à Loewestein. + +--Hélas! monsieur. + +--Et, d'après ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profité +de votre position comme fille du geôlier et que vous auriez communiqué +avec lui pour cultiver des fleurs? + +--Oui, monsieur, murmura Rosa éperdue; oui, je suis forcée de l'avouer, +je le voyais tous les jours. + +--Malheureuse! s'écria M. van Herysen. + +Le prince leva la tête en observant l'effroi de Rosa et la pâleur du +président. + +--Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentuée, cela ne regarde +pas les membres de la société horticole; ils ont à juger de la tulipe +noire et ne connaissent pas les délits politiques. Continuez, jeune +fille, continuez. + +Van Herysen, par un éloquent regard, remercia au nom des tulipes le +nouveau membre de la société horticole. + +Rosa, rassurée par cette espèce d'encouragement que lui avait donné +l'inconnu, raconta tout ce qui s'était passé depuis trois mois, tout ce +qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des +duretés de Gryphus, de la destruction du premier caïeu, de la douleur du +prisonnier, des précautions prises pour que le second caïeu arrivât +bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur +séparation; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait +plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait éprouvée à leur +réunion, enfin de leur désespoir à tous deux lorsqu'ils avaient su que +la tulipe qui venait de fleurir leur avait été volée une heure après sa +floraison. + +Tout cela était dit avec un accent de vérité qui laissait le prince +impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son +effet sur M. van Herysen. + +--Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissiez ce +prisonnier. + +Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfonça dans +l'ombre, comme s'il eût voulu fuir ce regard. + +--Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle. + +--Parce qu'il n'y a que quatre mois que le geôlier Gryphus et sa fille +sont à Loewestein. + +--C'est vrai, monsieur. + +--Et à moins que vous n'ayez sollicité le changement de votre père pour +suivre quelque prisonnier qui aurait été transporté de la Haye à +Loewestein... + +--Monsieur! fit Rosa en rougissant. + +--Achevez, dit Guillaume. + +--Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier à la Haye. + +--Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume. + +En ce moment l'officier qui avait été envoyé près de Boxtel rentra et +annonça au prince que celui qu'il était allé quérir le suivait avec sa +tulipe. + + + + +XXVII + +Le troisième caïeu + + +L'annonce du retour de Boxtel était à peine faite, que Boxtel entra en +personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant +dans une caisse le précieux fardeau, qui fut déposé sur une table. + +Le prince, prévenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se +tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur où +lui-même avait placé son fauteuil. + +Rosa, palpitante, pâle, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitât à +aller voir à son tour. + +Elle entendit la voix de Boxtel. + +--C'est lui! s'écria-t-elle. + +Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte +entr'ouverte. + +--C'est ma tulipe, s'écria Rosa, c'est elle, je la reconnais. Ô mon +pauvre Cornélius. + +Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'à la porte, où +il demeura un instant dans la lumière. + +Les yeux de Rosa s'arrêtèrent sur lui. Plus que jamais elle était +certaine que ce n'était pas la première fois qu'elle voyait cet +étranger. + +--M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici. + +Boxtel accourut avec empressement et se trouva face à face avec +Guillaume d'Orange. + +--Son Altesse! s'écria-t-il en reculant. + +--Son Altesse! répéta Rosa tout étourdie. + +À cette exclamation partie à sa gauche, Boxtel se retourna et aperçut +Rosa. + +À cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une +pile de Volta. + +--Ah! murmura le prince se parlant à lui-même, il est troublé. + +Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-même, s'était déjà remis. + +--M. Boxtel, dit Guillaume, il paraît que vous avez trouvé le secret de +la tulipe noire? + +--Oui, monseigneur, répondit Boxtel d'une voix où perçait un peu de +trouble. + +Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'émotion que le tulipier +avait éprouvée en reconnaissant Guillaume. + +--Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prétend l'avoir +trouvé aussi. + +Boxtel sourit de dédain et haussa les épaules. + +Guillaume suivait tous ses mouvements avec un intérêt de curiosité +remarquable. + +--Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince. + +--Non, monseigneur. + +--Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel? + +--Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob. + +--Que voulez-vous dire? + +--Je veux dire qu'à Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel +se faisait appeler M. Jacob. + +--Que dites-vous à cela, M. Boxtel? + +--Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur. + +--Vous niez avoir jamais été à Loewestein? + +Boxtel hésita; l'oeil fixe et impérieusement scrutateur, le prince +l'empêchait de mentir. + +--Je ne puis nier avoir été à Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir +volé la tulipe. + +--Vous me l'avez volée et dans ma chambre! s'écria Rosa indignée. + +--Je le nie. + +--Écoutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour où je +préparai la plate-bande où je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie +dans le jardin où j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-là +vous être précipité, après ma sortie, sur l'endroit où vous espériez +trouver le caïeu? Niez-vous avoir fouillé la terre avec vos mains, mais +inutilement, Dieu merci! car ce n'était qu'une ruse pour reconnaître vos +intentions? Dites, niez-vous tout cela? + +Boxtel ne jugea point à propos de répondre à ces diverses +interrogations. Mais laissant la polémique entamée avec Rosa et se +retournant vers le prince: + +--Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes à +Dordrecht; j'ai même acquis dans cet art une certaine réputation: une de +mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai dédiée au roi +de Portugal. Maintenant voici la vérité. Cette jeune fille savait que +j'avais trouvé la tulipe noire, et de concert avec un certain amant +qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a formé le +projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que +je gagnerai, j'espère, grâce à votre justice. + +--Oh! s'écria Rosa outrée de colère. + +--Silence, dit le prince. + +Puis se tournant vers Boxtel: + +--Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites être l'amant de +cette jeune fille? + +Rosa faillit s'évanouir, car le prisonnier était recommandé par le +prince comme un grand coupable. + +Rien ne pouvait être plus agréable à Boxtel que cette question. + +--Quel est ce prisonnier? répéta-t-il. + +--Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera à +Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probité. Ce prisonnier +est un criminel d'État, condamné une fois à mort. + +--Et qui s'appelle...? + +Rosa cacha sa tête dans ses deux mains avec un mouvement désespéré. + +--Qui s'appelle Cornélius van Baërle, dit Boxtel et qui est le propre +filleul de ce scélérat de Corneille de Witt. + +Le prince tressaillit. Son oeil calme jeta une flamme, et le froid de la +mort s'étendit de nouveau sur son visage immobile. + +Il alla à Rosa et lui fit du doigt signe d'écarter ses mains de son +visage. + +Rosa obéit, comme eût fait sans voir une femme soumise à un pouvoir +magnétique. + +--C'est donc pour suivre cet homme que vous êtes venue me demander à +Leyde le changement de votre père? + +Rosa baissa la tête et s'affaissa écrasée en murmurant: + +--Oui, monseigneur. + +--Poursuivez, dit le prince à Boxtel. + +--Je n'ai rien à dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout. +Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire +rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu à Loewestein parce +que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux +Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demandée en +mariage, et comme je n'étais pas riche, imprudent que j'étais, je lui ai +confié mon espérance de toucher cent mille florins; et pour justifier +cette espérance, je lui ai montré la tulipe noire. Alors, comme son +amant, à Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il +tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont comploté ma +perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a été enlevée de +chez moi par cette jeune fille, portée dans sa chambre, où j'ai eu le +bonheur de la reprendre au moment où elle avait l'audace d'expédier un +messager pour annoncer à MM. les membres de la société d'horticulture +qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas +démontée pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a +gardée dans sa chambre, l'aura-t-elle montrée à quelques personnes +qu'elle appellera en témoignage? Mais heureusement, monseigneur, vous +voilà prévenu contre cette intrigue et ses témoins. + +--Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infâme! gémit Rosa en larmes, en se jetant +aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en +pitié son horrible angoisse. + +--Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour +vous avoir ainsi conseillée; car vous êtes si jeune et vous avez l'air +si honnête, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous. + +--Monseigneur! monseigneur! s'écria Rosa, Cornélius n'est pas coupable. + +Guillaume fit un mouvement. + +--Pas coupable de vous avoir conseillée. C'est cela que vous voulez +dire, n'est-ce pas? + +--Je veux dire, monseigneur, que Cornélius n'est pas plus coupable du +second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier. + +--Du premier? Et savez-vous quel a été ce premier crime? Savez-vous de +quoi il a été accusé et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille +de Witt, caché la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de +Louvois. + +--Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il fût détenteur de cette +correspondance; il l'ignorait entièrement. Eh! mon Dieu! il me l'eût +dit. Est-ce que ce coeur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'eût +caché? Non, non, monseigneur, je le répète, dussé-je encourir votre +colère, Cornélius n'est pas plus coupable du premier crime que du +second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon +Cornélius, monseigneur! + +--Un de Witt! s'écria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaît que trop, +puisqu'il lui a déjà fait une fois grâce de la vie. + +--Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'État, je l'ai déjà dit, ne +sont point du ressort de la société horticole de Harlem. + +Puis, fronçant le sourcil: + +--Quant à la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice +sera faite. + +Boxtel salua, le coeur plein de joie, et reçut les félicitations du +président. + +--Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli +commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable +paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir +même... mais il ne doit pas voler. + +--Voler! s'écria Rosa, voler! lui, Cornélius, oh! monseigneur, prenez +garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le +tueraient plus sûrement que n'eût fait l'épée du bourreau sur le +Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme +qui l'a commis. + +--Prouvez-le, dit froidement Boxtel. + +--Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne +avec énergie. + +Puis se retournant vers Boxtel: + +--La tulipe était à vous? + +--Oui. + +--Combien avait-elle de caïeux? + +Boxtel hésita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait +pas cette question si les deux caïeux connus existaient seuls. + +--Trois, dit-il. + +--Que sont devenus ces caïeux? demanda Rosa. + +--Ce qu'ils sont devenus?... l'un a avorté, l'autre a donné la tulipe +noire... + +--Et le troisième? + +--Le troisième? + +--Le troisième, où est-il? + +--Le troisième est chez moi, dit Boxtel tout troublé. + +--Chez vous? Où cela? À Loewestein ou à Dordrecht? + +--À Dordrecht, dit Boxtel. + +--Vous mentez! s'écria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant +vers le prince, la véritable histoire de ces trois caïeux, je vais vous +la dire, moi. Le premier a été écrasé par mon père dans la chambre du +prisonnier, et cet homme le sait bien, car il espérait s'en emparer, et +quand il vit cet espoir déçu, il faillit se brouiller avec mon père qui +le lui enlevait. Le second, soigné par moi, a donné la tulipe noire, et +le troisième, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le +troisième le voici dans le même papier qui l'enveloppait avec les deux +autres quand, au moment de monter sur l'échafaud, Cornélius van Baërle +me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez. + +Et Rosa, démaillotant le caïeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au +prince, qui le prit de ses mains et l'examina. + +--Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir volé +comme la tulipe? balbutia Boxtel effrayé de l'attention avec laquelle le +prince examinait le caïeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait +quelques lignes tracées sur le papier resté entre ses mains. + +Tout à coup les yeux de la jeune fille s'enflammèrent, elle relut +haletante ce papier mystérieux, et poussant un cri en tendant le papier +au prince: + +--Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume +passa le troisième caïeu au président, prit le papier et lut. À peine +Guillaume eut-il jeté les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main +trembla comme si elle était prête à laisser échapper le papier; ses yeux +prirent une effrayante expression de douleur et de pitié. Cette feuille, +que venait de lui remettre Rosa, était la page de la Bible que Corneille +de Witt avait envoyée à Dordrecht, par Craeke, le messager de son frère +Jean, pour prier Cornélius de brûler la correspondance du grand +pensionnaire avec Louvois. Cette prière, on se le rappelle, était conçue +en ces termes: + + «Cher filleul, + + «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans + l'ouvrir, afin qu'il demeure inconnu à toi-même: les secrets du genre de + celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle-le, et tu auras sauvé + Jean et Corneille. + + «Adieu, et aime-moi. + + «CORNEILLE DE WITT. + + «20 août 1672.» + +Cette feuille était à la fois la preuve de l'innocence de van Baërle et +son titre de propriété aux caïeux de la tulipe. + +Rosa et le stathouder échangèrent un seul regard. + +Celui de Rosa voulait dire: «Vous voyez bien!» + +Celui du stathouder signifiait: «Silence et attends!» + +Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son +front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard +plonger avec sa pensée dans cet abîme sans fond et sans ressource qu'on +appelle le repentir et la honte du passé. + +Bientôt relevant la tête avec effort: + +--Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis. + +Puis au président: + +--Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune +fille et la tulipe. Adieu. + +Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courbé sous l'immense bruit +des acclamations populaires. + +Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourmenté. Ce papier, que +Guillaume avait reçu des mains de Rosa, qu'il avait lu, plié et mis dans +sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquiétait. + +Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et +se confia tout entière à Dieu en murmurant: + +--Mon Dieu! saviez-vous vous-même dans quel but mon bon Cornélius +m'apprenait à lire? + +Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui récompense les +hommes selon leurs mérites. + + + + +XXVIII + +La chanson des fleurs + + +Pendant que s'accomplissaient les événements que nous venons de +raconter, le malheureux van Baërle, oublié dans la chambre de la +forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un +prisonnier peut souffrir quand son geôlier a pris le parti bien arrêté +de se transformer en bourreau. + +Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob, +Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait était l'oeuvre du démon, +et que le docteur Cornélius van Baërle était l'envoyé de ce démon sur la +terre. + +Il en résulta qu'un beau matin--c'était le troisième jour depuis la +disparition de Jacob et de Rosa--, il en résulta qu'un beau matin, il +monta à la chambre de Cornélius plus furieux encore que de coutume. + +Celui-ci, les deux coudes appuyés sur la fenêtre, la tête appuyée sur +ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les +moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour +refouler ses larmes et empêcher sa philosophie de s'évaporer. + +Les pigeons y étaient toujours, mais l'espoir n'y était plus; mais +l'avenir manquait. + +Hélas! Rosa surveillée ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement +écrire, et si elle écrivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses +lettres? + +Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de +malignité dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se +ralentît un moment, et puis, outre la réclusion, outre l'absence, +n'avait-elle pas à souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce +sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas à la façon des pères du +théâtre grec? Quand le genièvre lui montait au cerveau, ne donnait-il +pas à son bras, trop bien raccommodé par Cornélius, la vigueur de deux +bras et d'un bâton? + +Cette idée, que Rosa était peut-être maltraitée, exaspérait Cornélius. + +Il sentait alors son inutilité, son impuissance, son néant. Il se +demandait si Dieu était bien juste d'envoyer tant de maux à deux +créatures innocentes. Et certainement dans ces moments-là il doutait. Le +malheur ne rend pas crédule. + +Van Baërle avait bien formé le projet d'écrire à Rosa. Mais où était +Rosa? + +Il avait bien eu l'idée d'écrire à la Haye pour prévenir de ce que +Gryphus voulait sans doute amasser, par une dénonciation, de nouveaux +orages sur sa tête. + +Mais avec quoi écrire? Gryphus lui avait enlevé crayon et papier. +D'ailleurs, eût-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas +Gryphus qui se chargerait de sa lettre. + +Alors Cornélius passait et repassait dans sa tête toutes ces pauvres +ruses employées par les prisonniers. + +Il avait bien songé à une évasion, chose à laquelle il ne songeait pas +quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus +une évasion lui paraissait impossible. Il était de ces natures choisies +qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes +occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand +chemin des gens médiocres, et qui les mène à tout. + +--Comment serait-il possible, se disait Cornélius, que je pusse m'enfuir +de Loewestein, d'où s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette évasion, +n'a-t-on pas tout prévu? Les fenêtres ne sont-elles pas gardées? Les +portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas +dix fois plus vigilants? + +«Puis outre les fenêtres gardées, les portes doubles, les postes plus +vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus +d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus? + +«Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa. +Quand j'userais dix ans de ma vie à fabriquer une lime pour scier mes +barreaux, à tresser des cordes pour descendre par la fenêtre, ou me +coller des ailes aux épaules pour m'envoler comme Dédale... Mais je suis +dans une période de mauvaise chance! La lime s'émoussera, la corde se +rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera +boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le musée de la Haye, +entre le pourpoint taché de sang de Guillaume le Taciturne et la femme +marine recueillie à Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour résultat +que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosités de la +Hollande. + +«Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque +noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la +société de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a +pas à en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une façon +sensible à mon amour-propre, à mon amour ou à ma sûreté personnelle. Je +me sens, depuis ma réclusion, une vigueur étrange, hargneuse, +insupportable. J'ai des prurits de lutte, des appétits de bataille, des +soifs incompréhensibles de horions. Je sauterai à la gorge de mon vieux +scélérat, et je l'étranglerai!» + +Cornélius, à ces derniers mots, s'arrêta un instant, la bouche +contractée, l'oeil fixe. + +Il retournait avidement dans son esprit une pensée qui lui souriait. + +--Eh mais! continua Cornélius, une fois Gryphus étranglé, pourquoi ne +pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si +je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui +expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fenêtre dans le Wahal? Je +sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus +est son père; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait +pour moi, de lui avoir étranglé ce père, si brutal qu'il fût, si méchant +qu'il ait été. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant +la péroraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs +qui aura trouvé Gryphus râlant encore ou étranglé tout à fait, et qui me +remettra la main sur l'épaule. Je reverrai alors le Buitenhof et +l'éclair de cette vilaine épée, qui cette fois ne s'arrêtera pas en +route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Cornélius, mon +ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment +retrouver Rosa? + +Telles étaient les réflexions de Cornélius trois jours après la scène +funeste de séparation entre Rosa et son père, juste au moment où nous +avons montré au lecteur Cornélius accoudé sur sa fenêtre. + +C'est dans ce moment même que Gryphus entra. + +Il tenait à la main un énorme bâton, ses yeux étincelaient de mauvaises +pensées; un mauvais sourire crispait ses lèvres; un mauvais balancement +agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les +mauvaises dispositions. + +Cornélius, rompu comme nous venons de le voir, par la nécessité de la +patience, nécessité que le raisonnement avait menée jusqu'à la +conviction, Cornélius l'entendit entrer, devina que c'était lui, mais ne +se détourna même pas. + +Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derrière lui. + +Rien n'est plus désagréable aux gens qui sont en veine de colère que +l'indifférence de ceux à qui cette colère doit s'adresser. + +On a fait des frais, on ne veut pas les perdre. + +On s'est monté la tête, on a mis son sang en ébullition. Ce n'est pas la +peine si cette ébullition ne donne pas la satisfaction d'un petit éclat. + +Tout honnête coquin qui a aiguisé son mauvais génie désire au moins en +faire une bonne blessure à quelqu'un. + +Aussi Gryphus, voyant que Cornélius ne bougeait point, se mit à +l'interpeller par un vigoureux: + +--Hum! hum! + +Cornélius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais +charmante chanson. + + _Nous sommes les filles du feu secret,_ + _Du feu qui circule dans les veines de la terre;_ + _Nous sommes les filles de l'aurore et de la rosée,_ + _Nous sommes les filles de l'air,_ + _Nous sommes les filles de l'eau;_ + _Mais nous sommes avant tout les filles du ciel._ + +Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide +mélancolie, exaspéra Gryphus. Il frappa la dalle de son bâton en criant: + +--Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas? + +Cornélius se retourna. + +--Bonjour, dit-il. + +Et il reprit sa chanson. + + _Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant._ + _Nous tenons à la terre par un fil._ + _Ce fil c'est notre racine, c'est-à-dire notre vie._ + _Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel._ + +--Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus. + +Cornélius continua: + + _C'est que le ciel est notre patrie,_ + _Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,_ + _Puisqu'à lui retourne notre âme,_ + _Notre âme, c'est-à-dire notre parfum._ + +Gryphus s'approcha du prisonnier: + +--Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te réduire et +pour te forcer à m'avouer tes crimes? + +--Est-ce que vous êtes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Cornélius en se +retournant. + +Et, comme en disant cela, il vit le visage altéré, les yeux brillants, +la bouche écumante du vieux geôlier: + +--Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, à ce qu'il paraît; nous +sommes furieux! + +Gryphus fit le moulinet avec son bâton. + +Mais, sans s'émouvoir: + +--Ça, maître Gryphus, dit van Baërle en se croisant les bras, vous +paraissez me menacer? + +--Oh! oui, je te menace! cria le geôlier. + +--Et de quoi? + +--D'abord, regarde ce que je tiens à la main. + +--Je crois que c'est un bâton, dit Cornélius avec calme, et même un gros +bâton; mais je ne suppose point que ce soit là ce dont vous me menacez. + +--Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi? + +--Parce que tout geôlier qui frappe un prisonnier s'expose à deux +punitions; la première, art. 9 du règlement de Loewestein: + +«Sera chassé tout geôlier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main +sur un prisonnier d'État.» + +--La main, fit Gryphus ivre de colère; mais le bâton; ah! le bâton, le +règlement n'en parle pas. + +--La deuxième, continua Cornélius, la deuxième, qui n'est pas inscrite +au règlement mais que l'on trouve dans l'Évangile, la deuxième, la +voici: + +«Quiconque frappe de l'épée périra par l'épée. «Quiconque touche avec le +bâton sera rossé par le bâton.» + +Gryphus de plus en plus exaspéré par le ton calme et sentencieux de +Cornélius, brandit son gourdin; mais au moment où il le levait, +Cornélius s'élança sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son +propre bras. Gryphus hurlait de colère. + +--Là, là, bonhomme, dit Cornélius, ne vous exposez point à perdre votre +place. + +--Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus. + +--À la bonne heure. + +--Tu vois que ma main est vide? + +--Oui, je le vois, et même avec satisfaction. + +--Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte +l'escalier. + +--Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou +le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point +un châtiment pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il +est mauvais à ton goût, Gryphus, meilleur il est au mien. + +--Meilleur il est au tien? + +--Oui. + +--Et la raison? + +--Oh! elle est bien simple. + +--Dites-la donc, alors. + +--Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me +faire souffrir. + +--Le fait est que je ne te le donne pas pour t'être agréable, brigand. + +--Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais +pain en un pain excellent, qui me réjouit plus que des gâteaux, et alors +j'ai un double plaisir, celui de manger à mon goût d'abord, et ensuite +de te faire infiniment enrager. + +Gryphus hurla de colère. + +--Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il. + +--Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que +cela pourrait me conduire au bûcher comme Gaufredy ou Urbain Grandier; +mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconvénient. + +--Bon, bon, bon, répondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc +avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de +pain du tout? + +--Hein! fit Cornélius. + +--Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout +de huit jours. + +Cornélius pâlit. + +--Et cela, continua Gryphus, à partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si +bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant à +moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour +ta nourriture. + +--Mais c'est un assassinat! s'écria Cornélius, emporté par un premier +mouvement de terreur bien compréhensible, et qui lui était inspiré par +cet horrible genre de mort. + +--Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu +vivras malgré tout. + +Cornélius reprit son air riant, et haussa les épaules: + +--Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht? + +--Eh bien?... dit Gryphus. + +--Eh bien! c'est un joli rôti que le pigeon; un homme qui mangerait un +pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble? + +--Et du feu? dit Gryphus. + +--Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable. +Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son +élément? + +--Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les +jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renoncé. + +--Eh bien! mais, dit Cornélius quand je serai fatigué des pigeons, je +ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse. + +Gryphus ouvrit de larges yeux effarés. + +--J'aime assez le poisson, continua Cornélius; tu ne m'en sers jamais. +Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me +régaler de poisson. + +Gryphus faillit s'évanouir de colère et même de peur. Mais se ravisant: + +--Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y +forces. + +Et il en tira un couteau qu'il ouvrit. + +--Ah! un couteau! fit Cornélius se mettant en défense avec son bâton. + + + + +XXIX + +Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, règle ses comptes avec +Gryphus + + +Tous deux demeurèrent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Baërle +sur la défensive. + +Puis, comme la situation pouvait se prolonger indéfiniment, Cornélius +s'enquérant des causes de cette recrudescence de colère chez son +antagoniste: + +--Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore? + +--Ce que je veux, je vais te le dire, répondis Gryphus. Je veux que tu +me rendes ma fille Rosa. + +--Votre fille! s'écria Cornélius. + +--Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlevée par ton art du démon. Voyons, +veux-tu me dire où elle est? + +Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus menaçante. + +--Rosa n'est point à Loewestein? s'écria Cornélius. + +--Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois? + +--Bon, dit Cornélius, c'est un piège que tu me tends. + +--Une dernière fois, veux-tu me dire où est ma fille? + +--Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas. + +--Attends, attends, gronda Gryphus pâle et les lèvres agitées par la +folie qui commençait à envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh +bien! je vais te desserrer les dents. + +Il fit un pas vers Cornélius, et lui montrant l'arme qui brillait dans +sa main: + +--Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tué avec lui plus de +cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur maître, le diable, comme je +les ai tués eux: attends, attends! + +--Mais, gredin, dit Cornélius, tu veux donc décidément m'assassiner! + +--Je veux t'ouvrir le coeur, pour voir dedans l'endroit où tu caches ma +fille. + +Et en disant ces mots avec l'égarement de la fièvre, Gryphus se +précipita sur Cornélius, qui n'eut que le temps de se jeter derrière sa +table pour éviter le premier coup. + +Gryphus brandissait son grand couteau en proférant d'horribles menaces. + +Cornélius prévit que, s'il était hors de la portée de la main, il +n'était pas hors de la portée de l'arme; l'arme lancée à distance +pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne +perdit donc pas de temps, et du bâton qu'il avait précieusement +conservé, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le +couteau. + +Le couteau tomba par terre, et Cornélius appuya son pied dessus. Puis, +comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner à une lutte que la douleur +du coup de bâton et la honte d'avoir été désarmé deux fois auraient +rendue impitoyable, Cornélius prit un grand parti. + +Il roua de coups son geôlier avec un sang-froid des plus héroïques, +choisissant l'endroit où tombait chaque fois le terrible gourdin. + +Gryphus ne tarda point à demander grâce. + +Mais avant de demander grâce, il avait crié, et beaucoup; ses cris +avaient été entendus et avaient mis en émoi tous les employés de la +maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes +parurent donc tout à coup et surprirent Cornélius opérant le bâton à la +main, le couteau sous le pied. + +À l'aspect de tous ces témoins du méfait qu'il venait de commettre, et +dont les circonstances atténuantes, comme on dit aujourd'hui, étaient +inconnues, Cornélius se sentit perdu sans ressources. + +En effet, toutes les apparences étaient contre lui. + +En un tour de main, Cornélius fut désarmé; et Gryphus entouré, relevé, +soutenu, put compter, en rugissant de colère, les meurtrissures qui +enflaient ses épaules et son échine, comme autant de collines diaprant +le piton d'une montagne. + +Procès-verbal fut dressé, séance tenante, des violences exercées par le +prisonnier sur son gardien, et le procès-verbal soufflé par Gryphus ne +pouvait pas être accusé de tiédeur; il ne s'agissait de rien moins que +d'une tentative d'assassinat, préparée depuis longtemps et accomplie sur +le geôlier, avec préméditation par conséquent, et rébellion ouverte. + +Tandis qu'on instrumentait contre Cornélius, les renseignements donnés +par Gryphus rendant sa présence inutile, les deux porte-clefs l'avaient +descendu dans sa geôle, moulu de coups et gémissant. + +Pendant ce temps, les gardes qui s'étaient emparés de Cornélius +s'occupaient à l'instruire charitablement des us et coutumes de +Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui +ayant été faite du règlement au moment de son entrée en prison, et +certains articles du règlement lui étaient parfaitement entrés dans la +mémoire. + +Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce règlement avait +été faite à l'endroit d'un prisonnier nommé Mathias, qui, en 1668, +c'est-à-dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de rébellion bien +autrement anodin que celui que venait de se permettre Cornélius. + +Il avait trouvé sa soupe trop chaude et l'avait jetée à la tête du chef +des gardiens, qui, à la suite de cette ablution, avait eu le désagrément +en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau. + +Mathias dans les douze heures, avait été extrait de sa chambre; puis +conduit à la geôle, où il avait été inscrit comme sortant de Loewestein; +puis mené à l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze +lieues d'étendue. Là on lui avait lié les mains; puis bandé les yeux, +récité trois prières. + +Puis on l'avait invité à faire une génuflexion; et les gardes de +Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un +sergent, logé fort habilement chacun une balle de mousquet dans le +corps. + +Ce dont Mathias était mort incontinent. + +Cornélius écouta avec la plus grande attention ce récit désagréable. + +Puis, l'ayant écouté: + +--Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous? + +--Oui, la douzième heure n'était pas même encore sonnée, à ce que je +crois, dit le narrateur. + +--Merci, dit Cornélius. Le garde n'avait pas terminé le sourire gracieux +qui servait de ponctuation à son récit qu'un pas sonore retentit dans +l'escalier. Des éperons sonnaient aux arêtes usées des marches. Les +gardes s'écartèrent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans +la chambre de Cornélius au moment où le scribe de Loewestein verbalisait +encore. + +--C'est ici le nº 11? demanda-t-il. + +--Oui, colonel, répondit un sous-officier. + +--Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Cornélius van Baërle? + +--Précisément, colonel. + +--Où est le prisonnier? + +--Me voici, monsieur, répondit Cornélius en pâlissant un peu malgré tout +son courage. + +--Vous êtes M. Cornélius van Baërle? demanda-t-il, s'adressant cette +fois au prisonnier lui-même. + +--Oui, monsieur. + +--Alors suivez-moi. + +--Oh! oh! dit Cornélius, dont le coeur se soulevait, pressé par les +premières angoisses de la mort, comme on va vite en besogne à la +forteresse de Loewestein, et le drôle qui m'avait parlé de douze heures! + +--Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien à l'oreille +du patient. + +--Un mensonge. + +--Comment cela? + +--Vous m'aviez promis douze heures. + +--Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de +ses plus intimes même, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil +honneur au pauvre Mathias. + +--Allons, allons, fit Cornélius, en renflant sa poitrine avec la plus +grande quantité d'air possible; allons, montrons à ces gens-là qu'un +bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace, +contenir autant de balles de mousquet qu'un nommé Mathias. + +Et il passa fièrement devant le greffier qui, interrompu dans ses +fonctions, se hasarda à dire à l'officier: + +--Mais, colonel van Deken, le procès-verbal n'est pas encore terminé. + +--Ce n'est point la peine de le finir, répondit l'officier. + +--Bon! répliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa +plume dans un portefeuille usé et crasseux. + +--Il était écrit, pensa le pauvre Cornélius, que je ne donnerai mon nom +en ce monde ni à un enfant, ni à une fleur, ni à un livre, ces trois +nécessités dont Dieu impose une au moins, à ce que l'on assure, à tout +homme un peu organisé qu'il daigne laisser jouir sur terre de la +propriété d'une âme et de l'usufruit d'un corps. + +Et il suivit l'officier le coeur résolu et la tête haute. Cornélius +compta les degrés qui conduisaient à l'esplanade, regrettant de ne pas +avoir demandé au gardien combien il y en avait; ce que, dans son +officieuse complaisance, celui-ci n'eût certes pas manqué de lui dire. + +Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme +celui qui devait définitivement le conduire au but du grand voyage, +c'était de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en +effet, devait briller sur le visage du père! Quelle douleur sur le +visage de la fille! + +Comme Gryphus allait applaudir à ce supplice, à ce supplice, vengeance +féroce d'un acte éminemment juste, que Cornélius avait la conscience +d'avoir accompli comme un devoir! + +Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir +sans lui avoir donné le dernier baiser ou tout au moins le dernier +adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande +tulipe noire, et se réveiller là-haut, sans savoir de quel côté il +fallait tourner les yeux pour la retrouver! + +En vérité, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre +tulipier avait plus d'_oes triplex_ autour du coeur qu'Horace n'en +attribue au navigateur qui le premier visita les infâmes écueils +acrocérauniens. + +Cornélius eut beau regarder à droite, Cornélius eut beau regarder à +gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aperçu Rosa, sans avoir +aperçu Gryphus. + +Il y avait presque compensation. + +Cornélius, arrivé sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes +ses exécuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassemblés et +causant; mais rassemblés et causant sans mousquets, rassemblés et +causant sans être alignés; chuchotant même entre eux plutôt qu'ils ne +causaient, conduite qui parut à Cornélius indigne de la gravité qui +préside d'ordinaire à de pareils événements. + +Tout à coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une béquille, +apparut hors de sa geôle. Il avait allumé pour un dernier regard de +haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit à +vomir contre Cornélius un tel torrent d'abominables imprécations que +Cornélius, s'adressant à l'officier: + +--Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien séant de me laisser +ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment. + +--Écoutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce +brave homme vous en veuille: il paraît que vous l'avez roué de coups. + +--Mais, monsieur, c'était à mon corps défendant. + +--Bah! dit le colonel en imprimant à ses épaules un geste éminemment +philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe à présent? + +Une sueur froide passa sur le front de Cornélius à cette réponse, qu'il +regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un +officier qu'on lui avait dit être attaché à la personne du prince. + +Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait +plus d'amis, et se résigna. + +--Soit, murmura-t-il en baissant la tête; on en a fait bien d'autres au +Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer à lui. Le +Christ se fût laissé battre par son geôlier et ne l'eût point battu. + +Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment +attendre qu'il eût fini ses réflexions: + +--Allons, monsieur, demanda-t-il, où vais-je? + +L'officier lui montra un carrosse attelé de quatre chevaux, qui lui +rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait déjà +frappé ses regards au Buitenhof. + +--Montez là-dedans, dit-il. + +--Ah! murmura Cornélius, il paraît qu'on ne me fera pas les honneurs de +l'esplanade, à moi! + +Il prononça ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait +attaché à sa personne l'entendît. + +Sans doute crut-il que c'était un devoir pour lui de donner de nouveaux +renseignements à Cornélius, car il s'approcha de la portière, et tandis +que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il +lui dit tout bas: + +--On a vu des condamnés conduits dans leur propre ville, et, pour que +l'exemple fût plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur +propre maison. Cela dépend. + +Cornélius fit un signe de remerciement. + +Puis à lui-même: + +--Eh bien, dit-il, à la bonne heure! voici un garçon qui ne manque +jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en présente. Ma foi, +mon ami, je vous suis bien obligé. Adieu! + +La voiture roula. + +--Ah! scélérat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing à sa +victime qui lui échappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma +fille! + +--Si l'on me conduit à Dordrecht, dit Cornélius, je verrai, en passant +devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont été bien ravagées. + + + + +XXX + +Où l'on commence de se douter à quel supplice était réservé Cornélius +van Baërle + + +La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht à gauche, traversa +Rotterdam, atteignit Delft. À cinq heures du soir, on avait fait au +moins vingt lieues. + +Cornélius adressa quelques questions à l'officier qui lui servait à la +fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses +demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans réponse. + +Cornélius regretta de n'avoir plus à côté de lui ce garde si complaisant +qui parlait, lui, sans se faire prier. + +Il lui eût sans doute offert sur cette étrangeté, qui survenait dans sa +troisième aventure, des détails aussi gracieux et des explications aussi +précises que sur les deux premières. + +On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Cornélius +se trouva au-delà de Leyde, ayant la mer du Nord à sa gauche et la mer +de Harlem à sa droite. + +Trois heures après, il entrait à Harlem. + +Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le +laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les +événements. + +Mais il ne peut pas en être de même du lecteur, qui a le droit d'être +mis au courant des choses, même avant notre héros. + +Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux soeurs et comme deux +orphelines, avaient été laissées, par le prince d'Orange, chez le +président van Herysen. + +Rosa ne reçut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour où +elle l'avait vu en face. + +Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part +de Son Altesse inviter Rosa à se rendre à la maison de ville. + +Là, dans le grand cabinet des délibérations où elle fut introduite, elle +trouva le prince qui écrivait. + +Il était seul et avait à ses pieds un grand lévrier de Frise qui le +regardait fixement, comme si le fidèle animal eût voulu essayer de faire +ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pensée de son maître. + +Guillaume continua d'écrire un instant encore; puis, levant les yeux et +voyant Rosa debout près de la porte: + +--Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il écrivait. + +Rosa fit quelques pas vers la table. + +--Monseigneur, dit-elle en s'arrêtant. + +--C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous. + +Rosa obéit, car le prince la regardait. Mais à peine le prince eut-il +reporté les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse. + +Le prince achevait sa lettre. + +Pendant ce temps, le lévrier était allé au-devant de Rosa et l'avait +examinée et caressée. + +--Ah! ah! fit Guillaume à son chien, on voit bien que c'est une +compatriote; tu la reconnais. + +Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur +et voilé en même temps: + +--Voyons, ma fille, dit-il. + +Le prince avait vingt-trois ans à peine, Rosa en avait dix-huit ou +vingt; il eût mieux dit en disant «ma soeur». + +--Ma fille, dit-il avec cet accent étrangement imposant qui glaçait tous +ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons. + +Rosa commença de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait +rien que de bienveillant dans la physionomie du prince. + +--Monseigneur, balbutia-t-elle. + +--Vous avez un père à Loewestein? + +--Oui, monseigneur. + +--Vous ne l'aimez pas? + +--Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait +aimer. + +--C'est mal de ne pas aimer son père, mon enfant, mais c'est bien de ne +pas mentir à son prince. + +Rosa baissa les yeux. + +--Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre père? + +--Mon père est méchant. + +--De quelle façon se manifeste sa méchanceté? + +--Mon père maltraite les prisonniers. + +--Tous? + +--Tous. + +--Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulièrement +quelqu'un? + +--Mon père maltraite particulièrement M. van Baërle, qui... + +--Qui est votre amant. + +Rosa fit un pas en arrière. + +--Que j'aime, monseigneur, répondit-elle avec fierté. + +--Depuis longtemps? demanda le prince. + +--Depuis le jour où je l'ai vu. + +--Et vous l'avez vu...? + +--Le lendemain du jour où furent si terriblement mis à mort le grand +pensionnaire Jean et son frère Corneille. + +Les lèvres du prince se serrèrent, son front se plissa, ses paupières se +baissèrent de manière à cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant +de silence, il reprit: + +--Mais que vous sert-il d'aimer un homme destiné à vivre et à mourir en +prison? + +--Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, à l'aider à +vivre et à mourir. + +--Et vous accepteriez cette position d'être la femme d'un prisonnier? + +--Je serai la plus fière et la plus heureuse des créatures humaines +étant la femme de M. van Baërle; mais... + +--Mais quoi? + +--Je n'ose dire, monseigneur. + +--Il y a un sentiment d'espérance dans votre accent; qu'espérez-vous? + +Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une +intelligence si pénétrante qu'ils allèrent chercher la clémence endormie +au fond de ce coeur sombre, d'un sommeil qui ressemblait à la mort. + +--Ah! je comprends. + +Rosa sourit en joignant les mains. + +--Vous espérez en moi, dit le prince. + +--Oui, monseigneur. + +--Hum! + +Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'écrire et appela un de ses +officiers. + +--M. van Deken, dit-il, portez à Loewestein le message que voici; vous +prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui +vous regarde, vous les exécuterez. + +L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la voûte sonore de la +maison le galop d'un cheval. + +--Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fête de la tulipe, +et dimanche c'est après-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents +florins que voici; car je veux que ce jour-là soit une grande fête pour +vous. + +--Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vêtue? murmura Rosa. + +--Prenez le costume des épousées frisonnes, dit Guillaume, il vous siéra +fort bien. + + + + +XXXI + +Harlem + + +Harlem, où nous sommes entrés il y a trois jours avec Rosa et où nous +venons d'entrer à la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui +s'enorgueillit à bon droit d'être une des plus ombragées de la Hollande. + +Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre à briller par les +arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars, +Harlem mettait toute sa gloire à primer toutes les villes des États par +ses beaux ormes touffus, par ses peupliers élancés, et surtout par ses +promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en voûte, le +chêne, le tilleul, et le marronnier. + +Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient, +l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de +devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu être une ville +agricole ou plutôt horticole. + +En effet, bien close, bien aérée, bien chauffée au soleil, elle donnait +aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de +mer ou ses soleils de plaine, n'eût point su leur offrir. + +Aussi avait-on vu s'établir à Harlem tous ces esprits tranquilles qui +possédaient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu +s'établir à Rotterdam et à Amsterdam tous les esprits inquiets et +remuants, que possède l'amour des voyages et du commerce, comme on avait +vu s'établir à la Haye tous les politiques et les mondains. + +Nous avons dit que Leyde avait été la conquête des savants. + +Harlem prit donc le goût des choses douces, de la musique, de la +peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres. + +Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes. + +Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons +ainsi, fort naturellement comme on voit, à parler de celui que la ville +proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans +tache et sans défaut, qui devait rapporter cent mille florins à son +inventeur. + +Harlem ayant mis en lumière sa spécialité, Harlem ayant affiché son goût +pour les fleurs en général et les tulipes en particulier, dans un temps +où tout était à la guerre ou aux séditions, Harlem ayant eu l'insigne +joie de voir fleurir l'idéal de ses prétentions et l'insigne honneur de +voir fleurir l'idéal des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois +et de soleil, d'ombre et de lumière, Harlem avait voulu faire de cette +cérémonie de l'inauguration du prix une fête qui durât éternellement +dans le souvenir des hommes. + +Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des +fêtes; jamais nature plus paresseuse ne déploya plus d'ardeur criante, +chantante et dansante que celle des bons républicains des Sept-Provinces +à l'occasion des divertissements. + +Voyez plutôt les tableaux des deux Teniers. + +Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus +ardents à se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais +lorsqu'ils se mettent au plaisir. + +Harlem s'était donc mise triplement en joie, car elle avait à fêter une +triple solennité: la tulipe noire avait été découverte; puis le prince +Guillaume d'Orange assistait à la cérémonie, en vrai Hollandais qu'il +était; enfin, il était de l'honneur des États de montrer aux Français, à +la suite d'une guerre aussi désastreuse que l'avait été celle de 1672, +que le plancher de la république batave était solide à ce point qu'on y +pût danser avec accompagnement du canon des flottes. + +La société horticole de Harlem s'était montrée digne d'elle en donnant +cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu +rester en arrière, et elle avait voté une somme pareille, qui avait été +remise aux mains de ses notables pour fêter ce prix national. + +Aussi était-ce, au dimanche fixé pour cette cérémonie, un tel +empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on +n'eût pu s'empêcher, même avec ce sourire narquois des Français, qui +rient de tout et partout, d'admirer le caractère de ces bons Hollandais, +prêts à dépenser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau +destiné à combattre l'ennemi, c'est-à-dire à soutenir l'honneur de la +nation, que pour récompenser l'invention d'une fleur nouvelle destinée à +briller un jour et destinée à distraire pendant ce jour les femmes, les +savants et les curieux. + +En tête des notables et du comité horticole, brillait M. van Herysen, +paré de ses plus riches habits. + +Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler à sa fleur +favorite par l'élégance sobre et sévère de ses vêtements, et hâtons-nous +de dire à sa gloire qu'il y avait parfaitement réussi. + +Noir de jais, velours scabieuse, soie pensée, telle était, avec du linge +d'une blancheur éblouissante, la tenue cérémoniale du président, lequel +marchait en tête de son comité, avec un énorme bouquet pareil à celui +que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, à +la fête de l'Être-Suprême. + +Seulement, le brave président, à la place de ce coeur gonflé de haine et +de ressentiments envieux du tribun français, avait dans la poitrine une +fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait à +la main. + +On voyait derrière ce comité, diapré comme une pelouse, parfumé comme un +printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les +militaires, les nobles et les rustres. + +Le peuple, même chez MM. les républicains des Sept-Provinces, n'avait +point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie. + +C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir... et pour +avoir. + +C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des États, que +les triomphes aient défilé, pour savoir ce qu'il en faut dire, et +quelquefois ce qu'il en faut faire. + +Mais cette fois, il n'était question ni du triomphe de Pompée, ni du +triomphe de César. Cette fois, on ne célébrait ni la défaite de +Mithridate ni la conquête des Gaules. La procession était douce comme le +passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol +d'une troupe d'oiseaux dans l'air. + +Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les +fleurs, Harlem divinisait le fleuriste. + +On voyait au centre du cortège pacifique et parfumé, la tulipe noire, +portée sur une civière couverte de velours blanc frangé d'or. Quatre +hommes portaient les brancards et se voyaient relayés par d'autres, +ainsi qu'à Rome étaient relayés ceux qui portaient la mère Cybèle, +lorsqu'elle entra dans la ville éternelle, apportée d'Étrurie au son des +fanfares et aux adorations de tout un peuple. + +Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un +peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture des chefs +célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du +Buitenhof, sauf plus tard à inscrire les noms de ses victimes sur la +plus belle pierre du panthéon hollandais. + +Il était convenu que le prince stathouder distribuerait certainement +lui-même le prix de cent mille florins, ce qui intéressait tout le monde +en général, et qu'il prononcerait peut-être un discours, ce qui +intéressait en particulier ses amis et ses ennemis. + +En effet, dans les discours les plus indifférents des hommes politiques, +les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et +croient toujours pouvoir interpréter par conséquent un rayon de leur +pensée. + +Comme si le chapeau de l'homme politique n'était pas un boisseau destiné +à intercepter toute lumière. + +Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 était donc arrivé, et +Harlem tout entière, renforcée de ses environs, s'était rangée le long +des beaux arbres du bois, avec la résolution bien arrêtée de n'applaudir +cette fois ni les conquérants de la guerre, ni ceux de la science, mais +tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette +inépuisable mère à l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la +tulipe noire. + +Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette résolution prise de +n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train +d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne +sait jamais où elle s'arrêtera. + +Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit +ses corporations, elle s'applaudit elle-même; et enfin, avec toute +justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que +les musiciens de la ville prodiguaient généreusement à chaque halte. + +Tous les yeux cherchaient, après l'héroïne de la fête, qui était la +tulipe noire, le héros de la fête, qui, tout naturellement, était +l'auteur de cette tulipe. + +Ce héros paraissant à la suite du discours que nous avons vu le bon van +Herysen élaborer avec tant de conscience, ce héros eût produit certes +plus d'effets que le stathouder lui-même. + +Mais, pour nous, l'intérêt de la journée n'est ni dans ce vénérable +discours de notre ami van Herysen, si éloquent qu'il fût, ni dans les +jeunes aristocrates endimanchés croquant leurs lourds gâteaux, ni dans +les pauvres petits plébéiens, à demi nus, grignotant des anguilles +fumées, pareilles à des bâtons de vanille. L'intérêt n'est même pas dans +ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les +mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitté leurs maisons, ni +dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni +dans la populace altérée qui avale, en guise de rafraîchissement, le +concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'intérêt de la +situation, l'intérêt puissant, l'intérêt dramatique n'est pas là. + +L'intérêt est dans une figure rayonnante et animée qui marche au milieu +des membres du comité d'horticulture, l'intérêt est dans ce personnage +fleuri à la ceinture, peigné, lissé, tout d'écarlate vêtu, couleur qui +fait ressortir son poil noir et son teint jaune. + +Ce triomphateur rayonnant, enivré, ce héros du jour destiné à l'insigne +honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la présence du +stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, à sa +droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prétendue fille; +à sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle +monnaie d'or reluisante, étincelante, et qui a pris le parti de loucher +en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue. + +De temps en temps, Boxtel hâte le pas pour aller frotter son coude à +celui de van Herysen. Boxtel prend à chacun un peu de sa valeur, pour en +composer une valeur à lui, comme il a volé à Rosa sa tulipe, pour en +faire sa gloire et sa fortune. + +Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cortège +fera halte au dernier reposoir, la tulipe étant placée sous son trône, +le prince, qui cède le pas à sa rivale dans l'adoration publique, +prendra un vélin magnifiquement enluminé sur lequel est écrit le nom de +l'auteur, et il proclamera à haute et intelligible voix qu'il a été +découvert une merveille; que la Hollande, par l'intermédiaire de lui, +Boxtel, a forcé la nature à produire une fleur noire, et que cette fleur +s'appellera désormais _tulipa nigra Boxtellea_. + +De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la +tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette +foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la pâle figure de la belle +Frisonne. + +Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa fête, ni plus +ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth. + +Et, hâtons-nous de le dire, ce misérable, qui a franchi un mur qui +n'était pas son mur, qui a escaladé une fenêtre pour entrer dans la +maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a violé la chambre de +Rosa, cet homme, qui a volé enfin la gloire d'un homme et la dot d'une +femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur. + +Il a tellement veillé sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du +tiroir du séchoir de Cornélius jusqu'à l'échafaud du Buitenhof, de +l'échafaud du Buitenhof à la prison de la forteresse de Loewestein, il +l'a si bien vue naître et grandir sur la fenêtre de Rosa, il a tant de +fois réchauffé l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est +plus l'auteur que lui-même; quiconque à cette heure lui prendrait la +tulipe noire la lui volerait. + +Mais il n'aperçut point Rosa. + +Il en résulta que la joie de Boxtel ne fut pas troublée. + +Le cortège s'arrêta au centre d'un rond-point dont les arbres +magnifiques étaient décorés de guirlandes et d'inscriptions; le cortège +s'arrêta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem +parurent pour escorter la tulipe jusqu'au siège élevé qu'elle devait +occuper sur l'estrade, à côté du fauteuil d'or de Son Altesse le +stathouder. + +Et la tulipe orgueilleuse, hissée sur son piédestal, domina bientôt +l'assemblée, qui battit des mains et fit retentir les échos de Harlem +d'un immense applaudissement. + + + + +XXXII + +Une dernière prière + + +En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient +entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait +lentement son chemin à cause des enfants refoulés hors de l'avenue +d'arbres par l'empressement des hommes et des femmes. + +Ce carrosse, poudreux, fatigué, criant sur ses essieux, renfermait le +malheureux van Baërle, à qui, par la portière ouverte, commençait de +s'offrir le spectacle que nous avons essayé, bien imparfaitement sans +doute, de mettre sous les yeux de nos lecteurs. + +Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines +et naturelles, éblouirent le prisonnier comme un éclair qui serait entré +dans son cachot. + +Malgré le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon à lui répondre +lorsqu'il l'avait interrogé sur son propre sort, il se hasarda à +l'interroger une dernière fois sur tout ce remue-ménage, qu'au premier +abord il devait et pouvait croire lui être totalement étranger. + +--Qu'est-ce cela, je vous prie, M. le lieutenant? demanda-t-il à +l'officier chargé de l'escorter. + +--Comme vous pouvez le voir, monsieur, répliqua celui-ci, c'est une +fête. + +--Ah! une fête! dit Cornélius de ce ton lugubrement indifférent d'un +homme à qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps. + +Puis, après un instant de silence et comme la voiture avait roulé +quelques pas: + +--La fête patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des +fleurs. + +--C'est en effet une fête où les fleurs jouent le principal rôle, +monsieur. + +--Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'écria Cornélius. + +--Arrêtez, que monsieur voie, dit avec un de ces mouvements de douce +pitié qu'on ne trouve que chez les militaires, l'officier au soldat +chargé du rôle de postillon. + +--Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit mélancoliquement +van Baërle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des +autres: épargnez-la-moi donc, je vous prie. + +--À votre aise; marchons, alors. J'avais commandé qu'on arrêtât, parce +que vous me l'aviez demandé, et ensuite parce que vous passiez pour +aimer les fleurs, celles surtout dont on célèbre la fête aujourd'hui. + +--Et de quelles fleurs célèbre-t-on la fête aujourd'hui, monsieur? + +--Celle des tulipes. + +--Celle des tulipes! s'écria van Baërle; c'est la fête des tulipes +aujourd'hui? + +--Oui monsieur; mais puisque ce spectacle vous est désagréable, +marchons. + +Et l'officier s'apprêta à donner l'ordre de continuer la route. + +Mais Cornélius l'arrêta; un doute douloureux venait de traverser sa +pensée. + +--Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc +aujourd'hui que l'on donne le prix? + +--Le prix de la tulipe noire, oui. + +Les joues de Cornélius s'empourprèrent, un frisson courut par tout son +corps, la sueur perla sur son front. Puis, réfléchissant, que, lui et sa +tulipe absents, la fête avorterait sans doute faute d'un homme et d'une +fleur à couronner. + +--Hélas! dit-il, tous ces braves gens seront aussi malheureux que moi, +car ils ne verront pas cette grande solennité à laquelle ils sont +conviés, ou du moins ils la verront incomplète. + +--Que voulez-vous dire, monsieur? + +--Je veux dire que jamais, dit Cornélius en se rejetant au fond de la +voiture, excepté par quelqu'un que je connais, la tulipe noire ne sera +trouvée. + +--Alors, monsieur, dit l'officier, ce quelqu'un que vous connaissez l'a +trouvée; car ce que tout Harlem contemple en ce moment, c'est la fleur +que vous regardez comme introuvable. + +--La tulipe noire! s'écria van Baërle en jetant la moitié de son corps +par la portière. Où cela? où cela? + +--Là-bas, sur le trône, la voyez-vous? + +--Je vois! + +--Allons! monsieur, dit l'officier, maintenant, il faut partir. + +--Oh! par pitié, par grâce, monsieur, dit van Baërle, oh! ne m'emmenez +pas! laissez-moi regarder encore! Comment, ce que je vois là-bas est la +tulipe noire, bien noire... est-ce possible? Oh! monsieur, l'avez-vous +vue? Elle doit avoir des taches, elle doit être imparfaite, elle est +peut-être teinte en noir seulement; oh! si j'étais là je saurais bien le +dire, moi, monsieur, laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de près, +je vous prie. + +--Êtes-vous fou, monsieur? Le puis-je? + +--Je vous en supplie. + +--Mais vous oubliez que vous êtes prisonnier? + +--Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et +sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de +fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur! + +--Mais, mes ordres, monsieur? + +Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se +remettre en route. Cornélius l'arrêta encore. + +--Oh! soyez patient, soyez généreux, toute ma vie repose sur un +mouvement de votre pitié. Hélas! ma vie, monsieur, elle ne sera +probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, ce +que je souffre; vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui se combat dans +ma tête et dans mon coeur; car enfin, continua Cornélius avec désespoir, +si c'était ma tulipe à moi, si c'était celle que l'on a volée à Rosa. +Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouvé la +tulipe noire, de l'avoir vue un instant, d'avoir reconnu qu'elle était +parfaite, que c'était à la fois un chef-d'oeuvre de l'art et de la nature +et de la perdre, de la perdre, à tout jamais? Oh! il faut que j'aille la +voir, vous me tuerez après si vous voulez, mais je la verrai, je la +verrai. + +--Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car +voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la vôtre, et si +le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait +de vous et de moi. + +Van Baërle, encore plus effrayé pour son compagnon que pour lui-même, se +rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les +vingt premiers cavaliers étaient à peine passés qu'il se remit à la +portière, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment +où celui-ci passait. + +Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait à la place +pour accomplir son devoir de président. Il avait à la main son rouleau +de vélin, qui était, dans cette journée de fête, devenu son bâton de +commandement. + +Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi +peut-être l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder +donna l'ordre d'arrêter. + +À l'instant même, ses chevaux frémissant sur leurs jarrets d'acier +firent halte à six pas de van Baërle encagé dans son carrosse. + +--Qu'est-ce cela? demanda le prince à l'officier qui, au premier ordre +du stathouder, avait sauté en bas de la voiture, et qui s'approchait +respectueusement de lui. + +--Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'État que, par votre ordre, +j'ai été chercher à Loewestein, et que je vous amène à Harlem, comme +Votre Altesse l'a désiré. + +--Que veut-il? + +--Il demande avec instance qu'on lui permette d'arrêter un instant ici. + +--Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baërle en joignant +les mains, et après, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je +dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je bénirai Votre +Altesse miséricordieuse, intermédiaire entre la divinité et moi; Votre +Altesse, qui permettra que mon oeuvre ait eu sa fin et sa glorification. + +C'était, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes, +chacun à la portière de son carrosse, entouré de leurs gardes; l'un +tout-puissant, l'autre misérable; l'un près de monter sur son trône, +l'autre se croyant près de monter sur son échafaud. + +Guillaume avait regardé froidement Cornélius et entendu sa véhémente +prière. Alors, s'adressant à l'officier: + +--Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son +geôlier à Loewestein? + +Cornélius poussa un soupir et baissa la tête. Sa douce et honnête figure +rougit et pâlit à la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient, +cette infaillibilité divine qui, par quelque messager secret et +invisible au reste des hommes, savait déjà son crime, lui présageaient +non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus. + +Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se défendre: il offrit +au prince ce spectacle touchant d'un désespoir naïf bien intelligible et +bien émouvant pour un si grand coeur et un si grand esprit que celui qui +le contemplait. + +--Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il +aille voir la tulipe noire, bien digne d'être vue au moins une fois. + +--Oh! fit Cornélius près de s'évanouir de joie et chancelant sur le +marchepied du carrosse, oh! monseigneur! + +Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui prêta son appui, +c'est à genoux et le front dans la poussière que le pauvre Cornélius eût +remercié Son Altesse. + +Cette permission donnée, le prince continua sa route dans le bois au +milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bientôt à son +estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon. + + + + +XXXIII + +Conclusion + + +Van Baërle, conduit par quatre gardes qui se frayaient un chemin dans la +foule, perça obliquement vers la tulipe noire, que dévoraient ses +regards de plus en plus rapprochés. + +Il la vit, enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons +inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumière, apparaître un jour +pour disparaître à jamais. Il la vit à six pas; il en savoura les +perfections et les grâces; il la vit derrière les jeunes filles qui +formaient une garde d'honneur à cette reine de noblesse et de pureté. Et +cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de +la fleur, plus son coeur était déchiré. Il cherchait tout autour de lui +pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages +inconnus; partout l'attention s'adressant au trône sur lequel venait de +s'asseoir le stathouder. + +Guillaume, qui attirait l'attention générale, se leva, promena un +tranquille regard sur la foule enivrée, et son oeil perçant s'arrêta tour +à tour sur les trois extrémités d'un triangle formé en face de lui par +trois intérêts et par trois drames bien différents. + +À l'un des angles, Boxtel, frémissant d'impatience et dévorant de toute +son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assemblée. + +À l'autre, Cornélius haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, d'amour, +que pour la tulipe noire, sa fille. + +Enfin, au troisième, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem, +une belle Frisonne vêtue de fine laine rouge brodée d'argent et couverte +de dentelles tombant à flots de son casque d'or; Rosa, enfin, qui +s'appuyait défaillante et l'oeil noyé, au bras d'un des officiers de +Guillaume. + +Le prince, alors, voyant tous ses auditeurs disposés, déroula lentement +le vélin, et, d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas +une note ne se perdait, grâce au silence religieux qui s'abattit tout à +coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaîna leur souffle à ses +lèvres: + +--Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez été réunis ici. + +«Un prix de cent mille florins a été promis à celui qui trouverait la +tulipe noire. + +«La tulipe noire!