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+The Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La tulipe noire
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: September 1, 2008 [EBook #26504]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Alexandre Dumas
+
+LA TULIPE NOIRE
+
+(1850)
+
+
+/*
+Table des matières
+
+ I Un peuple reconnaissant
+
+ II Les deux frères.
+
+ III L'élève de Jean de Witt
+
+ IV Les massacreurs.
+
+ V L'amateur de tulipes et son voisin.
+
+ VI La haine d'un tulipier.
+
+ VII L'homme heureux fait connaissance avec le malheur.
+
+ VIII Une invasion.
+
+ IX La chambre de famille.
+
+ X La fille du geôlier.
+
+ XI Le testament de Cornélius van Baërle.
+
+ XII L'exécution.
+
+ XIII Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur.
+
+ XIV Les pigeons de Dordrecht
+
+ XV Le guichet
+
+ XVI Maître et écolière.
+
+ XVII Premier caïeu.
+
+ XVIII L'amoureux de Rosa.
+
+ XIX Femme et fleur.
+
+ XX Ce qui s'était passé pendant ces huit jours.
+
+ XXI Le second caïeu.
+
+ XXII Épanouissement
+
+ XXIII L'envieux.
+
+ XXIV Où la tulipe noire change de maître.
+
+ XXV Le président van Herysen.
+
+ XXVI Un membre de la société horticole.
+
+ XXVII Le troisième caïeu.
+
+XXVIII La chanson des fleurs.
+
+ XXIX Où van Baërle, avant de quitter Loewestein,
+ règle ses comptes avec Gryphus.
+
+ XXX Où l'on commence de se douter à quel supplice
+ était réservé Cornélius van Baërle.
+
+ XXXI Harlem..
+
+ XXXII Une dernière prière.
+
+XXXIII Conclusion.
+*/
+
+
+
+
+I
+
+Un peuple reconnaissant
+
+
+Le 20 août 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si
+coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville
+de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclinés sur
+ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans
+lesquels se reflètent ses clochers aux coupoles presque orientales, la
+ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes
+ses artères d'un flot noir et rouge de citoyens pressés, haletants,
+inquiets, lesquels couraient, le couteau à la ceinture, le mousquet sur
+l'épaule ou le bâton à la main, vers le Buitenhof, formidable prison
+dont on montre encore aujourd'hui les fenêtres grillées et où, depuis
+l'accusation d'assassinat portée contre lui par le chirurgien Tyckelaer,
+languissait Corneille de Witt, frère de l'ex-grand pensionnaire de
+Hollande.
+
+Si l'histoire de ce temps, et surtout de cette année au milieu de
+laquelle nous commençons notre récit, n'était liée d'une façon
+indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes
+d'explication que nous allons donner pourraient paraître un
+hors-d'œuvre; mais nous prévenons tout d'abord le lecteur, ce vieil ami,
+à qui nous promettons toujours du plaisir à notre première page, et
+auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes;
+mais nous prévenons, disons-nous, notre lecteur que cette explication
+est aussi indispensable à la clarté de notre histoire qu'à
+l'intelligence du grand événement politique dans lequel cette histoire
+s'encadre.
+
+Corneille ou Cornélius de Witt, _ruward_ de Pulten, c'est-à-dire
+inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville
+natale, et député aux États de Hollande, avait quarante-neuf ans,
+lorsque le peuple hollandais, fatigué de la république, telle que
+l'entendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, s'éprit d'un
+amour violent pour le stathoudérat, que l'édit perpétuel imposé par Jean
+de Witt aux Provinces-Unies avait à tout jamais aboli en Hollande.
+
+Comme il est rare que, dans ses évolutions capricieuses, l'esprit public
+ne voie pas un homme derrière un principe, derrière la république le
+peuple voyait les deux figures sévères des frères de Witt, ces Romains
+de la Hollande, dédaigneux de flatter le goût national, et amis
+inflexibles d'une liberté sans licence et d'une prospérité sans
+superflu, de même que derrière le stathoudérat il voyait le front
+incliné, grave et réfléchi du jeune Guillaume d'Orange, que ses
+contemporains baptisèrent du nom de Taciturne, adopté par la postérité.
+
+Les deux de Witt ménageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir
+l'ascendant moral sur toute l'Europe, et dont ils venaient de sentir
+l'ascendant matériel sur la Hollande par le succès de cette campagne
+merveilleuse du Rhin, illustrée par ce héros de roman qu'on appelait le
+comte de Guiche, et chantée par Boileau, campagne qui en trois mois
+venait d'abattre la puissance des Provinces-Unies.
+
+Louis XIV était depuis longtemps l'ennemi des Hollandais, qui
+l'insultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est
+vrai, par la bouche des Français réfugiés en Hollande. L'orgueil
+national en faisait le Mithridate de la république. Il y avait donc
+contre les de Witt la double animation qui résulte d'une vigoureuse
+résistance suivie par un pouvoir luttant contre le goût de la nation et
+de la fatigue naturelle à tous les peuples vaincus, quand ils espèrent
+qu'un autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte.
+
+Cet autre chef, tout prêt à paraître, tout prêt à se mesurer contre
+Louis XIV, si gigantesque que parût devoir être sa fortune future,
+c'était Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume II, et petit-fils,
+par Henriette Stuart, du roi Charles Ier d'Angleterre, ce taciturne
+enfant, dont nous avons déjà dit que l'on voyait apparaître l'ombre
+derrière le stathoudérat.
+
+Ce jeune homme était âgé de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait
+été son précepteur et l'avait élevé dans le but de faire de cet ancien
+prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui
+l'avait emporté sur l'amour de son élève, il lui avait, par l'édit
+perpétuel, enlevé l'espoir du stathoudérat. Mais Dieu avait ri de cette
+prétention des hommes, qui font et défont les puissances de la terre
+sans consulter le Roi du ciel; et par le caprice des Hollandais et la
+terreur qu'inspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du
+grand pensionnaire et d'abolir l'édit perpétuel en rétablissant le
+stathoudérat pour Guillaume d'Orange, sur lequel il avait ses desseins,
+cachés encore dans les mystérieuses profondeurs de l'avenir.
+
+Le grand pensionnaire s'inclina devant la volonté de ses concitoyens;
+mais Corneille de Witt fut plus récalcitrant, et malgré les menaces de
+mort de la plèbe orangiste qui l'assiégeait dans sa maison de Dordrecht,
+il refusa de signer l'acte qui rétablissait le stathoudérat.
+
+Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant
+seulement à son nom ces deux lettres: V. C. (_vi coactus_), ce qui
+voulait dire: _Contraint par la force._
+
+Ce fut par un véritable miracle qu'il échappa ce jour-là aux coups de
+ses ennemis.
+
+Quant à Jean de Witt, son adhésion, plus rapide et plus facile, à la
+volonté de ses concitoyens ne lui fut guère plus profitable. À quelques
+jours de là, il fut victime d'une tentative d'assassinat. Percé de coups
+de couteau, il ne mourut point de ses blessures.
+
+Ce n'était point là ce qu'il fallait aux orangistes. La vie des deux
+frères était un éternel obstacle à leurs projets; ils changèrent donc
+momentanément de tactique, quitte, au moment donné, de couronner la
+seconde par la première, et ils essayèrent de consommer, à l'aide de la
+calomnie, ce qu'ils n'avaient pu exécuter par le poignard.
+
+Il est assez rare qu'au moment donné, il se trouve là, sous la main de
+Dieu, un grand homme pour exécuter une grande action, et voilà pourquoi
+lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle l'histoire
+enregistre à l'instant même le nom de cet homme élu, et le recommande à
+l'admiration de la postérité.
+
+Mais lorsque le diable se mêle des affaires humaines pour ruiner une
+existence ou renverser un empire, il est bien rare qu'il n'ait pas
+immédiatement à sa portée quelque misérable auquel il n'a qu'un mot à
+souffler à l'oreille pour que celui-ci se mette immédiatement à la
+besogne.
+
+Ce misérable, qui dans cette circonstance se trouva tout posté pour être
+l'agent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons déjà l'avoir
+dit, Tyckelaer, et était chirurgien de profession.
+
+Il vint déclarer que Corneille de Witt, désespéré, comme il l'avait du
+reste prouvé par son apostille, de l'abrogation de l'édit perpétuel, et
+enflammé de haine contre Guillaume d'Orange, avait donné mission à un
+assassin de délivrer la république du nouveau stathouder, et que cet
+assassin c'était lui, Tyckelaer, qui, bourrelé de remords à la seule
+idée de l'action qu'on lui demandait, aimait mieux révéler le crime que
+de le commettre.
+
+Maintenant, que l'on juge de l'explosion qui se fit parmi les orangistes
+à la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arrêter Corneille
+dans sa maison, le 16 août 1672; le ruward de Pulten, le noble frère de
+Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture
+préparatoire destinée à lui arracher, comme aux plus vils criminels,
+l'aveu de son prétendu complot contre Guillaume.
+
+Mais Corneille était non seulement un grand esprit, mais encore un grand
+cœur. Il était de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique,
+comme leurs ancêtres avaient la foi religieuse, sourient aux tourments,
+et pendant la torture, il récita d'une voix ferme et en scandant les
+vers selon leur mesure, la première strophe du _Justum et tenacem_,
+d'Horace, n'avoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le
+fanatisme de ses bourreaux.
+
+Les juges n'en déchargèrent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et
+n'en rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le dégradait
+de toutes ses charges et dignités, le condamnant aux frais de la justice
+et le bannissant à perpétuité du territoire de la république.
+
+C'était déjà quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux intérêts
+duquel s'était constamment voué Corneille de Witt, que cet arrêt rendu
+non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen.
+Cependant, comme on va le voir, ce n'était pas assez.
+
+Les Athéniens, qui ont laissé une assez belle réputation d'ingratitude,
+le cédaient sous ce point aux Hollandais. Ils se contentèrent de bannir
+Aristide.
+
+Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son frère,
+s'était démis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-là était aussi
+dignement récompensé de son dévouement au pays. Il emportait dans la vie
+privée ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en
+général aux honnêtes gens coupables d'avoir travaillé pour leur patrie
+en s'oubliant eux-mêmes.
+
+Pendant ce temps, Guillaume d'Orange attendait, non sans hâter
+l'événement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il
+était l'idole, lui eût fait du corps des deux frères les deux marches
+dont il avait besoin pour monter au siège du stathoudérat.
+
+Or, le 20 août 1672, comme nous l'avons dit en commençant ce chapitre,
+toute la ville courait au Buitenhof pour assister à la sortie de prison
+de Corneille de Witt, partant pour l'exil, et voir quelles traces la
+torture avait laissées sur le noble corps de cet homme qui savait si
+bien son Horace.
+
+Empressons-nous d'ajouter que toute cette multitude qui se rendait au
+Buitenhof ne s'y rendait pas seulement dans cette innocente intention
+d'assister à un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient à
+jouer un rôle, ou plutôt à doubler un emploi qu'ils trouvaient avoir été
+mal rempli.
+
+Nous voulons parler de l'emploi de bourreau.
+
+Il y en avait d'autres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions
+moins hostiles. Il s'agissait pour eux seulement de ce spectacle
+toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte l'instinctif
+orgueil, de voir dans la poussière celui qui a été longtemps debout.
+
+Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, n'était-il pas
+enfermé, affaibli par la torture? N'allait-on pas le voir, pâle,
+sanglant, honteux? N'était-ce pas un beau triomphe pour cette
+bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout
+bon bourgeois de la Haye devait prendre part?
+
+Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement mêlés à toute
+cette foule qu'ils comptaient bien manier comme un instrument tranchant
+et contondant à la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof à la porte
+de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres
+même, à ce ruward de Pulten, qui non seulement n'a donné le stathoudérat
+au prince d'Orange que _vi coactus_, mais qui encore a voulu le faire
+assassiner?
+
+Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on
+faisait bien et que si on était brave à la Haye, on ne laisserait point
+partir pour l'exil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera
+toutes ses intrigues avec la France et vivra de l'or du marquis de
+Louvois avec son grand scélérat de frère Jean.
+
+Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent
+plutôt qu'ils ne marchent. Voilà pourquoi les habitants de la Haye
+couraient si vite du côté du Buitenhof.
+
+Au milieu de ceux qui se hâtaient le plus, courait, la rage au cœur et
+sans projet dans l'esprit, l'honnête Tyckelaer, promené par les
+orangistes comme un héros de probité, d'honneur national et de charité
+chrétienne.
+
+Ce brave scélérat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de
+son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les
+tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes
+qu'il lui avait promises et l'infernale machination préparée d'avance
+pour lui aplanir, à lui Tyckelaer, toutes les difficultés de
+l'assassinat.
+
+Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace,
+soulevait des cris d'enthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des
+hourras d'aveugle rage contre les frères de Witt.
+
+La populace en était à maudire des juges iniques dont l'arrêt laissait
+échapper sain et sauf un si abominable criminel que l'était ce scélérat
+de Corneille.
+
+Et quelques instigateurs répétaient à voix basse:--Il va partir! il va
+nous échapper!
+
+Ce à quoi d'autres répondaient:
+
+--Un vaisseau l'attend à Scheveningen, un vaisseau français. Tyckelaer
+l'a vu.
+
+--Brave Tyckelaer! honnête Tyckelaer! criait en chœur la foule.
+
+--Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille,
+le Jean, qui est un non moins grand traître que son frère, le Jean se
+sauvera aussi.
+
+--Et les deux coquins vont manger en France notre argent, l'argent de
+nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus à Louis XIV.
+
+--Empêchons-les de partir! criait la voix d'un patriote plus avancé que
+les autres.
+
+--À la prison! à la prison! répétait le chœur.
+
+Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de
+s'armer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune
+violence ne s'était commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait
+les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus
+menaçante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne l'était par
+ses cris, son agitation et ses menaces; immobile sous le regard de son
+chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son épée hors
+du fourreau, mais basse et la pointe à l'angle de son étrier. Cette
+troupe, seul rempart qui défendit la prison, contenait par son attitude,
+non seulement les masses populaires désordonnées et bruyantes, mais
+encore le détachement de la garde bourgeoise, qui, placé en face du
+Buitenhof pour maintenir l'ordre de compte à demi avec la troupe,
+donnait aux perturbateurs l'exemple des cris séditieux, en criant:--Vive
+Orange! À bas les traîtres!
+
+La présence de Tilly et de ses cavaliers était, il est vrai, un frein
+salutaire à tous ces soldats bourgeois; mais peu après, ils s'exaltèrent
+par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que l'on pût
+avoir du courage sans crier, ils imputèrent à la timidité le silence des
+cavaliers et firent un pas vers la prison entraînant à leur suite toute
+la tourbe populaire.
+
+Mais alors le comte de Tilly s'avança seul au-devant d'eux, et levant
+seulement son épée en fronçant les sourcils:
+
+--Eh! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi
+marchez-vous, et que désirez-vous?
+
+Les bourgeois agitèrent leurs mousquets en répétant les cris de:
+
+--Vive Orange! Mort aux traîtres!
+
+--Vive Orange! soit! dit M. de Tilly, quoique je préfère les figures
+gaies aux figures maussades. Mort aux traîtres! si vous le voulez, tant
+que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant qu'il vous plaira:
+Mort aux traîtres! mais quant à les mettre à mort effectivement, je suis
+ici pour empêcher cela, et je l'empêcherai.
+
+Puis se retournant vers ses soldats:
+
+--Haut les armes, soldats! cria-t-il.
+
+Les soldats de Tilly obéirent au commandement avec une précision calme
+qui fit rétrograder immédiatement bourgeois et peuple, non sans une
+confusion qui fit sourire l'officier de cavalerie.
+
+--Là, là! dit-il avec ce ton goguenard qui n'appartient qu'à l'épée,
+tranquillisez-vous, bourgeois; mes soldats ne brûleront pas une amorce,
+mais de votre côté vous ne ferez point un pas vers la prison.
+
+--Savez-vous bien, monsieur l'officier, que nous avons des mousquets?
+fit tout furieux le commandant des bourgeois.
+
+--Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous
+me les faites assez miroiter devant l'œil; mais remarquez aussi de votre
+côté que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement à
+cinquante pas, et que vous n'êtes qu'à vingt-cinq.
+
+--Mort aux traîtres! cria la compagnie des bourgeois exaspérée.
+
+--Bah! vous dites toujours la même chose, grommela l'officier, c'est
+fatigant!
+
+Et il reprit son poste en tête de la troupe, tandis que le tumulte
+allait en augmentant autour du Buitenhof.
+
+Et cependant le peuple échauffé ne savait pas qu'au moment même où il
+flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre, comme si elle eût hâte
+d'aller au-devant de son sort, passait à cent pas de la place derrière
+les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof.
+
+En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un
+domestique et traversait tranquillement à pied l'avant-cour qui précède
+la prison.
+
+Il s'était nommé au concierge, qui du reste le connaissait, en disant:
+
+--Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville
+mon frère Corneille de Witt, condamné, comme tu sais, au bannissement.
+
+Et le concierge, espèce d'ours dressé à ouvrir et à fermer la porte de
+la prison, l'avait salué et laissé entrer dans l'édifice, dont les
+portes s'étaient refermées sur lui.
+
+À dix pas de là, il avait rencontré une belle jeune fille de dix-sept à
+dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante
+révérence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton:
+
+--Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frère?
+
+--Oh! monsieur Jean, avait répondu la jeune fille, ce n'est pas le mal
+qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est
+passé.
+
+--Que crains-tu donc, la belle fille?
+
+--Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean.
+
+--Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas!
+
+--L'entendez-vous?
+
+--Il est, en effet, fort ému; mais quand il nous verra, comme nous ne
+lui avons jamais fait que du bien, peut-être se calmera-t-il.
+
+--Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en
+s'éloignant pour obéir à un signe impératif que lui avait fait son père.
+
+--Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis là.
+
+Puis, continuant son chemin:
+
+--Voilà, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas
+lire et qui par conséquent n'a rien lu, et qui vient de résumer
+l'histoire du monde dans un seul mot.
+
+Et toujours aussi calme, mais plus mélancolique qu'en entrant,
+l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son
+frère.
+
+
+
+
+II
+
+Les deux frères
+
+
+Comme l'avait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa,
+pendant que Jean de Witt montait l'escalier de pierre aboutissant à la
+prison de son frère Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux
+pour éloigner la troupe de Tilly qui les gênait.
+
+Ce que voyant, le peuple, qui appréciait les bonnes intentions de sa
+milice, criait à tue-tête:--Vivent les bourgeois!
+
+Quant à M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette
+compagnie bourgeoise sous les pistolets apprêtés de son escadron, lui
+expliquant de son mieux que la consigne donnée par les États lui
+enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses
+alentours.
+
+--Pourquoi cet ordre? pourquoi garder la prison? criaient les
+orangistes.
+
+--Ah! répondait monsieur de Tilly, voilà que vous m'en demandez tout de
+suite plus que je ne peux vous en dire. On m'a dit: «Gardez», je garde.
+Vous qui êtes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir
+qu'une consigne ne se discute pas.
+
+--Mais on vous a donné cet ordre pour que les traîtres puissent sortir
+de la ville!
+
+--Cela pourrait bien être, puisque les traîtres sont condamnés au
+bannissement, répondait Tilly.
+
+--Mais qui a donné cet ordre?
+
+--Les États, pardieu!
+
+--Les États trahissent.
+
+--Quant à cela, je n'en sais rien.
+
+--Et vous trahissez vous-même.
+
+--Moi?
+
+--Oui, vous.
+
+--Ah çà! entendons-nous, messieurs les bourgeois; qui trahirais-je? les
+États! Je ne puis pas les trahir, puisque étant à leur solde, j'exécute
+ponctuellement leur consigne.
+
+Et là-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison qu'il était
+impossible de discuter sa réponse, les clameurs et les menaces
+redoublèrent; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte
+répondait avec toute l'urbanité possible.
+
+--Mais, messieurs les bourgeois, par grâce, désarmez donc vos mousquets;
+il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes
+cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont
+nous serions bien fâchés, mais vous plus encore, attendu que ce n'est ni
+dans vos intentions ni dans les miennes.
+
+--Si vous faisiez cela, crièrent les bourgeois, à notre tour nous
+ferions feu sur vous.
+
+--Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le
+premier jusqu'au dernier, ceux que nous aurions tués, nous, n'en
+seraient pas moins morts.
+
+--Cédez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen.
+
+--D'abord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui
+est bien différent; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Français,
+ce qui est plus différent encore. Je ne connais donc que les États, qui
+me paient; apportez-moi de la part des États l'ordre de céder la place,
+je fais demi-tour à l'instant même, attendu que je m'ennuie énormément
+ici.
+
+--Oui, oui! crièrent cent voix qui se multiplièrent à l'instant par cinq
+cents autres. Allons à la maison de ville! allons trouver les députés!
+allons, allons!
+
+--C'est cela, murmura Tilly en regardant s'éloigner les plus furieux,
+allez demander une lâcheté à la maison de ville et vous verrez si on
+vous l'accorde, allez, mes amis, allez.
+
+Le digne officier comptait sur l'honneur des magistrats, qui de leur
+côté comptaient sur son honneur de soldat, à lui.
+
+--Dites donc, capitaine, fit à l'oreille du comte son premier
+lieutenant, que les députés refusent à ces enragés que voici ce qu'ils
+leur demandent, mais qu'ils nous envoient à nous un peu de renfort, cela
+ne fera pas de mal, je crois.
+
+Cependant Jean de Witt, que nous avons quitté montant l'escalier de
+pierre après son entretien avec le geôlier Gryphus et sa fille Rosa,
+était arrivé à la porte de la chambre où gisait sur un matelas son frère
+Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait
+appliquer la torture préparatoire.
+
+L'arrêt de bannissement était venu, qui avait rendu inutile
+l'application de la torture extraordinaire. Corneille, étendu sur son
+lit, les poignets brisés, les doigts brisés, n'ayant rien avoué d'un
+crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, après trois
+jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la
+mort, avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement.
+
+Corps énergique, âme invincible, il eût bien désappointé ses ennemis si
+ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du
+Buitenhof, voir luire sur son pâle visage le sourire du martyr qui
+oublie la fange de la terre depuis qu'il a entrevu les splendeurs du
+ciel.
+
+Le ruward avait, par la puissance de sa volonté plutôt que par un
+secours réel, recouvré toutes ses forces, et il calculait combien de
+temps encore les formalités de la justice le retiendraient en prison.
+
+C'était juste à ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise
+mêlées à celles du peuple, s'élevaient contre les deux frères et
+menaçaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit,
+qui venait se briser comme une marée montante au pied des murailles de
+la prison, parvint jusqu'au prisonnier.
+
+Mais si menaçant que fût ce bruit, Corneille négligea de s'enquérir ou
+ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fenêtre étroite et
+treillissée de fer qui laissait arriver la lumière et les murmures du
+dehors.
+
+Il était si bien engourdi dans la continuité de son mal que ce mal était
+devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de délices son
+âme et sa raison si près de se dégager des embarras corporels, qu'il lui
+semblait déjà que cette âme et cette raison échappées à la matière,
+planaient au-dessus d'elle comme flotte au-dessus d'un foyer presque
+éteint la flamme qui le quitte pour monter au ciel.
+
+Il pensait aussi à son frère.
+
+Sans doute, c'était son approche qui, par les mystères inconnus que le
+magnétisme a découvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment même
+où Jean était si présent à la pensée de Corneille que Corneille
+murmurait presque son nom, la porte s'ouvrit; Jean entra, et d'un pas
+empressé vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses
+mains enveloppées de linge vers ce glorieux frère qu'il avait réussi à
+dépasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine
+que lui portaient les Hollandais.
+
+Jean baisa tendrement son frère sur le front et reposa doucement sur le
+matelas ses mains malades.
+
+--Corneille, mon pauvre frère, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce
+pas?
+
+--Je ne souffre plus, mon frère, puisque je vous vois.
+
+--Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, à votre défaut, c'est moi qui
+souffre de vous voir ainsi, je vous en réponds.
+
+--Aussi, ai-je plus pensé à vous qu'à moi-même, et tandis qu'ils me
+torturaient, je n'ai songé à me plaindre qu'une fois pour dire: «Pauvre
+frère!» Mais te voilà, oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce
+pas?
+
+--Oui.
+
+--Je suis guéri; aidez-moi à me lever, mon frère, et vous verrez comme
+je marche bien.
+
+--Vous n'aurez pas longtemps à marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse
+au vivier, derrière les pistoliers de Tilly.
+
+--Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier?
+
+--Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire
+de physionomie triste qui lui était habituel, que les gens de la Haye
+voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte.
+
+--Du tumulte? reprit Corneille, en fixant son regard sur son frère
+embarrassé; du tumulte?
+
+--Oui, Corneille.
+
+--Alors c'est cela que j'entendais tout à l'heure, fit le prisonnier
+comme se parlant à lui-même. Puis revenant à son frère:
+
+--Il y a du monde sur le Buitenhof, n'est-ce pas? dit-il.
+
+--Oui, mon frère.
+
+--Mais alors, pour venir ici...
+
+--Eh bien?
+
+--Comment vous a-t-on laissé passer?
+
+--Vous savez bien que nous ne sommes guère aimés, Corneille, fit le
+grand pensionnaire avec une amertume mélancolique. J'ai pris par les
+rues écartées.
+
+--Vous vous êtes caché, Jean?
+
+--J'avais dessein d'arriver jusqu'à vous sans perdre de temps, et j'ai
+fait ce qu'on fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi:
+j'ai louvoyé.
+
+En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place à la prison. Tilly
+dialoguait avec la garde bourgeoise.
+
+--Oh! oh! fit Corneille, vous êtes un bien grand pilote, Jean; mais je
+ne sais si vous tirerez votre frère du Buitenhof, dans cette houle et
+sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous avez conduit la
+flotte de Tromp à Anvers, au milieu des bas-fonds de l'Escaut.
+
+--Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y tâcherons, du moins, répondit
+Jean; mais d'abord un mot.
+
+--Dites.
+
+Les clameurs montèrent de nouveau.
+
+--Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colère! Est-ce
+contre vous? est-ce contre moi?
+
+--Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc,
+mon frère, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs
+sottes calomnies, c'est d'avoir négocié avec la France.
+
+--Oui, mais ils nous le reprochent.
+
+--Les niais!
+
+--Mais si ces négociations eussent réussi, elles leur eussent épargné
+les défaites de Rees, d'Orsay, de Vesel et de Rheinberg; elles leur
+eussent évité le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire
+encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux.
+
+--Tout cela est vrai, mon frère, mais ce qui est d'une vérité plus
+absolue encore, c'est que si l'on trouvait en ce moment-ci notre
+correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne
+sauverais point l'esquif si frêle qui va porter les de Witt et leur
+fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait à des
+gens honnêtes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de
+faire personnellement pour sa liberté, pour sa gloire, cette
+correspondance nous perdrait auprès des orangistes, nos vainqueurs.
+Aussi, cher Corneille, j'aime à croire que vous l'avez brûlée avant de
+quitter Dordrecht pour venir me rejoindre à la Haye.
+
+--Mon frère, répondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois
+prouve que vous avez été dans les derniers temps le plus grand, le plus
+généreux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. J'aime la
+gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon frère, et je me
+suis bien gardé de brûler cette correspondance.
+
+--Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement
+l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fenêtre.
+
+--Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons à la fois le salut du
+corps et la résurrection de la popularité.
+
+--Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors?
+
+--Je les ai confiées à Cornélius van Baërle, mon filleul, que vous
+connaissez et qui demeure à Dordrecht.
+
+--Oh! le pauvre garçon! ce cher et naïf enfant! ce savant qui, chose
+rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et
+qu'à Dieu qui fait naître les fleurs! Vous l'avez chargé de ce dépôt
+mortel; mais il est perdu, mon frère, ce pauvre cher Cornélius!
+
+--Perdu?
+
+--Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort (car si
+étranger qu'il soit à ce qui nous arrive; car, quoique enseveli à
+Dordrecht, quoique distrait, que c'est miracle! il saura, un jour ou
+l'autre, ce qui nous arrive), s'il est fort, il se vantera de nous; s'il
+est faible, il aura peur de notre intimité; s'il est fort, il criera le
+secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre
+cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frère,
+fuyons vite, s'il en est encore temps.
+
+Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frère, qui
+tressaillit au contact des linges:
+
+--Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai
+pas appris à lire chaque pensée dans la tête de van Baërle, chaque
+sentiment dans son âme? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes
+s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il
+soit! Le principal est qu'il gardera le secret, attendu que ce secret,
+il ne le connaît même pas.
+
+Jean se retourna surpris.
+
+--Oh! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est
+un politique élevé à l'école de Jean; je vous le répète, mon frère, van
+Baërle ignore la nature et la valeur du dépôt que je lui ai confié.
+
+--Vite, alors! s'écria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui
+passer l'ordre de brûler la liasse.
+
+--Par qui faire passer cet ordre?
+
+--Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner à cheval et qui
+est entré avec moi dans la prison pour vous aider à descendre
+l'escalier.
+
+--Réfléchissez avant de brûler ces titres glorieux, Jean.
+
+--Je réfléchis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les
+frères de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renommée. Nous morts,
+qui nous défendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris?
+
+--Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers?
+
+Jean, sans répondre à son frère, étendit la main vers le Buitenhof, d'où
+s'élançaient en ce moment des bouffées de clameurs féroces.
+
+--Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs; mais ces
+clameurs, que disent-elles?
+
+Jean ouvrit la fenêtre.
+
+--Mort aux traîtres! hurlait la populace.
+
+--Entendez-vous maintenant, Corneille?
+
+--Et les traîtres, c'est nous! dit le prisonnier en levant les yeux au
+ciel et en haussant les épaules.
+
+--C'est nous, répéta Jean de Witt.
+
+--Où est Craeke?
+
+--À la porte de votre chambre, je présume.
+
+--Faites-le entrer, alors.
+
+Jean ouvrit la porte; le fidèle serviteur attendait en effet sur le
+seuil.
+
+--Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frère va vous dire.
+
+--Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que j'écrive,
+malheureusement.
+
+--Et pourquoi cela?
+
+--Parce que van Baërle ne rendra pas ce dépôt ou ne le brûlera pas sans
+un ordre précis.
+
+--Mais pourrez-vous écrire, mon cher ami? demanda Jean, à l'aspect de
+ces pauvres mains toutes brûlées et toutes meurtries.
+
+--Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille.
+
+--Voici un crayon, au moins.
+
+--Avez-vous du papier, car on ne m'a rien laissé ici?
+
+--Cette Bible. Déchirez-en la première feuille.
+
+--Bien.
+
+--Mais votre écriture sera illisible?
+
+--Allons donc! dit Corneille en regardant son frère. Ces doigts qui ont
+résisté aux mèches du bourreau, cette volonté qui a dompté la douleur,
+vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frère, la
+ligne sera tracée sans un seul tremblement.
+
+Et en effet, Corneille prit le crayon et écrivit.
+
+Alors, on put voir sous le linge blanc transparaître les gouttes de sang
+que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes.
+La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille écrivit:
+
+ «Cher filleul,
+
+ «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans
+ l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre
+ de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé
+ Jean et Corneille.
+
+ «Adieu et aime-moi.
+
+ «CORNEILLE DE WITT.»
+
+ «20 août 1672.
+
+Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait
+taché la feuille, la remit à Craeke avec une dernière recommandation et
+revint à Corneille, que la souffrance venait de pâlir encore, et qui
+semblait près de s'évanouir.
+
+--Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son
+ancien sifflet de contremaître, c'est qu'il sera hors des groupes, de
+l'autre côté du vivier... Alors nous partirons à notre tour.
+
+Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un long et vigoureux coup de
+sifflet perça de son roulement marin les dômes de feuillage noir des
+ormes et domina les clameurs du Buitenhof.
+
+Jean leva les bras au ciel pour le remercier.
+
+--Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.
+
+
+
+
+III
+
+L'élève de Jean de Witt
+
+
+Tandis que les hurlements de la foule assemblée sur le Buitenhof,
+montant toujours plus effrayants vers les deux frères, déterminaient
+Jean de Witt à presser le départ de son frère Corneille, une députation
+de bourgeois était allée, comme nous l'avons dit, à la maison de ville,
+pour demander l'expulsion du corps de cavalerie de Tilly.
+
+Il n'y avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat; aussi vit-on un
+étranger, qui depuis le moment où cette scène avait commencé en suivait
+les détails avec curiosité, se diriger avec les autres, ou plutôt à la
+suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus tôt la
+nouvelle de ce qui allait s'y passer.
+
+Cet étranger était un homme très jeune, âgé de vingt-deux ou vingt-trois
+ans à peine, sans vigueur apparente. Il cachait--car sans doute il avait
+des raisons pour ne pas être reconnu--sa figure pâle et longue sous un
+fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait d'essuyer son
+front mouillé de sueur ou ses lèvres brûlantes.
+
+L'œil fixe comme celui de l'oiseau de proie, le nez aquilin et long, la
+bouche fine et droite, ouverte ou plutôt fendue comme les lèvres d'une
+blessure, cet homme eût offert à Lavater, si Lavater eût vécu à cette
+époque, un sujet d'études physiologiques qui d'abord n'eussent pas
+tourné à son avantage.
+
+Entre la figure du conquérant et celle du pirate, disaient les anciens,
+quelle différence trouvera-t-on? Celle que l'on trouve entre l'aigle et
+le vautour.
+
+La sérénité ou l'inquiétude.
+
+Aussi cette physionomie livide, ce corps grêle et souffreteux, cette
+démarche inquiète qui s'en allaient du Buitenhof au Hoogstraat à la
+suite de tout ce peuple hurlant, c'était le type et l'image d'un maître
+soupçonneux ou d'un voleur inquiet; et un homme de police eût certes
+opté pour ce dernier renseignement, à cause du soin que celui dont nous
+nous occupons en ce moment prenait de se cacher.
+
+D'ailleurs, il était vêtu simplement et sans armes apparentes; son bras
+maigre mais nerveux, sa main sèche mais blanche, fine, aristocratique,
+s'appuyait non pas au bras, mais sur l'épaule d'un officier qui, le
+poing à l'épée, avait, jusqu'au moment où son compagnon s'était mis en
+route et l'avait entraîné avec lui, regardé toutes les scènes du
+Buitenhof avec un intérêt facile à comprendre.
+
+Arrivé sur la place de Hoogstraat, l'homme au visage pâle poussa l'autre
+sous l'abri d'un contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de
+l'Hôtel de Ville.
+
+Aux cris forcenés du peuple, la fenêtre du Hoogstraat s'ouvrit et un
+homme s'avança pour dialoguer avec la foule.
+
+--Qui paraît là au balcon? demanda le jeune homme à l'officier en lui
+montrant de l'œil seulement le harangueur, qui paraissait fort ému et
+qui se soutenait à la balustrade plutôt qu'il ne se penchait sur elle.
+
+--C'est le député Bowelt, répliqua l'officier.
+
+--Quel homme est ce député Bowelt? Le connaissez-vous?
+
+--Mais un brave homme, à ce que je crois du moins, monseigneur.
+
+Le jeune homme, en entendant cette appréciation du caractère de Bowelt
+faite par l'officier, laissa échapper un mouvement de désappointement si
+étrange, de mécontentement si visible, que l'officier le remarqua et se
+hâta d'ajouter:
+
+--On le dit, du moins, monseigneur. Quant à moi, je ne puis rien
+affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt.
+
+--Brave homme, répéta celui qu'on avait appelé monseigneur; est-ce brave
+homme que vous voulez dire ou homme brave?
+
+--Ah! monseigneur m'excusera; je n'oserais établir cette distinction
+vis-à-vis d'un homme que, je le répète à Son Altesse, je ne connais que
+de visage.
+
+--Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir.
+
+L'officier inclina la tête en signe d'assentiment et se tut.
+
+--Si ce Bowelt est un brave homme, continua l'altesse, il va drôlement
+recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire.
+
+Et le mouvement nerveux de sa main qui s'agitait malgré lui sur l'épaule
+de son compagnon, comme eussent fait les doigts d'un instrumentiste sur
+les touches d'un clavier, trahissait son ardente impatience si mal
+déguisée en certains moments, et dans ce moment surtout, sous l'air
+glacial et sombre de la figure.
+
+On entendit alors le chef de la députation bourgeoise interpeller le
+député pour lui faire dire où se trouvaient les autres députés ses
+collègues.
+
+--Messieurs, répéta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans
+ce moment je suis seul avec M. d'Asperen, et je ne puis prendre une
+décision à moi seul.
+
+--L'ordre! l'ordre! crièrent plusieurs milliers de voix.
+
+M. Bowelt voulut parler, mais on n'entendit pas ses paroles et l'on vit
+seulement ses bras s'agiter en gestes multiples et désespérés.
+
+Mais voyant qu'il ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la
+fenêtre ouverte et appela M. d'Asperen.
+
+M. d'Asperen parut à son tour au balcon, où il fut salué de cris plus
+énergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant,
+accueilli M. Bowelt.
+
+Il n'entreprit pas moins cette tâche difficile de haranguer la
+multitude; mais la multitude préféra forcer la garde des États, qui
+d'ailleurs n'opposa aucune résistance au peuple souverain, à écouter la
+harangue de M. d'Asperen.
+
+--Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple
+s'engouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il paraît que la
+délibération aura lieu à l'intérieur, colonel. Allons entendre la
+délibération.
+
+--Ah! monseigneur, monseigneur, prenez garde!
+
+--À quoi?
+
+--Parmi ces députés, il y en a beaucoup qui ont été en relation avec
+vous, et il suffit qu'un seul reconnaisse Votre Altesse.
+
+--Oui, pour qu'on m'accuse d'être l'instigateur de tout ceci. Tu as
+raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du
+regret qu'il avait d'avoir montré tant de précipitation dans ses désirs;
+oui, tu as raison, restons ici. D'ici, nous les verrons revenir avec ou
+sans l'autorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un
+brave homme ou un homme brave, ce que je tiens à savoir.
+
+--Mais, fit l'officier en regardant avec étonnement celui à qui il
+donnait le titre de monseigneur; mais Votre Altesse ne suppose pas un
+seul instant, je présume, que les députés ordonnent aux cavaliers de
+Tilly de s'éloigner, n'est-ce pas?
+
+--Pourquoi? demanda froidement le jeune homme.
+
+--Parce que s'ils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la
+condamnation à mort de MM. Corneille et Jean de Witt.
+
+--Nous allons voir, répondit froidement l'Altesse; Dieu seul peut savoir
+ce qui se passe au cœur des hommes. L'officier regarda à la dérobée la
+figure impassible de son compagnon, et pâlit. C'était à la fois un brave
+homme et un homme brave que cet officier.
+
+De l'endroit où ils étaient restés, l'Altesse et son compagnon
+entendaient les rumeurs et les piétinements du peuple dans les escaliers
+de l'Hôtel de Ville.
+
+Puis on entendit ce bruit sortir et se répandre sur la place, par les
+fenêtres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM.
+Bowelt et d'Asperen, lesquels étaient rentrés à l'intérieur, dans la
+crainte, sans doute, qu'en les poussant, le peuple ne les fit sauter
+par-dessus la balustrade.
+
+Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces
+fenêtres.
+
+La salle des délibérations s'emplissait.
+
+Soudain le bruit s'arrêta; puis, soudain encore, il redoubla d'intensité
+et atteignit un tel degré d'explosion que le vieil édifice en trembla
+jusqu'au faîte.
+
+Puis enfin le torrent se reprit à rouler par les galeries et les
+escaliers jusqu'à la porte, sous la voûte de laquelle on le vit
+déboucher comme une trombe.
+
+En tête du premier groupe volait, plutôt qu'il ne courait, un homme
+hideusement défiguré par la joie.
+
+C'était le chirurgien Tyckelaer.
+
+--Nous l'avons! nous l'avons! cria-t-il en agitant un papier en l'air.
+
+--Ils ont l'ordre! murmura l'officier stupéfait.
+
+--Eh bien! me voilà fixé, dit tranquillement l'Altesse. Vous ne saviez
+pas, mon cher colonel, si M. Bowelt était un brave homme ou un homme
+brave. Ce n'est ni l'un ni l'autre.
+
+Puis continuant à suivre de l'œil, sans sourciller, toute cette foule
+qui roulait devant lui.
+
+--Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel; je crois que nous
+allons voir un spectacle étrange.
+
+L'officier s'inclina et suivit son maître sans répondre.
+
+La foule était immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les
+cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le même bonheur et
+surtout avec la même fermeté.
+
+Bientôt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en
+s'approchant ce flux d'hommes, dont il aperçut bientôt les premières
+vagues roulant avec la rapidité d'une cataracte qui se précipite.
+
+En même temps, il aperçut le papier qui flottait en l'air, au-dessus des
+mains crispées et des armes étincelantes.
+
+--Eh! fit-il en se levant sur ses étriers et en touchant son lieutenant
+du pommeau de son épée, je crois que les misérables ont leur ordre.
+
+--Lâches coquins! cria le lieutenant.
+
+C'était en effet l'ordre, que la compagnie des bourgeois reçut avec des
+rugissements joyeux. Elle s'ébranla aussitôt et marcha les armes basses
+et en poussant de grands cris à l'encontre des cavaliers du comte de
+Tilly.
+
+Mais le comte n'était pas homme à les laisser approcher plus que de
+mesure.
+
+--Halte! cria-t-il, halte! et que l'on dégage le poitrail de mes
+chevaux, ou je commande: En avant!
+
+--Voici l'ordre! répondirent cent voix insolentes.
+
+Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut:
+
+--Ceux qui ont signé cet ordre, dit-il, sont les véritables bourreaux de
+M. Corneille de Witt. Quant à moi, je ne voudrais pas pour mes deux
+mains avoir écrit une seule lettre de cet ordre infâme.
+
+En repoussant du pommeau de son épée l'homme qui voulait le lui
+reprendre:
+
+--Un moment, dit-il. Un écrit comme celui-là est d'importance et se
+garde.
+
+Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps.
+Puis se retournant vers sa troupe:--Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file
+à droite!
+
+Puis à demi-voix, et cependant de façon à ce que ses paroles ne fussent
+pas perdues pour tout le monde:--Et maintenant, égorgeurs, dit-il,
+faites votre œuvre.
+
+Un cri furieux, composé de toutes les haines avides et de toutes les
+joies féroces qui râlaient sur le Buitenhof, accueillit ce départ.
+
+Les cavaliers défilaient lentement.
+
+Le comte resta derrière, faisant face jusqu'au dernier moment à la
+populace ivre qui gagnait au fur et à mesure le terrain que perdait le
+cheval du capitaine.
+
+Comme on voit, Jean de Witt ne s'était pas exagéré le danger quand,
+aidant son frère à se lever, il le pressait de partir.
+
+Corneille descendit donc, appuyé au bras de l'ex-grand pensionnaire,
+l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva
+la belle Rosa toute tremblante.
+
+--Oh! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur!
+
+--Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt.
+
+--Il y a que l'on dit qu'ils sont allés chercher au Hoogstraat l'ordre
+qui doit éloigner les cavaliers du comte de Tilly.
+
+--Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la
+position est mauvaise pour nous.
+
+--Aussi, si j'avais un conseil à vous donner... dit la jeune fille toute
+tremblante.
+
+--Donne, mon enfant. Qu'y aurait-il d'étonnant que Dieu me parlât par ta
+bouche?
+
+--Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue.
+
+--Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours à leur
+poste?
+
+--Oui, mais tant qu'il ne sera pas révoqué, cet ordre est de rester
+devant la prison.
+
+--Sans doute.
+
+--En avez-vous un pour qu'ils vous accompagnent jusque hors la ville?
+
+--Non.
+
+--Eh bien! du moment où vous allez avoir dépassé les premiers cavaliers,
+vous tomberez aux mains du peuple.
+
+--Mais la garde bourgeoise?
+
+--Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enragée.
+
+--Que faire, alors?
+
+--À votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je
+sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rue déserte, car
+tout le monde est dans la grande rue, attendant à l'entrée principale,
+et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez
+sortir.
+
+--Mais mon frère ne pourra marcher, dit Jean.
+
+--J'essaierai, répondit Corneille avec une expression de fermeté
+sublime.
+
+--Mais n'avez-vous pas votre voiture? demande la jeune fille.
+
+--La voiture est là, au seuil de la grande porte.
+
+--Non, répondit la jeune fille. J'ai pensé que votre cocher était un
+homme dévoué, et je lui ai dit d'aller vous attendre à la poterne.
+
+Les deux frères se regardèrent avec attendrissement, et leur double
+regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se
+concentra sur la jeune fille.
+
+--Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste à savoir si Gryphus
+voudra bien nous ouvrir cette porte.
+
+--Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas.
+
+--Eh bien! alors?
+
+--Alors, j'ai prévu son refus et, tout à l'heure, tandis qu'il causait
+par la fenêtre de la geôle avec un pistolier, j'ai pris la clef au
+trousseau.
+
+--Et tu l'as, cette clé?
+
+--La voici, monsieur Jean.
+
+--Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien à te donner en échange du
+service que tu me rends, excepté la Bible que tu trouveras dans ma
+chambre: c'est le dernier présent d'un honnête homme; j'espère qu'il te
+portera bonheur.
+
+--Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, répondit la
+jeune fille. Puis à elle-même et en soupirant:--Quel malheur que je ne
+sache pas lire! dit-elle.
+
+--Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il
+n'y a pas un instant à perdre.
+
+--Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intérieur, elle
+conduisit les deux frères au côté opposé de la prison.
+
+Toujours guidés par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de
+marches, traversèrent une petite cour aux remparts crénelés, et la porte
+cintrée s'étant ouverte, ils se retrouvèrent de l'autre côté de la
+prison dans la rue déserte, en face de la voiture qui les attendait, le
+marchepied abaissé.
+
+--Eh! vite, vite, vite, mes maîtres, les entendez-vous? cria le cocher
+tout effaré.
+
+Mais après avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire
+se retourna vers la jeune fille.
+
+--Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne
+t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons
+à Dieu, qui se souviendra, j'espère que tu viens de sauver la vie de
+deux hommes.
+
+Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa
+respectueusement.
+
+--Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte.
+
+Jean de Witt monta précipitamment, prit place près de son frère, et
+ferma le mantelet de la voiture en criant:--Au Tol-Hek!
+
+Le Tol-Hek était la grille qui fermait la porte conduisant au petit port
+de Scheveningen, dans lequel un petit bâtiment attendait les deux
+frères.
+
+La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta
+les fugitifs.
+
+Rosa les suivit jusqu'à ce qu'ils eussent tourné l'angle de la rue.
+
+Alors elle rentra fermer la porte derrière elle et jeta la clef dans un
+puits.
+
+Ce bruit qui avait fait pressentir à Rosa que le peuple enfonçait la
+porte, était en effet celui du peuple, qui, après avoir fait évacuer la
+place de la prison, se ruait contre cette porte.
+
+Si solide qu'elle fût, et quoique le geôlier Gryphus--il faut lui rendre
+cette justice--se refusât obstinément d'ouvrir cette porte, on sentait
+qu'elle ne résisterait pas longtemps; et Gryphus, fort pâle, se
+demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte,
+lorsqu'il sentit qu'on le tirait doucement par l'habit.
+
+Il se retourna et vit Rosa.
+
+--Tu entends les enragés? dit-il.
+
+--Je les entends si bien, mon père, qu'à votre place...
+
+--Tu ouvrirais, n'est-ce pas?
+
+--Non, je laisserais enfoncer la porte.
+
+--Mais ils vont me tuer.
+
+--Oui, s'ils vous voient.
+
+--Comment veux-tu qu'ils ne me voient pas?
+
+--Cachez-vous.
+
+--Où cela?
+
+--Dans le cachot secret.
+
+--Mais toi, mon enfant?
+
+--Moi, mon père, j'y descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur
+nous et, quand ils auront quitté la prison, eh bien! nous sortirons de
+notre cachette.
+
+--Tu as pardieu raison, s'écria Gryphus; c'est étonnant, ajouta-t-il, ce
+qu'il y a de jugement dans cette petite tête.
+
+Puis, comme la porte s'ébranlait à la grande joie de la populace:
+
+--Venez, venez, mon père, dit Rosa en ouvrant une petite trappe.
+
+--Mais cependant, nos prisonniers? fit Gryphus.
+
+--Dieu veillera sur eux, mon père, dit la jeune fille; permettez-moi de
+veiller sur vous.
+
+Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tête, juste au
+moment où la porte brisée donnait passage à la populace.
+
+Au reste, ce cachot où Rosa faisait descendre son père, et qu'on
+appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons
+être forcés d'abandonner pour un instant, un sûr asile, n'étant connu
+que des autorités, qui parfois y enfermaient quelqu'un de ces grands
+coupables pour lesquels on craint quelque révolte ou quelque enlèvement.
+
+Le peuple se rua dans la prison en criant:
+
+--Mort aux traîtres! À la potence Corneille de Witt! À mort! à mort!
+
+
+
+
+IV
+
+Les massacreurs
+
+
+Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours
+s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses
+lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un
+coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une
+boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse,
+et qui paraissait approcher de son dénouement.
+
+--Oh! dit-il à l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et
+que l'ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre
+de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut
+décidément beaucoup aux MM. de Witt!
+
+--En vérité, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs
+pareilles.
+
+--Il faut croire qu'ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah! tenez,
+cette fenêtre n'était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé M.
+Corneille?
+
+En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le
+treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que
+celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes.
+
+--Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus!
+
+--Comment, il n'y est plus? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les
+derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine.
+
+--Non! non! répétait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se
+soit sauvé.
+
+--Que dit donc cet homme? demanda en pâlissant l'Altesse.
+
+--Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle
+était vraie.
+
+--Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était
+vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'être.
+
+--Cependant, voyez... dit l'officier.
+
+En effet, d'autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient
+aux fenêtres en criant:
+
+--Sauvé! évadé! ils l'ont fait fuir.
+
+Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d'effroyables
+imprécations:
+
+--Sauvés! évadés! courons après eux, poursuivons-les!
+
+--Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement
+sauvé, dit l'officier.
+
+--Oui, de la prison, peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville;
+vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte
+qu'il croyait trouver ouverte.
+
+--L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné,
+monseigneur?
+
+--Non, je ne crois pas, qui aurait donné cet ordre?
+
+--Eh bien! qui vous fait supposer?
+
+--Il y a des fatalités, répondit négligemment l'Altesse, et les plus
+grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là.
+
+L'officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il
+comprit que, d'une façon ou de l'autre, le prisonnier était perdu.
+
+En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre,
+car il était bien démontré que Cornélius de Witt n'était plus dans la
+prison.
+
+En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris
+la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de
+ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse
+n'éveillât aucun soupçon.
+
+Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille,
+quand il sentit qu'il laissait derrière lui la prison et la mort et
+qu'il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute
+précaution et mit le carrosse au galop.
+
+Tout à coup, il s'arrêta.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tête par la portière.
+
+--Oh! mes maîtres, s'écria le cocher, il y a...
+
+La terreur étouffait la voix du brave homme.
+
+--Voyons, achève, dit le grand pensionnaire.
+
+--Il y a que la grille est fermée.
+
+--Comment, la grille est fermée? Ce n'est pas l'habitude de fermer la
+grille pendant le jour.
+
+--Voyez plutôt.
+
+Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille
+fermée.
+
+--Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier
+ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne
+poussait plus ses chevaux avec la même confiance.
+
+Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et
+reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa
+porte à toute hâte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof.
+
+Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui
+couraient devant lui.
+
+Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes
+s'arrêtèrent, regardant s'éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de
+ceux qu'elle renfermait.
+
+La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.
+
+--Ouvrez! cria le cocher.
+
+--Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et
+avec quoi?
+
+--Avec la clef, parbleu! dit le cocher.
+
+--Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela.
+
+--Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.
+
+--Non.
+
+--Qu'en avez-vous donc fait?
+
+--Dame! on me l'a prise.
+
+--Qui cela?
+
+--Quelqu'un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la
+ville.
+
+--Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et
+risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et
+pour mon frère Corneille, que j'emmène en exil.
+
+--Oh! M. de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant
+vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a été prise.
+
+--Quand cela?
+
+--Ce matin.
+
+--Par qui?
+
+--Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre.
+
+--Et pourquoi la lui avez-vous remise?
+
+--Parce qu'il avait un ordre signé et scellé.
+
+--De qui?
+
+--Mais des messieurs de l'Hôtel de Ville.
+
+--Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément
+nous sommes perdus.
+
+--Sais-tu si la même précaution a été prise partout?
+
+--Je ne sais.
+
+--Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l'homme de faire tout ce
+qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.
+
+Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture:
+
+--Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention
+est réputée pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux
+yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais réussi.
+
+--Ah! dit le portier, voyez-vous là-bas?
+
+--Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la
+rue à gauche; c'est notre seul espoir.
+
+Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que
+nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et
+pendant que Jean parlementait avec le portier, s'était grossi de sept ou
+huit nouveaux individus.
+
+Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à
+l'endroit du carrosse.
+
+Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en
+travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et
+criant:--Arrête! arrête!
+
+De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de
+fouet.
+
+La voiture et les hommes se heurtèrent enfin.
+
+Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu'ils étaient dans
+la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent
+une violente secousse. Il y eut un moment d'hésitation et de tremblement
+dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur
+quelque chose de rond et de flexible, qui semblait être le corps d'un
+homme renversé, et s'éloigna au milieu des blasphèmes.
+
+--Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur.
+
+--Au galop! au galop! cria Jean.
+
+Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s'arrêta.
+
+--Eh bien! demanda Jean.
+
+--Voyez-vous? dit le cocher.
+
+Jean regarda.
+
+Toute la populace du Buitenhof apparaissait à l'extrémité de la rue que
+devait suivre la voiture, et s'avançait hurlante et rapide comme un
+ouragan.
+
+--Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus
+loin; nous sommes perdus.
+
+--Les voilà! les voilà! crièrent ensemble cinq cents voix.
+
+--Oui, les voilà, les traîtres! les meurtriers! les assassins!
+répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui
+couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de
+leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait
+été renversé par eux.
+
+C'était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture.
+
+Le cocher s'arrêta; mais quelques instances que lui fît son maître, il
+ne voulut point se sauver.
+
+En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après
+lui et ceux qui venaient au-devant de lui.
+
+En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île
+flottante.
+
+Tout à coup, l'île flottante s'arrêta. Un maréchal venait, d'un coup de
+masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits.
+
+En ce moment le volet d'une fenêtre s'entr'ouvrit et l'on put voir le
+visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le
+spectacle qui se préparait.
+
+Derrière lui apparaissait la tête de l'officier presque aussi pâle que
+la sienne.
+
+--Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura
+l'officier.
+
+--Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci.
+
+--Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la
+voiture, ils le battent, ils le déchirent.
+
+--En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d'une bien violente
+indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu'il avait
+conservé jusqu'alors.
+
+--Et voici Corneille qu'ils tirent à son tour du carrosse, Corneille
+déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh! voyez, donc, voyez
+donc.
+
+--Oui, en effet, c'est bien Corneille.
+
+L'officier poussa un faible cri et détourna la tête.
+
+C'est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu'il eût
+touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui
+lui avait brisé la tête.
+
+Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt.
+
+Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au
+milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traçait et
+qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies.
+
+Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu'on eût cru impossible, et
+son œil se voila un instant sous sa paupière.
+
+L'officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère
+compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement
+de son âme:
+
+--Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu'on va assassiner aussi
+le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux.
+
+--En vérité! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le
+trahir.
+
+--Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce
+pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et
+dussé-je y perdre la vie...
+
+Guillaume d'Orange, car c'était lui, plissa son front d'une façon
+sinistre, éteignit l'éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa
+paupière et répondit:
+
+--Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin
+qu'elles prennent les armes à tout événement.
+
+--Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins?
+
+--Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m'en inquiète, dit
+brusquement le prince. Allez.
+
+L'officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son
+obéissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du
+second des frères.
+
+Il n'avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un
+effort suprême avait gagné le perron d'une maison située en face de
+celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu'on lui
+imprimait de dix côtés à la fois en disant:--Mon frère, où est mon
+frère?
+
+Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing.
+
+Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait
+d'éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion
+d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on traînait au
+gibet le cadavre de celui qui était déjà mort.
+
+Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses
+yeux.
+
+--Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh
+bien! je vais te les crever, moi!
+
+Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang
+jailli.
+
+--Mon frère! cria de Witt essayant de voir ce qu'était devenu Corneille,
+à travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon frère!
+
+--Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son
+mousquet sur la tempe et en lâchant la détente. Mais le coup ne partit
+point.
+
+Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le
+canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse.
+
+Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds.
+
+Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort:--Mon frère! cria-t-il
+d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent
+sur lui.
+
+D'ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui
+lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui
+fit sauter le crâne.
+
+Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.
+
+Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger
+son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'épée
+ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son
+lambeau d'habits.
+
+Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien
+dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet
+improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.
+
+Alors arrivèrent les plus lâches, qui n'ayant pas osé frapper la chair
+vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s'en allèrent
+vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix
+sous la pièce.
+
+Nous ne pourrions dire si à travers l'ouverture presque imperceptible du
+volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment
+même où l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule
+qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour
+s'inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé.
+
+--Ah! monsieur, s'écria le portier, me rapportez-vous la clé?
+
+--Oui, mon ami, la voilà, répondit le jeune homme.
+
+--Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapporté cette
+clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant.
+
+--Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.
+
+--Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouvé
+la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont
+tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient.
+
+--La porte! la porte! s'écria une voix qui semblait être celle d'un
+homme pressé. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken.
+
+--C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'êtes pas encore sorti de la Haye?
+C'est accomplir tardivement mon ordre.
+
+--Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle
+je me présente, j'ai trouvé les deux autres fermées.
+
+--Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit
+le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de
+monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme
+pâle auquel il venait de parler si familièrement.
+
+Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui
+roula en criant sur ses gonds.
+
+--Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel à Guillaume.
+
+--Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend à quelques pas
+d'ici.
+
+Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument,
+qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et
+prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant
+un second cheval en main.
+
+Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'étrier, et piquant des
+deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut là, il se retourna. Le
+colonel le suivait à une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de
+prendre rang à côté de lui.
+
+--Savez-vous, dit-il sans s'arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M.
+Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille?
+
+--Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous
+que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait
+le stathouder de Hollande.
+
+--Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient
+d'arriver n'arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en
+sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant
+le message que certainement les États vont m'envoyer au camp.
+
+Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa
+suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole.
+
+--Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en
+fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le
+ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le
+Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons
+amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le
+Taciturne; soleil, gare à tes rayons!
+
+Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival
+du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa
+puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de
+faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux
+nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.
+
+
+
+
+V
+
+L'amateur de tulipes et son voisin
+
+
+Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les
+cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après
+s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur
+la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop
+compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré
+jusque-là, Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon
+cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient
+accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres
+jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins.
+
+Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son
+cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des
+bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse
+par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels
+étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de
+saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent
+nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil.
+
+Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline
+semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches,
+baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les
+balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs
+d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces
+grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces
+qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les
+cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres.
+
+Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes
+tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose,
+but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage
+jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que
+lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle
+façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait
+sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière
+de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin
+et chaque soir.
+
+Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea
+aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une
+indispensable description.
+
+Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement
+cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette
+maison renfermait un mortel heureux.
+
+Ce mortel heureux, _rara avis_, comme dit Juvénal, était le docteur van
+Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de
+décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et
+de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de
+Dordrecht.
+
+M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à
+quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout
+neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces
+florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de
+1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et
+florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins,
+hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de
+Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la
+province donnant un revenu de dix mille florins environ.
+
+Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à
+trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être
+partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme
+elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils
+en l'embrassant pour la dernière fois:
+
+--Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas
+vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un
+fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à
+ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras
+éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître
+inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et
+le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui
+s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien
+certainement finira mal.
+
+Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son
+fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père.
+
+Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain
+Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain,
+voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à
+son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau _les Sept
+Provinces_, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels
+l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de
+l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut
+arrivé à une portée du mousquet du vaisseau _le Prince_, sur lequel se
+trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de
+Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant
+son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se
+retirer à bord du _Saint-Michel_; lorsqu'il eut vu _le Saint-Michel_,
+brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il
+eut vu sauter un vaisseau, _le Comte de Sandwick_, et périr dans les
+flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin
+de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille
+tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre,
+que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que
+seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au
+catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se
+boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même
+lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à
+Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand
+pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa
+maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans,
+d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent
+mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de
+cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être
+heureux, assez pour ne l'être pas.
+
+En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit
+à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la
+flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle
+il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et
+enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout,
+qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir
+parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus
+élégantes et des plus coûteuses.
+
+Il aima les tulipes.
+
+C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais
+exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à
+diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que
+jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de
+donner de la jalousie à Dieu.
+
+Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de
+_mynheer_[1] van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de
+séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries
+et les bibliothèques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains.
+
+Van Baërle commença par dépenser son revenu de l'année à établir sa
+collection, puis il ébrécha ses florins neufs à la perfectionner; aussi
+son travail fut-il récompensé d'un magnifique résultat: il trouva cinq
+espèces différentes qu'il nomma la _Jeanne_, du nom de sa mère, la
+_Baërle_, du nom de son père, la _Corneille_, du nom de son parrain; les
+autres noms nous échappent, mais les amateurs pourront bien certainement
+les retrouver dans les catalogues du temps.
+
+En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht
+pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on
+sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la
+famille des de Witt était originaire de cette ville.
+
+Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir
+de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les
+bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre,
+et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais
+fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la
+ville quand il entra.
+
+Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille
+maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de
+Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants.
+
+Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul
+peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa
+ville natale.
+
+Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines
+malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle
+avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la
+politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes.
+
+Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers,
+aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût
+du mal à un autre homme.
+
+Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle
+avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement
+acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient
+compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de
+cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se
+prolonger par le dévouement au-delà de la mort.
+
+Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses
+revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et
+demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui,
+depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le
+même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot _tulban_, qui, ainsi
+que l'assure le _floriste français_, c'est-à-dire l'historien le plus
+savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du
+Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'œuvre de la création qu'on
+appelle la tulipe.
+
+Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était
+donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison
+de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain
+selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément
+autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en
+autorise.
+
+À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de
+ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il
+l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits
+commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs
+amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel
+avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son
+nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était
+entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don
+Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de
+Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des
+œillets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «PAS MAL» en regardant
+la susdite _Boxtel_.
+
+Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était
+livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle,
+celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons
+dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain
+bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de
+chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de
+Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et
+toute l'économie horticole de son voisin.
+
+Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel.
+Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à-dire une espèce de fou qui
+essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la
+nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir
+meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M.
+Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux,
+il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel.
+
+La loi était pour M. van Baërle. _Bene sit._
+
+D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe,
+et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil
+du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi.
+
+Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis
+un parasoleil.
+
+Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à
+l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière
+de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie
+d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes.
+
+Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres
+de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes
+en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la
+profession d'un monomane tulipier!
+
+Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait
+les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces
+casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux
+charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de
+tulipes à deux mille francs l'oignon.
+
+Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne
+comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami
+de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses
+tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son
+ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un
+tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de
+la décoration?
+
+Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put
+résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il
+appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin
+Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère
+de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de
+terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique
+aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les
+éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée
+pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée,
+exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement
+de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu
+tulipier.
+
+Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille
+florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses
+ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il
+entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par
+avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les
+genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle.
+
+Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des
+tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur.
+Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires
+et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux:
+chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui
+avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui,
+pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à
+ses tubercules, se résignait à coucher au grenier.
+
+Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule,
+un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier
+obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt,
+c'est-à-dire une célébrité!
+
+Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se
+consolait d'avoir été vaincu par Alexandre justement à cause de la
+célébrité de son vainqueur.
+
+En effet, qu'arriverait-il si jamais van Baërle trouvait une tulipe
+nouvelle et la nommait la _Jean de Witt_, après en avoir nommé une la
+_Corneille_? Ce serait à en étouffer de rage.
+
+Ainsi, dans son envieuse prévoyance, Boxtel, prophète de malheur pour
+lui même, devinait ce qui allait arriver.
+
+Aussi Boxtel, cette découverte faite, passa-t-il la plus exécrable nuit
+qui se puisse imaginer.
+
+
+
+
+VI
+
+La haine d'un tulipier
+
+
+À partir de ce moment, au lieu d'une préoccupation, Boxtel eut une
+crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du
+corps et de l'esprit, la culture d'une idée favorite, Boxtel le perdit
+en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'idée du voisin.
+
+Van Baërle, comme on peut le penser, du moment où il eut appliqué à ce
+point la parfaite intelligence dont la nature l'avait doué, van Baërle
+réussit à élever les plus belles tulipes.
+
+Mieux que qui que ce soit à Harlem et à Leyde, villes qui offrent les
+meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornélius réussit à
+varier les couleurs, à modeler les formes, à multiplier les espèces.
+
+Il était de cette école ingénieuse et naïve qui prit pour devise, dès le
+VIIe siècle, cet aphorisme développé en 1653 par un de ses adeptes:
+«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.»
+
+Prémisse dont l'école tulipière, la plus exclusive des écoles, fit en
+1653 le syllogisme suivant:
+
+«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.
+
+«Plus la fleur est belle, plus en la méprisant on offense Dieu.
+
+«La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs.
+
+«Donc qui méprise la tulipe offense démesurément Dieu.»
+
+Raisonnement à l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volonté,
+les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du
+Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la
+Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et déclaré schismatiques,
+hérétiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes
+froids pour la tulipe.
+
+Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique
+ennemi mortel de van Baërle, n'eût marché sous le même drapeau que lui.
+
+Donc van Baërle obtint des succès nombreux et fit parler de lui, si bien
+que Boxtel disparut à tout jamais de la liste des notables tulipiers de
+la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut représentée par
+Cornélius van Baërle, le modeste et inoffensif savant.
+
+Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus
+fiers, et l'églantier aux quatre pétales incolores commence la rose
+gigantesque et parfumée. Ainsi les maisons royales ont pris parfois
+naissance dans la chaumière d'un bûcheron ou dans la cabane d'un
+pêcheur.
+
+Van Baërle, adonné tout entier à ses travaux de semis, de plantation, de
+récolte, van Baërle, caressé par toute la tuliperie d'Europe, ne
+soupçonna pas même qu'à ses côtés il y eut un malheureux détrôné dont il
+était l'usurpateur. Il continua ses expériences, et par conséquent ses
+victoires, et en deux années couvrit ses plates-bandes de sujets
+tellement merveilleux que jamais personne, excepté peut-être Shakespeare
+et Rubens, n'avait tant créé après Dieu.
+
+Aussi fallait-il, pour prendre une idée d'un damné oublié par Dante,
+fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Baërle sarclait,
+amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouillé sur le talus
+de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et
+méditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de
+couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, caché derrière un petit
+sycomore qu'il avait planté le long du mur, et dont il se faisait un
+éventail, suivait, l'œil gonflé, la bouche écumante, chaque pas, chaque
+geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il
+surprenait un sourire sur ses lèvres, un éclair de bonheur dans ses
+yeux, alors il leur envoyait tant de malédictions, tant de furieuses
+menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empestés
+d'envie et de colère n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des
+fleurs y porter des principes de décadence et des germes de mort.
+
+Bientôt, tant le mal, une fois maître d'une âme humaine, y fait de
+rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baërle.
+Il voulut voir aussi ses fleurs, il était artiste au fond, et le
+chef-d'œuvre d'un rival lui tenait au cœur.
+
+Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire
+lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur, depuis le moment
+où elle pousse, la première année, son pâle bourgeon hors de terre,
+jusqu'à celui où, après avoir accompli sa période de cinq années, elle
+arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparaît l'incertaine
+nuance de sa couleur et se développent les pétales de la fleur, qui
+seulement alors révèle les trésors secrets de son calice.
+
+Oh! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il
+dans les plates-bandes de van Baërle des tulipes qui l'aveuglaient par
+leur beauté, le suffoquaient par leur perfection!
+
+Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il
+subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui
+change le cœur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un
+l'autre, source infâme d'horribles douleurs.
+
+Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne
+saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le
+jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents,
+et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre
+ses tulipes.
+
+Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un
+si épouvantable crime!
+
+Tuer un homme, passe encore.
+
+Cependant, grâce aux progrès que faisait tous les jours van Baërle dans
+la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint à un tel
+paroxysme de fureur qu'il médita de lancer des pierres et des bâtons
+dans les planches de tulipes de son voisin.
+
+Mais comme il réfléchit que le lendemain, à la vue du dégât, van Baërle
+informerait, que l'on constaterait alors que la rue était loin, que
+pierres et bâtons ne tombaient plus du ciel au XVIIe siècle comme au
+temps des Amalécites, que l'auteur du crime, quoiqu'il eût opéré dans la
+nuit, serait découvert et non seulement puni par la loi, mais encore
+déshonoré à tout jamais aux yeux de l'Europe tulipière, Boxtel aiguisa
+la haine par la ruse et résolut d'employer un moyen qui ne le compromît
+pas.
+
+Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva.
+
+Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derrière avec une
+ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de
+la plate-bande maîtresse, de la plate-bande princière, de la plate-bande
+royale, qui non seulement contenait la _Corneille de Witt_, mais encore
+la _Brabançonne_, blanc de lait, pourpre et rouge, la _Marbrée_, de
+Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin éclatant, et la
+_Merveille_, de Harlem, la tulipe _Colombin obscur_ et _Colombin clair
+terni_.
+
+Les animaux effarés, en tombant du haut en bas du mur, se ruèrent
+d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son côté, jusqu'à
+ce que le fil qui les retenait l'un à l'autre fût tendu; mais alors,
+sentant l'impossibilité d'aller plus loin, ils vaguèrent çà et là avec
+d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu
+desquelles ils se débattaient; puis enfin, après un quart d'heure de
+lutte acharnée, étant parvenus à rompre le fil qui les enchevêtrait, ils
+disparurent.
+
+Boxtel, caché derrière son sycomore, ne voyait rien, à cause de
+l'obscurité de la nuit; mais aux cris enragés des deux chats, il
+supposait tout, et son cœur, dégonflant de fiel, s'emplissait de joie.
+
+Le désir de s'assurer du dégât commis était si grand dans le cœur de
+Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'état où
+la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin.
+
+Il était glacé par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le
+froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud.
+
+La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines.
+
+Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit;
+van Baërle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme
+un homme qui a passé la nuit dans son lit, qui y a fait de bons rêves.
+
+Tout à coup, il aperçoit des sillons et des monticules sur ce terrain
+plus uni la veille qu'un miroir; tout à coup, il aperçoit les rangs
+symétriques de ses tulipes désordonnées comme sont les piques d'un
+bataillon au milieu duquel aurait tombé une bombe.
+
+Il accourt tout pâlissant.
+
+Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lacérées, éventrées,
+gisaient les unes courbées, les autres brisées tout à fait et déjà
+pâlissantes; la sève coulait de leurs blessures; la sève, ce sang
+précieux que van Baërle eût voulu racheter au prix du sien.
+
+Mais, ô surprise! ô joie de van Baërle! ô douleur inexprimable de
+Boxtel! pas une des quatre tulipes menacées par l'attentat de ce dernier
+n'avait été atteinte. Elles levaient fièrement leurs nobles têtes
+au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'était assez pour consoler
+van Baërle, c'était assez pour faire crever de rage l'assassin, qui
+s'arrachait les cheveux à la vue de son crime commis, et commis
+inutilement.
+
+Van Baërle, tout en déplorant le malheur qui venait de le frapper,
+malheur qui, du reste, par la grâce de Dieu, était moins grand qu'il
+aurait pu être, van Baërle ne put en deviner la cause. Il s'informa
+seulement et apprit que toute la nuit avait été troublée par des
+miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats à la
+trace laissée par leurs griffes, au poil resté sur le champ de bataille
+et auquel les gouttes indifférentes de la rosée tremblaient comme elles
+faisaient à côté sur les feuilles d'une fleur brisée, et pour éviter
+qu'un pareil malheur se renouvelât à l'avenir, il ordonna qu'un garçon
+jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une guérite, près
+des plates-bandes.
+
+Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la guérite dès le même
+jour, et trop heureux de n'avoir pas été soupçonné, seulement plus animé
+que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures
+occasions.
+
+Ce fut vers cette époque que la société tulipière de Harlem proposa un
+prix pour la découverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la
+grande tulipe noire et sans tache, problème non résolu et regardé comme
+insoluble, si l'on considère qu'à cette époque l'espèce n'existait pas
+même à l'état de bistre dans la nature.
+
+Ce qui faisait dire à chacun que les fondateurs du prix eussent aussi
+bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose étant
+impossible.
+
+Le monde tulipier n'en fut pas moins ému de la base à son faîte.
+
+Quelques amateurs prirent l'idée, mais sans croire à son application;
+mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en
+regardant leur spéculation comme manquée à l'avance, ils ne pensèrent
+plus d'abord qu'à cette grande tulipe noire réputée chimérique comme le
+cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition française.
+
+Van Baërle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'idée; Boxtel fut au
+nombre de ceux qui pensèrent à la spéculation. Du moment où van Baërle
+eut incrusté cette tâche dans sa tête perspicace et ingénieuse, il
+commença lentement les semis et les opérations nécessaires pour amener
+du rouge au brun, et du brun au brun foncé, les tulipes qu'il avait
+cultivées jusque-là.
+
+Dès l'année suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et
+Boxtel les aperçut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore
+trouvé que le brun clair.
+
+Peut-être serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles
+théories qui consistent à prouver que la tulipe emprunte aux éléments
+ses couleurs; peut-être nous saurait-on gré d'établir que rien n'est
+impossible à l'horticulteur qui met à contribution, par sa patience et
+son génie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre
+et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un traité de la tulipe en
+général, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons
+résolu d'écrire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient
+les appâts du sujet juxtaposé au nôtre.
+
+Boxtel, encore une fois vaincu par la supériorité de son ennemi, se
+dégoûta de la culture et, à moitié fou, se voua tout entier à
+l'observation.
+
+La maison de son rival était à claire-voie. Jardin ouvert au soleil,
+cabinets vitrés pénétrables à la vue, casiers, armoires, boîtes et
+étiquettes dans lesquels le télescope plongeait facilement; Boxtel
+laissa pourrir les oignons sur les couches, sécher les coques dans leurs
+cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et désormais usant sa
+vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van
+Baërle; il respira par la tige de ses tulipes, se désaltéra par l'eau
+qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que
+saupoudrait le voisin sur ses oignons chéris.
+
+Mais le plus curieux du travail ne s'opérait pas dans le jardin.
+
+Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Baërle montait à son
+laboratoire, dans le cabinet vitré où le télescope de Boxtel pénétrait
+si bien, et là, dès que les lumières du savant, succédant aux rayons du
+jour, avaient illuminé murs et fenêtres, Boxtel voyait fonctionner le
+génie inventif de son rival.
+
+Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destinées
+à les modifier ou à les colorer. Il devinait, lorsque chauffant
+certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec
+d'autres par une sorte de greffe, opération minutieuse et
+merveilleusement adroite, il enfermait dans les ténèbres celles qui
+devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou à la lampe
+celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un éternel
+reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide
+représentation hermétique de l'élément humide.
+
+Cette magie innocente, fruit de la rêverie enfantine et du génie viril
+tout ensemble, ce travail patient, éternel, dont Boxtel se reconnaissait
+incapable, c'était de verser dans le télescope de l'envieux toute sa
+vie, toute sa pensée, tout son espoir.
+
+Chose étrange! tant d'intérêt et l'amour-propre de l'art n'avaient pas
+éteint chez Isaac la féroce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois,
+en tenant van Baërle dans son télescope, il se faisait l'illusion qu'il
+l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la
+détente pour lâcher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que
+nous rattachions à cette époque des travaux de l'un et de l'espionnage
+de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait
+faire à sa ville natale.
+
+
+
+
+VII
+
+L'homme heureux fait connaissance avec le malheur
+
+
+Corneille, après avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son
+filleul, Cornélius van Baërle, au mois de janvier 1672.
+
+La nuit tombait.
+
+Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste,
+Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres,
+depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de
+l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral _les Sept-Provinces_ pendant
+la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donné son nom à une magnifique
+tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilité d'un père pour
+son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les trésors de van Baërle, la
+foule stationnait avec curiosité, avec respect même, devant la porte de
+l'homme heureux.
+
+Tout ce bruit éveilla l'attention de Boxtel, qui goûtait près de son
+feu.
+
+Il s'informa de ce que c'était, l'apprit et grimpa à son laboratoire.
+
+Et là, malgré le froid, il s'installa, le télescope à l'œil.
+
+Ce télescope ne lui était plus d'une grande utilité depuis l'automne de
+1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se
+cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'intérieur
+de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du
+poêle. Aussi, tout l'hiver, Cornélius le passait-il dans son
+laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement
+allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'était pour y faire entrer
+quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il forçait,
+en ouvrant une trappe vitrée, de tomber bon gré mal gré chez lui.
+
+Le soir dont nous parlons, après que Corneille et Cornélius eurent
+visité ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques:
+
+--Mon fils, dit Corneille bas à van Baërle, éloignez vos gens et tâchez
+que nous demeurions quelques moments seuls.
+
+Cornélius s'inclina en signe d'obéissance.
+
+Puis tout haut:
+
+--Monsieur, dit Cornélius, vous plaît-il de visiter maintenant mon
+séchoir de tulipes?
+
+Le séchoir, ce _Pandémonium_ de la tuliperie, ce tabernacle, ce _sanctum
+sanctorum_ était, comme Delphes jadis, interdit aux profanes.
+
+Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme eût dit le grand
+Racine, qui florissait à cette époque. Cornélius n'y laissait pénétrer
+que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice,
+laquelle, depuis que Cornélius s'était voué au culte des tulipes,
+n'osait plus mettre d'oignons dans les ragoûts, de peur d'éplucher et
+d'assaisonner le cœur de son nourrisson.
+
+Aussi, à ce seul mot _séchoir_, les valets qui portaient les flambeaux
+s'écartèrent-ils respectueusement. Cornélius prit les bougies de la main
+du premier et précéda son parrain dans la chambre.
+
+Ajoutons à ce que nous venons de dire que le séchoir était ce même
+cabinet vitré sur lequel Boxtel braquait incessamment son télescope.
+
+L'envieux était plus que jamais à son poste.
+
+Il vit d'abord s'éclairer les murs et les vitrages.
+
+Puis deux ombres apparurent.
+
+L'une d'elles, grande, majestueuse, sévère, s'assit près de la table où
+Cornélius avait déposé le flambeau.
+
+Dans cette ombre, Boxtel reconnut le pâle visage de Corneille de Witt,
+dont les longs cheveux noirs séparés au front tombaient sur ses épaules.
+
+Le ruward de Pulten, après avoir dit à Cornélius quelques paroles dont
+l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses lèvres, tira de
+sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cacheté, paquet
+que Boxtel, à la façon dont Cornélius le prit et le déposa dans une
+armoire, supposa être des papiers de la plus grande importance.
+
+Il avait d'abord pensé que ce paquet précieux renfermait quelques caïeux
+nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait réfléchi bien
+vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait guère que
+de l'homme, mauvaise plante bien moins agréable à voir et surtout bien
+plus difficile à faire fleurir.
+
+Il en revint donc à cette idée que ce paquet contenait purement et
+simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique.
+
+Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique à Cornélius, qui
+non seulement était, mais se vantait d'être entièrement étranger à cette
+science, bien autrement obscure, à son avis, que la chimie et même que
+l'alchimie?
+
+C'était un dépôt sans doute que Corneille, déjà menacé par
+l'impopularité dont commençaient à l'honorer ses compatriotes, remettait
+à son filleul van Baërle, et la chose était d'autant plus adroite de la
+part du ruward, que certes ce n'était pas chez Cornélius, étranger à
+toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce dépôt.
+
+D'ailleurs, si le paquet eût contenu des caïeux, Boxtel connaissait son
+voisin; Cornélius n'y eût pas tenu, et il eût à l'instant même apprécié,
+en l'étudiant en amateur, la valeur des présents qu'il recevait.
+
+Tout au contraire, Cornélius avait respectueusement reçu le dépôt des
+mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un
+tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne fût point
+vu, ensuite pour qu'il ne prît pas une trop grande partie de la place
+réservée à ses oignons.
+
+Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de
+son filleul et s'achemina vers la porte.
+
+Cornélius saisit vivement le flambeau et s'élança pour passer le premier
+et l'éclairer convenablement.
+
+Alors la lumière s'éteignit insensiblement dans le cabinet vitré pour
+aller reparaître dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans
+la rue, encore encombrée de gens qui voulaient voir le ruward remonter
+en carrosse.
+
+L'envieux ne s'était pas trompé dans ses suppositions. Le dépôt remis
+par le ruward à son filleul et soigneusement serré par celui-ci, c'était
+la correspondance de Jean avec M. de Louvois.
+
+Seulement ce dépôt était confié, comme l'avait dit Corneille à son
+frère, sans que Corneille le moins du monde en eût laissé soupçonner
+l'importance politique à son filleul.
+
+La seule recommandation qu'il lui eût faite était de ne rendre ce dépôt
+qu'à lui, sur un mot de lui, quelle que fût la personne qui vînt le
+réclamer.
+
+Et Cornélius, comme nous l'avons vu, avait enfermé le dépôt dans
+l'armoire aux caïeux rares.
+
+Puis, le ruward parti, le bruit et les feux éteints, notre homme n'avait
+plus songé à ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui,
+pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et
+imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage.
+
+Et maintenant, voilà donc tous les jalons de notre histoire plantés dans
+cette grasse terre qui s'étend de Dordrecht à la Haye. Les suivra qui
+voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant à nous, nous avons
+tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt
+n'avaient eu si féroces ennemis dans toute la Hollande que celui que
+possédait van Baërle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel.
+
+Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son
+chemin vers le but proposé par la société de Harlem: il avait passé de
+la tulipe bistre à la tulipe café brûlé; et revenant à lui, ce même jour
+où se passait à la Haye le grand événement que nous avons raconté, nous
+allons le retrouver vers une heure de l'après-midi, enlevant de sa
+plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes
+café brûlé, tulipes dont la floraison avortée jusque-là était fixée au
+printemps de l'année 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la
+grande tulipe noire demandée par la société de Harlem.
+
+Le 20 août 1672, à une heure de l'après-midi, Cornélius était donc dans
+son séchoir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le
+tapis, considérant avec délices trois caïeux qu'il venait de détacher de
+son oignon: caïeux purs, parfaits, intacts, principes inappréciables
+d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis
+dans cette combinaison dont la réussite devait illustrer à jamais le nom
+de Cornélius van Baërle.
+
+--Je trouverai la grande tulipe noire, disait à part lui Cornélius, tout
+en détachant ses caïeux. Je toucherai les cent mille florins du prix
+proposé. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette façon,
+la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et
+je pourrai, sans rien craindre des républicains ou des orangistes,
+continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux état. Je ne craindrai
+pas non plus qu'un jour d'émeute, les boutiquiers de Dordrecht et les
+mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs
+familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur
+revient que j'ai acheté un oignon deux ou trois cents florins. C'est
+résolu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de
+Harlem. Quoique...
+
+Et à ce _quoique_, Cornélius van Baërle fit une pause et soupira.
+
+--Quoique, continua-t-il, c'eût été une bien douce dépense que celle de
+ces cent mille florins appliqués à l'agrandissement de mon parterre ou
+même à un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais hélas! il
+ne faut plus penser à tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et
+proclamations, voilà ce qui domine la situation en ce moment.
+
+Van Baërle leva les yeux au ciel et poussa un soupir.
+
+Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit
+passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces
+proclamations, toutes choses propres seulement à troubler l'esprit d'un
+honnête homme:
+
+--Voilà cependant de bien jolis caïeux, dit-il; comme ils sont lisses,
+comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air mélancolique qui promet
+le noir d'ébène à ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne
+paraissent même pas à l'œil nu. Oh! certes, pas une tache ne gâtera la
+robe de deuil de la fleur qui me devra le jour... Comment nommera-t-on
+cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pensée? _Tulipa nigra
+Barlænsis._
+
+«Oui, _Barlænsis_; beau nom. Toute l'Europe tulipière, c'est-à-dire
+toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le
+vent aux quatre points cardinaux du globe: LA GRANDE TULIPE NOIRE EST
+TROUVÉE!--Son nom? demanderont les amateurs.--_Tulipa nigra
+Barlænsis_.--Pourquoi _Barlænsis_?--À cause de son inventeur van
+Baërle, répondra-t-on.--Ce van Baërle, qui est-ce?--C'est celui qui déjà
+avait trouvé cinq espèces nouvelles: la _Jeanne_, la _Jean de Witt_, la
+_Corneille_, etc. Eh bien, voilà mon ambition à moi. Elle ne coûtera de
+larmes à personne. Et l'on parlera encore de la _Tulipa nigra
+Baërlensis_, quand peut-être mon parrain, ce sublime politique, ne sera
+plus connu que par la tulipe à laquelle j'ai donné son nom.
+
+«Les charmants caïeux!...
+
+«Quand ma tulipe aura fleuri, continua Cornélius, je veux, si la
+tranquillité est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres
+cinquante mille florins; au bout du compte, c'est déjà beaucoup pour un
+homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres
+florins, je ferai des expériences. Avec ces cinquante mille florins, je
+veux arriver à parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais à donner à la
+tulipe l'odeur de la rose ou de l'œillet, ou même une odeur complètement
+nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais à cette reine des
+fleurs ce parfum naturel générique qu'elle a perdu en passant de son
+trône d'Orient sur son trône européen, celui qu'elle doit avoir dans la
+presqu'île de l'Inde, à Goa, à Bombay, à Madras, et surtout dans cette
+île qui autrefois, à ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on
+appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis,
+j'aimerais mieux alors être Cornélius van Baërle que d'être Alexandre,
+César ou Maximilien.
+
+«Les admirables caïeux!...»
+
+Et Cornélius se délectait dans sa contemplation, et Cornélius
+s'absorbait dans les plus doux rêves.
+
+Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement ébranlée que
+d'habitude.
+
+Cornélius tressaillit, étendit la main sur ses caïeux et se retourna.
+
+--Qui va là? demanda-t-il.
+
+--Monsieur, répondit le serviteur, c'est un messager de la Haye.
+
+--Un messager de la Haye... Que veut-il?
+
+--Monsieur, c'est Craeke.
+
+--Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende.
+
+--Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor.
+
+Et en même temps, forçant la consigne, Craeke, se précipita dans le
+séchoir. Cette apparition presque violente était une telle infraction
+aux habitudes établies dans la maison de Cornélius van Baërle, que
+celui-ci, en apercevant Craeke qui se précipitait dans le séchoir, fit
+de la main qui couvrait les caïeux un mouvement presque convulsif,
+lequel envoya deux des précieux oignons rouler, l'un sous une table
+voisine de la grande table, l'autre dans la cheminée.
+
+--Au diable! dit Cornélius, se précipitant à la poursuite de ses caïeux,
+qu'y a-t-il donc, Craeke?
+
+--Il y a, monsieur, dit Craeke, déposant le papier sur la grande table
+où était resté gisant le troisième oignon; il y a que vous êtes invité à
+lire ce papier sans perdre un seul instant.
+
+Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les
+symptômes d'un tumulte pareil à celui qu'il venait de laisser à la Haye,
+s'enfuit sans tourner la tête.
+
+--C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornélius étendant le bras
+sous la table pour y poursuivre l'oignon précieux; on le lira, ton
+papier.
+
+Puis, ramassant le caïeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour
+l'examiner:
+
+--Bon! dit-il; en voilà déjà un intact. Diable de Craeke, va! entrer
+ainsi dans mon séchoir! Voyons à l'autre maintenant.
+
+Et sans lâcher l'oignon fugitif, van Baërle s'avança vers la cheminée,
+et à genoux, du bout du doigt, se mit à palper les cendres qui
+heureusement étaient froides.
+
+Au bout d'un instant, il sentit le second caïeu.
+
+--Bon, dit-il, le voici.
+
+Et le regardant avec une attention presque paternelle:--Intact comme le
+premier, dit-il.
+
+Au même instant, et comme Cornélius, encore à genoux, examinait le
+second caïeu, la porte du séchoir fut secouée si rudement et s'ouvrit de
+telle façon à la suite de cette secousse, que Cornélius sentit monter à
+ses joues, à ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseillère que
+l'on nomme la colère.
+
+--Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah çà! devient-on fou céans?
+
+--Monsieur! monsieur! s'écria un domestique se précipitant dans le
+séchoir avec le visage plus pâle et la mine plus effarée que ne les
+avait Craeke.
+
+--Eh bien? demanda Cornélius, présageant un malheur à cette double
+infraction de toutes les règles.
+
+--Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.
+
+--Fuir, et pourquoi?
+
+--Monsieur, la maison est pleine de gardes des États.
+
+--Que demandent-ils?
+
+--Ils vous cherchent.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Pour vous arrêter.
+
+--Pour m'arrêter, moi?
+
+--Oui, monsieur, et ils sont précédés d'un magistrat.
+
+--Que veut dire cela? demanda van Baërle en serrant ses deux caïeux dans
+sa main et en plongeant son regard effaré dans l'escalier.
+
+--Ils montent, ils montent! cria le serviteur.
+
+--Oh! mon cher enfant, mon digne maître, cria la nourrice en faisant à
+son tour son entrée dans le séchoir. Prenez votre or, vos bijoux, et
+fuyez, fuyez!
+
+--Mais par où veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baërle.
+
+--Sautez par la fenêtre.
+
+--Vingt-cinq pieds.
+
+--Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.
+
+--Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.
+
+--N'importe, sautez.
+
+Cornélius prit le troisième caïeu, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit,
+mais à l'aspect du dégât qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien
+plus encore qu'à la vue de la distance qu'il lui fallait franchir:
+
+--Jamais, dit-il.
+
+Et il fit un pas en arrière.
+
+En ce moment, on voyait poindre à travers les barreaux de la rampe les
+hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel.
+
+Quant à Cornélius van Baërle, il faut le dire à la louange, non pas de
+l'homme, mais du tulipier, sa seule préoccupation fut pour ses
+inestimables caïeux.
+
+Il chercha des yeux un papier où les envelopper, aperçut la feuille de
+la Bible déposée par Craeke sur le séchoir, la prit sans se rappeler,
+tant son trouble était grand, d'où venait cette feuille, y enveloppa ses
+trois caïeux, les cacha dans sa poitrine et attendit.
+
+Les soldats, précédés du magistrat, entrèrent au même instant.
+
+--Êtes-vous le docteur Cornélius van Baërle? demanda le magistrat,
+quoiqu'il connût parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se
+conformait aux règles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit,
+une grande gravité à l'interrogation.
+
+--Je le suis, maître van Spennen, répondit Cornélius en saluant
+gracieusement son juge, et vous le savez bien.
+
+--Alors! livrez-nous les papiers séditieux que vous cachez chez vous.
+
+--Les papiers séditieux? s'écria Cornélius tout abasourdi de
+l'apostrophe.
+
+--Oh! ne faites pas l'étonné.
+
+--Je vous jure, maître van Spennen, reprit Cornélius, que j'ignore
+complètement ce que vous voulez dire.
+
+--Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge;
+livrez-nous les papiers que le traître Corneille de Witt a déposés chez
+vous au mois de janvier dernier.
+
+Un éclair passa dans l'esprit de Cornélius.
+
+--Oh! oh! dit van Spennen, voilà que vous commencez à vous rappeler,
+n'est-ce pas?
+
+--Sans doute; mais vous parliez de papiers séditieux, et je n'ai aucun
+papier de ce genre.
+
+--Ah! vous niez?
+
+--Certainement.
+
+Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'œil tout le cabinet.
+
+--Quelle est la pièce de votre maison qu'on nomme le séchoir?
+demanda-t-il.
+
+--C'est justement celle où nous sommes, maître van Spennen.
+
+Le magistrat jeta un coup d'œil sur une petite note placée au premier
+rang de ses papiers.
+
+--C'est bien, dit-il comme un homme qui est fixé.
+
+Puis se retournant vers Cornélius.
+
+--Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.
+
+--Mais je ne puis, maître van Spennen. Ces papiers ne sont point à moi:
+ils m'ont été remis à titre de dépôt, et un dépôt est sacré.
+
+--Docteur Cornélius, dit le juge, au nom des États, je vous ordonne
+d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renfermés.
+
+Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisième tiroir d'un bahut
+placé près de la cheminée.
+
+C'était dans ce troisième tiroir, en effet, qu'étaient les papiers remis
+par le ruward de Pulten à son filleul, preuve que la police avait été
+parfaitement renseignée.
+
+--Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornélius restait
+immobile de stupéfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-même.
+
+Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord à
+découvert une vingtaine d'oignons, rangés et étiquetés avec soin, puis
+le paquet de papiers demeurés dans le même état exactement où il avait
+été remis à son filleul par le malheureux Corneille de Witt.
+
+Le magistrat rompit les cires, déchira l'enveloppe, jeta un regard avide
+sur les premiers feuillets qui s'offrirent à ses regards, et s'écria
+d'une voix terrible:
+
+--Ah! la justice n'avait donc pas reçu un faux avis!
+
+--Comment! dit Cornélius, qu'est-ce donc?
+
+--Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Baërle, répondit le
+magistrat, et suivez-nous.
+
+--Comment! que je vous suive? s'écria le docteur.
+
+--Oui, car au nom des États, je vous arrête.
+
+On n'arrêtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange.
+
+Il n'y avait pas assez longtemps qu'il était stathouder pour cela.
+
+--M'arrêter! s'écria Cornélius; mais qu'ai-je donc fait?
+
+--Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos
+juges.
+
+--Où cela?
+
+--À la Haye.
+
+Cornélius, stupéfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance,
+donna la main à ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le
+magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'État, et
+le fit conduire au grand galop à la Haye.
+
+
+
+
+VIII
+
+Une invasion
+
+
+Ce qui venait d'arriver était, comme on le devine, l'œuvre diabolique de
+mynheer Isaac Boxtel.
+
+On se rappelle qu'à l'aide de son télescope, il n'avait pas perdu un
+seul détail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul.
+
+On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu.
+
+On se rappelle qu'il avait deviné l'importance des papiers confiés par
+le ruward de Pulten à son filleul, en voyant celui-ci serrer
+soigneusement le paquet à lui remis dans le tiroir où il serrait les
+oignons les plus précieux.
+
+Il en résulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup
+plus d'attention que son voisin Cornélius, sut que Corneille de Witt
+était arrêté comme coupable de haute trahison envers les États, il
+songea à part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot à dire pour faire
+arrêter le filleul en même temps que le parrain.
+
+Cependant, si heureux que fût le cœur de Boxtel, il frissonna d'abord à
+cette idée de dénoncer un homme que cette dénonciation pouvait conduire
+à l'échafaud.
+
+Mais le terrible des mauvaises idées, c'est que peu à peu les mauvais
+esprits se familiarisent avec elles.
+
+D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme:
+
+«Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accusé de haute
+trahison et arrêté.
+
+«Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accusé de rien au
+monde et que je suis libre comme l'air.
+
+«Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose
+certaine, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté, son
+complice, Cornélius van Baërle est un non moins mauvais citoyen que lui.
+
+«Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons
+citoyens de dénoncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir à moi,
+Isaac Boxtel, de dénoncer Cornélius van Baërle.»
+
+Mais ce raisonnement n'eût peut-être pas, si spécieux qu'il fût, pris un
+empire complet sur Boxtel, et peut-être l'envieux n'eût-il pas cédé au
+simple désir de vengeance qui lui mordait le cœur, si à l'unisson du
+démon de l'envie n'eût surgi le démon de la cupidité.
+
+Boxtel n'ignorait pas le point où van Baërle était arrivé de sa
+recherche sur la grande tulipe noire.
+
+Si modeste que fût le Dr. Cornélius, il n'avait pu cacher à ses plus
+intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de grâce 1673
+le prix de cent mille florins proposé par la société d'horticulture de
+Harlem.
+
+Or cette presque certitude de Cornélius van Baërle, c'était la fièvre
+qui rongeait Isaac Boxtel.
+
+Si Cornélius était arrêté, cela occasionnerait certainement un grand
+trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne
+songerait à veiller sur les tulipes du jardin.
+
+Or, cette nuit-là, Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait où
+était l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enlèverait
+cet oignon; au lieu de fleurir chez Cornélius, la tulipe noire
+fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille
+florins, au lieu que ce fût Cornélius, sans compter cet honneur suprême
+d'appeler la fleur nouvelle _tulipa nigra Boxtellensis_, résultat qui
+satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidité.
+
+Éveillé, il ne pensait qu'à la grande tulipe noire; endormi, il ne
+rêvait que d'elle.
+
+Enfin, le 19 août, vers deux heures de l'après-midi, la tentation fut si
+forte que mynheer Isaac ne sut point y résister plus longtemps.
+
+En conséquence, il dressa une dénonciation anonyme, laquelle remplaçait
+l'authenticité par la précision, et jeta cette dénonciation à la poste.
+
+Jamais papier vénéneux glissé dans les gueules de bronze de Venise ne
+produisit un plus prompt et un plus terrible effet.
+
+Le même soir, le principal magistrat reçut la dépêche; à l'instant même
+il convoqua ses collègues pour le lendemain matin. Le lendemain matin
+ils s'étaient réunis, avaient décidé l'arrestation et avaient remis
+l'ordre, afin qu'il fût exécuté, à maître van Spennen, qui s'était
+acquitté, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et
+avait arrêté Cornélius van Baërle juste au moment où les orangistes de
+la Haye faisaient rôtir les morceaux des cadavres de Corneille et de
+Jean de Witt.
+
+Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas
+eu le courage de braquer ce jour-là son télescope, ni sur le jardin, ni
+sur l'atelier, ni sur le séchoir.
+
+Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre
+docteur Cornélius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva même
+point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques
+de Cornélius, non moins amèrement que Boxtel enviait le sort du maître,
+entra dans sa chambre. Boxtel lui dit:
+
+--Je ne me lèverai pas aujourd'hui; je suis malade.
+
+Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna à
+ce bruit; en ce moment, il était plus pâle qu'un véritable malade, plus
+tremblant qu'un véritable fiévreux. Son valet entra; Boxtel se cacha
+dans sa couverture.
+
+--Ah! monsieur, s'écria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout
+en déplorant le malheur arrivé à van Baërle, annoncer une bonne nouvelle
+à son maître; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce
+moment?
+
+--Comment veux-tu que je le sache? répondit Boxtel d'une voix presque
+inintelligible.
+
+--Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arrête votre voisin Cornélius
+van Baërle, comme coupable de haute trahison.
+
+--Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible!
+
+--Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir
+entrer chez lui le juge van Spennen et les archers.
+
+--Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose.
+
+--Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et
+soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant.
+
+Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le zèle de son valet.
+Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure après.
+
+--Oh! monsieur, tout ce que je vous ai raconté, dit-il, c'était la
+vérité pure.
+
+--Comment cela?
+
+--M. van Baërle est arrêté, on l'a mis dans une voiture et on vient de
+l'expédier à la Haye.
+
+--À la Haye!
+
+--Oui, où, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui.
+
+--Et que dit-on? demanda Boxtel.
+
+--Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien sûr, on dit que les
+bourgeois doivent être à cette heure en train d'assassiner M. Corneille
+et M. Jean de Witt.
+
+--Oh! murmura ou plutôt râla Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir
+la terrible image qui s'offrait sans doute à son regard.
+
+--Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit
+bien malade pour n'avoir pas sauté en bas du lit à une pareille
+nouvelle.
+
+En effet Isaac Boxtel était bien malade, malade comme un homme qui vient
+d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassiné cet homme dans un
+double but; le premier était accompli; restait à accomplir le second. La
+nuit vint. C'était la nuit qu'attendait Boxtel.
+
+La nuit venue, il se leva.
+
+Puis il monta dans son sycomore.
+
+Il avait bien calculé: personne ne songeait à garder le jardin; maison
+et domestiques étaient sens dessus dessous.
+
+Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit.
+
+À minuit, le cœur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide,
+il descendit de son arbre, prit une échelle, l'appliqua contre le mur,
+monta jusqu'à l'avant-dernier échelon et écouta.
+
+Tout était tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit.
+
+Une seule lumière veillait dans toute la maison.
+
+C'était celle de la nourrice.
+
+Ce silence et cette obscurité enhardirent Boxtel.
+
+Il enjamba le mur, s'arrêta un instant sur le faîte; puis, bien certain
+qu'il n'avait rien à craindre, il passa l'échelle de son jardin dans
+celui de Cornélius et descendit.
+
+Puis, comme il savait à une ligne près l'endroit où étaient enterrés les
+caïeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant
+néanmoins les allées pour n'être pas trahi par la trace de ses pas, et,
+arrivé à l'endroit précis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains
+dans la terre molle.
+
+Il ne trouva rien et crut s'être trompé.
+
+Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front.
+
+Il fouilla à côté: rien.
+
+Il fouilla à droite, il fouilla à gauche: rien.
+
+Il fouilla devant et derrière: rien.
+
+Il faillit devenir fou, car il s'aperçut enfin que, dans la matinée
+même, la terre avait été remuée.
+
+En effet, pendant que Boxtel était dans son lit, Cornélius était
+descendu dans son jardin, avait déterré l'oignon, et comme nous l'avons
+vu, l'avait divisé en trois caïeux.
+
+Boxtel ne pouvait se décider à quitter la place. Il avait retourné avec
+ses mains plus de dix pieds carrés.
+
+Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur.
+
+Ivre de colère, il regagna son échelle, enjamba le mur, ramena l'échelle
+de chez Cornélius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta après elle.
+
+Tout à coup il lui vint un dernier espoir.
+
+C'est que les caïeux étaient dans le séchoir.
+
+Il ne s'agissait que de pénétrer dans le séchoir comme il avait pénétré
+dans le jardin.
+
+Là il les trouverait.
+
+Au reste, ce n'était guère plus difficile.
+
+Les vitrages du séchoir se soulevaient comme ceux d'une serre.
+
+Cornélius van Baërle les avait ouverts le matin même et personne n'avait
+songé à les fermer.
+
+Le tout était de se procurer une échelle assez longue, une échelle de
+vingt pieds au lieu de douze.
+
+Boxtel avait remarqué dans la rue qu'il habitait une maison en
+réparation; le long de cette maison une échelle gigantesque était
+dressée.
+
+Cette échelle était bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne
+l'avaient pas emportée.
+
+Il courut à la maison, l'échelle y était.
+
+Boxtel prit l'échelle et l'apporta à grand'peine dans son jardin; avec
+plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de
+Cornélius.
+
+L'échelle atteignait juste au vasistas.
+
+Boxtel mit une lanterne sourde tout allumée dans sa poche, monta à
+l'échelle et pénétra dans le séchoir.
+
+Arrivé dans ce tabernacle, il s'arrêta, s'appuyant contre la table; les
+jambes lui manquaient, son cœur battait à l'étouffer.
+
+Là, c'était bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air ôte
+à la propriété ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une
+haie ou qui escalade un mur, s'arrête à la porte ou à la fenêtre d'une
+chambre.
+
+Dans le jardin, Boxtel n'était qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel
+était un voleur.
+
+Cependant, il reprit courage: il n'était pas venu jusque-là pour rentrer
+chez lui les mains nettes.
+
+Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et même le
+tiroir privilégié où était le dépôt qui venait d'être si fatal à
+Cornélius; il trouva étiquetées comme dans un jardin des plantes, la
+_Joannis_, la _de Witt_, la tulipe bistre, la tulipe café brûlé; mais de
+la tulipe noire ou plutôt des caïeux où elle était encore endormie et
+cachée dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces.
+
+Et cependant, sur le registre des graines et des caïeux tenu en partie
+double par van Baërle avec plus de soin et d'exactitude que le registre
+commercial des premières maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes:
+
+«Aujourd'hui 20 août 1672, j'ai déterré l'oignon de la grande tulipe
+noire que j'ai séparé en trois caïeux parfaits.»
+
+--Ces caïeux! ces caïeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le
+séchoir, où les a-t-il pu cacher?
+
+Puis tout à coup se frappant le front à s'aplatir le cerveau.
+
+--Oh! misérable que je suis! s'écria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel,
+est-ce qu'on se sépare de ses caïeux? Est-ce qu'on les abandonne à
+Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans
+ses caïeux, quand ces caïeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il
+aura eu le temps de les prendre, l'infâme! il les a sur lui, il les a
+emportés à la Haye!
+
+C'était un éclair qui montrait à Boxtel l'abîme d'un crime inutile.
+
+Boxtel tomba foudroyé sur cette même table, à cette même place où
+quelques heures avant l'infortuné Baërle avait admiré si longuement et
+délicieusement les caïeux de la tulipe noire.
+
+--Eh bien! après tout, dit l'envieux en relevant sa tête livide, s'il
+les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et...
+
+Le reste de sa hideuse pensée s'absorba dans un affreux sourire.
+
+--Les caïeux sont à la Haye, dit-il; ce n'est donc plus à Dordrecht que
+je puis vivre. À la Haye pour les caïeux! à la Haye!
+
+Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il
+abandonnait, tant il était préoccupé d'une autre richesse inestimable,
+Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'échelle,
+reporta l'instrument de vol où il l'avait pris, et, pareil à un animal
+de proie, rentra rugissant dans sa maison.
+
+
+
+
+IX
+
+La chambre de famille
+
+
+Il était minuit environ quand le pauvre van Baërle fut écroué à la
+prison du Buitenhof.
+
+Ce qu'avait prévu Rosa était arrivé. En trouvant la chambre de Corneille
+vide, la colère du peuple avait été grande, et si le père Gryphus
+s'était trouvé là sous la main de ces furieux, il eût certainement payé
+pour son prisonnier.
+
+Mais cette colère avait trouvé à s'assouvir largement sur les deux
+frères, qui avaient été rejoints par les assassins, grâce à la
+précaution qui avait été prise par Guillaume, l'homme aux précautions,
+de fermer les portes de la ville.
+
+Il était donc arrivé un moment où la prison s'était vidée et où le
+silence avait succédé à l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait
+par les escaliers.
+
+Rosa avait profité de ce moment, était sortie de sa cachette et en avait
+fait sortir son père.
+
+La prison était complètement déserte; à quoi bon rester dans la prison
+quand on égorgeait au Tol-Hek?
+
+Gryphus sortit tout tremblant derrière la courageuse Rosa. Ils allèrent
+fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal,
+car elle était à moitié brisée. On voyait que le torrent d'une puissante
+colère était passé par là.
+
+Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit
+n'avait rien d'inquiétant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit,
+c'était celui des cadavres que l'on traînait et que l'on revenait pendre
+à la place accoutumée des exécutions.
+
+Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'était pour ne pas voir
+l'horrible spectacle.
+
+À minuit, on frappa à la porte du Buitenhof, ou plutôt à la barricade
+qui la remplaçait.
+
+C'était Cornélius van Baërle que l'on amenait.
+
+Quand le geôlier Gryphus reçut le nouvel hôte et qu'il eut vu sur la
+lettre d'écrou la qualité du prisonnier:
+
+--Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de
+geôlier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de
+famille; nous allons vous la donner.
+
+Et enchanté de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche
+orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Cornélius dans la
+cellule qu'avait le matin même quittée Corneille de Witt pour l'exil tel
+que l'entendent, en temps de révolution, ces grands moralistes qui
+disent comme un axiome de haute politique:
+
+--Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se prépara donc
+à conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il
+fallait parcourir pour arriver à cette chambre, le désespéré fleuriste
+n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage
+d'une jeune fille.
+
+Le chien sortit d'une niche creusée dans le mur, en secouant une grosse
+chaîne, et il flaira Cornélius afin de le bien reconnaître au moment où
+il lui serait ordonné de le dévorer.
+
+La jeune fille, quand le prisonnier fit gémir la rampe de l'escalier
+sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle
+habitait dans l'épaisseur de cet escalier même; et la lampe à la main
+droite, elle éclaira en même temps son charmant visage rose encadré dans
+d'admirables cheveux blonds à torsades épaisses, tandis que de la gauche
+elle croisait sur la poitrine son blanc vêtement de nuit, car elle avait
+été réveillée de son premier sommeil par l'arrivée inattendue de
+Cornélius.
+
+C'était un bien beau tableau à peindre et en tout digne de maître
+Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illuminée par le falot
+rougeâtre de Gryphus avec sa sombre figure de geôlier; au sommet, la
+mélancolique figure de Cornélius qui se penchait sur la rampe pour
+regarder au-dessous de lui, encadré par le guichet lumineux, le suave
+visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrarié peut-être par la
+position élevée de Cornélius, placé sur ces marches d'où son regard
+caressait vague et triste les épaules blanches et rondes de la jeune
+fille.
+
+Puis, en bas, tout à fait dans l'ombre, à cet endroit de l'escalier où
+l'obscurité faisait disparaître les détails, les yeux d'escarboucles du
+molosse secouant sa chaîne aux anneaux de laquelle la double lumière de
+la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante
+paillette.
+
+Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime maître, c'est
+l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit
+ce beau jeune homme pâle monter l'escalier lentement et qu'elle put lui
+appliquer ces sinistres paroles prononcées par son père: «_Vous aurez la
+chambre de famille_.»
+
+Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons
+mis à la décrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornélius fut forcé
+de le suivre, et cinq minutes après il entrait dans le cachot, qu'il est
+inutile de décrire, puisque le lecteur le connaît déjà.
+
+Gryphus, après avoir montré du doigt au prisonnier le lit sur lequel
+avait tant souffert le martyr qui dans la journée même avait rendu son
+âme à Dieu, reprit son falot et sortit.
+
+Quant à Cornélius, resté seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit
+point. Il ne cessa d'avoir l'œil fixé sur l'étroite fenêtre à treillis
+de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette façon
+blanchir par-delà les arbres ce premier rayon de lumière que le ciel
+laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau.
+
+Çà et là, pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galopé sur
+le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frappé le petit
+pavé rond de la place, et les mèches des arquebuses avaient, en
+s'allumant au vent d'ouest, lancé jusqu'au vitrail de la prison
+d'intermittents éclairs.
+
+Mais quand le jour naissant argenta le faîte chaperonné des maisons,
+Cornélius, impatient de savoir si quelque chose vivait à l'entour de
+lui, s'approcha de la fenêtre et promena circulairement un triste
+regard.
+
+À l'extrémité de la place, une masse noirâtre, teintée de bleu sombre
+par les brumes matinales, s'élevait, découpant sur les maisons pâles sa
+silhouette irrégulière.
+
+Cornélius reconnut le gibet.
+
+À ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'étaient plus que des
+squelettes encore saignants.
+
+Le bon peuple de la Haye avait déchiqueté les chairs de ses victimes,
+mais rapporté fidèlement au gibet le prétexte d'une double inscription
+tracée sur une énorme pancarte.
+
+Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornélius parvint à
+lire les lignes suivantes tracées par l'épais pinceau de quelque
+barbouilleur d'enseignes:
+
+«Ici pendent le grand scélérat nommé Jean de Witt et le petit coquin
+Corneille de Witt, son frère, deux ennemis du peuple, mais grands amis
+du roi de France.»
+
+Cornélius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur
+délirante, frappa des pieds et des mains à sa porte, si rudement et si
+précipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'énormes
+clefs à la main.
+
+Il ouvrit la porte en proférant d'horribles imprécations contre le
+prisonnier qui le dérangeait en dehors des heures où il avait l'habitude
+de se déranger.
+
+--Ah çà mais! est-il enragé, cet autre de Witt! s'écria-t-il; mais ces
+de Witt ont donc le diable au corps!
+
+--Monsieur, monsieur, dit Cornélius en saisissant le geôlier par le bras
+et en le traînant vers la fenêtre; monsieur, qu'ai-je donc lu là-bas?
+
+--Où, là-bas?
+
+--Sur cette pancarte.
+
+Et tremblant, pâle et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le
+gibet surmonté de la cynique inscription. Gryphus se mit à rire.
+
+--Ah! ah! répondit-il. Oui, vous avez lu... Eh bien! mon cher monsieur,
+voilà où l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M.
+le prince d'Orange.
+
+--MM. de Witt ont été assassinés! murmura Cornélius la sueur au front et
+en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux fermés.
+
+--MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous
+cela assassinés, vous? Moi, je dis: exécutés.
+
+Et, voyant que le prisonnier était arrivé non seulement au calme, mais à
+l'anéantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec
+violence, et faisant rouler les verrous avec bruit.
+
+En revenant à lui, Cornélius se trouva seul et reconnut la chambre où il
+se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appelée Gryphus,
+comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui à une triste mort.
+
+Et comme c'était un philosophe, comme c'était surtout un chrétien, il
+commença par prier pour l'âme de son parrain, puis pour celle du grand
+pensionnaire, puis enfin il se résigna lui-même à tous les maux qu'il
+plairait à Dieu de lui envoyer.
+
+Puis, après être descendu du ciel sur la terre, être rentré de la terre
+dans son cachot, s'être bien assuré que dans ce cachot il était seul, il
+tira de sa poitrine les trois caïeux de la tulipe noire et les cacha
+derrière un grès sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le
+coin le plus obscur de la prison.
+
+Inutile labeur de tant d'années! destruction de si douces espérances! sa
+découverte allait donc aboutir au néant comme lui à la mort! Dans cette
+prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de
+soleil.
+
+À cette pensée, Cornélius entra dans un sombre désespoir dont il ne
+sortit que par une circonstance extraordinaire.
+
+Quelle était cette circonstance?
+
+C'est ce que nous nous réservons de dire dans le chapitre suivant.
+
+
+
+
+X
+
+La fille du geôlier
+
+
+Le même soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en
+ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba en
+essayant de se retenir. Mais la main portant à faux, il se cassa le bras
+au-dessus du poignet.
+
+Cornélius fit un mouvement vers le geôlier; mais comme il ne se doutait
+pas de la gravité de l'accident:
+
+--Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas.
+
+Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia;
+Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit
+qu'il avait le bras cassé, et cet homme, si dur pour les autres, retomba
+évanoui sur le seuil de la porte, où il demeura inerte et froid,
+semblable à un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison était
+demeurée ouverte, et Cornélius se trouvait presque libre. Mais l'idée ne
+lui vint même pas à l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, à
+la façon dont le bras avait plié, au bruit qu'il avait fait en pliant,
+qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas à autre
+chose qu'à porter secours au blessé, si mal intentionné que le blessé
+lui eût paru à son endroit dans la seule entrevue qu'il eût eue avec
+lui.
+
+Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, à la plainte qu'il avait
+laissé échapper, un pas précipité se fit entendre dans l'escalier, et à
+l'apparition qui suivit immédiatement le bruit de ce pas, Cornélius
+poussa un petit cri auquel répondit le cri d'une jeune fille.