--et cette merveille de la Hollande est là exposée à +vos yeux--; la tulipe noire a été trouvée, et cela dans toutes les +conditions exigées par le programme de la société horticole de Harlem. + +«L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au +livre d'honneur de la ville. + +«Faites approcher la personne qui est propriétaire de la tulipe noire.» + +Et en prononçant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles +produiraient, promena son clair regard sur les trois extrémités du +triangle. + +Il vit Boxtel s'élancer de son gradin. + +Il vit Cornélius faire un mouvement involontaire. + +Il vit enfin l'officier chargé de veiller sur Rosa, la conduire, ou +plutôt la pousser devant son trône. + +Un double cri partit à la fois à la droite et à la gauche du prince. + +Boxtel foudroyé, Cornélius éperdu, avaient tous deux crié: + +--Rosa! Rosa! + +--Cette tulipe est bien à vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le +prince. + +--Oui, monseigneur! balbutia Rosa, qu'un murmure universel venait de +saluer en sa touchante beauté. + +--Oh! murmura Cornélius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui +avait volé cette fleur. Oh! voilà donc pourquoi elle avait quitté +Loewestein! Oh! oublié, trahi par elle, par elle que je croyais ma +meilleure amie! + +--Oh! gémit Boxtel de son côté, je suis perdu! + +--Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son +inventeur, et sera inscrite au catalogue des fleurs sous le titre de +_tulipa nigra Rosa Baërlensis_, à cause du nom de van Baërle, qui sera +désormais le nom de femme de cette jeune fille. + +Et en même temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main +d'un homme qui venait de s'élancer, pâle, étourdi, écrasé de joie, au +pied du trône, en saluant tour à tour son prince, sa fiancée et Dieu +qui, du fond du ciel azuré, regardait en souriant le spectacle de deux +coeurs heureux. + +En même temps aussi tombait aux pieds du président van Herysen un autre +homme frappé d'une émotion bien différente. + +Boxtel, anéanti sous la ruine de ses espérances, venait de s'évanouir. + +On le releva, on interrogea son pouls et son coeur; il était mort. + +Cet incident ne troubla point autrement la fête, attendu que ni le +président ni le prince ne parurent s'en préoccuper beaucoup. + +Cornélius recula épouvanté: dans son voleur, dans son faux Jacob, il +venait de reconnaître le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que dans la +pureté de son âme, il n'avait jamais soupçonné un seul instant d'une si +méchante action. + +Ce fut, au reste, un grand bonheur pour Boxtel que Dieu lui eût envoyé +si à propos cette attaque d'apoplexie foudroyante, qu'elle l'empêcha de +voir plus longtemps des choses si douloureuses pour son orgueil et son +avarice. + +Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y +eût rien de changé dans son cérémonial, sinon que Boxtel était mort et +que Cornélius et Rosa, triomphants, marchaient côte à côte et la main de +l'un dans la main de l'autre. + +Quand on fut rentré à l'hôtel de ville, le prince, montrant du doigt à +Cornélius la bourse aux cent mille florins d'or: + +--On ne sait trop, dit-il, par qui est gagné cet argent, si c'est par +vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouvé la tulipe noire, elle +l'a élevée et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce +serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem à la +tulipe. + +Cornélius attendait pour savoir où voulait en venir le prince. Celui-ci +continua: + +--Je donne à Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagnés et +qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son +courage et de son honnêteté. Quant à vous, monsieur, grâce à Rosa +encore, qui a apporté la preuve de votre innocence--et en disant ces +mots, le prince tendit à Cornélius le fameux feuillet de la Bible sur +lequel était écrite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi à +envelopper le troisième caïeu--, quant à vous, l'on s'est aperçu que +vous aviez été emprisonné pour un crime que vous n'aviez pas commis. +C'est vous dire, non seulement que vous êtes libre, mais encore que les +biens d'un homme innocent ne peuvent être confisqués. Vos biens vous +sont donc rendus. M. van Baërle, vous êtes le filleul de M. Corneille de +Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confié l'un sur +les fonts de baptême, et de l'amitié que l'autre vous avait vouée. +Conservez la tradition de leurs mérites à tous deux, car ces MM. de +Witt, mal jugés, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, étaient +deux grands citoyens dont la Hollande est fière aujourd'hui. + +Le prince, après ces deux mots qu'il prononça d'une voix émue, contre +son habitude, donna ses deux mains à baiser aux deux époux, qui +s'agenouillèrent à ses côtés. + +Puis, poussant un soupir: + +--Hélas! dit-il, vous êtes bien heureux vous, qui peut-être rêvant la +vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez à +lui conquérir que de nouvelles couleurs de tulipes. + +Et jetant un regard du côté de la France, comme s'il eût vu de nouveaux +nuages s'amonceler de ce côté-là, il remonta dans son carrosse et +partit. + +De son côté, Cornélius, le même jour, partit pour Dordrecht avec Rosa, +qui, par la vieille Zug, qu'on lui expédia en qualité d'ambassadeur, fit +prévenir son père de tout ce qui s'était passé. + +Ceux qui, grâce à l'exposé que nous avons fait, connaissent le caractère +du vieux Gryphus, comprendront qu'il se réconcilia difficilement avec +son gendre. Il avait sur le coeur les coups de bâton reçus, il les avait +comptés par les meurtrissures; ils montaient, disait-il, à quarante et +un; mais il finit par se rendre, pour n'être pas moins généreux, +disait-il, que Son Altesse le stathouder. + +Devenu gardien de tulipes, après avoir été geôlier d'hommes, il fut le +plus rude geôlier de fleurs qu'on eût encore rencontré dans les +Pays-Bas. Aussi fallait-il le voir, surveillant les papillons dangereux, +tuant les mulots et chassant les abeilles trop affamées. + +Comme il avait appris l'histoire de Boxtel et qu'il était furieux +d'avoir été la dupe du faux Jacob, ce fut lui qui démolit l'observatoire +élevé jadis par l'envieux derrière le sycomore; car l'enclos de Boxtel, +vendu à l'encan, s'enclava dans les plates-bandes de Cornélius, qui +s'arrondit de façon à défier tous les télescopes de Dordrecht. + +Rosa, de plus en plus belle, devint de plus en plus savante; et au bout +de deux ans de mariage, elle savait si bien lire et écrire, qu'elle put +se charger seule de l'éducation de deux beaux enfants, qui lui étaient +poussés au mois de mai 1674 et 1675, comme des tulipes, et qui lui +avaient donné bien moins de mal que la fameuse fleur à laquelle elle +devait de les avoir. + +Il va sans dire que l'un étant garçon et l'autre une fille, le premier +reçut le nom de Cornélius, et la seconde, celui de Rosa. + +Van Baërle resta fidèle à Rosa, comme à ses tulipes; toute sa vie, il +s'occupa du bonheur de sa femme et de la culture des fleurs, culture +grâce à laquelle il trouva un grand nombre de variétés qui sont +inscrites au catalogue hollandais. + +Les deux principaux ornements de son salon étaient dans deux grands +cadres d'or, ces deux feuillets de la Bible de Corneille de Witt; sur +l'un, on se le rappelle, son parrain lui avait écrit de brûler la +correspondance du marquis de Louvois; sur l'autre, il avait légué à Rosa +le caïeu de la tulipe noire, à la condition qu'avec sa dot de cent mille +florins elle épouserait un beau garçon de vingt-six à vingt-huit ans, +qui l'aimerait et qu'elle aimerait, condition qui avait été +scrupuleusement remplie, quoique Cornélius ne fût point mort, et +justement parce qu'il n'était point mort. + +Enfin pour combattre les envieux à venir, dont la Providence n'aurait +peut-être pas eu le loisir de le débarrasser comme elle avait fait de +mynheer Isaac Boxtel, il écrivit au-dessus de sa porte ce vers, que +Grotius avait gravé, le jour de sa fuite, sur le mur de sa prison: + +«On a quelquefois assez souffert pour avoir le droit de ne jamais dire: +_Je suis trop heureux_.» + +[1] Mynheer: monsieur + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE *** + +***** This file should be named 26504-8.txt or 26504-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/6/5/0/26504/ + +Produced by Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La tulipe noire + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: September 1, 2008 [EBook #26504] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE *** + + + + +Produced by Chuck Greif + + + + + +</pre> + + +<hr class="full" /> + + + +<h2>Alexandre Dumas</h2> + +<h1>LA TULIPE NOIRE</h1> + +<h3>(1850)</h3> + + + +<h2>Table des matières</h2> +<table summary="toc" cellspacing="2" cellpadding="2"> +<tr><td align="right"><a href="#I">I.</a></td><td>Un peuple reconnaissant</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#II">II.</a></td><td>Les deux frères.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#III">III.</a></td><td>L'élève de Jean de Witt</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#IV">IV.</a></td><td>Les massacreurs.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#V">V.</a></td><td>L'amateur de tulipes et son voisin.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#VI">VI.</a></td><td>La haine d'un tulipier.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#VII">VII.</a></td><td>L'homme heureux fait connaissance avec le malheur.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#VIII">VIII.</a></td><td>Une invasion.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#IX">IX.</a></td><td>La chambre de famille.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#X">X.</a></td><td>La fille du geôlier.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XI">XI.</a></td><td>Le testament de Cornélius van Baërle.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XII">XII.</a></td><td>L'exécution.</td></tr> +<tr valign="top"><td align="right"><a href="#XIII">XIII.</a></td><td>Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XIV">XIV.</a></td><td>Les pigeons de Dordrecht</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XV">XV.</a></td><td>Le guichet</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XVI">XVI.</a></td><td>Maître et écolière.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XVII">XVII.</a></td><td>Premier caïeu.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XVIII">XVIII.</a></td><td>L'amoureux de Rosa.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XIX">XIX.</a></td><td>Femme et fleur.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XX">XX.</a></td><td>Ce qui s'était passé pendant ces huit jours.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXI">XXI.</a></td><td>Le second caïeu.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXII">XXII.</a></td><td>Épanouissement</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXIII">XXIII.</a></td><td>L'envieux.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXIV">XXIV.</a></td><td>Où la tulipe noire change de maître.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXV">XXV.</a></td><td>Le président van Herysen.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXVI">XXVI.</a></td><td>Un membre de la société horticole.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXVII">XXVII.</a></td><td>Le troisième caïeu.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXVIII">XXVIII.</a></td><td>La chanson des fleurs.</td></tr> +<tr valign="top"><td align="right"><a href="#XXIX">XXIX.</a></td><td>Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, règle ses comptes avec Gryphus.</td></tr> +<tr valign="top"><td align="right"><a href="#XXX">XXX.</a></td><td>Où l'on commence de se douter à quel supplice était réservé Cornélius van Baërle.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXXI">XXXI.</a></td><td>Harlem.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXXII">XXXII.</a></td><td>Une dernière prière.</td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXXIII">XXXIII.</a></td><td>Conclusion.</td></tr> +</table> + + + + + +<h3><a name="I" id="I"></a>I</h3> + +<p class="c">UN PEUPLE RECONNAISSANT</p> + + +<p>Le 20 août 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si +coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville +de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclinés sur +ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans +lesquels se reflètent ses clochers aux coupoles presque orientales, la +ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes +ses artères d'un flot noir et rouge de citoyens pressés, haletants, +inquiets, lesquels couraient, le couteau à la ceinture, le mousquet sur +l'épaule ou le bâton à la main, vers le Buitenhof, formidable prison +dont on montre encore aujourd'hui les fenêtres grillées et où, depuis +l'accusation d'assassinat portée contre lui par le chirurgien Tyckelaer, +languissait Corneille de Witt, frère de l'ex-grand pensionnaire de +Hollande.</p> + +<p>Si l'histoire de ce temps, et surtout de cette année au milieu de +laquelle nous commençons notre récit, n'était liée d'une façon +indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes +d'explication que nous allons donner pourraient paraître un +hors-d'œuvre; mais nous prévenons tout d'abord le lecteur, ce vieil ami, +à qui nous promettons toujours du plaisir à notre première page, et +auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes; +mais nous prévenons, disons-nous, notre lecteur que cette explication +est aussi indispensable à la clarté de notre histoire qu'à +l'intelligence du grand événement politique dans lequel cette histoire +s'encadre.</p> + +<p>Corneille ou Cornélius de Witt, <i>ruward</i> de Pulten, c'est-à-dire +inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville +natale, et député aux États de Hollande, avait quarante-neuf ans, +lorsque le peuple hollandais, fatigué de la république, telle que +l'entendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, s'éprit d'un +amour violent pour le stathoudérat, que l'édit perpétuel imposé par Jean +de Witt aux Provinces-Unies avait à tout jamais aboli en Hollande.</p> + +<p>Comme il est rare que, dans ses évolutions capricieuses, l'esprit public +ne voie pas un homme derrière un principe, derrière la république le +peuple voyait les deux figures sévères des frères de Witt, ces Romains +de la Hollande, dédaigneux de flatter le goût national, et amis +inflexibles d'une liberté sans licence et d'une prospérité sans +superflu, de même que derrière le stathoudérat il voyait le front +incliné, grave et réfléchi du jeune Guillaume d'Orange, que ses +contemporains baptisèrent du nom de Taciturne, adopté par la postérité.</p> + +<p>Les deux de Witt ménageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir +l'ascendant moral sur toute l'Europe, et dont ils venaient de sentir +l'ascendant matériel sur la Hollande par le succès de cette campagne +merveilleuse du Rhin, illustrée par ce héros de roman qu'on appelait le +comte de Guiche, et chantée par Boileau, campagne qui en trois mois +venait d'abattre la puissance des Provinces-Unies.</p> + +<p>Louis XIV était depuis longtemps l'ennemi des Hollandais, qui +l'insultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est +vrai, par la bouche des Français réfugiés en Hollande. L'orgueil +national en faisait le Mithridate de la république. Il y avait donc +contre les de Witt la double animation qui résulte d'une vigoureuse +résistance suivie par un pouvoir luttant contre le goût de la nation et +de la fatigue naturelle à tous les peuples vaincus, quand ils espèrent +qu'un autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte.</p> + +<p>Cet autre chef, tout prêt à paraître, tout prêt à se mesurer contre +Louis XIV, si gigantesque que parût devoir être sa fortune future, +c'était Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume II, et petit-fils, +par Henriette Stuart, du roi Charles I<sup>er</sup> d'Angleterre, ce taciturne +enfant, dont nous avons déjà dit que l'on voyait apparaître l'ombre +derrière le stathoudérat.</p> + +<p>Ce jeune homme était âgé de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait +été son précepteur et l'avait élevé dans le but de faire de cet ancien +prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui +l'avait emporté sur l'amour de son élève, il lui avait, par l'édit +perpétuel, enlevé l'espoir du stathoudérat. Mais Dieu avait ri de cette +prétention des hommes, qui font et défont les puissances de la terre +sans consulter le Roi du ciel; et par le caprice des Hollandais et la +terreur qu'inspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du +grand pensionnaire et d'abolir l'édit perpétuel en rétablissant le +stathoudérat pour Guillaume d'Orange, sur lequel il avait ses desseins, +cachés encore dans les mystérieuses profondeurs de l'avenir.</p> + +<p>Le grand pensionnaire s'inclina devant la volonté de ses concitoyens; +mais Corneille de Witt fut plus récalcitrant, et malgré les menaces de +mort de la plèbe orangiste qui l'assiégeait dans sa maison de Dordrecht, +il refusa de signer l'acte qui rétablissait le stathoudérat.</p> + +<p>Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant +seulement à son nom ces deux lettres: V. C. (<i>vi coactus</i>), ce qui +voulait dire: <i>Contraint par la force.</i></p> + +<p>Ce fut par un véritable miracle qu'il échappa ce jour-là aux coups de +ses ennemis.</p> + +<p>Quant à Jean de Witt, son adhésion, plus rapide et plus facile, à la +volonté de ses concitoyens ne lui fut guère plus profitable. À quelques +jours de là, il fut victime d'une tentative d'assassinat. Percé de coups +de couteau, il ne mourut point de ses blessures.</p> + +<p>Ce n'était point là ce qu'il fallait aux orangistes. La vie des deux +frères était un éternel obstacle à leurs projets; ils changèrent donc +momentanément de tactique, quitte, au moment donné, de couronner la +seconde par la première, et ils essayèrent de consommer, à l'aide de la +calomnie, ce qu'ils n'avaient pu exécuter par le poignard.</p> + +<p>Il est assez rare qu'au moment donné, il se trouve là, sous la main de +Dieu, un grand homme pour exécuter une grande action, et voilà pourquoi +lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle l'histoire +enregistre à l'instant même le nom de cet homme élu, et le recommande à +l'admiration de la postérité.</p> + +<p>Mais lorsque le diable se mêle des affaires humaines pour ruiner une +existence ou renverser un empire, il est bien rare qu'il n'ait pas +immédiatement à sa portée quelque misérable auquel il n'a qu'un mot à +souffler à l'oreille pour que celui-ci se mette immédiatement à la +besogne.</p> + +<p>Ce misérable, qui dans cette circonstance se trouva tout posté pour être +l'agent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons déjà l'avoir +dit, Tyckelaer, et était chirurgien de profession.</p> + +<p>Il vint déclarer que Corneille de Witt, désespéré, comme il l'avait du +reste prouvé par son apostille, de l'abrogation de l'édit perpétuel, et +enflammé de haine contre Guillaume d'Orange, avait donné mission à un +assassin de délivrer la république du nouveau stathouder, et que cet +assassin c'était lui, Tyckelaer, qui, bourrelé de remords à la seule +idée de l'action qu'on lui demandait, aimait mieux révéler le crime que +de le commettre.</p> + +<p>Maintenant, que l'on juge de l'explosion qui se fit parmi les orangistes +à la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arrêter Corneille +dans sa maison, le 16 août 1672; le ruward de Pulten, le noble frère de +Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture +préparatoire destinée à lui arracher, comme aux plus vils criminels, +l'aveu de son prétendu complot contre Guillaume.</p> + +<p>Mais Corneille était non seulement un grand esprit, mais encore un grand +cœur. Il était de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique, +comme leurs ancêtres avaient la foi religieuse, sourient aux tourments, +et pendant la torture, il récita d'une voix ferme et en scandant les +vers selon leur mesure, la première strophe du <i>Justum et tenacem</i>, +d'Horace, n'avoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le +fanatisme de ses bourreaux.</p> + +<p>Les juges n'en déchargèrent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et +n'en rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le dégradait +de toutes ses charges et dignités, le condamnant aux frais de la justice +et le bannissant à perpétuité du territoire de la république.</p> + +<p>C'était déjà quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux intérêts +duquel s'était constamment voué Corneille de Witt, que cet arrêt rendu +non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen. +Cependant, comme on va le voir, ce n'était pas assez.</p> + +<p>Les Athéniens, qui ont laissé une assez belle réputation d'ingratitude, +le cédaient sous ce point aux Hollandais. Ils se contentèrent de bannir +Aristide.</p> + +<p>Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son frère, +s'était démis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-là était aussi +dignement récompensé de son dévouement au pays. Il emportait dans la vie +privée ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en +général aux honnêtes gens coupables d'avoir travaillé pour leur patrie +en s'oubliant eux-mêmes.</p> + +<p>Pendant ce temps, Guillaume d'Orange attendait, non sans hâter +l'événement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il +était l'idole, lui eût fait du corps des deux frères les deux marches +dont il avait besoin pour monter au siège du stathoudérat.</p> + +<p>Or, le 20 août 1672, comme nous l'avons dit en commençant ce chapitre, +toute la ville courait au Buitenhof pour assister à la sortie de prison +de Corneille de Witt, partant pour l'exil, et voir quelles traces la +torture avait laissées sur le noble corps de cet homme qui savait si +bien son Horace.</p> + +<p>Empressons-nous d'ajouter que toute cette multitude qui se rendait au +Buitenhof ne s'y rendait pas seulement dans cette innocente intention +d'assister à un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient à +jouer un rôle, ou plutôt à doubler un emploi qu'ils trouvaient avoir été +mal rempli.</p> + +<p>Nous voulons parler de l'emploi de bourreau.</p> + +<p>Il y en avait d'autres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions +moins hostiles. Il s'agissait pour eux seulement de ce spectacle +toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte l'instinctif +orgueil, de voir dans la poussière celui qui a été longtemps debout.</p> + +<p>Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, n'était-il pas +enfermé, affaibli par la torture? N'allait-on pas le voir, pâle, +sanglant, honteux? N'était-ce pas un beau triomphe pour cette +bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout +bon bourgeois de la Haye devait prendre part?</p> + +<p>Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement mêlés à toute +cette foule qu'ils comptaient bien manier comme un instrument tranchant +et contondant à la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof à la porte +de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres +même, à ce ruward de Pulten, qui non seulement n'a donné le stathoudérat +au prince d'Orange que <i>vi coactus</i>, mais qui encore a voulu le faire +assassiner?</p> + +<p>Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on +faisait bien et que si on était brave à la Haye, on ne laisserait point +partir pour l'exil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera +toutes ses intrigues avec la France et vivra de l'or du marquis de +Louvois avec son grand scélérat de frère Jean.</p> + +<p>Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent +plutôt qu'ils ne marchent. Voilà pourquoi les habitants de la Haye +couraient si vite du côté du Buitenhof.</p> + +<p>Au milieu de ceux qui se hâtaient le plus, courait, la rage au cœur et +sans projet dans l'esprit, l'honnête Tyckelaer, promené par les +orangistes comme un héros de probité, d'honneur national et de charité +chrétienne.</p> + +<p>Ce brave scélérat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de +son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les +tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes +qu'il lui avait promises et l'infernale machination préparée d'avance +pour lui aplanir, à lui Tyckelaer, toutes les difficultés de +l'assassinat.</p> + +<p>Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace, +soulevait des cris d'enthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des +hourras d'aveugle rage contre les frères de Witt.</p> + +<p>La populace en était à maudire des juges iniques dont l'arrêt laissait +échapper sain et sauf un si abominable criminel que l'était ce scélérat +de Corneille.</p> + +<p>Et quelques instigateurs répétaient à voix basse:—Il va partir! il va +nous échapper!</p> + +<p>Ce à quoi d'autres répondaient:</p> + +<p>—Un vaisseau l'attend à Scheveningen, un vaisseau français. Tyckelaer +l'a vu.</p> + +<p>—Brave Tyckelaer! honnête Tyckelaer! criait en chœur la foule.</p> + +<p>—Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille, +le Jean, qui est un non moins grand traître que son frère, le Jean se +sauvera aussi.</p> + +<p>—Et les deux coquins vont manger en France notre argent, l'argent de +nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus à Louis XIV.</p> + +<p>—Empêchons-les de partir! criait la voix d'un patriote plus avancé que +les autres.</p> + +<p>—À la prison! à la prison! répétait le chœur.</p> + +<p>Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de +s'armer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune +violence ne s'était commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait +les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus +menaçante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne l'était par +ses cris, son agitation et ses menaces; immobile sous le regard de son +chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son épée hors +du fourreau, mais basse et la pointe à l'angle de son étrier. Cette +troupe, seul rempart qui défendit la prison, contenait par son attitude, +non seulement les masses populaires désordonnées et bruyantes, mais +encore le détachement de la garde bourgeoise, qui, placé en face du +Buitenhof pour maintenir l'ordre de compte à demi avec la troupe, +donnait aux perturbateurs l'exemple des cris séditieux, en criant:—Vive +Orange! À bas les traîtres!</p> + +<p>La présence de Tilly et de ses cavaliers était, il est vrai, un frein +salutaire à tous ces soldats bourgeois; mais peu après, ils s'exaltèrent +par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que l'on pût +avoir du courage sans crier, ils imputèrent à la timidité le silence des +cavaliers et firent un pas vers la prison entraînant à leur suite toute +la tourbe populaire.</p> + +<p>Mais alors le comte de Tilly s'avança seul au-devant d'eux, et levant +seulement son épée en fronçant les sourcils:</p> + +<p>—Eh! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi +marchez-vous, et que désirez-vous?</p> + +<p>Les bourgeois agitèrent leurs mousquets en répétant les cris de:</p> + +<p>—Vive Orange! Mort aux traîtres!</p> + +<p>—Vive Orange! soit! dit M. de Tilly, quoique je préfère les figures +gaies aux figures maussades. Mort aux traîtres! si vous le voulez, tant +que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant qu'il vous plaira: +Mort aux traîtres! mais quant à les mettre à mort effectivement, je suis +ici pour empêcher cela, et je l'empêcherai.</p> + +<p>Puis se retournant vers ses soldats:</p> + +<p>—Haut les armes, soldats! cria-t-il.</p> + +<p>Les soldats de Tilly obéirent au commandement avec une précision calme +qui fit rétrograder immédiatement bourgeois et peuple, non sans une +confusion qui fit sourire l'officier de cavalerie.</p> + +<p>—Là, là! dit-il avec ce ton goguenard qui n'appartient qu'à l'épée, +tranquillisez-vous, bourgeois; mes soldats ne brûleront pas une amorce, +mais de votre côté vous ne ferez point un pas vers la prison.</p> + +<p>—Savez-vous bien, monsieur l'officier, que nous avons des mousquets? +fit tout furieux le commandant des bourgeois.</p> + +<p>—Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous +me les faites assez miroiter devant l'œil; mais remarquez aussi de votre +côté que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement à +cinquante pas, et que vous n'êtes qu'à vingt-cinq.</p> + +<p>—Mort aux traîtres! cria la compagnie des bourgeois exaspérée.</p> + +<p>—Bah! vous dites toujours la même chose, grommela l'officier, c'est +fatigant!</p> + +<p>Et il reprit son poste en tête de la troupe, tandis que le tumulte +allait en augmentant autour du Buitenhof.</p> + +<p>Et cependant le peuple échauffé ne savait pas qu'au moment même où il +flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre, comme si elle eût hâte +d'aller au-devant de son sort, passait à cent pas de la place derrière +les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof.</p> + +<p>En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un +domestique et traversait tranquillement à pied l'avant-cour qui précède +la prison.</p> + +<p>Il s'était nommé au concierge, qui du reste le connaissait, en disant:</p> + +<p>—Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville +mon frère Corneille de Witt, condamné, comme tu sais, au bannissement.</p> + +<p>Et le concierge, espèce d'ours dressé à ouvrir et à fermer la porte de +la prison, l'avait salué et laissé entrer dans l'édifice, dont les +portes s'étaient refermées sur lui.</p> + +<p>À dix pas de là, il avait rencontré une belle jeune fille de dix-sept à +dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante +révérence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton:</p> + +<p>—Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frère?</p> + +<p>—Oh! monsieur Jean, avait répondu la jeune fille, ce n'est pas le mal +qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est +passé.</p> + +<p>—Que crains-tu donc, la belle fille?</p> + +<p>—Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean.</p> + +<p>—Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas!</p> + +<p>—L'entendez-vous?</p> + +<p>—Il est, en effet, fort ému; mais quand il nous verra, comme nous ne +lui avons jamais fait que du bien, peut-être se calmera-t-il.</p> + +<p>—Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en +s'éloignant pour obéir à un signe impératif que lui avait fait son père.</p> + +<p>—Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis là.</p> + +<p>Puis, continuant son chemin:</p> + +<p>—Voilà, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas +lire et qui par conséquent n'a rien lu, et qui vient de résumer +l'histoire du monde dans un seul mot.</p> + +<p>Et toujours aussi calme, mais plus mélancolique qu'en entrant, +l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son +frère.</p> + + + +<h3><a name="II" id="II"></a>II</h3> + +<p class="c">LES DEUX FRÈRES</p> + + +<p>Comme l'avait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa, +pendant que Jean de Witt montait l'escalier de pierre aboutissant à la +prison de son frère Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux +pour éloigner la troupe de Tilly qui les gênait.</p> + +<p>Ce que voyant, le peuple, qui appréciait les bonnes intentions de sa +milice, criait à tue-tête:—Vivent les bourgeois!</p> + +<p>Quant à M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette +compagnie bourgeoise sous les pistolets apprêtés de son escadron, lui +expliquant de son mieux que la consigne donnée par les États lui +enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses +alentours.</p> + +<p>—Pourquoi cet ordre? pourquoi garder la prison? criaient les +orangistes.</p> + +<p>—Ah! répondait monsieur de Tilly, voilà que vous m'en demandez tout de +suite plus que je ne peux vous en dire. On m'a dit: «Gardez», je garde. +Vous qui êtes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir +qu'une consigne ne se discute pas.</p> + +<p>—Mais on vous a donné cet ordre pour que les traîtres puissent sortir +de la ville!</p> + +<p>—Cela pourrait bien être, puisque les traîtres sont condamnés au +bannissement, répondait Tilly.</p> + +<p>—Mais qui a donné cet ordre?</p> + +<p>—Les États, pardieu!</p> + +<p>—Les États trahissent.</p> + +<p>—Quant à cela, je n'en sais rien.</p> + +<p>—Et vous trahissez vous-même.</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Oui, vous.</p> + +<p>—Ah çà! entendons-nous, messieurs les bourgeois; qui trahirais-je? les +États! Je ne puis pas les trahir, puisque étant à leur solde, j'exécute +ponctuellement leur consigne.</p> + +<p>Et là-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison qu'il était +impossible de discuter sa réponse, les clameurs et les menaces +redoublèrent; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte +répondait avec toute l'urbanité possible.</p> + +<p>—Mais, messieurs les bourgeois, par grâce, désarmez donc vos mousquets; +il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes +cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont +nous serions bien fâchés, mais vous plus encore, attendu que ce n'est ni +dans vos intentions ni dans les miennes.</p> + +<p>—Si vous faisiez cela, crièrent les bourgeois, à notre tour nous +ferions feu sur vous.</p> + +<p>—Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le +premier jusqu'au dernier, ceux que nous aurions tués, nous, n'en +seraient pas moins morts.</p> + +<p>—Cédez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen.</p> + +<p>—D'abord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui +est bien différent; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Français, +ce qui est plus différent encore. Je ne connais donc que les États, qui +me paient; apportez-moi de la part des États l'ordre de céder la place, +je fais demi-tour à l'instant même, attendu que je m'ennuie énormément +ici.</p> + +<p>—Oui, oui! crièrent cent voix qui se multiplièrent à l'instant par cinq +cents autres. Allons à la maison de ville! allons trouver les députés! +allons, allons!</p> + +<p>—C'est cela, murmura Tilly en regardant s'éloigner les plus furieux, +allez demander une lâcheté à la maison de ville et vous verrez si on +vous l'accorde, allez, mes amis, allez.</p> + +<p>Le digne officier comptait sur l'honneur des magistrats, qui de leur +côté comptaient sur son honneur de soldat, à lui.</p> + +<p>—Dites donc, capitaine, fit à l'oreille du comte son premier +lieutenant, que les députés refusent à ces enragés que voici ce qu'ils +leur demandent, mais qu'ils nous envoient à nous un peu de renfort, cela +ne fera pas de mal, je crois.</p> + +<p>Cependant Jean de Witt, que nous avons quitté montant l'escalier de +pierre après son entretien avec le geôlier Gryphus et sa fille Rosa, +était arrivé à la porte de la chambre où gisait sur un matelas son frère +Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait +appliquer la torture préparatoire.</p> + +<p>L'arrêt de bannissement était venu, qui avait rendu inutile +l'application de la torture extraordinaire. Corneille, étendu sur son +lit, les poignets brisés, les doigts brisés, n'ayant rien avoué d'un +crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, après trois +jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la +mort, avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement.</p> + +<p>Corps énergique, âme invincible, il eût bien désappointé ses ennemis si +ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du +Buitenhof, voir luire sur son pâle visage le sourire du martyr qui +oublie la fange de la terre depuis qu'il a entrevu les splendeurs du +ciel.</p> + +<p>Le ruward avait, par la puissance de sa volonté plutôt que par un +secours réel, recouvré toutes ses forces, et il calculait combien de +temps encore les formalités de la justice le retiendraient en prison.</p> + +<p>C'était juste à ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise +mêlées à celles du peuple, s'élevaient contre les deux frères et +menaçaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit, +qui venait se briser comme une marée montante au pied des murailles de +la prison, parvint jusqu'au prisonnier.</p> + +<p>Mais si menaçant que fût ce bruit, Corneille négligea de s'enquérir ou +ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fenêtre étroite et +treillissée de fer qui laissait arriver la lumière et les murmures du +dehors.</p> + +<p>Il était si bien engourdi dans la continuité de son mal que ce mal était +devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de délices son +âme et sa raison si près de se dégager des embarras corporels, qu'il lui +semblait déjà que cette âme et cette raison échappées à la matière, +planaient au-dessus d'elle comme flotte au-dessus d'un foyer presque +éteint la flamme qui le quitte pour monter au ciel.</p> + +<p>Il pensait aussi à son frère.</p> + +<p>Sans doute, c'était son approche qui, par les mystères inconnus que le +magnétisme a découvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment même +où Jean était si présent à la pensée de Corneille que Corneille +murmurait presque son nom, la porte s'ouvrit; Jean entra, et d'un pas +empressé vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses +mains enveloppées de linge vers ce glorieux frère qu'il avait réussi à +dépasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine +que lui portaient les Hollandais.</p> + +<p>Jean baisa tendrement son frère sur le front et reposa doucement sur le +matelas ses mains malades.</p> + +<p>—Corneille, mon pauvre frère, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce +pas?</p> + +<p>—Je ne souffre plus, mon frère, puisque je vous vois.</p> + +<p>—Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, à votre défaut, c'est moi qui +souffre de vous voir ainsi, je vous en réponds.</p> + +<p>—Aussi, ai-je plus pensé à vous qu'à moi-même, et tandis qu'ils me +torturaient, je n'ai songé à me plaindre qu'une fois pour dire: «Pauvre +frère!» Mais te voilà, oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce +pas?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Je suis guéri; aidez-moi à me lever, mon frère, et vous verrez comme +je marche bien.</p> + +<p>—Vous n'aurez pas longtemps à marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse +au vivier, derrière les pistoliers de Tilly.</p> + +<p>—Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier?</p> + +<p>—Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire +de physionomie triste qui lui était habituel, que les gens de la Haye +voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte.</p> + +<p>—Du tumulte? reprit Corneille, en fixant son regard sur son frère +embarrassé; du tumulte?</p> + +<p>—Oui, Corneille.</p> + +<p>—Alors c'est cela que j'entendais tout à l'heure, fit le prisonnier +comme se parlant à lui-même. Puis revenant à son frère:</p> + +<p>—Il y a du monde sur le Buitenhof, n'est-ce pas? dit-il.</p> + +<p>—Oui, mon frère.</p> + +<p>—Mais alors, pour venir ici...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Comment vous a-t-on laissé passer?</p> + +<p>—Vous savez bien que nous ne sommes guère aimés, Corneille, fit le +grand pensionnaire avec une amertume mélancolique. J'ai pris par les +rues écartées.</p> + +<p>—Vous vous êtes caché, Jean?</p> + +<p>—J'avais dessein d'arriver jusqu'à vous sans perdre de temps, et j'ai +fait ce qu'on fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi: +j'ai louvoyé.</p> + +<p>En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place à la prison. Tilly +dialoguait avec la garde bourgeoise.</p> + +<p>—Oh! oh! fit Corneille, vous êtes un bien grand pilote, Jean; mais je +ne sais si vous tirerez votre frère du Buitenhof, dans cette houle et +sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous avez conduit la +flotte de Tromp à Anvers, au milieu des bas-fonds de l'Escaut.</p> + +<p>—Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y tâcherons, du moins, répondit +Jean; mais d'abord un mot.</p> + +<p>—Dites.</p> + +<p>Les clameurs montèrent de nouveau.</p> + +<p>—Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colère! Est-ce +contre vous? est-ce contre moi?</p> + +<p>—Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc, +mon frère, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs +sottes calomnies, c'est d'avoir négocié avec la France.</p> + +<p>—Oui, mais ils nous le reprochent.</p> + +<p>—Les niais!</p> + +<p>—Mais si ces négociations eussent réussi, elles leur eussent épargné +les défaites de Rees, d'Orsay, de Vesel et de Rheinberg; elles leur +eussent évité le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire +encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux.</p> + +<p>—Tout cela est vrai, mon frère, mais ce qui est d'une vérité plus +absolue encore, c'est que si l'on trouvait en ce moment-ci notre +correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne +sauverais point l'esquif si frêle qui va porter les de Witt et leur +fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait à des +gens honnêtes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de +faire personnellement pour sa liberté, pour sa gloire, cette +correspondance nous perdrait auprès des orangistes, nos vainqueurs. +Aussi, cher Corneille, j'aime à croire que vous l'avez brûlée avant de +quitter Dordrecht pour venir me rejoindre à la Haye.</p> + +<p>—Mon frère, répondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois +prouve que vous avez été dans les derniers temps le plus grand, le plus +généreux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. J'aime la +gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon frère, et je me +suis bien gardé de brûler cette correspondance.</p> + +<p>—Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement +l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fenêtre.</p> + +<p>—Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons à la fois le salut du +corps et la résurrection de la popularité.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors?</p> + +<p>—Je les ai confiées à Cornélius van Baërle, mon filleul, que vous +connaissez et qui demeure à Dordrecht.</p> + +<p>—Oh! le pauvre garçon! ce cher et naïf enfant! ce savant qui, chose +rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et +qu'à Dieu qui fait naître les fleurs! Vous l'avez chargé de ce dépôt +mortel; mais il est perdu, mon frère, ce pauvre cher Cornélius!</p> + +<p>—Perdu?</p> + +<p>—Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort (car si +étranger qu'il soit à ce qui nous arrive; car, quoique enseveli à +Dordrecht, quoique distrait, que c'est miracle! il saura, un jour ou +l'autre, ce qui nous arrive), s'il est fort, il se vantera de nous; s'il +est faible, il aura peur de notre intimité; s'il est fort, il criera le +secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre +cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frère, +fuyons vite, s'il en est encore temps.</p> + +<p>Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frère, qui +tressaillit au contact des linges:</p> + +<p>—Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai +pas appris à lire chaque pensée dans la tête de van Baërle, chaque +sentiment dans son âme? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes +s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il +soit! Le principal est qu'il gardera le secret, attendu que ce secret, +il ne le connaît même pas.</p> + +<p>Jean se retourna surpris.</p> + +<p>—Oh! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est +un politique élevé à l'école de Jean; je vous le répète, mon frère, van +Baërle ignore la nature et la valeur du dépôt que je lui ai confié.</p> + +<p>—Vite, alors! s'écria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui +passer l'ordre de brûler la liasse.</p> + +<p>—Par qui faire passer cet ordre?</p> + +<p>—Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner à cheval et qui +est entré avec moi dans la prison pour vous aider à descendre +l'escalier.</p> + +<p>—Réfléchissez avant de brûler ces titres glorieux, Jean.</p> + +<p>—Je réfléchis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les +frères de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renommée. Nous morts, +qui nous défendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris?</p> + +<p>—Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers?</p> + +<p>Jean, sans répondre à son frère, étendit la main vers le Buitenhof, d'où +s'élançaient en ce moment des bouffées de clameurs féroces.</p> + +<p>—Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs; mais ces +clameurs, que disent-elles?</p> + +<p>Jean ouvrit la fenêtre.</p> + +<p>—Mort aux traîtres! hurlait la populace.</p> + +<p>—Entendez-vous maintenant, Corneille?</p> + +<p>—Et les traîtres, c'est nous! dit le prisonnier en levant les yeux au +ciel et en haussant les épaules.</p> + +<p>—C'est nous, répéta Jean de Witt.</p> + +<p>—Où est Craeke?</p> + +<p>—À la porte de votre chambre, je présume.</p> + +<p>—Faites-le entrer, alors.</p> + +<p>Jean ouvrit la porte; le fidèle serviteur attendait en effet sur le +seuil.</p> + +<p>—Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frère va vous dire.</p> + +<p>—Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que j'écrive, +malheureusement.</p> + +<p>—Et pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce que van Baërle ne rendra pas ce dépôt ou ne le brûlera pas sans +un ordre précis.</p> + +<p>—Mais pourrez-vous écrire, mon cher ami? demanda Jean, à l'aspect de +ces pauvres mains toutes brûlées et toutes meurtries.</p> + +<p>—Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille.</p> + +<p>—Voici un crayon, au moins.</p> + +<p>—Avez-vous du papier, car on ne m'a rien laissé ici?</p> + +<p>—Cette Bible. Déchirez-en la première feuille.</p> + +<p>—Bien.</p> + +<p>—Mais votre écriture sera illisible?</p> + +<p>—Allons donc! dit Corneille en regardant son frère. Ces doigts qui ont +résisté aux mèches du bourreau, cette volonté qui a dompté la douleur, +vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frère, la +ligne sera tracée sans un seul tremblement.</p> + +<p>Et en effet, Corneille prit le crayon et écrivit.</p> + +<p>Alors, on put voir sous le linge blanc transparaître les gouttes de sang +que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. +La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille écrivit:</p> + +<div class="lettre"> +<p class="addr">«Cher filleul,</p> + +<p>«Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans +l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre +de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé +Jean et Corneille.</p> + +<p>«Adieu et aime-moi.</p> + +<p class="r">«Corneille <span class="smcap">de Witt.</span>»</p> + +<p class="addrr">«20 août 1672.</p> +</div> + +<p>Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait +taché la feuille, la remit à Craeke avec une dernière recommandation et +revint à Corneille, que la souffrance venait de pâlir encore, et qui +semblait près de s'évanouir.</p> + +<p>—Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son +ancien sifflet de contremaître, c'est qu'il sera hors des groupes, de +l'autre côté du vivier... Alors nous partirons à notre tour.</p> + +<p>Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un long et vigoureux coup de +sifflet perça de son roulement marin les dômes de feuillage noir des +ormes et domina les clameurs du Buitenhof.</p> + +<p>Jean leva les bras au ciel pour le remercier.</p> + +<p>—Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.</p> + + + +<h3><a name="III" id="III"></a>III</h3> + +<p class="c">L'ÉLÈVE DE JEAN DE WITT</p> + + +<p>Tandis que les hurlements de la foule assemblée sur le Buitenhof, +montant toujours plus effrayants vers les deux frères, déterminaient +Jean de Witt à presser le départ de son frère Corneille, une députation +de bourgeois était allée, comme nous l'avons dit, à la maison de ville, +pour demander l'expulsion du corps de cavalerie de Tilly.</p> + +<p>Il n'y avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat; aussi vit-on un +étranger, qui depuis le moment où cette scène avait commencé en suivait +les détails avec curiosité, se diriger avec les autres, ou plutôt à la +suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus tôt la +nouvelle de ce qui allait s'y passer.</p> + +<p>Cet étranger était un homme très jeune, âgé de vingt-deux ou vingt-trois +ans à peine, sans vigueur apparente. Il cachait—car sans doute il avait +des raisons pour ne pas être reconnu—sa figure pâle et longue sous un +fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait d'essuyer son +front mouillé de sueur ou ses lèvres brûlantes.</p> + +<p>L'œil fixe comme celui de l'oiseau de proie, le nez aquilin et long, la +bouche fine et droite, ouverte ou plutôt fendue comme les lèvres d'une +blessure, cet homme eût offert à Lavater, si Lavater eût vécu à cette +époque, un sujet d'études physiologiques qui d'abord n'eussent pas +tourné à son avantage.</p> + +<p>Entre la figure du conquérant et celle du pirate, disaient les anciens, +quelle différence trouvera-t-on? Celle que l'on trouve entre l'aigle et +le vautour.</p> + +<p>La sérénité ou l'inquiétude.</p> + +<p>Aussi cette physionomie livide, ce corps grêle et souffreteux, cette +démarche inquiète qui s'en allaient du Buitenhof au Hoogstraat à la +suite de tout ce peuple hurlant, c'était le type et l'image d'un maître +soupçonneux ou d'un voleur inquiet; et un homme de police eût certes +opté pour ce dernier renseignement, à cause du soin que celui dont nous +nous occupons en ce moment prenait de se cacher.</p> + +<p>D'ailleurs, il était vêtu simplement et sans armes apparentes; son bras +maigre mais nerveux, sa main sèche mais blanche, fine, aristocratique, +s'appuyait non pas au bras, mais sur l'épaule d'un officier qui, le +poing à l'épée, avait, jusqu'au moment où son compagnon s'était mis en +route et l'avait entraîné avec lui, regardé toutes les scènes du +Buitenhof avec un intérêt facile à comprendre.</p> + +<p>Arrivé sur la place de Hoogstraat, l'homme au visage pâle poussa l'autre +sous l'abri d'un contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de +l'Hôtel de Ville.</p> + +<p>Aux cris forcenés du peuple, la fenêtre du Hoogstraat s'ouvrit et un +homme s'avança pour dialoguer avec la foule.</p> + +<p>—Qui paraît là au balcon? demanda le jeune homme à l'officier en lui +montrant de l'œil seulement le harangueur, qui paraissait fort ému et +qui se soutenait à la balustrade plutôt qu'il ne se penchait sur elle.</p> + +<p>—C'est le député Bowelt, répliqua l'officier.</p> + +<p>—Quel homme est ce député Bowelt? Le connaissez-vous?</p> + +<p>—Mais un brave homme, à ce que je crois du moins, monseigneur.</p> + +<p>Le jeune homme, en entendant cette appréciation du caractère de Bowelt +faite par l'officier, laissa échapper un mouvement de désappointement si +étrange, de mécontentement si visible, que l'officier le remarqua et se +hâta d'ajouter:</p> + +<p>—On le dit, du moins, monseigneur. Quant à moi, je ne puis rien +affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt.</p> + +<p>—Brave homme, répéta celui qu'on avait appelé monseigneur; est-ce brave +homme que vous voulez dire ou homme brave?</p> + +<p>—Ah! monseigneur m'excusera; je n'oserais établir cette distinction +vis-à-vis d'un homme que, je le répète à Son Altesse, je ne connais que +de visage.</p> + +<p>—Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir.</p> + +<p>L'officier inclina la tête en signe d'assentiment et se tut.</p> + +<p>—Si ce Bowelt est un brave homme, continua l'altesse, il va drôlement +recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire.</p> + +<p>Et le mouvement nerveux de sa main qui s'agitait malgré lui sur l'épaule +de son compagnon, comme eussent fait les doigts d'un instrumentiste sur +les touches d'un clavier, trahissait son ardente impatience si mal +déguisée en certains moments, et dans ce moment surtout, sous l'air +glacial et sombre de la figure.</p> + +<p>On entendit alors le chef de la députation bourgeoise interpeller le +député pour lui faire dire où se trouvaient les autres députés ses +collègues.</p> + +<p>—Messieurs, répéta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans +ce moment je suis seul avec M. d'Asperen, et je ne puis prendre une +décision à moi seul.</p> + +<p>—L'ordre! l'ordre! crièrent plusieurs milliers de voix.</p> + +<p>M. Bowelt voulut parler, mais on n'entendit pas ses paroles et l'on vit +seulement ses bras s'agiter en gestes multiples et désespérés.</p> + +<p>Mais voyant qu'il ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la +fenêtre ouverte et appela M. d'Asperen.</p> + +<p>M. d'Asperen parut à son tour au balcon, où il fut salué de cris plus +énergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant, +accueilli M. Bowelt.</p> + +<p>Il n'entreprit pas moins cette tâche difficile de haranguer la +multitude; mais la multitude préféra forcer la garde des États, qui +d'ailleurs n'opposa aucune résistance au peuple souverain, à écouter la +harangue de M. d'Asperen.</p> + +<p>—Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple +s'engouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il paraît que la +délibération aura lieu à l'intérieur, colonel. Allons entendre la +délibération.</p> + +<p>—Ah! monseigneur, monseigneur, prenez garde!</p> + +<p>—À quoi?</p> + +<p>—Parmi ces députés, il y en a beaucoup qui ont été en relation avec +vous, et il suffit qu'un seul reconnaisse Votre Altesse.</p> + +<p>—Oui, pour qu'on m'accuse d'être l'instigateur de tout ceci. Tu as +raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du +regret qu'il avait d'avoir montré tant de précipitation dans ses désirs; +oui, tu as raison, restons ici. D'ici, nous les verrons revenir avec ou +sans l'autorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un +brave homme ou un homme brave, ce que je tiens à savoir.</p> + +<p>—Mais, fit l'officier en regardant avec étonnement celui à qui il +donnait le titre de monseigneur; mais Votre Altesse ne suppose pas un +seul instant, je présume, que les députés ordonnent aux cavaliers de +Tilly de s'éloigner, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pourquoi? demanda froidement le jeune homme.</p> + +<p>—Parce que s'ils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la +condamnation à mort de MM. Corneille et Jean de Witt.</p> + +<p>—Nous allons voir, répondit froidement l'Altesse; Dieu seul peut savoir +ce qui se passe au cœur des hommes. L'officier regarda à la dérobée la +figure impassible de son compagnon, et pâlit. C'était à la fois un brave +homme et un homme brave que cet officier.</p> + +<p>De l'endroit où ils étaient restés, l'Altesse et son compagnon +entendaient les rumeurs et les piétinements du peuple dans les escaliers +de l'Hôtel de Ville.</p> + +<p>Puis on entendit ce bruit sortir et se répandre sur la place, par les +fenêtres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM. +Bowelt et d'Asperen, lesquels étaient rentrés à l'intérieur, dans la +crainte, sans doute, qu'en les poussant, le peuple ne les fit sauter +par-dessus la balustrade.</p> + +<p>Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces +fenêtres.</p> + +<p>La salle des délibérations s'emplissait.</p> + +<p>Soudain le bruit s'arrêta; puis, soudain encore, il redoubla d'intensité +et atteignit un tel degré d'explosion que le vieil édifice en trembla +jusqu'au faîte.</p> + +<p>Puis enfin le torrent se reprit à rouler par les galeries et les +escaliers jusqu'à la porte, sous la voûte de laquelle on le vit +déboucher comme une trombe.</p> + +<p>En tête du premier groupe volait, plutôt qu'il ne courait, un homme +hideusement défiguré par la joie.</p> + +<p>C'était le chirurgien Tyckelaer.</p> + +<p>—Nous l'avons! nous l'avons! cria-t-il en agitant un papier en l'air.</p> + +<p>—Ils ont l'ordre! murmura l'officier stupéfait.</p> + +<p>—Eh bien! me voilà fixé, dit tranquillement l'Altesse. Vous ne saviez +pas, mon cher colonel, si M. Bowelt était un brave homme ou un homme +brave. Ce n'est ni l'un ni l'autre.</p> + +<p>Puis continuant à suivre de l'œil, sans sourciller, toute cette foule +qui roulait devant lui.</p> + +<p>—Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel; je crois que nous +allons voir un spectacle étrange.</p> + +<p>L'officier s'inclina et suivit son maître sans répondre.</p> + +<p>La foule était immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les +cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le même bonheur et +surtout avec la même fermeté.</p> + +<p>Bientôt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en +s'approchant ce flux d'hommes, dont il aperçut bientôt les premières +vagues roulant avec la rapidité d'une cataracte qui se précipite.</p> + +<p>En même temps, il aperçut le papier qui flottait en l'air, au-dessus des +mains crispées et des armes étincelantes.</p> + +<p>—Eh! fit-il en se levant sur ses étriers et en touchant son lieutenant +du pommeau de son épée, je crois que les misérables ont leur ordre.</p> + +<p>—Lâches coquins! cria le lieutenant.</p> + +<p>C'était en effet l'ordre, que la compagnie des bourgeois reçut avec des +rugissements joyeux. Elle s'ébranla aussitôt et marcha les armes basses +et en poussant de grands cris à l'encontre des cavaliers du comte de +Tilly.</p> + +<p>Mais le comte n'était pas homme à les laisser approcher plus que de +mesure.</p> + +<p>—Halte! cria-t-il, halte! et que l'on dégage le poitrail de mes +chevaux, ou je commande: En avant!</p> + +<p>—Voici l'ordre! répondirent cent voix insolentes.</p> + +<p>Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut:</p> + +<p>—Ceux qui ont signé cet ordre, dit-il, sont les véritables bourreaux de +M. Corneille de Witt. Quant à moi, je ne voudrais pas pour mes deux +mains avoir écrit une seule lettre de cet ordre infâme.</p> + +<p>En repoussant du pommeau de son épée l'homme qui voulait le lui +reprendre:</p> + +<p>—Un moment, dit-il. Un écrit comme celui-là est d'importance et se +garde.</p> + +<p>Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps. +Puis se retournant vers sa troupe:—Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file +à droite!</p> + +<p>Puis à demi-voix, et cependant de façon à ce que ses paroles ne fussent +pas perdues pour tout le monde:—Et maintenant, égorgeurs, dit-il, +faites votre œuvre.</p> + +<p>Un cri furieux, composé de toutes les haines avides et de toutes les +joies féroces qui râlaient sur le Buitenhof, accueillit ce départ.</p> + +<p>Les cavaliers défilaient lentement.</p> + +<p>Le comte resta derrière, faisant face jusqu'au dernier moment à la +populace ivre qui gagnait au fur et à mesure le terrain que perdait le +cheval du capitaine.</p> + +<p>Comme on voit, Jean de Witt ne s'était pas exagéré le danger quand, +aidant son frère à se lever, il le pressait de partir.</p> + +<p>Corneille descendit donc, appuyé au bras de l'ex-grand pensionnaire, +l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva +la belle Rosa toute tremblante.</p> + +<p>—Oh! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt.</p> + +<p>—Il y a que l'on dit qu'ils sont allés chercher au Hoogstraat l'ordre +qui doit éloigner les cavaliers du comte de Tilly.</p> + +<p>—Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la +position est mauvaise pour nous.</p> + +<p>—Aussi, si j'avais un conseil à vous donner... dit la jeune fille toute +tremblante.</p> + +<p>—Donne, mon enfant. Qu'y aurait-il d'étonnant que Dieu me parlât par ta +bouche?</p> + +<p>—Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue.</p> + +<p>—Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours à leur +poste?</p> + +<p>—Oui, mais tant qu'il ne sera pas révoqué, cet ordre est de rester +devant la prison.</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—En avez-vous un pour qu'ils vous accompagnent jusque hors la ville?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Eh bien! du moment où vous allez avoir dépassé les premiers cavaliers, +vous tomberez aux mains du peuple.</p> + +<p>—Mais la garde bourgeoise?</p> + +<p>—Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enragée.</p> + +<p>—Que faire, alors?</p> + +<p>—À votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je +sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rue déserte, car +tout le monde est dans la grande rue, attendant à l'entrée principale, +et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez +sortir.</p> + +<p>—Mais mon frère ne pourra marcher, dit Jean.</p> + +<p>—J'essaierai, répondit Corneille avec une expression de fermeté +sublime.</p> + +<p>—Mais n'avez-vous pas votre voiture? demande la jeune fille.</p> + +<p>—La voiture est là, au seuil de la grande porte.</p> + +<p>—Non, répondit la jeune fille. J'ai pensé que votre cocher était un +homme dévoué, et je lui ai dit d'aller vous attendre à la poterne.</p> + +<p>Les deux frères se regardèrent avec attendrissement, et leur double +regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se +concentra sur la jeune fille.</p> + +<p>—Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste à savoir si Gryphus +voudra bien nous ouvrir cette porte.</p> + +<p>—Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas.</p> + +<p>—Eh bien! alors?</p> + +<p>—Alors, j'ai prévu son refus et, tout à l'heure, tandis qu'il causait +par la fenêtre de la geôle avec un pistolier, j'ai pris la clef au +trousseau.</p> + +<p>—Et tu l'as, cette clé?</p> + +<p>—La voici, monsieur Jean.</p> + +<p>—Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien à te donner en échange du +service que tu me rends, excepté la Bible que tu trouveras dans ma +chambre: c'est le dernier présent d'un honnête homme; j'espère qu'il te +portera bonheur.</p> + +<p>—Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, répondit la +jeune fille. Puis à elle-même et en soupirant:—Quel malheur que je ne +sache pas lire! dit-elle.</p> + +<p>—Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il +n'y a pas un instant à perdre.</p> + +<p>—Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intérieur, elle +conduisit les deux frères au côté opposé de la prison.</p> + +<p>Toujours guidés par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de +marches, traversèrent une petite cour aux remparts crénelés, et la porte +cintrée s'étant ouverte, ils se retrouvèrent de l'autre côté de la +prison dans la rue déserte, en face de la voiture qui les attendait, le +marchepied abaissé.</p> + +<p>—Eh! vite, vite, vite, mes maîtres, les entendez-vous? cria le cocher +tout effaré.</p> + +<p>Mais après avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire +se retourna vers la jeune fille.</p> + +<p>—Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne +t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons +à Dieu, qui se souviendra, j'espère que tu viens de sauver la vie de +deux hommes.</p> + +<p>Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa +respectueusement.</p> + +<p>—Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte.</p> + +<p>Jean de Witt monta précipitamment, prit place près de son frère, et +ferma le mantelet de la voiture en criant:—Au Tol-Hek!</p> + +<p>Le Tol-Hek était la grille qui fermait la porte conduisant au petit port +de Scheveningen, dans lequel un petit bâtiment attendait les deux +frères.</p> + +<p>La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta +les fugitifs.</p> + +<p>Rosa les suivit jusqu'à ce qu'ils eussent tourné l'angle de la rue.</p> + +<p>Alors elle rentra fermer la porte derrière elle et jeta la clef dans un +puits.</p> + +<p>Ce bruit qui avait fait pressentir à Rosa que le peuple enfonçait la +porte, était en effet celui du peuple, qui, après avoir fait évacuer la +place de la prison, se ruait contre cette porte.</p> + +<p>Si solide qu'elle fût, et quoique le geôlier Gryphus—il faut lui rendre +cette justice—se refusât obstinément d'ouvrir cette porte, on sentait +qu'elle ne résisterait pas longtemps; et Gryphus, fort pâle, se +demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte, +lorsqu'il sentit qu'on le tirait doucement par l'habit.</p> + +<p>Il se retourna et vit Rosa.</p> + +<p>—Tu entends les enragés? dit-il.</p> + +<p>—Je les entends si bien, mon père, qu'à votre place...</p> + +<p>—Tu ouvrirais, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Non, je laisserais enfoncer la porte.</p> + +<p>—Mais ils vont me tuer.</p> + +<p>—Oui, s'ils vous voient.</p> + +<p>—Comment veux-tu qu'ils ne me voient pas?</p> + +<p>—Cachez-vous.</p> + +<p>—Où cela?</p> + +<p>—Dans le cachot secret.</p> + +<p>—Mais toi, mon enfant?</p> + +<p>—Moi, mon père, j'y descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur +nous et, quand ils auront quitté la prison, eh bien! nous sortirons de +notre cachette.</p> + +<p>—Tu as pardieu raison, s'écria Gryphus; c'est étonnant, ajouta-t-il, ce +qu'il y a de jugement dans cette petite tête.</p> + +<p>Puis, comme la porte s'ébranlait à la grande joie de la populace:</p> + +<p>—Venez, venez, mon père, dit Rosa en ouvrant une petite trappe.</p> + +<p>—Mais cependant, nos prisonniers? fit Gryphus.</p> + +<p>—Dieu veillera sur eux, mon père, dit la jeune fille; permettez-moi de +veiller sur vous.</p> + +<p>Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tête, juste au +moment où la porte brisée donnait passage à la populace.</p> + +<p>Au reste, ce cachot où Rosa faisait descendre son père, et qu'on +appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons +être forcés d'abandonner pour un instant, un sûr asile, n'étant connu +que des autorités, qui parfois y enfermaient quelqu'un de ces grands +coupables pour lesquels on craint quelque révolte ou quelque enlèvement.</p> + +<p>Le peuple se rua dans la prison en criant:</p> + +<p>—Mort aux traîtres! À la potence Corneille de Witt! À mort! à mort!</p> + + + +<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV</h3> + +<p class="c">LES MASSACREURS</p> + + +<p>Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours +s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses +lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un +coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une +boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse, +et qui paraissait approcher de son dénouement.</p> + +<p>—Oh! dit-il à l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et +que l'ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre +de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut +décidément beaucoup aux MM. de Witt!</p> + +<p>—En vérité, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs +pareilles.</p> + +<p>—Il faut croire qu'ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah! tenez, +cette fenêtre n'était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé M. +Corneille?</p> + +<p>En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le +treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que +celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes.</p> + +<p>—Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus!</p> + +<p>—Comment, il n'y est plus? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les +derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine.</p> + +<p>—Non! non! répétait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se +soit sauvé.</p> + +<p>—Que dit donc cet homme? demanda en pâlissant l'Altesse.</p> + +<p>—Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle +était vraie.</p> + +<p>—Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était +vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'être.</p> + +<p>—Cependant, voyez... dit l'officier.</p> + +<p>En effet, d'autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient +aux fenêtres en criant:</p> + +<p>—Sauvé! évadé! ils l'ont fait fuir.</p> + +<p>Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d'effroyables +imprécations:</p> + +<p>—Sauvés! évadés! courons après eux, poursuivons-les!</p> + +<p>—Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement +sauvé, dit l'officier.</p> + +<p>—Oui, de la prison, peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville; +vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte +qu'il croyait trouver ouverte.</p> + +<p>—L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné, +monseigneur?</p> + +<p>—Non, je ne crois pas, qui aurait donné cet ordre?</p> + +<p>—Eh bien! qui vous fait supposer?</p> + +<p>—Il y a des fatalités, répondit négligemment l'Altesse, et les plus +grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là.</p> + +<p>L'officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il +comprit que, d'une façon ou de l'autre, le prisonnier était perdu.</p> + +<p>En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre, +car il était bien démontré que Cornélius de Witt n'était plus dans la +prison.</p> + +<p>En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris +la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de +ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse +n'éveillât aucun soupçon.</p> + +<p>Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, +quand il sentit qu'il laissait derrière lui la prison et la mort et +qu'il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute +précaution et mit le carrosse au galop.</p> + +<p>Tout à coup, il s'arrêta.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tête par la portière.</p> + +<p>—Oh! mes maîtres, s'écria le cocher, il y a...</p> + +<p>La terreur étouffait la voix du brave homme.</p> + +<p>—Voyons, achève, dit le grand pensionnaire.</p> + +<p>—Il y a que la grille est fermée.</p> + +<p>—Comment, la grille est fermée? Ce n'est pas l'habitude de fermer la +grille pendant le jour.</p> + +<p>—Voyez plutôt.</p> + +<p>Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille +fermée.</p> + +<p>—Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier +ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne +poussait plus ses chevaux avec la même confiance.</p> + +<p>Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et +reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa +porte à toute hâte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof.</p> + +<p>Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui +couraient devant lui.</p> + +<p>Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes +s'arrêtèrent, regardant s'éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de +ceux qu'elle renfermait.</p> + +<p>La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.</p> + +<p>—Ouvrez! cria le cocher.</p> + +<p>—Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et +avec quoi?</p> + +<p>—Avec la clef, parbleu! dit le cocher.</p> + +<p>—Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela.</p> + +<p>—Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Qu'en avez-vous donc fait?</p> + +<p>—Dame! on me l'a prise.</p> + +<p>—Qui cela?</p> + +<p>—Quelqu'un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la +ville.</p> + +<p>—Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et +risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et +pour mon frère Corneille, que j'emmène en exil.</p> + +<p>—Oh! M. de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant +vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a été prise.</p> + +<p>—Quand cela?</p> + +<p>—Ce matin.</p> + +<p>—Par qui?</p> + +<p>—Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre.</p> + +<p>—Et pourquoi la lui avez-vous remise?</p> + +<p>—Parce qu'il avait un ordre signé et scellé.</p> + +<p>—De qui?</p> + +<p>—Mais des messieurs de l'Hôtel de Ville.</p> + +<p>—Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément +nous sommes perdus.</p> + +<p>—Sais-tu si la même précaution a été prise partout?</p> + +<p>—Je ne sais.</p> + +<p>—Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l'homme de faire tout ce +qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.</p> + +<p>Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture:</p> + +<p>—Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention +est réputée pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux +yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais réussi.</p> + +<p>—Ah! dit le portier, voyez-vous là-bas?</p> + +<p>—Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la +rue à gauche; c'est notre seul espoir.</p> + +<p>Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que +nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et +pendant que Jean parlementait avec le portier, s'était grossi de sept ou +huit nouveaux individus.</p> + +<p>Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à +l'endroit du carrosse.</p> + +<p>Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en +travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et +criant:—Arrête! arrête!</p> + +<p>De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de +fouet.</p> + +<p>La voiture et les hommes se heurtèrent enfin.</p> + +<p>Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu'ils étaient dans +la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent +une violente secousse. Il y eut un moment d'hésitation et de tremblement +dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur +quelque chose de rond et de flexible, qui semblait être le corps d'un +homme renversé, et s'éloigna au milieu des blasphèmes.</p> + +<p>—Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur.</p> + +<p>—Au galop! au galop! cria Jean.</p> + +<p>Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s'arrêta.</p> + +<p>—Eh bien! demanda Jean.</p> + +<p>—Voyez-vous? dit le cocher.</p> + +<p>Jean regarda.</p> + +<p>Toute la populace du Buitenhof apparaissait à l'extrémité de la rue que +devait suivre la voiture, et s'avançait hurlante et rapide comme un +ouragan.</p> + +<p>—Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus +loin; nous sommes perdus.</p> + +<p>—Les voilà! les voilà! crièrent ensemble cinq cents voix.</p> + +<p>—Oui, les voilà, les traîtres! les meurtriers! les assassins! +répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui +couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de +leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait +été renversé par eux.</p> + +<p>C'était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture.</p> + +<p>Le cocher s'arrêta; mais quelques instances que lui fît son maître, il +ne voulut point se sauver.</p> + +<p>En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après +lui et ceux qui venaient au-devant de lui.</p> + +<p>En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île +flottante.</p> + +<p>Tout à coup, l'île flottante s'arrêta. Un maréchal venait, d'un coup de +masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits.</p> + +<p>En ce moment le volet d'une fenêtre s'entr'ouvrit et l'on put voir le +visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le +spectacle qui se préparait.</p> + +<p>Derrière lui apparaissait la tête de l'officier presque aussi pâle que +la sienne.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura +l'officier.</p> + +<p>—Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci.</p> + +<p>—Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la +voiture, ils le battent, ils le déchirent.</p> + +<p>—En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d'une bien violente +indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu'il avait +conservé jusqu'alors.</p> + +<p>—Et voici Corneille qu'ils tirent à son tour du carrosse, Corneille +déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh! voyez, donc, voyez +donc.</p> + +<p>—Oui, en effet, c'est bien Corneille.</p> + +<p>L'officier poussa un faible cri et détourna la tête.</p> + +<p>C'est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu'il eût +touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui +lui avait brisé la tête.</p> + +<p>Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt.</p> + +<p>Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au +milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traçait et +qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies.</p> + +<p>Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu'on eût cru impossible, et +son œil se voila un instant sous sa paupière.</p> + +<p>L'officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère +compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement +de son âme:</p> + +<p>—Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu'on va assassiner aussi +le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux.</p> + +<p>—En vérité! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le +trahir.</p> + +<p>—Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce +pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et +dussé-je y perdre la vie...</p> + +<p>Guillaume d'Orange, car c'était lui, plissa son front d'une façon +sinistre, éteignit l'éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa +paupière et répondit:</p> + +<p>—Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin +qu'elles prennent les armes à tout événement.</p> + +<p>—Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins?</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m'en inquiète, dit +brusquement le prince. Allez.</p> + +<p>L'officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son +obéissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du +second des frères.</p> + +<p>Il n'avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un +effort suprême avait gagné le perron d'une maison située en face de +celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu'on lui +imprimait de dix côtés à la fois en disant:—Mon frère, où est mon +frère?</p> + +<p>Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing.</p> + +<p>Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait +d'éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion +d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on traînait au +gibet le cadavre de celui qui était déjà mort.</p> + +<p>Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses +yeux.</p> + +<p>—Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh +bien! je vais te les crever, moi!</p> + +<p>Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang +jailli.</p> + +<p>—Mon frère! cria de Witt essayant de voir ce qu'était devenu Corneille, +à travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon frère!</p> + +<p>—Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son +mousquet sur la tempe et en lâchant la détente. Mais le coup ne partit +point.</p> + +<p>Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le +canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse.</p> + +<p>Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds.</p> + +<p>Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort:—Mon frère! cria-t-il +d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent +sur lui.</p> + +<p>D'ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui +lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui +fit sauter le crâne.</p> + +<p>Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.</p> + +<p>Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger +son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'épée +ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son +lambeau d'habits.</p> + +<p>Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien +dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet +improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.</p> + +<p>Alors arrivèrent les plus lâches, qui n'ayant pas osé frapper la chair +vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s'en allèrent +vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix +sous la pièce.</p> + +<p>Nous ne pourrions dire si à travers l'ouverture presque imperceptible du +volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment +même où l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule +qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour +s'inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé.</p> + +<p>—Ah! monsieur, s'écria le portier, me rapportez-vous la clé?</p> + +<p>—Oui, mon ami, la voilà, répondit le jeune homme.</p> + +<p>—Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapporté cette +clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant.</p> + +<p>—Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.</p> + +<p>—Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouvé +la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont +tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient.</p> + +<p>—La porte! la porte! s'écria une voix qui semblait être celle d'un +homme pressé. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken.</p> + +<p>—C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'êtes pas encore sorti de la Haye? +C'est accomplir tardivement mon ordre.</p> + +<p>—Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle +je me présente, j'ai trouvé les deux autres fermées.</p> + +<p>—Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit +le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de +monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme +pâle auquel il venait de parler si familièrement.</p> + +<p>Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui +roula en criant sur ses gonds.</p> + +<p>—Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel à Guillaume.</p> + +<p>—Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend à quelques pas +d'ici.</p> + +<p>Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument, +qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et +prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant +un second cheval en main.</p> + +<p>Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'étrier, et piquant des +deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut là, il se retourna. Le +colonel le suivait à une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de +prendre rang à côté de lui.</p> + +<p>—Savez-vous, dit-il sans s'arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M. +Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille?</p> + +<p>—Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous +que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait +le stathouder de Hollande.</p> + +<p>—Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient +d'arriver n'arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en +sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant +le message que certainement les États vont m'envoyer au camp.</p> + +<p>Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa +suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole.</p> + +<p>—Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en +fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le +ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le +Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons +amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le +Taciturne; soleil, gare à tes rayons!</p> + +<p>Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival +du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa +puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de +faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux +nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.</p> + + + +<h3><a name="V" id="V"></a>V</h3> + +<p class="c">L'AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN</p> + + +<p>Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les +cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après +s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur +la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop +compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré +jusque-là, Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon +cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient +accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres +jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins.</p> + +<p>Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son +cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des +bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse +par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels +étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de +saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent +nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil.</p> + +<p>Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline +semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches, +baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les +balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs +d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces +grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces +qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les +cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres.</p> + +<p>Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes +tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose, +but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage +jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que +lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle +façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait +sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière +de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin +et chaque soir.</p> + +<p>Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea +aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une +indispensable description.</p> + +<p>Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement +cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette +maison renfermait un mortel heureux.</p> + +<p>Ce mortel heureux, <i>rara avis</i>, comme dit Juvénal, était le docteur van +Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de +décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et +de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de +Dordrecht.</p> + +<p>M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à +quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout +neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces +florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de +1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et +florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins, +hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de +Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la +province donnant un revenu de dix mille florins environ.</p> + +<p>Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à +trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être +partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme +elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils +en l'embrassant pour la dernière fois:</p> + +<p>—Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas +vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un +fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à +ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras +éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître +inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et +le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui +s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien +certainement finira mal.</p> + +<p>Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son +fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père.</p> + +<p>Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain +Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain, +voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à +son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau <i>les Sept +Provinces</i>, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels +l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de +l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut +arrivé à une portée du mousquet du vaisseau <i>le Prince</i>, sur lequel se +trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de +Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant +son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se +retirer à bord du <i>Saint-Michel</i>; lorsqu'il eut vu <i>le Saint-Michel</i>, +brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il +eut vu sauter un vaisseau, <i>le Comte de Sandwick</i>, et périr dans les +flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin +de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille +tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre, +que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que +seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au +catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se +boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même +lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à +Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand +pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa +maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans, +d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent +mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de +cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être +heureux, assez pour ne l'être pas.</p> + +<p>En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit +à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la +flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle +il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et +enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout, +qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir +parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus +élégantes et des plus coûteuses.</p> + +<p>Il aima les tulipes.</p> + +<p>C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais +exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à +diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que +jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de +donner de la jalousie à Dieu.</p> + +<p>Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de +<i>mynheer</i><span style="font-size:85%;">[1]</span> van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de +séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries +et les bibliothèques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains.</p> + +<p style="font-size:85%;">[*] Mynheer: monsieur</p> + +<p>Van Baërle commença par dépenser son revenu de l'année à établir sa +collection, puis il ébrécha ses florins neufs à la perfectionner; aussi +son travail fut-il récompensé d'un magnifique résultat: il trouva cinq +espèces différentes qu'il nomma la <i>Jeanne</i>, du nom de sa mère, la +<i>Baërle</i>, du nom de son père, la <i>Corneille</i>, du nom de son parrain; les +autres noms nous échappent, mais les amateurs pourront bien certainement +les retrouver dans les catalogues du temps.</p> + +<p>En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht +pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on +sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la +famille des de Witt était originaire de cette ville.</p> + +<p>Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir +de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les +bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre, +et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais +fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la +ville quand il entra.</p> + +<p>Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille +maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de +Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants.</p> + +<p>Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul +peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa +ville natale.</p> + +<p>Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines +malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle +avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la +politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes.</p> + +<p>Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers, +aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût +du mal à un autre homme.</p> + +<p>Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle +avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement +acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient +compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de +cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se +prolonger par le dévouement au-delà de la mort.</p> + +<p>Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses +revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et +demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui, +depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le +même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot <i>tulban</i>, qui, ainsi +que l'assure le <i>floriste français</i>, c'est-à-dire l'historien le plus +savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du +Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'œuvre de la création qu'on +appelle la tulipe.</p> + +<p>Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était +donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison +de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain +selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément +autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en +autorise.</p> + +<p>À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de +ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il +l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits +commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs +amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel +avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son +nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était +entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don +Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de +Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des +œillets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «<span class="smcap">pas mal</span>» en regardant +la susdite <i>Boxtel</i>.</p> + +<p>Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était +livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle, +celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons +dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain +bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de +chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de +Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et +toute l'économie horticole de son voisin.</p> + +<p>Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel. +Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à-dire une espèce de fou qui +essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la +nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir +meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M. +Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux, +il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel.</p> + +<p>La loi était pour M. van Baërle. <i>Bene sit.</i></p> + +<p>D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe, +et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil +du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi.</p> + +<p>Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis +un parasoleil.</p> + +<p>Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à +l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière +de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie +d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes.</p> + +<p>Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres +de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes +en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la +profession d'un monomane tulipier!</p> + +<p>Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait +les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces +casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux +charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de +tulipes à deux mille francs l'oignon.</p> + +<p>Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne +comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami +de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses +tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son +ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un +tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de +la décoration?</p> + +<p>Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put +résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il +appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin +Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère +de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de +terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique +aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les +éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée +pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée, +exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement +de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu +tulipier.</p> + +<p>Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille +florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses +ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il +entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par +avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les +genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle.</p> + +<p>Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des +tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur. +Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires +et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux: +chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui +avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui, +pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à +ses tubercules, se résignait à coucher au grenier.</p> + +<p>Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule, +un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier +obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt, +c'est-à-dire une célébrité!</p> + +<p>Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se +consolait d'avoir été vaincu par Alexandre justement à cause de la +célébrité de son vainqueur.</p> + +<p>En effet, qu'arriverait-il si jamais van Baërle trouvait une tulipe +nouvelle et la nommait la <i>Jean de Witt</i>, après en avoir nommé une la +<i>Corneille</i>? Ce serait à en étouffer de rage.</p> + +<p>Ainsi, dans son envieuse prévoyance, Boxtel, prophète de malheur pour +lui même, devinait ce qui allait arriver.</p> + +<p>Aussi Boxtel, cette découverte faite, passa-t-il la plus exécrable nuit +qui se puisse imaginer.</p> + + + +<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI</h3> + +<p class="c">LA HAINE D'UN TULIPIER</p> + + +<p>À partir de ce moment, au lieu d'une préoccupation, Boxtel eut une +crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du +corps et de l'esprit, la culture d'une idée favorite, Boxtel le perdit +en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'idée du voisin.</p> + +<p>Van Baërle, comme on peut le penser, du moment où il eut appliqué à ce +point la parfaite intelligence dont la nature l'avait doué, van Baërle +réussit à élever les plus belles tulipes.</p> + +<p>Mieux que qui que ce soit à Harlem et à Leyde, villes qui offrent les +meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornélius réussit à +varier les couleurs, à modeler les formes, à multiplier les espèces.</p> + +<p>Il était de cette école ingénieuse et naïve qui prit pour devise, dès le +<span +class="smcap">vii</span><sup>e</sup> siècle, cet aphorisme développé en 1653 par un de ses adeptes: +«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.»</p> + +<p>Prémisse dont l'école tulipière, la plus exclusive des écoles, fit en +1653 le syllogisme suivant:</p> + +<p>«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.</p> + +<p>«Plus la fleur est belle, plus en la méprisant on offense Dieu.</p> + +<p>«La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs.</p> + +<p>«Donc qui méprise la tulipe offense démesurément Dieu.»</p> + +<p>Raisonnement à l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volonté, +les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du +Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la +Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et déclaré schismatiques, +hérétiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes +froids pour la tulipe.</p> + +<p>Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique +ennemi mortel de van Baërle, n'eût marché sous le même drapeau que lui.</p> + +<p>Donc van Baërle obtint des succès nombreux et fit parler de lui, si bien +que Boxtel disparut à tout jamais de la liste des notables tulipiers de +la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut représentée par +Cornélius van Baërle, le modeste et inoffensif savant.</p> + +<p>Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus +fiers, et l'églantier aux quatre pétales incolores commence la rose +gigantesque et parfumée. Ainsi les maisons royales ont pris parfois +naissance dans la chaumière d'un bûcheron ou dans la cabane d'un +pêcheur.</p> + +<p>Van Baërle, adonné tout entier à ses travaux de semis, de plantation, de +récolte, van Baërle, caressé par toute la tuliperie d'Europe, ne +soupçonna pas même qu'à ses côtés il y eut un malheureux détrôné dont il +était l'usurpateur. Il continua ses expériences, et par conséquent ses +victoires, et en deux années couvrit ses plates-bandes de sujets +tellement merveilleux que jamais personne, excepté peut-être Shakespeare +et Rubens, n'avait tant créé après Dieu.</p> + +<p>Aussi fallait-il, pour prendre une idée d'un damné oublié par Dante, +fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Baërle sarclait, +amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouillé sur le talus +de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et +méditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de +couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, caché derrière un petit +sycomore qu'il avait planté le long du mur, et dont il se faisait un +éventail, suivait, l'œil gonflé, la bouche écumante, chaque pas, chaque +geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il +surprenait un sourire sur ses lèvres, un éclair de bonheur dans ses +yeux, alors il leur envoyait tant de malédictions, tant de furieuses +menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empestés +d'envie et de colère n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des +fleurs y porter des principes de décadence et des germes de mort.</p> + +<p>Bientôt, tant le mal, une fois maître d'une âme humaine, y fait de +rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baërle. +Il voulut voir aussi ses fleurs, il était artiste au fond, et le +chef-d'œuvre d'un rival lui tenait au cœur.</p> + +<p>Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire +lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur, depuis le moment +où elle pousse, la première année, son pâle bourgeon hors de terre, +jusqu'à celui où, après avoir accompli sa période de cinq années, elle +arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparaît l'incertaine +nuance de sa couleur et se développent les pétales de la fleur, qui +seulement alors révèle les trésors secrets de son calice.</p> + +<p>Oh! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il +dans les plates-bandes de van Baërle des tulipes qui l'aveuglaient par +leur beauté, le suffoquaient par leur perfection!</p> + +<p>Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il +subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui +change le cœur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un +l'autre, source infâme d'horribles douleurs.</p> + +<p>Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne +saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le +jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents, +et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre +ses tulipes.</p> + +<p>Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un +si épouvantable crime!</p> + +<p>Tuer un homme, passe encore.</p> + +<p>Cependant, grâce aux progrès que faisait tous les jours van Baërle dans +la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint à un tel +paroxysme de fureur qu'il médita de lancer des pierres et des bâtons +dans les planches de tulipes de son voisin.</p> + +<p>Mais comme il réfléchit que le lendemain, à la vue du dégât, van Baërle +informerait, que l'on constaterait alors que la rue était loin, que +pierres et bâtons ne tombaient plus du ciel au <span +class="smcap">xvii</span><sup>e</sup> siècle comme au +temps des Amalécites, que l'auteur du crime, quoiqu'il eût opéré dans la +nuit, serait découvert et non seulement puni par la loi, mais encore +déshonoré à tout jamais aux yeux de l'Europe tulipière, Boxtel aiguisa +la haine par la ruse et résolut d'employer un moyen qui ne le compromît +pas.</p> + +<p>Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva.</p> + +<p>Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derrière avec une +ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de +la plate-bande maîtresse, de la plate-bande princière, de la plate-bande +royale, qui non seulement contenait la <i>Corneille de Witt</i>, mais encore +la <i>Brabançonne</i>, blanc de lait, pourpre et rouge, la <i>Marbrée</i>, de +Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin éclatant, et la +<i>Merveille</i>, de Harlem, la tulipe <i>Colombin obscur</i> et <i>Colombin clair +terni</i>.</p> + +<p>Les animaux effarés, en tombant du haut en bas du mur, se ruèrent +d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son côté, jusqu'à +ce que le fil qui les retenait l'un à l'autre fût tendu; mais alors, +sentant l'impossibilité d'aller plus loin, ils vaguèrent çà et là avec +d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu +desquelles ils se débattaient; puis enfin, après un quart d'heure de +lutte acharnée, étant parvenus à rompre le fil qui les enchevêtrait, ils +disparurent.</p> + +<p>Boxtel, caché derrière son sycomore, ne voyait rien, à cause de +l'obscurité de la nuit; mais aux cris enragés des deux chats, il +supposait tout, et son cœur, dégonflant de fiel, s'emplissait de joie.</p> + +<p>Le désir de s'assurer du dégât commis était si grand dans le cœur de +Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'état où +la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin.</p> + +<p>Il était glacé par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le +froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud.</p> + +<p>La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines.</p> + +<p>Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit; +van Baërle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme +un homme qui a passé la nuit dans son lit, qui y a fait de bons rêves.</p> + +<p>Tout à coup, il aperçoit des sillons et des monticules sur ce terrain +plus uni la veille qu'un miroir; tout à coup, il aperçoit les rangs +symétriques de ses tulipes désordonnées comme sont les piques d'un +bataillon au milieu duquel aurait tombé une bombe.</p> + +<p>Il accourt tout pâlissant.</p> + +<p>Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lacérées, éventrées, +gisaient les unes courbées, les autres brisées tout à fait et déjà +pâlissantes; la sève coulait de leurs blessures; la sève, ce sang +précieux que van Baërle eût voulu racheter au prix du sien.</p> + +<p>Mais, ô surprise! ô joie de van Baërle! ô douleur inexprimable de +Boxtel! pas une des quatre tulipes menacées par l'attentat de ce dernier +n'avait été atteinte. Elles levaient fièrement leurs nobles têtes +au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'était assez pour consoler +van Baërle, c'était assez pour faire crever de rage l'assassin, qui +s'arrachait les cheveux à la vue de son crime commis, et commis +inutilement.</p> + +<p>Van Baërle, tout en déplorant le malheur qui venait de le frapper, +malheur qui, du reste, par la grâce de Dieu, était moins grand qu'il +aurait pu être, van Baërle ne put en deviner la cause. Il s'informa +seulement et apprit que toute la nuit avait été troublée par des +miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats à la +trace laissée par leurs griffes, au poil resté sur le champ de bataille +et auquel les gouttes indifférentes de la rosée tremblaient comme elles +faisaient à côté sur les feuilles d'une fleur brisée, et pour éviter +qu'un pareil malheur se renouvelât à l'avenir, il ordonna qu'un garçon +jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une guérite, près +des plates-bandes.</p> + +<p>Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la guérite dès le même +jour, et trop heureux de n'avoir pas été soupçonné, seulement plus animé +que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures +occasions.</p> + +<p>Ce fut vers cette époque que la société tulipière de Harlem proposa un +prix pour la découverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la +grande tulipe noire et sans tache, problème non résolu et regardé comme +insoluble, si l'on considère qu'à cette époque l'espèce n'existait pas +même à l'état de bistre dans la nature.</p> + +<p>Ce qui faisait dire à chacun que les fondateurs du prix eussent aussi +bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose étant +impossible.</p> + +<p>Le monde tulipier n'en fut pas moins ému de la base à son faîte.</p> + +<p>Quelques amateurs prirent l'idée, mais sans croire à son application; +mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en +regardant leur spéculation comme manquée à l'avance, ils ne pensèrent +plus d'abord qu'à cette grande tulipe noire réputée chimérique comme le +cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition française.</p> + +<p>Van Baërle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'idée; Boxtel fut au +nombre de ceux qui pensèrent à la spéculation. Du moment où van Baërle +eut incrusté cette tâche dans sa tête perspicace et ingénieuse, il +commença lentement les semis et les opérations nécessaires pour amener +du rouge au brun, et du brun au brun foncé, les tulipes qu'il avait +cultivées jusque-là.</p> + +<p>Dès l'année suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et +Boxtel les aperçut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore +trouvé que le brun clair.</p> + +<p>Peut-être serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles +théories qui consistent à prouver que la tulipe emprunte aux éléments +ses couleurs; peut-être nous saurait-on gré d'établir que rien n'est +impossible à l'horticulteur qui met à contribution, par sa patience et +son génie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre +et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un traité de la tulipe en +général, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons +résolu d'écrire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient +les appâts du sujet juxtaposé au nôtre.</p> + +<p>Boxtel, encore une fois vaincu par la supériorité de son ennemi, se +dégoûta de la culture et, à moitié fou, se voua tout entier à +l'observation.</p> + +<p>La maison de son rival était à claire-voie. Jardin ouvert au soleil, +cabinets vitrés pénétrables à la vue, casiers, armoires, boîtes et +étiquettes dans lesquels le télescope plongeait facilement; Boxtel +laissa pourrir les oignons sur les couches, sécher les coques dans leurs +cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et désormais usant sa +vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van +Baërle; il respira par la tige de ses tulipes, se désaltéra par l'eau +qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que +saupoudrait le voisin sur ses oignons chéris.</p> + +<p>Mais le plus curieux du travail ne s'opérait pas dans le jardin.</p> + +<p>Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Baërle montait à son +laboratoire, dans le cabinet vitré où le télescope de Boxtel pénétrait +si bien, et là, dès que les lumières du savant, succédant aux rayons du +jour, avaient illuminé murs et fenêtres, Boxtel voyait fonctionner le +génie inventif de son rival.</p> + +<p>Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destinées +à les modifier ou à les colorer. Il devinait, lorsque chauffant +certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec +d'autres par une sorte de greffe, opération minutieuse et +merveilleusement adroite, il enfermait dans les ténèbres celles qui +devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou à la lampe +celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un éternel +reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide +représentation hermétique de l'élément humide.</p> + +<p>Cette magie innocente, fruit de la rêverie enfantine et du génie viril +tout ensemble, ce travail patient, éternel, dont Boxtel se reconnaissait +incapable, c'était de verser dans le télescope de l'envieux toute sa +vie, toute sa pensée, tout son espoir.</p> + +<p>Chose étrange! tant d'intérêt et l'amour-propre de l'art n'avaient pas +éteint chez Isaac la féroce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois, +en tenant van Baërle dans son télescope, il se faisait l'illusion qu'il +l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la +détente pour lâcher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que +nous rattachions à cette époque des travaux de l'un et de l'espionnage +de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait +faire à sa ville natale.</p> + + + +<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII</h3> + +<p class="c">L'HOMME HEUREUX FAIT CONNAISSANCE AVEC LE MALHEUR</p> + + +<p>Corneille, après avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son +filleul, Cornélius van Baërle, au mois de janvier 1672.</p> + +<p>La nuit tombait.</p> + +<p>Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste, +Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres, +depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de +l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral <i>les Sept-Provinces</i> pendant +la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donné son nom à une magnifique +tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilité d'un père pour +son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les trésors de van Baërle, la +foule stationnait avec curiosité, avec respect même, devant la porte de +l'homme heureux.</p> + +<p>Tout ce bruit éveilla l'attention de Boxtel, qui goûtait près de son +feu.</p> + +<p>Il s'informa de ce que c'était, l'apprit et grimpa à son laboratoire.</p> + +<p>Et là, malgré le froid, il s'installa, le télescope à l'œil.</p> + +<p>Ce télescope ne lui était plus d'une grande utilité depuis l'automne de +1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se +cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'intérieur +de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du +poêle. Aussi, tout l'hiver, Cornélius le passait-il dans son +laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement +allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'était pour y faire entrer +quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il forçait, +en ouvrant une trappe vitrée, de tomber bon gré mal gré chez lui.</p> + +<p>Le soir dont nous parlons, après que Corneille et Cornélius eurent +visité ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques:</p> + +<p>—Mon fils, dit Corneille bas à van Baërle, éloignez vos gens et tâchez +que nous demeurions quelques moments seuls.</p> + +<p>Cornélius s'inclina en signe d'obéissance.</p> + +<p>Puis tout haut:</p> + +<p>—Monsieur, dit Cornélius, vous plaît-il de visiter maintenant mon +séchoir de tulipes?</p> + +<p>Le séchoir, ce <i>Pandémonium</i> de la tuliperie, ce tabernacle, ce <i>sanctum +sanctorum</i> était, comme Delphes jadis, interdit aux profanes.</p> + +<p>Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme eût dit le grand +Racine, qui florissait à cette époque. Cornélius n'y laissait pénétrer +que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice, +laquelle, depuis que Cornélius s'était voué au culte des tulipes, +n'osait plus mettre d'oignons dans les ragoûts, de peur d'éplucher et +d'assaisonner le cœur de son nourrisson.</p> + +<p>Aussi, à ce seul mot <i>séchoir</i>, les valets qui portaient les flambeaux +s'écartèrent-ils respectueusement. Cornélius prit les bougies de la main +du premier et précéda son parrain dans la chambre.</p> + +<p>Ajoutons à ce que nous venons de dire que le séchoir était ce même +cabinet vitré sur lequel Boxtel braquait incessamment son télescope.</p> + +<p>L'envieux était plus que jamais à son poste.</p> + +<p>Il vit d'abord s'éclairer les murs et les vitrages.</p> + +<p>Puis deux ombres apparurent.</p> + +<p>L'une d'elles, grande, majestueuse, sévère, s'assit près de la table où +Cornélius avait déposé le flambeau.</p> + +<p>Dans cette ombre, Boxtel reconnut le pâle visage de Corneille de Witt, +dont les longs cheveux noirs séparés au front tombaient sur ses épaules.</p> + +<p>Le ruward de Pulten, après avoir dit à Cornélius quelques paroles dont +l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses lèvres, tira de +sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cacheté, paquet +que Boxtel, à la façon dont Cornélius le prit et le déposa dans une +armoire, supposa être des papiers de la plus grande importance.</p> + +<p>Il avait d'abord pensé que ce paquet précieux renfermait quelques caïeux +nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait réfléchi bien +vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait guère que +de l'homme, mauvaise plante bien moins agréable à voir et surtout bien +plus difficile à faire fleurir.</p> + +<p>Il en revint donc à cette idée que ce paquet contenait purement et +simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique.</p> + +<p>Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique à Cornélius, qui +non seulement était, mais se vantait d'être entièrement étranger à cette +science, bien autrement obscure, à son avis, que la chimie et même que +l'alchimie?</p> + +<p>C'était un dépôt sans doute que Corneille, déjà menacé par +l'impopularité dont commençaient à l'honorer ses compatriotes, remettait +à son filleul van Baërle, et la chose était d'autant plus adroite de la +part du ruward, que certes ce n'était pas chez Cornélius, étranger à +toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce dépôt.</p> + +<p>D'ailleurs, si le paquet eût contenu des caïeux, Boxtel connaissait son +voisin; Cornélius n'y eût pas tenu, et il eût à l'instant même apprécié, +en l'étudiant en amateur, la valeur des présents qu'il recevait.</p> + +<p>Tout au contraire, Cornélius avait respectueusement reçu le dépôt des +mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un +tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne fût point +vu, ensuite pour qu'il ne prît pas une trop grande partie de la place +réservée à ses oignons.</p> + +<p>Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de +son filleul et s'achemina vers la porte.</p> + +<p>Cornélius saisit vivement le flambeau et s'élança pour passer le premier +et l'éclairer convenablement.</p> + +<p>Alors la lumière s'éteignit insensiblement dans le cabinet vitré pour +aller reparaître dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans +la rue, encore encombrée de gens qui voulaient voir le ruward remonter +en carrosse.</p> + +<p>L'envieux ne s'était pas trompé dans ses suppositions. Le dépôt remis +par le ruward à son filleul et soigneusement serré par celui-ci, c'était +la correspondance de Jean avec M. de Louvois.</p> + +<p>Seulement ce dépôt était confié, comme l'avait dit Corneille à son +frère, sans que Corneille le moins du monde en eût laissé soupçonner +l'importance politique à son filleul.</p> + +<p>La seule recommandation qu'il lui eût faite était de ne rendre ce dépôt +qu'à lui, sur un mot de lui, quelle que fût la personne qui vînt le +réclamer.</p> + +<p>Et Cornélius, comme nous l'avons vu, avait enfermé le dépôt dans +l'armoire aux caïeux rares.</p> + +<p>Puis, le ruward parti, le bruit et les feux éteints, notre homme n'avait +plus songé à ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui, +pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et +imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage.</p> + +<p>Et maintenant, voilà donc tous les jalons de notre histoire plantés dans +cette grasse terre qui s'étend de Dordrecht à la Haye. Les suivra qui +voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant à nous, nous avons +tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt +n'avaient eu si féroces ennemis dans toute la Hollande que celui que +possédait van Baërle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel.</p> + +<p>Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son +chemin vers le but proposé par la société de Harlem: il avait passé de +la tulipe bistre à la tulipe café brûlé; et revenant à lui, ce même jour +où se passait à la Haye le grand événement que nous avons raconté, nous +allons le retrouver vers une heure de l'après-midi, enlevant de sa +plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes +café brûlé, tulipes dont la floraison avortée jusque-là était fixée au +printemps de l'année 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la +grande tulipe noire demandée par la société de Harlem.</p> + +<p>Le 20 août 1672, à une heure de l'après-midi, Cornélius était donc dans +son séchoir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le +tapis, considérant avec délices trois caïeux qu'il venait de détacher de +son oignon: caïeux purs, parfaits, intacts, principes inappréciables +d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis +dans cette combinaison dont la réussite devait illustrer à jamais le nom +de Cornélius van Baërle.</p> + +<p>—Je trouverai la grande tulipe noire, disait à part lui Cornélius, tout +en détachant ses caïeux. Je toucherai les cent mille florins du prix +proposé. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette façon, +la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et +je pourrai, sans rien craindre des républicains ou des orangistes, +continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux état. Je ne craindrai +pas non plus qu'un jour d'émeute, les boutiquiers de Dordrecht et les +mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs +familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur +revient que j'ai acheté un oignon deux ou trois cents florins. C'est +résolu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de +Harlem. Quoique...</p> + +<p>Et à ce <i>quoique</i>, Cornélius van Baërle fit une pause et soupira.</p> + +<p>—Quoique, continua-t-il, c'eût été une bien douce dépense que celle de +ces cent mille florins appliqués à l'agrandissement de mon parterre ou +même à un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais hélas! il +ne faut plus penser à tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et +proclamations, voilà ce qui domine la situation en ce moment.</p> + +<p>Van Baërle leva les yeux au ciel et poussa un soupir.</p> + +<p>Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit +passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces +proclamations, toutes choses propres seulement à troubler l'esprit d'un +honnête homme:</p> + +<p>—Voilà cependant de bien jolis caïeux, dit-il; comme ils sont lisses, +comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air mélancolique qui promet +le noir d'ébène à ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne +paraissent même pas à l'œil nu. Oh! certes, pas une tache ne gâtera la +robe de deuil de la fleur qui me devra le jour... Comment nommera-t-on +cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pensée? <i>Tulipa nigra +Barlænsis.</i></p> + +<p>«Oui, <i>Barlænsis</i>; beau nom. Toute l'Europe tulipière, c'est-à-dire +toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le +vent aux quatre points cardinaux du globe: <span +class="smcap">la grande tulipe noire est +trouvée!</span>—Son nom? demanderont les amateurs.—<i>Tulipa nigra +Barlænsis</i>.—Pourquoi <i>Barlænsis</i>?—À cause de son inventeur van +Baërle, répondra-t-on.—Ce van Baërle, qui est-ce?—C'est celui qui déjà +avait trouvé cinq espèces nouvelles: la <i>Jeanne</i>, la <i>Jean de Witt</i>, la +<i>Corneille</i>, etc. Eh bien, voilà mon ambition à moi. Elle ne coûtera de +larmes à personne. Et l'on parlera encore de la <i>Tulipa nigra +Barlænsis</i>, quand peut-être mon parrain, ce sublime politique, ne sera +plus connu que par la tulipe à laquelle j'ai donné son nom.</p> + +<p>«Les charmants caïeux!...</p> + +<p>«Quand ma tulipe aura fleuri, continua Cornélius, je veux, si la +tranquillité est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres +cinquante mille florins; au bout du compte, c'est déjà beaucoup pour un +homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres +florins, je ferai des expériences. Avec ces cinquante mille florins, je +veux arriver à parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais à donner à la +tulipe l'odeur de la rose ou de l'œillet, ou même une odeur complètement +nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais à cette reine des +fleurs ce parfum naturel générique qu'elle a perdu en passant de son +trône d'Orient sur son trône européen, celui qu'elle doit avoir dans la +presqu'île de l'Inde, à Goa, à Bombay, à Madras, et surtout dans cette +île qui autrefois, à ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on +appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis, +j'aimerais mieux alors être Cornélius van Baërle que d'être Alexandre, +César ou Maximilien.</p> + +<p>«Les admirables caïeux!...»</p> + +<p>Et Cornélius se délectait dans sa contemplation, et Cornélius +s'absorbait dans les plus doux rêves.</p> + +<p>Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement ébranlée que +d'habitude.</p> + +<p>Cornélius tressaillit, étendit la main sur ses caïeux et se retourna.</p> + +<p>—Qui va là? demanda-t-il.</p> + +<p>—Monsieur, répondit le serviteur, c'est un messager de la Haye.</p> + +<p>—Un messager de la Haye... Que veut-il?</p> + +<p>—Monsieur, c'est Craeke.</p> + +<p>—Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende.</p> + +<p>—Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor.</p> + +<p>Et en même temps, forçant la consigne, Craeke, se précipita dans le +séchoir. Cette apparition presque violente était une telle infraction +aux habitudes établies dans la maison de Cornélius van Baërle, que +celui-ci, en apercevant Craeke qui se précipitait dans le séchoir, fit +de la main qui couvrait les caïeux un mouvement presque convulsif, +lequel envoya deux des précieux oignons rouler, l'un sous une table +voisine de la grande table, l'autre dans la cheminée.</p> + +<p>—Au diable! dit Cornélius, se précipitant à la poursuite de ses caïeux, +qu'y a-t-il donc, Craeke?</p> + +<p>—Il y a, monsieur, dit Craeke, déposant le papier sur la grande table +où était resté gisant le troisième oignon; il y a que vous êtes invité à +lire ce papier sans perdre un seul instant.</p> + +<p>Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les +symptômes d'un tumulte pareil à celui qu'il venait de laisser à la Haye, +s'enfuit sans tourner la tête.</p> + +<p>—C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornélius étendant le bras +sous la table pour y poursuivre l'oignon précieux; on le lira, ton +papier.</p> + +<p>Puis, ramassant le caïeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour +l'examiner:</p> + +<p>—Bon! dit-il; en voilà déjà un intact. Diable de Craeke, va! entrer +ainsi dans mon séchoir! Voyons à l'autre maintenant.</p> + +<p>Et sans lâcher l'oignon fugitif, van Baërle s'avança vers la cheminée, +et à genoux, du bout du doigt, se mit à palper les cendres qui +heureusement étaient froides.</p> + +<p>Au bout d'un instant, il sentit le second caïeu.</p> + +<p>—Bon, dit-il, le voici.</p> + +<p>Et le regardant avec une attention presque paternelle:—Intact comme le +premier, dit-il.