+
+Celle qui avait répondu au cri poussé par Cornélius, c'était la belle
+Frisonne, qui voyant son père étendu à terre et le prisonnier courbé sur
+lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalité,
+était tombé à la suite d'une lutte engagée entre lui et le prisonnier.
+
+Cornélius comprit ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille au
+moment même où le soupçon entrait dans son cœur.
+
+Mais ramenée par le premier coup d'œil à la vérité, et honteuse de ce
+qu'elle avait pu penser, elle leva vers le jeune homme ses beaux yeux
+humides et lui dit:
+
+--Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pensé, et merci de
+ce que vous faites.
+
+Cornélius rougit.
+
+--Je ne fais que mon devoir de chrétien, dit-il, en secourant mon
+semblable.
+
+--Oui, et en le secourant ce soir, vous avez oublié les injures qu'il
+vous a dites ce matin. Monsieur, c'est plus que de l'humanité, c'est
+plus que du christianisme.
+
+Cornélius leva ses yeux sur la belle enfant, tout étonné qu'il était
+d'entendre sortir de la bouche d'une fille du peuple une parole à la
+fois si noble et si compatissante.
+
+Mais il n'eut pas le temps de lui témoigner sa surprise. Gryphus, revenu
+de son évanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalité accoutumée lui
+revenant avec la vie:
+
+--Ah! voilà ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du
+prisonnier, on tombe en se hâtant, en tombant on se casse le bras, et
+l'on vous laisse là sur le carreau.
+
+--Silence, mon père, dit Rosa, vous êtes injuste envers ce jeune
+monsieur, que j'ai trouvé occupé à vous secourir.
+
+--Lui? fit Gryphus avec un air de doute.
+
+--C'est si vrai, monsieur, que je suis tout prêt à vous secourir encore.
+
+--Vous? dit Gryphus; êtes-vous donc médecin?
+
+--C'est mon premier état, dit le prisonnier.
+
+--De sorte que vous pourriez me remettre le bras?
+
+--Parfaitement.
+
+--Et que vous faut-il pour cela, voyons?
+
+--Deux clavettes de bois et des bandes de linge.
+
+--Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras;
+c'est une économie; voyons, aide-moi à me lever, je suis de plomb.
+
+Rosa présenta au blessé son épaule; le blessé entoura le col de la jeune
+fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses
+jambes, tandis que Cornélius, pour lui épargner le chemin, roulait vers
+lui un fauteuil.
+
+Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille.
+
+--Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te
+demande.
+
+Rosa descendit et rentra un instant après avec deux douves de baril et
+une grande bande de linge.
+
+Cornélius avait employé ce temps-là à ôter la veste du geôlier et à
+retrousser ses manches.
+
+--Est-ce bien cela que vous désirez, monsieur? demanda Rosa.
+
+--Oui, mademoiselle, fit Cornélius en jetant les yeux sur les objets
+apportés; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant
+que je vais soutenir le bras de votre père.
+
+Rosa poussa la table. Cornélius posa le bras cassé dessus, afin qu'il se
+trouvât à plat, et avec une habileté parfaite, rajusta la fracture,
+adapta la clavette et serra les bandes.
+
+À la dernière épingle, le geôlier s'évanouit une seconde fois.
+
+--Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Cornélius, nous lui en
+frotterons les tempes, et il reviendra.
+
+Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui était faite, Rosa,
+après s'être assurée que son père était bien sans connaissance,
+s'avançant vers Cornélius:
+
+--Monsieur, dit-elle, service pour service.
+
+--Qu'est-ce à dire, ma belle enfant? demanda Cornélius.
+
+--C'est-à-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain
+est venu s'informer aujourd'hui de la chambre où vous étiez; qu'on lui a
+dit que vous occupiez la chambre de M. Corneille de Witt, et qu'à cette
+réponse, il a ri d'une façon sinistre qui me fait croire que rien de bon
+ne vous attend.
+
+--Mais, demanda Cornélius, que peut-on me faire?
+
+--Voyez d'ici ce gibet.
+
+--Mais je ne suis point coupable, dit Cornélius.
+
+--L'étaient-ils, eux, qui sont là-bas, pendus, mutilés, déchirés?
+
+--C'est vrai, dit Cornélius en s'assombrissant.
+
+--D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez,
+coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procès commencera demain;
+après-demain vous serez condamné: les choses vont vite par le temps qui
+court.
+
+--Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle?
+
+--J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon père est
+évanoui, que le chien est muselé, que rien par conséquent ne vous
+empêche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voilà ce que je conclus.
+
+--Que dites-vous?
+
+--Je dis que je n'ai pu sauver M. Corneille ni M. Jean de Witt, hélas!
+et que je voudrais bien vous sauver, vous. Seulement, faites vite; voilà
+la respiration qui revient à mon père, dans une minute peut-être il
+rouvrira les yeux, et il sera trop tard. Vous hésitez?
+
+En effet, Cornélius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il
+la regardait sans l'entendre.
+
+--Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente.
+
+--Si fait, je comprends, fit Cornélius; mais...
+
+--Mais?
+
+--Je refuse. On vous accuserait.
+
+--Qu'importe? dit Rosa en rougissant.
+
+--Merci, mon enfant, reprit Cornélius, mais je reste.
+
+--Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous
+serez condamné... condamné à mort, exécuté sur un échafaud et peut-être
+assassiné, mis en morceaux comme on a assassiné et mis en morceaux M.
+Jean et M. Corneille? Au nom du Ciel, ne vous occupez pas de moi et
+fuyez cette chambre où vous êtes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux
+de Witt.
+
+--Hein! s'écria le geôlier en se réveillant. Qui parle de ces coquins,
+de ces misérables, de ces scélérats de de Witt?
+
+--Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Cornélius avec son doux
+sourire; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'échauffer le
+sang.
+
+Puis, tout bas à Rosa:
+
+--Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la
+tranquillité et le calme d'un innocent.
+
+--Silence, dit Rosa.
+
+--Silence, et pourquoi?
+
+--Il ne faut pas que mon père soupçonne que nous avons causé ensemble.
+
+--Où serait le mal?
+
+--Où serait le mal? C'est qu'il m'empêcherait de jamais revenir ici, dit
+la jeune fille.
+
+Cornélius reçut cette naïve confidence avec un sourire; il lui semblait
+qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune.
+
+--Eh bien! que marmottez-vous là tous deux? dit Gryphus en se levant et
+en soutenant son bras droit avec son bras gauche.
+
+--Rien, répondit Rosa; monsieur me prescrit le régime que vous avez à
+suivre.
+
+--Le régime que je dois suivre! le régime que je dois suivre! Vous
+aussi, vous en avez un à suivre, la belle!
+
+--Et lequel, mon père?
+
+--C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous
+y venez, d'en sortir le plus vite possible; marchez donc devant moi, et
+lestement!
+
+Rosa et Cornélius échangèrent un regard.
+
+Celui de Rosa voulait dire:
+
+--Vous voyez bien.
+
+Celui de Cornélius signifiait:
+
+--Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur!
+
+
+
+
+XI
+
+Le testament de Cornélius van Baërle
+
+
+Rosa ne s'était point trompée. Les juges vinrent le lendemain au
+Buitenhof et interrogèrent Cornélius van Baërle. Au reste,
+l'interrogatoire ne fut pas long; il fut avéré que Cornélius avait gardé
+chez lui cette correspondance fatale des de Witt avec la France.
+
+Il ne le nia point.
+
+Il était seulement douteux aux yeux des juges que cette correspondance
+lui eût été remise par son parrain, Corneille de Witt.
+
+Mais, comme depuis la mort des deux martyrs, Cornélius van Baërle
+n'avait plus rien à ménager, non seulement il ne nia point que le dépôt
+lui eût été confié par Corneille en personne, mais encore il raconta
+comment, de quelle façon et dans quelle circonstance le dépôt lui avait
+été confié.
+
+Cette confidence impliquait le filleul dans le crime du parrain.
+
+Il y avait complicité patente entre Corneille et Cornélius.
+
+Cornélius ne se borna point à cet aveu: il dit toute la vérité à
+l'endroit de ses sympathies, de ses habitudes, de ses familiarités. Il
+dit son indifférence en politique, son amour pour l'étude, pour les
+arts, pour les sciences et pour les fleurs. Il raconta que jamais,
+depuis le jour où Corneille était venu à Dordrecht et lui avait confié
+ce dépôt, ce dépôt n'avait été touché ni même aperçu par le dépositaire.
+
+On lui objecta qu'à cet égard il était impossible qu'il dît la vérité,
+puisque les papiers étaient justement enfermés dans une armoire où
+chaque jour il plongeait la main et les yeux.
+
+Cornélius répondit que cela était vrai; mais qu'il ne mettait la main
+dans le tiroir que pour s'assurer que ses oignons étaient bien secs,
+mais qu'il n'y plongeait les yeux que pour s'assurer si ses oignons
+commençaient à germer.
+
+On lui objecta que sa prétendue indifférence à l'égard de ce dépôt ne
+pouvait se soutenir raisonnablement, parce qu'il était impossible
+qu'ayant reçu un pareil dépôt de la main de son parrain, il n'en connût
+pas l'importance.
+
+Ce à quoi il répondit: que son parrain Corneille l'aimait trop et
+surtout était un homme trop sage pour lui avoir rien dit de la teneur de
+ces papiers, puisque cette confidence n'eût servi qu'à tourmenter le
+dépositaire.
+
+On lui objecta que si M. de Witt avait agi de la sorte, il eût joint au
+paquet, en cas d'accident, un certificat constatant que son filleul
+était complètement étranger à cette correspondance, ou bien, pendant son
+procès, lui eût écrit quelque lettre qui pût servir à sa justification.
+
+Cornélius répondit que sans doute son parrain n'avait point pensé que
+son dépôt courût aucun danger, caché comme il l'était dans une armoire
+qui était regardée comme aussi sacrée que l'arche pour toute la maison
+van Baërle; que par conséquent il avait jugé le certificat inutile; que,
+quant à une lettre, il avait quelque souvenir qu'un moment avant son
+arrestation, et comme il était absorbé dans la contemplation d'un oignon
+des plus rares, le serviteur de M. Jean de Witt était entré dans son
+séchoir et lui avait remis un papier; mais que de tout cela il ne lui
+était resté qu'un souvenir pareil à celui qu'on a d'une vision; que le
+serviteur avait disparu, et que quant au papier, peut-être le
+trouverait-on si on le cherchait bien.
+
+Quant à Craeke, il était impossible de le retrouver, attendu qu'il avait
+quitté la Hollande.
+
+Quant au papier, il était si peu probable qu'on le retrouverait, qu'on
+ne se donna pas la peine de le chercher.
+
+Cornélius lui-même n'insista pas beaucoup sur ce point, puisque, en
+supposant que ce papier se retrouvât, il pouvait n'avoir aucun rapport
+avec la correspondance qui faisait le corps du délit.
+
+Les juges voulurent avoir l'air de pousser Cornélius à se défendre mieux
+qu'il ne le faisait; ils usèrent vis-à-vis de lui de cette bénigne
+patience qui dénote soit un magistrat intéressé par l'accusé, soit un
+vainqueur qui a terrassé son adversaire, et qui étant complètement
+maître de lui, n'a pas besoin de l'opprimer pour le perdre.
+
+Cornélius n'accepta point cette hypocrite protection, et dans une
+dernière réponse qu'il fit avec la noblesse d'un martyr et le calme d'un
+juste:
+
+--Vous me demandez, messieurs, dit-il, des choses auxquelles je n'ai
+rien à répondre, sinon l'exacte vérité. Or, l'exacte vérité, la voici.
+Le paquet est entré chez moi par la voie que j'ai dite; je proteste
+devant Dieu que j'en ignorais et que j'en ignore encore le contenu;
+qu'au jour de mon arrestation seulement, j'ai su que ce dépôt était la
+correspondance du grand pensionnaire avec le marquis de Louvois. Je
+proteste enfin que j'ignore et comment on a pu savoir que ce paquet
+était chez moi, et surtout comment je puis être coupable pour avoir
+accueilli ce que m'apportait mon illustre et malheureux parrain.
+
+Ce fut là tout le plaidoyer de Cornélius. Les juges allèrent aux
+opinions.
+
+Ils considérèrent que tout rejeton de dissension civile est funeste, en
+ce qu'il ressuscite la guerre qu'il est de l'intérêt de tous d'éteindre.
+
+L'un d'eux, et c'était un homme qui passait pour un profond observateur,
+établit que ce jeune homme si flegmatique en apparence, devait être très
+dangereux en réalité, attendu qu'il devait cacher sous le manteau de
+glace qui lui servait d'enveloppe un ardent désir de venger MM. de Witt,
+ses proches.
+
+Un autre fit observer que l'amour des tulipes s'allie parfaitement avec
+la politique, et qu'il est historiquement prouvé que plusieurs hommes
+très dangereux ont jardiné ni plus ni moins que s'ils en faisaient leur
+état, quoiqu'au fond ils fussent occupés de bien autre chose; témoin
+Tarquin l'Ancien, qui cultivait des pavots à Gabies, et le grand Condé,
+qui arrosait ses œillets au donjon de Vincennes, et cela au moment où le
+premier méditait sa rentrée à Rome et le second sa sortie de prison.
+
+Le juge conclut par ce dilemme:
+
+Ou M. Cornélius van Baërle aime fort les tulipes, ou il aime fort la
+politique; dans l'un et l'autre cas, il nous a menti; d'abord parce
+qu'il est prouvé qu'il s'occupait de politique et cela par les lettres
+que l'on a trouvées chez lui; ensuite parce qu'il est prouvé qu'il
+s'occupait de tulipes. Les caïeux sont là qui en font foi. Enfin--et là
+était l'énormité--, puisque Cornélius van Baërle s'occupait à la fois de
+tulipes et de politique, l'accusé était donc d'une nature hybride, d'une
+organisation amphibie, travaillant avec une ardeur égale la politique et
+la tulipe, ce qui lui donnerait tous les caractères de l'espèce d'hommes
+la plus dangereuse au repos public et une certaine ou plutôt une
+complète analogie avec les grands esprits dont Tarquin l'Ancien et M. de
+Condé fournissaient tout à l'heure un exemple.
+
+Le résultat de tous ces raisonnements fut que M. le prince stathouder de
+Hollande saurait, sans aucun doute, un gré infini à la magistrature de
+la Haye de lui simplifier l'administration des sept provinces, en
+détruisant jusqu'au moindre germe de conspiration contre son autorité.
+
+Cet argument prima tous les autres, et pour détruire efficacement le
+germe des conspirations, la peine de mort fut prononcée à l'unanimité
+contre M. Cornélius van Baërle, coupable et convaincu d'avoir, sous les
+apparences innocentes d'un amateur de tulipes, participé aux détestables
+intrigues et aux abominables complots de MM. de Witt contre la
+nationalité hollandaise et à leurs secrètes relations avec l'ennemi
+français.
+
+La sentence portait subsidiairement que le susdit Cornélius van Baërle
+serait extrait de la prison du Buitenhof pour être conduit à l'échafaud
+dressé sur la place du même nom, où l'exécuteur des jugements lui
+trancherait la tête.
+
+Comme cette délibération avait été sérieuse, elle avait duré une
+demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait été
+réintégré dans sa prison.
+
+Ce fut là que le greffier des États lui vint lire l'arrêt.
+
+Maître Gryphus était retenu sur son lit par la fièvre que lui causait la
+fracture de son bras. Ses clefs étaient passées aux mains d'un de ses
+valets surnuméraires, et derrière ce valet, qui avait introduit le
+greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'était venue placer à l'encoignure
+de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses soupirs et ses
+sanglots.
+
+Cornélius écouta la sentence avec un visage plus étonné que triste.
+
+La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose à
+répondre.
+
+--Ma foi, non, répondit-il. J'avoue seulement qu'entre toutes les causes
+de mort qu'un homme de précaution peut prévoir pour les parer, je
+n'eusse jamais soupçonné celle-là.
+
+Sur laquelle réponse le greffier salua Cornélius van Baërle avec toute
+la considération que ces sortes de fonctionnaires accordent aux grands
+criminels de tout genre.
+
+Et comme il allait sortir:
+
+--À propos, M. le greffier, dit Cornélius, pour quel jour est la chose,
+s'il vous plaît?
+
+--Mais pour aujourd'hui, répondit le greffier, un peu gêné par le
+sang-froid du condamné.
+
+Un sanglot éclata derrière la porte.
+
+Cornélius se pencha pour voir qui avait poussé ce sanglot, mais Rosa
+avait deviné le mouvement et s'était rejetée en arrière.
+
+--Et, ajouta Cornélius, à quelle heure l'exécution?
+
+--Monsieur, pour midi.
+
+--Diable! fit Cornélius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures
+il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps à perdre.
+
+--Pour vous réconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en
+saluant jusqu'à terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous
+plaira.
+
+En disant ces mots, il sortit à reculons, et le geôlier remplaçant
+l'allait suivre en refermant la porte de Cornélius, quand un bras blanc
+et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte.
+
+Cornélius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles
+blanches, coiffure des belles Frisonnes; il n'entendit qu'un murmure à
+l'oreille du guichetier; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la
+main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il
+s'assit au milieu de l'escalier, gardé ainsi en haut par lui, en bas par
+le chien.
+
+Le casque d'or fit volte-face, et Cornélius reconnut le visage sillonné
+de pleurs et les grands yeux bleus tout noyés de la belle Rosa.
+
+La jeune fille s'avança vers Cornélius en appuyant ses deux mains sur sa
+poitrine brisée.
+
+--Oh! monsieur, monsieur! dit-elle.
+
+Et elle n'acheva point.
+
+--Ma belle enfant, répliqua Cornélius ému, que désirez-vous de moi? Je
+n'ai pas grand pouvoir désormais sur rien, je vous en avertis.
+
+--Monsieur, je viens réclamer de vous une grâce, dit Rosa tendant ses
+mains moitié vers Cornélius, moitié vers le ciel.
+
+--Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier; car vos larmes
+m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus
+le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et même avec
+joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi votre
+désir, ma belle Rosa.
+
+La jeune fille se laissa glisser à genoux.
+
+--Pardonnez à mon père, dit-elle.
+
+--À votre père! fit Cornélius étonné.
+
+--Oui, il a été si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est
+ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particulièrement qu'il a
+brutalisé.
+
+--Il est puni, chère Rosa, plus que puni même par l'accident qui lui est
+arrivé, et je lui pardonne.
+
+--Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, à mon tour,
+quelque chose pour vous?
+
+--Vous pouvez sécher vos beaux yeux, chère enfant, répondit Cornélius
+avec son doux sourire.
+
+--Mais pour vous... pour vous...
+
+--Celui qui n'a plus à vivre qu'une heure est un grand Sybarite s'il a
+besoin de quelque chose, chère Rosa.
+
+--Ce ministre qu'on vous avait offert...?
+
+--J'ai adoré Dieu toute ma vie, Rosa, je l'ai adoré dans ses œuvres,
+béni dans sa volonté. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous
+demanderai donc pas un ministre. La dernière pensée qui m'occupe, Rosa,
+se rapporte à la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chère, je vous en
+prie, dans l'accomplissement de cette dernière pensée.
+
+--Ah! M. Cornélius, parlez, parlez! s'écria la jeune fille inondée de
+larmes.
+
+--Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon
+enfant.
+
+--Rire! s'écria Rosa au désespoir, rire en ce moment! Mais vous ne
+m'avez donc pas regardée, M. Cornélius?
+
+--Je vous ai regardée, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux
+de l'âme. Jamais femme plus belle, jamais âme plus pure ne s'était
+offerte à moi; et si je ne vous regarde plus à partir de ce moment,
+pardonnez-moi, c'est parce que, prêt à sortir de la vie, j'aime mieux
+n'avoir rien à y regretter.
+
+Rosa tressaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures
+sonnaient au beffroi du Buitenhof. Cornélius comprit.
+
+--Oui, oui, hâtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa.
+
+Alors tirant de sa poitrine, où il l'avait caché de nouveau depuis qu'il
+n'avait plus peur d'être fouillé, le papier qui enveloppait les trois
+caïeux:
+
+--Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aimé les fleurs. C'était le temps
+où j'ignorais que l'on pût aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne
+vous détournez pas, Rosa, dussé-je vous faire une déclaration d'amour.
+Cela, pauvre enfant, ne tirerait pas à conséquence; il y a là-bas sur le
+Buitenhof certain acier qui dans soixante minutes fera raison de ma
+témérité. Donc j'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouvé, je le crois
+du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible,
+et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de
+cent mille florins proposé par la société horticole de Harlem. Ces cent
+mille florins--et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette--,
+ces cent mille florins je les ai là dans ce papier; ils sont gagnés avec
+les trois caïeux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car
+je vous les donne.
+
+--Monsieur Cornélius!
+
+--Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort à personne,
+mon enfant. Je suis seul au monde; mon père et ma mère sont morts; je
+n'ai jamais eu ni sœur ni frère; je n'ai jamais pensé à aimer personne
+d'amour, et si quelqu'un a pensé à m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous
+le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonné, puisque à cette
+heure vous seule êtes dans mon cachot, me consolant et me secourant.
+
+--Mais, monsieur, cent mille florins...
+
+--Ah! soyons sérieux, chère enfant, dit Cornélius. Cent mille florins
+feront une belle dot à votre beauté; vous les aurez, les cent mille
+florins, car je suis sûr de mes caïeux. Vous les aurez donc, chère Rosa,
+et je ne vous demande en échange que la promesse d'épouser un brave
+garçon, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi
+j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que
+quelques minutes...
+
+La pauvre fille étouffait sous ses sanglots.
+
+Cornélius lui prit la main.
+
+--Écoutez-moi, continua-t-il; voici comment vous procéderez. Vous
+prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez à
+Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande nº 6; vous y
+planterez dans une caisse profonde ces trois caïeux, ils fleuriront en
+mai prochain, c'est-à-dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur
+sur sa tige, passez les nuits à la garantir du vent, les jours à la
+sauver du soleil. Elle fleurira noir, j'en suis sûr. Alors vous ferez
+prévenir le président de la société de Harlem. Il fera constater par le
+congrès la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille
+florins.
+
+Rosa poussa un grand soupir.
+
+--Maintenant, continua Cornélius en essuyant une larme tremblante au
+bord de sa paupière et qui était donnée bien plus à cette merveilleuse
+tulipe noire qu'il ne devait pas voir qu'à cette vie qu'il allait
+quitter, je ne désire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle _Rosa
+Baërlensis_, c'est-à-dire qu'elle rappelle en même temps votre nom et le
+mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez
+oublier ce mot, tâchez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous
+l'écrive.
+
+Rosa éclata en sanglots et tendit un livre relié en chagrin, qui portait
+les initiales de C. W.
+
+--Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier.
+
+--Hélas! répondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain,
+Corneille de Witt. Il y a puisé la force de subir la torture et
+d'entendre sans pâlir son jugement. Je l'ai trouvée dans cette chambre
+après la mort du martyr, je l'ai gardée comme une relique; aujourd'hui
+je vous l'apportais, car il me semblait que ce livre avait en lui une
+force toute divine. Vous n'avez pas eu besoin de cette force que Dieu
+avait mise en vous. Dieu soit loué! Écrivez dessus ce que vous avez à
+écrire, M. Cornélius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire,
+ce que vous écrirez sera accompli.
+
+Cornélius prit la Bible et la baisa respectueusement.
+
+--Avec quoi écrirai-je? demanda-t-il.
+
+--Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y était, je l'ai
+conservé. C'était le crayon que Jean de Witt avait prêté à son frère et
+qu'il n'avait pas songé à reprendre.
+
+Cornélius le prit, et sur la seconde page--car, on se le rappelle, la
+première avait été déchirée--, près de mourir à son tour comme son
+parrain, il écrivit d'une main non moins ferme:
+
+«Ce 23 août 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon âme à
+Dieu sur un échafaud, je lègue à Rosa Gryphus le seul bien qui me soit
+resté de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant été confisqués;
+je lègue, dis-je, à Rosa Gryphus trois caïeux qui, dans ma conviction
+profonde, doivent donner au mois de mai prochain la grande tulipe noire,
+objet du prix de cent mille florins proposé par la société de Harlem,
+désirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place
+comme mon unique héritière, à la seule charge d'épouser un jeune homme
+de mon âge à peu près, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner à la
+grande tulipe noire qui créera une nouvelle espère le nom de _Rosa
+Baërlensis,_ c'est-à-dire son nom et le mien réunis.
+
+«Dieu me trouve en grâce et elle en santé!
+
+ «Cornélius van Baërle.»
+
+Puis, donnant la Bible à Rosa:
+
+--Lisez, dit-il.
+
+--Hélas! répondit la jeune fille à Cornélius, je vous l'ai déjà dit, je
+ne sais pas lire.
+
+Alors, Cornélius lut à Rosa le testament qu'il venait de faire.
+
+Les sanglots de la pauvre enfant redoublèrent.
+
+--Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec
+mélancolie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle
+Frisonne.
+
+--Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle.
+
+--Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc?
+
+--Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir.
+
+--Laquelle? je crois pourtant avoir fait accommodement par notre traité
+d'alliance.
+
+--Vous me donnez les cent mille florins à titre de dot?
+
+--Oui.
+
+--Et pour épouser un homme que j'aimerai?
+
+--Sans doute.
+
+--Et bien! monsieur, cet argent ne peut être à moi. Je n'aimerai jamais
+personne et ne me marierai pas.
+
+Et après ces mots péniblement prononcés, Rosa fléchit sur ses genoux et
+faillit s'évanouir de douleur.
+
+Cornélius, effrayé de la voir si pâle et si mourante, allait la prendre
+dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres,
+retentit dans les escaliers accompagnés des aboiements du chien.
+
+--On vient vous chercher! s'écria Rosa en se tordant les mains. Mon
+Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose à me
+dire?
+
+Et elle tomba à genoux, la tête enfoncée dans ses bras, et toute
+suffoquée de sanglots et de larmes.
+
+--J'ai à vous dire de cacher précieusement vos trois caïeux et de les
+soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, et pour l'amour de
+moi. Adieu, Rosa.
+
+--Oh! oui, dit-elle, sans lever la tête, oh! oui, ce que vous avez dit,
+je le ferai. Excepté de me marier, ajouta-t-elle tout bas, car cela, oh!
+cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible.
+
+Et elle enfonça dans son sein palpitant le cher trésor de Cornélius.
+
+Ce bruit qu'avaient entendu Cornélius et Rosa, c'était celui que faisait
+le greffier qui revenait chercher le condamné, suivi de l'exécuteur, des
+soldats destinés à fournir la garde de l'échafaud, et des curieux
+familiers de la prison.
+
+Cornélius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les reçut en amis
+plutôt qu'en persécuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il
+plut à ces hommes pour l'exécution de leur office.
+
+Puis, d'un coup d'œil jeté sur la place par sa petite fenêtre grillée,
+il aperçut l'échafaud, et à vingt pas de l'échafaud, le gibet, du bas
+duquel avaient été détachées, par ordre du stathouder, les reliques
+outragées des deux frères de Witt.
+
+Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Cornélius chercha
+des yeux le regard angélique de Rosa; mais il ne vit derrière les épées
+et les hallebardes qu'un corps étendu près d'un banc de bois et un
+visage livide à demi voilé par de longs cheveux.
+
+Mais, en tombant inanimée, Rosa, pour obéir encore à son ami, avait
+appuyé sa main sur son corset de velours, et même dans l'oubli de toute
+vie, continuait instinctivement à recueillir le dépôt précieux que lui
+avait confié Cornélius.
+
+Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts
+crispés de Rosa la feuille jaunâtre de cette Bible sur laquelle
+Cornélius de Witt avait si péniblement et si douloureusement écrit les
+quelques lignes qui eussent infailliblement, si Cornélius les avait
+lues, sauvé un homme et une tulipe.
+
+
+
+
+XII
+
+L'exécution
+
+
+Cornélius n'avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour
+arriver au pied de son échafaud.
+
+Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement;
+Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine
+expression de douceur qui touchait à la compassion.
+
+Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que
+ceux qui sortaient libres.
+
+On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au
+pied de l'échafaud, plus il était encombré de curieux.
+
+C'étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu'ils
+avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle
+victime.
+
+Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea
+dans la rue, s'étendit sur toute la surface de la place, s'éloignant
+dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l'échafaud,
+et qu'encombrait la foule.
+
+Aussi l'échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de
+quatre ou cinq rivières.
+
+Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations,
+pour ne pas les entendre, sans doute, Cornélius s'était absorbé en
+lui-même.
+
+À quoi pensait ce juste qui allait mourir?
+
+Ce n'était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux.
+
+C'était aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan,
+soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents à
+la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait
+égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la
+politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baërle pour avoir
+trop pensé aux tulipes.
+
+--L'affaire d'un coup d'épée, disait le philosophe, et mon beau rêve
+commencera.
+
+Seulement restait à savoir si, comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou
+et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d'un coup,
+c'est-à-dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier.
+
+Van Baërle n'en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud.
+
+Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en eût, d'être l'ami de cet illustre
+Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le
+voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant.
+
+Il s'agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive
+joie qu'en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts,
+il verrait jusqu'au dernier moment la fenêtre grillée du Buitenhof.
+
+Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Cornélius posa son
+menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux
+se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui
+allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie.
+
+Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud: le bourreau levait
+son épée.
+
+Van Baërle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller
+en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d'une autre lumière et d'une
+autre couleur.
+
+Trois fois il sentit le vent froid de l'épée passer sur son col
+frissonnant.
+
+Mais, ô surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse.
+
+Il ne vit aucun changement de nuances.
+
+Puis tout à coup, sans qu'il sût par qui, van Baërle se sentit relevé
+par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds, quelque
+peu chancelant.
+
+Il rouvrit les yeux.
+
+Quelqu'un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé
+d'un grand sceau de cire rouge.
+
+Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil
+hollandais, luisait au ciel; et la même fenêtre grillée le regardait du
+haut du Buitenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis,
+le regardaient du bas de la place.
+
+À force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'écouter, van Baërle commença
+de comprendre ceci.
+
+C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que
+les dix-sept livres de sang que van Baërle, à quelques onces près, avait
+dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait
+pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence.
+
+En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. Voilà
+pourquoi l'épée, qui s'était levée avec ce reflet sinistre, avait
+voltigé trois fois autour de sa tête comme l'oiseau funèbre autour de
+celle de Turnus, mais ne s'était point abattue sur sa tête et avait
+laissé intactes les vertèbres.
+
+Voilà pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi
+encore le soleil continuait à rire dans l'azur médiocre, il est vrai,
+mais très supportable des voûtes célestes.
+
+Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l'univers,
+fut bien un peu désappointé; mais il se consola en faisant jouer avec un
+certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que
+les Grecs appelaient _trachelos_, et que nous autres Français nous
+nommons modestement le cou.
+
+Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète, et qu'on
+allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht.
+
+Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps madame de
+Sévigné; il y avait un _post-scriptum_ à la lettre, et le plus important
+de cette lettre était renfermé dans le _post-scriptum_.
+
+Par ce _post-scriptum_, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait
+Cornélius van Baërle à une prison perpétuelle.
+
+Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable
+pour la liberté.
+
+Cornélius écouta donc le _post-scriptum_, puis, après la première
+contrariété soulevée par la déception que le _post-scriptum_ apportait:
+
+--Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du
+bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes
+trois caïeux de la tulipe noire.
+
+Mais Cornélius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept
+prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher
+ailleurs qu'à la Haye, qui est une capitale.
+
+Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, à ce qu'il paraît, les moyens
+de nourrir van Baërle à la Haye, l'envoyait faire sa prison perpétuelle
+dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas! mais
+pourtant bien loin.
+
+Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l'île
+que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse.
+
+Van Baërle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que
+le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de
+Barneveldt, et que les États, dans leur générosité envers le célèbre
+publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient
+accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa
+nourriture.
+
+--Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baërle, on me
+donnera douze sous à grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je
+vivrai.
+
+Puis tout à coup frappé d'un souvenir terrible:
+
+--Ah! s'écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux! et que le
+terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas
+à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête
+qu'il avait bien manqué de laisser tomber plus bas.
+
+
+
+
+XIII
+
+Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur
+
+
+Tandis que Cornélius réfléchissait de la sorte, un carrosse s'était
+approché de l'échafaud.
+
+Ce carrosse était pour le prisonnier. On l'invita à y monter; il obéit.
+
+Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il espérait voir à la fenêtre
+le visage consolé de Rosa, mais le carrosse était attelé de bons chevaux
+qui emportèrent bientôt van Baërle du sein des acclamations que
+vociférait cette multitude en l'honneur du très magnanime stathouder
+avec un certain mélange d'invectives à l'adresse des de Witt et de leur
+filleul sauvé de la mort.
+
+Ce qui faisait dire aux spectateurs:
+
+--Il est bien heureux que nous nous soyons pressés de faire justice de
+ce grand scélérat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi
+la clémence de Son Altesse nous les eût bien certainement enlevés comme
+elle vient de nous enlever celui-ci!
+
+Parmi tous ces spectateurs que l'exécution de van Baërle avait attirés
+sur le Buitenhof, et que la façon dont la chose avait tourné
+désappointait quelque peu, le plus désappointé certainement était
+certain bourgeois vêtu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien
+joué des pieds et des mains, qu'il en était arrivé à n'être séparé de
+l'échafaud que par la rangée de soldats qui entouraient l'instrument du
+supplice.
+
+Beaucoup s'était montrés avides de voir couler le sang _perfide_ du
+coupable Cornélius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste
+désir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question.
+
+Les plus enragés étaient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se
+garder une meilleure place; mais lui, devançant les plus enragés, avait
+passé la nuit au seuil de la prison, et de la prison il était arrivé au
+premier rang, comme nous avons dit, _unguibus et rostro_, caressant les
+uns et frappant les autres.
+
+Et quand le bourreau avait amené son condamné sur l'échafaud, le
+bourgeois, monté sur une borne de la fontaine pour mieux voir et être
+mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait:
+
+--C'est convenu, n'est-ce pas?
+
+Geste auquel le bourreau avait répondu par un autre geste qui voulait
+dire:
+
+--Soyez donc tranquille.
+
+Qu'était donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et
+que voulait dire cet échange de gestes? Rien de plus naturel; ce
+bourgeois était mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de
+Cornélius était, comme nous l'avons vu, venu à la Haye pour essayer de
+s'approprier les trois caïeux de la tulipe noire.
+
+Boxtel avait d'abord essayé de mettre Gryphus dans ses intérêts, mais
+celui-ci tenait du bouledogue pour la fidélité, la défiance et les coups
+de crocs. Il avait en conséquence pris à rebrousse-poil la haine de
+Boxtel, qu'il avait évincé comme un fervent ami s'enquérant de choses
+indifférentes pour ménager certainement quelque moyen d'évasion au
+prisonnier.
+
+Aussi, aux premières propositions que Boxtel avait faites à Gryphus, de
+soustraire les caïeux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du
+moins dans quelque coin de son cachot, Cornélius van Baërle, Gryphus
+n'avait répondu que par une expulsion accompagnée des caresses du chien
+de l'escalier.
+
+Boxtel ne s'était pas découragé pour un fond de culotte resté aux dents
+du molosse. Il était revenu à la charge; mais cette fois, Gryphus était
+dans son lit, fiévreux et bras cassé. Il n'avait donc pas admis le
+pétitionnaire, qui s'était retourné vers Rosa, offrant à la jeune fille,
+en échange des trois caïeux, une coiffure d'or pur. Ce à quoi la noble
+jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui
+proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoyé
+le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le
+dernier héritier du condamné.
+
+Ce renvoi fit naître une idée dans l'esprit de Boxtel.
+
+Sur ces entrefaites, le jugement avait été prononcé; jugement expéditif,
+comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il
+s'arrêta en conséquence à l'idée que lui avait suggérée Rosa; il alla
+trouver le bourreau.
+
+Isaac ne doutait pas que Cornélius ne mourût avec ses tulipes sur le
+cœur.
+
+En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses:
+
+Rosa, c'est-à-dire l'amour; Guillaume, c'est-à-dire la clémence.
+
+Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux étaient exacts.
+
+Moins Guillaume, Cornélius mourait.
+
+Moins Rosa, Cornélius mourait, ses caïeux sur son cœur.
+
+Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna à cet homme comme
+un grand ami du condamné, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il
+laissait à l'exécuteur, il acheta toute la défroque du futur mort pour
+la somme un peu exorbitante de cent florins.
+
+Mais qu'était-ce qu'une somme de cent florins pour un homme à peu près
+sûr d'acheter pour cette somme le prix de la société de Harlem?
+
+C'était de l'argent prêté à mille pour un, ce qui est, on en conviendra,
+un assez joli placement.
+
+Le bourreau, de son côté, n'avait rien ou presque rien à faire pour
+gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'exécution finie, laisser
+mynheer Boxtel monter sur l'échafaud avec ses valets pour recueillir les
+restes inanimés de son ami.
+
+La chose au reste était en usage parmi les fidèles quand un de leurs
+maîtres mourait publiquement sur le Buitenhof.
+
+Un fanatique comme l'était Cornélius pouvait bien avoir un autre
+fanatique qui donnât cent florins de ses reliques.
+
+Aussi le bourreau acquiesça-t-il à la proposition. Il n'y avait mis
+qu'une condition, c'est qu'il serait payé d'avance.
+
+Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait
+n'être pas content et par conséquent ne pas vouloir payer en sortant.
+
+Boxtel paya d'avance, et attendit.
+
+Qu'on juge après cela si Boxtel était ému, s'il surveillait gardes,
+greffier, exécuteur, si les mouvements de van Baërle l'inquiétaient.
+Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant
+n'écraserait-il pas dans sa chute les inestimables caïeux? Avait-il eu
+soin au moins de les enfermer dans une boîte d'or, par exemple, l'or
+étant le plus dur de tous les métaux?
+
+Nous n'entreprendrons pas de décrire l'effet produit sur ce digne mortel
+par l'empêchement apporté à l'exécution de la sentence. À quoi perdait
+donc son temps le bourreau à faire flamboyer son épée ainsi au-dessus de
+la tête de Cornélius au lieu d'abattre cette tête? Mais quand il vit le
+greffier prendre la main du condamné, le relever tout en tirant de sa
+poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la grâce
+accordée par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du
+tigre, de l'hyène et du serpent éclata dans ses yeux, dans son cri, dans
+son geste; s'il eût été à portée de van Baërle, il se fût jeté sur lui
+et l'eût assassiné.
+
+Ainsi donc, Cornélius vivrait, Cornélius irait à Loewestein; là, dans sa
+prison, il emporterait les caïeux, et peut-être se trouverait-il un
+jardin où il arriverait à faire fleurir la tulipe noire.
+
+Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre écrivain ne peut
+décrire, et qu'il est obligé de livrer à l'imagination de ses lecteurs
+dans toute la simplicité du fait.
+
+Boxtel, pâmé, tomba de sa borne sur quelques orangistes mécontents comme
+lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant
+que les cris poussés par mynheer Isaac étaient des cris de joie, le
+bourrèrent de coups de poing, qui certes n'eussent pas été mieux donnés
+de l'autre côté du détroit.
+
+Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing à la douleur que
+ressentait Boxtel?
+
+Il voulut alors courir après le carrosse qui emportait Cornélius avec
+ses caïeux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pavé, trébucha,
+perdit son centre de gravité, roula à dix pas et ne se releva que foulé,
+meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut passé
+sur le dos.
+
+Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui était en veine de malheur,
+en fut donc pour ses habits déchirés, son dos meurtri et ses mains
+égratignées.
+
+On aurait pu croire que c'était assez comme cela pour Boxtel.
+
+On se serait trompé.
+
+Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et
+les jeta en holocauste à cette divinité farouche et insensible qu'on
+appelle l'Envie.
+
+Ce fut une offrande sans doute agréable à cette déesse qui n'a, dit la
+mythologie, que des serpents en guise de coiffure.
+
+
+
+
+XIV
+
+Les pigeons de Dordrecht
+
+
+C'était déjà certes un grand honneur pour Cornélius van Baërle que
+d'être enfermé justement dans cette même prison qui avait reçu le savant
+M. Grotius.
+
+Mais une fois arrivé à la prison, un honneur bien plus grand
+l'attendait. Il se trouva que la chambre habitée par l'illustre ami de
+Barneveldt était vacante à Loewestein, quand la clémence du prince
+d'Orange y envoya le tulipier van Baërle.
+
+Cette chambre avait bien mauvaise réputation dans le château depuis que,
+grâce à l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en était enfui dans le
+fameux coffre à livres qu'on avait oublié de visiter.
+
+D'un autre côté, cela parut de bien bon augure à van Baërle, que cette
+chambre lui fût donnée pour logement; car enfin, jamais, selon ses idées
+à lui, un geôlier n'eût dû faire habiter à un second pigeon la cage d'où
+un premier s'était si facilement envolé.
+
+La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps à en
+consigner ici les détails. Sauf une alcôve qui avait été pratiquée pour
+madame Grotius, c'était une chambre de prison comme les autres, plus
+élevée peut-être; aussi, par la fenêtre grillée, avait-on une charmante
+vue.
+
+L'intérêt de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain
+nombre de descriptions d'intérieur. Pour van Baërle, la vie était autre
+chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-delà
+de sa machine pneumatique deux choses dont la pensée seulement, cette
+libre voyageuse, pouvait désormais lui fournir la possession factice:
+
+Une fleur et une femme, l'une et l'autre à jamais perdues pour lui.
+
+Il se trompait par bonheur, le bon van Baërle! Dieu qui l'avait, au
+moment où il marchait à l'échafaud, regardé avec le sourire d'un père,
+Dieu lui réservait au sein même de sa prison, dans la chambre de M.
+Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en
+partage.
+
+Un matin, à sa fenêtre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du
+Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derrière une forêt de
+cheminées, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons
+accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout
+frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein.
+
+--Ces pigeons, se dit van Baërle, viennent de Dordrecht et par
+conséquent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot à
+l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses
+nouvelles à Dordrecht, où on le pleure.
+
+Puis, après un moment de rêverie:
+
+--Ce quelqu'un-là, ajouta van Baërle, ce sera moi. On est patient quand
+on a vingt-huit ans et qu'on est condamné à une prison perpétuelle,
+c'est-à-dire à quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours
+de prison.
+
+Van Baërle, tout en pensant à ses trois caïeux--car cette pensée battait
+toujours au fond de sa mémoire comme bat le cœur au fond de la
+poitrine--, van Baërle, disons-nous, tout en pensant à ses trois caïeux,
+se fit un piège à pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les
+ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de
+France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une
+femelle.
+
+Il mit deux autres mois à prendre un mâle; puis il les enferma ensemble,
+et vers le commencement de l'année 1673, ayant obtenu des œufs, il lâcha
+la femelle, qui, confiante dans le mâle qui les couvait à sa place, s'en
+alla toute joyeuse à Dordrecht avec son billet sous son aile.
+
+Elle revint le soir.
+
+Elle avait conservé le billet.
+
+Elle le garda ainsi quinze jours, au grand désappointement d'abord, puis
+ensuite au grand désespoir de van Baërle.
+
+Le seizième jour enfin elle revint à vide.
+
+Or, van Baërle adressait ce billet à sa nourrice, la vieille Frisonne,
+et suppliait les âmes charitables qui le trouveraient de le lui remettre
+le plus sûrement et le plus promptement possible.
+
+Dans cette lettre, adressée à sa nourrice, il y avait un petit billet
+adressé à Rosa.
+
+Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les
+murailles des vieux châteaux et qui les fait fleurir dans un peu de
+pluie, Dieu permit que la nourrice de van Baërle reçut cette lettre.
+
+Et voici comment:
+
+En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac
+Boxtel avait abandonné non seulement sa maison, non seulement son
+domestique, non seulement son observatoire, non seulement son télescope,
+mais encore ses pigeons.
+
+Le domestique, qu'on avait laissé sans gages, commença par manger le peu
+d'économies qu'il avait, puis ensuite se mit à manger les pigeons.
+
+Ce que voyant, les pigeons émigrèrent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit
+de Cornélius van Baërle.
+
+La nourrice était un bon cœur qui avait besoin d'aimer quelque chose.
+Elle se prit de bonne amitié pour les pigeons qui étaient venus lui
+demander l'hospitalité, et quand le domestique d'Isaac réclama, pour les
+manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mangé les douze ou
+quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de
+Hollande la pièce.
+
+C'était le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique
+accepta-t-il avec une grande joie.
+
+La nourrice se trouva donc légitime propriétaire des pigeons de
+l'envieux.
+
+C'étaient ces pigeons mêlés à d'autres qui dans leurs pérégrinations
+visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du
+blé d'une autre nature, du chènevis d'un autre goût.
+
+Le hasard, ou plutôt Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute
+chose, Dieu avait fait que Cornélius van Baërle avait pris justement un
+de ces pigeons-là.
+
+Il en résulta que si l'envieux n'eût pas quitté Dordrecht pour suivre
+son rival à la Haye d'abord, puis ensuite à Gorcum ou à Loewestein,
+comme on voudra, les deux localités n'étant séparées que par la jonction
+du Wahal et de la Meuse, c'eût été entre ses mains et non entre celles
+de la nourrice que fût tombé le billet écrit par van Baërle; de sorte
+que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, eût perdu
+son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir à raconter les événements
+variés qui, pareils à un tapis aux mille couleurs, vont se dérouler sous
+notre plume, nous n'eussions eu à décrire qu'une longue série de jours
+pâles, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit.
+
+Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Baërle.
+
+Aussi vers les premiers jours de février, comme les premières heures du
+soir descendaient du ciel laissant derrière elles les étoiles
+naissantes, Cornélius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix
+qui le fit tressaillir.
+
+Il porta la main à son cœur et écouta.
+
+C'était la voix douce et harmonieuse de Rosa.
+
+Avouons-le, Cornélius ne fut pas si étourdi de surprise, si extravagant
+de joie qu'il l'eût été sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait,
+en échange de sa lettre, rapporté l'espoir sous son aile vide, et il
+s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, à avoir, si le billet
+lui avait été remis, des nouvelles de son amour et de ses caïeux.
+
+Il se leva, prêtant l'oreille, inclinant le corps du côté de la porte.
+
+Oui, c'étaient bien les accents qui l'avaient ému si doucement à la
+Haye.
+
+Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye à Loewestein,
+Rosa qui avait réussi, Cornélius ne savait comment, à pénétrer dans la
+prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement à pénétrer jusqu'au
+prisonnier?
+
+Tandis que Cornélius, à ce propos, échafaudait pensée sur pensée, désirs
+sur inquiétudes, le guichet placé à la porte de sa cellule s'ouvrit, et
+Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait
+pâli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de
+Cornélius en lui disant:
+
+--Oh! monsieur! monsieur, me voici.
+
+Cornélius étendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie.
+
+--Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il.
+
+--Silence! parlons bas, mon père me suit, dit la jeune fille.
+
+--Votre père?
+
+--Oui, il est là dans la cour au bas de l'escalier, il reçoit les
+instructions du gouverneur, il va monter.
+
+--Les instructions du gouverneur?...
+
+--Écoutez, je vais tâcher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder
+a une maison de campagne à une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas
+autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les
+animaux qui sont enfermés dans cette métairie. Dès que j'ai reçu votre
+lettre, que je n'ai pu lire, hélas! mais que votre nourrice m'a lue,
+j'ai couru chez ma tante; là je suis restée jusqu'à ce que le prince
+vînt à la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon père
+troquât ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye
+contre les fonctions de geôlier à la forteresse de Loewestein. Il ne se
+doutait pas de mon but; s'il l'eût connu, peut-être eût-il refusé; au
+contraire, il accorda.
+
+--De sorte que vous voilà?
+
+--Comme vous voyez.
+
+--De sorte que je vous verrai tous les jours?
+
+--Le plus souvent que je pourrai.
+
+--Ô Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornélius, vous m'aimez donc un peu?
+
+--Un peu... dit-elle, oh! vous n'êtes pas assez exigeant, M. Cornélius.
+
+Cornélius lui tendit passionnément les mains, mais leurs doigts seuls
+purent se toucher à travers le grillage.
+
+--Voici mon père! dit la jeune fille.
+
+Et Rosa quitta vivement la porte et s'élança vers le vieux Gryphus qui
+apparaissait au haut de l'escalier.
+
+
+
+
+XV
+
+Le guichet
+
+
+Gryphus était suivi du molosse.
+
+Il lui faisait faire sa ronde pour qu'à l'occasion il reconnut les
+prisonniers.
+
+--Mon père, dit Rosa, c'est ici la fameuse chambre d'où M. Grotius s'est
+évadé; vous savez, M. Grotius?
+
+--Oui, oui, ce coquin de Grotius; un ami de ce scélérat de Barneveldt,
+que j'ai vu exécuter quand j'étais enfant. Grotius! ah! ah! c'est de
+cette chambre qu'il s'est évadé. Eh bien, je réponds que personne ne
+s'en évadera après lui.
+
+Et, en ouvrant la porte, il commença dans l'obscurité son discours au
+prisonnier.
+
+Quant au chien, il alla en grognant flairer les mollets du prisonnier,
+comme pour lui demander de quel droit il n'était pas mort, lui qu'il
+avait vu sortir entre le greffier et le bourreau.
+
+Mais la belle Rosa l'appela, et le molosse vint à elle.
+
+--Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tâcher de projeter un
+peu de lumière autour de lui, vous voyez en moi votre nouveau geôlier.
+Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sous ma surveillance.
+Je ne suis pas méchant, mais je suis inflexible pour tout ce qui
+concerne la discipline.
+
+--Mais je vous connais parfaitement, mon cher M. Gryphus, dit le
+prisonnier en entrant dans le cercle de lumière que projetait la
+lanterne.
+
+--Tiens, tiens, c'est vous, M. van Baërle, dit Gryphus; ah! c'est vous;
+tiens, tiens, tiens, comme on se rencontre!
+
+--Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher M. Gryphus, que je vois
+que votre bras va à merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez
+la lanterne.
+
+Gryphus fronça le sourcil.
+
+--Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes.
+Son Altesse vous a laissé la vie, je ne l'aurais pas fait, moi.
+
+--Bah! demanda Cornélius; et pourquoi cela?
+
+--Parce que vous êtes homme à conspirer de nouveau; vous autres savants,
+vous avez commerce avec le diable.
+
+--Ah çà! maître Gryphus, êtes-vous mécontent de la façon dont je vous ai
+remis le bras, ou du prix que je vous ai demandé? fit en riant
+Cornélius.
+
+--Au contraire, morbleu! au contraire! maugréa le geôlier, vous me
+l'avez trop bien remis, le bras; il y a quelque sorcellerie là-dessous:
+au bout de six semaines je m'en servais comme s'il ne lui fût rien
+arrivé. À telles enseignes que le médecin du Buitenhof qui sait son
+affaire, voulait me le casser de nouveau, pour me le remettre dans les
+règles, promettant que, cette fois, je serais trois mois sans pouvoir
+m'en servir.
+
+--Et vous n'avez pas voulu?
+
+--J'ai dit: Non. Tant que je pourrai faire le signe de la croix avec ce
+bras-là (Gryphus était catholique), tant que je pourrai faire le signe
+de la croix avec ce bras-là, je me moque du diable.
+
+--Mais si vous vous moquez du diable, maître Gryphus, à plus forte
+raison devez-vous vous moquer des savants.
+
+--Oh! les savants, les savants! s'écria Gryphus sans répondre à
+l'interpellation; les savants! j'aimerais mieux avoir dix militaires à
+garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils
+s'enivrent; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de
+l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer,
+s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, ça ne dépense rien, ça garde sa
+tête fraîche pour conspirer. Mais je commence par vous dire que ça ne
+vous sera pas facile à vous de conspirer. D'abord pas de livres, pas de
+papiers, pas de grimoire. C'est avec les livres que M. Grotius s'est
+sauvé.
+
+--Je vous assure, maître Gryphus, reprit van Baërle, que peut-être j'ai
+eu un instant l'idée de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai
+plus.
+
+--C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai
+autant. C'est égal, c'est égal, Son Altesse a fait une lourde faute.
+
+--En ne me faisant pas couper la tête?... Merci, merci, maître Gryphus.
+
+--Sans doute. Voyez si MM. de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles
+maintenant.
+
+--C'est affreux ce que vous dites-là, M. Gryphus, dit van Baërle en se
+détournant pour cacher son dégoût. Vous oubliez que l'un était mon ami,
+et l'autre... l'autre mon second père.
+
+--Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre sont des conspirateurs.
+Et puis c'est par philanthropie que je parle.
+
+--Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher M. Gryphus, je ne
+comprends pas bien.
+
+--Oui. Si vous étiez resté sur le billot de maître Harbruck...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas
+que je vais vous rendre la vie très dure.
+
+--Merci de la promesse, maître Gryphus.
+
+Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux geôlier, Rosa
+derrière la porte lui répondait par un sourire plein d'angélique
+consolation. Gryphus alla vers la fenêtre. Il faisait encore assez jour
+pour qu'on vît sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans
+une brume grisâtre.
+
+--Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le geôlier.
+
+--Mais, fort belle, dit Cornélius en regardant Rosa.
+
+--Oui, oui, trop de vue, trop de vue.
+
+En ce moment les deux pigeons, effarouchés par la vue et surtout par la
+voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effarés
+dans le brouillard.
+
+--Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le geôlier.
+
+--Mes pigeons, répondit Cornélius.
+
+--Mes pigeons! s'écria le geôlier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier
+a quelque chose à lui?
+
+--Alors, dit Cornélius, les pigeons que le Bon Dieu m'a prêtés?
+
+--Voilà déjà une contravention, répliqua Gryphus, des pigeons! Ah! jeune
+homme, jeune homme, je vous préviens d'une chose, c'est que, pas plus
+tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite.
+
+--Il faudrait d'abord que vous les tinssiez, maître Gryphus, dit van
+Baërle. Vous ne voulez pas que ce soient mes pigeons; ils sont encore
+bien moins les vôtres, je vous jure, qu'ils ne sont les miens.
+
+--Ce qui est différé n'est pas perdu, maugréa le geôlier, et pas plus
+tard que demain, je leur tordrai le cou.
+
+Et, tout en faisant cette méchante promesse à Cornélius, Gryphus se
+pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le
+temps à van Baërle de courir à la porte et de serrer la main de Rosa,
+qui lui dit:
+
+--À neuf heures ce soir.
+
+Gryphus, tout occupé du désir de prendre dès le lendemain les pigeons
+comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et
+comme il avait fermé la fenêtre, il prit sa fille par le bras, sortit,
+donna un double tour à la serrure, poussa les verrous, et s'en alla
+faire les mêmes promesses à un autre prisonnier. À peine eut-il disparu,
+que Cornélius s'approcha de la porte pour écourter le bruit décroissant
+des pas; puis, lorsqu'il se fut éteint, il courut à la fenêtre et
+démolit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les
+chasser à tout jamais de sa présence que d'exposer à la mort les gentils
+messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa.
+
+Cette visite du geôlier, ses menaces brutales, la sombre perspective de
+sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put
+distraire Cornélius des douces pensées et surtout du doux espoir que la
+présence de Rosa venait de ressusciter dans son cœur.
+
+Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de
+Loewestein.
+
+Rosa avait dit: «À neuf heures, attendez-moi.»
+
+La dernière note de bronze vibrait encore dans l'air quand Cornélius
+entendit dans l'escalier le pas léger et la robe onduleuse de la belle
+Frisonne, et bientôt le grillage de la porte sur laquelle Cornélius
+fixait ardemment les yeux s'éclaira.
+
+Le guichet venait de s'ouvrir en dehors.
+
+--Me voici, dit Rosa encore tout essoufflée d'avoir gravi l'escalier, me
+voici!
+
+--Oh! bonne Rosa!
+
+--Vous êtes content de me voir?
+
+--Vous me le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? Dites!
+
+--Écoutez, mon père s'endort chaque soir presque aussitôt qu'il a soupé;
+alors je le couche un peu étourdi par le genièvre; n'en dites rien à
+personne car, grâce à ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer
+une heure avec vous.
+
+--Oh! je vous remercie, Rosa, chère Rosa.
+
+Et Cornélius avança, en disant ces mots, son visage si près du guichet
+que Rosa retira le sien.
+
+--Je vous ai rapporté vos caïeux de tulipe, dit-elle.
+
+Le cœur de Cornélius bondit. Il n'avait point osé demander encore à Rosa
+ce qu'elle avait fait du précieux trésor qu'il lui avait confié.
+
+--Ah! vous les avez donc conservés?
+
+--Ne me les aviez-vous pas donnés comme une chose qui vous était chère?
+
+--Oui, mais seulement parce que je vous les avais donnés, il me semble
+qu'ils étaient à vous.
+
+--Ils étaient à moi après votre mort et vous êtes vivant, par bonheur.
+Ah! comme j'ai béni Son Altesse. Si Dieu accorde au prince Guillaume
+toutes les félicités que je lui ai souhaitées, certes le roi Guillaume
+sera non seulement l'homme le plus heureux de son royaume mais de toute
+la terre. Vous étiez vivant, dis-je, et tout en gardant la Bible de
+votre parrain Corneille, j'étais résolue de vous rapporter vos caïeux;
+seulement je ne savais comment faire. Or, je venais de prendre la
+résolution d'aller demander au stathouder la place de geôlier de
+Loewestein pour mon père, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre.
+Ah! nous pleurâmes bien ensemble, je vous en réponds. Mais votre lettre
+ne fit que m'affermir dans ma résolution. C'est alors que je partis pour
+Leyde; vous savez le reste.
+
+--Comment, chère Rosa, reprit Cornélius, vous pensiez, avant ma lettre
+reçue, à venir me rejoindre?
+
+--Si j'y pensais! répondit Rosa laissant prendre à son amour le pas sur
+sa pudeur, mais je ne pensais qu'à cela!
+
+Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois,
+Cornélius précipita son front et ses lèvres sur le grillage, et cela
+sans doute pour remercier la belle jeune fille.
+
+Rosa se recula comme la première fois.
+
+--En vérité, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le cœur de
+toute jeune fille, en vérité, j'ai bien souvent regretté de ne pas
+savoir lire; mais jamais autant et de la même façon que lorsque votre
+nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui
+parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'étais, était muette
+pour moi.
+
+--Vous avez souvent regretté de ne pas savoir lire? dit Cornélius; et à
+quelle occasion?
+
+--Dame, fit la jeune fille en riant, pour lire toute les lettres que
+l'on m'écrivait.
+
+--Vous receviez des lettres, Rosa?
+
+--Par centaines.
+
+--Mais qui vous les écrivait donc?...
+
+--Qui m'écrivait? Mais d'abord tous les étudiants qui passaient par le
+Buitenhof, tous les officiers qui allaient à la place d'armes, tous les
+commis et même les marchands qui me voyaient à ma petite fenêtre.
+
+--Et tous ces billets, chère Rosa, qu'en faisiez-vous?
+
+--Autrefois, répondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et
+cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps, à quoi bon perdre
+son temps à écouter toutes ces sottises? depuis un certain temps je les
+brûle.
+
+--Depuis un certain temps! s'écria Cornélius avec un regard troublé tout
+à la fois par l'amour et la joie.
+
+Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas
+s'approcher les lèvres de Cornélius qui ne rencontrèrent hélas! que le
+grillage, mais qui, malgré cet obstacle, envoyèrent jusqu'aux lèvres de
+la jeune fille le souffle ardent du plus tendre des baisers.
+
+À cette flamme qui brûla ses lèvres, Rosa devint aussi pâle, plus pâle
+peut-être qu'elle ne l'avait été au Buitenhof, le jour de l'exécution.
+Elle poussa un gémissement plaintif, ferma ses beaux yeux et s'enfuit le
+cœur palpitant, essayant en vain de comprimer avec sa main les
+palpitations de son cœur.
+
+Cornélius, demeuré seul, en fut réduit à aspirer le doux parfum des
+cheveux de Rosa, resté comme un captif entre le treillage.
+
+Rosa s'était enfuie si précipitamment qu'elle avait oublié de rendre à
+Cornélius les trois caïeux de la tulipe noire.
+
+
+
+
+XVI
+
+Maître et écolière
+
+
+Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, était loin de partager la bonne
+volonté de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt.
+
+Il n'avait que cinq prisonniers à Loewestein; la tâche de gardien
+n'était donc pas difficile à remplir, et la geôle était une sorte de
+sinécure donnée à son âge.
+
+Mais, dans son zèle, le digne geôlier avait grandi de toute la puissance
+de son imagination la tâche qui lui était imposée. Pour lui, Cornélius
+avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il
+était en conséquence devenu le plus dangereux de ses prisonniers. Il
+surveillait chacune de ses démarches, ne l'abordait qu'avec un visage
+courroucé, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son
+effroyable rébellion contre le clément stathouder.
+
+Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Baërle, croyant le
+surprendre en faute, mais Cornélius avait renoncé aux correspondances
+depuis qu'il avait sa correspondante sous la main. Il était même
+probable que Cornélius, eût-il obtenu sa liberté entière et permission
+complète de se retirer partout où il eût voulu, le domicile de la prison
+avec Rosa et ses caïeux lui eût paru préférable à tout autre domicile
+sans ses caïeux et sans Rosa.
+
+C'est qu'en effet chaque soir à neuf heures, Rosa avait promis de venir
+causer avec le cher prisonnier, et dès le premier soir, Rosa, nous
+l'avons vu, avait tenu parole.
+
+Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le même mystère et les
+mêmes précautions. Seulement elle s'était promis à elle-même de ne pas
+trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier
+coup dans une conversation qui pût occuper sérieusement van Baërle, elle
+commença par lui tendre à travers le grillage ses trois caïeux toujours
+enveloppés dans le même papier.
+
+Mais, au grand étonnement de Rosa, van Baërle repoussa sa blanche main
+du bout de ses doigts.
+
+Le jeune homme avait réfléchi.
+
+--Écoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute
+notre fortune dans le même sac. Songez qu'il s'agit, ma chère Rosa,
+d'accomplir une entreprise que l'on regarde jusqu'aujourd'hui comme
+impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons
+donc toutes nos précautions, afin, si nous échouons, de n'avoir rien à
+nous reprocher. Voici comment j'ai calculé que nous parviendrions à
+notre but.
+
+Rosa prêta toute son attention à ce qu'allait lui dire le prisonnier, et
+cela plus pour l'importance qu'y attachait le malheureux tulipier que
+pour l'importance qu'elle y attachait elle-même.
+
+--Voilà, continua Cornélius, comment j'ai calculé notre commune
+coopération à cette grande affaire.
+
+--J'écoute, dit Rosa.
+
+--Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, à défaut de
+jardin une cour quelconque, à défaut de cour une terrasse.
+
+--Nous avons un très beau jardin, dit Rosa; il s'étend le long du Wahal
+et est plein de beaux vieux arbres.
+
+--Pouvez-vous, chère Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin
+afin que j'en juge.
+
+--Dès demain.
+
+--Vous en prendrez à l'ombre et au soleil afin que je juge de ses deux
+qualités sous les deux conditions de sécheresse et d'humidité.
+
+--Soyez tranquille.
+
+--La terre choisie par moi et modifiée s'il est besoin, nous ferons
+trois parts de nos trois caïeux, vous en prendrez un que vous planterez
+le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira
+certainement si vous le soignez selon mes indications.
+
+--Je ne m'en éloignerai pas une seconde.
+
+--Vous m'en donnerez un autre que j'essaierai d'élever ici dans ma
+chambre, ce qui m'aidera à passer ces longues journées pendant
+lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour
+celui-là, et d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifié à mon
+égoïsme. Cependant, le soleil me visite quelquefois. Je tirerai
+artificieusement parti de tout, même de la chaleur et de la cendre de ma
+pipe. Enfin, nous tiendrons, ou plutôt vous tiendrez en réserve le
+troisième caïeu, notre dernière ressource pour le cas où nos deux
+premières expériences auraient manqué. De cette manière, ma chère Rosa,
+il est impossible que nous n'arrivions pas à gagner les cent mille
+florins de notre dot et à nous procurer le suprême bonheur de voir
+réussir notre œuvre.
+
+--J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous
+choisirez la mienne et la vôtre. Quant à la vôtre, il me faudra
+plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu à la fois.
+
+--Oh! nous ne sommes pas pressés, chère Rosa; nos tulipes ne doivent pas
+être enterrées avant un grand mois. Ainsi, vous voyez que nous avons
+tout le temps; seulement pour planter votre caïeu, vous suivrez toutes
+mes instructions, n'est-ce pas?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Et une fois planté, vous me ferez part de toutes les circonstances qui
+pourront intéresser notre élève, tels que changements atmosphériques,
+traces dans les allées, traces sur les plates-bandes. Vous écouterez la
+nuit si notre jardin n'est pas fréquenté par des chats. Deux de ces
+malheureux animaux m'ont à Dordrecht ravagé deux plates-bandes.
+
+--J'écouterai.
+
+--Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, chère enfant?
+
+--La fenêtre de ma chambre à coucher y donne.
+
+--Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent
+point des rats. Les rats sont des rongeurs fort à craindre, et j'ai vu
+de malheureux tulipiers reprocher bien amèrement à Noé d'avoir mis une
+paire de rats dans l'arche.
+
+--Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats...
+
+--Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baërle, devenu
+soupçonneux depuis qu'il était en prison; ensuite, il y a un animal bien
+plus à craindre encore que le chat et le rat!
+
+--Et quel est cet animal?
+
+--C'est l'homme! vous comprenez, chère Rosa, on vole un florin, et l'on
+risque le bagne pour une pareille misère; et à plus forte raison peut-on
+voler un caïeu de tulipe qui vaut cent mille florins.
+
+--Personne que moi n'entrera dans le jardin.
+
+--Vous me le promettez?
+
+--Je vous le jure!
+
+--Bien, Rosa! merci, chère Rosa! Oh! toute joie va donc me venir de
+vous!
+
+Et, comme les lèvres de van Baërle se rapprochaient du grillage avec la
+même ardeur que la veille, et que d'ailleurs, l'heure de la retraite
+était arrivée, Rosa éloigna la tête et allongea la main.
+
+Dans cette jolie main, dont la coquette jeune fille avait un soin tout
+particulier, était le caïeu.
+
+Cornélius baisa passionnément le bout des doigts de cette main. Était-ce
+parce que cette main tenait un des caïeux de la grande tulipe noire?
+Était-ce parce que cette main était la main de Rosa?
+
+C'est ce que nous laissons deviner à de plus savants que nous. Rosa se
+retira donc avec les deux autres caïeux, les serrant contre sa poitrine.
+
+Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'étaient les caïeux de la
+grande tulipe noire, ou parce que les caïeux lui venaient de Cornélius
+van Baërle?
+
+Ce point, nous le croyons, serait plus facile à préciser que l'autre.
+
+Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment, la vie devint douce et
+remplie pour le prisonnier.
+
+Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des caïeux.
+
+Chaque soir, elle lui apportait poignée à poignée la terre de la portion
+du jardin qu'il avait trouvée la meilleure et qui en effet était
+excellente.
+
+Une large cruche que Cornélius avait cassée habilement lui donna un fond
+propice, il l'emplit à moitié et mélangea la terre apportée par Rosa
+d'un peu de boue de rivière qu'il fit sécher et qui lui fournit un
+excellent terreau.
+
+Puis, vers le commencement d'avril, il y déposa le premier caïeu.
+
+Dire ce que Cornélius déploya de soins, d'habileté et de ruse pour
+dérober à la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y
+parviendrons pas. Une demi-heure, c'est un siècle de sensations et de
+pensées pour un prisonnier philosophe.
+
+Il ne se passait point de jour que Rosa ne vînt causer avec Cornélius.
+
+Les tulipes, dont Rosa faisait un cours complet, fournissaient le fond
+de la conversation; mais si intéressant que soit ce sujet, on ne peut
+pas toujours parler tulipes.
+
+Alors on parlait d'autre chose, et à son grand étonnement le tulipier
+s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la
+conversation.
+
+Seulement Rosa avait pris une habitude, elle tenait son beau visage
+invariablement à six pouces du guichet, car la belle Frisonne était sans
+doute défiante d'elle-même, depuis qu'elle avait senti à travers le
+grillage combien le souffle d'un prisonnier peut brûler le cœur d'une
+jeune fille.
+
+Il y a une chose surtout qui inquiétait à cette heure le tulipier
+presque autant que ses caïeux et sur laquelle il revenait sans cesse:
+c'était la dépendance où était Rosa de son père.
+
+Ainsi la vie de van Baërle, le docteur savant, le peintre pittoresque,
+l'homme supérieur, de van Baërle qui le premier avait, selon toute
+probabilité, découvert ce chef-d'œuvre de la création que l'on
+appellerait, comme la chose était arrêtée d'avance, _Rosa Baërlensis_,
+la vie, bien mieux que la vie, le bonheur de cet homme dépendait du plus
+simple caprice d'un autre homme, et cet homme c'était un être d'un
+esprit inférieur, d'une caste infime; c'était un geôlier, quelque chose
+de moins intelligent que la serrure qu'il fermait, de plus dur que le
+verrou qu'il tirait. C'était quelque chose du Caliban de _la Tempête_,
+un passage entre l'homme et la brute.
+
+Eh bien, le bonheur de Cornélius dépendait de cet homme; cet homme
+pouvait un beau matin s'ennuyer à Loewestein, trouver que l'air y était
+mauvais, que le genièvre n'y était pas bon, et quitter la forteresse, et
+emmener sa fille, et encore une fois Cornélius et Rosa étaient séparés.
+Dieu, qui se lasse de faire trop pour ses créatures, finirait peut-être
+alors par ne plus les réunir.
+
+--Et alors à quoi bon les pigeons voyageurs, disait Cornélius à la jeune
+fille, puisque, chère Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous
+écrirai, ni m'écrire ce que vous aurez pensé?
+
+--Eh bien! répondait Rosa, qui au fond du cœur craignait la séparation
+autant que Cornélius, nous avons une heure tous les soirs, employons-la
+bien.
+
+--Mais il me semble, reprit Cornélius, que nous ne l'employons pas mal.
+
+--Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi à lire et
+à écrire; je profiterai de vos leçons, croyez-moi, et de cette façon
+nous ne serons plus jamais séparés que par notre volonté à nous-mêmes.
+
+--Oh! alors, s'écria Cornélius, nous avons l'éternité devant nous.
+
+Rosa sourit et haussa doucement les épaules.
+
+--Est-ce que vous resterez toujours en prison? répondit-elle. Est-ce
+qu'après vous avoir donné la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la
+liberté? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce
+que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous
+daignerez-vous regarder, quand vous passerez à cheval ou en carrosse, la
+petite Rosa, une fille de geôlier, presque une fille de bourreau?
+
+Cornélius voulut protester, et certes il l'eût fait de tout son cœur et
+dans la sincérité d'une âme remplie d'amour. La jeune fille
+l'interrompit.
+
+--Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant.
+
+Parler à Cornélius de sa tulipe, c'était un moyen pour Rosa de tout
+faire oublier à Cornélius, même Rosa.
+
+--Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de
+fermentation a commencé, les veines du caïeu s'échauffent et
+grossissent; d'ici à huit jours, avant peut-être, on pourra distinguer
+les premières protubérances de la germinaison... Et la vôtre, Rosa?
+
+--Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'après vos indications.
+
+--Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Cornélius, les yeux presque aussi
+ardents, l'haleine presque aussi haletante que le soir où ces yeux
+avaient brûlé le visage, et cette haleine le cœur de Rosa.
+
+--J'ai, dit en souriant la jeune fille (car au fond du cœur elle ne
+pouvait s'empêcher d'étudier ce double amour du prisonnier pour elle et
+pour la tulipe noire), j'ai fait les choses en grand: je me suis préparé
+dans un carré nu, loin des arbres et des murs, dans une terre légèrement
+sablonneuse, plutôt humide que sèche, sans un grain de pierre, sans un
+caillou, je me suis disposé une plate-bande comme vous me l'avez
+décrite.
+
+--Bien, bien, Rosa.
+
+--Le terrain préparé de la sorte n'attend plus que votre avertissement.
+Au premier beau jour, vous me direz de planter mon caïeu, et je le
+planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les
+chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres.
+
+--C'est vrai, c'est vrai! s'écria Cornélius en frappant avec joie ses
+mains, et vous êtes une bonne écolière, Rosa, et vous gagnerez
+certainement vos cent mille florins.
+
+--N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre écolière, puisque vous
+m'appelez ainsi, a encore autre chose à apprendre que la culture des
+tulipes.
+
+--Oui, oui, et je suis aussi intéressé que vous, belle Rosa, à ce que
+vous sachiez lire.
+
+--Quand commencerons-nous?
+
+--Tout de suite.
+
+--Non, demain.
+
+--Pourquoi demain?
+
+--Parce qu'aujourd'hui notre heure est écoulée, et qu'il faut que je
+vous quitte.
+
+--Déjà! mais dans quoi lirons-nous?
+
+--Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'espère, nous portera
+bonheur.
+
+--À demain donc?
+
+--À demain.
+
+Le lendemain, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt.
+
+
+
+
+XVII
+
+Premier caïeu
+
+
+Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de
+Witt.
+
+Alors commença entre le maître et l'écolière une de ces scènes
+charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les
+rencontrer sous la plume.
+
+Le guichet, seule ouverture qui servît de communication aux deux amants,
+était trop élevé pour que des gens qui s'étaient jusque-là contentés de
+lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient à se dire
+pussent lire commodément sur le livre que Rosa avait apporté.
+
+En conséquence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tête
+penchée, le livre à la hauteur de la lumière qu'elle tenait de la main
+droite, et que, pour la reposer un peu, Cornélius imagina de fixer par
+un mouchoir au treillis de fer. Dès lors Rosa put suivre avec ses doigts
+sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait épeler
+Cornélius, lequel, muni d'un fétu de paille en guise d'indicateur,
+désignait ces lettres par le trou du grillage à son écolière attentive.
+
+Le feu de cette lampe éclairait les riches couleurs de Rosa, son œil
+bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui,
+ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts
+levés en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton pâle et rose
+qui resplendit aux lumières et qui indique la vie mystérieuse que l'on
+voit circuler sous la chair.
+
+L'intelligence de Rosa se développait rapidement sous le contact
+vivifiant de l'esprit de Cornélius, et, quand la difficulté paraissait
+trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui
+s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, détachaient des étincelles
+électriques capables d'éclairer les ténèbres mêmes de l'idiotisme.
+
+Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leçons
+de lecture, et en même temps dans son âme les leçons non avouées de
+l'amour.
+
+Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume.
+
+C'était un trop grave événement qu'une demi-heure de retard pour que
+Cornélius ne s'informât pas avant toute chose de ce qui l'avait causé.
+
+--Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute.
+Mon père a renoué connaissance à Loewestein avec un bonhomme qui était
+venu fréquemment le solliciter à la Haye pour voir la prison. C'était un
+bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires,
+en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un écot.
+
+--Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornélius étonné.
+
+--Non, répondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que
+mon père s'est affolé de ce nouveau venu si assidu à le visiter.
+
+--Oh! fit Cornélius en secouant la tête avec inquiétude, car tout nouvel
+événement présageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre
+de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble
+prisonniers et gardiens.
+
+--Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme épie
+quelqu'un, ce n'est pas mon père.
+
+--Qui est-ce alors?
+
+--Moi, par exemple.
+
+--Vous?
+
+--Pourquoi pas? dit en riant Rosa.
+
+--Ah! c'est vrai, fit Cornélius en soupirant, vous n'aurez pas toujours
+en vain des prétendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari.
+
+--Je ne dis pas non.
+
+--Et sur quoi fondez-vous cette joie?
+
+--Dites cette crainte, M. Cornélius.
+
+--Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte...
+
+--Je la fonde sur ceci...
+
+--J'écoute, dites.
+
+--Cet homme était déjà venu plusieurs fois au Buitenhof, à la Haye;
+tenez, juste au moment où vous y fûtes enfermé. Moi sortie, il en sortit
+à son tour; moi venue ici, il y vint. À la Haye il prenait pour prétexte
+qu'il voulait vous voir.
+
+--Me voir, moi?
+
+--Oh! prétexte, assurément, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire
+valoir la même raison, puisque vous êtes redevenu le prisonnier de mon
+père, ou plutôt que mon père est redevenu votre geôlier, il ne se
+recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire à
+mon père qu'il ne vous connaissait pas.
+
+--Continuez, Rosa, je vous prie, que je tâche de deviner quel est cet
+homme et ce qu'il veut.
+
+--Vous êtes sûr, M. Cornélius, que nul de vos amis ne se peut intéresser
+à vous?
+
+--Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la
+connaissez et elle vous connaît. Hélas! cette pauvre Zug, elle viendrait
+elle-même et ne ruserait pas, et dirait en pleurant à votre père ou à
+vous: «Cher monsieur ou chère demoiselle, mon enfant est ici, voyez
+comme je suis désespérée, laissez-moi le voir une heure seulement et je
+prierai Dieu toute ma vie pour vous.» Oh! non, continua Cornélius, oh!
+non, à part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis.
+
+--J'en reviens donc à ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au
+coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande où je dois planter
+votre caïeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se
+glissait derrière les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de
+regarder, c'était notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et,
+certes, c'était bien moi qu'il avait suivie, c'était bien moi qu'il
+épiait. Je ne donnai pas un coup de râteau, je ne touchai pas un atome
+de terre qu'il ne s'en rendît compte.
+
+--Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornélius. Est-il jeune, est-il
+beau?
+
+Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa réponse.
+
+--Jeune, beau! s'écria Rosa éclatant de rire. Il est hideux de visage,
+il a le corps voûté, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder
+en face ni parler haut.
+
+--Et il s'appelle?
+
+--Jacob Gisels.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient.
+
+--En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous
+voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous?
+
+--Oh! non certes!
+
+--Vous voulez que je me tranquillise, alors?
+
+--Je vous y engage.
+
+--Eh bien! maintenant que vous commencez à savoir lire, Rosa, vous lirez
+tout ce que je vous écrirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la
+jalousie et sur ceux de l'absence?
+
+--Je lirai si vous écrivez bien gros.
+
+Puis, comme la tournure que prenait la conversation commençait à
+inquiéter Rosa:
+
+--À propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, à vous?
+
+--Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, après
+avoir écarté doucement la couche de terre qui couvre le caïeu, j'ai vu
+poindre l'aiguillon de la première pousse; ah! Rosa, mon cœur s'est
+fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanchâtre, qu'une aile de
+mouche écorcherait en l'effleurant, ce soupçon d'existence qui se révèle
+par un insaisissable témoignage, m'a plus ému que la lecture de cet
+ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arrêtant la hache du
+bourreau, sur l'échafaud du Buitenhof.
+
+--Vous espérez, alors? dit Rosa en souriant.
+
+--Oh! oui, j'espère!
+
+--Et moi, à mon tour, quand planterai-je mon caïeu?
+
+--Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez
+point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret à
+qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien
+qu'à l'inspection de ce caïeu, de reconnaître sa valeur; et surtout,
+surtout, ma bien chère Rosa, serrez précieusement le troisième oignon
+qui vous reste.
+
+--Il est encore dans le même papier où vous l'avez mis et tel que vous
+me l'avez donné, M. Cornélius, enfoui tout au fond de mon armoire et
+sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu,
+pauvre prisonnier.
+
+--Comment, déjà?
+
+--Il le faut.
+
+--Venir si tard et partir si tôt!
+
+--Mon père pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir;
+l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival.
+
+Et elle écouta inquiète.
+
+--Qu'avez-vous donc? demanda van Baërle.
+
+--Il m'a semblé entendre.
+
+--Quoi donc?
+
+--Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier.
+
+--En effet, dit le prisonnier, ce ne peut être Gryphus, on l'entend de
+loin, lui.
+
+--Non, ce n'est pas mon père, j'en suis sûre, mais...
+
+--Mais...
+
+--Mais ce pourrait être M. Jacob.
+
+Rosa s'élança dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui
+se fermait rapidement avant que la jeune fille eût descendu les dix
+premières marches. Cornélius demeura fort inquiet, mais ce n'était pour
+lui qu'un prélude. Quand la fatalité commence d'accomplir une œuvre
+mauvaise, il est rare qu'elle ne prévienne pas charitablement sa victime
+comme un spadassin fait à son adversaire pour lui donner le loisir de se
+mettre en garde. Presque toujours, ces avis émanent de l'instinct de
+l'homme ou de la complicité des objets inanimés, souvent moins inanimés
+qu'on ne le croit généralement; presque toujours, disons-nous, ces avis
+sont négligés. Le coup a sifflé en l'air, et il retombe sur une tête que
+ce sifflement eût dû avertir, et qui, avertie, a dû se prémunir. Le
+lendemain se passa sans que rien de marquant eût lieu. Gryphus fit ses
+trois visites. Il ne découvrit rien. Quand il entendait venir son
+geôlier (et dans l'espérance de surprendre les secrets de son
+prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mêmes heures), quand il
+entendait venir son geôlier, van Baërle, à l'aide d'une mécanique qu'il
+avait inventée, et qui ressemblait à celles à l'aide desquelles on monte
+et descend les sacs de blé dans les fermes, van Baërle avait imaginé de
+descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et
+ensuite de pierres, qui régnait au-dessous de sa fenêtre. Quant aux
+ficelles à l'aide desquelles le mouvement s'opérait, notre mécanicien
+avait trouvé un moyen de les cacher avec les mousses qui végètent sur
+les tuiles et dans le creux des pierres.
+
+Gryphus n'y devinait rien.
+
+Ce manège réussit durant huit jours.
+
+Mais un matin que Cornélius, absorbé dans la contemplation de son caïeu,
+d'où s'élançait déjà un point de végétation, n'avait pas entendu monter
+le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-là, et tout craquait
+dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout à coup, et Cornélius fut
+surpris sa cruche entre ses genoux.
+
+Gryphus, voyant un objet inconnu, et par conséquent défendu, aux mains
+de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidité
+que ne fait le faucon sur sa proie.
+
+Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois
+aux êtres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout
+d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau
+dépositaire du précieux oignon, cette main brisée au-dessus du poignet
+et que Cornélius van Baërle lui avait si bien remise.
+
+--Qu'avez-vous là? s'écria-t-il. Ah! je vous y prends!
+
+Et il enfonça sa main dans la terre.
+
+--Moi? Rien, rien! s'écria Cornélius tout tremblant.
+
+--Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret
+coupable caché là-dessous!
+
+--Cher M. Gryphus! supplia van Baërle, inquiet comme la perdrix à qui le
+moissonneur vient de prendre sa couvée.
+
+En effet, Gryphus commençait à creuser la terre avec ses doigts crochus.
+
+--Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornélius pâlissant.
+
+--À quoi? mordieu! à quoi? hurla le geôlier.
+
+--Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir!
+
+Et d'un mouvement rapide, presque désespéré, il arracha des mains du
+geôlier la cruche, qu'il cacha comme un trésor sous le rempart de ses
+deux bras. Mais Gryphus, entêté comme un vieillard, et de plus en plus
+convaincu qu'il venait de découvrir une conspiration contre le prince
+d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bâton levé, et voyant
+l'impassible résolution du captif à protéger son pot de fleurs, il
+sentit que Cornélius tremblait bien moins pour sa tête que pour sa
+cruche. Il chercha donc à la lui arracher de vive force.
+
+--Ah! disait le geôlier furieux, vous voyez bien que vous vous révoltez.
+
+--Laissez-moi ma tulipe! criait van Baërle.
+
+--Oui, oui, tulipe, répliquait le vieillard. On connaît les ruses de
+messieurs les prisonniers.
+
+--Mais je vous jure...
+
+--Lâchez, répétait Gryphus en frappant du pied; lâchez, ou j'appelle la
+garde.
+
+--Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec
+ma vie.
+
+Gryphus, exaspéré, enfonça ses doigts pour la seconde fois dans la
+terre, et cette fois en tira le caïeu tout noir, et tandis que van
+Baërle était heureux d'avoir sauvé le contenant, ne s'imaginant pas que
+son adversaire possédât le contenu, Gryphus lança violemment le caïeu
+amolli qui s'écrasa sous la dalle et disparut presque aussitôt broyé,
+mis en bouillie, sous le large soulier du geôlier.
+
+Van Baërle vit le meurtre, entrevit les débris humides, comprit cette
+joie féroce de Gryphus et poussa un cri de désespoir qui attendrit ce
+geôlier assassin, qui, quelques années plus tôt, avait tué l'araignée de
+Pellisson.
+
+L'idée d'assommer ce méchant homme passa comme un éclair dans le cerveau
+du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montèrent au front,
+l'aveuglèrent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute
+l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait
+retomber sur le crâne chauve du vieux Gryphus.
+
+Un cri l'arrêta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que
+poussa derrière le grillage du guichet la pauvre Rosa, pâle, tremblante,
+les bras levés au ciel, et placée entre son père et son ami.
+
+Cornélius abandonna la cruche qui se brisa en mille pièces avec un
+fracas épouvantable.
+
+Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta
+à de terribles menaces.
+
+--Oh! il faut, dit Cornélius, que vous soyez un homme bien lâche et bien
+méchant, pour arracher à un pauvre prisonnier sa seule consolation, un
+oignon de tulipe!
+
+--Fi! mon père, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre.
+
+--Ah! c'est vous, péronnelle! s'écria en se retournant vers sa fille le
+vieillard bouillant de colère, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et
+surtout descendez au plus vite.
+
+--Malheureux! malheureux! continuait Cornélius au désespoir.
+
+--Après tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On
+vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents
+dans mon grenier.
+
+--Au diable vos tulipes! s'écria Cornélius. Elles vous valent et vous
+les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les
+donnerais pour celle que vous avez écrasée là.
+
+--Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas à la
+tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux
+oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-être avec
+les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grâce. Je le disais bien,
+qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.
+
+--Mon père! mon père! s'écria Rosa.
+
+--Eh bien! tant mieux! tant mieux! répétait Gryphus en s'animant, je
+l'ai détruit, je l'ai détruit. Il en sera de même chaque fois que vous
+recommencerez! Ah! je vous avais prévenu, mon bel ami, que je vous
+rendrais la vie dure.
+
+--Maudit! maudit! hurla Cornélius tout à son désespoir en retournant
+avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son caïeu, cadavre
+de tant de joies et de tant d'espérances.
+
+--Nous planterons l'autre demain, cher M. Cornélius, dit à voix basse
+Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, cœur
+saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure
+saignante de Cornélius.
+
+
+
+
+XVIII
+
+L'amoureux de Rosa
+
+
+Rosa avait à peine jeté ces paroles de consolation à Cornélius que l'on
+entendait dans l'escalier une voix qui demandait à Gryphus des nouvelles
+de ce qui se passait.
+
+--Mon père, dit Rosa, entendez-vous?
+
+--Quoi?
+
+--M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.
+
+--On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'eût-on pas dit qu'il
+m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants!
+
+Puis, indiquant du doigt l'escalier à Rosa:
+
+--Marchez devant, mademoiselle! dit-il.
+
+Et, fermant la porte:
+
+--Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il.
+
+Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa
+douleur amère le pauvre Cornélius qui murmurait:
+
+--Oh! c'est toi qui m'as assassiné, vieux bourreau. Je n'y survivrai
+pas!
+
+Et en effet le pauvre prisonnier fût tombé malade sans ce contrepoids
+que la Providence avait mis à sa vie et que l'on appelait Rosa.
+
+Le soir, la jeune fille revint.
+
+Son premier mot fut pour annoncer à Cornélius que désormais son père ne
+s'opposait plus à ce qu'il cultivât des fleurs.
+
+--Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier à la
+jeune fille.
+
+--Je le sais parce qu'il l'a dit.
+
+--Pour me tromper peut-être?
+
+--Non, il se repent.
+
+--Oh! oui, mais trop tard.
+
+--Ce repentir ne lui est pas venu de lui-même.
+
+--Et comment lui est-il donc venu?
+
+--Si vous saviez combien son ami le gronde!
+
+--Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob?
+
+--En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut.
+
+Et elle sourit de telle façon que ce petit nuage de jalousie qui avait
+obscurci le front de Cornélius se dissipa.
+
+--Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier.
+
+--Eh bien! interrogé par son ami, mon père à souper a raconté l'histoire
+de la tulipe ou plutôt du caïeu, et le bel exploit qu'il avait fait en
+l'écrasant.
+
+Cornélius poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement.
+
+--Si vous eussiez vu en ce moment maître Jacob! continua Rosa. En
+vérité, j'ai cru qu'il allait mettre le feu à la forteresse, ses yeux
+étaient deux torches ardentes, ses cheveux se hérissaient, il crispait
+ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait étrangler mon père.
+
+«--Vous avez fait cela, s'écria-t-il, vous avez écrasé le caïeu?
+
+«--Sans doute, fit mon père.
+
+«--C'est infâme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous
+avez commis là! hurla Jacob.
+
+«Mon père resta stupéfait.
+
+«--Est-ce que vous aussi vous êtes fou? demanda-t-il à son ami.
+
+--Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Cornélius; c'est un honnête
+cœur, une âme d'élite.
+
+--Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement
+qu'il n'a traité mon père, ajouta Rosa; c'était de sa part un véritable
+désespoir; il répétait sans cesse:
+
+«--Écrasé, le caïeu écrasé; oh! mon Dieu, mon Dieu, écrasé!
+
+«Puis, se tournant vers moi:
+
+«--Mais ce n'était pas le seul qu'il eût? demanda-t-il.
+
+--Il a demandé cela? fit Cornélius, dressant l'oreille.
+
+--«Vous croyez que ce n'était pas le seul? dit mon père. Bon, l'on
+cherchera les autres.
+
+«--Vous chercherez les autres, s'écria Jacob en prenant mon père au
+collet.
+
+«Mais aussitôt il le lâcha.
+
+«Puis, se tournant vers moi:
+
+«--Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il.
+
+«Je ne savais que répondre, vous m'aviez bien recommandé de ne jamais
+laisser soupçonner l'intérêt que vous portiez à ce caïeu. Heureusement
+mon père me tira d'embarras.
+
+«--Ce qu'il a dit? Il s'est mis à écumer.
+
+«Je l'interrompis.
+
+«--Comment n'aurait-il pas été furieux, lui dis-je, vous avez été si
+injuste et si brutal.
+
+«--Ah çà! mais êtes-vous fous? s'écria mon père à son tour; le beau
+malheur d'écraser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un
+florin au marché de Gorcum.
+
+«--Mais peut-être moins précieux que celui-ci, eus-je le malheur de
+répondre.
+
+--Et à ces mots, lui, Jacob? demanda Cornélius.
+
+--À ces mots, je dois le dire, il me sembla que son œil lançait un
+éclair.
+
+--Oui, fit Cornélius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose?
+
+--«Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet
+oignon précieux?
+
+«Je vis que j'avais fait une faute.
+
+«--Que sais-je, moi? répondis-je négligemment, est-ce que je me connais
+en tulipes? Je sais seulement, hélas! puisque nous sommes condamnés à
+vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout
+passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Baërle s'amusait de cet oignon.
+Eh bien! je dis qu'il y a de la cruauté à lui enlever cet amusement.
+
+«--Mais d'abord, fit mon père, comment s'était-il procuré cet oignon?
+Voilà ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble.
+
+«Je détournai les yeux pour éviter le regard de mon père. Mais je
+rencontrai les yeux de Jacob.
+
+«On eût dit qu'il voulait poursuivre ma pensée jusqu'au fond de mon
+cœur.
+
+«Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une réponse. Je haussai les
+épaules, tournai le dos et m'avançai vers la porte.
+
+«Mais je fus arrêtée par un mot que j'entendis, si bas qu'il fût
+prononcé.
+
+«Jacob disait à mon père:
+
+«--Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu!
+
+«--Comment cela?
+
+«--C'est de le fouiller; et s'il a les autres caïeux, nous les
+trouverons, car ordinairement, il y en a trois.
+
+--Il y en a trois! s'écria Cornélius. Il a dit que j'avais trois caïeux!
+
+--Vous comprenez, le mot m'a frappée comme vous. Je me retournai.
+
+«Ils étaient si occupés tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement.
+
+«--Mais, dit mon père, il ne les a peut-être pas sur lui, ses oignons.
+
+«--Alors, faites-le descendre sous un prétexte quelconque; pendant ce
+temps je fouillerai sa chambre.
+
+--Oh! oh! fit Cornélius. Mais c'est un scélérat que votre M. Jacob.
+
+--J'en ai peur.
+
+--Dites-moi, Rosa, continua Cornélius tout pensif.
+
+--Quoi?
+
+--Ne m'avez-vous pas raconté que le jour où vous aviez préparé votre
+plate-bande, cet homme vous avait suivie?
+
+--Oui.
+
+--Qu'il s'était glissé comme une ombre derrière les sureaux?
+
+--Sans doute.
+
+--Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de râteau?
+
+--Pas un.
+
+--Rosa, fit Cornélius pâlissant.
+
+--Eh bien!
+
+--Ce n'était pas vous qu'il suivait.
+
+--Qui suivait-il donc?
+
+--Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux.
+
+--De qui donc, alors?
+
+--C'était mon caïeu qu'il suivait; c'était de ma tulipe qu'il était
+amoureux.
+
+--Ah! par exemple! cela pourrait bien être, s'écria Rosa.
+
+--Voulez-vous vous en assurer?
+
+--Et de quelle façon?
+
+--Oh! c'est chose bien facile.
+
+--Dites!
+
+--Allez demain au jardin; tâchez, comme la première fois, que Jacob
+sache que vous y allez! tâchez, comme la première fois, qu'il vous
+suive; faites semblant d'enterrer le caïeu, sortez du jardin, mais
+regardez à travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera.
+
+--Bien! mais après?
+
+--Après? comme il agira, nous agirons.
+
+--Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M.
+Cornélius.
+
+--Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre
+père a écrasé ce malheureux caïeu, il me semble qu'une portion de ma vie
+s'est paralysée.
+
+--Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?
+
+--Quoi?
+
+--Voulez-vous accepter la proposition de mon père?
+
+--Quelle proposition?
+
+--Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines.
+
+--C'est vrai.
+
+--Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons,
+vous pourrez élever le troisième caïeu.
+
+--Oui, ce serait bien, dit Cornélius le sourcil froncé, si votre père
+était seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous épie...
+
+--Ah! c'est vrai; cependant réfléchissez! vous vous privez là, je le
+vois, d'une grande distraction. Et elle prononça ces paroles avec un
+sourire qui n'était pas entièrement exempt d'ironie.
+
+En effet, Cornélius réfléchit un instant, il était facile de voir qu'il
+luttait contre un grand désir.
+
+--Eh bien! non! s'écria-t-il avec un stoïcisme tout antique, non ce
+serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lâcheté! Si je
+livrais ainsi à toutes les mauvaises chances de la colère et de l'envie
+la dernière ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de
+pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une résolution à l'endroit
+de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au
+troisième caïeu--Cornélius soupira profondément--quant au troisième,
+gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa première
+ou sa dernière pièce d'or, comme la mère garde son fils, comme le blessé
+garde la suprême goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque
+chose me dit que là est notre salut, que là est notre richesse!
+Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa,
+qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce
+beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que
+vous emporteriez ce dernier caïeu, qui renferme ma tulipe noire.
+
+--Soyez tranquille, M. Cornélius, dit Rosa avec un doux mélange de
+tristesse et de solennité; soyez tranquille, vos désirs sont des ordres
+pour moi.
+
+--Et même, continua le jeune homme s'enfiévrant de plus en plus, si vous
+vous aperceviez que vous êtes suivie, que vos démarches sont épiées, que
+vos conversations éveillent les soupçons de votre père ou de cet affreux
+Jacob que je déteste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi
+qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde,
+sacrifiez-moi, ne me voyez plus.
+
+Rosa sentit son cœur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent
+jusqu'à ses yeux.
+
+--Hélas! dit-elle.
+
+--Quoi? demanda Cornélius.
+
+--Je vois, une chose.
+
+--Que voyez-vous?
+
+--Je vois, dit la jeune fille éclatant en sanglots, je vois que vous
+aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre cœur pour une
+autre affection.
+
+Et elle s'enfuit. Cornélius passa ce soir-là et après le départ de la
+jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il eût jamais passées. Rosa
+était courroucée contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait
+plus voir le prisonnier peut-être, et il n'aurait plus de nouvelles, ni
+de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce
+bizarre caractère aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en
+ce monde? Nous l'avouons, à la honte de notre héros et de
+l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornélius se sentit le
+plus enclin à regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois
+heures du matin il s'endormit harassé de fatigue, harcelé de craintes,
+bourrelé de remords, la grande tulipe noire céda le premier rang, dans
+les rêves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde.
+
+
+
+
+XIX
+
+Femme et fleur
+
+
+Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui
+ou à quoi rêvait Cornélius.
+
+Il en résultait que, d'après ce qu'il lui avait dit, Rosa était bien
+encline à croire qu'il rêvait plus à sa tulipe qu'à elle, et cependant
+Rosa se trompait.
+
+Mais comme personne n'était là pour dire à Rosa qu'elle se trompait,
+comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme
+comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait.
+
+En effet, comme Rosa était une créature d'esprit élevé, d'un sens droit
+et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités
+morales et physiques, mais quant à sa position sociale.
+
+Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l'avait été
+avant la confiscation de ses biens; Cornélius était de cette bourgeoisie
+de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées
+en blason, que l'a jamais été la noblesse de race de ses armoiries
+héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une
+distraction, mais à coup sûr quand il s'agirait d'engager son cœur, ce
+serait plutôt à une tulipe, c'est-à-dire à la plus noble et à la plus
+fière des fleurs qu'il l'engagerait, qu'à Rosa, humble fille d'un
+geôlier.
+
+Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe
+noire sur elle, mais elle n'en était que plus désespérée parce qu'elle
+comprenait.
+
+Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible,
+pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passée.
+
+Cette résolution, c'était de ne plus revenir au guichet.
+
+Mais comme elle savait l'ardent désir qu'avait Cornélius d'avoir des
+nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle,
+à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s'accroître à ce
+point qu'après avoir passé par la sympathie, cette pitié s'acheminait
+tout droit et à grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas
+désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de
+lecture et d'écriture commencées, et heureusement elle était arrivée à
+ce point de son apprentissage qu'un maître ne lui eût plus été
+nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius.
+
+Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre
+Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la
+première depuis que l'autre était déchirée, sur la seconde feuille de
+laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baërle.
+
+--Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais
+sans qu'une larme, perle d'amour, ne roulât dans ses yeux limpides sur
+ses joues pâlies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il
+m'aimait.
+
+Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait été
+plus réel qu'arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous
+l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et
+Rosa, c'était la grande tulipe noire qui avait succombé.
+
+Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe
+noire.
+
+Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de
+grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un
+acharnement non moins louable à l'œuvre bien autrement difficile de
+l'écriture.
+
+Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où
+Cornélius avait si imprudemment laissé parler son cœur, Rosa ne
+désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit
+jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier.
+
+Elle n'avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites
+Cornélius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait
+Cornélius, même lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de
+la recommandation.
+
+Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était
+encore lumineuse et vivante dans sa pensée; mais enfin, il ne la voyait
+plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme
+une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de
+l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse.
+
+Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était
+pareil à ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier
+momentanément qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La
+préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire.
+Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le cœur tout à
+coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont
+tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oublié:
+
+--Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela!
+
+Le _cela_ de Cornélius, c'était la crainte que Rosa ne vînt pas ce
+soir-là comme d'habitude. Et au fur et à mesure que la nuit s'avançait,
+la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu'à ce
+qu'enfin cette préoccupation s'emparât de tout le corps de Cornélius, et
+qu'il n'y eût plus qu'elle qui vécût en lui. Aussi fut-ce avec un long
+battement de cœur qu'il salua l'obscurité; à mesure que l'obscurité
+croissait, les paroles qu'il avait dites la veille à Rosa, et qui
+avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son
+esprit; et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de
+le sacrifier à sa tulipe, c'est-à-dire de renoncer à le voir si besoin
+était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa
+vie. Dans la chambre de Cornélius, on entendait sonner les heures à
+l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures
+sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond
+d'un cœur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant
+cette neuvième heure. Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya
+la main sur son cœur pour en étouffer les battements, et écouta. Le
+bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de
+l'escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par
+elle, il disait:
+
+--Ah! voilà Rosa qui vient.
+
+Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge
+marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons différents neuf heures
+et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave
+annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux
+habitants de Loewestein, qu'il était dix heures.
+
+C'était l'heure à laquelle Rosa quittait d'habitude Cornélius. L'heure
+était sonnée, et Rosa n'était pas encore venue.
+
+Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: Rosa, irritée,
+se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait.
+
+--Oh! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, disait Cornélius. Oh! elle ne
+viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; à sa place, j'en ferais
+autant.
+
+Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours.
+
+Il écouta et attendit ainsi jusqu'à minuit; mais à minuit il cessa
+d'espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit.
+
+La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour
+n'apportait aucune espérance au prisonnier.
+
+À huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Cornélius ne détourna
+même pas la tête; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le
+corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul.
+
+Il ne regarda même pas du côté du geôlier. Et cependant il eût bien
+voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur
+le point, si étrange qu'eût dû paraître cette demande à son père, de lui
+faire cette demande. Il espérait, l'égoïste, que Gryphus lui répondrait
+que sa fille était malade.
+
+À moins d'événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la
+journée. Cornélius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en
+réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue
+du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on
+voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une
+infraction à ses habitudes.
+
+À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents,
+avait demandé au vieux geôlier et cela de sa voix la plus douce, des
+nouvelles de sa santé; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate,
+s'était borné à répondre:
+
+--Ça va bien.
+
+À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l'interrogation.
+
+--Personne n'est malade à Loewestein? demanda-t-il.
+
+--Personne! répondit plus laconiquement encore que la première fois
+Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier.
+
+Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de
+Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de
+tentative de corruption.
+
+Cornélius se retrouva seul; il était sept heures du soir; alors se
+renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que
+nous avons essayé de décrire.
+
+Mais, comme la veille, les heures s'écoulèrent sans amener la douce
+vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre
+Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le
+temps de son absence.
+
+Van Baërle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain,
+Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que
+d'habitude: il lui était passé par l'esprit ou plutôt par le cœur, cette
+espérance que c'était lui qui empêchait Rosa de venir.
+
+Il lui prit des envies féroces d'étrangler Gryphus; mais Gryphus
+étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient
+à Rosa de jamais revoir Cornélius.
+
+Le geôlier échappa donc, sans s'en douter, à un des plus grands dangers
+qu'il eût jamais courus de sa vie.
+
+Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie; cette mélancolie
+était d'autant plus sombre que, malgré van Baërle, les souvenirs de sa
+pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu'il éprouvait. On en était
+arrivé juste à cette époque du mois d'avril que les jardiniers les plus
+experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes. Il
+avait dit à Rosa:
+
+--Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre.
+
+Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le
+temps était bon, l'atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait
+à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d'avril qui, venant les
+premiers, semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser
+passer le temps de la plantation! Si à la douleur de ne pas voir la
+jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été
+planté trop tard, ou même pour n'avoir pas été planté du tout!
+
+De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire
+et le manger.
+
+Ce fut ce qui arriva le quatrième jour.
+
+C'était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle
+d'inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne
+pouvoir retirer sa tête d'entre les barreaux, pour tâcher d'apercevoir à
+gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet
+confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l'espérance de
+découvrir, à ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la
+tulipe, ses deux amours brisées.
+
+Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius; à peine
+celui-ci y avait-il touché.
+
+Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les
+comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts.
+
+Cornélius ne s'était pas levé de la journée.
+
+--Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite; bon, je crois
+que nous allons être débarrassés du savant.
+
+Rosa tressaillit.
+
+--Bah! fit Jacob, et comment cela?
+
+--Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus.
+Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre
+sera une bière.
+
+Rosa devint pâle comme la mort.
+
+--Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe.
+
+Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit
+une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exerça à tracer des
+lettres.
+
+Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu'à la fenêtre, Cornélius
+aperçut un papier qu'on avait glissé sous la porte.
+
+Il s'élança sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une écriture qu'il eut
+peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s'était améliorée
+pendant cette absence de sept jours:
+
+«Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.»
+
+Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de
+Cornélius, il n'en fut pas moins sensible à l'ironie. Ainsi, c'était
+bien cela, Rosa n'était point malade, Rosa était blessée; ce n'était
+point par force que Rosa ne venait plus, c'était volontairement qu'elle
+restait éloignée de Cornélius.
+
+Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir
+voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue.
+
+Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il
+comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse
+elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur
+un papier pareil à celui qu'il avait reçu:
+
+«Ce n'est point l'inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade;
+c'est le chagrin que j'éprouve de ne pas vous voir.»
+
+Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la
+porte et écouta.
+
+Mais, avec quelque soin qu'il prêta l'oreille, il n'entendit ni le pas
+ni le froissement de sa robe.
+
+Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une
+caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots:
+
+--À demain.
+
+Demain, c'était le huitième jour. Pendant huit jours Cornélius et Rosa
+ne s'étaient point vus.
+
+
+
+
+XX
+
+Ce qui s'était passé pendant ces huit jours
+
+
+Le lendemain en effet, à l'heure habituelle, van Baërle entendit gratter
+à son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons
+jours de leur amitié.
+
+On devine que Cornélius n'était pas loin de cette porte, à travers le
+grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue
+depuis trop longtemps.
+
+Rosa, qui l'attendait sa lampe à la main, ne put retenir un mouvement
+quand elle vit le prisonnier si triste et si pâle.
+
+--Vous êtes souffrant, M. Cornélius? demanda-t-elle.
+
+--Oui, mademoiselle, répondit Cornélius, souffrant d'esprit et de corps.
+
+--J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon père m'a
+dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai écrit pour vous
+tranquilliser sur le sort du précieux objet de vos inquiétudes.
+
+--Et moi, dit Cornélius, je vous ai répondu. Je croyais, vous voyant
+revenir, chère Rosa, que vous aviez reçu ma lettre.
+
+--C'est vrai, je l'ai reçue.
+
+--Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas
+lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez
+énormément profité sous le rapport de l'écriture.
+
+--En effet, j'ai non seulement reçu, mais lu votre billet. C'est pour
+cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de
+vous rendre à la santé.
+
+--Me rendre à la santé! s'écria Cornélius, mais vous avez donc quelque
+bonne nouvelle à m'apprendre?
+
+Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux
+brillants d'espoir.
+
+Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voulût pas le
+comprendre, la jeune fille répondit gravement:
+
+--J'ai seulement à vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la
+plus grave préoccupation que vous ayez.
+
+Rosa prononça ce peu de mots avec un accent glacé qui fit tressaillir
+Cornélius.
+
+Le zélé tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de
+l'indifférence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la
+tulipe noire.
+
+--Ah! murmura Cornélius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit,
+mon Dieu! que je ne songeais qu'à vous, que c'était vous seule que je
+regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre
+absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumière, la vie.
+
+Rosa sourit mélancoliquement.
+
+--Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger.
+
+Cornélius tressaillit malgré lui, et se laissa prendre au piège si c'en
+était un.
+
+--Un si grand danger! s'écria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel?
+
+Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle
+voulait était au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait
+accepter celui-là avec sa faiblesse.
+
+--Oui, dit-elle, vous aviez deviné juste, le prétendant amoureux, le
+Jacob, ne venait pas pour moi.
+
+--Et pour qui venait-il donc? demanda Cornélius avec anxiété.
+
+--Il venait pour la tulipe.
+
+--Oh! fit Cornélius pâlissant à cette nouvelle plus qu'il n'avait pâli
+lorsque Rosa, se trompant, lui avait annoncé quinze jours auparavant que
+Jacob venait pour elle.
+
+Rosa vit cette terreur, et Cornélius s'aperçut à l'expression de son
+visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire.
+
+--Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bonté et
+l'honnêteté de votre cœur. Vous, Dieu vous a donné la pensée, le
+jugement, la force et le mouvement pour vous défendre, mais à ma pauvre
+tulipe menacée, Dieu n'a rien donné de tout cela.
+
+Rosa ne répondit point à cette excuse du prisonnier et continua:
+
+--Du moment où cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais
+reconnu pour Jacob, vous inquiétait, il m'inquiétait bien plus encore.
+Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour où je vous ai
+vu pour la dernière fois et où vous m'aviez dit...
+
+Cornélius l'interrompit.
+
+--Pardon, encore une fois, Rosa, s'écria-t-il. Ce que je vous ai dit,
+j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai déjà demandé mon pardon, de cette
+fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?
+
+--Le lendemain de ce jour-là, reprit Rosa, me rappelant ce que vous
+m'aviez dit... de la ruse à employer pour m'assurer si c'était moi ou la
+tulipe que cet odieux homme suivait...
+
+--Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le haïssez bien cet homme.
+
+--Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert
+depuis huit jours!
+
+--Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole,
+Rosa.
+
+--Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc
+au jardin, et m'avançai vers la plate-bande où je devais planter la
+tulipe, tout en regardant derrière moi si, cette fois comme l'autre,
+j'étais suivie.
+
+--Eh bien? demanda Cornélius.
+
+--Eh bien! la même ombre se glissa entre la porte et la muraille, et
+disparut encore derrière les sureaux.
+
+--Vous fîtes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda
+Cornélius, se rappelant dans tous les détails le conseil qu'il avait
+donné à Rosa.
+
+--Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bêche
+comme si je plantais le caïeu.
+
+--Et lui... lui... pendant ce temps?
+
+--Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre à travers les
+branches des arbres.
+
+--Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornélius.
+
+--Puis, ce semblant d'opération achevé, je me retirai.
+
+--Mais derrière la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte
+qu'à travers les fentes ou la serrure de cette porte vous pûtes voir ce
+qu'il fit, vous une fois partie.
+
+--Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais
+pas, puis il sortit à pas de loup de sa cachette, s'approcha de la
+plate-bande par un long détour, puis arrivé enfin à son but,
+c'est-à-dire en face de l'endroit où la terre était fraîchement remuée,
+il s'arrêta d'un air indifférent, regarda de tous côtés, interrogea
+chaque angle du jardin, interrogea chaque fenêtre des maisons voisines,
+interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il était bien seul,
+bien isolé, bien hors de la vue de tout le monde, il se précipita sur la
+plate-bande, enfonça ses deux mains dans la terre molle, en enleva une
+portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caïeu s'y
+trouvait, recommença trois fois le même manège, et chaque fois avec une
+action plus ardente, jusqu'à ce qu'enfin, commençant à comprendre qu'il
+pouvait être dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le
+dévorait, prit le râteau, égalisa le terrain pour le laisser à son
+départ dans le même état où il se trouvait avant qu'il ne l'eût fouillé,
+et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant
+l'air innocent d'un promeneur ordinaire.
+
+--Oh! le misérable, murmura Cornélius, essuyant les gouttes de sueur qui
+ruisselaient sur son front. Oh! le misérable, je l'avais deviné. Mais le
+caïeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hélas! il est déjà un peu tard pour
+le planter.
+
+--Le caïeu, il est depuis six jours en terre.
+
+--Où cela? comment cela? s'écria Cornélius. Oh! mon Dieu, quelle
+imprudence! Où est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal
+exposé? Ne risque-t-il pas de nous être volé par cet affreux Jacob?
+
+--Il ne risque pas de nous être volé, à moins que Jacob ne force la
+porte de ma chambre.
+
+--Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Cornélius un peu
+tranquillisé. Mais dans quelle terre, dans quel récipient? Vous ne le
+faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de
+Dordrecht qui s'entêtent à croire que l'eau peut remplacer la terre,
+comme si l'eau, qui est composée de trente-trois parties d'oxygène et de
+soixante-six parties d'hydrogène, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce
+que je vous dis là, moi, Rosa!
+
+--Oui, c'est un peu savant pour moi, répondit, en souriant, la jeune
+fille, je me contenterai donc de vous répondre, pour vous tranquilliser,
+que votre caïeu n'est pas dans l'eau.
+
+--Ah! je respire.
+
+--Il est dans un bon pot de grès, juste de la largeur de la cruche où
+vous aviez enterré le vôtre. Il est dans un terrain composé de trois
+quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un
+quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent à vous et à cet
+infâme Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la
+tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem!
+
+--Ah! maintenant, reste l'exposition. À quelle exposition est-il, Rosa?
+
+--Maintenant il a le soleil toute la journée, les jours où il y a du
+soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus
+chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Cornélius. Je
+l'exposerai sur ma fenêtre au levant de huit heures du matin à onze
+heures, et sur ma fenêtre du couchant depuis trois heures de
+l'après-midi jusqu'à cinq.
+
+--Oh! c'est cela, c'est cela! s'écria Cornélius, et vous êtes un
+jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma
+tulipe va vous prendre tout votre temps.
+
+--Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma
+fille. Je lui donne le temps que je donnerais à mon enfant, si j'étais
+mère. Il n'y a qu'en devenant sa mère, ajouta Rosa en souriant, que je
+puisse cesser de devenir sa rivale.
+
+--Bonne et chère Rosa! murmura Cornélius en jetant sur la jeune fille un
+regard où il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui
+consola un peu Rosa.
+
+Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornélius
+avait cherché par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa:
+
+--Ainsi, reprit Cornélius, il y a déjà six jours que le caïeu est en
+terre?
+
+--Six jours, oui, M. Cornélius, reprit la jeune fille.
+
+--Et il ne paraît pas encore?
+
+--Non, mais je crois que demain il paraîtra.
+
+--Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des
+vôtres, n'est-ce pas? Je m'inquiète bien de la fille, comme vous disiez
+tout à l'heure; mais je m'intéresse bien autrement à la mère.
+
+--Demain, dit Rosa en regardant Cornélius de côté, demain, je ne sais
+pas si je pourrai.
+
+--Eh! mon Dieu! dit Cornélius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas
+demain?
+
+--M. Cornélius, j'ai mille choses à faire.
+
+--Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornélius.
+
+--Oui, répondit Rosa, à aimer votre tulipe.
+
+--À vous aimer, Rosa.
+
+Rosa secoua la tête.
+
+Il se fit un nouveau silence.
+
+--Enfin, continua van Baërle, interrompant ce silence, tout change dans
+la nature: aux fleurs du printemps succèdent d'autres fleurs, et l'on
+voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les
+giroflées, se poser avec le même amour sur les chèvrefeuilles, les
+roses, les jasmins, les chrysanthèmes et les géraniums.
+
+--Que veut dire cela? demanda Rosa.