</p> + +<p>Au même instant, et comme Cornélius, encore à genoux, examinait le +second caïeu, la porte du séchoir fut secouée si rudement et s'ouvrit de +telle façon à la suite de cette secousse, que Cornélius sentit monter à +ses joues, à ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseillère que +l'on nomme la colère.</p> + +<p>—Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah çà! devient-on fou céans?</p> + +<p>—Monsieur! monsieur! s'écria un domestique se précipitant dans le +séchoir avec le visage plus pâle et la mine plus effarée que ne les +avait Craeke.</p> + +<p>—Eh bien? demanda Cornélius, présageant un malheur à cette double +infraction de toutes les règles.</p> + +<p>—Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.</p> + +<p>—Fuir, et pourquoi?</p> + +<p>—Monsieur, la maison est pleine de gardes des États.</p> + +<p>—Que demandent-ils?</p> + +<p>—Ils vous cherchent.</p> + +<p>—Pour quoi faire?</p> + +<p>—Pour vous arrêter.</p> + +<p>—Pour m'arrêter, moi?</p> + +<p>—Oui, monsieur, et ils sont précédés d'un magistrat.</p> + +<p>—Que veut dire cela? demanda van Baërle en serrant ses deux caïeux dans +sa main et en plongeant son regard effaré dans l'escalier.</p> + +<p>—Ils montent, ils montent! cria le serviteur.</p> + +<p>—Oh! mon cher enfant, mon digne maître, cria la nourrice en faisant à +son tour son entrée dans le séchoir. Prenez votre or, vos bijoux, et +fuyez, fuyez!</p> + +<p>—Mais par où veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baërle.</p> + +<p>—Sautez par la fenêtre.</p> + +<p>—Vingt-cinq pieds.</p> + +<p>—Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.</p> + +<p>—Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.</p> + +<p>—N'importe, sautez.</p> + +<p>Cornélius prit le troisième caïeu, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit, +mais à l'aspect du dégât qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien +plus encore qu'à la vue de la distance qu'il lui fallait franchir:</p> + +<p>—Jamais, dit-il.</p> + +<p>Et il fit un pas en arrière.</p> + +<p>En ce moment, on voyait poindre à travers les barreaux de la rampe les +hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel.</p> + +<p>Quant à Cornélius van Baërle, il faut le dire à la louange, non pas de +l'homme, mais du tulipier, sa seule préoccupation fut pour ses +inestimables caïeux.</p> + +<p>Il chercha des yeux un papier où les envelopper, aperçut la feuille de +la Bible déposée par Craeke sur le séchoir, la prit sans se rappeler, +tant son trouble était grand, d'où venait cette feuille, y enveloppa ses +trois caïeux, les cacha dans sa poitrine et attendit.</p> + +<p>Les soldats, précédés du magistrat, entrèrent au même instant.</p> + +<p>—Êtes-vous le docteur Cornélius van Baërle? demanda le magistrat, +quoiqu'il connût parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se +conformait aux règles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit, +une grande gravité à l'interrogation.</p> + +<p>—Je le suis, maître van Spennen, répondit Cornélius en saluant +gracieusement son juge, et vous le savez bien.</p> + +<p>—Alors! livrez-nous les papiers séditieux que vous cachez chez vous.</p> + +<p>—Les papiers séditieux? s'écria Cornélius tout abasourdi de +l'apostrophe.</p> + +<p>—Oh! ne faites pas l'étonné.</p> + +<p>—Je vous jure, maître van Spennen, reprit Cornélius, que j'ignore +complètement ce que vous voulez dire.</p> + +<p>—Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge; +livrez-nous les papiers que le traître Corneille de Witt a déposés chez +vous au mois de janvier dernier.</p> + +<p>Un éclair passa dans l'esprit de Cornélius.</p> + +<p>—Oh! oh! dit van Spennen, voilà que vous commencez à vous rappeler, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Sans doute; mais vous parliez de papiers séditieux, et je n'ai aucun +papier de ce genre.</p> + +<p>—Ah! vous niez?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'œil tout le cabinet.</p> + +<p>—Quelle est la pièce de votre maison qu'on nomme le séchoir? +demanda-t-il.</p> + +<p>—C'est justement celle où nous sommes, maître van Spennen.</p> + +<p>Le magistrat jeta un coup d'œil sur une petite note placée au premier +rang de ses papiers.</p> + +<p>—C'est bien, dit-il comme un homme qui est fixé.</p> + +<p>Puis se retournant vers Cornélius.</p> + +<p>—Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.</p> + +<p>—Mais je ne puis, maître van Spennen. Ces papiers ne sont point à moi: +ils m'ont été remis à titre de dépôt, et un dépôt est sacré.</p> + +<p>—Docteur Cornélius, dit le juge, au nom des États, je vous ordonne +d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renfermés.</p> + +<p>Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisième tiroir d'un bahut +placé près de la cheminée.</p> + +<p>C'était dans ce troisième tiroir, en effet, qu'étaient les papiers remis +par le ruward de Pulten à son filleul, preuve que la police avait été +parfaitement renseignée.</p> + +<p>—Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornélius restait +immobile de stupéfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-même.</p> + +<p>Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord à +découvert une vingtaine d'oignons, rangés et étiquetés avec soin, puis +le paquet de papiers demeurés dans le même état exactement où il avait +été remis à son filleul par le malheureux Corneille de Witt.</p> + +<p>Le magistrat rompit les cires, déchira l'enveloppe, jeta un regard avide +sur les premiers feuillets qui s'offrirent à ses regards, et s'écria +d'une voix terrible:</p> + +<p>—Ah! la justice n'avait donc pas reçu un faux avis!</p> + +<p>—Comment! dit Cornélius, qu'est-ce donc?</p> + +<p>—Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Baërle, répondit le +magistrat, et suivez-nous.</p> + +<p>—Comment! que je vous suive? s'écria le docteur.</p> + +<p>—Oui, car au nom des États, je vous arrête.</p> + +<p>On n'arrêtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange.</p> + +<p>Il n'y avait pas assez longtemps qu'il était stathouder pour cela.</p> + +<p>—M'arrêter! s'écria Cornélius; mais qu'ai-je donc fait?</p> + +<p>—Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos +juges.</p> + +<p>—Où cela?</p> + +<p>—À la Haye.</p> + +<p>Cornélius, stupéfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance, +donna la main à ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le +magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'État, et +le fit conduire au grand galop à la Haye.</p> + + + +<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h3> + +<p class="c">UNE INVASION</p> + + +<p>Ce qui venait d'arriver était, comme on le devine, l'œuvre diabolique de +mynheer Isaac Boxtel.</p> + +<p>On se rappelle qu'à l'aide de son télescope, il n'avait pas perdu un +seul détail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul.</p> + +<p>On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu.</p> + +<p>On se rappelle qu'il avait deviné l'importance des papiers confiés par +le ruward de Pulten à son filleul, en voyant celui-ci serrer +soigneusement le paquet à lui remis dans le tiroir où il serrait les +oignons les plus précieux.</p> + +<p>Il en résulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup +plus d'attention que son voisin Cornélius, sut que Corneille de Witt +était arrêté comme coupable de haute trahison envers les États, il +songea à part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot à dire pour faire +arrêter le filleul en même temps que le parrain.</p> + +<p>Cependant, si heureux que fût le cœur de Boxtel, il frissonna d'abord à +cette idée de dénoncer un homme que cette dénonciation pouvait conduire +à l'échafaud.</p> + +<p>Mais le terrible des mauvaises idées, c'est que peu à peu les mauvais +esprits se familiarisent avec elles.</p> + +<p>D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme:</p> + +<p>«Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accusé de haute +trahison et arrêté.</p> + +<p>«Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accusé de rien au +monde et que je suis libre comme l'air.</p> + +<p>«Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose +certaine, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté, son +complice, Cornélius van Baërle est un non moins mauvais citoyen que lui.</p> + +<p>«Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons +citoyens de dénoncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir à moi, +Isaac Boxtel, de dénoncer Cornélius van Baërle.»</p> + +<p>Mais ce raisonnement n'eût peut-être pas, si spécieux qu'il fût, pris un +empire complet sur Boxtel, et peut-être l'envieux n'eût-il pas cédé au +simple désir de vengeance qui lui mordait le cœur, si à l'unisson du +démon de l'envie n'eût surgi le démon de la cupidité.</p> + +<p>Boxtel n'ignorait pas le point où van Baërle était arrivé de sa +recherche sur la grande tulipe noire.</p> + +<p>Si modeste que fût le Dr. Cornélius, il n'avait pu cacher à ses plus +intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de grâce 1673 +le prix de cent mille florins proposé par la société d'horticulture de +Harlem.</p> + +<p>Or cette presque certitude de Cornélius van Baërle, c'était la fièvre +qui rongeait Isaac Boxtel.</p> + +<p>Si Cornélius était arrêté, cela occasionnerait certainement un grand +trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne +songerait à veiller sur les tulipes du jardin.</p> + +<p>Or, cette nuit-là, Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait où +était l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enlèverait +cet oignon; au lieu de fleurir chez Cornélius, la tulipe noire +fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille +florins, au lieu que ce fût Cornélius, sans compter cet honneur suprême +d'appeler la fleur nouvelle <i>tulipa nigra Boxtellensis</i>, résultat qui +satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidité.</p> + +<p>Éveillé, il ne pensait qu'à la grande tulipe noire; endormi, il ne +rêvait que d'elle.</p> + +<p>Enfin, le 19 août, vers deux heures de l'après-midi, la tentation fut si +forte que mynheer Isaac ne sut point y résister plus longtemps.</p> + +<p>En conséquence, il dressa une dénonciation anonyme, laquelle remplaçait +l'authenticité par la précision, et jeta cette dénonciation à la poste.</p> + +<p>Jamais papier vénéneux glissé dans les gueules de bronze de Venise ne +produisit un plus prompt et un plus terrible effet.</p> + +<p>Le même soir, le principal magistrat reçut la dépêche; à l'instant même +il convoqua ses collègues pour le lendemain matin. Le lendemain matin +ils s'étaient réunis, avaient décidé l'arrestation et avaient remis +l'ordre, afin qu'il fût exécuté, à maître van Spennen, qui s'était +acquitté, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et +avait arrêté Cornélius van Baërle juste au moment où les orangistes de +la Haye faisaient rôtir les morceaux des cadavres de Corneille et de +Jean de Witt.</p> + +<p>Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas +eu le courage de braquer ce jour-là son télescope, ni sur le jardin, ni +sur l'atelier, ni sur le séchoir.</p> + +<p>Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre +docteur Cornélius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva même +point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques +de Cornélius, non moins amèrement que Boxtel enviait le sort du maître, +entra dans sa chambre. Boxtel lui dit:</p> + +<p>—Je ne me lèverai pas aujourd'hui; je suis malade.</p> + +<p>Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna à +ce bruit; en ce moment, il était plus pâle qu'un véritable malade, plus +tremblant qu'un véritable fiévreux. Son valet entra; Boxtel se cacha +dans sa couverture.</p> + +<p>—Ah! monsieur, s'écria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout +en déplorant le malheur arrivé à van Baërle, annoncer une bonne nouvelle +à son maître; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce +moment?</p> + +<p>—Comment veux-tu que je le sache? répondit Boxtel d'une voix presque +inintelligible.</p> + +<p>—Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arrête votre voisin Cornélius +van Baërle, comme coupable de haute trahison.</p> + +<p>—Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible!</p> + +<p>—Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir +entrer chez lui le juge van Spennen et les archers.</p> + +<p>—Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose.</p> + +<p>—Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et +soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant.</p> + +<p>Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le zèle de son valet. +Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure après.</p> + +<p>—Oh! monsieur, tout ce que je vous ai raconté, dit-il, c'était la +vérité pure.</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—M. van Baërle est arrêté, on l'a mis dans une voiture et on vient de +l'expédier à la Haye.</p> + +<p>—À la Haye!</p> + +<p>—Oui, où, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui.</p> + +<p>—Et que dit-on? demanda Boxtel.</p> + +<p>—Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien sûr, on dit que les +bourgeois doivent être à cette heure en train d'assassiner M. Corneille +et M. Jean de Witt.</p> + +<p>—Oh! murmura ou plutôt râla Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir +la terrible image qui s'offrait sans doute à son regard.</p> + +<p>—Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit +bien malade pour n'avoir pas sauté en bas du lit à une pareille +nouvelle.</p> + +<p>En effet Isaac Boxtel était bien malade, malade comme un homme qui vient +d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassiné cet homme dans un +double but; le premier était accompli; restait à accomplir le second. La +nuit vint. C'était la nuit qu'attendait Boxtel.</p> + +<p>La nuit venue, il se leva.</p> + +<p>Puis il monta dans son sycomore.</p> + +<p>Il avait bien calculé: personne ne songeait à garder le jardin; maison +et domestiques étaient sens dessus dessous.</p> + +<p>Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit.</p> + +<p>À minuit, le cœur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide, +il descendit de son arbre, prit une échelle, l'appliqua contre le mur, +monta jusqu'à l'avant-dernier échelon et écouta.</p> + +<p>Tout était tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit.</p> + +<p>Une seule lumière veillait dans toute la maison.</p> + +<p>C'était celle de la nourrice.</p> + +<p>Ce silence et cette obscurité enhardirent Boxtel.</p> + +<p>Il enjamba le mur, s'arrêta un instant sur le faîte; puis, bien certain +qu'il n'avait rien à craindre, il passa l'échelle de son jardin dans +celui de Cornélius et descendit.</p> + +<p>Puis, comme il savait à une ligne près l'endroit où étaient enterrés les +caïeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant +néanmoins les allées pour n'être pas trahi par la trace de ses pas, et, +arrivé à l'endroit précis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains +dans la terre molle.</p> + +<p>Il ne trouva rien et crut s'être trompé.</p> + +<p>Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front.</p> + +<p>Il fouilla à côté: rien.</p> + +<p>Il fouilla à droite, il fouilla à gauche: rien.</p> + +<p>Il fouilla devant et derrière: rien.</p> + +<p>Il faillit devenir fou, car il s'aperçut enfin que, dans la matinée +même, la terre avait été remuée.</p> + +<p>En effet, pendant que Boxtel était dans son lit, Cornélius était +descendu dans son jardin, avait déterré l'oignon, et comme nous l'avons +vu, l'avait divisé en trois caïeux.</p> + +<p>Boxtel ne pouvait se décider à quitter la place. Il avait retourné avec +ses mains plus de dix pieds carrés.</p> + +<p>Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur.</p> + +<p>Ivre de colère, il regagna son échelle, enjamba le mur, ramena l'échelle +de chez Cornélius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta après elle.</p> + +<p>Tout à coup il lui vint un dernier espoir.</p> + +<p>C'est que les caïeux étaient dans le séchoir.</p> + +<p>Il ne s'agissait que de pénétrer dans le séchoir comme il avait pénétré +dans le jardin.</p> + +<p>Là il les trouverait.</p> + +<p>Au reste, ce n'était guère plus difficile.</p> + +<p>Les vitrages du séchoir se soulevaient comme ceux d'une serre.</p> + +<p>Cornélius van Baërle les avait ouverts le matin même et personne n'avait +songé à les fermer.</p> + +<p>Le tout était de se procurer une échelle assez longue, une échelle de +vingt pieds au lieu de douze.</p> + +<p>Boxtel avait remarqué dans la rue qu'il habitait une maison en +réparation; le long de cette maison une échelle gigantesque était +dressée.</p> + +<p>Cette échelle était bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne +l'avaient pas emportée.</p> + +<p>Il courut à la maison, l'échelle y était.</p> + +<p>Boxtel prit l'échelle et l'apporta à grand'peine dans son jardin; avec +plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de +Cornélius.</p> + +<p>L'échelle atteignait juste au vasistas.</p> + +<p>Boxtel mit une lanterne sourde tout allumée dans sa poche, monta à +l'échelle et pénétra dans le séchoir.</p> + +<p>Arrivé dans ce tabernacle, il s'arrêta, s'appuyant contre la table; les +jambes lui manquaient, son cœur battait à l'étouffer.</p> + +<p>Là, c'était bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air ôte +à la propriété ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une +haie ou qui escalade un mur, s'arrête à la porte ou à la fenêtre d'une +chambre.</p> + +<p>Dans le jardin, Boxtel n'était qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel +était un voleur.</p> + +<p>Cependant, il reprit courage: il n'était pas venu jusque-là pour rentrer +chez lui les mains nettes.</p> + +<p>Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et même le +tiroir privilégié où était le dépôt qui venait d'être si fatal à +Cornélius; il trouva étiquetées comme dans un jardin des plantes, la +<i>Joannis</i>, la <i>de Witt</i>, la tulipe bistre, la tulipe café brûlé; mais de +la tulipe noire ou plutôt des caïeux où elle était encore endormie et +cachée dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces.</p> + +<p>Et cependant, sur le registre des graines et des caïeux tenu en partie +double par van Baërle avec plus de soin et d'exactitude que le registre +commercial des premières maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes:</p> + +<p>«Aujourd'hui 20 août 1672, j'ai déterré l'oignon de la grande tulipe +noire que j'ai séparé en trois caïeux parfaits.»</p> + +<p>—Ces caïeux! ces caïeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le +séchoir, où les a-t-il pu cacher?</p> + +<p>Puis tout à coup se frappant le front à s'aplatir le cerveau.</p> + +<p>—Oh! misérable que je suis! s'écria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel, +est-ce qu'on se sépare de ses caïeux? Est-ce qu'on les abandonne à +Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans +ses caïeux, quand ces caïeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il +aura eu le temps de les prendre, l'infâme! il les a sur lui, il les a +emportés à la Haye!</p> + +<p>C'était un éclair qui montrait à Boxtel l'abîme d'un crime inutile.</p> + +<p>Boxtel tomba foudroyé sur cette même table, à cette même place où +quelques heures avant l'infortuné Baërle avait admiré si longuement et +délicieusement les caïeux de la tulipe noire.</p> + +<p>—Eh bien! après tout, dit l'envieux en relevant sa tête livide, s'il +les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et...</p> + +<p>Le reste de sa hideuse pensée s'absorba dans un affreux sourire.</p> + +<p>—Les caïeux sont à la Haye, dit-il; ce n'est donc plus à Dordrecht que +je puis vivre. À la Haye pour les caïeux! à la Haye!</p> + +<p>Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il +abandonnait, tant il était préoccupé d'une autre richesse inestimable, +Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'échelle, +reporta l'instrument de vol où il l'avait pris, et, pareil à un animal +de proie, rentra rugissant dans sa maison.</p> + + + +<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX</h3> + +<p class="c">LA CHAMBRE DE FAMILLE</p> + + +<p>Il était minuit environ quand le pauvre van Baërle fut écroué à la +prison du Buitenhof.</p> + +<p>Ce qu'avait prévu Rosa était arrivé. En trouvant la chambre de Corneille +vide, la colère du peuple avait été grande, et si le père Gryphus +s'était trouvé là sous la main de ces furieux, il eût certainement payé +pour son prisonnier.</p> + +<p>Mais cette colère avait trouvé à s'assouvir largement sur les deux +frères, qui avaient été rejoints par les assassins, grâce à la +précaution qui avait été prise par Guillaume, l'homme aux précautions, +de fermer les portes de la ville.</p> + +<p>Il était donc arrivé un moment où la prison s'était vidée et où le +silence avait succédé à l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait +par les escaliers.</p> + +<p>Rosa avait profité de ce moment, était sortie de sa cachette et en avait +fait sortir son père.</p> + +<p>La prison était complètement déserte; à quoi bon rester dans la prison +quand on égorgeait au Tol-Hek?</p> + +<p>Gryphus sortit tout tremblant derrière la courageuse Rosa. Ils allèrent +fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal, +car elle était à moitié brisée. On voyait que le torrent d'une puissante +colère était passé par là.</p> + +<p>Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit +n'avait rien d'inquiétant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit, +c'était celui des cadavres que l'on traînait et que l'on revenait pendre +à la place accoutumée des exécutions.</p> + +<p>Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'était pour ne pas voir +l'horrible spectacle.</p> + +<p>À minuit, on frappa à la porte du Buitenhof, ou plutôt à la barricade +qui la remplaçait.</p> + +<p>C'était Cornélius van Baërle que l'on amenait.</p> + +<p>Quand le geôlier Gryphus reçut le nouvel hôte et qu'il eut vu sur la +lettre d'écrou la qualité du prisonnier:</p> + +<p>—Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de +geôlier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de +famille; nous allons vous la donner.</p> + +<p>Et enchanté de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche +orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Cornélius dans la +cellule qu'avait le matin même quittée Corneille de Witt pour l'exil tel +que l'entendent, en temps de révolution, ces grands moralistes qui +disent comme un axiome de haute politique:</p> + +<p>—Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se prépara donc +à conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il +fallait parcourir pour arriver à cette chambre, le désespéré fleuriste +n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage +d'une jeune fille.</p> + +<p>Le chien sortit d'une niche creusée dans le mur, en secouant une grosse +chaîne, et il flaira Cornélius afin de le bien reconnaître au moment où +il lui serait ordonné de le dévorer.</p> + +<p>La jeune fille, quand le prisonnier fit gémir la rampe de l'escalier +sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle +habitait dans l'épaisseur de cet escalier même; et la lampe à la main +droite, elle éclaira en même temps son charmant visage rose encadré dans +d'admirables cheveux blonds à torsades épaisses, tandis que de la gauche +elle croisait sur la poitrine son blanc vêtement de nuit, car elle avait +été réveillée de son premier sommeil par l'arrivée inattendue de +Cornélius.</p> + +<p>C'était un bien beau tableau à peindre et en tout digne de maître +Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illuminée par le falot +rougeâtre de Gryphus avec sa sombre figure de geôlier; au sommet, la +mélancolique figure de Cornélius qui se penchait sur la rampe pour +regarder au-dessous de lui, encadré par le guichet lumineux, le suave +visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrarié peut-être par la +position élevée de Cornélius, placé sur ces marches d'où son regard +caressait vague et triste les épaules blanches et rondes de la jeune +fille.</p> + +<p>Puis, en bas, tout à fait dans l'ombre, à cet endroit de l'escalier où +l'obscurité faisait disparaître les détails, les yeux d'escarboucles du +molosse secouant sa chaîne aux anneaux de laquelle la double lumière de +la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante +paillette.</p> + +<p>Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime maître, c'est +l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit +ce beau jeune homme pâle monter l'escalier lentement et qu'elle put lui +appliquer ces sinistres paroles prononcées par son père: «<i>Vous aurez la +chambre de famille</i>.»</p> + +<p>Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons +mis à la décrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornélius fut forcé +de le suivre, et cinq minutes après il entrait dans le cachot, qu'il est +inutile de décrire, puisque le lecteur le connaît déjà.</p> + +<p>Gryphus, après avoir montré du doigt au prisonnier le lit sur lequel +avait tant souffert le martyr qui dans la journée même avait rendu son +âme à Dieu, reprit son falot et sortit.</p> + +<p>Quant à Cornélius, resté seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit +point. Il ne cessa d'avoir l'œil fixé sur l'étroite fenêtre à treillis +de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette façon +blanchir par-delà les arbres ce premier rayon de lumière que le ciel +laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau.</p> + +<p>Çà et là, pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galopé sur +le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frappé le petit +pavé rond de la place, et les mèches des arquebuses avaient, en +s'allumant au vent d'ouest, lancé jusqu'au vitrail de la prison +d'intermittents éclairs.</p> + +<p>Mais quand le jour naissant argenta le faîte chaperonné des maisons, +Cornélius, impatient de savoir si quelque chose vivait à l'entour de +lui, s'approcha de la fenêtre et promena circulairement un triste +regard.</p> + +<p>À l'extrémité de la place, une masse noirâtre, teintée de bleu sombre +par les brumes matinales, s'élevait, découpant sur les maisons pâles sa +silhouette irrégulière.</p> + +<p>Cornélius reconnut le gibet.</p> + +<p>À ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'étaient plus que des +squelettes encore saignants.</p> + +<p>Le bon peuple de la Haye avait déchiqueté les chairs de ses victimes, +mais rapporté fidèlement au gibet le prétexte d'une double inscription +tracée sur une énorme pancarte.</p> + +<p>Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornélius parvint à +lire les lignes suivantes tracées par l'épais pinceau de quelque +barbouilleur d'enseignes:</p> + +<p>«Ici pendent le grand scélérat nommé Jean de Witt et le petit coquin +Corneille de Witt, son frère, deux ennemis du peuple, mais grands amis +du roi de France.»</p> + +<p>Cornélius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur +délirante, frappa des pieds et des mains à sa porte, si rudement et si +précipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'énormes +clefs à la main.</p> + +<p>Il ouvrit la porte en proférant d'horribles imprécations contre le +prisonnier qui le dérangeait en dehors des heures où il avait l'habitude +de se déranger.</p> + +<p>—Ah çà mais! est-il enragé, cet autre de Witt! s'écria-t-il; mais ces +de Witt ont donc le diable au corps!</p> + +<p>—Monsieur, monsieur, dit Cornélius en saisissant le geôlier par le bras +et en le traînant vers la fenêtre; monsieur, qu'ai-je donc lu là-bas?</p> + +<p>—Où, là-bas?</p> + +<p>—Sur cette pancarte.</p> + +<p>Et tremblant, pâle et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le +gibet surmonté de la cynique inscription. Gryphus se mit à rire.</p> + +<p>—Ah! ah! répondit-il. Oui, vous avez lu... Eh bien! mon cher monsieur, +voilà où l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M. +le prince d'Orange.</p> + +<p>—MM. de Witt ont été assassinés! murmura Cornélius la sueur au front et +en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux fermés.</p> + +<p>—MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous +cela assassinés, vous? Moi, je dis: exécutés.</p> + +<p>Et, voyant que le prisonnier était arrivé non seulement au calme, mais à +l'anéantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec +violence, et faisant rouler les verrous avec bruit.</p> + +<p>En revenant à lui, Cornélius se trouva seul et reconnut la chambre où il +se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appelée Gryphus, +comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui à une triste mort.</p> + +<p>Et comme c'était un philosophe, comme c'était surtout un chrétien, il +commença par prier pour l'âme de son parrain, puis pour celle du grand +pensionnaire, puis enfin il se résigna lui-même à tous les maux qu'il +plairait à Dieu de lui envoyer.</p> + +<p>Puis, après être descendu du ciel sur la terre, être rentré de la terre +dans son cachot, s'être bien assuré que dans ce cachot il était seul, il +tira de sa poitrine les trois caïeux de la tulipe noire et les cacha +derrière un grès sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le +coin le plus obscur de la prison.</p> + +<p>Inutile labeur de tant d'années! destruction de si douces espérances! sa +découverte allait donc aboutir au néant comme lui à la mort! Dans cette +prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de +soleil.</p> + +<p>À cette pensée, Cornélius entra dans un sombre désespoir dont il ne +sortit que par une circonstance extraordinaire.</p> + +<p>Quelle était cette circonstance?</p> + +<p>C'est ce que nous nous réservons de dire dans le chapitre suivant.</p> + + + +<h3><a name="X" id="X"></a>X</h3> + +<p class="c">LA FILLE DU GEÔLIER</p> + + +<p>Le même soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en +ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba en +essayant de se retenir. Mais la main portant à faux, il se cassa le bras +au-dessus du poignet.</p> + +<p>Cornélius fit un mouvement vers le geôlier; mais comme il ne se doutait +pas de la gravité de l'accident:</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas.</p> + +<p>Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia; +Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit +qu'il avait le bras cassé, et cet homme, si dur pour les autres, retomba +évanoui sur le seuil de la porte, où il demeura inerte et froid, +semblable à un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison était +demeurée ouverte, et Cornélius se trouvait presque libre. Mais l'idée ne +lui vint même pas à l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, à +la façon dont le bras avait plié, au bruit qu'il avait fait en pliant, +qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas à autre +chose qu'à porter secours au blessé, si mal intentionné que le blessé +lui eût paru à son endroit dans la seule entrevue qu'il eût eue avec +lui.</p> + +<p>Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, à la plainte qu'il avait +laissé échapper, un pas précipité se fit entendre dans l'escalier, et à +l'apparition qui suivit immédiatement le bruit de ce pas, Cornélius +poussa un petit cri auquel répondit le cri d'une jeune fille.</p> + +<p>Celle qui avait répondu au cri poussé par Cornélius, c'était la belle +Frisonne, qui voyant son père étendu à terre et le prisonnier courbé sur +lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalité, +était tombé à la suite d'une lutte engagée entre lui et le prisonnier.</p> + +<p>Cornélius comprit ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille au +moment même où le soupçon entrait dans son cœur.</p> + +<p>Mais ramenée par le premier coup d'œil à la vérité, et honteuse de ce +qu'elle avait pu penser, elle leva vers le jeune homme ses beaux yeux +humides et lui dit:</p> + +<p>—Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pensé, et merci de +ce que vous faites.</p> + +<p>Cornélius rougit.</p> + +<p>—Je ne fais que mon devoir de chrétien, dit-il, en secourant mon +semblable.</p> + +<p>—Oui, et en le secourant ce soir, vous avez oublié les injures qu'il +vous a dites ce matin. Monsieur, c'est plus que de l'humanité, c'est +plus que du christianisme.</p> + +<p>Cornélius leva ses yeux sur la belle enfant, tout étonné qu'il était +d'entendre sortir de la bouche d'une fille du peuple une parole à la +fois si noble et si compatissante.</p> + +<p>Mais il n'eut pas le temps de lui témoigner sa surprise. Gryphus, revenu +de son évanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalité accoutumée lui +revenant avec la vie:</p> + +<p>—Ah! voilà ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du +prisonnier, on tombe en se hâtant, en tombant on se casse le bras, et +l'on vous laisse là sur le carreau.</p> + +<p>—Silence, mon père, dit Rosa, vous êtes injuste envers ce jeune +monsieur, que j'ai trouvé occupé à vous secourir.</p> + +<p>—Lui? fit Gryphus avec un air de doute.</p> + +<p>—C'est si vrai, monsieur, que je suis tout prêt à vous secourir encore.</p> + +<p>—Vous? dit Gryphus; êtes-vous donc médecin?</p> + +<p>—C'est mon premier état, dit le prisonnier.</p> + +<p>—De sorte que vous pourriez me remettre le bras?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Et que vous faut-il pour cela, voyons?</p> + +<p>—Deux clavettes de bois et des bandes de linge.</p> + +<p>—Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras; +c'est une économie; voyons, aide-moi à me lever, je suis de plomb.</p> + +<p>Rosa présenta au blessé son épaule; le blessé entoura le col de la jeune +fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses +jambes, tandis que Cornélius, pour lui épargner le chemin, roulait vers +lui un fauteuil.</p> + +<p>Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille.</p> + +<p>—Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te +demande.</p> + +<p>Rosa descendit et rentra un instant après avec deux douves de baril et +une grande bande de linge.</p> + +<p>Cornélius avait employé ce temps-là à ôter la veste du geôlier et à +retrousser ses manches.</p> + +<p>—Est-ce bien cela que vous désirez, monsieur? demanda Rosa.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle, fit Cornélius en jetant les yeux sur les objets +apportés; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant +que je vais soutenir le bras de votre père.</p> + +<p>Rosa poussa la table. Cornélius posa le bras cassé dessus, afin qu'il se +trouvât à plat, et avec une habileté parfaite, rajusta la fracture, +adapta la clavette et serra les bandes.</p> + +<p>À la dernière épingle, le geôlier s'évanouit une seconde fois.</p> + +<p>—Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Cornélius, nous lui en +frotterons les tempes, et il reviendra.</p> + +<p>Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui était faite, Rosa, +après s'être assurée que son père était bien sans connaissance, +s'avançant vers Cornélius:</p> + +<p>—Monsieur, dit-elle, service pour service.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire, ma belle enfant? demanda Cornélius.</p> + +<p>—C'est-à-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain +est venu s'informer aujourd'hui de la chambre où vous étiez; qu'on lui a +dit que vous occupiez la chambre de M. Corneille de Witt, et qu'à cette +réponse, il a ri d'une façon sinistre qui me fait croire que rien de bon +ne vous attend.</p> + +<p>—Mais, demanda Cornélius, que peut-on me faire?</p> + +<p>—Voyez d'ici ce gibet.</p> + +<p>—Mais je ne suis point coupable, dit Cornélius.</p> + +<p>—L'étaient-ils, eux, qui sont là-bas, pendus, mutilés, déchirés?</p> + +<p>—C'est vrai, dit Cornélius en s'assombrissant.</p> + +<p>—D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez, +coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procès commencera demain; +après-demain vous serez condamné: les choses vont vite par le temps qui +court.</p> + +<p>—Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle?</p> + +<p>—J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon père est +évanoui, que le chien est muselé, que rien par conséquent ne vous +empêche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voilà ce que je conclus.</p> + +<p>—Que dites-vous?</p> + +<p>—Je dis que je n'ai pu sauver M. Corneille ni M. Jean de Witt, hélas! +et que je voudrais bien vous sauver, vous. Seulement, faites vite; voilà +la respiration qui revient à mon père, dans une minute peut-être il +rouvrira les yeux, et il sera trop tard. Vous hésitez?</p> + +<p>En effet, Cornélius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il +la regardait sans l'entendre.</p> + +<p>—Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente.</p> + +<p>—Si fait, je comprends, fit Cornélius; mais...</p> + +<p>—Mais?</p> + +<p>—Je refuse. On vous accuserait.</p> + +<p>—Qu'importe? dit Rosa en rougissant.</p> + +<p>—Merci, mon enfant, reprit Cornélius, mais je reste.</p> + +<p>—Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous +serez condamné... condamné à mort, exécuté sur un échafaud et peut-être +assassiné, mis en morceaux comme on a assassiné et mis en morceaux M. +Jean et M. Corneille? Au nom du Ciel, ne vous occupez pas de moi et +fuyez cette chambre où vous êtes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux +de Witt.</p> + +<p>—Hein! s'écria le geôlier en se réveillant. Qui parle de ces coquins, +de ces misérables, de ces scélérats de de Witt?</p> + +<p>—Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Cornélius avec son doux +sourire; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'échauffer le +sang.</p> + +<p>Puis, tout bas à Rosa:</p> + +<p>—Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la +tranquillité et le calme d'un innocent.</p> + +<p>—Silence, dit Rosa.</p> + +<p>—Silence, et pourquoi?</p> + +<p>—Il ne faut pas que mon père soupçonne que nous avons causé ensemble.</p> + +<p>—Où serait le mal?</p> + +<p>—Où serait le mal? C'est qu'il m'empêcherait de jamais revenir ici, dit +la jeune fille.</p> + +<p>Cornélius reçut cette naïve confidence avec un sourire; il lui semblait +qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune.</p> + +<p>—Eh bien! que marmottez-vous là tous deux? dit Gryphus en se levant et +en soutenant son bras droit avec son bras gauche.</p> + +<p>—Rien, répondit Rosa; monsieur me prescrit le régime que vous avez à +suivre.</p> + +<p>—Le régime que je dois suivre! le régime que je dois suivre! Vous +aussi, vous en avez un à suivre, la belle!</p> + +<p>—Et lequel, mon père?</p> + +<p>—C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous +y venez, d'en sortir le plus vite possible; marchez donc devant moi, et +lestement!</p> + +<p>Rosa et Cornélius échangèrent un regard.</p> + +<p>Celui de Rosa voulait dire:</p> + +<p>—Vous voyez bien.</p> + +<p>Celui de Cornélius signifiait:</p> + +<p>—Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur!</p> + + + +<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI</h3> + +<p class="c">LE TESTAMENT DE CORNÉLIUS VAN BAËRLE</p> + + +<p>Rosa ne s'était point trompée. Les juges vinrent le lendemain au +Buitenhof et interrogèrent Cornélius van Baërle. Au reste, +l'interrogatoire ne fut pas long; il fut avéré que Cornélius avait gardé +chez lui cette correspondance fatale des de Witt avec la France.</p> + +<p>Il ne le nia point.</p> + +<p>Il était seulement douteux aux yeux des juges que cette correspondance +lui eût été remise par son parrain, Corneille de Witt.</p> + +<p>Mais, comme depuis la mort des deux martyrs, Cornélius van Baërle +n'avait plus rien à ménager, non seulement il ne nia point que le dépôt +lui eût été confié par Corneille en personne, mais encore il raconta +comment, de quelle façon et dans quelle circonstance le dépôt lui avait +été confié.</p> + +<p>Cette confidence impliquait le filleul dans le crime du parrain.</p> + +<p>Il y avait complicité patente entre Corneille et Cornélius.</p> + +<p>Cornélius ne se borna point à cet aveu: il dit toute la vérité à +l'endroit de ses sympathies, de ses habitudes, de ses familiarités. Il +dit son indifférence en politique, son amour pour l'étude, pour les +arts, pour les sciences et pour les fleurs. Il raconta que jamais, +depuis le jour où Corneille était venu à Dordrecht et lui avait confié +ce dépôt, ce dépôt n'avait été touché ni même aperçu par le dépositaire.</p> + +<p>On lui objecta qu'à cet égard il était impossible qu'il dît la vérité, +puisque les papiers étaient justement enfermés dans une armoire où +chaque jour il plongeait la main et les yeux.</p> + +<p>Cornélius répondit que cela était vrai; mais qu'il ne mettait la main +dans le tiroir que pour s'assurer que ses oignons étaient bien secs, +mais qu'il n'y plongeait les yeux que pour s'assurer si ses oignons +commençaient à germer.</p> + +<p>On lui objecta que sa prétendue indifférence à l'égard de ce dépôt ne +pouvait se soutenir raisonnablement, parce qu'il était impossible +qu'ayant reçu un pareil dépôt de la main de son parrain, il n'en connût +pas l'importance.</p> + +<p>Ce à quoi il répondit: que son parrain Corneille l'aimait trop et +surtout était un homme trop sage pour lui avoir rien dit de la teneur de +ces papiers, puisque cette confidence n'eût servi qu'à tourmenter le +dépositaire.</p> + +<p>On lui objecta que si M. de Witt avait agi de la sorte, il eût joint au +paquet, en cas d'accident, un certificat constatant que son filleul +était complètement étranger à cette correspondance, ou bien, pendant son +procès, lui eût écrit quelque lettre qui pût servir à sa justification.</p> + +<p>Cornélius répondit que sans doute son parrain n'avait point pensé que +son dépôt courût aucun danger, caché comme il l'était dans une armoire +qui était regardée comme aussi sacrée que l'arche pour toute la maison +van Baërle; que par conséquent il avait jugé le certificat inutile; que, +quant à une lettre, il avait quelque souvenir qu'un moment avant son +arrestation, et comme il était absorbé dans la contemplation d'un oignon +des plus rares, le serviteur de M. Jean de Witt était entré dans son +séchoir et lui avait remis un papier; mais que de tout cela il ne lui +était resté qu'un souvenir pareil à celui qu'on a d'une vision; que le +serviteur avait disparu, et que quant au papier, peut-être le +trouverait-on si on le cherchait bien.</p> + +<p>Quant à Craeke, il était impossible de le retrouver, attendu qu'il avait +quitté la Hollande.</p> + +<p>Quant au papier, il était si peu probable qu'on le retrouverait, qu'on +ne se donna pas la peine de le chercher.</p> + +<p>Cornélius lui-même n'insista pas beaucoup sur ce point, puisque, en +supposant que ce papier se retrouvât, il pouvait n'avoir aucun rapport +avec la correspondance qui faisait le corps du délit.</p> + +<p>Les juges voulurent avoir l'air de pousser Cornélius à se défendre mieux +qu'il ne le faisait; ils usèrent vis-à-vis de lui de cette bénigne +patience qui dénote soit un magistrat intéressé par l'accusé, soit un +vainqueur qui a terrassé son adversaire, et qui étant complètement +maître de lui, n'a pas besoin de l'opprimer pour le perdre.</p> + +<p>Cornélius n'accepta point cette hypocrite protection, et dans une +dernière réponse qu'il fit avec la noblesse d'un martyr et le calme d'un +juste:</p> + +<p>—Vous me demandez, messieurs, dit-il, des choses auxquelles je n'ai +rien à répondre, sinon l'exacte vérité. Or, l'exacte vérité, la voici. +Le paquet est entré chez moi par la voie que j'ai dite; je proteste +devant Dieu que j'en ignorais et que j'en ignore encore le contenu; +qu'au jour de mon arrestation seulement, j'ai su que ce dépôt était la +correspondance du grand pensionnaire avec le marquis de Louvois. Je +proteste enfin que j'ignore et comment on a pu savoir que ce paquet +était chez moi, et surtout comment je puis être coupable pour avoir +accueilli ce que m'apportait mon illustre et malheureux parrain.</p> + +<p>Ce fut là tout le plaidoyer de Cornélius. Les juges allèrent aux +opinions.</p> + +<p>Ils considérèrent que tout rejeton de dissension civile est funeste, en +ce qu'il ressuscite la guerre qu'il est de l'intérêt de tous d'éteindre.</p> + +<p>L'un d'eux, et c'était un homme qui passait pour un profond observateur, +établit que ce jeune homme si flegmatique en apparence, devait être très +dangereux en réalité, attendu qu'il devait cacher sous le manteau de +glace qui lui servait d'enveloppe un ardent désir de venger MM. de Witt, +ses proches.</p> + +<p>Un autre fit observer que l'amour des tulipes s'allie parfaitement avec +la politique, et qu'il est historiquement prouvé que plusieurs hommes +très dangereux ont jardiné ni plus ni moins que s'ils en faisaient leur +état, quoiqu'au fond ils fussent occupés de bien autre chose; témoin +Tarquin l'Ancien, qui cultivait des pavots à Gabies, et le grand Condé, +qui arrosait ses œillets au donjon de Vincennes, et cela au moment où le +premier méditait sa rentrée à Rome et le second sa sortie de prison.</p> + +<p>Le juge conclut par ce dilemme:</p> + +<p>Ou M. Cornélius van Baërle aime fort les tulipes, ou il aime fort la +politique; dans l'un et l'autre cas, il nous a menti; d'abord parce +qu'il est prouvé qu'il s'occupait de politique et cela par les lettres +que l'on a trouvées chez lui; ensuite parce qu'il est prouvé qu'il +s'occupait de tulipes. Les caïeux sont là qui en font foi. Enfin—et là +était l'énormité—, puisque Cornélius van Baërle s'occupait à la fois de +tulipes et de politique, l'accusé était donc d'une nature hybride, d'une +organisation amphibie, travaillant avec une ardeur égale la politique et +la tulipe, ce qui lui donnerait tous les caractères de l'espèce d'hommes +la plus dangereuse au repos public et une certaine ou plutôt une +complète analogie avec les grands esprits dont Tarquin l'Ancien et M. de +Condé fournissaient tout à l'heure un exemple.</p> + +<p>Le résultat de tous ces raisonnements fut que M. le prince stathouder de +Hollande saurait, sans aucun doute, un gré infini à la magistrature de +la Haye de lui simplifier l'administration des sept provinces, en +détruisant jusqu'au moindre germe de conspiration contre son autorité.</p> + +<p>Cet argument prima tous les autres, et pour détruire efficacement le +germe des conspirations, la peine de mort fut prononcée à l'unanimité +contre M. Cornélius van Baërle, coupable et convaincu d'avoir, sous les +apparences innocentes d'un amateur de tulipes, participé aux détestables +intrigues et aux abominables complots de MM. de Witt contre la +nationalité hollandaise et à leurs secrètes relations avec l'ennemi +français.</p> + +<p>La sentence portait subsidiairement que le susdit Cornélius van Baërle +serait extrait de la prison du Buitenhof pour être conduit à l'échafaud +dressé sur la place du même nom, où l'exécuteur des jugements lui +trancherait la tête.</p> + +<p>Comme cette délibération avait été sérieuse, elle avait duré une +demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait été +réintégré dans sa prison.</p> + +<p>Ce fut là que le greffier des États lui vint lire l'arrêt.</p> + +<p>Maître Gryphus était retenu sur son lit par la fièvre que lui causait la +fracture de son bras. Ses clefs étaient passées aux mains d'un de ses +valets surnuméraires, et derrière ce valet, qui avait introduit le +greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'était venue placer à l'encoignure +de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses soupirs et ses +sanglots.</p> + +<p>Cornélius écouta la sentence avec un visage plus étonné que triste.</p> + +<p>La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose à +répondre.</p> + +<p>—Ma foi, non, répondit-il. J'avoue seulement qu'entre toutes les causes +de mort qu'un homme de précaution peut prévoir pour les parer, je +n'eusse jamais soupçonné celle-là.</p> + +<p>Sur laquelle réponse le greffier salua Cornélius van Baërle avec toute +la considération que ces sortes de fonctionnaires accordent aux grands +criminels de tout genre.</p> + +<p>Et comme il allait sortir:</p> + +<p>—À propos, M. le greffier, dit Cornélius, pour quel jour est la chose, +s'il vous plaît?</p> + +<p>—Mais pour aujourd'hui, répondit le greffier, un peu gêné par le +sang-froid du condamné.</p> + +<p>Un sanglot éclata derrière la porte.</p> + +<p>Cornélius se pencha pour voir qui avait poussé ce sanglot, mais Rosa +avait deviné le mouvement et s'était rejetée en arrière.</p> + +<p>—Et, ajouta Cornélius, à quelle heure l'exécution?</p> + +<p>—Monsieur, pour midi.</p> + +<p>—Diable! fit Cornélius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures +il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps à perdre.</p> + +<p>—Pour vous réconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en +saluant jusqu'à terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous +plaira.</p> + +<p>En disant ces mots, il sortit à reculons, et le geôlier remplaçant +l'allait suivre en refermant la porte de Cornélius, quand un bras blanc +et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte.</p> + +<p>Cornélius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles +blanches, coiffure des belles Frisonnes; il n'entendit qu'un murmure à +l'oreille du guichetier; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la +main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il +s'assit au milieu de l'escalier, gardé ainsi en haut par lui, en bas par +le chien.</p> + +<p>Le casque d'or fit volte-face, et Cornélius reconnut le visage sillonné +de pleurs et les grands yeux bleus tout noyés de la belle Rosa.</p> + +<p>La jeune fille s'avança vers Cornélius en appuyant ses deux mains sur sa +poitrine brisée.</p> + +<p>—Oh! monsieur, monsieur! dit-elle.</p> + +<p>Et elle n'acheva point.</p> + +<p>—Ma belle enfant, répliqua Cornélius ému, que désirez-vous de moi? Je +n'ai pas grand pouvoir désormais sur rien, je vous en avertis.</p> + +<p>—Monsieur, je viens réclamer de vous une grâce, dit Rosa tendant ses +mains moitié vers Cornélius, moitié vers le ciel.</p> + +<p>—Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier; car vos larmes +m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus +le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et même avec +joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi votre +désir, ma belle Rosa.</p> + +<p>La jeune fille se laissa glisser à genoux.</p> + +<p>—Pardonnez à mon père, dit-elle.</p> + +<p>—À votre père! fit Cornélius étonné.</p> + +<p>—Oui, il a été si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est +ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particulièrement qu'il a +brutalisé.</p> + +<p>—Il est puni, chère Rosa, plus que puni même par l'accident qui lui est +arrivé, et je lui pardonne.</p> + +<p>—Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, à mon tour, +quelque chose pour vous?</p> + +<p>—Vous pouvez sécher vos beaux yeux, chère enfant, répondit Cornélius +avec son doux sourire.</p> + +<p>—Mais pour vous... pour vous...</p> + +<p>—Celui qui n'a plus à vivre qu'une heure est un grand Sybarite s'il a +besoin de quelque chose, chère Rosa.</p> + +<p>—Ce ministre qu'on vous avait offert...?</p> + +<p>—J'ai adoré Dieu toute ma vie, Rosa, je l'ai adoré dans ses œuvres, +béni dans sa volonté. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous +demanderai donc pas un ministre. La dernière pensée qui m'occupe, Rosa, +se rapporte à la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chère, je vous en +prie, dans l'accomplissement de cette dernière pensée.</p> + +<p>—Ah! M. Cornélius, parlez, parlez! s'écria la jeune fille inondée de +larmes.</p> + +<p>—Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon +enfant.</p> + +<p>—Rire! s'écria Rosa au désespoir, rire en ce moment! Mais vous ne +m'avez donc pas regardée, M. Cornélius?</p> + +<p>—Je vous ai regardée, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux +de l'âme. Jamais femme plus belle, jamais âme plus pure ne s'était +offerte à moi; et si je ne vous regarde plus à partir de ce moment, +pardonnez-moi, c'est parce que, prêt à sortir de la vie, j'aime mieux +n'avoir rien à y regretter.</p> + +<p>Rosa tressaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures +sonnaient au beffroi du Buitenhof. Cornélius comprit.</p> + +<p>—Oui, oui, hâtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa.</p> + +<p>Alors tirant de sa poitrine, où il l'avait caché de nouveau depuis qu'il +n'avait plus peur d'être fouillé, le papier qui enveloppait les trois +caïeux:</p> + +<p>—Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aimé les fleurs. C'était le temps +où j'ignorais que l'on pût aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne +vous détournez pas, Rosa, dussé-je vous faire une déclaration d'amour. +Cela, pauvre enfant, ne tirerait pas à conséquence; il y a là-bas sur le +Buitenhof certain acier qui dans soixante minutes fera raison de ma +témérité. Donc j'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouvé, je le crois +du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible, +et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de +cent mille florins proposé par la société horticole de Harlem. Ces cent +mille florins—et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette—, +ces cent mille florins je les ai là dans ce papier; ils sont gagnés avec +les trois caïeux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car +je vous les donne.</p> + +<p>—Monsieur Cornélius!</p> + +<p>—Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort à personne, +mon enfant. Je suis seul au monde; mon père et ma mère sont morts; je +n'ai jamais eu ni sœur ni frère; je n'ai jamais pensé à aimer personne +d'amour, et si quelqu'un a pensé à m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous +le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonné, puisque à cette +heure vous seule êtes dans mon cachot, me consolant et me secourant.</p> + +<p>—Mais, monsieur, cent mille florins...</p> + +<p>—Ah! soyons sérieux, chère enfant, dit Cornélius. Cent mille florins +feront une belle dot à votre beauté; vous les aurez, les cent mille +florins, car je suis sûr de mes caïeux. Vous les aurez donc, chère Rosa, +et je ne vous demande en échange que la promesse d'épouser un brave +garçon, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi +j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que +quelques minutes...</p> + +<p>La pauvre fille étouffait sous ses sanglots.</p> + +<p>Cornélius lui prit la main.</p> + +<p>—Écoutez-moi, continua-t-il; voici comment vous procéderez. Vous +prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez à +Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande nº 6; vous y +planterez dans une caisse profonde ces trois caïeux, ils fleuriront en +mai prochain, c'est-à-dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur +sur sa tige, passez les nuits à la garantir du vent, les jours à la +sauver du soleil. Elle fleurira noir, j'en suis sûr. Alors vous ferez +prévenir le président de la société de Harlem. Il fera constater par le +congrès la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille +florins.</p> + +<p>Rosa poussa un grand soupir.</p> + +<p>—Maintenant, continua Cornélius en essuyant une larme tremblante au +bord de sa paupière et qui était donnée bien plus à cette merveilleuse +tulipe noire qu'il ne devait pas voir qu'à cette vie qu'il allait +quitter, je ne désire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle <i>Rosa +Barlænsis</i>, c'est-à-dire qu'elle rappelle en même temps votre nom et le +mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez +oublier ce mot, tâchez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous +l'écrive.</p> + +<p>Rosa éclata en sanglots et tendit un livre relié en chagrin, qui portait +les initiales de C. W.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier.</p> + +<p>—Hélas! répondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain, +Corneille de Witt. Il y a puisé la force de subir la torture et +d'entendre sans pâlir son jugement. Je l'ai trouvée dans cette chambre +après la mort du martyr, je l'ai gardée comme une relique; aujourd'hui +je vous l'apportais, car il me semblait que ce livre avait en lui une +force toute divine. Vous n'avez pas eu besoin de cette force que Dieu +avait mise en vous. Dieu soit loué! Écrivez dessus ce que vous avez à +écrire, M. Cornélius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire, +ce que vous écrirez sera accompli.</p> + +<p>Cornélius prit la Bible et la baisa respectueusement.</p> + +<p>—Avec quoi écrirai-je? demanda-t-il.</p> + +<p>—Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y était, je l'ai +conservé. C'était le crayon que Jean de Witt avait prêté à son frère et +qu'il n'avait pas songé à reprendre.</p> + +<p>Cornélius le prit, et sur la seconde page—car, on se le rappelle, la +première avait été déchirée—, près de mourir à son tour comme son +parrain, il écrivit d'une main non moins ferme:</p> + +<div class="lettre"> +<p>«Ce 23 août 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon âme à +Dieu sur un échafaud, je lègue à Rosa Gryphus le seul bien qui me soit +resté de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant été confisqués; +je lègue, dis-je, à Rosa Gryphus trois caïeux qui, dans ma conviction +profonde, doivent donner au mois de mai prochain la grande tulipe noire, +objet du prix de cent mille florins proposé par la société de Harlem, +désirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place +comme mon unique héritière, à la seule charge d'épouser un jeune homme +de mon âge à peu près, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner à la +grande tulipe noire qui créera une nouvelle espère le nom de <i>Rosa +Barlænsis,</i> c'est-à-dire son nom et le mien réunis.</p> + +<p>«Dieu me trouve en grâce et elle en santé!</p> + +<p class="r">«Cornélius <span +class="smcap">van Baërle.»</span><br /> +</p> +</div> + +<p>Puis, donnant la Bible à Rosa:</p> + +<p>—Lisez, dit-il.</p> + +<p>—Hélas! répondit la jeune fille à Cornélius, je vous l'ai déjà dit, je +ne sais pas lire.</p> + +<p>Alors, Cornélius lut à Rosa le testament qu'il venait de faire.</p> + +<p>Les sanglots de la pauvre enfant redoublèrent.</p> + +<p>—Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec +mélancolie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle +Frisonne.</p> + +<p>—Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle.</p> + +<p>—Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc?</p> + +<p>—Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir.</p> + +<p>—Laquelle? je crois pourtant avoir fait accommodement par notre traité +d'alliance.</p> + +<p>—Vous me donnez les cent mille florins à titre de dot?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et pour épouser un homme que j'aimerai?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Et bien! monsieur, cet argent ne peut être à moi. Je n'aimerai jamais +personne et ne me marierai pas.</p> + +<p>Et après ces mots péniblement prononcés, Rosa fléchit sur ses genoux et +faillit s'évanouir de douleur.</p> + +<p>Cornélius, effrayé de la voir si pâle et si mourante, allait la prendre +dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres, +retentit dans les escaliers accompagnés des aboiements du chien.</p> + +<p>—On vient vous chercher! s'écria Rosa en se tordant les mains. Mon +Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose à me +dire?</p> + +<p>Et elle tomba à genoux, la tête enfoncée dans ses bras, et toute +suffoquée de sanglots et de larmes.</p> + +<p>—J'ai à vous dire de cacher précieusement vos trois caïeux et de les +soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, et pour l'amour de +moi. Adieu, Rosa.</p> + +<p>—Oh! oui, dit-elle, sans lever la tête, oh! oui, ce que vous avez dit, +je le ferai. Excepté de me marier, ajouta-t-elle tout bas, car cela, oh! +cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible.</p> + +<p>Et elle enfonça dans son sein palpitant le cher trésor de Cornélius.</p> + +<p>Ce bruit qu'avaient entendu Cornélius et Rosa, c'était celui que faisait +le greffier qui revenait chercher le condamné, suivi de l'exécuteur, des +soldats destinés à fournir la garde de l'échafaud, et des curieux +familiers de la prison.</p> + +<p>Cornélius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les reçut en amis +plutôt qu'en persécuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il +plut à ces hommes pour l'exécution de leur office.</p> + +<p>Puis, d'un coup d'œil jeté sur la place par sa petite fenêtre grillée, +il aperçut l'échafaud, et à vingt pas de l'échafaud, le gibet, du bas +duquel avaient été détachées, par ordre du stathouder, les reliques +outragées des deux frères de Witt.</p> + +<p>Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Cornélius chercha +des yeux le regard angélique de Rosa; mais il ne vit derrière les épées +et les hallebardes qu'un corps étendu près d'un banc de bois et un +visage livide à demi voilé par de longs cheveux.</p> + +<p>Mais, en tombant inanimée, Rosa, pour obéir encore à son ami, avait +appuyé sa main sur son corset de velours, et même dans l'oubli de toute +vie, continuait instinctivement à recueillir le dépôt précieux que lui +avait confié Cornélius.</p> + +<p>Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts +crispés de Rosa la feuille jaunâtre de cette Bible sur laquelle +Cornélius de Witt avait si péniblement et si douloureusement écrit les +quelques lignes qui eussent infailliblement, si Cornélius les avait +lues, sauvé un homme et une tulipe.</p> + + + +<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII</h3> + +<p class="c">L'EXÉCUTION</p> + + +<p>Cornélius n'avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour +arriver au pied de son échafaud.</p> + +<p>Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement; +Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine +expression de douceur qui touchait à la compassion.</p> + +<p>Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que +ceux qui sortaient libres.</p> + +<p>On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au +pied de l'échafaud, plus il était encombré de curieux.</p> + +<p>C'étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu'ils +avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle +victime.</p> + +<p>Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea +dans la rue, s'étendit sur toute la surface de la place, s'éloignant +dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l'échafaud, +et qu'encombrait la foule.</p> + +<p>Aussi l'échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de +quatre ou cinq rivières.</p> + +<p>Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations, +pour ne pas les entendre, sans doute, Cornélius s'était absorbé en +lui-même.</p> + +<p>À quoi pensait ce juste qui allait mourir?</p> + +<p>Ce n'était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux.</p> + +<p>C'était aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan, +soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents à +la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait +égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la +politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baërle pour avoir +trop pensé aux tulipes.</p> + +<p>—L'affaire d'un coup d'épée, disait le philosophe, et mon beau rêve +commencera.</p> + +<p>Seulement restait à savoir si, comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou +et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d'un coup, +c'est-à-dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier.</p> + +<p>Van Baërle n'en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud.</p> + +<p>Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en eût, d'être l'ami de cet illustre +Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le +voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant.</p> + +<p>Il s'agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive +joie qu'en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts, +il verrait jusqu'au dernier moment la fenêtre grillée du Buitenhof.</p> + +<p>Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Cornélius posa son +menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux +se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui +allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie.</p> + +<p>Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud: le bourreau levait +son épée.</p> + +<p>Van Baërle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller +en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d'une autre lumière et d'une +autre couleur.</p> + +<p>Trois fois il sentit le vent froid de l'épée passer sur son col +frissonnant.</p> + +<p>Mais, ô surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse.</p> + +<p>Il ne vit aucun changement de nuances.</p> + +<p>Puis tout à coup, sans qu'il sût par qui, van Baërle se sentit relevé +par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds, quelque +peu chancelant.</p> + +<p>Il rouvrit les yeux.</p> + +<p>Quelqu'un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé +d'un grand sceau de cire rouge.</p> + +<p>Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil +hollandais, luisait au ciel; et la même fenêtre grillée le regardait du +haut du Buitenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis, +le regardaient du bas de la place.</p> + +<p>À force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'écouter, van Baërle commença +de comprendre ceci.</p> + +<p>C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que +les dix-sept livres de sang que van Baërle, à quelques onces près, avait +dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait +pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence.</p> + +<p>En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. Voilà +pourquoi l'épée, qui s'était levée avec ce reflet sinistre, avait +voltigé trois fois autour de sa tête comme l'oiseau funèbre autour de +celle de Turnus, mais ne s'était point abattue sur sa tête et avait +laissé intactes les vertèbres.</p> + +<p>Voilà pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi +encore le soleil continuait à rire dans l'azur médiocre, il est vrai, +mais très supportable des voûtes célestes.</p> + +<p>Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l'univers, +fut bien un peu désappointé; mais il se consola en faisant jouer avec un +certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que +les Grecs appelaient <i>trachelos</i>, et que nous autres Français nous +nommons modestement le cou.</p> + +<p>Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète, et qu'on +allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht.</p> + +<p>Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps madame de +Sévigné; il y avait un <i>post-scriptum</i> à la lettre, et le plus important +de cette lettre était renfermé dans le <i>post-scriptum</i>.</p> + +<p>Par ce <i>post-scriptum</i>, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait +Cornélius van Baërle à une prison perpétuelle.</p> + +<p>Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable +pour la liberté.</p> + +<p>Cornélius écouta donc le <i>post-scriptum</i>, puis, après la première +contrariété soulevée par la déception que le <i>post-scriptum</i> apportait:</p> + +<p>—Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du +bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes +trois caïeux de la tulipe noire.</p> + +<p>Mais Cornélius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept +prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher +ailleurs qu'à la Haye, qui est une capitale.</p> + +<p>Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, à ce qu'il paraît, les moyens +de nourrir van Baërle à la Haye, l'envoyait faire sa prison perpétuelle +dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas! mais +pourtant bien loin.</p> + +<p>Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l'île +que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse.</p> + +<p>Van Baërle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que +le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de +Barneveldt, et que les États, dans leur générosité envers le célèbre +publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient +accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa +nourriture.</p> + +<p>—Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baërle, on me +donnera douze sous à grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je +vivrai.</p> + +<p>Puis tout à coup frappé d'un souvenir terrible:</p> + +<p>—Ah! s'écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux! et que le +terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas +à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête +qu'il avait bien manqué de laisser tomber plus bas.</p> + + + +<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h3> + +<p class="c">CE QUI SE PASSAIT PENDANT CE TEMPS-LÀ DANS L'ÂME D'UN SPECTATEUR</p> + + +<p>Tandis que Cornélius réfléchissait de la sorte, un carrosse s'était +approché de l'échafaud.</p> + +<p>Ce carrosse était pour le prisonnier. On l'invita à y monter; il obéit.</p> + +<p>Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il espérait voir à la fenêtre +le visage consolé de Rosa, mais le carrosse était attelé de bons chevaux +qui emportèrent bientôt van Baërle du sein des acclamations que +vociférait cette multitude en l'honneur du très magnanime stathouder +avec un certain mélange d'invectives à l'adresse des de Witt et de leur +filleul sauvé de la mort.</p> + +<p>Ce qui faisait dire aux spectateurs:</p> + +<p>—Il est bien heureux que nous nous soyons pressés de faire justice de +ce grand scélérat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi +la clémence de Son Altesse nous les eût bien certainement enlevés comme +elle vient de nous enlever celui-ci!</p> + +<p>Parmi tous ces spectateurs que l'exécution de van Baërle avait attirés +sur le Buitenhof, et que la façon dont la chose avait tourné +désappointait quelque peu, le plus désappointé certainement était +certain bourgeois vêtu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien +joué des pieds et des mains, qu'il en était arrivé à n'être séparé de +l'échafaud que par la rangée de soldats qui entouraient l'instrument du +supplice.</p> + +<p>Beaucoup s'était montrés avides de voir couler le sang <i>perfide</i> du +coupable Cornélius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste +désir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question.</p> + +<p>Les plus enragés étaient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se +garder une meilleure place; mais lui, devançant les plus enragés, avait +passé la nuit au seuil de la prison, et de la prison il était arrivé au +premier rang, comme nous avons dit, <i>unguibus et rostro</i>, caressant les +uns et frappant les autres.</p> + +<p>Et quand le bourreau avait amené son condamné sur l'échafaud, le +bourgeois, monté sur une borne de la fontaine pour mieux voir et être +mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait:</p> + +<p>—C'est convenu, n'est-ce pas?</p> + +<p>Geste auquel le bourreau avait répondu par un autre geste qui voulait +dire:</p> + +<p>—Soyez donc tranquille.</p> + +<p>Qu'était donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et +que voulait dire cet échange de gestes? Rien de plus naturel; ce +bourgeois était mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de +Cornélius était, comme nous l'avons vu, venu à la Haye pour essayer de +s'approprier les trois caïeux de la tulipe noire.</p> + +<p>Boxtel avait d'abord essayé de mettre Gryphus dans ses intérêts, mais +celui-ci tenait du bouledogue pour la fidélité, la défiance et les coups +de crocs. Il avait en conséquence pris à rebrousse-poil la haine de +Boxtel, qu'il avait évincé comme un fervent ami s'enquérant de choses +indifférentes pour ménager certainement quelque moyen d'évasion au +prisonnier.</p> + +<p>Aussi, aux premières propositions que Boxtel avait faites à Gryphus, de +soustraire les caïeux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du +moins dans quelque coin de son cachot, Cornélius van Baërle, Gryphus +n'avait répondu que par une expulsion accompagnée des caresses du chien +de l'escalier.</p> + +<p>Boxtel ne s'était pas découragé pour un fond de culotte resté aux dents +du molosse. Il était revenu à la charge; mais cette fois, Gryphus était +dans son lit, fiévreux et bras cassé. Il n'avait donc pas admis le +pétitionnaire, qui s'était retourné vers Rosa, offrant à la jeune fille, +en échange des trois caïeux, une coiffure d'or pur. Ce à quoi la noble +jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui +proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoyé +le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le +dernier héritier du condamné.</p> + +<p>Ce renvoi fit naître une idée dans l'esprit de Boxtel.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, le jugement avait été prononcé; jugement expéditif, +comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il +s'arrêta en conséquence à l'idée que lui avait suggérée Rosa; il alla +trouver le bourreau.</p> + +<p>Isaac ne doutait pas que Cornélius ne mourût avec ses tulipes sur le +cœur.</p> + +<p>En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses:</p> + +<p>Rosa, c'est-à-dire l'amour; Guillaume, c'est-à-dire la clémence.</p> + +<p>Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux étaient exacts.</p> + +<p>Moins Guillaume, Cornélius mourait.</p> + +<p>Moins Rosa, Cornélius mourait, ses caïeux sur son cœur.</p> + +<p>Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna à cet homme comme +un grand ami du condamné, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il +laissait à l'exécuteur, il acheta toute la défroque du futur mort pour +la somme un peu exorbitante de cent florins.</p> + +<p>Mais qu'était-ce qu'une somme de cent florins pour un homme à peu près +sûr d'acheter pour cette somme le prix de la société de Harlem?</p> + +<p>C'était de l'argent prêté à mille pour un, ce qui est, on en conviendra, +un assez joli placement.</p> + +<p>Le bourreau, de son côté, n'avait rien ou presque rien à faire pour +gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'exécution finie, laisser +mynheer Boxtel monter sur l'échafaud avec ses valets pour recueillir les +restes inanimés de son ami.</p> + +<p>La chose au reste était en usage parmi les fidèles quand un de leurs +maîtres mourait publiquement sur le Buitenhof.</p> + +<p>Un fanatique comme l'était Cornélius pouvait bien avoir un autre +fanatique qui donnât cent florins de ses reliques.</p> + +<p>Aussi le bourreau acquiesça-t-il à la proposition. Il n'y avait mis +qu'une condition, c'est qu'il serait payé d'avance.</p> + +<p>Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait +n'être pas content et par conséquent ne pas vouloir payer en sortant.</p> + +<p>Boxtel paya d'avance, et attendit.</p> + +<p>Qu'on juge après cela si Boxtel était ému, s'il surveillait gardes, +greffier, exécuteur, si les mouvements de van Baërle l'inquiétaient. +Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant +n'écraserait-il pas dans sa chute les inestimables caïeux? Avait-il eu +soin au moins de les enfermer dans une boîte d'or, par exemple, l'or +étant le plus dur de tous les métaux?</p> + +<p>Nous n'entreprendrons pas de décrire l'effet produit sur ce digne mortel +par l'empêchement apporté à l'exécution de la sentence. À quoi perdait +donc son temps le bourreau à faire flamboyer son épée ainsi au-dessus de +la tête de Cornélius au lieu d'abattre cette tête? Mais quand il vit le +greffier prendre la main du condamné, le relever tout en tirant de sa +poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la grâce +accordée par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du +tigre, de l'hyène et du serpent éclata dans ses yeux, dans son cri, dans +son geste; s'il eût été à portée de van Baërle, il se fût jeté sur lui +et l'eût assassiné.</p> + +<p>Ainsi donc, Cornélius vivrait, Cornélius irait à Loewestein; là, dans sa +prison, il emporterait les caïeux, et peut-être se trouverait-il un +jardin où il arriverait à faire fleurir la tulipe noire.</p> + +<p>Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre écrivain ne peut +décrire, et qu'il est obligé de livrer à l'imagination de ses lecteurs +dans toute la simplicité du fait.</p> + +<p>Boxtel, pâmé, tomba de sa borne sur quelques orangistes mécontents comme +lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant +que les cris poussés par mynheer Isaac étaient des cris de joie, le +bourrèrent de coups de poing, qui certes n'eussent pas été mieux donnés +de l'autre côté du détroit.</p> + +<p>Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing à la douleur que +ressentait Boxtel?</p> + +<p>Il voulut alors courir après le carrosse qui emportait Cornélius avec +ses caïeux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pavé, trébucha, +perdit son centre de gravité, roula à dix pas et ne se releva que foulé, +meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut passé +sur le dos.</p> + +<p>Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui était en veine de malheur, +en fut donc pour ses habits déchirés, son dos meurtri et ses mains +égratignées.</p> + +<p>On aurait pu croire que c'était assez comme cela pour Boxtel.</p> + +<p>On se serait trompé.</p> + +<p>Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et +les jeta en holocauste à cette divinité farouche et insensible qu'on +appelle l'Envie.</p> + +<p>Ce fut une offrande sans doute agréable à cette déesse qui n'a, dit la +mythologie, que des serpents en guise de coiffure.</p> + + + +<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h3> + +<p class="c">LES PIGEONS DE DORDRECHT</p> + + +<p>C'était déjà certes un grand honneur pour Cornélius van Baërle que +d'être enfermé justement dans cette même prison qui avait reçu le savant +M. Grotius.</p> + +<p>Mais une fois arrivé à la prison, un honneur bien plus grand +l'attendait. Il se trouva que la chambre habitée par l'illustre ami de +Barneveldt était vacante à Loewestein, quand la clémence du prince +d'Orange y envoya le tulipier van Baërle.</p> + +<p>Cette chambre avait bien mauvaise réputation dans le château depuis que, +grâce à l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en était enfui dans le +fameux coffre à livres qu'on avait oublié de visiter.</p> + +<p>D'un autre côté, cela parut de bien bon augure à van Baërle, que cette +chambre lui fût donnée pour logement; car enfin, jamais, selon ses idées +à lui, un geôlier n'eût dû faire habiter à un second pigeon la cage d'où +un premier s'était si facilement envolé.</p> + +<p>La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps à en +consigner ici les détails. Sauf une alcôve qui avait été pratiquée pour +madame Grotius, c'était une chambre de prison comme les autres, plus +élevée peut-être; aussi, par la fenêtre grillée, avait-on une charmante +vue.</p> + +<p>L'intérêt de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain +nombre de descriptions d'intérieur. Pour van Baërle, la vie était autre +chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-delà +de sa machine pneumatique deux choses dont la pensée seulement, cette +libre voyageuse, pouvait désormais lui fournir la possession factice:</p> + +<p>Une fleur et une femme, l'une et l'autre à jamais perdues pour lui.</p> + +<p>Il se trompait par bonheur, le bon van Baërle! Dieu qui l'avait, au +moment où il marchait à l'échafaud, regardé avec le sourire d'un père, +Dieu lui réservait au sein même de sa prison, dans la chambre de M. +Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en +partage.</p> + +<p>Un matin, à sa fenêtre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du +Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derrière une forêt de +cheminées, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons +accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout +frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein.</p> + +<p>—Ces pigeons, se dit van Baërle, viennent de Dordrecht et par +conséquent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot à +l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses +nouvelles à Dordrecht, où on le pleure.</p> + +<p>Puis, après un moment de rêverie:</p> + +<p>—Ce quelqu'un-là, ajouta van Baërle, ce sera moi. On est patient quand +on a vingt-huit ans et qu'on est condamné à une prison perpétuelle, +c'est-à-dire à quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours +de prison.</p> + +<p>Van Baërle, tout en pensant à ses trois caïeux—car cette pensée battait +toujours au fond de sa mémoire comme bat le cœur au fond de la +poitrine—, van Baërle, disons-nous, tout en pensant à ses trois caïeux, +se fit un piège à pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les +ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de +France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une +femelle.</p> + +<p>Il mit deux autres mois à prendre un mâle; puis il les enferma ensemble, +et vers le commencement de l'année 1673, ayant obtenu des œufs, il lâcha +la femelle, qui, confiante dans le mâle qui les couvait à sa place, s'en +alla toute joyeuse à Dordrecht avec son billet sous son aile.</p> + +<p>Elle revint le soir.</p> + +<p>Elle avait conservé le billet.</p> + +<p>Elle le garda ainsi quinze jours, au grand désappointement d'abord, puis +ensuite au grand désespoir de van Baërle.</p> + +<p>Le seizième jour enfin elle revint à vide.</p> + +<p>Or, van Baërle adressait ce billet à sa nourrice, la vieille Frisonne, +et suppliait les âmes charitables qui le trouveraient de le lui remettre +le plus sûrement et le plus promptement possible.</p> + +<p>Dans cette lettre, adressée à sa nourrice, il y avait un petit billet +adressé à Rosa.</p> + +<p>Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les +murailles des vieux châteaux et qui les fait fleurir dans un peu de +pluie, Dieu permit que la nourrice de van Baërle reçut cette lettre.</p> + +<p>Et voici comment:</p> + +<p>En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac +Boxtel avait abandonné non seulement sa maison, non seulement son +domestique, non seulement son observatoire, non seulement son télescope, +mais encore ses pigeons.</p> + +<p>Le domestique, qu'on avait laissé sans gages, commença par manger le peu +d'économies qu'il avait, puis ensuite se mit à manger les pigeons.</p> + +<p>Ce que voyant, les pigeons émigrèrent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit +de Cornélius van Baërle.</p> + +<p>La nourrice était un bon cœur qui avait besoin d'aimer quelque chose. +Elle se prit de bonne amitié pour les pigeons qui étaient venus lui +demander l'hospitalité, et quand le domestique d'Isaac réclama, pour les +manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mangé les douze ou +quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de +Hollande la pièce.</p> + +<p>C'était le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique +accepta-t-il avec une grande joie.</p> + +<p>La nourrice se trouva donc légitime propriétaire des pigeons de +l'envieux.</p> + +<p>C'étaient ces pigeons mêlés à d'autres qui dans leurs pérégrinations +visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du +blé d'une autre nature, du chènevis d'un autre goût.</p> + +<p>Le hasard, ou plutôt Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute +chose, Dieu avait fait que Cornélius van Baërle avait pris justement un +de ces pigeons-là.</p> + +<p>Il en résulta que si l'envieux n'eût pas quitté Dordrecht pour suivre +son rival à la Haye d'abord, puis ensuite à Gorcum ou à Loewestein, +comme on voudra, les deux localités n'étant séparées que par la jonction +du Wahal et de la Meuse, c'eût été entre ses mains et non entre celles +de la nourrice que fût tombé le billet écrit par van Baërle; de sorte +que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, eût perdu +son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir à raconter les événements +variés qui, pareils à un tapis aux mille couleurs, vont se dérouler sous +notre plume, nous n'eussions eu à décrire qu'une longue série de jours +pâles, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit.</p> + +<p>Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Baërle.</p> + +<p>Aussi vers les premiers jours de février, comme les premières heures du +soir descendaient du ciel laissant derrière elles les étoiles +naissantes, Cornélius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix +qui le fit tressaillir.</p> + +<p>Il porta la main à son cœur et écouta.</p> + +<p>C'était la voix douce et harmonieuse de Rosa.</p> + +<p>Avouons-le, Cornélius ne fut pas si étourdi de surprise, si extravagant +de joie qu'il l'eût été sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait, +en échange de sa lettre, rapporté l'espoir sous son aile vide, et il +s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, à avoir, si le billet +lui avait été remis, des nouvelles de son amour et de ses caïeux.</p> + +<p>Il se leva, prêtant l'oreille, inclinant le corps du côté de la porte.</p> + +<p>Oui, c'étaient bien les accents qui l'avaient ému si doucement à la +Haye.</p> + +<p>Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye à Loewestein, +Rosa qui avait réussi, Cornélius ne savait comment, à pénétrer dans la +prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement à pénétrer jusqu'au +prisonnier?</p> + +<p>Tandis que Cornélius, à ce propos, échafaudait pensée sur pensée, désirs +sur inquiétudes, le guichet placé à la porte de sa cellule s'ouvrit, et +Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait +pâli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de +Cornélius en lui disant:</p> + +<p>—Oh! monsieur! monsieur, me voici.</p> + +<p>Cornélius étendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie.</p> + +<p>—Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il.</p> + +<p>—Silence! parlons bas, mon père me suit, dit la jeune fille.</p> + +<p>—Votre père?</p> + +<p>—Oui, il est là dans la cour au bas de l'escalier, il reçoit les +instructions du gouverneur, il va monter.</p> + +<p>—Les instructions du gouverneur?...</p> + +<p>—Écoutez, je vais tâcher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder +a une maison de campagne à une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas +autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les +animaux qui sont enfermés dans cette métairie. Dès que j'ai reçu votre +lettre, que je n'ai pu lire, hélas! mais que votre nourrice m'a lue, +j'ai couru chez ma tante; là je suis restée jusqu'à ce que le prince +vînt à la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon père +troquât ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye +contre les fonctions de geôlier à la forteresse de Loewestein. Il ne se +doutait pas de mon but; s'il l'eût connu, peut-être eût-il refusé; au +contraire, il accorda.</p> + +<p>—De sorte que vous voilà?</p> + +<p>—Comme vous voyez.</p> + +<p>—De sorte que je vous verrai tous les jours?</p> + +<p>—Le plus souvent que je pourrai.</p> + +<p>—Ô Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornélius, vous m'aimez donc un peu?</p> + +<p>—Un peu... dit-elle, oh! vous n'êtes pas assez exigeant, M. Cornélius.</p> + +<p>Cornélius lui tendit passionnément les mains, mais leurs doigts seuls +purent se toucher à travers le grillage.</p> + +<p>—Voici mon père! dit la jeune fille.</p> + +<p>Et Rosa quitta vivement la porte et s'élança vers le vieux Gryphus qui +apparaissait au haut de l'escalier.</p> + + + +<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV</h3> + +<p class="c">LE GUICHET</p> + + +<p>Gryphus était suivi du molosse.</p> + +<p>Il lui faisait faire sa ronde pour qu'à l'occasion il reconnut les +prisonniers.</p> + +<p>—Mon père, dit Rosa, c'est ici la fameuse chambre d'où M. Grotius s'est +évadé; vous savez, M. Grotius?</p> + +<p>—Oui, oui, ce coquin de Grotius; un ami de ce scélérat de Barneveldt, +que j'ai vu exécuter quand j'étais enfant. Grotius! ah! ah! c'est de +cette chambre qu'il s'est évadé. Eh bien, je réponds que personne ne +s'en évadera après lui.</p> + +<p>Et, en ouvrant la porte, il commença dans l'obscurité son discours au +prisonnier.</p> + +<p>Quant au chien, il alla en grognant flairer les mollets du prisonnier, +comme pour lui demander de quel droit il n'était pas mort, lui qu'il +avait vu sortir entre le greffier et le bourreau.</p> + +<p>Mais la belle Rosa l'appela, et le molosse vint à elle.</p> + +<p>—Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tâcher de projeter un +peu de lumière autour de lui, vous voyez en moi votre nouveau geôlier. +Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sous ma surveillance. +Je ne suis pas méchant, mais je suis inflexible pour tout ce qui +concerne la discipline.</p> + +<p>—Mais je vous connais parfaitement, mon cher M. Gryphus, dit le +prisonnier en entrant dans le cercle de lumière que projetait la +lanterne.</p> + +<p>—Tiens, tiens, c'est vous, M. van Baërle, dit Gryphus; ah! c'est vous; +tiens, tiens, tiens, comme on se rencontre!</p> + +<p>—Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher M. Gryphus, que je vois +que votre bras va à merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez +la lanterne.</p> + +<p>Gryphus fronça le sourcil.</p> + +<p>—Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes. +Son Altesse vous a laissé la vie, je ne l'aurais pas fait, moi.</p> + +<p>—Bah! demanda Cornélius; et pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce que vous êtes homme à conspirer de nouveau; vous autres savants, +vous avez commerce avec le diable.</p> + +<p>—Ah çà! maître Gryphus, êtes-vous mécontent de la façon dont je vous ai +remis le bras, ou du prix que je vous ai demandé? fit en riant +Cornélius.</p> + +<p>—Au contraire, morbleu! au contraire! maugréa le geôlier, vous me +l'avez trop bien remis, le bras; il y a quelque sorcellerie là-dessous: +au bout de six semaines je m'en servais comme s'il ne lui fût rien +arrivé. À telles enseignes que le médecin du Buitenhof qui sait son +affaire, voulait me le casser de nouveau, pour me le remettre dans les +règles, promettant que, cette fois, je serais trois mois sans pouvoir +m'en servir.</p> + +<p>—Et vous n'avez pas voulu?</p> + +<p>—J'ai dit: Non. Tant que je pourrai faire le signe de la croix avec ce +bras-là (Gryphus était catholique), tant que je pourrai faire le signe +de la croix avec ce bras-là, je me moque du diable.</p> + +<p>—Mais si vous vous moquez du diable, maître Gryphus, à plus forte +raison devez-vous vous moquer des savants.</p> + +<p>—Oh! les savants, les savants! s'écria Gryphus sans répondre à +l'interpellation; les savants! j'aimerais mieux avoir dix militaires à +garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils +s'enivrent; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de +l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer, +s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, ça ne dépense rien, ça garde sa +tête fraîche pour conspirer. Mais je commence par vous dire que ça ne +vous sera pas facile à vous de conspirer. D'abord pas de livres, pas de +papiers, pas de grimoire. C'est avec les livres que M. Grotius s'est +sauvé.</p> + +<p>—Je vous assure, maître Gryphus, reprit van Baërle, que peut-être j'ai +eu un instant l'idée de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai +plus.</p> + +<p>—C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai +autant. C'est égal, c'est égal, Son Altesse a fait une lourde faute.</p> + +<p>—En ne me faisant pas couper la tête?... Merci, merci, maître Gryphus.</p> + +<p>—Sans doute. Voyez si MM. de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles +maintenant.</p> + +<p>—C'est affreux ce que vous dites-là, M. Gryphus, dit van Baërle en se +détournant pour cacher son dégoût. Vous oubliez que l'un était mon ami, +et l'autre... l'autre mon second père.</p> + +<p>—Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre sont des conspirateurs. +Et puis c'est par philanthropie que je parle.</p> + +<p>—Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher M. Gryphus, je ne +comprends pas bien.</p> + +<p>—Oui. Si vous étiez resté sur le billot de maître Harbruck...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas +que je vais vous rendre la vie très dure.</p> + +<p>—Merci de la promesse, maître Gryphus.</p> + +<p>Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux geôlier, Rosa +derrière la porte lui répondait par un sourire plein d'angélique +consolation. Gryphus alla vers la fenêtre. Il faisait encore assez jour +pour qu'on vît sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans +une brume grisâtre.</p> + +<p>—Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le geôlier.</p> + +<p>—Mais, fort belle, dit Cornélius en regardant Rosa.</p> + +<p>—Oui, oui, trop de vue, trop de vue.</p> + +<p>En ce moment les deux pigeons, effarouchés par la vue et surtout par la +voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effarés +dans le brouillard.</p> + +<p>—Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le geôlier.</p> + +<p>—Mes pigeons, répondit Cornélius.</p> + +<p>—Mes pigeons! s'écria le geôlier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier +a quelque chose à lui?</p> + +<p>—Alors, dit Cornélius, les pigeons que le Bon Dieu m'a prêtés?</p> + +<p>—Voilà déjà une contravention, répliqua Gryphus, des pigeons! Ah! jeune +homme, jeune homme, je vous préviens d'une chose, c'est que, pas plus +tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite.</p> + +<p>—Il faudrait d'abord que vous les tinssiez, maître Gryphus, dit van +Baërle. Vous ne voulez pas que ce soient mes pigeons; ils sont encore +bien moins les vôtres, je vous jure, qu'ils ne sont les miens.</p> + +<p>—Ce qui est différé n'est pas perdu, maugréa le geôlier, et pas plus +tard que demain, je leur tordrai le cou.</p> + +<p>Et, tout en faisant cette méchante promesse à Cornélius, Gryphus se +pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le +temps à van Baërle de courir à la porte et de serrer la main de Rosa, +qui lui dit:</p> + +<p>—À neuf heures ce soir.</p> + +<p>Gryphus, tout occupé du désir de prendre dès le lendemain les pigeons +comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et +comme il avait fermé la fenêtre, il prit sa fille par le bras, sortit, +donna un double tour à la serrure, poussa les verrous, et s'en alla +faire les mêmes promesses à un autre prisonnier. À peine eut-il disparu, +que Cornélius s'approcha de la porte pour écourter le bruit décroissant +des pas; puis, lorsqu'il se fut éteint, il courut à la fenêtre et +démolit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les +chasser à tout jamais de sa présence que d'exposer à la mort les gentils +messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa.</p> + +<p>Cette visite du geôlier, ses menaces brutales, la sombre perspective de +sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put +distraire Cornélius des douces pensées et surtout du doux espoir que la +présence de Rosa venait de ressusciter dans son cœur.</p> + +<p>Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de +Loewestein.</p> + +<p>Rosa avait dit: «À neuf heures, attendez-moi.»</p> + +<p>La dernière note de bronze vibrait encore dans l'air quand Cornélius +entendit dans l'escalier le pas léger et la robe onduleuse de la belle +Frisonne, et bientôt le grillage de la porte sur laquelle Cornélius +fixait ardemment les yeux s'éclaira.</p> + +<p>Le guichet venait de s'ouvrir en dehors.</p> + +<p>—Me voici, dit Rosa encore tout essoufflée d'avoir gravi l'escalier, me +voici!</p> + +<p>—Oh! bonne Rosa!</p> + +<p>—Vous êtes content de me voir?</p> + +<p>—Vous me le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? Dites!</p> + +<p>—Écoutez, mon père s'endort chaque soir presque aussitôt qu'il a soupé; +alors je le couche un peu étourdi par le genièvre; n'en dites rien à +personne car, grâce à ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer +une heure avec vous.</p> + +<p>—Oh! je vous remercie, Rosa, chère Rosa.</p> + +<p>Et Cornélius avança, en disant ces mots, son visage si près du guichet +que Rosa retira le sien.</p> + +<p>—Je vous ai rapporté vos caïeux de tulipe, dit-elle.</p> + +<p>Le cœur de Cornélius bondit. Il n'avait point osé demander encore à Rosa +ce qu'elle avait fait du précieux trésor qu'il lui avait confié.</p> + +<p>—Ah! vous les avez donc conservés?</p> + +<p>—Ne me les aviez-vous pas donnés comme une chose qui vous était chère?</p> + +<p>—Oui, mais seulement parce que je vous les avais donnés, il me semble +qu'ils étaient à vous.</p> + +<p>—Ils étaient à moi après votre mort et vous êtes vivant, par bonheur. +Ah! comme j'ai béni Son Altesse. Si Dieu accorde au prince Guillaume +toutes les félicités que je lui ai souhaitées, certes le roi Guillaume +sera non seulement l'homme le plus heureux de son royaume mais de toute +la terre. Vous étiez vivant, dis-je, et tout en gardant la Bible de +votre parrain Corneille, j'étais résolue de vous rapporter vos caïeux; +seulement je ne savais comment faire. Or, je venais de prendre la +résolution d'aller demander au stathouder la place de geôlier de +Loewestein pour mon père, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre. +Ah! nous pleurâmes bien ensemble, je vous en réponds. Mais votre lettre +ne fit que m'affermir dans ma résolution. C'est alors que je partis pour +Leyde; vous savez le reste.</p> + +<p>—Comment, chère Rosa, reprit Cornélius, vous pensiez, avant ma lettre +reçue, à venir me rejoindre?</p> + +<p>—Si j'y pensais! répondit Rosa laissant prendre à son amour le pas sur +sa pudeur, mais je ne pensais qu'à cela!</p> + +<p>Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois, +Cornélius précipita son front et ses lèvres sur le grillage, et cela +sans doute pour remercier la belle jeune fille.</p> + +<p>Rosa se recula comme la première fois.</p> + +<p>—En vérité, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le cœur de +toute jeune fille, en vérité, j'ai bien souvent regretté de ne pas +savoir lire; mais jamais autant et de la même façon que lorsque votre +nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui +parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'étais, était muette +pour moi.</p> + +<p>—Vous avez souvent regretté de ne pas savoir lire? dit Cornélius; et à +quelle occasion?</p> + +<p>—Dame, fit la jeune fille en riant, pour lire toute les lettres que +l'on m'écrivait.</p> + +<p>—Vous receviez des lettres, Rosa?</p> + +<p>—Par centaines.</p> + +<p>—Mais qui vous les écrivait donc?...</p> + +<p>—Qui m'écrivait? Mais d'abord tous les étudiants qui passaient par le +Buitenhof, tous les officiers qui allaient à la place d'armes, tous les +commis et même les marchands qui me voyaient à ma petite fenêtre.</p> + +<p>—Et tous ces billets, chère Rosa, qu'en faisiez-vous?</p> + +<p>—Autrefois, répondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et +cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps, à quoi bon perdre +son temps à écouter toutes ces sottises? depuis un certain temps je les +brûle.</p> + +<p>—Depuis un certain temps! s'écria Cornélius avec un regard troublé tout +à la fois par l'amour et la joie.</p> + +<p>Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas +s'approcher les lèvres de Cornélius qui ne rencontrèrent hélas! que le +grillage, mais qui, malgré cet obstacle, envoyèrent jusqu'aux lèvres de +la jeune fille le souffle ardent du plus tendre des baisers.</p> + +<p>À cette flamme qui brûla ses lèvres, Rosa devint aussi pâle, plus pâle +peut-être qu'elle ne l'avait été au Buitenhof, le jour de l'exécution. +Elle poussa un gémissement plaintif, ferma ses beaux yeux et s'enfuit le +cœur palpitant, essayant en vain de comprimer avec sa main les +palpitations de son cœur.</p> + +<p>Cornélius, demeuré seul, en fut réduit à aspirer le doux parfum des +cheveux de Rosa, resté comme un captif entre le treillage.</p> + +<p>Rosa s'était enfuie si précipitamment qu'elle avait oublié de rendre à +Cornélius les trois caïeux de la tulipe noire.</p> + + + +<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h3> + +<p class="c">MAÎTRE ET ÉCOLIÈRE</p> + + +<p>Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, était loin de partager la bonne +volonté de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt.</p> + +<p>Il n'avait que cinq prisonniers à Loewestein; la tâche de gardien +n'était donc pas difficile à remplir, et la geôle était une sorte de +sinécure donnée à son âge.</p> + +<p>Mais, dans son zèle, le digne geôlier avait grandi de toute la puissance +de son imagination la tâche qui lui était imposée. Pour lui, Cornélius +avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il +était en conséquence devenu le plus dangereux de ses prisonniers. Il +surveillait chacune de ses démarches, ne l'abordait qu'avec un visage +courroucé, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son +effroyable rébellion contre le clément stathouder.</p> + +<p>Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Baërle, croyant le +surprendre en faute, mais Cornélius avait renoncé aux correspondances +depuis qu'il avait sa correspondante sous la main. Il était même +probable que Cornélius, eût-il obtenu sa liberté entière et permission +complète de se retirer partout où il eût voulu, le domicile de la prison +avec Rosa et ses caïeux lui eût paru préférable à tout autre domicile +sans ses caïeux et sans Rosa.</p> + +<p>C'est qu'en effet chaque soir à neuf heures, Rosa avait promis de venir +causer avec le cher prisonnier, et dès le premier soir, Rosa, nous +l'avons vu, avait tenu parole.</p> + +<p>Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le même mystère et les +mêmes précautions. Seulement elle s'était promis à elle-même de ne pas +trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier +coup dans une conversation qui pût occuper sérieusement van Baërle, elle +commença par lui tendre à travers le grillage ses trois caïeux toujours +enveloppés dans le même papier.</p> + +<p>Mais, au grand étonnement de Rosa, van Baërle repoussa sa blanche main +du bout de ses doigts.</p> + +<p>Le jeune homme avait réfléchi.</p> + +<p>—Écoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute +notre fortune dans le même sac. Songez qu'il s'agit, ma chère Rosa, +d'accomplir une entreprise que l'on regarde jusqu'aujourd'hui comme +impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons +donc toutes nos précautions, afin, si nous échouons, de n'avoir rien à +nous reprocher. Voici comment j'ai calculé que nous parviendrions à +notre but.</p> + +<p>Rosa prêta toute son attention à ce qu'allait lui dire le prisonnier, et +cela plus pour l'importance qu'y attachait le malheureux tulipier que +pour l'importance qu'elle y attachait elle-même.</p> + +<p>—Voilà, continua Cornélius, comment j'ai calculé notre commune +coopération à cette grande affaire.</p> + +<p>—J'écoute, dit Rosa.</p> + +<p>—Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, à défaut de +jardin une cour quelconque, à défaut de cour une terrasse.</p> + +<p>—Nous avons un très beau jardin, dit Rosa; il s'étend le long du Wahal +et est plein de beaux vieux arbres.</p> + +<p>—Pouvez-vous, chère Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin +afin que j'en juge.</p> + +<p>—Dès demain.</p> + +<p>—Vous en prendrez à l'ombre et au soleil afin que je juge de ses deux +qualités sous les deux conditions de sécheresse et d'humidité.</p> + +<p>—Soyez tranquille.</p> + +<p>—La terre choisie par moi et modifiée s'il est besoin, nous ferons +trois parts de nos trois caïeux, vous en prendrez un que vous planterez +le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira +certainement si vous le soignez selon mes indications.</p> + +<p>—Je ne m'en éloignerai pas une seconde.</p> + +<p>—Vous m'en donnerez un autre que j'essaierai d'élever ici dans ma +chambre, ce qui m'aidera à passer ces longues journées pendant +lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour +celui-là, et d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifié à mon +égoïsme. Cependant, le soleil me visite quelquefois. Je tirerai +artificieusement parti de tout, même de la chaleur et de la cendre de ma +pipe. Enfin, nous tiendrons, ou plutôt vous tiendrez en réserve le +troisième caïeu, notre dernière ressource pour le cas où nos deux +premières expériences auraient manqué. De cette manière, ma chère Rosa, +il est impossible que nous n'arrivions pas à gagner les cent mille +florins de notre dot et à nous procurer le suprême bonheur de voir +réussir notre œuvre.</p> + +<p>—J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous +choisirez la mienne et la vôtre. Quant à la vôtre, il me faudra +plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu à la fois.</p> + +<p>—Oh! nous ne sommes pas pressés, chère Rosa; nos tulipes ne doivent pas +être enterrées avant un grand mois. Ainsi, vous voyez que nous avons +tout le temps; seulement pour planter votre caïeu, vous suivrez toutes +mes instructions, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—Et une fois planté, vous me ferez part de toutes les circonstances qui +pourront intéresser notre élève, tels que changements atmosphériques, +traces dans les allées, traces sur les plates-bandes. Vous écouterez la +nuit si notre jardin n'est pas fréquenté par des chats. Deux de ces +malheureux animaux m'ont à Dordrecht ravagé deux plates-bandes.</p> + +<p>—J'écouterai.</p> + +<p>—Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, chère enfant?</p> + +<p>—La fenêtre de ma chambre à coucher y donne.</p> + +<p>—Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent +point des rats. Les rats sont des rongeurs fort à craindre, et j'ai vu +de malheureux tulipiers reprocher bien amèrement à Noé d'avoir mis une +paire de rats dans l'arche.</p> + +<p>—Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats...</p> + +<p>—Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baërle, devenu +soupçonneux depuis qu'il était en prison; ensuite, il y a un animal bien +plus à craindre encore que le chat et le rat!</p> + +<p>—Et quel est cet animal?</p> + +<p>—C'est l'homme! vous comprenez, chère Rosa, on vole un florin, et l'on +risque le bagne pour une pareille misère; et à plus forte raison peut-on +voler un caïeu de tulipe qui vaut cent mille florins.</p> + +<p>—Personne que moi n'entrera dans le jardin.</p> + +<p>—Vous me le promettez?</p> + +<p>—Je vous le jure!</p> + +<p>—Bien, Rosa! merci, chère Rosa! Oh! toute joie va donc me venir de +vous!</p> + +<p>Et, comme les lèvres de van Baërle se rapprochaient du grillage avec la +même ardeur que la veille, et que d'ailleurs, l'heure de la retraite +était arrivée, Rosa éloigna la tête et allongea la main.</p> + +<p>Dans cette jolie main, dont la coquette jeune fille avait un soin tout +particulier, était le caïeu.</p> + +<p>Cornélius baisa passionnément le bout des doigts de cette main. Était-ce +parce que cette main tenait un des caïeux de la grande tulipe noire? +Était-ce parce que cette main était la main de Rosa?</p> + +<p>C'est ce que nous laissons deviner à de plus savants que nous. Rosa se +retira donc avec les deux autres caïeux, les serrant contre sa poitrine.</p> + +<p>Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'étaient les caïeux de la +grande tulipe noire, ou parce que les caïeux lui venaient de Cornélius +van Baërle?</p> + +<p>Ce point, nous le croyons, serait plus facile à préciser que l'autre.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment, la vie devint douce et +remplie pour le prisonnier.</p> + +<p>Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des caïeux.</p> + +<p>Chaque soir, elle lui apportait poignée à poignée la terre de la portion +du jardin qu'il avait trouvée la meilleure et qui en effet était +excellente.</p> + +<p>Une large cruche que Cornélius avait cassée habilement lui donna un fond +propice, il l'emplit à moitié et mélangea la terre apportée par Rosa +d'un peu de boue de rivière qu'il fit sécher et qui lui fournit un +excellent terreau.</p> + +<p>Puis, vers le commencement d'avril, il y déposa le premier caïeu.</p> + +<p>Dire ce que Cornélius déploya de soins, d'habileté et de ruse pour +dérober à la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y +parviendrons pas. Une demi-heure, c'est un siècle de sensations et de +pensées pour un prisonnier philosophe.</p> + +<p>Il ne se passait point de jour que Rosa ne vînt causer avec Cornélius.</p> + +<p>Les tulipes, dont Rosa faisait un cours complet, fournissaient le fond +de la conversation; mais si intéressant que soit ce sujet, on ne peut +pas toujours parler tulipes.</p> + +<p>Alors on parlait d'autre chose, et à son grand étonnement le tulipier +s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la +conversation.</p> + +<p>Seulement Rosa avait pris une habitude, elle tenait son beau visage +invariablement à six pouces du guichet, car la belle Frisonne était sans +doute défiante d'elle-même, depuis qu'elle avait senti à travers le +grillage combien le souffle d'un prisonnier peut brûler le cœur d'une +jeune fille.</p> + +<p>Il y a une chose surtout qui inquiétait à cette heure le tulipier +presque autant que ses caïeux et sur laquelle il revenait sans cesse: +c'était la dépendance où était Rosa de son père.</p> + +<p>Ainsi la vie de van Baërle, le docteur savant, le peintre pittoresque, +l'homme supérieur, de van Baërle qui le premier avait, selon toute +probabilité, découvert ce chef-d'œuvre de la création que l'on +appellerait, comme la chose était arrêtée d'avance, <i>Rosa Barlænsis</i>, +la vie, bien mieux que la vie, le bonheur de cet homme dépendait du plus +simple caprice d'un autre homme, et cet homme c'était un être d'un +esprit inférieur, d'une caste infime; c'était un geôlier, quelque chose +de moins intelligent que la serrure qu'il fermait, de plus dur que le +verrou qu'il tirait. C'était quelque chose du Caliban de <i>la Tempête</i>, +un passage entre l'homme et la brute.</p> + +<p>Eh bien, le bonheur de Cornélius dépendait de cet homme; cet homme +pouvait un beau matin s'ennuyer à Loewestein, trouver que l'air y était +mauvais, que le genièvre n'y était pas bon, et quitter la forteresse, et +emmener sa fille, et encore une fois Cornélius et Rosa étaient séparés. +Dieu, qui se lasse de faire trop pour ses créatures, finirait peut-être +alors par ne plus les réunir.</p> + +<p>—Et alors à quoi bon les pigeons voyageurs, disait Cornélius à la jeune +fille, puisque, chère Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous +écrirai, ni m'écrire ce que vous aurez pensé?</p> + +<p>—Eh bien! répondait Rosa, qui au fond du cœur craignait la séparation +autant que Cornélius, nous avons une heure tous les soirs, employons-la +bien.</p> + +<p>—Mais il me semble, reprit Cornélius, que nous ne l'employons pas mal.</p> + +<p>—Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi à lire et +à écrire; je profiterai de vos leçons, croyez-moi, et de cette façon +nous ne serons plus jamais séparés que par notre volonté à nous-mêmes.</p> + +<p>—Oh! alors, s'écria Cornélius, nous avons l'éternité devant nous.</p> + +<p>Rosa sourit et haussa doucement les épaules.</p> + +<p>—Est-ce que vous resterez toujours en prison? répondit-elle. Est-ce +qu'après vous avoir donné la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la +liberté? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce +que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous +daignerez-vous regarder, quand vous passerez à cheval ou en carrosse, la +petite Rosa, une fille de geôlier, presque une fille de bourreau?</p> + +<p>Cornélius voulut protester, et certes il l'eût fait de tout son cœur et +dans la sincérité d'une âme remplie d'amour. La jeune fille +l'interrompit.</p> + +<p>—Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant.</p> + +<p>Parler à Cornélius de sa tulipe, c'était un moyen pour Rosa de tout +faire oublier à Cornélius, même Rosa.</p> + +<p>—Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de +fermentation a commencé, les veines du caïeu s'échauffent et +grossissent; d'ici à huit jours, avant peut-être, on pourra distinguer +les premières protubérances de la germinaison... Et la vôtre, Rosa?</p> + +<p>—Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'après vos indications.</p> + +<p>—Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Cornélius, les yeux presque aussi +ardents, l'haleine presque aussi haletante que le soir où ces yeux +avaient brûlé le visage, et cette haleine le cœur de Rosa.</p> + +<p>—J'ai, dit en souriant la jeune fille (car au fond du cœur elle ne +pouvait s'empêcher d'étudier ce double amour du prisonnier pour elle et +pour la tulipe noire), j'ai fait les choses en grand: je me suis préparé +dans un carré nu, loin des arbres et des murs, dans une terre légèrement +sablonneuse, plutôt humide que sèche, sans un grain de pierre, sans un +caillou, je me suis disposé une plate-bande comme vous me l'avez +décrite.</p> + +<p>—Bien, bien, Rosa.</p> + +<p>—Le terrain préparé de la sorte n'attend plus que votre avertissement. +Au premier beau jour, vous me direz de planter mon caïeu, et je le +planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les +chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres.</p> + +<p>—C'est vrai, c'est vrai! s'écria Cornélius en frappant avec joie ses +mains, et vous êtes une bonne écolière, Rosa, et vous gagnerez +certainement vos cent mille florins.</p> + +<p>—N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre écolière, puisque vous +m'appelez ainsi, a encore autre chose à apprendre que la culture des +tulipes.</p> + +<p>—Oui, oui, et je suis aussi intéressé que vous, belle Rosa, à ce que +vous sachiez lire.</p> + +<p>—Quand commencerons-nous?</p> + +<p>—Tout de suite.</p> + +<p>—Non, demain.</p> + +<p>—Pourquoi demain?</p> + +<p>—Parce qu'aujourd'hui notre heure est écoulée, et qu'il faut que je +vous quitte.</p> + +<p>—Déjà! mais dans quoi lirons-nous?</p> + +<p>—Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'espère, nous portera +bonheur.</p> + +<p>—À demain donc?</p> + +<p>—À demain.</p> + +<p>Le lendemain, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt.</p> + + + +<h3><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h3> + +<p class="c">PREMIER CAÏEU</p> + + +<p>Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de +Witt.</p> + +<p>Alors commença entre le maître et l'écolière une de ces scènes +charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les +rencontrer sous la plume.</p> + +<p>Le guichet, seule ouverture qui servît de communication aux deux amants, +était trop élevé pour que des gens qui s'étaient jusque-là contentés de +lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient à se dire +pussent lire commodément sur le livre que Rosa avait apporté.</p> + +<p>En conséquence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tête +penchée, le livre à la hauteur de la lumière qu'elle tenait de la main +droite, et que, pour la reposer un peu, Cornélius imagina de fixer par +un mouchoir au treillis de fer. Dès lors Rosa put suivre avec ses doigts +sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait épeler +Cornélius, lequel, muni d'un fétu de paille en guise d'indicateur, +désignait ces lettres par le trou du grillage à son écolière attentive.</p> + +<p>Le feu de cette lampe éclairait les riches couleurs de Rosa, son œil +bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui, +ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts +levés en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton pâle et rose +qui resplendit aux lumières et qui indique la vie mystérieuse que l'on +voit circuler sous la chair.</p> + +<p>L'intelligence de Rosa se développait rapidement sous le contact +vivifiant de l'esprit de Cornélius, et, quand la difficulté paraissait +trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui +s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, détachaient des étincelles +électriques capables d'éclairer les ténèbres mêmes de l'idiotisme.</p> + +<p>Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leçons +de lecture, et en même temps dans son âme les leçons non avouées de +l'amour.</p> + +<p>Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume.</p> + +<p>C'était un trop grave événement qu'une demi-heure de retard pour que +Cornélius ne s'informât pas avant toute chose de ce qui l'avait causé.</p> + +<p>—Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute. +Mon père a renoué connaissance à Loewestein avec un bonhomme qui était +venu fréquemment le solliciter à la Haye pour voir la prison. C'était un +bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires, +en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un écot.</p> + +<p>—Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornélius étonné.</p> + +<p>—Non, répondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que +mon père s'est affolé de ce nouveau venu si assidu à le visiter.</p> + +<p>—Oh! fit Cornélius en secouant la tête avec inquiétude, car tout nouvel +événement présageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre +de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble +prisonniers et gardiens.</p> + +<p>—Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme épie +quelqu'un, ce n'est pas mon père.</p> + +<p>—Qui est-ce alors?</p> + +<p>—Moi, par exemple.</p> + +<p>—Vous?</p> + +<p>—Pourquoi pas? dit en riant Rosa.</p> + +<p>—Ah! c'est vrai, fit Cornélius en soupirant, vous n'aurez pas toujours +en vain des prétendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari.</p> + +<p>—Je ne dis pas non.</p> + +<p>—Et sur quoi fondez-vous cette joie?</p> + +<p>—Dites cette crainte, M. Cornélius.</p> + +<p>—Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte...</p> + +<p>—Je la fonde sur ceci...</p> + +<p>—J'écoute, dites.</p> + +<p>—Cet homme était déjà venu plusieurs fois au Buitenhof, à la Haye; +tenez, juste au moment où vous y fûtes enfermé. Moi sortie, il en sortit +à son tour; moi venue ici, il y vint. À la Haye il prenait pour prétexte +qu'il voulait vous voir.</p> + +<p>—Me voir, moi?</p> + +<p>—Oh! prétexte, assurément, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire +valoir la même raison, puisque vous êtes redevenu le prisonnier de mon +père, ou plutôt que mon père est redevenu votre geôlier, il ne se +recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire à +mon père qu'il ne vous connaissait pas.</p> + +<p>—Continuez, Rosa, je vous prie, que je tâche de deviner quel est cet +homme et ce qu'il veut.</p> + +<p>—Vous êtes sûr, M. Cornélius, que nul de vos amis ne se peut intéresser +à vous?</p> + +<p>—Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la +connaissez et elle vous connaît. Hélas! cette pauvre Zug, elle viendrait +elle-même et ne ruserait pas, et dirait en pleurant à votre père ou à +vous: «Cher monsieur ou chère demoiselle, mon enfant est ici, voyez +comme je suis désespérée, laissez-moi le voir une heure seulement et je +prierai Dieu toute ma vie pour vous.» Oh! non, continua Cornélius, oh! +non, à part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis.</p> + +<p>—J'en reviens donc à ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au +coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande où je dois planter +votre caïeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se +glissait derrière les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de +regarder, c'était notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et, +certes, c'était bien moi qu'il avait suivie, c'était bien moi qu'il +épiait. Je ne donnai pas un coup de râteau, je ne touchai pas un atome +de terre qu'il ne s'en rendît compte.</p> + +<p>—Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornélius. Est-il jeune, est-il +beau?</p> + +<p>Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa réponse.</p> + +<p>—Jeune, beau! s'écria Rosa éclatant de rire. Il est hideux de visage, +il a le corps voûté, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder +en face ni parler haut.</p> + +<p>—Et il s'appelle?</p> + +<p>—Jacob Gisels.</p> + +<p>—Je ne le connais pas.</p> + +<p>—Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient.</p> + +<p>—En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous +voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous?</p> + +<p>—Oh! non certes!</p> + +<p>—Vous voulez que je me tranquillise, alors?</p> + +<p>—Je vous y engage.</p> + +<p>—Eh bien! maintenant que vous commencez à savoir lire, Rosa, vous lirez +tout ce que je vous écrirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la +jalousie et sur ceux de l'absence?</p> + +<p>—Je lirai si vous écrivez bien gros.</p> + +<p>Puis, comme la tournure que prenait la conversation commençait à +inquiéter Rosa:</p> + +<p>—À propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, à vous?</p> + +<p>—Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, après +avoir écarté doucement la couche de terre qui couvre le caïeu, j'ai vu +poindre l'aiguillon de la première pousse; ah! Rosa, mon cœur s'est +fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanchâtre, qu'une aile de +mouche écorcherait en l'effleurant, ce soupçon d'existence qui se révèle +par un insaisissable témoignage, m'a plus ému que la lecture de cet +ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arrêtant la hache du +bourreau, sur l'échafaud du Buitenhof.</p> + +<p>—Vous espérez, alors? dit Rosa en souriant.</p> + +<p>—Oh! oui, j'espère!</p> + +<p>—Et moi, à mon tour, quand planterai-je mon caïeu?</p> + +<p>—Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez +point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret à +qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien +qu'à l'inspection de ce caïeu, de reconnaître sa valeur; et surtout, +surtout, ma bien chère Rosa, serrez précieusement le troisième oignon +qui vous reste.</p> + +<p>—Il est encore dans le même papier où vous l'avez mis et tel que vous +me l'avez donné, M. Cornélius, enfoui tout au fond de mon armoire et +sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu, +pauvre prisonnier.</p> + +<p>—Comment, déjà?</p> + +<p>—Il le faut.</p> + +<p>—Venir si tard et partir si tôt!</p> + +<p>—Mon père pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir; +l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival.</p> + +<p>Et elle écouta inquiète.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc? demanda van Baërle.</p> + +<p>—Il m'a semblé entendre.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier.</p> + +<p>—En effet, dit le prisonnier, ce ne peut être Gryphus, on l'entend de +loin, lui.</p> + +<p>—Non, ce n'est pas mon père, j'en suis sûre, mais...</p> + +<p>—Mais...</p> + +<p>—Mais ce pourrait être M. Jacob.</p> + +<p>Rosa s'élança dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui +se fermait rapidement avant que la jeune fille eût descendu les dix +premières marches. Cornélius demeura fort inquiet, mais ce n'était pour +lui qu'un prélude. Quand la fatalité commence d'accomplir une œuvre +mauvaise, il est rare qu'elle ne prévienne pas charitablement sa victime +comme un spadassin fait à son adversaire pour lui donner le loisir de se +mettre en garde. Presque toujours, ces avis émanent de l'instinct de +l'homme ou de la complicité des objets inanimés, souvent moins inanimés +qu'on ne le croit généralement; presque toujours, disons-nous, ces avis +sont négligés. Le coup a sifflé en l'air, et il retombe sur une tête que +ce sifflement eût dû avertir, et qui, avertie, a dû se prémunir. Le +lendemain se passa sans que rien de marquant eût lieu. Gryphus fit ses +trois visites. Il ne découvrit rien. Quand il entendait venir son +geôlier (et dans l'espérance de surprendre les secrets de son +prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mêmes heures), quand il +entendait venir son geôlier, van Baërle, à l'aide d'une mécanique qu'il +avait inventée, et qui ressemblait à celles à l'aide desquelles on monte +et descend les sacs de blé dans les fermes, van Baërle avait imaginé de +descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et +ensuite de pierres, qui régnait au-dessous de sa fenêtre. Quant aux +ficelles à l'aide desquelles le mouvement s'opérait, notre mécanicien +avait trouvé un moyen de les cacher avec les mousses qui végètent sur +les tuiles et dans le creux des pierres.</p> + +<p>Gryphus n'y devinait rien.</p> + +<p>Ce manège réussit durant huit jours.</p> + +<p>Mais un matin que Cornélius, absorbé dans la contemplation de son caïeu, +d'où s'élançait déjà un point de végétation, n'avait pas entendu monter +le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-là, et tout craquait +dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout à coup, et Cornélius fut +surpris sa cruche entre ses genoux.</p> + +<p>Gryphus, voyant un objet inconnu, et par conséquent défendu, aux mains +de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidité +que ne fait le faucon sur sa proie.</p> + +<p>Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois +aux êtres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout +d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau +dépositaire du précieux oignon, cette main brisée au-dessus du poignet +et que Cornélius van Baërle lui avait si bien remise.</p> + +<p>—Qu'avez-vous là? s'écria-t-il. Ah! je vous y prends!</p> + +<p>Et il enfonça sa main dans la terre.</p> + +<p>—Moi? Rien, rien! s'écria Cornélius tout tremblant.</p> + +<p>—Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret +coupable caché là-dessous!</p> + +<p>—Cher M. Gryphus! supplia van Baërle, inquiet comme la perdrix à qui le +moissonneur vient de prendre sa couvée.</p> + +<p>En effet, Gryphus commençait à creuser la terre avec ses doigts crochus.</p> + +<p>—Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornélius pâlissant.</p> + +<p>—À quoi? mordieu! à quoi? hurla le geôlier.</p> + +<p>—Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir!</p> + +<p>Et d'un mouvement rapide, presque désespéré, il arracha des mains du +geôlier la cruche, qu'il cacha comme un trésor sous le rempart de ses +deux bras. Mais Gryphus, entêté comme un vieillard, et de plus en plus +convaincu qu'il venait de découvrir une conspiration contre le prince +d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bâton levé, et voyant +l'impassible résolution du captif à protéger son pot de fleurs, il +sentit que Cornélius tremblait bien moins pour sa tête que pour sa +cruche. Il chercha donc à la lui arracher de vive force.</p> + +<p>—Ah! disait le geôlier furieux, vous voyez bien que vous vous révoltez.</p> + +<p>—Laissez-moi ma tulipe! criait van Baërle.</p> + +<p>—Oui, oui, tulipe, répliquait le vieillard. On connaît les ruses de +messieurs les prisonniers.</p> + +<p>—Mais je vous jure...</p> + +<p>—Lâchez, répétait Gryphus en frappant du pied; lâchez, ou j'appelle la +garde.</p> + +<p>—Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec +ma vie.</p> + +<p>Gryphus, exaspéré, enfonça ses doigts pour la seconde fois dans la +terre, et cette fois en tira le caïeu tout noir, et tandis que van +Baërle était heureux d'avoir sauvé le contenant, ne s'imaginant pas que +son adversaire possédât le contenu, Gryphus lança violemment le caïeu +amolli qui s'écrasa sous la dalle et disparut presque aussitôt broyé, +mis en bouillie, sous le large soulier du geôlier.</p> + +<p>Van Baërle vit le meurtre, entrevit les débris humides, comprit cette +joie féroce de Gryphus et poussa un cri de désespoir qui attendrit ce +geôlier assassin, qui, quelques années plus tôt, avait tué l'araignée de +Pellisson.</p> + +<p>L'idée d'assommer ce méchant homme passa comme un éclair dans le cerveau +du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montèrent au front, +l'aveuglèrent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute +l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait +retomber sur le crâne chauve du vieux Gryphus.</p> + +<p>Un cri l'arrêta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que +poussa derrière le grillage du guichet la pauvre Rosa, pâle, tremblante, +les bras levés au ciel, et placée entre son père et son ami.</p> + +<p>Cornélius abandonna la cruche qui se brisa en mille pièces avec un +fracas épouvantable.</p> + +<p>Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta +à de terribles menaces.</p> + +<p>—Oh! il faut, dit Cornélius, que vous soyez un homme bien lâche et bien +méchant, pour arracher à un pauvre prisonnier sa seule consolation, un +oignon de tulipe!</p> + +<p>—Fi! mon père, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre.</p> + +<p>—Ah! c'est vous, péronnelle! s'écria en se retournant vers sa fille le +vieillard bouillant de colère, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et +surtout descendez au plus vite.</p> + +<p>—Malheureux! malheureux! continuait Cornélius au désespoir.</p> + +<p>—Après tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On +vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents +dans mon grenier.</p> + +<p>—Au diable vos tulipes! s'écria Cornélius. Elles vous valent et vous +les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les +donnerais pour celle que vous avez écrasée là.</p> + +<p>—Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas à la +tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux +oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-être avec +les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grâce. Je le disais bien, +qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.</p> + +<p>—Mon père! mon père! s'écria Rosa.</p> + +<p>—Eh bien! tant mieux! tant mieux! répétait Gryphus en s'animant, je +l'ai détruit, je l'ai détruit. Il en sera de même chaque fois que vous +recommencerez! Ah! je vous avais prévenu, mon bel ami, que je vous +rendrais la vie dure.</p> + +<p>—Maudit! maudit! hurla Cornélius tout à son désespoir en retournant +avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son caïeu, cadavre +de tant de joies et de tant d'espérances.</p> + +<p>—Nous planterons l'autre demain, cher M. Cornélius, dit à voix basse +Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, cœur +saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure +saignante de Cornélius.</p> + + + +<h3><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h3> + +<p class="c">L'AMOUREUX DE ROSA</p> + + +<p>Rosa avait à peine jeté ces paroles de consolation à Cornélius que l'on +entendait dans l'escalier une voix qui demandait à Gryphus des nouvelles +de ce qui se passait.</p> + +<p>—Mon père, dit Rosa, entendez-vous?</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.</p> + +<p>—On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'eût-on pas dit qu'il +m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants!</p> + +<p>Puis, indiquant du doigt l'escalier à Rosa:</p> + +<p>—Marchez devant, mademoiselle! dit-il.</p> + +<p>Et, fermant la porte:</p> + +<p>—Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il.</p> + +<p>Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa +douleur amère le pauvre Cornélius qui murmurait:</p> + +<p>—Oh! c'est toi qui m'as assassiné, vieux bourreau. Je n'y survivrai +pas!</p> + +<p>Et en effet le pauvre prisonnier fût tombé malade sans ce contrepoids +que la Providence avait mis à sa vie et que l'on appelait Rosa.</p> + +<p>Le soir, la jeune fille revint.</p> + +<p>Son premier mot fut pour annoncer à Cornélius que désormais son père ne +s'opposait plus à ce qu'il cultivât des fleurs.</p> + +<p>—Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier à la +jeune fille.</p> + +<p>—Je le sais parce qu'il l'a dit.</p> + +<p>—Pour me tromper peut-être?</p> + +<p>—Non, il se repent.</p> + +<p>—Oh! oui, mais trop tard.</p> + +<p>—Ce repentir ne lui est pas venu de lui-même.</p> + +<p>—Et comment lui est-il donc venu?</p> + +<p>—Si vous saviez combien son ami le gronde!</p> + +<p>—Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob?</p> + +<p>—En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut.</p> + +<p>Et elle sourit de telle façon que ce petit nuage de jalousie qui avait +obscurci le front de Cornélius se dissipa.</p> + +<p>—Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier.</p> + +<p>—Eh bien! interrogé par son ami, mon père à souper a raconté l'histoire +de la tulipe ou plutôt du caïeu, et le bel exploit qu'il avait fait en +l'écrasant.</p> + +<p>Cornélius poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement.</p> + +<p>—Si vous eussiez vu en ce moment maître Jacob! continua Rosa. En +vérité, j'ai cru qu'il allait mettre le feu à la forteresse, ses yeux +étaient deux torches ardentes, ses cheveux se hérissaient, il crispait +ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait étrangler mon père.</p> + +<p>«—Vous avez fait cela, s'écria-t-il, vous avez écrasé le caïeu?</p> + +<p>«—Sans doute, fit mon père.</p> + +<p>«—C'est infâme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous +avez commis là! hurla Jacob.</p> + +<p>«Mon père resta stupéfait.</p> + +<p>«—Est-ce que vous aussi vous êtes fou? demanda-t-il à son ami.</p> + +<p>—Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Cornélius; c'est un honnête +cœur, une âme d'élite.