+
+--Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aimé à entendre le
+récit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caressé la fleur de
+notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fanée à l'ombre. Le jardin
+des espérances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce
+n'est pas comme ces beaux jardins à l'air libre et au soleil. Une fois
+la moisson de mai faite, une fois le butin récolté, les abeilles comme
+vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux
+diaphanes ailes, passent entre les barreaux, désertent le froid, la
+solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les
+tièdes exhalaisons... le bonheur, enfin!
+
+Rosa regardait Cornélius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il
+avait les yeux au ciel.
+
+Il continua avec un soupir:
+
+--Vous m'avez abandonné, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre
+saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel
+droit avais-je d'exiger votre fidélité?
+
+--Ma fidélité! s'écria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de
+cacher plus longtemps à Cornélius cette rosée de perles qui roulait sur
+ses joues; ma fidélité! je ne vous ai pas été fidèle, moi?
+
+--Hélas! est-ce m'être fidèle, s'écria Cornélius, que de me quitter, que
+de me laisser mourir ici?
+
+--Mais, M. Cornélius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui
+pouvait vous faire plaisir? ne m'occupé-je pas de votre tulipe?
+
+--De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mélange que
+j'ai eue en ce monde.
+
+--Je ne vous reproche rien, M. Cornélius, sinon le seul chagrin profond
+que j'aie ressenti depuis le jour où l'on vint me dire au Buitenhof que
+vous alliez être mis à mort.
+
+--Cela vous déplaît, Rosa, ma douce Rosa, cela vous déplaît que j'aime
+les fleurs.
+
+--Cela ne me déplaît pas que vous les aimiez, M. Cornélius; seulement
+cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-même.
+
+--Ah! chère, chère bien-aimée, s'écria Cornélius, regardez mes mains
+comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pâle, écoutez,
+écoutez mon cœur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma
+tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me
+souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est
+parce que--je ne sais si cela est vrai--, c'est parce qu'il me semble
+que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la
+chaleur de vos belles joues derrière le froid grillage. Rosa, mon amour,
+rompez le caïeu de la tulipe noire, détruisez l'espoir de cette fleur,
+éteignez la douce lumière de ce rêve chaste et charmant que je m'étais
+habitué à faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux
+grâces élégantes, aux caprices divins, ôtez-moi tout cela, fleur jalouse
+des autres fleurs, ôtez-moi tout cela, mais ne m'ôtez point votre voix,
+votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'ôtez pas le
+feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui
+caressait perpétuellement mon cœur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien
+que je n'aime que vous.
+
+--Après la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tièdes
+et caressantes consentaient enfin à se livrer à travers le grillage de
+fer aux lèvres de Cornélius.
+
+--Avant tout, Rosa...
+
+--Faut-il que je vous croie?
+
+--Comme vous croyez en Dieu.
+
+--Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer?
+
+--Trop peu malheureusement, chère Rosa, mais cela vous engage, vous.
+
+--Moi, demanda Rosa, et à quoi cela m'engage-t-il?
+
+--À ne pas vous marier d'abord.
+
+Elle sourit.
+
+--Ah! voilà comme vous êtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez
+une belle: vous ne pensez qu'à elle, vous ne rêvez que d'elle; vous êtes
+condamné à mort, et en marchant à l'échafaud vous lui consacrez votre
+dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le
+sacrifice de mes rêves, de mon ambition.
+
+--Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornélius
+cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme à laquelle
+Rosa pût faire allusion.
+
+--Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire à la taille
+souple, aux pieds fins, à la tête pleine de noblesse. Je parle de votre
+fleur, enfin.
+
+Cornélius sourit.
+
+--Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre
+amoureux, ou plutôt mon amoureux Jacob, vous êtes entourée de galants
+qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit
+des étudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, à
+Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point
+d'étudiants?
+
+--Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup même, dit Rosa.
+
+--Qui écrivent?
+
+--Qui écrivent.
+
+--Et maintenant que vous savez lire...
+
+Et Cornélius poussa un soupir en songeant que c'était à lui, pauvre
+prisonnier, que Rosa devait le privilège de lire les billets doux
+qu'elle recevait.
+
+--Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Cornélius, qu'en lisant les
+billets qu'on m'écrit, qu'en examinant les galants qui se présentent, je
+ne fais que suivre vos instructions.
+
+--Comment! mes instructions?
+
+--Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant à son
+tour, oubliez-vous le testament écrit par vous, sur la Bible de M.
+Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais
+lire, je le relis tous les jours, et plutôt deux fois qu'une. Eh bien!
+dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'épouser un beau jeune
+homme de vingt-six à vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et
+comme toute ma journée est consacrée à votre tulipe, il faut bien que
+vous me laissiez le soir pour le trouver.
+
+--Ah! Rosa, le testament est fait dans la prévision de ma mort, et,
+grâce au ciel, je suis vivant.
+
+--Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six à
+vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.
+
+--Ah! oui, Rosa, venez! venez!
+
+--Mais à une condition.
+
+--Elle est acceptée d'avance!
+
+--C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire.
+
+--Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa.
+
+--Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et,
+comme par mégarde, elle approcha sa joue fraîche, si proche du grillage
+que Cornélius put la toucher de ses lèvres. Rosa poussa un petit cri
+plein d'amour et disparut.
+
+
+
+
+XXI
+
+Le second caïeu
+
+
+La nuit fut bonne et la journée du lendemain meilleure encore.
+
+Les jours précédents, la prison s'était alourdie, assombrie, abaissée;
+elle pesait de tout son poids sur le pauvre prisonnier. Ses murs étaient
+noirs, son air était froid, les barreaux étaient serrés à laisser passer
+à peine le jour.
+
+Mais lorsque Cornélius se réveilla, un rayon de soleil matinal jouait
+dans les barreaux; des pigeons fendaient l'air de leurs ailes étendues,
+tandis que d'autres roucoulaient amoureusement sur le toit voisin de la
+fenêtre encore fermée.
+
+Cornélius courut à cette fenêtre et l'ouvrit; il lui sembla que la vie,
+la joie, presque la liberté, entraient avec ce rayon de soleil dans la
+sombre chambre.
+
+C'est que l'amour y fleurissait et faisait fleurir chaque chose autour
+de lui: l'amour, fleur du ciel bien autrement radieuse, bien autrement
+parfumée que toutes les fleurs de la terre.
+
+Quand Gryphus entra dans la chambre du prisonnier, au lieu de le trouver
+morose et couché comme les autres jours, il le trouva debout et chantant
+un petit air d'opéra.
+
+--Hein! fit celui-ci.
+
+--Comment allons-nous, ce matin? dit Cornélius.
+
+Gryphus le regarda de travers.
+
+--Le chien, et M. Jacob, et notre belle Rosa, comment tout cela va-t-il?
+
+Gryphus grinça des dents.
+
+--Voilà votre déjeuner, dit-il.
+
+--Merci, ami Cerberus, fit le prisonnier; il arrive à temps, car j'ai
+grand faim.
+
+--Ah! vous avez faim? dit Gryphus.
+
+--Tiens, pourquoi pas? demanda van Baërle.
+
+--Il paraît que la conspiration marche, dit Gryphus.
+
+--Quelle conspiration? demanda van Baërle.
+
+--Bon! on sait ce qu'on dit, mais on veillera, M. le savant; soyez
+tranquille, on veillera.
+
+--Veillez, ami Gryphus! dit van Baërle, veillez! ma conspiration, comme
+ma personne, est toute à votre service.
+
+--On verra cela à midi, dit Gryphus.
+
+Et il sortit.
+
+--À midi, répéta Cornélius, que veut-il dire? Soit, attendons midi; à
+midi nous verrons. C'était facile à Cornélius d'attendre midi: Cornélius
+attendait neuf heures.
+
+Midi sonna et l'on entendit dans l'escalier, non seulement le pas de
+Gryphus, mais des pas de trois ou quatre soldats montant avec lui.
+
+La porte s'ouvrit, Gryphus entra, introduisit les hommes, et referma la
+porte derrière eux.
+
+--Là! Maintenant, cherchons.
+
+On chercha dans les poches de Cornélius, entre sa veste et son gilet,
+entre son gilet et sa chemise, entre sa chemise et sa chair; on ne
+trouva rien.
+
+On chercha dans les draps, dans les matelas, dans la paillasse du lit;
+on ne trouva rien.
+
+Ce fut alors que Cornélius se félicita de ne point avoir accepté le
+troisième caïeu. Gryphus, dans cette perquisition, l'eût bien
+certainement trouvé, si bien caché qu'il fût, et il l'eût traité comme
+le premier.
+
+Au reste, jamais prisonnier n'assista d'un visage plus serein à une
+perquisition faite dans son domicile.
+
+Gryphus se retira avec le crayon et les trois ou quatre feuilles de
+papier blanc que Rosa avait donnés à Cornélius; ce fut le seul trophée
+de l'expédition.
+
+À six heures, Gryphus revint, mais seul; Cornélius voulut l'adoucir;
+mais Gryphus grogna, montra un croc qu'il avait dans le coin de la
+bouche, et sortit à reculons, comme un homme qui a peur qu'on ne le
+force.
+
+Cornélius éclata de rire.
+
+Ce qui fit que Gryphus, qui connaissait les auteurs, lui cria à travers
+la grille:
+
+--C'est bon, c'est bon; rira bien qui rira le dernier.
+
+Celui qui devait rire le dernier, ce soir-là du moins, c'était
+Cornélius, car Cornélius attendait Rosa. Rosa vint à neuf heures; mais
+Rosa vint sans lanterne. Rosa n'avait plus besoin de lumière, elle
+savait lire.
+
+Puis la lumière pouvait dénoncer Rosa, espionnée plus que jamais par
+Jacob.
+
+Puis enfin, à la lumière on voyait trop la rougeur de Rosa lorsque Rosa
+rougissait.
+
+De quoi parlèrent les deux jeunes gens ce soir-là? Des choses dont
+parlent les amoureux au seuil d'une porte en France, de l'un et de
+l'autre côté d'un balcon en Espagne, du haut en bas d'une terrasse en
+Orient.
+
+Ils parlèrent de ces choses qui mettent des ailes au pied des heures,
+qui ajoutent des plumes aux ailes du temps.
+
+Ils parlèrent de tout, excepté de la tulipe noire.
+
+Puis à dix heures, comme d'habitude, ils se quittèrent.
+
+Cornélius était heureux, aussi complètement heureux que peut l'être un
+tulipier à qui on n'a point parlé de sa tulipe.
+
+Il trouvait Rosa jolie comme tous les Amours de la terre; il la trouvait
+bonne, gracieuse, charmante.
+
+Mais pourquoi Rosa défendait-elle qu'on parlât tulipe?
+
+C'était un grand défaut qu'avait là Rosa.
+
+Cornélius se dit, en soupirant, que la femme n'était point parfaite.
+
+Une partie de la nuit, il médita sur cette imperfection. Ce qui veut
+dire que tant qu'il veilla il pensa à Rosa.
+
+Une fois endormi, il rêva d'elle.
+
+Mais la Rosa des rêves était bien autrement parfaite que la Rosa de la
+réalité. Non seulement celle-là parlait tulipe, mais encore celle-là
+apportait à Cornélius une magnifique tulipe noire éclose dans un vase de
+Chine.
+
+Cornélius se réveilla tout frissonnant de joie et en murmurant:
+
+--Rosa, Rosa, je t'aime.
+
+Et comme il faisait jour, Cornélius ne jugea point à propos de se
+rendormir.
+
+Il resta donc toute la journée sur l'idée qu'il avait eue à son réveil.
+
+Ah! si Rosa eût parlé tulipe, Cornélius eût préféré Rosa à la reine
+Sémiramis, à la reine Cléopâtre, à la reine Élisabeth, à la reine Anne
+d'Autriche, c'est-à-dire aux plus grandes ou aux plus belles reines du
+monde.
+
+Mais Rosa avait défendu sous peine de ne plus revenir, Rosa avait
+défendu qu'avant trois jours on causât tulipe.
+
+C'était soixante-douze heures données à l'amant, c'est vrai; mais
+c'était soixante-douze heures retranchées à l'horticulteur.
+
+Il est vrai que sur ces soixante-douze heures, trente-six étaient déjà
+passées.
+
+Les trente-six autres passeraient bien vite, dix-huit à attendre,
+dix-huit au souvenir.
+
+Rosa revint à la même heure; Cornélius supporta héroïquement sa
+pénitence. C'eût été un pythagoricien très distingué que Cornélius, et
+pourvu qu'on lui eût permis de demander une fois par jour des nouvelles
+de sa tulipe, il fût bien resté cinq ans, selon les statuts de l'ordre,
+sans parler d'autre chose.
+
+Au reste, la belle visiteuse comprenait bien que lorsqu'on commande d'un
+côté, il faut céder de l'autre. Rosa laissait Cornélius tirer ses doigts
+par le guichet; Rosa laissait Cornélius baiser ses cheveux à travers le
+grillage.
+
+Pauvre enfant! toutes ces mignardises de l'amour étaient bien autrement
+dangereuses pour elle que de parler tulipe.
+
+Elle comprit cela en rentrant chez elle, le cœur bondissant, les joues
+ardentes, les lèvres sèches et les yeux humides.
+
+Aussi, le lendemain soir, après les premières paroles échangées, après
+les premières caresses faites, elle regarda Cornélius à travers le
+grillage, et dans la nuit, avec ce regard qu'on sent quand on ne le voit
+pas:
+
+--Eh bien! dit-elle, elle a levé!
+
+--Elle a levé! quoi? qui? demanda Cornélius, n'osant croire que Rosa
+abrégeât d'elle-même la durée de son épreuve.
+
+--La tulipe, dit Rosa.
+
+--Comment, s'écria Cornélius, vous permettez donc...?
+
+--Eh oui, dit Rosa d'un ton d'une mère tendre qui permet une joie à son
+enfant.
+
+--Ah! Rosa! dit Cornélius en allongeant ses lèvres à travers le
+grillage, dans l'espérance de toucher une joue, une main, un front,
+quelque chose enfin.
+
+Il toucha mieux que tout cela, il toucha deux lèvres entr'ouvertes.
+
+Rosa poussa un petit cri.
+
+Cornélius comprit qu'il fallait se hâter de continuer la conversation;
+il sentait que ce contact inattendu avait fort effarouché Rosa.
+
+--Levé bien droit? demanda-t-il.
+
+--Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.
+
+--Et elle est bien haute?
+
+--Haute de deux pouces au moins.
+
+--Oh! Rosa ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite.
+
+--Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu'à elle.
+
+--Qu'à elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais être jaloux à mon
+tour.
+
+--Eh! vous savez bien que penser à elle c'est penser à vous. Je ne la
+perds pas de vue. De mon lit je la vois; en m'éveillant, c'est le
+premier objet que je regarde; en m'endormant, le dernier objet que je
+perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille près d'elle, car
+depuis qu'elle est dans ma chambre, je ne quitte plus ma chambre.
+
+--Vous avez raison, Rosa c'est votre dot, vous savez.
+
+--Oui, et grâce à elle je pourrai épouser un jeune homme de vingt-six ou
+vingt-huit ans que j'aimerai.
+
+--Taisez-vous, méchante.
+
+Et Cornélius parvint à saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit,
+sinon changer de conversation, du moins succéder le silence au dialogue.
+Ce soir-là, Cornélius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa
+main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout à son
+aise. À partir de ce moment, chaque jour amena un progrès dans la tulipe
+et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'étaient les feuilles
+qui s'étaient ouvertes, l'autre fois c'était la fleur elle-même qui
+s'était nouée. À cette nouvelle, la joie de Cornélius fut grande, et ses
+questions se succédèrent avec une rapidité qui témoignait de leur
+importance.
+
+--Nouée! s'écria Cornélius, elle est nouée?
+
+--Elle est nouée, répéta Rosa.
+
+Cornélius chancela de joie et fut forcé de se retenir au guichet.
+
+--Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il.
+
+Puis revenant à Rosa:
+
+--L'ovale est-il régulier? le cylindre est-il plein? les pointes
+sont-elles bien vertes?
+
+--L'ovale a près d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre
+gonfle ses flancs, les pointes sont prêtes à s'entr'ouvrir.
+
+Cette nuit-là, Cornélius dormit peu: c'était un moment suprême que celui
+où les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours après, Rosa annonçait
+qu'elles étaient entr'ouvertes.
+
+--Entr'ouvertes, Rosa! s'écria Cornélius, l'involucrum est entr'ouvert!
+Mais alors on voit donc, on peut distinguer déjà...?
+
+Et le prisonnier s'arrêta haletant.
+
+--Oui, répondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur
+différente, mince comme un cheveu.
+
+--Et la couleur? fit Cornélius en tremblant.
+
+--Ah! répondit Rosa, c'est bien foncé.
+
+--Brun!
+
+--Oh! plus foncé.
+
+--Plus foncé, bonne Rosa, plus foncé! merci. Foncé comme l'ébène, foncé
+comme...
+
+--Foncé comme l'encre avec laquelle je vous ai écrit.
+
+Cornélius poussa un cri de joie folle.
+
+Puis s'arrêtant tout à coup:
+
+--Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse
+vous être comparé, Rosa.
+
+--Vraiment! dit Rosa, souriant à cette exaltation.
+
+--Rosa, vous avez tant travaillé, Rosa, vous avez tant fait pour moi;
+Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire! Rosa, Rosa,
+vous êtes ce que Dieu a créé de plus parfait sur la terre!
+
+--Après la tulipe cependant?
+
+--Ah! taisez-vous, mauvaise; taisez-vous! Par pitié, ne me gâtez pas ma
+joie! Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est à ce point, dans deux
+ou trois jours au plus tard elle va fleurir?
+
+--Demain ou après-demain, oui.
+
+--Oh! et je ne la verrai pas, s'écria Cornélius, en se renversant en
+arrière, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit
+adorer, comme je baise vos mains, Rosa, comme je baise vos cheveux,
+comme je baise vos joues, quand par hasard elles se trouvent à portée du
+guichet.
+
+Rosa approcha sa joue, non point par hasard, mais avec volonté; les
+lèvres du jeune homme s'y collèrent avidement.
+
+--Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa.
+
+--Ah! non! non! Sitôt qu'elle sera ouverte, mettez-la bien à l'ombre,
+Rosa, et à l'instant même, à l'instant, envoyez à Harlem prévenir le
+président de la société d'horticulture que la grande tulipe noire est
+fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous
+trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa?
+
+Rosa sourit.
+
+--Oh oui! dit-elle.
+
+--Assez? demanda Cornélius.
+
+--J'ai trois cents florins.
+
+--Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il
+vous faut envoyer, c'est vous-même, vous-même, Rosa, qui devez aller à
+Harlem.
+
+--Mais pendant ce temps, la fleur?...
+
+--Oh! la fleur, vous l'emporterez. Vous comprenez bien qu'il ne faut pas
+vous séparer d'elle un instant.
+
+--Mais en ne me séparant point d'elle, je me sépare de vous, M.
+Cornélius, dit Rosa attristée.
+
+--Ah! c'est vrai, ma douce, ma chère Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont
+méchants! Que leur ai-je donc fait? et pourquoi m'ont-ils privé de la
+liberté? Vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh
+bien, vous enverrez quelqu'un à Harlem, voilà; ma foi, le miracle est
+assez grand pour que le président se dérange; il viendra lui-même à
+Loewestein chercher la tulipe.
+
+Puis, s'arrêtant tout à coup et d'une voix tremblante:
+
+--Rosa! murmura Cornélius, Rosa! si elle allait ne pas être noire?
+
+--Dame! vous le saurez demain ou après-demain soir.
+
+--Attendre jusqu'au soir pour savoir cela, Rosa!... Je mourrai
+d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal?
+
+--Je ferai mieux.
+
+--Que ferez-vous?
+
+--Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous
+le dire moi-même. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous
+glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre
+la première et la deuxième inspection de mon père.
+
+--Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annonçant cette nouvelle,
+c'est-à-dire un double bonheur.
+
+--Voilà dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte.
+
+--Oui! oui! dit Cornélius, oui! allez, Rosa, allez!
+
+Rosa se retira presque triste.
+
+Cornélius l'avait presque renvoyée.
+
+Il est vrai que c'était pour veiller sur la tulipe noire.
+
+
+
+
+XXII
+
+Épanouissement
+
+
+La nuit s'écoula bien douce, mais en même temps bien agitée pour
+Cornélius. À chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa
+l'appelait; il s'éveillait en sursaut, il allait à la porte, il
+approchait son visage du guichet; le guichet était solitaire, le
+corridor était vide.
+
+Sans doute Rosa veillait de son côté; mais plus heureuse que lui, elle
+veillait sur la tulipe; elle avait là sous ses yeux la noble fleur,
+cette merveille des merveilles, non seulement inconnue encore, mais crue
+impossible.
+
+Que dirait le monde lorsqu'il apprendrait que la tulipe noire était
+trouvée, qu'elle existait, et que c'était van Baërle le prisonnier qui
+l'avait trouvée?
+
+Comme Cornélius eût envoyé loin de lui un homme qui fût venu lui
+proposer la liberté en échange de sa tulipe!
+
+Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'était pas fleurie encore.
+
+La journée passa comme la nuit.
+
+La nuit vint, et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa légère comme un oiseau.
+
+--Eh bien? demanda Cornélius.
+
+--Eh bien! tout va à merveille. Cette nuit sans faute votre tulipe
+fleurira!
+
+--Et fleurira noire?
+
+--Noire comme du jais.
+
+--Sans une seule tache d'une autre couleur?
+
+--Sans une seule tache.
+
+--Bonté du Ciel! Rosa, j'ai passé la nuit à rêver, à vous d'abord...
+
+Rosa fit un petit signe d'incrédulité.
+
+--Puis à ce que nous devions faire.
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! voilà ce que j'ai décidé. La tulipe fleurie, quand il sera
+constaté qu'elle est noire et parfaitement noire, il vous faut trouver
+un messager.
+
+--Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouvé.
+
+--Un messager sûr?
+
+--Un messager dont je réponds, un de mes amoureux.
+
+--Ce n'est pas Jacob, j'espère?
+
+--Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un garçon
+alerte, de vingt-cinq à vingt-six ans.
+
+--Diable!
+
+--Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'âge, puisque
+vous-même vous avez fixé l'âge de vingt-six à vingt-huit ans.
+
+--Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme?
+
+--Comme sur moi, il se jetterait de son bateau dans le Wahal ou dans la
+Meuse, à mon choix, si je le lui ordonnais.
+
+--Eh bien, Rosa, en dix heures ce garçon peut être à Harlem; vous me
+donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de
+l'encre, et j'écrirai, ou plutôt vous écrirez, vous; moi, pauvre
+prisonnier, peut-être verrait-on, comme voit votre père, une
+conspiration là-dessous. Vous écrirez au président de la société
+d'horticulture, et, j'en suis certain, le président viendra.
+
+--Mais s'il tarde?
+
+--Supposez qu'il tarde un jour, deux jours même; mais c'est impossible,
+un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une
+minute, pas une seconde à se mettre en route pour voir la huitième
+merveille du monde. Mais, comme je le disais, tardât-il un jour,
+tardât-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La
+tulipe vue par le président, le procès-verbal dressé par lui, tout est
+dit, vous gardez un double du procès-verbal, Rosa, et vous lui confiez
+la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-mêmes, Rosa, elle n'eût
+quitté mes bras que pour passer dans les vôtres; mais c'est un rêve
+auquel il ne faut pas songer, continua Cornélius en soupirant; d'autres
+yeux la verront défleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que ne la voie le
+président, ne la laissez voir à personne. La tulipe noire, bon Dieu! si
+quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!...
+
+--Oh!
+
+--Ne m'avez-vous pas dit vous-même ce que vous craignez à l'endroit de
+votre amoureux Jacob? On vole bien un florin, pourquoi n'en volerait-on
+pas cent mille?
+
+--Je veillerai, allez, soyez tranquille.
+
+--Si pendant que vous êtes ici elle allait s'ouvrir?
+
+--La capricieuse en est bien capable, dit Rosa.
+
+--Si vous la trouviez ouverte en rentrant?
+
+--Eh bien?
+
+--Ah! Rosa, du moment où elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura
+pas un moment à perdre pour prévenir le président.
+
+--Et vous prévenir, vous. Oui, je comprends.
+
+Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence à comprendre
+une faiblesse, sinon à s'y habituer.
+
+--Je retourne auprès de la tulipe, M. van Baërle, et aussitôt ouverte,
+vous êtes prévenu; aussitôt vous prévenu, le messager part.
+
+--Rosa, Rosa, je ne sais plus à quelle merveille du ciel ou de la terre
+vous comparer.
+
+--Comparez-moi à la tulipe noire, M. Cornélius, et je serai bien
+flattée, je vous jure; disons-nous donc au revoir, M. Cornélius.
+
+--Oh! dites: Au revoir, mon ami.
+
+--Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consolée.
+
+--Dites: Mon ami bien-aimé.
+
+--Oh! mon ami...
+
+--Bien-aimé, Rosa, je vous en supplie, bien-aimé, bien-aimé, n'est-ce
+pas?
+
+--Bien-aimé, oui, bien-aimé, fit Rosa palpitante, enivrée, folle de
+joie.
+
+--Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aimé, dites aussi bienheureux,
+dites heureux comme jamais homme n'a été heureux et béni sous le ciel.
+Il ne me manque qu'une chose, Rosa.
+
+--Laquelle?
+
+--Votre joue, votre joue fraîche, votre joue rose, votre joue veloutée.
+Oh! Rosa, de votre volonté, non plus par surprise, non plus par
+accident, Rosa. Ah!
+
+Le prisonnier acheva sa prière dans un soupir; il venait de rencontrer
+les lèvres de la jeune fille, non plus par accident, non plus par
+surprise, comme cent ans plus tard Saint-Preux devait rencontrer les
+lèvres de Julie.
+
+Rosa s'enfuit. Cornélius resta l'âme suspendue à ses lèvres, le visage
+collé au guichet. Cornélius étouffait de joie et de bonheur, il ouvrit
+sa fenêtre et contempla longtemps, avec un cœur gonflé de joie, l'azur
+sans nuages du ciel, la lune qui argentait le double fleuve, ruisselant
+par-delà les collines. Il se remplit les poumons d'air généreux et pur,
+l'esprit de douces idées, l'âme de reconnaissance et d'admiration
+religieuse.
+
+--Oh! vous êtes toujours là-haut, mon Dieu! s'écria-t-il à demi
+prosterné, les yeux ardemment tendus vers les étoiles; pardonnez-moi
+d'avoir presque douté de vous ces jours derniers; vous vous cachiez
+derrière vos nuages, et un instant j'ai cessé de vous voir, Dieu bon,
+Dieu éternel, Dieu miséricordieux! Mais aujourd'hui, mais ce soir, mais
+cette nuit, oh! je vous vois tout entier dans le miroir de vos cieux et
+surtout dans le miroir de mon cœur.
+
+Il était guéri, le pauvre malade, il était libre, le pauvre prisonnier!
+
+Pendant une partie de la nuit Cornélius demeura suspendu aux barreaux de
+sa fenêtre, l'oreille au guet, concentrant ses cinq sens en un seul, ou
+plutôt en deux seulement: il regardait et écoutait.
+
+Il regardait le ciel, il écoutait la terre.
+
+Puis, l'œil tourné de temps en temps vers le corridor:
+
+--Là-bas, disait-il, est Rosa, Rosa qui veille comme moi, comme moi
+attendant de minute en minute. Là-bas, sous les yeux de Rosa, est la
+fleur mystérieuse, qui vit, qui s'entr'ouvre, qui s'ouvre; peut-être en
+ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts délicats
+et tiédis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-être touche-t-elle de
+ses lèvres son calice entr'ouvert. Effleure-le avec précaution, Rosa.
+Rosa, tes lèvres brûlent. Peut-être en ce moment, mes deux amours se
+caressent-ils sous le regard de Dieu.
+
+En ce moment, une étoile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui
+séparait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein.
+
+Cornélius tressaillit.
+
+--Ah! dit-il, voilà Dieu qui envoie une âme à ma fleur. Et comme s'il
+eût deviné juste, presque au même moment, le prisonnier entendit dans le
+corridor des pas légers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une
+robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui
+disait:
+
+--Cornélius, mon ami, mon ami bien-aimé et bien heureux, venez, venez
+vite.
+
+Cornélius ne fit qu'un bon de la croisée au guichet. Cette fois encore
+ses lèvres rencontrèrent les lèvres murmurantes de Rosa, qui lui dit
+dans un baiser:
+
+--Elle est ouverte, elle est noire, la voilà!
+
+--Comment, la voilà! s'écria Cornélius, détachant ses lèvres des lèvres
+de la jeune fille.
+
+--Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande
+joie: la voilà, tenez.
+
+Et, d'une main, elle leva à la hauteur du guichet, une petite lanterne
+sourde, qu'elle venait de faire lumineuse; tandis qu'à la même hauteur
+elle levait, de l'autre, la miraculeuse tulipe.
+
+Cornélius jeta un cri et pensa s'évanouir.
+
+--Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me récompensez de mon
+innocence et de ma captivité, puisque vous avez fait pousser ces deux
+fleurs au guichet de ma prison.
+
+--Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrassée tout à l'heure.
+
+Cornélius retenant son haleine toucha du bout des lèvres la pointe de la
+fleur, et jamais baiser donné aux lèvres d'une femme, fût-ce aux lèvres
+de Rosa, ne lui entra si profondément dans le cœur.
+
+La tulipe était belle, splendide, magnifique; sa tige avait plus de
+dix-huit pouces de hauteur; elle s'élançait du sein de quatre feuilles
+vertes, lisses, droites comme des fers de lance; sa fleur tout entière
+était noire et brillante comme du jais.
+
+--Rosa, dit Cornélius tout haletant, Rosa, plus un instant à perdre, il
+faut écrire la lettre.
+
+--Elle est écrite, mon bien-aimé Cornélius, dit Rosa.
+
+--En vérité!
+
+--Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'écrivais, moi, car je ne voulais
+pas qu'un seul instant fût perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous
+la trouvez bien.
+
+Cornélius prit la lettre et lut, sur une écriture qui avait encore fait
+de grands progrès depuis le petit mot qu'il avait reçu de Rosa:
+
+ «Monsieur le président,
+
+«La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-être. Aussitôt
+ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-même
+en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la
+fille du geôlier Gryphus, presque aussi prisonnière que les prisonniers
+de mon père. Je ne pourrai donc vous porter cette merveille. C'est
+pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-même.
+
+«Mon désir est qu'elle s'appelle _Rosa Baërlensis_.
+
+«Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire... Venez M. le
+président, venez.
+
+«J'ai l'honneur d'être votre humble servante.
+
+ «ROSA GRYPHUS.»
+
+--C'est cela, c'est cela, chère Rosa. Cette lettre est à merveille. Je
+ne l'eusse point écrite avec cette simplicité. Au congrès, vous donnerez
+tous les renseignements qui vous seront demandés. On saura comment la
+tulipe a été créée, à combien de soins, de veilles, de craintes, elle a
+donné lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant à perdre... Le
+messager! le messager!
+
+--Comment s'appelle le président?
+
+--Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer
+van Herysen, le bourgmestre de Harlem... Donnez, Rosa, donnez.
+
+Et, d'une main tremblante, Cornélius écrivit sur la lettre:
+
+ «À mynheer Peters van Herysen, bourgmestre et président de la Société
+ horticole de Harlem.»
+
+--Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Cornélius; et mettons-nous sous
+la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gardés.
+
+
+
+
+XXIII
+
+L'envieux
+
+
+En effet, les pauvres jeunes gens avaient grand besoin d'être gardés par
+la protection directe du Seigneur.
+
+Jamais ils n'avaient été si près du désespoir que dans ce moment même où
+ils croyaient être certains de leur bonheur.
+
+Nous ne douterons point de l'intelligence de notre lecteur à ce point de
+douter qu'il n'ait reconnu dans Jacob, notre ancien ami, ou plutôt notre
+ancien ennemi, Isaac Boxtel.
+
+Le lecteur a donc deviné que Boxtel avait suivi du Buitenhof à
+Loewestein l'objet de son amour et l'objet de sa haine:
+
+La tulipe noire et Cornélius van Baërle.
+
+Ce que tout autre tulipier et qu'un tulipier envieux n'eût jamais pu
+découvrir, c'est-à-dire l'existence des caïeux et les ambitions du
+prisonnier, l'envie l'avait fait, sinon découvrir, du moins deviner à
+Boxtel.
+
+Nous l'avons vu, plus heureux sous le nom de Jacob que sous le nom
+d'Isaac, faire amitié avec Gryphus, dont il arrosa la reconnaissance et
+l'hospitalité pendant quelques mois avec le meilleur genièvre que l'on
+eût jamais fabriqué du Texel à Anvers.
+
+Il endormit ses défiances; car nous l'avons vu, le vieux Gryphus était
+défiant; il endormit ses défiances, disons-nous, en le flattant d'une
+alliance avec Rosa.
+
+Il caressa en outre ses instincts de geôlier, après avoir flatté son
+orgueil de père. Il caressa ses instincts de geôlier en lui peignant
+sous les plus sombres couleurs le savant prisonnier que Gryphus tenait
+sous ses verrous, et qui, au dire du faux Jacob, avait passé un pacte
+avec Satan pour nuire à Son Altesse le prince d'Orange.
+
+Il avait d'abord aussi bien réussi près de Rosa, non pas en lui
+inspirant des sentiments sympathiques--Rosa avait toujours fort peu aimé
+mynheer Jacob--, mais en lui parlant mariage et passion folle, il avait
+d'abord éteint tous les soupçons qu'elle eût pu avoir.
+
+Nous avons vu comment son imprudence à suivre Rosa dans le jardin
+l'avait dénoncé aux yeux de la jeune fille, et comment les craintes
+instinctives de Cornélius avaient mis les deux jeunes gens en garde
+contre lui.
+
+Ce qui avait surtout inspiré des inquiétudes au prisonnier--notre
+lecteur doit se rappeler cela--c'est cette grande colère dans laquelle
+Jacob était entré contre Gryphus, à propos du caïeu écrasé.
+
+En ce moment, cette rage était d'autant plus grande, que Boxtel
+soupçonnait bien Cornélius d'avoir un second caïeu, mais n'en était rien
+moins que sûr.
+
+Ce fut alors qu'il épia Rosa et la suivit non seulement au jardin, mais
+encore dans les corridors. Seulement, comme cette fois il la suivait
+dans la nuit et nu-pieds, il ne fut ni vu ni entendu, excepté cette fois
+où Rosa crut avoir vu passer quelque chose comme une ombre dans
+l'escalier.
+
+Mais il était trop tard, Boxtel avait appris, de la bouche même du
+prisonnier, l'existence du second caïeu.
+
+Dupe de la ruse de Rosa, qui avait fait semblant de l'enfouir dans la
+plate-bande, et ne doutant pas que cette petite comédie n'eût été jouée
+pour le forcer à se trahir, il redoubla de précautions et mit en jeu
+toutes les ruses de son esprit pour continuer à épier les autres sans
+être épié lui-même.
+
+Il vit Rosa transporter un grand pot de faïence de la cuisine de son
+père dans sa chambre.
+
+Il vit Rosa laver, à grande eau, ses belles mains pleines de terre
+qu'elle avait pétrie pour préparer à la tulipe le meilleur lit possible.
+
+Enfin il loua, dans un grenier, une petite chambre juste en face de la
+fenêtre de Rosa, assez éloignée pour qu'on ne pût pas le reconnaître à
+l'œil nu, mais assez proche pour qu'à l'aide de son télescope il pût
+suivre tout ce qui se passait à Loewestein dans la chambre de la jeune
+fille, comme il avait suivi à Dordrecht tout ce qui se passait dans le
+séchoir de Cornélius.
+
+Il n'était pas installé depuis trois jours dans son grenier, qu'il
+n'avait plus aucun doute.
+
+Dès le matin au soleil levant, le pot de faïence était sur la fenêtre,
+et pareille à ces charmantes femmes de Miéris et de Metzu, Rosa
+apparaissait à cette fenêtre encadrée par les premiers rameaux
+verdissants de la vigne vierge et du chèvrefeuille.
+
+Rosa regardait le pot de faïence d'un œil qui dénonçait à Boxtel la
+valeur réelle de l'objet renfermé dans le pot.
+
+Ce que renfermait le pot, c'était donc le deuxième caïeu, c'est-à-dire
+la suprême espérance du prisonnier.
+
+Lorsque les nuits menaçaient d'être trop froides, Rosa rentrait le pot
+de faïence.
+
+C'était bien cela: elle suivait les instructions de Cornélius, qui
+craignait que le caïeu ne fût gelé.
+
+Quand le soleil devint plus chaud, Rosa rentrait le pot de faïence
+depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi.
+
+C'était bien cela encore: Cornélius craignait que la terre ne fût
+desséchée.
+
+Mais quand la lance de la fleur sortit de terre, Boxtel fut convaincu
+tout à fait; elle n'était pas haute d'un pouce que, grâce à son
+télescope, l'envieux n'avait plus de doute.
+
+Cornélius possédait deux caïeux, et le second caïeu était confié à
+l'amour et aux soins de Rosa.
+
+Car, on le pense bien, l'amour des deux jeunes gens n'avait point
+échappé à Boxtel.
+
+C'était donc ce second caïeu qu'il fallait trouver moyen d'enlever aux
+soins de Rosa et à l'amour de Cornélius.
+
+Seulement, ce n'était pas chose facile.
+
+Rosa veillait sa tulipe comme une mère veillerait son enfant; mieux que
+cela, comme une colombe couve ses œufs.
+
+Rosa ne quittait pas la chambre de la journée; il y avait plus, chose
+étrange! Rosa ne quittait plus sa chambre le soir.
+
+Pendant sept jours, Boxtel épia inutilement Rosa; Rosa ne sortit point
+de sa chambre.
+
+C'était pendant les sept jours de brouille qui rendirent Cornélius si
+malheureux, en lui enlevant à la fois toute nouvelle de Rosa et de sa
+tulipe.
+
+Rosa allait-elle bouder éternellement Cornélius? Cela eût rendu le vol
+bien autrement difficile que ne l'avait cru d'abord mynheer Isaac.
+
+Nous disons vol, car Isaac s'était tout simplement arrêté à ce projet de
+voler la tulipe; et, comme elle poussait dans le plus profond mystère,
+comme les deux jeunes gens cachaient son existence à tout le monde,
+comme on le croirait plutôt, lui, tulipier reconnu, qu'une jeune fille
+étrangère à tous les détails de l'horticulture ou qu'un prisonnier
+condamné pour crime de haute trahison, gardé, surveillé, épié, et qui
+réclamerait mal du fond de son cachot; d'ailleurs, comme il serait
+possesseur de la tulipe et qu'en fait de meubles et autres objets
+transportables, la possession fait foi de la propriété, il obtiendrait
+bien certainement le prix et serait bien certainement couronné en place
+de Cornélius, et la tulipe, au lieu de s'appeler _tulipa nigra
+Barlænsis_, s'appellerait _tulipa nigra Boxtellensis_ ou _Boxtellea_.
+
+Mynheer Isaac n'était point encore fixé sur celui de ces deux noms qu'il
+donnerait à la tulipe noire; mais comme tous deux signifiaient la même
+chose, ce n'était point là le point important.
+
+Le point important, c'était de voler la tulipe.
+
+Mais, pour que Boxtel pût voler la tulipe, il fallait que Rosa sortît de
+sa chambre.
+
+Aussi, fût-ce avec une véritable joie que Jacob ou Isaac, comme on
+voudra, vit reprendre les rendez-vous accoutumés du soir.
+
+Il commença par profiter de l'absence de Rosa pour étudier sa porte.
+
+La porte fermait bien et à double tour, au moyen d'une serrure simple,
+mais dont Rosa seule avait la clef.
+
+Boxtel eut l'idée de voler la clef à Rosa, mais outre que ce n'était pas
+chose facile que de fouiller dans la poche de la jeune fille, Rosa
+s'apercevant qu'elle avait perdu sa clef faisait changer la serrure, ne
+sortait pas de sa chambre que la serrure ne fût changée, et Boxtel avait
+commis un crime inutile.
+
+Mieux valait donc employer un autre moyen.
+
+Boxtel réunit toutes les clefs qu'il put trouver, et pendant que Rosa et
+Cornélius passaient au guichet une de leurs heures fortunées, il les
+essaya toutes.
+
+Deux entrèrent dans la serrure, une des deux fit le premier tour et ne
+s'arrêta qu'au second.
+
+Il n'y avait donc que peu de chose à faire à cette clef.
+
+Boxtel l'enduisit d'une légère couche de cire et renouvela l'expérience.
+
+L'obstacle que la clef avait rencontré au second tour avait laissé son
+empreinte sur la cire.
+
+Boxtel n'eût qu'à suivre cette empreinte avec le mordant d'une lime à la
+lame étroite comme celle d'un couteau.
+
+Avec deux autres jours de travail, Boxtel mena sa clef à la perfection.
+
+La porte de Rosa s'ouvrit sans bruit, sans efforts, et Boxtel se trouva
+dans la chambre de la jeune fille, seul à seul avec la tulipe.
+
+La première action condamnable de Boxtel avait été de passer par-dessus
+un mur pour déterrer la tulipe; la seconde avait été de pénétrer dans le
+séchoir de Cornélius par une fenêtre ouverte; la troisième de
+s'introduire dans la chambre de Rosa avec une fausse clef.
+
+On le voit, l'envie faisait faire à Boxtel des pas rapides dans la
+carrière du crime.
+
+Boxtel se trouva donc seul à seul avec la tulipe.
+
+Un voleur ordinaire eût mit le pot sous son bras et l'eût emporté.
+
+Mais Boxtel n'était point un voleur ordinaire, et il réfléchit.
+
+Il réfléchit en regardant la tulipe, à l'aide de sa lanterne sourde,
+qu'elle n'était pas encore assez avancée pour lui donner la certitude
+qu'elle fleurirait noire, quoique les apparences offrissent toute
+probabilité.
+
+Il réfléchit que si elle ne fleurissait pas noire, ou que, si elle
+fleurissait avec une tache quelconque, il aurait fait un vol inutile.
+
+Il réfléchit que le bruit de ce vol se répandrait, que l'on
+soupçonnerait le voleur, d'après ce qui s'était passé dans le jardin,
+que l'on ferait des recherches, et que, si bien qu'il cachât la tulipe,
+il serait possible de la retrouver.
+
+Il réfléchit que, cachât-il la tulipe de façon à ce qu'elle ne fût pas
+retrouvée, il pourrait, dans tous les transports qu'elle serait obligée
+de subir, lui arriver malheur.
+
+Il réfléchit enfin que mieux valait, puisqu'il avait une clef de la
+chambre de Rosa et pouvait y entrer quand il voulait, il réfléchit qu'il
+valait mieux attendre la floraison, la prendre une heure avant qu'elle
+s'ouvrît, ou une heure après qu'elle serait ouverte, et partir à
+l'instant même sans retard pour Harlem, où, avant qu'on eût même
+réclamé, la tulipe serait devant les juges.
+
+Alors, ce serait celui ou celle qui réclamerait que Boxtel accuserait de
+vol.
+
+C'était un plan bien conçu et digne en tout point de celui qui le
+concevait.
+
+Ainsi tous les soirs, pendant cette douce heure que les jeunes gens
+passaient au guichet de la prison, Boxtel entrait dans la chambre de la
+jeune fille, non pas pour violer le sanctuaire de virginité, mais pour
+suivre les progrès que faisait la tulipe noire dans sa floraison.
+
+Le soir où nous sommes arrivés, il allait entrer comme les autres soirs;
+mais, nous l'avons vu, les jeunes gens n'avaient échangé que quelques
+paroles, et Cornélius avait renvoyé Rosa pour veiller sur la tulipe.
+
+En voyant Rosa entrer dans sa chambre, dix minutes après en être sortie,
+Boxtel comprit que la tulipe avait fleuri ou allait fleurir.
+
+C'était donc pendant cette nuit-là que la grande partie allait se jouer;
+aussi Boxtel se présenta-t-il chez Gryphus avec une provision de
+genièvre double de coutume, c'est-à-dire avec une bouteille dans chaque
+poche.
+
+Gryphus gris, Boxtel était maître de la maison à peu près.
+
+À onze heures, Gryphus était ivre mort. À deux heures du matin, Boxtel
+vit sortir Rosa de sa chambre, mais visiblement elle tenait dans ses
+bras un objet qu'elle portait avec précaution.
+
+Cet objet, c'était sans aucun doute la tulipe noire qui venait de
+fleurir.
+
+Mais qu'allait-elle en faire?
+
+Allait-elle à l'instant même partir pour Harlem avec elle?
+
+Il n'était pas possible qu'une jeune fille entreprît seule, la nuit, un
+pareil voyage.
+
+Allait-elle seulement montrer la tulipe à Cornélius? C'était probable.
+
+Il suivit Rosa pieds nus et sur la pointe du pied.
+
+Il la vit s'approcher du guichet.
+
+Il l'entendit appeler Cornélius.
+
+À la lueur de la lanterne sourde, il vit la tulipe ouverte, noire comme
+la nuit dans laquelle il était caché.
+
+Il entendit tout le projet arrêté entre Cornélius et Rosa d'envoyer un
+messager à Harlem.
+
+Il vit les lèvres des deux jeunes gens se toucher, puis il entendit
+Cornélius renvoyer Rosa.
+
+Il vit Rosa éteindre la lanterne sourde et reprendre le chemin de sa
+chambre.
+
+Il la vit rentrer dans sa chambre.
+
+Puis il la vit, dix minutes après, sortir de sa chambre et en fermer
+avec soin la porte à double clef.
+
+Pourquoi fermait-elle cette porte avec tant de soin? C'est que derrière
+cette porte elle enfermait la tulipe noire.
+
+Boxtel, qui voyait tout cela caché sur le palier de l'étage supérieur à
+la chambre de Rosa, descendit une marche de son étage à lui, lorsque
+Rosa descendait une marche du sien.
+
+De sorte que, lorsque Rosa touchait la dernière marche de l'escalier, de
+son pied léger, Boxtel, d'une main plus légère encore, touchait la
+serrure de la chambre de Rosa avec sa main.
+
+Et dans cette main, on doit le comprendre, était la fausse clef qui
+ouvrait la porte de Rosa, ni plus ni moins facilement que la vraie.
+
+Voilà pourquoi nous avons dit au commencement de ce chapitre que les
+pauvres jeunes gens avaient bien besoin d'être gardés par la protection
+directe du Seigneur.
+
+
+
+
+XXIV
+
+Où la tulipe noire change de maître
+
+
+Cornélius était resté à l'endroit où l'avait laissé Rosa, cherchant
+presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son
+bonheur.
+
+Une demi-heure s'écoula.
+
+Déjà les premiers rayons du jour entraient, bleuâtres et frais, à
+travers les barreaux de la fenêtre dans la prison de Cornélius,
+lorsqu'il tressaillit tout à coup à des pas qui montaient l'escalier et
+à des cris qui se rapprochaient de lui.
+
+Presque au même moment, son visage se trouva en face du visage pâle et
+décomposé de Rosa.
+
+Il recula, pâlissant lui-même d'effroi.
+
+--Cornélius! Cornélius! s'écria celle-ci haletante.
+
+--Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier.
+
+--Cornélius! la tulipe...
+
+--Eh bien?...
+
+--Comment vous dire cela?
+
+--Dites, dites, Rosa.
+
+--On nous l'a prise, on nous l'a volée.
+
+--On nous l'a prise, on nous l'a volée! s'écria Cornélius.
+
+--Oui, dit Rosa en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui,
+prise, volée!
+
+Et, malgré elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses
+genoux.
+
+--Mais comment cela? demanda Cornélius. Dites-moi, expliquez-moi...
+
+--Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus
+dire: Mon bien-aimé.
+
+--Vous l'avez laissée seule! dit Cornélius avec un accent lamentable.
+
+--Un seul instant, pour aller prévenir notre messager qui demeure à
+cinquante pas à peine, sur le bord du Wahal.
+
+--Et pendant ce temps, malgré mes recommandations, vous avez laissé la
+clef à la porte, malheureuse enfant!
+
+--Non, non, non, la clef ne m'a point quittée; je l'ai constamment tenue
+dans ma main, la serrant comme si j'eusse eu peur qu'elle ne m'échappât.
+
+--Mais alors comment cela se fait-il?
+
+--Le sais-je moi-même? J'avais donné la lettre à mon messager; mon
+messager était parti devant moi; je rentre, la porte était fermée;
+chaque chose était à sa place dans ma chambre, excepté la tulipe qui
+avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procuré une clef de ma
+chambre, ou en ait fait faire une fausse.
+
+Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Cornélius, immobile,
+les traits altérés, écoutait presque sans comprendre, murmurant
+seulement:
+
+--Volée, volée, volée! Je suis perdu.
+
+--Oh! M. Cornélius, grâce! grâce! criait Rosa, j'en mourrai.
+
+À cette menace de Rosa, Cornélius saisit les grilles du guichet, et les
+étreignant avec fureur:
+
+--Rosa, s'écria-t-il, on nous a volés, c'est vrai, mais faut-il nous
+laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mais réparable
+peut-être, Rosa; nous connaissons le voleur.
+
+--Hélas! comment voulez-vous que je vous dise positivement?
+
+--Oh! je vous le dis, moi, c'est cet infâme Jacob. Le laisserons-nous
+porter à Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles,
+l'enfant de notre amour. Rosa, il faut le poursuivre, il faut le
+rejoindre!
+
+--Mais comment faire tout cela, mon ami, sans découvrir à mon père que
+nous étions d'intelligence? Comment, moi, une femme si peu libre, si peu
+habile, comment parviendrai-je à ce but, que vous-même n'atteindriez
+peut-être pas?
+
+--Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins
+pas. Vous verrez si je ne découvre pas le voleur; vous verrez si je ne
+lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier
+grâce!
+
+--Hélas! dit Rosa en éclatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je
+les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis
+longtemps?
+
+--Votre père les a; votre infâme père, le bourreau qui m'a déjà écrasé
+le premier caïeu de ma tulipe. Oh, le misérable, le misérable! il est
+complice de Jacob.
+
+--Plus bas, plus bas, au nom du Ciel!
+
+--Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'écria Cornélius au paroxysme de
+la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans
+la prison.
+
+--Mon ami, par pitié.
+
+--Je vous dis, Rosa, que je vais démolir le cachot pierre à pierre.
+
+Et l'infortuné, de ses deux mains, dont la colère décuplait les forces,
+ébranlait la porte à grand bruit, peu soucieux des éclats de sa voix qui
+s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier.
+
+Rosa, épouvantée, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse
+tempête.
+
+--Je vous dis que je tuerai l'infâme Gryphus, hurlait van Baërle; je
+vous dis que je verserai son sang, comme il a versé celui de ma tulipe
+noire.
+
+Le malheureux commençait à devenir fou.
+
+--Eh bien, oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui,
+je lui prendrai ses clefs, oui, je vous ouvrirai; oui, mais calmez-vous,
+mon Cornélius.
+
+Elle n'acheva point, un hurlement poussé devant elle interrompit sa
+phrase.
+
+--Mon père! s'écria Rosa.
+
+--Gryphus! rugit van Baërle, ah! scélérat!
+
+Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, était monté sans qu'on pût
+l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet.
+
+--Ah! vous me prendrez mes clefs, dit-il d'une voix étouffée par la
+colère. Ah! cet infâme, ce monstre, ce conspirateur à pendre est votre
+Cornélius! Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'État. C'est
+bon!
+
+Rosa frappa dans ses deux mains avec désespoir.
+
+--Oh! continua Gryphus, passant de l'accent fiévreux de la colère à la
+froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah!
+monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon
+sang! Très bien! rien que cela! Et de complicité avec ma fille! Jésus!
+mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une
+caverne de voleurs! Ah! M. le gouverneur saura tout ce matin, et Son
+Altesse le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi:
+«Quiconque se rebellera dans la prison (article 6).» Nous allons vous
+donner une seconde édition du Buitenhof, monsieur le savant, et la bonne
+édition celle-là. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et
+vous, la belle, mangez des yeux votre Cornélius. Je vous avertis, mes
+agneaux, que vous n'aurez plus cette félicité de conspirer ensemble. Çà,
+qu'on descende, fille dénaturée. Et vous, monsieur le savant, au revoir;
+soyez tranquille, au revoir!
+
+Rosa, folle de terreur et de désespoir, envoya un baiser à son ami;
+puis, sans doute illuminée d'une pensée soudaine, elle se lança dans
+l'escalier en disant:--Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon
+Cornélius.
+
+Son père la suivit en hurlant.
+
+Quant au pauvre tulipier, il lâcha peu à peu les grilles que retenaient
+ses doigts convulsifs: sa tête s'alourdit, ses yeux oscillèrent dans
+leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en
+murmurant:--Volée! on me l'a volée!
+
+Pendant ce temps, Boxtel sortit du château par la porte qu'avait ouverte
+Rosa elle-même. Boxtel, la tulipe noire enveloppée dans un large
+manteau, Boxtel s'était jeté dans une carriole qui l'attendait à Gorcum,
+et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de
+son départ précipité.
+
+Et maintenant que nous l'avons vu monter dans sa carriole, nous le
+suivrons, si le lecteur y consent, jusqu'au terme de son voyage.
+
+Il marchait doucement; on ne fait pas impunément courir la poste à une
+tulipe noire.
+
+Mais Boxtel, craignant de ne pas arriver assez tôt, fit fabriquer à
+Delft une boîte garnie tout autour de belle mousse fraîche, dans
+laquelle il encaissa sa tulipe; la fleur s'y trouvait si mollement
+accoudée de tous les côtés avec de l'air par en haut, que la carriole
+put prendre le galop, sans préjudice possible.
+
+Il arriva le lendemain matin à Harlem, harassé mais triomphant, changea
+sa tulipe de pot, afin de faire disparaître toute trace de vol, brisa le
+pot de faïence dont il jeta les tessons dans un canal, écrivit au
+président de la société horticole une lettre dans laquelle il lui
+annonçait qu'il venait d'arriver à Harlem avec une tulipe parfaitement
+noire, s'installa dans une bonne hôtellerie avec sa fleur intacte.
+
+Et là attendit.
+
+
+
+
+XXV
+
+Le président van Herysen
+
+
+Rosa, en quittant Cornélius, avait pris son parti.
+
+C'était de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne
+jamais le revoir.
+
+Elle avait vu le désespoir du pauvre prisonnier, double et incurable
+désespoir.
+
+En effet, d'un côté, c'était une séparation inévitable, Gryphus ayant à
+la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous.
+
+De l'autre, c'était le renversement de toutes les espérances d'ambition
+de Cornélius van Baërle, et ces espérances, il les nourrissait depuis
+sept ans.
+
+Rosa était une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines
+de force contre un malheur suprême, trouvent dans le malheur même
+l'énergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le réparer.
+
+La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre,
+pour voir si elle ne s'était pas trompée, et si la tulipe n'était point
+dans quelque coin où elle eût échappé à ses regards. Mais Rosa chercha
+vainement, la tulipe était toujours absente, la tulipe était toujours
+volée.
+
+Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui étaient nécessaires, elle
+prit ses trois cents florins d'épargne, c'est-à-dire toute sa fortune,
+fouilla sous ses dentelles où était enfoui le troisième caïeu, le cacha
+précieusement dans sa poitrine, ferma sa porte à double tour pour
+retarder de tout le temps qu'il faudrait pour l'ouvrir le moment où sa
+fuite serait connue, descendit l'escalier, sortit de la prison par la
+porte qui, une heure auparavant, avait donné passage à Boxtel, se rendit
+chez un loueur de chevaux et demanda à louer une carriole.
+
+Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'était justement celle
+que Boxtel lui avait louée depuis la veille et avec laquelle il courait
+sur la route de Delft.
+
+Nous disons sur la route de Delft, car il fallait faire un énorme détour
+pour aller de Loewestein à Harlem; à vol d'oiseau la distance n'eût pas
+été de moitié.
+
+Mais il n'y a que les oiseaux qui puissent voyager à vol d'oiseau en
+Hollande, le pays le plus coupé de fleuves, de ruisseaux, de rivières,
+de canaux et de lacs qu'il y ait au monde.
+
+Force fut donc à Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confié
+facilement: le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du
+concierge de la forteresse.
+
+Rosa avait un espoir, c'était de rejoindre son messager, bon et brave
+garçon qu'elle emmènerait avec elle et qui lui servirait à la fois de
+guide et de soutien.
+
+En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aperçut allongeant
+le pas sur l'un des bas-côtés d'une charmante route qui côtoyait la
+rivière.
+
+Elle mit son cheval au trot et le rejoignit.
+
+Le brave garçon ignorait l'importance de son message, et cependant
+allait aussi bon train que s'il l'eût connue. En moins d'une heure il
+avait déjà fait une lieue et demie.
+
+Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle
+avait de lui. Le batelier se mit à sa disposition, promettant d'aller
+aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui permît d'appuyer la main
+soit sur la croupe de l'animal, soit sur son garrot.
+
+La jeune fille lui permit d'appuyer la main partout où il voudrait,
+pourvu qu'il ne la retardât point.
+
+Les deux voyageurs étaient déjà partis depuis cinq heures et avaient
+déjà fait plus de huit lieues, que le père Gryphus ne se doutait point
+encore que la jeune fille eût quitté la forteresse.
+
+Le geôlier d'ailleurs, fort méchant homme au fond, jouissait du plaisir
+d'avoir inspiré à sa fille une profonde terreur.
+
+Mais tandis qu'il se félicitait d'avoir à conter une si belle histoire
+au compagnon Jacob, Jacob était aussi sur la route de Delft.
+
+Seulement, grâce à sa carriole, il avait déjà quatre lieues d'avance sur
+Rosa et sur le batelier.
+
+Tandis qu'il se figurait Rosa tremblant ou boudant dans sa chambre, Rosa
+gagnait du terrain.
+
+Personne, excepté le prisonnier, n'était donc où Gryphus croyait que
+chacun était.
+
+Rosa paraissait si peu chez son père depuis qu'elle soignait sa tulipe,
+que ce ne fut qu'à l'heure du dîner, c'est-à-dire à midi, que Gryphus
+s'aperçut qu'au compte de son appétit, sa fille boudait depuis trop
+longtemps.
+
+Il la fit appeler par un de ses porte-clefs; puis comme celui-ci
+descendit en annonçant qu'il l'avait cherchée et appelée en vain, il
+résolut de la chercher et de l'appeler lui-même.
+
+Il commença par aller droit à sa chambre; mais il eut beau frapper, Rosa
+ne répondit point.
+
+On fit venir le serrurier de la forteresse; le serrurier ouvrit la
+porte, mais Gryphus ne trouva pas plus Rosa que Rosa n'avait trouvé la
+tulipe.
+
+Rosa, en ce moment, venait d'entrer à Rotterdam.
+
+Ce qui fait que Gryphus ne la trouva pas plus à la cuisine que dans sa
+chambre, pas plus au jardin que dans la cuisine.
+
+Qu'on juge de la colère du geôlier, lorsqu'ayant battu les environs, il
+apprit que sa fille avait loué un cheval, et, comme Bradamante ou
+Clorinde, était partie en véritable chercheuse d'aventures, sans dire où
+elle allait.
+
+Gryphus remonta furieux chez van Baërle, l'injuria, le menaça, secoua
+tout son pauvre mobilier, lui promit le cachot, lui promit le cul de
+basse-fosse, lui promit la faim et les verges.
+
+Cornélius, sans même écouter ce que disait le geôlier, se laissa
+maltraiter, injurier, menacer, demeurant morne, immobile, anéanti,
+insensible à toute émotion, mort à toute crainte.
+
+Après avoir cherché Rosa de tous les côtés, Gryphus chercha Jacob, et
+comme il ne le trouva pas plus qu'il n'avait retrouvé sa fille, il
+soupçonna dès ce moment Jacob de l'avoir enlevée.
+
+Cependant, la jeune fille, après avoir fait une halte de deux heures à
+Rotterdam, s'était remise en route. Le soir même elle couchait à Delft,
+et le lendemain elle arrivait à Harlem, quatre heures après que Boxtel y
+était arrivé lui-même.
+
+Rosa se fit conduire tout d'abord chez le président de la société
+horticole, maître van Herysen.
+
+Elle trouva le digne citoyen dans une situation que nous ne saurions
+omettre de dépeindre, sans manquer à tous nos devoirs de peintre et
+d'historien.
+
+Le président rédigeait un rapport au comité de la société.
+
+Ce rapport était sur grand papier et de la plus belle écriture du
+président.
+
+Rosa se fit annoncer sous son simple nom de Rosa Gryphus; mais ce nom,
+si sonore qu'il fût, était inconnu du président, car Rosa fut refusée.
+Il est difficile de forcer les consignes en Hollande, pays des digues et
+des écluses.
+
+Mais Rosa ne se rebuta point, elle s'était imposé une mission et s'était
+juré à elle-même de ne se laisser abattre ni par les rebuffades, ni par
+les brutalités, ni par les injures.
+
+--Annoncez à M. le président, dit-elle, que je viens lui parler pour la
+tulipe noire.
+
+Ces mots, non moins magiques que le fameux: _Sésame, ouvre-toi_, des
+_Mille et une Nuits_, lui servirent de _passe-porte_. Grâce à ces mots,
+elle pénétra jusque dans le bureau du président van Herysen, qu'elle
+trouva galamment en chemin pour venir à sa rencontre.
+
+C'était un bon petit homme au corps grêle, représentant assez exactement
+la tige d'une fleur dont la tête formait le calice, deux bras vagues et
+pendants simulaient la double feuille oblongue de la tulipe, un certain
+balancement qui lui était habituel complétait sa ressemblance avec cette
+fleur lorsqu'elle s'incline sous le souffle du vent.
+
+Nous avons dit qu'il s'appelait M. van Herysen.
+
+--Mademoiselle, s'écria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la
+tulipe noire?
+
+Pour M. le président de la société horticole, la _tulipa nigra_ était
+une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualité de reine
+des tulipes, envoyer des ambassadeurs.
+
+--Oui, monsieur, répondit Rosa, je viens du moins pour vous parler
+d'elle.
+
+--Elle se porte bien? fit van Herysen avec un sourire de tendre
+vénération.
+
+--Hélas! monsieur, je ne sais, dit Rosa.
+
+--Comment! lui serait-il donc arrivé quelque malheur?
+
+--Un bien grand, oui, monsieur, non pas à elle, mais à moi.
+
+--Lequel?
+
+--On me l'a volée.
+
+--On vous a volé la tulipe noire?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Savez-vous qui?
+
+--Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser.
+
+--Mais la chose sera facile à vérifier.
+
+--Comment cela?
+
+--Depuis qu'on vous l'a volée, le voleur ne saurait être loin.
+
+--Pourquoi ne peut-il être loin?
+
+--Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures.
+
+--Vous avez vu la tulipe noire? s'écria Rosa en se précipitant vers M.
+van Herysen.
+
+--Comme je vous vois, mademoiselle.
+
+--Mais où cela?
+
+--Chez votre maître, apparemment.
+
+--Chez mon maître?
+
+--Oui. N'êtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel?
+
+--Moi?
+
+--Sans doute, vous.
+
+--Mais pour qui donc me prenez-vous, monsieur?
+
+--Mais pour qui me prenez-vous, vous-même?
+
+--Monsieur, je vous prends, je l'espère, pour ce que vous êtes,
+c'est-à-dire pour l'honorable M. van Herysen, bourgmestre de Harlem et
+président de la société horticole.
+
+--Et vous venez me dire?
+
+--Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a volé ma tulipe.
+
+--Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez
+mal mon enfant; ce n'est pas à vous, mais à M. Boxtel qu'on a volé la
+tulipe.
+
+--Je vous répète, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M.
+Boxtel et que voilà la première fois que j'entends prononcer ce nom.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une
+tulipe noire?
+
+--Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa toute frissonnante.
+
+--Il y a celle de M. Boxtel, oui.
+
+--Comment est-elle?
+
+--Noire, pardieu!
+
+--Sans tache?
+
+--Sans une seule tache, sans le moindre point.
+
+--Et vous avez cette tulipe? Elle est déposée ici?
+
+--Non, mais elle y sera déposée, car je dois en faire l'exhibition au
+comité avant que le prix ne soit décerné.
+
+--Monsieur, s'écria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit
+propriétaire de la tulipe noire...
+
+--Et qui l'est en effet.
+
+--Monsieur, n'est-ce point un homme maigre?
+
+--Oui.
+
+--Chauve?
+
+--Oui.
+
+--Ayant l'œil hagard?
+
+--Je crois que oui.
+
+--Inquiet, voûté, jambes torses?
+
+--En vérité, vous faites le portrait, trait pour trait de M. Boxtel.
+
+--Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de faïence bleue et blanche à
+fleurs jaunâtres qui représente une corbeille sur trois faces du pot?
+
+--Ah! quant à cela, j'en suis moins sûr, j'ai plus regardé la fleur que
+le pot.
+
+--Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a été volée; monsieur,
+c'est mon bien; monsieur, je viens le réclamer ici devant vous, à vous.
+
+--Oh! oh! fit M. van Herysen en regardant Rosa. Quoi! vous venez
+réclamer ici la tulipe de M. Boxtel? Tudieu, vous êtes une hardie
+commère.
+
+--Monsieur, dit Rosa un peu troublée de cette apostrophe, je ne dis pas
+que je viens réclamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens
+réclamer la mienne.
+
+--La vôtre?
+
+--Oui: celle que j'ai plantée, élevée moi-même.
+
+--Eh bien, allez trouver M. Boxtel à l'hôtellerie du Cygne blanc, vous
+vous arrangerez avec lui; quant à moi, comme le procès me paraît aussi
+difficile à juger que celui qui fût porté devant le feu roi Salomon, et
+que je n'ai pas la prétention d'avoir sa sagesse, je me contenterai de
+faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et
+d'ordonnancer les cent mille florins à son inventeur. Adieu, mon enfant.
+
+--Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa.
+
+--Seulement, mon enfant, continua van Herysen, comme vous êtes jolie,
+comme vous êtes jeune, comme vous n'êtes pas encore pervertie, recevez
+mon conseil. Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal
+et une prison à Harlem; de plus, nous sommes extrêmement chatouilleux
+sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez. M. Isaac Boxtel,
+hôtel du Cygne blanc.
+
+Et M. van Herysen, reprenant sa belle plume, continua son rapport
+interrompu.
+
+
+
+
+XXVI
+
+Un membre de la société horticole
+
+
+Rosa éperdue, presque folle de joie et de crainte à l'idée que la tulipe
+noire était retrouvée, prit le chemin de l'hôtellerie du Cygne blanc,
+suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de
+dévorer à lui seul dix Boxtels.
+
+Pendant la route, le batelier avait été mis au courant; il ne reculait
+pas devant la lutte, au cas où une lutte s'engagerait; seulement, ce cas
+échéant, il avait ordre de ménager la tulipe.
+
+Mais arrivée dans le Groote Markt, Rosa s'arrêta tout à coup; une pensée
+subite venait de la saisir, semblable à cette Minerve d'Homère, qui
+saisit Achille par les cheveux, au moment où la colère va l'emporter.
+
+--Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute énorme, j'ai perdu
+peut-être et Cornélius, et la tulipe et moi!... J'ai donné l'éveil, j'ai
+donné des soupçons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se
+liguer contre moi, et alors je suis perdue... Oh! moi perdue, ce ne
+serait rien, mais Cornélius, mais la tulipe!
+
+Elle se recueillit un moment.
+
+--Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel
+n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a
+découvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a été volée par un autre
+que celui que je soupçonne, ou a déjà passé dans d'autres mains, si je
+ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que
+la tulipe est à moi? D'un autre côté, si je reconnais ce Boxtel pour le
+faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons
+ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit
+du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-être
+en ce moment.
+
+Cette prière faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle
+demandait au ciel.
+
+Cependant un grand bruit bourdonnait à l'extrémité du Groote Markt. Les
+gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, était insensible à
+tout ce mouvement de la population.
+
+--Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le président.
+
+--Retournons, dit le batelier.
+
+Ils prirent la petite rue de la Paille qui les mena droit au logis de M.
+van Herysen, lequel, de sa plus belle écriture et avec sa meilleure
+plume, continuait à travailler à son rapport. Partout, sur son passage,
+Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille
+florins; la nouvelle courait déjà la ville. Rosa n'eut pas peu de peine
+à pénétrer de nouveau chez M. van Herysen, qui cependant se sentit ému,
+comme la première fois, au mot magique de la tulipe noire. Mais quand il
+reconnut Rosa, dont il avait dans son esprit, fait une folle, ou pis que
+cela, la colère le prit et il voulut la renvoyer.
+
+Mais Rosa joignit les mains, et avec cet accent d'honnête vérité qui
+pénètre les cœurs:
+
+--Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas: écoutez, au
+contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouvez me faire
+rendre justice, du moins vous n'aurez pas à vous reprocher un jour, en
+face de Dieu, d'avoir été complice d'une mauvaise action.
+
+Van Herysen trépignait d'impatience; c'était la seconde fois que Rosa le
+dérangeait au milieu d'une rédaction à laquelle il mettait son double
+amour-propre de bourgmestre et de président de la société horticole.
+
+--Mais mon rapport! s'écria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire!
+
+--Monsieur, continua Rosa avec la fermeté de l'innocence et de la
+vérité, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposera, si vous ne
+m'écoutez, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en
+supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce M.
+Boxtel, que je soutiens, moi, être M. Jacob, et je jure Dieu de lui
+laisser la propriété de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et
+son propriétaire.
+
+--Pardieu! la belle avance, dit van Herysen.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus?
+
+--Mais enfin, dit Rosa désespérée, vous êtes honnête homme, monsieur. Eh
+bien, si non seulement vous alliez donner le prix à un homme pour une
+œuvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une œuvre volée.
+
+Peut-être l'accent de Rosa avait-il amené une certaine conviction dans
+le cœur de van Herysen et allait-il répondre plus doucement à la pauvre
+fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait
+purement et simplement être une augmentation du bruit que Rosa avait
+déjà entendu, mais sans y attacher d'importance, au Groote Markt, et qui
+n'avait pas eu le pouvoir de la réveiller de sa fervente prière.
+
+Des acclamations bruyantes ébranlèrent la maison.
+
+M. van Herysen prêta l'oreille à ces acclamations, qui pour Rosa
+n'avaient point été un bruit d'abord, et maintenant n'étaient qu'un
+bruit ordinaire.
+
+--Qu'est-ce que cela? s'écria le bourgmestre, qu'est-ce cela? Serait-il
+possible et ai-je bien entendu?
+
+Et il se précipita vers son antichambre, sans plus se préoccuper de Rosa
+qu'il laissa dans son cabinet.
+
+À peine arrivé dans son antichambre, M. van Herysen poussa un grand cri
+en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule.
+
+Accompagné, ou plutôt suivi de la multitude, un jeune homme vêtu
+simplement d'un habit de petit velours violet brodé d'argent montait
+avec une noble lenteur les degrés de pierre, éclatants de blancheur et
+de propreté.
+
+Derrière lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la
+cavalerie.
+
+Van Herysen, se faisant faire place au milieu des domestiques effarés,
+vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant, qui
+causait toute cette rumeur.
+
+--Monseigneur, s'écria-t-il, monseigneur, Votre Altesse chez moi!
+honneur éclatant à jamais pour mon humble maison.
+
+--Cher M. van Herysen, dit Guillaume d'Orange avec une sérénité qui,
+chez lui, remplaçait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime
+l'eau, la bière et les fleurs, quelquefois même ce fromage dont les
+Français estiment le goût; parmi les fleurs, celles que je préfère sont
+naturellement les tulipes. J'ai ouï dire à Leyde que la ville de Harlem
+possédait enfin la tulipe noire, et, après m'être assuré que la chose
+était vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au
+président de la société d'horticulture.
+
+--Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Herysen ravi, quelle gloire pour
+la société si ses travaux agréent à Votre Altesse.
+
+--Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait déjà
+d'avoir trop parlé.
+
+--Hélas, non, monseigneur, je ne l'ai pas ici.
+
+--Et où est-elle?
+
+--Chez son propriétaire.
+
+--Quel est ce propriétaire?
+
+--Un brave tulipier de Dordrecht.
+
+--De Dordrecht?
+
+--Oui.
+
+--Et il s'appelle?...
+
+--Boxtel.
+
+--Il loge?
+
+--Au Cygne blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse
+veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que
+monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe à monseigneur.
+
+--C'est bien, mandez-le.
+
+--Oui, Votre Altesse. Seulement...
+
+--Quoi?
+
+--Oh! rien d'important, monseigneur.
+
+--Tout est important dans ce monde, M. van Herysen.
+
+--Eh bien, monseigneur, une difficulté s'élevait.
+
+--Laquelle?
+
+--Cette tulipe est déjà revendiquée par des usurpateurs. Il est vrai
+qu'elle vaut cent mille florins.
+
+--En vérité!
+
+--Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires.
+
+--C'est un crime cela, M. van Herysen.
+
+--Oui, Votre Altesse.
+
+--Et, avez-vous les preuves de ce crime?
+
+--Non, monseigneur, la coupable...
+
+--La coupable, monsieur?...
+
+--Je veux dire, celle qui réclame la tulipe, monseigneur, est là, dans
+la chambre à côté.
+
+--Là! Qu'en pensez-vous, M. van Herysen?
+
+--Je pense, monseigneur, que l'appât des cent mille florins l'aura
+tentée.
+
+--Et elle réclame la tulipe?
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Et que dit-elle, de son côté, comme preuve?
+
+--J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entrée.
+
+--Écoutons-la, M. van Herysen, écoutons-la; je suis le premier magistrat
+du pays, j'entendrai la cause et ferai justice.
+
+--Voilà mon roi Salomon trouvé, dit van Herysen en s'inclinant et en
+montrant le chemin au prince.
+
+Celui-ci allait prendre le pas sur son interlocuteur, quand s'arrêtant
+soudain:
+
+--Passez devant, dit-il, et appelez-moi monsieur.
+
+Ils entrèrent dans le cabinet.
+
+Rosa était toujours à la même place, appuyée à la fenêtre et regardant
+par les vitres dans le jardin.
+
+--Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et
+les jupes rouges de Rosa.
+
+Celle-ci se retourna au bruit, mais à peine vit-elle le prince, qui
+s'asseyait à l'angle le plus obscur de l'appartement.
+
+Toute son attention, on le comprend, était pour cet important personnage
+que l'on appelait van Herysen, et non pour cet humble étranger qui
+suivait le maître de la maison, et qui probablement ne s'appelait pas
+Monsieur.
+
+L'humble étranger prit un livre dans la bibliothèque et fit signe à van
+Herysen de commencer l'interrogatoire.
+
+Van Herysen, toujours à l'invitation du jeune homme à l'habit violet,
+s'assit à son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui
+était accordée:
+
+--Ma fille, dit-il, vous me promettez la vérité, toute la vérité sur
+cette tulipe?
+
+--Je vous la promets.
+
+--Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de
+la société horticole.
+
+--Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous ai point dit
+déjà?
+
+--Eh bien alors?
+
+--Alors, j'en reviendrai à la prière que je vous ai adressée.
+
+--Laquelle?
+
+--De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas
+pour la mienne, je le dirai franchement; mais si je la reconnais, je la
+réclamerai, dussé-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-même,
+mes preuves à la main!
+
+--Vous avez donc des preuves, la belle enfant?
+
+--Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira.
+
+Van Herysen échangea un regard avec le prince, qui, depuis les premiers
+mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce
+n'était point la première fois que cette voix douce frappât ses
+oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Herysen
+continua l'interrogatoire.
+
+--Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous êtes la
+propriétaire de la tulipe noire?
+
+--Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plantée
+et cultivée dans ma propre chambre.
+
+--Dans votre chambre, et où était votre chambre?
+
+--À Loewestein.
+
+--Vous êtes à Loewestein?
+
+--Je suis la fille du geôlier de la forteresse.
+
+Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:--Ah! c'est cela, je
+me rappelle maintenant.
+
+Et tout en faisant semblant de lire, il regarda Rosa avec plus
+d'attention encore qu'auparavant.
+
+--Et vous aimez les fleurs? continua van Herysen.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors, vous êtes une savante fleuriste?
+
+Rosa hésita un instant, puis avec un accent tiré du plus profond de son
+cœur:
+
+--Messieurs, je parle à des gens d'honneur? dit-elle.
+
+L'accent était si vrai, que van Herysen et le prince répondirent tous
+deux en même temps par un mouvement de tête affirmatif.
+
+--Eh bien, non, ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non!
+moi je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la
+Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni écrire. Non!
+la tulipe n'a pas été trouvée par moi-même.
+
+--Et par qui a-t-elle été trouvée?
+
+--Par un pauvre prisonnier de Loewestein.
+
+--Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince.
+
+Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit à son tour.
+
+--Par un prisonnier d'État alors, continua le prince, car à Loewestein,
+il n'y a que des prisonniers d'État?
+
+Et il se remit à lire, ou du moins fit semblant de se remettre à lire.
+
+--Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'État.
+
+Van Herysen pâlit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil
+témoin.
+
+--Continuez, dit froidement Guillaume au président de la société
+horticole.
+
+--Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant à celui qu'elle croyait son
+véritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravement.
+
+--En effet, dit van Herysen, les prisonniers d'État doivent être au
+secret à Loewestein.
+
+--Hélas! monsieur.
+
+--Et, d'après ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profité
+de votre position comme fille du geôlier et que vous auriez communiqué
+avec lui pour cultiver des fleurs?
+
+--Oui, monsieur, murmura Rosa éperdue; oui, je suis forcée de l'avouer,
+je le voyais tous les jours.
+
+--Malheureuse! s'écria M. van Herysen.
+
+Le prince leva la tête en observant l'effroi de Rosa et la pâleur du
+président.
+
+--Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentuée, cela ne regarde
+pas les membres de la société horticole; ils ont à juger de la tulipe
+noire et ne connaissent pas les délits politiques. Continuez, jeune
+fille, continuez.
+
+Van Herysen, par un éloquent regard, remercia au nom des tulipes le
+nouveau membre de la société horticole.
+
+Rosa, rassurée par cette espèce d'encouragement que lui avait donné
+l'inconnu, raconta tout ce qui s'était passé depuis trois mois, tout ce
+qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des
+duretés de Gryphus, de la destruction du premier caïeu, de la douleur du
+prisonnier, des précautions prises pour que le second caïeu arrivât
+bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur
+séparation; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait
+plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait éprouvée à leur
+réunion, enfin de leur désespoir à tous deux lorsqu'ils avaient su que
+la tulipe qui venait de fleurir leur avait été volée une heure après sa
+floraison.
+
+Tout cela était dit avec un accent de vérité qui laissait le prince
+impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son
+effet sur M. van Herysen.
+
+--Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissiez ce
+prisonnier.
+
+Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfonça dans
+l'ombre, comme s'il eût voulu fuir ce regard.
+
+--Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle.
+
+--Parce qu'il n'y a que quatre mois que le geôlier Gryphus et sa fille
+sont à Loewestein.
+
+--C'est vrai, monsieur.
+
+--Et à moins que vous n'ayez sollicité le changement de votre père pour
+suivre quelque prisonnier qui aurait été transporté de la Haye à
+Loewestein...
+
+--Monsieur! fit Rosa en rougissant.
+
+--Achevez, dit Guillaume.
+
+--Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier à la Haye.
+
+--Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume.
+
+En ce moment l'officier qui avait été envoyé près de Boxtel rentra et
+annonça au prince que celui qu'il était allé quérir le suivait avec sa
+tulipe.
+
+
+
+
+XXVII
+
+Le troisième caïeu
+
+
+L'annonce du retour de Boxtel était à peine faite, que Boxtel entra en
+personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant
+dans une caisse le précieux fardeau, qui fut déposé sur une table.
+
+Le prince, prévenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se
+tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur où
+lui-même avait placé son fauteuil.
+
+Rosa, palpitante, pâle, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitât à
+aller voir à son tour.
+
+Elle entendit la voix de Boxtel.
+
+--C'est lui! s'écria-t-elle.
+
+Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte
+entr'ouverte.
+
+--C'est ma tulipe, s'écria Rosa, c'est elle, je la reconnais. Ô mon
+pauvre Cornélius.
+
+Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'à la porte, où
+il demeura un instant dans la lumière.
+
+Les yeux de Rosa s'arrêtèrent sur lui. Plus que jamais elle était
+certaine que ce n'était pas la première fois qu'elle voyait cet
+étranger.
+
+--M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici.
+
+Boxtel accourut avec empressement et se trouva face à face avec
+Guillaume d'Orange.
+
+--Son Altesse! s'écria-t-il en reculant.
+
+--Son Altesse! répéta Rosa tout étourdie.
+
+À cette exclamation partie à sa gauche, Boxtel se retourna et aperçut
+Rosa.
+
+À cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une
+pile de Volta.
+
+--Ah! murmura le prince se parlant à lui-même, il est troublé.
+
+Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-même, s'était déjà remis.
+
+--M. Boxtel, dit Guillaume, il paraît que vous avez trouvé le secret de
+la tulipe noire?
+
+--Oui, monseigneur, répondit Boxtel d'une voix où perçait un peu de
+trouble.
+
+Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'émotion que le tulipier
+avait éprouvée en reconnaissant Guillaume.
+
+--Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prétend l'avoir
+trouvé aussi.
+
+Boxtel sourit de dédain et haussa les épaules.
+
+Guillaume suivait tous ses mouvements avec un intérêt de curiosité
+remarquable.
+
+--Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince.
+
+--Non, monseigneur.
+
+--Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel?
+
+--Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je veux dire qu'à Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel
+se faisait appeler M. Jacob.
+
+--Que dites-vous à cela, M. Boxtel?
+
+--Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur.
+
+--Vous niez avoir jamais été à Loewestein?
+
+Boxtel hésita; l'œil fixe et impérieusement scrutateur, le prince
+l'empêchait de mentir.
+
+--Je ne puis nier avoir été à Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir
+volé la tulipe.
+
+--Vous me l'avez volée et dans ma chambre! s'écria Rosa indignée.
+
+--Je le nie.
+
+--Écoutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour où je
+préparai la plate-bande où je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie
+dans le jardin où j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-là
+vous être précipité, après ma sortie, sur l'endroit où vous espériez
+trouver le caïeu? Niez-vous avoir fouillé la terre avec vos mains, mais
+inutilement, Dieu merci! car ce n'était qu'une ruse pour reconnaître vos
+intentions? Dites, niez-vous tout cela?
+
+Boxtel ne jugea point à propos de répondre à ces diverses
+interrogations. Mais laissant la polémique entamée avec Rosa et se
+retournant vers le prince:
+
+--Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes à
+Dordrecht; j'ai même acquis dans cet art une certaine réputation: une de
+mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai dédiée au roi
+de Portugal. Maintenant voici la vérité. Cette jeune fille savait que
+j'avais trouvé la tulipe noire, et de concert avec un certain amant
+qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a formé le
+projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que
+je gagnerai, j'espère, grâce à votre justice.
+
+--Oh! s'écria Rosa outrée de colère.
+
+--Silence, dit le prince.
+
+Puis se tournant vers Boxtel:
+
+--Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites être l'amant de
+cette jeune fille?
+
+Rosa faillit s'évanouir, car le prisonnier était recommandé par le
+prince comme un grand coupable.
+
+Rien ne pouvait être plus agréable à Boxtel que cette question.
+
+--Quel est ce prisonnier? répéta-t-il.
+
+--Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera à
+Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probité. Ce prisonnier
+est un criminel d'État, condamné une fois à mort.
+
+--Et qui s'appelle...?
+
+Rosa cacha sa tête dans ses deux mains avec un mouvement désespéré.
+
+--Qui s'appelle Cornélius van Baërle, dit Boxtel et qui est le propre
+filleul de ce scélérat de Corneille de Witt.
+
+Le prince tressaillit. Son œil calme jeta une flamme, et le froid de la
+mort s'étendit de nouveau sur son visage immobile.
+
+Il alla à Rosa et lui fit du doigt signe d'écarter ses mains de son
+visage.
+
+Rosa obéit, comme eût fait sans voir une femme soumise à un pouvoir
+magnétique.
+
+--C'est donc pour suivre cet homme que vous êtes venue me demander à
+Leyde le changement de votre père?
+
+Rosa baissa la tête et s'affaissa écrasée en murmurant:
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Poursuivez, dit le prince à Boxtel.
+
+--Je n'ai rien à dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout.
+Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire
+rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu à Loewestein parce
+que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux
+Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demandée en
+mariage, et comme je n'étais pas riche, imprudent que j'étais, je lui ai
+confié mon espérance de toucher cent mille florins; et pour justifier
+cette espérance, je lui ai montré la tulipe noire. Alors, comme son
+amant, à Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il
+tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont comploté ma
+perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a été enlevée de
+chez moi par cette jeune fille, portée dans sa chambre, où j'ai eu le
+bonheur de la reprendre au moment où elle avait l'audace d'expédier un
+messager pour annoncer à MM. les membres de la société d'horticulture
+qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas
+démontée pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a
+gardée dans sa chambre, l'aura-t-elle montrée à quelques personnes
+qu'elle appellera en témoignage? Mais heureusement, monseigneur, vous
+voilà prévenu contre cette intrigue et ses témoins.
+
+--Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infâme! gémit Rosa en larmes, en se jetant
+aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en
+pitié son horrible angoisse.
+
+--Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour
+vous avoir ainsi conseillée; car vous êtes si jeune et vous avez l'air
+si honnête, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous.
+
+--Monseigneur! monseigneur! s'écria Rosa, Cornélius n'est pas coupable.
+
+Guillaume fit un mouvement.
+
+--Pas coupable de vous avoir conseillée. C'est cela que vous voulez
+dire, n'est-ce pas?
+
+--Je veux dire, monseigneur, que Cornélius n'est pas plus coupable du
+second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier.
+
+--Du premier? Et savez-vous quel a été ce premier crime? Savez-vous de
+quoi il a été accusé et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille
+de Witt, caché la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de
+Louvois.
+
+--Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il fût détenteur de cette
+correspondance; il l'ignorait entièrement. Eh! mon Dieu! il me l'eût
+dit. Est-ce que ce cœur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'eût
+caché? Non, non, monseigneur, je le répète, dussé-je encourir votre
+colère, Cornélius n'est pas plus coupable du premier crime que du
+second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon
+Cornélius, monseigneur!
+
+--Un de Witt! s'écria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaît que trop,
+puisqu'il lui a déjà fait une fois grâce de la vie.
+
+--Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'État, je l'ai déjà dit, ne
+sont point du ressort de la société horticole de Harlem.
+
+Puis, fronçant le sourcil:
+
+--Quant à la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice
+sera faite.
+
+Boxtel salua, le cœur plein de joie, et reçut les félicitations du
+président.
+
+--Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli
+commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable
+paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir
+même... mais il ne doit pas voler.
+
+--Voler! s'écria Rosa, voler! lui, Cornélius, oh! monseigneur, prenez
+garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le
+tueraient plus sûrement que n'eût fait l'épée du bourreau sur le
+Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme
+qui l'a commis.
+
+--Prouvez-le, dit froidement Boxtel.
+
+--Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne
+avec énergie.
+
+Puis se retournant vers Boxtel:
+
+--La tulipe était à vous?
+
+--Oui.
+
+--Combien avait-elle de caïeux?
+
+Boxtel hésita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait
+pas cette question si les deux caïeux connus existaient seuls.
+
+--Trois, dit-il.
+
+--Que sont devenus ces caïeux? demanda Rosa.
+
+--Ce qu'ils sont devenus?... l'un a avorté, l'autre a donné la tulipe
+noire...
+
+--Et le troisième?
+
+--Le troisième?
+
+--Le troisième, où est-il?
+
+--Le troisième est chez moi, dit Boxtel tout troublé.
+
+--Chez vous? Où cela? À Loewestein ou à Dordrecht?
+
+--À Dordrecht, dit Boxtel.
+
+--Vous mentez! s'écria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant
+vers le prince, la véritable histoire de ces trois caïeux, je vais vous
+la dire, moi. Le premier a été écrasé par mon père dans la chambre du
+prisonnier, et cet homme le sait bien, car il espérait s'en emparer, et
+quand il vit cet espoir déçu, il faillit se brouiller avec mon père qui
+le lui enlevait. Le second, soigné par moi, a donné la tulipe noire, et
+le troisième, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le
+troisième le voici dans le même papier qui l'enveloppait avec les deux
+autres quand, au moment de monter sur l'échafaud, Cornélius van Baërle
+me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez.
+
+Et Rosa, démaillotant le caïeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au
+prince, qui le prit de ses mains et l'examina.
+
+--Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir volé
+comme la tulipe? balbutia Boxtel effrayé de l'attention avec laquelle le
+prince examinait le caïeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait
+quelques lignes tracées sur le papier resté entre ses mains.
+
+Tout à coup les yeux de la jeune fille s'enflammèrent, elle relut
+haletante ce papier mystérieux, et poussant un cri en tendant le papier
+au prince:
+
+--Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume
+passa le troisième caïeu au président, prit le papier et lut. À peine
+Guillaume eut-il jeté les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main
+trembla comme si elle était prête à laisser échapper le papier; ses yeux
+prirent une effrayante expression de douleur et de pitié. Cette feuille,
+que venait de lui remettre Rosa, était la page de la Bible que Corneille
+de Witt avait envoyée à Dordrecht, par Craeke, le messager de son frère
+Jean, pour prier Cornélius de brûler la correspondance du grand
+pensionnaire avec Louvois. Cette prière, on se le rappelle, était conçue
+en ces termes:
+
+ «Cher filleul,
+
+ «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans
+ l'ouvrir, afin qu'il demeure inconnu à toi-même: les secrets du genre de
+ celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle-le, et tu auras sauvé
+ Jean et Corneille.
+
+ «Adieu, et aime-moi.
+
+ «CORNEILLE DE WITT.
+
+ «20 août 1672.»
+
+Cette feuille était à la fois la preuve de l'innocence de van Baërle et
+son titre de propriété aux caïeux de la tulipe.
+
+Rosa et le stathouder échangèrent un seul regard.
+
+Celui de Rosa voulait dire: «Vous voyez bien!»
+
+Celui du stathouder signifiait: «Silence et attends!»
+
+Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son
+front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard
+plonger avec sa pensée dans cet abîme sans fond et sans ressource qu'on
+appelle le repentir et la honte du passé.
+
+Bientôt relevant la tête avec effort:
+
+--Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis.
+
+Puis au président:
+
+--Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune
+fille et la tulipe. Adieu.
+
+Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courbé sous l'immense bruit
+des acclamations populaires.
+
+Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourmenté. Ce papier, que
+Guillaume avait reçu des mains de Rosa, qu'il avait lu, plié et mis dans
+sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquiétait.
+
+Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et
+se confia tout entière à Dieu en murmurant:
+
+--Mon Dieu! saviez-vous vous-même dans quel but mon bon Cornélius
+m'apprenait à lire?
+
+Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui récompense les
+hommes selon leurs mérites.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+La chanson des fleurs
+
+
+Pendant que s'accomplissaient les événements que nous venons de
+raconter, le malheureux van Baërle, oublié dans la chambre de la
+forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un
+prisonnier peut souffrir quand son geôlier a pris le parti bien arrêté
+de se transformer en bourreau.
+
+Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob,
+Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait était l'œuvre du démon,
+et que le docteur Cornélius van Baërle était l'envoyé de ce démon sur la
+terre.
+
+Il en résulta qu'un beau matin--c'était le troisième jour depuis la
+disparition de Jacob et de Rosa--, il en résulta qu'un beau matin, il
+monta à la chambre de Cornélius plus furieux encore que de coutume.
+
+Celui-ci, les deux coudes appuyés sur la fenêtre, la tête appuyée sur
+ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les
+moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour
+refouler ses larmes et empêcher sa philosophie de s'évaporer.
+
+Les pigeons y étaient toujours, mais l'espoir n'y était plus; mais
+l'avenir manquait.
+
+Hélas! Rosa surveillée ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement
+écrire, et si elle écrivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses
+lettres?
+
+Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de
+malignité dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se
+ralentît un moment, et puis, outre la réclusion, outre l'absence,
+n'avait-elle pas à souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce
+sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas à la façon des pères du
+théâtre grec? Quand le genièvre lui montait au cerveau, ne donnait-il
+pas à son bras, trop bien raccommodé par Cornélius, la vigueur de deux
+bras et d'un bâton?
+
+Cette idée, que Rosa était peut-être maltraitée, exaspérait Cornélius.
+
+Il sentait alors son inutilité, son impuissance, son néant. Il se
+demandait si Dieu était bien juste d'envoyer tant de maux à deux
+créatures innocentes. Et certainement dans ces moments-là il doutait. Le
+malheur ne rend pas crédule.
+
+Van Baërle avait bien formé le projet d'écrire à Rosa. Mais où était
+Rosa?
+
+Il avait bien eu l'idée d'écrire à la Haye pour prévenir de ce que
+Gryphus voulait sans doute amasser, par une dénonciation, de nouveaux
+orages sur sa tête.
+
+Mais avec quoi écrire? Gryphus lui avait enlevé crayon et papier.
+D'ailleurs, eût-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas
+Gryphus qui se chargerait de sa lettre.
+
+Alors Cornélius passait et repassait dans sa tête toutes ces pauvres
+ruses employées par les prisonniers.
+
+Il avait bien songé à une évasion, chose à laquelle il ne songeait pas
+quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus
+une évasion lui paraissait impossible. Il était de ces natures choisies
+qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes
+occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand
+chemin des gens médiocres, et qui les mène à tout.
+
+--Comment serait-il possible, se disait Cornélius, que je pusse m'enfuir
+de Loewestein, d'où s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette évasion,
+n'a-t-on pas tout prévu? Les fenêtres ne sont-elles pas gardées? Les
+portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas
+dix fois plus vigilants?
+
+«Puis outre les fenêtres gardées, les portes doubles, les postes plus
+vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus
+d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus?
+
+«Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa.
+Quand j'userais dix ans de ma vie à fabriquer une lime pour scier mes
+barreaux, à tresser des cordes pour descendre par la fenêtre, ou me
+coller des ailes aux épaules pour m'envoler comme Dédale... Mais je suis
+dans une période de mauvaise chance! La lime s'émoussera, la corde se
+rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera
+boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le musée de la Haye,
+entre le pourpoint taché de sang de Guillaume le Taciturne et la femme
+marine recueillie à Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour résultat
+que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosités de la
+Hollande.
+
+«Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque
+noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la
+société de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a
+pas à en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une façon
+sensible à mon amour-propre, à mon amour ou à ma sûreté personnelle. Je
+me sens, depuis ma réclusion, une vigueur étrange, hargneuse,
+insupportable. J'ai des prurits de lutte, des appétits de bataille, des
+soifs incompréhensibles de horions. Je sauterai à la gorge de mon vieux
+scélérat, et je l'étranglerai!»
+
+Cornélius, à ces derniers mots, s'arrêta un instant, la bouche
+contractée, l'œil fixe.
+
+Il retournait avidement dans son esprit une pensée qui lui souriait.
+
+--Eh mais! continua Cornélius, une fois Gryphus étranglé, pourquoi ne
+pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si
+je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui
+expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fenêtre dans le Wahal? Je
+sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus
+est son père; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait
+pour moi, de lui avoir étranglé ce père, si brutal qu'il fût, si méchant
+qu'il ait été. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant
+la péroraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs
+qui aura trouvé Gryphus râlant encore ou étranglé tout à fait, et qui me
+remettra la main sur l'épaule. Je reverrai alors le Buitenhof et
+l'éclair de cette vilaine épée, qui cette fois ne s'arrêtera pas en
+route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Cornélius, mon
+ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment
+retrouver Rosa?
+
+Telles étaient les réflexions de Cornélius trois jours après la scène
+funeste de séparation entre Rosa et son père, juste au moment où nous
+avons montré au lecteur Cornélius accoudé sur sa fenêtre.
+
+C'est dans ce moment même que Gryphus entra.
+
+Il tenait à la main un énorme bâton, ses yeux étincelaient de mauvaises
+pensées; un mauvais sourire crispait ses lèvres; un mauvais balancement
+agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les
+mauvaises dispositions.
+
+Cornélius, rompu comme nous venons de le voir, par la nécessité de la
+patience, nécessité que le raisonnement avait menée jusqu'à la
+conviction, Cornélius l'entendit entrer, devina que c'était lui, mais ne
+se détourna même pas.
+
+Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derrière lui.
+
+Rien n'est plus désagréable aux gens qui sont en veine de colère que
+l'indifférence de ceux à qui cette colère doit s'adresser.
+
+On a fait des frais, on ne veut pas les perdre.
+
+On s'est monté la tête, on a mis son sang en ébullition. Ce n'est pas la
+peine si cette ébullition ne donne pas la satisfaction d'un petit éclat.
+
+Tout honnête coquin qui a aiguisé son mauvais génie désire au moins en
+faire une bonne blessure à quelqu'un.
+
+Aussi Gryphus, voyant que Cornélius ne bougeait point, se mit à
+l'interpeller par un vigoureux:
+
+--Hum! hum!
+
+Cornélius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais
+charmante chanson.
+
+ _Nous sommes les filles du feu secret,_
+ _Du feu qui circule dans les veines de la terre;_
+ _Nous sommes les filles de l'aurore et de la rosée,_
+ _Nous sommes les filles de l'air,_
+ _Nous sommes les filles de l'eau;_
+ _Mais nous sommes avant tout les filles du ciel._
+
+Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide
+mélancolie, exaspéra Gryphus. Il frappa la dalle de son bâton en criant:
+
+--Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas?
+
+Cornélius se retourna.
+
+--Bonjour, dit-il.
+
+Et il reprit sa chanson.
+
+ _Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant._
+ _Nous tenons à la terre par un fil._
+ _Ce fil c'est notre racine, c'est-à-dire notre vie._
+ _Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel._
+
+--Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus.
+
+Cornélius continua:
+
+ _C'est que le ciel est notre patrie,_
+ _Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,_
+ _Puisqu'à lui retourne notre âme,_
+ _Notre âme, c'est-à-dire notre parfum._
+
+Gryphus s'approcha du prisonnier:
+
+--Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te réduire et
+pour te forcer à m'avouer tes crimes?
+
+--Est-ce que vous êtes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Cornélius en se
+retournant.
+
+Et, comme en disant cela, il vit le visage altéré, les yeux brillants,
+la bouche écumante du vieux geôlier:
+
+--Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, à ce qu'il paraît; nous
+sommes furieux!
+
+Gryphus fit le moulinet avec son bâton.
+
+Mais, sans s'émouvoir:
+
+--Ça, maître Gryphus, dit van Baërle en se croisant les bras, vous
+paraissez me menacer?
+
+--Oh! oui, je te menace! cria le geôlier.
+
+--Et de quoi?
+
+--D'abord, regarde ce que je tiens à la main.
+
+--Je crois que c'est un bâton, dit Cornélius avec calme, et même un gros
+bâton; mais je ne suppose point que ce soit là ce dont vous me menacez.
+
+--Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi?
+
+--Parce que tout geôlier qui frappe un prisonnier s'expose à deux
+punitions; la première, art. 9 du règlement de Loewestein:
+
+«Sera chassé tout geôlier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main
+sur un prisonnier d'État.»
+
+--La main, fit Gryphus ivre de colère; mais le bâton; ah! le bâton, le
+règlement n'en parle pas.
+
+--La deuxième, continua Cornélius, la deuxième, qui n'est pas inscrite
+au règlement mais que l'on trouve dans l'Évangile, la deuxième, la
+voici:
+
+«Quiconque frappe de l'épée périra par l'épée. «Quiconque touche avec le
+bâton sera rossé par le bâton.»
+
+Gryphus de plus en plus exaspéré par le ton calme et sentencieux de
+Cornélius, brandit son gourdin; mais au moment où il le levait,
+Cornélius s'élança sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son
+propre bras. Gryphus hurlait de colère.
+
+--Là, là, bonhomme, dit Cornélius, ne vous exposez point à perdre votre
+place.
+
+--Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus.
+
+--À la bonne heure.
+
+--Tu vois que ma main est vide?
+
+--Oui, je le vois, et même avec satisfaction.
+
+--Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte
+l'escalier.
+
+--Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou
+le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point
+un châtiment pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il
+est mauvais à ton goût, Gryphus, meilleur il est au mien.
+
+--Meilleur il est au tien?
+
+--Oui.
+
+--Et la raison?
+
+--Oh! elle est bien simple.
+
+--Dites-la donc, alors.
+
+--Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me
+faire souffrir.
+
+--Le fait est que je ne te le donne pas pour t'être agréable, brigand.
+
+--Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais
+pain en un pain excellent, qui me réjouit plus que des gâteaux, et alors
+j'ai un double plaisir, celui de manger à mon goût d'abord, et ensuite
+de te faire infiniment enrager.
+
+Gryphus hurla de colère.
+
+--Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il.
+
+--Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que
+cela pourrait me conduire au bûcher comme Gaufredy ou Urbain Grandier;
+mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconvénient.
+
+--Bon, bon, bon, répondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc
+avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de
+pain du tout?
+
+--Hein! fit Cornélius.
+
+--Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout
+de huit jours.
+
+Cornélius pâlit.
+
+--Et cela, continua Gryphus, à partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si
+bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant à
+moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour
+ta nourriture.
+
+--Mais c'est un assassinat! s'écria Cornélius, emporté par un premier
+mouvement de terreur bien compréhensible, et qui lui était inspiré par
+cet horrible genre de mort.
+
+--Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu
+vivras malgré tout.
+
+Cornélius reprit son air riant, et haussa les épaules:
+
+--Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht?
+
+--Eh bien?... dit Gryphus.
+
+--Eh bien! c'est un joli rôti que le pigeon; un homme qui mangerait un
+pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble?
+
+--Et du feu? dit Gryphus.
+
+--Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable.
+Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son
+élément?
+
+--Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les
+jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renoncé.
+
+--Eh bien! mais, dit Cornélius quand je serai fatigué des pigeons, je
+ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse.
+
+Gryphus ouvrit de larges yeux effarés.
+
+--J'aime assez le poisson, continua Cornélius; tu ne m'en sers jamais.
+Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me
+régaler de poisson.
+
+Gryphus faillit s'évanouir de colère et même de peur. Mais se ravisant:
+
+--Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y
+forces.
+
+Et il en tira un couteau qu'il ouvrit.
+
+--Ah! un couteau! fit Cornélius se mettant en défense avec son bâton.
+
+
+
+
+XXIX
+
+Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, règle ses comptes avec
+Gryphus
+
+
+Tous deux demeurèrent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Baërle
+sur la défensive.
+
+Puis, comme la situation pouvait se prolonger indéfiniment, Cornélius
+s'enquérant des causes de cette recrudescence de colère chez son
+antagoniste:
+
+--Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore?
+
+--Ce que je veux, je vais te le dire, répondis Gryphus. Je veux que tu
+me rendes ma fille Rosa.
+
+--Votre fille! s'écria Cornélius.
+
+--Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlevée par ton art du démon. Voyons,
+veux-tu me dire où elle est?
+
+Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus menaçante.
+
+--Rosa n'est point à Loewestein? s'écria Cornélius.
+
+--Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois?
+
+--Bon, dit Cornélius, c'est un piège que tu me tends.
+
+--Une dernière fois, veux-tu me dire où est ma fille?
+
+--Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas.
+
+--Attends, attends, gronda Gryphus pâle et les lèvres agitées par la
+folie qui commençait à envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh
+bien! je vais te desserrer les dents.
+
+Il fit un pas vers Cornélius, et lui montrant l'arme qui brillait dans
+sa main:
+
+--Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tué avec lui plus de
+cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur maître, le diable, comme je
+les ai tués eux: attends, attends!
+
+--Mais, gredin, dit Cornélius, tu veux donc décidément m'assassiner!
+
+--Je veux t'ouvrir le cœur, pour voir dedans l'endroit où tu caches ma
+fille.
+
+Et en disant ces mots avec l'égarement de la fièvre, Gryphus se
+précipita sur Cornélius, qui n'eut que le temps de se jeter derrière sa
+table pour éviter le premier coup.
+
+Gryphus brandissait son grand couteau en proférant d'horribles menaces.
+
+Cornélius prévit que, s'il était hors de la portée de la main, il
+n'était pas hors de la portée de l'arme; l'arme lancée à distance
+pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne
+perdit donc pas de temps, et du bâton qu'il avait précieusement
+conservé, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le
+couteau.
+
+Le couteau tomba par terre, et Cornélius appuya son pied dessus. Puis,
+comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner à une lutte que la douleur
+du coup de bâton et la honte d'avoir été désarmé deux fois auraient
+rendue impitoyable, Cornélius prit un grand parti.
+
+Il roua de coups son geôlier avec un sang-froid des plus héroïques,
+choisissant l'endroit où tombait chaque fois le terrible gourdin.
+
+Gryphus ne tarda point à demander grâce.
+
+Mais avant de demander grâce, il avait crié, et beaucoup; ses cris
+avaient été entendus et avaient mis en émoi tous les employés de la
+maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes
+parurent donc tout à coup et surprirent Cornélius opérant le bâton à la
+main, le couteau sous le pied.
+
+À l'aspect de tous ces témoins du méfait qu'il venait de commettre, et
+dont les circonstances atténuantes, comme on dit aujourd'hui, étaient
+inconnues, Cornélius se sentit perdu sans ressources.
+
+En effet, toutes les apparences étaient contre lui.
+
+En un tour de main, Cornélius fut désarmé; et Gryphus entouré, relevé,
+soutenu, put compter, en rugissant de colère, les meurtrissures qui
+enflaient ses épaules et son échine, comme autant de collines diaprant
+le piton d'une montagne.
+
+Procès-verbal fut dressé, séance tenante, des violences exercées par le
+prisonnier sur son gardien, et le procès-verbal soufflé par Gryphus ne
+pouvait pas être accusé de tiédeur; il ne s'agissait de rien moins que
+d'une tentative d'assassinat, préparée depuis longtemps et accomplie sur
+le geôlier, avec préméditation par conséquent, et rébellion ouverte.
+
+Tandis qu'on instrumentait contre Cornélius, les renseignements donnés
+par Gryphus rendant sa présence inutile, les deux porte-clefs l'avaient
+descendu dans sa geôle, moulu de coups et gémissant.
+
+Pendant ce temps, les gardes qui s'étaient emparés de Cornélius
+s'occupaient à l'instruire charitablement des us et coutumes de
+Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui
+ayant été faite du règlement au moment de son entrée en prison, et
+certains articles du règlement lui étaient parfaitement entrés dans la
+mémoire.
+
+Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce règlement avait
+été faite à l'endroit d'un prisonnier nommé Mathias, qui, en 1668,
+c'est-à-dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de rébellion bien
+autrement anodin que celui que venait de se permettre Cornélius.
+
+Il avait trouvé sa soupe trop chaude et l'avait jetée à la tête du chef
+des gardiens, qui, à la suite de cette ablution, avait eu le désagrément
+en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau.
+
+Mathias dans les douze heures, avait été extrait de sa chambre; puis
+conduit à la geôle, où il avait été inscrit comme sortant de Loewestein;
+puis mené à l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze
+lieues d'étendue. Là on lui avait lié les mains; puis bandé les yeux,
+récité trois prières.
+
+Puis on l'avait invité à faire une génuflexion; et les gardes de
+Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un
+sergent, logé fort habilement chacun une balle de mousquet dans le
+corps.
+
+Ce dont Mathias était mort incontinent.
+
+Cornélius écouta avec la plus grande attention ce récit désagréable.
+
+Puis, l'ayant écouté:
+
+--Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous?
+
+--Oui, la douzième heure n'était pas même encore sonnée, à ce que je
+crois, dit le narrateur.
+
+--Merci, dit Cornélius. Le garde n'avait pas terminé le sourire gracieux
+qui servait de ponctuation à son récit qu'un pas sonore retentit dans
+l'escalier. Des éperons sonnaient aux arêtes usées des marches. Les
+gardes s'écartèrent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans
+la chambre de Cornélius au moment où le scribe de Loewestein verbalisait
+encore.
+
+--C'est ici le nº 11? demanda-t-il.
+
+--Oui, colonel, répondit un sous-officier.
+
+--Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Cornélius van Baërle?
+
+--Précisément, colonel.
+
+--Où est le prisonnier?
+
+--Me voici, monsieur, répondit Cornélius en pâlissant un peu malgré tout
+son courage.
+
+--Vous êtes M. Cornélius van Baërle? demanda-t-il, s'adressant cette
+fois au prisonnier lui-même.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors suivez-moi.
+
+--Oh! oh! dit Cornélius, dont le cœur se soulevait, pressé par les
+premières angoisses de la mort, comme on va vite en besogne à la
+forteresse de Loewestein, et le drôle qui m'avait parlé de douze heures!
+
+--Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien à l'oreille
+du patient.
+
+--Un mensonge.
+
+--Comment cela?
+
+--Vous m'aviez promis douze heures.
+
+--Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de
+ses plus intimes même, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil
+honneur au pauvre Mathias.
+
+--Allons, allons, fit Cornélius, en renflant sa poitrine avec la plus
+grande quantité d'air possible; allons, montrons à ces gens-là qu'un
+bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace,
+contenir autant de balles de mousquet qu'un nommé Mathias.
+
+Et il passa fièrement devant le greffier qui, interrompu dans ses
+fonctions, se hasarda à dire à l'officier:
+
+--Mais, colonel van Deken, le procès-verbal n'est pas encore terminé.
+
+--Ce n'est point la peine de le finir, répondit l'officier.
+
+--Bon! répliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa
+plume dans un portefeuille usé et crasseux.
+
+--Il était écrit, pensa le pauvre Cornélius, que je ne donnerai mon nom
+en ce monde ni à un enfant, ni à une fleur, ni à un livre, ces trois
+nécessités dont Dieu impose une au moins, à ce que l'on assure, à tout
+homme un peu organisé qu'il daigne laisser jouir sur terre de la
+propriété d'une âme et de l'usufruit d'un corps.
+
+Et il suivit l'officier le cœur résolu et la tête haute. Cornélius
+compta les degrés qui conduisaient à l'esplanade, regrettant de ne pas
+avoir demandé au gardien combien il y en avait; ce que, dans son
+officieuse complaisance, celui-ci n'eût certes pas manqué de lui dire.
+
+Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme
+celui qui devait définitivement le conduire au but du grand voyage,
+c'était de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en
+effet, devait briller sur le visage du père! Quelle douleur sur le
+visage de la fille!
+
+Comme Gryphus allait applaudir à ce supplice, à ce supplice, vengeance
+féroce d'un acte éminemment juste, que Cornélius avait la conscience
+d'avoir accompli comme un devoir!
+
+Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir
+sans lui avoir donné le dernier baiser ou tout au moins le dernier
+adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande
+tulipe noire, et se réveiller là-haut, sans savoir de quel côté il
+fallait tourner les yeux pour la retrouver!
+
+En vérité, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre
+tulipier avait plus d'_œs triplex_ autour du cœur qu'Horace n'en
+attribue au navigateur qui le premier visita les infâmes écueils
+acrocérauniens.
+
+Cornélius eut beau regarder à droite, Cornélius eut beau regarder à
+gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aperçu Rosa, sans avoir
+aperçu Gryphus.
+
+Il y avait presque compensation.
+
+Cornélius, arrivé sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes
+ses exécuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassemblés et
+causant; mais rassemblés et causant sans mousquets, rassemblés et
+causant sans être alignés; chuchotant même entre eux plutôt qu'ils ne
+causaient, conduite qui parut à Cornélius indigne de la gravité qui
+préside d'ordinaire à de pareils événements.
+
+Tout à coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une béquille,
+apparut hors de sa geôle. Il avait allumé pour un dernier regard de
+haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit à
+vomir contre Cornélius un tel torrent d'abominables imprécations que
+Cornélius, s'adressant à l'officier:
+
+--Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien séant de me laisser
+ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment.
+
+--Écoutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce
+brave homme vous en veuille: il paraît que vous l'avez roué de coups.
+
+--Mais, monsieur, c'était à mon corps défendant.
+
+--Bah! dit le colonel en imprimant à ses épaules un geste éminemment
+philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe à présent?
+
+Une sueur froide passa sur le front de Cornélius à cette réponse, qu'il
+regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un
+officier qu'on lui avait dit être attaché à la personne du prince.
+
+Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait
+plus d'amis, et se résigna.
+
+--Soit, murmura-t-il en baissant la tête; on en a fait bien d'autres au
+Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer à lui. Le
+Christ se fût laissé battre par son geôlier et ne l'eût point battu.
+
+Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment
+attendre qu'il eût fini ses réflexions:
+
+--Allons, monsieur, demanda-t-il, où vais-je?
+
+L'officier lui montra un carrosse attelé de quatre chevaux, qui lui
+rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait déjà
+frappé ses regards au Buitenhof.
+
+--Montez là-dedans, dit-il.
+
+--Ah! murmura Cornélius, il paraît qu'on ne me fera pas les honneurs de
+l'esplanade, à moi!
+
+Il prononça ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait
+attaché à sa personne l'entendît.
+
+Sans doute crut-il que c'était un devoir pour lui de donner de nouveaux
+renseignements à Cornélius, car il s'approcha de la portière, et tandis
+que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il
+lui dit tout bas:
+
+--On a vu des condamnés conduits dans leur propre ville, et, pour que
+l'exemple fût plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur
+propre maison. Cela dépend.
+
+Cornélius fit un signe de remerciement.
+
+Puis à lui-même:
+
+--Eh bien, dit-il, à la bonne heure! voici un garçon qui ne manque
+jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en présente. Ma foi,
+mon ami, je vous suis bien obligé. Adieu!
+
+La voiture roula.
+
+--Ah! scélérat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing à sa
+victime qui lui échappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma
+fille!
+
+--Si l'on me conduit à Dordrecht, dit Cornélius, je verrai, en passant
+devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont été bien ravagées.
+
+
+
+
+XXX
+
+Où l'on commence de se douter à quel supplice était réservé Cornélius
+van Baërle
+
+
+La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht à gauche, traversa
+Rotterdam, atteignit Delft. À cinq heures du soir, on avait fait au
+moins vingt lieues.
+
+Cornélius adressa quelques questions à l'officier qui lui servait à la
+fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses
+demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans réponse.
+
+Cornélius regretta de n'avoir plus à côté de lui ce garde si complaisant
+qui parlait, lui, sans se faire prier.
+
+Il lui eût sans doute offert sur cette étrangeté, qui survenait dans sa
+troisième aventure, des détails aussi gracieux et des explications aussi
+précises que sur les deux premières.
+
+On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Cornélius
+se trouva au-delà de Leyde, ayant la mer du Nord à sa gauche et la mer
+de Harlem à sa droite.
+
+Trois heures après, il entrait à Harlem.
+
+Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le
+laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les
+événements.
+
+Mais il ne peut pas en être de même du lecteur, qui a le droit d'être
+mis au courant des choses, même avant notre héros.
+
+Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux sœurs et comme deux
+orphelines, avaient été laissées, par le prince d'Orange, chez le
+président van Herysen.
+
+Rosa ne reçut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour où
+elle l'avait vu en face.
+
+Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part
+de Son Altesse inviter Rosa à se rendre à la maison de ville.
+
+Là, dans le grand cabinet des délibérations où elle fut introduite, elle
+trouva le prince qui écrivait.
+
+Il était seul et avait à ses pieds un grand lévrier de Frise qui le
+regardait fixement, comme si le fidèle animal eût voulu essayer de faire
+ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pensée de son maître.
+
+Guillaume continua d'écrire un instant encore; puis, levant les yeux et
+voyant Rosa debout près de la porte:
+
+--Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il écrivait.
+
+Rosa fit quelques pas vers la table.
+
+--Monseigneur, dit-elle en s'arrêtant.
+
+--C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous.
+
+Rosa obéit, car le prince la regardait. Mais à peine le prince eut-il
+reporté les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse.
+
+Le prince achevait sa lettre.
+
+Pendant ce temps, le lévrier était allé au-devant de Rosa et l'avait
+examinée et caressée.
+
+--Ah! ah! fit Guillaume à son chien, on voit bien que c'est une
+compatriote; tu la reconnais.
+
+Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur
+et voilé en même temps:
+
+--Voyons, ma fille, dit-il.
+
+Le prince avait vingt-trois ans à peine, Rosa en avait dix-huit ou
+vingt; il eût mieux dit en disant «ma sœur».
+
+--Ma fille, dit-il avec cet accent étrangement imposant qui glaçait tous
+ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons.
+
+Rosa commença de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait
+rien que de bienveillant dans la physionomie du prince.
+
+--Monseigneur, balbutia-t-elle.
+
+--Vous avez un père à Loewestein?
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Vous ne l'aimez pas?
+
+--Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait
+aimer.
+
+--C'est mal de ne pas aimer son père, mon enfant, mais c'est bien de ne
+pas mentir à son prince.
+
+Rosa baissa les yeux.
+
+--Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre père?
+
+--Mon père est méchant.
+
+--De quelle façon se manifeste sa méchanceté?
+
+--Mon père maltraite les prisonniers.
+
+--Tous?
+
+--Tous.
+
+--Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulièrement
+quelqu'un?
+
+--Mon père maltraite particulièrement M. van Baërle, qui...
+
+--Qui est votre amant.
+
+Rosa fit un pas en arrière.
+
+--Que j'aime, monseigneur, répondit-elle avec fierté.
+
+--Depuis longtemps? demanda le prince.
+
+--Depuis le jour où je l'ai vu.
+
+--Et vous l'avez vu...?
+
+--Le lendemain du jour où furent si terriblement mis à mort le grand
+pensionnaire Jean et son frère Corneille.
+
+Les lèvres du prince se serrèrent, son front se plissa, ses paupières se
+baissèrent de manière à cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant
+de silence, il reprit:
+
+--Mais que vous sert-il d'aimer un homme destiné à vivre et à mourir en
+prison?
+
+--Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, à l'aider à
+vivre et à mourir.
+
+--Et vous accepteriez cette position d'être la femme d'un prisonnier?
+
+--Je serai la plus fière et la plus heureuse des créatures humaines
+étant la femme de M. van Baërle; mais...
+
+--Mais quoi?
+
+--Je n'ose dire, monseigneur.
+
+--Il y a un sentiment d'espérance dans votre accent; qu'espérez-vous?
+
+Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une
+intelligence si pénétrante qu'ils allèrent chercher la clémence endormie
+au fond de ce cœur sombre, d'un sommeil qui ressemblait à la mort.
+
+--Ah! je comprends.
+
+Rosa sourit en joignant les mains.
+
+--Vous espérez en moi, dit le prince.
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Hum!
+
+Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'écrire et appela un de ses
+officiers.
+
+--M. van Deken, dit-il, portez à Loewestein le message que voici; vous
+prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui
+vous regarde, vous les exécuterez.
+
+L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la voûte sonore de la
+maison le galop d'un cheval.
+
+--Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fête de la tulipe,
+et dimanche c'est après-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents
+florins que voici; car je veux que ce jour-là soit une grande fête pour
+vous.
+
+--Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vêtue? murmura Rosa.
+
+--Prenez le costume des épousées frisonnes, dit Guillaume, il vous siéra
+fort bien.
+
+
+
+
+XXXI
+
+Harlem
+
+
+Harlem, où nous sommes entrés il y a trois jours avec Rosa et où nous
+venons d'entrer à la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui
+s'enorgueillit à bon droit d'être une des plus ombragées de la Hollande.
+
+Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre à briller par les
+arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars,
+Harlem mettait toute sa gloire à primer toutes les villes des États par
+ses beaux ormes touffus, par ses peupliers élancés, et surtout par ses
+promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en voûte, le
+chêne, le tilleul, et le marronnier.
+
+Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient,
+l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de
+devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu être une ville
+agricole ou plutôt horticole.
+
+En effet, bien close, bien aérée, bien chauffée au soleil, elle donnait
+aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de
+mer ou ses soleils de plaine, n'eût point su leur offrir.
+
+Aussi avait-on vu s'établir à Harlem tous ces esprits tranquilles qui
+possédaient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu
+s'établir à Rotterdam et à Amsterdam tous les esprits inquiets et
+remuants, que possède l'amour des voyages et du commerce, comme on avait
+vu s'établir à la Haye tous les politiques et les mondains.
+
+Nous avons dit que Leyde avait été la conquête des savants.
+
+Harlem prit donc le goût des choses douces, de la musique, de la
+peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres.
+
+Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes.
+
+Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons
+ainsi, fort naturellement comme on voit, à parler de celui que la ville
+proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans
+tache et sans défaut, qui devait rapporter cent mille florins à son
+inventeur.
+
+Harlem ayant mis en lumière sa spécialité, Harlem ayant affiché son goût
+pour les fleurs en général et les tulipes en particulier, dans un temps
+où tout était à la guerre ou aux séditions, Harlem ayant eu l'insigne
+joie de voir fleurir l'idéal de ses prétentions et l'insigne honneur de
+voir fleurir l'idéal des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois
+et de soleil, d'ombre et de lumière, Harlem avait voulu faire de cette
+cérémonie de l'inauguration du prix une fête qui durât éternellement
+dans le souvenir des hommes.
+
+Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des
+fêtes; jamais nature plus paresseuse ne déploya plus d'ardeur criante,
+chantante et dansante que celle des bons républicains des Sept-Provinces
+à l'occasion des divertissements.
+
+Voyez plutôt les tableaux des deux Teniers.
+
+Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus
+ardents à se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais
+lorsqu'ils se mettent au plaisir.
+
+Harlem s'était donc mise triplement en joie, car elle avait à fêter une
+triple solennité: la tulipe noire avait été découverte; puis le prince
+Guillaume d'Orange assistait à la cérémonie, en vrai Hollandais qu'il
+était; enfin, il était de l'honneur des États de montrer aux Français, à
+la suite d'une guerre aussi désastreuse que l'avait été celle de 1672,
+que le plancher de la république batave était solide à ce point qu'on y
+pût danser avec accompagnement du canon des flottes.
+
+La société horticole de Harlem s'était montrée digne d'elle en donnant
+cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu
+rester en arrière, et elle avait voté une somme pareille, qui avait été
+remise aux mains de ses notables pour fêter ce prix national.
+
+Aussi était-ce, au dimanche fixé pour cette cérémonie, un tel
+empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on
+n'eût pu s'empêcher, même avec ce sourire narquois des Français, qui
+rient de tout et partout, d'admirer le caractère de ces bons Hollandais,
+prêts à dépenser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau
+destiné à combattre l'ennemi, c'est-à-dire à soutenir l'honneur de la
+nation, que pour récompenser l'invention d'une fleur nouvelle destinée à
+briller un jour et destinée à distraire pendant ce jour les femmes, les
+savants et les curieux.
+
+En tête des notables et du comité horticole, brillait M. van Herysen,
+paré de ses plus riches habits.
+
+Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler à sa fleur
+favorite par l'élégance sobre et sévère de ses vêtements, et hâtons-nous
+de dire à sa gloire qu'il y avait parfaitement réussi.
+
+Noir de jais, velours scabieuse, soie pensée, telle était, avec du linge
+d'une blancheur éblouissante, la tenue cérémoniale du président, lequel
+marchait en tête de son comité, avec un énorme bouquet pareil à celui
+que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, à
+la fête de l'Être-Suprême.
+
+Seulement, le brave président, à la place de ce cœur gonflé de haine et
+de ressentiments envieux du tribun français, avait dans la poitrine une
+fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait à
+la main.
+
+On voyait derrière ce comité, diapré comme une pelouse, parfumé comme un
+printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les
+militaires, les nobles et les rustres.
+
+Le peuple, même chez MM. les républicains des Sept-Provinces, n'avait
+point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie.
+
+C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir... et pour
+avoir.
+
+C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des États, que
+les triomphes aient défilé, pour savoir ce qu'il en faut dire, et
+quelquefois ce qu'il en faut faire.
+
+Mais cette fois, il n'était question ni du triomphe de Pompée, ni du
+triomphe de César. Cette fois, on ne célébrait ni la défaite de
+Mithridate ni la conquête des Gaules. La procession était douce comme le
+passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol
+d'une troupe d'oiseaux dans l'air.
+
+Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les
+fleurs, Harlem divinisait le fleuriste.
+
+On voyait au centre du cortège pacifique et parfumé, la tulipe noire,
+portée sur une civière couverte de velours blanc frangé d'or. Quatre
+hommes portaient les brancards et se voyaient relayés par d'autres,
+ainsi qu'à Rome étaient relayés ceux qui portaient la mère Cybèle,
+lorsqu'elle entra dans la ville éternelle, apportée d'Étrurie au son des
+fanfares et aux adorations de tout un peuple.
+
+Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un
+peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture des chefs
+célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du
+Buitenhof, sauf plus tard à inscrire les noms de ses victimes sur la
+plus belle pierre du panthéon hollandais.
+
+Il était convenu que le prince stathouder distribuerait certainement
+lui-même le prix de cent mille florins, ce qui intéressait tout le monde
+en général, et qu'il prononcerait peut-être un discours, ce qui
+intéressait en particulier ses amis et ses ennemis.
+
+En effet, dans les discours les plus indifférents des hommes politiques,
+les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et
+croient toujours pouvoir interpréter par conséquent un rayon de leur
+pensée.
+
+Comme si le chapeau de l'homme politique n'était pas un boisseau destiné
+à intercepter toute lumière.
+
+Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 était donc arrivé, et
+Harlem tout entière, renforcée de ses environs, s'était rangée le long
+des beaux arbres du bois, avec la résolution bien arrêtée de n'applaudir
+cette fois ni les conquérants de la guerre, ni ceux de la science, mais
+tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette
+inépuisable mère à l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la
+tulipe noire.
+
+Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette résolution prise de
+n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train
+d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne
+sait jamais où elle s'arrêtera.
+
+Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit
+ses corporations, elle s'applaudit elle-même; et enfin, avec toute
+justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que
+les musiciens de la ville prodiguaient généreusement à chaque halte.
+
+Tous les yeux cherchaient, après l'héroïne de la fête, qui était la
+tulipe noire, le héros de la fête, qui, tout naturellement, était
+l'auteur de cette tulipe.
+
+Ce héros paraissant à la suite du discours que nous avons vu le bon van
+Herysen élaborer avec tant de conscience, ce héros eût produit certes
+plus d'effets que le stathouder lui-même.
+
+Mais, pour nous, l'intérêt de la journée n'est ni dans ce vénérable
+discours de notre ami van Herysen, si éloquent qu'il fût, ni dans les
+jeunes aristocrates endimanchés croquant leurs lourds gâteaux, ni dans
+les pauvres petits plébéiens, à demi nus, grignotant des anguilles
+fumées, pareilles à des bâtons de vanille. L'intérêt n'est même pas dans
+ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les
+mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitté leurs maisons, ni
+dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni
+dans la populace altérée qui avale, en guise de rafraîchissement, le
+concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'intérêt de la
+situation, l'intérêt puissant, l'intérêt dramatique n'est pas là.
+
+L'intérêt est dans une figure rayonnante et animée qui marche au milieu
+des membres du comité d'horticulture, l'intérêt est dans ce personnage
+fleuri à la ceinture, peigné, lissé, tout d'écarlate vêtu, couleur qui
+fait ressortir son poil noir et son teint jaune.
+
+Ce triomphateur rayonnant, enivré, ce héros du jour destiné à l'insigne
+honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la présence du
+stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, à sa
+droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prétendue fille;
+à sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle
+monnaie d'or reluisante, étincelante, et qui a pris le parti de loucher
+en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue.
+
+De temps en temps, Boxtel hâte le pas pour aller frotter son coude à
+celui de van Herysen. Boxtel prend à chacun un peu de sa valeur, pour en
+composer une valeur à lui, comme il a volé à Rosa sa tulipe, pour en
+faire sa gloire et sa fortune.
+
+Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cortège
+fera halte au dernier reposoir, la tulipe étant placée sous son trône,
+le prince, qui cède le pas à sa rivale dans l'adoration publique,
+prendra un vélin magnifiquement enluminé sur lequel est écrit le nom de
+l'auteur, et il proclamera à haute et intelligible voix qu'il a été
+découvert une merveille; que la Hollande, par l'intermédiaire de lui,
+Boxtel, a forcé la nature à produire une fleur noire, et que cette fleur
+s'appellera désormais _tulipa nigra Boxtellea_.
+
+De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la
+tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette
+foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la pâle figure de la belle
+Frisonne.
+
+Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa fête, ni plus
+ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth.
+
+Et, hâtons-nous de le dire, ce misérable, qui a franchi un mur qui
+n'était pas son mur, qui a escaladé une fenêtre pour entrer dans la
+maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a violé la chambre de
+Rosa, cet homme, qui a volé enfin la gloire d'un homme et la dot d'une
+femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur.
+
+Il a tellement veillé sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du
+tiroir du séchoir de Cornélius jusqu'à l'échafaud du Buitenhof, de
+l'échafaud du Buitenhof à la prison de la forteresse de Loewestein, il
+l'a si bien vue naître et grandir sur la fenêtre de Rosa, il a tant de
+fois réchauffé l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est
+plus l'auteur que lui-même; quiconque à cette heure lui prendrait la
+tulipe noire la lui volerait.
+
+Mais il n'aperçut point Rosa.
+
+Il en résulta que la joie de Boxtel ne fut pas troublée.
+
+Le cortège s'arrêta au centre d'un rond-point dont les arbres
+magnifiques étaient décorés de guirlandes et d'inscriptions; le cortège
+s'arrêta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem
+parurent pour escorter la tulipe jusqu'au siège élevé qu'elle devait
+occuper sur l'estrade, à côté du fauteuil d'or de Son Altesse le
+stathouder.
+
+Et la tulipe orgueilleuse, hissée sur son piédestal, domina bientôt
+l'assemblée, qui battit des mains et fit retentir les échos de Harlem
+d'un immense applaudissement.
+
+
+
+
+XXXII
+
+Une dernière prière
+
+
+En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient
+entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait
+lentement son chemin à cause des enfants refoulés hors de l'avenue
+d'arbres par l'empressement des hommes et des femmes.
+
+Ce carrosse, poudreux, fatigué, criant sur ses essieux, renfermait le
+malheureux van Baërle, à qui, par la portière ouverte, commençait de
+s'offrir le spectacle que nous avons essayé, bien imparfaitement sans
+doute, de mettre sous les yeux de nos lecteurs.
+
+Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines
+et naturelles, éblouirent le prisonnier comme un éclair qui serait entré
+dans son cachot.
+
+Malgré le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon à lui répondre
+lorsqu'il l'avait interrogé sur son propre sort, il se hasarda à
+l'interroger une dernière fois sur tout ce remue-ménage, qu'au premier
+abord il devait et pouvait croire lui être totalement étranger.
+
+--Qu'est-ce cela, je vous prie, M. le lieutenant? demanda-t-il à
+l'officier chargé de l'escorter.
+
+--Comme vous pouvez le voir, monsieur, répliqua celui-ci, c'est une
+fête.
+
+--Ah! une fête! dit Cornélius de ce ton lugubrement indifférent d'un
+homme à qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps.
+
+Puis, après un instant de silence et comme la voiture avait roulé
+quelques pas:
+
+--La fête patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des
+fleurs.
+
+--C'est en effet une fête où les fleurs jouent le principal rôle,
+monsieur.
+
+--Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'écria Cornélius.
+
+--Arrêtez, que monsieur voie, dit avec un de ces mouvements de douce
+pitié qu'on ne trouve que chez les militaires, l'officier au soldat
+chargé du rôle de postillon.
+
+--Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit mélancoliquement
+van Baërle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des
+autres: épargnez-la-moi donc, je vous prie.
+
+--À votre aise; marchons, alors. J'avais commandé qu'on arrêtât, parce
+que vous me l'aviez demandé, et ensuite parce que vous passiez pour
+aimer les fleurs, celles surtout dont on célèbre la fête aujourd'hui.
+
+--Et de quelles fleurs célèbre-t-on la fête aujourd'hui, monsieur?
+
+--Celle des tulipes.
+
+--Celle des tulipes! s'écria van Baërle; c'est la fête des tulipes
+aujourd'hui?
+
+--Oui monsieur; mais puisque ce spectacle vous est désagréable,
+marchons.
+
+Et l'officier s'apprêta à donner l'ordre de continuer la route.
+
+Mais Cornélius l'arrêta; un doute douloureux venait de traverser sa
+pensée.
+
+--Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc
+aujourd'hui que l'on donne le prix?
+
+--Le prix de la tulipe noire, oui.
+
+Les joues de Cornélius s'empourprèrent, un frisson courut par tout son
+corps, la sueur perla sur son front. Puis, réfléchissant, que, lui et sa
+tulipe absents, la fête avorterait sans doute faute d'un homme et d'une
+fleur à couronner.
+
+--Hélas! dit-il, tous ces braves gens seront aussi malheureux que moi,
+car ils ne verront pas cette grande solennité à laquelle ils sont
+conviés, ou du moins ils la verront incomplète.
+
+--Que voulez-vous dire, monsieur?
+
+--Je veux dire que jamais, dit Cornélius en se rejetant au fond de la
+voiture, excepté par quelqu'un que je connais, la tulipe noire ne sera
+trouvée.
+
+--Alors, monsieur, dit l'officier, ce quelqu'un que vous connaissez l'a
+trouvée; car ce que tout Harlem contemple en ce moment, c'est la fleur
+que vous regardez comme introuvable.
+
+--La tulipe noire! s'écria van Baërle en jetant la moitié de son corps
+par la portière. Où cela? où cela?
+
+--Là-bas, sur le trône, la voyez-vous?
+
+--Je vois!
+
+--Allons! monsieur, dit l'officier, maintenant, il faut partir.
+
+--Oh! par pitié, par grâce, monsieur, dit van Baërle, oh! ne m'emmenez
+pas! laissez-moi regarder encore! Comment, ce que je vois là-bas est la
+tulipe noire, bien noire... est-ce possible? Oh! monsieur, l'avez-vous
+vue? Elle doit avoir des taches, elle doit être imparfaite, elle est
+peut-être teinte en noir seulement; oh! si j'étais là je saurais bien le
+dire, moi, monsieur, laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de près,
+je vous prie.
+
+--Êtes-vous fou, monsieur? Le puis-je?
+
+--Je vous en supplie.
+
+--Mais vous oubliez que vous êtes prisonnier?
+
+--Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et
+sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de
+fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur!
+
+--Mais, mes ordres, monsieur?
+
+Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se
+remettre en route. Cornélius l'arrêta encore.
+
+--Oh! soyez patient, soyez généreux, toute ma vie repose sur un
+mouvement de votre pitié. Hélas! ma vie, monsieur, elle ne sera
+probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, ce
+que je souffre; vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui se combat dans
+ma tête et dans mon cœur; car enfin, continua Cornélius avec désespoir,
+si c'était ma tulipe à moi, si c'était celle que l'on a volée à Rosa.
+Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouvé la
+tulipe noire, de l'avoir vue un instant, d'avoir reconnu qu'elle était
+parfaite, que c'était à la fois un chef-d'œuvre de l'art et de la nature
+et de la perdre, de la perdre, à tout jamais? Oh! il faut que j'aille la
+voir, vous me tuerez après si vous voulez, mais je la verrai, je la
+verrai.
+
+--Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car
+voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la vôtre, et si
+le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait
+de vous et de moi.
+
+Van Baërle, encore plus effrayé pour son compagnon que pour lui-même, se
+rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les
+vingt premiers cavaliers étaient à peine passés qu'il se remit à la
+portière, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment
+où celui-ci passait.
+
+Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait à la place
+pour accomplir son devoir de président. Il avait à la main son rouleau
+de vélin, qui était, dans cette journée de fête, devenu son bâton de
+commandement.
+
+Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi
+peut-être l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder
+donna l'ordre d'arrêter.
+
+À l'instant même, ses chevaux frémissant sur leurs jarrets d'acier
+firent halte à six pas de van Baërle encagé dans son carrosse.
+
+--Qu'est-ce cela? demanda le prince à l'officier qui, au premier ordre
+du stathouder, avait sauté en bas de la voiture, et qui s'approchait
+respectueusement de lui.
+
+--Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'État que, par votre ordre,
+j'ai été chercher à Loewestein, et que je vous amène à Harlem, comme
+Votre Altesse l'a désiré.
+
+--Que veut-il?
+
+--Il demande avec instance qu'on lui permette d'arrêter un instant ici.
+
+--Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baërle en joignant
+les mains, et après, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je
+dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je bénirai Votre
+Altesse miséricordieuse, intermédiaire entre la divinité et moi; Votre
+Altesse, qui permettra que mon œuvre ait eu sa fin et sa glorification.
+
+C'était, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes,
+chacun à la portière de son carrosse, entouré de leurs gardes; l'un
+tout-puissant, l'autre misérable; l'un près de monter sur son trône,
+l'autre se croyant près de monter sur son échafaud.
+
+Guillaume avait regardé froidement Cornélius et entendu sa véhémente
+prière. Alors, s'adressant à l'officier:
+
+--Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son
+geôlier à Loewestein?
+
+Cornélius poussa un soupir et baissa la tête. Sa douce et honnête figure
+rougit et pâlit à la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient,
+cette infaillibilité divine qui, par quelque messager secret et
+invisible au reste des hommes, savait déjà son crime, lui présageaient
+non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus.
+
+Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se défendre: il offrit
+au prince ce spectacle touchant d'un désespoir naïf bien intelligible et
+bien émouvant pour un si grand cœur et un si grand esprit que celui qui
+le contemplait.
+
+--Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il
+aille voir la tulipe noire, bien digne d'être vue au moins une fois.
+
+--Oh! fit Cornélius près de s'évanouir de joie et chancelant sur le
+marchepied du carrosse, oh! monseigneur!
+
+Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui prêta son appui,
+c'est à genoux et le front dans la poussière que le pauvre Cornélius eût
+remercié Son Altesse.
+
+Cette permission donnée, le prince continua sa route dans le bois au
+milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bientôt à son
+estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+Conclusion
+
+
+Van Baërle, conduit par quatre gardes qui se frayaient un chemin dans la
+foule, perça obliquement vers la tulipe noire, que dévoraient ses
+regards de plus en plus rapprochés.
+
+Il la vit, enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons
+inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumière, apparaître un jour
+pour disparaître à jamais. Il la vit à six pas; il en savoura les
+perfections et les grâces; il la vit derrière les jeunes filles qui
+formaient une garde d'honneur à cette reine de noblesse et de pureté. Et
+cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de
+la fleur, plus son cœur était déchiré. Il cherchait tout autour de lui
+pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages
+inconnus; partout l'attention s'adressant au trône sur lequel venait de
+s'asseoir le stathouder.
+
+Guillaume, qui attirait l'attention générale, se leva, promena un
+tranquille regard sur la foule enivrée, et son œil perçant s'arrêta tour
+à tour sur les trois extrémités d'un triangle formé en face de lui par
+trois intérêts et par trois drames bien différents.
+
+À l'un des angles, Boxtel, frémissant d'impatience et dévorant de toute
+son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assemblée.
+
+À l'autre, Cornélius haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, d'amour,
+que pour la tulipe noire, sa fille.
+
+Enfin, au troisième, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem,
+une belle Frisonne vêtue de fine laine rouge brodée d'argent et couverte
+de dentelles tombant à flots de son casque d'or; Rosa, enfin, qui
+s'appuyait défaillante et l'œil noyé, au bras d'un des officiers de
+Guillaume.
+
+Le prince, alors, voyant tous ses auditeurs disposés, déroula lentement
+le vélin, et, d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas
+une note ne se perdait, grâce au silence religieux qui s'abattit tout à
+coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaîna leur souffle à ses
+lèvres:
+
+--Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez été réunis ici.
+
+«Un prix de cent mille florins a été promis à celui qui trouverait la
+tulipe noire.
+
+«La tulipe noire!--et cette merveille de la Hollande est là exposée à
+vos yeux--; la tulipe noire a été trouvée, et cela dans toutes les
+conditions exigées par le programme de la société horticole de Harlem.
+
+«L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au
+livre d'honneur de la ville.
+
+«Faites approcher la personne qui est propriétaire de la tulipe noire.»
+
+Et en prononçant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles
+produiraient, promena son clair regard sur les trois extrémités du
+triangle.
+
+Il vit Boxtel s'élancer de son gradin.
+
+Il vit Cornélius faire un mouvement involontaire.
+
+Il vit enfin l'officier chargé de veiller sur Rosa, la conduire, ou
+plutôt la pousser devant son trône.
+
+Un double cri partit à la fois à la droite et à la gauche du prince.
+
+Boxtel foudroyé, Cornélius éperdu, avaient tous deux crié:
+
+--Rosa! Rosa!
+
+--Cette tulipe est bien à vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le
+prince.
+
+--Oui, monseigneur! balbutia Rosa, qu'un murmure universel venait de
+saluer en sa touchante beauté.
+
+--Oh! murmura Cornélius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui
+avait volé cette fleur. Oh! voilà donc pourquoi elle avait quitté
+Loewestein! Oh! oublié, trahi par elle, par elle que je croyais ma
+meilleure amie!
+
+--Oh! gémit Boxtel de son côté, je suis perdu!
+
+--Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son
+inventeur, et sera inscrite au catalogue des fleurs sous le titre de
+_tulipa nigra Rosa Baërlensis_, à cause du nom de van Baërle, qui sera
+désormais le nom de femme de cette jeune fille.
+
+Et en même temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main
+d'un homme qui venait de s'élancer, pâle, étourdi, écrasé de joie, au
+pied du trône, en saluant tour à tour son prince, sa fiancée et Dieu
+qui, du fond du ciel azuré, regardait en souriant le spectacle de deux
+cœurs heureux.
+
+En même temps aussi tombait aux pieds du président van Herysen un autre
+homme frappé d'une émotion bien différente.
+
+Boxtel, anéanti sous la ruine de ses espérances, venait de s'évanouir.
+
+On le releva, on interrogea son pouls et son cœur; il était mort.
+
+Cet incident ne troubla point autrement la fête, attendu que ni le
+président ni le prince ne parurent s'en préoccuper beaucoup.
+
+Cornélius recula épouvanté: dans son voleur, dans son faux Jacob, il
+venait de reconnaître le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que dans la
+pureté de son âme, il n'avait jamais soupçonné un seul instant d'une si
+méchante action.
+
+Ce fut, au reste, un grand bonheur pour Boxtel que Dieu lui eût envoyé
+si à propos cette attaque d'apoplexie foudroyante, qu'elle l'empêcha de
+voir plus longtemps des choses si douloureuses pour son orgueil et son
+avarice.
+
+Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y
+eût rien de changé dans son cérémonial, sinon que Boxtel était mort et
+que Cornélius et Rosa, triomphants, marchaient côte à côte et la main de
+l'un dans la main de l'autre.
+
+Quand on fut rentré à l'hôtel de ville, le prince, montrant du doigt à
+Cornélius la bourse aux cent mille florins d'or:
+
+--On ne sait trop, dit-il, par qui est gagné cet argent, si c'est par
+vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouvé la tulipe noire, elle
+l'a élevée et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce
+serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem à la
+tulipe.
+
+Cornélius attendait pour savoir où voulait en venir le prince. Celui-ci
+continua:
+
+--Je donne à Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagnés et
+qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son
+courage et de son honnêteté. Quant à vous, monsieur, grâce à Rosa
+encore, qui a apporté la preuve de votre innocence--et en disant ces
+mots, le prince tendit à Cornélius le fameux feuillet de la Bible sur
+lequel était écrite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi à
+envelopper le troisième caïeu--, quant à vous, l'on s'est aperçu que
+vous aviez été emprisonné pour un crime que vous n'aviez pas commis.
+C'est vous dire, non seulement que vous êtes libre, mais encore que les
+biens d'un homme innocent ne peuvent être confisqués. Vos biens vous
+sont donc rendus. M. van Baërle, vous êtes le filleul de M. Corneille de
+Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confié l'un sur
+les fonts de baptême, et de l'amitié que l'autre vous avait vouée.
+Conservez la tradition de leurs mérites à tous deux, car ces MM. de
+Witt, mal jugés, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, étaient
+deux grands citoyens dont la Hollande est fière aujourd'hui.
+
+Le prince, après ces deux mots qu'il prononça d'une voix émue, contre
+son habitude, donna ses deux mains à baiser aux deux époux, qui
+s'agenouillèrent à ses côtés.
+
+Puis, poussant un soupir:
+
+--Hélas! dit-il, vous êtes bien heureux vous, qui peut-être rêvant la
+vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez à
+lui conquérir que de nouvelles couleurs de tulipes.
+
+Et jetant un regard du côté de la France, comme s'il eût vu de nouveaux
+nuages s'amonceler de ce côté-là, il remonta dans son carrosse et
+partit.
+
+De son côté, Cornélius, le même jour, partit pour Dordrecht avec Rosa,
+qui, par la vieille Zug, qu'on lui expédia en qualité d'ambassadeur, fit
+prévenir son père de tout ce qui s'était passé.
+
+Ceux qui, grâce à l'exposé que nous avons fait, connaissent le caractère
+du vieux Gryphus, comprendront qu'il se réconcilia difficilement avec
+son gendre. Il avait sur le cœur les coups de bâton reçus, il les avait
+comptés par les meurtrissures; ils montaient, disait-il, à quarante et
+un; mais il finit par se rendre, pour n'être pas moins généreux,
+disait-il, que Son Altesse le stathouder.
+
+Devenu gardien de tulipes, après avoir été geôlier d'hommes, il fut le
+plus rude geôlier de fleurs qu'on eût encore rencontré dans les
+Pays-Bas. Aussi fallait-il le voir, surveillant les papillons dangereux,
+tuant les mulots et chassant les abeilles trop affamées.
+
+Comme il avait appris l'histoire de Boxtel et qu'il était furieux
+d'avoir été la dupe du faux Jacob, ce fut lui qui démolit l'observatoire
+élevé jadis par l'envieux derrière le sycomore; car l'enclos de Boxtel,
+vendu à l'encan, s'enclava dans les plates-bandes de Cornélius, qui
+s'arrondit de façon à défier tous les télescopes de Dordrecht.
+
+Rosa, de plus en plus belle, devint de plus en plus savante; et au bout
+de deux ans de mariage, elle savait si bien lire et écrire, qu'elle put
+se charger seule de l'éducation de deux beaux enfants, qui lui étaient
+poussés au mois de mai 1674 et 1675, comme des tulipes, et qui lui
+avaient donné bien moins de mal que la fameuse fleur à laquelle elle
+devait de les avoir.
+
+Il va sans dire que l'un étant garçon et l'autre une fille, le premier
+reçut le nom de Cornélius, et la seconde, celui de Rosa.
+
+Van Baërle resta fidèle à Rosa, comme à ses tulipes; toute sa vie, il
+s'occupa du bonheur de sa femme et de la culture des fleurs, culture
+grâce à laquelle il trouva un grand nombre de variétés qui sont
+inscrites au catalogue hollandais.
+
+Les deux principaux ornements de son salon étaient dans deux grands
+cadres d'or, ces deux feuillets de la Bible de Corneille de Witt; sur
+l'un, on se le rappelle, son parrain lui avait écrit de brûler la
+correspondance du marquis de Louvois; sur l'autre, il avait légué à Rosa
+le caïeu de la tulipe noire, à la condition qu'avec sa dot de cent mille
+florins elle épouserait un beau garçon de vingt-six à vingt-huit ans,
+qui l'aimerait et qu'elle aimerait, condition qui avait été
+scrupuleusement remplie, quoique Cornélius ne fût point mort, et
+justement parce qu'il n'était point mort.
+
+Enfin pour combattre les envieux à venir, dont la Providence n'aurait
+peut-être pas eu le loisir de le débarrasser comme elle avait fait de
+mynheer Isaac Boxtel, il écrivit au-dessus de sa porte ce vers, que
+Grotius avait gravé, le jour de sa fuite, sur le mur de sa prison:
+
+«On a quelquefois assez souffert pour avoir le droit de ne jamais dire:
+_Je suis trop heureux_.»
+
+[1] Mynheer: monsieur
+
+
+
+
+
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+
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
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+
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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new file mode 100644
index 0000000..994182b
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diff --git a/26504-8.txt b/26504-8.txt
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index 0000000..0def575
--- /dev/null
+++ b/26504-8.txt
@@ -0,0 +1,11075 @@
+The Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La tulipe noire
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: September 1, 2008 [EBook #26504]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Alexandre Dumas
+
+LA TULIPE NOIRE
+
+(1850)
+
+
+/*
+Table des matières
+
+ I Un peuple reconnaissant
+
+ II Les deux frères.
+
+ III L'élève de Jean de Witt
+
+ IV Les massacreurs.
+
+ V L'amateur de tulipes et son voisin.
+
+ VI La haine d'un tulipier.
+
+ VII L'homme heureux fait connaissance avec le malheur.
+
+ VIII Une invasion.
+
+ IX La chambre de famille.
+
+ X La fille du geôlier.
+
+ XI Le testament de Cornélius van Baërle.
+
+ XII L'exécution.
+
+ XIII Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur.
+
+ XIV Les pigeons de Dordrecht
+
+ XV Le guichet
+
+ XVI Maître et écolière.
+
+ XVII Premier caïeu.
+
+ XVIII L'amoureux de Rosa.
+
+ XIX Femme et fleur.
+
+ XX Ce qui s'était passé pendant ces huit jours.
+
+ XXI Le second caïeu.
+
+ XXII Épanouissement
+
+ XXIII L'envieux.
+
+ XXIV Où la tulipe noire change de maître.
+
+ XXV Le président van Herysen.
+
+ XXVI Un membre de la société horticole.
+
+ XXVII Le troisième caïeu.
+
+XXVIII La chanson des fleurs.
+
+ XXIX Où van Baërle, avant de quitter Loewestein,
+ règle ses comptes avec Gryphus.
+
+ XXX Où l'on commence de se douter à quel supplice
+ était réservé Cornélius van Baërle.
+
+ XXXI Harlem..
+
+ XXXII Une dernière prière.
+
+XXXIII Conclusion.
+*/
+
+
+
+
+I
+
+Un peuple reconnaissant
+
+
+Le 20 août 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si
+coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville
+de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclinés sur
+ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans
+lesquels se reflètent ses clochers aux coupoles presque orientales, la
+ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes
+ses artères d'un flot noir et rouge de citoyens pressés, haletants,
+inquiets, lesquels couraient, le couteau à la ceinture, le mousquet sur
+l'épaule ou le bâton à la main, vers le Buitenhof, formidable prison
+dont on montre encore aujourd'hui les fenêtres grillées et où, depuis
+l'accusation d'assassinat portée contre lui par le chirurgien Tyckelaer,
+languissait Corneille de Witt, frère de l'ex-grand pensionnaire de
+Hollande.
+
+Si l'histoire de ce temps, et surtout de cette année au milieu de
+laquelle nous commençons notre récit, n'était liée d'une façon
+indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes
+d'explication que nous allons donner pourraient paraître un
+hors-d'oeuvre; mais nous prévenons tout d'abord le lecteur, ce vieil ami,
+à qui nous promettons toujours du plaisir à notre première page, et
+auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes;
+mais nous prévenons, disons-nous, notre lecteur que cette explication
+est aussi indispensable à la clarté de notre histoire qu'à
+l'intelligence du grand événement politique dans lequel cette histoire
+s'encadre.
+
+Corneille ou Cornélius de Witt, _ruward_ de Pulten, c'est-à-dire
+inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville
+natale, et député aux États de Hollande, avait quarante-neuf ans,
+lorsque le peuple hollandais, fatigué de la république, telle que
+l'entendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, s'éprit d'un
+amour violent pour le stathoudérat, que l'édit perpétuel imposé par Jean
+de Witt aux Provinces-Unies avait à tout jamais aboli en Hollande.
+
+Comme il est rare que, dans ses évolutions capricieuses, l'esprit public
+ne voie pas un homme derrière un principe, derrière la république le
+peuple voyait les deux figures sévères des frères de Witt, ces Romains
+de la Hollande, dédaigneux de flatter le goût national, et amis
+inflexibles d'une liberté sans licence et d'une prospérité sans
+superflu, de même que derrière le stathoudérat il voyait le front
+incliné, grave et réfléchi du jeune Guillaume d'Orange, que ses
+contemporains baptisèrent du nom de Taciturne, adopté par la postérité.
+
+Les deux de Witt ménageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir
+l'ascendant moral sur toute l'Europe, et dont ils venaient de sentir
+l'ascendant matériel sur la Hollande par le succès de cette campagne
+merveilleuse du Rhin, illustrée par ce héros de roman qu'on appelait le
+comte de Guiche, et chantée par Boileau, campagne qui en trois mois
+venait d'abattre la puissance des Provinces-Unies.
+
+Louis XIV était depuis longtemps l'ennemi des Hollandais, qui
+l'insultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est
+vrai, par la bouche des Français réfugiés en Hollande. L'orgueil
+national en faisait le Mithridate de la république. Il y avait donc
+contre les de Witt la double animation qui résulte d'une vigoureuse
+résistance suivie par un pouvoir luttant contre le goût de la nation et
+de la fatigue naturelle à tous les peuples vaincus, quand ils espèrent
+qu'un autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte.
+
+Cet autre chef, tout prêt à paraître, tout prêt à se mesurer contre
+Louis XIV, si gigantesque que parût devoir être sa fortune future,
+c'était Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume II, et petit-fils,
+par Henriette Stuart, du roi Charles Ier d'Angleterre, ce taciturne
+enfant, dont nous avons déjà dit que l'on voyait apparaître l'ombre
+derrière le stathoudérat.
+
+Ce jeune homme était âgé de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait
+été son précepteur et l'avait élevé dans le but de faire de cet ancien
+prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui
+l'avait emporté sur l'amour de son élève, il lui avait, par l'édit
+perpétuel, enlevé l'espoir du stathoudérat. Mais Dieu avait ri de cette
+prétention des hommes, qui font et défont les puissances de la terre
+sans consulter le Roi du ciel; et par le caprice des Hollandais et la
+terreur qu'inspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du
+grand pensionnaire et d'abolir l'édit perpétuel en rétablissant le
+stathoudérat pour Guillaume d'Orange, sur lequel il avait ses desseins,
+cachés encore dans les mystérieuses profondeurs de l'avenir.
+
+Le grand pensionnaire s'inclina devant la volonté de ses concitoyens;
+mais Corneille de Witt fut plus récalcitrant, et malgré les menaces de
+mort de la plèbe orangiste qui l'assiégeait dans sa maison de Dordrecht,
+il refusa de signer l'acte qui rétablissait le stathoudérat.
+
+Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant
+seulement à son nom ces deux lettres: V. C. (_vi coactus_), ce qui
+voulait dire: _Contraint par la force._
+
+Ce fut par un véritable miracle qu'il échappa ce jour-là aux coups de
+ses ennemis.
+
+Quant à Jean de Witt, son adhésion, plus rapide et plus facile, à la
+volonté de ses concitoyens ne lui fut guère plus profitable. À quelques
+jours de là, il fut victime d'une tentative d'assassinat. Percé de coups
+de couteau, il ne mourut point de ses blessures.
+
+Ce n'était point là ce qu'il fallait aux orangistes. La vie des deux
+frères était un éternel obstacle à leurs projets; ils changèrent donc
+momentanément de tactique, quitte, au moment donné, de couronner la
+seconde par la première, et ils essayèrent de consommer, à l'aide de la
+calomnie, ce qu'ils n'avaient pu exécuter par le poignard.
+
+Il est assez rare qu'au moment donné, il se trouve là, sous la main de
+Dieu, un grand homme pour exécuter une grande action, et voilà pourquoi
+lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle l'histoire
+enregistre à l'instant même le nom de cet homme élu, et le recommande à
+l'admiration de la postérité.
+
+Mais lorsque le diable se mêle des affaires humaines pour ruiner une
+existence ou renverser un empire, il est bien rare qu'il n'ait pas
+immédiatement à sa portée quelque misérable auquel il n'a qu'un mot à
+souffler à l'oreille pour que celui-ci se mette immédiatement à la
+besogne.
+
+Ce misérable, qui dans cette circonstance se trouva tout posté pour être
+l'agent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons déjà l'avoir
+dit, Tyckelaer, et était chirurgien de profession.
+
+Il vint déclarer que Corneille de Witt, désespéré, comme il l'avait du
+reste prouvé par son apostille, de l'abrogation de l'édit perpétuel, et
+enflammé de haine contre Guillaume d'Orange, avait donné mission à un
+assassin de délivrer la république du nouveau stathouder, et que cet
+assassin c'était lui, Tyckelaer, qui, bourrelé de remords à la seule
+idée de l'action qu'on lui demandait, aimait mieux révéler le crime que
+de le commettre.
+
+Maintenant, que l'on juge de l'explosion qui se fit parmi les orangistes
+à la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arrêter Corneille
+dans sa maison, le 16 août 1672; le ruward de Pulten, le noble frère de
+Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture
+préparatoire destinée à lui arracher, comme aux plus vils criminels,
+l'aveu de son prétendu complot contre Guillaume.
+
+Mais Corneille était non seulement un grand esprit, mais encore un grand
+coeur. Il était de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique,
+comme leurs ancêtres avaient la foi religieuse, sourient aux tourments,
+et pendant la torture, il récita d'une voix ferme et en scandant les
+vers selon leur mesure, la première strophe du _Justum et tenacem_,
+d'Horace, n'avoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le
+fanatisme de ses bourreaux.
+
+Les juges n'en déchargèrent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et
+n'en rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le dégradait
+de toutes ses charges et dignités, le condamnant aux frais de la justice
+et le bannissant à perpétuité du territoire de la république.
+
+C'était déjà quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux intérêts
+duquel s'était constamment voué Corneille de Witt, que cet arrêt rendu
+non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen.
+Cependant, comme on va le voir, ce n'était pas assez.
+
+Les Athéniens, qui ont laissé une assez belle réputation d'ingratitude,
+le cédaient sous ce point aux Hollandais. Ils se contentèrent de bannir
+Aristide.
+
+Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son frère,
+s'était démis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-là était aussi
+dignement récompensé de son dévouement au pays. Il emportait dans la vie
+privée ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en
+général aux honnêtes gens coupables d'avoir travaillé pour leur patrie
+en s'oubliant eux-mêmes.
+
+Pendant ce temps, Guillaume d'Orange attendait, non sans hâter
+l'événement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il
+était l'idole, lui eût fait du corps des deux frères les deux marches
+dont il avait besoin pour monter au siège du stathoudérat.
+
+Or, le 20 août 1672, comme nous l'avons dit en commençant ce chapitre,
+toute la ville courait au Buitenhof pour assister à la sortie de prison
+de Corneille de Witt, partant pour l'exil, et voir quelles traces la
+torture avait laissées sur le noble corps de cet homme qui savait si
+bien son Horace.
+
+Empressons-nous d'ajouter que toute cette multitude qui se rendait au
+Buitenhof ne s'y rendait pas seulement dans cette innocente intention
+d'assister à un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient à
+jouer un rôle, ou plutôt à doubler un emploi qu'ils trouvaient avoir été
+mal rempli.
+
+Nous voulons parler de l'emploi de bourreau.
+
+Il y en avait d'autres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions
+moins hostiles. Il s'agissait pour eux seulement de ce spectacle
+toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte l'instinctif
+orgueil, de voir dans la poussière celui qui a été longtemps debout.
+
+Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, n'était-il pas
+enfermé, affaibli par la torture? N'allait-on pas le voir, pâle,
+sanglant, honteux? N'était-ce pas un beau triomphe pour cette
+bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout
+bon bourgeois de la Haye devait prendre part?
+
+Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement mêlés à toute
+cette foule qu'ils comptaient bien manier comme un instrument tranchant
+et contondant à la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof à la porte
+de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres
+même, à ce ruward de Pulten, qui non seulement n'a donné le stathoudérat
+au prince d'Orange que _vi coactus_, mais qui encore a voulu le faire
+assassiner?
+
+Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on
+faisait bien et que si on était brave à la Haye, on ne laisserait point
+partir pour l'exil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera
+toutes ses intrigues avec la France et vivra de l'or du marquis de
+Louvois avec son grand scélérat de frère Jean.
+
+Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent
+plutôt qu'ils ne marchent. Voilà pourquoi les habitants de la Haye
+couraient si vite du côté du Buitenhof.
+
+Au milieu de ceux qui se hâtaient le plus, courait, la rage au coeur et
+sans projet dans l'esprit, l'honnête Tyckelaer, promené par les
+orangistes comme un héros de probité, d'honneur national et de charité
+chrétienne.
+
+Ce brave scélérat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de
+son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les
+tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes
+qu'il lui avait promises et l'infernale machination préparée d'avance
+pour lui aplanir, à lui Tyckelaer, toutes les difficultés de
+l'assassinat.
+
+Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace,
+soulevait des cris d'enthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des
+hourras d'aveugle rage contre les frères de Witt.
+
+La populace en était à maudire des juges iniques dont l'arrêt laissait
+échapper sain et sauf un si abominable criminel que l'était ce scélérat
+de Corneille.
+
+Et quelques instigateurs répétaient à voix basse:--Il va partir! il va
+nous échapper!
+
+Ce à quoi d'autres répondaient:
+
+--Un vaisseau l'attend à Scheveningen, un vaisseau français. Tyckelaer
+l'a vu.
+
+--Brave Tyckelaer! honnête Tyckelaer! criait en choeur la foule.
+
+--Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille,
+le Jean, qui est un non moins grand traître que son frère, le Jean se
+sauvera aussi.
+
+--Et les deux coquins vont manger en France notre argent, l'argent de
+nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus à Louis XIV.
+
+--Empêchons-les de partir! criait la voix d'un patriote plus avancé que
+les autres.
+
+--À la prison! à la prison! répétait le choeur.
+
+Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de
+s'armer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune
+violence ne s'était commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait
+les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus
+menaçante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne l'était par
+ses cris, son agitation et ses menaces; immobile sous le regard de son
+chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son épée hors
+du fourreau, mais basse et la pointe à l'angle de son étrier. Cette
+troupe, seul rempart qui défendit la prison, contenait par son attitude,
+non seulement les masses populaires désordonnées et bruyantes, mais
+encore le détachement de la garde bourgeoise, qui, placé en face du
+Buitenhof pour maintenir l'ordre de compte à demi avec la troupe,
+donnait aux perturbateurs l'exemple des cris séditieux, en criant:--Vive
+Orange! À bas les traîtres!
+
+La présence de Tilly et de ses cavaliers était, il est vrai, un frein
+salutaire à tous ces soldats bourgeois; mais peu après, ils s'exaltèrent
+par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que l'on pût
+avoir du courage sans crier, ils imputèrent à la timidité le silence des
+cavaliers et firent un pas vers la prison entraînant à leur suite toute
+la tourbe populaire.
+
+Mais alors le comte de Tilly s'avança seul au-devant d'eux, et levant
+seulement son épée en fronçant les sourcils:
+
+--Eh! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi
+marchez-vous, et que désirez-vous?
+
+Les bourgeois agitèrent leurs mousquets en répétant les cris de:
+
+--Vive Orange! Mort aux traîtres!
+
+--Vive Orange! soit! dit M. de Tilly, quoique je préfère les figures
+gaies aux figures maussades. Mort aux traîtres! si vous le voulez, tant
+que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant qu'il vous plaira:
+Mort aux traîtres! mais quant à les mettre à mort effectivement, je suis
+ici pour empêcher cela, et je l'empêcherai.
+
+Puis se retournant vers ses soldats:
+
+--Haut les armes, soldats! cria-t-il.
+
+Les soldats de Tilly obéirent au commandement avec une précision calme
+qui fit rétrograder immédiatement bourgeois et peuple, non sans une
+confusion qui fit sourire l'officier de cavalerie.
+
+--Là, là! dit-il avec ce ton goguenard qui n'appartient qu'à l'épée,
+tranquillisez-vous, bourgeois; mes soldats ne brûleront pas une amorce,
+mais de votre côté vous ne ferez point un pas vers la prison.
+
+--Savez-vous bien, monsieur l'officier, que nous avons des mousquets?
+fit tout furieux le commandant des bourgeois.
+
+--Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous
+me les faites assez miroiter devant l'oeil; mais remarquez aussi de votre
+côté que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement à
+cinquante pas, et que vous n'êtes qu'à vingt-cinq.
+
+--Mort aux traîtres! cria la compagnie des bourgeois exaspérée.
+
+--Bah! vous dites toujours la même chose, grommela l'officier, c'est
+fatigant!
+
+Et il reprit son poste en tête de la troupe, tandis que le tumulte
+allait en augmentant autour du Buitenhof.
+
+Et cependant le peuple échauffé ne savait pas qu'au moment même où il
+flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre, comme si elle eût hâte
+d'aller au-devant de son sort, passait à cent pas de la place derrière
+les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof.
+
+En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un
+domestique et traversait tranquillement à pied l'avant-cour qui précède
+la prison.
+
+Il s'était nommé au concierge, qui du reste le connaissait, en disant:
+
+--Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville
+mon frère Corneille de Witt, condamné, comme tu sais, au bannissement.
+
+Et le concierge, espèce d'ours dressé à ouvrir et à fermer la porte de
+la prison, l'avait salué et laissé entrer dans l'édifice, dont les
+portes s'étaient refermées sur lui.
+
+À dix pas de là, il avait rencontré une belle jeune fille de dix-sept à
+dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante
+révérence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton:
+
+--Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frère?
+
+--Oh! monsieur Jean, avait répondu la jeune fille, ce n'est pas le mal
+qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est
+passé.
+
+--Que crains-tu donc, la belle fille?
+
+--Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean.
+
+--Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas!
+
+--L'entendez-vous?
+
+--Il est, en effet, fort ému; mais quand il nous verra, comme nous ne
+lui avons jamais fait que du bien, peut-être se calmera-t-il.
+
+--Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en
+s'éloignant pour obéir à un signe impératif que lui avait fait son père.
+
+--Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis là.
+
+Puis, continuant son chemin:
+
+--Voilà, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas
+lire et qui par conséquent n'a rien lu, et qui vient de résumer
+l'histoire du monde dans un seul mot.
+
+Et toujours aussi calme, mais plus mélancolique qu'en entrant,
+l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son
+frère.
+
+
+
+
+II
+
+Les deux frères
+
+
+Comme l'avait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa,
+pendant que Jean de Witt montait l'escalier de pierre aboutissant à la
+prison de son frère Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux
+pour éloigner la troupe de Tilly qui les gênait.
+
+Ce que voyant, le peuple, qui appréciait les bonnes intentions de sa
+milice, criait à tue-tête:--Vivent les bourgeois!
+
+Quant à M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette
+compagnie bourgeoise sous les pistolets apprêtés de son escadron, lui
+expliquant de son mieux que la consigne donnée par les États lui
+enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses
+alentours.
+
+--Pourquoi cet ordre? pourquoi garder la prison? criaient les
+orangistes.
+
+--Ah! répondait monsieur de Tilly, voilà que vous m'en demandez tout de
+suite plus que je ne peux vous en dire. On m'a dit: «Gardez», je garde.
+Vous qui êtes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir
+qu'une consigne ne se discute pas.
+
+--Mais on vous a donné cet ordre pour que les traîtres puissent sortir
+de la ville!
+
+--Cela pourrait bien être, puisque les traîtres sont condamnés au
+bannissement, répondait Tilly.
+
+--Mais qui a donné cet ordre?
+
+--Les États, pardieu!
+
+--Les États trahissent.
+
+--Quant à cela, je n'en sais rien.
+
+--Et vous trahissez vous-même.
+
+--Moi?
+
+--Oui, vous.
+
+--Ah çà! entendons-nous, messieurs les bourgeois; qui trahirais-je? les
+États! Je ne puis pas les trahir, puisque étant à leur solde, j'exécute
+ponctuellement leur consigne.
+
+Et là-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison qu'il était
+impossible de discuter sa réponse, les clameurs et les menaces
+redoublèrent; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte
+répondait avec toute l'urbanité possible.
+
+--Mais, messieurs les bourgeois, par grâce, désarmez donc vos mousquets;
+il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes
+cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont
+nous serions bien fâchés, mais vous plus encore, attendu que ce n'est ni
+dans vos intentions ni dans les miennes.
+
+--Si vous faisiez cela, crièrent les bourgeois, à notre tour nous
+ferions feu sur vous.
+
+--Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le
+premier jusqu'au dernier, ceux que nous aurions tués, nous, n'en
+seraient pas moins morts.
+
+--Cédez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen.
+
+--D'abord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui
+est bien différent; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Français,
+ce qui est plus différent encore. Je ne connais donc que les États, qui
+me paient; apportez-moi de la part des États l'ordre de céder la place,
+je fais demi-tour à l'instant même, attendu que je m'ennuie énormément
+ici.
+
+--Oui, oui! crièrent cent voix qui se multiplièrent à l'instant par cinq
+cents autres. Allons à la maison de ville! allons trouver les députés!
+allons, allons!
+
+--C'est cela, murmura Tilly en regardant s'éloigner les plus furieux,
+allez demander une lâcheté à la maison de ville et vous verrez si on
+vous l'accorde, allez, mes amis, allez.
+
+Le digne officier comptait sur l'honneur des magistrats, qui de leur
+côté comptaient sur son honneur de soldat, à lui.
+
+--Dites donc, capitaine, fit à l'oreille du comte son premier
+lieutenant, que les députés refusent à ces enragés que voici ce qu'ils
+leur demandent, mais qu'ils nous envoient à nous un peu de renfort, cela
+ne fera pas de mal, je crois.
+
+Cependant Jean de Witt, que nous avons quitté montant l'escalier de
+pierre après son entretien avec le geôlier Gryphus et sa fille Rosa,
+était arrivé à la porte de la chambre où gisait sur un matelas son frère
+Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait
+appliquer la torture préparatoire.
+
+L'arrêt de bannissement était venu, qui avait rendu inutile
+l'application de la torture extraordinaire. Corneille, étendu sur son
+lit, les poignets brisés, les doigts brisés, n'ayant rien avoué d'un
+crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, après trois
+jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la
+mort, avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement.
+
+Corps énergique, âme invincible, il eût bien désappointé ses ennemis si
+ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du
+Buitenhof, voir luire sur son pâle visage le sourire du martyr qui
+oublie la fange de la terre depuis qu'il a entrevu les splendeurs du
+ciel.
+
+Le ruward avait, par la puissance de sa volonté plutôt que par un
+secours réel, recouvré toutes ses forces, et il calculait combien de
+temps encore les formalités de la justice le retiendraient en prison.
+
+C'était juste à ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise
+mêlées à celles du peuple, s'élevaient contre les deux frères et
+menaçaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit,
+qui venait se briser comme une marée montante au pied des murailles de
+la prison, parvint jusqu'au prisonnier.
+
+Mais si menaçant que fût ce bruit, Corneille négligea de s'enquérir ou
+ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fenêtre étroite et
+treillissée de fer qui laissait arriver la lumière et les murmures du
+dehors.
+
+Il était si bien engourdi dans la continuité de son mal que ce mal était
+devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de délices son
+âme et sa raison si près de se dégager des embarras corporels, qu'il lui
+semblait déjà que cette âme et cette raison échappées à la matière,
+planaient au-dessus d'elle comme flotte au-dessus d'un foyer presque
+éteint la flamme qui le quitte pour monter au ciel.
+
+Il pensait aussi à son frère.
+
+Sans doute, c'était son approche qui, par les mystères inconnus que le
+magnétisme a découvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment même
+où Jean était si présent à la pensée de Corneille que Corneille
+murmurait presque son nom, la porte s'ouvrit; Jean entra, et d'un pas
+empressé vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses
+mains enveloppées de linge vers ce glorieux frère qu'il avait réussi à
+dépasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine
+que lui portaient les Hollandais.
+
+Jean baisa tendrement son frère sur le front et reposa doucement sur le
+matelas ses mains malades.
+
+--Corneille, mon pauvre frère, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce
+pas?
+
+--Je ne souffre plus, mon frère, puisque je vous vois.
+
+--Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, à votre défaut, c'est moi qui
+souffre de vous voir ainsi, je vous en réponds.
+
+--Aussi, ai-je plus pensé à vous qu'à moi-même, et tandis qu'ils me
+torturaient, je n'ai songé à me plaindre qu'une fois pour dire: «Pauvre
+frère!» Mais te voilà, oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce
+pas?
+
+--Oui.
+
+--Je suis guéri; aidez-moi à me lever, mon frère, et vous verrez comme
+je marche bien.
+
+--Vous n'aurez pas longtemps à marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse
+au vivier, derrière les pistoliers de Tilly.
+
+--Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier?
+
+--Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire
+de physionomie triste qui lui était habituel, que les gens de la Haye
+voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte.
+
+--Du tumulte? reprit Corneille, en fixant son regard sur son frère
+embarrassé; du tumulte?
+
+--Oui, Corneille.
+
+--Alors c'est cela que j'entendais tout à l'heure, fit le prisonnier
+comme se parlant à lui-même. Puis revenant à son frère:
+
+--Il y a du monde sur le Buitenhof, n'est-ce pas? dit-il.
+
+--Oui, mon frère.
+
+--Mais alors, pour venir ici...
+
+--Eh bien?
+
+--Comment vous a-t-on laissé passer?
+
+--Vous savez bien que nous ne sommes guère aimés, Corneille, fit le
+grand pensionnaire avec une amertume mélancolique. J'ai pris par les
+rues écartées.
+
+--Vous vous êtes caché, Jean?
+
+--J'avais dessein d'arriver jusqu'à vous sans perdre de temps, et j'ai
+fait ce qu'on fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi:
+j'ai louvoyé.
+
+En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place à la prison. Tilly
+dialoguait avec la garde bourgeoise.
+
+--Oh! oh! fit Corneille, vous êtes un bien grand pilote, Jean; mais je
+ne sais si vous tirerez votre frère du Buitenhof, dans cette houle et
+sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous avez conduit la
+flotte de Tromp à Anvers, au milieu des bas-fonds de l'Escaut.
+
+--Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y tâcherons, du moins, répondit
+Jean; mais d'abord un mot.
+
+--Dites.
+
+Les clameurs montèrent de nouveau.
+
+--Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colère! Est-ce
+contre vous? est-ce contre moi?
+
+--Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc,
+mon frère, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs
+sottes calomnies, c'est d'avoir négocié avec la France.
+
+--Oui, mais ils nous le reprochent.
+
+--Les niais!
+
+--Mais si ces négociations eussent réussi, elles leur eussent épargné
+les défaites de Rees, d'Orsay, de Vesel et de Rheinberg; elles leur
+eussent évité le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire
+encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux.
+
+--Tout cela est vrai, mon frère, mais ce qui est d'une vérité plus
+absolue encore, c'est que si l'on trouvait en ce moment-ci notre
+correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne
+sauverais point l'esquif si frêle qui va porter les de Witt et leur
+fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait à des
+gens honnêtes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de
+faire personnellement pour sa liberté, pour sa gloire, cette
+correspondance nous perdrait auprès des orangistes, nos vainqueurs.
+Aussi, cher Corneille, j'aime à croire que vous l'avez brûlée avant de
+quitter Dordrecht pour venir me rejoindre à la Haye.
+
+--Mon frère, répondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois
+prouve que vous avez été dans les derniers temps le plus grand, le plus
+généreux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. J'aime la
+gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon frère, et je me
+suis bien gardé de brûler cette correspondance.
+
+--Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement
+l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fenêtre.
+
+--Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons à la fois le salut du
+corps et la résurrection de la popularité.
+
+--Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors?
+
+--Je les ai confiées à Cornélius van Baërle, mon filleul, que vous
+connaissez et qui demeure à Dordrecht.
+
+--Oh! le pauvre garçon! ce cher et naïf enfant! ce savant qui, chose
+rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et
+qu'à Dieu qui fait naître les fleurs! Vous l'avez chargé de ce dépôt
+mortel; mais il est perdu, mon frère, ce pauvre cher Cornélius!
+
+--Perdu?
+
+--Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort (car si
+étranger qu'il soit à ce qui nous arrive; car, quoique enseveli à
+Dordrecht, quoique distrait, que c'est miracle! il saura, un jour ou
+l'autre, ce qui nous arrive), s'il est fort, il se vantera de nous; s'il
+est faible, il aura peur de notre intimité; s'il est fort, il criera le
+secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre
+cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frère,
+fuyons vite, s'il en est encore temps.
+
+Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frère, qui
+tressaillit au contact des linges:
+
+--Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai
+pas appris à lire chaque pensée dans la tête de van Baërle, chaque
+sentiment dans son âme? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes
+s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il
+soit! Le principal est qu'il gardera le secret, attendu que ce secret,
+il ne le connaît même pas.
+
+Jean se retourna surpris.
+
+--Oh! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est
+un politique élevé à l'école de Jean; je vous le répète, mon frère, van
+Baërle ignore la nature et la valeur du dépôt que je lui ai confié.
+
+--Vite, alors! s'écria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui
+passer l'ordre de brûler la liasse.
+
+--Par qui faire passer cet ordre?
+
+--Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner à cheval et qui
+est entré avec moi dans la prison pour vous aider à descendre
+l'escalier.
+
+--Réfléchissez avant de brûler ces titres glorieux, Jean.
+
+--Je réfléchis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les
+frères de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renommée. Nous morts,
+qui nous défendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris?
+
+--Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers?
+
+Jean, sans répondre à son frère, étendit la main vers le Buitenhof, d'où
+s'élançaient en ce moment des bouffées de clameurs féroces.
+
+--Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs; mais ces
+clameurs, que disent-elles?
+
+Jean ouvrit la fenêtre.
+
+--Mort aux traîtres! hurlait la populace.
+
+--Entendez-vous maintenant, Corneille?
+
+--Et les traîtres, c'est nous! dit le prisonnier en levant les yeux au
+ciel et en haussant les épaules.
+
+--C'est nous, répéta Jean de Witt.
+
+--Où est Craeke?
+
+--À la porte de votre chambre, je présume.
+
+--Faites-le entrer, alors.
+
+Jean ouvrit la porte; le fidèle serviteur attendait en effet sur le
+seuil.
+
+--Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frère va vous dire.
+
+--Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que j'écrive,
+malheureusement.
+
+--Et pourquoi cela?
+
+--Parce que van Baërle ne rendra pas ce dépôt ou ne le brûlera pas sans
+un ordre précis.
+
+--Mais pourrez-vous écrire, mon cher ami? demanda Jean, à l'aspect de
+ces pauvres mains toutes brûlées et toutes meurtries.
+
+--Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille.
+
+--Voici un crayon, au moins.
+
+--Avez-vous du papier, car on ne m'a rien laissé ici?
+
+--Cette Bible. Déchirez-en la première feuille.
+
+--Bien.
+
+--Mais votre écriture sera illisible?
+
+--Allons donc! dit Corneille en regardant son frère. Ces doigts qui ont
+résisté aux mèches du bourreau, cette volonté qui a dompté la douleur,
+vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frère, la
+ligne sera tracée sans un seul tremblement.
+
+Et en effet, Corneille prit le crayon et écrivit.
+
+Alors, on put voir sous le linge blanc transparaître les gouttes de sang
+que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes.
+La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille écrivit:
+
+ «Cher filleul,
+
+ «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans
+ l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre
+ de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé
+ Jean et Corneille.
+
+ «Adieu et aime-moi.
+
+ «CORNEILLE DE WITT.»
+
+ «20 août 1672.
+
+Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait
+taché la feuille, la remit à Craeke avec une dernière recommandation et
+revint à Corneille, que la souffrance venait de pâlir encore, et qui
+semblait près de s'évanouir.
+
+--Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son
+ancien sifflet de contremaître, c'est qu'il sera hors des groupes, de
+l'autre côté du vivier... Alors nous partirons à notre tour.
+
+Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un long et vigoureux coup de
+sifflet perça de son roulement marin les dômes de feuillage noir des
+ormes et domina les clameurs du Buitenhof.
+
+Jean leva les bras au ciel pour le remercier.
+
+--Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.
+
+
+
+
+III
+
+L'élève de Jean de Witt
+
+
+Tandis que les hurlements de la foule assemblée sur le Buitenhof,
+montant toujours plus effrayants vers les deux frères, déterminaient
+Jean de Witt à presser le départ de son frère Corneille, une députation
+de bourgeois était allée, comme nous l'avons dit, à la maison de ville,
+pour demander l'expulsion du corps de cavalerie de Tilly.
+
+Il n'y avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat; aussi vit-on un
+étranger, qui depuis le moment où cette scène avait commencé en suivait
+les détails avec curiosité, se diriger avec les autres, ou plutôt à la
+suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus tôt la
+nouvelle de ce qui allait s'y passer.
+
+Cet étranger était un homme très jeune, âgé de vingt-deux ou vingt-trois
+ans à peine, sans vigueur apparente. Il cachait--car sans doute il avait
+des raisons pour ne pas être reconnu--sa figure pâle et longue sous un
+fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait d'essuyer son
+front mouillé de sueur ou ses lèvres brûlantes.
+
+L'oeil fixe comme celui de l'oiseau de proie, le nez aquilin et long, la
+bouche fine et droite, ouverte ou plutôt fendue comme les lèvres d'une
+blessure, cet homme eût offert à Lavater, si Lavater eût vécu à cette
+époque, un sujet d'études physiologiques qui d'abord n'eussent pas
+tourné à son avantage.
+
+Entre la figure du conquérant et celle du pirate, disaient les anciens,
+quelle différence trouvera-t-on? Celle que l'on trouve entre l'aigle et
+le vautour.
+
+La sérénité ou l'inquiétude.
+
+Aussi cette physionomie livide, ce corps grêle et souffreteux, cette
+démarche inquiète qui s'en allaient du Buitenhof au Hoogstraat à la
+suite de tout ce peuple hurlant, c'était le type et l'image d'un maître
+soupçonneux ou d'un voleur inquiet; et un homme de police eût certes
+opté pour ce dernier renseignement, à cause du soin que celui dont nous
+nous occupons en ce moment prenait de se cacher.
+
+D'ailleurs, il était vêtu simplement et sans armes apparentes; son bras
+maigre mais nerveux, sa main sèche mais blanche, fine, aristocratique,
+s'appuyait non pas au bras, mais sur l'épaule d'un officier qui, le
+poing à l'épée, avait, jusqu'au moment où son compagnon s'était mis en
+route et l'avait entraîné avec lui, regardé toutes les scènes du
+Buitenhof avec un intérêt facile à comprendre.
+
+Arrivé sur la place de Hoogstraat, l'homme au visage pâle poussa l'autre
+sous l'abri d'un contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de
+l'Hôtel de Ville.
+
+Aux cris forcenés du peuple, la fenêtre du Hoogstraat s'ouvrit et un
+homme s'avança pour dialoguer avec la foule.
+
+--Qui paraît là au balcon? demanda le jeune homme à l'officier en lui
+montrant de l'oeil seulement le harangueur, qui paraissait fort ému et
+qui se soutenait à la balustrade plutôt qu'il ne se penchait sur elle.
+
+--C'est le député Bowelt, répliqua l'officier.
+
+--Quel homme est ce député Bowelt? Le connaissez-vous?
+
+--Mais un brave homme, à ce que je crois du moins, monseigneur.
+
+Le jeune homme, en entendant cette appréciation du caractère de Bowelt
+faite par l'officier, laissa échapper un mouvement de désappointement si
+étrange, de mécontentement si visible, que l'officier le remarqua et se
+hâta d'ajouter:
+
+--On le dit, du moins, monseigneur. Quant à moi, je ne puis rien
+affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt.
+
+--Brave homme, répéta celui qu'on avait appelé monseigneur; est-ce brave
+homme que vous voulez dire ou homme brave?
+
+--Ah! monseigneur m'excusera; je n'oserais établir cette distinction
+vis-à-vis d'un homme que, je le répète à Son Altesse, je ne connais que
+de visage.
+
+--Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir.
+
+L'officier inclina la tête en signe d'assentiment et se tut.
+
+--Si ce Bowelt est un brave homme, continua l'altesse, il va drôlement
+recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire.
+
+Et le mouvement nerveux de sa main qui s'agitait malgré lui sur l'épaule
+de son compagnon, comme eussent fait les doigts d'un instrumentiste sur
+les touches d'un clavier, trahissait son ardente impatience si mal
+déguisée en certains moments, et dans ce moment surtout, sous l'air
+glacial et sombre de la figure.
+
+On entendit alors le chef de la députation bourgeoise interpeller le
+député pour lui faire dire où se trouvaient les autres députés ses
+collègues.
+
+--Messieurs, répéta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans
+ce moment je suis seul avec M. d'Asperen, et je ne puis prendre une
+décision à moi seul.
+
+--L'ordre! l'ordre! crièrent plusieurs milliers de voix.
+
+M. Bowelt voulut parler, mais on n'entendit pas ses paroles et l'on vit
+seulement ses bras s'agiter en gestes multiples et désespérés.
+
+Mais voyant qu'il ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la
+fenêtre ouverte et appela M. d'Asperen.
+
+M. d'Asperen parut à son tour au balcon, où il fut salué de cris plus
+énergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant,
+accueilli M. Bowelt.
+
+Il n'entreprit pas moins cette tâche difficile de haranguer la
+multitude; mais la multitude préféra forcer la garde des États, qui
+d'ailleurs n'opposa aucune résistance au peuple souverain, à écouter la
+harangue de M. d'Asperen.
+
+--Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple
+s'engouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il paraît que la
+délibération aura lieu à l'intérieur, colonel. Allons entendre la
+délibération.
+
+--Ah! monseigneur, monseigneur, prenez garde!
+
+--À quoi?
+
+--Parmi ces députés, il y en a beaucoup qui ont été en relation avec
+vous, et il suffit qu'un seul reconnaisse Votre Altesse.
+
+--Oui, pour qu'on m'accuse d'être l'instigateur de tout ceci. Tu as
+raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du
+regret qu'il avait d'avoir montré tant de précipitation dans ses désirs;
+oui, tu as raison, restons ici. D'ici, nous les verrons revenir avec ou
+sans l'autorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un
+brave homme ou un homme brave, ce que je tiens à savoir.
+
+--Mais, fit l'officier en regardant avec étonnement celui à qui il
+donnait le titre de monseigneur; mais Votre Altesse ne suppose pas un
+seul instant, je présume, que les députés ordonnent aux cavaliers de
+Tilly de s'éloigner, n'est-ce pas?
+
+--Pourquoi? demanda froidement le jeune homme.
+
+--Parce que s'ils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la
+condamnation à mort de MM. Corneille et Jean de Witt.
+
+--Nous allons voir, répondit froidement l'Altesse; Dieu seul peut savoir
+ce qui se passe au coeur des hommes. L'officier regarda à la dérobée la
+figure impassible de son compagnon, et pâlit. C'était à la fois un brave
+homme et un homme brave que cet officier.
+
+De l'endroit où ils étaient restés, l'Altesse et son compagnon
+entendaient les rumeurs et les piétinements du peuple dans les escaliers
+de l'Hôtel de Ville.
+
+Puis on entendit ce bruit sortir et se répandre sur la place, par les
+fenêtres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM.
+Bowelt et d'Asperen, lesquels étaient rentrés à l'intérieur, dans la
+crainte, sans doute, qu'en les poussant, le peuple ne les fit sauter
+par-dessus la balustrade.
+
+Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces
+fenêtres.
+
+La salle des délibérations s'emplissait.
+
+Soudain le bruit s'arrêta; puis, soudain encore, il redoubla d'intensité
+et atteignit un tel degré d'explosion que le vieil édifice en trembla
+jusqu'au faîte.
+
+Puis enfin le torrent se reprit à rouler par les galeries et les
+escaliers jusqu'à la porte, sous la voûte de laquelle on le vit
+déboucher comme une trombe.
+
+En tête du premier groupe volait, plutôt qu'il ne courait, un homme
+hideusement défiguré par la joie.
+
+C'était le chirurgien Tyckelaer.
+
+--Nous l'avons! nous l'avons! cria-t-il en agitant un papier en l'air.
+
+--Ils ont l'ordre! murmura l'officier stupéfait.
+
+--Eh bien! me voilà fixé, dit tranquillement l'Altesse. Vous ne saviez
+pas, mon cher colonel, si M. Bowelt était un brave homme ou un homme
+brave. Ce n'est ni l'un ni l'autre.
+
+Puis continuant à suivre de l'oeil, sans sourciller, toute cette foule
+qui roulait devant lui.
+
+--Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel; je crois que nous
+allons voir un spectacle étrange.
+
+L'officier s'inclina et suivit son maître sans répondre.
+
+La foule était immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les
+cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le même bonheur et
+surtout avec la même fermeté.
+
+Bientôt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en
+s'approchant ce flux d'hommes, dont il aperçut bientôt les premières
+vagues roulant avec la rapidité d'une cataracte qui se précipite.
+
+En même temps, il aperçut le papier qui flottait en l'air, au-dessus des
+mains crispées et des armes étincelantes.
+
+--Eh! fit-il en se levant sur ses étriers et en touchant son lieutenant
+du pommeau de son épée, je crois que les misérables ont leur ordre.
+
+--Lâches coquins! cria le lieutenant.
+
+C'était en effet l'ordre, que la compagnie des bourgeois reçut avec des
+rugissements joyeux. Elle s'ébranla aussitôt et marcha les armes basses
+et en poussant de grands cris à l'encontre des cavaliers du comte de
+Tilly.
+
+Mais le comte n'était pas homme à les laisser approcher plus que de
+mesure.
+
+--Halte! cria-t-il, halte! et que l'on dégage le poitrail de mes
+chevaux, ou je commande: En avant!
+
+--Voici l'ordre! répondirent cent voix insolentes.
+
+Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut:
+
+--Ceux qui ont signé cet ordre, dit-il, sont les véritables bourreaux de
+M. Corneille de Witt. Quant à moi, je ne voudrais pas pour mes deux
+mains avoir écrit une seule lettre de cet ordre infâme.
+
+En repoussant du pommeau de son épée l'homme qui voulait le lui
+reprendre:
+
+--Un moment, dit-il. Un écrit comme celui-là est d'importance et se
+garde.
+
+Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps.
+Puis se retournant vers sa troupe:--Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file
+à droite!
+
+Puis à demi-voix, et cependant de façon à ce que ses paroles ne fussent
+pas perdues pour tout le monde:--Et maintenant, égorgeurs, dit-il,
+faites votre oeuvre.
+
+Un cri furieux, composé de toutes les haines avides et de toutes les
+joies féroces qui râlaient sur le Buitenhof, accueillit ce départ.
+
+Les cavaliers défilaient lentement.
+
+Le comte resta derrière, faisant face jusqu'au dernier moment à la
+populace ivre qui gagnait au fur et à mesure le terrain que perdait le
+cheval du capitaine.
+
+Comme on voit, Jean de Witt ne s'était pas exagéré le danger quand,
+aidant son frère à se lever, il le pressait de partir.
+
+Corneille descendit donc, appuyé au bras de l'ex-grand pensionnaire,
+l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva
+la belle Rosa toute tremblante.
+
+--Oh! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur!
+
+--Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt.
+
+--Il y a que l'on dit qu'ils sont allés chercher au Hoogstraat l'ordre
+qui doit éloigner les cavaliers du comte de Tilly.
+
+--Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la
+position est mauvaise pour nous.
+
+--Aussi, si j'avais un conseil à vous donner... dit la jeune fille toute
+tremblante.
+
+--Donne, mon enfant. Qu'y aurait-il d'étonnant que Dieu me parlât par ta
+bouche?
+
+--Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue.
+
+--Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours à leur
+poste?
+
+--Oui, mais tant qu'il ne sera pas révoqué, cet ordre est de rester
+devant la prison.
+
+--Sans doute.
+
+--En avez-vous un pour qu'ils vous accompagnent jusque hors la ville?
+
+--Non.
+
+--Eh bien! du moment où vous allez avoir dépassé les premiers cavaliers,
+vous tomberez aux mains du peuple.
+
+--Mais la garde bourgeoise?
+
+--Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enragée.
+
+--Que faire, alors?
+
+--À votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je
+sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rue déserte, car
+tout le monde est dans la grande rue, attendant à l'entrée principale,
+et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez
+sortir.
+
+--Mais mon frère ne pourra marcher, dit Jean.
+
+--J'essaierai, répondit Corneille avec une expression de fermeté
+sublime.
+
+--Mais n'avez-vous pas votre voiture? demande la jeune fille.
+
+--La voiture est là, au seuil de la grande porte.
+
+--Non, répondit la jeune fille. J'ai pensé que votre cocher était un
+homme dévoué, et je lui ai dit d'aller vous attendre à la poterne.
+
+Les deux frères se regardèrent avec attendrissement, et leur double
+regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se
+concentra sur la jeune fille.
+
+--Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste à savoir si Gryphus
+voudra bien nous ouvrir cette porte.
+
+--Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas.
+
+--Eh bien! alors?
+
+--Alors, j'ai prévu son refus et, tout à l'heure, tandis qu'il causait
+par la fenêtre de la geôle avec un pistolier, j'ai pris la clef au
+trousseau.
+
+--Et tu l'as, cette clé?
+
+--La voici, monsieur Jean.
+
+--Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien à te donner en échange du
+service que tu me rends, excepté la Bible que tu trouveras dans ma
+chambre: c'est le dernier présent d'un honnête homme; j'espère qu'il te
+portera bonheur.
+
+--Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, répondit la
+jeune fille. Puis à elle-même et en soupirant:--Quel malheur que je ne
+sache pas lire! dit-elle.
+
+--Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il
+n'y a pas un instant à perdre.
+
+--Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intérieur, elle
+conduisit les deux frères au côté opposé de la prison.
+
+Toujours guidés par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de
+marches, traversèrent une petite cour aux remparts crénelés, et la porte
+cintrée s'étant ouverte, ils se retrouvèrent de l'autre côté de la
+prison dans la rue déserte, en face de la voiture qui les attendait, le
+marchepied abaissé.
+
+--Eh! vite, vite, vite, mes maîtres, les entendez-vous? cria le cocher
+tout effaré.
+
+Mais après avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire
+se retourna vers la jeune fille.
+
+--Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne
+t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons
+à Dieu, qui se souviendra, j'espère que tu viens de sauver la vie de
+deux hommes.
+
+Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa
+respectueusement.
+
+--Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte.
+
+Jean de Witt monta précipitamment, prit place près de son frère, et
+ferma le mantelet de la voiture en criant:--Au Tol-Hek!
+
+Le Tol-Hek était la grille qui fermait la porte conduisant au petit port
+de Scheveningen, dans lequel un petit bâtiment attendait les deux
+frères.
+
+La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta
+les fugitifs.
+
+Rosa les suivit jusqu'à ce qu'ils eussent tourné l'angle de la rue.
+
+Alors elle rentra fermer la porte derrière elle et jeta la clef dans un
+puits.
+
+Ce bruit qui avait fait pressentir à Rosa que le peuple enfonçait la
+porte, était en effet celui du peuple, qui, après avoir fait évacuer la
+place de la prison, se ruait contre cette porte.
+
+Si solide qu'elle fût, et quoique le geôlier Gryphus--il faut lui rendre
+cette justice--se refusât obstinément d'ouvrir cette porte, on sentait
+qu'elle ne résisterait pas longtemps; et Gryphus, fort pâle, se
+demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte,
+lorsqu'il sentit qu'on le tirait doucement par l'habit.
+
+Il se retourna et vit Rosa.
+
+--Tu entends les enragés? dit-il.
+
+--Je les entends si bien, mon père, qu'à votre place...
+
+--Tu ouvrirais, n'est-ce pas?
+
+--Non, je laisserais enfoncer la porte.
+
+--Mais ils vont me tuer.
+
+--Oui, s'ils vous voient.
+
+--Comment veux-tu qu'ils ne me voient pas?
+
+--Cachez-vous.
+
+--Où cela?
+
+--Dans le cachot secret.
+
+--Mais toi, mon enfant?
+
+--Moi, mon père, j'y descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur
+nous et, quand ils auront quitté la prison, eh bien! nous sortirons de
+notre cachette.
+
+--Tu as pardieu raison, s'écria Gryphus; c'est étonnant, ajouta-t-il, ce
+qu'il y a de jugement dans cette petite tête.
+
+Puis, comme la porte s'ébranlait à la grande joie de la populace:
+
+--Venez, venez, mon père, dit Rosa en ouvrant une petite trappe.
+
+--Mais cependant, nos prisonniers? fit Gryphus.
+
+--Dieu veillera sur eux, mon père, dit la jeune fille; permettez-moi de
+veiller sur vous.
+
+Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tête, juste au
+moment où la porte brisée donnait passage à la populace.
+
+Au reste, ce cachot où Rosa faisait descendre son père, et qu'on
+appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons
+être forcés d'abandonner pour un instant, un sûr asile, n'étant connu
+que des autorités, qui parfois y enfermaient quelqu'un de ces grands
+coupables pour lesquels on craint quelque révolte ou quelque enlèvement.
+
+Le peuple se rua dans la prison en criant:
+
+--Mort aux traîtres! À la potence Corneille de Witt! À mort! à mort!
+
+
+
+
+IV
+
+Les massacreurs
+
+
+Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours
+s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses
+lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un
+coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une
+boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse,
+et qui paraissait approcher de son dénouement.
+
+--Oh! dit-il à l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et
+que l'ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre
+de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut
+décidément beaucoup aux MM. de Witt!
+
+--En vérité, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs
+pareilles.
+
+--Il faut croire qu'ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah! tenez,
+cette fenêtre n'était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé M.
+Corneille?
+
+En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le
+treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que
+celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes.
+
+--Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus!
+
+--Comment, il n'y est plus? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les
+derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine.
+
+--Non! non! répétait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se
+soit sauvé.
+
+--Que dit donc cet homme? demanda en pâlissant l'Altesse.
+
+--Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle
+était vraie.
+
+--Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était
+vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'être.
+
+--Cependant, voyez... dit l'officier.
+
+En effet, d'autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient
+aux fenêtres en criant:
+
+--Sauvé! évadé! ils l'ont fait fuir.
+
+Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d'effroyables
+imprécations:
+
+--Sauvés! évadés! courons après eux, poursuivons-les!
+
+--Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement
+sauvé, dit l'officier.
+
+--Oui, de la prison, peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville;
+vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte
+qu'il croyait trouver ouverte.
+
+--L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné,
+monseigneur?
+
+--Non, je ne crois pas, qui aurait donné cet ordre?
+
+--Eh bien! qui vous fait supposer?
+
+--Il y a des fatalités, répondit négligemment l'Altesse, et les plus
+grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là.
+
+L'officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il
+comprit que, d'une façon ou de l'autre, le prisonnier était perdu.
+
+En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre,
+car il était bien démontré que Cornélius de Witt n'était plus dans la
+prison.
+
+En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris
+la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de
+ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse
+n'éveillât aucun soupçon.
+
+Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille,
+quand il sentit qu'il laissait derrière lui la prison et la mort et
+qu'il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute
+précaution et mit le carrosse au galop.
+
+Tout à coup, il s'arrêta.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tête par la portière.
+
+--Oh! mes maîtres, s'écria le cocher, il y a...
+
+La terreur étouffait la voix du brave homme.
+
+--Voyons, achève, dit le grand pensionnaire.
+
+--Il y a que la grille est fermée.
+
+--Comment, la grille est fermée? Ce n'est pas l'habitude de fermer la
+grille pendant le jour.
+
+--Voyez plutôt.
+
+Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille
+fermée.
+
+--Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier
+ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne
+poussait plus ses chevaux avec la même confiance.
+
+Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et
+reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa
+porte à toute hâte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof.
+
+Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui
+couraient devant lui.
+
+Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes
+s'arrêtèrent, regardant s'éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de
+ceux qu'elle renfermait.
+
+La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.
+
+--Ouvrez! cria le cocher.
+
+--Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et
+avec quoi?
+
+--Avec la clef, parbleu! dit le cocher.
+
+--Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela.
+
+--Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.
+
+--Non.
+
+--Qu'en avez-vous donc fait?
+
+--Dame! on me l'a prise.
+
+--Qui cela?
+
+--Quelqu'un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la
+ville.
+
+--Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et
+risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et
+pour mon frère Corneille, que j'emmène en exil.
+
+--Oh! M. de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant
+vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a été prise.
+
+--Quand cela?
+
+--Ce matin.
+
+--Par qui?
+
+--Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre.
+
+--Et pourquoi la lui avez-vous remise?
+
+--Parce qu'il avait un ordre signé et scellé.
+
+--De qui?
+
+--Mais des messieurs de l'Hôtel de Ville.
+
+--Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément
+nous sommes perdus.
+
+--Sais-tu si la même précaution a été prise partout?
+
+--Je ne sais.
+
+--Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l'homme de faire tout ce
+qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.
+
+Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture:
+
+--Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention
+est réputée pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux
+yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais réussi.
+
+--Ah! dit le portier, voyez-vous là-bas?
+
+--Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la
+rue à gauche; c'est notre seul espoir.
+
+Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que
+nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et
+pendant que Jean parlementait avec le portier, s'était grossi de sept ou
+huit nouveaux individus.
+
+Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à
+l'endroit du carrosse.
+
+Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en
+travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et
+criant:--Arrête! arrête!
+
+De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de
+fouet.
+
+La voiture et les hommes se heurtèrent enfin.
+
+Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu'ils étaient dans
+la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent
+une violente secousse. Il y eut un moment d'hésitation et de tremblement
+dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur
+quelque chose de rond et de flexible, qui semblait être le corps d'un
+homme renversé, et s'éloigna au milieu des blasphèmes.
+
+--Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur.
+
+--Au galop! au galop! cria Jean.
+
+Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s'arrêta.
+
+--Eh bien! demanda Jean.
+
+--Voyez-vous? dit le cocher.
+
+Jean regarda.
+
+Toute la populace du Buitenhof apparaissait à l'extrémité de la rue que
+devait suivre la voiture, et s'avançait hurlante et rapide comme un
+ouragan.
+
+--Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus
+loin; nous sommes perdus.
+
+--Les voilà! les voilà! crièrent ensemble cinq cents voix.
+
+--Oui, les voilà, les traîtres! les meurtriers! les assassins!
+répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui
+couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de
+leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait
+été renversé par eux.
+
+C'était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture.
+
+Le cocher s'arrêta; mais quelques instances que lui fît son maître, il
+ne voulut point se sauver.
+
+En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après
+lui et ceux qui venaient au-devant de lui.
+
+En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île
+flottante.
+
+Tout à coup, l'île flottante s'arrêta. Un maréchal venait, d'un coup de
+masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits.
+
+En ce moment le volet d'une fenêtre s'entr'ouvrit et l'on put voir le
+visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le
+spectacle qui se préparait.
+
+Derrière lui apparaissait la tête de l'officier presque aussi pâle que
+la sienne.
+
+--Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura
+l'officier.
+
+--Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci.
+
+--Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la
+voiture, ils le battent, ils le déchirent.
+
+--En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d'une bien violente
+indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu'il avait
+conservé jusqu'alors.
+
+--Et voici Corneille qu'ils tirent à son tour du carrosse, Corneille
+déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh! voyez, donc, voyez
+donc.
+
+--Oui, en effet, c'est bien Corneille.
+
+L'officier poussa un faible cri et détourna la tête.
+
+C'est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu'il eût
+touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui
+lui avait brisé la tête.
+
+Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt.
+
+Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au
+milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traçait et
+qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies.
+
+Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu'on eût cru impossible, et
+son oeil se voila un instant sous sa paupière.
+
+L'officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère
+compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement
+de son âme:
+
+--Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu'on va assassiner aussi
+le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux.
+
+--En vérité! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le
+trahir.
+
+--Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce
+pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et
+dussé-je y perdre la vie...
+
+Guillaume d'Orange, car c'était lui, plissa son front d'une façon
+sinistre, éteignit l'éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa
+paupière et répondit:
+
+--Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin
+qu'elles prennent les armes à tout événement.
+
+--Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins?
+
+--Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m'en inquiète, dit
+brusquement le prince. Allez.
+
+L'officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son
+obéissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du
+second des frères.
+
+Il n'avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un
+effort suprême avait gagné le perron d'une maison située en face de
+celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu'on lui
+imprimait de dix côtés à la fois en disant:--Mon frère, où est mon
+frère?
+
+Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing.
+
+Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait
+d'éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion
+d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on traînait au
+gibet le cadavre de celui qui était déjà mort.
+
+Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses
+yeux.
+
+--Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh
+bien! je vais te les crever, moi!
+
+Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang
+jailli.
+
+--Mon frère! cria de Witt essayant de voir ce qu'était devenu Corneille,
+à travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon frère!
+
+--Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son
+mousquet sur la tempe et en lâchant la détente. Mais le coup ne partit
+point.
+
+Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le
+canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse.
+
+Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds.
+
+Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort:--Mon frère! cria-t-il
+d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent
+sur lui.
+
+D'ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui
+lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui
+fit sauter le crâne.
+
+Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.
+
+Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger
+son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'épée
+ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son
+lambeau d'habits.
+
+Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien
+dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet
+improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.
+
+Alors arrivèrent les plus lâches, qui n'ayant pas osé frapper la chair
+vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s'en allèrent
+vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix
+sous la pièce.
+
+Nous ne pourrions dire si à travers l'ouverture presque imperceptible du
+volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment
+même où l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule
+qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour
+s'inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé.
+
+--Ah! monsieur, s'écria le portier, me rapportez-vous la clé?
+
+--Oui, mon ami, la voilà, répondit le jeune homme.
+
+--Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapporté cette
+clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant.
+
+--Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.
+
+--Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouvé
+la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont
+tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient.
+
+--La porte! la porte! s'écria une voix qui semblait être celle d'un
+homme pressé. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken.
+
+--C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'êtes pas encore sorti de la Haye?
+C'est accomplir tardivement mon ordre.
+
+--Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle
+je me présente, j'ai trouvé les deux autres fermées.
+
+--Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit
+le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de
+monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme
+pâle auquel il venait de parler si familièrement.
+
+Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui
+roula en criant sur ses gonds.
+
+--Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel à Guillaume.
+
+--Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend à quelques pas
+d'ici.
+
+Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument,
+qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et
+prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant
+un second cheval en main.
+
+Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'étrier, et piquant des
+deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut là, il se retourna. Le
+colonel le suivait à une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de
+prendre rang à côté de lui.
+
+--Savez-vous, dit-il sans s'arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M.
+Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille?
+
+--Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous
+que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait
+le stathouder de Hollande.
+
+--Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient
+d'arriver n'arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en
+sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant
+le message que certainement les États vont m'envoyer au camp.
+
+Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa
+suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole.
+
+--Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en
+fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le
+ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le
+Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons
+amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le
+Taciturne; soleil, gare à tes rayons!
+
+Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival
+du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa
+puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de
+faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux
+nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.
+
+
+
+
+V
+
+L'amateur de tulipes et son voisin
+
+
+Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les
+cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après
+s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur
+la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop
+compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré
+jusque-là, Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon
+cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient
+accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres
+jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins.
+
+Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son
+cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des
+bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse
+par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels
+étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de
+saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent
+nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil.
+
+Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline
+semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches,
+baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les
+balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs
+d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces
+grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces
+qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les
+cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres.
+
+Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes
+tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose,
+but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage
+jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que
+lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle
+façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait
+sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière
+de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin
+et chaque soir.
+
+Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea
+aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une
+indispensable description.
+
+Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement
+cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette
+maison renfermait un mortel heureux.
+
+Ce mortel heureux, _rara avis_, comme dit Juvénal, était le docteur van
+Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de
+décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et
+de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de
+Dordrecht.
+
+M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à
+quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout
+neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces
+florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de
+1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et
+florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins,
+hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de
+Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la
+province donnant un revenu de dix mille florins environ.
+
+Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à
+trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être
+partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme
+elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils
+en l'embrassant pour la dernière fois:
+
+--Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas
+vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un
+fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à
+ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras
+éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître
+inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et
+le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui
+s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien
+certainement finira mal.
+
+Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son
+fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père.
+
+Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain
+Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain,
+voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à
+son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau _les Sept
+Provinces_, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels
+l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de
+l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut
+arrivé à une portée du mousquet du vaisseau _le Prince_, sur lequel se
+trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de
+Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant
+son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se
+retirer à bord du _Saint-Michel_; lorsqu'il eut vu _le Saint-Michel_,
+brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il
+eut vu sauter un vaisseau, _le Comte de Sandwick_, et périr dans les
+flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin
+de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille
+tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre,
+que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que
+seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au
+catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se
+boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même
+lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à
+Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand
+pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa
+maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans,
+d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent
+mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de
+cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être
+heureux, assez pour ne l'être pas.
+
+En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit
+à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la
+flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle
+il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et
+enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout,
+qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir
+parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus
+élégantes et des plus coûteuses.
+
+Il aima les tulipes.
+
+C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais
+exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à
+diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que
+jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de
+donner de la jalousie à Dieu.
+
+Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de
+_mynheer_[1] van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de
+séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries
+et les bibliothèques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains.
+
+Van Baërle commença par dépenser son revenu de l'année à établir sa
+collection, puis il ébrécha ses florins neufs à la perfectionner; aussi
+son travail fut-il récompensé d'un magnifique résultat: il trouva cinq
+espèces différentes qu'il nomma la _Jeanne_, du nom de sa mère, la
+_Baërle_, du nom de son père, la _Corneille_, du nom de son parrain; les
+autres noms nous échappent, mais les amateurs pourront bien certainement
+les retrouver dans les catalogues du temps.
+
+En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht
+pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on
+sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la
+famille des de Witt était originaire de cette ville.
+
+Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir
+de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les
+bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre,
+et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais
+fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la
+ville quand il entra.
+
+Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille
+maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de
+Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants.
+
+Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul
+peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa
+ville natale.
+
+Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines
+malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle
+avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la
+politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes.
+
+Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers,
+aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût
+du mal à un autre homme.
+
+Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle
+avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement
+acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient
+compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de
+cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se
+prolonger par le dévouement au-delà de la mort.
+
+Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses
+revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et
+demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui,
+depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le
+même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot _tulban_, qui, ainsi
+que l'assure le _floriste français_, c'est-à-dire l'historien le plus
+savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du
+Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'oeuvre de la création qu'on
+appelle la tulipe.
+
+Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était
+donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison
+de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain
+selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément
+autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en
+autorise.
+
+À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de
+ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il
+l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits
+commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs
+amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel
+avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son
+nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était
+entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don
+Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de
+Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des
+oeillets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «PAS MAL» en regardant
+la susdite _Boxtel_.
+
+Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était
+livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle,
+celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons
+dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain
+bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de
+chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de
+Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et
+toute l'économie horticole de son voisin.
+
+Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel.
+Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à-dire une espèce de fou qui
+essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la
+nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir
+meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M.
+Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux,
+il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel.
+
+La loi était pour M. van Baërle. _Bene sit._
+
+D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe,
+et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil
+du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi.
+
+Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis
+un parasoleil.
+
+Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à
+l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière
+de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie
+d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes.
+
+Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres
+de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes
+en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la
+profession d'un monomane tulipier!
+
+Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait
+les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces
+casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux
+charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de
+tulipes à deux mille francs l'oignon.
+
+Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne
+comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami
+de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses
+tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son
+ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un
+tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de
+la décoration?
+
+Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put
+résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il
+appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin
+Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère
+de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de
+terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique
+aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les
+éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée
+pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée,
+exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement
+de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu
+tulipier.
+
+Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille
+florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses
+ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il
+entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par
+avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les
+genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle.
+
+Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des
+tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur.
+Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires
+et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux:
+chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui
+avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui,
+pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à
+ses tubercules, se résignait à coucher au grenier.
+
+Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule,
+un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier
+obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt,
+c'est-à-dire une célébrité!
+
+Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se
+consolait d'avoir été vaincu par Alexandre justement à cause de la
+célébrité de son vainqueur.
+
+En effet, qu'arriverait-il si jamais van Baërle trouvait une tulipe
+nouvelle et la nommait la _Jean de Witt_, après en avoir nommé une la
+_Corneille_? Ce serait à en étouffer de rage.
+
+Ainsi, dans son envieuse prévoyance, Boxtel, prophète de malheur pour
+lui même, devinait ce qui allait arriver.
+
+Aussi Boxtel, cette découverte faite, passa-t-il la plus exécrable nuit
+qui se puisse imaginer.
+
+
+
+
+VI
+
+La haine d'un tulipier
+
+
+À partir de ce moment, au lieu d'une préoccupation, Boxtel eut une
+crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du
+corps et de l'esprit, la culture d'une idée favorite, Boxtel le perdit
+en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'idée du voisin.
+
+Van Baërle, comme on peut le penser, du moment où il eut appliqué à ce
+point la parfaite intelligence dont la nature l'avait doué, van Baërle
+réussit à élever les plus belles tulipes.
+
+Mieux que qui que ce soit à Harlem et à Leyde, villes qui offrent les
+meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornélius réussit à
+varier les couleurs, à modeler les formes, à multiplier les espèces.
+
+Il était de cette école ingénieuse et naïve qui prit pour devise, dès le
+VIIe siècle, cet aphorisme développé en 1653 par un de ses adeptes:
+«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.»
+
+Prémisse dont l'école tulipière, la plus exclusive des écoles, fit en
+1653 le syllogisme suivant:
+
+«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.
+
+«Plus la fleur est belle, plus en la méprisant on offense Dieu.
+
+«La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs.
+
+«Donc qui méprise la tulipe offense démesurément Dieu.»
+
+Raisonnement à l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volonté,
+les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du
+Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la
+Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et déclaré schismatiques,
+hérétiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes
+froids pour la tulipe.
+
+Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique
+ennemi mortel de van Baërle, n'eût marché sous le même drapeau que lui.
+
+Donc van Baërle obtint des succès nombreux et fit parler de lui, si bien
+que Boxtel disparut à tout jamais de la liste des notables tulipiers de
+la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut représentée par
+Cornélius van Baërle, le modeste et inoffensif savant.
+
+Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus
+fiers, et l'églantier aux quatre pétales incolores commence la rose
+gigantesque et parfumée. Ainsi les maisons royales ont pris parfois
+naissance dans la chaumière d'un bûcheron ou dans la cabane d'un
+pêcheur.
+
+Van Baërle, adonné tout entier à ses travaux de semis, de plantation, de
+récolte, van Baërle, caressé par toute la tuliperie d'Europe, ne
+soupçonna pas même qu'à ses côtés il y eut un malheureux détrôné dont il
+était l'usurpateur. Il continua ses expériences, et par conséquent ses
+victoires, et en deux années couvrit ses plates-bandes de sujets
+tellement merveilleux que jamais personne, excepté peut-être Shakespeare
+et Rubens, n'avait tant créé après Dieu.
+
+Aussi fallait-il, pour prendre une idée d'un damné oublié par Dante,
+fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Baërle sarclait,
+amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouillé sur le talus
+de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et
+méditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de
+couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, caché derrière un petit
+sycomore qu'il avait planté le long du mur, et dont il se faisait un
+éventail, suivait, l'oeil gonflé, la bouche écumante, chaque pas, chaque
+geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il
+surprenait un sourire sur ses lèvres, un éclair de bonheur dans ses
+yeux, alors il leur envoyait tant de malédictions, tant de furieuses
+menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empestés
+d'envie et de colère n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des
+fleurs y porter des principes de décadence et des germes de mort.
+
+Bientôt, tant le mal, une fois maître d'une âme humaine, y fait de
+rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baërle.
+Il voulut voir aussi ses fleurs, il était artiste au fond, et le
+chef-d'oeuvre d'un rival lui tenait au coeur.
+
+Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire
+lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur, depuis le moment
+où elle pousse, la première année, son pâle bourgeon hors de terre,
+jusqu'à celui où, après avoir accompli sa période de cinq années, elle
+arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparaît l'incertaine
+nuance de sa couleur et se développent les pétales de la fleur, qui
+seulement alors révèle les trésors secrets de son calice.
+
+Oh! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il
+dans les plates-bandes de van Baërle des tulipes qui l'aveuglaient par
+leur beauté, le suffoquaient par leur perfection!
+
+Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il
+subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui
+change le coeur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un
+l'autre, source infâme d'horribles douleurs.
+
+Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne
+saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le
+jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents,
+et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre
+ses tulipes.
+
+Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un
+si épouvantable crime!
+
+Tuer un homme, passe encore.
+
+Cependant, grâce aux progrès que faisait tous les jours van Baërle dans
+la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint à un tel
+paroxysme de fureur qu'il médita de lancer des pierres et des bâtons
+dans les planches de tulipes de son voisin.
+
+Mais comme il réfléchit que le lendemain, à la vue du dégât, van Baërle
+informerait, que l'on constaterait alors que la rue était loin, que
+pierres et bâtons ne tombaient plus du ciel au XVIIe siècle comme au
+temps des Amalécites, que l'auteur du crime, quoiqu'il eût opéré dans la
+nuit, serait découvert et non seulement puni par la loi, mais encore
+déshonoré à tout jamais aux yeux de l'Europe tulipière, Boxtel aiguisa
+la haine par la ruse et résolut d'employer un moyen qui ne le compromît
+pas.
+
+Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva.
+
+Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derrière avec une
+ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de
+la plate-bande maîtresse, de la plate-bande princière, de la plate-bande
+royale, qui non seulement contenait la _Corneille de Witt_, mais encore
+la _Brabançonne_, blanc de lait, pourpre et rouge, la _Marbrée_, de
+Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin éclatant, et la
+_Merveille_, de Harlem, la tulipe _Colombin obscur_ et _Colombin clair
+terni_.
+
+Les animaux effarés, en tombant du haut en bas du mur, se ruèrent
+d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son côté, jusqu'à
+ce que le fil qui les retenait l'un à l'autre fût tendu; mais alors,
+sentant l'impossibilité d'aller plus loin, ils vaguèrent çà et là avec
+d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu
+desquelles ils se débattaient; puis enfin, après un quart d'heure de
+lutte acharnée, étant parvenus à rompre le fil qui les enchevêtrait, ils
+disparurent.
+
+Boxtel, caché derrière son sycomore, ne voyait rien, à cause de
+l'obscurité de la nuit; mais aux cris enragés des deux chats, il
+supposait tout, et son coeur, dégonflant de fiel, s'emplissait de joie.
+
+Le désir de s'assurer du dégât commis était si grand dans le coeur de
+Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'état où
+la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin.
+
+Il était glacé par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le
+froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud.
+
+La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines.
+
+Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit;
+van Baërle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme
+un homme qui a passé la nuit dans son lit, qui y a fait de bons rêves.
+
+Tout à coup, il aperçoit des sillons et des monticules sur ce terrain
+plus uni la veille qu'un miroir; tout à coup, il aperçoit les rangs
+symétriques de ses tulipes désordonnées comme sont les piques d'un
+bataillon au milieu duquel aurait tombé une bombe.
+
+Il accourt tout pâlissant.
+
+Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lacérées, éventrées,
+gisaient les unes courbées, les autres brisées tout à fait et déjà
+pâlissantes; la sève coulait de leurs blessures; la sève, ce sang
+précieux que van Baërle eût voulu racheter au prix du sien.
+
+Mais, ô surprise! ô joie de van Baërle! ô douleur inexprimable de
+Boxtel! pas une des quatre tulipes menacées par l'attentat de ce dernier
+n'avait été atteinte. Elles levaient fièrement leurs nobles têtes
+au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'était assez pour consoler
+van Baërle, c'était assez pour faire crever de rage l'assassin, qui
+s'arrachait les cheveux à la vue de son crime commis, et commis
+inutilement.
+
+Van Baërle, tout en déplorant le malheur qui venait de le frapper,
+malheur qui, du reste, par la grâce de Dieu, était moins grand qu'il
+aurait pu être, van Baërle ne put en deviner la cause. Il s'informa
+seulement et apprit que toute la nuit avait été troublée par des
+miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats à la
+trace laissée par leurs griffes, au poil resté sur le champ de bataille
+et auquel les gouttes indifférentes de la rosée tremblaient comme elles
+faisaient à côté sur les feuilles d'une fleur brisée, et pour éviter
+qu'un pareil malheur se renouvelât à l'avenir, il ordonna qu'un garçon
+jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une guérite, près
+des plates-bandes.
+
+Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la guérite dès le même
+jour, et trop heureux de n'avoir pas été soupçonné, seulement plus animé
+que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures
+occasions.
+
+Ce fut vers cette époque que la société tulipière de Harlem proposa un
+prix pour la découverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la
+grande tulipe noire et sans tache, problème non résolu et regardé comme
+insoluble, si l'on considère qu'à cette époque l'espèce n'existait pas
+même à l'état de bistre dans la nature.
+
+Ce qui faisait dire à chacun que les fondateurs du prix eussent aussi
+bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose étant
+impossible.
+
+Le monde tulipier n'en fut pas moins ému de la base à son faîte.
+
+Quelques amateurs prirent l'idée, mais sans croire à son application;
+mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en
+regardant leur spéculation comme manquée à l'avance, ils ne pensèrent
+plus d'abord qu'à cette grande tulipe noire réputée chimérique comme le
+cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition française.
+
+Van Baërle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'idée; Boxtel fut au
+nombre de ceux qui pensèrent à la spéculation. Du moment où van Baërle
+eut incrusté cette tâche dans sa tête perspicace et ingénieuse, il
+commença lentement les semis et les opérations nécessaires pour amener
+du rouge au brun, et du brun au brun foncé, les tulipes qu'il avait
+cultivées jusque-là.
+
+Dès l'année suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et
+Boxtel les aperçut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore
+trouvé que le brun clair.
+
+Peut-être serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles
+théories qui consistent à prouver que la tulipe emprunte aux éléments
+ses couleurs; peut-être nous saurait-on gré d'établir que rien n'est
+impossible à l'horticulteur qui met à contribution, par sa patience et
+son génie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre
+et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un traité de la tulipe en
+général, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons
+résolu d'écrire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient
+les appâts du sujet juxtaposé au nôtre.
+
+Boxtel, encore une fois vaincu par la supériorité de son ennemi, se
+dégoûta de la culture et, à moitié fou, se voua tout entier à
+l'observation.
+
+La maison de son rival était à claire-voie. Jardin ouvert au soleil,
+cabinets vitrés pénétrables à la vue, casiers, armoires, boîtes et
+étiquettes dans lesquels le télescope plongeait facilement; Boxtel
+laissa pourrir les oignons sur les couches, sécher les coques dans leurs
+cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et désormais usant sa
+vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van
+Baërle; il respira par la tige de ses tulipes, se désaltéra par l'eau
+qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que
+saupoudrait le voisin sur ses oignons chéris.
+
+Mais le plus curieux du travail ne s'opérait pas dans le jardin.
+
+Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Baërle montait à son
+laboratoire, dans le cabinet vitré où le télescope de Boxtel pénétrait
+si bien, et là, dès que les lumières du savant, succédant aux rayons du
+jour, avaient illuminé murs et fenêtres, Boxtel voyait fonctionner le
+génie inventif de son rival.
+
+Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destinées
+à les modifier ou à les colorer. Il devinait, lorsque chauffant
+certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec
+d'autres par une sorte de greffe, opération minutieuse et
+merveilleusement adroite, il enfermait dans les ténèbres celles qui
+devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou à la lampe
+celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un éternel
+reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide
+représentation hermétique de l'élément humide.
+
+Cette magie innocente, fruit de la rêverie enfantine et du génie viril
+tout ensemble, ce travail patient, éternel, dont Boxtel se reconnaissait
+incapable, c'était de verser dans le télescope de l'envieux toute sa
+vie, toute sa pensée, tout son espoir.
+
+Chose étrange! tant d'intérêt et l'amour-propre de l'art n'avaient pas
+éteint chez Isaac la féroce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois,
+en tenant van Baërle dans son télescope, il se faisait l'illusion qu'il
+l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la
+détente pour lâcher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que
+nous rattachions à cette époque des travaux de l'un et de l'espionnage
+de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait
+faire à sa ville natale.
+
+
+
+
+VII
+
+L'homme heureux fait connaissance avec le malheur
+
+
+Corneille, après avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son
+filleul, Cornélius van Baërle, au mois de janvier 1672.
+
+La nuit tombait.
+
+Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste,
+Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres,
+depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de
+l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral _les Sept-Provinces_ pendant
+la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donné son nom à une magnifique
+tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilité d'un père pour
+son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les trésors de van Baërle, la
+foule stationnait avec curiosité, avec respect même, devant la porte de
+l'homme heureux.
+
+Tout ce bruit éveilla l'attention de Boxtel, qui goûtait près de son
+feu.
+
+Il s'informa de ce que c'était, l'apprit et grimpa à son laboratoire.
+
+Et là, malgré le froid, il s'installa, le télescope à l'oeil.
+
+Ce télescope ne lui était plus d'une grande utilité depuis l'automne de
+1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se
+cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'intérieur
+de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du
+poêle. Aussi, tout l'hiver, Cornélius le passait-il dans son
+laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement
+allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'était pour y faire entrer
+quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il forçait,
+en ouvrant une trappe vitrée, de tomber bon gré mal gré chez lui.
+
+Le soir dont nous parlons, après que Corneille et Cornélius eurent
+visité ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques:
+
+--Mon fils, dit Corneille bas à van Baërle, éloignez vos gens et tâchez
+que nous demeurions quelques moments seuls.
+
+Cornélius s'inclina en signe d'obéissance.
+
+Puis tout haut:
+
+--Monsieur, dit Cornélius, vous plaît-il de visiter maintenant mon
+séchoir de tulipes?
+
+Le séchoir, ce _Pandémonium_ de la tuliperie, ce tabernacle, ce _sanctum
+sanctorum_ était, comme Delphes jadis, interdit aux profanes.
+
+Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme eût dit le grand
+Racine, qui florissait à cette époque. Cornélius n'y laissait pénétrer
+que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice,
+laquelle, depuis que Cornélius s'était voué au culte des tulipes,
+n'osait plus mettre d'oignons dans les ragoûts, de peur d'éplucher et
+d'assaisonner le coeur de son nourrisson.
+
+Aussi, à ce seul mot _séchoir_, les valets qui portaient les flambeaux
+s'écartèrent-ils respectueusement. Cornélius prit les bougies de la main
+du premier et précéda son parrain dans la chambre.
+
+Ajoutons à ce que nous venons de dire que le séchoir était ce même
+cabinet vitré sur lequel Boxtel braquait incessamment son télescope.
+
+L'envieux était plus que jamais à son poste.
+
+Il vit d'abord s'éclairer les murs et les vitrages.
+
+Puis deux ombres apparurent.
+
+L'une d'elles, grande, majestueuse, sévère, s'assit près de la table où
+Cornélius avait déposé le flambeau.
+
+Dans cette ombre, Boxtel reconnut le pâle visage de Corneille de Witt,
+dont les longs cheveux noirs séparés au front tombaient sur ses épaules.
+
+Le ruward de Pulten, après avoir dit à Cornélius quelques paroles dont
+l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses lèvres, tira de
+sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cacheté, paquet
+que Boxtel, à la façon dont Cornélius le prit et le déposa dans une
+armoire, supposa être des papiers de la plus grande importance.
+
+Il avait d'abord pensé que ce paquet précieux renfermait quelques caïeux
+nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait réfléchi bien
+vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait guère que
+de l'homme, mauvaise plante bien moins agréable à voir et surtout bien
+plus difficile à faire fleurir.
+
+Il en revint donc à cette idée que ce paquet contenait purement et
+simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique.
+
+Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique à Cornélius, qui
+non seulement était, mais se vantait d'être entièrement étranger à cette
+science, bien autrement obscure, à son avis, que la chimie et même que
+l'alchimie?
+
+C'était un dépôt sans doute que Corneille, déjà menacé par
+l'impopularité dont commençaient à l'honorer ses compatriotes, remettait
+à son filleul van Baërle, et la chose était d'autant plus adroite de la
+part du ruward, que certes ce n'était pas chez Cornélius, étranger à
+toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce dépôt.
+
+D'ailleurs, si le paquet eût contenu des caïeux, Boxtel connaissait son
+voisin; Cornélius n'y eût pas tenu, et il eût à l'instant même apprécié,
+en l'étudiant en amateur, la valeur des présents qu'il recevait.
+
+Tout au contraire, Cornélius avait respectueusement reçu le dépôt des
+mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un
+tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne fût point
+vu, ensuite pour qu'il ne prît pas une trop grande partie de la place
+réservée à ses oignons.
+
+Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de
+son filleul et s'achemina vers la porte.
+
+Cornélius saisit vivement le flambeau et s'élança pour passer le premier
+et l'éclairer convenablement.
+
+Alors la lumière s'éteignit insensiblement dans le cabinet vitré pour
+aller reparaître dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans
+la rue, encore encombrée de gens qui voulaient voir le ruward remonter
+en carrosse.
+
+L'envieux ne s'était pas trompé dans ses suppositions. Le dépôt remis
+par le ruward à son filleul et soigneusement serré par celui-ci, c'était
+la correspondance de Jean avec M. de Louvois.
+
+Seulement ce dépôt était confié, comme l'avait dit Corneille à son
+frère, sans que Corneille le moins du monde en eût laissé soupçonner
+l'importance politique à son filleul.