</p> + +<p>—Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement +qu'il n'a traité mon père, ajouta Rosa; c'était de sa part un véritable +désespoir; il répétait sans cesse:</p> + +<p>«—Écrasé, le caïeu écrasé; oh! mon Dieu, mon Dieu, écrasé!</p> + +<p>«Puis, se tournant vers moi:</p> + +<p>«—Mais ce n'était pas le seul qu'il eût? demanda-t-il.</p> + +<p>—Il a demandé cela? fit Cornélius, dressant l'oreille.</p> + +<p>—«Vous croyez que ce n'était pas le seul? dit mon père. Bon, l'on +cherchera les autres.</p> + +<p>«—Vous chercherez les autres, s'écria Jacob en prenant mon père au +collet.</p> + +<p>«Mais aussitôt il le lâcha.</p> + +<p>«Puis, se tournant vers moi:</p> + +<p>«—Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il.</p> + +<p>«Je ne savais que répondre, vous m'aviez bien recommandé de ne jamais +laisser soupçonner l'intérêt que vous portiez à ce caïeu. Heureusement +mon père me tira d'embarras.</p> + +<p>«—Ce qu'il a dit? Il s'est mis à écumer.</p> + +<p>«Je l'interrompis.</p> + +<p>«—Comment n'aurait-il pas été furieux, lui dis-je, vous avez été si +injuste et si brutal.</p> + +<p>«—Ah çà! mais êtes-vous fous? s'écria mon père à son tour; le beau +malheur d'écraser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un +florin au marché de Gorcum.</p> + +<p>«—Mais peut-être moins précieux que celui-ci, eus-je le malheur de +répondre.</p> + +<p>—Et à ces mots, lui, Jacob? demanda Cornélius.</p> + +<p>—À ces mots, je dois le dire, il me sembla que son œil lançait un +éclair.</p> + +<p>—Oui, fit Cornélius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose?</p> + +<p>—«Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet +oignon précieux?</p> + +<p>«Je vis que j'avais fait une faute.</p> + +<p>«—Que sais-je, moi? répondis-je négligemment, est-ce que je me connais +en tulipes? Je sais seulement, hélas! puisque nous sommes condamnés à +vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout +passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Baërle s'amusait de cet oignon. +Eh bien! je dis qu'il y a de la cruauté à lui enlever cet amusement.</p> + +<p>«—Mais d'abord, fit mon père, comment s'était-il procuré cet oignon? +Voilà ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble.</p> + +<p>«Je détournai les yeux pour éviter le regard de mon père. Mais je +rencontrai les yeux de Jacob.</p> + +<p>«On eût dit qu'il voulait poursuivre ma pensée jusqu'au fond de mon +cœur.</p> + +<p>«Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une réponse. Je haussai les +épaules, tournai le dos et m'avançai vers la porte.</p> + +<p>«Mais je fus arrêtée par un mot que j'entendis, si bas qu'il fût +prononcé.</p> + +<p>«Jacob disait à mon père:</p> + +<p>«—Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu!</p> + +<p>«—Comment cela?</p> + +<p>«—C'est de le fouiller; et s'il a les autres caïeux, nous les +trouverons, car ordinairement, il y en a trois.</p> + +<p>—Il y en a trois! s'écria Cornélius. Il a dit que j'avais trois caïeux!</p> + +<p>—Vous comprenez, le mot m'a frappée comme vous. Je me retournai.</p> + +<p>«Ils étaient si occupés tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement.</p> + +<p>«—Mais, dit mon père, il ne les a peut-être pas sur lui, ses oignons.</p> + +<p>«—Alors, faites-le descendre sous un prétexte quelconque; pendant ce +temps je fouillerai sa chambre.</p> + +<p>—Oh! oh! fit Cornélius. Mais c'est un scélérat que votre M. Jacob.</p> + +<p>—J'en ai peur.</p> + +<p>—Dites-moi, Rosa, continua Cornélius tout pensif.</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas raconté que le jour où vous aviez préparé votre +plate-bande, cet homme vous avait suivie?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Qu'il s'était glissé comme une ombre derrière les sureaux?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de râteau?</p> + +<p>—Pas un.</p> + +<p>—Rosa, fit Cornélius pâlissant.</p> + +<p>—Eh bien!</p> + +<p>—Ce n'était pas vous qu'il suivait.</p> + +<p>—Qui suivait-il donc?</p> + +<p>—Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux.</p> + +<p>—De qui donc, alors?</p> + +<p>—C'était mon caïeu qu'il suivait; c'était de ma tulipe qu'il était +amoureux.</p> + +<p>—Ah! par exemple! cela pourrait bien être, s'écria Rosa.</p> + +<p>—Voulez-vous vous en assurer?</p> + +<p>—Et de quelle façon?</p> + +<p>—Oh! c'est chose bien facile.</p> + +<p>—Dites!</p> + +<p>—Allez demain au jardin; tâchez, comme la première fois, que Jacob +sache que vous y allez! tâchez, comme la première fois, qu'il vous +suive; faites semblant d'enterrer le caïeu, sortez du jardin, mais +regardez à travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera.</p> + +<p>—Bien! mais après?</p> + +<p>—Après? comme il agira, nous agirons.</p> + +<p>—Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M. +Cornélius.</p> + +<p>—Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre +père a écrasé ce malheureux caïeu, il me semble qu'une portion de ma vie +s'est paralysée.</p> + +<p>—Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Voulez-vous accepter la proposition de mon père?</p> + +<p>—Quelle proposition?</p> + +<p>—Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines.</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons, +vous pourrez élever le troisième caïeu.</p> + +<p>—Oui, ce serait bien, dit Cornélius le sourcil froncé, si votre père +était seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous épie...</p> + +<p>—Ah! c'est vrai; cependant réfléchissez! vous vous privez là, je le +vois, d'une grande distraction. Et elle prononça ces paroles avec un +sourire qui n'était pas entièrement exempt d'ironie.</p> + +<p>En effet, Cornélius réfléchit un instant, il était facile de voir qu'il +luttait contre un grand désir.</p> + +<p>—Eh bien! non! s'écria-t-il avec un stoïcisme tout antique, non ce +serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lâcheté! Si je +livrais ainsi à toutes les mauvaises chances de la colère et de l'envie +la dernière ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de +pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une résolution à l'endroit +de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au +troisième caïeu—Cornélius soupira profondément—quant au troisième, +gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa première +ou sa dernière pièce d'or, comme la mère garde son fils, comme le blessé +garde la suprême goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque +chose me dit que là est notre salut, que là est notre richesse! +Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa, +qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce +beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que +vous emporteriez ce dernier caïeu, qui renferme ma tulipe noire.</p> + +<p>—Soyez tranquille, M. Cornélius, dit Rosa avec un doux mélange de +tristesse et de solennité; soyez tranquille, vos désirs sont des ordres +pour moi.</p> + +<p>—Et même, continua le jeune homme s'enfiévrant de plus en plus, si vous +vous aperceviez que vous êtes suivie, que vos démarches sont épiées, que +vos conversations éveillent les soupçons de votre père ou de cet affreux +Jacob que je déteste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi +qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde, +sacrifiez-moi, ne me voyez plus.</p> + +<p>Rosa sentit son cœur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent +jusqu'à ses yeux.</p> + +<p>—Hélas! dit-elle.</p> + +<p>—Quoi? demanda Cornélius.</p> + +<p>—Je vois, une chose.</p> + +<p>—Que voyez-vous?</p> + +<p>—Je vois, dit la jeune fille éclatant en sanglots, je vois que vous +aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre cœur pour une +autre affection.</p> + +<p>Et elle s'enfuit. Cornélius passa ce soir-là et après le départ de la +jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il eût jamais passées. Rosa +était courroucée contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait +plus voir le prisonnier peut-être, et il n'aurait plus de nouvelles, ni +de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce +bizarre caractère aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en +ce monde? Nous l'avouons, à la honte de notre héros et de +l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornélius se sentit le +plus enclin à regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois +heures du matin il s'endormit harassé de fatigue, harcelé de craintes, +bourrelé de remords, la grande tulipe noire céda le premier rang, dans +les rêves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde.</p> + + + +<h3><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h3> + +<p class="c">FEMME ET FLEUR</p> + + +<p>Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui +ou à quoi rêvait Cornélius.</p> + +<p>Il en résultait que, d'après ce qu'il lui avait dit, Rosa était bien +encline à croire qu'il rêvait plus à sa tulipe qu'à elle, et cependant +Rosa se trompait.</p> + +<p>Mais comme personne n'était là pour dire à Rosa qu'elle se trompait, +comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme +comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait.</p> + +<p>En effet, comme Rosa était une créature d'esprit élevé, d'un sens droit +et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités +morales et physiques, mais quant à sa position sociale.</p> + +<p>Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l'avait été +avant la confiscation de ses biens; Cornélius était de cette bourgeoisie +de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées +en blason, que l'a jamais été la noblesse de race de ses armoiries +héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une +distraction, mais à coup sûr quand il s'agirait d'engager son cœur, ce +serait plutôt à une tulipe, c'est-à-dire à la plus noble et à la plus +fière des fleurs qu'il l'engagerait, qu'à Rosa, humble fille d'un +geôlier.</p> + +<p>Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe +noire sur elle, mais elle n'en était que plus désespérée parce qu'elle +comprenait.</p> + +<p>Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible, +pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passée.</p> + +<p>Cette résolution, c'était de ne plus revenir au guichet.</p> + +<p>Mais comme elle savait l'ardent désir qu'avait Cornélius d'avoir des +nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle, +à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s'accroître à ce +point qu'après avoir passé par la sympathie, cette pitié s'acheminait +tout droit et à grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas +désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de +lecture et d'écriture commencées, et heureusement elle était arrivée à +ce point de son apprentissage qu'un maître ne lui eût plus été +nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius.</p> + +<p>Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre +Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la +première depuis que l'autre était déchirée, sur la seconde feuille de +laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baërle.</p> + +<p>—Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais +sans qu'une larme, perle d'amour, ne roulât dans ses yeux limpides sur +ses joues pâlies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il +m'aimait.</p> + +<p>Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait été +plus réel qu'arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous +l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et +Rosa, c'était la grande tulipe noire qui avait succombé.</p> + +<p>Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe +noire.</p> + +<p>Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de +grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un +acharnement non moins louable à l'œuvre bien autrement difficile de +l'écriture.</p> + +<p>Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où +Cornélius avait si imprudemment laissé parler son cœur, Rosa ne +désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit +jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier.</p> + +<p>Elle n'avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites +Cornélius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait +Cornélius, même lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de +la recommandation.</p> + +<p>Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était +encore lumineuse et vivante dans sa pensée; mais enfin, il ne la voyait +plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme +une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de +l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse.</p> + +<p>Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était +pareil à ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier +momentanément qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La +préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire. +Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le cœur tout à +coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont +tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oublié:</p> + +<p>—Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela!</p> + +<p>Le <i>cela</i> de Cornélius, c'était la crainte que Rosa ne vînt pas ce +soir-là comme d'habitude. Et au fur et à mesure que la nuit s'avançait, +la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu'à ce +qu'enfin cette préoccupation s'emparât de tout le corps de Cornélius, et +qu'il n'y eût plus qu'elle qui vécût en lui. Aussi fut-ce avec un long +battement de cœur qu'il salua l'obscurité; à mesure que l'obscurité +croissait, les paroles qu'il avait dites la veille à Rosa, et qui +avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son +esprit; et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de +le sacrifier à sa tulipe, c'est-à-dire de renoncer à le voir si besoin +était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa +vie. Dans la chambre de Cornélius, on entendait sonner les heures à +l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures +sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond +d'un cœur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant +cette neuvième heure. Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya +la main sur son cœur pour en étouffer les battements, et écouta. Le +bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de +l'escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par +elle, il disait:</p> + +<p>—Ah! voilà Rosa qui vient.</p> + +<p>Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge +marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons différents neuf heures +et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave +annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux +habitants de Loewestein, qu'il était dix heures.</p> + +<p>C'était l'heure à laquelle Rosa quittait d'habitude Cornélius. L'heure +était sonnée, et Rosa n'était pas encore venue.</p> + +<p>Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: Rosa, irritée, +se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait.</p> + +<p>—Oh! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, disait Cornélius. Oh! elle ne +viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; à sa place, j'en ferais +autant.</p> + +<p>Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours.</p> + +<p>Il écouta et attendit ainsi jusqu'à minuit; mais à minuit il cessa +d'espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit.</p> + +<p>La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour +n'apportait aucune espérance au prisonnier.</p> + +<p>À huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Cornélius ne détourna +même pas la tête; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le +corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul.</p> + +<p>Il ne regarda même pas du côté du geôlier. Et cependant il eût bien +voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur +le point, si étrange qu'eût dû paraître cette demande à son père, de lui +faire cette demande. Il espérait, l'égoïste, que Gryphus lui répondrait +que sa fille était malade.</p> + +<p>À moins d'événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la +journée. Cornélius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en +réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue +du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on +voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une +infraction à ses habitudes.</p> + +<p>À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents, +avait demandé au vieux geôlier et cela de sa voix la plus douce, des +nouvelles de sa santé; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate, +s'était borné à répondre:</p> + +<p>—Ça va bien.</p> + +<p>À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l'interrogation.</p> + +<p>—Personne n'est malade à Loewestein? demanda-t-il.</p> + +<p>—Personne! répondit plus laconiquement encore que la première fois +Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier.</p> + +<p>Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de +Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de +tentative de corruption.</p> + +<p>Cornélius se retrouva seul; il était sept heures du soir; alors se +renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que +nous avons essayé de décrire.</p> + +<p>Mais, comme la veille, les heures s'écoulèrent sans amener la douce +vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre +Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le +temps de son absence.</p> + +<p>Van Baërle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain, +Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que +d'habitude: il lui était passé par l'esprit ou plutôt par le cœur, cette +espérance que c'était lui qui empêchait Rosa de venir.</p> + +<p>Il lui prit des envies féroces d'étrangler Gryphus; mais Gryphus +étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient +à Rosa de jamais revoir Cornélius.</p> + +<p>Le geôlier échappa donc, sans s'en douter, à un des plus grands dangers +qu'il eût jamais courus de sa vie.</p> + +<p>Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie; cette mélancolie +était d'autant plus sombre que, malgré van Baërle, les souvenirs de sa +pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu'il éprouvait. On en était +arrivé juste à cette époque du mois d'avril que les jardiniers les plus +experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes. Il +avait dit à Rosa:</p> + +<p>—Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre.</p> + +<p>Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le +temps était bon, l'atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait +à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d'avril qui, venant les +premiers, semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser +passer le temps de la plantation! Si à la douleur de ne pas voir la +jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été +planté trop tard, ou même pour n'avoir pas été planté du tout!</p> + +<p>De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire +et le manger.</p> + +<p>Ce fut ce qui arriva le quatrième jour.</p> + +<p>C'était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle +d'inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne +pouvoir retirer sa tête d'entre les barreaux, pour tâcher d'apercevoir à +gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet +confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l'espérance de +découvrir, à ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la +tulipe, ses deux amours brisées.</p> + +<p>Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius; à peine +celui-ci y avait-il touché.</p> + +<p>Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les +comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts.</p> + +<p>Cornélius ne s'était pas levé de la journée.</p> + +<p>—Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite; bon, je crois +que nous allons être débarrassés du savant.</p> + +<p>Rosa tressaillit.</p> + +<p>—Bah! fit Jacob, et comment cela?</p> + +<p>—Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus. +Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre +sera une bière.</p> + +<p>Rosa devint pâle comme la mort.</p> + +<p>—Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe.</p> + +<p>Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit +une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exerça à tracer des +lettres.</p> + +<p>Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu'à la fenêtre, Cornélius +aperçut un papier qu'on avait glissé sous la porte.</p> + +<p>Il s'élança sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une écriture qu'il eut +peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s'était améliorée +pendant cette absence de sept jours:</p> + +<p>«Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.»</p> + +<p>Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de +Cornélius, il n'en fut pas moins sensible à l'ironie. Ainsi, c'était +bien cela, Rosa n'était point malade, Rosa était blessée; ce n'était +point par force que Rosa ne venait plus, c'était volontairement qu'elle +restait éloignée de Cornélius.</p> + +<p>Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir +voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue.</p> + +<p>Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il +comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse +elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur +un papier pareil à celui qu'il avait reçu:</p> + +<p>«Ce n'est point l'inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade; +c'est le chagrin que j'éprouve de ne pas vous voir.»</p> + +<p>Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la +porte et écouta.</p> + +<p>Mais, avec quelque soin qu'il prêta l'oreille, il n'entendit ni le pas +ni le froissement de sa robe.</p> + +<p>Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une +caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots:</p> + +<p>—À demain.</p> + +<p>Demain, c'était le huitième jour. Pendant huit jours Cornélius et Rosa +ne s'étaient point vus.</p> + + + +<h3><a name="XX" id="XX"></a>XX</h3> + +<p class="c">CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ PENDANT CES HUIT JOURS</p> + + +<p>Le lendemain en effet, à l'heure habituelle, van Baërle entendit gratter +à son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons +jours de leur amitié.</p> + +<p>On devine que Cornélius n'était pas loin de cette porte, à travers le +grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue +depuis trop longtemps.</p> + +<p>Rosa, qui l'attendait sa lampe à la main, ne put retenir un mouvement +quand elle vit le prisonnier si triste et si pâle.</p> + +<p>—Vous êtes souffrant, M. Cornélius? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle, répondit Cornélius, souffrant d'esprit et de corps.</p> + +<p>—J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon père m'a +dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai écrit pour vous +tranquilliser sur le sort du précieux objet de vos inquiétudes.</p> + +<p>—Et moi, dit Cornélius, je vous ai répondu. Je croyais, vous voyant +revenir, chère Rosa, que vous aviez reçu ma lettre.</p> + +<p>—C'est vrai, je l'ai reçue.</p> + +<p>—Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas +lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez +énormément profité sous le rapport de l'écriture.</p> + +<p>—En effet, j'ai non seulement reçu, mais lu votre billet. C'est pour +cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de +vous rendre à la santé.</p> + +<p>—Me rendre à la santé! s'écria Cornélius, mais vous avez donc quelque +bonne nouvelle à m'apprendre?</p> + +<p>Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux +brillants d'espoir.</p> + +<p>Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voulût pas le +comprendre, la jeune fille répondit gravement:</p> + +<p>—J'ai seulement à vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la +plus grave préoccupation que vous ayez.</p> + +<p>Rosa prononça ce peu de mots avec un accent glacé qui fit tressaillir +Cornélius.</p> + +<p>Le zélé tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de +l'indifférence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la +tulipe noire.</p> + +<p>—Ah! murmura Cornélius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit, +mon Dieu! que je ne songeais qu'à vous, que c'était vous seule que je +regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre +absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumière, la vie.</p> + +<p>Rosa sourit mélancoliquement.</p> + +<p>—Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger.</p> + +<p>Cornélius tressaillit malgré lui, et se laissa prendre au piège si c'en +était un.</p> + +<p>—Un si grand danger! s'écria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel?</p> + +<p>Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle +voulait était au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait +accepter celui-là avec sa faiblesse.</p> + +<p>—Oui, dit-elle, vous aviez deviné juste, le prétendant amoureux, le +Jacob, ne venait pas pour moi.</p> + +<p>—Et pour qui venait-il donc? demanda Cornélius avec anxiété.</p> + +<p>—Il venait pour la tulipe.</p> + +<p>—Oh! fit Cornélius pâlissant à cette nouvelle plus qu'il n'avait pâli +lorsque Rosa, se trompant, lui avait annoncé quinze jours auparavant que +Jacob venait pour elle.</p> + +<p>Rosa vit cette terreur, et Cornélius s'aperçut à l'expression de son +visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire.</p> + +<p>—Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bonté et +l'honnêteté de votre cœur. Vous, Dieu vous a donné la pensée, le +jugement, la force et le mouvement pour vous défendre, mais à ma pauvre +tulipe menacée, Dieu n'a rien donné de tout cela.</p> + +<p>Rosa ne répondit point à cette excuse du prisonnier et continua:</p> + +<p>—Du moment où cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais +reconnu pour Jacob, vous inquiétait, il m'inquiétait bien plus encore. +Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour où je vous ai +vu pour la dernière fois et où vous m'aviez dit...</p> + +<p>Cornélius l'interrompit.</p> + +<p>—Pardon, encore une fois, Rosa, s'écria-t-il. Ce que je vous ai dit, +j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai déjà demandé mon pardon, de cette +fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?</p> + +<p>—Le lendemain de ce jour-là, reprit Rosa, me rappelant ce que vous +m'aviez dit... de la ruse à employer pour m'assurer si c'était moi ou la +tulipe que cet odieux homme suivait...</p> + +<p>—Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le haïssez bien cet homme.</p> + +<p>—Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert +depuis huit jours!</p> + +<p>—Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole, +Rosa.</p> + +<p>—Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc +au jardin, et m'avançai vers la plate-bande où je devais planter la +tulipe, tout en regardant derrière moi si, cette fois comme l'autre, +j'étais suivie.</p> + +<p>—Eh bien? demanda Cornélius.</p> + +<p>—Eh bien! la même ombre se glissa entre la porte et la muraille, et +disparut encore derrière les sureaux.</p> + +<p>—Vous fîtes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda +Cornélius, se rappelant dans tous les détails le conseil qu'il avait +donné à Rosa.</p> + +<p>—Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bêche +comme si je plantais le caïeu.</p> + +<p>—Et lui... lui... pendant ce temps?</p> + +<p>—Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre à travers les +branches des arbres.</p> + +<p>—Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornélius.</p> + +<p>—Puis, ce semblant d'opération achevé, je me retirai.</p> + +<p>—Mais derrière la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte +qu'à travers les fentes ou la serrure de cette porte vous pûtes voir ce +qu'il fit, vous une fois partie.</p> + +<p>—Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais +pas, puis il sortit à pas de loup de sa cachette, s'approcha de la +plate-bande par un long détour, puis arrivé enfin à son but, +c'est-à-dire en face de l'endroit où la terre était fraîchement remuée, +il s'arrêta d'un air indifférent, regarda de tous côtés, interrogea +chaque angle du jardin, interrogea chaque fenêtre des maisons voisines, +interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il était bien seul, +bien isolé, bien hors de la vue de tout le monde, il se précipita sur la +plate-bande, enfonça ses deux mains dans la terre molle, en enleva une +portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caïeu s'y +trouvait, recommença trois fois le même manège, et chaque fois avec une +action plus ardente, jusqu'à ce qu'enfin, commençant à comprendre qu'il +pouvait être dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le +dévorait, prit le râteau, égalisa le terrain pour le laisser à son +départ dans le même état où il se trouvait avant qu'il ne l'eût fouillé, +et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant +l'air innocent d'un promeneur ordinaire.</p> + +<p>—Oh! le misérable, murmura Cornélius, essuyant les gouttes de sueur qui +ruisselaient sur son front. Oh! le misérable, je l'avais deviné. Mais le +caïeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hélas! il est déjà un peu tard pour +le planter.</p> + +<p>—Le caïeu, il est depuis six jours en terre.</p> + +<p>—Où cela? comment cela? s'écria Cornélius. Oh! mon Dieu, quelle +imprudence! Où est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal +exposé? Ne risque-t-il pas de nous être volé par cet affreux Jacob?</p> + +<p>—Il ne risque pas de nous être volé, à moins que Jacob ne force la +porte de ma chambre.</p> + +<p>—Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Cornélius un peu +tranquillisé. Mais dans quelle terre, dans quel récipient? Vous ne le +faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de +Dordrecht qui s'entêtent à croire que l'eau peut remplacer la terre, +comme si l'eau, qui est composée de trente-trois parties d'oxygène et de +soixante-six parties d'hydrogène, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce +que je vous dis là, moi, Rosa!</p> + +<p>—Oui, c'est un peu savant pour moi, répondit, en souriant, la jeune +fille, je me contenterai donc de vous répondre, pour vous tranquilliser, +que votre caïeu n'est pas dans l'eau.</p> + +<p>—Ah! je respire.</p> + +<p>—Il est dans un bon pot de grès, juste de la largeur de la cruche où +vous aviez enterré le vôtre. Il est dans un terrain composé de trois +quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un +quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent à vous et à cet +infâme Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la +tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem!</p> + +<p>—Ah! maintenant, reste l'exposition. À quelle exposition est-il, Rosa?</p> + +<p>—Maintenant il a le soleil toute la journée, les jours où il y a du +soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus +chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Cornélius. Je +l'exposerai sur ma fenêtre au levant de huit heures du matin à onze +heures, et sur ma fenêtre du couchant depuis trois heures de +l'après-midi jusqu'à cinq.</p> + +<p>—Oh! c'est cela, c'est cela! s'écria Cornélius, et vous êtes un +jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma +tulipe va vous prendre tout votre temps.</p> + +<p>—Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma +fille. Je lui donne le temps que je donnerais à mon enfant, si j'étais +mère. Il n'y a qu'en devenant sa mère, ajouta Rosa en souriant, que je +puisse cesser de devenir sa rivale.</p> + +<p>—Bonne et chère Rosa! murmura Cornélius en jetant sur la jeune fille un +regard où il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui +consola un peu Rosa.</p> + +<p>Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornélius +avait cherché par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa:</p> + +<p>—Ainsi, reprit Cornélius, il y a déjà six jours que le caïeu est en +terre?</p> + +<p>—Six jours, oui, M. Cornélius, reprit la jeune fille.</p> + +<p>—Et il ne paraît pas encore?</p> + +<p>—Non, mais je crois que demain il paraîtra.</p> + +<p>—Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des +vôtres, n'est-ce pas? Je m'inquiète bien de la fille, comme vous disiez +tout à l'heure; mais je m'intéresse bien autrement à la mère.</p> + +<p>—Demain, dit Rosa en regardant Cornélius de côté, demain, je ne sais +pas si je pourrai.</p> + +<p>—Eh! mon Dieu! dit Cornélius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas +demain?</p> + +<p>—M. Cornélius, j'ai mille choses à faire.</p> + +<p>—Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornélius.</p> + +<p>—Oui, répondit Rosa, à aimer votre tulipe.</p> + +<p>—À vous aimer, Rosa.</p> + +<p>Rosa secoua la tête.</p> + +<p>Il se fit un nouveau silence.</p> + +<p>—Enfin, continua van Baërle, interrompant ce silence, tout change dans +la nature: aux fleurs du printemps succèdent d'autres fleurs, et l'on +voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les +giroflées, se poser avec le même amour sur les chèvrefeuilles, les +roses, les jasmins, les chrysanthèmes et les géraniums.</p> + +<p>—Que veut dire cela? demanda Rosa.</p> + +<p>—Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aimé à entendre le +récit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caressé la fleur de +notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fanée à l'ombre. Le jardin +des espérances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce +n'est pas comme ces beaux jardins à l'air libre et au soleil. Une fois +la moisson de mai faite, une fois le butin récolté, les abeilles comme +vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux +diaphanes ailes, passent entre les barreaux, désertent le froid, la +solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les +tièdes exhalaisons... le bonheur, enfin!</p> + +<p>Rosa regardait Cornélius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il +avait les yeux au ciel.</p> + +<p>Il continua avec un soupir:</p> + +<p>—Vous m'avez abandonné, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre +saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel +droit avais-je d'exiger votre fidélité?</p> + +<p>—Ma fidélité! s'écria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de +cacher plus longtemps à Cornélius cette rosée de perles qui roulait sur +ses joues; ma fidélité! je ne vous ai pas été fidèle, moi?</p> + +<p>—Hélas! est-ce m'être fidèle, s'écria Cornélius, que de me quitter, que +de me laisser mourir ici?</p> + +<p>—Mais, M. Cornélius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui +pouvait vous faire plaisir? ne m'occupé-je pas de votre tulipe?</p> + +<p>—De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mélange que +j'ai eue en ce monde.</p> + +<p>—Je ne vous reproche rien, M. Cornélius, sinon le seul chagrin profond +que j'aie ressenti depuis le jour où l'on vint me dire au Buitenhof que +vous alliez être mis à mort.</p> + +<p>—Cela vous déplaît, Rosa, ma douce Rosa, cela vous déplaît que j'aime +les fleurs.</p> + +<p>—Cela ne me déplaît pas que vous les aimiez, M. Cornélius; seulement +cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-même.</p> + +<p>—Ah! chère, chère bien-aimée, s'écria Cornélius, regardez mes mains +comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pâle, écoutez, +écoutez mon cœur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma +tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me +souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est +parce que—je ne sais si cela est vrai—, c'est parce qu'il me semble +que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la +chaleur de vos belles joues derrière le froid grillage. Rosa, mon amour, +rompez le caïeu de la tulipe noire, détruisez l'espoir de cette fleur, +éteignez la douce lumière de ce rêve chaste et charmant que je m'étais +habitué à faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux +grâces élégantes, aux caprices divins, ôtez-moi tout cela, fleur jalouse +des autres fleurs, ôtez-moi tout cela, mais ne m'ôtez point votre voix, +votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'ôtez pas le +feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui +caressait perpétuellement mon cœur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien +que je n'aime que vous.</p> + +<p>—Après la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tièdes +et caressantes consentaient enfin à se livrer à travers le grillage de +fer aux lèvres de Cornélius.</p> + +<p>—Avant tout, Rosa...</p> + +<p>—Faut-il que je vous croie?</p> + +<p>—Comme vous croyez en Dieu.</p> + +<p>—Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer?</p> + +<p>—Trop peu malheureusement, chère Rosa, mais cela vous engage, vous.</p> + +<p>—Moi, demanda Rosa, et à quoi cela m'engage-t-il?</p> + +<p>—À ne pas vous marier d'abord.</p> + +<p>Elle sourit.</p> + +<p>—Ah! voilà comme vous êtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez +une belle: vous ne pensez qu'à elle, vous ne rêvez que d'elle; vous êtes +condamné à mort, et en marchant à l'échafaud vous lui consacrez votre +dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le +sacrifice de mes rêves, de mon ambition.</p> + +<p>—Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornélius +cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme à laquelle +Rosa pût faire allusion.</p> + +<p>—Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire à la taille +souple, aux pieds fins, à la tête pleine de noblesse. Je parle de votre +fleur, enfin.</p> + +<p>Cornélius sourit.</p> + +<p>—Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre +amoureux, ou plutôt mon amoureux Jacob, vous êtes entourée de galants +qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit +des étudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, à +Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point +d'étudiants?</p> + +<p>—Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup même, dit Rosa.</p> + +<p>—Qui écrivent?</p> + +<p>—Qui écrivent.</p> + +<p>—Et maintenant que vous savez lire...</p> + +<p>Et Cornélius poussa un soupir en songeant que c'était à lui, pauvre +prisonnier, que Rosa devait le privilège de lire les billets doux +qu'elle recevait.</p> + +<p>—Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Cornélius, qu'en lisant les +billets qu'on m'écrit, qu'en examinant les galants qui se présentent, je +ne fais que suivre vos instructions.</p> + +<p>—Comment! mes instructions?</p> + +<p>—Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant à son +tour, oubliez-vous le testament écrit par vous, sur la Bible de M. +Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais +lire, je le relis tous les jours, et plutôt deux fois qu'une. Eh bien! +dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'épouser un beau jeune +homme de vingt-six à vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et +comme toute ma journée est consacrée à votre tulipe, il faut bien que +vous me laissiez le soir pour le trouver.</p> + +<p>—Ah! Rosa, le testament est fait dans la prévision de ma mort, et, +grâce au ciel, je suis vivant.</p> + +<p>—Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six à +vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.</p> + +<p>—Ah! oui, Rosa, venez! venez!</p> + +<p>—Mais à une condition.</p> + +<p>—Elle est acceptée d'avance!</p> + +<p>—C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire.</p> + +<p>—Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa.</p> + +<p>—Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et, +comme par mégarde, elle approcha sa joue fraîche, si proche du grillage +que Cornélius put la toucher de ses lèvres. Rosa poussa un petit cri +plein d'amour et disparut.</p> + + + +<h3><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI</h3> + +<p class="c">LE SECOND CAÏEU</p> + + +<p>La nuit fut bonne et la journée du lendemain meilleure encore.</p> + +<p>Les jours précédents, la prison s'était alourdie, assombrie, abaissée; +elle pesait de tout son poids sur le pauvre prisonnier. Ses murs étaient +noirs, son air était froid, les barreaux étaient serrés à laisser passer +à peine le jour.</p> + +<p>Mais lorsque Cornélius se réveilla, un rayon de soleil matinal jouait +dans les barreaux; des pigeons fendaient l'air de leurs ailes étendues, +tandis que d'autres roucoulaient amoureusement sur le toit voisin de la +fenêtre encore fermée.</p> + +<p>Cornélius courut à cette fenêtre et l'ouvrit; il lui sembla que la vie, +la joie, presque la liberté, entraient avec ce rayon de soleil dans la +sombre chambre.</p> + +<p>C'est que l'amour y fleurissait et faisait fleurir chaque chose autour +de lui: l'amour, fleur du ciel bien autrement radieuse, bien autrement +parfumée que toutes les fleurs de la terre.</p> + +<p>Quand Gryphus entra dans la chambre du prisonnier, au lieu de le trouver +morose et couché comme les autres jours, il le trouva debout et chantant +un petit air d'opéra.</p> + +<p>—Hein! fit celui-ci.</p> + +<p>—Comment allons-nous, ce matin? dit Cornélius.</p> + +<p>Gryphus le regarda de travers.</p> + +<p>—Le chien, et M. Jacob, et notre belle Rosa, comment tout cela va-t-il?</p> + +<p>Gryphus grinça des dents.</p> + +<p>—Voilà votre déjeuner, dit-il.</p> + +<p>—Merci, ami Cerberus, fit le prisonnier; il arrive à temps, car j'ai +grand faim.</p> + +<p>—Ah! vous avez faim? dit Gryphus.</p> + +<p>—Tiens, pourquoi pas? demanda van Baërle.</p> + +<p>—Il paraît que la conspiration marche, dit Gryphus.</p> + +<p>—Quelle conspiration? demanda van Baërle.</p> + +<p>—Bon! on sait ce qu'on dit, mais on veillera, M. le savant; soyez +tranquille, on veillera.</p> + +<p>—Veillez, ami Gryphus! dit van Baërle, veillez! ma conspiration, comme +ma personne, est toute à votre service.</p> + +<p>—On verra cela à midi, dit Gryphus.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>—À midi, répéta Cornélius, que veut-il dire? Soit, attendons midi; à +midi nous verrons. C'était facile à Cornélius d'attendre midi: Cornélius +attendait neuf heures.</p> + +<p>Midi sonna et l'on entendit dans l'escalier, non seulement le pas de +Gryphus, mais des pas de trois ou quatre soldats montant avec lui.</p> + +<p>La porte s'ouvrit, Gryphus entra, introduisit les hommes, et referma la +porte derrière eux.</p> + +<p>—Là! Maintenant, cherchons.</p> + +<p>On chercha dans les poches de Cornélius, entre sa veste et son gilet, +entre son gilet et sa chemise, entre sa chemise et sa chair; on ne +trouva rien.</p> + +<p>On chercha dans les draps, dans les matelas, dans la paillasse du lit; +on ne trouva rien.</p> + +<p>Ce fut alors que Cornélius se félicita de ne point avoir accepté le +troisième caïeu. Gryphus, dans cette perquisition, l'eût bien +certainement trouvé, si bien caché qu'il fût, et il l'eût traité comme +le premier.</p> + +<p>Au reste, jamais prisonnier n'assista d'un visage plus serein à une +perquisition faite dans son domicile.</p> + +<p>Gryphus se retira avec le crayon et les trois ou quatre feuilles de +papier blanc que Rosa avait donnés à Cornélius; ce fut le seul trophée +de l'expédition.</p> + +<p>À six heures, Gryphus revint, mais seul; Cornélius voulut l'adoucir; +mais Gryphus grogna, montra un croc qu'il avait dans le coin de la +bouche, et sortit à reculons, comme un homme qui a peur qu'on ne le +force.</p> + +<p>Cornélius éclata de rire.</p> + +<p>Ce qui fit que Gryphus, qui connaissait les auteurs, lui cria à travers +la grille:</p> + +<p>—C'est bon, c'est bon; rira bien qui rira le dernier.</p> + +<p>Celui qui devait rire le dernier, ce soir-là du moins, c'était +Cornélius, car Cornélius attendait Rosa. Rosa vint à neuf heures; mais +Rosa vint sans lanterne. Rosa n'avait plus besoin de lumière, elle +savait lire.</p> + +<p>Puis la lumière pouvait dénoncer Rosa, espionnée plus que jamais par +Jacob.</p> + +<p>Puis enfin, à la lumière on voyait trop la rougeur de Rosa lorsque Rosa +rougissait.</p> + +<p>De quoi parlèrent les deux jeunes gens ce soir-là? Des choses dont +parlent les amoureux au seuil d'une porte en France, de l'un et de +l'autre côté d'un balcon en Espagne, du haut en bas d'une terrasse en +Orient.</p> + +<p>Ils parlèrent de ces choses qui mettent des ailes au pied des heures, +qui ajoutent des plumes aux ailes du temps.</p> + +<p>Ils parlèrent de tout, excepté de la tulipe noire.</p> + +<p>Puis à dix heures, comme d'habitude, ils se quittèrent.</p> + +<p>Cornélius était heureux, aussi complètement heureux que peut l'être un +tulipier à qui on n'a point parlé de sa tulipe.</p> + +<p>Il trouvait Rosa jolie comme tous les Amours de la terre; il la trouvait +bonne, gracieuse, charmante.</p> + +<p>Mais pourquoi Rosa défendait-elle qu'on parlât tulipe?</p> + +<p>C'était un grand défaut qu'avait là Rosa.</p> + +<p>Cornélius se dit, en soupirant, que la femme n'était point parfaite.</p> + +<p>Une partie de la nuit, il médita sur cette imperfection. Ce qui veut +dire que tant qu'il veilla il pensa à Rosa.</p> + +<p>Une fois endormi, il rêva d'elle.</p> + +<p>Mais la Rosa des rêves était bien autrement parfaite que la Rosa de la +réalité. Non seulement celle-là parlait tulipe, mais encore celle-là +apportait à Cornélius une magnifique tulipe noire éclose dans un vase de +Chine.</p> + +<p>Cornélius se réveilla tout frissonnant de joie et en murmurant:</p> + +<p>—Rosa, Rosa, je t'aime.</p> + +<p>Et comme il faisait jour, Cornélius ne jugea point à propos de se +rendormir.</p> + +<p>Il resta donc toute la journée sur l'idée qu'il avait eue à son réveil.</p> + +<p>Ah! si Rosa eût parlé tulipe, Cornélius eût préféré Rosa à la reine +Sémiramis, à la reine Cléopâtre, à la reine Élisabeth, à la reine Anne +d'Autriche, c'est-à-dire aux plus grandes ou aux plus belles reines du +monde.</p> + +<p>Mais Rosa avait défendu sous peine de ne plus revenir, Rosa avait +défendu qu'avant trois jours on causât tulipe.</p> + +<p>C'était soixante-douze heures données à l'amant, c'est vrai; mais +c'était soixante-douze heures retranchées à l'horticulteur.</p> + +<p>Il est vrai que sur ces soixante-douze heures, trente-six étaient déjà +passées.</p> + +<p>Les trente-six autres passeraient bien vite, dix-huit à attendre, +dix-huit au souvenir.</p> + +<p>Rosa revint à la même heure; Cornélius supporta héroïquement sa +pénitence. C'eût été un pythagoricien très distingué que Cornélius, et +pourvu qu'on lui eût permis de demander une fois par jour des nouvelles +de sa tulipe, il fût bien resté cinq ans, selon les statuts de l'ordre, +sans parler d'autre chose.</p> + +<p>Au reste, la belle visiteuse comprenait bien que lorsqu'on commande d'un +côté, il faut céder de l'autre. Rosa laissait Cornélius tirer ses doigts +par le guichet; Rosa laissait Cornélius baiser ses cheveux à travers le +grillage.</p> + +<p>Pauvre enfant! toutes ces mignardises de l'amour étaient bien autrement +dangereuses pour elle que de parler tulipe.</p> + +<p>Elle comprit cela en rentrant chez elle, le cœur bondissant, les joues +ardentes, les lèvres sèches et les yeux humides.</p> + +<p>Aussi, le lendemain soir, après les premières paroles échangées, après +les premières caresses faites, elle regarda Cornélius à travers le +grillage, et dans la nuit, avec ce regard qu'on sent quand on ne le voit +pas:</p> + +<p>—Eh bien! dit-elle, elle a levé!</p> + +<p>—Elle a levé! quoi? qui? demanda Cornélius, n'osant croire que Rosa +abrégeât d'elle-même la durée de son épreuve.</p> + +<p>—La tulipe, dit Rosa.</p> + +<p>—Comment, s'écria Cornélius, vous permettez donc...?</p> + +<p>—Eh oui, dit Rosa d'un ton d'une mère tendre qui permet une joie à son +enfant.</p> + +<p>—Ah! Rosa! dit Cornélius en allongeant ses lèvres à travers le +grillage, dans l'espérance de toucher une joue, une main, un front, +quelque chose enfin.</p> + +<p>Il toucha mieux que tout cela, il toucha deux lèvres entr'ouvertes.</p> + +<p>Rosa poussa un petit cri.</p> + +<p>Cornélius comprit qu'il fallait se hâter de continuer la conversation; +il sentait que ce contact inattendu avait fort effarouché Rosa.</p> + +<p>—Levé bien droit? demanda-t-il.</p> + +<p>—Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.</p> + +<p>—Et elle est bien haute?</p> + +<p>—Haute de deux pouces au moins.</p> + +<p>—Oh! Rosa ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite.</p> + +<p>—Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu'à elle.</p> + +<p>—Qu'à elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais être jaloux à mon +tour.</p> + +<p>—Eh! vous savez bien que penser à elle c'est penser à vous. Je ne la +perds pas de vue. De mon lit je la vois; en m'éveillant, c'est le +premier objet que je regarde; en m'endormant, le dernier objet que je +perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille près d'elle, car +depuis qu'elle est dans ma chambre, je ne quitte plus ma chambre.</p> + +<p>—Vous avez raison, Rosa c'est votre dot, vous savez.</p> + +<p>—Oui, et grâce à elle je pourrai épouser un jeune homme de vingt-six ou +vingt-huit ans que j'aimerai.</p> + +<p>—Taisez-vous, méchante.</p> + +<p>Et Cornélius parvint à saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit, +sinon changer de conversation, du moins succéder le silence au dialogue. +Ce soir-là, Cornélius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa +main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout à son +aise. À partir de ce moment, chaque jour amena un progrès dans la tulipe +et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'étaient les feuilles +qui s'étaient ouvertes, l'autre fois c'était la fleur elle-même qui +s'était nouée. À cette nouvelle, la joie de Cornélius fut grande, et ses +questions se succédèrent avec une rapidité qui témoignait de leur +importance.</p> + +<p>—Nouée! s'écria Cornélius, elle est nouée?</p> + +<p>—Elle est nouée, répéta Rosa.</p> + +<p>Cornélius chancela de joie et fut forcé de se retenir au guichet.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il.</p> + +<p>Puis revenant à Rosa:</p> + +<p>—L'ovale est-il régulier? le cylindre est-il plein? les pointes +sont-elles bien vertes?</p> + +<p>—L'ovale a près d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre +gonfle ses flancs, les pointes sont prêtes à s'entr'ouvrir.</p> + +<p>Cette nuit-là, Cornélius dormit peu: c'était un moment suprême que celui +où les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours après, Rosa annonçait +qu'elles étaient entr'ouvertes.</p> + +<p>—Entr'ouvertes, Rosa! s'écria Cornélius, l'involucrum est entr'ouvert! +Mais alors on voit donc, on peut distinguer déjà...?</p> + +<p>Et le prisonnier s'arrêta haletant.</p> + +<p>—Oui, répondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur +différente, mince comme un cheveu.</p> + +<p>—Et la couleur? fit Cornélius en tremblant.</p> + +<p>—Ah! répondit Rosa, c'est bien foncé.</p> + +<p>—Brun!</p> + +<p>—Oh! plus foncé.</p> + +<p>—Plus foncé, bonne Rosa, plus foncé! merci. Foncé comme l'ébène, foncé +comme...</p> + +<p>—Foncé comme l'encre avec laquelle je vous ai écrit.</p> + +<p>Cornélius poussa un cri de joie folle.</p> + +<p>Puis s'arrêtant tout à coup:</p> + +<p>—Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse +vous être comparé, Rosa.</p> + +<p>—Vraiment! dit Rosa, souriant à cette exaltation.</p> + +<p>—Rosa, vous avez tant travaillé, Rosa, vous avez tant fait pour moi; +Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire! Rosa, Rosa, +vous êtes ce que Dieu a créé de plus parfait sur la terre!</p> + +<p>—Après la tulipe cependant?</p> + +<p>—Ah! taisez-vous, mauvaise; taisez-vous! Par pitié, ne me gâtez pas ma +joie! Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est à ce point, dans deux +ou trois jours au plus tard elle va fleurir?</p> + +<p>—Demain ou après-demain, oui.</p> + +<p>—Oh! et je ne la verrai pas, s'écria Cornélius, en se renversant en +arrière, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit +adorer, comme je baise vos mains, Rosa, comme je baise vos cheveux, +comme je baise vos joues, quand par hasard elles se trouvent à portée du +guichet.</p> + +<p>Rosa approcha sa joue, non point par hasard, mais avec volonté; les +lèvres du jeune homme s'y collèrent avidement.</p> + +<p>—Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa.</p> + +<p>—Ah! non! non! Sitôt qu'elle sera ouverte, mettez-la bien à l'ombre, +Rosa, et à l'instant même, à l'instant, envoyez à Harlem prévenir le +président de la société d'horticulture que la grande tulipe noire est +fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous +trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa?</p> + +<p>Rosa sourit.</p> + +<p>—Oh oui! dit-elle.</p> + +<p>—Assez? demanda Cornélius.</p> + +<p>—J'ai trois cents florins.</p> + +<p>—Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il +vous faut envoyer, c'est vous-même, vous-même, Rosa, qui devez aller à +Harlem.</p> + +<p>—Mais pendant ce temps, la fleur?...</p> + +<p>—Oh! la fleur, vous l'emporterez. Vous comprenez bien qu'il ne faut pas +vous séparer d'elle un instant.</p> + +<p>—Mais en ne me séparant point d'elle, je me sépare de vous, M. +Cornélius, dit Rosa attristée.</p> + +<p>—Ah! c'est vrai, ma douce, ma chère Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont +méchants! Que leur ai-je donc fait? et pourquoi m'ont-ils privé de la +liberté? Vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh +bien, vous enverrez quelqu'un à Harlem, voilà; ma foi, le miracle est +assez grand pour que le président se dérange; il viendra lui-même à +Loewestein chercher la tulipe.</p> + +<p>Puis, s'arrêtant tout à coup et d'une voix tremblante:</p> + +<p>—Rosa! murmura Cornélius, Rosa! si elle allait ne pas être noire?</p> + +<p>—Dame! vous le saurez demain ou après-demain soir.</p> + +<p>—Attendre jusqu'au soir pour savoir cela, Rosa!... Je mourrai +d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal?</p> + +<p>—Je ferai mieux.</p> + +<p>—Que ferez-vous?</p> + +<p>—Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous +le dire moi-même. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous +glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre +la première et la deuxième inspection de mon père.</p> + +<p>—Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annonçant cette nouvelle, +c'est-à-dire un double bonheur.</p> + +<p>—Voilà dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte.</p> + +<p>—Oui! oui! dit Cornélius, oui! allez, Rosa, allez!</p> + +<p>Rosa se retira presque triste.</p> + +<p>Cornélius l'avait presque renvoyée.</p> + +<p>Il est vrai que c'était pour veiller sur la tulipe noire.</p> + + + +<h3><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII</h3> + +<p class="c">ÉPANOUISSEMENT</p> + + +<p>La nuit s'écoula bien douce, mais en même temps bien agitée pour +Cornélius. À chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa +l'appelait; il s'éveillait en sursaut, il allait à la porte, il +approchait son visage du guichet; le guichet était solitaire, le +corridor était vide.</p> + +<p>Sans doute Rosa veillait de son côté; mais plus heureuse que lui, elle +veillait sur la tulipe; elle avait là sous ses yeux la noble fleur, +cette merveille des merveilles, non seulement inconnue encore, mais crue +impossible.</p> + +<p>Que dirait le monde lorsqu'il apprendrait que la tulipe noire était +trouvée, qu'elle existait, et que c'était van Baërle le prisonnier qui +l'avait trouvée?</p> + +<p>Comme Cornélius eût envoyé loin de lui un homme qui fût venu lui +proposer la liberté en échange de sa tulipe!</p> + +<p>Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'était pas fleurie encore.</p> + +<p>La journée passa comme la nuit.</p> + +<p>La nuit vint, et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa légère comme un oiseau.</p> + +<p>—Eh bien? demanda Cornélius.</p> + +<p>—Eh bien! tout va à merveille. Cette nuit sans faute votre tulipe +fleurira!</p> + +<p>—Et fleurira noire?</p> + +<p>—Noire comme du jais.</p> + +<p>—Sans une seule tache d'une autre couleur?</p> + +<p>—Sans une seule tache.</p> + +<p>—Bonté du Ciel! Rosa, j'ai passé la nuit à rêver, à vous d'abord...</p> + +<p>Rosa fit un petit signe d'incrédulité.</p> + +<p>—Puis à ce que nous devions faire.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! voilà ce que j'ai décidé. La tulipe fleurie, quand il sera +constaté qu'elle est noire et parfaitement noire, il vous faut trouver +un messager.</p> + +<p>—Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouvé.</p> + +<p>—Un messager sûr?</p> + +<p>—Un messager dont je réponds, un de mes amoureux.</p> + +<p>—Ce n'est pas Jacob, j'espère?</p> + +<p>—Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un garçon +alerte, de vingt-cinq à vingt-six ans.</p> + +<p>—Diable!</p> + +<p>—Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'âge, puisque +vous-même vous avez fixé l'âge de vingt-six à vingt-huit ans.</p> + +<p>—Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme?</p> + +<p>—Comme sur moi, il se jetterait de son bateau dans le Wahal ou dans la +Meuse, à mon choix, si je le lui ordonnais.</p> + +<p>—Eh bien, Rosa, en dix heures ce garçon peut être à Harlem; vous me +donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de +l'encre, et j'écrirai, ou plutôt vous écrirez, vous; moi, pauvre +prisonnier, peut-être verrait-on, comme voit votre père, une +conspiration là-dessous. Vous écrirez au président de la société +d'horticulture, et, j'en suis certain, le président viendra.</p> + +<p>—Mais s'il tarde?</p> + +<p>—Supposez qu'il tarde un jour, deux jours même; mais c'est impossible, +un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une +minute, pas une seconde à se mettre en route pour voir la huitième +merveille du monde. Mais, comme je le disais, tardât-il un jour, +tardât-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La +tulipe vue par le président, le procès-verbal dressé par lui, tout est +dit, vous gardez un double du procès-verbal, Rosa, et vous lui confiez +la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-mêmes, Rosa, elle n'eût +quitté mes bras que pour passer dans les vôtres; mais c'est un rêve +auquel il ne faut pas songer, continua Cornélius en soupirant; d'autres +yeux la verront défleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que ne la voie le +président, ne la laissez voir à personne. La tulipe noire, bon Dieu! si +quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!...</p> + +<p>—Oh!</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas dit vous-même ce que vous craignez à l'endroit de +votre amoureux Jacob? On vole bien un florin, pourquoi n'en volerait-on +pas cent mille?</p> + +<p>—Je veillerai, allez, soyez tranquille.</p> + +<p>—Si pendant que vous êtes ici elle allait s'ouvrir?</p> + +<p>—La capricieuse en est bien capable, dit Rosa.</p> + +<p>—Si vous la trouviez ouverte en rentrant?</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Ah! Rosa, du moment où elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura +pas un moment à perdre pour prévenir le président.</p> + +<p>—Et vous prévenir, vous. Oui, je comprends.</p> + +<p>Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence à comprendre +une faiblesse, sinon à s'y habituer.</p> + +<p>—Je retourne auprès de la tulipe, M. van Baërle, et aussitôt ouverte, +vous êtes prévenu; aussitôt vous prévenu, le messager part.</p> + +<p>—Rosa, Rosa, je ne sais plus à quelle merveille du ciel ou de la terre +vous comparer.</p> + +<p>—Comparez-moi à la tulipe noire, M. Cornélius, et je serai bien +flattée, je vous jure; disons-nous donc au revoir, M. Cornélius.</p> + +<p>—Oh! dites: Au revoir, mon ami.</p> + +<p>—Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consolée.</p> + +<p>—Dites: Mon ami bien-aimé.</p> + +<p>—Oh! mon ami...</p> + +<p>—Bien-aimé, Rosa, je vous en supplie, bien-aimé, bien-aimé, n'est-ce +pas?</p> + +<p>—Bien-aimé, oui, bien-aimé, fit Rosa palpitante, enivrée, folle de +joie.</p> + +<p>—Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aimé, dites aussi bienheureux, +dites heureux comme jamais homme n'a été heureux et béni sous le ciel. +Il ne me manque qu'une chose, Rosa.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Votre joue, votre joue fraîche, votre joue rose, votre joue veloutée. +Oh! Rosa, de votre volonté, non plus par surprise, non plus par +accident, Rosa. Ah!</p> + +<p>Le prisonnier acheva sa prière dans un soupir; il venait de rencontrer +les lèvres de la jeune fille, non plus par accident, non plus par +surprise, comme cent ans plus tard Saint-Preux devait rencontrer les +lèvres de Julie.</p> + +<p>Rosa s'enfuit. Cornélius resta l'âme suspendue à ses lèvres, le visage +collé au guichet. Cornélius étouffait de joie et de bonheur, il ouvrit +sa fenêtre et contempla longtemps, avec un cœur gonflé de joie, l'azur +sans nuages du ciel, la lune qui argentait le double fleuve, ruisselant +par-delà les collines. Il se remplit les poumons d'air généreux et pur, +l'esprit de douces idées, l'âme de reconnaissance et d'admiration +religieuse.</p> + +<p>—Oh! vous êtes toujours là-haut, mon Dieu! s'écria-t-il à demi +prosterné, les yeux ardemment tendus vers les étoiles; pardonnez-moi +d'avoir presque douté de vous ces jours derniers; vous vous cachiez +derrière vos nuages, et un instant j'ai cessé de vous voir, Dieu bon, +Dieu éternel, Dieu miséricordieux! Mais aujourd'hui, mais ce soir, mais +cette nuit, oh! je vous vois tout entier dans le miroir de vos cieux et +surtout dans le miroir de mon cœur.</p> + +<p>Il était guéri, le pauvre malade, il était libre, le pauvre prisonnier!</p> + +<p>Pendant une partie de la nuit Cornélius demeura suspendu aux barreaux de +sa fenêtre, l'oreille au guet, concentrant ses cinq sens en un seul, ou +plutôt en deux seulement: il regardait et écoutait.</p> + +<p>Il regardait le ciel, il écoutait la terre.</p> + +<p>Puis, l'œil tourné de temps en temps vers le corridor:</p> + +<p>—Là-bas, disait-il, est Rosa, Rosa qui veille comme moi, comme moi +attendant de minute en minute. Là-bas, sous les yeux de Rosa, est la +fleur mystérieuse, qui vit, qui s'entr'ouvre, qui s'ouvre; peut-être en +ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts délicats +et tiédis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-être touche-t-elle de +ses lèvres son calice entr'ouvert. Effleure-le avec précaution, Rosa. +Rosa, tes lèvres brûlent. Peut-être en ce moment, mes deux amours se +caressent-ils sous le regard de Dieu.</p> + +<p>En ce moment, une étoile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui +séparait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein.</p> + +<p>Cornélius tressaillit.</p> + +<p>—Ah! dit-il, voilà Dieu qui envoie une âme à ma fleur. Et comme s'il +eût deviné juste, presque au même moment, le prisonnier entendit dans le +corridor des pas légers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une +robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui +disait:</p> + +<p>—Cornélius, mon ami, mon ami bien-aimé et bien heureux, venez, venez +vite.</p> + +<p>Cornélius ne fit qu'un bon de la croisée au guichet. Cette fois encore +ses lèvres rencontrèrent les lèvres murmurantes de Rosa, qui lui dit +dans un baiser:</p> + +<p>—Elle est ouverte, elle est noire, la voilà!</p> + +<p>—Comment, la voilà! s'écria Cornélius, détachant ses lèvres des lèvres +de la jeune fille.</p> + +<p>—Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande +joie: la voilà, tenez.</p> + +<p>Et, d'une main, elle leva à la hauteur du guichet, une petite lanterne +sourde, qu'elle venait de faire lumineuse; tandis qu'à la même hauteur +elle levait, de l'autre, la miraculeuse tulipe.</p> + +<p>Cornélius jeta un cri et pensa s'évanouir.</p> + +<p>—Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me récompensez de mon +innocence et de ma captivité, puisque vous avez fait pousser ces deux +fleurs au guichet de ma prison.</p> + +<p>—Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrassée tout à l'heure.</p> + +<p>Cornélius retenant son haleine toucha du bout des lèvres la pointe de la +fleur, et jamais baiser donné aux lèvres d'une femme, fût-ce aux lèvres +de Rosa, ne lui entra si profondément dans le cœur.</p> + +<p>La tulipe était belle, splendide, magnifique; sa tige avait plus de +dix-huit pouces de hauteur; elle s'élançait du sein de quatre feuilles +vertes, lisses, droites comme des fers de lance; sa fleur tout entière +était noire et brillante comme du jais.</p> + +<p>—Rosa, dit Cornélius tout haletant, Rosa, plus un instant à perdre, il +faut écrire la lettre.</p> + +<p>—Elle est écrite, mon bien-aimé Cornélius, dit Rosa.</p> + +<p>—En vérité!</p> + +<p>—Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'écrivais, moi, car je ne voulais +pas qu'un seul instant fût perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous +la trouvez bien.</p> + +<p>Cornélius prit la lettre et lut, sur une écriture qui avait encore fait +de grands progrès depuis le petit mot qu'il avait reçu de Rosa:</p> + +<div class="lettre"> +<p>«Monsieur le président,</p> + +<p>«La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-être. Aussitôt +ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-même +en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la +fille du geôlier Gryphus, presque aussi prisonnière que les prisonniers +de mon père. Je ne pourrai donc vous porter cette merveille. C'est +pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-même.</p> + +<p>«Mon désir est qu'elle s'appelle <i>Rosa Barlænsis</i>.</p> + +<p>«Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire... Venez M. le +président, venez.</p> + +<p>«J'ai l'honneur d'être votre humble servante.</p> + +<p class="r smcap">«ROSA GRYPHUS.»</p> +</div> + +<p>—C'est cela, c'est cela, chère Rosa. Cette lettre est à merveille. Je +ne l'eusse point écrite avec cette simplicité. Au congrès, vous donnerez +tous les renseignements qui vous seront demandés. On saura comment la +tulipe a été créée, à combien de soins, de veilles, de craintes, elle a +donné lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant à perdre... Le +messager! le messager!</p> + +<p>—Comment s'appelle le président?</p> + +<p>—Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer +van Herysen, le bourgmestre de Harlem... Donnez, Rosa, donnez.</p> + +<p>Et, d'une main tremblante, Cornélius écrivit sur la lettre:</p> + +<div class="lettre"> +<p>«À mynheer Peters van Herysen, bourgmestre et président de la Société +horticole de Harlem.»