+
+La seule recommandation qu'il lui eût faite était de ne rendre ce dépôt
+qu'à lui, sur un mot de lui, quelle que fût la personne qui vînt le
+réclamer.
+
+Et Cornélius, comme nous l'avons vu, avait enfermé le dépôt dans
+l'armoire aux caïeux rares.
+
+Puis, le ruward parti, le bruit et les feux éteints, notre homme n'avait
+plus songé à ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui,
+pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et
+imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage.
+
+Et maintenant, voilà donc tous les jalons de notre histoire plantés dans
+cette grasse terre qui s'étend de Dordrecht à la Haye. Les suivra qui
+voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant à nous, nous avons
+tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt
+n'avaient eu si féroces ennemis dans toute la Hollande que celui que
+possédait van Baërle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel.
+
+Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son
+chemin vers le but proposé par la société de Harlem: il avait passé de
+la tulipe bistre à la tulipe café brûlé; et revenant à lui, ce même jour
+où se passait à la Haye le grand événement que nous avons raconté, nous
+allons le retrouver vers une heure de l'après-midi, enlevant de sa
+plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes
+café brûlé, tulipes dont la floraison avortée jusque-là était fixée au
+printemps de l'année 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la
+grande tulipe noire demandée par la société de Harlem.
+
+Le 20 août 1672, à une heure de l'après-midi, Cornélius était donc dans
+son séchoir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le
+tapis, considérant avec délices trois caïeux qu'il venait de détacher de
+son oignon: caïeux purs, parfaits, intacts, principes inappréciables
+d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis
+dans cette combinaison dont la réussite devait illustrer à jamais le nom
+de Cornélius van Baërle.
+
+--Je trouverai la grande tulipe noire, disait à part lui Cornélius, tout
+en détachant ses caïeux. Je toucherai les cent mille florins du prix
+proposé. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette façon,
+la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et
+je pourrai, sans rien craindre des républicains ou des orangistes,
+continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux état. Je ne craindrai
+pas non plus qu'un jour d'émeute, les boutiquiers de Dordrecht et les
+mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs
+familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur
+revient que j'ai acheté un oignon deux ou trois cents florins. C'est
+résolu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de
+Harlem. Quoique...
+
+Et à ce _quoique_, Cornélius van Baërle fit une pause et soupira.
+
+--Quoique, continua-t-il, c'eût été une bien douce dépense que celle de
+ces cent mille florins appliqués à l'agrandissement de mon parterre ou
+même à un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais hélas! il
+ne faut plus penser à tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et
+proclamations, voilà ce qui domine la situation en ce moment.
+
+Van Baërle leva les yeux au ciel et poussa un soupir.
+
+Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit
+passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces
+proclamations, toutes choses propres seulement à troubler l'esprit d'un
+honnête homme:
+
+--Voilà cependant de bien jolis caïeux, dit-il; comme ils sont lisses,
+comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air mélancolique qui promet
+le noir d'ébène à ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne
+paraissent même pas à l'oeil nu. Oh! certes, pas une tache ne gâtera la
+robe de deuil de la fleur qui me devra le jour... Comment nommera-t-on
+cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pensée? _Tulipa nigra
+Barlænsis._
+
+«Oui, _Barlænsis_; beau nom. Toute l'Europe tulipière, c'est-à-dire
+toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le
+vent aux quatre points cardinaux du globe: LA GRANDE TULIPE NOIRE EST
+TROUVÉE!--Son nom? demanderont les amateurs.--_Tulipa nigra
+Barlænsis_.--Pourquoi _Barlænsis_?--À cause de son inventeur van
+Baërle, répondra-t-on.--Ce van Baërle, qui est-ce?--C'est celui qui déjà
+avait trouvé cinq espèces nouvelles: la _Jeanne_, la _Jean de Witt_, la
+_Corneille_, etc. Eh bien, voilà mon ambition à moi. Elle ne coûtera de
+larmes à personne. Et l'on parlera encore de la _Tulipa nigra
+Baërlensis_, quand peut-être mon parrain, ce sublime politique, ne sera
+plus connu que par la tulipe à laquelle j'ai donné son nom.
+
+«Les charmants caïeux!...
+
+«Quand ma tulipe aura fleuri, continua Cornélius, je veux, si la
+tranquillité est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres
+cinquante mille florins; au bout du compte, c'est déjà beaucoup pour un
+homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres
+florins, je ferai des expériences. Avec ces cinquante mille florins, je
+veux arriver à parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais à donner à la
+tulipe l'odeur de la rose ou de l'oeillet, ou même une odeur complètement
+nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais à cette reine des
+fleurs ce parfum naturel générique qu'elle a perdu en passant de son
+trône d'Orient sur son trône européen, celui qu'elle doit avoir dans la
+presqu'île de l'Inde, à Goa, à Bombay, à Madras, et surtout dans cette
+île qui autrefois, à ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on
+appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis,
+j'aimerais mieux alors être Cornélius van Baërle que d'être Alexandre,
+César ou Maximilien.
+
+«Les admirables caïeux!...»
+
+Et Cornélius se délectait dans sa contemplation, et Cornélius
+s'absorbait dans les plus doux rêves.
+
+Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement ébranlée que
+d'habitude.
+
+Cornélius tressaillit, étendit la main sur ses caïeux et se retourna.
+
+--Qui va là? demanda-t-il.
+
+--Monsieur, répondit le serviteur, c'est un messager de la Haye.
+
+--Un messager de la Haye... Que veut-il?
+
+--Monsieur, c'est Craeke.
+
+--Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende.
+
+--Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor.
+
+Et en même temps, forçant la consigne, Craeke, se précipita dans le
+séchoir. Cette apparition presque violente était une telle infraction
+aux habitudes établies dans la maison de Cornélius van Baërle, que
+celui-ci, en apercevant Craeke qui se précipitait dans le séchoir, fit
+de la main qui couvrait les caïeux un mouvement presque convulsif,
+lequel envoya deux des précieux oignons rouler, l'un sous une table
+voisine de la grande table, l'autre dans la cheminée.
+
+--Au diable! dit Cornélius, se précipitant à la poursuite de ses caïeux,
+qu'y a-t-il donc, Craeke?
+
+--Il y a, monsieur, dit Craeke, déposant le papier sur la grande table
+où était resté gisant le troisième oignon; il y a que vous êtes invité à
+lire ce papier sans perdre un seul instant.
+
+Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les
+symptômes d'un tumulte pareil à celui qu'il venait de laisser à la Haye,
+s'enfuit sans tourner la tête.
+
+--C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornélius étendant le bras
+sous la table pour y poursuivre l'oignon précieux; on le lira, ton
+papier.
+
+Puis, ramassant le caïeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour
+l'examiner:
+
+--Bon! dit-il; en voilà déjà un intact. Diable de Craeke, va! entrer
+ainsi dans mon séchoir! Voyons à l'autre maintenant.
+
+Et sans lâcher l'oignon fugitif, van Baërle s'avança vers la cheminée,
+et à genoux, du bout du doigt, se mit à palper les cendres qui
+heureusement étaient froides.
+
+Au bout d'un instant, il sentit le second caïeu.
+
+--Bon, dit-il, le voici.
+
+Et le regardant avec une attention presque paternelle:--Intact comme le
+premier, dit-il.
+
+Au même instant, et comme Cornélius, encore à genoux, examinait le
+second caïeu, la porte du séchoir fut secouée si rudement et s'ouvrit de
+telle façon à la suite de cette secousse, que Cornélius sentit monter à
+ses joues, à ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseillère que
+l'on nomme la colère.
+
+--Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah çà! devient-on fou céans?
+
+--Monsieur! monsieur! s'écria un domestique se précipitant dans le
+séchoir avec le visage plus pâle et la mine plus effarée que ne les
+avait Craeke.
+
+--Eh bien? demanda Cornélius, présageant un malheur à cette double
+infraction de toutes les règles.
+
+--Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.
+
+--Fuir, et pourquoi?
+
+--Monsieur, la maison est pleine de gardes des États.
+
+--Que demandent-ils?
+
+--Ils vous cherchent.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Pour vous arrêter.
+
+--Pour m'arrêter, moi?
+
+--Oui, monsieur, et ils sont précédés d'un magistrat.
+
+--Que veut dire cela? demanda van Baërle en serrant ses deux caïeux dans
+sa main et en plongeant son regard effaré dans l'escalier.
+
+--Ils montent, ils montent! cria le serviteur.
+
+--Oh! mon cher enfant, mon digne maître, cria la nourrice en faisant à
+son tour son entrée dans le séchoir. Prenez votre or, vos bijoux, et
+fuyez, fuyez!
+
+--Mais par où veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baërle.
+
+--Sautez par la fenêtre.
+
+--Vingt-cinq pieds.
+
+--Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.
+
+--Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.
+
+--N'importe, sautez.
+
+Cornélius prit le troisième caïeu, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit,
+mais à l'aspect du dégât qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien
+plus encore qu'à la vue de la distance qu'il lui fallait franchir:
+
+--Jamais, dit-il.
+
+Et il fit un pas en arrière.
+
+En ce moment, on voyait poindre à travers les barreaux de la rampe les
+hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel.
+
+Quant à Cornélius van Baërle, il faut le dire à la louange, non pas de
+l'homme, mais du tulipier, sa seule préoccupation fut pour ses
+inestimables caïeux.
+
+Il chercha des yeux un papier où les envelopper, aperçut la feuille de
+la Bible déposée par Craeke sur le séchoir, la prit sans se rappeler,
+tant son trouble était grand, d'où venait cette feuille, y enveloppa ses
+trois caïeux, les cacha dans sa poitrine et attendit.
+
+Les soldats, précédés du magistrat, entrèrent au même instant.
+
+--Êtes-vous le docteur Cornélius van Baërle? demanda le magistrat,
+quoiqu'il connût parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se
+conformait aux règles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit,
+une grande gravité à l'interrogation.
+
+--Je le suis, maître van Spennen, répondit Cornélius en saluant
+gracieusement son juge, et vous le savez bien.
+
+--Alors! livrez-nous les papiers séditieux que vous cachez chez vous.
+
+--Les papiers séditieux? s'écria Cornélius tout abasourdi de
+l'apostrophe.
+
+--Oh! ne faites pas l'étonné.
+
+--Je vous jure, maître van Spennen, reprit Cornélius, que j'ignore
+complètement ce que vous voulez dire.
+
+--Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge;
+livrez-nous les papiers que le traître Corneille de Witt a déposés chez
+vous au mois de janvier dernier.
+
+Un éclair passa dans l'esprit de Cornélius.
+
+--Oh! oh! dit van Spennen, voilà que vous commencez à vous rappeler,
+n'est-ce pas?
+
+--Sans doute; mais vous parliez de papiers séditieux, et je n'ai aucun
+papier de ce genre.
+
+--Ah! vous niez?
+
+--Certainement.
+
+Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'oeil tout le cabinet.
+
+--Quelle est la pièce de votre maison qu'on nomme le séchoir?
+demanda-t-il.
+
+--C'est justement celle où nous sommes, maître van Spennen.
+
+Le magistrat jeta un coup d'oeil sur une petite note placée au premier
+rang de ses papiers.
+
+--C'est bien, dit-il comme un homme qui est fixé.
+
+Puis se retournant vers Cornélius.
+
+--Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.
+
+--Mais je ne puis, maître van Spennen. Ces papiers ne sont point à moi:
+ils m'ont été remis à titre de dépôt, et un dépôt est sacré.
+
+--Docteur Cornélius, dit le juge, au nom des États, je vous ordonne
+d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renfermés.
+
+Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisième tiroir d'un bahut
+placé près de la cheminée.
+
+C'était dans ce troisième tiroir, en effet, qu'étaient les papiers remis
+par le ruward de Pulten à son filleul, preuve que la police avait été
+parfaitement renseignée.
+
+--Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornélius restait
+immobile de stupéfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-même.
+
+Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord à
+découvert une vingtaine d'oignons, rangés et étiquetés avec soin, puis
+le paquet de papiers demeurés dans le même état exactement où il avait
+été remis à son filleul par le malheureux Corneille de Witt.
+
+Le magistrat rompit les cires, déchira l'enveloppe, jeta un regard avide
+sur les premiers feuillets qui s'offrirent à ses regards, et s'écria
+d'une voix terrible:
+
+--Ah! la justice n'avait donc pas reçu un faux avis!
+
+--Comment! dit Cornélius, qu'est-ce donc?
+
+--Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Baërle, répondit le
+magistrat, et suivez-nous.
+
+--Comment! que je vous suive? s'écria le docteur.
+
+--Oui, car au nom des États, je vous arrête.
+
+On n'arrêtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange.
+
+Il n'y avait pas assez longtemps qu'il était stathouder pour cela.
+
+--M'arrêter! s'écria Cornélius; mais qu'ai-je donc fait?
+
+--Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos
+juges.
+
+--Où cela?
+
+--À la Haye.
+
+Cornélius, stupéfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance,
+donna la main à ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le
+magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'État, et
+le fit conduire au grand galop à la Haye.
+
+
+
+
+VIII
+
+Une invasion
+
+
+Ce qui venait d'arriver était, comme on le devine, l'oeuvre diabolique de
+mynheer Isaac Boxtel.
+
+On se rappelle qu'à l'aide de son télescope, il n'avait pas perdu un
+seul détail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul.
+
+On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu.
+
+On se rappelle qu'il avait deviné l'importance des papiers confiés par
+le ruward de Pulten à son filleul, en voyant celui-ci serrer
+soigneusement le paquet à lui remis dans le tiroir où il serrait les
+oignons les plus précieux.
+
+Il en résulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup
+plus d'attention que son voisin Cornélius, sut que Corneille de Witt
+était arrêté comme coupable de haute trahison envers les États, il
+songea à part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot à dire pour faire
+arrêter le filleul en même temps que le parrain.
+
+Cependant, si heureux que fût le coeur de Boxtel, il frissonna d'abord à
+cette idée de dénoncer un homme que cette dénonciation pouvait conduire
+à l'échafaud.
+
+Mais le terrible des mauvaises idées, c'est que peu à peu les mauvais
+esprits se familiarisent avec elles.
+
+D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme:
+
+«Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accusé de haute
+trahison et arrêté.
+
+«Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accusé de rien au
+monde et que je suis libre comme l'air.
+
+«Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose
+certaine, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté, son
+complice, Cornélius van Baërle est un non moins mauvais citoyen que lui.
+
+«Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons
+citoyens de dénoncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir à moi,
+Isaac Boxtel, de dénoncer Cornélius van Baërle.»
+
+Mais ce raisonnement n'eût peut-être pas, si spécieux qu'il fût, pris un
+empire complet sur Boxtel, et peut-être l'envieux n'eût-il pas cédé au
+simple désir de vengeance qui lui mordait le coeur, si à l'unisson du
+démon de l'envie n'eût surgi le démon de la cupidité.
+
+Boxtel n'ignorait pas le point où van Baërle était arrivé de sa
+recherche sur la grande tulipe noire.
+
+Si modeste que fût le Dr. Cornélius, il n'avait pu cacher à ses plus
+intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de grâce 1673
+le prix de cent mille florins proposé par la société d'horticulture de
+Harlem.
+
+Or cette presque certitude de Cornélius van Baërle, c'était la fièvre
+qui rongeait Isaac Boxtel.
+
+Si Cornélius était arrêté, cela occasionnerait certainement un grand
+trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne
+songerait à veiller sur les tulipes du jardin.
+
+Or, cette nuit-là, Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait où
+était l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enlèverait
+cet oignon; au lieu de fleurir chez Cornélius, la tulipe noire
+fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille
+florins, au lieu que ce fût Cornélius, sans compter cet honneur suprême
+d'appeler la fleur nouvelle _tulipa nigra Boxtellensis_, résultat qui
+satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidité.
+
+Éveillé, il ne pensait qu'à la grande tulipe noire; endormi, il ne
+rêvait que d'elle.
+
+Enfin, le 19 août, vers deux heures de l'après-midi, la tentation fut si
+forte que mynheer Isaac ne sut point y résister plus longtemps.
+
+En conséquence, il dressa une dénonciation anonyme, laquelle remplaçait
+l'authenticité par la précision, et jeta cette dénonciation à la poste.
+
+Jamais papier vénéneux glissé dans les gueules de bronze de Venise ne
+produisit un plus prompt et un plus terrible effet.
+
+Le même soir, le principal magistrat reçut la dépêche; à l'instant même
+il convoqua ses collègues pour le lendemain matin. Le lendemain matin
+ils s'étaient réunis, avaient décidé l'arrestation et avaient remis
+l'ordre, afin qu'il fût exécuté, à maître van Spennen, qui s'était
+acquitté, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et
+avait arrêté Cornélius van Baërle juste au moment où les orangistes de
+la Haye faisaient rôtir les morceaux des cadavres de Corneille et de
+Jean de Witt.
+
+Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas
+eu le courage de braquer ce jour-là son télescope, ni sur le jardin, ni
+sur l'atelier, ni sur le séchoir.
+
+Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre
+docteur Cornélius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva même
+point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques
+de Cornélius, non moins amèrement que Boxtel enviait le sort du maître,
+entra dans sa chambre. Boxtel lui dit:
+
+--Je ne me lèverai pas aujourd'hui; je suis malade.
+
+Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna à
+ce bruit; en ce moment, il était plus pâle qu'un véritable malade, plus
+tremblant qu'un véritable fiévreux. Son valet entra; Boxtel se cacha
+dans sa couverture.
+
+--Ah! monsieur, s'écria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout
+en déplorant le malheur arrivé à van Baërle, annoncer une bonne nouvelle
+à son maître; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce
+moment?
+
+--Comment veux-tu que je le sache? répondit Boxtel d'une voix presque
+inintelligible.
+
+--Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arrête votre voisin Cornélius
+van Baërle, comme coupable de haute trahison.
+
+--Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible!
+
+--Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir
+entrer chez lui le juge van Spennen et les archers.
+
+--Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose.
+
+--Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et
+soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant.
+
+Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le zèle de son valet.
+Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure après.
+
+--Oh! monsieur, tout ce que je vous ai raconté, dit-il, c'était la
+vérité pure.
+
+--Comment cela?
+
+--M. van Baërle est arrêté, on l'a mis dans une voiture et on vient de
+l'expédier à la Haye.
+
+--À la Haye!
+
+--Oui, où, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui.
+
+--Et que dit-on? demanda Boxtel.
+
+--Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien sûr, on dit que les
+bourgeois doivent être à cette heure en train d'assassiner M. Corneille
+et M. Jean de Witt.
+
+--Oh! murmura ou plutôt râla Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir
+la terrible image qui s'offrait sans doute à son regard.
+
+--Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit
+bien malade pour n'avoir pas sauté en bas du lit à une pareille
+nouvelle.
+
+En effet Isaac Boxtel était bien malade, malade comme un homme qui vient
+d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassiné cet homme dans un
+double but; le premier était accompli; restait à accomplir le second. La
+nuit vint. C'était la nuit qu'attendait Boxtel.
+
+La nuit venue, il se leva.
+
+Puis il monta dans son sycomore.
+
+Il avait bien calculé: personne ne songeait à garder le jardin; maison
+et domestiques étaient sens dessus dessous.
+
+Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit.
+
+À minuit, le coeur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide,
+il descendit de son arbre, prit une échelle, l'appliqua contre le mur,
+monta jusqu'à l'avant-dernier échelon et écouta.
+
+Tout était tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit.
+
+Une seule lumière veillait dans toute la maison.
+
+C'était celle de la nourrice.
+
+Ce silence et cette obscurité enhardirent Boxtel.
+
+Il enjamba le mur, s'arrêta un instant sur le faîte; puis, bien certain
+qu'il n'avait rien à craindre, il passa l'échelle de son jardin dans
+celui de Cornélius et descendit.
+
+Puis, comme il savait à une ligne près l'endroit où étaient enterrés les
+caïeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant
+néanmoins les allées pour n'être pas trahi par la trace de ses pas, et,
+arrivé à l'endroit précis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains
+dans la terre molle.
+
+Il ne trouva rien et crut s'être trompé.
+
+Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front.
+
+Il fouilla à côté: rien.
+
+Il fouilla à droite, il fouilla à gauche: rien.
+
+Il fouilla devant et derrière: rien.
+
+Il faillit devenir fou, car il s'aperçut enfin que, dans la matinée
+même, la terre avait été remuée.
+
+En effet, pendant que Boxtel était dans son lit, Cornélius était
+descendu dans son jardin, avait déterré l'oignon, et comme nous l'avons
+vu, l'avait divisé en trois caïeux.
+
+Boxtel ne pouvait se décider à quitter la place. Il avait retourné avec
+ses mains plus de dix pieds carrés.
+
+Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur.
+
+Ivre de colère, il regagna son échelle, enjamba le mur, ramena l'échelle
+de chez Cornélius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta après elle.
+
+Tout à coup il lui vint un dernier espoir.
+
+C'est que les caïeux étaient dans le séchoir.
+
+Il ne s'agissait que de pénétrer dans le séchoir comme il avait pénétré
+dans le jardin.
+
+Là il les trouverait.
+
+Au reste, ce n'était guère plus difficile.
+
+Les vitrages du séchoir se soulevaient comme ceux d'une serre.
+
+Cornélius van Baërle les avait ouverts le matin même et personne n'avait
+songé à les fermer.
+
+Le tout était de se procurer une échelle assez longue, une échelle de
+vingt pieds au lieu de douze.
+
+Boxtel avait remarqué dans la rue qu'il habitait une maison en
+réparation; le long de cette maison une échelle gigantesque était
+dressée.
+
+Cette échelle était bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne
+l'avaient pas emportée.
+
+Il courut à la maison, l'échelle y était.
+
+Boxtel prit l'échelle et l'apporta à grand'peine dans son jardin; avec
+plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de
+Cornélius.
+
+L'échelle atteignait juste au vasistas.
+
+Boxtel mit une lanterne sourde tout allumée dans sa poche, monta à
+l'échelle et pénétra dans le séchoir.
+
+Arrivé dans ce tabernacle, il s'arrêta, s'appuyant contre la table; les
+jambes lui manquaient, son coeur battait à l'étouffer.
+
+Là, c'était bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air ôte
+à la propriété ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une
+haie ou qui escalade un mur, s'arrête à la porte ou à la fenêtre d'une
+chambre.
+
+Dans le jardin, Boxtel n'était qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel
+était un voleur.
+
+Cependant, il reprit courage: il n'était pas venu jusque-là pour rentrer
+chez lui les mains nettes.
+
+Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et même le
+tiroir privilégié où était le dépôt qui venait d'être si fatal à
+Cornélius; il trouva étiquetées comme dans un jardin des plantes, la
+_Joannis_, la _de Witt_, la tulipe bistre, la tulipe café brûlé; mais de
+la tulipe noire ou plutôt des caïeux où elle était encore endormie et
+cachée dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces.
+
+Et cependant, sur le registre des graines et des caïeux tenu en partie
+double par van Baërle avec plus de soin et d'exactitude que le registre
+commercial des premières maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes:
+
+«Aujourd'hui 20 août 1672, j'ai déterré l'oignon de la grande tulipe
+noire que j'ai séparé en trois caïeux parfaits.»
+
+--Ces caïeux! ces caïeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le
+séchoir, où les a-t-il pu cacher?
+
+Puis tout à coup se frappant le front à s'aplatir le cerveau.
+
+--Oh! misérable que je suis! s'écria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel,
+est-ce qu'on se sépare de ses caïeux? Est-ce qu'on les abandonne à
+Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans
+ses caïeux, quand ces caïeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il
+aura eu le temps de les prendre, l'infâme! il les a sur lui, il les a
+emportés à la Haye!
+
+C'était un éclair qui montrait à Boxtel l'abîme d'un crime inutile.
+
+Boxtel tomba foudroyé sur cette même table, à cette même place où
+quelques heures avant l'infortuné Baërle avait admiré si longuement et
+délicieusement les caïeux de la tulipe noire.
+
+--Eh bien! après tout, dit l'envieux en relevant sa tête livide, s'il
+les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et...
+
+Le reste de sa hideuse pensée s'absorba dans un affreux sourire.
+
+--Les caïeux sont à la Haye, dit-il; ce n'est donc plus à Dordrecht que
+je puis vivre. À la Haye pour les caïeux! à la Haye!
+
+Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il
+abandonnait, tant il était préoccupé d'une autre richesse inestimable,
+Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'échelle,
+reporta l'instrument de vol où il l'avait pris, et, pareil à un animal
+de proie, rentra rugissant dans sa maison.
+
+
+
+
+IX
+
+La chambre de famille
+
+
+Il était minuit environ quand le pauvre van Baërle fut écroué à la
+prison du Buitenhof.
+
+Ce qu'avait prévu Rosa était arrivé. En trouvant la chambre de Corneille
+vide, la colère du peuple avait été grande, et si le père Gryphus
+s'était trouvé là sous la main de ces furieux, il eût certainement payé
+pour son prisonnier.
+
+Mais cette colère avait trouvé à s'assouvir largement sur les deux
+frères, qui avaient été rejoints par les assassins, grâce à la
+précaution qui avait été prise par Guillaume, l'homme aux précautions,
+de fermer les portes de la ville.
+
+Il était donc arrivé un moment où la prison s'était vidée et où le
+silence avait succédé à l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait
+par les escaliers.
+
+Rosa avait profité de ce moment, était sortie de sa cachette et en avait
+fait sortir son père.
+
+La prison était complètement déserte; à quoi bon rester dans la prison
+quand on égorgeait au Tol-Hek?
+
+Gryphus sortit tout tremblant derrière la courageuse Rosa. Ils allèrent
+fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal,
+car elle était à moitié brisée. On voyait que le torrent d'une puissante
+colère était passé par là.
+
+Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit
+n'avait rien d'inquiétant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit,
+c'était celui des cadavres que l'on traînait et que l'on revenait pendre
+à la place accoutumée des exécutions.
+
+Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'était pour ne pas voir
+l'horrible spectacle.
+
+À minuit, on frappa à la porte du Buitenhof, ou plutôt à la barricade
+qui la remplaçait.
+
+C'était Cornélius van Baërle que l'on amenait.
+
+Quand le geôlier Gryphus reçut le nouvel hôte et qu'il eut vu sur la
+lettre d'écrou la qualité du prisonnier:
+
+--Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de
+geôlier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de
+famille; nous allons vous la donner.
+
+Et enchanté de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche
+orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Cornélius dans la
+cellule qu'avait le matin même quittée Corneille de Witt pour l'exil tel
+que l'entendent, en temps de révolution, ces grands moralistes qui
+disent comme un axiome de haute politique:
+
+--Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se prépara donc
+à conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il
+fallait parcourir pour arriver à cette chambre, le désespéré fleuriste
+n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage
+d'une jeune fille.
+
+Le chien sortit d'une niche creusée dans le mur, en secouant une grosse
+chaîne, et il flaira Cornélius afin de le bien reconnaître au moment où
+il lui serait ordonné de le dévorer.
+
+La jeune fille, quand le prisonnier fit gémir la rampe de l'escalier
+sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle
+habitait dans l'épaisseur de cet escalier même; et la lampe à la main
+droite, elle éclaira en même temps son charmant visage rose encadré dans
+d'admirables cheveux blonds à torsades épaisses, tandis que de la gauche
+elle croisait sur la poitrine son blanc vêtement de nuit, car elle avait
+été réveillée de son premier sommeil par l'arrivée inattendue de
+Cornélius.
+
+C'était un bien beau tableau à peindre et en tout digne de maître
+Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illuminée par le falot
+rougeâtre de Gryphus avec sa sombre figure de geôlier; au sommet, la
+mélancolique figure de Cornélius qui se penchait sur la rampe pour
+regarder au-dessous de lui, encadré par le guichet lumineux, le suave
+visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrarié peut-être par la
+position élevée de Cornélius, placé sur ces marches d'où son regard
+caressait vague et triste les épaules blanches et rondes de la jeune
+fille.
+
+Puis, en bas, tout à fait dans l'ombre, à cet endroit de l'escalier où
+l'obscurité faisait disparaître les détails, les yeux d'escarboucles du
+molosse secouant sa chaîne aux anneaux de laquelle la double lumière de
+la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante
+paillette.
+
+Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime maître, c'est
+l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit
+ce beau jeune homme pâle monter l'escalier lentement et qu'elle put lui
+appliquer ces sinistres paroles prononcées par son père: «_Vous aurez la
+chambre de famille_.»
+
+Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons
+mis à la décrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornélius fut forcé
+de le suivre, et cinq minutes après il entrait dans le cachot, qu'il est
+inutile de décrire, puisque le lecteur le connaît déjà.
+
+Gryphus, après avoir montré du doigt au prisonnier le lit sur lequel
+avait tant souffert le martyr qui dans la journée même avait rendu son
+âme à Dieu, reprit son falot et sortit.
+
+Quant à Cornélius, resté seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit
+point. Il ne cessa d'avoir l'oeil fixé sur l'étroite fenêtre à treillis
+de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette façon
+blanchir par-delà les arbres ce premier rayon de lumière que le ciel
+laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau.
+
+Çà et là, pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galopé sur
+le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frappé le petit
+pavé rond de la place, et les mèches des arquebuses avaient, en
+s'allumant au vent d'ouest, lancé jusqu'au vitrail de la prison
+d'intermittents éclairs.
+
+Mais quand le jour naissant argenta le faîte chaperonné des maisons,
+Cornélius, impatient de savoir si quelque chose vivait à l'entour de
+lui, s'approcha de la fenêtre et promena circulairement un triste
+regard.
+
+À l'extrémité de la place, une masse noirâtre, teintée de bleu sombre
+par les brumes matinales, s'élevait, découpant sur les maisons pâles sa
+silhouette irrégulière.
+
+Cornélius reconnut le gibet.
+
+À ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'étaient plus que des
+squelettes encore saignants.
+
+Le bon peuple de la Haye avait déchiqueté les chairs de ses victimes,
+mais rapporté fidèlement au gibet le prétexte d'une double inscription
+tracée sur une énorme pancarte.
+
+Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornélius parvint à
+lire les lignes suivantes tracées par l'épais pinceau de quelque
+barbouilleur d'enseignes:
+
+«Ici pendent le grand scélérat nommé Jean de Witt et le petit coquin
+Corneille de Witt, son frère, deux ennemis du peuple, mais grands amis
+du roi de France.»
+
+Cornélius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur
+délirante, frappa des pieds et des mains à sa porte, si rudement et si
+précipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'énormes
+clefs à la main.
+
+Il ouvrit la porte en proférant d'horribles imprécations contre le
+prisonnier qui le dérangeait en dehors des heures où il avait l'habitude
+de se déranger.
+
+--Ah çà mais! est-il enragé, cet autre de Witt! s'écria-t-il; mais ces
+de Witt ont donc le diable au corps!
+
+--Monsieur, monsieur, dit Cornélius en saisissant le geôlier par le bras
+et en le traînant vers la fenêtre; monsieur, qu'ai-je donc lu là-bas?
+
+--Où, là-bas?
+
+--Sur cette pancarte.
+
+Et tremblant, pâle et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le
+gibet surmonté de la cynique inscription. Gryphus se mit à rire.
+
+--Ah! ah! répondit-il. Oui, vous avez lu... Eh bien! mon cher monsieur,
+voilà où l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M.
+le prince d'Orange.
+
+--MM. de Witt ont été assassinés! murmura Cornélius la sueur au front et
+en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux fermés.
+
+--MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous
+cela assassinés, vous? Moi, je dis: exécutés.
+
+Et, voyant que le prisonnier était arrivé non seulement au calme, mais à
+l'anéantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec
+violence, et faisant rouler les verrous avec bruit.
+
+En revenant à lui, Cornélius se trouva seul et reconnut la chambre où il
+se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appelée Gryphus,
+comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui à une triste mort.
+
+Et comme c'était un philosophe, comme c'était surtout un chrétien, il
+commença par prier pour l'âme de son parrain, puis pour celle du grand
+pensionnaire, puis enfin il se résigna lui-même à tous les maux qu'il
+plairait à Dieu de lui envoyer.
+
+Puis, après être descendu du ciel sur la terre, être rentré de la terre
+dans son cachot, s'être bien assuré que dans ce cachot il était seul, il
+tira de sa poitrine les trois caïeux de la tulipe noire et les cacha
+derrière un grès sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le
+coin le plus obscur de la prison.
+
+Inutile labeur de tant d'années! destruction de si douces espérances! sa
+découverte allait donc aboutir au néant comme lui à la mort! Dans cette
+prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de
+soleil.
+
+À cette pensée, Cornélius entra dans un sombre désespoir dont il ne
+sortit que par une circonstance extraordinaire.
+
+Quelle était cette circonstance?
+
+C'est ce que nous nous réservons de dire dans le chapitre suivant.
+
+
+
+
+X
+
+La fille du geôlier
+
+
+Le même soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en
+ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba en
+essayant de se retenir. Mais la main portant à faux, il se cassa le bras
+au-dessus du poignet.
+
+Cornélius fit un mouvement vers le geôlier; mais comme il ne se doutait
+pas de la gravité de l'accident:
+
+--Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas.
+
+Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia;
+Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit
+qu'il avait le bras cassé, et cet homme, si dur pour les autres, retomba
+évanoui sur le seuil de la porte, où il demeura inerte et froid,
+semblable à un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison était
+demeurée ouverte, et Cornélius se trouvait presque libre. Mais l'idée ne
+lui vint même pas à l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, à
+la façon dont le bras avait plié, au bruit qu'il avait fait en pliant,
+qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas à autre
+chose qu'à porter secours au blessé, si mal intentionné que le blessé
+lui eût paru à son endroit dans la seule entrevue qu'il eût eue avec
+lui.
+
+Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, à la plainte qu'il avait
+laissé échapper, un pas précipité se fit entendre dans l'escalier, et à
+l'apparition qui suivit immédiatement le bruit de ce pas, Cornélius
+poussa un petit cri auquel répondit le cri d'une jeune fille.
+
+Celle qui avait répondu au cri poussé par Cornélius, c'était la belle
+Frisonne, qui voyant son père étendu à terre et le prisonnier courbé sur
+lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalité,
+était tombé à la suite d'une lutte engagée entre lui et le prisonnier.
+
+Cornélius comprit ce qui se passait dans le coeur de la jeune fille au
+moment même où le soupçon entrait dans son coeur.
+
+Mais ramenée par le premier coup d'oeil à la vérité, et honteuse de ce
+qu'elle avait pu penser, elle leva vers le jeune homme ses beaux yeux
+humides et lui dit:
+
+--Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pensé, et merci de
+ce que vous faites.
+
+Cornélius rougit.
+
+--Je ne fais que mon devoir de chrétien, dit-il, en secourant mon
+semblable.
+
+--Oui, et en le secourant ce soir, vous avez oublié les injures qu'il
+vous a dites ce matin. Monsieur, c'est plus que de l'humanité, c'est
+plus que du christianisme.
+
+Cornélius leva ses yeux sur la belle enfant, tout étonné qu'il était
+d'entendre sortir de la bouche d'une fille du peuple une parole à la
+fois si noble et si compatissante.
+
+Mais il n'eut pas le temps de lui témoigner sa surprise. Gryphus, revenu
+de son évanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalité accoutumée lui
+revenant avec la vie:
+
+--Ah! voilà ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du
+prisonnier, on tombe en se hâtant, en tombant on se casse le bras, et
+l'on vous laisse là sur le carreau.
+
+--Silence, mon père, dit Rosa, vous êtes injuste envers ce jeune
+monsieur, que j'ai trouvé occupé à vous secourir.
+
+--Lui? fit Gryphus avec un air de doute.
+
+--C'est si vrai, monsieur, que je suis tout prêt à vous secourir encore.
+
+--Vous? dit Gryphus; êtes-vous donc médecin?
+
+--C'est mon premier état, dit le prisonnier.
+
+--De sorte que vous pourriez me remettre le bras?
+
+--Parfaitement.
+
+--Et que vous faut-il pour cela, voyons?
+
+--Deux clavettes de bois et des bandes de linge.
+
+--Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras;
+c'est une économie; voyons, aide-moi à me lever, je suis de plomb.
+
+Rosa présenta au blessé son épaule; le blessé entoura le col de la jeune
+fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses
+jambes, tandis que Cornélius, pour lui épargner le chemin, roulait vers
+lui un fauteuil.
+
+Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille.
+
+--Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te
+demande.
+
+Rosa descendit et rentra un instant après avec deux douves de baril et
+une grande bande de linge.
+
+Cornélius avait employé ce temps-là à ôter la veste du geôlier et à
+retrousser ses manches.
+
+--Est-ce bien cela que vous désirez, monsieur? demanda Rosa.
+
+--Oui, mademoiselle, fit Cornélius en jetant les yeux sur les objets
+apportés; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant
+que je vais soutenir le bras de votre père.
+
+Rosa poussa la table. Cornélius posa le bras cassé dessus, afin qu'il se
+trouvât à plat, et avec une habileté parfaite, rajusta la fracture,
+adapta la clavette et serra les bandes.
+
+À la dernière épingle, le geôlier s'évanouit une seconde fois.
+
+--Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Cornélius, nous lui en
+frotterons les tempes, et il reviendra.
+
+Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui était faite, Rosa,
+après s'être assurée que son père était bien sans connaissance,
+s'avançant vers Cornélius:
+
+--Monsieur, dit-elle, service pour service.
+
+--Qu'est-ce à dire, ma belle enfant? demanda Cornélius.
+
+--C'est-à-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain
+est venu s'informer aujourd'hui de la chambre où vous étiez; qu'on lui a
+dit que vous occupiez la chambre de M. Corneille de Witt, et qu'à cette
+réponse, il a ri d'une façon sinistre qui me fait croire que rien de bon
+ne vous attend.
+
+--Mais, demanda Cornélius, que peut-on me faire?
+
+--Voyez d'ici ce gibet.
+
+--Mais je ne suis point coupable, dit Cornélius.
+
+--L'étaient-ils, eux, qui sont là-bas, pendus, mutilés, déchirés?
+
+--C'est vrai, dit Cornélius en s'assombrissant.
+
+--D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez,
+coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procès commencera demain;
+après-demain vous serez condamné: les choses vont vite par le temps qui
+court.
+
+--Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle?
+
+--J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon père est
+évanoui, que le chien est muselé, que rien par conséquent ne vous
+empêche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voilà ce que je conclus.
+
+--Que dites-vous?
+
+--Je dis que je n'ai pu sauver M. Corneille ni M. Jean de Witt, hélas!
+et que je voudrais bien vous sauver, vous. Seulement, faites vite; voilà
+la respiration qui revient à mon père, dans une minute peut-être il
+rouvrira les yeux, et il sera trop tard. Vous hésitez?
+
+En effet, Cornélius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il
+la regardait sans l'entendre.
+
+--Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente.
+
+--Si fait, je comprends, fit Cornélius; mais...
+
+--Mais?
+
+--Je refuse. On vous accuserait.
+
+--Qu'importe? dit Rosa en rougissant.
+
+--Merci, mon enfant, reprit Cornélius, mais je reste.
+
+--Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous
+serez condamné... condamné à mort, exécuté sur un échafaud et peut-être
+assassiné, mis en morceaux comme on a assassiné et mis en morceaux M.
+Jean et M. Corneille? Au nom du Ciel, ne vous occupez pas de moi et
+fuyez cette chambre où vous êtes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux
+de Witt.
+
+--Hein! s'écria le geôlier en se réveillant. Qui parle de ces coquins,
+de ces misérables, de ces scélérats de de Witt?
+
+--Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Cornélius avec son doux
+sourire; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'échauffer le
+sang.
+
+Puis, tout bas à Rosa:
+
+--Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la
+tranquillité et le calme d'un innocent.
+
+--Silence, dit Rosa.
+
+--Silence, et pourquoi?
+
+--Il ne faut pas que mon père soupçonne que nous avons causé ensemble.
+
+--Où serait le mal?
+
+--Où serait le mal? C'est qu'il m'empêcherait de jamais revenir ici, dit
+la jeune fille.
+
+Cornélius reçut cette naïve confidence avec un sourire; il lui semblait
+qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune.
+
+--Eh bien! que marmottez-vous là tous deux? dit Gryphus en se levant et
+en soutenant son bras droit avec son bras gauche.
+
+--Rien, répondit Rosa; monsieur me prescrit le régime que vous avez à
+suivre.
+
+--Le régime que je dois suivre! le régime que je dois suivre! Vous
+aussi, vous en avez un à suivre, la belle!
+
+--Et lequel, mon père?
+
+--C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous
+y venez, d'en sortir le plus vite possible; marchez donc devant moi, et
+lestement!
+
+Rosa et Cornélius échangèrent un regard.
+
+Celui de Rosa voulait dire:
+
+--Vous voyez bien.
+
+Celui de Cornélius signifiait:
+
+--Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur!
+
+
+
+
+XI
+
+Le testament de Cornélius van Baërle
+
+
+Rosa ne s'était point trompée. Les juges vinrent le lendemain au
+Buitenhof et interrogèrent Cornélius van Baërle. Au reste,
+l'interrogatoire ne fut pas long; il fut avéré que Cornélius avait gardé
+chez lui cette correspondance fatale des de Witt avec la France.
+
+Il ne le nia point.
+
+Il était seulement douteux aux yeux des juges que cette correspondance
+lui eût été remise par son parrain, Corneille de Witt.
+
+Mais, comme depuis la mort des deux martyrs, Cornélius van Baërle
+n'avait plus rien à ménager, non seulement il ne nia point que le dépôt
+lui eût été confié par Corneille en personne, mais encore il raconta
+comment, de quelle façon et dans quelle circonstance le dépôt lui avait
+été confié.
+
+Cette confidence impliquait le filleul dans le crime du parrain.
+
+Il y avait complicité patente entre Corneille et Cornélius.
+
+Cornélius ne se borna point à cet aveu: il dit toute la vérité à
+l'endroit de ses sympathies, de ses habitudes, de ses familiarités. Il
+dit son indifférence en politique, son amour pour l'étude, pour les
+arts, pour les sciences et pour les fleurs. Il raconta que jamais,
+depuis le jour où Corneille était venu à Dordrecht et lui avait confié
+ce dépôt, ce dépôt n'avait été touché ni même aperçu par le dépositaire.
+
+On lui objecta qu'à cet égard il était impossible qu'il dît la vérité,
+puisque les papiers étaient justement enfermés dans une armoire où
+chaque jour il plongeait la main et les yeux.
+
+Cornélius répondit que cela était vrai; mais qu'il ne mettait la main
+dans le tiroir que pour s'assurer que ses oignons étaient bien secs,
+mais qu'il n'y plongeait les yeux que pour s'assurer si ses oignons
+commençaient à germer.
+
+On lui objecta que sa prétendue indifférence à l'égard de ce dépôt ne
+pouvait se soutenir raisonnablement, parce qu'il était impossible
+qu'ayant reçu un pareil dépôt de la main de son parrain, il n'en connût
+pas l'importance.
+
+Ce à quoi il répondit: que son parrain Corneille l'aimait trop et
+surtout était un homme trop sage pour lui avoir rien dit de la teneur de
+ces papiers, puisque cette confidence n'eût servi qu'à tourmenter le
+dépositaire.
+
+On lui objecta que si M. de Witt avait agi de la sorte, il eût joint au
+paquet, en cas d'accident, un certificat constatant que son filleul
+était complètement étranger à cette correspondance, ou bien, pendant son
+procès, lui eût écrit quelque lettre qui pût servir à sa justification.
+
+Cornélius répondit que sans doute son parrain n'avait point pensé que
+son dépôt courût aucun danger, caché comme il l'était dans une armoire
+qui était regardée comme aussi sacrée que l'arche pour toute la maison
+van Baërle; que par conséquent il avait jugé le certificat inutile; que,
+quant à une lettre, il avait quelque souvenir qu'un moment avant son
+arrestation, et comme il était absorbé dans la contemplation d'un oignon
+des plus rares, le serviteur de M. Jean de Witt était entré dans son
+séchoir et lui avait remis un papier; mais que de tout cela il ne lui
+était resté qu'un souvenir pareil à celui qu'on a d'une vision; que le
+serviteur avait disparu, et que quant au papier, peut-être le
+trouverait-on si on le cherchait bien.
+
+Quant à Craeke, il était impossible de le retrouver, attendu qu'il avait
+quitté la Hollande.
+
+Quant au papier, il était si peu probable qu'on le retrouverait, qu'on
+ne se donna pas la peine de le chercher.
+
+Cornélius lui-même n'insista pas beaucoup sur ce point, puisque, en
+supposant que ce papier se retrouvât, il pouvait n'avoir aucun rapport
+avec la correspondance qui faisait le corps du délit.
+
+Les juges voulurent avoir l'air de pousser Cornélius à se défendre mieux
+qu'il ne le faisait; ils usèrent vis-à-vis de lui de cette bénigne
+patience qui dénote soit un magistrat intéressé par l'accusé, soit un
+vainqueur qui a terrassé son adversaire, et qui étant complètement
+maître de lui, n'a pas besoin de l'opprimer pour le perdre.
+
+Cornélius n'accepta point cette hypocrite protection, et dans une
+dernière réponse qu'il fit avec la noblesse d'un martyr et le calme d'un
+juste:
+
+--Vous me demandez, messieurs, dit-il, des choses auxquelles je n'ai
+rien à répondre, sinon l'exacte vérité. Or, l'exacte vérité, la voici.
+Le paquet est entré chez moi par la voie que j'ai dite; je proteste
+devant Dieu que j'en ignorais et que j'en ignore encore le contenu;
+qu'au jour de mon arrestation seulement, j'ai su que ce dépôt était la
+correspondance du grand pensionnaire avec le marquis de Louvois. Je
+proteste enfin que j'ignore et comment on a pu savoir que ce paquet
+était chez moi, et surtout comment je puis être coupable pour avoir
+accueilli ce que m'apportait mon illustre et malheureux parrain.
+
+Ce fut là tout le plaidoyer de Cornélius. Les juges allèrent aux
+opinions.
+
+Ils considérèrent que tout rejeton de dissension civile est funeste, en
+ce qu'il ressuscite la guerre qu'il est de l'intérêt de tous d'éteindre.
+
+L'un d'eux, et c'était un homme qui passait pour un profond observateur,
+établit que ce jeune homme si flegmatique en apparence, devait être très
+dangereux en réalité, attendu qu'il devait cacher sous le manteau de
+glace qui lui servait d'enveloppe un ardent désir de venger MM. de Witt,
+ses proches.
+
+Un autre fit observer que l'amour des tulipes s'allie parfaitement avec
+la politique, et qu'il est historiquement prouvé que plusieurs hommes
+très dangereux ont jardiné ni plus ni moins que s'ils en faisaient leur
+état, quoiqu'au fond ils fussent occupés de bien autre chose; témoin
+Tarquin l'Ancien, qui cultivait des pavots à Gabies, et le grand Condé,
+qui arrosait ses oeillets au donjon de Vincennes, et cela au moment où le
+premier méditait sa rentrée à Rome et le second sa sortie de prison.
+
+Le juge conclut par ce dilemme:
+
+Ou M. Cornélius van Baërle aime fort les tulipes, ou il aime fort la
+politique; dans l'un et l'autre cas, il nous a menti; d'abord parce
+qu'il est prouvé qu'il s'occupait de politique et cela par les lettres
+que l'on a trouvées chez lui; ensuite parce qu'il est prouvé qu'il
+s'occupait de tulipes. Les caïeux sont là qui en font foi. Enfin--et là
+était l'énormité--, puisque Cornélius van Baërle s'occupait à la fois de
+tulipes et de politique, l'accusé était donc d'une nature hybride, d'une
+organisation amphibie, travaillant avec une ardeur égale la politique et
+la tulipe, ce qui lui donnerait tous les caractères de l'espèce d'hommes
+la plus dangereuse au repos public et une certaine ou plutôt une
+complète analogie avec les grands esprits dont Tarquin l'Ancien et M. de
+Condé fournissaient tout à l'heure un exemple.
+
+Le résultat de tous ces raisonnements fut que M. le prince stathouder de
+Hollande saurait, sans aucun doute, un gré infini à la magistrature de
+la Haye de lui simplifier l'administration des sept provinces, en
+détruisant jusqu'au moindre germe de conspiration contre son autorité.
+
+Cet argument prima tous les autres, et pour détruire efficacement le
+germe des conspirations, la peine de mort fut prononcée à l'unanimité
+contre M. Cornélius van Baërle, coupable et convaincu d'avoir, sous les
+apparences innocentes d'un amateur de tulipes, participé aux détestables
+intrigues et aux abominables complots de MM. de Witt contre la
+nationalité hollandaise et à leurs secrètes relations avec l'ennemi
+français.
+
+La sentence portait subsidiairement que le susdit Cornélius van Baërle
+serait extrait de la prison du Buitenhof pour être conduit à l'échafaud
+dressé sur la place du même nom, où l'exécuteur des jugements lui
+trancherait la tête.
+
+Comme cette délibération avait été sérieuse, elle avait duré une
+demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait été
+réintégré dans sa prison.
+
+Ce fut là que le greffier des États lui vint lire l'arrêt.
+
+Maître Gryphus était retenu sur son lit par la fièvre que lui causait la
+fracture de son bras. Ses clefs étaient passées aux mains d'un de ses
+valets surnuméraires, et derrière ce valet, qui avait introduit le
+greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'était venue placer à l'encoignure
+de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses soupirs et ses
+sanglots.
+
+Cornélius écouta la sentence avec un visage plus étonné que triste.
+
+La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose à
+répondre.
+
+--Ma foi, non, répondit-il. J'avoue seulement qu'entre toutes les causes
+de mort qu'un homme de précaution peut prévoir pour les parer, je
+n'eusse jamais soupçonné celle-là.
+
+Sur laquelle réponse le greffier salua Cornélius van Baërle avec toute
+la considération que ces sortes de fonctionnaires accordent aux grands
+criminels de tout genre.
+
+Et comme il allait sortir:
+
+--À propos, M. le greffier, dit Cornélius, pour quel jour est la chose,
+s'il vous plaît?
+
+--Mais pour aujourd'hui, répondit le greffier, un peu gêné par le
+sang-froid du condamné.
+
+Un sanglot éclata derrière la porte.
+
+Cornélius se pencha pour voir qui avait poussé ce sanglot, mais Rosa
+avait deviné le mouvement et s'était rejetée en arrière.
+
+--Et, ajouta Cornélius, à quelle heure l'exécution?
+
+--Monsieur, pour midi.
+
+--Diable! fit Cornélius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures
+il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps à perdre.
+
+--Pour vous réconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en
+saluant jusqu'à terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous
+plaira.
+
+En disant ces mots, il sortit à reculons, et le geôlier remplaçant
+l'allait suivre en refermant la porte de Cornélius, quand un bras blanc
+et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte.
+
+Cornélius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles
+blanches, coiffure des belles Frisonnes; il n'entendit qu'un murmure à
+l'oreille du guichetier; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la
+main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il
+s'assit au milieu de l'escalier, gardé ainsi en haut par lui, en bas par
+le chien.
+
+Le casque d'or fit volte-face, et Cornélius reconnut le visage sillonné
+de pleurs et les grands yeux bleus tout noyés de la belle Rosa.
+
+La jeune fille s'avança vers Cornélius en appuyant ses deux mains sur sa
+poitrine brisée.
+
+--Oh! monsieur, monsieur! dit-elle.
+
+Et elle n'acheva point.
+
+--Ma belle enfant, répliqua Cornélius ému, que désirez-vous de moi? Je
+n'ai pas grand pouvoir désormais sur rien, je vous en avertis.
+
+--Monsieur, je viens réclamer de vous une grâce, dit Rosa tendant ses
+mains moitié vers Cornélius, moitié vers le ciel.
+
+--Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier; car vos larmes
+m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus
+le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et même avec
+joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi votre
+désir, ma belle Rosa.
+
+La jeune fille se laissa glisser à genoux.
+
+--Pardonnez à mon père, dit-elle.
+
+--À votre père! fit Cornélius étonné.
+
+--Oui, il a été si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est
+ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particulièrement qu'il a
+brutalisé.
+
+--Il est puni, chère Rosa, plus que puni même par l'accident qui lui est
+arrivé, et je lui pardonne.
+
+--Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, à mon tour,
+quelque chose pour vous?
+
+--Vous pouvez sécher vos beaux yeux, chère enfant, répondit Cornélius
+avec son doux sourire.
+
+--Mais pour vous... pour vous...
+
+--Celui qui n'a plus à vivre qu'une heure est un grand Sybarite s'il a
+besoin de quelque chose, chère Rosa.
+
+--Ce ministre qu'on vous avait offert...?
+
+--J'ai adoré Dieu toute ma vie, Rosa, je l'ai adoré dans ses oeuvres,
+béni dans sa volonté. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous
+demanderai donc pas un ministre. La dernière pensée qui m'occupe, Rosa,
+se rapporte à la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chère, je vous en
+prie, dans l'accomplissement de cette dernière pensée.
+
+--Ah! M. Cornélius, parlez, parlez! s'écria la jeune fille inondée de
+larmes.
+
+--Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon
+enfant.
+
+--Rire! s'écria Rosa au désespoir, rire en ce moment! Mais vous ne
+m'avez donc pas regardée, M. Cornélius?
+
+--Je vous ai regardée, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux
+de l'âme. Jamais femme plus belle, jamais âme plus pure ne s'était
+offerte à moi; et si je ne vous regarde plus à partir de ce moment,
+pardonnez-moi, c'est parce que, prêt à sortir de la vie, j'aime mieux
+n'avoir rien à y regretter.
+
+Rosa tressaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures
+sonnaient au beffroi du Buitenhof. Cornélius comprit.
+
+--Oui, oui, hâtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa.
+
+Alors tirant de sa poitrine, où il l'avait caché de nouveau depuis qu'il
+n'avait plus peur d'être fouillé, le papier qui enveloppait les trois
+caïeux:
+
+--Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aimé les fleurs. C'était le temps
+où j'ignorais que l'on pût aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne
+vous détournez pas, Rosa, dussé-je vous faire une déclaration d'amour.
+Cela, pauvre enfant, ne tirerait pas à conséquence; il y a là-bas sur le
+Buitenhof certain acier qui dans soixante minutes fera raison de ma
+témérité. Donc j'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouvé, je le crois
+du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible,
+et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de
+cent mille florins proposé par la société horticole de Harlem. Ces cent
+mille florins--et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette--,
+ces cent mille florins je les ai là dans ce papier; ils sont gagnés avec
+les trois caïeux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car
+je vous les donne.
+
+--Monsieur Cornélius!
+
+--Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort à personne,
+mon enfant. Je suis seul au monde; mon père et ma mère sont morts; je
+n'ai jamais eu ni soeur ni frère; je n'ai jamais pensé à aimer personne
+d'amour, et si quelqu'un a pensé à m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous
+le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonné, puisque à cette
+heure vous seule êtes dans mon cachot, me consolant et me secourant.
+
+--Mais, monsieur, cent mille florins...
+
+--Ah! soyons sérieux, chère enfant, dit Cornélius. Cent mille florins
+feront une belle dot à votre beauté; vous les aurez, les cent mille
+florins, car je suis sûr de mes caïeux. Vous les aurez donc, chère Rosa,
+et je ne vous demande en échange que la promesse d'épouser un brave
+garçon, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi
+j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que
+quelques minutes...
+
+La pauvre fille étouffait sous ses sanglots.
+
+Cornélius lui prit la main.
+
+--Écoutez-moi, continua-t-il; voici comment vous procéderez. Vous
+prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez à
+Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande nº 6; vous y
+planterez dans une caisse profonde ces trois caïeux, ils fleuriront en
+mai prochain, c'est-à-dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur
+sur sa tige, passez les nuits à la garantir du vent, les jours à la
+sauver du soleil. Elle fleurira noir, j'en suis sûr. Alors vous ferez
+prévenir le président de la société de Harlem. Il fera constater par le
+congrès la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille
+florins.
+
+Rosa poussa un grand soupir.
+
+--Maintenant, continua Cornélius en essuyant une larme tremblante au
+bord de sa paupière et qui était donnée bien plus à cette merveilleuse
+tulipe noire qu'il ne devait pas voir qu'à cette vie qu'il allait
+quitter, je ne désire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle _Rosa
+Baërlensis_, c'est-à-dire qu'elle rappelle en même temps votre nom et le
+mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez
+oublier ce mot, tâchez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous
+l'écrive.
+
+Rosa éclata en sanglots et tendit un livre relié en chagrin, qui portait
+les initiales de C. W.
+
+--Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier.
+
+--Hélas! répondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain,
+Corneille de Witt. Il y a puisé la force de subir la torture et
+d'entendre sans pâlir son jugement. Je l'ai trouvée dans cette chambre
+après la mort du martyr, je l'ai gardée comme une relique; aujourd'hui
+je vous l'apportais, car il me semblait que ce livre avait en lui une
+force toute divine. Vous n'avez pas eu besoin de cette force que Dieu
+avait mise en vous. Dieu soit loué! Écrivez dessus ce que vous avez à
+écrire, M. Cornélius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire,
+ce que vous écrirez sera accompli.
+
+Cornélius prit la Bible et la baisa respectueusement.
+
+--Avec quoi écrirai-je? demanda-t-il.
+
+--Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y était, je l'ai
+conservé. C'était le crayon que Jean de Witt avait prêté à son frère et
+qu'il n'avait pas songé à reprendre.
+
+Cornélius le prit, et sur la seconde page--car, on se le rappelle, la
+première avait été déchirée--, près de mourir à son tour comme son
+parrain, il écrivit d'une main non moins ferme:
+
+«Ce 23 août 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon âme à
+Dieu sur un échafaud, je lègue à Rosa Gryphus le seul bien qui me soit
+resté de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant été confisqués;
+je lègue, dis-je, à Rosa Gryphus trois caïeux qui, dans ma conviction
+profonde, doivent donner au mois de mai prochain la grande tulipe noire,
+objet du prix de cent mille florins proposé par la société de Harlem,
+désirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place
+comme mon unique héritière, à la seule charge d'épouser un jeune homme
+de mon âge à peu près, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner à la
+grande tulipe noire qui créera une nouvelle espère le nom de _Rosa
+Baërlensis,_ c'est-à-dire son nom et le mien réunis.
+
+«Dieu me trouve en grâce et elle en santé!
+
+ «Cornélius van Baërle.»
+
+Puis, donnant la Bible à Rosa:
+
+--Lisez, dit-il.
+
+--Hélas! répondit la jeune fille à Cornélius, je vous l'ai déjà dit, je
+ne sais pas lire.
+
+Alors, Cornélius lut à Rosa le testament qu'il venait de faire.
+
+Les sanglots de la pauvre enfant redoublèrent.
+
+--Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec
+mélancolie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle
+Frisonne.
+
+--Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle.
+
+--Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc?
+
+--Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir.
+
+--Laquelle? je crois pourtant avoir fait accommodement par notre traité
+d'alliance.
+
+--Vous me donnez les cent mille florins à titre de dot?
+
+--Oui.
+
+--Et pour épouser un homme que j'aimerai?
+
+--Sans doute.
+
+--Et bien! monsieur, cet argent ne peut être à moi. Je n'aimerai jamais
+personne et ne me marierai pas.
+
+Et après ces mots péniblement prononcés, Rosa fléchit sur ses genoux et
+faillit s'évanouir de douleur.
+
+Cornélius, effrayé de la voir si pâle et si mourante, allait la prendre
+dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres,
+retentit dans les escaliers accompagnés des aboiements du chien.
+
+--On vient vous chercher! s'écria Rosa en se tordant les mains. Mon
+Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose à me
+dire?
+
+Et elle tomba à genoux, la tête enfoncée dans ses bras, et toute
+suffoquée de sanglots et de larmes.
+
+--J'ai à vous dire de cacher précieusement vos trois caïeux et de les
+soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, et pour l'amour de
+moi. Adieu, Rosa.
+
+--Oh! oui, dit-elle, sans lever la tête, oh! oui, ce que vous avez dit,
+je le ferai. Excepté de me marier, ajouta-t-elle tout bas, car cela, oh!
+cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible.
+
+Et elle enfonça dans son sein palpitant le cher trésor de Cornélius.
+
+Ce bruit qu'avaient entendu Cornélius et Rosa, c'était celui que faisait
+le greffier qui revenait chercher le condamné, suivi de l'exécuteur, des
+soldats destinés à fournir la garde de l'échafaud, et des curieux
+familiers de la prison.
+
+Cornélius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les reçut en amis
+plutôt qu'en persécuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il
+plut à ces hommes pour l'exécution de leur office.
+
+Puis, d'un coup d'oeil jeté sur la place par sa petite fenêtre grillée,
+il aperçut l'échafaud, et à vingt pas de l'échafaud, le gibet, du bas
+duquel avaient été détachées, par ordre du stathouder, les reliques
+outragées des deux frères de Witt.
+
+Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Cornélius chercha
+des yeux le regard angélique de Rosa; mais il ne vit derrière les épées
+et les hallebardes qu'un corps étendu près d'un banc de bois et un
+visage livide à demi voilé par de longs cheveux.
+
+Mais, en tombant inanimée, Rosa, pour obéir encore à son ami, avait
+appuyé sa main sur son corset de velours, et même dans l'oubli de toute
+vie, continuait instinctivement à recueillir le dépôt précieux que lui
+avait confié Cornélius.
+
+Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts
+crispés de Rosa la feuille jaunâtre de cette Bible sur laquelle
+Cornélius de Witt avait si péniblement et si douloureusement écrit les
+quelques lignes qui eussent infailliblement, si Cornélius les avait
+lues, sauvé un homme et une tulipe.
+
+
+
+
+XII
+
+L'exécution
+
+
+Cornélius n'avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour
+arriver au pied de son échafaud.
+
+Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement;
+Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine
+expression de douceur qui touchait à la compassion.
+
+Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que
+ceux qui sortaient libres.
+
+On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au
+pied de l'échafaud, plus il était encombré de curieux.
+
+C'étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu'ils
+avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle
+victime.
+
+Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea
+dans la rue, s'étendit sur toute la surface de la place, s'éloignant
+dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l'échafaud,
+et qu'encombrait la foule.
+
+Aussi l'échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de
+quatre ou cinq rivières.
+
+Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations,
+pour ne pas les entendre, sans doute, Cornélius s'était absorbé en
+lui-même.
+
+À quoi pensait ce juste qui allait mourir?
+
+Ce n'était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux.
+
+C'était aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan,
+soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents à
+la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait
+égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la
+politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baërle pour avoir
+trop pensé aux tulipes.
+
+--L'affaire d'un coup d'épée, disait le philosophe, et mon beau rêve
+commencera.
+
+Seulement restait à savoir si, comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou
+et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d'un coup,
+c'est-à-dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier.
+
+Van Baërle n'en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud.
+
+Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en eût, d'être l'ami de cet illustre
+Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le
+voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant.
+
+Il s'agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive
+joie qu'en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts,
+il verrait jusqu'au dernier moment la fenêtre grillée du Buitenhof.
+
+Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Cornélius posa son
+menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux
+se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui
+allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie.
+
+Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud: le bourreau levait
+son épée.
+
+Van Baërle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller
+en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d'une autre lumière et d'une
+autre couleur.
+
+Trois fois il sentit le vent froid de l'épée passer sur son col
+frissonnant.
+
+Mais, ô surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse.
+
+Il ne vit aucun changement de nuances.
+
+Puis tout à coup, sans qu'il sût par qui, van Baërle se sentit relevé
+par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds, quelque
+peu chancelant.
+
+Il rouvrit les yeux.
+
+Quelqu'un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé
+d'un grand sceau de cire rouge.
+
+Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil
+hollandais, luisait au ciel; et la même fenêtre grillée le regardait du
+haut du Buitenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis,
+le regardaient du bas de la place.
+
+À force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'écouter, van Baërle commença
+de comprendre ceci.
+
+C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que
+les dix-sept livres de sang que van Baërle, à quelques onces près, avait
+dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait
+pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence.
+
+En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. Voilà
+pourquoi l'épée, qui s'était levée avec ce reflet sinistre, avait
+voltigé trois fois autour de sa tête comme l'oiseau funèbre autour de
+celle de Turnus, mais ne s'était point abattue sur sa tête et avait
+laissé intactes les vertèbres.
+
+Voilà pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi
+encore le soleil continuait à rire dans l'azur médiocre, il est vrai,
+mais très supportable des voûtes célestes.
+
+Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l'univers,
+fut bien un peu désappointé; mais il se consola en faisant jouer avec un
+certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que
+les Grecs appelaient _trachelos_, et que nous autres Français nous
+nommons modestement le cou.
+
+Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète, et qu'on
+allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht.
+
+Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps madame de
+Sévigné; il y avait un _post-scriptum_ à la lettre, et le plus important
+de cette lettre était renfermé dans le _post-scriptum_.
+
+Par ce _post-scriptum_, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait
+Cornélius van Baërle à une prison perpétuelle.
+
+Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable
+pour la liberté.
+
+Cornélius écouta donc le _post-scriptum_, puis, après la première
+contrariété soulevée par la déception que le _post-scriptum_ apportait:
+
+--Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du
+bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes
+trois caïeux de la tulipe noire.
+
+Mais Cornélius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept
+prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher
+ailleurs qu'à la Haye, qui est une capitale.
+
+Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, à ce qu'il paraît, les moyens
+de nourrir van Baërle à la Haye, l'envoyait faire sa prison perpétuelle
+dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas! mais
+pourtant bien loin.
+
+Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l'île
+que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse.
+
+Van Baërle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que
+le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de
+Barneveldt, et que les États, dans leur générosité envers le célèbre
+publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient
+accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa
+nourriture.
+
+--Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baërle, on me
+donnera douze sous à grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je
+vivrai.
+
+Puis tout à coup frappé d'un souvenir terrible:
+
+--Ah! s'écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux! et que le
+terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas
+à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête
+qu'il avait bien manqué de laisser tomber plus bas.
+
+
+
+
+XIII
+
+Ce qui se passait pendant ce temps-là dans l'âme d'un spectateur
+
+
+Tandis que Cornélius réfléchissait de la sorte, un carrosse s'était
+approché de l'échafaud.
+
+Ce carrosse était pour le prisonnier. On l'invita à y monter; il obéit.
+
+Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il espérait voir à la fenêtre
+le visage consolé de Rosa, mais le carrosse était attelé de bons chevaux
+qui emportèrent bientôt van Baërle du sein des acclamations que
+vociférait cette multitude en l'honneur du très magnanime stathouder
+avec un certain mélange d'invectives à l'adresse des de Witt et de leur
+filleul sauvé de la mort.
+
+Ce qui faisait dire aux spectateurs:
+
+--Il est bien heureux que nous nous soyons pressés de faire justice de
+ce grand scélérat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi
+la clémence de Son Altesse nous les eût bien certainement enlevés comme
+elle vient de nous enlever celui-ci!
+
+Parmi tous ces spectateurs que l'exécution de van Baërle avait attirés
+sur le Buitenhof, et que la façon dont la chose avait tourné
+désappointait quelque peu, le plus désappointé certainement était
+certain bourgeois vêtu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien
+joué des pieds et des mains, qu'il en était arrivé à n'être séparé de
+l'échafaud que par la rangée de soldats qui entouraient l'instrument du
+supplice.
+
+Beaucoup s'était montrés avides de voir couler le sang _perfide_ du
+coupable Cornélius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste
+désir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question.
+
+Les plus enragés étaient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se
+garder une meilleure place; mais lui, devançant les plus enragés, avait
+passé la nuit au seuil de la prison, et de la prison il était arrivé au
+premier rang, comme nous avons dit, _unguibus et rostro_, caressant les
+uns et frappant les autres.
+
+Et quand le bourreau avait amené son condamné sur l'échafaud, le
+bourgeois, monté sur une borne de la fontaine pour mieux voir et être
+mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait:
+
+--C'est convenu, n'est-ce pas?
+
+Geste auquel le bourreau avait répondu par un autre geste qui voulait
+dire:
+
+--Soyez donc tranquille.
+
+Qu'était donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et
+que voulait dire cet échange de gestes? Rien de plus naturel; ce
+bourgeois était mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de
+Cornélius était, comme nous l'avons vu, venu à la Haye pour essayer de
+s'approprier les trois caïeux de la tulipe noire.
+
+Boxtel avait d'abord essayé de mettre Gryphus dans ses intérêts, mais
+celui-ci tenait du bouledogue pour la fidélité, la défiance et les coups
+de crocs. Il avait en conséquence pris à rebrousse-poil la haine de
+Boxtel, qu'il avait évincé comme un fervent ami s'enquérant de choses
+indifférentes pour ménager certainement quelque moyen d'évasion au
+prisonnier.
+
+Aussi, aux premières propositions que Boxtel avait faites à Gryphus, de
+soustraire les caïeux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du
+moins dans quelque coin de son cachot, Cornélius van Baërle, Gryphus
+n'avait répondu que par une expulsion accompagnée des caresses du chien
+de l'escalier.
+
+Boxtel ne s'était pas découragé pour un fond de culotte resté aux dents
+du molosse. Il était revenu à la charge; mais cette fois, Gryphus était
+dans son lit, fiévreux et bras cassé. Il n'avait donc pas admis le
+pétitionnaire, qui s'était retourné vers Rosa, offrant à la jeune fille,
+en échange des trois caïeux, une coiffure d'or pur. Ce à quoi la noble
+jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui
+proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoyé
+le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le
+dernier héritier du condamné.
+
+Ce renvoi fit naître une idée dans l'esprit de Boxtel.
+
+Sur ces entrefaites, le jugement avait été prononcé; jugement expéditif,
+comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il
+s'arrêta en conséquence à l'idée que lui avait suggérée Rosa; il alla
+trouver le bourreau.
+
+Isaac ne doutait pas que Cornélius ne mourût avec ses tulipes sur le
+coeur.
+
+En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses:
+
+Rosa, c'est-à-dire l'amour; Guillaume, c'est-à-dire la clémence.
+
+Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux étaient exacts.
+
+Moins Guillaume, Cornélius mourait.
+
+Moins Rosa, Cornélius mourait, ses caïeux sur son coeur.
+
+Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna à cet homme comme
+un grand ami du condamné, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il
+laissait à l'exécuteur, il acheta toute la défroque du futur mort pour
+la somme un peu exorbitante de cent florins.
+
+Mais qu'était-ce qu'une somme de cent florins pour un homme à peu près
+sûr d'acheter pour cette somme le prix de la société de Harlem?
+
+C'était de l'argent prêté à mille pour un, ce qui est, on en conviendra,
+un assez joli placement.
+
+Le bourreau, de son côté, n'avait rien ou presque rien à faire pour
+gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'exécution finie, laisser
+mynheer Boxtel monter sur l'échafaud avec ses valets pour recueillir les
+restes inanimés de son ami.
+
+La chose au reste était en usage parmi les fidèles quand un de leurs
+maîtres mourait publiquement sur le Buitenhof.
+
+Un fanatique comme l'était Cornélius pouvait bien avoir un autre
+fanatique qui donnât cent florins de ses reliques.
+
+Aussi le bourreau acquiesça-t-il à la proposition. Il n'y avait mis
+qu'une condition, c'est qu'il serait payé d'avance.
+
+Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait
+n'être pas content et par conséquent ne pas vouloir payer en sortant.
+
+Boxtel paya d'avance, et attendit.
+
+Qu'on juge après cela si Boxtel était ému, s'il surveillait gardes,
+greffier, exécuteur, si les mouvements de van Baërle l'inquiétaient.
+Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant
+n'écraserait-il pas dans sa chute les inestimables caïeux? Avait-il eu
+soin au moins de les enfermer dans une boîte d'or, par exemple, l'or
+étant le plus dur de tous les métaux?
+
+Nous n'entreprendrons pas de décrire l'effet produit sur ce digne mortel
+par l'empêchement apporté à l'exécution de la sentence. À quoi perdait
+donc son temps le bourreau à faire flamboyer son épée ainsi au-dessus de
+la tête de Cornélius au lieu d'abattre cette tête? Mais quand il vit le
+greffier prendre la main du condamné, le relever tout en tirant de sa
+poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la grâce
+accordée par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du
+tigre, de l'hyène et du serpent éclata dans ses yeux, dans son cri, dans
+son geste; s'il eût été à portée de van Baërle, il se fût jeté sur lui
+et l'eût assassiné.
+
+Ainsi donc, Cornélius vivrait, Cornélius irait à Loewestein; là, dans sa
+prison, il emporterait les caïeux, et peut-être se trouverait-il un
+jardin où il arriverait à faire fleurir la tulipe noire.
+
+Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre écrivain ne peut
+décrire, et qu'il est obligé de livrer à l'imagination de ses lecteurs
+dans toute la simplicité du fait.
+
+Boxtel, pâmé, tomba de sa borne sur quelques orangistes mécontents comme
+lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant
+que les cris poussés par mynheer Isaac étaient des cris de joie, le
+bourrèrent de coups de poing, qui certes n'eussent pas été mieux donnés
+de l'autre côté du détroit.
+
+Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing à la douleur que
+ressentait Boxtel?
+
+Il voulut alors courir après le carrosse qui emportait Cornélius avec
+ses caïeux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pavé, trébucha,
+perdit son centre de gravité, roula à dix pas et ne se releva que foulé,
+meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut passé
+sur le dos.
+
+Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui était en veine de malheur,
+en fut donc pour ses habits déchirés, son dos meurtri et ses mains
+égratignées.
+
+On aurait pu croire que c'était assez comme cela pour Boxtel.
+
+On se serait trompé.
+
+Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et
+les jeta en holocauste à cette divinité farouche et insensible qu'on
+appelle l'Envie.
+
+Ce fut une offrande sans doute agréable à cette déesse qui n'a, dit la
+mythologie, que des serpents en guise de coiffure.
+
+
+
+
+XIV
+
+Les pigeons de Dordrecht
+
+
+C'était déjà certes un grand honneur pour Cornélius van Baërle que
+d'être enfermé justement dans cette même prison qui avait reçu le savant
+M. Grotius.
+
+Mais une fois arrivé à la prison, un honneur bien plus grand
+l'attendait. Il se trouva que la chambre habitée par l'illustre ami de
+Barneveldt était vacante à Loewestein, quand la clémence du prince
+d'Orange y envoya le tulipier van Baërle.
+
+Cette chambre avait bien mauvaise réputation dans le château depuis que,
+grâce à l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en était enfui dans le
+fameux coffre à livres qu'on avait oublié de visiter.
+
+D'un autre côté, cela parut de bien bon augure à van Baërle, que cette
+chambre lui fût donnée pour logement; car enfin, jamais, selon ses idées
+à lui, un geôlier n'eût dû faire habiter à un second pigeon la cage d'où
+un premier s'était si facilement envolé.
+
+La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps à en
+consigner ici les détails. Sauf une alcôve qui avait été pratiquée pour
+madame Grotius, c'était une chambre de prison comme les autres, plus
+élevée peut-être; aussi, par la fenêtre grillée, avait-on une charmante
+vue.
+
+L'intérêt de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain
+nombre de descriptions d'intérieur. Pour van Baërle, la vie était autre
+chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-delà
+de sa machine pneumatique deux choses dont la pensée seulement, cette
+libre voyageuse, pouvait désormais lui fournir la possession factice:
+
+Une fleur et une femme, l'une et l'autre à jamais perdues pour lui.
+
+Il se trompait par bonheur, le bon van Baërle! Dieu qui l'avait, au
+moment où il marchait à l'échafaud, regardé avec le sourire d'un père,
+Dieu lui réservait au sein même de sa prison, dans la chambre de M.
+Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en
+partage.
+
+Un matin, à sa fenêtre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du
+Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derrière une forêt de
+cheminées, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons
+accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout
+frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein.
+
+--Ces pigeons, se dit van Baërle, viennent de Dordrecht et par
+conséquent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot à
+l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses
+nouvelles à Dordrecht, où on le pleure.
+
+Puis, après un moment de rêverie:
+
+--Ce quelqu'un-là, ajouta van Baërle, ce sera moi. On est patient quand
+on a vingt-huit ans et qu'on est condamné à une prison perpétuelle,
+c'est-à-dire à quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours
+de prison.
+
+Van Baërle, tout en pensant à ses trois caïeux--car cette pensée battait
+toujours au fond de sa mémoire comme bat le coeur au fond de la
+poitrine--, van Baërle, disons-nous, tout en pensant à ses trois caïeux,
+se fit un piège à pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les
+ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de
+France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une
+femelle.
+
+Il mit deux autres mois à prendre un mâle; puis il les enferma ensemble,
+et vers le commencement de l'année 1673, ayant obtenu des oeufs, il lâcha
+la femelle, qui, confiante dans le mâle qui les couvait à sa place, s'en
+alla toute joyeuse à Dordrecht avec son billet sous son aile.
+
+Elle revint le soir.
+
+Elle avait conservé le billet.
+
+Elle le garda ainsi quinze jours, au grand désappointement d'abord, puis
+ensuite au grand désespoir de van Baërle.
+
+Le seizième jour enfin elle revint à vide.
+
+Or, van Baërle adressait ce billet à sa nourrice, la vieille Frisonne,
+et suppliait les âmes charitables qui le trouveraient de le lui remettre
+le plus sûrement et le plus promptement possible.
+
+Dans cette lettre, adressée à sa nourrice, il y avait un petit billet
+adressé à Rosa.
+
+Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les
+murailles des vieux châteaux et qui les fait fleurir dans un peu de
+pluie, Dieu permit que la nourrice de van Baërle reçut cette lettre.
+
+Et voici comment:
+
+En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac
+Boxtel avait abandonné non seulement sa maison, non seulement son
+domestique, non seulement son observatoire, non seulement son télescope,
+mais encore ses pigeons.
+
+Le domestique, qu'on avait laissé sans gages, commença par manger le peu
+d'économies qu'il avait, puis ensuite se mit à manger les pigeons.
+
+Ce que voyant, les pigeons émigrèrent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit
+de Cornélius van Baërle.
+
+La nourrice était un bon coeur qui avait besoin d'aimer quelque chose.
+Elle se prit de bonne amitié pour les pigeons qui étaient venus lui
+demander l'hospitalité, et quand le domestique d'Isaac réclama, pour les
+manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mangé les douze ou
+quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de
+Hollande la pièce.
+
+C'était le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique
+accepta-t-il avec une grande joie.
+
+La nourrice se trouva donc légitime propriétaire des pigeons de
+l'envieux.
+
+C'étaient ces pigeons mêlés à d'autres qui dans leurs pérégrinations
+visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du
+blé d'une autre nature, du chènevis d'un autre goût.
+
+Le hasard, ou plutôt Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute
+chose, Dieu avait fait que Cornélius van Baërle avait pris justement un
+de ces pigeons-là.
+
+Il en résulta que si l'envieux n'eût pas quitté Dordrecht pour suivre
+son rival à la Haye d'abord, puis ensuite à Gorcum ou à Loewestein,
+comme on voudra, les deux localités n'étant séparées que par la jonction
+du Wahal et de la Meuse, c'eût été entre ses mains et non entre celles
+de la nourrice que fût tombé le billet écrit par van Baërle; de sorte
+que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, eût perdu
+son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir à raconter les événements
+variés qui, pareils à un tapis aux mille couleurs, vont se dérouler sous
+notre plume, nous n'eussions eu à décrire qu'une longue série de jours
+pâles, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit.
+
+Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Baërle.
+
+Aussi vers les premiers jours de février, comme les premières heures du
+soir descendaient du ciel laissant derrière elles les étoiles
+naissantes, Cornélius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix
+qui le fit tressaillir.
+
+Il porta la main à son coeur et écouta.
+
+C'était la voix douce et harmonieuse de Rosa.
+
+Avouons-le, Cornélius ne fut pas si étourdi de surprise, si extravagant
+de joie qu'il l'eût été sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait,
+en échange de sa lettre, rapporté l'espoir sous son aile vide, et il
+s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, à avoir, si le billet
+lui avait été remis, des nouvelles de son amour et de ses caïeux.
+
+Il se leva, prêtant l'oreille, inclinant le corps du côté de la porte.
+
+Oui, c'étaient bien les accents qui l'avaient ému si doucement à la
+Haye.
+
+Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye à Loewestein,
+Rosa qui avait réussi, Cornélius ne savait comment, à pénétrer dans la
+prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement à pénétrer jusqu'au
+prisonnier?
+
+Tandis que Cornélius, à ce propos, échafaudait pensée sur pensée, désirs
+sur inquiétudes, le guichet placé à la porte de sa cellule s'ouvrit, et
+Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait
+pâli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de
+Cornélius en lui disant:
+
+--Oh! monsieur! monsieur, me voici.
+
+Cornélius étendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie.
+
+--Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il.
+
+--Silence! parlons bas, mon père me suit, dit la jeune fille.
+
+--Votre père?
+
+--Oui, il est là dans la cour au bas de l'escalier, il reçoit les
+instructions du gouverneur, il va monter.
+
+--Les instructions du gouverneur?...
+
+--Écoutez, je vais tâcher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder
+a une maison de campagne à une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas
+autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les
+animaux qui sont enfermés dans cette métairie. Dès que j'ai reçu votre
+lettre, que je n'ai pu lire, hélas! mais que votre nourrice m'a lue,
+j'ai couru chez ma tante; là je suis restée jusqu'à ce que le prince
+vînt à la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon père
+troquât ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye
+contre les fonctions de geôlier à la forteresse de Loewestein. Il ne se
+doutait pas de mon but; s'il l'eût connu, peut-être eût-il refusé; au
+contraire, il accorda.
+
+--De sorte que vous voilà?
+
+--Comme vous voyez.
+
+--De sorte que je vous verrai tous les jours?
+
+--Le plus souvent que je pourrai.
+
+--Ô Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornélius, vous m'aimez donc un peu?
+
+--Un peu... dit-elle, oh! vous n'êtes pas assez exigeant, M. Cornélius.
+
+Cornélius lui tendit passionnément les mains, mais leurs doigts seuls
+purent se toucher à travers le grillage.
+
+--Voici mon père! dit la jeune fille.
+
+Et Rosa quitta vivement la porte et s'élança vers le vieux Gryphus qui
+apparaissait au haut de l'escalier.
+
+
+
+
+XV
+
+Le guichet
+
+
+Gryphus était suivi du molosse.
+
+Il lui faisait faire sa ronde pour qu'à l'occasion il reconnut les
+prisonniers.
+
+--Mon père, dit Rosa, c'est ici la fameuse chambre d'où M. Grotius s'est
+évadé; vous savez, M. Grotius?
+
+--Oui, oui, ce coquin de Grotius; un ami de ce scélérat de Barneveldt,
+que j'ai vu exécuter quand j'étais enfant. Grotius! ah! ah! c'est de
+cette chambre qu'il s'est évadé. Eh bien, je réponds que personne ne
+s'en évadera après lui.
+
+Et, en ouvrant la porte, il commença dans l'obscurité son discours au
+prisonnier.
+
+Quant au chien, il alla en grognant flairer les mollets du prisonnier,
+comme pour lui demander de quel droit il n'était pas mort, lui qu'il
+avait vu sortir entre le greffier et le bourreau.
+
+Mais la belle Rosa l'appela, et le molosse vint à elle.
+
+--Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tâcher de projeter un
+peu de lumière autour de lui, vous voyez en moi votre nouveau geôlier.
+Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sous ma surveillance.
+Je ne suis pas méchant, mais je suis inflexible pour tout ce qui
+concerne la discipline.
+
+--Mais je vous connais parfaitement, mon cher M. Gryphus, dit le
+prisonnier en entrant dans le cercle de lumière que projetait la
+lanterne.
+
+--Tiens, tiens, c'est vous, M. van Baërle, dit Gryphus; ah! c'est vous;
+tiens, tiens, tiens, comme on se rencontre!
+
+--Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher M. Gryphus, que je vois
+que votre bras va à merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez
+la lanterne.
+
+Gryphus fronça le sourcil.
+
+--Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes.
+Son Altesse vous a laissé la vie, je ne l'aurais pas fait, moi.
+
+--Bah! demanda Cornélius; et pourquoi cela?
+
+--Parce que vous êtes homme à conspirer de nouveau; vous autres savants,
+vous avez commerce avec le diable.
+
+--Ah çà! maître Gryphus, êtes-vous mécontent de la façon dont je vous ai
+remis le bras, ou du prix que je vous ai demandé? fit en riant
+Cornélius.
+
+--Au contraire, morbleu! au contraire! maugréa le geôlier, vous me
+l'avez trop bien remis, le bras; il y a quelque sorcellerie là-dessous:
+au bout de six semaines je m'en servais comme s'il ne lui fût rien
+arrivé. À telles enseignes que le médecin du Buitenhof qui sait son
+affaire, voulait me le casser de nouveau, pour me le remettre dans les
+règles, promettant que, cette fois, je serais trois mois sans pouvoir
+m'en servir.
+
+--Et vous n'avez pas voulu?
+
+--J'ai dit: Non. Tant que je pourrai faire le signe de la croix avec ce
+bras-là (Gryphus était catholique), tant que je pourrai faire le signe
+de la croix avec ce bras-là, je me moque du diable.
+
+--Mais si vous vous moquez du diable, maître Gryphus, à plus forte
+raison devez-vous vous moquer des savants.
+
+--Oh! les savants, les savants! s'écria Gryphus sans répondre à
+l'interpellation; les savants! j'aimerais mieux avoir dix militaires à
+garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils
+s'enivrent; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de
+l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer,
+s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, ça ne dépense rien, ça garde sa
+tête fraîche pour conspirer. Mais je commence par vous dire que ça ne
+vous sera pas facile à vous de conspirer. D'abord pas de livres, pas de
+papiers, pas de grimoire. C'est avec les livres que M. Grotius s'est
+sauvé.
+
+--Je vous assure, maître Gryphus, reprit van Baërle, que peut-être j'ai
+eu un instant l'idée de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai
+plus.
+
+--C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai
+autant. C'est égal, c'est égal, Son Altesse a fait une lourde faute.
+
+--En ne me faisant pas couper la tête?... Merci, merci, maître Gryphus.
+
+--Sans doute. Voyez si MM. de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles
+maintenant.
+
+--C'est affreux ce que vous dites-là, M. Gryphus, dit van Baërle en se
+détournant pour cacher son dégoût. Vous oubliez que l'un était mon ami,
+et l'autre... l'autre mon second père.
+
+--Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre sont des conspirateurs.
+Et puis c'est par philanthropie que je parle.
+
+--Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher M. Gryphus, je ne
+comprends pas bien.
+
+--Oui. Si vous étiez resté sur le billot de maître Harbruck...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas
+que je vais vous rendre la vie très dure.
+
+--Merci de la promesse, maître Gryphus.
+
+Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux geôlier, Rosa
+derrière la porte lui répondait par un sourire plein d'angélique
+consolation. Gryphus alla vers la fenêtre. Il faisait encore assez jour
+pour qu'on vît sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans
+une brume grisâtre.
+
+--Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le geôlier.
+
+--Mais, fort belle, dit Cornélius en regardant Rosa.
+
+--Oui, oui, trop de vue, trop de vue.
+
+En ce moment les deux pigeons, effarouchés par la vue et surtout par la
+voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effarés
+dans le brouillard.
+
+--Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le geôlier.
+
+--Mes pigeons, répondit Cornélius.
+
+--Mes pigeons! s'écria le geôlier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier
+a quelque chose à lui?
+
+--Alors, dit Cornélius, les pigeons que le Bon Dieu m'a prêtés?
+
+--Voilà déjà une contravention, répliqua Gryphus, des pigeons! Ah! jeune
+homme, jeune homme, je vous préviens d'une chose, c'est que, pas plus
+tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite.
+
+--Il faudrait d'abord que vous les tinssiez, maître Gryphus, dit van
+Baërle. Vous ne voulez pas que ce soient mes pigeons; ils sont encore
+bien moins les vôtres, je vous jure, qu'ils ne sont les miens.
+
+--Ce qui est différé n'est pas perdu, maugréa le geôlier, et pas plus
+tard que demain, je leur tordrai le cou.
+
+Et, tout en faisant cette méchante promesse à Cornélius, Gryphus se
+pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le
+temps à van Baërle de courir à la porte et de serrer la main de Rosa,
+qui lui dit:
+
+--À neuf heures ce soir.
+
+Gryphus, tout occupé du désir de prendre dès le lendemain les pigeons
+comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et
+comme il avait fermé la fenêtre, il prit sa fille par le bras, sortit,
+donna un double tour à la serrure, poussa les verrous, et s'en alla
+faire les mêmes promesses à un autre prisonnier. À peine eut-il disparu,
+que Cornélius s'approcha de la porte pour écourter le bruit décroissant
+des pas; puis, lorsqu'il se fut éteint, il courut à la fenêtre et
+démolit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les
+chasser à tout jamais de sa présence que d'exposer à la mort les gentils
+messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa.
+
+Cette visite du geôlier, ses menaces brutales, la sombre perspective de
+sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put
+distraire Cornélius des douces pensées et surtout du doux espoir que la
+présence de Rosa venait de ressusciter dans son coeur.
+
+Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de
+Loewestein.
+
+Rosa avait dit: «À neuf heures, attendez-moi.»
+
+La dernière note de bronze vibrait encore dans l'air quand Cornélius
+entendit dans l'escalier le pas léger et la robe onduleuse de la belle
+Frisonne, et bientôt le grillage de la porte sur laquelle Cornélius
+fixait ardemment les yeux s'éclaira.
+
+Le guichet venait de s'ouvrir en dehors.
+
+--Me voici, dit Rosa encore tout essoufflée d'avoir gravi l'escalier, me
+voici!
+
+--Oh! bonne Rosa!
+
+--Vous êtes content de me voir?
+
+--Vous me le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? Dites!
+
+--Écoutez, mon père s'endort chaque soir presque aussitôt qu'il a soupé;
+alors je le couche un peu étourdi par le genièvre; n'en dites rien à
+personne car, grâce à ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer
+une heure avec vous.
+
+--Oh! je vous remercie, Rosa, chère Rosa.
+
+Et Cornélius avança, en disant ces mots, son visage si près du guichet
+que Rosa retira le sien.
+
+--Je vous ai rapporté vos caïeux de tulipe, dit-elle.
+
+Le coeur de Cornélius bondit. Il n'avait point osé demander encore à Rosa
+ce qu'elle avait fait du précieux trésor qu'il lui avait confié.
+
+--Ah! vous les avez donc conservés?
+
+--Ne me les aviez-vous pas donnés comme une chose qui vous était chère?
+
+--Oui, mais seulement parce que je vous les avais donnés, il me semble
+qu'ils étaient à vous.
+
+--Ils étaient à moi après votre mort et vous êtes vivant, par bonheur.
+Ah! comme j'ai béni Son Altesse. Si Dieu accorde au prince Guillaume
+toutes les félicités que je lui ai souhaitées, certes le roi Guillaume
+sera non seulement l'homme le plus heureux de son royaume mais de toute
+la terre. Vous étiez vivant, dis-je, et tout en gardant la Bible de
+votre parrain Corneille, j'étais résolue de vous rapporter vos caïeux;
+seulement je ne savais comment faire. Or, je venais de prendre la
+résolution d'aller demander au stathouder la place de geôlier de
+Loewestein pour mon père, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre.
+Ah! nous pleurâmes bien ensemble, je vous en réponds. Mais votre lettre
+ne fit que m'affermir dans ma résolution. C'est alors que je partis pour
+Leyde; vous savez le reste.
+
+--Comment, chère Rosa, reprit Cornélius, vous pensiez, avant ma lettre
+reçue, à venir me rejoindre?
+
+--Si j'y pensais! répondit Rosa laissant prendre à son amour le pas sur
+sa pudeur, mais je ne pensais qu'à cela!
+
+Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois,
+Cornélius précipita son front et ses lèvres sur le grillage, et cela
+sans doute pour remercier la belle jeune fille.
+
+Rosa se recula comme la première fois.
+
+--En vérité, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le coeur de
+toute jeune fille, en vérité, j'ai bien souvent regretté de ne pas
+savoir lire; mais jamais autant et de la même façon que lorsque votre
+nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui
+parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'étais, était muette
+pour moi.
+
+--Vous avez souvent regretté de ne pas savoir lire? dit Cornélius; et à
+quelle occasion?
+
+--Dame, fit la jeune fille en riant, pour lire toute les lettres que
+l'on m'écrivait.
+
+--Vous receviez des lettres, Rosa?
+
+--Par centaines.
+
+--Mais qui vous les écrivait donc?...
+
+--Qui m'écrivait? Mais d'abord tous les étudiants qui passaient par le
+Buitenhof, tous les officiers qui allaient à la place d'armes, tous les
+commis et même les marchands qui me voyaient à ma petite fenêtre.
+
+--Et tous ces billets, chère Rosa, qu'en faisiez-vous?
+
+--Autrefois, répondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et
+cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps, à quoi bon perdre
+son temps à écouter toutes ces sottises? depuis un certain temps je les
+brûle.
+
+--Depuis un certain temps! s'écria Cornélius avec un regard troublé tout
+à la fois par l'amour et la joie.
+
+Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas
+s'approcher les lèvres de Cornélius qui ne rencontrèrent hélas! que le
+grillage, mais qui, malgré cet obstacle, envoyèrent jusqu'aux lèvres de
+la jeune fille le souffle ardent du plus tendre des baisers.
+
+À cette flamme qui brûla ses lèvres, Rosa devint aussi pâle, plus pâle
+peut-être qu'elle ne l'avait été au Buitenhof, le jour de l'exécution.
+Elle poussa un gémissement plaintif, ferma ses beaux yeux et s'enfuit le
+coeur palpitant, essayant en vain de comprimer avec sa main les
+palpitations de son coeur.
+
+Cornélius, demeuré seul, en fut réduit à aspirer le doux parfum des
+cheveux de Rosa, resté comme un captif entre le treillage.
+
+Rosa s'était enfuie si précipitamment qu'elle avait oublié de rendre à
+Cornélius les trois caïeux de la tulipe noire.
+
+
+
+
+XVI
+
+Maître et écolière
+
+
+Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, était loin de partager la bonne
+volonté de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt.
+
+Il n'avait que cinq prisonniers à Loewestein; la tâche de gardien
+n'était donc pas difficile à remplir, et la geôle était une sorte de
+sinécure donnée à son âge.
+
+Mais, dans son zèle, le digne geôlier avait grandi de toute la puissance
+de son imagination la tâche qui lui était imposée. Pour lui, Cornélius
+avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il
+était en conséquence devenu le plus dangereux de ses prisonniers. Il
+surveillait chacune de ses démarches, ne l'abordait qu'avec un visage
+courroucé, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son
+effroyable rébellion contre le clément stathouder.
+
+Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Baërle, croyant le
+surprendre en faute, mais Cornélius avait renoncé aux correspondances
+depuis qu'il avait sa correspondante sous la main. Il était même
+probable que Cornélius, eût-il obtenu sa liberté entière et permission
+complète de se retirer partout où il eût voulu, le domicile de la prison
+avec Rosa et ses caïeux lui eût paru préférable à tout autre domicile
+sans ses caïeux et sans Rosa.
+
+C'est qu'en effet chaque soir à neuf heures, Rosa avait promis de venir
+causer avec le cher prisonnier, et dès le premier soir, Rosa, nous
+l'avons vu, avait tenu parole.
+
+Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le même mystère et les
+mêmes précautions. Seulement elle s'était promis à elle-même de ne pas
+trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier
+coup dans une conversation qui pût occuper sérieusement van Baërle, elle
+commença par lui tendre à travers le grillage ses trois caïeux toujours
+enveloppés dans le même papier.
+
+Mais, au grand étonnement de Rosa, van Baërle repoussa sa blanche main
+du bout de ses doigts.
+
+Le jeune homme avait réfléchi.
+
+--Écoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute
+notre fortune dans le même sac. Songez qu'il s'agit, ma chère Rosa,
+d'accomplir une entreprise que l'on regarde jusqu'aujourd'hui comme
+impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons
+donc toutes nos précautions, afin, si nous échouons, de n'avoir rien à
+nous reprocher. Voici comment j'ai calculé que nous parviendrions à
+notre but.
+
+Rosa prêta toute son attention à ce qu'allait lui dire le prisonnier, et
+cela plus pour l'importance qu'y attachait le malheureux tulipier que
+pour l'importance qu'elle y attachait elle-même.
+
+--Voilà, continua Cornélius, comment j'ai calculé notre commune
+coopération à cette grande affaire.
+
+--J'écoute, dit Rosa.
+
+--Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, à défaut de
+jardin une cour quelconque, à défaut de cour une terrasse.
+
+--Nous avons un très beau jardin, dit Rosa; il s'étend le long du Wahal
+et est plein de beaux vieux arbres.
+
+--Pouvez-vous, chère Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin
+afin que j'en juge.
+
+--Dès demain.
+
+--Vous en prendrez à l'ombre et au soleil afin que je juge de ses deux
+qualités sous les deux conditions de sécheresse et d'humidité.
+
+--Soyez tranquille.
+
+--La terre choisie par moi et modifiée s'il est besoin, nous ferons
+trois parts de nos trois caïeux, vous en prendrez un que vous planterez
+le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira
+certainement si vous le soignez selon mes indications.
+
+--Je ne m'en éloignerai pas une seconde.
+
+--Vous m'en donnerez un autre que j'essaierai d'élever ici dans ma
+chambre, ce qui m'aidera à passer ces longues journées pendant
+lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour
+celui-là, et d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifié à mon
+égoïsme. Cependant, le soleil me visite quelquefois. Je tirerai
+artificieusement parti de tout, même de la chaleur et de la cendre de ma
+pipe. Enfin, nous tiendrons, ou plutôt vous tiendrez en réserve le
+troisième caïeu, notre dernière ressource pour le cas où nos deux
+premières expériences auraient manqué. De cette manière, ma chère Rosa,
+il est impossible que nous n'arrivions pas à gagner les cent mille
+florins de notre dot et à nous procurer le suprême bonheur de voir
+réussir notre oeuvre.
+
+--J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous
+choisirez la mienne et la vôtre. Quant à la vôtre, il me faudra
+plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu à la fois.
+
+--Oh! nous ne sommes pas pressés, chère Rosa; nos tulipes ne doivent pas
+être enterrées avant un grand mois. Ainsi, vous voyez que nous avons
+tout le temps; seulement pour planter votre caïeu, vous suivrez toutes
+mes instructions, n'est-ce pas?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Et une fois planté, vous me ferez part de toutes les circonstances qui
+pourront intéresser notre élève, tels que changements atmosphériques,
+traces dans les allées, traces sur les plates-bandes. Vous écouterez la
+nuit si notre jardin n'est pas fréquenté par des chats. Deux de ces
+malheureux animaux m'ont à Dordrecht ravagé deux plates-bandes.
+
+--J'écouterai.
+
+--Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, chère enfant?
+
+--La fenêtre de ma chambre à coucher y donne.
+
+--Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent
+point des rats. Les rats sont des rongeurs fort à craindre, et j'ai vu
+de malheureux tulipiers reprocher bien amèrement à Noé d'avoir mis une
+paire de rats dans l'arche.
+
+--Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats...
+
+--Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baërle, devenu
+soupçonneux depuis qu'il était en prison; ensuite, il y a un animal bien
+plus à craindre encore que le chat et le rat!
+
+--Et quel est cet animal?
+
+--C'est l'homme! vous comprenez, chère Rosa, on vole un florin, et l'on
+risque le bagne pour une pareille misère; et à plus forte raison peut-on
+voler un caïeu de tulipe qui vaut cent mille florins.
+
+--Personne que moi n'entrera dans le jardin.
+
+--Vous me le promettez?
+
+--Je vous le jure!
+
+--Bien, Rosa! merci, chère Rosa! Oh! toute joie va donc me venir de
+vous!
+
+Et, comme les lèvres de van Baërle se rapprochaient du grillage avec la
+même ardeur que la veille, et que d'ailleurs, l'heure de la retraite
+était arrivée, Rosa éloigna la tête et allongea la main.
+
+Dans cette jolie main, dont la coquette jeune fille avait un soin tout
+particulier, était le caïeu.
+
+Cornélius baisa passionnément le bout des doigts de cette main. Était-ce
+parce que cette main tenait un des caïeux de la grande tulipe noire?
+Était-ce parce que cette main était la main de Rosa?
+
+C'est ce que nous laissons deviner à de plus savants que nous. Rosa se
+retira donc avec les deux autres caïeux, les serrant contre sa poitrine.
+
+Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'étaient les caïeux de la
+grande tulipe noire, ou parce que les caïeux lui venaient de Cornélius
+van Baërle?
+
+Ce point, nous le croyons, serait plus facile à préciser que l'autre.
+
+Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment, la vie devint douce et
+remplie pour le prisonnier.
+
+Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des caïeux.
+
+Chaque soir, elle lui apportait poignée à poignée la terre de la portion
+du jardin qu'il avait trouvée la meilleure et qui en effet était
+excellente.
+
+Une large cruche que Cornélius avait cassée habilement lui donna un fond
+propice, il l'emplit à moitié et mélangea la terre apportée par Rosa
+d'un peu de boue de rivière qu'il fit sécher et qui lui fournit un
+excellent terreau.
+
+Puis, vers le commencement d'avril, il y déposa le premier caïeu.
+
+Dire ce que Cornélius déploya de soins, d'habileté et de ruse pour
+dérober à la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y
+parviendrons pas. Une demi-heure, c'est un siècle de sensations et de
+pensées pour un prisonnier philosophe.
+
+Il ne se passait point de jour que Rosa ne vînt causer avec Cornélius.
+
+Les tulipes, dont Rosa faisait un cours complet, fournissaient le fond
+de la conversation; mais si intéressant que soit ce sujet, on ne peut
+pas toujours parler tulipes.
+
+Alors on parlait d'autre chose, et à son grand étonnement le tulipier
+s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la
+conversation.
+
+Seulement Rosa avait pris une habitude, elle tenait son beau visage
+invariablement à six pouces du guichet, car la belle Frisonne était sans
+doute défiante d'elle-même, depuis qu'elle avait senti à travers le
+grillage combien le souffle d'un prisonnier peut brûler le coeur d'une
+jeune fille.
+
+Il y a une chose surtout qui inquiétait à cette heure le tulipier
+presque autant que ses caïeux et sur laquelle il revenait sans cesse:
+c'était la dépendance où était Rosa de son père.
+
+Ainsi la vie de van Baërle, le docteur savant, le peintre pittoresque,
+l'homme supérieur, de van Baërle qui le premier avait, selon toute
+probabilité, découvert ce chef-d'oeuvre de la création que l'on
+appellerait, comme la chose était arrêtée d'avance, _Rosa Baërlensis_,
+la vie, bien mieux que la vie, le bonheur de cet homme dépendait du plus
+simple caprice d'un autre homme, et cet homme c'était un être d'un
+esprit inférieur, d'une caste infime; c'était un geôlier, quelque chose
+de moins intelligent que la serrure qu'il fermait, de plus dur que le
+verrou qu'il tirait. C'était quelque chose du Caliban de _la Tempête_,
+un passage entre l'homme et la brute.
+
+Eh bien, le bonheur de Cornélius dépendait de cet homme; cet homme
+pouvait un beau matin s'ennuyer à Loewestein, trouver que l'air y était
+mauvais, que le genièvre n'y était pas bon, et quitter la forteresse, et
+emmener sa fille, et encore une fois Cornélius et Rosa étaient séparés.
+Dieu, qui se lasse de faire trop pour ses créatures, finirait peut-être
+alors par ne plus les réunir.
+
+--Et alors à quoi bon les pigeons voyageurs, disait Cornélius à la jeune
+fille, puisque, chère Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous
+écrirai, ni m'écrire ce que vous aurez pensé?
+
+--Eh bien! répondait Rosa, qui au fond du coeur craignait la séparation
+autant que Cornélius, nous avons une heure tous les soirs, employons-la
+bien.
+
+--Mais il me semble, reprit Cornélius, que nous ne l'employons pas mal.
+
+--Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi à lire et
+à écrire; je profiterai de vos leçons, croyez-moi, et de cette façon
+nous ne serons plus jamais séparés que par notre volonté à nous-mêmes.
+
+--Oh! alors, s'écria Cornélius, nous avons l'éternité devant nous.
+
+Rosa sourit et haussa doucement les épaules.
+
+--Est-ce que vous resterez toujours en prison? répondit-elle. Est-ce
+qu'après vous avoir donné la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la
+liberté? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce
+que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous
+daignerez-vous regarder, quand vous passerez à cheval ou en carrosse, la
+petite Rosa, une fille de geôlier, presque une fille de bourreau?
+
+Cornélius voulut protester, et certes il l'eût fait de tout son coeur et
+dans la sincérité d'une âme remplie d'amour. La jeune fille
+l'interrompit.
+
+--Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant.
+
+Parler à Cornélius de sa tulipe, c'était un moyen pour Rosa de tout
+faire oublier à Cornélius, même Rosa.
+
+--Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de
+fermentation a commencé, les veines du caïeu s'échauffent et
+grossissent; d'ici à huit jours, avant peut-être, on pourra distinguer
+les premières protubérances de la germinaison... Et la vôtre, Rosa?
+
+--Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'après vos indications.
+
+--Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Cornélius, les yeux presque aussi
+ardents, l'haleine presque aussi haletante que le soir où ces yeux
+avaient brûlé le visage, et cette haleine le coeur de Rosa.
+
+--J'ai, dit en souriant la jeune fille (car au fond du coeur elle ne
+pouvait s'empêcher d'étudier ce double amour du prisonnier pour elle et
+pour la tulipe noire), j'ai fait les choses en grand: je me suis préparé
+dans un carré nu, loin des arbres et des murs, dans une terre légèrement
+sablonneuse, plutôt humide que sèche, sans un grain de pierre, sans un
+caillou, je me suis disposé une plate-bande comme vous me l'avez
+décrite.
+
+--Bien, bien, Rosa.
+
+--Le terrain préparé de la sorte n'attend plus que votre avertissement.
+Au premier beau jour, vous me direz de planter mon caïeu, et je le
+planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les
+chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres.
+
+--C'est vrai, c'est vrai! s'écria Cornélius en frappant avec joie ses
+mains, et vous êtes une bonne écolière, Rosa, et vous gagnerez
+certainement vos cent mille florins.
+
+--N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre écolière, puisque vous
+m'appelez ainsi, a encore autre chose à apprendre que la culture des
+tulipes.
+
+--Oui, oui, et je suis aussi intéressé que vous, belle Rosa, à ce que
+vous sachiez lire.
+
+--Quand commencerons-nous?
+
+--Tout de suite.
+
+--Non, demain.
+
+--Pourquoi demain?
+
+--Parce qu'aujourd'hui notre heure est écoulée, et qu'il faut que je
+vous quitte.
+
+--Déjà! mais dans quoi lirons-nous?
+
+--Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'espère, nous portera
+bonheur.
+
+--À demain donc?
+
+--À demain.
+
+Le lendemain, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt.
+
+
+
+
+XVII
+
+Premier caïeu
+
+
+Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de
+Witt.
+
+Alors commença entre le maître et l'écolière une de ces scènes
+charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les
+rencontrer sous la plume.
+
+Le guichet, seule ouverture qui servît de communication aux deux amants,
+était trop élevé pour que des gens qui s'étaient jusque-là contentés de
+lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient à se dire
+pussent lire commodément sur le livre que Rosa avait apporté.
+
+En conséquence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tête
+penchée, le livre à la hauteur de la lumière qu'elle tenait de la main
+droite, et que, pour la reposer un peu, Cornélius imagina de fixer par
+un mouchoir au treillis de fer. Dès lors Rosa put suivre avec ses doigts
+sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait épeler
+Cornélius, lequel, muni d'un fétu de paille en guise d'indicateur,
+désignait ces lettres par le trou du grillage à son écolière attentive.
+
+Le feu de cette lampe éclairait les riches couleurs de Rosa, son oeil
+bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui,
+ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts
+levés en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton pâle et rose
+qui resplendit aux lumières et qui indique la vie mystérieuse que l'on
+voit circuler sous la chair.
+
+L'intelligence de Rosa se développait rapidement sous le contact
+vivifiant de l'esprit de Cornélius, et, quand la difficulté paraissait
+trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui
+s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, détachaient des étincelles
+électriques capables d'éclairer les ténèbres mêmes de l'idiotisme.
+
+Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leçons
+de lecture, et en même temps dans son âme les leçons non avouées de
+l'amour.
+
+Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume.
+
+C'était un trop grave événement qu'une demi-heure de retard pour que
+Cornélius ne s'informât pas avant toute chose de ce qui l'avait causé.
+
+--Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute.
+Mon père a renoué connaissance à Loewestein avec un bonhomme qui était
+venu fréquemment le solliciter à la Haye pour voir la prison. C'était un
+bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires,
+en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un écot.
+
+--Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornélius étonné.
+
+--Non, répondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que
+mon père s'est affolé de ce nouveau venu si assidu à le visiter.
+
+--Oh! fit Cornélius en secouant la tête avec inquiétude, car tout nouvel
+événement présageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre
+de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble
+prisonniers et gardiens.
+
+--Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme épie
+quelqu'un, ce n'est pas mon père.
+
+--Qui est-ce alors?
+
+--Moi, par exemple.
+
+--Vous?
+
+--Pourquoi pas? dit en riant Rosa.
+
+--Ah! c'est vrai, fit Cornélius en soupirant, vous n'aurez pas toujours
+en vain des prétendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari.
+
+--Je ne dis pas non.
+
+--Et sur quoi fondez-vous cette joie?
+
+--Dites cette crainte, M. Cornélius.
+
+--Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte...
+
+--Je la fonde sur ceci...
+
+--J'écoute, dites.
+
+--Cet homme était déjà venu plusieurs fois au Buitenhof, à la Haye;
+tenez, juste au moment où vous y fûtes enfermé. Moi sortie, il en sortit
+à son tour; moi venue ici, il y vint. À la Haye il prenait pour prétexte
+qu'il voulait vous voir.
+
+--Me voir, moi?
+
+--Oh! prétexte, assurément, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire
+valoir la même raison, puisque vous êtes redevenu le prisonnier de mon
+père, ou plutôt que mon père est redevenu votre geôlier, il ne se
+recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire à
+mon père qu'il ne vous connaissait pas.
+
+--Continuez, Rosa, je vous prie, que je tâche de deviner quel est cet
+homme et ce qu'il veut.
+
+--Vous êtes sûr, M. Cornélius, que nul de vos amis ne se peut intéresser
+à vous?
+
+--Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la
+connaissez et elle vous connaît. Hélas! cette pauvre Zug, elle viendrait
+elle-même et ne ruserait pas, et dirait en pleurant à votre père ou à
+vous: «Cher monsieur ou chère demoiselle, mon enfant est ici, voyez
+comme je suis désespérée, laissez-moi le voir une heure seulement et je
+prierai Dieu toute ma vie pour vous.» Oh! non, continua Cornélius, oh!
+non, à part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis.
+
+--J'en reviens donc à ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au
+coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande où je dois planter
+votre caïeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se
+glissait derrière les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de
+regarder, c'était notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et,
+certes, c'était bien moi qu'il avait suivie, c'était bien moi qu'il
+épiait. Je ne donnai pas un coup de râteau, je ne touchai pas un atome
+de terre qu'il ne s'en rendît compte.
+
+--Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornélius. Est-il jeune, est-il
+beau?
+
+Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa réponse.
+
+--Jeune, beau! s'écria Rosa éclatant de rire. Il est hideux de visage,
+il a le corps voûté, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder
+en face ni parler haut.
+
+--Et il s'appelle?
+
+--Jacob Gisels.
+
+--Je ne le connais pas.
+
+--Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient.
+
+--En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous
+voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous?
+
+--Oh! non certes!
+
+--Vous voulez que je me tranquillise, alors?
+
+--Je vous y engage.
+
+--Eh bien! maintenant que vous commencez à savoir lire, Rosa, vous lirez
+tout ce que je vous écrirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la
+jalousie et sur ceux de l'absence?
+
+--Je lirai si vous écrivez bien gros.
+
+Puis, comme la tournure que prenait la conversation commençait à
+inquiéter Rosa:
+
+--À propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, à vous?
+
+--Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, après
+avoir écarté doucement la couche de terre qui couvre le caïeu, j'ai vu
+poindre l'aiguillon de la première pousse; ah! Rosa, mon coeur s'est
+fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanchâtre, qu'une aile de
+mouche écorcherait en l'effleurant, ce soupçon d'existence qui se révèle
+par un insaisissable témoignage, m'a plus ému que la lecture de cet
+ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arrêtant la hache du
+bourreau, sur l'échafaud du Buitenhof.
+
+--Vous espérez, alors? dit Rosa en souriant.
+
+--Oh! oui, j'espère!
+
+--Et moi, à mon tour, quand planterai-je mon caïeu?
+
+--Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez
+point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret à
+qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien
+qu'à l'inspection de ce caïeu, de reconnaître sa valeur; et surtout,
+surtout, ma bien chère Rosa, serrez précieusement le troisième oignon
+qui vous reste.
+
+--Il est encore dans le même papier où vous l'avez mis et tel que vous
+me l'avez donné, M. Cornélius, enfoui tout au fond de mon armoire et
+sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu,
+pauvre prisonnier.
+
+--Comment, déjà?
+
+--Il le faut.
+
+--Venir si tard et partir si tôt!
+
+--Mon père pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir;
+l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival.
+
+Et elle écouta inquiète.
+
+--Qu'avez-vous donc? demanda van Baërle.
+
+--Il m'a semblé entendre.
+
+--Quoi donc?
+
+--Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier.
+
+--En effet, dit le prisonnier, ce ne peut être Gryphus, on l'entend de
+loin, lui.
+
+--Non, ce n'est pas mon père, j'en suis sûre, mais...
+
+--Mais...
+
+--Mais ce pourrait être M. Jacob.
+
+Rosa s'élança dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui
+se fermait rapidement avant que la jeune fille eût descendu les dix
+premières marches. Cornélius demeura fort inquiet, mais ce n'était pour
+lui qu'un prélude. Quand la fatalité commence d'accomplir une oeuvre
+mauvaise, il est rare qu'elle ne prévienne pas charitablement sa victime
+comme un spadassin fait à son adversaire pour lui donner le loisir de se
+mettre en garde. Presque toujours, ces avis émanent de l'instinct de
+l'homme ou de la complicité des objets inanimés, souvent moins inanimés
+qu'on ne le croit généralement; presque toujours, disons-nous, ces avis
+sont négligés. Le coup a sifflé en l'air, et il retombe sur une tête que
+ce sifflement eût dû avertir, et qui, avertie, a dû se prémunir. Le
+lendemain se passa sans que rien de marquant eût lieu. Gryphus fit ses
+trois visites. Il ne découvrit rien. Quand il entendait venir son
+geôlier (et dans l'espérance de surprendre les secrets de son
+prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mêmes heures), quand il
+entendait venir son geôlier, van Baërle, à l'aide d'une mécanique qu'il
+avait inventée, et qui ressemblait à celles à l'aide desquelles on monte
+et descend les sacs de blé dans les fermes, van Baërle avait imaginé de
+descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et
+ensuite de pierres, qui régnait au-dessous de sa fenêtre. Quant aux
+ficelles à l'aide desquelles le mouvement s'opérait, notre mécanicien
+avait trouvé un moyen de les cacher avec les mousses qui végètent sur
+les tuiles et dans le creux des pierres.
+
+Gryphus n'y devinait rien.
+
+Ce manège réussit durant huit jours.
+
+Mais un matin que Cornélius, absorbé dans la contemplation de son caïeu,
+d'où s'élançait déjà un point de végétation, n'avait pas entendu monter
+le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-là, et tout craquait
+dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout à coup, et Cornélius fut
+surpris sa cruche entre ses genoux.
+
+Gryphus, voyant un objet inconnu, et par conséquent défendu, aux mains
+de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidité
+que ne fait le faucon sur sa proie.
+
+Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois
+aux êtres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout
+d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau
+dépositaire du précieux oignon, cette main brisée au-dessus du poignet
+et que Cornélius van Baërle lui avait si bien remise.
+
+--Qu'avez-vous là? s'écria-t-il. Ah! je vous y prends!
+
+Et il enfonça sa main dans la terre.
+
+--Moi? Rien, rien! s'écria Cornélius tout tremblant.
+
+--Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret
+coupable caché là-dessous!
+
+--Cher M. Gryphus! supplia van Baërle, inquiet comme la perdrix à qui le
+moissonneur vient de prendre sa couvée.
+
+En effet, Gryphus commençait à creuser la terre avec ses doigts crochus.
+
+--Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornélius pâlissant.
+
+--À quoi? mordieu! à quoi? hurla le geôlier.
+
+--Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir!
+
+Et d'un mouvement rapide, presque désespéré, il arracha des mains du
+geôlier la cruche, qu'il cacha comme un trésor sous le rempart de ses
+deux bras. Mais Gryphus, entêté comme un vieillard, et de plus en plus
+convaincu qu'il venait de découvrir une conspiration contre le prince
+d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bâton levé, et voyant
+l'impassible résolution du captif à protéger son pot de fleurs, il
+sentit que Cornélius tremblait bien moins pour sa tête que pour sa
+cruche. Il chercha donc à la lui arracher de vive force.
+
+--Ah! disait le geôlier furieux, vous voyez bien que vous vous révoltez.
+
+--Laissez-moi ma tulipe! criait van Baërle.
+
+--Oui, oui, tulipe, répliquait le vieillard. On connaît les ruses de
+messieurs les prisonniers.
+
+--Mais je vous jure...
+
+--Lâchez, répétait Gryphus en frappant du pied; lâchez, ou j'appelle la
+garde.
+
+--Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec
+ma vie.
+
+Gryphus, exaspéré, enfonça ses doigts pour la seconde fois dans la
+terre, et cette fois en tira le caïeu tout noir, et tandis que van
+Baërle était heureux d'avoir sauvé le contenant, ne s'imaginant pas que
+son adversaire possédât le contenu, Gryphus lança violemment le caïeu
+amolli qui s'écrasa sous la dalle et disparut presque aussitôt broyé,
+mis en bouillie, sous le large soulier du geôlier.
+
+Van Baërle vit le meurtre, entrevit les débris humides, comprit cette
+joie féroce de Gryphus et poussa un cri de désespoir qui attendrit ce
+geôlier assassin, qui, quelques années plus tôt, avait tué l'araignée de
+Pellisson.
+
+L'idée d'assommer ce méchant homme passa comme un éclair dans le cerveau
+du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montèrent au front,
+l'aveuglèrent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute
+l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait
+retomber sur le crâne chauve du vieux Gryphus.
+
+Un cri l'arrêta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que
+poussa derrière le grillage du guichet la pauvre Rosa, pâle, tremblante,
+les bras levés au ciel, et placée entre son père et son ami.
+
+Cornélius abandonna la cruche qui se brisa en mille pièces avec un
+fracas épouvantable.
+
+Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta
+à de terribles menaces.
+
+--Oh! il faut, dit Cornélius, que vous soyez un homme bien lâche et bien
+méchant, pour arracher à un pauvre prisonnier sa seule consolation, un
+oignon de tulipe!
+
+--Fi! mon père, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre.
+
+--Ah! c'est vous, péronnelle! s'écria en se retournant vers sa fille le
+vieillard bouillant de colère, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et
+surtout descendez au plus vite.
+
+--Malheureux! malheureux! continuait Cornélius au désespoir.
+
+--Après tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On
+vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents
+dans mon grenier.
+
+--Au diable vos tulipes! s'écria Cornélius. Elles vous valent et vous
+les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les
+donnerais pour celle que vous avez écrasée là.
+
+--Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas à la
+tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux
+oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-être avec
+les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grâce. Je le disais bien,
+qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.
+
+--Mon père! mon père! s'écria Rosa.
+
+--Eh bien! tant mieux! tant mieux! répétait Gryphus en s'animant, je
+l'ai détruit, je l'ai détruit. Il en sera de même chaque fois que vous
+recommencerez! Ah! je vous avais prévenu, mon bel ami, que je vous
+rendrais la vie dure.
+
+--Maudit! maudit! hurla Cornélius tout à son désespoir en retournant
+avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son caïeu, cadavre
+de tant de joies et de tant d'espérances.
+
+--Nous planterons l'autre demain, cher M. Cornélius, dit à voix basse
+Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, coeur
+saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure
+saignante de Cornélius.
+
+
+
+
+XVIII
+
+L'amoureux de Rosa
+
+
+Rosa avait à peine jeté ces paroles de consolation à Cornélius que l'on
+entendait dans l'escalier une voix qui demandait à Gryphus des nouvelles
+de ce qui se passait.
+
+--Mon père, dit Rosa, entendez-vous?
+
+--Quoi?
+
+--M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.
+
+--On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'eût-on pas dit qu'il
+m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants!
+
+Puis, indiquant du doigt l'escalier à Rosa:
+
+--Marchez devant, mademoiselle! dit-il.
+
+Et, fermant la porte:
+
+--Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il.
+
+Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa
+douleur amère le pauvre Cornélius qui murmurait:
+
+--Oh! c'est toi qui m'as assassiné, vieux bourreau. Je n'y survivrai
+pas!
+
+Et en effet le pauvre prisonnier fût tombé malade sans ce contrepoids
+que la Providence avait mis à sa vie et que l'on appelait Rosa.
+
+Le soir, la jeune fille revint.
+
+Son premier mot fut pour annoncer à Cornélius que désormais son père ne
+s'opposait plus à ce qu'il cultivât des fleurs.
+
+--Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier à la
+jeune fille.
+
+--Je le sais parce qu'il l'a dit.
+
+--Pour me tromper peut-être?
+
+--Non, il se repent.
+
+--Oh! oui, mais trop tard.
+
+--Ce repentir ne lui est pas venu de lui-même.
+
+--Et comment lui est-il donc venu?
+
+--Si vous saviez combien son ami le gronde!
+
+--Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob?
+
+--En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut.
+
+Et elle sourit de telle façon que ce petit nuage de jalousie qui avait
+obscurci le front de Cornélius se dissipa.
+
+--Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier.
+
+--Eh bien! interrogé par son ami, mon père à souper a raconté l'histoire
+de la tulipe ou plutôt du caïeu, et le bel exploit qu'il avait fait en
+l'écrasant.
+
+Cornélius poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement.
+
+--Si vous eussiez vu en ce moment maître Jacob! continua Rosa. En
+vérité, j'ai cru qu'il allait mettre le feu à la forteresse, ses yeux
+étaient deux torches ardentes, ses cheveux se hérissaient, il crispait
+ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait étrangler mon père.
+
+«--Vous avez fait cela, s'écria-t-il, vous avez écrasé le caïeu?
+
+«--Sans doute, fit mon père.
+
+«--C'est infâme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous
+avez commis là! hurla Jacob.
+
+«Mon père resta stupéfait.
+
+«--Est-ce que vous aussi vous êtes fou? demanda-t-il à son ami.
+
+--Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Cornélius; c'est un honnête
+coeur, une âme d'élite.
+
+--Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement
+qu'il n'a traité mon père, ajouta Rosa; c'était de sa part un véritable
+désespoir; il répétait sans cesse:
+
+«--Écrasé, le caïeu écrasé; oh! mon Dieu, mon Dieu, écrasé!
+
+«Puis, se tournant vers moi:
+
+«--Mais ce n'était pas le seul qu'il eût? demanda-t-il.
+
+--Il a demandé cela? fit Cornélius, dressant l'oreille.
+
+--«Vous croyez que ce n'était pas le seul? dit mon père. Bon, l'on
+cherchera les autres.
+
+«--Vous chercherez les autres, s'écria Jacob en prenant mon père au
+collet.
+
+«Mais aussitôt il le lâcha.
+
+«Puis, se tournant vers moi:
+
+«--Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il.
+
+«Je ne savais que répondre, vous m'aviez bien recommandé de ne jamais
+laisser soupçonner l'intérêt que vous portiez à ce caïeu. Heureusement
+mon père me tira d'embarras.
+
+«--Ce qu'il a dit? Il s'est mis à écumer.
+
+«Je l'interrompis.
+
+«--Comment n'aurait-il pas été furieux, lui dis-je, vous avez été si
+injuste et si brutal.
+
+«--Ah çà! mais êtes-vous fous? s'écria mon père à son tour; le beau
+malheur d'écraser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un
+florin au marché de Gorcum.
+
+«--Mais peut-être moins précieux que celui-ci, eus-je le malheur de
+répondre.
+
+--Et à ces mots, lui, Jacob? demanda Cornélius.
+
+--À ces mots, je dois le dire, il me sembla que son oeil lançait un
+éclair.
+
+--Oui, fit Cornélius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose?
+
+--«Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet
+oignon précieux?
+
+«Je vis que j'avais fait une faute.
+
+«--Que sais-je, moi? répondis-je négligemment, est-ce que je me connais
+en tulipes? Je sais seulement, hélas! puisque nous sommes condamnés à
+vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout
+passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Baërle s'amusait de cet oignon.
+Eh bien! je dis qu'il y a de la cruauté à lui enlever cet amusement.
+
+«--Mais d'abord, fit mon père, comment s'était-il procuré cet oignon?
+Voilà ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble.
+
+«Je détournai les yeux pour éviter le regard de mon père. Mais je
+rencontrai les yeux de Jacob.
+
+«On eût dit qu'il voulait poursuivre ma pensée jusqu'au fond de mon
+coeur.
+
+«Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une réponse. Je haussai les
+épaules, tournai le dos et m'avançai vers la porte.
+
+«Mais je fus arrêtée par un mot que j'entendis, si bas qu'il fût
+prononcé.
+
+«Jacob disait à mon père:
+
+«--Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu!
+
+«--Comment cela?
+
+«--C'est de le fouiller; et s'il a les autres caïeux, nous les
+trouverons, car ordinairement, il y en a trois.
+
+--Il y en a trois! s'écria Cornélius. Il a dit que j'avais trois caïeux!
+
+--Vous comprenez, le mot m'a frappée comme vous. Je me retournai.
+
+«Ils étaient si occupés tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement.
+
+«--Mais, dit mon père, il ne les a peut-être pas sur lui, ses oignons.
+
+«--Alors, faites-le descendre sous un prétexte quelconque; pendant ce
+temps je fouillerai sa chambre.
+
+--Oh! oh! fit Cornélius. Mais c'est un scélérat que votre M. Jacob.
+
+--J'en ai peur.
+
+--Dites-moi, Rosa, continua Cornélius tout pensif.
+
+--Quoi?
+
+--Ne m'avez-vous pas raconté que le jour où vous aviez préparé votre
+plate-bande, cet homme vous avait suivie?
+
+--Oui.
+
+--Qu'il s'était glissé comme une ombre derrière les sureaux?
+
+--Sans doute.
+
+--Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de râteau?
+
+--Pas un.
+
+--Rosa, fit Cornélius pâlissant.
+
+--Eh bien!
+
+--Ce n'était pas vous qu'il suivait.
+
+--Qui suivait-il donc?
+
+--Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux.
+
+--De qui donc, alors?
+
+--C'était mon caïeu qu'il suivait; c'était de ma tulipe qu'il était
+amoureux.
+
+--Ah! par exemple! cela pourrait bien être, s'écria Rosa.
+
+--Voulez-vous vous en assurer?
+
+--Et de quelle façon?
+
+--Oh! c'est chose bien facile.
+
+--Dites!
+
+--Allez demain au jardin; tâchez, comme la première fois, que Jacob
+sache que vous y allez! tâchez, comme la première fois, qu'il vous
+suive; faites semblant d'enterrer le caïeu, sortez du jardin, mais
+regardez à travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera.
+
+--Bien! mais après?
+
+--Après? comme il agira, nous agirons.
+
+--Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M.
+Cornélius.
+
+--Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre
+père a écrasé ce malheureux caïeu, il me semble qu'une portion de ma vie
+s'est paralysée.
+
+--Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?
+
+--Quoi?
+
+--Voulez-vous accepter la proposition de mon père?
+
+--Quelle proposition?
+
+--Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines.
+
+--C'est vrai.
+
+--Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons,
+vous pourrez élever le troisième caïeu.
+
+--Oui, ce serait bien, dit Cornélius le sourcil froncé, si votre père
+était seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous épie...
+
+--Ah! c'est vrai; cependant réfléchissez! vous vous privez là, je le
+vois, d'une grande distraction. Et elle prononça ces paroles avec un
+sourire qui n'était pas entièrement exempt d'ironie.
+
+En effet, Cornélius réfléchit un instant, il était facile de voir qu'il
+luttait contre un grand désir.
+
+--Eh bien! non! s'écria-t-il avec un stoïcisme tout antique, non ce
+serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lâcheté! Si je
+livrais ainsi à toutes les mauvaises chances de la colère et de l'envie
+la dernière ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de
+pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une résolution à l'endroit
+de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au
+troisième caïeu--Cornélius soupira profondément--quant au troisième,
+gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa première
+ou sa dernière pièce d'or, comme la mère garde son fils, comme le blessé
+garde la suprême goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque
+chose me dit que là est notre salut, que là est notre richesse!
+Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa,
+qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce
+beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que
+vous emporteriez ce dernier caïeu, qui renferme ma tulipe noire.
+
+--Soyez tranquille, M. Cornélius, dit Rosa avec un doux mélange de
+tristesse et de solennité; soyez tranquille, vos désirs sont des ordres
+pour moi.
+
+--Et même, continua le jeune homme s'enfiévrant de plus en plus, si vous
+vous aperceviez que vous êtes suivie, que vos démarches sont épiées, que
+vos conversations éveillent les soupçons de votre père ou de cet affreux
+Jacob que je déteste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi
+qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde,
+sacrifiez-moi, ne me voyez plus.
+
+Rosa sentit son coeur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent
+jusqu'à ses yeux.
+
+--Hélas! dit-elle.
+
+--Quoi? demanda Cornélius.
+
+--Je vois, une chose.
+
+--Que voyez-vous?
+
+--Je vois, dit la jeune fille éclatant en sanglots, je vois que vous
+aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre coeur pour une
+autre affection.
+
+Et elle s'enfuit. Cornélius passa ce soir-là et après le départ de la
+jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il eût jamais passées. Rosa
+était courroucée contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait
+plus voir le prisonnier peut-être, et il n'aurait plus de nouvelles, ni
+de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce
+bizarre caractère aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en
+ce monde? Nous l'avouons, à la honte de notre héros et de
+l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornélius se sentit le
+plus enclin à regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois
+heures du matin il s'endormit harassé de fatigue, harcelé de craintes,
+bourrelé de remords, la grande tulipe noire céda le premier rang, dans
+les rêves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde.
+
+
+
+
+XIX
+
+Femme et fleur
+
+
+Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui
+ou à quoi rêvait Cornélius.
+
+Il en résultait que, d'après ce qu'il lui avait dit, Rosa était bien
+encline à croire qu'il rêvait plus à sa tulipe qu'à elle, et cependant
+Rosa se trompait.
+
+Mais comme personne n'était là pour dire à Rosa qu'elle se trompait,
+comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme
+comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait.
+
+En effet, comme Rosa était une créature d'esprit élevé, d'un sens droit
+et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités
+morales et physiques, mais quant à sa position sociale.
+
+Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l'avait été
+avant la confiscation de ses biens; Cornélius était de cette bourgeoisie
+de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées
+en blason, que l'a jamais été la noblesse de race de ses armoiries
+héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une
+distraction, mais à coup sûr quand il s'agirait d'engager son coeur, ce
+serait plutôt à une tulipe, c'est-à-dire à la plus noble et à la plus
+fière des fleurs qu'il l'engagerait, qu'à Rosa, humble fille d'un
+geôlier.
+
+Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe
+noire sur elle, mais elle n'en était que plus désespérée parce qu'elle
+comprenait.
+
+Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible,
+pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passée.
+
+Cette résolution, c'était de ne plus revenir au guichet.
+
+Mais comme elle savait l'ardent désir qu'avait Cornélius d'avoir des
+nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle,
+à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s'accroître à ce
+point qu'après avoir passé par la sympathie, cette pitié s'acheminait
+tout droit et à grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas
+désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de
+lecture et d'écriture commencées, et heureusement elle était arrivée à
+ce point de son apprentissage qu'un maître ne lui eût plus été
+nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius.
+
+Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre
+Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la
+première depuis que l'autre était déchirée, sur la seconde feuille de
+laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baërle.
+
+--Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais
+sans qu'une larme, perle d'amour, ne roulât dans ses yeux limpides sur
+ses joues pâlies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il
+m'aimait.
+
+Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait été
+plus réel qu'arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous
+l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et
+Rosa, c'était la grande tulipe noire qui avait succombé.
+
+Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe
+noire.
+
+Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de
+grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un
+acharnement non moins louable à l'oeuvre bien autrement difficile de
+l'écriture.
+
+Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où
+Cornélius avait si imprudemment laissé parler son coeur, Rosa ne
+désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit
+jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier.
+
+Elle n'avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites
+Cornélius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait
+Cornélius, même lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de
+la recommandation.
+
+Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était
+encore lumineuse et vivante dans sa pensée; mais enfin, il ne la voyait
+plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme
+une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de
+l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse.
+
+Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était
+pareil à ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier
+momentanément qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La
+préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire.
+Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le coeur tout à
+coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont
+tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oublié:
+
+--Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela!
+
+Le _cela_ de Cornélius, c'était la crainte que Rosa ne vînt pas ce
+soir-là comme d'habitude. Et au fur et à mesure que la nuit s'avançait,
+la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu'à ce
+qu'enfin cette préoccupation s'emparât de tout le corps de Cornélius, et
+qu'il n'y eût plus qu'elle qui vécût en lui. Aussi fut-ce avec un long
+battement de coeur qu'il salua l'obscurité; à mesure que l'obscurité
+croissait, les paroles qu'il avait dites la veille à Rosa, et qui
+avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son
+esprit; et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de
+le sacrifier à sa tulipe, c'est-à-dire de renoncer à le voir si besoin
+était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa
+vie. Dans la chambre de Cornélius, on entendait sonner les heures à
+l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures
+sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond
+d'un coeur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant
+cette neuvième heure. Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya
+la main sur son coeur pour en étouffer les battements, et écouta. Le
+bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de
+l'escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par
+elle, il disait:
+
+--Ah! voilà Rosa qui vient.
+
+Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge
+marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons différents neuf heures
+et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave
+annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux
+habitants de Loewestein, qu'il était dix heures.
+
+C'était l'heure à laquelle Rosa quittait d'habitude Cornélius. L'heure
+était sonnée, et Rosa n'était pas encore venue.
+
+Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: Rosa, irritée,
+se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait.
+
+--Oh! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, disait Cornélius. Oh! elle ne
+viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; à sa place, j'en ferais
+autant.
+
+Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours.
+
+Il écouta et attendit ainsi jusqu'à minuit; mais à minuit il cessa
+d'espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit.
+
+La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour
+n'apportait aucune espérance au prisonnier.
+
+À huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Cornélius ne détourna
+même pas la tête; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le
+corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul.
+
+Il ne regarda même pas du côté du geôlier. Et cependant il eût bien
+voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur
+le point, si étrange qu'eût dû paraître cette demande à son père, de lui
+faire cette demande. Il espérait, l'égoïste, que Gryphus lui répondrait
+que sa fille était malade.
+
+À moins d'événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la
+journée. Cornélius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en
+réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue
+du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on
+voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une
+infraction à ses habitudes.
+
+À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents,
+avait demandé au vieux geôlier et cela de sa voix la plus douce, des
+nouvelles de sa santé; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate,
+s'était borné à répondre:
+
+--Ça va bien.
+
+À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l'interrogation.
+
+--Personne n'est malade à Loewestein? demanda-t-il.
+
+--Personne! répondit plus laconiquement encore que la première fois
+Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier.
+
+Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de
+Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de
+tentative de corruption.
+
+Cornélius se retrouva seul; il était sept heures du soir; alors se
+renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que
+nous avons essayé de décrire.
+
+Mais, comme la veille, les heures s'écoulèrent sans amener la douce
+vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre
+Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le
+temps de son absence.
+
+Van Baërle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain,
+Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que
+d'habitude: il lui était passé par l'esprit ou plutôt par le coeur, cette
+espérance que c'était lui qui empêchait Rosa de venir.
+
+Il lui prit des envies féroces d'étrangler Gryphus; mais Gryphus
+étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient
+à Rosa de jamais revoir Cornélius.
+
+Le geôlier échappa donc, sans s'en douter, à un des plus grands dangers
+qu'il eût jamais courus de sa vie.
+
+Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie; cette mélancolie
+était d'autant plus sombre que, malgré van Baërle, les souvenirs de sa
+pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu'il éprouvait. On en était
+arrivé juste à cette époque du mois d'avril que les jardiniers les plus
+experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes. Il
+avait dit à Rosa:
+
+--Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre.
+
+Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le
+temps était bon, l'atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait
+à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d'avril qui, venant les
+premiers, semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser
+passer le temps de la plantation! Si à la douleur de ne pas voir la
+jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été
+planté trop tard, ou même pour n'avoir pas été planté du tout!
+
+De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire
+et le manger.
+
+Ce fut ce qui arriva le quatrième jour.
+
+C'était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle
+d'inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne
+pouvoir retirer sa tête d'entre les barreaux, pour tâcher d'apercevoir à
+gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet
+confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l'espérance de
+découvrir, à ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la
+tulipe, ses deux amours brisées.
+
+Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius; à peine
+celui-ci y avait-il touché.
+
+Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les
+comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts.
+
+Cornélius ne s'était pas levé de la journée.
+
+--Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite; bon, je crois
+que nous allons être débarrassés du savant.
+
+Rosa tressaillit.
+
+--Bah! fit Jacob, et comment cela?
+
+--Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus.
+Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre
+sera une bière.
+
+Rosa devint pâle comme la mort.
+
+--Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe.
+
+Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit
+une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exerça à tracer des
+lettres.
+
+Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu'à la fenêtre, Cornélius
+aperçut un papier qu'on avait glissé sous la porte.
+
+Il s'élança sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une écriture qu'il eut
+peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s'était améliorée
+pendant cette absence de sept jours:
+
+«Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.»
+
+Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de
+Cornélius, il n'en fut pas moins sensible à l'ironie. Ainsi, c'était
+bien cela, Rosa n'était point malade, Rosa était blessée; ce n'était
+point par force que Rosa ne venait plus, c'était volontairement qu'elle
+restait éloignée de Cornélius.
+
+Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir
+voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue.
+
+Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il
+comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse
+elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur
+un papier pareil à celui qu'il avait reçu:
+
+«Ce n'est point l'inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade;
+c'est le chagrin que j'éprouve de ne pas vous voir.»
+
+Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la
+porte et écouta.
+
+Mais, avec quelque soin qu'il prêta l'oreille, il n'entendit ni le pas
+ni le froissement de sa robe.
+
+Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une
+caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots:
+
+--À demain.
+
+Demain, c'était le huitième jour. Pendant huit jours Cornélius et Rosa
+ne s'étaient point vus.
+
+
+
+
+XX
+
+Ce qui s'était passé pendant ces huit jours
+
+
+Le lendemain en effet, à l'heure habituelle, van Baërle entendit gratter
+à son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons
+jours de leur amitié.
+
+On devine que Cornélius n'était pas loin de cette porte, à travers le
+grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue
+depuis trop longtemps.
+
+Rosa, qui l'attendait sa lampe à la main, ne put retenir un mouvement
+quand elle vit le prisonnier si triste et si pâle.
+
+--Vous êtes souffrant, M. Cornélius? demanda-t-elle.
+
+--Oui, mademoiselle, répondit Cornélius, souffrant d'esprit et de corps.
+
+--J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon père m'a
+dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai écrit pour vous
+tranquilliser sur le sort du précieux objet de vos inquiétudes.
+
+--Et moi, dit Cornélius, je vous ai répondu. Je croyais, vous voyant
+revenir, chère Rosa, que vous aviez reçu ma lettre.
+
+--C'est vrai, je l'ai reçue.
+
+--Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas
+lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez
+énormément profité sous le rapport de l'écriture.
+
+--En effet, j'ai non seulement reçu, mais lu votre billet. C'est pour
+cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de
+vous rendre à la santé.
+
+--Me rendre à la santé! s'écria Cornélius, mais vous avez donc quelque
+bonne nouvelle à m'apprendre?
+
+Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux
+brillants d'espoir.
+
+Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voulût pas le
+comprendre, la jeune fille répondit gravement:
+
+--J'ai seulement à vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la
+plus grave préoccupation que vous ayez.
+
+Rosa prononça ce peu de mots avec un accent glacé qui fit tressaillir
+Cornélius.
+
+Le zélé tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de
+l'indifférence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la
+tulipe noire.
+
+--Ah! murmura Cornélius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit,
+mon Dieu! que je ne songeais qu'à vous, que c'était vous seule que je
+regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre
+absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumière, la vie.
+
+Rosa sourit mélancoliquement.
+
+--Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger.
+
+Cornélius tressaillit malgré lui, et se laissa prendre au piège si c'en
+était un.
+
+--Un si grand danger! s'écria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel?
+
+Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle
+voulait était au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait
+accepter celui-là avec sa faiblesse.
+
+--Oui, dit-elle, vous aviez deviné juste, le prétendant amoureux, le
+Jacob, ne venait pas pour moi.
+
+--Et pour qui venait-il donc? demanda Cornélius avec anxiété.
+
+--Il venait pour la tulipe.
+
+--Oh! fit Cornélius pâlissant à cette nouvelle plus qu'il n'avait pâli
+lorsque Rosa, se trompant, lui avait annoncé quinze jours auparavant que
+Jacob venait pour elle.
+
+Rosa vit cette terreur, et Cornélius s'aperçut à l'expression de son
+visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire.
+
+--Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bonté et
+l'honnêteté de votre coeur. Vous, Dieu vous a donné la pensée, le
+jugement, la force et le mouvement pour vous défendre, mais à ma pauvre
+tulipe menacée, Dieu n'a rien donné de tout cela.
+
+Rosa ne répondit point à cette excuse du prisonnier et continua:
+
+--Du moment où cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais
+reconnu pour Jacob, vous inquiétait, il m'inquiétait bien plus encore.
+Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour où je vous ai
+vu pour la dernière fois et où vous m'aviez dit...
+
+Cornélius l'interrompit.
+
+--Pardon, encore une fois, Rosa, s'écria-t-il. Ce que je vous ai dit,
+j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai déjà demandé mon pardon, de cette
+fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?
+
+--Le lendemain de ce jour-là, reprit Rosa, me rappelant ce que vous
+m'aviez dit... de la ruse à employer pour m'assurer si c'était moi ou la
+tulipe que cet odieux homme suivait...
+
+--Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le haïssez bien cet homme.
+
+--Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert
+depuis huit jours!
+
+--Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole,
+Rosa.
+
+--Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc
+au jardin, et m'avançai vers la plate-bande où je devais planter la
+tulipe, tout en regardant derrière moi si, cette fois comme l'autre,
+j'étais suivie.
+
+--Eh bien? demanda Cornélius.
+
+--Eh bien! la même ombre se glissa entre la porte et la muraille, et
+disparut encore derrière les sureaux.
+
+--Vous fîtes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda
+Cornélius, se rappelant dans tous les détails le conseil qu'il avait
+donné à Rosa.
+
+--Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bêche
+comme si je plantais le caïeu.
+
+--Et lui... lui... pendant ce temps?
+
+--Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre à travers les
+branches des arbres.
+
+--Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornélius.
+
+--Puis, ce semblant d'opération achevé, je me retirai.
+
+--Mais derrière la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte
+qu'à travers les fentes ou la serrure de cette porte vous pûtes voir ce
+qu'il fit, vous une fois partie.
+
+--Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais
+pas, puis il sortit à pas de loup de sa cachette, s'approcha de la
+plate-bande par un long détour, puis arrivé enfin à son but,
+c'est-à-dire en face de l'endroit où la terre était fraîchement remuée,
+il s'arrêta d'un air indifférent, regarda de tous côtés, interrogea
+chaque angle du jardin, interrogea chaque fenêtre des maisons voisines,
+interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il était bien seul,
+bien isolé, bien hors de la vue de tout le monde, il se précipita sur la
+plate-bande, enfonça ses deux mains dans la terre molle, en enleva une
+portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caïeu s'y
+trouvait, recommença trois fois le même manège, et chaque fois avec une
+action plus ardente, jusqu'à ce qu'enfin, commençant à comprendre qu'il
+pouvait être dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le
+dévorait, prit le râteau, égalisa le terrain pour le laisser à son
+départ dans le même état où il se trouvait avant qu'il ne l'eût fouillé,
+et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant
+l'air innocent d'un promeneur ordinaire.
+
+--Oh! le misérable, murmura Cornélius, essuyant les gouttes de sueur qui
+ruisselaient sur son front. Oh! le misérable, je l'avais deviné. Mais le
+caïeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hélas! il est déjà un peu tard pour
+le planter.
+
+--Le caïeu, il est depuis six jours en terre.
+
+--Où cela? comment cela? s'écria Cornélius. Oh! mon Dieu, quelle
+imprudence! Où est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal
+exposé? Ne risque-t-il pas de nous être volé par cet affreux Jacob?
+
+--Il ne risque pas de nous être volé, à moins que Jacob ne force la
+porte de ma chambre.
+
+--Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Cornélius un peu
+tranquillisé. Mais dans quelle terre, dans quel récipient? Vous ne le
+faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de
+Dordrecht qui s'entêtent à croire que l'eau peut remplacer la terre,
+comme si l'eau, qui est composée de trente-trois parties d'oxygène et de
+soixante-six parties d'hydrogène, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce
+que je vous dis là, moi, Rosa!
+
+--Oui, c'est un peu savant pour moi, répondit, en souriant, la jeune
+fille, je me contenterai donc de vous répondre, pour vous tranquilliser,
+que votre caïeu n'est pas dans l'eau.
+
+--Ah! je respire.
+
+--Il est dans un bon pot de grès, juste de la largeur de la cruche où
+vous aviez enterré le vôtre. Il est dans un terrain composé de trois
+quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un
+quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent à vous et à cet
+infâme Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la
+tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem!
+
+--Ah! maintenant, reste l'exposition. À quelle exposition est-il, Rosa?
+
+--Maintenant il a le soleil toute la journée, les jours où il y a du
+soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus
+chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Cornélius. Je
+l'exposerai sur ma fenêtre au levant de huit heures du matin à onze
+heures, et sur ma fenêtre du couchant depuis trois heures de
+l'après-midi jusqu'à cinq.
+
+--Oh! c'est cela, c'est cela! s'écria Cornélius, et vous êtes un
+jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma
+tulipe va vous prendre tout votre temps.
+
+--Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma
+fille. Je lui donne le temps que je donnerais à mon enfant, si j'étais
+mère. Il n'y a qu'en devenant sa mère, ajouta Rosa en souriant, que je
+puisse cesser de devenir sa rivale.
+
+--Bonne et chère Rosa! murmura Cornélius en jetant sur la jeune fille un
+regard où il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui
+consola un peu Rosa.
+
+Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornélius
+avait cherché par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa:
+
+--Ainsi, reprit Cornélius, il y a déjà six jours que le caïeu est en
+terre?
+
+--Six jours, oui, M. Cornélius, reprit la jeune fille.
+
+--Et il ne paraît pas encore?
+
+--Non, mais je crois que demain il paraîtra.
+
+--Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des
+vôtres, n'est-ce pas? Je m'inquiète bien de la fille, comme vous disiez
+tout à l'heure; mais je m'intéresse bien autrement à la mère.
+
+--Demain, dit Rosa en regardant Cornélius de côté, demain, je ne sais
+pas si je pourrai.
+
+--Eh! mon Dieu! dit Cornélius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas
+demain?
+
+--M. Cornélius, j'ai mille choses à faire.
+
+--Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornélius.
+
+--Oui, répondit Rosa, à aimer votre tulipe.
+
+--À vous aimer, Rosa.
+
+Rosa secoua la tête.
+
+Il se fit un nouveau silence.
+
+--Enfin, continua van Baërle, interrompant ce silence, tout change dans
+la nature: aux fleurs du printemps succèdent d'autres fleurs, et l'on
+voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les
+giroflées, se poser avec le même amour sur les chèvrefeuilles, les
+roses, les jasmins, les chrysanthèmes et les géraniums.
+
+--Que veut dire cela? demanda Rosa.
+
+--Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aimé à entendre le
+récit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caressé la fleur de
+notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fanée à l'ombre. Le jardin
+des espérances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce
+n'est pas comme ces beaux jardins à l'air libre et au soleil. Une fois
+la moisson de mai faite, une fois le butin récolté, les abeilles comme
+vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux
+diaphanes ailes, passent entre les barreaux, désertent le froid, la
+solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les
+tièdes exhalaisons... le bonheur, enfin!
+
+Rosa regardait Cornélius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il
+avait les yeux au ciel.
+
+Il continua avec un soupir:
+
+--Vous m'avez abandonné, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre
+saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel
+droit avais-je d'exiger votre fidélité?
+
+--Ma fidélité! s'écria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de
+cacher plus longtemps à Cornélius cette rosée de perles qui roulait sur
+ses joues; ma fidélité! je ne vous ai pas été fidèle, moi?
+
+--Hélas! est-ce m'être fidèle, s'écria Cornélius, que de me quitter, que
+de me laisser mourir ici?
+
+--Mais, M. Cornélius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui
+pouvait vous faire plaisir? ne m'occupé-je pas de votre tulipe?
+
+--De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mélange que
+j'ai eue en ce monde.
+
+--Je ne vous reproche rien, M. Cornélius, sinon le seul chagrin profond
+que j'aie ressenti depuis le jour où l'on vint me dire au Buitenhof que
+vous alliez être mis à mort.
+
+--Cela vous déplaît, Rosa, ma douce Rosa, cela vous déplaît que j'aime
+les fleurs.
+
+--Cela ne me déplaît pas que vous les aimiez, M. Cornélius; seulement
+cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-même.
+
+--Ah! chère, chère bien-aimée, s'écria Cornélius, regardez mes mains
+comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pâle, écoutez,
+écoutez mon coeur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma
+tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me
+souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est
+parce que--je ne sais si cela est vrai--, c'est parce qu'il me semble
+que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la
+chaleur de vos belles joues derrière le froid grillage. Rosa, mon amour,
+rompez le caïeu de la tulipe noire, détruisez l'espoir de cette fleur,
+éteignez la douce lumière de ce rêve chaste et charmant que je m'étais
+habitué à faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux
+grâces élégantes, aux caprices divins, ôtez-moi tout cela, fleur jalouse
+des autres fleurs, ôtez-moi tout cela, mais ne m'ôtez point votre voix,
+votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'ôtez pas le
+feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui
+caressait perpétuellement mon coeur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien
+que je n'aime que vous.
+
+--Après la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tièdes
+et caressantes consentaient enfin à se livrer à travers le grillage de
+fer aux lèvres de Cornélius.
+
+--Avant tout, Rosa...
+
+--Faut-il que je vous croie?
+
+--Comme vous croyez en Dieu.
+
+--Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer?
+
+--Trop peu malheureusement, chère Rosa, mais cela vous engage, vous.
+
+--Moi, demanda Rosa, et à quoi cela m'engage-t-il?
+
+--À ne pas vous marier d'abord.
+
+Elle sourit.
+
+--Ah! voilà comme vous êtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez
+une belle: vous ne pensez qu'à elle, vous ne rêvez que d'elle; vous êtes
+condamné à mort, et en marchant à l'échafaud vous lui consacrez votre
+dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le
+sacrifice de mes rêves, de mon ambition.
+
+--Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornélius
+cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme à laquelle
+Rosa pût faire allusion.
+
+--Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire à la taille
+souple, aux pieds fins, à la tête pleine de noblesse. Je parle de votre
+fleur, enfin.
+
+Cornélius sourit.
+
+--Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre
+amoureux, ou plutôt mon amoureux Jacob, vous êtes entourée de galants
+qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit
+des étudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, à
+Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point
+d'étudiants?
+
+--Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup même, dit Rosa.
+
+--Qui écrivent?
+
+--Qui écrivent.
+
+--Et maintenant que vous savez lire...
+
+Et Cornélius poussa un soupir en songeant que c'était à lui, pauvre
+prisonnier, que Rosa devait le privilège de lire les billets doux
+qu'elle recevait.
+
+--Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Cornélius, qu'en lisant les
+billets qu'on m'écrit, qu'en examinant les galants qui se présentent, je
+ne fais que suivre vos instructions.
+
+--Comment! mes instructions?
+
+--Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant à son
+tour, oubliez-vous le testament écrit par vous, sur la Bible de M.
+Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais
+lire, je le relis tous les jours, et plutôt deux fois qu'une. Eh bien!
+dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'épouser un beau jeune
+homme de vingt-six à vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et
+comme toute ma journée est consacrée à votre tulipe, il faut bien que
+vous me laissiez le soir pour le trouver.
+
+--Ah! Rosa, le testament est fait dans la prévision de ma mort, et,
+grâce au ciel, je suis vivant.
+
+--Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six à
+vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.
+
+--Ah! oui, Rosa, venez! venez!
+
+--Mais à une condition.
+
+--Elle est acceptée d'avance!
+
+--C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire.
+
+--Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa.
+
+--Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et,
+comme par mégarde, elle approcha sa joue fraîche, si proche du grillage
+que Cornélius put la toucher de ses lèvres. Rosa poussa un petit cri
+plein d'amour et disparut.
+
+
+
+
+XXI
+
+Le second caïeu
+
+
+La nuit fut bonne et la journée du lendemain meilleure encore.
+
+Les jours précédents, la prison s'était alourdie, assombrie, abaissée;
+elle pesait de tout son poids sur le pauvre prisonnier. Ses murs étaient
+noirs, son air était froid, les barreaux étaient serrés à laisser passer
+à peine le jour.
+
+Mais lorsque Cornélius se réveilla, un rayon de soleil matinal jouait
+dans les barreaux; des pigeons fendaient l'air de leurs ailes étendues,
+tandis que d'autres roucoulaient amoureusement sur le toit voisin de la
+fenêtre encore fermée.
+
+Cornélius courut à cette fenêtre et l'ouvrit; il lui sembla que la vie,
+la joie, presque la liberté, entraient avec ce rayon de soleil dans la
+sombre chambre.
+
+C'est que l'amour y fleurissait et faisait fleurir chaque chose autour
+de lui: l'amour, fleur du ciel bien autrement radieuse, bien autrement
+parfumée que toutes les fleurs de la terre.
+
+Quand Gryphus entra dans la chambre du prisonnier, au lieu de le trouver
+morose et couché comme les autres jours, il le trouva debout et chantant
+un petit air d'opéra.
+
+--Hein! fit celui-ci.
+
+--Comment allons-nous, ce matin? dit Cornélius.
+
+Gryphus le regarda de travers.
+
+--Le chien, et M. Jacob, et notre belle Rosa, comment tout cela va-t-il?
+
+Gryphus grinça des dents.
+
+--Voilà votre déjeuner, dit-il.
+
+--Merci, ami Cerberus, fit le prisonnier; il arrive à temps, car j'ai
+grand faim.
+
+--Ah! vous avez faim? dit Gryphus.
+
+--Tiens, pourquoi pas? demanda van Baërle.
+
+--Il paraît que la conspiration marche, dit Gryphus.
+
+--Quelle conspiration? demanda van Baërle.
+
+--Bon! on sait ce qu'on dit, mais on veillera, M. le savant; soyez
+tranquille, on veillera.
+
+--Veillez, ami Gryphus! dit van Baërle, veillez! ma conspiration, comme
+ma personne, est toute à votre service.
+
+--On verra cela à midi, dit Gryphus.
+
+Et il sortit.
+
+--À midi, répéta Cornélius, que veut-il dire? Soit, attendons midi; à
+midi nous verrons. C'était facile à Cornélius d'attendre midi: Cornélius
+attendait neuf heures.
+
+Midi sonna et l'on entendit dans l'escalier, non seulement le pas de
+Gryphus, mais des pas de trois ou quatre soldats montant avec lui.
+
+La porte s'ouvrit, Gryphus entra, introduisit les hommes, et referma la
+porte derrière eux.
+
+--Là! Maintenant, cherchons.
+
+On chercha dans les poches de Cornélius, entre sa veste et son gilet,
+entre son gilet et sa chemise, entre sa chemise et sa chair; on ne
+trouva rien.
+
+On chercha dans les draps, dans les matelas, dans la paillasse du lit;
+on ne trouva rien.
+
+Ce fut alors que Cornélius se félicita de ne point avoir accepté le
+troisième caïeu. Gryphus, dans cette perquisition, l'eût bien
+certainement trouvé, si bien caché qu'il fût, et il l'eût traité comme
+le premier.
+
+Au reste, jamais prisonnier n'assista d'un visage plus serein à une
+perquisition faite dans son domicile.
+
+Gryphus se retira avec le crayon et les trois ou quatre feuilles de
+papier blanc que Rosa avait donnés à Cornélius; ce fut le seul trophée
+de l'expédition.
+
+À six heures, Gryphus revint, mais seul; Cornélius voulut l'adoucir;
+mais Gryphus grogna, montra un croc qu'il avait dans le coin de la
+bouche, et sortit à reculons, comme un homme qui a peur qu'on ne le
+force.
+
+Cornélius éclata de rire.
+
+Ce qui fit que Gryphus, qui connaissait les auteurs, lui cria à travers
+la grille:
+
+--C'est bon, c'est bon; rira bien qui rira le dernier.
+
+Celui qui devait rire le dernier, ce soir-là du moins, c'était
+Cornélius, car Cornélius attendait Rosa. Rosa vint à neuf heures; mais
+Rosa vint sans lanterne. Rosa n'avait plus besoin de lumière, elle
+savait lire.
+
+Puis la lumière pouvait dénoncer Rosa, espionnée plus que jamais par
+Jacob.
+
+Puis enfin, à la lumière on voyait trop la rougeur de Rosa lorsque Rosa
+rougissait.
+
+De quoi parlèrent les deux jeunes gens ce soir-là? Des choses dont
+parlent les amoureux au seuil d'une porte en France, de l'un et de
+l'autre côté d'un balcon en Espagne, du haut en bas d'une terrasse en
+Orient.
+
+Ils parlèrent de ces choses qui mettent des ailes au pied des heures,
+qui ajoutent des plumes aux ailes du temps.
+
+Ils parlèrent de tout, excepté de la tulipe noire.
+
+Puis à dix heures, comme d'habitude, ils se quittèrent.
+
+Cornélius était heureux, aussi complètement heureux que peut l'être un
+tulipier à qui on n'a point parlé de sa tulipe.
+
+Il trouvait Rosa jolie comme tous les Amours de la terre; il la trouvait
+bonne, gracieuse, charmante.
+
+Mais pourquoi Rosa défendait-elle qu'on parlât tulipe?
+
+C'était un grand défaut qu'avait là Rosa.
+
+Cornélius se dit, en soupirant, que la femme n'était point parfaite.
+
+Une partie de la nuit, il médita sur cette imperfection. Ce qui veut
+dire que tant qu'il veilla il pensa à Rosa.
+
+Une fois endormi, il rêva d'elle.
+
+Mais la Rosa des rêves était bien autrement parfaite que la Rosa de la
+réalité. Non seulement celle-là parlait tulipe, mais encore celle-là
+apportait à Cornélius une magnifique tulipe noire éclose dans un vase de
+Chine.
+
+Cornélius se réveilla tout frissonnant de joie et en murmurant:
+
+--Rosa, Rosa, je t'aime.
+
+Et comme il faisait jour, Cornélius ne jugea point à propos de se
+rendormir.
+
+Il resta donc toute la journée sur l'idée qu'il avait eue à son réveil.
+
+Ah! si Rosa eût parlé tulipe, Cornélius eût préféré Rosa à la reine
+Sémiramis, à la reine Cléopâtre, à la reine Élisabeth, à la reine Anne
+d'Autriche, c'est-à-dire aux plus grandes ou aux plus belles reines du
+monde.
+
+Mais Rosa avait défendu sous peine de ne plus revenir, Rosa avait
+défendu qu'avant trois jours on causât tulipe.
+
+C'était soixante-douze heures données à l'amant, c'est vrai; mais
+c'était soixante-douze heures retranchées à l'horticulteur.
+
+Il est vrai que sur ces soixante-douze heures, trente-six étaient déjà
+passées.
+
+Les trente-six autres passeraient bien vite, dix-huit à attendre,
+dix-huit au souvenir.
+
+Rosa revint à la même heure; Cornélius supporta héroïquement sa
+pénitence. C'eût été un pythagoricien très distingué que Cornélius, et
+pourvu qu'on lui eût permis de demander une fois par jour des nouvelles
+de sa tulipe, il fût bien resté cinq ans, selon les statuts de l'ordre,
+sans parler d'autre chose.
+
+Au reste, la belle visiteuse comprenait bien que lorsqu'on commande d'un
+côté, il faut céder de l'autre. Rosa laissait Cornélius tirer ses doigts
+par le guichet; Rosa laissait Cornélius baiser ses cheveux à travers le
+grillage.
+
+Pauvre enfant! toutes ces mignardises de l'amour étaient bien autrement
+dangereuses pour elle que de parler tulipe.
+
+Elle comprit cela en rentrant chez elle, le coeur bondissant, les joues
+ardentes, les lèvres sèches et les yeux humides.
+
+Aussi, le lendemain soir, après les premières paroles échangées, après
+les premières caresses faites, elle regarda Cornélius à travers le
+grillage, et dans la nuit, avec ce regard qu'on sent quand on ne le voit
+pas:
+
+--Eh bien! dit-elle, elle a levé!
+
+--Elle a levé! quoi? qui? demanda Cornélius, n'osant croire que Rosa
+abrégeât d'elle-même la durée de son épreuve.
+
+--La tulipe, dit Rosa.
+
+--Comment, s'écria Cornélius, vous permettez donc...?
+
+--Eh oui, dit Rosa d'un ton d'une mère tendre qui permet une joie à son
+enfant.
+
+--Ah! Rosa! dit Cornélius en allongeant ses lèvres à travers le
+grillage, dans l'espérance de toucher une joue, une main, un front,
+quelque chose enfin.
+
+Il toucha mieux que tout cela, il toucha deux lèvres entr'ouvertes.
+
+Rosa poussa un petit cri.
+
+Cornélius comprit qu'il fallait se hâter de continuer la conversation;
+il sentait que ce contact inattendu avait fort effarouché Rosa.
+
+--Levé bien droit? demanda-t-il.
+
+--Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.
+
+--Et elle est bien haute?
+
+--Haute de deux pouces au moins.
+
+--Oh! Rosa ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite.
+
+--Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu'à elle.
+
+--Qu'à elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais être jaloux à mon
+tour.
+
+--Eh! vous savez bien que penser à elle c'est penser à vous. Je ne la
+perds pas de vue. De mon lit je la vois; en m'éveillant, c'est le
+premier objet que je regarde; en m'endormant, le dernier objet que je
+perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille près d'elle, car
+depuis qu'elle est dans ma chambre, je ne quitte plus ma chambre.
+
+--Vous avez raison, Rosa c'est votre dot, vous savez.
+
+--Oui, et grâce à elle je pourrai épouser un jeune homme de vingt-six ou
+vingt-huit ans que j'aimerai.
+
+--Taisez-vous, méchante.
+
+Et Cornélius parvint à saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit,
+sinon changer de conversation, du moins succéder le silence au dialogue.
+Ce soir-là, Cornélius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa
+main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout à son
+aise. À partir de ce moment, chaque jour amena un progrès dans la tulipe
+et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'étaient les feuilles
+qui s'étaient ouvertes, l'autre fois c'était la fleur elle-même qui
+s'était nouée. À cette nouvelle, la joie de Cornélius fut grande, et ses
+questions se succédèrent avec une rapidité qui témoignait de leur
+importance.
+
+--Nouée! s'écria Cornélius, elle est nouée?
+
+--Elle est nouée, répéta Rosa.
+
+Cornélius chancela de joie et fut forcé de se retenir au guichet.
+
+--Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il.
+
+Puis revenant à Rosa:
+
+--L'ovale est-il régulier? le cylindre est-il plein? les pointes
+sont-elles bien vertes?
+
+--L'ovale a près d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre
+gonfle ses flancs, les pointes sont prêtes à s'entr'ouvrir.
+
+Cette nuit-là, Cornélius dormit peu: c'était un moment suprême que celui
+où les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours après, Rosa annonçait
+qu'elles étaient entr'ouvertes.
+
+--Entr'ouvertes, Rosa! s'écria Cornélius, l'involucrum est entr'ouvert!
+Mais alors on voit donc, on peut distinguer déjà...?
+
+Et le prisonnier s'arrêta haletant.
+
+--Oui, répondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur
+différente, mince comme un cheveu.
+
+--Et la couleur? fit Cornélius en tremblant.
+
+--Ah! répondit Rosa, c'est bien foncé.
+
+--Brun!
+
+--Oh! plus foncé.
+
+--Plus foncé, bonne Rosa, plus foncé! merci. Foncé comme l'ébène, foncé
+comme...
+
+--Foncé comme l'encre avec laquelle je vous ai écrit.
+
+Cornélius poussa un cri de joie folle.
+
+Puis s'arrêtant tout à coup:
+
+--Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse
+vous être comparé, Rosa.
+
+--Vraiment! dit Rosa, souriant à cette exaltation.
+
+--Rosa, vous avez tant travaillé, Rosa, vous avez tant fait pour moi;
+Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire! Rosa, Rosa,
+vous êtes ce que Dieu a créé de plus parfait sur la terre!
+
+--Après la tulipe cependant?
+
+--Ah! taisez-vous, mauvaise; taisez-vous! Par pitié, ne me gâtez pas ma
+joie! Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est à ce point, dans deux
+ou trois jours au plus tard elle va fleurir?
+
+--Demain ou après-demain, oui.
+
+--Oh! et je ne la verrai pas, s'écria Cornélius, en se renversant en
+arrière, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit
+adorer, comme je baise vos mains, Rosa, comme je baise vos cheveux,
+comme je baise vos joues, quand par hasard elles se trouvent à portée du
+guichet.
+
+Rosa approcha sa joue, non point par hasard, mais avec volonté; les
+lèvres du jeune homme s'y collèrent avidement.
+
+--Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa.
+
+--Ah! non! non! Sitôt qu'elle sera ouverte, mettez-la bien à l'ombre,
+Rosa, et à l'instant même, à l'instant, envoyez à Harlem prévenir le
+président de la société d'horticulture que la grande tulipe noire est
+fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous
+trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa?
+
+Rosa sourit.
+
+--Oh oui! dit-elle.
+
+--Assez? demanda Cornélius.
+
+--J'ai trois cents florins.
+
+--Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il
+vous faut envoyer, c'est vous-même, vous-même, Rosa, qui devez aller à
+Harlem.
+
+--Mais pendant ce temps, la fleur?...
+
+--Oh! la fleur, vous l'emporterez. Vous comprenez bien qu'il ne faut pas
+vous séparer d'elle un instant.
+
+--Mais en ne me séparant point d'elle, je me sépare de vous, M.
+Cornélius, dit Rosa attristée.
+
+--Ah! c'est vrai, ma douce, ma chère Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont
+méchants! Que leur ai-je donc fait? et pourquoi m'ont-ils privé de la
+liberté? Vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh
+bien, vous enverrez quelqu'un à Harlem, voilà; ma foi, le miracle est
+assez grand pour que le président se dérange; il viendra lui-même à
+Loewestein chercher la tulipe.
+
+Puis, s'arrêtant tout à coup et d'une voix tremblante:
+
+--Rosa! murmura Cornélius, Rosa! si elle allait ne pas être noire?
+
+--Dame! vous le saurez demain ou après-demain soir.
+
+--Attendre jusqu'au soir pour savoir cela, Rosa!... Je mourrai
+d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal?
+
+--Je ferai mieux.
+
+--Que ferez-vous?
+
+--Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous
+le dire moi-même. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous
+glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre
+la première et la deuxième inspection de mon père.
+
+--Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annonçant cette nouvelle,
+c'est-à-dire un double bonheur.
+
+--Voilà dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte.
+
+--Oui! oui! dit Cornélius, oui! allez, Rosa, allez!
+
+Rosa se retira presque triste.
+
+Cornélius l'avait presque renvoyée.
+
+Il est vrai que c'était pour veiller sur la tulipe noire.
+
+
+
+
+XXII
+
+Épanouissement
+
+
+La nuit s'écoula bien douce, mais en même temps bien agitée pour
+Cornélius. À chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa
+l'appelait; il s'éveillait en sursaut, il allait à la porte, il
+approchait son visage du guichet; le guichet était solitaire, le
+corridor était vide.
+
+Sans doute Rosa veillait de son côté; mais plus heureuse que lui, elle
+veillait sur la tulipe; elle avait là sous ses yeux la noble fleur,
+cette merveille des merveilles, non seulement inconnue encore, mais crue
+impossible.
+
+Que dirait le monde lorsqu'il apprendrait que la tulipe noire était
+trouvée, qu'elle existait, et que c'était van Baërle le prisonnier qui
+l'avait trouvée?
+
+Comme Cornélius eût envoyé loin de lui un homme qui fût venu lui
+proposer la liberté en échange de sa tulipe!
+
+Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'était pas fleurie encore.
+
+La journée passa comme la nuit.
+
+La nuit vint, et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa légère comme un oiseau.
+
+--Eh bien? demanda Cornélius.
+
+--Eh bien! tout va à merveille. Cette nuit sans faute votre tulipe
+fleurira!
+
+--Et fleurira noire?
+
+--Noire comme du jais.
+
+--Sans une seule tache d'une autre couleur?
+
+--Sans une seule tache.
+
+--Bonté du Ciel! Rosa, j'ai passé la nuit à rêver, à vous d'abord...
+
+Rosa fit un petit signe d'incrédulité.
+
+--Puis à ce que nous devions faire.
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! voilà ce que j'ai décidé. La tulipe fleurie, quand il sera
+constaté qu'elle est noire et parfaitement noire, il vous faut trouver
+un messager.
+
+--Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouvé.
+
+--Un messager sûr?
+
+--Un messager dont je réponds, un de mes amoureux.
+
+--Ce n'est pas Jacob, j'espère?
+
+--Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un garçon
+alerte, de vingt-cinq à vingt-six ans.
+
+--Diable!
+
+--Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'âge, puisque
+vous-même vous avez fixé l'âge de vingt-six à vingt-huit ans.
+
+--Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme?
+
+--Comme sur moi, il se jetterait de son bateau dans le Wahal ou dans la
+Meuse, à mon choix, si je le lui ordonnais.
+
+--Eh bien, Rosa, en dix heures ce garçon peut être à Harlem; vous me
+donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de
+l'encre, et j'écrirai, ou plutôt vous écrirez, vous; moi, pauvre
+prisonnier, peut-être verrait-on, comme voit votre père, une
+conspiration là-dessous. Vous écrirez au président de la société
+d'horticulture, et, j'en suis certain, le président viendra.
+
+--Mais s'il tarde?
+
+--Supposez qu'il tarde un jour, deux jours même; mais c'est impossible,
+un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une
+minute, pas une seconde à se mettre en route pour voir la huitième
+merveille du monde. Mais, comme je le disais, tardât-il un jour,
+tardât-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La
+tulipe vue par le président, le procès-verbal dressé par lui, tout est
+dit, vous gardez un double du procès-verbal, Rosa, et vous lui confiez
+la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-mêmes, Rosa, elle n'eût
+quitté mes bras que pour passer dans les vôtres; mais c'est un rêve
+auquel il ne faut pas songer, continua Cornélius en soupirant; d'autres
+yeux la verront défleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que ne la voie le
+président, ne la laissez voir à personne. La tulipe noire, bon Dieu! si
+quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!...
+
+--Oh!
+
+--Ne m'avez-vous pas dit vous-même ce que vous craignez à l'endroit de
+votre amoureux Jacob? On vole bien un florin, pourquoi n'en volerait-on
+pas cent mille?
+
+--Je veillerai, allez, soyez tranquille.
+
+--Si pendant que vous êtes ici elle allait s'ouvrir?
+
+--La capricieuse en est bien capable, dit Rosa.
+
+--Si vous la trouviez ouverte en rentrant?
+
+--Eh bien?
+
+--Ah! Rosa, du moment où elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura
+pas un moment à perdre pour prévenir le président.
+
+--Et vous prévenir, vous. Oui, je comprends.
+
+Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence à comprendre
+une faiblesse, sinon à s'y habituer.
+
+--Je retourne auprès de la tulipe, M. van Baërle, et aussitôt ouverte,
+vous êtes prévenu; aussitôt vous prévenu, le messager part.
+
+--Rosa, Rosa, je ne sais plus à quelle merveille du ciel ou de la terre
+vous comparer.
+
+--Comparez-moi à la tulipe noire, M. Cornélius, et je serai bien
+flattée, je vous jure; disons-nous donc au revoir, M. Cornélius.
+
+--Oh! dites: Au revoir, mon ami.
+
+--Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consolée.
+
+--Dites: Mon ami bien-aimé.
+
+--Oh! mon ami...
+
+--Bien-aimé, Rosa, je vous en supplie, bien-aimé, bien-aimé, n'est-ce
+pas?
+
+--Bien-aimé, oui, bien-aimé, fit Rosa palpitante, enivrée, folle de
+joie.
+
+--Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aimé, dites aussi bienheureux,
+dites heureux comme jamais homme n'a été heureux et béni sous le ciel.
+Il ne me manque qu'une chose, Rosa.
+
+--Laquelle?
+
+--Votre joue, votre joue fraîche, votre joue rose, votre joue veloutée.
+Oh! Rosa, de votre volonté, non plus par surprise, non plus par
+accident, Rosa. Ah!
+
+Le prisonnier acheva sa prière dans un soupir; il venait de rencontrer
+les lèvres de la jeune fille, non plus par accident, non plus par
+surprise, comme cent ans plus tard Saint-Preux devait rencontrer les
+lèvres de Julie.
+
+Rosa s'enfuit. Cornélius resta l'âme suspendue à ses lèvres, le visage
+collé au guichet. Cornélius étouffait de joie et de bonheur, il ouvrit
+sa fenêtre et contempla longtemps, avec un coeur gonflé de joie, l'azur
+sans nuages du ciel, la lune qui argentait le double fleuve, ruisselant
+par-delà les collines. Il se remplit les poumons d'air généreux et pur,
+l'esprit de douces idées, l'âme de reconnaissance et d'admiration
+religieuse.
+
+--Oh! vous êtes toujours là-haut, mon Dieu! s'écria-t-il à demi
+prosterné, les yeux ardemment tendus vers les étoiles; pardonnez-moi
+d'avoir presque douté de vous ces jours derniers; vous vous cachiez
+derrière vos nuages, et un instant j'ai cessé de vous voir, Dieu bon,
+Dieu éternel, Dieu miséricordieux! Mais aujourd'hui, mais ce soir, mais
+cette nuit, oh! je vous vois tout entier dans le miroir de vos cieux et
+surtout dans le miroir de mon coeur.
+
+Il était guéri, le pauvre malade, il était libre, le pauvre prisonnier!
+
+Pendant une partie de la nuit Cornélius demeura suspendu aux barreaux de
+sa fenêtre, l'oreille au guet, concentrant ses cinq sens en un seul, ou
+plutôt en deux seulement: il regardait et écoutait.
+
+Il regardait le ciel, il écoutait la terre.
+
+Puis, l'oeil tourné de temps en temps vers le corridor:
+
+--Là-bas, disait-il, est Rosa, Rosa qui veille comme moi, comme moi
+attendant de minute en minute. Là-bas, sous les yeux de Rosa, est la
+fleur mystérieuse, qui vit, qui s'entr'ouvre, qui s'ouvre; peut-être en
+ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts délicats
+et tiédis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-être touche-t-elle de
+ses lèvres son calice entr'ouvert. Effleure-le avec précaution, Rosa.
+Rosa, tes lèvres brûlent. Peut-être en ce moment, mes deux amours se
+caressent-ils sous le regard de Dieu.
+
+En ce moment, une étoile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui
+séparait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein.
+
+Cornélius tressaillit.
+
+--Ah! dit-il, voilà Dieu qui envoie une âme à ma fleur. Et comme s'il
+eût deviné juste, presque au même moment, le prisonnier entendit dans le
+corridor des pas légers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une
+robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui
+disait:
+
+--Cornélius, mon ami, mon ami bien-aimé et bien heureux, venez, venez
+vite.
+
+Cornélius ne fit qu'un bon de la croisée au guichet. Cette fois encore
+ses lèvres rencontrèrent les lèvres murmurantes de Rosa, qui lui dit
+dans un baiser:
+
+--Elle est ouverte, elle est noire, la voilà!
+
+--Comment, la voilà! s'écria Cornélius, détachant ses lèvres des lèvres
+de la jeune fille.
+
+--Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande
+joie: la voilà, tenez.
+
+Et, d'une main, elle leva à la hauteur du guichet, une petite lanterne
+sourde, qu'elle venait de faire lumineuse; tandis qu'à la même hauteur
+elle levait, de l'autre, la miraculeuse tulipe.
+
+Cornélius jeta un cri et pensa s'évanouir.
+
+--Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me récompensez de mon
+innocence et de ma captivité, puisque vous avez fait pousser ces deux
+fleurs au guichet de ma prison.
+
+--Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrassée tout à l'heure.
+
+Cornélius retenant son haleine toucha du bout des lèvres la pointe de la
+fleur, et jamais baiser donné aux lèvres d'une femme, fût-ce aux lèvres
+de Rosa, ne lui entra si profondément dans le coeur.
+
+La tulipe était belle, splendide, magnifique; sa tige avait plus de
+dix-huit pouces de hauteur; elle s'élançait du sein de quatre feuilles
+vertes, lisses, droites comme des fers de lance; sa fleur tout entière
+était noire et brillante comme du jais.
+
+--Rosa, dit Cornélius tout haletant, Rosa, plus un instant à perdre, il
+faut écrire la lettre.
+
+--Elle est écrite, mon bien-aimé Cornélius, dit Rosa.
+
+--En vérité!
+
+--Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'écrivais, moi, car je ne voulais
+pas qu'un seul instant fût perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous
+la trouvez bien.
+
+Cornélius prit la lettre et lut, sur une écriture qui avait encore fait
+de grands progrès depuis le petit mot qu'il avait reçu de Rosa:
+
+ «Monsieur le président,
+
+«La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-être. Aussitôt
+ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-même
+en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la
+fille du geôlier Gryphus, presque aussi prisonnière que les prisonniers
+de mon père. Je ne pourrai donc vous porter cette merveille. C'est
+pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-même.
+
+«Mon désir est qu'elle s'appelle _Rosa Baërlensis_.
+
+«Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire... Venez M. le
+président, venez.
+
+«J'ai l'honneur d'être votre humble servante.
+
+ «ROSA GRYPHUS.»
+
+--C'est cela, c'est cela, chère Rosa. Cette lettre est à merveille. Je
+ne l'eusse point écrite avec cette simplicité. Au congrès, vous donnerez
+tous les renseignements qui vous seront demandés. On saura comment la
+tulipe a été créée, à combien de soins, de veilles, de craintes, elle a
+donné lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant à perdre... Le
+messager! le messager!
+
+--Comment s'appelle le président?
+
+--Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer
+van Herysen, le bourgmestre de Harlem... Donnez, Rosa, donnez.
+
+Et, d'une main tremblante, Cornélius écrivit sur la lettre:
+
+ «À mynheer Peters van Herysen, bourgmestre et président de la Société
+ horticole de Harlem.»
+
+--Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Cornélius; et mettons-nous sous
+la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gardés.
+
+
+
+
+XXIII
+
+L'envieux
+
+
+En effet, les pauvres jeunes gens avaient grand besoin d'être gardés par
+la protection directe du Seigneur.
+
+Jamais ils n'avaient été si près du désespoir que dans ce moment même où
+ils croyaient être certains de leur bonheur.
+
+Nous ne douterons point de l'intelligence de notre lecteur à ce point de
+douter qu'il n'ait reconnu dans Jacob, notre ancien ami, ou plutôt notre
+ancien ennemi, Isaac Boxtel.
+
+Le lecteur a donc deviné que Boxtel avait suivi du Buitenhof à
+Loewestein l'objet de son amour et l'objet de sa haine:
+
+La tulipe noire et Cornélius van Baërle.
+
+Ce que tout autre tulipier et qu'un tulipier envieux n'eût jamais pu
+découvrir, c'est-à-dire l'existence des caïeux et les ambitions du
+prisonnier, l'envie l'avait fait, sinon découvrir, du moins deviner à
+Boxtel.
+
+Nous l'avons vu, plus heureux sous le nom de Jacob que sous le nom
+d'Isaac, faire amitié avec Gryphus, dont il arrosa la reconnaissance et
+l'hospitalité pendant quelques mois avec le meilleur genièvre que l'on
+eût jamais fabriqué du Texel à Anvers.
+
+Il endormit ses défiances; car nous l'avons vu, le vieux Gryphus était
+défiant; il endormit ses défiances, disons-nous, en le flattant d'une
+alliance avec Rosa.
+
+Il caressa en outre ses instincts de geôlier, après avoir flatté son
+orgueil de père. Il caressa ses instincts de geôlier en lui peignant
+sous les plus sombres couleurs le savant prisonnier que Gryphus tenait
+sous ses verrous, et qui, au dire du faux Jacob, avait passé un pacte
+avec Satan pour nuire à Son Altesse le prince d'Orange.
+
+Il avait d'abord aussi bien réussi près de Rosa, non pas en lui
+inspirant des sentiments sympathiques--Rosa avait toujours fort peu aimé
+mynheer Jacob--, mais en lui parlant mariage et passion folle, il avait
+d'abord éteint tous les soupçons qu'elle eût pu avoir.
+
+Nous avons vu comment son imprudence à suivre Rosa dans le jardin
+l'avait dénoncé aux yeux de la jeune fille, et comment les craintes
+instinctives de Cornélius avaient mis les deux jeunes gens en garde
+contre lui.
+
+Ce qui avait surtout inspiré des inquiétudes au prisonnier--notre
+lecteur doit se rappeler cela--c'est cette grande colère dans laquelle
+Jacob était entré contre Gryphus, à propos du caïeu écrasé.
+
+En ce moment, cette rage était d'autant plus grande, que Boxtel
+soupçonnait bien Cornélius d'avoir un second caïeu, mais n'en était rien
+moins que sûr.
+
+Ce fut alors qu'il épia Rosa et la suivit non seulement au jardin, mais
+encore dans les corridors. Seulement, comme cette fois il la suivait
+dans la nuit et nu-pieds, il ne fut ni vu ni entendu, excepté cette fois
+où Rosa crut avoir vu passer quelque chose comme une ombre dans
+l'escalier.
+
+Mais il était trop tard, Boxtel avait appris, de la bouche même du
+prisonnier, l'existence du second caïeu.
+
+Dupe de la ruse de Rosa, qui avait fait semblant de l'enfouir dans la
+plate-bande, et ne doutant pas que cette petite comédie n'eût été jouée
+pour le forcer à se trahir, il redoubla de précautions et mit en jeu
+toutes les ruses de son esprit pour continuer à épier les autres sans
+être épié lui-même.
+
+Il vit Rosa transporter un grand pot de faïence de la cuisine de son
+père dans sa chambre.
+
+Il vit Rosa laver, à grande eau, ses belles mains pleines de terre
+qu'elle avait pétrie pour préparer à la tulipe le meilleur lit possible.
+
+Enfin il loua, dans un grenier, une petite chambre juste en face de la
+fenêtre de Rosa, assez éloignée pour qu'on ne pût pas le reconnaître à
+l'oeil nu, mais assez proche pour qu'à l'aide de son télescope il pût
+suivre tout ce qui se passait à Loewestein dans la chambre de la jeune
+fille, comme il avait suivi à Dordrecht tout ce qui se passait dans le
+séchoir de Cornélius.
+
+Il n'était pas installé depuis trois jours dans son grenier, qu'il
+n'avait plus aucun doute.
+
+Dès le matin au soleil levant, le pot de faïence était sur la fenêtre,
+et pareille à ces charmantes femmes de Miéris et de Metzu, Rosa
+apparaissait à cette fenêtre encadrée par les premiers rameaux
+verdissants de la vigne vierge et du chèvrefeuille.
+
+Rosa regardait le pot de faïence d'un oeil qui dénonçait à Boxtel la
+valeur réelle de l'objet renfermé dans le pot.
+
+Ce que renfermait le pot, c'était donc le deuxième caïeu, c'est-à-dire
+la suprême espérance du prisonnier.
+
+Lorsque les nuits menaçaient d'être trop froides, Rosa rentrait le pot
+de faïence.
+
+C'était bien cela: elle suivait les instructions de Cornélius, qui
+craignait que le caïeu ne fût gelé.
+
+Quand le soleil devint plus chaud, Rosa rentrait le pot de faïence
+depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi.
+
+C'était bien cela encore: Cornélius craignait que la terre ne fût
+desséchée.
+
+Mais quand la lance de la fleur sortit de terre, Boxtel fut convaincu
+tout à fait; elle n'était pas haute d'un pouce que, grâce à son
+télescope, l'envieux n'avait plus de doute.
+
+Cornélius possédait deux caïeux, et le second caïeu était confié à
+l'amour et aux soins de Rosa.
+
+Car, on le pense bien, l'amour des deux jeunes gens n'avait point
+échappé à Boxtel.
+
+C'était donc ce second caïeu qu'il fallait trouver moyen d'enlever aux
+soins de Rosa et à l'amour de Cornélius.
+
+Seulement, ce n'était pas chose facile.
+
+Rosa veillait sa tulipe comme une mère veillerait son enfant; mieux que
+cela, comme une colombe couve ses oeufs.
+
+Rosa ne quittait pas la chambre de la journée; il y avait plus, chose
+étrange! Rosa ne quittait plus sa chambre le soir.
+
+Pendant sept jours, Boxtel épia inutilement Rosa; Rosa ne sortit point
+de sa chambre.
+
+C'était pendant les sept jours de brouille qui rendirent Cornélius si
+malheureux, en lui enlevant à la fois toute nouvelle de Rosa et de sa
+tulipe.
+
+Rosa allait-elle bouder éternellement Cornélius? Cela eût rendu le vol
+bien autrement difficile que ne l'avait cru d'abord mynheer Isaac.
+
+Nous disons vol, car Isaac s'était tout simplement arrêté à ce projet de
+voler la tulipe; et, comme elle poussait dans le plus profond mystère,
+comme les deux jeunes gens cachaient son existence à tout le monde,
+comme on le croirait plutôt, lui, tulipier reconnu, qu'une jeune fille
+étrangère à tous les détails de l'horticulture ou qu'un prisonnier
+condamné pour crime de haute trahison, gardé, surveillé, épié, et qui
+réclamerait mal du fond de son cachot; d'ailleurs, comme il serait
+possesseur de la tulipe et qu'en fait de meubles et autres objets
+transportables, la possession fait foi de la propriété, il obtiendrait
+bien certainement le prix et serait bien certainement couronné en place
+de Cornélius, et la tulipe, au lieu de s'appeler _tulipa nigra
+Barlænsis_, s'appellerait _tulipa nigra Boxtellensis_ ou _Boxtellea_.
+
+Mynheer Isaac n'était point encore fixé sur celui de ces deux noms qu'il
+donnerait à la tulipe noire; mais comme tous deux signifiaient la même
+chose, ce n'était point là le point important.
+
+Le point important, c'était de voler la tulipe.
+
+Mais, pour que Boxtel pût voler la tulipe, il fallait que Rosa sortît de
+sa chambre.
+
+Aussi, fût-ce avec une véritable joie que Jacob ou Isaac, comme on
+voudra, vit reprendre les rendez-vous accoutumés du soir.
+
+Il commença par profiter de l'absence de Rosa pour étudier sa porte.
+
+La porte fermait bien et à double tour, au moyen d'une serrure simple,
+mais dont Rosa seule avait la clef.
+
+Boxtel eut l'idée de voler la clef à Rosa, mais outre que ce n'était pas
+chose facile que de fouiller dans la poche de la jeune fille, Rosa
+s'apercevant qu'elle avait perdu sa clef faisait changer la serrure, ne
+sortait pas de sa chambre que la serrure ne fût changée, et Boxtel avait
+commis un crime inutile.
+
+Mieux valait donc employer un autre moyen.
+
+Boxtel réunit toutes les clefs qu'il put trouver, et pendant que Rosa et
+Cornélius passaient au guichet une de leurs heures fortunées, il les
+essaya toutes.
+
+Deux entrèrent dans la serrure, une des deux fit le premier tour et ne
+s'arrêta qu'au second.
+
+Il n'y avait donc que peu de chose à faire à cette clef.
+
+Boxtel l'enduisit d'une légère couche de cire et renouvela l'expérience.
+
+L'obstacle que la clef avait rencontré au second tour avait laissé son
+empreinte sur la cire.
+
+Boxtel n'eût qu'à suivre cette empreinte avec le mordant d'une lime à la
+lame étroite comme celle d'un couteau.
+
+Avec deux autres jours de travail, Boxtel mena sa clef à la perfection.
+
+La porte de Rosa s'ouvrit sans bruit, sans efforts, et Boxtel se trouva
+dans la chambre de la jeune fille, seul à seul avec la tulipe.
+
+La première action condamnable de Boxtel avait été de passer par-dessus
+un mur pour déterrer la tulipe; la seconde avait été de pénétrer dans le
+séchoir de Cornélius par une fenêtre ouverte; la troisième de
+s'introduire dans la chambre de Rosa avec une fausse clef.
+
+On le voit, l'envie faisait faire à Boxtel des pas rapides dans la
+carrière du crime.
+
+Boxtel se trouva donc seul à seul avec la tulipe.
+
+Un voleur ordinaire eût mit le pot sous son bras et l'eût emporté.
+
+Mais Boxtel n'était point un voleur ordinaire, et il réfléchit.
+
+Il réfléchit en regardant la tulipe, à l'aide de sa lanterne sourde,
+qu'elle n'était pas encore assez avancée pour lui donner la certitude
+qu'elle fleurirait noire, quoique les apparences offrissent toute
+probabilité.
+
+Il réfléchit que si elle ne fleurissait pas noire, ou que, si elle
+fleurissait avec une tache quelconque, il aurait fait un vol inutile.
+
+Il réfléchit que le bruit de ce vol se répandrait, que l'on
+soupçonnerait le voleur, d'après ce qui s'était passé dans le jardin,
+que l'on ferait des recherches, et que, si bien qu'il cachât la tulipe,
+il serait possible de la retrouver.
+
+Il réfléchit que, cachât-il la tulipe de façon à ce qu'elle ne fût pas
+retrouvée, il pourrait, dans tous les transports qu'elle serait obligée
+de subir, lui arriver malheur.
+
+Il réfléchit enfin que mieux valait, puisqu'il avait une clef de la
+chambre de Rosa et pouvait y entrer quand il voulait, il réfléchit qu'il
+valait mieux attendre la floraison, la prendre une heure avant qu'elle
+s'ouvrît, ou une heure après qu'elle serait ouverte, et partir à
+l'instant même sans retard pour Harlem, où, avant qu'on eût même
+réclamé, la tulipe serait devant les juges.
+
+Alors, ce serait celui ou celle qui réclamerait que Boxtel accuserait de
+vol.
+
+C'était un plan bien conçu et digne en tout point de celui qui le
+concevait.
+
+Ainsi tous les soirs, pendant cette douce heure que les jeunes gens
+passaient au guichet de la prison, Boxtel entrait dans la chambre de la
+jeune fille, non pas pour violer le sanctuaire de virginité, mais pour
+suivre les progrès que faisait la tulipe noire dans sa floraison.
+
+Le soir où nous sommes arrivés, il allait entrer comme les autres soirs;
+mais, nous l'avons vu, les jeunes gens n'avaient échangé que quelques
+paroles, et Cornélius avait renvoyé Rosa pour veiller sur la tulipe.
+
+En voyant Rosa entrer dans sa chambre, dix minutes après en être sortie,
+Boxtel comprit que la tulipe avait fleuri ou allait fleurir.
+
+C'était donc pendant cette nuit-là que la grande partie allait se jouer;
+aussi Boxtel se présenta-t-il chez Gryphus avec une provision de
+genièvre double de coutume, c'est-à-dire avec une bouteille dans chaque
+poche.
+
+Gryphus gris, Boxtel était maître de la maison à peu près.
+
+À onze heures, Gryphus était ivre mort. À deux heures du matin, Boxtel
+vit sortir Rosa de sa chambre, mais visiblement elle tenait dans ses
+bras un objet qu'elle portait avec précaution.
+
+Cet objet, c'était sans aucun doute la tulipe noire qui venait de
+fleurir.
+
+Mais qu'allait-elle en faire?
+
+Allait-elle à l'instant même partir pour Harlem avec elle?
+
+Il n'était pas possible qu'une jeune fille entreprît seule, la nuit, un
+pareil voyage.
+
+Allait-elle seulement montrer la tulipe à Cornélius? C'était probable.
+
+Il suivit Rosa pieds nus et sur la pointe du pied.
+
+Il la vit s'approcher du guichet.
+
+Il l'entendit appeler Cornélius.
+
+À la lueur de la lanterne sourde, il vit la tulipe ouverte, noire comme
+la nuit dans laquelle il était caché.
+
+Il entendit tout le projet arrêté entre Cornélius et Rosa d'envoyer un
+messager à Harlem.
+
+Il vit les lèvres des deux jeunes gens se toucher, puis il entendit
+Cornélius renvoyer Rosa.
+
+Il vit Rosa éteindre la lanterne sourde et reprendre le chemin de sa
+chambre.
+
+Il la vit rentrer dans sa chambre.
+
+Puis il la vit, dix minutes après, sortir de sa chambre et en fermer
+avec soin la porte à double clef.
+
+Pourquoi fermait-elle cette porte avec tant de soin? C'est que derrière
+cette porte elle enfermait la tulipe noire.
+
+Boxtel, qui voyait tout cela caché sur le palier de l'étage supérieur à
+la chambre de Rosa, descendit une marche de son étage à lui, lorsque
+Rosa descendait une marche du sien.
+
+De sorte que, lorsque Rosa touchait la dernière marche de l'escalier, de
+son pied léger, Boxtel, d'une main plus légère encore, touchait la
+serrure de la chambre de Rosa avec sa main.
+
+Et dans cette main, on doit le comprendre, était la fausse clef qui
+ouvrait la porte de Rosa, ni plus ni moins facilement que la vraie.
+
+Voilà pourquoi nous avons dit au commencement de ce chapitre que les
+pauvres jeunes gens avaient bien besoin d'être gardés par la protection
+directe du Seigneur.
+
+
+
+
+XXIV
+
+Où la tulipe noire change de maître
+
+
+Cornélius était resté à l'endroit où l'avait laissé Rosa, cherchant
+presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son
+bonheur.
+
+Une demi-heure s'écoula.
+
+Déjà les premiers rayons du jour entraient, bleuâtres et frais, à
+travers les barreaux de la fenêtre dans la prison de Cornélius,
+lorsqu'il tressaillit tout à coup à des pas qui montaient l'escalier et
+à des cris qui se rapprochaient de lui.
+
+Presque au même moment, son visage se trouva en face du visage pâle et
+décomposé de Rosa.
+
+Il recula, pâlissant lui-même d'effroi.
+
+--Cornélius! Cornélius! s'écria celle-ci haletante.
+
+--Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier.
+
+--Cornélius! la tulipe...
+
+--Eh bien?...
+
+--Comment vous dire cela?
+
+--Dites, dites, Rosa.
+
+--On nous l'a prise, on nous l'a volée.
+
+--On nous l'a prise, on nous l'a volée! s'écria Cornélius.
+
+--Oui, dit Rosa en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui,
+prise, volée!
+
+Et, malgré elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses
+genoux.
+
+--Mais comment cela? demanda Cornélius. Dites-moi, expliquez-moi...
+
+--Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus
+dire: Mon bien-aimé.
+
+--Vous l'avez laissée seule! dit Cornélius avec un accent lamentable.
+
+--Un seul instant, pour aller prévenir notre messager qui demeure à
+cinquante pas à peine, sur le bord du Wahal.
+
+--Et pendant ce temps, malgré mes recommandations, vous avez laissé la
+clef à la porte, malheureuse enfant!
+
+--Non, non, non, la clef ne m'a point quittée; je l'ai constamment tenue
+dans ma main, la serrant comme si j'eusse eu peur qu'elle ne m'échappât.
+
+--Mais alors comment cela se fait-il?
+
+--Le sais-je moi-même? J'avais donné la lettre à mon messager; mon
+messager était parti devant moi; je rentre, la porte était fermée;
+chaque chose était à sa place dans ma chambre, excepté la tulipe qui
+avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procuré une clef de ma
+chambre, ou en ait fait faire une fausse.
+
+Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Cornélius, immobile,
+les traits altérés, écoutait presque sans comprendre, murmurant
+seulement:
+
+--Volée, volée, volée! Je suis perdu.
+
+--Oh! M. Cornélius, grâce! grâce! criait Rosa, j'en mourrai.
+
+À cette menace de Rosa, Cornélius saisit les grilles du guichet, et les
+étreignant avec fureur:
+
+--Rosa, s'écria-t-il, on nous a volés, c'est vrai, mais faut-il nous
+laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mais réparable
+peut-être, Rosa; nous connaissons le voleur.
+
+--Hélas! comment voulez-vous que je vous dise positivement?
+
+--Oh! je vous le dis, moi, c'est cet infâme Jacob. Le laisserons-nous
+porter à Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles,
+l'enfant de notre amour. Rosa, il faut le poursuivre, il faut le
+rejoindre!
+
+--Mais comment faire tout cela, mon ami, sans découvrir à mon père que
+nous étions d'intelligence? Comment, moi, une femme si peu libre, si peu
+habile, comment parviendrai-je à ce but, que vous-même n'atteindriez
+peut-être pas?
+
+--Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins
+pas. Vous verrez si je ne découvre pas le voleur; vous verrez si je ne
+lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier
+grâce!
+
+--Hélas! dit Rosa en éclatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je
+les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis
+longtemps?
+
+--Votre père les a; votre infâme père, le bourreau qui m'a déjà écrasé
+le premier caïeu de ma tulipe. Oh, le misérable, le misérable! il est
+complice de Jacob.
+
+--Plus bas, plus bas, au nom du Ciel!
+
+--Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'écria Cornélius au paroxysme de
+la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans
+la prison.
+
+--Mon ami, par pitié.
+
+--Je vous dis, Rosa, que je vais démolir le cachot pierre à pierre.
+
+Et l'infortuné, de ses deux mains, dont la colère décuplait les forces,
+ébranlait la porte à grand bruit, peu soucieux des éclats de sa voix qui
+s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier.
+
+Rosa, épouvantée, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse
+tempête.
+
+--Je vous dis que je tuerai l'infâme Gryphus, hurlait van Baërle; je
+vous dis que je verserai son sang, comme il a versé celui de ma tulipe
+noire.
+
+Le malheureux commençait à devenir fou.
+
+--Eh bien, oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui,
+je lui prendrai ses clefs, oui, je vous ouvrirai; oui, mais calmez-vous,
+mon Cornélius.
+
+Elle n'acheva point, un hurlement poussé devant elle interrompit sa
+phrase.
+
+--Mon père! s'écria Rosa.
+
+--Gryphus! rugit van Baërle, ah! scélérat!
+
+Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, était monté sans qu'on pût
+l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet.
+
+--Ah! vous me prendrez mes clefs, dit-il d'une voix étouffée par la
+colère. Ah! cet infâme, ce monstre, ce conspirateur à pendre est votre
+Cornélius! Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'État. C'est
+bon!
+
+Rosa frappa dans ses deux mains avec désespoir.
+
+--Oh! continua Gryphus, passant de l'accent fiévreux de la colère à la
+froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah!
+monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon
+sang! Très bien! rien que cela! Et de complicité avec ma fille! Jésus!
+mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une
+caverne de voleurs! Ah! M. le gouverneur saura tout ce matin, et Son
+Altesse le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi:
+«Quiconque se rebellera dans la prison (article 6).» Nous allons vous
+donner une seconde édition du Buitenhof, monsieur le savant, et la bonne
+édition celle-là. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et
+vous, la belle, mangez des yeux votre Cornélius. Je vous avertis, mes
+agneaux, que vous n'aurez plus cette félicité de conspirer ensemble. Çà,
+qu'on descende, fille dénaturée. Et vous, monsieur le savant, au revoir;
+soyez tranquille, au revoir!
+
+Rosa, folle de terreur et de désespoir, envoya un baiser à son ami;
+puis, sans doute illuminée d'une pensée soudaine, elle se lança dans
+l'escalier en disant:--Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon
+Cornélius.
+
+Son père la suivit en hurlant.
+
+Quant au pauvre tulipier, il lâcha peu à peu les grilles que retenaient
+ses doigts convulsifs: sa tête s'alourdit, ses yeux oscillèrent dans
+leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en
+murmurant:--Volée! on me l'a volée!
+
+Pendant ce temps, Boxtel sortit du château par la porte qu'avait ouverte
+Rosa elle-même. Boxtel, la tulipe noire enveloppée dans un large
+manteau, Boxtel s'était jeté dans une carriole qui l'attendait à Gorcum,
+et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de
+son départ précipité.
+
+Et maintenant que nous l'avons vu monter dans sa carriole, nous le
+suivrons, si le lecteur y consent, jusqu'au terme de son voyage.
+
+Il marchait doucement; on ne fait pas impunément courir la poste à une
+tulipe noire.
+
+Mais Boxtel, craignant de ne pas arriver assez tôt, fit fabriquer à
+Delft une boîte garnie tout autour de belle mousse fraîche, dans
+laquelle il encaissa sa tulipe; la fleur s'y trouvait si mollement
+accoudée de tous les côtés avec de l'air par en haut, que la carriole
+put prendre le galop, sans préjudice possible.
+
+Il arriva le lendemain matin à Harlem, harassé mais triomphant, changea
+sa tulipe de pot, afin de faire disparaître toute trace de vol, brisa le
+pot de faïence dont il jeta les tessons dans un canal, écrivit au
+président de la société horticole une lettre dans laquelle il lui
+annonçait qu'il venait d'arriver à Harlem avec une tulipe parfaitement
+noire, s'installa dans une bonne hôtellerie avec sa fleur intacte.
+
+Et là attendit.
+
+
+
+
+XXV
+
+Le président van Herysen
+
+
+Rosa, en quittant Cornélius, avait pris son parti.
+
+C'était de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne
+jamais le revoir.
+
+Elle avait vu le désespoir du pauvre prisonnier, double et incurable
+désespoir.
+
+En effet, d'un côté, c'était une séparation inévitable, Gryphus ayant à
+la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous.
+
+De l'autre, c'était le renversement de toutes les espérances d'ambition
+de Cornélius van Baërle, et ces espérances, il les nourrissait depuis
+sept ans.
+
+Rosa était une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines
+de force contre un malheur suprême, trouvent dans le malheur même
+l'énergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le réparer.
+
+La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre,
+pour voir si elle ne s'était pas trompée, et si la tulipe n'était point
+dans quelque coin où elle eût échappé à ses regards. Mais Rosa chercha
+vainement, la tulipe était toujours absente, la tulipe était toujours
+volée.
+
+Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui étaient nécessaires, elle
+prit ses trois cents florins d'épargne, c'est-à-dire toute sa fortune,
+fouilla sous ses dentelles où était enfoui le troisième caïeu, le cacha
+précieusement dans sa poitrine, ferma sa porte à double tour pour
+retarder de tout le temps qu'il faudrait pour l'ouvrir le moment où sa
+fuite serait connue, descendit l'escalier, sortit de la prison par la
+porte qui, une heure auparavant, avait donné passage à Boxtel, se rendit
+chez un loueur de chevaux et demanda à louer une carriole.
+
+Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'était justement celle
+que Boxtel lui avait louée depuis la veille et avec laquelle il courait
+sur la route de Delft.
+
+Nous disons sur la route de Delft, car il fallait faire un énorme détour
+pour aller de Loewestein à Harlem; à vol d'oiseau la distance n'eût pas
+été de moitié.
+
+Mais il n'y a que les oiseaux qui puissent voyager à vol d'oiseau en
+Hollande, le pays le plus coupé de fleuves, de ruisseaux, de rivières,
+de canaux et de lacs qu'il y ait au monde.
+
+Force fut donc à Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confié
+facilement: le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du
+concierge de la forteresse.
+
+Rosa avait un espoir, c'était de rejoindre son messager, bon et brave
+garçon qu'elle emmènerait avec elle et qui lui servirait à la fois de
+guide et de soutien.
+
+En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aperçut allongeant
+le pas sur l'un des bas-côtés d'une charmante route qui côtoyait la
+rivière.
+
+Elle mit son cheval au trot et le rejoignit.
+
+Le brave garçon ignorait l'importance de son message, et cependant
+allait aussi bon train que s'il l'eût connue. En moins d'une heure il
+avait déjà fait une lieue et demie.
+
+Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle
+avait de lui. Le batelier se mit à sa disposition, promettant d'aller
+aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui permît d'appuyer la main
+soit sur la croupe de l'animal, soit sur son garrot.
+
+La jeune fille lui permit d'appuyer la main partout où il voudrait,
+pourvu qu'il ne la retardât point.
+
+Les deux voyageurs étaient déjà partis depuis cinq heures et avaient
+déjà fait plus de huit lieues, que le père Gryphus ne se doutait point
+encore que la jeune fille eût quitté la forteresse.
+
+Le geôlier d'ailleurs, fort méchant homme au fond, jouissait du plaisir
+d'avoir inspiré à sa fille une profonde terreur.
+
+Mais tandis qu'il se félicitait d'avoir à conter une si belle histoire
+au compagnon Jacob, Jacob était aussi sur la route de Delft.
+
+Seulement, grâce à sa carriole, il avait déjà quatre lieues d'avance sur
+Rosa et sur le batelier.
+
+Tandis qu'il se figurait Rosa tremblant ou boudant dans sa chambre, Rosa
+gagnait du terrain.
+
+Personne, excepté le prisonnier, n'était donc où Gryphus croyait que
+chacun était.
+
+Rosa paraissait si peu chez son père depuis qu'elle soignait sa tulipe,
+que ce ne fut qu'à l'heure du dîner, c'est-à-dire à midi, que Gryphus
+s'aperçut qu'au compte de son appétit, sa fille boudait depuis trop
+longtemps.
+
+Il la fit appeler par un de ses porte-clefs; puis comme celui-ci
+descendit en annonçant qu'il l'avait cherchée et appelée en vain, il
+résolut de la chercher et de l'appeler lui-même.
+
+Il commença par aller droit à sa chambre; mais il eut beau frapper, Rosa
+ne répondit point.
+
+On fit venir le serrurier de la forteresse; le serrurier ouvrit la
+porte, mais Gryphus ne trouva pas plus Rosa que Rosa n'avait trouvé la
+tulipe.
+
+Rosa, en ce moment, venait d'entrer à Rotterdam.
+
+Ce qui fait que Gryphus ne la trouva pas plus à la cuisine que dans sa
+chambre, pas plus au jardin que dans la cuisine.
+
+Qu'on juge de la colère du geôlier, lorsqu'ayant battu les environs, il
+apprit que sa fille avait loué un cheval, et, comme Bradamante ou
+Clorinde, était partie en véritable chercheuse d'aventures, sans dire où
+elle allait.
+
+Gryphus remonta furieux chez van Baërle, l'injuria, le menaça, secoua
+tout son pauvre mobilier, lui promit le cachot, lui promit le cul de
+basse-fosse, lui promit la faim et les verges.
+
+Cornélius, sans même écouter ce que disait le geôlier, se laissa
+maltraiter, injurier, menacer, demeurant morne, immobile, anéanti,
+insensible à toute émotion, mort à toute crainte.
+
+Après avoir cherché Rosa de tous les côtés, Gryphus chercha Jacob, et
+comme il ne le trouva pas plus qu'il n'avait retrouvé sa fille, il
+soupçonna dès ce moment Jacob de l'avoir enlevée.
+
+Cependant, la jeune fille, après avoir fait une halte de deux heures à
+Rotterdam, s'était remise en route. Le soir même elle couchait à Delft,
+et le lendemain elle arrivait à Harlem, quatre heures après que Boxtel y
+était arrivé lui-même.
+
+Rosa se fit conduire tout d'abord chez le président de la société
+horticole, maître van Herysen.
+
+Elle trouva le digne citoyen dans une situation que nous ne saurions
+omettre de dépeindre, sans manquer à tous nos devoirs de peintre et
+d'historien.
+
+Le président rédigeait un rapport au comité de la société.
+
+Ce rapport était sur grand papier et de la plus belle écriture du
+président.
+
+Rosa se fit annoncer sous son simple nom de Rosa Gryphus; mais ce nom,
+si sonore qu'il fût, était inconnu du président, car Rosa fut refusée.
+Il est difficile de forcer les consignes en Hollande, pays des digues et
+des écluses.
+
+Mais Rosa ne se rebuta point, elle s'était imposé une mission et s'était
+juré à elle-même de ne se laisser abattre ni par les rebuffades, ni par
+les brutalités, ni par les injures.
+
+--Annoncez à M. le président, dit-elle, que je viens lui parler pour la
+tulipe noire.
+
+Ces mots, non moins magiques que le fameux: _Sésame, ouvre-toi_, des
+_Mille et une Nuits_, lui servirent de _passe-porte_. Grâce à ces mots,
+elle pénétra jusque dans le bureau du président van Herysen, qu'elle
+trouva galamment en chemin pour venir à sa rencontre.
+
+C'était un bon petit homme au corps grêle, représentant assez exactement
+la tige d'une fleur dont la tête formait le calice, deux bras vagues et
+pendants simulaient la double feuille oblongue de la tulipe, un certain
+balancement qui lui était habituel complétait sa ressemblance avec cette
+fleur lorsqu'elle s'incline sous le souffle du vent.
+
+Nous avons dit qu'il s'appelait M. van Herysen.
+
+--Mademoiselle, s'écria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la
+tulipe noire?
+
+Pour M. le président de la société horticole, la _tulipa nigra_ était
+une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualité de reine
+des tulipes, envoyer des ambassadeurs.
+
+--Oui, monsieur, répondit Rosa, je viens du moins pour vous parler
+d'elle.
+
+--Elle se porte bien? fit van Herysen avec un sourire de tendre
+vénération.
+
+--Hélas! monsieur, je ne sais, dit Rosa.
+
+--Comment! lui serait-il donc arrivé quelque malheur?
+
+--Un bien grand, oui, monsieur, non pas à elle, mais à moi.
+
+--Lequel?
+
+--On me l'a volée.
+
+--On vous a volé la tulipe noire?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Savez-vous qui?
+
+--Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser.
+
+--Mais la chose sera facile à vérifier.
+
+--Comment cela?
+
+--Depuis qu'on vous l'a volée, le voleur ne saurait être loin.
+
+--Pourquoi ne peut-il être loin?
+
+--Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures.
+
+--Vous avez vu la tulipe noire? s'écria Rosa en se précipitant vers M.
+van Herysen.
+
+--Comme je vous vois, mademoiselle.
+
+--Mais où cela?
+
+--Chez votre maître, apparemment.
+
+--Chez mon maître?
+
+--Oui. N'êtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel?
+
+--Moi?
+
+--Sans doute, vous.
+
+--Mais pour qui donc me prenez-vous, monsieur?
+
+--Mais pour qui me prenez-vous, vous-même?
+
+--Monsieur, je vous prends, je l'espère, pour ce que vous êtes,
+c'est-à-dire pour l'honorable M. van Herysen, bourgmestre de Harlem et
+président de la société horticole.
+
+--Et vous venez me dire?
+
+--Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a volé ma tulipe.
+
+--Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez
+mal mon enfant; ce n'est pas à vous, mais à M. Boxtel qu'on a volé la
+tulipe.
+
+--Je vous répète, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M.
+Boxtel et que voilà la première fois que j'entends prononcer ce nom.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une
+tulipe noire?
+
+--Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa toute frissonnante.
+
+--Il y a celle de M. Boxtel, oui.
+
+--Comment est-elle?
+
+--Noire, pardieu!
+
+--Sans tache?
+
+--Sans une seule tache, sans le moindre point.
+
+--Et vous avez cette tulipe? Elle est déposée ici?
+
+--Non, mais elle y sera déposée, car je dois en faire l'exhibition au
+comité avant que le prix ne soit décerné.
+
+--Monsieur, s'écria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit
+propriétaire de la tulipe noire...
+
+--Et qui l'est en effet.
+
+--Monsieur, n'est-ce point un homme maigre?
+
+--Oui.
+
+--Chauve?
+
+--Oui.
+
+--Ayant l'oeil hagard?
+
+--Je crois que oui.
+
+--Inquiet, voûté, jambes torses?
+
+--En vérité, vous faites le portrait, trait pour trait de M. Boxtel.
+
+--Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de faïence bleue et blanche à
+fleurs jaunâtres qui représente une corbeille sur trois faces du pot?
+
+--Ah! quant à cela, j'en suis moins sûr, j'ai plus regardé la fleur que
+le pot.
+
+--Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a été volée; monsieur,
+c'est mon bien; monsieur, je viens le réclamer ici devant vous, à vous.
+
+--Oh! oh! fit M. van Herysen en regardant Rosa. Quoi! vous venez
+réclamer ici la tulipe de M. Boxtel? Tudieu, vous êtes une hardie
+commère.
+
+--Monsieur, dit Rosa un peu troublée de cette apostrophe, je ne dis pas
+que je viens réclamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens
+réclamer la mienne.
+
+--La vôtre?
+
+--Oui: celle que j'ai plantée, élevée moi-même.
+
+--Eh bien, allez trouver M. Boxtel à l'hôtellerie du Cygne blanc, vous
+vous arrangerez avec lui; quant à moi, comme le procès me paraît aussi
+difficile à juger que celui qui fût porté devant le feu roi Salomon, et
+que je n'ai pas la prétention d'avoir sa sagesse, je me contenterai de
+faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et
+d'ordonnancer les cent mille florins à son inventeur. Adieu, mon enfant.
+
+--Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa.
+
+--Seulement, mon enfant, continua van Herysen, comme vous êtes jolie,
+comme vous êtes jeune, comme vous n'êtes pas encore pervertie, recevez
+mon conseil. Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal
+et une prison à Harlem; de plus, nous sommes extrêmement chatouilleux
+sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez. M. Isaac Boxtel,
+hôtel du Cygne blanc.
+
+Et M. van Herysen, reprenant sa belle plume, continua son rapport
+interrompu.
+
+
+
+
+XXVI
+
+Un membre de la société horticole
+
+
+Rosa éperdue, presque folle de joie et de crainte à l'idée que la tulipe
+noire était retrouvée, prit le chemin de l'hôtellerie du Cygne blanc,
+suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de
+dévorer à lui seul dix Boxtels.
+
+Pendant la route, le batelier avait été mis au courant; il ne reculait
+pas devant la lutte, au cas où une lutte s'engagerait; seulement, ce cas
+échéant, il avait ordre de ménager la tulipe.
+
+Mais arrivée dans le Groote Markt, Rosa s'arrêta tout à coup; une pensée
+subite venait de la saisir, semblable à cette Minerve d'Homère, qui
+saisit Achille par les cheveux, au moment où la colère va l'emporter.
+
+--Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute énorme, j'ai perdu
+peut-être et Cornélius, et la tulipe et moi!... J'ai donné l'éveil, j'ai
+donné des soupçons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se
+liguer contre moi, et alors je suis perdue... Oh! moi perdue, ce ne
+serait rien, mais Cornélius, mais la tulipe!
+
+Elle se recueillit un moment.
+
+--Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel
+n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a
+découvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a été volée par un autre
+que celui que je soupçonne, ou a déjà passé dans d'autres mains, si je
+ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que
+la tulipe est à moi? D'un autre côté, si je reconnais ce Boxtel pour le
+faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons
+ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit
+du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-être
+en ce moment.
+
+Cette prière faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle
+demandait au ciel.
+
+Cependant un grand bruit bourdonnait à l'extrémité du Groote Markt. Les
+gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, était insensible à
+tout ce mouvement de la population.
+
+--Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le président.
+
+--Retournons, dit le batelier.
+
+Ils prirent la petite rue de la Paille qui les mena droit au logis de M.
+van Herysen, lequel, de sa plus belle écriture et avec sa meilleure
+plume, continuait à travailler à son rapport. Partout, sur son passage,
+Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille
+florins; la nouvelle courait déjà la ville. Rosa n'eut pas peu de peine
+à pénétrer de nouveau chez M. van Herysen, qui cependant se sentit ému,
+comme la première fois, au mot magique de la tulipe noire. Mais quand il
+reconnut Rosa, dont il avait dans son esprit, fait une folle, ou pis que
+cela, la colère le prit et il voulut la renvoyer.
+
+Mais Rosa joignit les mains, et avec cet accent d'honnête vérité qui
+pénètre les coeurs:
+
+--Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas: écoutez, au
+contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouvez me faire
+rendre justice, du moins vous n'aurez pas à vous reprocher un jour, en
+face de Dieu, d'avoir été complice d'une mauvaise action.
+
+Van Herysen trépignait d'impatience; c'était la seconde fois que Rosa le
+dérangeait au milieu d'une rédaction à laquelle il mettait son double
+amour-propre de bourgmestre et de président de la société horticole.
+
+--Mais mon rapport! s'écria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire!
+
+--Monsieur, continua Rosa avec la fermeté de l'innocence et de la
+vérité, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposera, si vous ne
+m'écoutez, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en
+supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce M.
+Boxtel, que je soutiens, moi, être M. Jacob, et je jure Dieu de lui
+laisser la propriété de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et
+son propriétaire.
+
+--Pardieu! la belle avance, dit van Herysen.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus?
+
+--Mais enfin, dit Rosa désespérée, vous êtes honnête homme, monsieur. Eh
+bien, si non seulement vous alliez donner le prix à un homme pour une
+oeuvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une oeuvre volée.
+
+Peut-être l'accent de Rosa avait-il amené une certaine conviction dans
+le coeur de van Herysen et allait-il répondre plus doucement à la pauvre
+fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait
+purement et simplement être une augmentation du bruit que Rosa avait
+déjà entendu, mais sans y attacher d'importance, au Groote Markt, et qui
+n'avait pas eu le pouvoir de la réveiller de sa fervente prière.
+
+Des acclamations bruyantes ébranlèrent la maison.
+
+M. van Herysen prêta l'oreille à ces acclamations, qui pour Rosa
+n'avaient point été un bruit d'abord, et maintenant n'étaient qu'un
+bruit ordinaire.
+
+--Qu'est-ce que cela? s'écria le bourgmestre, qu'est-ce cela? Serait-il
+possible et ai-je bien entendu?
+
+Et il se précipita vers son antichambre, sans plus se préoccuper de Rosa
+qu'il laissa dans son cabinet.
+
+À peine arrivé dans son antichambre, M. van Herysen poussa un grand cri
+en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule.
+
+Accompagné, ou plutôt suivi de la multitude, un jeune homme vêtu
+simplement d'un habit de petit velours violet brodé d'argent montait
+avec une noble lenteur les degrés de pierre, éclatants de blancheur et
+de propreté.
+
+Derrière lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la
+cavalerie.
+
+Van Herysen, se faisant faire place au milieu des domestiques effarés,
+vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant, qui
+causait toute cette rumeur.
+
+--Monseigneur, s'écria-t-il, monseigneur, Votre Altesse chez moi!
+honneur éclatant à jamais pour mon humble maison.
+
+--Cher M. van Herysen, dit Guillaume d'Orange avec une sérénité qui,
+chez lui, remplaçait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime
+l'eau, la bière et les fleurs, quelquefois même ce fromage dont les
+Français estiment le goût; parmi les fleurs, celles que je préfère sont
+naturellement les tulipes. J'ai ouï dire à Leyde que la ville de Harlem
+possédait enfin la tulipe noire, et, après m'être assuré que la chose
+était vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au
+président de la société d'horticulture.
+
+--Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Herysen ravi, quelle gloire pour
+la société si ses travaux agréent à Votre Altesse.
+
+--Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait déjà
+d'avoir trop parlé.
+
+--Hélas, non, monseigneur, je ne l'ai pas ici.
+
+--Et où est-elle?
+
+--Chez son propriétaire.
+
+--Quel est ce propriétaire?
+
+--Un brave tulipier de Dordrecht.
+
+--De Dordrecht?
+
+--Oui.
+
+--Et il s'appelle?...
+
+--Boxtel.
+
+--Il loge?
+
+--Au Cygne blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse
+veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que
+monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe à monseigneur.
+
+--C'est bien, mandez-le.
+
+--Oui, Votre Altesse. Seulement...
+
+--Quoi?
+
+--Oh! rien d'important, monseigneur.
+
+--Tout est important dans ce monde, M. van Herysen.
+
+--Eh bien, monseigneur, une difficulté s'élevait.
+
+--Laquelle?
+
+--Cette tulipe est déjà revendiquée par des usurpateurs. Il est vrai
+qu'elle vaut cent mille florins.
+
+--En vérité!
+
+--Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires.
+
+--C'est un crime cela, M. van Herysen.
+
+--Oui, Votre Altesse.
+
+--Et, avez-vous les preuves de ce crime?
+
+--Non, monseigneur, la coupable...
+
+--La coupable, monsieur?...
+
+--Je veux dire, celle qui réclame la tulipe, monseigneur, est là, dans
+la chambre à côté.
+
+--Là! Qu'en pensez-vous, M. van Herysen?
+
+--Je pense, monseigneur, que l'appât des cent mille florins l'aura
+tentée.
+
+--Et elle réclame la tulipe?
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Et que dit-elle, de son côté, comme preuve?
+
+--J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entrée.
+
+--Écoutons-la, M. van Herysen, écoutons-la; je suis le premier magistrat
+du pays, j'entendrai la cause et ferai justice.
+
+--Voilà mon roi Salomon trouvé, dit van Herysen en s'inclinant et en
+montrant le chemin au prince.
+
+Celui-ci allait prendre le pas sur son interlocuteur, quand s'arrêtant
+soudain:
+
+--Passez devant, dit-il, et appelez-moi monsieur.
+
+Ils entrèrent dans le cabinet.
+
+Rosa était toujours à la même place, appuyée à la fenêtre et regardant
+par les vitres dans le jardin.
+
+--Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et
+les jupes rouges de Rosa.
+
+Celle-ci se retourna au bruit, mais à peine vit-elle le prince, qui
+s'asseyait à l'angle le plus obscur de l'appartement.
+
+Toute son attention, on le comprend, était pour cet important personnage
+que l'on appelait van Herysen, et non pour cet humble étranger qui
+suivait le maître de la maison, et qui probablement ne s'appelait pas
+Monsieur.
+
+L'humble étranger prit un livre dans la bibliothèque et fit signe à van
+Herysen de commencer l'interrogatoire.
+
+Van Herysen, toujours à l'invitation du jeune homme à l'habit violet,
+s'assit à son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui
+était accordée:
+
+--Ma fille, dit-il, vous me promettez la vérité, toute la vérité sur
+cette tulipe?
+
+--Je vous la promets.
+
+--Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de
+la société horticole.
+
+--Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous ai point dit
+déjà?
+
+--Eh bien alors?
+
+--Alors, j'en reviendrai à la prière que je vous ai adressée.
+
+--Laquelle?
+
+--De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas
+pour la mienne, je le dirai franchement; mais si je la reconnais, je la
+réclamerai, dussé-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-même,
+mes preuves à la main!
+
+--Vous avez donc des preuves, la belle enfant?
+
+--Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira.
+
+Van Herysen échangea un regard avec le prince, qui, depuis les premiers
+mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce
+n'était point la première fois que cette voix douce frappât ses
+oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Herysen
+continua l'interrogatoire.
+
+--Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous êtes la
+propriétaire de la tulipe noire?
+
+--Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plantée
+et cultivée dans ma propre chambre.
+
+--Dans votre chambre, et où était votre chambre?
+
+--À Loewestein.
+
+--Vous êtes à Loewestein?
+
+--Je suis la fille du geôlier de la forteresse.
+
+Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:--Ah! c'est cela, je
+me rappelle maintenant.
+
+Et tout en faisant semblant de lire, il regarda Rosa avec plus
+d'attention encore qu'auparavant.
+
+--Et vous aimez les fleurs? continua van Herysen.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors, vous êtes une savante fleuriste?
+
+Rosa hésita un instant, puis avec un accent tiré du plus profond de son
+coeur:
+
+--Messieurs, je parle à des gens d'honneur? dit-elle.
+
+L'accent était si vrai, que van Herysen et le prince répondirent tous
+deux en même temps par un mouvement de tête affirmatif.
+
+--Eh bien, non, ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non!
+moi je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la
+Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni écrire. Non!
+la tulipe n'a pas été trouvée par moi-même.
+
+--Et par qui a-t-elle été trouvée?
+
+--Par un pauvre prisonnier de Loewestein.
+
+--Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince.
+
+Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit à son tour.
+
+--Par un prisonnier d'État alors, continua le prince, car à Loewestein,
+il n'y a que des prisonniers d'État?
+
+Et il se remit à lire, ou du moins fit semblant de se remettre à lire.
+
+--Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'État.
+
+Van Herysen pâlit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil
+témoin.
+
+--Continuez, dit froidement Guillaume au président de la société
+horticole.
+
+--Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant à celui qu'elle croyait son
+véritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravement.
+
+--En effet, dit van Herysen, les prisonniers d'État doivent être au
+secret à Loewestein.
+
+--Hélas! monsieur.
+
+--Et, d'après ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profité
+de votre position comme fille du geôlier et que vous auriez communiqué
+avec lui pour cultiver des fleurs?
+
+--Oui, monsieur, murmura Rosa éperdue; oui, je suis forcée de l'avouer,
+je le voyais tous les jours.
+
+--Malheureuse! s'écria M. van Herysen.
+
+Le prince leva la tête en observant l'effroi de Rosa et la pâleur du
+président.
+
+--Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentuée, cela ne regarde
+pas les membres de la société horticole; ils ont à juger de la tulipe
+noire et ne connaissent pas les délits politiques. Continuez, jeune
+fille, continuez.
+
+Van Herysen, par un éloquent regard, remercia au nom des tulipes le
+nouveau membre de la société horticole.
+
+Rosa, rassurée par cette espèce d'encouragement que lui avait donné
+l'inconnu, raconta tout ce qui s'était passé depuis trois mois, tout ce
+qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des
+duretés de Gryphus, de la destruction du premier caïeu, de la douleur du
+prisonnier, des précautions prises pour que le second caïeu arrivât
+bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur
+séparation; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait
+plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait éprouvée à leur
+réunion, enfin de leur désespoir à tous deux lorsqu'ils avaient su que
+la tulipe qui venait de fleurir leur avait été volée une heure après sa
+floraison.
+
+Tout cela était dit avec un accent de vérité qui laissait le prince
+impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son
+effet sur M. van Herysen.
+
+--Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissiez ce
+prisonnier.
+
+Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfonça dans
+l'ombre, comme s'il eût voulu fuir ce regard.
+
+--Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle.
+
+--Parce qu'il n'y a que quatre mois que le geôlier Gryphus et sa fille
+sont à Loewestein.
+
+--C'est vrai, monsieur.
+
+--Et à moins que vous n'ayez sollicité le changement de votre père pour
+suivre quelque prisonnier qui aurait été transporté de la Haye à
+Loewestein...
+
+--Monsieur! fit Rosa en rougissant.
+
+--Achevez, dit Guillaume.
+
+--Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier à la Haye.
+
+--Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume.
+
+En ce moment l'officier qui avait été envoyé près de Boxtel rentra et
+annonça au prince que celui qu'il était allé quérir le suivait avec sa
+tulipe.
+
+
+
+
+XXVII
+
+Le troisième caïeu
+
+
+L'annonce du retour de Boxtel était à peine faite, que Boxtel entra en
+personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant
+dans une caisse le précieux fardeau, qui fut déposé sur une table.
+
+Le prince, prévenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se
+tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur où
+lui-même avait placé son fauteuil.
+
+Rosa, palpitante, pâle, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitât à
+aller voir à son tour.
+
+Elle entendit la voix de Boxtel.
+
+--C'est lui! s'écria-t-elle.
+
+Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte
+entr'ouverte.
+
+--C'est ma tulipe, s'écria Rosa, c'est elle, je la reconnais. Ô mon
+pauvre Cornélius.
+
+Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'à la porte, où
+il demeura un instant dans la lumière.
+
+Les yeux de Rosa s'arrêtèrent sur lui. Plus que jamais elle était
+certaine que ce n'était pas la première fois qu'elle voyait cet
+étranger.
+
+--M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici.
+
+Boxtel accourut avec empressement et se trouva face à face avec
+Guillaume d'Orange.
+
+--Son Altesse! s'écria-t-il en reculant.
+
+--Son Altesse! répéta Rosa tout étourdie.
+
+À cette exclamation partie à sa gauche, Boxtel se retourna et aperçut
+Rosa.
+
+À cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une
+pile de Volta.
+
+--Ah! murmura le prince se parlant à lui-même, il est troublé.
+
+Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-même, s'était déjà remis.
+
+--M. Boxtel, dit Guillaume, il paraît que vous avez trouvé le secret de
+la tulipe noire?
+
+--Oui, monseigneur, répondit Boxtel d'une voix où perçait un peu de
+trouble.