</p> +</div> + +<p>—Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Cornélius; et mettons-nous sous +la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gardés.</p> + + + +<h3><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII</h3> + +<p class="c">L'ENVIEUX</p> + + +<p>En effet, les pauvres jeunes gens avaient grand besoin d'être gardés par +la protection directe du Seigneur.</p> + +<p>Jamais ils n'avaient été si près du désespoir que dans ce moment même où +ils croyaient être certains de leur bonheur.</p> + +<p>Nous ne douterons point de l'intelligence de notre lecteur à ce point de +douter qu'il n'ait reconnu dans Jacob, notre ancien ami, ou plutôt notre +ancien ennemi, Isaac Boxtel.</p> + +<p>Le lecteur a donc deviné que Boxtel avait suivi du Buitenhof à +Loewestein l'objet de son amour et l'objet de sa haine:</p> + +<p>La tulipe noire et Cornélius van Baërle.</p> + +<p>Ce que tout autre tulipier et qu'un tulipier envieux n'eût jamais pu +découvrir, c'est-à-dire l'existence des caïeux et les ambitions du +prisonnier, l'envie l'avait fait, sinon découvrir, du moins deviner à +Boxtel.</p> + +<p>Nous l'avons vu, plus heureux sous le nom de Jacob que sous le nom +d'Isaac, faire amitié avec Gryphus, dont il arrosa la reconnaissance et +l'hospitalité pendant quelques mois avec le meilleur genièvre que l'on +eût jamais fabriqué du Texel à Anvers.</p> + +<p>Il endormit ses défiances; car nous l'avons vu, le vieux Gryphus était +défiant; il endormit ses défiances, disons-nous, en le flattant d'une +alliance avec Rosa.</p> + +<p>Il caressa en outre ses instincts de geôlier, après avoir flatté son +orgueil de père. Il caressa ses instincts de geôlier en lui peignant +sous les plus sombres couleurs le savant prisonnier que Gryphus tenait +sous ses verrous, et qui, au dire du faux Jacob, avait passé un pacte +avec Satan pour nuire à Son Altesse le prince d'Orange.</p> + +<p>Il avait d'abord aussi bien réussi près de Rosa, non pas en lui +inspirant des sentiments sympathiques—Rosa avait toujours fort peu aimé +mynheer Jacob—, mais en lui parlant mariage et passion folle, il avait +d'abord éteint tous les soupçons qu'elle eût pu avoir.</p> + +<p>Nous avons vu comment son imprudence à suivre Rosa dans le jardin +l'avait dénoncé aux yeux de la jeune fille, et comment les craintes +instinctives de Cornélius avaient mis les deux jeunes gens en garde +contre lui.</p> + +<p>Ce qui avait surtout inspiré des inquiétudes au prisonnier—notre +lecteur doit se rappeler cela—c'est cette grande colère dans laquelle +Jacob était entré contre Gryphus, à propos du caïeu écrasé.</p> + +<p>En ce moment, cette rage était d'autant plus grande, que Boxtel +soupçonnait bien Cornélius d'avoir un second caïeu, mais n'en était rien +moins que sûr.</p> + +<p>Ce fut alors qu'il épia Rosa et la suivit non seulement au jardin, mais +encore dans les corridors. Seulement, comme cette fois il la suivait +dans la nuit et nu-pieds, il ne fut ni vu ni entendu, excepté cette fois +où Rosa crut avoir vu passer quelque chose comme une ombre dans +l'escalier.</p> + +<p>Mais il était trop tard, Boxtel avait appris, de la bouche même du +prisonnier, l'existence du second caïeu.</p> + +<p>Dupe de la ruse de Rosa, qui avait fait semblant de l'enfouir dans la +plate-bande, et ne doutant pas que cette petite comédie n'eût été jouée +pour le forcer à se trahir, il redoubla de précautions et mit en jeu +toutes les ruses de son esprit pour continuer à épier les autres sans +être épié lui-même.</p> + +<p>Il vit Rosa transporter un grand pot de faïence de la cuisine de son +père dans sa chambre.</p> + +<p>Il vit Rosa laver, à grande eau, ses belles mains pleines de terre +qu'elle avait pétrie pour préparer à la tulipe le meilleur lit possible.</p> + +<p>Enfin il loua, dans un grenier, une petite chambre juste en face de la +fenêtre de Rosa, assez éloignée pour qu'on ne pût pas le reconnaître à +l'œil nu, mais assez proche pour qu'à l'aide de son télescope il pût +suivre tout ce qui se passait à Loewestein dans la chambre de la jeune +fille, comme il avait suivi à Dordrecht tout ce qui se passait dans le +séchoir de Cornélius.</p> + +<p>Il n'était pas installé depuis trois jours dans son grenier, qu'il +n'avait plus aucun doute.</p> + +<p>Dès le matin au soleil levant, le pot de faïence était sur la fenêtre, +et pareille à ces charmantes femmes de Miéris et de Metzu, Rosa +apparaissait à cette fenêtre encadrée par les premiers rameaux +verdissants de la vigne vierge et du chèvrefeuille.</p> + +<p>Rosa regardait le pot de faïence d'un œil qui dénonçait à Boxtel la +valeur réelle de l'objet renfermé dans le pot.</p> + +<p>Ce que renfermait le pot, c'était donc le deuxième caïeu, c'est-à-dire +la suprême espérance du prisonnier.</p> + +<p>Lorsque les nuits menaçaient d'être trop froides, Rosa rentrait le pot +de faïence.</p> + +<p>C'était bien cela: elle suivait les instructions de Cornélius, qui +craignait que le caïeu ne fût gelé.</p> + +<p>Quand le soleil devint plus chaud, Rosa rentrait le pot de faïence +depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi.</p> + +<p>C'était bien cela encore: Cornélius craignait que la terre ne fût +desséchée.</p> + +<p>Mais quand la lance de la fleur sortit de terre, Boxtel fut convaincu +tout à fait; elle n'était pas haute d'un pouce que, grâce à son +télescope, l'envieux n'avait plus de doute.</p> + +<p>Cornélius possédait deux caïeux, et le second caïeu était confié à +l'amour et aux soins de Rosa.</p> + +<p>Car, on le pense bien, l'amour des deux jeunes gens n'avait point +échappé à Boxtel.</p> + +<p>C'était donc ce second caïeu qu'il fallait trouver moyen d'enlever aux +soins de Rosa et à l'amour de Cornélius.</p> + +<p>Seulement, ce n'était pas chose facile.</p> + +<p>Rosa veillait sa tulipe comme une mère veillerait son enfant; mieux que +cela, comme une colombe couve ses œufs.</p> + +<p>Rosa ne quittait pas la chambre de la journée; il y avait plus, chose +étrange! Rosa ne quittait plus sa chambre le soir.</p> + +<p>Pendant sept jours, Boxtel épia inutilement Rosa; Rosa ne sortit point +de sa chambre.</p> + +<p>C'était pendant les sept jours de brouille qui rendirent Cornélius si +malheureux, en lui enlevant à la fois toute nouvelle de Rosa et de sa +tulipe.</p> + +<p>Rosa allait-elle bouder éternellement Cornélius? Cela eût rendu le vol +bien autrement difficile que ne l'avait cru d'abord mynheer Isaac.</p> + +<p>Nous disons vol, car Isaac s'était tout simplement arrêté à ce projet de +voler la tulipe; et, comme elle poussait dans le plus profond mystère, +comme les deux jeunes gens cachaient son existence à tout le monde, +comme on le croirait plutôt, lui, tulipier reconnu, qu'une jeune fille +étrangère à tous les détails de l'horticulture ou qu'un prisonnier +condamné pour crime de haute trahison, gardé, surveillé, épié, et qui +réclamerait mal du fond de son cachot; d'ailleurs, comme il serait +possesseur de la tulipe et qu'en fait de meubles et autres objets +transportables, la possession fait foi de la propriété, il obtiendrait +bien certainement le prix et serait bien certainement couronné en place +de Cornélius, et la tulipe, au lieu de s'appeler <i>tulipa nigra +Barlænsis</i>, s'appellerait <i>tulipa nigra Boxtellensis</i> ou <i>Boxtellea</i>.</p> + +<p>Mynheer Isaac n'était point encore fixé sur celui de ces deux noms qu'il +donnerait à la tulipe noire; mais comme tous deux signifiaient la même +chose, ce n'était point là le point important.</p> + +<p>Le point important, c'était de voler la tulipe.</p> + +<p>Mais, pour que Boxtel pût voler la tulipe, il fallait que Rosa sortît de +sa chambre.</p> + +<p>Aussi, fût-ce avec une véritable joie que Jacob ou Isaac, comme on +voudra, vit reprendre les rendez-vous accoutumés du soir.</p> + +<p>Il commença par profiter de l'absence de Rosa pour étudier sa porte.</p> + +<p>La porte fermait bien et à double tour, au moyen d'une serrure simple, +mais dont Rosa seule avait la clef.</p> + +<p>Boxtel eut l'idée de voler la clef à Rosa, mais outre que ce n'était pas +chose facile que de fouiller dans la poche de la jeune fille, Rosa +s'apercevant qu'elle avait perdu sa clef faisait changer la serrure, ne +sortait pas de sa chambre que la serrure ne fût changée, et Boxtel avait +commis un crime inutile.</p> + +<p>Mieux valait donc employer un autre moyen.</p> + +<p>Boxtel réunit toutes les clefs qu'il put trouver, et pendant que Rosa et +Cornélius passaient au guichet une de leurs heures fortunées, il les +essaya toutes.</p> + +<p>Deux entrèrent dans la serrure, une des deux fit le premier tour et ne +s'arrêta qu'au second.</p> + +<p>Il n'y avait donc que peu de chose à faire à cette clef.</p> + +<p>Boxtel l'enduisit d'une légère couche de cire et renouvela l'expérience.</p> + +<p>L'obstacle que la clef avait rencontré au second tour avait laissé son +empreinte sur la cire.</p> + +<p>Boxtel n'eût qu'à suivre cette empreinte avec le mordant d'une lime à la +lame étroite comme celle d'un couteau.</p> + +<p>Avec deux autres jours de travail, Boxtel mena sa clef à la perfection.</p> + +<p>La porte de Rosa s'ouvrit sans bruit, sans efforts, et Boxtel se trouva +dans la chambre de la jeune fille, seul à seul avec la tulipe.</p> + +<p>La première action condamnable de Boxtel avait été de passer par-dessus +un mur pour déterrer la tulipe; la seconde avait été de pénétrer dans le +séchoir de Cornélius par une fenêtre ouverte; la troisième de +s'introduire dans la chambre de Rosa avec une fausse clef.</p> + +<p>On le voit, l'envie faisait faire à Boxtel des pas rapides dans la +carrière du crime.</p> + +<p>Boxtel se trouva donc seul à seul avec la tulipe.</p> + +<p>Un voleur ordinaire eût mit le pot sous son bras et l'eût emporté.</p> + +<p>Mais Boxtel n'était point un voleur ordinaire, et il réfléchit.</p> + +<p>Il réfléchit en regardant la tulipe, à l'aide de sa lanterne sourde, +qu'elle n'était pas encore assez avancée pour lui donner la certitude +qu'elle fleurirait noire, quoique les apparences offrissent toute +probabilité.</p> + +<p>Il réfléchit que si elle ne fleurissait pas noire, ou que, si elle +fleurissait avec une tache quelconque, il aurait fait un vol inutile.</p> + +<p>Il réfléchit que le bruit de ce vol se répandrait, que l'on +soupçonnerait le voleur, d'après ce qui s'était passé dans le jardin, +que l'on ferait des recherches, et que, si bien qu'il cachât la tulipe, +il serait possible de la retrouver.</p> + +<p>Il réfléchit que, cachât-il la tulipe de façon à ce qu'elle ne fût pas +retrouvée, il pourrait, dans tous les transports qu'elle serait obligée +de subir, lui arriver malheur.</p> + +<p>Il réfléchit enfin que mieux valait, puisqu'il avait une clef de la +chambre de Rosa et pouvait y entrer quand il voulait, il réfléchit qu'il +valait mieux attendre la floraison, la prendre une heure avant qu'elle +s'ouvrît, ou une heure après qu'elle serait ouverte, et partir à +l'instant même sans retard pour Harlem, où, avant qu'on eût même +réclamé, la tulipe serait devant les juges.</p> + +<p>Alors, ce serait celui ou celle qui réclamerait que Boxtel accuserait de +vol.</p> + +<p>C'était un plan bien conçu et digne en tout point de celui qui le +concevait.</p> + +<p>Ainsi tous les soirs, pendant cette douce heure que les jeunes gens +passaient au guichet de la prison, Boxtel entrait dans la chambre de la +jeune fille, non pas pour violer le sanctuaire de virginité, mais pour +suivre les progrès que faisait la tulipe noire dans sa floraison.</p> + +<p>Le soir où nous sommes arrivés, il allait entrer comme les autres soirs; +mais, nous l'avons vu, les jeunes gens n'avaient échangé que quelques +paroles, et Cornélius avait renvoyé Rosa pour veiller sur la tulipe.</p> + +<p>En voyant Rosa entrer dans sa chambre, dix minutes après en être sortie, +Boxtel comprit que la tulipe avait fleuri ou allait fleurir.</p> + +<p>C'était donc pendant cette nuit-là que la grande partie allait se jouer; +aussi Boxtel se présenta-t-il chez Gryphus avec une provision de +genièvre double de coutume, c'est-à-dire avec une bouteille dans chaque +poche.</p> + +<p>Gryphus gris, Boxtel était maître de la maison à peu près.</p> + +<p>À onze heures, Gryphus était ivre mort. À deux heures du matin, Boxtel +vit sortir Rosa de sa chambre, mais visiblement elle tenait dans ses +bras un objet qu'elle portait avec précaution.</p> + +<p>Cet objet, c'était sans aucun doute la tulipe noire qui venait de +fleurir.</p> + +<p>Mais qu'allait-elle en faire?</p> + +<p>Allait-elle à l'instant même partir pour Harlem avec elle?</p> + +<p>Il n'était pas possible qu'une jeune fille entreprît seule, la nuit, un +pareil voyage.</p> + +<p>Allait-elle seulement montrer la tulipe à Cornélius? C'était probable.</p> + +<p>Il suivit Rosa pieds nus et sur la pointe du pied.</p> + +<p>Il la vit s'approcher du guichet.</p> + +<p>Il l'entendit appeler Cornélius.</p> + +<p>À la lueur de la lanterne sourde, il vit la tulipe ouverte, noire comme +la nuit dans laquelle il était caché.</p> + +<p>Il entendit tout le projet arrêté entre Cornélius et Rosa d'envoyer un +messager à Harlem.</p> + +<p>Il vit les lèvres des deux jeunes gens se toucher, puis il entendit +Cornélius renvoyer Rosa.</p> + +<p>Il vit Rosa éteindre la lanterne sourde et reprendre le chemin de sa +chambre.</p> + +<p>Il la vit rentrer dans sa chambre.</p> + +<p>Puis il la vit, dix minutes après, sortir de sa chambre et en fermer +avec soin la porte à double clef.</p> + +<p>Pourquoi fermait-elle cette porte avec tant de soin? C'est que derrière +cette porte elle enfermait la tulipe noire.</p> + +<p>Boxtel, qui voyait tout cela caché sur le palier de l'étage supérieur à +la chambre de Rosa, descendit une marche de son étage à lui, lorsque +Rosa descendait une marche du sien.</p> + +<p>De sorte que, lorsque Rosa touchait la dernière marche de l'escalier, de +son pied léger, Boxtel, d'une main plus légère encore, touchait la +serrure de la chambre de Rosa avec sa main.</p> + +<p>Et dans cette main, on doit le comprendre, était la fausse clef qui +ouvrait la porte de Rosa, ni plus ni moins facilement que la vraie.</p> + +<p>Voilà pourquoi nous avons dit au commencement de ce chapitre que les +pauvres jeunes gens avaient bien besoin d'être gardés par la protection +directe du Seigneur.</p> + + + +<h3><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV</h3> + +<p class="c">OÙ LA TULIPE NOIRE CHANGE DE MAÎTRE</p> + + +<p>Cornélius était resté à l'endroit où l'avait laissé Rosa, cherchant +presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son +bonheur.</p> + +<p>Une demi-heure s'écoula.</p> + +<p>Déjà les premiers rayons du jour entraient, bleuâtres et frais, à +travers les barreaux de la fenêtre dans la prison de Cornélius, +lorsqu'il tressaillit tout à coup à des pas qui montaient l'escalier et +à des cris qui se rapprochaient de lui.</p> + +<p>Presque au même moment, son visage se trouva en face du visage pâle et +décomposé de Rosa.</p> + +<p>Il recula, pâlissant lui-même d'effroi.</p> + +<p>—Cornélius! Cornélius! s'écria celle-ci haletante.</p> + +<p>—Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier.</p> + +<p>—Cornélius! la tulipe...</p> + +<p>—Eh bien?...</p> + +<p>—Comment vous dire cela?</p> + +<p>—Dites, dites, Rosa.</p> + +<p>—On nous l'a prise, on nous l'a volée.</p> + +<p>—On nous l'a prise, on nous l'a volée! s'écria Cornélius.</p> + +<p>—Oui, dit Rosa en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui, +prise, volée!</p> + +<p>Et, malgré elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses +genoux.</p> + +<p>—Mais comment cela? demanda Cornélius. Dites-moi, expliquez-moi...</p> + +<p>—Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus +dire: Mon bien-aimé.</p> + +<p>—Vous l'avez laissée seule! dit Cornélius avec un accent lamentable.</p> + +<p>—Un seul instant, pour aller prévenir notre messager qui demeure à +cinquante pas à peine, sur le bord du Wahal.</p> + +<p>—Et pendant ce temps, malgré mes recommandations, vous avez laissé la +clef à la porte, malheureuse enfant!</p> + +<p>—Non, non, non, la clef ne m'a point quittée; je l'ai constamment tenue +dans ma main, la serrant comme si j'eusse eu peur qu'elle ne m'échappât.</p> + +<p>—Mais alors comment cela se fait-il?</p> + +<p>—Le sais-je moi-même? J'avais donné la lettre à mon messager; mon +messager était parti devant moi; je rentre, la porte était fermée; +chaque chose était à sa place dans ma chambre, excepté la tulipe qui +avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procuré une clef de ma +chambre, ou en ait fait faire une fausse.</p> + +<p>Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Cornélius, immobile, +les traits altérés, écoutait presque sans comprendre, murmurant +seulement:</p> + +<p>—Volée, volée, volée! Je suis perdu.</p> + +<p>—Oh! M. Cornélius, grâce! grâce! criait Rosa, j'en mourrai.</p> + +<p>À cette menace de Rosa, Cornélius saisit les grilles du guichet, et les +étreignant avec fureur:</p> + +<p>—Rosa, s'écria-t-il, on nous a volés, c'est vrai, mais faut-il nous +laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mais réparable +peut-être, Rosa; nous connaissons le voleur.</p> + +<p>—Hélas! comment voulez-vous que je vous dise positivement?</p> + +<p>—Oh! je vous le dis, moi, c'est cet infâme Jacob. Le laisserons-nous +porter à Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles, +l'enfant de notre amour. Rosa, il faut le poursuivre, il faut le +rejoindre!</p> + +<p>—Mais comment faire tout cela, mon ami, sans découvrir à mon père que +nous étions d'intelligence? Comment, moi, une femme si peu libre, si peu +habile, comment parviendrai-je à ce but, que vous-même n'atteindriez +peut-être pas?</p> + +<p>—Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins +pas. Vous verrez si je ne découvre pas le voleur; vous verrez si je ne +lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier +grâce!</p> + +<p>—Hélas! dit Rosa en éclatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je +les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis +longtemps?</p> + +<p>—Votre père les a; votre infâme père, le bourreau qui m'a déjà écrasé +le premier caïeu de ma tulipe. Oh, le misérable, le misérable! il est +complice de Jacob.</p> + +<p>—Plus bas, plus bas, au nom du Ciel!</p> + +<p>—Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'écria Cornélius au paroxysme de +la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans +la prison.</p> + +<p>—Mon ami, par pitié.</p> + +<p>—Je vous dis, Rosa, que je vais démolir le cachot pierre à pierre.</p> + +<p>Et l'infortuné, de ses deux mains, dont la colère décuplait les forces, +ébranlait la porte à grand bruit, peu soucieux des éclats de sa voix qui +s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier.</p> + +<p>Rosa, épouvantée, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse +tempête.</p> + +<p>—Je vous dis que je tuerai l'infâme Gryphus, hurlait van Baërle; je +vous dis que je verserai son sang, comme il a versé celui de ma tulipe +noire.</p> + +<p>Le malheureux commençait à devenir fou.</p> + +<p>—Eh bien, oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui, +je lui prendrai ses clefs, oui, je vous ouvrirai; oui, mais calmez-vous, +mon Cornélius.</p> + +<p>Elle n'acheva point, un hurlement poussé devant elle interrompit sa +phrase.</p> + +<p>—Mon père! s'écria Rosa.</p> + +<p>—Gryphus! rugit van Baërle, ah! scélérat!</p> + +<p>Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, était monté sans qu'on pût +l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet.</p> + +<p>—Ah! vous me prendrez mes clefs, dit-il d'une voix étouffée par la +colère. Ah! cet infâme, ce monstre, ce conspirateur à pendre est votre +Cornélius! Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'État. C'est +bon!</p> + +<p>Rosa frappa dans ses deux mains avec désespoir.</p> + +<p>—Oh! continua Gryphus, passant de l'accent fiévreux de la colère à la +froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah! +monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon +sang! Très bien! rien que cela! Et de complicité avec ma fille! Jésus! +mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une +caverne de voleurs! Ah! M. le gouverneur saura tout ce matin, et Son +Altesse le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi: +«Quiconque se rebellera dans la prison (article 6).» Nous allons vous +donner une seconde édition du Buitenhof, monsieur le savant, et la bonne +édition celle-là. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et +vous, la belle, mangez des yeux votre Cornélius. Je vous avertis, mes +agneaux, que vous n'aurez plus cette félicité de conspirer ensemble. Çà, +qu'on descende, fille dénaturée. Et vous, monsieur le savant, au revoir; +soyez tranquille, au revoir!</p> + +<p>Rosa, folle de terreur et de désespoir, envoya un baiser à son ami; +puis, sans doute illuminée d'une pensée soudaine, elle se lança dans +l'escalier en disant:—Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon +Cornélius.</p> + +<p>Son père la suivit en hurlant.</p> + +<p>Quant au pauvre tulipier, il lâcha peu à peu les grilles que retenaient +ses doigts convulsifs: sa tête s'alourdit, ses yeux oscillèrent dans +leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en +murmurant:—Volée! on me l'a volée!</p> + +<p>Pendant ce temps, Boxtel sortit du château par la porte qu'avait ouverte +Rosa elle-même. Boxtel, la tulipe noire enveloppée dans un large +manteau, Boxtel s'était jeté dans une carriole qui l'attendait à Gorcum, +et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de +son départ précipité.</p> + +<p>Et maintenant que nous l'avons vu monter dans sa carriole, nous le +suivrons, si le lecteur y consent, jusqu'au terme de son voyage.</p> + +<p>Il marchait doucement; on ne fait pas impunément courir la poste à une +tulipe noire.</p> + +<p>Mais Boxtel, craignant de ne pas arriver assez tôt, fit fabriquer à +Delft une boîte garnie tout autour de belle mousse fraîche, dans +laquelle il encaissa sa tulipe; la fleur s'y trouvait si mollement +accoudée de tous les côtés avec de l'air par en haut, que la carriole +put prendre le galop, sans préjudice possible.</p> + +<p>Il arriva le lendemain matin à Harlem, harassé mais triomphant, changea +sa tulipe de pot, afin de faire disparaître toute trace de vol, brisa le +pot de faïence dont il jeta les tessons dans un canal, écrivit au +président de la société horticole une lettre dans laquelle il lui +annonçait qu'il venait d'arriver à Harlem avec une tulipe parfaitement +noire, s'installa dans une bonne hôtellerie avec sa fleur intacte.</p> + +<p>Et là attendit.</p> + + + +<h3><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV</h3> + +<p class="c">LE PRÉSIDENT VAN HERYSEN</p> + + +<p>Rosa, en quittant Cornélius, avait pris son parti.</p> + +<p>C'était de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne +jamais le revoir.</p> + +<p>Elle avait vu le désespoir du pauvre prisonnier, double et incurable +désespoir.</p> + +<p>En effet, d'un côté, c'était une séparation inévitable, Gryphus ayant à +la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous.</p> + +<p>De l'autre, c'était le renversement de toutes les espérances d'ambition +de Cornélius van Baërle, et ces espérances, il les nourrissait depuis +sept ans.</p> + +<p>Rosa était une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines +de force contre un malheur suprême, trouvent dans le malheur même +l'énergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le réparer.</p> + +<p>La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre, +pour voir si elle ne s'était pas trompée, et si la tulipe n'était point +dans quelque coin où elle eût échappé à ses regards. Mais Rosa chercha +vainement, la tulipe était toujours absente, la tulipe était toujours +volée.</p> + +<p>Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui étaient nécessaires, elle +prit ses trois cents florins d'épargne, c'est-à-dire toute sa fortune, +fouilla sous ses dentelles où était enfoui le troisième caïeu, le cacha +précieusement dans sa poitrine, ferma sa porte à double tour pour +retarder de tout le temps qu'il faudrait pour l'ouvrir le moment où sa +fuite serait connue, descendit l'escalier, sortit de la prison par la +porte qui, une heure auparavant, avait donné passage à Boxtel, se rendit +chez un loueur de chevaux et demanda à louer une carriole.</p> + +<p>Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'était justement celle +que Boxtel lui avait louée depuis la veille et avec laquelle il courait +sur la route de Delft.</p> + +<p>Nous disons sur la route de Delft, car il fallait faire un énorme détour +pour aller de Loewestein à Harlem; à vol d'oiseau la distance n'eût pas +été de moitié.</p> + +<p>Mais il n'y a que les oiseaux qui puissent voyager à vol d'oiseau en +Hollande, le pays le plus coupé de fleuves, de ruisseaux, de rivières, +de canaux et de lacs qu'il y ait au monde.</p> + +<p>Force fut donc à Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confié +facilement: le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du +concierge de la forteresse.</p> + +<p>Rosa avait un espoir, c'était de rejoindre son messager, bon et brave +garçon qu'elle emmènerait avec elle et qui lui servirait à la fois de +guide et de soutien.</p> + +<p>En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aperçut allongeant +le pas sur l'un des bas-côtés d'une charmante route qui côtoyait la +rivière.</p> + +<p>Elle mit son cheval au trot et le rejoignit.</p> + +<p>Le brave garçon ignorait l'importance de son message, et cependant +allait aussi bon train que s'il l'eût connue. En moins d'une heure il +avait déjà fait une lieue et demie.</p> + +<p>Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle +avait de lui. Le batelier se mit à sa disposition, promettant d'aller +aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui permît d'appuyer la main +soit sur la croupe de l'animal, soit sur son garrot.</p> + +<p>La jeune fille lui permit d'appuyer la main partout où il voudrait, +pourvu qu'il ne la retardât point.</p> + +<p>Les deux voyageurs étaient déjà partis depuis cinq heures et avaient +déjà fait plus de huit lieues, que le père Gryphus ne se doutait point +encore que la jeune fille eût quitté la forteresse.</p> + +<p>Le geôlier d'ailleurs, fort méchant homme au fond, jouissait du plaisir +d'avoir inspiré à sa fille une profonde terreur.</p> + +<p>Mais tandis qu'il se félicitait d'avoir à conter une si belle histoire +au compagnon Jacob, Jacob était aussi sur la route de Delft.</p> + +<p>Seulement, grâce à sa carriole, il avait déjà quatre lieues d'avance sur +Rosa et sur le batelier.</p> + +<p>Tandis qu'il se figurait Rosa tremblant ou boudant dans sa chambre, Rosa +gagnait du terrain.</p> + +<p>Personne, excepté le prisonnier, n'était donc où Gryphus croyait que +chacun était.</p> + +<p>Rosa paraissait si peu chez son père depuis qu'elle soignait sa tulipe, +que ce ne fut qu'à l'heure du dîner, c'est-à-dire à midi, que Gryphus +s'aperçut qu'au compte de son appétit, sa fille boudait depuis trop +longtemps.</p> + +<p>Il la fit appeler par un de ses porte-clefs; puis comme celui-ci +descendit en annonçant qu'il l'avait cherchée et appelée en vain, il +résolut de la chercher et de l'appeler lui-même.</p> + +<p>Il commença par aller droit à sa chambre; mais il eut beau frapper, Rosa +ne répondit point.</p> + +<p>On fit venir le serrurier de la forteresse; le serrurier ouvrit la +porte, mais Gryphus ne trouva pas plus Rosa que Rosa n'avait trouvé la +tulipe.</p> + +<p>Rosa, en ce moment, venait d'entrer à Rotterdam.</p> + +<p>Ce qui fait que Gryphus ne la trouva pas plus à la cuisine que dans sa +chambre, pas plus au jardin que dans la cuisine.</p> + +<p>Qu'on juge de la colère du geôlier, lorsqu'ayant battu les environs, il +apprit que sa fille avait loué un cheval, et, comme Bradamante ou +Clorinde, était partie en véritable chercheuse d'aventures, sans dire où +elle allait.</p> + +<p>Gryphus remonta furieux chez van Baërle, l'injuria, le menaça, secoua +tout son pauvre mobilier, lui promit le cachot, lui promit le cul de +basse-fosse, lui promit la faim et les verges.</p> + +<p>Cornélius, sans même écouter ce que disait le geôlier, se laissa +maltraiter, injurier, menacer, demeurant morne, immobile, anéanti, +insensible à toute émotion, mort à toute crainte.</p> + +<p>Après avoir cherché Rosa de tous les côtés, Gryphus chercha Jacob, et +comme il ne le trouva pas plus qu'il n'avait retrouvé sa fille, il +soupçonna dès ce moment Jacob de l'avoir enlevée.</p> + +<p>Cependant, la jeune fille, après avoir fait une halte de deux heures à +Rotterdam, s'était remise en route. Le soir même elle couchait à Delft, +et le lendemain elle arrivait à Harlem, quatre heures après que Boxtel y +était arrivé lui-même.</p> + +<p>Rosa se fit conduire tout d'abord chez le président de la société +horticole, maître van Herysen.</p> + +<p>Elle trouva le digne citoyen dans une situation que nous ne saurions +omettre de dépeindre, sans manquer à tous nos devoirs de peintre et +d'historien.</p> + +<p>Le président rédigeait un rapport au comité de la société.</p> + +<p>Ce rapport était sur grand papier et de la plus belle écriture du +président.</p> + +<p>Rosa se fit annoncer sous son simple nom de Rosa Gryphus; mais ce nom, +si sonore qu'il fût, était inconnu du président, car Rosa fut refusée. +Il est difficile de forcer les consignes en Hollande, pays des digues et +des écluses.</p> + +<p>Mais Rosa ne se rebuta point, elle s'était imposé une mission et s'était +juré à elle-même de ne se laisser abattre ni par les rebuffades, ni par +les brutalités, ni par les injures.</p> + +<p>—Annoncez à M. le président, dit-elle, que je viens lui parler pour la +tulipe noire.</p> + +<p>Ces mots, non moins magiques que le fameux: <i>Sésame, ouvre-toi</i>, des +<i>Mille et une Nuits</i>, lui servirent de <i>passe-porte</i>. Grâce à ces mots, +elle pénétra jusque dans le bureau du président van Herysen, qu'elle +trouva galamment en chemin pour venir à sa rencontre.</p> + +<p>C'était un bon petit homme au corps grêle, représentant assez exactement +la tige d'une fleur dont la tête formait le calice, deux bras vagues et +pendants simulaient la double feuille oblongue de la tulipe, un certain +balancement qui lui était habituel complétait sa ressemblance avec cette +fleur lorsqu'elle s'incline sous le souffle du vent.</p> + +<p>Nous avons dit qu'il s'appelait M. van Herysen.</p> + +<p>—Mademoiselle, s'écria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la +tulipe noire?</p> + +<p>Pour M. le président de la société horticole, la <i>tulipa nigra</i> était +une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualité de reine +des tulipes, envoyer des ambassadeurs.</p> + +<p>—Oui, monsieur, répondit Rosa, je viens du moins pour vous parler +d'elle.</p> + +<p>—Elle se porte bien? fit van Herysen avec un sourire de tendre +vénération.</p> + +<p>—Hélas! monsieur, je ne sais, dit Rosa.</p> + +<p>—Comment! lui serait-il donc arrivé quelque malheur?</p> + +<p>—Un bien grand, oui, monsieur, non pas à elle, mais à moi.</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—On me l'a volée.</p> + +<p>—On vous a volé la tulipe noire?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Savez-vous qui?</p> + +<p>—Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser.</p> + +<p>—Mais la chose sera facile à vérifier.</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—Depuis qu'on vous l'a volée, le voleur ne saurait être loin.</p> + +<p>—Pourquoi ne peut-il être loin?</p> + +<p>—Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures.</p> + +<p>—Vous avez vu la tulipe noire? s'écria Rosa en se précipitant vers M. +van Herysen.</p> + +<p>—Comme je vous vois, mademoiselle.</p> + +<p>—Mais où cela?</p> + +<p>—Chez votre maître, apparemment.</p> + +<p>—Chez mon maître?</p> + +<p>—Oui. N'êtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel?</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Sans doute, vous.</p> + +<p>—Mais pour qui donc me prenez-vous, monsieur?</p> + +<p>—Mais pour qui me prenez-vous, vous-même?</p> + +<p>—Monsieur, je vous prends, je l'espère, pour ce que vous êtes, +c'est-à-dire pour l'honorable M. van Herysen, bourgmestre de Harlem et +président de la société horticole.</p> + +<p>—Et vous venez me dire?</p> + +<p>—Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a volé ma tulipe.</p> + +<p>—Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez +mal mon enfant; ce n'est pas à vous, mais à M. Boxtel qu'on a volé la +tulipe.</p> + +<p>—Je vous répète, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M. +Boxtel et que voilà la première fois que j'entends prononcer ce nom.</p> + +<p>—Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une +tulipe noire?</p> + +<p>—Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa toute frissonnante.</p> + +<p>—Il y a celle de M. Boxtel, oui.</p> + +<p>—Comment est-elle?</p> + +<p>—Noire, pardieu!</p> + +<p>—Sans tache?</p> + +<p>—Sans une seule tache, sans le moindre point.</p> + +<p>—Et vous avez cette tulipe? Elle est déposée ici?</p> + +<p>—Non, mais elle y sera déposée, car je dois en faire l'exhibition au +comité avant que le prix ne soit décerné.</p> + +<p>—Monsieur, s'écria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit +propriétaire de la tulipe noire...</p> + +<p>—Et qui l'est en effet.</p> + +<p>—Monsieur, n'est-ce point un homme maigre?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Chauve?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Ayant l'œil hagard?</p> + +<p>—Je crois que oui.</p> + +<p>—Inquiet, voûté, jambes torses?</p> + +<p>—En vérité, vous faites le portrait, trait pour trait de M. Boxtel.</p> + +<p>—Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de faïence bleue et blanche à +fleurs jaunâtres qui représente une corbeille sur trois faces du pot?</p> + +<p>—Ah! quant à cela, j'en suis moins sûr, j'ai plus regardé la fleur que +le pot.</p> + +<p>—Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a été volée; monsieur, +c'est mon bien; monsieur, je viens le réclamer ici devant vous, à vous.</p> + +<p>—Oh! oh! fit M. van Herysen en regardant Rosa. Quoi! vous venez +réclamer ici la tulipe de M. Boxtel? Tudieu, vous êtes une hardie +commère.</p> + +<p>—Monsieur, dit Rosa un peu troublée de cette apostrophe, je ne dis pas +que je viens réclamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens +réclamer la mienne.</p> + +<p>—La vôtre?</p> + +<p>—Oui: celle que j'ai plantée, élevée moi-même.</p> + +<p>—Eh bien, allez trouver M. Boxtel à l'hôtellerie du Cygne blanc, vous +vous arrangerez avec lui; quant à moi, comme le procès me paraît aussi +difficile à juger que celui qui fût porté devant le feu roi Salomon, et +que je n'ai pas la prétention d'avoir sa sagesse, je me contenterai de +faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et +d'ordonnancer les cent mille florins à son inventeur. Adieu, mon enfant.</p> + +<p>—Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa.</p> + +<p>—Seulement, mon enfant, continua van Herysen, comme vous êtes jolie, +comme vous êtes jeune, comme vous n'êtes pas encore pervertie, recevez +mon conseil. Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal +et une prison à Harlem; de plus, nous sommes extrêmement chatouilleux +sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez. M. Isaac Boxtel, +hôtel du Cygne blanc.</p> + +<p>Et M. van Herysen, reprenant sa belle plume, continua son rapport +interrompu.</p> + + + +<h3><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI</h3> + +<p class="c">UN MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ HORTICOLE</p> + + +<p>Rosa éperdue, presque folle de joie et de crainte à l'idée que la tulipe +noire était retrouvée, prit le chemin de l'hôtellerie du Cygne blanc, +suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de +dévorer à lui seul dix Boxtels.</p> + +<p>Pendant la route, le batelier avait été mis au courant; il ne reculait +pas devant la lutte, au cas où une lutte s'engagerait; seulement, ce cas +échéant, il avait ordre de ménager la tulipe.</p> + +<p>Mais arrivée dans le Groote Markt, Rosa s'arrêta tout à coup; une pensée +subite venait de la saisir, semblable à cette Minerve d'Homère, qui +saisit Achille par les cheveux, au moment où la colère va l'emporter.</p> + +<p>—Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute énorme, j'ai perdu +peut-être et Cornélius, et la tulipe et moi!... J'ai donné l'éveil, j'ai +donné des soupçons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se +liguer contre moi, et alors je suis perdue... Oh! moi perdue, ce ne +serait rien, mais Cornélius, mais la tulipe!</p> + +<p>Elle se recueillit un moment.</p> + +<p>—Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel +n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a +découvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a été volée par un autre +que celui que je soupçonne, ou a déjà passé dans d'autres mains, si je +ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que +la tulipe est à moi? D'un autre côté, si je reconnais ce Boxtel pour le +faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons +ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit +du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-être +en ce moment.</p> + +<p>Cette prière faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle +demandait au ciel.</p> + +<p>Cependant un grand bruit bourdonnait à l'extrémité du Groote Markt. Les +gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, était insensible à +tout ce mouvement de la population.</p> + +<p>—Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le président.</p> + +<p>—Retournons, dit le batelier.</p> + +<p>Ils prirent la petite rue de la Paille qui les mena droit au logis de M. +van Herysen, lequel, de sa plus belle écriture et avec sa meilleure +plume, continuait à travailler à son rapport. Partout, sur son passage, +Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille +florins; la nouvelle courait déjà la ville. Rosa n'eut pas peu de peine +à pénétrer de nouveau chez M. van Herysen, qui cependant se sentit ému, +comme la première fois, au mot magique de la tulipe noire. Mais quand il +reconnut Rosa, dont il avait dans son esprit, fait une folle, ou pis que +cela, la colère le prit et il voulut la renvoyer.</p> + +<p>Mais Rosa joignit les mains, et avec cet accent d'honnête vérité qui +pénètre les cœurs:</p> + +<p>—Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas: écoutez, au +contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouvez me faire +rendre justice, du moins vous n'aurez pas à vous reprocher un jour, en +face de Dieu, d'avoir été complice d'une mauvaise action.</p> + +<p>Van Herysen trépignait d'impatience; c'était la seconde fois que Rosa le +dérangeait au milieu d'une rédaction à laquelle il mettait son double +amour-propre de bourgmestre et de président de la société horticole.</p> + +<p>—Mais mon rapport! s'écria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire!</p> + +<p>—Monsieur, continua Rosa avec la fermeté de l'innocence et de la +vérité, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposera, si vous ne +m'écoutez, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en +supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce M. +Boxtel, que je soutiens, moi, être M. Jacob, et je jure Dieu de lui +laisser la propriété de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et +son propriétaire.</p> + +<p>—Pardieu! la belle avance, dit van Herysen.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus?</p> + +<p>—Mais enfin, dit Rosa désespérée, vous êtes honnête homme, monsieur. Eh +bien, si non seulement vous alliez donner le prix à un homme pour une +œuvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une œuvre volée.</p> + +<p>Peut-être l'accent de Rosa avait-il amené une certaine conviction dans +le cœur de van Herysen et allait-il répondre plus doucement à la pauvre +fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait +purement et simplement être une augmentation du bruit que Rosa avait +déjà entendu, mais sans y attacher d'importance, au Groote Markt, et qui +n'avait pas eu le pouvoir de la réveiller de sa fervente prière.</p> + +<p>Des acclamations bruyantes ébranlèrent la maison.</p> + +<p>M. van Herysen prêta l'oreille à ces acclamations, qui pour Rosa +n'avaient point été un bruit d'abord, et maintenant n'étaient qu'un +bruit ordinaire.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela? s'écria le bourgmestre, qu'est-ce cela? Serait-il +possible et ai-je bien entendu?</p> + +<p>Et il se précipita vers son antichambre, sans plus se préoccuper de Rosa +qu'il laissa dans son cabinet.</p> + +<p>À peine arrivé dans son antichambre, M. van Herysen poussa un grand cri +en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule.</p> + +<p>Accompagné, ou plutôt suivi de la multitude, un jeune homme vêtu +simplement d'un habit de petit velours violet brodé d'argent montait +avec une noble lenteur les degrés de pierre, éclatants de blancheur et +de propreté.</p> + +<p>Derrière lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la +cavalerie.</p> + +<p>Van Herysen, se faisant faire place au milieu des domestiques effarés, +vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant, qui +causait toute cette rumeur.</p> + +<p>—Monseigneur, s'écria-t-il, monseigneur, Votre Altesse chez moi! +honneur éclatant à jamais pour mon humble maison.</p> + +<p>—Cher M. van Herysen, dit Guillaume d'Orange avec une sérénité qui, +chez lui, remplaçait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime +l'eau, la bière et les fleurs, quelquefois même ce fromage dont les +Français estiment le goût; parmi les fleurs, celles que je préfère sont +naturellement les tulipes. J'ai ouï dire à Leyde que la ville de Harlem +possédait enfin la tulipe noire, et, après m'être assuré que la chose +était vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au +président de la société d'horticulture.</p> + +<p>—Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Herysen ravi, quelle gloire pour +la société si ses travaux agréent à Votre Altesse.</p> + +<p>—Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait déjà +d'avoir trop parlé.</p> + +<p>—Hélas, non, monseigneur, je ne l'ai pas ici.</p> + +<p>—Et où est-elle?</p> + +<p>—Chez son propriétaire.</p> + +<p>—Quel est ce propriétaire?</p> + +<p>—Un brave tulipier de Dordrecht.</p> + +<p>—De Dordrecht?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et il s'appelle?...</p> + +<p>—Boxtel.</p> + +<p>—Il loge?</p> + +<p>—Au Cygne blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse +veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que +monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe à monseigneur.</p> + +<p>—C'est bien, mandez-le.</p> + +<p>—Oui, Votre Altesse. Seulement...</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Oh! rien d'important, monseigneur.</p> + +<p>—Tout est important dans ce monde, M. van Herysen.</p> + +<p>—Eh bien, monseigneur, une difficulté s'élevait.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Cette tulipe est déjà revendiquée par des usurpateurs. Il est vrai +qu'elle vaut cent mille florins.</p> + +<p>—En vérité!</p> + +<p>—Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires.</p> + +<p>—C'est un crime cela, M. van Herysen.</p> + +<p>—Oui, Votre Altesse.</p> + +<p>—Et, avez-vous les preuves de ce crime?</p> + +<p>—Non, monseigneur, la coupable...</p> + +<p>—La coupable, monsieur?...</p> + +<p>—Je veux dire, celle qui réclame la tulipe, monseigneur, est là, dans +la chambre à côté.</p> + +<p>—Là! Qu'en pensez-vous, M. van Herysen?</p> + +<p>—Je pense, monseigneur, que l'appât des cent mille florins l'aura +tentée.</p> + +<p>—Et elle réclame la tulipe?</p> + +<p>—Oui, monseigneur.</p> + +<p>—Et que dit-elle, de son côté, comme preuve?</p> + +<p>—J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entrée.</p> + +<p>—Écoutons-la, M. van Herysen, écoutons-la; je suis le premier magistrat +du pays, j'entendrai la cause et ferai justice.</p> + +<p>—Voilà mon roi Salomon trouvé, dit van Herysen en s'inclinant et en +montrant le chemin au prince.</p> + +<p>Celui-ci allait prendre le pas sur son interlocuteur, quand s'arrêtant +soudain:</p> + +<p>—Passez devant, dit-il, et appelez-moi monsieur.</p> + +<p>Ils entrèrent dans le cabinet.</p> + +<p>Rosa était toujours à la même place, appuyée à la fenêtre et regardant +par les vitres dans le jardin.</p> + +<p>—Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et +les jupes rouges de Rosa.</p> + +<p>Celle-ci se retourna au bruit, mais à peine vit-elle le prince, qui +s'asseyait à l'angle le plus obscur de l'appartement.</p> + +<p>Toute son attention, on le comprend, était pour cet important personnage +que l'on appelait van Herysen, et non pour cet humble étranger qui +suivait le maître de la maison, et qui probablement ne s'appelait pas +Monsieur.</p> + +<p>L'humble étranger prit un livre dans la bibliothèque et fit signe à van +Herysen de commencer l'interrogatoire.</p> + +<p>Van Herysen, toujours à l'invitation du jeune homme à l'habit violet, +s'assit à son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui +était accordée:</p> + +<p>—Ma fille, dit-il, vous me promettez la vérité, toute la vérité sur +cette tulipe?</p> + +<p>—Je vous la promets.</p> + +<p>—Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de +la société horticole.</p> + +<p>—Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous ai point dit +déjà?</p> + +<p>—Eh bien alors?</p> + +<p>—Alors, j'en reviendrai à la prière que je vous ai adressée.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas +pour la mienne, je le dirai franchement; mais si je la reconnais, je la +réclamerai, dussé-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-même, +mes preuves à la main!</p> + +<p>—Vous avez donc des preuves, la belle enfant?</p> + +<p>—Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira.</p> + +<p>Van Herysen échangea un regard avec le prince, qui, depuis les premiers +mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce +n'était point la première fois que cette voix douce frappât ses +oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Herysen +continua l'interrogatoire.</p> + +<p>—Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous êtes la +propriétaire de la tulipe noire?</p> + +<p>—Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plantée +et cultivée dans ma propre chambre.</p> + +<p>—Dans votre chambre, et où était votre chambre?</p> + +<p>—À Loewestein.</p> + +<p>—Vous êtes à Loewestein?</p> + +<p>—Je suis la fille du geôlier de la forteresse.</p> + +<p>Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:—Ah! c'est cela, je +me rappelle maintenant.</p> + +<p>Et tout en faisant semblant de lire, il regarda Rosa avec plus +d'attention encore qu'auparavant.</p> + +<p>—Et vous aimez les fleurs? continua van Herysen.</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Alors, vous êtes une savante fleuriste?</p> + +<p>Rosa hésita un instant, puis avec un accent tiré du plus profond de son +cœur:</p> + +<p>—Messieurs, je parle à des gens d'honneur? dit-elle.</p> + +<p>L'accent était si vrai, que van Herysen et le prince répondirent tous +deux en même temps par un mouvement de tête affirmatif.</p> + +<p>—Eh bien, non, ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non! +moi je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la +Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni écrire. Non! +la tulipe n'a pas été trouvée par moi-même.</p> + +<p>—Et par qui a-t-elle été trouvée?</p> + +<p>—Par un pauvre prisonnier de Loewestein.</p> + +<p>—Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince.</p> + +<p>Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit à son tour.</p> + +<p>—Par un prisonnier d'État alors, continua le prince, car à Loewestein, +il n'y a que des prisonniers d'État?</p> + +<p>Et il se remit à lire, ou du moins fit semblant de se remettre à lire.</p> + +<p>—Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'État.</p> + +<p>Van Herysen pâlit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil +témoin.</p> + +<p>—Continuez, dit froidement Guillaume au président de la société +horticole.</p> + +<p>—Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant à celui qu'elle croyait son +véritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravement.</p> + +<p>—En effet, dit van Herysen, les prisonniers d'État doivent être au +secret à Loewestein.</p> + +<p>—Hélas! monsieur.</p> + +<p>—Et, d'après ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profité +de votre position comme fille du geôlier et que vous auriez communiqué +avec lui pour cultiver des fleurs?</p> + +<p>—Oui, monsieur, murmura Rosa éperdue; oui, je suis forcée de l'avouer, +je le voyais tous les jours.</p> + +<p>—Malheureuse! s'écria M. van Herysen.</p> + +<p>Le prince leva la tête en observant l'effroi de Rosa et la pâleur du +président.</p> + +<p>—Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentuée, cela ne regarde +pas les membres de la société horticole; ils ont à juger de la tulipe +noire et ne connaissent pas les délits politiques. Continuez, jeune +fille, continuez.</p> + +<p>Van Herysen, par un éloquent regard, remercia au nom des tulipes le +nouveau membre de la société horticole.</p> + +<p>Rosa, rassurée par cette espèce d'encouragement que lui avait donné +l'inconnu, raconta tout ce qui s'était passé depuis trois mois, tout ce +qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des +duretés de Gryphus, de la destruction du premier caïeu, de la douleur du +prisonnier, des précautions prises pour que le second caïeu arrivât +bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur +séparation; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait +plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait éprouvée à leur +réunion, enfin de leur désespoir à tous deux lorsqu'ils avaient su que +la tulipe qui venait de fleurir leur avait été volée une heure après sa +floraison.</p> + +<p>Tout cela était dit avec un accent de vérité qui laissait le prince +impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son +effet sur M. van Herysen.</p> + +<p>—Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissiez ce +prisonnier.</p> + +<p>Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfonça dans +l'ombre, comme s'il eût voulu fuir ce regard.</p> + +<p>—Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Parce qu'il n'y a que quatre mois que le geôlier Gryphus et sa fille +sont à Loewestein.</p> + +<p>—C'est vrai, monsieur.</p> + +<p>—Et à moins que vous n'ayez sollicité le changement de votre père pour +suivre quelque prisonnier qui aurait été transporté de la Haye à +Loewestein...</p> + +<p>—Monsieur! fit Rosa en rougissant.</p> + +<p>—Achevez, dit Guillaume.</p> + +<p>—Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier à la Haye.</p> + +<p>—Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume.</p> + +<p>En ce moment l'officier qui avait été envoyé près de Boxtel rentra et +annonça au prince que celui qu'il était allé quérir le suivait avec sa +tulipe.</p> + + + +<h3><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII</h3> + +<p class="c">LE TROISIÈME CAÏEU</p> + + +<p>L'annonce du retour de Boxtel était à peine faite, que Boxtel entra en +personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant +dans une caisse le précieux fardeau, qui fut déposé sur une table.</p> + +<p>Le prince, prévenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se +tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur où +lui-même avait placé son fauteuil.</p> + +<p>Rosa, palpitante, pâle, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitât à +aller voir à son tour.</p> + +<p>Elle entendit la voix de Boxtel.</p> + +<p>—C'est lui! s'écria-t-elle.</p> + +<p>Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte +entr'ouverte.</p> + +<p>—C'est ma tulipe, s'écria Rosa, c'est elle, je la reconnais. Ô mon +pauvre Cornélius.</p> + +<p>Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'à la porte, où +il demeura un instant dans la lumière.</p> + +<p>Les yeux de Rosa s'arrêtèrent sur lui. Plus que jamais elle était +certaine que ce n'était pas la première fois qu'elle voyait cet +étranger.</p> + +<p>—M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici.</p> + +<p>Boxtel accourut avec empressement et se trouva face à face avec +Guillaume d'Orange.</p> + +<p>—Son Altesse! s'écria-t-il en reculant.</p> + +<p>—Son Altesse! répéta Rosa tout étourdie.</p> + +<p>À cette exclamation partie à sa gauche, Boxtel se retourna et aperçut +Rosa.</p> + +<p>À cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une +pile de Volta.</p> + +<p>—Ah! murmura le prince se parlant à lui-même, il est troublé.</p> + +<p>Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-même, s'était déjà remis.</p> + +<p>—M. Boxtel, dit Guillaume, il paraît que vous avez trouvé le secret de +la tulipe noire?</p> + +<p>—Oui, monseigneur, répondit Boxtel d'une voix où perçait un peu de +trouble.</p> + +<p>Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'émotion que le tulipier +avait éprouvée en reconnaissant Guillaume.</p> + +<p>—Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prétend l'avoir +trouvé aussi.</p> + +<p>Boxtel sourit de dédain et haussa les épaules.</p> + +<p>Guillaume suivait tous ses mouvements avec un intérêt de curiosité +remarquable.</p> + +<p>—Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince.</p> + +<p>—Non, monseigneur.</p> + +<p>—Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel?</p> + +<p>—Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Je veux dire qu'à Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel +se faisait appeler M. Jacob.</p> + +<p>—Que dites-vous à cela, M. Boxtel?</p> + +<p>—Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur.</p> + +<p>—Vous niez avoir jamais été à Loewestein?</p> + +<p>Boxtel hésita; l'œil fixe et impérieusement scrutateur, le prince +l'empêchait de mentir.</p> + +<p>—Je ne puis nier avoir été à Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir +volé la tulipe.</p> + +<p>—Vous me l'avez volée et dans ma chambre! s'écria Rosa indignée.</p> + +<p>—Je le nie.</p> + +<p>—Écoutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour où je +préparai la plate-bande où je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie +dans le jardin où j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-là +vous être précipité, après ma sortie, sur l'endroit où vous espériez +trouver le caïeu? Niez-vous avoir fouillé la terre avec vos mains, mais +inutilement, Dieu merci! car ce n'était qu'une ruse pour reconnaître vos +intentions? Dites, niez-vous tout cela?</p> + +<p>Boxtel ne jugea point à propos de répondre à ces diverses +interrogations. Mais laissant la polémique entamée avec Rosa et se +retournant vers le prince:</p> + +<p>—Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes à +Dordrecht; j'ai même acquis dans cet art une certaine réputation: une de +mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai dédiée au roi +de Portugal. Maintenant voici la vérité. Cette jeune fille savait que +j'avais trouvé la tulipe noire, et de concert avec un certain amant +qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a formé le +projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que +je gagnerai, j'espère, grâce à votre justice.</p> + +<p>—Oh! s'écria Rosa outrée de colère.</p> + +<p>—Silence, dit le prince.</p> + +<p>Puis se tournant vers Boxtel:</p> + +<p>—Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites être l'amant de +cette jeune fille?</p> + +<p>Rosa faillit s'évanouir, car le prisonnier était recommandé par le +prince comme un grand coupable.</p> + +<p>Rien ne pouvait être plus agréable à Boxtel que cette question.</p> + +<p>—Quel est ce prisonnier? répéta-t-il.</p> + +<p>—Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera à +Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probité. Ce prisonnier +est un criminel d'État, condamné une fois à mort.</p> + +<p>—Et qui s'appelle...?</p> + +<p>Rosa cacha sa tête dans ses deux mains avec un mouvement désespéré.</p> + +<p>—Qui s'appelle Cornélius van Baërle, dit Boxtel et qui est le propre +filleul de ce scélérat de Corneille de Witt.</p> + +<p>Le prince tressaillit. Son œil calme jeta une flamme, et le froid de la +mort s'étendit de nouveau sur son visage immobile.</p> + +<p>Il alla à Rosa et lui fit du doigt signe d'écarter ses mains de son +visage.</p> + +<p>Rosa obéit, comme eût fait sans voir une femme soumise à un pouvoir +magnétique.</p> + +<p>—C'est donc pour suivre cet homme que vous êtes venue me demander à +Leyde le changement de votre père?</p> + +<p>Rosa baissa la tête et s'affaissa écrasée en murmurant:</p> + +<p>—Oui, monseigneur.</p> + +<p>—Poursuivez, dit le prince à Boxtel.</p> + +<p>—Je n'ai rien à dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout. +Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire +rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu à Loewestein parce +que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux +Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demandée en +mariage, et comme je n'étais pas riche, imprudent que j'étais, je lui ai +confié mon espérance de toucher cent mille florins; et pour justifier +cette espérance, je lui ai montré la tulipe noire. Alors, comme son +amant, à Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il +tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont comploté ma +perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a été enlevée de +chez moi par cette jeune fille, portée dans sa chambre, où j'ai eu le +bonheur de la reprendre au moment où elle avait l'audace d'expédier un +messager pour annoncer à MM. les membres de la société d'horticulture +qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas +démontée pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a +gardée dans sa chambre, l'aura-t-elle montrée à quelques personnes +qu'elle appellera en témoignage? Mais heureusement, monseigneur, vous +voilà prévenu contre cette intrigue et ses témoins.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infâme! gémit Rosa en larmes, en se jetant +aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en +pitié son horrible angoisse.</p> + +<p>—Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour +vous avoir ainsi conseillée; car vous êtes si jeune et vous avez l'air +si honnête, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous.</p> + +<p>—Monseigneur! monseigneur! s'écria Rosa, Cornélius n'est pas coupable.</p> + +<p>Guillaume fit un mouvement.</p> + +<p>—Pas coupable de vous avoir conseillée. C'est cela que vous voulez +dire, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Je veux dire, monseigneur, que Cornélius n'est pas plus coupable du +second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier.</p> + +<p>—Du premier? Et savez-vous quel a été ce premier crime? Savez-vous de +quoi il a été accusé et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille +de Witt, caché la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de +Louvois.</p> + +<p>—Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il fût détenteur de cette +correspondance; il l'ignorait entièrement. Eh! mon Dieu! il me l'eût +dit. Est-ce que ce cœur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'eût +caché? Non, non, monseigneur, je le répète, dussé-je encourir votre +colère, Cornélius n'est pas plus coupable du premier crime que du +second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon +Cornélius, monseigneur!</p> + +<p>—Un de Witt! s'écria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaît que trop, +puisqu'il lui a déjà fait une fois grâce de la vie.</p> + +<p>—Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'État, je l'ai déjà dit, ne +sont point du ressort de la société horticole de Harlem.</p> + +<p>Puis, fronçant le sourcil:</p> + +<p>—Quant à la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice +sera faite.</p> + +<p>Boxtel salua, le cœur plein de joie, et reçut les félicitations du +président.</p> + +<p>—Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli +commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable +paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir +même... mais il ne doit pas voler.</p> + +<p>—Voler! s'écria Rosa, voler! lui, Cornélius, oh! monseigneur, prenez +garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le +tueraient plus sûrement que n'eût fait l'épée du bourreau sur le +Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme +qui l'a commis.</p> + +<p>—Prouvez-le, dit froidement Boxtel.</p> + +<p>—Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne +avec énergie.</p> + +<p>Puis se retournant vers Boxtel:</p> + +<p>—La tulipe était à vous?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Combien avait-elle de caïeux?</p> + +<p>Boxtel hésita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait +pas cette question si les deux caïeux connus existaient seuls.</p> + +<p>—Trois, dit-il.</p> + +<p>—Que sont devenus ces caïeux? demanda Rosa.</p> + +<p>—Ce qu'ils sont devenus?... l'un a avorté, l'autre a donné la tulipe +noire...</p> + +<p>—Et le troisième?</p> + +<p>—Le troisième?</p> + +<p>—Le troisième, où est-il?</p> + +<p>—Le troisième est chez moi, dit Boxtel tout troublé.</p> + +<p>—Chez vous? Où cela? À Loewestein ou à Dordrecht?</p> + +<p>—À Dordrecht, dit Boxtel.</p> + +<p>—Vous mentez! s'écria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant +vers le prince, la véritable histoire de ces trois caïeux, je vais vous +la dire, moi. Le premier a été écrasé par mon père dans la chambre du +prisonnier, et cet homme le sait bien, car il espérait s'en emparer, et +quand il vit cet espoir déçu, il faillit se brouiller avec mon père qui +le lui enlevait. Le second, soigné par moi, a donné la tulipe noire, et +le troisième, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le +troisième le voici dans le même papier qui l'enveloppait avec les deux +autres quand, au moment de monter sur l'échafaud, Cornélius van Baërle +me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez.</p> + +<p>Et Rosa, démaillotant le caïeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au +prince, qui le prit de ses mains et l'examina.</p> + +<p>—Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir volé +comme la tulipe? balbutia Boxtel effrayé de l'attention avec laquelle le +prince examinait le caïeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait +quelques lignes tracées sur le papier resté entre ses mains.</p> + +<p>Tout à coup les yeux de la jeune fille s'enflammèrent, elle relut +haletante ce papier mystérieux, et poussant un cri en tendant le papier +au prince:</p> + +<p>—Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume +passa le troisième caïeu au président, prit le papier et lut. À peine +Guillaume eut-il jeté les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main +trembla comme si elle était prête à laisser échapper le papier; ses yeux +prirent une effrayante expression de douleur et de pitié. Cette feuille, +que venait de lui remettre Rosa, était la page de la Bible que Corneille +de Witt avait envoyée à Dordrecht, par Craeke, le messager de son frère +Jean, pour prier Cornélius de brûler la correspondance du grand +pensionnaire avec Louvois. Cette prière, on se le rappelle, était conçue +en ces termes:</p> + +<div class="lettre"> +<p class="addr">«Cher filleul,</p> + +<p>«Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans +l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre +de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé +Jean et Corneille.</p> + +<p>«Adieu et aime-moi.</p> + + +<p class="r">«Corneille <span class="smcap">de Witt.</span>»</p> + +<p class="addrr">«20 août 1672.</p> +</div> + +<p>Cette feuille était à la fois la preuve de l'innocence de van Baërle et +son titre de propriété aux caïeux de la tulipe.</p> + +<p>Rosa et le stathouder échangèrent un seul regard.</p> + +<p>Celui de Rosa voulait dire: «Vous voyez bien!»</p> + +<p>Celui du stathouder signifiait: «Silence et attends!»</p> + +<p>Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son +front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard +plonger avec sa pensée dans cet abîme sans fond et sans ressource qu'on +appelle le repentir et la honte du passé.</p> + +<p>Bientôt relevant la tête avec effort:</p> + +<p>—Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis.</p> + +<p>Puis au président:</p> + +<p>—Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune +fille et la tulipe. Adieu.</p> + +<p>Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courbé sous l'immense bruit +des acclamations populaires.</p> + +<p>Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourmenté. Ce papier, que +Guillaume avait reçu des mains de Rosa, qu'il avait lu, plié et mis dans +sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquiétait.</p> + +<p>Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et +se confia tout entière à Dieu en murmurant:</p> + +<p>—Mon Dieu! saviez-vous vous-même dans quel but mon bon Cornélius +m'apprenait à lire?</p> + +<p>Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui récompense les +hommes selon leurs mérites.</p> + + + +<h3><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII</h3> + +<p class="c">LA CHANSON DES FLEURS</p> + + +<p>Pendant que s'accomplissaient les événements que nous venons de +raconter, le malheureux van Baërle, oublié dans la chambre de la +forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un +prisonnier peut souffrir quand son geôlier a pris le parti bien arrêté +de se transformer en bourreau.</p> + +<p>Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob, +Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait était l'œuvre du démon, +et que le docteur Cornélius van Baërle était l'envoyé de ce démon sur la +terre.</p> + +<p>Il en résulta qu'un beau matin—c'était le troisième jour depuis la +disparition de Jacob et de Rosa—, il en résulta qu'un beau matin, il +monta à la chambre de Cornélius plus furieux encore que de coutume.</p> + +<p>Celui-ci, les deux coudes appuyés sur la fenêtre, la tête appuyée sur +ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les +moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour +refouler ses larmes et empêcher sa philosophie de s'évaporer.</p> + +<p>Les pigeons y étaient toujours, mais l'espoir n'y était plus; mais +l'avenir manquait.</p> + +<p>Hélas! Rosa surveillée ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement +écrire, et si elle écrivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses +lettres?