+
+Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'émotion que le tulipier
+avait éprouvée en reconnaissant Guillaume.
+
+--Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prétend l'avoir
+trouvé aussi.
+
+Boxtel sourit de dédain et haussa les épaules.
+
+Guillaume suivait tous ses mouvements avec un intérêt de curiosité
+remarquable.
+
+--Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince.
+
+--Non, monseigneur.
+
+--Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel?
+
+--Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je veux dire qu'à Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel
+se faisait appeler M. Jacob.
+
+--Que dites-vous à cela, M. Boxtel?
+
+--Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur.
+
+--Vous niez avoir jamais été à Loewestein?
+
+Boxtel hésita; l'oeil fixe et impérieusement scrutateur, le prince
+l'empêchait de mentir.
+
+--Je ne puis nier avoir été à Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir
+volé la tulipe.
+
+--Vous me l'avez volée et dans ma chambre! s'écria Rosa indignée.
+
+--Je le nie.
+
+--Écoutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour où je
+préparai la plate-bande où je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie
+dans le jardin où j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-là
+vous être précipité, après ma sortie, sur l'endroit où vous espériez
+trouver le caïeu? Niez-vous avoir fouillé la terre avec vos mains, mais
+inutilement, Dieu merci! car ce n'était qu'une ruse pour reconnaître vos
+intentions? Dites, niez-vous tout cela?
+
+Boxtel ne jugea point à propos de répondre à ces diverses
+interrogations. Mais laissant la polémique entamée avec Rosa et se
+retournant vers le prince:
+
+--Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes à
+Dordrecht; j'ai même acquis dans cet art une certaine réputation: une de
+mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai dédiée au roi
+de Portugal. Maintenant voici la vérité. Cette jeune fille savait que
+j'avais trouvé la tulipe noire, et de concert avec un certain amant
+qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a formé le
+projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que
+je gagnerai, j'espère, grâce à votre justice.
+
+--Oh! s'écria Rosa outrée de colère.
+
+--Silence, dit le prince.
+
+Puis se tournant vers Boxtel:
+
+--Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites être l'amant de
+cette jeune fille?
+
+Rosa faillit s'évanouir, car le prisonnier était recommandé par le
+prince comme un grand coupable.
+
+Rien ne pouvait être plus agréable à Boxtel que cette question.
+
+--Quel est ce prisonnier? répéta-t-il.
+
+--Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera à
+Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probité. Ce prisonnier
+est un criminel d'État, condamné une fois à mort.
+
+--Et qui s'appelle...?
+
+Rosa cacha sa tête dans ses deux mains avec un mouvement désespéré.
+
+--Qui s'appelle Cornélius van Baërle, dit Boxtel et qui est le propre
+filleul de ce scélérat de Corneille de Witt.
+
+Le prince tressaillit. Son oeil calme jeta une flamme, et le froid de la
+mort s'étendit de nouveau sur son visage immobile.
+
+Il alla à Rosa et lui fit du doigt signe d'écarter ses mains de son
+visage.
+
+Rosa obéit, comme eût fait sans voir une femme soumise à un pouvoir
+magnétique.
+
+--C'est donc pour suivre cet homme que vous êtes venue me demander à
+Leyde le changement de votre père?
+
+Rosa baissa la tête et s'affaissa écrasée en murmurant:
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Poursuivez, dit le prince à Boxtel.
+
+--Je n'ai rien à dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout.
+Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire
+rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu à Loewestein parce
+que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux
+Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demandée en
+mariage, et comme je n'étais pas riche, imprudent que j'étais, je lui ai
+confié mon espérance de toucher cent mille florins; et pour justifier
+cette espérance, je lui ai montré la tulipe noire. Alors, comme son
+amant, à Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il
+tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont comploté ma
+perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a été enlevée de
+chez moi par cette jeune fille, portée dans sa chambre, où j'ai eu le
+bonheur de la reprendre au moment où elle avait l'audace d'expédier un
+messager pour annoncer à MM. les membres de la société d'horticulture
+qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas
+démontée pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a
+gardée dans sa chambre, l'aura-t-elle montrée à quelques personnes
+qu'elle appellera en témoignage? Mais heureusement, monseigneur, vous
+voilà prévenu contre cette intrigue et ses témoins.
+
+--Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infâme! gémit Rosa en larmes, en se jetant
+aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en
+pitié son horrible angoisse.
+
+--Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour
+vous avoir ainsi conseillée; car vous êtes si jeune et vous avez l'air
+si honnête, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous.
+
+--Monseigneur! monseigneur! s'écria Rosa, Cornélius n'est pas coupable.
+
+Guillaume fit un mouvement.
+
+--Pas coupable de vous avoir conseillée. C'est cela que vous voulez
+dire, n'est-ce pas?
+
+--Je veux dire, monseigneur, que Cornélius n'est pas plus coupable du
+second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier.
+
+--Du premier? Et savez-vous quel a été ce premier crime? Savez-vous de
+quoi il a été accusé et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille
+de Witt, caché la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de
+Louvois.
+
+--Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il fût détenteur de cette
+correspondance; il l'ignorait entièrement. Eh! mon Dieu! il me l'eût
+dit. Est-ce que ce coeur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'eût
+caché? Non, non, monseigneur, je le répète, dussé-je encourir votre
+colère, Cornélius n'est pas plus coupable du premier crime que du
+second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon
+Cornélius, monseigneur!
+
+--Un de Witt! s'écria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaît que trop,
+puisqu'il lui a déjà fait une fois grâce de la vie.
+
+--Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'État, je l'ai déjà dit, ne
+sont point du ressort de la société horticole de Harlem.
+
+Puis, fronçant le sourcil:
+
+--Quant à la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice
+sera faite.
+
+Boxtel salua, le coeur plein de joie, et reçut les félicitations du
+président.
+
+--Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli
+commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable
+paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir
+même... mais il ne doit pas voler.
+
+--Voler! s'écria Rosa, voler! lui, Cornélius, oh! monseigneur, prenez
+garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le
+tueraient plus sûrement que n'eût fait l'épée du bourreau sur le
+Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme
+qui l'a commis.
+
+--Prouvez-le, dit froidement Boxtel.
+
+--Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne
+avec énergie.
+
+Puis se retournant vers Boxtel:
+
+--La tulipe était à vous?
+
+--Oui.
+
+--Combien avait-elle de caïeux?
+
+Boxtel hésita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait
+pas cette question si les deux caïeux connus existaient seuls.
+
+--Trois, dit-il.
+
+--Que sont devenus ces caïeux? demanda Rosa.
+
+--Ce qu'ils sont devenus?... l'un a avorté, l'autre a donné la tulipe
+noire...
+
+--Et le troisième?
+
+--Le troisième?
+
+--Le troisième, où est-il?
+
+--Le troisième est chez moi, dit Boxtel tout troublé.
+
+--Chez vous? Où cela? À Loewestein ou à Dordrecht?
+
+--À Dordrecht, dit Boxtel.
+
+--Vous mentez! s'écria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant
+vers le prince, la véritable histoire de ces trois caïeux, je vais vous
+la dire, moi. Le premier a été écrasé par mon père dans la chambre du
+prisonnier, et cet homme le sait bien, car il espérait s'en emparer, et
+quand il vit cet espoir déçu, il faillit se brouiller avec mon père qui
+le lui enlevait. Le second, soigné par moi, a donné la tulipe noire, et
+le troisième, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le
+troisième le voici dans le même papier qui l'enveloppait avec les deux
+autres quand, au moment de monter sur l'échafaud, Cornélius van Baërle
+me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez.
+
+Et Rosa, démaillotant le caïeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au
+prince, qui le prit de ses mains et l'examina.
+
+--Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir volé
+comme la tulipe? balbutia Boxtel effrayé de l'attention avec laquelle le
+prince examinait le caïeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait
+quelques lignes tracées sur le papier resté entre ses mains.
+
+Tout à coup les yeux de la jeune fille s'enflammèrent, elle relut
+haletante ce papier mystérieux, et poussant un cri en tendant le papier
+au prince:
+
+--Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume
+passa le troisième caïeu au président, prit le papier et lut. À peine
+Guillaume eut-il jeté les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main
+trembla comme si elle était prête à laisser échapper le papier; ses yeux
+prirent une effrayante expression de douleur et de pitié. Cette feuille,
+que venait de lui remettre Rosa, était la page de la Bible que Corneille
+de Witt avait envoyée à Dordrecht, par Craeke, le messager de son frère
+Jean, pour prier Cornélius de brûler la correspondance du grand
+pensionnaire avec Louvois. Cette prière, on se le rappelle, était conçue
+en ces termes:
+
+ «Cher filleul,
+
+ «Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans
+ l'ouvrir, afin qu'il demeure inconnu à toi-même: les secrets du genre de
+ celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle-le, et tu auras sauvé
+ Jean et Corneille.
+
+ «Adieu, et aime-moi.
+
+ «CORNEILLE DE WITT.
+
+ «20 août 1672.»
+
+Cette feuille était à la fois la preuve de l'innocence de van Baërle et
+son titre de propriété aux caïeux de la tulipe.
+
+Rosa et le stathouder échangèrent un seul regard.
+
+Celui de Rosa voulait dire: «Vous voyez bien!»
+
+Celui du stathouder signifiait: «Silence et attends!»
+
+Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son
+front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard
+plonger avec sa pensée dans cet abîme sans fond et sans ressource qu'on
+appelle le repentir et la honte du passé.
+
+Bientôt relevant la tête avec effort:
+
+--Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis.
+
+Puis au président:
+
+--Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune
+fille et la tulipe. Adieu.
+
+Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courbé sous l'immense bruit
+des acclamations populaires.
+
+Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourmenté. Ce papier, que
+Guillaume avait reçu des mains de Rosa, qu'il avait lu, plié et mis dans
+sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquiétait.
+
+Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et
+se confia tout entière à Dieu en murmurant:
+
+--Mon Dieu! saviez-vous vous-même dans quel but mon bon Cornélius
+m'apprenait à lire?
+
+Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui récompense les
+hommes selon leurs mérites.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+La chanson des fleurs
+
+
+Pendant que s'accomplissaient les événements que nous venons de
+raconter, le malheureux van Baërle, oublié dans la chambre de la
+forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un
+prisonnier peut souffrir quand son geôlier a pris le parti bien arrêté
+de se transformer en bourreau.
+
+Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob,
+Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait était l'oeuvre du démon,
+et que le docteur Cornélius van Baërle était l'envoyé de ce démon sur la
+terre.
+
+Il en résulta qu'un beau matin--c'était le troisième jour depuis la
+disparition de Jacob et de Rosa--, il en résulta qu'un beau matin, il
+monta à la chambre de Cornélius plus furieux encore que de coutume.
+
+Celui-ci, les deux coudes appuyés sur la fenêtre, la tête appuyée sur
+ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les
+moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour
+refouler ses larmes et empêcher sa philosophie de s'évaporer.
+
+Les pigeons y étaient toujours, mais l'espoir n'y était plus; mais
+l'avenir manquait.
+
+Hélas! Rosa surveillée ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement
+écrire, et si elle écrivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses
+lettres?
+
+Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de
+malignité dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se
+ralentît un moment, et puis, outre la réclusion, outre l'absence,
+n'avait-elle pas à souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce
+sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas à la façon des pères du
+théâtre grec? Quand le genièvre lui montait au cerveau, ne donnait-il
+pas à son bras, trop bien raccommodé par Cornélius, la vigueur de deux
+bras et d'un bâton?
+
+Cette idée, que Rosa était peut-être maltraitée, exaspérait Cornélius.
+
+Il sentait alors son inutilité, son impuissance, son néant. Il se
+demandait si Dieu était bien juste d'envoyer tant de maux à deux
+créatures innocentes. Et certainement dans ces moments-là il doutait. Le
+malheur ne rend pas crédule.
+
+Van Baërle avait bien formé le projet d'écrire à Rosa. Mais où était
+Rosa?
+
+Il avait bien eu l'idée d'écrire à la Haye pour prévenir de ce que
+Gryphus voulait sans doute amasser, par une dénonciation, de nouveaux
+orages sur sa tête.
+
+Mais avec quoi écrire? Gryphus lui avait enlevé crayon et papier.
+D'ailleurs, eût-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas
+Gryphus qui se chargerait de sa lettre.
+
+Alors Cornélius passait et repassait dans sa tête toutes ces pauvres
+ruses employées par les prisonniers.
+
+Il avait bien songé à une évasion, chose à laquelle il ne songeait pas
+quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus
+une évasion lui paraissait impossible. Il était de ces natures choisies
+qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes
+occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand
+chemin des gens médiocres, et qui les mène à tout.
+
+--Comment serait-il possible, se disait Cornélius, que je pusse m'enfuir
+de Loewestein, d'où s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette évasion,
+n'a-t-on pas tout prévu? Les fenêtres ne sont-elles pas gardées? Les
+portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas
+dix fois plus vigilants?
+
+«Puis outre les fenêtres gardées, les portes doubles, les postes plus
+vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus
+d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus?
+
+«Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa.
+Quand j'userais dix ans de ma vie à fabriquer une lime pour scier mes
+barreaux, à tresser des cordes pour descendre par la fenêtre, ou me
+coller des ailes aux épaules pour m'envoler comme Dédale... Mais je suis
+dans une période de mauvaise chance! La lime s'émoussera, la corde se
+rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera
+boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le musée de la Haye,
+entre le pourpoint taché de sang de Guillaume le Taciturne et la femme
+marine recueillie à Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour résultat
+que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosités de la
+Hollande.
+
+«Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque
+noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la
+société de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a
+pas à en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une façon
+sensible à mon amour-propre, à mon amour ou à ma sûreté personnelle. Je
+me sens, depuis ma réclusion, une vigueur étrange, hargneuse,
+insupportable. J'ai des prurits de lutte, des appétits de bataille, des
+soifs incompréhensibles de horions. Je sauterai à la gorge de mon vieux
+scélérat, et je l'étranglerai!»
+
+Cornélius, à ces derniers mots, s'arrêta un instant, la bouche
+contractée, l'oeil fixe.
+
+Il retournait avidement dans son esprit une pensée qui lui souriait.
+
+--Eh mais! continua Cornélius, une fois Gryphus étranglé, pourquoi ne
+pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si
+je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui
+expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fenêtre dans le Wahal? Je
+sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus
+est son père; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait
+pour moi, de lui avoir étranglé ce père, si brutal qu'il fût, si méchant
+qu'il ait été. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant
+la péroraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs
+qui aura trouvé Gryphus râlant encore ou étranglé tout à fait, et qui me
+remettra la main sur l'épaule. Je reverrai alors le Buitenhof et
+l'éclair de cette vilaine épée, qui cette fois ne s'arrêtera pas en
+route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Cornélius, mon
+ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment
+retrouver Rosa?
+
+Telles étaient les réflexions de Cornélius trois jours après la scène
+funeste de séparation entre Rosa et son père, juste au moment où nous
+avons montré au lecteur Cornélius accoudé sur sa fenêtre.
+
+C'est dans ce moment même que Gryphus entra.
+
+Il tenait à la main un énorme bâton, ses yeux étincelaient de mauvaises
+pensées; un mauvais sourire crispait ses lèvres; un mauvais balancement
+agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les
+mauvaises dispositions.
+
+Cornélius, rompu comme nous venons de le voir, par la nécessité de la
+patience, nécessité que le raisonnement avait menée jusqu'à la
+conviction, Cornélius l'entendit entrer, devina que c'était lui, mais ne
+se détourna même pas.
+
+Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derrière lui.
+
+Rien n'est plus désagréable aux gens qui sont en veine de colère que
+l'indifférence de ceux à qui cette colère doit s'adresser.
+
+On a fait des frais, on ne veut pas les perdre.
+
+On s'est monté la tête, on a mis son sang en ébullition. Ce n'est pas la
+peine si cette ébullition ne donne pas la satisfaction d'un petit éclat.
+
+Tout honnête coquin qui a aiguisé son mauvais génie désire au moins en
+faire une bonne blessure à quelqu'un.
+
+Aussi Gryphus, voyant que Cornélius ne bougeait point, se mit à
+l'interpeller par un vigoureux:
+
+--Hum! hum!
+
+Cornélius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais
+charmante chanson.
+
+ _Nous sommes les filles du feu secret,_
+ _Du feu qui circule dans les veines de la terre;_
+ _Nous sommes les filles de l'aurore et de la rosée,_
+ _Nous sommes les filles de l'air,_
+ _Nous sommes les filles de l'eau;_
+ _Mais nous sommes avant tout les filles du ciel._
+
+Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide
+mélancolie, exaspéra Gryphus. Il frappa la dalle de son bâton en criant:
+
+--Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas?
+
+Cornélius se retourna.
+
+--Bonjour, dit-il.
+
+Et il reprit sa chanson.
+
+ _Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant._
+ _Nous tenons à la terre par un fil._
+ _Ce fil c'est notre racine, c'est-à-dire notre vie._
+ _Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel._
+
+--Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus.
+
+Cornélius continua:
+
+ _C'est que le ciel est notre patrie,_
+ _Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,_
+ _Puisqu'à lui retourne notre âme,_
+ _Notre âme, c'est-à-dire notre parfum._
+
+Gryphus s'approcha du prisonnier:
+
+--Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te réduire et
+pour te forcer à m'avouer tes crimes?
+
+--Est-ce que vous êtes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Cornélius en se
+retournant.
+
+Et, comme en disant cela, il vit le visage altéré, les yeux brillants,
+la bouche écumante du vieux geôlier:
+
+--Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, à ce qu'il paraît; nous
+sommes furieux!
+
+Gryphus fit le moulinet avec son bâton.
+
+Mais, sans s'émouvoir:
+
+--Ça, maître Gryphus, dit van Baërle en se croisant les bras, vous
+paraissez me menacer?
+
+--Oh! oui, je te menace! cria le geôlier.
+
+--Et de quoi?
+
+--D'abord, regarde ce que je tiens à la main.
+
+--Je crois que c'est un bâton, dit Cornélius avec calme, et même un gros
+bâton; mais je ne suppose point que ce soit là ce dont vous me menacez.
+
+--Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi?
+
+--Parce que tout geôlier qui frappe un prisonnier s'expose à deux
+punitions; la première, art. 9 du règlement de Loewestein:
+
+«Sera chassé tout geôlier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main
+sur un prisonnier d'État.»
+
+--La main, fit Gryphus ivre de colère; mais le bâton; ah! le bâton, le
+règlement n'en parle pas.
+
+--La deuxième, continua Cornélius, la deuxième, qui n'est pas inscrite
+au règlement mais que l'on trouve dans l'Évangile, la deuxième, la
+voici:
+
+«Quiconque frappe de l'épée périra par l'épée. «Quiconque touche avec le
+bâton sera rossé par le bâton.»
+
+Gryphus de plus en plus exaspéré par le ton calme et sentencieux de
+Cornélius, brandit son gourdin; mais au moment où il le levait,
+Cornélius s'élança sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son
+propre bras. Gryphus hurlait de colère.
+
+--Là, là, bonhomme, dit Cornélius, ne vous exposez point à perdre votre
+place.
+
+--Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus.
+
+--À la bonne heure.
+
+--Tu vois que ma main est vide?
+
+--Oui, je le vois, et même avec satisfaction.
+
+--Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte
+l'escalier.
+
+--Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou
+le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point
+un châtiment pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il
+est mauvais à ton goût, Gryphus, meilleur il est au mien.
+
+--Meilleur il est au tien?
+
+--Oui.
+
+--Et la raison?
+
+--Oh! elle est bien simple.
+
+--Dites-la donc, alors.
+
+--Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me
+faire souffrir.
+
+--Le fait est que je ne te le donne pas pour t'être agréable, brigand.
+
+--Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais
+pain en un pain excellent, qui me réjouit plus que des gâteaux, et alors
+j'ai un double plaisir, celui de manger à mon goût d'abord, et ensuite
+de te faire infiniment enrager.
+
+Gryphus hurla de colère.
+
+--Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il.
+
+--Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que
+cela pourrait me conduire au bûcher comme Gaufredy ou Urbain Grandier;
+mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconvénient.
+
+--Bon, bon, bon, répondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc
+avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de
+pain du tout?
+
+--Hein! fit Cornélius.
+
+--Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout
+de huit jours.
+
+Cornélius pâlit.
+
+--Et cela, continua Gryphus, à partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si
+bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant à
+moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour
+ta nourriture.
+
+--Mais c'est un assassinat! s'écria Cornélius, emporté par un premier
+mouvement de terreur bien compréhensible, et qui lui était inspiré par
+cet horrible genre de mort.
+
+--Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu
+vivras malgré tout.
+
+Cornélius reprit son air riant, et haussa les épaules:
+
+--Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht?
+
+--Eh bien?... dit Gryphus.
+
+--Eh bien! c'est un joli rôti que le pigeon; un homme qui mangerait un
+pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble?
+
+--Et du feu? dit Gryphus.
+
+--Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable.
+Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son
+élément?
+
+--Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les
+jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renoncé.
+
+--Eh bien! mais, dit Cornélius quand je serai fatigué des pigeons, je
+ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse.
+
+Gryphus ouvrit de larges yeux effarés.
+
+--J'aime assez le poisson, continua Cornélius; tu ne m'en sers jamais.
+Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me
+régaler de poisson.
+
+Gryphus faillit s'évanouir de colère et même de peur. Mais se ravisant:
+
+--Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y
+forces.
+
+Et il en tira un couteau qu'il ouvrit.
+
+--Ah! un couteau! fit Cornélius se mettant en défense avec son bâton.
+
+
+
+
+XXIX
+
+Où van Baërle, avant de quitter Loewestein, règle ses comptes avec
+Gryphus
+
+
+Tous deux demeurèrent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Baërle
+sur la défensive.
+
+Puis, comme la situation pouvait se prolonger indéfiniment, Cornélius
+s'enquérant des causes de cette recrudescence de colère chez son
+antagoniste:
+
+--Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore?
+
+--Ce que je veux, je vais te le dire, répondis Gryphus. Je veux que tu
+me rendes ma fille Rosa.
+
+--Votre fille! s'écria Cornélius.
+
+--Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlevée par ton art du démon. Voyons,
+veux-tu me dire où elle est?
+
+Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus menaçante.
+
+--Rosa n'est point à Loewestein? s'écria Cornélius.
+
+--Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois?
+
+--Bon, dit Cornélius, c'est un piège que tu me tends.
+
+--Une dernière fois, veux-tu me dire où est ma fille?
+
+--Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas.
+
+--Attends, attends, gronda Gryphus pâle et les lèvres agitées par la
+folie qui commençait à envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh
+bien! je vais te desserrer les dents.
+
+Il fit un pas vers Cornélius, et lui montrant l'arme qui brillait dans
+sa main:
+
+--Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tué avec lui plus de
+cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur maître, le diable, comme je
+les ai tués eux: attends, attends!
+
+--Mais, gredin, dit Cornélius, tu veux donc décidément m'assassiner!
+
+--Je veux t'ouvrir le coeur, pour voir dedans l'endroit où tu caches ma
+fille.
+
+Et en disant ces mots avec l'égarement de la fièvre, Gryphus se
+précipita sur Cornélius, qui n'eut que le temps de se jeter derrière sa
+table pour éviter le premier coup.
+
+Gryphus brandissait son grand couteau en proférant d'horribles menaces.
+
+Cornélius prévit que, s'il était hors de la portée de la main, il
+n'était pas hors de la portée de l'arme; l'arme lancée à distance
+pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne
+perdit donc pas de temps, et du bâton qu'il avait précieusement
+conservé, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le
+couteau.
+
+Le couteau tomba par terre, et Cornélius appuya son pied dessus. Puis,
+comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner à une lutte que la douleur
+du coup de bâton et la honte d'avoir été désarmé deux fois auraient
+rendue impitoyable, Cornélius prit un grand parti.
+
+Il roua de coups son geôlier avec un sang-froid des plus héroïques,
+choisissant l'endroit où tombait chaque fois le terrible gourdin.
+
+Gryphus ne tarda point à demander grâce.
+
+Mais avant de demander grâce, il avait crié, et beaucoup; ses cris
+avaient été entendus et avaient mis en émoi tous les employés de la
+maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes
+parurent donc tout à coup et surprirent Cornélius opérant le bâton à la
+main, le couteau sous le pied.
+
+À l'aspect de tous ces témoins du méfait qu'il venait de commettre, et
+dont les circonstances atténuantes, comme on dit aujourd'hui, étaient
+inconnues, Cornélius se sentit perdu sans ressources.
+
+En effet, toutes les apparences étaient contre lui.
+
+En un tour de main, Cornélius fut désarmé; et Gryphus entouré, relevé,
+soutenu, put compter, en rugissant de colère, les meurtrissures qui
+enflaient ses épaules et son échine, comme autant de collines diaprant
+le piton d'une montagne.
+
+Procès-verbal fut dressé, séance tenante, des violences exercées par le
+prisonnier sur son gardien, et le procès-verbal soufflé par Gryphus ne
+pouvait pas être accusé de tiédeur; il ne s'agissait de rien moins que
+d'une tentative d'assassinat, préparée depuis longtemps et accomplie sur
+le geôlier, avec préméditation par conséquent, et rébellion ouverte.
+
+Tandis qu'on instrumentait contre Cornélius, les renseignements donnés
+par Gryphus rendant sa présence inutile, les deux porte-clefs l'avaient
+descendu dans sa geôle, moulu de coups et gémissant.
+
+Pendant ce temps, les gardes qui s'étaient emparés de Cornélius
+s'occupaient à l'instruire charitablement des us et coutumes de
+Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui
+ayant été faite du règlement au moment de son entrée en prison, et
+certains articles du règlement lui étaient parfaitement entrés dans la
+mémoire.
+
+Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce règlement avait
+été faite à l'endroit d'un prisonnier nommé Mathias, qui, en 1668,
+c'est-à-dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de rébellion bien
+autrement anodin que celui que venait de se permettre Cornélius.
+
+Il avait trouvé sa soupe trop chaude et l'avait jetée à la tête du chef
+des gardiens, qui, à la suite de cette ablution, avait eu le désagrément
+en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau.
+
+Mathias dans les douze heures, avait été extrait de sa chambre; puis
+conduit à la geôle, où il avait été inscrit comme sortant de Loewestein;
+puis mené à l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze
+lieues d'étendue. Là on lui avait lié les mains; puis bandé les yeux,
+récité trois prières.
+
+Puis on l'avait invité à faire une génuflexion; et les gardes de
+Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un
+sergent, logé fort habilement chacun une balle de mousquet dans le
+corps.
+
+Ce dont Mathias était mort incontinent.
+
+Cornélius écouta avec la plus grande attention ce récit désagréable.
+
+Puis, l'ayant écouté:
+
+--Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous?
+
+--Oui, la douzième heure n'était pas même encore sonnée, à ce que je
+crois, dit le narrateur.
+
+--Merci, dit Cornélius. Le garde n'avait pas terminé le sourire gracieux
+qui servait de ponctuation à son récit qu'un pas sonore retentit dans
+l'escalier. Des éperons sonnaient aux arêtes usées des marches. Les
+gardes s'écartèrent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans
+la chambre de Cornélius au moment où le scribe de Loewestein verbalisait
+encore.
+
+--C'est ici le nº 11? demanda-t-il.
+
+--Oui, colonel, répondit un sous-officier.
+
+--Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Cornélius van Baërle?
+
+--Précisément, colonel.
+
+--Où est le prisonnier?
+
+--Me voici, monsieur, répondit Cornélius en pâlissant un peu malgré tout
+son courage.
+
+--Vous êtes M. Cornélius van Baërle? demanda-t-il, s'adressant cette
+fois au prisonnier lui-même.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors suivez-moi.
+
+--Oh! oh! dit Cornélius, dont le coeur se soulevait, pressé par les
+premières angoisses de la mort, comme on va vite en besogne à la
+forteresse de Loewestein, et le drôle qui m'avait parlé de douze heures!
+
+--Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien à l'oreille
+du patient.
+
+--Un mensonge.
+
+--Comment cela?
+
+--Vous m'aviez promis douze heures.
+
+--Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de
+ses plus intimes même, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil
+honneur au pauvre Mathias.
+
+--Allons, allons, fit Cornélius, en renflant sa poitrine avec la plus
+grande quantité d'air possible; allons, montrons à ces gens-là qu'un
+bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace,
+contenir autant de balles de mousquet qu'un nommé Mathias.
+
+Et il passa fièrement devant le greffier qui, interrompu dans ses
+fonctions, se hasarda à dire à l'officier:
+
+--Mais, colonel van Deken, le procès-verbal n'est pas encore terminé.
+
+--Ce n'est point la peine de le finir, répondit l'officier.
+
+--Bon! répliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa
+plume dans un portefeuille usé et crasseux.
+
+--Il était écrit, pensa le pauvre Cornélius, que je ne donnerai mon nom
+en ce monde ni à un enfant, ni à une fleur, ni à un livre, ces trois
+nécessités dont Dieu impose une au moins, à ce que l'on assure, à tout
+homme un peu organisé qu'il daigne laisser jouir sur terre de la
+propriété d'une âme et de l'usufruit d'un corps.
+
+Et il suivit l'officier le coeur résolu et la tête haute. Cornélius
+compta les degrés qui conduisaient à l'esplanade, regrettant de ne pas
+avoir demandé au gardien combien il y en avait; ce que, dans son
+officieuse complaisance, celui-ci n'eût certes pas manqué de lui dire.
+
+Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme
+celui qui devait définitivement le conduire au but du grand voyage,
+c'était de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en
+effet, devait briller sur le visage du père! Quelle douleur sur le
+visage de la fille!
+
+Comme Gryphus allait applaudir à ce supplice, à ce supplice, vengeance
+féroce d'un acte éminemment juste, que Cornélius avait la conscience
+d'avoir accompli comme un devoir!
+
+Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir
+sans lui avoir donné le dernier baiser ou tout au moins le dernier
+adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande
+tulipe noire, et se réveiller là-haut, sans savoir de quel côté il
+fallait tourner les yeux pour la retrouver!
+
+En vérité, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre
+tulipier avait plus d'_oes triplex_ autour du coeur qu'Horace n'en
+attribue au navigateur qui le premier visita les infâmes écueils
+acrocérauniens.
+
+Cornélius eut beau regarder à droite, Cornélius eut beau regarder à
+gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aperçu Rosa, sans avoir
+aperçu Gryphus.
+
+Il y avait presque compensation.
+
+Cornélius, arrivé sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes
+ses exécuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassemblés et
+causant; mais rassemblés et causant sans mousquets, rassemblés et
+causant sans être alignés; chuchotant même entre eux plutôt qu'ils ne
+causaient, conduite qui parut à Cornélius indigne de la gravité qui
+préside d'ordinaire à de pareils événements.
+
+Tout à coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une béquille,
+apparut hors de sa geôle. Il avait allumé pour un dernier regard de
+haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit à
+vomir contre Cornélius un tel torrent d'abominables imprécations que
+Cornélius, s'adressant à l'officier:
+
+--Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien séant de me laisser
+ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment.
+
+--Écoutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce
+brave homme vous en veuille: il paraît que vous l'avez roué de coups.
+
+--Mais, monsieur, c'était à mon corps défendant.
+
+--Bah! dit le colonel en imprimant à ses épaules un geste éminemment
+philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe à présent?
+
+Une sueur froide passa sur le front de Cornélius à cette réponse, qu'il
+regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un
+officier qu'on lui avait dit être attaché à la personne du prince.
+
+Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait
+plus d'amis, et se résigna.
+
+--Soit, murmura-t-il en baissant la tête; on en a fait bien d'autres au
+Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer à lui. Le
+Christ se fût laissé battre par son geôlier et ne l'eût point battu.
+
+Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment
+attendre qu'il eût fini ses réflexions:
+
+--Allons, monsieur, demanda-t-il, où vais-je?
+
+L'officier lui montra un carrosse attelé de quatre chevaux, qui lui
+rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait déjà
+frappé ses regards au Buitenhof.
+
+--Montez là-dedans, dit-il.
+
+--Ah! murmura Cornélius, il paraît qu'on ne me fera pas les honneurs de
+l'esplanade, à moi!
+
+Il prononça ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait
+attaché à sa personne l'entendît.
+
+Sans doute crut-il que c'était un devoir pour lui de donner de nouveaux
+renseignements à Cornélius, car il s'approcha de la portière, et tandis
+que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il
+lui dit tout bas:
+
+--On a vu des condamnés conduits dans leur propre ville, et, pour que
+l'exemple fût plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur
+propre maison. Cela dépend.
+
+Cornélius fit un signe de remerciement.
+
+Puis à lui-même:
+
+--Eh bien, dit-il, à la bonne heure! voici un garçon qui ne manque
+jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en présente. Ma foi,
+mon ami, je vous suis bien obligé. Adieu!
+
+La voiture roula.
+
+--Ah! scélérat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing à sa
+victime qui lui échappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma
+fille!
+
+--Si l'on me conduit à Dordrecht, dit Cornélius, je verrai, en passant
+devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont été bien ravagées.
+
+
+
+
+XXX
+
+Où l'on commence de se douter à quel supplice était réservé Cornélius
+van Baërle
+
+
+La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht à gauche, traversa
+Rotterdam, atteignit Delft. À cinq heures du soir, on avait fait au
+moins vingt lieues.
+
+Cornélius adressa quelques questions à l'officier qui lui servait à la
+fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses
+demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans réponse.
+
+Cornélius regretta de n'avoir plus à côté de lui ce garde si complaisant
+qui parlait, lui, sans se faire prier.
+
+Il lui eût sans doute offert sur cette étrangeté, qui survenait dans sa
+troisième aventure, des détails aussi gracieux et des explications aussi
+précises que sur les deux premières.
+
+On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Cornélius
+se trouva au-delà de Leyde, ayant la mer du Nord à sa gauche et la mer
+de Harlem à sa droite.
+
+Trois heures après, il entrait à Harlem.
+
+Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le
+laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les
+événements.
+
+Mais il ne peut pas en être de même du lecteur, qui a le droit d'être
+mis au courant des choses, même avant notre héros.
+
+Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux soeurs et comme deux
+orphelines, avaient été laissées, par le prince d'Orange, chez le
+président van Herysen.
+
+Rosa ne reçut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour où
+elle l'avait vu en face.
+
+Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part
+de Son Altesse inviter Rosa à se rendre à la maison de ville.
+
+Là, dans le grand cabinet des délibérations où elle fut introduite, elle
+trouva le prince qui écrivait.
+
+Il était seul et avait à ses pieds un grand lévrier de Frise qui le
+regardait fixement, comme si le fidèle animal eût voulu essayer de faire
+ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pensée de son maître.
+
+Guillaume continua d'écrire un instant encore; puis, levant les yeux et
+voyant Rosa debout près de la porte:
+
+--Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il écrivait.
+
+Rosa fit quelques pas vers la table.
+
+--Monseigneur, dit-elle en s'arrêtant.
+
+--C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous.
+
+Rosa obéit, car le prince la regardait. Mais à peine le prince eut-il
+reporté les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse.
+
+Le prince achevait sa lettre.
+
+Pendant ce temps, le lévrier était allé au-devant de Rosa et l'avait
+examinée et caressée.
+
+--Ah! ah! fit Guillaume à son chien, on voit bien que c'est une
+compatriote; tu la reconnais.
+
+Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur
+et voilé en même temps:
+
+--Voyons, ma fille, dit-il.
+
+Le prince avait vingt-trois ans à peine, Rosa en avait dix-huit ou
+vingt; il eût mieux dit en disant «ma soeur».
+
+--Ma fille, dit-il avec cet accent étrangement imposant qui glaçait tous
+ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons.
+
+Rosa commença de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait
+rien que de bienveillant dans la physionomie du prince.
+
+--Monseigneur, balbutia-t-elle.
+
+--Vous avez un père à Loewestein?
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Vous ne l'aimez pas?
+
+--Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait
+aimer.
+
+--C'est mal de ne pas aimer son père, mon enfant, mais c'est bien de ne
+pas mentir à son prince.
+
+Rosa baissa les yeux.
+
+--Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre père?
+
+--Mon père est méchant.
+
+--De quelle façon se manifeste sa méchanceté?
+
+--Mon père maltraite les prisonniers.
+
+--Tous?
+
+--Tous.
+
+--Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulièrement
+quelqu'un?
+
+--Mon père maltraite particulièrement M. van Baërle, qui...
+
+--Qui est votre amant.
+
+Rosa fit un pas en arrière.
+
+--Que j'aime, monseigneur, répondit-elle avec fierté.
+
+--Depuis longtemps? demanda le prince.
+
+--Depuis le jour où je l'ai vu.
+
+--Et vous l'avez vu...?
+
+--Le lendemain du jour où furent si terriblement mis à mort le grand
+pensionnaire Jean et son frère Corneille.
+
+Les lèvres du prince se serrèrent, son front se plissa, ses paupières se
+baissèrent de manière à cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant
+de silence, il reprit:
+
+--Mais que vous sert-il d'aimer un homme destiné à vivre et à mourir en
+prison?
+
+--Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, à l'aider à
+vivre et à mourir.
+
+--Et vous accepteriez cette position d'être la femme d'un prisonnier?
+
+--Je serai la plus fière et la plus heureuse des créatures humaines
+étant la femme de M. van Baërle; mais...
+
+--Mais quoi?
+
+--Je n'ose dire, monseigneur.
+
+--Il y a un sentiment d'espérance dans votre accent; qu'espérez-vous?
+
+Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une
+intelligence si pénétrante qu'ils allèrent chercher la clémence endormie
+au fond de ce coeur sombre, d'un sommeil qui ressemblait à la mort.
+
+--Ah! je comprends.
+
+Rosa sourit en joignant les mains.
+
+--Vous espérez en moi, dit le prince.
+
+--Oui, monseigneur.
+
+--Hum!
+
+Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'écrire et appela un de ses
+officiers.
+
+--M. van Deken, dit-il, portez à Loewestein le message que voici; vous
+prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui
+vous regarde, vous les exécuterez.
+
+L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la voûte sonore de la
+maison le galop d'un cheval.
+
+--Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fête de la tulipe,
+et dimanche c'est après-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents
+florins que voici; car je veux que ce jour-là soit une grande fête pour
+vous.
+
+--Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vêtue? murmura Rosa.
+
+--Prenez le costume des épousées frisonnes, dit Guillaume, il vous siéra
+fort bien.
+
+
+
+
+XXXI
+
+Harlem
+
+
+Harlem, où nous sommes entrés il y a trois jours avec Rosa et où nous
+venons d'entrer à la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui
+s'enorgueillit à bon droit d'être une des plus ombragées de la Hollande.
+
+Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre à briller par les
+arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars,
+Harlem mettait toute sa gloire à primer toutes les villes des États par
+ses beaux ormes touffus, par ses peupliers élancés, et surtout par ses
+promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en voûte, le
+chêne, le tilleul, et le marronnier.
+
+Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient,
+l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de
+devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu être une ville
+agricole ou plutôt horticole.
+
+En effet, bien close, bien aérée, bien chauffée au soleil, elle donnait
+aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de
+mer ou ses soleils de plaine, n'eût point su leur offrir.
+
+Aussi avait-on vu s'établir à Harlem tous ces esprits tranquilles qui
+possédaient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu
+s'établir à Rotterdam et à Amsterdam tous les esprits inquiets et
+remuants, que possède l'amour des voyages et du commerce, comme on avait
+vu s'établir à la Haye tous les politiques et les mondains.
+
+Nous avons dit que Leyde avait été la conquête des savants.
+
+Harlem prit donc le goût des choses douces, de la musique, de la
+peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres.
+
+Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes.
+
+Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons
+ainsi, fort naturellement comme on voit, à parler de celui que la ville
+proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans
+tache et sans défaut, qui devait rapporter cent mille florins à son
+inventeur.
+
+Harlem ayant mis en lumière sa spécialité, Harlem ayant affiché son goût
+pour les fleurs en général et les tulipes en particulier, dans un temps
+où tout était à la guerre ou aux séditions, Harlem ayant eu l'insigne
+joie de voir fleurir l'idéal de ses prétentions et l'insigne honneur de
+voir fleurir l'idéal des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois
+et de soleil, d'ombre et de lumière, Harlem avait voulu faire de cette
+cérémonie de l'inauguration du prix une fête qui durât éternellement
+dans le souvenir des hommes.
+
+Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des
+fêtes; jamais nature plus paresseuse ne déploya plus d'ardeur criante,
+chantante et dansante que celle des bons républicains des Sept-Provinces
+à l'occasion des divertissements.
+
+Voyez plutôt les tableaux des deux Teniers.
+
+Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus
+ardents à se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais
+lorsqu'ils se mettent au plaisir.
+
+Harlem s'était donc mise triplement en joie, car elle avait à fêter une
+triple solennité: la tulipe noire avait été découverte; puis le prince
+Guillaume d'Orange assistait à la cérémonie, en vrai Hollandais qu'il
+était; enfin, il était de l'honneur des États de montrer aux Français, à
+la suite d'une guerre aussi désastreuse que l'avait été celle de 1672,
+que le plancher de la république batave était solide à ce point qu'on y
+pût danser avec accompagnement du canon des flottes.
+
+La société horticole de Harlem s'était montrée digne d'elle en donnant
+cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu
+rester en arrière, et elle avait voté une somme pareille, qui avait été
+remise aux mains de ses notables pour fêter ce prix national.
+
+Aussi était-ce, au dimanche fixé pour cette cérémonie, un tel
+empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on
+n'eût pu s'empêcher, même avec ce sourire narquois des Français, qui
+rient de tout et partout, d'admirer le caractère de ces bons Hollandais,
+prêts à dépenser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau
+destiné à combattre l'ennemi, c'est-à-dire à soutenir l'honneur de la
+nation, que pour récompenser l'invention d'une fleur nouvelle destinée à
+briller un jour et destinée à distraire pendant ce jour les femmes, les
+savants et les curieux.
+
+En tête des notables et du comité horticole, brillait M. van Herysen,
+paré de ses plus riches habits.
+
+Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler à sa fleur
+favorite par l'élégance sobre et sévère de ses vêtements, et hâtons-nous
+de dire à sa gloire qu'il y avait parfaitement réussi.
+
+Noir de jais, velours scabieuse, soie pensée, telle était, avec du linge
+d'une blancheur éblouissante, la tenue cérémoniale du président, lequel
+marchait en tête de son comité, avec un énorme bouquet pareil à celui
+que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, à
+la fête de l'Être-Suprême.
+
+Seulement, le brave président, à la place de ce coeur gonflé de haine et
+de ressentiments envieux du tribun français, avait dans la poitrine une
+fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait à
+la main.
+
+On voyait derrière ce comité, diapré comme une pelouse, parfumé comme un
+printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les
+militaires, les nobles et les rustres.
+
+Le peuple, même chez MM. les républicains des Sept-Provinces, n'avait
+point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie.
+
+C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir... et pour
+avoir.
+
+C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des États, que
+les triomphes aient défilé, pour savoir ce qu'il en faut dire, et
+quelquefois ce qu'il en faut faire.
+
+Mais cette fois, il n'était question ni du triomphe de Pompée, ni du
+triomphe de César. Cette fois, on ne célébrait ni la défaite de
+Mithridate ni la conquête des Gaules. La procession était douce comme le
+passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol
+d'une troupe d'oiseaux dans l'air.
+
+Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les
+fleurs, Harlem divinisait le fleuriste.
+
+On voyait au centre du cortège pacifique et parfumé, la tulipe noire,
+portée sur une civière couverte de velours blanc frangé d'or. Quatre
+hommes portaient les brancards et se voyaient relayés par d'autres,
+ainsi qu'à Rome étaient relayés ceux qui portaient la mère Cybèle,
+lorsqu'elle entra dans la ville éternelle, apportée d'Étrurie au son des
+fanfares et aux adorations de tout un peuple.
+
+Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un
+peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture des chefs
+célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du
+Buitenhof, sauf plus tard à inscrire les noms de ses victimes sur la
+plus belle pierre du panthéon hollandais.
+
+Il était convenu que le prince stathouder distribuerait certainement
+lui-même le prix de cent mille florins, ce qui intéressait tout le monde
+en général, et qu'il prononcerait peut-être un discours, ce qui
+intéressait en particulier ses amis et ses ennemis.
+
+En effet, dans les discours les plus indifférents des hommes politiques,
+les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et
+croient toujours pouvoir interpréter par conséquent un rayon de leur
+pensée.
+
+Comme si le chapeau de l'homme politique n'était pas un boisseau destiné
+à intercepter toute lumière.
+
+Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 était donc arrivé, et
+Harlem tout entière, renforcée de ses environs, s'était rangée le long
+des beaux arbres du bois, avec la résolution bien arrêtée de n'applaudir
+cette fois ni les conquérants de la guerre, ni ceux de la science, mais
+tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette
+inépuisable mère à l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la
+tulipe noire.
+
+Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette résolution prise de
+n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train
+d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne
+sait jamais où elle s'arrêtera.
+
+Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit
+ses corporations, elle s'applaudit elle-même; et enfin, avec toute
+justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que
+les musiciens de la ville prodiguaient généreusement à chaque halte.
+
+Tous les yeux cherchaient, après l'héroïne de la fête, qui était la
+tulipe noire, le héros de la fête, qui, tout naturellement, était
+l'auteur de cette tulipe.
+
+Ce héros paraissant à la suite du discours que nous avons vu le bon van
+Herysen élaborer avec tant de conscience, ce héros eût produit certes
+plus d'effets que le stathouder lui-même.
+
+Mais, pour nous, l'intérêt de la journée n'est ni dans ce vénérable
+discours de notre ami van Herysen, si éloquent qu'il fût, ni dans les
+jeunes aristocrates endimanchés croquant leurs lourds gâteaux, ni dans
+les pauvres petits plébéiens, à demi nus, grignotant des anguilles
+fumées, pareilles à des bâtons de vanille. L'intérêt n'est même pas dans
+ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les
+mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitté leurs maisons, ni
+dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni
+dans la populace altérée qui avale, en guise de rafraîchissement, le
+concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'intérêt de la
+situation, l'intérêt puissant, l'intérêt dramatique n'est pas là.
+
+L'intérêt est dans une figure rayonnante et animée qui marche au milieu
+des membres du comité d'horticulture, l'intérêt est dans ce personnage
+fleuri à la ceinture, peigné, lissé, tout d'écarlate vêtu, couleur qui
+fait ressortir son poil noir et son teint jaune.
+
+Ce triomphateur rayonnant, enivré, ce héros du jour destiné à l'insigne
+honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la présence du
+stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, à sa
+droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prétendue fille;
+à sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle
+monnaie d'or reluisante, étincelante, et qui a pris le parti de loucher
+en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue.
+
+De temps en temps, Boxtel hâte le pas pour aller frotter son coude à
+celui de van Herysen. Boxtel prend à chacun un peu de sa valeur, pour en
+composer une valeur à lui, comme il a volé à Rosa sa tulipe, pour en
+faire sa gloire et sa fortune.
+
+Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cortège
+fera halte au dernier reposoir, la tulipe étant placée sous son trône,
+le prince, qui cède le pas à sa rivale dans l'adoration publique,
+prendra un vélin magnifiquement enluminé sur lequel est écrit le nom de
+l'auteur, et il proclamera à haute et intelligible voix qu'il a été
+découvert une merveille; que la Hollande, par l'intermédiaire de lui,
+Boxtel, a forcé la nature à produire une fleur noire, et que cette fleur
+s'appellera désormais _tulipa nigra Boxtellea_.
+
+De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la
+tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette
+foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la pâle figure de la belle
+Frisonne.
+
+Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa fête, ni plus
+ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth.
+
+Et, hâtons-nous de le dire, ce misérable, qui a franchi un mur qui
+n'était pas son mur, qui a escaladé une fenêtre pour entrer dans la
+maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a violé la chambre de
+Rosa, cet homme, qui a volé enfin la gloire d'un homme et la dot d'une
+femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur.
+
+Il a tellement veillé sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du
+tiroir du séchoir de Cornélius jusqu'à l'échafaud du Buitenhof, de
+l'échafaud du Buitenhof à la prison de la forteresse de Loewestein, il
+l'a si bien vue naître et grandir sur la fenêtre de Rosa, il a tant de
+fois réchauffé l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est
+plus l'auteur que lui-même; quiconque à cette heure lui prendrait la
+tulipe noire la lui volerait.
+
+Mais il n'aperçut point Rosa.
+
+Il en résulta que la joie de Boxtel ne fut pas troublée.
+
+Le cortège s'arrêta au centre d'un rond-point dont les arbres
+magnifiques étaient décorés de guirlandes et d'inscriptions; le cortège
+s'arrêta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem
+parurent pour escorter la tulipe jusqu'au siège élevé qu'elle devait
+occuper sur l'estrade, à côté du fauteuil d'or de Son Altesse le
+stathouder.
+
+Et la tulipe orgueilleuse, hissée sur son piédestal, domina bientôt
+l'assemblée, qui battit des mains et fit retentir les échos de Harlem
+d'un immense applaudissement.
+
+
+
+
+XXXII
+
+Une dernière prière
+
+
+En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient
+entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait
+lentement son chemin à cause des enfants refoulés hors de l'avenue
+d'arbres par l'empressement des hommes et des femmes.
+
+Ce carrosse, poudreux, fatigué, criant sur ses essieux, renfermait le
+malheureux van Baërle, à qui, par la portière ouverte, commençait de
+s'offrir le spectacle que nous avons essayé, bien imparfaitement sans
+doute, de mettre sous les yeux de nos lecteurs.
+
+Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines
+et naturelles, éblouirent le prisonnier comme un éclair qui serait entré
+dans son cachot.
+
+Malgré le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon à lui répondre
+lorsqu'il l'avait interrogé sur son propre sort, il se hasarda à
+l'interroger une dernière fois sur tout ce remue-ménage, qu'au premier
+abord il devait et pouvait croire lui être totalement étranger.
+
+--Qu'est-ce cela, je vous prie, M. le lieutenant? demanda-t-il à
+l'officier chargé de l'escorter.
+
+--Comme vous pouvez le voir, monsieur, répliqua celui-ci, c'est une
+fête.
+
+--Ah! une fête! dit Cornélius de ce ton lugubrement indifférent d'un
+homme à qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps.
+
+Puis, après un instant de silence et comme la voiture avait roulé
+quelques pas:
+
+--La fête patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des
+fleurs.
+
+--C'est en effet une fête où les fleurs jouent le principal rôle,
+monsieur.
+
+--Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'écria Cornélius.
+
+--Arrêtez, que monsieur voie, dit avec un de ces mouvements de douce
+pitié qu'on ne trouve que chez les militaires, l'officier au soldat
+chargé du rôle de postillon.
+
+--Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit mélancoliquement
+van Baërle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des
+autres: épargnez-la-moi donc, je vous prie.
+
+--À votre aise; marchons, alors. J'avais commandé qu'on arrêtât, parce
+que vous me l'aviez demandé, et ensuite parce que vous passiez pour
+aimer les fleurs, celles surtout dont on célèbre la fête aujourd'hui.
+
+--Et de quelles fleurs célèbre-t-on la fête aujourd'hui, monsieur?
+
+--Celle des tulipes.
+
+--Celle des tulipes! s'écria van Baërle; c'est la fête des tulipes
+aujourd'hui?
+
+--Oui monsieur; mais puisque ce spectacle vous est désagréable,
+marchons.
+
+Et l'officier s'apprêta à donner l'ordre de continuer la route.
+
+Mais Cornélius l'arrêta; un doute douloureux venait de traverser sa
+pensée.
+
+--Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc
+aujourd'hui que l'on donne le prix?
+
+--Le prix de la tulipe noire, oui.
+
+Les joues de Cornélius s'empourprèrent, un frisson courut par tout son
+corps, la sueur perla sur son front. Puis, réfléchissant, que, lui et sa
+tulipe absents, la fête avorterait sans doute faute d'un homme et d'une
+fleur à couronner.
+
+--Hélas! dit-il, tous ces braves gens seront aussi malheureux que moi,
+car ils ne verront pas cette grande solennité à laquelle ils sont
+conviés, ou du moins ils la verront incomplète.
+
+--Que voulez-vous dire, monsieur?
+
+--Je veux dire que jamais, dit Cornélius en se rejetant au fond de la
+voiture, excepté par quelqu'un que je connais, la tulipe noire ne sera
+trouvée.
+
+--Alors, monsieur, dit l'officier, ce quelqu'un que vous connaissez l'a
+trouvée; car ce que tout Harlem contemple en ce moment, c'est la fleur
+que vous regardez comme introuvable.
+
+--La tulipe noire! s'écria van Baërle en jetant la moitié de son corps
+par la portière. Où cela? où cela?
+
+--Là-bas, sur le trône, la voyez-vous?
+
+--Je vois!
+
+--Allons! monsieur, dit l'officier, maintenant, il faut partir.
+
+--Oh! par pitié, par grâce, monsieur, dit van Baërle, oh! ne m'emmenez
+pas! laissez-moi regarder encore! Comment, ce que je vois là-bas est la
+tulipe noire, bien noire... est-ce possible? Oh! monsieur, l'avez-vous
+vue? Elle doit avoir des taches, elle doit être imparfaite, elle est
+peut-être teinte en noir seulement; oh! si j'étais là je saurais bien le
+dire, moi, monsieur, laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de près,
+je vous prie.
+
+--Êtes-vous fou, monsieur? Le puis-je?
+
+--Je vous en supplie.
+
+--Mais vous oubliez que vous êtes prisonnier?
+
+--Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et
+sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de
+fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur!
+
+--Mais, mes ordres, monsieur?
+
+Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se
+remettre en route. Cornélius l'arrêta encore.
+
+--Oh! soyez patient, soyez généreux, toute ma vie repose sur un
+mouvement de votre pitié. Hélas! ma vie, monsieur, elle ne sera
+probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, ce
+que je souffre; vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui se combat dans
+ma tête et dans mon coeur; car enfin, continua Cornélius avec désespoir,
+si c'était ma tulipe à moi, si c'était celle que l'on a volée à Rosa.
+Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouvé la
+tulipe noire, de l'avoir vue un instant, d'avoir reconnu qu'elle était
+parfaite, que c'était à la fois un chef-d'oeuvre de l'art et de la nature
+et de la perdre, de la perdre, à tout jamais? Oh! il faut que j'aille la
+voir, vous me tuerez après si vous voulez, mais je la verrai, je la
+verrai.
+
+--Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car
+voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la vôtre, et si
+le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait
+de vous et de moi.
+
+Van Baërle, encore plus effrayé pour son compagnon que pour lui-même, se
+rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les
+vingt premiers cavaliers étaient à peine passés qu'il se remit à la
+portière, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment
+où celui-ci passait.
+
+Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait à la place
+pour accomplir son devoir de président. Il avait à la main son rouleau
+de vélin, qui était, dans cette journée de fête, devenu son bâton de
+commandement.
+
+Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi
+peut-être l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder
+donna l'ordre d'arrêter.
+
+À l'instant même, ses chevaux frémissant sur leurs jarrets d'acier
+firent halte à six pas de van Baërle encagé dans son carrosse.
+
+--Qu'est-ce cela? demanda le prince à l'officier qui, au premier ordre
+du stathouder, avait sauté en bas de la voiture, et qui s'approchait
+respectueusement de lui.
+
+--Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'État que, par votre ordre,
+j'ai été chercher à Loewestein, et que je vous amène à Harlem, comme
+Votre Altesse l'a désiré.
+
+--Que veut-il?
+
+--Il demande avec instance qu'on lui permette d'arrêter un instant ici.
+
+--Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baërle en joignant
+les mains, et après, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je
+dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je bénirai Votre
+Altesse miséricordieuse, intermédiaire entre la divinité et moi; Votre
+Altesse, qui permettra que mon oeuvre ait eu sa fin et sa glorification.
+
+C'était, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes,
+chacun à la portière de son carrosse, entouré de leurs gardes; l'un
+tout-puissant, l'autre misérable; l'un près de monter sur son trône,
+l'autre se croyant près de monter sur son échafaud.
+
+Guillaume avait regardé froidement Cornélius et entendu sa véhémente
+prière. Alors, s'adressant à l'officier:
+
+--Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son
+geôlier à Loewestein?
+
+Cornélius poussa un soupir et baissa la tête. Sa douce et honnête figure
+rougit et pâlit à la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient,
+cette infaillibilité divine qui, par quelque messager secret et
+invisible au reste des hommes, savait déjà son crime, lui présageaient
+non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus.
+
+Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se défendre: il offrit
+au prince ce spectacle touchant d'un désespoir naïf bien intelligible et
+bien émouvant pour un si grand coeur et un si grand esprit que celui qui
+le contemplait.
+
+--Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il
+aille voir la tulipe noire, bien digne d'être vue au moins une fois.
+
+--Oh! fit Cornélius près de s'évanouir de joie et chancelant sur le
+marchepied du carrosse, oh! monseigneur!
+
+Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui prêta son appui,
+c'est à genoux et le front dans la poussière que le pauvre Cornélius eût
+remercié Son Altesse.
+
+Cette permission donnée, le prince continua sa route dans le bois au
+milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bientôt à son
+estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+Conclusion
+
+
+Van Baërle, conduit par quatre gardes qui se frayaient un chemin dans la
+foule, perça obliquement vers la tulipe noire, que dévoraient ses
+regards de plus en plus rapprochés.
+
+Il la vit, enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons
+inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumière, apparaître un jour
+pour disparaître à jamais. Il la vit à six pas; il en savoura les
+perfections et les grâces; il la vit derrière les jeunes filles qui
+formaient une garde d'honneur à cette reine de noblesse et de pureté. Et
+cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de
+la fleur, plus son coeur était déchiré. Il cherchait tout autour de lui
+pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages
+inconnus; partout l'attention s'adressant au trône sur lequel venait de
+s'asseoir le stathouder.
+
+Guillaume, qui attirait l'attention générale, se leva, promena un
+tranquille regard sur la foule enivrée, et son oeil perçant s'arrêta tour
+à tour sur les trois extrémités d'un triangle formé en face de lui par
+trois intérêts et par trois drames bien différents.
+
+À l'un des angles, Boxtel, frémissant d'impatience et dévorant de toute
+son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assemblée.
+
+À l'autre, Cornélius haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, d'amour,
+que pour la tulipe noire, sa fille.
+
+Enfin, au troisième, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem,
+une belle Frisonne vêtue de fine laine rouge brodée d'argent et couverte
+de dentelles tombant à flots de son casque d'or; Rosa, enfin, qui
+s'appuyait défaillante et l'oeil noyé, au bras d'un des officiers de
+Guillaume.
+
+Le prince, alors, voyant tous ses auditeurs disposés, déroula lentement
+le vélin, et, d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas
+une note ne se perdait, grâce au silence religieux qui s'abattit tout à
+coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaîna leur souffle à ses
+lèvres:
+
+--Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez été réunis ici.
+
+«Un prix de cent mille florins a été promis à celui qui trouverait la
+tulipe noire.
+
+«La tulipe noire!--et cette merveille de la Hollande est là exposée à
+vos yeux--; la tulipe noire a été trouvée, et cela dans toutes les
+conditions exigées par le programme de la société horticole de Harlem.
+
+«L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au
+livre d'honneur de la ville.
+
+«Faites approcher la personne qui est propriétaire de la tulipe noire.»
+
+Et en prononçant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles
+produiraient, promena son clair regard sur les trois extrémités du
+triangle.
+
+Il vit Boxtel s'élancer de son gradin.
+
+Il vit Cornélius faire un mouvement involontaire.
+
+Il vit enfin l'officier chargé de veiller sur Rosa, la conduire, ou
+plutôt la pousser devant son trône.
+
+Un double cri partit à la fois à la droite et à la gauche du prince.
+
+Boxtel foudroyé, Cornélius éperdu, avaient tous deux crié:
+
+--Rosa! Rosa!
+
+--Cette tulipe est bien à vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le
+prince.
+
+--Oui, monseigneur! balbutia Rosa, qu'un murmure universel venait de
+saluer en sa touchante beauté.
+
+--Oh! murmura Cornélius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui
+avait volé cette fleur. Oh! voilà donc pourquoi elle avait quitté
+Loewestein! Oh! oublié, trahi par elle, par elle que je croyais ma
+meilleure amie!
+
+--Oh! gémit Boxtel de son côté, je suis perdu!
+
+--Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son
+inventeur, et sera inscrite au catalogue des fleurs sous le titre de
+_tulipa nigra Rosa Baërlensis_, à cause du nom de van Baërle, qui sera
+désormais le nom de femme de cette jeune fille.
+
+Et en même temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main
+d'un homme qui venait de s'élancer, pâle, étourdi, écrasé de joie, au
+pied du trône, en saluant tour à tour son prince, sa fiancée et Dieu
+qui, du fond du ciel azuré, regardait en souriant le spectacle de deux
+coeurs heureux.
+
+En même temps aussi tombait aux pieds du président van Herysen un autre
+homme frappé d'une émotion bien différente.
+
+Boxtel, anéanti sous la ruine de ses espérances, venait de s'évanouir.
+
+On le releva, on interrogea son pouls et son coeur; il était mort.
+
+Cet incident ne troubla point autrement la fête, attendu que ni le
+président ni le prince ne parurent s'en préoccuper beaucoup.
+
+Cornélius recula épouvanté: dans son voleur, dans son faux Jacob, il
+venait de reconnaître le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que dans la
+pureté de son âme, il n'avait jamais soupçonné un seul instant d'une si
+méchante action.
+
+Ce fut, au reste, un grand bonheur pour Boxtel que Dieu lui eût envoyé
+si à propos cette attaque d'apoplexie foudroyante, qu'elle l'empêcha de
+voir plus longtemps des choses si douloureuses pour son orgueil et son
+avarice.
+
+Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y
+eût rien de changé dans son cérémonial, sinon que Boxtel était mort et
+que Cornélius et Rosa, triomphants, marchaient côte à côte et la main de
+l'un dans la main de l'autre.
+
+Quand on fut rentré à l'hôtel de ville, le prince, montrant du doigt à
+Cornélius la bourse aux cent mille florins d'or:
+
+--On ne sait trop, dit-il, par qui est gagné cet argent, si c'est par
+vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouvé la tulipe noire, elle
+l'a élevée et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce
+serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem à la
+tulipe.
+
+Cornélius attendait pour savoir où voulait en venir le prince. Celui-ci
+continua:
+
+--Je donne à Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagnés et
+qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son
+courage et de son honnêteté. Quant à vous, monsieur, grâce à Rosa
+encore, qui a apporté la preuve de votre innocence--et en disant ces
+mots, le prince tendit à Cornélius le fameux feuillet de la Bible sur
+lequel était écrite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi à
+envelopper le troisième caïeu--, quant à vous, l'on s'est aperçu que
+vous aviez été emprisonné pour un crime que vous n'aviez pas commis.
+C'est vous dire, non seulement que vous êtes libre, mais encore que les
+biens d'un homme innocent ne peuvent être confisqués. Vos biens vous
+sont donc rendus. M. van Baërle, vous êtes le filleul de M. Corneille de
+Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confié l'un sur
+les fonts de baptême, et de l'amitié que l'autre vous avait vouée.
+Conservez la tradition de leurs mérites à tous deux, car ces MM. de
+Witt, mal jugés, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, étaient
+deux grands citoyens dont la Hollande est fière aujourd'hui.
+
+Le prince, après ces deux mots qu'il prononça d'une voix émue, contre
+son habitude, donna ses deux mains à baiser aux deux époux, qui
+s'agenouillèrent à ses côtés.
+
+Puis, poussant un soupir:
+
+--Hélas! dit-il, vous êtes bien heureux vous, qui peut-être rêvant la
+vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez à
+lui conquérir que de nouvelles couleurs de tulipes.
+
+Et jetant un regard du côté de la France, comme s'il eût vu de nouveaux
+nuages s'amonceler de ce côté-là, il remonta dans son carrosse et
+partit.
+
+De son côté, Cornélius, le même jour, partit pour Dordrecht avec Rosa,
+qui, par la vieille Zug, qu'on lui expédia en qualité d'ambassadeur, fit
+prévenir son père de tout ce qui s'était passé.
+
+Ceux qui, grâce à l'exposé que nous avons fait, connaissent le caractère
+du vieux Gryphus, comprendront qu'il se réconcilia difficilement avec
+son gendre. Il avait sur le coeur les coups de bâton reçus, il les avait
+comptés par les meurtrissures; ils montaient, disait-il, à quarante et
+un; mais il finit par se rendre, pour n'être pas moins généreux,
+disait-il, que Son Altesse le stathouder.
+
+Devenu gardien de tulipes, après avoir été geôlier d'hommes, il fut le
+plus rude geôlier de fleurs qu'on eût encore rencontré dans les
+Pays-Bas. Aussi fallait-il le voir, surveillant les papillons dangereux,
+tuant les mulots et chassant les abeilles trop affamées.
+
+Comme il avait appris l'histoire de Boxtel et qu'il était furieux
+d'avoir été la dupe du faux Jacob, ce fut lui qui démolit l'observatoire
+élevé jadis par l'envieux derrière le sycomore; car l'enclos de Boxtel,
+vendu à l'encan, s'enclava dans les plates-bandes de Cornélius, qui
+s'arrondit de façon à défier tous les télescopes de Dordrecht.
+
+Rosa, de plus en plus belle, devint de plus en plus savante; et au bout
+de deux ans de mariage, elle savait si bien lire et écrire, qu'elle put
+se charger seule de l'éducation de deux beaux enfants, qui lui étaient
+poussés au mois de mai 1674 et 1675, comme des tulipes, et qui lui
+avaient donné bien moins de mal que la fameuse fleur à laquelle elle
+devait de les avoir.
+
+Il va sans dire que l'un étant garçon et l'autre une fille, le premier
+reçut le nom de Cornélius, et la seconde, celui de Rosa.
+
+Van Baërle resta fidèle à Rosa, comme à ses tulipes; toute sa vie, il
+s'occupa du bonheur de sa femme et de la culture des fleurs, culture
+grâce à laquelle il trouva un grand nombre de variétés qui sont
+inscrites au catalogue hollandais.
+
+Les deux principaux ornements de son salon étaient dans deux grands
+cadres d'or, ces deux feuillets de la Bible de Corneille de Witt; sur
+l'un, on se le rappelle, son parrain lui avait écrit de brûler la
+correspondance du marquis de Louvois; sur l'autre, il avait légué à Rosa
+le caïeu de la tulipe noire, à la condition qu'avec sa dot de cent mille
+florins elle épouserait un beau garçon de vingt-six à vingt-huit ans,
+qui l'aimerait et qu'elle aimerait, condition qui avait été
+scrupuleusement remplie, quoique Cornélius ne fût point mort, et
+justement parce qu'il n'était point mort.
+
+Enfin pour combattre les envieux à venir, dont la Providence n'aurait
+peut-être pas eu le loisir de le débarrasser comme elle avait fait de
+mynheer Isaac Boxtel, il écrivit au-dessus de sa porte ce vers, que
+Grotius avait gravé, le jour de sa fuite, sur le mur de sa prison:
+
+«On a quelquefois assez souffert pour avoir le droit de ne jamais dire:
+_Je suis trop heureux_.»
+
+[1] Mynheer: monsieur
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE ***
+
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+subject to the trademark license, especially commercial
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La tulipe noire
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: September 1, 2008 [EBook #26504]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+<h2>Alexandre Dumas</h2>
+
+<h1>LA TULIPE NOIRE</h1>
+
+<h3>(1850)</h3>
+
+
+
+<h2>Table des mati&egrave;res</h2>
+<table summary="toc" cellspacing="2" cellpadding="2">
+<tr><td align="right"><a href="#I">I.</a></td><td>Un peuple reconnaissant</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#II">II.</a></td><td>Les deux fr&egrave;res.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#III">III.</a></td><td>L'&eacute;l&egrave;ve de Jean de Witt</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#IV">IV.</a></td><td>Les massacreurs.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#V">V.</a></td><td>L'amateur de tulipes et son voisin.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#VI">VI.</a></td><td>La haine d'un tulipier.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#VII">VII.</a></td><td>L'homme heureux fait connaissance avec le malheur.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#VIII">VIII.</a></td><td>Une invasion.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#IX">IX.</a></td><td>La chambre de famille.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#X">X.</a></td><td>La fille du ge&ocirc;lier.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XI">XI.</a></td><td>Le testament de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XII">XII.</a></td><td>L'ex&eacute;cution.</td></tr>
+<tr valign="top"><td align="right"><a href="#XIII">XIII.</a></td><td>Ce qui se passait pendant ce temps-l&agrave; dans l'&acirc;me d'un spectateur.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XIV">XIV.</a></td><td>Les pigeons de Dordrecht</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XV">XV.</a></td><td>Le guichet</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XVI">XVI.</a></td><td>Ma&icirc;tre et &eacute;coli&egrave;re.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XVII">XVII.</a></td><td>Premier ca&iuml;eu.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XVIII">XVIII.</a></td><td>L'amoureux de Rosa.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XIX">XIX.</a></td><td>Femme et fleur.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XX">XX.</a></td><td>Ce qui s'&eacute;tait pass&eacute; pendant ces huit jours.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXI">XXI.</a></td><td>Le second ca&iuml;eu.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXII">XXII.</a></td><td>&Eacute;panouissement</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXIII">XXIII.</a></td><td>L'envieux.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXIV">XXIV.</a></td><td>O&ugrave; la tulipe noire change de ma&icirc;tre.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXV">XXV.</a></td><td>Le pr&eacute;sident van Herysen.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXVI">XXVI.</a></td><td>Un membre de la soci&eacute;t&eacute; horticole.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXVII">XXVII.</a></td><td>Le troisi&egrave;me ca&iuml;eu.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXVIII">XXVIII.</a></td><td>La chanson des fleurs.</td></tr>
+<tr valign="top"><td align="right"><a href="#XXIX">XXIX.</a></td><td>O&ugrave; van Ba&euml;rle, avant de quitter Loewestein, r&egrave;gle ses comptes avec Gryphus.</td></tr>
+<tr valign="top"><td align="right"><a href="#XXX">XXX.</a></td><td>O&ugrave; l'on commence de se douter &agrave; quel supplice &eacute;tait r&eacute;serv&eacute; Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXXI">XXXI.</a></td><td>Harlem.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXXII">XXXII.</a></td><td>Une derni&egrave;re pri&egrave;re.</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXXIII">XXXIII.</a></td><td>Conclusion.</td></tr>
+</table>
+
+
+
+
+
+<h3><a name="I" id="I"></a>I</h3>
+
+<p class="c">UN PEUPLE RECONNAISSANT</p>
+
+
+<p>Le 20 ao&ucirc;t 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si
+coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville
+de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclin&eacute;s sur
+ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans
+lesquels se refl&egrave;tent ses clochers aux coupoles presque orientales, la
+ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes
+ses art&egrave;res d'un flot noir et rouge de citoyens press&eacute;s, haletants,
+inquiets, lesquels couraient, le couteau &agrave; la ceinture, le mousquet sur
+l'&eacute;paule ou le b&acirc;ton &agrave; la main, vers le Buitenhof, formidable prison
+dont on montre encore aujourd'hui les fen&ecirc;tres grill&eacute;es et o&ugrave;, depuis
+l'accusation d'assassinat port&eacute;e contre lui par le chirurgien Tyckelaer,
+languissait Corneille de Witt, fr&egrave;re de l'ex-grand pensionnaire de
+Hollande.</p>
+
+<p>Si l'histoire de ce temps, et surtout de cette ann&eacute;e au milieu de
+laquelle nous commen&ccedil;ons notre r&eacute;cit, n'&eacute;tait li&eacute;e d'une fa&ccedil;on
+indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes
+d'explication que nous allons donner pourraient para&icirc;tre un
+hors-d'&#339;uvre; mais nous pr&eacute;venons tout d'abord le lecteur, ce vieil ami,
+&agrave; qui nous promettons toujours du plaisir &agrave; notre premi&egrave;re page, et
+auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes;
+mais nous pr&eacute;venons, disons-nous, notre lecteur que cette explication
+est aussi indispensable &agrave; la clart&eacute; de notre histoire qu'&agrave;
+l'intelligence du grand &eacute;v&eacute;nement politique dans lequel cette histoire
+s'encadre.</p>
+
+<p>Corneille ou Corn&eacute;lius de Witt, <i>ruward</i> de Pulten, c'est-&agrave;-dire
+inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville
+natale, et d&eacute;put&eacute; aux &Eacute;tats de Hollande, avait quarante-neuf ans,
+lorsque le peuple hollandais, fatigu&eacute; de la r&eacute;publique, telle que
+l'entendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, s'&eacute;prit d'un
+amour violent pour le stathoud&eacute;rat, que l'&eacute;dit perp&eacute;tuel impos&eacute; par Jean
+de Witt aux Provinces-Unies avait &agrave; tout jamais aboli en Hollande.</p>
+
+<p>Comme il est rare que, dans ses &eacute;volutions capricieuses, l'esprit public
+ne voie pas un homme derri&egrave;re un principe, derri&egrave;re la r&eacute;publique le
+peuple voyait les deux figures s&eacute;v&egrave;res des fr&egrave;res de Witt, ces Romains
+de la Hollande, d&eacute;daigneux de flatter le go&ucirc;t national, et amis
+inflexibles d'une libert&eacute; sans licence et d'une prosp&eacute;rit&eacute; sans
+superflu, de m&ecirc;me que derri&egrave;re le stathoud&eacute;rat il voyait le front
+inclin&eacute;, grave et r&eacute;fl&eacute;chi du jeune Guillaume d'Orange, que ses
+contemporains baptis&egrave;rent du nom de Taciturne, adopt&eacute; par la post&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Les deux de Witt m&eacute;nageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir
+l'ascendant moral sur toute l'Europe, et dont ils venaient de sentir
+l'ascendant mat&eacute;riel sur la Hollande par le succ&egrave;s de cette campagne
+merveilleuse du Rhin, illustr&eacute;e par ce h&eacute;ros de roman qu'on appelait le
+comte de Guiche, et chant&eacute;e par Boileau, campagne qui en trois mois
+venait d'abattre la puissance des Provinces-Unies.</p>
+
+<p>Louis XIV &eacute;tait depuis longtemps l'ennemi des Hollandais, qui
+l'insultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est
+vrai, par la bouche des Fran&ccedil;ais r&eacute;fugi&eacute;s en Hollande. L'orgueil
+national en faisait le Mithridate de la r&eacute;publique. Il y avait donc
+contre les de Witt la double animation qui r&eacute;sulte d'une vigoureuse
+r&eacute;sistance suivie par un pouvoir luttant contre le go&ucirc;t de la nation et
+de la fatigue naturelle &agrave; tous les peuples vaincus, quand ils esp&egrave;rent
+qu'un autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte.</p>
+
+<p>Cet autre chef, tout pr&ecirc;t &agrave; para&icirc;tre, tout pr&ecirc;t &agrave; se mesurer contre
+Louis XIV, si gigantesque que par&ucirc;t devoir &ecirc;tre sa fortune future,
+c'&eacute;tait Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume II, et petit-fils,
+par Henriette Stuart, du roi Charles I<sup>er</sup> d'Angleterre, ce taciturne
+enfant, dont nous avons d&eacute;j&agrave; dit que l'on voyait appara&icirc;tre l'ombre
+derri&egrave;re le stathoud&eacute;rat.</p>
+
+<p>Ce jeune homme &eacute;tait &acirc;g&eacute; de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait
+&eacute;t&eacute; son pr&eacute;cepteur et l'avait &eacute;lev&eacute; dans le but de faire de cet ancien
+prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui
+l'avait emport&eacute; sur l'amour de son &eacute;l&egrave;ve, il lui avait, par l'&eacute;dit
+perp&eacute;tuel, enlev&eacute; l'espoir du stathoud&eacute;rat. Mais Dieu avait ri de cette
+pr&eacute;tention des hommes, qui font et d&eacute;font les puissances de la terre
+sans consulter le Roi du ciel; et par le caprice des Hollandais et la
+terreur qu'inspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du
+grand pensionnaire et d'abolir l'&eacute;dit perp&eacute;tuel en r&eacute;tablissant le
+stathoud&eacute;rat pour Guillaume d'Orange, sur lequel il avait ses desseins,
+cach&eacute;s encore dans les myst&eacute;rieuses profondeurs de l'avenir.</p>
+
+<p>Le grand pensionnaire s'inclina devant la volont&eacute; de ses concitoyens;
+mais Corneille de Witt fut plus r&eacute;calcitrant, et malgr&eacute; les menaces de
+mort de la pl&egrave;be orangiste qui l'assi&eacute;geait dans sa maison de Dordrecht,
+il refusa de signer l'acte qui r&eacute;tablissait le stathoud&eacute;rat.</p>
+
+<p>Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant
+seulement &agrave; son nom ces deux lettres: V. C. (<i>vi coactus</i>), ce qui
+voulait dire: <i>Contraint par la force.</i></p>
+
+<p>Ce fut par un v&eacute;ritable miracle qu'il &eacute;chappa ce jour-l&agrave; aux coups de
+ses ennemis.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Jean de Witt, son adh&eacute;sion, plus rapide et plus facile, &agrave; la
+volont&eacute; de ses concitoyens ne lui fut gu&egrave;re plus profitable. &Agrave; quelques
+jours de l&agrave;, il fut victime d'une tentative d'assassinat. Perc&eacute; de coups
+de couteau, il ne mourut point de ses blessures.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait point l&agrave; ce qu'il fallait aux orangistes. La vie des deux
+fr&egrave;res &eacute;tait un &eacute;ternel obstacle &agrave; leurs projets; ils chang&egrave;rent donc
+momentan&eacute;ment de tactique, quitte, au moment donn&eacute;, de couronner la
+seconde par la premi&egrave;re, et ils essay&egrave;rent de consommer, &agrave; l'aide de la
+calomnie, ce qu'ils n'avaient pu ex&eacute;cuter par le poignard.</p>
+
+<p>Il est assez rare qu'au moment donn&eacute;, il se trouve l&agrave;, sous la main de
+Dieu, un grand homme pour ex&eacute;cuter une grande action, et voil&agrave; pourquoi
+lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle l'histoire
+enregistre &agrave; l'instant m&ecirc;me le nom de cet homme &eacute;lu, et le recommande &agrave;
+l'admiration de la post&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Mais lorsque le diable se m&ecirc;le des affaires humaines pour ruiner une
+existence ou renverser un empire, il est bien rare qu'il n'ait pas
+imm&eacute;diatement &agrave; sa port&eacute;e quelque mis&eacute;rable auquel il n'a qu'un mot &agrave;
+souffler &agrave; l'oreille pour que celui-ci se mette imm&eacute;diatement &agrave; la
+besogne.</p>
+
+<p>Ce mis&eacute;rable, qui dans cette circonstance se trouva tout post&eacute; pour &ecirc;tre
+l'agent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons d&eacute;j&agrave; l'avoir
+dit, Tyckelaer, et &eacute;tait chirurgien de profession.</p>
+
+<p>Il vint d&eacute;clarer que Corneille de Witt, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, comme il l'avait du
+reste prouv&eacute; par son apostille, de l'abrogation de l'&eacute;dit perp&eacute;tuel, et
+enflamm&eacute; de haine contre Guillaume d'Orange, avait donn&eacute; mission &agrave; un
+assassin de d&eacute;livrer la r&eacute;publique du nouveau stathouder, et que cet
+assassin c'&eacute;tait lui, Tyckelaer, qui, bourrel&eacute; de remords &agrave; la seule
+id&eacute;e de l'action qu'on lui demandait, aimait mieux r&eacute;v&eacute;ler le crime que
+de le commettre.</p>
+
+<p>Maintenant, que l'on juge de l'explosion qui se fit parmi les orangistes
+&agrave; la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arr&ecirc;ter Corneille
+dans sa maison, le 16 ao&ucirc;t 1672; le ruward de Pulten, le noble fr&egrave;re de
+Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture
+pr&eacute;paratoire destin&eacute;e &agrave; lui arracher, comme aux plus vils criminels,
+l'aveu de son pr&eacute;tendu complot contre Guillaume.</p>
+
+<p>Mais Corneille &eacute;tait non seulement un grand esprit, mais encore un grand
+c&#339;ur. Il &eacute;tait de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique,
+comme leurs anc&ecirc;tres avaient la foi religieuse, sourient aux tourments,
+et pendant la torture, il r&eacute;cita d'une voix ferme et en scandant les
+vers selon leur mesure, la premi&egrave;re strophe du <i>Justum et tenacem</i>,
+d'Horace, n'avoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le
+fanatisme de ses bourreaux.</p>
+
+<p>Les juges n'en d&eacute;charg&egrave;rent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et
+n'en rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le d&eacute;gradait
+de toutes ses charges et dignit&eacute;s, le condamnant aux frais de la justice
+et le bannissant &agrave; perp&eacute;tuit&eacute; du territoire de la r&eacute;publique.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux int&eacute;r&ecirc;ts
+duquel s'&eacute;tait constamment vou&eacute; Corneille de Witt, que cet arr&ecirc;t rendu
+non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen.
+Cependant, comme on va le voir, ce n'&eacute;tait pas assez.</p>
+
+<p>Les Ath&eacute;niens, qui ont laiss&eacute; une assez belle r&eacute;putation d'ingratitude,
+le c&eacute;daient sous ce point aux Hollandais. Ils se content&egrave;rent de bannir
+Aristide.</p>
+
+<p>Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son fr&egrave;re,
+s'&eacute;tait d&eacute;mis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-l&agrave; &eacute;tait aussi
+dignement r&eacute;compens&eacute; de son d&eacute;vouement au pays. Il emportait dans la vie
+priv&eacute;e ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en
+g&eacute;n&eacute;ral aux honn&ecirc;tes gens coupables d'avoir travaill&eacute; pour leur patrie
+en s'oubliant eux-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Guillaume d'Orange attendait, non sans h&acirc;ter
+l'&eacute;v&eacute;nement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il
+&eacute;tait l'idole, lui e&ucirc;t fait du corps des deux fr&egrave;res les deux marches
+dont il avait besoin pour monter au si&egrave;ge du stathoud&eacute;rat.</p>
+
+<p>Or, le 20 ao&ucirc;t 1672, comme nous l'avons dit en commen&ccedil;ant ce chapitre,
+toute la ville courait au Buitenhof pour assister &agrave; la sortie de prison
+de Corneille de Witt, partant pour l'exil, et voir quelles traces la
+torture avait laiss&eacute;es sur le noble corps de cet homme qui savait si
+bien son Horace.</p>
+
+<p>Empressons-nous d'ajouter que toute cette multitude qui se rendait au
+Buitenhof ne s'y rendait pas seulement dans cette innocente intention
+d'assister &agrave; un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient &agrave;
+jouer un r&ocirc;le, ou plut&ocirc;t &agrave; doubler un emploi qu'ils trouvaient avoir &eacute;t&eacute;
+mal rempli.</p>
+
+<p>Nous voulons parler de l'emploi de bourreau.</p>
+
+<p>Il y en avait d'autres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions
+moins hostiles. Il s'agissait pour eux seulement de ce spectacle
+toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte l'instinctif
+orgueil, de voir dans la poussi&egrave;re celui qui a &eacute;t&eacute; longtemps debout.</p>
+
+<p>Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, n'&eacute;tait-il pas
+enferm&eacute;, affaibli par la torture? N'allait-on pas le voir, p&acirc;le,
+sanglant, honteux? N'&eacute;tait-ce pas un beau triomphe pour cette
+bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout
+bon bourgeois de la Haye devait prendre part?</p>
+
+<p>Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement m&ecirc;l&eacute;s &agrave; toute
+cette foule qu'ils comptaient bien manier comme un instrument tranchant
+et contondant &agrave; la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof &agrave; la porte
+de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres
+m&ecirc;me, &agrave; ce ruward de Pulten, qui non seulement n'a donn&eacute; le stathoud&eacute;rat
+au prince d'Orange que <i>vi coactus</i>, mais qui encore a voulu le faire
+assassiner?</p>
+
+<p>Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on
+faisait bien et que si on &eacute;tait brave &agrave; la Haye, on ne laisserait point
+partir pour l'exil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera
+toutes ses intrigues avec la France et vivra de l'or du marquis de
+Louvois avec son grand sc&eacute;l&eacute;rat de fr&egrave;re Jean.</p>
+
+<p>Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent
+plut&ocirc;t qu'ils ne marchent. Voil&agrave; pourquoi les habitants de la Haye
+couraient si vite du c&ocirc;t&eacute; du Buitenhof.</p>
+
+<p>Au milieu de ceux qui se h&acirc;taient le plus, courait, la rage au c&#339;ur et
+sans projet dans l'esprit, l'honn&ecirc;te Tyckelaer, promen&eacute; par les
+orangistes comme un h&eacute;ros de probit&eacute;, d'honneur national et de charit&eacute;
+chr&eacute;tienne.</p>
+
+<p>Ce brave sc&eacute;l&eacute;rat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de
+son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les
+tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes
+qu'il lui avait promises et l'infernale machination pr&eacute;par&eacute;e d'avance
+pour lui aplanir, &agrave; lui Tyckelaer, toutes les difficult&eacute;s de
+l'assassinat.</p>
+
+<p>Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace,
+soulevait des cris d'enthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des
+hourras d'aveugle rage contre les fr&egrave;res de Witt.</p>
+
+<p>La populace en &eacute;tait &agrave; maudire des juges iniques dont l'arr&ecirc;t laissait
+&eacute;chapper sain et sauf un si abominable criminel que l'&eacute;tait ce sc&eacute;l&eacute;rat
+de Corneille.</p>
+
+<p>Et quelques instigateurs r&eacute;p&eacute;taient &agrave; voix basse:&mdash;Il va partir! il va
+nous &eacute;chapper!</p>
+
+<p>Ce &agrave; quoi d'autres r&eacute;pondaient:</p>
+
+<p>&mdash;Un vaisseau l'attend &agrave; Scheveningen, un vaisseau fran&ccedil;ais. Tyckelaer
+l'a vu.</p>
+
+<p>&mdash;Brave Tyckelaer! honn&ecirc;te Tyckelaer! criait en ch&#339;ur la foule.</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille,
+le Jean, qui est un non moins grand tra&icirc;tre que son fr&egrave;re, le Jean se
+sauvera aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Et les deux coquins vont manger en France notre argent, l'argent de
+nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus &agrave; Louis XIV.</p>
+
+<p>&mdash;Emp&ecirc;chons-les de partir! criait la voix d'un patriote plus avanc&eacute; que
+les autres.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la prison! &agrave; la prison! r&eacute;p&eacute;tait le ch&#339;ur.</p>
+
+<p>Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de
+s'armer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune
+violence ne s'&eacute;tait commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait
+les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus
+mena&ccedil;ante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne l'&eacute;tait par
+ses cris, son agitation et ses menaces; immobile sous le regard de son
+chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son &eacute;p&eacute;e hors
+du fourreau, mais basse et la pointe &agrave; l'angle de son &eacute;trier. Cette
+troupe, seul rempart qui d&eacute;fendit la prison, contenait par son attitude,
+non seulement les masses populaires d&eacute;sordonn&eacute;es et bruyantes, mais
+encore le d&eacute;tachement de la garde bourgeoise, qui, plac&eacute; en face du
+Buitenhof pour maintenir l'ordre de compte &agrave; demi avec la troupe,
+donnait aux perturbateurs l'exemple des cris s&eacute;ditieux, en criant:&mdash;Vive
+Orange! &Agrave; bas les tra&icirc;tres!</p>
+
+<p>La pr&eacute;sence de Tilly et de ses cavaliers &eacute;tait, il est vrai, un frein
+salutaire &agrave; tous ces soldats bourgeois; mais peu apr&egrave;s, ils s'exalt&egrave;rent
+par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que l'on p&ucirc;t
+avoir du courage sans crier, ils imput&egrave;rent &agrave; la timidit&eacute; le silence des
+cavaliers et firent un pas vers la prison entra&icirc;nant &agrave; leur suite toute
+la tourbe populaire.</p>
+
+<p>Mais alors le comte de Tilly s'avan&ccedil;a seul au-devant d'eux, et levant
+seulement son &eacute;p&eacute;e en fron&ccedil;ant les sourcils:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi
+marchez-vous, et que d&eacute;sirez-vous?</p>
+
+<p>Les bourgeois agit&egrave;rent leurs mousquets en r&eacute;p&eacute;tant les cris de:</p>
+
+<p>&mdash;Vive Orange! Mort aux tra&icirc;tres!</p>
+
+<p>&mdash;Vive Orange! soit! dit M. de Tilly, quoique je pr&eacute;f&egrave;re les figures
+gaies aux figures maussades. Mort aux tra&icirc;tres! si vous le voulez, tant
+que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant qu'il vous plaira:
+Mort aux tra&icirc;tres! mais quant &agrave; les mettre &agrave; mort effectivement, je suis
+ici pour emp&ecirc;cher cela, et je l'emp&ecirc;cherai.</p>
+
+<p>Puis se retournant vers ses soldats:</p>
+
+<p>&mdash;Haut les armes, soldats! cria-t-il.</p>
+
+<p>Les soldats de Tilly ob&eacute;irent au commandement avec une pr&eacute;cision calme
+qui fit r&eacute;trograder imm&eacute;diatement bourgeois et peuple, non sans une
+confusion qui fit sourire l'officier de cavalerie.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, l&agrave;! dit-il avec ce ton goguenard qui n'appartient qu'&agrave; l'&eacute;p&eacute;e,
+tranquillisez-vous, bourgeois; mes soldats ne br&ucirc;leront pas une amorce,
+mais de votre c&ocirc;t&eacute; vous ne ferez point un pas vers la prison.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous bien, monsieur l'officier, que nous avons des mousquets?
+fit tout furieux le commandant des bourgeois.</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous
+me les faites assez miroiter devant l'&#339;il; mais remarquez aussi de votre
+c&ocirc;t&eacute; que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement &agrave;
+cinquante pas, et que vous n'&ecirc;tes qu'&agrave; vingt-cinq.</p>
+
+<p>&mdash;Mort aux tra&icirc;tres! cria la compagnie des bourgeois exasp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! vous dites toujours la m&ecirc;me chose, grommela l'officier, c'est
+fatigant!</p>
+
+<p>Et il reprit son poste en t&ecirc;te de la troupe, tandis que le tumulte
+allait en augmentant autour du Buitenhof.</p>
+
+<p>Et cependant le peuple &eacute;chauff&eacute; ne savait pas qu'au moment m&ecirc;me o&ugrave; il
+flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre, comme si elle e&ucirc;t h&acirc;te
+d'aller au-devant de son sort, passait &agrave; cent pas de la place derri&egrave;re
+les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof.</p>
+
+<p>En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un
+domestique et traversait tranquillement &agrave; pied l'avant-cour qui pr&eacute;c&egrave;de
+la prison.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait nomm&eacute; au concierge, qui du reste le connaissait, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville
+mon fr&egrave;re Corneille de Witt, condamn&eacute;, comme tu sais, au bannissement.</p>
+
+<p>Et le concierge, esp&egrave;ce d'ours dress&eacute; &agrave; ouvrir et &agrave; fermer la porte de
+la prison, l'avait salu&eacute; et laiss&eacute; entrer dans l'&eacute;difice, dont les
+portes s'&eacute;taient referm&eacute;es sur lui.</p>
+
+<p>&Agrave; dix pas de l&agrave;, il avait rencontr&eacute; une belle jeune fille de dix-sept &agrave;
+dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante
+r&eacute;v&eacute;rence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon fr&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur Jean, avait r&eacute;pondu la jeune fille, ce n'est pas le mal
+qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est
+pass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Que crains-tu donc, la belle fille?</p>
+
+<p>&mdash;Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas!</p>
+
+<p>&mdash;L'entendez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Il est, en effet, fort &eacute;mu; mais quand il nous verra, comme nous ne
+lui avons jamais fait que du bien, peut-&ecirc;tre se calmera-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en
+s'&eacute;loignant pour ob&eacute;ir &agrave; un signe imp&eacute;ratif que lui avait fait son p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis l&agrave;.</p>
+
+<p>Puis, continuant son chemin:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas
+lire et qui par cons&eacute;quent n'a rien lu, et qui vient de r&eacute;sumer
+l'histoire du monde dans un seul mot.</p>
+
+<p>Et toujours aussi calme, mais plus m&eacute;lancolique qu'en entrant,
+l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son
+fr&egrave;re.</p>
+
+
+
+<h3><a name="II" id="II"></a>II</h3>
+
+<p class="c">LES DEUX FR&Egrave;RES</p>
+
+
+<p>Comme l'avait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa,
+pendant que Jean de Witt montait l'escalier de pierre aboutissant &agrave; la
+prison de son fr&egrave;re Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux
+pour &eacute;loigner la troupe de Tilly qui les g&ecirc;nait.</p>
+
+<p>Ce que voyant, le peuple, qui appr&eacute;ciait les bonnes intentions de sa
+milice, criait &agrave; tue-t&ecirc;te:&mdash;Vivent les bourgeois!</p>
+
+<p>Quant &agrave; M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette
+compagnie bourgeoise sous les pistolets appr&ecirc;t&eacute;s de son escadron, lui
+expliquant de son mieux que la consigne donn&eacute;e par les &Eacute;tats lui
+enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses
+alentours.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cet ordre? pourquoi garder la prison? criaient les
+orangistes.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! r&eacute;pondait monsieur de Tilly, voil&agrave; que vous m'en demandez tout de
+suite plus que je ne peux vous en dire. On m'a dit: &laquo;Gardez&raquo;, je garde.
+Vous qui &ecirc;tes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir
+qu'une consigne ne se discute pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on vous a donn&eacute; cet ordre pour que les tra&icirc;tres puissent sortir
+de la ville!</p>
+
+<p>&mdash;Cela pourrait bien &ecirc;tre, puisque les tra&icirc;tres sont condamn&eacute;s au
+bannissement, r&eacute;pondait Tilly.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui a donn&eacute; cet ordre?</p>
+
+<p>&mdash;Les &Eacute;tats, pardieu!</p>
+
+<p>&mdash;Les &Eacute;tats trahissent.</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; cela, je n'en sais rien.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous trahissez vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! entendons-nous, messieurs les bourgeois; qui trahirais-je? les
+&Eacute;tats! Je ne puis pas les trahir, puisque &eacute;tant &agrave; leur solde, j'ex&eacute;cute
+ponctuellement leur consigne.</p>
+
+<p>Et l&agrave;-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison qu'il &eacute;tait
+impossible de discuter sa r&eacute;ponse, les clameurs et les menaces
+redoubl&egrave;rent; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte
+r&eacute;pondait avec toute l'urbanit&eacute; possible.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, messieurs les bourgeois, par gr&acirc;ce, d&eacute;sarmez donc vos mousquets;
+il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes
+cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont
+nous serions bien f&acirc;ch&eacute;s, mais vous plus encore, attendu que ce n'est ni
+dans vos intentions ni dans les miennes.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous faisiez cela, cri&egrave;rent les bourgeois, &agrave; notre tour nous
+ferions feu sur vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le
+premier jusqu'au dernier, ceux que nous aurions tu&eacute;s, nous, n'en
+seraient pas moins morts.</p>
+
+<p>&mdash;C&eacute;dez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui
+est bien diff&eacute;rent; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Fran&ccedil;ais,
+ce qui est plus diff&eacute;rent encore. Je ne connais donc que les &Eacute;tats, qui
+me paient; apportez-moi de la part des &Eacute;tats l'ordre de c&eacute;der la place,
+je fais demi-tour &agrave; l'instant m&ecirc;me, attendu que je m'ennuie &eacute;norm&eacute;ment
+ici.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! cri&egrave;rent cent voix qui se multipli&egrave;rent &agrave; l'instant par cinq
+cents autres. Allons &agrave; la maison de ville! allons trouver les d&eacute;put&eacute;s!
+allons, allons!</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, murmura Tilly en regardant s'&eacute;loigner les plus furieux,
+allez demander une l&acirc;chet&eacute; &agrave; la maison de ville et vous verrez si on
+vous l'accorde, allez, mes amis, allez.</p>
+
+<p>Le digne officier comptait sur l'honneur des magistrats, qui de leur
+c&ocirc;t&eacute; comptaient sur son honneur de soldat, &agrave; lui.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, capitaine, fit &agrave; l'oreille du comte son premier
+lieutenant, que les d&eacute;put&eacute;s refusent &agrave; ces enrag&eacute;s que voici ce qu'ils
+leur demandent, mais qu'ils nous envoient &agrave; nous un peu de renfort, cela
+ne fera pas de mal, je crois.</p>
+
+<p>Cependant Jean de Witt, que nous avons quitt&eacute; montant l'escalier de
+pierre apr&egrave;s son entretien avec le ge&ocirc;lier Gryphus et sa fille Rosa,
+&eacute;tait arriv&eacute; &agrave; la porte de la chambre o&ugrave; gisait sur un matelas son fr&egrave;re
+Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait
+appliquer la torture pr&eacute;paratoire.</p>
+
+<p>L'arr&ecirc;t de bannissement &eacute;tait venu, qui avait rendu inutile
+l'application de la torture extraordinaire. Corneille, &eacute;tendu sur son
+lit, les poignets bris&eacute;s, les doigts bris&eacute;s, n'ayant rien avou&eacute; d'un
+crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, apr&egrave;s trois
+jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la
+mort, avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement.</p>
+
+<p>Corps &eacute;nergique, &acirc;me invincible, il e&ucirc;t bien d&eacute;sappoint&eacute; ses ennemis si
+ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du
+Buitenhof, voir luire sur son p&acirc;le visage le sourire du martyr qui
+oublie la fange de la terre depuis qu'il a entrevu les splendeurs du
+ciel.</p>
+
+<p>Le ruward avait, par la puissance de sa volont&eacute; plut&ocirc;t que par un
+secours r&eacute;el, recouvr&eacute; toutes ses forces, et il calculait combien de
+temps encore les formalit&eacute;s de la justice le retiendraient en prison.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait juste &agrave; ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise
+m&ecirc;l&eacute;es &agrave; celles du peuple, s'&eacute;levaient contre les deux fr&egrave;res et
+mena&ccedil;aient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit,
+qui venait se briser comme une mar&eacute;e montante au pied des murailles de
+la prison, parvint jusqu'au prisonnier.</p>
+
+<p>Mais si mena&ccedil;ant que f&ucirc;t ce bruit, Corneille n&eacute;gligea de s'enqu&eacute;rir ou
+ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fen&ecirc;tre &eacute;troite et
+treilliss&eacute;e de fer qui laissait arriver la lumi&egrave;re et les murmures du
+dehors.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait si bien engourdi dans la continuit&eacute; de son mal que ce mal &eacute;tait
+devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de d&eacute;lices son
+&acirc;me et sa raison si pr&egrave;s de se d&eacute;gager des embarras corporels, qu'il lui
+semblait d&eacute;j&agrave; que cette &acirc;me et cette raison &eacute;chapp&eacute;es &agrave; la mati&egrave;re,
+planaient au-dessus d'elle comme flotte au-dessus d'un foyer presque
+&eacute;teint la flamme qui le quitte pour monter au ciel.</p>
+
+<p>Il pensait aussi &agrave; son fr&egrave;re.</p>
+
+<p>Sans doute, c'&eacute;tait son approche qui, par les myst&egrave;res inconnus que le
+magn&eacute;tisme a d&eacute;couvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment m&ecirc;me
+o&ugrave; Jean &eacute;tait si pr&eacute;sent &agrave; la pens&eacute;e de Corneille que Corneille
+murmurait presque son nom, la porte s'ouvrit; Jean entra, et d'un pas
+empress&eacute; vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses
+mains envelopp&eacute;es de linge vers ce glorieux fr&egrave;re qu'il avait r&eacute;ussi &agrave;
+d&eacute;passer, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine
+que lui portaient les Hollandais.</p>
+
+<p>Jean baisa tendrement son fr&egrave;re sur le front et reposa doucement sur le
+matelas ses mains malades.</p>
+
+<p>&mdash;Corneille, mon pauvre fr&egrave;re, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne souffre plus, mon fr&egrave;re, puisque je vous vois.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, &agrave; votre d&eacute;faut, c'est moi qui
+souffre de vous voir ainsi, je vous en r&eacute;ponds.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, ai-je plus pens&eacute; &agrave; vous qu'&agrave; moi-m&ecirc;me, et tandis qu'ils me
+torturaient, je n'ai song&eacute; &agrave; me plaindre qu'une fois pour dire: &laquo;Pauvre
+fr&egrave;re!&raquo; Mais te voil&agrave;, oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis gu&eacute;ri; aidez-moi &agrave; me lever, mon fr&egrave;re, et vous verrez comme
+je marche bien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aurez pas longtemps &agrave; marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse
+au vivier, derri&egrave;re les pistoliers de Tilly.</p>
+
+<p>&mdash;Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire
+de physionomie triste qui lui &eacute;tait habituel, que les gens de la Haye
+voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte.</p>
+
+<p>&mdash;Du tumulte? reprit Corneille, en fixant son regard sur son fr&egrave;re
+embarrass&eacute;; du tumulte?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Corneille.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est cela que j'entendais tout &agrave; l'heure, fit le prisonnier
+comme se parlant &agrave; lui-m&ecirc;me. Puis revenant &agrave; son fr&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a du monde sur le Buitenhof, n'est-ce pas? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon fr&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, pour venir ici...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous a-t-on laiss&eacute; passer?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que nous ne sommes gu&egrave;re aim&eacute;s, Corneille, fit le
+grand pensionnaire avec une amertume m&eacute;lancolique. J'ai pris par les
+rues &eacute;cart&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous &ecirc;tes cach&eacute;, Jean?</p>
+
+<p>&mdash;J'avais dessein d'arriver jusqu'&agrave; vous sans perdre de temps, et j'ai
+fait ce qu'on fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi:
+j'ai louvoy&eacute;.</p>
+
+<p>En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place &agrave; la prison. Tilly
+dialoguait avec la garde bourgeoise.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Corneille, vous &ecirc;tes un bien grand pilote, Jean; mais je
+ne sais si vous tirerez votre fr&egrave;re du Buitenhof, dans cette houle et
+sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous avez conduit la
+flotte de Tromp &agrave; Anvers, au milieu des bas-fonds de l'Escaut.</p>
+
+<p>&mdash;Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y t&acirc;cherons, du moins, r&eacute;pondit
+Jean; mais d'abord un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Dites.</p>
+
+<p>Les clameurs mont&egrave;rent de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en col&egrave;re! Est-ce
+contre vous? est-ce contre moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc,
+mon fr&egrave;re, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs
+sottes calomnies, c'est d'avoir n&eacute;goci&eacute; avec la France.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais ils nous le reprochent.</p>
+
+<p>&mdash;Les niais!</p>
+
+<p>&mdash;Mais si ces n&eacute;gociations eussent r&eacute;ussi, elles leur eussent &eacute;pargn&eacute;
+les d&eacute;faites de Rees, d'Orsay, de Vesel et de Rheinberg; elles leur
+eussent &eacute;vit&eacute; le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire
+encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est vrai, mon fr&egrave;re, mais ce qui est d'une v&eacute;rit&eacute; plus
+absolue encore, c'est que si l'on trouvait en ce moment-ci notre
+correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne
+sauverais point l'esquif si fr&ecirc;le qui va porter les de Witt et leur
+fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait &agrave; des
+gens honn&ecirc;tes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de
+faire personnellement pour sa libert&eacute;, pour sa gloire, cette
+correspondance nous perdrait aupr&egrave;s des orangistes, nos vainqueurs.
+Aussi, cher Corneille, j'aime &agrave; croire que vous l'avez br&ucirc;l&eacute;e avant de
+quitter Dordrecht pour venir me rejoindre &agrave; la Haye.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fr&egrave;re, r&eacute;pondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois
+prouve que vous avez &eacute;t&eacute; dans les derniers temps le plus grand, le plus
+g&eacute;n&eacute;reux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. J'aime la
+gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon fr&egrave;re, et je me
+suis bien gard&eacute; de br&ucirc;ler cette correspondance.</p>
+
+<p>&mdash;Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement
+l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons &agrave; la fois le salut du
+corps et la r&eacute;surrection de la popularit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai confi&eacute;es &agrave; Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, mon filleul, que vous
+connaissez et qui demeure &agrave; Dordrecht.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le pauvre gar&ccedil;on! ce cher et na&iuml;f enfant! ce savant qui, chose
+rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et
+qu'&agrave; Dieu qui fait na&icirc;tre les fleurs! Vous l'avez charg&eacute; de ce d&eacute;p&ocirc;t
+mortel; mais il est perdu, mon fr&egrave;re, ce pauvre cher Corn&eacute;lius!</p>
+
+<p>&mdash;Perdu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort (car si
+&eacute;tranger qu'il soit &agrave; ce qui nous arrive; car, quoique enseveli &agrave;
+Dordrecht, quoique distrait, que c'est miracle! il saura, un jour ou
+l'autre, ce qui nous arrive), s'il est fort, il se vantera de nous; s'il
+est faible, il aura peur de notre intimit&eacute;; s'il est fort, il criera le
+secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre
+cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon fr&egrave;re,
+fuyons vite, s'il en est encore temps.</p>
+
+<p>Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son fr&egrave;re, qui
+tressaillit au contact des linges:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai
+pas appris &agrave; lire chaque pens&eacute;e dans la t&ecirc;te de van Ba&euml;rle, chaque
+sentiment dans son &acirc;me? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes
+s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il
+soit! Le principal est qu'il gardera le secret, attendu que ce secret,
+il ne le conna&icirc;t m&ecirc;me pas.</p>
+
+<p>Jean se retourna surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est
+un politique &eacute;lev&eacute; &agrave; l'&eacute;cole de Jean; je vous le r&eacute;p&egrave;te, mon fr&egrave;re, van
+Ba&euml;rle ignore la nature et la valeur du d&eacute;p&ocirc;t que je lui ai confi&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vite, alors! s'&eacute;cria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui
+passer l'ordre de br&ucirc;ler la liasse.</p>
+
+<p>&mdash;Par qui faire passer cet ordre?</p>
+
+<p>&mdash;Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner &agrave; cheval et qui
+est entr&eacute; avec moi dans la prison pour vous aider &agrave; descendre
+l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;R&eacute;fl&eacute;chissez avant de br&ucirc;ler ces titres glorieux, Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Je r&eacute;fl&eacute;chis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les
+fr&egrave;res de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renomm&eacute;e. Nous morts,
+qui nous d&eacute;fendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris?</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers?</p>
+
+<p>Jean, sans r&eacute;pondre &agrave; son fr&egrave;re, &eacute;tendit la main vers le Buitenhof, d'o&ugrave;
+s'&eacute;lan&ccedil;aient en ce moment des bouff&eacute;es de clameurs f&eacute;roces.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs; mais ces
+clameurs, que disent-elles?</p>
+
+<p>Jean ouvrit la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Mort aux tra&icirc;tres! hurlait la populace.</p>
+
+<p>&mdash;Entendez-vous maintenant, Corneille?</p>
+
+<p>&mdash;Et les tra&icirc;tres, c'est nous! dit le prisonnier en levant les yeux au
+ciel et en haussant les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;C'est nous, r&eacute;p&eacute;ta Jean de Witt.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est Craeke?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la porte de votre chambre, je pr&eacute;sume.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le entrer, alors.</p>
+
+<p>Jean ouvrit la porte; le fid&egrave;le serviteur attendait en effet sur le
+seuil.</p>
+
+<p>&mdash;Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon fr&egrave;re va vous dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que j'&eacute;crive,
+malheureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que van Ba&euml;rle ne rendra pas ce d&eacute;p&ocirc;t ou ne le br&ucirc;lera pas sans
+un ordre pr&eacute;cis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourrez-vous &eacute;crire, mon cher ami? demanda Jean, &agrave; l'aspect de
+ces pauvres mains toutes br&ucirc;l&eacute;es et toutes meurtries.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille.</p>
+
+<p>&mdash;Voici un crayon, au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous du papier, car on ne m'a rien laiss&eacute; ici?</p>
+
+<p>&mdash;Cette Bible. D&eacute;chirez-en la premi&egrave;re feuille.</p>
+
+<p>&mdash;Bien.</p>
+
+<p>&mdash;Mais votre &eacute;criture sera illisible?</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! dit Corneille en regardant son fr&egrave;re. Ces doigts qui ont
+r&eacute;sist&eacute; aux m&egrave;ches du bourreau, cette volont&eacute; qui a dompt&eacute; la douleur,
+vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon fr&egrave;re, la
+ligne sera trac&eacute;e sans un seul tremblement.</p>
+
+<p>Et en effet, Corneille prit le crayon et &eacute;crivit.</p>
+
+<p>Alors, on put voir sous le linge blanc transpara&icirc;tre les gouttes de sang
+que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes.
+La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille &eacute;crivit:</p>
+
+<div class="lettre">
+<p class="addr">&laquo;Cher filleul,</p>
+
+<p>&laquo;Br&ucirc;le le d&eacute;p&ocirc;t que je t'ai confi&eacute;, br&ucirc;le-le sans le regarder, sans
+l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu &agrave; toi-m&ecirc;me. Les secrets du genre
+de celui qu'il contient tuent les d&eacute;positaires. Br&ucirc;le, et tu auras sauv&eacute;
+Jean et Corneille.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu et aime-moi.</p>
+
+<p class="r">&laquo;Corneille <span class="smcap">de Witt.</span>&raquo;</p>
+
+<p class="addrr">&laquo;20 ao&ucirc;t 1672.</p>
+</div>
+
+<p>Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait
+tach&eacute; la feuille, la remit &agrave; Craeke avec une derni&egrave;re recommandation et
+revint &agrave; Corneille, que la souffrance venait de p&acirc;lir encore, et qui
+semblait pr&egrave;s de s'&eacute;vanouir.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son
+ancien sifflet de contrema&icirc;tre, c'est qu'il sera hors des groupes, de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; du vivier... Alors nous partirons &agrave; notre tour.</p>
+
+<p>Cinq minutes ne s'&eacute;taient pas &eacute;coul&eacute;es, qu'un long et vigoureux coup de
+sifflet per&ccedil;a de son roulement marin les d&ocirc;mes de feuillage noir des
+ormes et domina les clameurs du Buitenhof.</p>
+
+<p>Jean leva les bras au ciel pour le remercier.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.</p>
+
+
+
+<h3><a name="III" id="III"></a>III</h3>
+
+<p class="c">L'&Eacute;L&Egrave;VE DE JEAN DE WITT</p>
+
+
+<p>Tandis que les hurlements de la foule assembl&eacute;e sur le Buitenhof,
+montant toujours plus effrayants vers les deux fr&egrave;res, d&eacute;terminaient
+Jean de Witt &agrave; presser le d&eacute;part de son fr&egrave;re Corneille, une d&eacute;putation
+de bourgeois &eacute;tait all&eacute;e, comme nous l'avons dit, &agrave; la maison de ville,
+pour demander l'expulsion du corps de cavalerie de Tilly.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat; aussi vit-on un
+&eacute;tranger, qui depuis le moment o&ugrave; cette sc&egrave;ne avait commenc&eacute; en suivait
+les d&eacute;tails avec curiosit&eacute;, se diriger avec les autres, ou plut&ocirc;t &agrave; la
+suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus t&ocirc;t la
+nouvelle de ce qui allait s'y passer.</p>
+
+<p>Cet &eacute;tranger &eacute;tait un homme tr&egrave;s jeune, &acirc;g&eacute; de vingt-deux ou vingt-trois
+ans &agrave; peine, sans vigueur apparente. Il cachait&mdash;car sans doute il avait
+des raisons pour ne pas &ecirc;tre reconnu&mdash;sa figure p&acirc;le et longue sous un
+fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait d'essuyer son
+front mouill&eacute; de sueur ou ses l&egrave;vres br&ucirc;lantes.</p>
+
+<p>L'&#339;il fixe comme celui de l'oiseau de proie, le nez aquilin et long, la
+bouche fine et droite, ouverte ou plut&ocirc;t fendue comme les l&egrave;vres d'une
+blessure, cet homme e&ucirc;t offert &agrave; Lavater, si Lavater e&ucirc;t v&eacute;cu &agrave; cette
+&eacute;poque, un sujet d'&eacute;tudes physiologiques qui d'abord n'eussent pas
+tourn&eacute; &agrave; son avantage.</p>
+
+<p>Entre la figure du conqu&eacute;rant et celle du pirate, disaient les anciens,
+quelle diff&eacute;rence trouvera-t-on? Celle que l'on trouve entre l'aigle et
+le vautour.</p>
+
+<p>La s&eacute;r&eacute;nit&eacute; ou l'inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>Aussi cette physionomie livide, ce corps gr&ecirc;le et souffreteux, cette
+d&eacute;marche inqui&egrave;te qui s'en allaient du Buitenhof au Hoogstraat &agrave; la
+suite de tout ce peuple hurlant, c'&eacute;tait le type et l'image d'un ma&icirc;tre
+soup&ccedil;onneux ou d'un voleur inquiet; et un homme de police e&ucirc;t certes
+opt&eacute; pour ce dernier renseignement, &agrave; cause du soin que celui dont nous
+nous occupons en ce moment prenait de se cacher.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il &eacute;tait v&ecirc;tu simplement et sans armes apparentes; son bras
+maigre mais nerveux, sa main s&egrave;che mais blanche, fine, aristocratique,
+s'appuyait non pas au bras, mais sur l'&eacute;paule d'un officier qui, le
+poing &agrave; l'&eacute;p&eacute;e, avait, jusqu'au moment o&ugrave; son compagnon s'&eacute;tait mis en
+route et l'avait entra&icirc;n&eacute; avec lui, regard&eacute; toutes les sc&egrave;nes du
+Buitenhof avec un int&eacute;r&ecirc;t facile &agrave; comprendre.</p>
+
+<p>Arriv&eacute; sur la place de Hoogstraat, l'homme au visage p&acirc;le poussa l'autre
+sous l'abri d'un contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de
+l'H&ocirc;tel de Ville.</p>
+
+<p>Aux cris forcen&eacute;s du peuple, la fen&ecirc;tre du Hoogstraat s'ouvrit et un
+homme s'avan&ccedil;a pour dialoguer avec la foule.</p>
+
+<p>&mdash;Qui para&icirc;t l&agrave; au balcon? demanda le jeune homme &agrave; l'officier en lui
+montrant de l'&#339;il seulement le harangueur, qui paraissait fort &eacute;mu et
+qui se soutenait &agrave; la balustrade plut&ocirc;t qu'il ne se penchait sur elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le d&eacute;put&eacute; Bowelt, r&eacute;pliqua l'officier.</p>
+
+<p>&mdash;Quel homme est ce d&eacute;put&eacute; Bowelt? Le connaissez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mais un brave homme, &agrave; ce que je crois du moins, monseigneur.</p>
+
+<p>Le jeune homme, en entendant cette appr&eacute;ciation du caract&egrave;re de Bowelt
+faite par l'officier, laissa &eacute;chapper un mouvement de d&eacute;sappointement si
+&eacute;trange, de m&eacute;contentement si visible, que l'officier le remarqua et se
+h&acirc;ta d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;On le dit, du moins, monseigneur. Quant &agrave; moi, je ne puis rien
+affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt.</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, r&eacute;p&eacute;ta celui qu'on avait appel&eacute; monseigneur; est-ce brave
+homme que vous voulez dire ou homme brave?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur m'excusera; je n'oserais &eacute;tablir cette distinction
+vis-&agrave;-vis d'un homme que, je le r&eacute;p&egrave;te &agrave; Son Altesse, je ne connais que
+de visage.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir.</p>
+
+<p>L'officier inclina la t&ecirc;te en signe d'assentiment et se tut.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce Bowelt est un brave homme, continua l'altesse, il va dr&ocirc;lement
+recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire.</p>
+
+<p>Et le mouvement nerveux de sa main qui s'agitait malgr&eacute; lui sur l'&eacute;paule
+de son compagnon, comme eussent fait les doigts d'un instrumentiste sur
+les touches d'un clavier, trahissait son ardente impatience si mal
+d&eacute;guis&eacute;e en certains moments, et dans ce moment surtout, sous l'air
+glacial et sombre de la figure.</p>
+
+<p>On entendit alors le chef de la d&eacute;putation bourgeoise interpeller le
+d&eacute;put&eacute; pour lui faire dire o&ugrave; se trouvaient les autres d&eacute;put&eacute;s ses
+coll&egrave;gues.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, r&eacute;p&eacute;ta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans
+ce moment je suis seul avec M. d'Asperen, et je ne puis prendre une
+d&eacute;cision &agrave; moi seul.</p>
+
+<p>&mdash;L'ordre! l'ordre! cri&egrave;rent plusieurs milliers de voix.</p>
+
+<p>M. Bowelt voulut parler, mais on n'entendit pas ses paroles et l'on vit
+seulement ses bras s'agiter en gestes multiples et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s.</p>
+
+<p>Mais voyant qu'il ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la
+fen&ecirc;tre ouverte et appela M. d'Asperen.</p>
+
+<p>M. d'Asperen parut &agrave; son tour au balcon, o&ugrave; il fut salu&eacute; de cris plus
+&eacute;nergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant,
+accueilli M. Bowelt.</p>
+
+<p>Il n'entreprit pas moins cette t&acirc;che difficile de haranguer la
+multitude; mais la multitude pr&eacute;f&eacute;ra forcer la garde des &Eacute;tats, qui
+d'ailleurs n'opposa aucune r&eacute;sistance au peuple souverain, &agrave; &eacute;couter la
+harangue de M. d'Asperen.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple
+s'engouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il para&icirc;t que la
+d&eacute;lib&eacute;ration aura lieu &agrave; l'int&eacute;rieur, colonel. Allons entendre la
+d&eacute;lib&eacute;ration.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur, monseigneur, prenez garde!</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parmi ces d&eacute;put&eacute;s, il y en a beaucoup qui ont &eacute;t&eacute; en relation avec
+vous, et il suffit qu'un seul reconnaisse Votre Altesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pour qu'on m'accuse d'&ecirc;tre l'instigateur de tout ceci. Tu as
+raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du
+regret qu'il avait d'avoir montr&eacute; tant de pr&eacute;cipitation dans ses d&eacute;sirs;
+oui, tu as raison, restons ici. D'ici, nous les verrons revenir avec ou
+sans l'autorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un
+brave homme ou un homme brave, ce que je tiens &agrave; savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit l'officier en regardant avec &eacute;tonnement celui &agrave; qui il
+donnait le titre de monseigneur; mais Votre Altesse ne suppose pas un
+seul instant, je pr&eacute;sume, que les d&eacute;put&eacute;s ordonnent aux cavaliers de
+Tilly de s'&eacute;loigner, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demanda froidement le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que s'ils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la
+condamnation &agrave; mort de MM. Corneille et Jean de Witt.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons voir, r&eacute;pondit froidement l'Altesse; Dieu seul peut savoir
+ce qui se passe au c&#339;ur des hommes. L'officier regarda &agrave; la d&eacute;rob&eacute;e la
+figure impassible de son compagnon, et p&acirc;lit. C'&eacute;tait &agrave; la fois un brave
+homme et un homme brave que cet officier.</p>
+
+<p>De l'endroit o&ugrave; ils &eacute;taient rest&eacute;s, l'Altesse et son compagnon
+entendaient les rumeurs et les pi&eacute;tinements du peuple dans les escaliers
+de l'H&ocirc;tel de Ville.</p>
+
+<p>Puis on entendit ce bruit sortir et se r&eacute;pandre sur la place, par les
+fen&ecirc;tres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM.