</p> + +<p>Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de +malignité dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se +ralentît un moment, et puis, outre la réclusion, outre l'absence, +n'avait-elle pas à souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce +sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas à la façon des pères du +théâtre grec? Quand le genièvre lui montait au cerveau, ne donnait-il +pas à son bras, trop bien raccommodé par Cornélius, la vigueur de deux +bras et d'un bâton?</p> + +<p>Cette idée, que Rosa était peut-être maltraitée, exaspérait Cornélius.</p> + +<p>Il sentait alors son inutilité, son impuissance, son néant. Il se +demandait si Dieu était bien juste d'envoyer tant de maux à deux +créatures innocentes. Et certainement dans ces moments-là il doutait. Le +malheur ne rend pas crédule.</p> + +<p>Van Baërle avait bien formé le projet d'écrire à Rosa. Mais où était +Rosa?</p> + +<p>Il avait bien eu l'idée d'écrire à la Haye pour prévenir de ce que +Gryphus voulait sans doute amasser, par une dénonciation, de nouveaux +orages sur sa tête.</p> + +<p>Mais avec quoi écrire? Gryphus lui avait enlevé crayon et papier. +D'ailleurs, eût-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas +Gryphus qui se chargerait de sa lettre.</p> + +<p>Alors Cornélius passait et repassait dans sa tête toutes ces pauvres +ruses employées par les prisonniers.</p> + +<p>Il avait bien songé à une évasion, chose à laquelle il ne songeait pas +quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus +une évasion lui paraissait impossible. Il était de ces natures choisies +qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes +occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand +chemin des gens médiocres, et qui les mène à tout.</p> + +<p>—Comment serait-il possible, se disait Cornélius, que je pusse m'enfuir +de Loewestein, d'où s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette évasion, +n'a-t-on pas tout prévu? Les fenêtres ne sont-elles pas gardées? Les +portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas +dix fois plus vigilants?</p> + +<p>«Puis outre les fenêtres gardées, les portes doubles, les postes plus +vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus +d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus?</p> + +<p>«Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa. +Quand j'userais dix ans de ma vie à fabriquer une lime pour scier mes +barreaux, à tresser des cordes pour descendre par la fenêtre, ou me +coller des ailes aux épaules pour m'envoler comme Dédale... Mais je suis +dans une période de mauvaise chance! La lime s'émoussera, la corde se +rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera +boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le musée de la Haye, +entre le pourpoint taché de sang de Guillaume le Taciturne et la femme +marine recueillie à Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour résultat +que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosités de la +Hollande.</p> + +<p>«Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque +noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la +société de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a +pas à en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une façon +sensible à mon amour-propre, à mon amour ou à ma sûreté personnelle. Je +me sens, depuis ma réclusion, une vigueur étrange, hargneuse, +insupportable. J'ai des prurits de lutte, des appétits de bataille, des +soifs incompréhensibles de horions. Je sauterai à la gorge de mon vieux +scélérat, et je l'étranglerai!»</p> + +<p>Cornélius, à ces derniers mots, s'arrêta un instant, la bouche +contractée, l'œil fixe.</p> + +<p>Il retournait avidement dans son esprit une pensée qui lui souriait.</p> + +<p>—Eh mais! continua Cornélius, une fois Gryphus étranglé, pourquoi ne +pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si +je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui +expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fenêtre dans le Wahal? Je +sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus +est son père; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait +pour moi, de lui avoir étranglé ce père, si brutal qu'il fût, si méchant +qu'il ait été. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant +la péroraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs +qui aura trouvé Gryphus râlant encore ou étranglé tout à fait, et qui me +remettra la main sur l'épaule. Je reverrai alors le Buitenhof et +l'éclair de cette vilaine épée, qui cette fois ne s'arrêtera pas en +route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Cornélius, mon +ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment +retrouver Rosa?</p> + +<p>Telles étaient les réflexions de Cornélius trois jours après la scène +funeste de séparation entre Rosa et son père, juste au moment où nous +avons montré au lecteur Cornélius accoudé sur sa fenêtre.</p> + +<p>C'est dans ce moment même que Gryphus entra.</p> + +<p>Il tenait à la main un énorme bâton, ses yeux étincelaient de mauvaises +pensées; un mauvais sourire crispait ses lèvres; un mauvais balancement +agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les +mauvaises dispositions.</p> + +<p>Cornélius, rompu comme nous venons de le voir, par la nécessité de la +patience, nécessité que le raisonnement avait menée jusqu'à la +conviction, Cornélius l'entendit entrer, devina que c'était lui, mais ne +se détourna même pas.</p> + +<p>Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derrière lui.</p> + +<p>Rien n'est plus désagréable aux gens qui sont en veine de colère que +l'indifférence de ceux à qui cette colère doit s'adresser.</p> + +<p>On a fait des frais, on ne veut pas les perdre.</p> + +<p>On s'est monté la tête, on a mis son sang en ébullition. Ce n'est pas la +peine si cette ébullition ne donne pas la satisfaction d'un petit éclat.</p> + +<p>Tout honnête coquin qui a aiguisé son mauvais génie désire au moins en +faire une bonne blessure à quelqu'un.</p> + +<p>Aussi Gryphus, voyant que Cornélius ne bougeait point, se mit à +l'interpeller par un vigoureux:</p> + +<p>—Hum! hum!</p> + +<p>Cornélius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais +charmante chanson.</p> + +<p class="poem"> +<span style="margin-left: 2em;"><i>Nous sommes les filles du feu secret,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 0em;"><i>Du feu qui circule dans les veines de la terre;</i></span><br /> +<span style="margin-left: 0em;"><i>Nous sommes les filles de l'aurore et de la rosée,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 2em;"><i>Nous sommes les filles de l'air,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 2em;"><i>Nous sommes les filles de l'eau;</i></span><br /> +<span style="margin-left: 0em;"><i>Mais nous sommes avant tout les filles du ciel.</i></span><br /> +</p> + +<p>Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide +mélancolie, exaspéra Gryphus. Il frappa la dalle de son bâton en criant:</p> + +<p>—Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas?</p> + +<p>Cornélius se retourna.</p> + +<p>—Bonjour, dit-il.</p> + +<p>Et il reprit sa chanson.</p> + +<p class="poem"> +<i>Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant.</i><br /> +<i>Nous tenons à la terre par un fil.</i><br /> +<i>Ce fil c'est notre racine, c'est-à-dire notre vie.</i><br /> +<i>Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel.</i><br /> +</p> + +<p>—Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus.</p> + +<p>Cornélius continua:</p> + +<p class="poem"> +<span style="margin-left: 1em;"><i>C'est que le ciel est notre patrie,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 0em;"><i>Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 2em;"><i>Puisqu'à lui retourne notre âme,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 2em;"><i>Notre âme, c'est-à-dire notre parfum.</i></span><br /> +</p> + +<p>Gryphus s'approcha du prisonnier:</p> + +<p>—Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te réduire et +pour te forcer à m'avouer tes crimes?</p> + +<p>—Est-ce que vous êtes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Cornélius en se +retournant.</p> + +<p>Et, comme en disant cela, il vit le visage altéré, les yeux brillants, +la bouche écumante du vieux geôlier:</p> + +<p>—Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, à ce qu'il paraît; nous +sommes furieux!</p> + +<p>Gryphus fit le moulinet avec son bâton.</p> + +<p>Mais, sans s'émouvoir:</p> + +<p>—Ça, maître Gryphus, dit van Baërle en se croisant les bras, vous +paraissez me menacer?</p> + +<p>—Oh! oui, je te menace! cria le geôlier.</p> + +<p>—Et de quoi?</p> + +<p>—D'abord, regarde ce que je tiens à la main.</p> + +<p>—Je crois que c'est un bâton, dit Cornélius avec calme, et même un gros +bâton; mais je ne suppose point que ce soit là ce dont vous me menacez.</p> + +<p>—Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi?</p> + +<p>—Parce que tout geôlier qui frappe un prisonnier s'expose à deux +punitions; la première, art. 9 du règlement de Loewestein:</p> + +<p>«Sera chassé tout geôlier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main +sur un prisonnier d'État.»</p> + +<p>—La main, fit Gryphus ivre de colère; mais le bâton; ah! le bâton, le +règlement n'en parle pas.</p> + +<p>—La deuxième, continua Cornélius, la deuxième, qui n'est pas inscrite +au règlement mais que l'on trouve dans l'Évangile, la deuxième, la +voici:</p> + +<p>«Quiconque frappe de l'épée périra par l'épée. «Quiconque touche avec le +bâton sera rossé par le bâton.»</p> + +<p>Gryphus de plus en plus exaspéré par le ton calme et sentencieux de +Cornélius, brandit son gourdin; mais au moment où il le levait, +Cornélius s'élança sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son +propre bras. Gryphus hurlait de colère.</p> + +<p>—Là, là, bonhomme, dit Cornélius, ne vous exposez point à perdre votre +place.</p> + +<p>—Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus.</p> + +<p>—À la bonne heure.</p> + +<p>—Tu vois que ma main est vide?</p> + +<p>—Oui, je le vois, et même avec satisfaction.</p> + +<p>—Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte +l'escalier.</p> + +<p>—Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou +le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point +un châtiment pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il +est mauvais à ton goût, Gryphus, meilleur il est au mien.</p> + +<p>—Meilleur il est au tien?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et la raison?</p> + +<p>—Oh! elle est bien simple.</p> + +<p>—Dites-la donc, alors.</p> + +<p>—Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me +faire souffrir.</p> + +<p>—Le fait est que je ne te le donne pas pour t'être agréable, brigand.</p> + +<p>—Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais +pain en un pain excellent, qui me réjouit plus que des gâteaux, et alors +j'ai un double plaisir, celui de manger à mon goût d'abord, et ensuite +de te faire infiniment enrager.</p> + +<p>Gryphus hurla de colère.</p> + +<p>—Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il.</p> + +<p>—Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que +cela pourrait me conduire au bûcher comme Gaufredy ou Urbain Grandier; +mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconvénient.</p> + +<p>—Bon, bon, bon, répondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc +avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de +pain du tout?</p> + +<p>—Hein! fit Cornélius.</p> + +<p>—Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout +de huit jours.</p> + +<p>Cornélius pâlit.</p> + +<p>—Et cela, continua Gryphus, à partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si +bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant à +moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour +ta nourriture.</p> + +<p>—Mais c'est un assassinat! s'écria Cornélius, emporté par un premier +mouvement de terreur bien compréhensible, et qui lui était inspiré par +cet horrible genre de mort.</p> + +<p>—Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu +vivras malgré tout.</p> + +<p>Cornélius reprit son air riant, et haussa les épaules:</p> + +<p>—Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht?</p> + +<p>—Eh bien?... dit Gryphus.</p> + +<p>—Eh bien! c'est un joli rôti que le pigeon; un homme qui mangerait un +pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble?</p> + +<p>—Et du feu? dit Gryphus.</p> + +<p>—Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable. +Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son +élément?</p> + +<p>—Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les +jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renoncé.</p> + +<p>—Eh bien! mais, dit Cornélius quand je serai fatigué des pigeons, je +ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse.</p> + +<p>Gryphus ouvrit de larges yeux effarés.</p> + +<p>—J'aime assez le poisson, continua Cornélius; tu ne m'en sers jamais. +Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me +régaler de poisson.</p> + +<p>Gryphus faillit s'évanouir de colère et même de peur. Mais se ravisant:</p> + +<p>—Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y +forces.</p> + +<p>Et il en tira un couteau qu'il ouvrit.</p> + +<p>—Ah! un couteau! fit Cornélius se mettant en défense avec son bâton.</p> + + + +<h3><a name="XXIX" id="XXIX"></a>XXIX</h3> + +<p class="c">où van Baërle, avant de quitter Loewestein, règle ses comptes avec +Gryphus</p> + + +<p>Tous deux demeurèrent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Baërle +sur la défensive.</p> + +<p>Puis, comme la situation pouvait se prolonger indéfiniment, Cornélius +s'enquérant des causes de cette recrudescence de colère chez son +antagoniste:</p> + +<p>—Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore?</p> + +<p>—Ce que je veux, je vais te le dire, répondis Gryphus. Je veux que tu +me rendes ma fille Rosa.</p> + +<p>—Votre fille! s'écria Cornélius.</p> + +<p>—Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlevée par ton art du démon. Voyons, +veux-tu me dire où elle est?</p> + +<p>Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus menaçante.</p> + +<p>—Rosa n'est point à Loewestein? s'écria Cornélius.</p> + +<p>—Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois?</p> + +<p>—Bon, dit Cornélius, c'est un piège que tu me tends.</p> + +<p>—Une dernière fois, veux-tu me dire où est ma fille?</p> + +<p>—Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas.</p> + +<p>—Attends, attends, gronda Gryphus pâle et les lèvres agitées par la +folie qui commençait à envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh +bien! je vais te desserrer les dents.</p> + +<p>Il fit un pas vers Cornélius, et lui montrant l'arme qui brillait dans +sa main:</p> + +<p>—Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tué avec lui plus de +cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur maître, le diable, comme je +les ai tués eux: attends, attends!</p> + +<p>—Mais, gredin, dit Cornélius, tu veux donc décidément m'assassiner!</p> + +<p>—Je veux t'ouvrir le cœur, pour voir dedans l'endroit où tu caches ma +fille.</p> + +<p>Et en disant ces mots avec l'égarement de la fièvre, Gryphus se +précipita sur Cornélius, qui n'eut que le temps de se jeter derrière sa +table pour éviter le premier coup.</p> + +<p>Gryphus brandissait son grand couteau en proférant d'horribles menaces.</p> + +<p>Cornélius prévit que, s'il était hors de la portée de la main, il +n'était pas hors de la portée de l'arme; l'arme lancée à distance +pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne +perdit donc pas de temps, et du bâton qu'il avait précieusement +conservé, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le +couteau.</p> + +<p>Le couteau tomba par terre, et Cornélius appuya son pied dessus. Puis, +comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner à une lutte que la douleur +du coup de bâton et la honte d'avoir été désarmé deux fois auraient +rendue impitoyable, Cornélius prit un grand parti.</p> + +<p>Il roua de coups son geôlier avec un sang-froid des plus héroïques, +choisissant l'endroit où tombait chaque fois le terrible gourdin.</p> + +<p>Gryphus ne tarda point à demander grâce.</p> + +<p>Mais avant de demander grâce, il avait crié, et beaucoup; ses cris +avaient été entendus et avaient mis en émoi tous les employés de la +maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes +parurent donc tout à coup et surprirent Cornélius opérant le bâton à la +main, le couteau sous le pied.</p> + +<p>À l'aspect de tous ces témoins du méfait qu'il venait de commettre, et +dont les circonstances atténuantes, comme on dit aujourd'hui, étaient +inconnues, Cornélius se sentit perdu sans ressources.</p> + +<p>En effet, toutes les apparences étaient contre lui.</p> + +<p>En un tour de main, Cornélius fut désarmé; et Gryphus entouré, relevé, +soutenu, put compter, en rugissant de colère, les meurtrissures qui +enflaient ses épaules et son échine, comme autant de collines diaprant +le piton d'une montagne.</p> + +<p>Procès-verbal fut dressé, séance tenante, des violences exercées par le +prisonnier sur son gardien, et le procès-verbal soufflé par Gryphus ne +pouvait pas être accusé de tiédeur; il ne s'agissait de rien moins que +d'une tentative d'assassinat, préparée depuis longtemps et accomplie sur +le geôlier, avec préméditation par conséquent, et rébellion ouverte.</p> + +<p>Tandis qu'on instrumentait contre Cornélius, les renseignements donnés +par Gryphus rendant sa présence inutile, les deux porte-clefs l'avaient +descendu dans sa geôle, moulu de coups et gémissant.</p> + +<p>Pendant ce temps, les gardes qui s'étaient emparés de Cornélius +s'occupaient à l'instruire charitablement des us et coutumes de +Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui +ayant été faite du règlement au moment de son entrée en prison, et +certains articles du règlement lui étaient parfaitement entrés dans la +mémoire.</p> + +<p>Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce règlement avait +été faite à l'endroit d'un prisonnier nommé Mathias, qui, en 1668, +c'est-à-dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de rébellion bien +autrement anodin que celui que venait de se permettre Cornélius.</p> + +<p>Il avait trouvé sa soupe trop chaude et l'avait jetée à la tête du chef +des gardiens, qui, à la suite de cette ablution, avait eu le désagrément +en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau.</p> + +<p>Mathias dans les douze heures, avait été extrait de sa chambre; puis +conduit à la geôle, où il avait été inscrit comme sortant de Loewestein; +puis mené à l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze +lieues d'étendue. Là on lui avait lié les mains; puis bandé les yeux, +récité trois prières.</p> + +<p>Puis on l'avait invité à faire une génuflexion; et les gardes de +Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un +sergent, logé fort habilement chacun une balle de mousquet dans le +corps.</p> + +<p>Ce dont Mathias était mort incontinent.</p> + +<p>Cornélius écouta avec la plus grande attention ce récit désagréable.</p> + +<p>Puis, l'ayant écouté:</p> + +<p>—Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous?</p> + +<p>—Oui, la douzième heure n'était pas même encore sonnée, à ce que je +crois, dit le narrateur.</p> + +<p>—Merci, dit Cornélius. Le garde n'avait pas terminé le sourire gracieux +qui servait de ponctuation à son récit qu'un pas sonore retentit dans +l'escalier. Des éperons sonnaient aux arêtes usées des marches. Les +gardes s'écartèrent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans +la chambre de Cornélius au moment où le scribe de Loewestein verbalisait +encore.</p> + +<p>—C'est ici le nº 11? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui, colonel, répondit un sous-officier.</p> + +<p>—Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Cornélius van Baërle?</p> + +<p>—Précisément, colonel.</p> + +<p>—Où est le prisonnier?</p> + +<p>—Me voici, monsieur, répondit Cornélius en pâlissant un peu malgré tout +son courage.</p> + +<p>—Vous êtes M. Cornélius van Baërle? demanda-t-il, s'adressant cette +fois au prisonnier lui-même.</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Alors suivez-moi.</p> + +<p>—Oh! oh! dit Cornélius, dont le cœur se soulevait, pressé par les +premières angoisses de la mort, comme on va vite en besogne à la +forteresse de Loewestein, et le drôle qui m'avait parlé de douze heures!</p> + +<p>—Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien à l'oreille +du patient.</p> + +<p>—Un mensonge.</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—Vous m'aviez promis douze heures.</p> + +<p>—Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de +ses plus intimes même, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil +honneur au pauvre Mathias.</p> + +<p>—Allons, allons, fit Cornélius, en renflant sa poitrine avec la plus +grande quantité d'air possible; allons, montrons à ces gens-là qu'un +bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace, +contenir autant de balles de mousquet qu'un nommé Mathias.</p> + +<p>Et il passa fièrement devant le greffier qui, interrompu dans ses +fonctions, se hasarda à dire à l'officier:</p> + +<p>—Mais, colonel van Deken, le procès-verbal n'est pas encore terminé.</p> + +<p>—Ce n'est point la peine de le finir, répondit l'officier.</p> + +<p>—Bon! répliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa +plume dans un portefeuille usé et crasseux.</p> + +<p>—Il était écrit, pensa le pauvre Cornélius, que je ne donnerai mon nom +en ce monde ni à un enfant, ni à une fleur, ni à un livre, ces trois +nécessités dont Dieu impose une au moins, à ce que l'on assure, à tout +homme un peu organisé qu'il daigne laisser jouir sur terre de la +propriété d'une âme et de l'usufruit d'un corps.</p> + +<p>Et il suivit l'officier le cœur résolu et la tête haute. Cornélius +compta les degrés qui conduisaient à l'esplanade, regrettant de ne pas +avoir demandé au gardien combien il y en avait; ce que, dans son +officieuse complaisance, celui-ci n'eût certes pas manqué de lui dire.</p> + +<p>Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme +celui qui devait définitivement le conduire au but du grand voyage, +c'était de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en +effet, devait briller sur le visage du père! Quelle douleur sur le +visage de la fille!</p> + +<p>Comme Gryphus allait applaudir à ce supplice, à ce supplice, vengeance +féroce d'un acte éminemment juste, que Cornélius avait la conscience +d'avoir accompli comme un devoir!</p> + +<p>Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir +sans lui avoir donné le dernier baiser ou tout au moins le dernier +adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande +tulipe noire, et se réveiller là-haut, sans savoir de quel côté il +fallait tourner les yeux pour la retrouver!</p> + +<p>En vérité, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre +tulipier avait plus d'<i>œs triplex</i> autour du cœur qu'Horace n'en +attribue au navigateur qui le premier visita les infâmes écueils +acrocérauniens.</p> + +<p>Cornélius eut beau regarder à droite, Cornélius eut beau regarder à +gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aperçu Rosa, sans avoir +aperçu Gryphus.</p> + +<p>Il y avait presque compensation.</p> + +<p>Cornélius, arrivé sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes +ses exécuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassemblés et +causant; mais rassemblés et causant sans mousquets, rassemblés et +causant sans être alignés; chuchotant même entre eux plutôt qu'ils ne +causaient, conduite qui parut à Cornélius indigne de la gravité qui +préside d'ordinaire à de pareils événements.</p> + +<p>Tout à coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une béquille, +apparut hors de sa geôle. Il avait allumé pour un dernier regard de +haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit à +vomir contre Cornélius un tel torrent d'abominables imprécations que +Cornélius, s'adressant à l'officier:</p> + +<p>—Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien séant de me laisser +ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment.</p> + +<p>—Écoutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce +brave homme vous en veuille: il paraît que vous l'avez roué de coups.</p> + +<p>—Mais, monsieur, c'était à mon corps défendant.</p> + +<p>—Bah! dit le colonel en imprimant à ses épaules un geste éminemment +philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe à présent?</p> + +<p>Une sueur froide passa sur le front de Cornélius à cette réponse, qu'il +regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un +officier qu'on lui avait dit être attaché à la personne du prince.</p> + +<p>Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait +plus d'amis, et se résigna.</p> + +<p>—Soit, murmura-t-il en baissant la tête; on en a fait bien d'autres au +Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer à lui. Le +Christ se fût laissé battre par son geôlier et ne l'eût point battu.</p> + +<p>Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment +attendre qu'il eût fini ses réflexions:</p> + +<p>—Allons, monsieur, demanda-t-il, où vais-je?</p> + +<p>L'officier lui montra un carrosse attelé de quatre chevaux, qui lui +rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait déjà +frappé ses regards au Buitenhof.</p> + +<p>—Montez là-dedans, dit-il.</p> + +<p>—Ah! murmura Cornélius, il paraît qu'on ne me fera pas les honneurs de +l'esplanade, à moi!</p> + +<p>Il prononça ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait +attaché à sa personne l'entendît.</p> + +<p>Sans doute crut-il que c'était un devoir pour lui de donner de nouveaux +renseignements à Cornélius, car il s'approcha de la portière, et tandis +que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il +lui dit tout bas:</p> + +<p>—On a vu des condamnés conduits dans leur propre ville, et, pour que +l'exemple fût plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur +propre maison. Cela dépend.</p> + +<p>Cornélius fit un signe de remerciement.</p> + +<p>Puis à lui-même:</p> + +<p>—Eh bien, dit-il, à la bonne heure! voici un garçon qui ne manque +jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en présente. Ma foi, +mon ami, je vous suis bien obligé. Adieu!</p> + +<p>La voiture roula.</p> + +<p>—Ah! scélérat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing à sa +victime qui lui échappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma +fille!</p> + +<p>—Si l'on me conduit à Dordrecht, dit Cornélius, je verrai, en passant +devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont été bien ravagées.</p> + + + +<h3><a name="XXX" id="XXX"></a>XXX</h3> + +<p class="c">où l'on commence de se douter à quel supplice était réservé Cornélius +van Baërle</p> + + +<p>La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht à gauche, traversa +Rotterdam, atteignit Delft. À cinq heures du soir, on avait fait au +moins vingt lieues.</p> + +<p>Cornélius adressa quelques questions à l'officier qui lui servait à la +fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses +demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans réponse.</p> + +<p>Cornélius regretta de n'avoir plus à côté de lui ce garde si complaisant +qui parlait, lui, sans se faire prier.</p> + +<p>Il lui eût sans doute offert sur cette étrangeté, qui survenait dans sa +troisième aventure, des détails aussi gracieux et des explications aussi +précises que sur les deux premières.</p> + +<p>On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Cornélius +se trouva au-delà de Leyde, ayant la mer du Nord à sa gauche et la mer +de Harlem à sa droite.</p> + +<p>Trois heures après, il entrait à Harlem.</p> + +<p>Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le +laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les +événements.</p> + +<p>Mais il ne peut pas en être de même du lecteur, qui a le droit d'être +mis au courant des choses, même avant notre héros.</p> + +<p>Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux sœurs et comme deux +orphelines, avaient été laissées, par le prince d'Orange, chez le +président van Herysen.</p> + +<p>Rosa ne reçut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour où +elle l'avait vu en face.</p> + +<p>Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part +de Son Altesse inviter Rosa à se rendre à la maison de ville.</p> + +<p>Là, dans le grand cabinet des délibérations où elle fut introduite, elle +trouva le prince qui écrivait.</p> + +<p>Il était seul et avait à ses pieds un grand lévrier de Frise qui le +regardait fixement, comme si le fidèle animal eût voulu essayer de faire +ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pensée de son maître.</p> + +<p>Guillaume continua d'écrire un instant encore; puis, levant les yeux et +voyant Rosa debout près de la porte:</p> + +<p>—Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il écrivait.</p> + +<p>Rosa fit quelques pas vers la table.</p> + +<p>—Monseigneur, dit-elle en s'arrêtant.</p> + +<p>—C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous.</p> + +<p>Rosa obéit, car le prince la regardait. Mais à peine le prince eut-il +reporté les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse.</p> + +<p>Le prince achevait sa lettre.</p> + +<p>Pendant ce temps, le lévrier était allé au-devant de Rosa et l'avait +examinée et caressée.</p> + +<p>—Ah! ah! fit Guillaume à son chien, on voit bien que c'est une +compatriote; tu la reconnais.</p> + +<p>Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur +et voilé en même temps:</p> + +<p>—Voyons, ma fille, dit-il.</p> + +<p>Le prince avait vingt-trois ans à peine, Rosa en avait dix-huit ou +vingt; il eût mieux dit en disant «ma sœur».</p> + +<p>—Ma fille, dit-il avec cet accent étrangement imposant qui glaçait tous +ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons.</p> + +<p>Rosa commença de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait +rien que de bienveillant dans la physionomie du prince.</p> + +<p>—Monseigneur, balbutia-t-elle.</p> + +<p>—Vous avez un père à Loewestein?</p> + +<p>—Oui, monseigneur.</p> + +<p>—Vous ne l'aimez pas?</p> + +<p>—Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait +aimer.</p> + +<p>—C'est mal de ne pas aimer son père, mon enfant, mais c'est bien de ne +pas mentir à son prince.</p> + +<p>Rosa baissa les yeux.</p> + +<p>—Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre père?</p> + +<p>—Mon père est méchant.</p> + +<p>—De quelle façon se manifeste sa méchanceté?</p> + +<p>—Mon père maltraite les prisonniers.</p> + +<p>—Tous?</p> + +<p>—Tous.</p> + +<p>—Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulièrement +quelqu'un?</p> + +<p>—Mon père maltraite particulièrement M. van Baërle, qui...</p> + +<p>—Qui est votre amant.</p> + +<p>Rosa fit un pas en arrière.</p> + +<p>—Que j'aime, monseigneur, répondit-elle avec fierté.</p> + +<p>—Depuis longtemps? demanda le prince.</p> + +<p>—Depuis le jour où je l'ai vu.</p> + +<p>—Et vous l'avez vu...?</p> + +<p>—Le lendemain du jour où furent si terriblement mis à mort le grand +pensionnaire Jean et son frère Corneille.</p> + +<p>Les lèvres du prince se serrèrent, son front se plissa, ses paupières se +baissèrent de manière à cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant +de silence, il reprit:</p> + +<p>—Mais que vous sert-il d'aimer un homme destiné à vivre et à mourir en +prison?</p> + +<p>—Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, à l'aider à +vivre et à mourir.</p> + +<p>—Et vous accepteriez cette position d'être la femme d'un prisonnier?</p> + +<p>—Je serai la plus fière et la plus heureuse des créatures humaines +étant la femme de M. van Baërle; mais...</p> + +<p>—Mais quoi?</p> + +<p>—Je n'ose dire, monseigneur.</p> + +<p>—Il y a un sentiment d'espérance dans votre accent; qu'espérez-vous?</p> + +<p>Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une +intelligence si pénétrante qu'ils allèrent chercher la clémence endormie +au fond de ce cœur sombre, d'un sommeil qui ressemblait à la mort.</p> + +<p>—Ah! je comprends.</p> + +<p>Rosa sourit en joignant les mains.</p> + +<p>—Vous espérez en moi, dit le prince.</p> + +<p>—Oui, monseigneur.</p> + +<p>—Hum!</p> + +<p>Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'écrire et appela un de ses +officiers.</p> + +<p>—M. van Deken, dit-il, portez à Loewestein le message que voici; vous +prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui +vous regarde, vous les exécuterez.</p> + +<p>L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la voûte sonore de la +maison le galop d'un cheval.</p> + +<p>—Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fête de la tulipe, +et dimanche c'est après-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents +florins que voici; car je veux que ce jour-là soit une grande fête pour +vous.</p> + +<p>—Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vêtue? murmura Rosa.</p> + +<p>—Prenez le costume des épousées frisonnes, dit Guillaume, il vous siéra +fort bien.</p> + + + +<h3><a name="XXXI" id="XXXI"></a>XXXI</h3> + +<p class="c">HARLEM</p> + + +<p>Harlem, où nous sommes entrés il y a trois jours avec Rosa et où nous +venons d'entrer à la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui +s'enorgueillit à bon droit d'être une des plus ombragées de la Hollande.</p> + +<p>Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre à briller par les +arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars, +Harlem mettait toute sa gloire à primer toutes les villes des États par +ses beaux ormes touffus, par ses peupliers élancés, et surtout par ses +promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en voûte, le +chêne, le tilleul, et le marronnier.</p> + +<p>Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient, +l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de +devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu être une ville +agricole ou plutôt horticole.</p> + +<p>En effet, bien close, bien aérée, bien chauffée au soleil, elle donnait +aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de +mer ou ses soleils de plaine, n'eût point su leur offrir.</p> + +<p>Aussi avait-on vu s'établir à Harlem tous ces esprits tranquilles qui +possédaient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu +s'établir à Rotterdam et à Amsterdam tous les esprits inquiets et +remuants, que possède l'amour des voyages et du commerce, comme on avait +vu s'établir à la Haye tous les politiques et les mondains.</p> + +<p>Nous avons dit que Leyde avait été la conquête des savants.</p> + +<p>Harlem prit donc le goût des choses douces, de la musique, de la +peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres.</p> + +<p>Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes.</p> + +<p>Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons +ainsi, fort naturellement comme on voit, à parler de celui que la ville +proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans +tache et sans défaut, qui devait rapporter cent mille florins à son +inventeur.</p> + +<p>Harlem ayant mis en lumière sa spécialité, Harlem ayant affiché son goût +pour les fleurs en général et les tulipes en particulier, dans un temps +où tout était à la guerre ou aux séditions, Harlem ayant eu l'insigne +joie de voir fleurir l'idéal de ses prétentions et l'insigne honneur de +voir fleurir l'idéal des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois +et de soleil, d'ombre et de lumière, Harlem avait voulu faire de cette +cérémonie de l'inauguration du prix une fête qui durât éternellement +dans le souvenir des hommes.</p> + +<p>Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des +fêtes; jamais nature plus paresseuse ne déploya plus d'ardeur criante, +chantante et dansante que celle des bons républicains des Sept-Provinces +à l'occasion des divertissements.</p> + +<p>Voyez plutôt les tableaux des deux Teniers.</p> + +<p>Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus +ardents à se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais +lorsqu'ils se mettent au plaisir.</p> + +<p>Harlem s'était donc mise triplement en joie, car elle avait à fêter une +triple solennité: la tulipe noire avait été découverte; puis le prince +Guillaume d'Orange assistait à la cérémonie, en vrai Hollandais qu'il +était; enfin, il était de l'honneur des États de montrer aux Français, à +la suite d'une guerre aussi désastreuse que l'avait été celle de 1672, +que le plancher de la république batave était solide à ce point qu'on y +pût danser avec accompagnement du canon des flottes.</p> + +<p>La société horticole de Harlem s'était montrée digne d'elle en donnant +cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu +rester en arrière, et elle avait voté une somme pareille, qui avait été +remise aux mains de ses notables pour fêter ce prix national.</p> + +<p>Aussi était-ce, au dimanche fixé pour cette cérémonie, un tel +empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on +n'eût pu s'empêcher, même avec ce sourire narquois des Français, qui +rient de tout et partout, d'admirer le caractère de ces bons Hollandais, +prêts à dépenser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau +destiné à combattre l'ennemi, c'est-à-dire à soutenir l'honneur de la +nation, que pour récompenser l'invention d'une fleur nouvelle destinée à +briller un jour et destinée à distraire pendant ce jour les femmes, les +savants et les curieux.</p> + +<p>En tête des notables et du comité horticole, brillait M. van Herysen, +paré de ses plus riches habits.</p> + +<p>Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler à sa fleur +favorite par l'élégance sobre et sévère de ses vêtements, et hâtons-nous +de dire à sa gloire qu'il y avait parfaitement réussi.</p> + +<p>Noir de jais, velours scabieuse, soie pensée, telle était, avec du linge +d'une blancheur éblouissante, la tenue cérémoniale du président, lequel +marchait en tête de son comité, avec un énorme bouquet pareil à celui +que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, à +la fête de l'Être-Suprême.</p> + +<p>Seulement, le brave président, à la place de ce cœur gonflé de haine et +de ressentiments envieux du tribun français, avait dans la poitrine une +fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait à +la main.</p> + +<p>On voyait derrière ce comité, diapré comme une pelouse, parfumé comme un +printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les +militaires, les nobles et les rustres.</p> + +<p>Le peuple, même chez MM. les républicains des Sept-Provinces, n'avait +point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie.</p> + +<p>C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir... et pour +avoir.</p> + +<p>C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des États, que +les triomphes aient défilé, pour savoir ce qu'il en faut dire, et +quelquefois ce qu'il en faut faire.</p> + +<p>Mais cette fois, il n'était question ni du triomphe de Pompée, ni du +triomphe de César. Cette fois, on ne célébrait ni la défaite de +Mithridate ni la conquête des Gaules. La procession était douce comme le +passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol +d'une troupe d'oiseaux dans l'air.</p> + +<p>Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les +fleurs, Harlem divinisait le fleuriste.</p> + +<p>On voyait au centre du cortège pacifique et parfumé, la tulipe noire, +portée sur une civière couverte de velours blanc frangé d'or. Quatre +hommes portaient les brancards et se voyaient relayés par d'autres, +ainsi qu'à Rome étaient relayés ceux qui portaient la mère Cybèle, +lorsqu'elle entra dans la ville éternelle, apportée d'Étrurie au son des +fanfares et aux adorations de tout un peuple.</p> + +<p>Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un +peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture des chefs +célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du +Buitenhof, sauf plus tard à inscrire les noms de ses victimes sur la +plus belle pierre du panthéon hollandais.</p> + +<p>Il était convenu que le prince stathouder distribuerait certainement +lui-même le prix de cent mille florins, ce qui intéressait tout le monde +en général, et qu'il prononcerait peut-être un discours, ce qui +intéressait en particulier ses amis et ses ennemis.</p> + +<p>En effet, dans les discours les plus indifférents des hommes politiques, +les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et +croient toujours pouvoir interpréter par conséquent un rayon de leur +pensée.</p> + +<p>Comme si le chapeau de l'homme politique n'était pas un boisseau destiné +à intercepter toute lumière.</p> + +<p>Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 était donc arrivé, et +Harlem tout entière, renforcée de ses environs, s'était rangée le long +des beaux arbres du bois, avec la résolution bien arrêtée de n'applaudir +cette fois ni les conquérants de la guerre, ni ceux de la science, mais +tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette +inépuisable mère à l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la +tulipe noire.</p> + +<p>Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette résolution prise de +n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train +d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne +sait jamais où elle s'arrêtera.</p> + +<p>Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit +ses corporations, elle s'applaudit elle-même; et enfin, avec toute +justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que +les musiciens de la ville prodiguaient généreusement à chaque halte.</p> + +<p>Tous les yeux cherchaient, après l'héroïne de la fête, qui était la +tulipe noire, le héros de la fête, qui, tout naturellement, était +l'auteur de cette tulipe.</p> + +<p>Ce héros paraissant à la suite du discours que nous avons vu le bon van +Herysen élaborer avec tant de conscience, ce héros eût produit certes +plus d'effets que le stathouder lui-même.</p> + +<p>Mais, pour nous, l'intérêt de la journée n'est ni dans ce vénérable +discours de notre ami van Herysen, si éloquent qu'il fût, ni dans les +jeunes aristocrates endimanchés croquant leurs lourds gâteaux, ni dans +les pauvres petits plébéiens, à demi nus, grignotant des anguilles +fumées, pareilles à des bâtons de vanille. L'intérêt n'est même pas dans +ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les +mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitté leurs maisons, ni +dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni +dans la populace altérée qui avale, en guise de rafraîchissement, le +concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'intérêt de la +situation, l'intérêt puissant, l'intérêt dramatique n'est pas là.</p> + +<p>L'intérêt est dans une figure rayonnante et animée qui marche au milieu +des membres du comité d'horticulture, l'intérêt est dans ce personnage +fleuri à la ceinture, peigné, lissé, tout d'écarlate vêtu, couleur qui +fait ressortir son poil noir et son teint jaune.</p> + +<p>Ce triomphateur rayonnant, enivré, ce héros du jour destiné à l'insigne +honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la présence du +stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, à sa +droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prétendue fille; +à sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle +monnaie d'or reluisante, étincelante, et qui a pris le parti de loucher +en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue.</p> + +<p>De temps en temps, Boxtel hâte le pas pour aller frotter son coude à +celui de van Herysen. Boxtel prend à chacun un peu de sa valeur, pour en +composer une valeur à lui, comme il a volé à Rosa sa tulipe, pour en +faire sa gloire et sa fortune.</p> + +<p>Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cortège +fera halte au dernier reposoir, la tulipe étant placée sous son trône, +le prince, qui cède le pas à sa rivale dans l'adoration publique, +prendra un vélin magnifiquement enluminé sur lequel est écrit le nom de +l'auteur, et il proclamera à haute et intelligible voix qu'il a été +découvert une merveille; que la Hollande, par l'intermédiaire de lui, +Boxtel, a forcé la nature à produire une fleur noire, et que cette fleur +s'appellera désormais <i>tulipa nigra Boxtellea</i>.</p> + +<p>De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la +tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette +foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la pâle figure de la belle +Frisonne.</p> + +<p>Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa fête, ni plus +ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth.</p> + +<p>Et, hâtons-nous de le dire, ce misérable, qui a franchi un mur qui +n'était pas son mur, qui a escaladé une fenêtre pour entrer dans la +maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a violé la chambre de +Rosa, cet homme, qui a volé enfin la gloire d'un homme et la dot d'une +femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur.</p> + +<p>Il a tellement veillé sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du +tiroir du séchoir de Cornélius jusqu'à l'échafaud du Buitenhof, de +l'échafaud du Buitenhof à la prison de la forteresse de Loewestein, il +l'a si bien vue naître et grandir sur la fenêtre de Rosa, il a tant de +fois réchauffé l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est +plus l'auteur que lui-même; quiconque à cette heure lui prendrait la +tulipe noire la lui volerait.</p> + +<p>Mais il n'aperçut point Rosa.</p> + +<p>Il en résulta que la joie de Boxtel ne fut pas troublée.</p> + +<p>Le cortège s'arrêta au centre d'un rond-point dont les arbres +magnifiques étaient décorés de guirlandes et d'inscriptions; le cortège +s'arrêta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem +parurent pour escorter la tulipe jusqu'au siège élevé qu'elle devait +occuper sur l'estrade, à côté du fauteuil d'or de Son Altesse le +stathouder.</p> + +<p>Et la tulipe orgueilleuse, hissée sur son piédestal, domina bientôt +l'assemblée, qui battit des mains et fit retentir les échos de Harlem +d'un immense applaudissement.</p> + + + +<h3><a name="XXXII" id="XXXII"></a>XXXII</h3> + +<p class="c">UNE DERNIÈRE PRIÈRE</p> + + +<p>En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient +entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait +lentement son chemin à cause des enfants refoulés hors de l'avenue +d'arbres par l'empressement des hommes et des femmes.</p> + +<p>Ce carrosse, poudreux, fatigué, criant sur ses essieux, renfermait le +malheureux van Baërle, à qui, par la portière ouverte, commençait de +s'offrir le spectacle que nous avons essayé, bien imparfaitement sans +doute, de mettre sous les yeux de nos lecteurs.</p> + +<p>Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines +et naturelles, éblouirent le prisonnier comme un éclair qui serait entré +dans son cachot.</p> + +<p>Malgré le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon à lui répondre +lorsqu'il l'avait interrogé sur son propre sort, il se hasarda à +l'interroger une dernière fois sur tout ce remue-ménage, qu'au premier +abord il devait et pouvait croire lui être totalement étranger.</p> + +<p>—Qu'est-ce cela, je vous prie, M. le lieutenant? demanda-t-il à +l'officier chargé de l'escorter.</p> + +<p>—Comme vous pouvez le voir, monsieur, répliqua celui-ci, c'est une +fête.</p> + +<p>—Ah! une fête! dit Cornélius de ce ton lugubrement indifférent d'un +homme à qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps.</p> + +<p>Puis, après un instant de silence et comme la voiture avait roulé +quelques pas:</p> + +<p>—La fête patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des +fleurs.</p> + +<p>—C'est en effet une fête où les fleurs jouent le principal rôle, +monsieur.</p> + +<p>—Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'écria Cornélius.</p> + +<p>—Arrêtez, que monsieur voie, dit avec un de ces mouvements de douce +pitié qu'on ne trouve que chez les militaires, l'officier au soldat +chargé du rôle de postillon.</p> + +<p>—Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit mélancoliquement +van Baërle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des +autres: épargnez-la-moi donc, je vous prie.</p> + +<p>—À votre aise; marchons, alors. J'avais commandé qu'on arrêtât, parce +que vous me l'aviez demandé, et ensuite parce que vous passiez pour +aimer les fleurs, celles surtout dont on célèbre la fête aujourd'hui.</p> + +<p>—Et de quelles fleurs célèbre-t-on la fête aujourd'hui, monsieur?</p> + +<p>—Celle des tulipes.</p> + +<p>—Celle des tulipes! s'écria van Baërle; c'est la fête des tulipes +aujourd'hui?</p> + +<p>—Oui monsieur; mais puisque ce spectacle vous est désagréable, +marchons.</p> + +<p>Et l'officier s'apprêta à donner l'ordre de continuer la route.</p> + +<p>Mais Cornélius l'arrêta; un doute douloureux venait de traverser sa +pensée.</p> + +<p>—Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc +aujourd'hui que l'on donne le prix?</p> + +<p>—Le prix de la tulipe noire, oui.</p> + +<p>Les joues de Cornélius s'empourprèrent, un frisson courut par tout son +corps, la sueur perla sur son front. Puis, réfléchissant, que, lui et sa +tulipe absents, la fête avorterait sans doute faute d'un homme et d'une +fleur à couronner.</p> + +<p>—Hélas! dit-il, tous ces braves gens seront aussi malheureux que moi, +car ils ne verront pas cette grande solennité à laquelle ils sont +conviés, ou du moins ils la verront incomplète.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire, monsieur?</p> + +<p>—Je veux dire que jamais, dit Cornélius en se rejetant au fond de la +voiture, excepté par quelqu'un que je connais, la tulipe noire ne sera +trouvée.</p> + +<p>—Alors, monsieur, dit l'officier, ce quelqu'un que vous connaissez l'a +trouvée; car ce que tout Harlem contemple en ce moment, c'est la fleur +que vous regardez comme introuvable.</p> + +<p>—La tulipe noire! s'écria van Baërle en jetant la moitié de son corps +par la portière. Où cela? où cela?</p> + +<p>—Là-bas, sur le trône, la voyez-vous?</p> + +<p>—Je vois!</p> + +<p>—Allons! monsieur, dit l'officier, maintenant, il faut partir.</p> + +<p>—Oh! par pitié, par grâce, monsieur, dit van Baërle, oh! ne m'emmenez +pas! laissez-moi regarder encore! Comment, ce que je vois là-bas est la +tulipe noire, bien noire... est-ce possible? Oh! monsieur, l'avez-vous +vue? Elle doit avoir des taches, elle doit être imparfaite, elle est +peut-être teinte en noir seulement; oh! si j'étais là je saurais bien le +dire, moi, monsieur, laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de près, +je vous prie.</p> + +<p>—Êtes-vous fou, monsieur? Le puis-je?</p> + +<p>—Je vous en supplie.</p> + +<p>—Mais vous oubliez que vous êtes prisonnier?</p> + +<p>—Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et +sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de +fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur!</p> + +<p>—Mais, mes ordres, monsieur?</p> + +<p>Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se +remettre en route. Cornélius l'arrêta encore.</p> + +<p>—Oh! soyez patient, soyez généreux, toute ma vie repose sur un +mouvement de votre pitié. Hélas! ma vie, monsieur, elle ne sera +probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, ce +que je souffre; vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui se combat dans +ma tête et dans mon cœur; car enfin, continua Cornélius avec désespoir, +si c'était ma tulipe à moi, si c'était celle que l'on a volée à Rosa. +Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouvé la +tulipe noire, de l'avoir vue un instant, d'avoir reconnu qu'elle était +parfaite, que c'était à la fois un chef-d'œuvre de l'art et de la nature +et de la perdre, de la perdre, à tout jamais? Oh! il faut que j'aille la +voir, vous me tuerez après si vous voulez, mais je la verrai, je la +verrai.</p> + +<p>—Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car +voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la vôtre, et si +le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait +de vous et de moi.</p> + +<p>Van Baërle, encore plus effrayé pour son compagnon que pour lui-même, se +rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les +vingt premiers cavaliers étaient à peine passés qu'il se remit à la +portière, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment +où celui-ci passait.</p> + +<p>Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait à la place +pour accomplir son devoir de président. Il avait à la main son rouleau +de vélin, qui était, dans cette journée de fête, devenu son bâton de +commandement.</p> + +<p>Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi +peut-être l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder +donna l'ordre d'arrêter.</p> + +<p>À l'instant même, ses chevaux frémissant sur leurs jarrets d'acier +firent halte à six pas de van Baërle encagé dans son carrosse.</p> + +<p>—Qu'est-ce cela? demanda le prince à l'officier qui, au premier ordre +du stathouder, avait sauté en bas de la voiture, et qui s'approchait +respectueusement de lui.</p> + +<p>—Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'État que, par votre ordre, +j'ai été chercher à Loewestein, et que je vous amène à Harlem, comme +Votre Altesse l'a désiré.</p> + +<p>—Que veut-il?</p> + +<p>—Il demande avec instance qu'on lui permette d'arrêter un instant ici.</p> + +<p>—Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baërle en joignant +les mains, et après, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je +dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je bénirai Votre +Altesse miséricordieuse, intermédiaire entre la divinité et moi; Votre +Altesse, qui permettra que mon œuvre ait eu sa fin et sa glorification.</p> + +<p>C'était, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes, +chacun à la portière de son carrosse, entouré de leurs gardes; l'un +tout-puissant, l'autre misérable; l'un près de monter sur son trône, +l'autre se croyant près de monter sur son échafaud.</p> + +<p>Guillaume avait regardé froidement Cornélius et entendu sa véhémente +prière. Alors, s'adressant à l'officier:</p> + +<p>—Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son +geôlier à Loewestein?</p> + +<p>Cornélius poussa un soupir et baissa la tête. Sa douce et honnête figure +rougit et pâlit à la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient, +cette infaillibilité divine qui, par quelque messager secret et +invisible au reste des hommes, savait déjà son crime, lui présageaient +non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus.</p> + +<p>Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se défendre: il offrit +au prince ce spectacle touchant d'un désespoir naïf bien intelligible et +bien émouvant pour un si grand cœur et un si grand esprit que celui qui +le contemplait.</p> + +<p>—Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il +aille voir la tulipe noire, bien digne d'être vue au moins une fois.</p> + +<p>—Oh! fit Cornélius près de s'évanouir de joie et chancelant sur le +marchepied du carrosse, oh! monseigneur!</p> + +<p>Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui prêta son appui, +c'est à genoux et le front dans la poussière que le pauvre Cornélius eût +remercié Son Altesse.</p> + +<p>Cette permission donnée, le prince continua sa route dans le bois au +milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bientôt à son +estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon.</p> + + + +<h3><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a>XXXIII</h3> + +<p class="c">CONCLUSION</p> + + +<p>Van Baërle, conduit par quatre gardes qui se frayaient un chemin dans la +foule, perça obliquement vers la tulipe noire, que dévoraient ses +regards de plus en plus rapprochés.</p> + +<p>Il la vit, enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons +inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumière, apparaître un jour +pour disparaître à jamais. Il la vit à six pas; il en savoura les +perfections et les grâces; il la vit derrière les jeunes filles qui +formaient une garde d'honneur à cette reine de noblesse et de pureté. Et +cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de +la fleur, plus son cœur était déchiré. Il cherchait tout autour de lui +pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages +inconnus; partout l'attention s'adressant au trône sur lequel venait de +s'asseoir le stathouder.</p> + +<p>Guillaume, qui attirait l'attention générale, se leva, promena un +tranquille regard sur la foule enivrée, et son œil perçant s'arrêta tour +à tour sur les trois extrémités d'un triangle formé en face de lui par +trois intérêts et par trois drames bien différents.</p> + +<p>À l'un des angles, Boxtel, frémissant d'impatience et dévorant de toute +son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assemblée.</p> + +<p>À l'autre, Cornélius haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, d'amour, +que pour la tulipe noire, sa fille.</p> + +<p>Enfin, au troisième, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem, +une belle Frisonne vêtue de fine laine rouge brodée d'argent et couverte +de dentelles tombant à flots de son casque d'or; Rosa, enfin, qui +s'appuyait défaillante et l'œil noyé, au bras d'un des officiers de +Guillaume.</p> + +<p>Le prince, alors, voyant tous ses auditeurs disposés, déroula lentement +le vélin, et, d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas +une note ne se perdait, grâce au silence religieux qui s'abattit tout à +coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaîna leur souffle à ses +lèvres:</p> + +<p>—Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez été réunis ici.</p> + +<p>«Un prix de cent mille florins a été promis à celui qui trouverait la +tulipe noire.</p> + +<p>«La tulipe noire!—et cette merveille de la Hollande est là exposée à +vos yeux—; la tulipe noire a été trouvée, et cela dans toutes les +conditions exigées par le programme de la société horticole de Harlem.</p> + +<p>«L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au +livre d'honneur de la ville.</p> + +<p>«Faites approcher la personne qui est propriétaire de la tulipe noire.»</p> + +<p>Et en prononçant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles +produiraient, promena son clair regard sur les trois extrémités du +triangle.</p> + +<p>Il vit Boxtel s'élancer de son gradin.</p> + +<p>Il vit Cornélius faire un mouvement involontaire.</p> + +<p>Il vit enfin l'officier chargé de veiller sur Rosa, la conduire, ou +plutôt la pousser devant son trône.</p> + +<p>Un double cri partit à la fois à la droite et à la gauche du prince.</p> + +<p>Boxtel foudroyé, Cornélius éperdu, avaient tous deux crié:</p> + +<p>—Rosa! Rosa!</p> + +<p>—Cette tulipe est bien à vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le +prince.</p> + +<p>—Oui, monseigneur! balbutia Rosa, qu'un murmure universel venait de +saluer en sa touchante beauté.</p> + +<p>—Oh! murmura Cornélius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui +avait volé cette fleur. Oh! voilà donc pourquoi elle avait quitté +Loewestein! Oh! oublié, trahi par elle, par elle que je croyais ma +meilleure amie!</p> + +<p>—Oh! gémit Boxtel de son côté, je suis perdu!</p> + +<p>—Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son +inventeur, et sera inscrite au catalogue des fleurs sous le titre de +<i>tulipa nigra Rosa Barlænsis</i>, à cause du nom de van Baërle, qui sera +désormais le nom de femme de cette jeune fille.</p> + +<p>Et en même temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main +d'un homme qui venait de s'élancer, pâle, étourdi, écrasé de joie, au +pied du trône, en saluant tour à tour son prince, sa fiancée et Dieu +qui, du fond du ciel azuré, regardait en souriant le spectacle de deux +cœurs heureux.</p> + +<p>En même temps aussi tombait aux pieds du président van Herysen un autre +homme frappé d'une émotion bien différente.</p> + +<p>Boxtel, anéanti sous la ruine de ses espérances, venait de s'évanouir.</p> + +<p>On le releva, on interrogea son pouls et son cœur; il était mort.</p> + +<p>Cet incident ne troubla point autrement la fête, attendu que ni le +président ni le prince ne parurent s'en préoccuper beaucoup.</p> + +<p>Cornélius recula épouvanté: dans son voleur, dans son faux Jacob, il +venait de reconnaître le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que dans la +pureté de son âme, il n'avait jamais soupçonné un seul instant d'une si +méchante action.</p> + +<p>Ce fut, au reste, un grand bonheur pour Boxtel que Dieu lui eût envoyé +si à propos cette attaque d'apoplexie foudroyante, qu'elle l'empêcha de +voir plus longtemps des choses si douloureuses pour son orgueil et son +avarice.</p> + +<p>Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y +eût rien de changé dans son cérémonial, sinon que Boxtel était mort et +que Cornélius et Rosa, triomphants, marchaient côte à côte et la main de +l'un dans la main de l'autre.</p> + +<p>Quand on fut rentré à l'hôtel de ville, le prince, montrant du doigt à +Cornélius la bourse aux cent mille florins d'or:</p> + +<p>—On ne sait trop, dit-il, par qui est gagné cet argent, si c'est par +vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouvé la tulipe noire, elle +l'a élevée et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce +serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem à la +tulipe.</p> + +<p>Cornélius attendait pour savoir où voulait en venir le prince. Celui-ci +continua:</p> + +<p>—Je donne à Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagnés et +qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son +courage et de son honnêteté. Quant à vous, monsieur, grâce à Rosa +encore, qui a apporté la preuve de votre innocence—et en disant ces +mots, le prince tendit à Cornélius le fameux feuillet de la Bible sur +lequel était écrite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi à +envelopper le troisième caïeu—, quant à vous, l'on s'est aperçu que +vous aviez été emprisonné pour un crime que vous n'aviez pas commis. +C'est vous dire, non seulement que vous êtes libre, mais encore que les +biens d'un homme innocent ne peuvent être confisqués. Vos biens vous +sont donc rendus. M. van Baërle, vous êtes le filleul de M. Corneille de +Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confié l'un sur +les fonts de baptême, et de l'amitié que l'autre vous avait vouée. +Conservez la tradition de leurs mérites à tous deux, car ces MM. de +Witt, mal jugés, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, étaient +deux grands citoyens dont la Hollande est fière aujourd'hui.</p> + +<p>Le prince, après ces deux mots qu'il prononça d'une voix émue, contre +son habitude, donna ses deux mains à baiser aux deux époux, qui +s'agenouillèrent à ses côtés.</p> + +<p>Puis, poussant un soupir:</p> + +<p>—Hélas! dit-il, vous êtes bien heureux vous, qui peut-être rêvant la +vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez à +lui conquérir que de nouvelles couleurs de tulipes.</p> + +<p>Et jetant un regard du côté de la France, comme s'il eût vu de nouveaux +nuages s'amonceler de ce côté-là, il remonta dans son carrosse et +partit.</p> + +<p>De son côté, Cornélius, le même jour, partit pour Dordrecht avec Rosa, +qui, par la vieille Zug, qu'on lui expédia en qualité d'ambassadeur, fit +prévenir son père de tout ce qui s'était passé.</p> + +<p>Ceux qui, grâce à l'exposé que nous avons fait, connaissent le caractère +du vieux Gryphus, comprendront qu'il se réconcilia difficilement avec +son gendre. Il avait sur le cœur les coups de bâton reçus, il les avait +comptés par les meurtrissures; ils montaient, disait-il, à quarante et +un; mais il finit par se rendre, pour n'être pas moins généreux, +disait-il, que Son Altesse le stathouder.</p> + +<p>Devenu gardien de tulipes, après avoir été geôlier d'hommes, il fut le +plus rude geôlier de fleurs qu'on eût encore rencontré dans les +Pays-Bas. Aussi fallait-il le voir, surveillant les papillons dangereux, +tuant les mulots et chassant les abeilles trop affamées.</p> + +<p>Comme il avait appris l'histoire de Boxtel et qu'il était furieux +d'avoir été la dupe du faux Jacob, ce fut lui qui démolit l'observatoire +élevé jadis par l'envieux derrière le sycomore; car l'enclos de Boxtel, +vendu à l'encan, s'enclava dans les plates-bandes de Cornélius, qui +s'arrondit de façon à défier tous les télescopes de Dordrecht.</p> + +<p>Rosa, de plus en plus belle, devint de plus en plus savante; et au bout +de deux ans de mariage, elle savait si bien lire et écrire, qu'elle put +se charger seule de l'éducation de deux beaux enfants, qui lui étaient +poussés au mois de mai 1674 et 1675, comme des tulipes, et qui lui +avaient donné bien moins de mal que la fameuse fleur à laquelle elle +devait de les avoir.</p> + +<p>Il va sans dire que l'un étant garçon et l'autre une fille, le premier +reçut le nom de Cornélius, et la seconde, celui de Rosa.</p> + +<p>Van Baërle resta fidèle à Rosa, comme à ses tulipes; toute sa vie, il +s'occupa du bonheur de sa femme et de la culture des fleurs, culture +grâce à laquelle il trouva un grand nombre de variétés qui sont +inscrites au catalogue hollandais.</p> + +<p>Les deux principaux ornements de son salon étaient dans deux grands +cadres d'or, ces deux feuillets de la Bible de Corneille de Witt; sur +l'un, on se le rappelle, son parrain lui avait écrit de brûler la +correspondance du marquis de Louvois; sur l'autre, il avait légué à Rosa +le caïeu de la tulipe noire, à la condition qu'avec sa dot de cent mille +florins elle épouserait un beau garçon de vingt-six à vingt-huit ans, +qui l'aimerait et qu'elle aimerait, condition qui avait été +scrupuleusement remplie, quoique Cornélius ne fût point mort, et +justement parce qu'il n'était point mort.</p> + +<p>Enfin pour combattre les envieux à venir, dont la Providence n'aurait +peut-être pas eu le loisir de le débarrasser comme elle avait fait de +mynheer Isaac Boxtel, il écrivit au-dessus de sa porte ce vers, que +Grotius avait gravé, le jour de sa fuite, sur le mur de sa prison:</p> + +<p>«On a quelquefois assez souffert pour avoir le droit de ne jamais dire: +<i>Je suis trop heureux</i>.»</p> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE *** + +***** This file should be named 26504-h.htm or 26504-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/6/5/0/26504/ + +Produced by Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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