+Bowelt et d'Asperen, lesquels &eacute;taient rentr&eacute;s &agrave; l'int&eacute;rieur, dans la
+crainte, sans doute, qu'en les poussant, le peuple ne les fit sauter
+par-dessus la balustrade.</p>
+
+<p>Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces
+fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>La salle des d&eacute;lib&eacute;rations s'emplissait.</p>
+
+<p>Soudain le bruit s'arr&ecirc;ta; puis, soudain encore, il redoubla d'intensit&eacute;
+et atteignit un tel degr&eacute; d'explosion que le vieil &eacute;difice en trembla
+jusqu'au fa&icirc;te.</p>
+
+<p>Puis enfin le torrent se reprit &agrave; rouler par les galeries et les
+escaliers jusqu'&agrave; la porte, sous la vo&ucirc;te de laquelle on le vit
+d&eacute;boucher comme une trombe.</p>
+
+<p>En t&ecirc;te du premier groupe volait, plut&ocirc;t qu'il ne courait, un homme
+hideusement d&eacute;figur&eacute; par la joie.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le chirurgien Tyckelaer.</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'avons! nous l'avons! cria-t-il en agitant un papier en l'air.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont l'ordre! murmura l'officier stup&eacute;fait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! me voil&agrave; fix&eacute;, dit tranquillement l'Altesse. Vous ne saviez
+pas, mon cher colonel, si M. Bowelt &eacute;tait un brave homme ou un homme
+brave. Ce n'est ni l'un ni l'autre.</p>
+
+<p>Puis continuant &agrave; suivre de l'&#339;il, sans sourciller, toute cette foule
+qui roulait devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel; je crois que nous
+allons voir un spectacle &eacute;trange.</p>
+
+<p>L'officier s'inclina et suivit son ma&icirc;tre sans r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>La foule &eacute;tait immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les
+cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le m&ecirc;me bonheur et
+surtout avec la m&ecirc;me fermet&eacute;.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en
+s'approchant ce flux d'hommes, dont il aper&ccedil;ut bient&ocirc;t les premi&egrave;res
+vagues roulant avec la rapidit&eacute; d'une cataracte qui se pr&eacute;cipite.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, il aper&ccedil;ut le papier qui flottait en l'air, au-dessus des
+mains crisp&eacute;es et des armes &eacute;tincelantes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! fit-il en se levant sur ses &eacute;triers et en touchant son lieutenant
+du pommeau de son &eacute;p&eacute;e, je crois que les mis&eacute;rables ont leur ordre.</p>
+
+<p>&mdash;L&acirc;ches coquins! cria le lieutenant.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait en effet l'ordre, que la compagnie des bourgeois re&ccedil;ut avec des
+rugissements joyeux. Elle s'&eacute;branla aussit&ocirc;t et marcha les armes basses
+et en poussant de grands cris &agrave; l'encontre des cavaliers du comte de
+Tilly.</p>
+
+<p>Mais le comte n'&eacute;tait pas homme &agrave; les laisser approcher plus que de
+mesure.</p>
+
+<p>&mdash;Halte! cria-t-il, halte! et que l'on d&eacute;gage le poitrail de mes
+chevaux, ou je commande: En avant!</p>
+
+<p>&mdash;Voici l'ordre! r&eacute;pondirent cent voix insolentes.</p>
+
+<p>Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qui ont sign&eacute; cet ordre, dit-il, sont les v&eacute;ritables bourreaux de
+M. Corneille de Witt. Quant &agrave; moi, je ne voudrais pas pour mes deux
+mains avoir &eacute;crit une seule lettre de cet ordre inf&acirc;me.</p>
+
+<p>En repoussant du pommeau de son &eacute;p&eacute;e l'homme qui voulait le lui
+reprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Un moment, dit-il. Un &eacute;crit comme celui-l&agrave; est d'importance et se
+garde.</p>
+
+<p>Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps.
+Puis se retournant vers sa troupe:&mdash;Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file
+&agrave; droite!</p>
+
+<p>Puis &agrave; demi-voix, et cependant de fa&ccedil;on &agrave; ce que ses paroles ne fussent
+pas perdues pour tout le monde:&mdash;Et maintenant, &eacute;gorgeurs, dit-il,
+faites votre &#339;uvre.</p>
+
+<p>Un cri furieux, compos&eacute; de toutes les haines avides et de toutes les
+joies f&eacute;roces qui r&acirc;laient sur le Buitenhof, accueillit ce d&eacute;part.</p>
+
+<p>Les cavaliers d&eacute;filaient lentement.</p>
+
+<p>Le comte resta derri&egrave;re, faisant face jusqu'au dernier moment &agrave; la
+populace ivre qui gagnait au fur et &agrave; mesure le terrain que perdait le
+cheval du capitaine.</p>
+
+<p>Comme on voit, Jean de Witt ne s'&eacute;tait pas exag&eacute;r&eacute; le danger quand,
+aidant son fr&egrave;re &agrave; se lever, il le pressait de partir.</p>
+
+<p>Corneille descendit donc, appuy&eacute; au bras de l'ex-grand pensionnaire,
+l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva
+la belle Rosa toute tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a que l'on dit qu'ils sont all&eacute;s chercher au Hoogstraat l'ordre
+qui doit &eacute;loigner les cavaliers du comte de Tilly.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la
+position est mauvaise pour nous.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, si j'avais un conseil &agrave; vous donner... dit la jeune fille toute
+tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Donne, mon enfant. Qu'y aurait-il d'&eacute;tonnant que Dieu me parl&acirc;t par ta
+bouche?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours &agrave; leur
+poste?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais tant qu'il ne sera pas r&eacute;voqu&eacute;, cet ordre est de rester
+devant la prison.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;En avez-vous un pour qu'ils vous accompagnent jusque hors la ville?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! du moment o&ugrave; vous allez avoir d&eacute;pass&eacute; les premiers cavaliers,
+vous tomberez aux mains du peuple.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la garde bourgeoise?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enrag&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Que faire, alors?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je
+sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rue d&eacute;serte, car
+tout le monde est dans la grande rue, attendant &agrave; l'entr&eacute;e principale,
+et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez
+sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon fr&egrave;re ne pourra marcher, dit Jean.</p>
+
+<p>&mdash;J'essaierai, r&eacute;pondit Corneille avec une expression de fermet&eacute;
+sublime.</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'avez-vous pas votre voiture? demande la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;La voiture est l&agrave;, au seuil de la grande porte.</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit la jeune fille. J'ai pens&eacute; que votre cocher &eacute;tait un
+homme d&eacute;vou&eacute;, et je lui ai dit d'aller vous attendre &agrave; la poterne.</p>
+
+<p>Les deux fr&egrave;res se regard&egrave;rent avec attendrissement, et leur double
+regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se
+concentra sur la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste &agrave; savoir si Gryphus
+voudra bien nous ouvrir cette porte.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, j'ai pr&eacute;vu son refus et, tout &agrave; l'heure, tandis qu'il causait
+par la fen&ecirc;tre de la ge&ocirc;le avec un pistolier, j'ai pris la clef au
+trousseau.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as, cette cl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;La voici, monsieur Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien &agrave; te donner en &eacute;change du
+service que tu me rends, except&eacute; la Bible que tu trouveras dans ma
+chambre: c'est le dernier pr&eacute;sent d'un honn&ecirc;te homme; j'esp&egrave;re qu'il te
+portera bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, r&eacute;pondit la
+jeune fille. Puis &agrave; elle-m&ecirc;me et en soupirant:&mdash;Quel malheur que je ne
+sache pas lire! dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il
+n'y a pas un instant &agrave; perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir int&eacute;rieur, elle
+conduisit les deux fr&egrave;res au c&ocirc;t&eacute; oppos&eacute; de la prison.</p>
+
+<p>Toujours guid&eacute;s par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de
+marches, travers&egrave;rent une petite cour aux remparts cr&eacute;nel&eacute;s, et la porte
+cintr&eacute;e s'&eacute;tant ouverte, ils se retrouv&egrave;rent de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la
+prison dans la rue d&eacute;serte, en face de la voiture qui les attendait, le
+marchepied abaiss&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! vite, vite, vite, mes ma&icirc;tres, les entendez-vous? cria le cocher
+tout effar&eacute;.</p>
+
+<p>Mais apr&egrave;s avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire
+se retourna vers la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne
+t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons
+&agrave; Dieu, qui se souviendra, j'esp&egrave;re que tu viens de sauver la vie de
+deux hommes.</p>
+
+<p>Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa
+respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte.</p>
+
+<p>Jean de Witt monta pr&eacute;cipitamment, prit place pr&egrave;s de son fr&egrave;re, et
+ferma le mantelet de la voiture en criant:&mdash;Au Tol-Hek!</p>
+
+<p>Le Tol-Hek &eacute;tait la grille qui fermait la porte conduisant au petit port
+de Scheveningen, dans lequel un petit b&acirc;timent attendait les deux
+fr&egrave;res.</p>
+
+<p>La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta
+les fugitifs.</p>
+
+<p>Rosa les suivit jusqu'&agrave; ce qu'ils eussent tourn&eacute; l'angle de la rue.</p>
+
+<p>Alors elle rentra fermer la porte derri&egrave;re elle et jeta la clef dans un
+puits.</p>
+
+<p>Ce bruit qui avait fait pressentir &agrave; Rosa que le peuple enfon&ccedil;ait la
+porte, &eacute;tait en effet celui du peuple, qui, apr&egrave;s avoir fait &eacute;vacuer la
+place de la prison, se ruait contre cette porte.</p>
+
+<p>Si solide qu'elle f&ucirc;t, et quoique le ge&ocirc;lier Gryphus&mdash;il faut lui rendre
+cette justice&mdash;se refus&acirc;t obstin&eacute;ment d'ouvrir cette porte, on sentait
+qu'elle ne r&eacute;sisterait pas longtemps; et Gryphus, fort p&acirc;le, se
+demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte,
+lorsqu'il sentit qu'on le tirait doucement par l'habit.</p>
+
+<p>Il se retourna et vit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends les enrag&eacute;s? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je les entends si bien, mon p&egrave;re, qu'&agrave; votre place...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ouvrirais, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je laisserais enfoncer la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ils vont me tuer.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, s'ils vous voient.</p>
+
+<p>&mdash;Comment veux-tu qu'ils ne me voient pas?</p>
+
+<p>&mdash;Cachez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela?</p>
+
+<p>&mdash;Dans le cachot secret.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, mon enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, mon p&egrave;re, j'y descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur
+nous et, quand ils auront quitt&eacute; la prison, eh bien! nous sortirons de
+notre cachette.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as pardieu raison, s'&eacute;cria Gryphus; c'est &eacute;tonnant, ajouta-t-il, ce
+qu'il y a de jugement dans cette petite t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Puis, comme la porte s'&eacute;branlait &agrave; la grande joie de la populace:</p>
+
+<p>&mdash;Venez, venez, mon p&egrave;re, dit Rosa en ouvrant une petite trappe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cependant, nos prisonniers? fit Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu veillera sur eux, mon p&egrave;re, dit la jeune fille; permettez-moi de
+veiller sur vous.</p>
+
+<p>Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur t&ecirc;te, juste au
+moment o&ugrave; la porte bris&eacute;e donnait passage &agrave; la populace.</p>
+
+<p>Au reste, ce cachot o&ugrave; Rosa faisait descendre son p&egrave;re, et qu'on
+appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons
+&ecirc;tre forc&eacute;s d'abandonner pour un instant, un s&ucirc;r asile, n'&eacute;tant connu
+que des autorit&eacute;s, qui parfois y enfermaient quelqu'un de ces grands
+coupables pour lesquels on craint quelque r&eacute;volte ou quelque enl&egrave;vement.</p>
+
+<p>Le peuple se rua dans la prison en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Mort aux tra&icirc;tres! &Agrave; la potence Corneille de Witt! &Agrave; mort! &agrave; mort!</p>
+
+
+
+<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV</h3>
+
+<p class="c">LES MASSACREURS</p>
+
+
+<p>Le jeune homme, toujours abrit&eacute; par son grand chapeau, toujours
+s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses
+l&egrave;vres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un
+coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une
+boutique ferm&eacute;e, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse,
+et qui paraissait approcher de son d&eacute;nouement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il &agrave; l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et
+que l'ordre que messieurs les d&eacute;put&eacute;s ont sign&eacute; est le v&eacute;ritable ordre
+de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut
+d&eacute;cid&eacute;ment beaucoup aux MM. de Witt!</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs
+pareilles.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut croire qu'ils ont trouv&eacute; la prison de notre homme. Ah! tenez,
+cette fen&ecirc;tre n'&eacute;tait-elle pas celle de la chambre o&ugrave; a &eacute;t&eacute; enferm&eacute; M.
+Corneille?</p>
+
+<p>En effet, un homme saisissait &agrave; pleines mains et secouait violemment le
+treillage de fer qui fermait la fen&ecirc;tre du cachot de Corneille, et que
+celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus!</p>
+
+<p>&mdash;Comment, il n'y est plus? demand&egrave;rent de la rue ceux qui, arriv&eacute;s les
+derniers, ne pouvaient entrer tant la prison &eacute;tait pleine.</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! r&eacute;p&eacute;tait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se
+soit sauv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Que dit donc cet homme? demanda en p&acirc;lissant l'Altesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle
+&eacute;tait vraie.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle &eacute;tait
+vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, voyez... dit l'officier.</p>
+
+<p>En effet, d'autres visages furieux, grin&ccedil;ant de col&egrave;re, se montraient
+aux fen&ecirc;tres en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Sauv&eacute;! &eacute;vad&eacute;! ils l'ont fait fuir.</p>
+
+<p>Et le peuple rest&eacute; dans la rue, r&eacute;p&eacute;tait avec d'effroyables
+impr&eacute;cations:</p>
+
+<p>&mdash;Sauv&eacute;s! &eacute;vad&eacute;s! courons apr&egrave;s eux, poursuivons-les!</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, il para&icirc;t que M. Corneille de Witt est bien r&eacute;ellement
+sauv&eacute;, dit l'officier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de la prison, peut-&ecirc;tre, r&eacute;pondit celui-ci, mais pas de la ville;
+vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera ferm&eacute;e la porte
+qu'il croyait trouver ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc &eacute;t&eacute; donn&eacute;,
+monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne crois pas, qui aurait donn&eacute; cet ordre?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qui vous fait supposer?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des fatalit&eacute;s, r&eacute;pondit n&eacute;gligemment l'Altesse, et les plus
+grands hommes sont parfois tomb&eacute;s victimes de ces fatalit&eacute;s-l&agrave;.</p>
+
+<p>L'officier sentit &agrave; ces mots courir un frisson dans ses veines, car il
+comprit que, d'une fa&ccedil;on ou de l'autre, le prisonnier &eacute;tait perdu.</p>
+
+<p>En ce moment, les rugissements de la foule &eacute;clataient comme un tonnerre,
+car il &eacute;tait bien d&eacute;montr&eacute; que Corn&eacute;lius de Witt n'&eacute;tait plus dans la
+prison.</p>
+
+<p>En effet, Corneille et Jean, apr&egrave;s avoir long&eacute; le vivier, avaient pris
+la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de
+ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse
+n'&eacute;veill&acirc;t aucun soup&ccedil;on.</p>
+
+<p>Mais arriv&eacute; au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille,
+quand il sentit qu'il laissait derri&egrave;re lui la prison et la mort et
+qu'il avait devant lui la vie et la libert&eacute;, le cocher n&eacute;gligea toute
+pr&eacute;caution et mit le carrosse au galop.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la t&ecirc;te par la porti&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mes ma&icirc;tres, s'&eacute;cria le cocher, il y a...</p>
+
+<p>La terreur &eacute;touffait la voix du brave homme.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ach&egrave;ve, dit le grand pensionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a que la grille est ferm&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, la grille est ferm&eacute;e? Ce n'est pas l'habitude de fermer la
+grille pendant le jour.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez plut&ocirc;t.</p>
+
+<p>Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille
+ferm&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier
+ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne
+poussait plus ses chevaux avec la m&ecirc;me confiance.</p>
+
+<p>Puis en sortant sa t&ecirc;te par la porti&egrave;re, Jean de Witt avait &eacute;t&eacute; vu et
+reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa
+porte &agrave; toute h&acirc;te pour aller les rejoindre sur le Buitenhof.</p>
+
+<p>Il poussa un cri de surprise, et courut apr&egrave;s deux autres hommes qui
+couraient devant lui.</p>
+
+<p>Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes
+s'arr&ecirc;t&egrave;rent, regardant s'&eacute;loigner la voiture, mais encore peu s&ucirc;rs de
+ceux qu'elle renfermait.</p>
+
+<p>La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrez! cria le cocher.</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et
+avec quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Avec la clef, parbleu! dit le cocher.</p>
+
+<p>&mdash;Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en avez-vous donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! on me l'a prise.</p>
+
+<p>&mdash;Qui cela?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un qui probablement tenait &agrave; ce que personne ne sort&icirc;t de la
+ville.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la t&ecirc;te de la voiture et
+risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et
+pour mon fr&egrave;re Corneille, que j'emm&egrave;ne en exil.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! M. de Witt, je suis au d&eacute;sespoir, dit le portier se pr&eacute;cipitant
+vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a &eacute;t&eacute; prise.</p>
+
+<p>&mdash;Quand cela?</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Par qui?</p>
+
+<p>&mdash;Par un jeune homme de vingt-deux ans, p&acirc;le et maigre.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi la lui avez-vous remise?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il avait un ordre sign&eacute; et scell&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;De qui?</p>
+
+<p>&mdash;Mais des messieurs de l'H&ocirc;tel de Ville.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit tranquillement Corneille, il para&icirc;t que bien d&eacute;cid&eacute;ment
+nous sommes perdus.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu si la m&ecirc;me pr&eacute;caution a &eacute;t&eacute; prise partout?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne &agrave; l'homme de faire tout ce
+qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.</p>
+
+<p>Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture:</p>
+
+<p>&mdash;Merci de ta bonne volont&eacute;, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention
+est r&eacute;put&eacute;e pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux
+yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais r&eacute;ussi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit le portier, voyez-vous l&agrave;-bas?</p>
+
+<p>&mdash;Passe au galop &agrave; travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la
+rue &agrave; gauche; c'est notre seul espoir.</p>
+
+<p>Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que
+nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et
+pendant que Jean parlementait avec le portier, s'&eacute;tait grossi de sept ou
+huit nouveaux individus.</p>
+
+<p>Ces nouveaux arrivants avaient &eacute;videmment des intentions hostiles &agrave;
+l'endroit du carrosse.</p>
+
+<p>Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en
+travers de la rue en agitant leurs bras arm&eacute;s de b&acirc;tons et
+criant:&mdash;Arr&ecirc;te! arr&ecirc;te!</p>
+
+<p>De son c&ocirc;t&eacute;, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de
+fouet.</p>
+
+<p>La voiture et les hommes se heurt&egrave;rent enfin.</p>
+
+<p>Les fr&egrave;res de Witt ne pouvaient rien voir, enferm&eacute;s qu'ils &eacute;taient dans
+la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis &eacute;prouv&egrave;rent
+une violente secousse. Il y eut un moment d'h&eacute;sitation et de tremblement
+dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur
+quelque chose de rond et de flexible, qui semblait &ecirc;tre le corps d'un
+homme renvers&eacute;, et s'&eacute;loigna au milieu des blasph&egrave;mes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur.</p>
+
+<p>&mdash;Au galop! au galop! cria Jean.</p>
+
+<p>Mais, malgr&eacute; cet ordre, tout &agrave; coup le cocher s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! demanda Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous? dit le cocher.</p>
+
+<p>Jean regarda.</p>
+
+<p>Toute la populace du Buitenhof apparaissait &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de la rue que
+devait suivre la voiture, et s'avan&ccedil;ait hurlante et rapide comme un
+ouragan.</p>
+
+<p>&mdash;Arr&ecirc;te et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus
+loin; nous sommes perdus.</p>
+
+<p>&mdash;Les voil&agrave;! les voil&agrave;! cri&egrave;rent ensemble cinq cents voix.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, les voil&agrave;, les tra&icirc;tres! les meurtriers! les assassins!
+r&eacute;pondirent &agrave; ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui
+couraient apr&egrave;s elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de
+leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter &agrave; la bride des chevaux, avait
+&eacute;t&eacute; renvers&eacute; par eux.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait sur lui que les deux fr&egrave;res avaient senti passer la voiture.</p>
+
+<p>Le cocher s'arr&ecirc;ta; mais quelques instances que lui f&icirc;t son ma&icirc;tre, il
+ne voulut point se sauver.</p>
+
+<p>En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient apr&egrave;s
+lui et ceux qui venaient au-devant de lui.</p>
+
+<p>En un instant, il domina toute cette foule agit&eacute;e comme une &icirc;le
+flottante.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, l'&icirc;le flottante s'arr&ecirc;ta. Un mar&eacute;chal venait, d'un coup de
+masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits.</p>
+
+<p>En ce moment le volet d'une fen&ecirc;tre s'entr'ouvrit et l'on put voir le
+visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le
+spectacle qui se pr&eacute;parait.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re lui apparaissait la t&ecirc;te de l'officier presque aussi p&acirc;le que
+la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura
+l'officier.</p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose de terrible bien certainement, r&eacute;pondit celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la
+voiture, ils le battent, ils le d&eacute;chirent.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, il faut que ces gens-l&agrave; soient anim&eacute;s d'une bien violente
+indignation, fit le jeune homme du m&ecirc;me ton impassible qu'il avait
+conserv&eacute; jusqu'alors.</p>
+
+<p>&mdash;Et voici Corneille qu'ils tirent &agrave; son tour du carrosse, Corneille
+d&eacute;j&agrave; tout bris&eacute;, tout mutil&eacute; par la torture. Oh! voyez, donc, voyez
+donc.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, en effet, c'est bien Corneille.</p>
+
+<p>L'officier poussa un faible cri et d&eacute;tourna la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>C'est que, sur le dernier degr&eacute; du marchepied, avant m&ecirc;me qu'il e&ucirc;t
+touch&eacute; terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui
+lui avait bris&eacute; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il se releva cependant, mais pour retomber aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>Puis des hommes le prenant par les pieds, le tir&egrave;rent dans la foule, au
+milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y tra&ccedil;ait et
+qui se refermait derri&egrave;re lui avec de grandes hu&eacute;es pleines de joies.</p>
+
+<p>Le jeune homme devint plus p&acirc;le encore, ce qu'on e&ucirc;t cru impossible, et
+son &#339;il se voila un instant sous sa paupi&egrave;re.</p>
+
+<p>L'officier vit ce mouvement de piti&eacute;, le premier que son s&eacute;v&egrave;re
+compagnon e&ucirc;t laiss&eacute; &eacute;chapper, et voulant profiter de cet amollissement
+de son &acirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voil&agrave; qu'on va assassiner aussi
+le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait d&eacute;j&agrave; ouvert les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le
+trahir.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce
+pauvre homme, qui a &eacute;lev&eacute; Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et
+duss&eacute;-je y perdre la vie...</p>
+
+<p>Guillaume d'Orange, car c'&eacute;tait lui, plissa son front d'une fa&ccedil;on
+sinistre, &eacute;teignit l'&eacute;clair de sombre fureur qui &eacute;tincelait sous sa
+paupi&egrave;re et r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin
+qu'elles prennent les armes &agrave; tout &eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins?</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inqui&eacute;tez pas de moi plus que je ne m'en inqui&egrave;te, dit
+brusquement le prince. Allez.</p>
+
+<p>L'officier partit avec une rapidit&eacute; qui t&eacute;moignait bien moins de son
+ob&eacute;issance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du
+second des fr&egrave;res.</p>
+
+<p>Il n'avait point ferm&eacute; la porte de la chambre que Jean, qui par un
+effort supr&ecirc;me avait gagn&eacute; le perron d'une maison situ&eacute;e en face de
+celle o&ugrave; &eacute;tait cach&eacute; son &eacute;l&egrave;ve, chancela sous les secousses qu'on lui
+imprimait de dix c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la fois en disant:&mdash;Mon fr&egrave;re, o&ugrave; est mon
+fr&egrave;re?</p>
+
+<p>Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing.</p>
+
+<p>Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-l&agrave; venait
+d'&eacute;ventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion
+d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on tra&icirc;nait au
+gibet le cadavre de celui qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave; mort.</p>
+
+<p>Jean poussa un g&eacute;missement lamentable et mit une de ses mains sur ses
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh
+bien! je vais te les crever, moi!</p>
+
+<p>Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang
+jailli.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fr&egrave;re! cria de Witt essayant de voir ce qu'&eacute;tait devenu Corneille,
+&agrave; travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon fr&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son
+mousquet sur la tempe et en l&acirc;chant la d&eacute;tente. Mais le coup ne partit
+point.</p>
+
+<p>Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant &agrave; deux mains par le
+canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse.</p>
+
+<p>Jean de Witt chancela et tomba &agrave; ses pieds.</p>
+
+<p>Mais aussit&ocirc;t, se relevant par un supr&ecirc;me effort:&mdash;Mon fr&egrave;re! cria-t-il
+d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent
+sur lui.</p>
+
+<p>D'ailleurs il restait peu de chose &agrave; voir, car un troisi&egrave;me assassin lui
+l&acirc;cha &agrave; bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui
+fit sauter le cr&acirc;ne.</p>
+
+<p>Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.</p>
+
+<p>Alors chacun des mis&eacute;rables, enhardi par cette chute, voulut d&eacute;charger
+son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'&eacute;p&eacute;e
+ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son
+lambeau d'habits.</p>
+
+<p>Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien d&eacute;chir&eacute;s, bien
+d&eacute;pouill&eacute;s, la populace les tra&icirc;na nus et sanglants &agrave; un gibet
+improvis&eacute;, o&ugrave; des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.</p>
+
+<p>Alors arriv&egrave;rent les plus l&acirc;ches, qui n'ayant pas os&eacute; frapper la chair
+vivante, taill&egrave;rent en lambeaux la chair morte, puis s'en all&egrave;rent
+vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille &agrave; dix
+sous la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>Nous ne pourrions dire si &agrave; travers l'ouverture presque imperceptible du
+volet le jeune homme vit la fin de cette terrible sc&egrave;ne, mais au moment
+m&ecirc;me o&ugrave; l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule
+qui &eacute;tait trop occup&eacute;e de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour
+s'inqui&eacute;ter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours ferm&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, s'&eacute;cria le portier, me rapportez-vous la cl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon ami, la voil&agrave;, r&eacute;pondit le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapport&eacute; cette
+clef seulement une demi-heure plus t&ocirc;t, dit le portier en soupirant.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouv&eacute;
+la porte ferm&eacute;e, ils ont &eacute;t&eacute; oblig&eacute;s de rebrousser chemin. Ils sont
+tomb&eacute;s au milieu de ceux qui les poursuivaient.</p>
+
+<p>&mdash;La porte! la porte! s'&eacute;cria une voix qui semblait &ecirc;tre celle d'un
+homme press&eacute;. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'&ecirc;tes pas encore sorti de la Haye?
+C'est accomplir tardivement mon ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, r&eacute;pondit le colonel, voil&agrave; la troisi&egrave;me porte &agrave; laquelle
+je me pr&eacute;sente, j'ai trouv&eacute; les deux autres ferm&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit
+le prince au portier qui &eacute;tait rest&eacute; tout &eacute;bahi &agrave; ce titre de
+monseigneur que venait de donner le colonel van Deken &agrave; ce jeune homme
+p&acirc;le auquel il venait de parler si famili&egrave;rement.</p>
+
+<p>Aussi, pour r&eacute;parer sa faute, se h&acirc;ta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui
+roula en criant sur ses gonds.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel &agrave; Guillaume.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend &agrave; quelques pas
+d'ici.</p>
+
+<p>Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument,
+qui &agrave; cette &eacute;poque servait &agrave; appeler les domestiques, un son aigu et
+prolong&eacute;, au retentissement duquel accourut un &eacute;cuyer &agrave; cheval et tenant
+un second cheval en main.</p>
+
+<p>Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'&eacute;trier, et piquant des
+deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut l&agrave;, il se retourna. Le
+colonel le suivait &agrave; une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de
+prendre rang &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, dit-il sans s'arr&ecirc;ter, que ces coquins-l&agrave; ont tu&eacute; aussi M.
+Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous
+que restassent encore ces deux difficult&eacute;s &agrave; franchir pour &ecirc;tre de fait
+le stathouder de Hollande.</p>
+
+<p>&mdash;Certes, il e&ucirc;t mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient
+d'arriver n'arriv&acirc;t pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en
+sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver &agrave; Alphen avant
+le message que certainement les &Eacute;tats vont m'envoyer au camp.</p>
+
+<p>Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit &agrave; sa
+suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adress&acirc;t la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je voudrais bien, murmura m&eacute;chamment Guillaume d'Orange en
+fron&ccedil;ant le sourcil, serrant ses l&egrave;vres en enfon&ccedil;ant ses &eacute;perons dans le
+ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le
+Soleil, quand il apprendra de quelle fa&ccedil;on on vient de traiter ses bons
+amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le
+Taciturne; soleil, gare &agrave; tes rayons!</p>
+
+<p>Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharn&eacute; rival
+du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa
+puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de
+faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux
+nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.</p>
+
+
+
+<h3><a name="V" id="V"></a>V</h3>
+
+<p class="c">L'AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN</p>
+
+
+<p>Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pi&egrave;ces les
+cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, apr&egrave;s
+s'&ecirc;tre assur&eacute; que ses deux antagonistes &eacute;taient bien morts, galopait sur
+la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop
+compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honor&eacute;
+jusque-l&agrave;, Craeke, le fid&egrave;le serviteur, mont&eacute; de son c&ocirc;t&eacute; sur un bon
+cheval et bien loin de se douter des terribles &eacute;v&eacute;nements qui s'&eacute;taient
+accomplis depuis son d&eacute;part, courait sur les chauss&eacute;es bord&eacute;es d'arbres
+jusqu'&agrave; ce qu'il f&ucirc;t hors de la ville et des villages voisins.</p>
+
+<p>Une fois en s&ucirc;ret&eacute;, pour ne pas &eacute;veiller les soup&ccedil;ons, il laissa son
+cheval dans une &eacute;curie et continua tranquillement son voyage sur des
+bateaux qui par relais le men&egrave;rent &agrave; Dordrecht en passant avec adresse
+par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels
+&eacute;treignent sous leurs caresses humides ces &icirc;les charmantes bord&eacute;es de
+saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent
+nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil.</p>
+
+<p>Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline
+sem&eacute;e de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches,
+baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les
+balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diapr&eacute;s de fleurs
+d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et pr&egrave;s de ces tapis, ces
+grandes lignes, pi&egrave;ges permanents pour prendre les anguilles voraces
+qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les
+cuisines jettent dans l'eau par leurs fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>Craeke, du pont de la barque, &agrave; travers tous ces moulins aux ailes
+tournantes, apercevait au d&eacute;clin du coteau la maison blanche et rose,
+but de sa mission. Elle perdait les cr&ecirc;tes de son toit dans le feuillage
+jaun&acirc;tre d'un rideau de peupliers et se d&eacute;tachait sur le fond sombre que
+lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle &eacute;tait situ&eacute;e de telle
+fa&ccedil;on que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait
+s&eacute;cher, ti&eacute;dir et f&eacute;conder m&ecirc;me les derniers brouillards que la barri&egrave;re
+de verdure ne pouvait emp&ecirc;cher le vent du fleuve d'y porter chaque matin
+et chaque soir.</p>
+
+<p>D&eacute;barqu&eacute; au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea
+aussit&ocirc;t vers la maison dont nous allons offrir &agrave; nos lecteurs une
+indispensable description.</p>
+
+<p>Blanche, nette, reluisante, plus proprement lav&eacute;e, plus soigneusement
+cir&eacute;e aux endroits cach&eacute;s qu'elle ne l'&eacute;tait aux endroits aper&ccedil;us, cette
+maison renfermait un mortel heureux.</p>
+
+<p>Ce mortel heureux, <i>rara avis</i>, comme dit Juv&eacute;nal, &eacute;tait le docteur van
+Ba&euml;rle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de
+d&eacute;crire, depuis son enfance; car c'&eacute;tait la maison natale de son p&egrave;re et
+de son grand-p&egrave;re, anciens marchands nobles de la noble ville de
+Dordrecht.</p>
+
+<p>M. van Ba&euml;rle, le p&egrave;re, avait amass&eacute; dans le commerce des Indes trois &agrave;
+quatre cent mille florins que M. van Ba&euml;rle, le fils, avait trouv&eacute;s tout
+neufs, en 1668, &agrave; la mort de ses bons et chers parents, bien que ces
+florins fussent frapp&eacute;s au mill&eacute;sime, les uns de 1640, les autres de
+1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du p&egrave;re van Ba&euml;rle et
+florins du grand-p&egrave;re van Ba&euml;rle; ces quatre cent mille florins,
+h&acirc;tons-nous de le dire, n'&eacute;taient que la bourse, l'argent de poche de
+Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, le h&eacute;ros de cette histoire, ses propri&eacute;t&eacute;s dans la
+province donnant un revenu de dix mille florins environ.</p>
+
+<p>Lorsque le digne citoyen, p&egrave;re de Corn&eacute;lius, avait pass&eacute; de vie &agrave;
+tr&eacute;pas, trois mois apr&egrave;s les fun&eacute;railles de sa femme, qui semblait &ecirc;tre
+partie la premi&egrave;re pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme
+elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit &agrave; son fils
+en l'embrassant pour la derni&egrave;re fois:</p>
+
+<p>&mdash;Bois, mange et d&eacute;pense si tu veux vivre en r&eacute;alit&eacute;, car ce n'est pas
+vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un
+fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras &agrave;
+ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras
+&eacute;teindre notre nom, et mes florins &eacute;tonn&eacute;s se trouveront avoir un ma&icirc;tre
+inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pes&eacute;s que mon p&egrave;re, moi et
+le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui
+s'est jet&eacute; dans la politique, la plus ingrate des carri&egrave;res, et qui bien
+certainement finira mal.</p>
+
+<p>Puis il &eacute;tait mort, ce digne M. van Ba&euml;rle, laissant tout d&eacute;sol&eacute; son
+fils Corn&eacute;lius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain
+Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain,
+voulut-il lui faire go&ucirc;ter de la gloire, quand Corn&eacute;lius, pour ob&eacute;ir &agrave;
+son parrain, se fut embarqu&eacute; avec de Ruyter sur le vaisseau <i>les Sept
+Provinces</i>, qui commandait aux cent trente-neuf b&acirc;timents avec lesquels
+l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de
+l'Angleterre r&eacute;unies. Lorsque, conduit par le pilote L&eacute;ger, il fut
+arriv&eacute; &agrave; une port&eacute;e du mousquet du vaisseau <i>le Prince</i>, sur lequel se
+trouvait le duc d'York, fr&egrave;re du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de
+Ruyter, son patron, eut &eacute;t&eacute; faite si brusque et si habile que, sentant
+son b&acirc;timent pr&egrave;s d'&ecirc;tre emport&eacute;, le duc d'York n'eut que le temps de se
+retirer &agrave; bord du <i>Saint-Michel</i>; lorsqu'il eut vu <i>le Saint-Michel</i>,
+bris&eacute;, broy&eacute; sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il
+eut vu sauter un vaisseau, <i>le Comte de Sandwick</i>, et p&eacute;rir dans les
+flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'&agrave; la fin
+de tout cela, apr&egrave;s vingt b&acirc;timents mis en morceaux, apr&egrave;s trois mille
+tu&eacute;s, apr&egrave;s cinq mille bless&eacute;s, rien n'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; ni pour ni contre,
+que chacun s'attribuait la victoire, que c'&eacute;tait &agrave; recommencer, et que
+seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, &eacute;tait ajout&eacute; au
+catalogue des batailles; quand il eut calcul&eacute; ce que perd de temps &agrave; se
+boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut r&eacute;fl&eacute;chir m&ecirc;me
+lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Corn&eacute;lius dit adieu &agrave;
+Ruyter, au ruward de Pulten et &agrave; la gloire, baisa les genoux du grand
+pensionnaire, qu'il avait en v&eacute;n&eacute;ration profonde, et rentra dans sa
+maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans,
+d'une sant&eacute; de fer, d'une vue per&ccedil;ante et plus que de ses quatre cent
+mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de
+cette conviction qu'un homme a toujours re&ccedil;u du ciel trop pour &ecirc;tre
+heureux, assez pour ne l'&ecirc;tre pas.</p>
+
+<p>En cons&eacute;quence et pour se faire un bonheur &agrave; sa fa&ccedil;on, Corn&eacute;lius se mit
+&agrave; &eacute;tudier les v&eacute;g&eacute;taux et les insectes, cueillit et classa toute la
+flore des &icirc;les, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle
+il composa un trait&eacute; manuscrit avec planches dessin&eacute;es de sa main, et
+enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout,
+qui allait s'augmentant d'une fa&ccedil;on effrayante, il se mit &agrave; choisir
+parmi toutes les folies de son pays et de son &eacute;poque une des plus
+&eacute;l&eacute;gantes et des plus co&ucirc;teuses.</p>
+
+<p>Il aima les tulipes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le temps, comme on sait, o&ugrave; les Flamands et les Portugais
+exploitant &agrave; l'envie ce genre d'horticulture, en &eacute;taient arriv&eacute;s &agrave;
+diviniser la tulipe et &agrave; faire de cette fleur venue de l'orient ce que
+jamais naturaliste n'avait os&eacute; faire de la race humaine, de peur de
+donner de la jalousie &agrave; Dieu.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t de Dordrecht &agrave; Mons il ne fut plus question que des tulipes de
+<i>mynheer</i><span style="font-size:85%;">[1]</span> van Ba&euml;rle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de
+s&eacute;chage, ses cahiers de ca&iuml;eux furent visit&eacute;s comme jadis les galeries
+et les biblioth&egrave;ques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains.</p>
+
+<p style="font-size:85%;">[*] Mynheer: monsieur</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle commen&ccedil;a par d&eacute;penser son revenu de l'ann&eacute;e &agrave; &eacute;tablir sa
+collection, puis il &eacute;br&eacute;cha ses florins neufs &agrave; la perfectionner; aussi
+son travail fut-il r&eacute;compens&eacute; d'un magnifique r&eacute;sultat: il trouva cinq
+esp&egrave;ces diff&eacute;rentes qu'il nomma la <i>Jeanne</i>, du nom de sa m&egrave;re, la
+<i>Ba&euml;rle</i>, du nom de son p&egrave;re, la <i>Corneille</i>, du nom de son parrain; les
+autres noms nous &eacute;chappent, mais les amateurs pourront bien certainement
+les retrouver dans les catalogues du temps.</p>
+
+<p>En 1672, au commencement de l'ann&eacute;e, Corneille de Witt vint &agrave; Dordrecht
+pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on
+sait que non seulement Corneille &eacute;tait n&eacute; &agrave; Dordrecht, mais que la
+famille des de Witt &eacute;tait originaire de cette ville.</p>
+
+<p>Corneille commen&ccedil;ait d&egrave;s lors, comme disait Guillaume d'Orange, &agrave; jouir
+de la plus parfaite impopularit&eacute;. Cependant, pour ses concitoyens, les
+bons habitants de Dordrecht, il n'&eacute;tait pas encore un sc&eacute;l&eacute;rat &agrave; pendre,
+et ceux-ci, peu satisfaits de son r&eacute;publicanisme un peu trop pur, mais
+fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la
+ville quand il entra.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir remerci&eacute; ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille
+maison paternelle, et ordonna quelques r&eacute;parations avant que madame de
+Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants.</p>
+
+<p>Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul
+peut-&ecirc;tre &agrave; Dordrecht ignorait encore la pr&eacute;sence du ruward dans sa
+ville natale.</p>
+
+<p>Autant Corneille de Witt avait soulev&eacute; de haines en maniant ces graines
+malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Ba&euml;rle
+avait amass&eacute; de sympathies en n&eacute;gligeant compl&egrave;tement la culture de la
+politique, absorb&eacute; qu'il &eacute;tait dans la culture de ses tulipes.</p>
+
+<p>Aussi van Ba&euml;rle &eacute;tait-il ch&eacute;ri de ses domestiques et de ses ouvriers,
+aussi ne pouvait-il supposer qu'il exist&acirc;t au monde un homme qui voul&ucirc;t
+du mal &agrave; un autre homme.</p>
+
+<p>Et cependant, disons-le &agrave; la honte de l'humanit&eacute;, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle
+avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement f&eacute;roce, bien autrement
+acharn&eacute;, bien autrement irr&eacute;conciliable, que jusque-l&agrave; n'en avaient
+compt&eacute; le ruward et son fr&egrave;re parmi les orangistes les plus hostiles de
+cette admirable fraternit&eacute; qui, sans nuage pendant la vie, venait se
+prolonger par le d&eacute;vouement au-del&agrave; de la mort.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; Corn&eacute;lius commen&ccedil;a de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses
+revenus de l'ann&eacute;e et les florins de son p&egrave;re, il y avait &agrave; Dordrecht et
+demeurant porte &agrave; porte avec lui, un bourgeois nomm&eacute; Isaac Boxtel, qui,
+depuis le jour o&ugrave; il avait atteint l'&acirc;ge de connaissance, suivait le
+m&ecirc;me penchant et se p&acirc;mait au seul &eacute;nonc&eacute; du mot <i>tulban</i>, qui, ainsi
+que l'assure le <i>floriste fran&ccedil;ais</i>, c'est-&agrave;-dire l'historien le plus
+savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du
+Chingulais, ait servi &agrave; d&eacute;signer ce chef d'&#339;uvre de la cr&eacute;ation qu'on
+appelle la tulipe.</p>
+
+<p>Boxtel n'avait pas le bonheur d'&ecirc;tre riche comme van Ba&euml;rle. Il s'&eacute;tait
+donc &agrave; grand'peine, &agrave; force de soins et de patience, fait dans sa maison
+de Dordrecht un jardin commode &agrave; la culture; il avait am&eacute;nag&eacute; le terrain
+selon les prescriptions voulues et donn&eacute; &agrave; ses couches pr&eacute;cis&eacute;ment
+autant de chaleur et de fra&icirc;cheur que le codex des jardiniers en
+autorise.</p>
+
+<p>&Agrave; la vingti&egrave;me partie d'un degr&eacute; pr&egrave;s, Isaac savait la temp&eacute;rature de
+ses ch&acirc;ssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de fa&ccedil;on qu'il
+l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits
+commen&ccedil;aient-ils &agrave; plaire. Ils &eacute;taient beaux, recherch&eacute;s m&ecirc;me. Plusieurs
+amateurs &eacute;taient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel
+avait lanc&eacute; dans le monde des Linn&eacute; et des Tournefort une tulipe de son
+nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait travers&eacute; la France, &eacute;tait
+entr&eacute;e en Espagne, avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute; jusqu'en Portugal, et le roi don
+Alphonse VI, qui, chass&eacute; de Lisbonne, s'&eacute;tait retir&eacute; dans l'&icirc;le de
+Terceire, o&ugrave; il s'amusait, non pas comme le grand Cond&eacute;, &agrave; arroser des
+&#339;illets, mais &agrave; cultiver des tulipes, avait dit: &laquo;<span class="smcap">pas mal</span>&raquo; en regardant
+la susdite <i>Boxtel</i>.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, &agrave; la suite de toutes les &eacute;tudes auxquelles il s'&eacute;tait
+livr&eacute;, la passion de la tulipe ayant envahi Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle,
+celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons
+dit, &eacute;tait voisine de celle de Boxtel et fit &eacute;lever d'un &eacute;tage certain
+b&acirc;timent de sa cour, lequel, en s'&eacute;levant, &ocirc;ta environ un demi-degr&eacute; de
+chaleur et, en &eacute;change, rendit un demi-degr&eacute; de froid au jardin de
+Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et d&eacute;rangea tous les calculs et
+toute l'&eacute;conomie horticole de son voisin.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s tout, ce n'&eacute;tait rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel.
+Van Ba&euml;rle n'&eacute;tait qu'un peintre, c'est-&agrave;-dire une esp&egrave;ce de fou qui
+essaie de reproduire sur la toile en les d&eacute;figurant les merveilles de la
+nature. Le peintre faisant &eacute;lever son atelier d'un &eacute;tage pour avoir
+meilleur jour, c'&eacute;tait son droit. M. van Ba&euml;rle &eacute;tait peintre comme M.
+Boxtel &eacute;tait fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux,
+il en prenait un demi-degr&eacute; aux tulipes de M. Boxtel.</p>
+
+<p>La loi &eacute;tait pour M. van Ba&euml;rle. <i>Bene sit.</i></p>
+
+<p>D'ailleurs, Boxtel avait d&eacute;couvert que trop de soleil nuit &agrave; la tulipe,
+et que cette fleur poussait mieux et plus color&eacute;e avec le ti&egrave;de soleil
+du matin ou du soir qu'avec le br&ucirc;lant soleil de midi.</p>
+
+<p>Il sut donc presque gr&eacute; &agrave; Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle de lui avoir b&acirc;ti gratis
+un parasoleil.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre n'&eacute;tait-ce point tout &agrave; fait vrai, et ce que disait Boxtel &agrave;
+l'endroit de son voisin van Ba&euml;rle n'&eacute;tait-il pas l'expression enti&egrave;re
+de sa pens&eacute;e. Mais les grandes &acirc;mes trouvent dans la philosophie
+d'&eacute;tonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes.</p>
+
+<p>Mais h&eacute;las! que devint-il, cet infortun&eacute; Boxtel, quand il vit les vitres
+de l'&eacute;tage nouvellement b&acirc;ti se garnir d'oignons, de ca&iuml;eux, de tulipes
+en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la
+profession d'un monomane tulipier!</p>
+
+<p>Il y avait les paquets d'&eacute;tiquettes, il y avait les casiers, il y avait
+les bo&icirc;tes &agrave; compartiments et les grillages de fer destin&eacute;s &agrave; fermer ces
+casiers pour y renouveler l'air sans donner acc&egrave;s aux souris, aux
+charan&ccedil;ons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de
+tulipes &agrave; deux mille francs l'oignon.</p>
+
+<p>Boxtel fut fort &eacute;bahi lorsqu'il vit tout ce mat&eacute;riel, mais il ne
+comprenait pas encore l'&eacute;tendue de son malheur. On savait van Ba&euml;rle ami
+de tout ce qui r&eacute;jouit la vue. Il &eacute;tudiait &agrave; fond la nature pour ses
+tableaux, finis comme ceux de G&eacute;rard Dow, son ma&icirc;tre, et de Mi&eacute;ris, son
+ami. N'&eacute;tait-il pas possible qu'ayant &agrave; peindre l'int&eacute;rieur d'un
+tulipier, il e&ucirc;t amass&eacute; dans son nouvel atelier tous les accessoires de
+la d&eacute;coration?</p>
+
+<p>Cependant, quoique berc&eacute; par cette d&eacute;cevante id&eacute;e, Boxtel ne put
+r&eacute;sister &agrave; l'ardente curiosit&eacute; qui le d&eacute;vorait. Le soir venu, il
+appliqua une &eacute;chelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin
+Ba&euml;rle, il se convainquit que la terre d'un &eacute;norme carr&eacute; peupl&eacute; nagu&egrave;re
+de plantes diff&eacute;rentes, avait &eacute;t&eacute; remu&eacute;e, dispos&eacute;e en plates-bandes de
+terreau m&ecirc;l&eacute; de boue de rivi&egrave;re, combinaison essentiellement sympathique
+aux tulipes, le tout contre-fort&eacute; de bordures de gazon pour emp&ecirc;cher les
+&eacute;boulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre m&eacute;nag&eacute;e
+pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et &agrave; port&eacute;e,
+exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions compl&egrave;tes, non seulement
+de r&eacute;ussite, mais de progr&egrave;s. Plus de doute, van Ba&euml;rle &eacute;tait devenu
+tulipier.</p>
+
+<p>Boxtel se repr&eacute;senta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille
+florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses
+ressources morales et physiques &agrave; la culture des tulipes en grand. Il
+entrevit son succ&egrave;s dans un vague mais prochain avenir, et con&ccedil;ut, par
+avance, une telle douleur de ce succ&egrave;s, que ses mains se rel&acirc;chant, les
+genoux s'affaiss&egrave;rent, il roula d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; en bas de son &eacute;chelle.</p>
+
+<p>Ainsi, ce n'&eacute;tait pas pour des tulipes en peinture, mais pour des
+tulipes r&eacute;elles que van Ba&euml;rle lui prenait un demi-degr&eacute; de chaleur.
+Ainsi van Ba&euml;rle allait avoir la plus admirable des expositions solaires
+et, en outre, une vaste chambre o&ugrave; conserver ses oignons et ses ca&iuml;eux:
+chambre &eacute;clair&eacute;e, a&eacute;r&eacute;e, ventil&eacute;e, richesse interdite &agrave; Boxtel, qui
+avait &eacute;t&eacute; forc&eacute; de consacrer &agrave; cet usage sa chambre &agrave; coucher, et qui,
+pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux &agrave; ses ca&iuml;eux et &agrave;
+ses tubercules, se r&eacute;signait &agrave; coucher au grenier.</p>
+
+<p>Ainsi porte &agrave; porte, mur &agrave; mur, Boxtel allait avoir un rival, un &eacute;mule,
+un vainqueur peut-&ecirc;tre, et ce rival, au lieu d'&ecirc;tre quelque jardinier
+obscur, inconnu, c'&eacute;tait le filleul de ma&icirc;tre Corneille de Witt,
+c'est-&agrave;-dire une c&eacute;l&eacute;brit&eacute;!</p>
+
+<p>Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se
+consolait d'avoir &eacute;t&eacute; vaincu par Alexandre justement &agrave; cause de la
+c&eacute;l&eacute;brit&eacute; de son vainqueur.</p>
+
+<p>En effet, qu'arriverait-il si jamais van Ba&euml;rle trouvait une tulipe
+nouvelle et la nommait la <i>Jean de Witt</i>, apr&egrave;s en avoir nomm&eacute; une la
+<i>Corneille</i>? Ce serait &agrave; en &eacute;touffer de rage.</p>
+
+<p>Ainsi, dans son envieuse pr&eacute;voyance, Boxtel, proph&egrave;te de malheur pour
+lui m&ecirc;me, devinait ce qui allait arriver.</p>
+
+<p>Aussi Boxtel, cette d&eacute;couverte faite, passa-t-il la plus ex&eacute;crable nuit
+qui se puisse imaginer.</p>
+
+
+
+<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI</h3>
+
+<p class="c">LA HAINE D'UN TULIPIER</p>
+
+
+<p>&Agrave; partir de ce moment, au lieu d'une pr&eacute;occupation, Boxtel eut une
+crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du
+corps et de l'esprit, la culture d'une id&eacute;e favorite, Boxtel le perdit
+en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'id&eacute;e du voisin.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle, comme on peut le penser, du moment o&ugrave; il eut appliqu&eacute; &agrave; ce
+point la parfaite intelligence dont la nature l'avait dou&eacute;, van Ba&euml;rle
+r&eacute;ussit &agrave; &eacute;lever les plus belles tulipes.</p>
+
+<p>Mieux que qui que ce soit &agrave; Harlem et &agrave; Leyde, villes qui offrent les
+meilleurs territoires et les plus sains climats, Corn&eacute;lius r&eacute;ussit &agrave;
+varier les couleurs, &agrave; modeler les formes, &agrave; multiplier les esp&egrave;ces.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait de cette &eacute;cole ing&eacute;nieuse et na&iuml;ve qui prit pour devise, d&egrave;s le
+<span
+class="smcap">vii</span><sup>e</sup> si&egrave;cle, cet aphorisme d&eacute;velopp&eacute; en 1653 par un de ses adeptes:
+&laquo;C'est offenser Dieu que m&eacute;priser les fleurs.&raquo;</p>
+
+<p>Pr&eacute;misse dont l'&eacute;cole tulipi&egrave;re, la plus exclusive des &eacute;coles, fit en
+1653 le syllogisme suivant:</p>
+
+<p>&laquo;C'est offenser Dieu que m&eacute;priser les fleurs.</p>
+
+<p>&laquo;Plus la fleur est belle, plus en la m&eacute;prisant on offense Dieu.</p>
+
+<p>&laquo;La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs.</p>
+
+<p>&laquo;Donc qui m&eacute;prise la tulipe offense d&eacute;mesur&eacute;ment Dieu.&raquo;</p>
+
+<p>Raisonnement &agrave; l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volont&eacute;,
+les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du
+Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la
+Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et d&eacute;clar&eacute; schismatiques,
+h&eacute;r&eacute;tiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes
+froids pour la tulipe.</p>
+
+<p>Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique
+ennemi mortel de van Ba&euml;rle, n'e&ucirc;t march&eacute; sous le m&ecirc;me drapeau que lui.</p>
+
+<p>Donc van Ba&euml;rle obtint des succ&egrave;s nombreux et fit parler de lui, si bien
+que Boxtel disparut &agrave; tout jamais de la liste des notables tulipiers de
+la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut repr&eacute;sent&eacute;e par
+Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, le modeste et inoffensif savant.</p>
+
+<p>Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus
+fiers, et l'&eacute;glantier aux quatre p&eacute;tales incolores commence la rose
+gigantesque et parfum&eacute;e. Ainsi les maisons royales ont pris parfois
+naissance dans la chaumi&egrave;re d'un b&ucirc;cheron ou dans la cabane d'un
+p&ecirc;cheur.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle, adonn&eacute; tout entier &agrave; ses travaux de semis, de plantation, de
+r&eacute;colte, van Ba&euml;rle, caress&eacute; par toute la tuliperie d'Europe, ne
+soup&ccedil;onna pas m&ecirc;me qu'&agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s il y eut un malheureux d&eacute;tr&ocirc;n&eacute; dont il
+&eacute;tait l'usurpateur. Il continua ses exp&eacute;riences, et par cons&eacute;quent ses
+victoires, et en deux ann&eacute;es couvrit ses plates-bandes de sujets
+tellement merveilleux que jamais personne, except&eacute; peut-&ecirc;tre Shakespeare
+et Rubens, n'avait tant cr&eacute;&eacute; apr&egrave;s Dieu.</p>
+
+<p>Aussi fallait-il, pour prendre une id&eacute;e d'un damn&eacute; oubli&eacute; par Dante,
+fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Ba&euml;rle sarclait,
+amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouill&eacute; sur le talus
+de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et
+m&eacute;ditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de
+couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, cach&eacute; derri&egrave;re un petit
+sycomore qu'il avait plant&eacute; le long du mur, et dont il se faisait un
+&eacute;ventail, suivait, l'&#339;il gonfl&eacute;, la bouche &eacute;cumante, chaque pas, chaque
+geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il
+surprenait un sourire sur ses l&egrave;vres, un &eacute;clair de bonheur dans ses
+yeux, alors il leur envoyait tant de mal&eacute;dictions, tant de furieuses
+menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empest&eacute;s
+d'envie et de col&egrave;re n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des
+fleurs y porter des principes de d&eacute;cadence et des germes de mort.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t, tant le mal, une fois ma&icirc;tre d'une &acirc;me humaine, y fait de
+rapides progr&egrave;s, bient&ocirc;t Boxtel ne se contenta plus de voir van Ba&euml;rle.
+Il voulut voir aussi ses fleurs, il &eacute;tait artiste au fond, et le
+chef-d'&#339;uvre d'un rival lui tenait au c&#339;ur.</p>
+
+<p>Il acheta un t&eacute;lescope, &agrave; l'aide duquel, aussi bien que le propri&eacute;taire
+lui-m&ecirc;me, il put suivre chaque &eacute;volution de la fleur, depuis le moment
+o&ugrave; elle pousse, la premi&egrave;re ann&eacute;e, son p&acirc;le bourgeon hors de terre,
+jusqu'&agrave; celui o&ugrave;, apr&egrave;s avoir accompli sa p&eacute;riode de cinq ann&eacute;es, elle
+arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel appara&icirc;t l'incertaine
+nuance de sa couleur et se d&eacute;veloppent les p&eacute;tales de la fleur, qui
+seulement alors r&eacute;v&egrave;le les tr&eacute;sors secrets de son calice.</p>
+
+<p>Oh! que de fois le malheureux jaloux, perch&eacute; sur son &eacute;chelle, aper&ccedil;ut-il
+dans les plates-bandes de van Ba&euml;rle des tulipes qui l'aveuglaient par
+leur beaut&eacute;, le suffoquaient par leur perfection!</p>
+
+<p>Alors, apr&egrave;s la p&eacute;riode d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il
+subissait la fi&egrave;vre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui
+change le c&#339;ur en une myriade de petits serpents qui se d&eacute;vorent l'un
+l'autre, source inf&acirc;me d'horribles douleurs.</p>
+
+<p>Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne
+saurait donner l'id&eacute;e, Boxtel fut-il tent&eacute; de sauter la nuit dans le
+jardin, d'y ravager les plantes, de d&eacute;vorer les oignons avec les dents,
+et de sacrifier &agrave; sa col&egrave;re le propri&eacute;taire lui-m&ecirc;me s'il osait d&eacute;fendre
+ses tulipes.</p>
+
+<p>Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un v&eacute;ritable horticulteur, un
+si &eacute;pouvantable crime!</p>
+
+<p>Tuer un homme, passe encore.</p>
+
+<p>Cependant, gr&acirc;ce aux progr&egrave;s que faisait tous les jours van Ba&euml;rle dans
+la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint &agrave; un tel
+paroxysme de fureur qu'il m&eacute;dita de lancer des pierres et des b&acirc;tons
+dans les planches de tulipes de son voisin.</p>
+
+<p>Mais comme il r&eacute;fl&eacute;chit que le lendemain, &agrave; la vue du d&eacute;g&acirc;t, van Ba&euml;rle
+informerait, que l'on constaterait alors que la rue &eacute;tait loin, que
+pierres et b&acirc;tons ne tombaient plus du ciel au <span
+class="smcap">xvii</span><sup>e</sup> si&egrave;cle comme au
+temps des Amal&eacute;cites, que l'auteur du crime, quoiqu'il e&ucirc;t op&eacute;r&eacute; dans la
+nuit, serait d&eacute;couvert et non seulement puni par la loi, mais encore
+d&eacute;shonor&eacute; &agrave; tout jamais aux yeux de l'Europe tulipi&egrave;re, Boxtel aiguisa
+la haine par la ruse et r&eacute;solut d'employer un moyen qui ne le comprom&icirc;t
+pas.</p>
+
+<p>Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva.</p>
+
+<p>Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derri&egrave;re avec une
+ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de
+la plate-bande ma&icirc;tresse, de la plate-bande princi&egrave;re, de la plate-bande
+royale, qui non seulement contenait la <i>Corneille de Witt</i>, mais encore
+la <i>Braban&ccedil;onne</i>, blanc de lait, pourpre et rouge, la <i>Marbr&eacute;e</i>, de
+Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin &eacute;clatant, et la
+<i>Merveille</i>, de Harlem, la tulipe <i>Colombin obscur</i> et <i>Colombin clair
+terni</i>.</p>
+
+<p>Les animaux effar&eacute;s, en tombant du haut en bas du mur, se ru&egrave;rent
+d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son c&ocirc;t&eacute;, jusqu'&agrave;
+ce que le fil qui les retenait l'un &agrave; l'autre f&ucirc;t tendu; mais alors,
+sentant l'impossibilit&eacute; d'aller plus loin, ils vagu&egrave;rent &ccedil;&agrave; et l&agrave; avec
+d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu
+desquelles ils se d&eacute;battaient; puis enfin, apr&egrave;s un quart d'heure de
+lutte acharn&eacute;e, &eacute;tant parvenus &agrave; rompre le fil qui les enchev&ecirc;trait, ils
+disparurent.</p>
+
+<p>Boxtel, cach&eacute; derri&egrave;re son sycomore, ne voyait rien, &agrave; cause de
+l'obscurit&eacute; de la nuit; mais aux cris enrag&eacute;s des deux chats, il
+supposait tout, et son c&#339;ur, d&eacute;gonflant de fiel, s'emplissait de joie.</p>
+
+<p>Le d&eacute;sir de s'assurer du d&eacute;g&acirc;t commis &eacute;tait si grand dans le c&#339;ur de
+Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'&eacute;tat o&ugrave;
+la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait glac&eacute; par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le
+froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud.</p>
+
+<p>La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines.</p>
+
+<p>Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit;
+van Ba&euml;rle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme
+un homme qui a pass&eacute; la nuit dans son lit, qui y a fait de bons r&ecirc;ves.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, il aper&ccedil;oit des sillons et des monticules sur ce terrain
+plus uni la veille qu'un miroir; tout &agrave; coup, il aper&ccedil;oit les rangs
+sym&eacute;triques de ses tulipes d&eacute;sordonn&eacute;es comme sont les piques d'un
+bataillon au milieu duquel aurait tomb&eacute; une bombe.</p>
+
+<p>Il accourt tout p&acirc;lissant.</p>
+
+<p>Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lac&eacute;r&eacute;es, &eacute;ventr&eacute;es,
+gisaient les unes courb&eacute;es, les autres bris&eacute;es tout &agrave; fait et d&eacute;j&agrave;
+p&acirc;lissantes; la s&egrave;ve coulait de leurs blessures; la s&egrave;ve, ce sang
+pr&eacute;cieux que van Ba&euml;rle e&ucirc;t voulu racheter au prix du sien.</p>
+
+<p>Mais, &ocirc; surprise! &ocirc; joie de van Ba&euml;rle! &ocirc; douleur inexprimable de
+Boxtel! pas une des quatre tulipes menac&eacute;es par l'attentat de ce dernier
+n'avait &eacute;t&eacute; atteinte. Elles levaient fi&egrave;rement leurs nobles t&ecirc;tes
+au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'&eacute;tait assez pour consoler
+van Ba&euml;rle, c'&eacute;tait assez pour faire crever de rage l'assassin, qui
+s'arrachait les cheveux &agrave; la vue de son crime commis, et commis
+inutilement.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle, tout en d&eacute;plorant le malheur qui venait de le frapper,
+malheur qui, du reste, par la gr&acirc;ce de Dieu, &eacute;tait moins grand qu'il
+aurait pu &ecirc;tre, van Ba&euml;rle ne put en deviner la cause. Il s'informa
+seulement et apprit que toute la nuit avait &eacute;t&eacute; troubl&eacute;e par des
+miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats &agrave; la
+trace laiss&eacute;e par leurs griffes, au poil rest&eacute; sur le champ de bataille
+et auquel les gouttes indiff&eacute;rentes de la ros&eacute;e tremblaient comme elles
+faisaient &agrave; c&ocirc;t&eacute; sur les feuilles d'une fleur bris&eacute;e, et pour &eacute;viter
+qu'un pareil malheur se renouvel&acirc;t &agrave; l'avenir, il ordonna qu'un gar&ccedil;on
+jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une gu&eacute;rite, pr&egrave;s
+des plates-bandes.</p>
+
+<p>Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la gu&eacute;rite d&egrave;s le m&ecirc;me
+jour, et trop heureux de n'avoir pas &eacute;t&eacute; soup&ccedil;onn&eacute;, seulement plus anim&eacute;
+que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures
+occasions.</p>
+
+<p>Ce fut vers cette &eacute;poque que la soci&eacute;t&eacute; tulipi&egrave;re de Harlem proposa un
+prix pour la d&eacute;couverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la
+grande tulipe noire et sans tache, probl&egrave;me non r&eacute;solu et regard&eacute; comme
+insoluble, si l'on consid&egrave;re qu'&agrave; cette &eacute;poque l'esp&egrave;ce n'existait pas
+m&ecirc;me &agrave; l'&eacute;tat de bistre dans la nature.</p>
+
+<p>Ce qui faisait dire &agrave; chacun que les fondateurs du prix eussent aussi
+bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose &eacute;tant
+impossible.</p>
+
+<p>Le monde tulipier n'en fut pas moins &eacute;mu de la base &agrave; son fa&icirc;te.</p>
+
+<p>Quelques amateurs prirent l'id&eacute;e, mais sans croire &agrave; son application;
+mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en
+regardant leur sp&eacute;culation comme manqu&eacute;e &agrave; l'avance, ils ne pens&egrave;rent
+plus d'abord qu'&agrave; cette grande tulipe noire r&eacute;put&eacute;e chim&eacute;rique comme le
+cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition fran&ccedil;aise.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'id&eacute;e; Boxtel fut au
+nombre de ceux qui pens&egrave;rent &agrave; la sp&eacute;culation. Du moment o&ugrave; van Ba&euml;rle
+eut incrust&eacute; cette t&acirc;che dans sa t&ecirc;te perspicace et ing&eacute;nieuse, il
+commen&ccedil;a lentement les semis et les op&eacute;rations n&eacute;cessaires pour amener
+du rouge au brun, et du brun au brun fonc&eacute;, les tulipes qu'il avait
+cultiv&eacute;es jusque-l&agrave;.</p>
+
+<p>D&egrave;s l'ann&eacute;e suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et
+Boxtel les aper&ccedil;ut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore
+trouv&eacute; que le brun clair.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles
+th&eacute;ories qui consistent &agrave; prouver que la tulipe emprunte aux &eacute;l&eacute;ments
+ses couleurs; peut-&ecirc;tre nous saurait-on gr&eacute; d'&eacute;tablir que rien n'est
+impossible &agrave; l'horticulteur qui met &agrave; contribution, par sa patience et
+son g&eacute;nie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre
+et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un trait&eacute; de la tulipe en
+g&eacute;n&eacute;ral, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons
+r&eacute;solu d'&eacute;crire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient
+les app&acirc;ts du sujet juxtapos&eacute; au n&ocirc;tre.</p>
+
+<p>Boxtel, encore une fois vaincu par la sup&eacute;riorit&eacute; de son ennemi, se
+d&eacute;go&ucirc;ta de la culture et, &agrave; moiti&eacute; fou, se voua tout entier &agrave;
+l'observation.</p>
+
+<p>La maison de son rival &eacute;tait &agrave; claire-voie. Jardin ouvert au soleil,
+cabinets vitr&eacute;s p&eacute;n&eacute;trables &agrave; la vue, casiers, armoires, bo&icirc;tes et
+&eacute;tiquettes dans lesquels le t&eacute;lescope plongeait facilement; Boxtel
+laissa pourrir les oignons sur les couches, s&eacute;cher les coques dans leurs
+cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et d&eacute;sormais usant sa
+vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van
+Ba&euml;rle; il respira par la tige de ses tulipes, se d&eacute;salt&eacute;ra par l'eau
+qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que
+saupoudrait le voisin sur ses oignons ch&eacute;ris.</p>
+
+<p>Mais le plus curieux du travail ne s'op&eacute;rait pas dans le jardin.</p>
+
+<p>Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Ba&euml;rle montait &agrave; son
+laboratoire, dans le cabinet vitr&eacute; o&ugrave; le t&eacute;lescope de Boxtel p&eacute;n&eacute;trait
+si bien, et l&agrave;, d&egrave;s que les lumi&egrave;res du savant, succ&eacute;dant aux rayons du
+jour, avaient illumin&eacute; murs et fen&ecirc;tres, Boxtel voyait fonctionner le
+g&eacute;nie inventif de son rival.</p>
+
+<p>Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destin&eacute;es
+&agrave; les modifier ou &agrave; les colorer. Il devinait, lorsque chauffant
+certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec
+d'autres par une sorte de greffe, op&eacute;ration minutieuse et
+merveilleusement adroite, il enfermait dans les t&eacute;n&egrave;bres celles qui
+devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou &agrave; la lampe
+celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un &eacute;ternel
+reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide
+repr&eacute;sentation herm&eacute;tique de l'&eacute;l&eacute;ment humide.</p>
+
+<p>Cette magie innocente, fruit de la r&ecirc;verie enfantine et du g&eacute;nie viril
+tout ensemble, ce travail patient, &eacute;ternel, dont Boxtel se reconnaissait
+incapable, c'&eacute;tait de verser dans le t&eacute;lescope de l'envieux toute sa
+vie, toute sa pens&eacute;e, tout son espoir.</p>
+
+<p>Chose &eacute;trange! tant d'int&eacute;r&ecirc;t et l'amour-propre de l'art n'avaient pas
+&eacute;teint chez Isaac la f&eacute;roce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois,
+en tenant van Ba&euml;rle dans son t&eacute;lescope, il se faisait l'illusion qu'il
+l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la
+d&eacute;tente pour l&acirc;cher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que
+nous rattachions &agrave; cette &eacute;poque des travaux de l'un et de l'espionnage
+de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait
+faire &agrave; sa ville natale.</p>
+
+
+
+<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII</h3>
+
+<p class="c">L'HOMME HEUREUX FAIT CONNAISSANCE AVEC LE MALHEUR</p>
+
+
+<p>Corneille, apr&egrave;s avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son
+filleul, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, au mois de janvier 1672.</p>
+
+<p>La nuit tombait.</p>
+
+<p>Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste,
+Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres,
+depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de
+l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral <i>les Sept-Provinces</i> pendant
+la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donn&eacute; son nom &agrave; une magnifique
+tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilit&eacute; d'un p&egrave;re pour
+son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les tr&eacute;sors de van Ba&euml;rle, la
+foule stationnait avec curiosit&eacute;, avec respect m&ecirc;me, devant la porte de
+l'homme heureux.</p>
+
+<p>Tout ce bruit &eacute;veilla l'attention de Boxtel, qui go&ucirc;tait pr&egrave;s de son
+feu.</p>
+
+<p>Il s'informa de ce que c'&eacute;tait, l'apprit et grimpa &agrave; son laboratoire.</p>
+
+<p>Et l&agrave;, malgr&eacute; le froid, il s'installa, le t&eacute;lescope &agrave; l'&#339;il.</p>
+
+<p>Ce t&eacute;lescope ne lui &eacute;tait plus d'une grande utilit&eacute; depuis l'automne de
+1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se
+cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'int&eacute;rieur
+de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du
+po&ecirc;le. Aussi, tout l'hiver, Corn&eacute;lius le passait-il dans son
+laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement
+allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'&eacute;tait pour y faire entrer
+quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il for&ccedil;ait,
+en ouvrant une trappe vitr&eacute;e, de tomber bon gr&eacute; mal gr&eacute; chez lui.</p>
+
+<p>Le soir dont nous parlons, apr&egrave;s que Corneille et Corn&eacute;lius eurent
+visit&eacute; ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, dit Corneille bas &agrave; van Ba&euml;rle, &eacute;loignez vos gens et t&acirc;chez
+que nous demeurions quelques moments seuls.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius s'inclina en signe d'ob&eacute;issance.</p>
+
+<p>Puis tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Corn&eacute;lius, vous pla&icirc;t-il de visiter maintenant mon
+s&eacute;choir de tulipes?</p>
+
+<p>Le s&eacute;choir, ce <i>Pand&eacute;monium</i> de la tuliperie, ce tabernacle, ce <i>sanctum
+sanctorum</i> &eacute;tait, comme Delphes jadis, interdit aux profanes.</p>
+
+<p>Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme e&ucirc;t dit le grand
+Racine, qui florissait &agrave; cette &eacute;poque. Corn&eacute;lius n'y laissait p&eacute;n&eacute;trer
+que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice,
+laquelle, depuis que Corn&eacute;lius s'&eacute;tait vou&eacute; au culte des tulipes,
+n'osait plus mettre d'oignons dans les rago&ucirc;ts, de peur d'&eacute;plucher et
+d'assaisonner le c&#339;ur de son nourrisson.</p>
+
+<p>Aussi, &agrave; ce seul mot <i>s&eacute;choir</i>, les valets qui portaient les flambeaux
+s'&eacute;cart&egrave;rent-ils respectueusement. Corn&eacute;lius prit les bougies de la main
+du premier et pr&eacute;c&eacute;da son parrain dans la chambre.</p>
+
+<p>Ajoutons &agrave; ce que nous venons de dire que le s&eacute;choir &eacute;tait ce m&ecirc;me
+cabinet vitr&eacute; sur lequel Boxtel braquait incessamment son t&eacute;lescope.</p>
+
+<p>L'envieux &eacute;tait plus que jamais &agrave; son poste.</p>
+
+<p>Il vit d'abord s'&eacute;clairer les murs et les vitrages.</p>
+
+<p>Puis deux ombres apparurent.</p>
+
+<p>L'une d'elles, grande, majestueuse, s&eacute;v&egrave;re, s'assit pr&egrave;s de la table o&ugrave;
+Corn&eacute;lius avait d&eacute;pos&eacute; le flambeau.</p>
+
+<p>Dans cette ombre, Boxtel reconnut le p&acirc;le visage de Corneille de Witt,
+dont les longs cheveux noirs s&eacute;par&eacute;s au front tombaient sur ses &eacute;paules.</p>
+
+<p>Le ruward de Pulten, apr&egrave;s avoir dit &agrave; Corn&eacute;lius quelques paroles dont
+l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses l&egrave;vres, tira de
+sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cachet&eacute;, paquet
+que Boxtel, &agrave; la fa&ccedil;on dont Corn&eacute;lius le prit et le d&eacute;posa dans une
+armoire, supposa &ecirc;tre des papiers de la plus grande importance.</p>
+
+<p>Il avait d'abord pens&eacute; que ce paquet pr&eacute;cieux renfermait quelques ca&iuml;eux
+nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait r&eacute;fl&eacute;chi bien
+vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait gu&egrave;re que
+de l'homme, mauvaise plante bien moins agr&eacute;able &agrave; voir et surtout bien
+plus difficile &agrave; faire fleurir.</p>
+
+<p>Il en revint donc &agrave; cette id&eacute;e que ce paquet contenait purement et
+simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique.</p>
+
+<p>Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique &agrave; Corn&eacute;lius, qui
+non seulement &eacute;tait, mais se vantait d'&ecirc;tre enti&egrave;rement &eacute;tranger &agrave; cette
+science, bien autrement obscure, &agrave; son avis, que la chimie et m&ecirc;me que
+l'alchimie?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un d&eacute;p&ocirc;t sans doute que Corneille, d&eacute;j&agrave; menac&eacute; par
+l'impopularit&eacute; dont commen&ccedil;aient &agrave; l'honorer ses compatriotes, remettait
+&agrave; son filleul van Ba&euml;rle, et la chose &eacute;tait d'autant plus adroite de la
+part du ruward, que certes ce n'&eacute;tait pas chez Corn&eacute;lius, &eacute;tranger &agrave;
+toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce d&eacute;p&ocirc;t.</p>
+
+<p>D'ailleurs, si le paquet e&ucirc;t contenu des ca&iuml;eux, Boxtel connaissait son
+voisin; Corn&eacute;lius n'y e&ucirc;t pas tenu, et il e&ucirc;t &agrave; l'instant m&ecirc;me appr&eacute;ci&eacute;,
+en l'&eacute;tudiant en amateur, la valeur des pr&eacute;sents qu'il recevait.</p>
+
+<p>Tout au contraire, Corn&eacute;lius avait respectueusement re&ccedil;u le d&eacute;p&ocirc;t des
+mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un
+tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne f&ucirc;t point
+vu, ensuite pour qu'il ne pr&icirc;t pas une trop grande partie de la place
+r&eacute;serv&eacute;e &agrave; ses oignons.</p>
+
+<p>Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de
+son filleul et s'achemina vers la porte.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius saisit vivement le flambeau et s'&eacute;lan&ccedil;a pour passer le premier
+et l'&eacute;clairer convenablement.</p>
+
+<p>Alors la lumi&egrave;re s'&eacute;teignit insensiblement dans le cabinet vitr&eacute; pour
+aller repara&icirc;tre dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans
+la rue, encore encombr&eacute;e de gens qui voulaient voir le ruward remonter
+en carrosse.</p>
+
+<p>L'envieux ne s'&eacute;tait pas tromp&eacute; dans ses suppositions. Le d&eacute;p&ocirc;t remis
+par le ruward &agrave; son filleul et soigneusement serr&eacute; par celui-ci, c'&eacute;tait
+la correspondance de Jean avec M. de Louvois.</p>
+
+<p>Seulement ce d&eacute;p&ocirc;t &eacute;tait confi&eacute;, comme l'avait dit Corneille &agrave; son
+fr&egrave;re, sans que Corneille le moins du monde en e&ucirc;t laiss&eacute; soup&ccedil;onner
+l'importance politique &agrave; son filleul.</p>
+
+<p>La seule recommandation qu'il lui e&ucirc;t faite &eacute;tait de ne rendre ce d&eacute;p&ocirc;t
+qu'&agrave; lui, sur un mot de lui, quelle que f&ucirc;t la personne qui v&icirc;nt le
+r&eacute;clamer.</p>
+
+<p>Et Corn&eacute;lius, comme nous l'avons vu, avait enferm&eacute; le d&eacute;p&ocirc;t dans
+l'armoire aux ca&iuml;eux rares.</p>
+
+<p>Puis, le ruward parti, le bruit et les feux &eacute;teints, notre homme n'avait
+plus song&eacute; &agrave; ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui,
+pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et
+imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage.</p>
+
+<p>Et maintenant, voil&agrave; donc tous les jalons de notre histoire plant&eacute;s dans
+cette grasse terre qui s'&eacute;tend de Dordrecht &agrave; la Haye. Les suivra qui
+voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant &agrave; nous, nous avons
+tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt
+n'avaient eu si f&eacute;roces ennemis dans toute la Hollande que celui que
+poss&eacute;dait van Ba&euml;rle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel.</p>
+
+<p>Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son
+chemin vers le but propos&eacute; par la soci&eacute;t&eacute; de Harlem: il avait pass&eacute; de
+la tulipe bistre &agrave; la tulipe caf&eacute; br&ucirc;l&eacute;; et revenant &agrave; lui, ce m&ecirc;me jour
+o&ugrave; se passait &agrave; la Haye le grand &eacute;v&eacute;nement que nous avons racont&eacute;, nous
+allons le retrouver vers une heure de l'apr&egrave;s-midi, enlevant de sa
+plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes
+caf&eacute; br&ucirc;l&eacute;, tulipes dont la floraison avort&eacute;e jusque-l&agrave; &eacute;tait fix&eacute;e au
+printemps de l'ann&eacute;e 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la
+grande tulipe noire demand&eacute;e par la soci&eacute;t&eacute; de Harlem.</p>
+
+<p>Le 20 ao&ucirc;t 1672, &agrave; une heure de l'apr&egrave;s-midi, Corn&eacute;lius &eacute;tait donc dans
+son s&eacute;choir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le
+tapis, consid&eacute;rant avec d&eacute;lices trois ca&iuml;eux qu'il venait de d&eacute;tacher de
+son oignon: ca&iuml;eux purs, parfaits, intacts, principes inappr&eacute;ciables
+d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis
+dans cette combinaison dont la r&eacute;ussite devait illustrer &agrave; jamais le nom
+de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Je trouverai la grande tulipe noire, disait &agrave; part lui Corn&eacute;lius, tout
+en d&eacute;tachant ses ca&iuml;eux. Je toucherai les cent mille florins du prix
+propos&eacute;. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette fa&ccedil;on,
+la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et
+je pourrai, sans rien craindre des r&eacute;publicains ou des orangistes,
+continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux &eacute;tat. Je ne craindrai
+pas non plus qu'un jour d'&eacute;meute, les boutiquiers de Dordrecht et les
+mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs
+familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur
+revient que j'ai achet&eacute; un oignon deux ou trois cents florins. C'est
+r&eacute;solu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de
+Harlem. Quoique...</p>
+
+<p>Et &agrave; ce <i>quoique</i>, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle fit une pause et soupira.</p>
+
+<p>&mdash;Quoique, continua-t-il, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une bien douce d&eacute;pense que celle de
+ces cent mille florins appliqu&eacute;s &agrave; l'agrandissement de mon parterre ou
+m&ecirc;me &agrave; un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais h&eacute;las! il
+ne faut plus penser &agrave; tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et
+proclamations, voil&agrave; ce qui domine la situation en ce moment.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle leva les yeux au ciel et poussa un soupir.</p>
+
+<p>Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit
+passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces
+proclamations, toutes choses propres seulement &agrave; troubler l'esprit d'un
+honn&ecirc;te homme:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; cependant de bien jolis ca&iuml;eux, dit-il; comme ils sont lisses,
+comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air m&eacute;lancolique qui promet
+le noir d'&eacute;b&egrave;ne &agrave; ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne
+paraissent m&ecirc;me pas &agrave; l'&#339;il nu. Oh! certes, pas une tache ne g&acirc;tera la
+robe de deuil de la fleur qui me devra le jour... Comment nommera-t-on
+cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pens&eacute;e? <i>Tulipa nigra
+Barl&aelig;nsis.</i></p>
+
+<p>&laquo;Oui, <i>Barl&aelig;nsis</i>; beau nom. Toute l'Europe tulipi&egrave;re, c'est-&agrave;-dire
+toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le
+vent aux quatre points cardinaux du globe: <span
+class="smcap">la grande tulipe noire est
+trouv&eacute;e!</span>&mdash;Son nom? demanderont les amateurs.&mdash;<i>Tulipa nigra
+Barl&aelig;nsis</i>.&mdash;Pourquoi <i>Barl&aelig;nsis</i>?&mdash;&Agrave; cause de son inventeur van
+Ba&euml;rle, r&eacute;pondra-t-on.&mdash;Ce van Ba&euml;rle, qui est-ce?&mdash;C'est celui qui d&eacute;j&agrave;
+avait trouv&eacute; cinq esp&egrave;ces nouvelles: la <i>Jeanne</i>, la <i>Jean de Witt</i>, la
+<i>Corneille</i>, etc. Eh bien, voil&agrave; mon ambition &agrave; moi. Elle ne co&ucirc;tera de
+larmes &agrave; personne. Et l'on parlera encore de la <i>Tulipa nigra
+Barl&aelig;nsis</i>, quand peut-&ecirc;tre mon parrain, ce sublime politique, ne sera
+plus connu que par la tulipe &agrave; laquelle j'ai donn&eacute; son nom.</p>
+
+<p>&laquo;Les charmants ca&iuml;eux!...</p>
+
+<p>&laquo;Quand ma tulipe aura fleuri, continua Corn&eacute;lius, je veux, si la
+tranquillit&eacute; est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres
+cinquante mille florins; au bout du compte, c'est d&eacute;j&agrave; beaucoup pour un
+homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres
+florins, je ferai des exp&eacute;riences. Avec ces cinquante mille florins, je
+veux arriver &agrave; parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais &agrave; donner &agrave; la
+tulipe l'odeur de la rose ou de l'&#339;illet, ou m&ecirc;me une odeur compl&egrave;tement
+nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais &agrave; cette reine des
+fleurs ce parfum naturel g&eacute;n&eacute;rique qu'elle a perdu en passant de son
+tr&ocirc;ne d'Orient sur son tr&ocirc;ne europ&eacute;en, celui qu'elle doit avoir dans la
+presqu'&icirc;le de l'Inde, &agrave; Goa, &agrave; Bombay, &agrave; Madras, et surtout dans cette
+&icirc;le qui autrefois, &agrave; ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on
+appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis,
+j'aimerais mieux alors &ecirc;tre Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle que d'&ecirc;tre Alexandre,
+C&eacute;sar ou Maximilien.</p>
+
+<p>&laquo;Les admirables ca&iuml;eux!...&raquo;</p>
+
+<p>Et Corn&eacute;lius se d&eacute;lectait dans sa contemplation, et Corn&eacute;lius
+s'absorbait dans les plus doux r&ecirc;ves.</p>
+
+<p>Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement &eacute;branl&eacute;e que
+d'habitude.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius tressaillit, &eacute;tendit la main sur ses ca&iuml;eux et se retourna.</p>
+
+<p>&mdash;Qui va l&agrave;? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, r&eacute;pondit le serviteur, c'est un messager de la Haye.</p>
+
+<p>&mdash;Un messager de la Haye... Que veut-il?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, c'est Craeke.</p>
+
+<p>&mdash;Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor.</p>
+
+<p>Et en m&ecirc;me temps, for&ccedil;ant la consigne, Craeke, se pr&eacute;cipita dans le
+s&eacute;choir. Cette apparition presque violente &eacute;tait une telle infraction
+aux habitudes &eacute;tablies dans la maison de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, que
+celui-ci, en apercevant Craeke qui se pr&eacute;cipitait dans le s&eacute;choir, fit
+de la main qui couvrait les ca&iuml;eux un mouvement presque convulsif,
+lequel envoya deux des pr&eacute;cieux oignons rouler, l'un sous une table
+voisine de la grande table, l'autre dans la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Au diable! dit Corn&eacute;lius, se pr&eacute;cipitant &agrave; la poursuite de ses ca&iuml;eux,
+qu'y a-t-il donc, Craeke?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a, monsieur, dit Craeke, d&eacute;posant le papier sur la grande table
+o&ugrave; &eacute;tait rest&eacute; gisant le troisi&egrave;me oignon; il y a que vous &ecirc;tes invit&eacute; &agrave;
+lire ce papier sans perdre un seul instant.</p>
+
+<p>Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les
+sympt&ocirc;mes d'un tumulte pareil &agrave; celui qu'il venait de laisser &agrave; la Haye,
+s'enfuit sans tourner la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Corn&eacute;lius &eacute;tendant le bras
+sous la table pour y poursuivre l'oignon pr&eacute;cieux; on le lira, ton
+papier.</p>
+
+<p>Puis, ramassant le ca&iuml;eu, qu'il mit dans le creux de sa main pour
+l'examiner:</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit-il; en voil&agrave; d&eacute;j&agrave; un intact. Diable de Craeke, va! entrer
+ainsi dans mon s&eacute;choir! Voyons &agrave; l'autre maintenant.</p>
+
+<p>Et sans l&acirc;cher l'oignon fugitif, van Ba&euml;rle s'avan&ccedil;a vers la chemin&eacute;e,
+et &agrave; genoux, du bout du doigt, se mit &agrave; palper les cendres qui
+heureusement &eacute;taient froides.</p>
+
+<p>Au bout d'un instant, il sentit le second ca&iuml;eu.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, dit-il, le voici.</p>
+
+<p>Et le regardant avec une attention presque paternelle:&mdash;Intact comme le
+premier, dit-il.</p>
+
+<p>Au m&ecirc;me instant, et comme Corn&eacute;lius, encore &agrave; genoux, examinait le
+second ca&iuml;eu, la porte du s&eacute;choir fut secou&eacute;e si rudement et s'ouvrit de
+telle fa&ccedil;on &agrave; la suite de cette secousse, que Corn&eacute;lius sentit monter &agrave;
+ses joues, &agrave; ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseill&egrave;re que
+l'on nomme la col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah &ccedil;&agrave;! devient-on fou c&eacute;ans?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! monsieur! s'&eacute;cria un domestique se pr&eacute;cipitant dans le
+s&eacute;choir avec le visage plus p&acirc;le et la mine plus effar&eacute;e que ne les
+avait Craeke.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda Corn&eacute;lius, pr&eacute;sageant un malheur &agrave; cette double
+infraction de toutes les r&egrave;gles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.</p>
+
+<p>&mdash;Fuir, et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, la maison est pleine de gardes des &Eacute;tats.</p>
+
+<p>&mdash;Que demandent-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Ils vous cherchent.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>&mdash;Pour m'arr&ecirc;ter, moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, et ils sont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;s d'un magistrat.</p>
+
+<p>&mdash;Que veut dire cela? demanda van Ba&euml;rle en serrant ses deux ca&iuml;eux dans
+sa main et en plongeant son regard effar&eacute; dans l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Ils montent, ils montent! cria le serviteur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon cher enfant, mon digne ma&icirc;tre, cria la nourrice en faisant &agrave;
+son tour son entr&eacute;e dans le s&eacute;choir. Prenez votre or, vos bijoux, et
+fuyez, fuyez!</p>
+
+<p>&mdash;Mais par o&ugrave; veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Sautez par la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-cinq pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, sautez.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius prit le troisi&egrave;me ca&iuml;eu, s'approcha de la fen&ecirc;tre, l'ouvrit,
+mais &agrave; l'aspect du d&eacute;g&acirc;t qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien
+plus encore qu'&agrave; la vue de la distance qu'il lui fallait franchir:</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, dit-il.</p>
+
+<p>Et il fit un pas en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>En ce moment, on voyait poindre &agrave; travers les barreaux de la rampe les
+hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, il faut le dire &agrave; la louange, non pas de
+l'homme, mais du tulipier, sa seule pr&eacute;occupation fut pour ses
+inestimables ca&iuml;eux.</p>
+
+<p>Il chercha des yeux un papier o&ugrave; les envelopper, aper&ccedil;ut la feuille de
+la Bible d&eacute;pos&eacute;e par Craeke sur le s&eacute;choir, la prit sans se rappeler,
+tant son trouble &eacute;tait grand, d'o&ugrave; venait cette feuille, y enveloppa ses
+trois ca&iuml;eux, les cacha dans sa poitrine et attendit.</p>
+
+<p>Les soldats, pr&eacute;c&eacute;d&eacute;s du magistrat, entr&egrave;rent au m&ecirc;me instant.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous le docteur Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle? demanda le magistrat,
+quoiqu'il conn&ucirc;t parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se
+conformait aux r&egrave;gles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit,
+une grande gravit&eacute; &agrave; l'interrogation.</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis, ma&icirc;tre van Spennen, r&eacute;pondit Corn&eacute;lius en saluant
+gracieusement son juge, et vous le savez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors! livrez-nous les papiers s&eacute;ditieux que vous cachez chez vous.</p>
+
+<p>&mdash;Les papiers s&eacute;ditieux? s'&eacute;cria Corn&eacute;lius tout abasourdi de
+l'apostrophe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne faites pas l'&eacute;tonn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure, ma&icirc;tre van Spennen, reprit Corn&eacute;lius, que j'ignore
+compl&egrave;tement ce que vous voulez dire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge;
+livrez-nous les papiers que le tra&icirc;tre Corneille de Witt a d&eacute;pos&eacute;s chez
+vous au mois de janvier dernier.</p>
+
+<p>Un &eacute;clair passa dans l'esprit de Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! dit van Spennen, voil&agrave; que vous commencez &agrave; vous rappeler,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; mais vous parliez de papiers s&eacute;ditieux, et je n'ai aucun
+papier de ce genre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous niez?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'&#339;il tout le cabinet.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est la pi&egrave;ce de votre maison qu'on nomme le s&eacute;choir?
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement celle o&ugrave; nous sommes, ma&icirc;tre van Spennen.</p>
+
+<p>Le magistrat jeta un coup d'&#339;il sur une petite note plac&eacute;e au premier
+rang de ses papiers.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit-il comme un homme qui est fix&eacute;.</p>
+
+<p>Puis se retournant vers Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne puis, ma&icirc;tre van Spennen. Ces papiers ne sont point &agrave; moi:
+ils m'ont &eacute;t&eacute; remis &agrave; titre de d&eacute;p&ocirc;t, et un d&eacute;p&ocirc;t est sacr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Docteur Corn&eacute;lius, dit le juge, au nom des &Eacute;tats, je vous ordonne
+d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renferm&eacute;s.</p>
+
+<p>Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisi&egrave;me tiroir d'un bahut
+plac&eacute; pr&egrave;s de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait dans ce troisi&egrave;me tiroir, en effet, qu'&eacute;taient les papiers remis
+par le ruward de Pulten &agrave; son filleul, preuve que la police avait &eacute;t&eacute;
+parfaitement renseign&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Corn&eacute;lius restait
+immobile de stup&eacute;faction. Je vais donc l'ouvrir moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord &agrave;
+d&eacute;couvert une vingtaine d'oignons, rang&eacute;s et &eacute;tiquet&eacute;s avec soin, puis
+le paquet de papiers demeur&eacute;s dans le m&ecirc;me &eacute;tat exactement o&ugrave; il avait
+&eacute;t&eacute; remis &agrave; son filleul par le malheureux Corneille de Witt.</p>
+
+<p>Le magistrat rompit les cires, d&eacute;chira l'enveloppe, jeta un regard avide
+sur les premiers feuillets qui s'offrirent &agrave; ses regards, et s'&eacute;cria
+d'une voix terrible:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la justice n'avait donc pas re&ccedil;u un faux avis!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! dit Corn&eacute;lius, qu'est-ce donc?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Ba&euml;rle, r&eacute;pondit le
+magistrat, et suivez-nous.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! que je vous suive? s'&eacute;cria le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, car au nom des &Eacute;tats, je vous arr&ecirc;te.</p>
+
+<p>On n'arr&ecirc;tait pas encore au nom de Guillaume d'Orange.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas assez longtemps qu'il &eacute;tait stathouder pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;M'arr&ecirc;ter! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius; mais qu'ai-je donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos
+juges.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la Haye.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, stup&eacute;fait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance,
+donna la main &agrave; ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le
+magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'&Eacute;tat, et
+le fit conduire au grand galop &agrave; la Haye.</p>
+
+
+
+<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h3>
+
+<p class="c">UNE INVASION</p>
+
+
+<p>Ce qui venait d'arriver &eacute;tait, comme on le devine, l'&#339;uvre diabolique de
+mynheer Isaac Boxtel.</p>
+
+<p>On se rappelle qu'&agrave; l'aide de son t&eacute;lescope, il n'avait pas perdu un
+seul d&eacute;tail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul.</p>
+
+<p>On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu.</p>
+
+<p>On se rappelle qu'il avait devin&eacute; l'importance des papiers confi&eacute;s par
+le ruward de Pulten &agrave; son filleul, en voyant celui-ci serrer
+soigneusement le paquet &agrave; lui remis dans le tiroir o&ugrave; il serrait les
+oignons les plus pr&eacute;cieux.</p>
+
+<p>Il en r&eacute;sulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup
+plus d'attention que son voisin Corn&eacute;lius, sut que Corneille de Witt
+&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; comme coupable de haute trahison envers les &Eacute;tats, il
+songea &agrave; part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot &agrave; dire pour faire
+arr&ecirc;ter le filleul en m&ecirc;me temps que le parrain.</p>
+
+<p>Cependant, si heureux que f&ucirc;t le c&#339;ur de Boxtel, il frissonna d'abord &agrave;
+cette id&eacute;e de d&eacute;noncer un homme que cette d&eacute;nonciation pouvait conduire
+&agrave; l'&eacute;chafaud.</p>
+
+<p>Mais le terrible des mauvaises id&eacute;es, c'est que peu &agrave; peu les mauvais
+esprits se familiarisent avec elles.</p>
+
+<p>D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme:</p>
+
+<p>&laquo;Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accus&eacute; de haute
+trahison et arr&ecirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accus&eacute; de rien au
+monde et que je suis libre comme l'air.</p>
+
+<p>&laquo;Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose
+certaine, puisqu'il est accus&eacute; de haute trahison et arr&ecirc;t&eacute;, son
+complice, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle est un non moins mauvais citoyen que lui.</p>
+
+<p>&laquo;Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons
+citoyens de d&eacute;noncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir &agrave; moi,
+Isaac Boxtel, de d&eacute;noncer Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.&raquo;</p>
+
+<p>Mais ce raisonnement n'e&ucirc;t peut-&ecirc;tre pas, si sp&eacute;cieux qu'il f&ucirc;t, pris un
+empire complet sur Boxtel, et peut-&ecirc;tre l'envieux n'e&ucirc;t-il pas c&eacute;d&eacute; au
+simple d&eacute;sir de vengeance qui lui mordait le c&#339;ur, si &agrave; l'unisson du
+d&eacute;mon de l'envie n'e&ucirc;t surgi le d&eacute;mon de la cupidit&eacute;.</p>
+
+<p>Boxtel n'ignorait pas le point o&ugrave; van Ba&euml;rle &eacute;tait arriv&eacute; de sa
+recherche sur la grande tulipe noire.</p>
+
+<p>Si modeste que f&ucirc;t le Dr. Corn&eacute;lius, il n'avait pu cacher &agrave; ses plus
+intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de gr&acirc;ce 1673
+le prix de cent mille florins propos&eacute; par la soci&eacute;t&eacute; d'horticulture de
+Harlem.</p>
+
+<p>Or cette presque certitude de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, c'&eacute;tait la fi&egrave;vre
+qui rongeait Isaac Boxtel.</p>
+
+<p>Si Corn&eacute;lius &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;, cela occasionnerait certainement un grand
+trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne
+songerait &agrave; veiller sur les tulipes du jardin.</p>
+
+<p>Or, cette nuit-l&agrave;, Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait o&ugrave;
+&eacute;tait l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enl&egrave;verait
+cet oignon; au lieu de fleurir chez Corn&eacute;lius, la tulipe noire
+fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille
+florins, au lieu que ce f&ucirc;t Corn&eacute;lius, sans compter cet honneur supr&ecirc;me
+d'appeler la fleur nouvelle <i>tulipa nigra Boxtellensis</i>, r&eacute;sultat qui
+satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidit&eacute;.</p>
+
+<p>&Eacute;veill&eacute;, il ne pensait qu'&agrave; la grande tulipe noire; endormi, il ne
+r&ecirc;vait que d'elle.</p>
+
+<p>Enfin, le 19 ao&ucirc;t, vers deux heures de l'apr&egrave;s-midi, la tentation fut si
+forte que mynheer Isaac ne sut point y r&eacute;sister plus longtemps.</p>
+
+<p>En cons&eacute;quence, il dressa une d&eacute;nonciation anonyme, laquelle rempla&ccedil;ait
+l'authenticit&eacute; par la pr&eacute;cision, et jeta cette d&eacute;nonciation &agrave; la poste.</p>
+
+<p>Jamais papier v&eacute;n&eacute;neux gliss&eacute; dans les gueules de bronze de Venise ne
+produisit un plus prompt et un plus terrible effet.</p>
+
+<p>Le m&ecirc;me soir, le principal magistrat re&ccedil;ut la d&eacute;p&ecirc;che; &agrave; l'instant m&ecirc;me
+il convoqua ses coll&egrave;gues pour le lendemain matin. Le lendemain matin
+ils s'&eacute;taient r&eacute;unis, avaient d&eacute;cid&eacute; l'arrestation et avaient remis
+l'ordre, afin qu'il f&ucirc;t ex&eacute;cut&eacute;, &agrave; ma&icirc;tre van Spennen, qui s'&eacute;tait
+acquitt&eacute;, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et
+avait arr&ecirc;t&eacute; Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle juste au moment o&ugrave; les orangistes de
+la Haye faisaient r&ocirc;tir les morceaux des cadavres de Corneille et de
+Jean de Witt.</p>
+
+<p>Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas
+eu le courage de braquer ce jour-l&agrave; son t&eacute;lescope, ni sur le jardin, ni
+sur l'atelier, ni sur le s&eacute;choir.</p>
+
+<p>Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre
+docteur Corn&eacute;lius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva m&ecirc;me
+point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques
+de Corn&eacute;lius, non moins am&egrave;rement que Boxtel enviait le sort du ma&icirc;tre,
+entra dans sa chambre. Boxtel lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me l&egrave;verai pas aujourd'hui; je suis malade.</p>
+
+<p>Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna &agrave;
+ce bruit; en ce moment, il &eacute;tait plus p&acirc;le qu'un v&eacute;ritable malade, plus
+tremblant qu'un v&eacute;ritable fi&eacute;vreux. Son valet entra; Boxtel se cacha
+dans sa couverture.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, s'&eacute;cria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout
+en d&eacute;plorant le malheur arriv&eacute; &agrave; van Ba&euml;rle, annoncer une bonne nouvelle
+&agrave; son ma&icirc;tre; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce
+moment?</p>
+
+<p>&mdash;Comment veux-tu que je le sache? r&eacute;pondit Boxtel d'une voix presque
+inintelligible.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arr&ecirc;te votre voisin Corn&eacute;lius
+van Ba&euml;rle, comme coupable de haute trahison.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir
+entrer chez lui le juge van Spennen et les archers.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et
+soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant.</p>
+
+<p>Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le z&egrave;le de son valet.
+Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure apr&egrave;s.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, tout ce que je vous ai racont&eacute;, dit-il, c'&eacute;tait la
+v&eacute;rit&eacute; pure.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;M. van Ba&euml;rle est arr&ecirc;t&eacute;, on l'a mis dans une voiture et on vient de
+l'exp&eacute;dier &agrave; la Haye.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la Haye!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, o&ugrave;, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et que dit-on? demanda Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien s&ucirc;r, on dit que les
+bourgeois doivent &ecirc;tre &agrave; cette heure en train d'assassiner M. Corneille
+et M. Jean de Witt.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura ou plut&ocirc;t r&acirc;la Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir
+la terrible image qui s'offrait sans doute &agrave; son regard.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit
+bien malade pour n'avoir pas saut&eacute; en bas du lit &agrave; une pareille
+nouvelle.</p>
+
+<p>En effet Isaac Boxtel &eacute;tait bien malade, malade comme un homme qui vient
+d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassin&eacute; cet homme dans un
+double but; le premier &eacute;tait accompli; restait &agrave; accomplir le second. La
+nuit vint. C'&eacute;tait la nuit qu'attendait Boxtel.</p>
+
+<p>La nuit venue, il se leva.</p>
+
+<p>Puis il monta dans son sycomore.</p>
+
+<p>Il avait bien calcul&eacute;: personne ne songeait &agrave; garder le jardin; maison
+et domestiques &eacute;taient sens dessus dessous.</p>
+
+<p>Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit.</p>
+
+<p>&Agrave; minuit, le c&#339;ur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide,
+il descendit de son arbre, prit une &eacute;chelle, l'appliqua contre le mur,
+monta jusqu'&agrave; l'avant-dernier &eacute;chelon et &eacute;couta.</p>
+
+<p>Tout &eacute;tait tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit.</p>
+
+<p>Une seule lumi&egrave;re veillait dans toute la maison.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait celle de la nourrice.</p>
+
+<p>Ce silence et cette obscurit&eacute; enhardirent Boxtel.</p>
+
+<p>Il enjamba le mur, s'arr&ecirc;ta un instant sur le fa&icirc;te; puis, bien certain
+qu'il n'avait rien &agrave; craindre, il passa l'&eacute;chelle de son jardin dans
+celui de Corn&eacute;lius et descendit.</p>
+
+<p>Puis, comme il savait &agrave; une ligne pr&egrave;s l'endroit o&ugrave; &eacute;taient enterr&eacute;s les
+ca&iuml;eux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant
+n&eacute;anmoins les all&eacute;es pour n'&ecirc;tre pas trahi par la trace de ses pas, et,
+arriv&eacute; &agrave; l'endroit pr&eacute;cis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains
+dans la terre molle.</p>
+
+<p>Il ne trouva rien et crut s'&ecirc;tre tromp&eacute;.</p>
+
+<p>Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front.</p>
+
+<p>Il fouilla &agrave; c&ocirc;t&eacute;: rien.</p>
+
+<p>Il fouilla &agrave; droite, il fouilla &agrave; gauche: rien.</p>
+
+<p>Il fouilla devant et derri&egrave;re: rien.</p>
+
+<p>Il faillit devenir fou, car il s'aper&ccedil;ut enfin que, dans la matin&eacute;e
+m&ecirc;me, la terre avait &eacute;t&eacute; remu&eacute;e.</p>
+
+<p>En effet, pendant que Boxtel &eacute;tait dans son lit, Corn&eacute;lius &eacute;tait
+descendu dans son jardin, avait d&eacute;terr&eacute; l'oignon, et comme nous l'avons
+vu, l'avait divis&eacute; en trois ca&iuml;eux.</p>
+
+<p>Boxtel ne pouvait se d&eacute;cider &agrave; quitter la place. Il avait retourn&eacute; avec
+ses mains plus de dix pieds carr&eacute;s.</p>
+
+<p>Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur.</p>
+
+<p>Ivre de col&egrave;re, il regagna son &eacute;chelle, enjamba le mur, ramena l'&eacute;chelle
+de chez Corn&eacute;lius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta apr&egrave;s elle.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il lui vint un dernier espoir.</p>
+
+<p>C'est que les ca&iuml;eux &eacute;taient dans le s&eacute;choir.</p>
+
+<p>Il ne s'agissait que de p&eacute;n&eacute;trer dans le s&eacute;choir comme il avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute;
+dans le jardin.</p>
+
+<p>L&agrave; il les trouverait.</p>
+
+<p>Au reste, ce n'&eacute;tait gu&egrave;re plus difficile.</p>
+
+<p>Les vitrages du s&eacute;choir se soulevaient comme ceux d'une serre.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle les avait ouverts le matin m&ecirc;me et personne n'avait
+song&eacute; &agrave; les fermer.</p>
+
+<p>Le tout &eacute;tait de se procurer une &eacute;chelle assez longue, une &eacute;chelle de
+vingt pieds au lieu de douze.</p>
+
+<p>Boxtel avait remarqu&eacute; dans la rue qu'il habitait une maison en
+r&eacute;paration; le long de cette maison une &eacute;chelle gigantesque &eacute;tait
+dress&eacute;e.</p>
+
+<p>Cette &eacute;chelle &eacute;tait bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne
+l'avaient pas emport&eacute;e.</p>
+
+<p>Il courut &agrave; la maison, l'&eacute;chelle y &eacute;tait.</p>
+
+<p>Boxtel prit l'&eacute;chelle et l'apporta &agrave; grand'peine dans son jardin; avec
+plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de
+Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>L'&eacute;chelle atteignait juste au vasistas.</p>
+
+<p>Boxtel mit une lanterne sourde tout allum&eacute;e dans sa poche, monta &agrave;
+l'&eacute;chelle et p&eacute;n&eacute;tra dans le s&eacute;choir.</p>
+
+<p>Arriv&eacute; dans ce tabernacle, il s'arr&ecirc;ta, s'appuyant contre la table; les
+jambes lui manquaient, son c&#339;ur battait &agrave; l'&eacute;touffer.</p>
+
+<p>L&agrave;, c'&eacute;tait bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air &ocirc;te
+&agrave; la propri&eacute;t&eacute; ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une
+haie ou qui escalade un mur, s'arr&ecirc;te &agrave; la porte ou &agrave; la fen&ecirc;tre d'une
+chambre.</p>
+
+<p>Dans le jardin, Boxtel n'&eacute;tait qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel
+&eacute;tait un voleur.</p>
+
+<p>Cependant, il reprit courage: il n'&eacute;tait pas venu jusque-l&agrave; pour rentrer
+chez lui les mains nettes.</p>
+
+<p>Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et m&ecirc;me le
+tiroir privil&eacute;gi&eacute; o&ugrave; &eacute;tait le d&eacute;p&ocirc;t qui venait d'&ecirc;tre si fatal &agrave;
+Corn&eacute;lius; il trouva &eacute;tiquet&eacute;es comme dans un jardin des plantes, la
+<i>Joannis</i>, la <i>de Witt</i>, la tulipe bistre, la tulipe caf&eacute; br&ucirc;l&eacute;; mais de
+la tulipe noire ou plut&ocirc;t des ca&iuml;eux o&ugrave; elle &eacute;tait encore endormie et
+cach&eacute;e dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces.</p>
+
+<p>Et cependant, sur le registre des graines et des ca&iuml;eux tenu en partie
+double par van Ba&euml;rle avec plus de soin et d'exactitude que le registre
+commercial des premi&egrave;res maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes:</p>
+
+<p>&laquo;Aujourd'hui 20 ao&ucirc;t 1672, j'ai d&eacute;terr&eacute; l'oignon de la grande tulipe
+noire que j'ai s&eacute;par&eacute; en trois ca&iuml;eux parfaits.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Ces ca&iuml;eux! ces ca&iuml;eux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le
+s&eacute;choir, o&ugrave; les a-t-il pu cacher?</p>
+
+<p>Puis tout &agrave; coup se frappant le front &agrave; s'aplatir le cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mis&eacute;rable que je suis! s'&eacute;cria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel,
+est-ce qu'on se s&eacute;pare de ses ca&iuml;eux? Est-ce qu'on les abandonne &agrave;
+Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans
+ses ca&iuml;eux, quand ces ca&iuml;eux sont ceux de la grande tulipe noire? Il
+aura eu le temps de les prendre, l'inf&acirc;me! il les a sur lui, il les a
+emport&eacute;s &agrave; la Haye!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un &eacute;clair qui montrait &agrave; Boxtel l'ab&icirc;me d'un crime inutile.</p>
+
+<p>Boxtel tomba foudroy&eacute; sur cette m&ecirc;me table, &agrave; cette m&ecirc;me place o&ugrave;
+quelques heures avant l'infortun&eacute; Ba&euml;rle avait admir&eacute; si longuement et
+d&eacute;licieusement les ca&iuml;eux de la tulipe noire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! apr&egrave;s tout, dit l'envieux en relevant sa t&ecirc;te livide, s'il
+les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et...</p>
+
+<p>Le reste de sa hideuse pens&eacute;e s'absorba dans un affreux sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Les ca&iuml;eux sont &agrave; la Haye, dit-il; ce n'est donc plus &agrave; Dordrecht que
+je puis vivre. &Agrave; la Haye pour les ca&iuml;eux! &agrave; la Haye!</p>
+
+<p>Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il
+abandonnait, tant il &eacute;tait pr&eacute;occup&eacute; d'une autre richesse inestimable,
+Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'&eacute;chelle,
+reporta l'instrument de vol o&ugrave; il l'avait pris, et, pareil &agrave; un animal
+de proie, rentra rugissant dans sa maison.</p>
+
+
+
+<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX</h3>
+
+<p class="c">LA CHAMBRE DE FAMILLE</p>
+
+
+<p>Il &eacute;tait minuit environ quand le pauvre van Ba&euml;rle fut &eacute;crou&eacute; &agrave; la
+prison du Buitenhof.</p>
+
+<p>Ce qu'avait pr&eacute;vu Rosa &eacute;tait arriv&eacute;. En trouvant la chambre de Corneille
+vide, la col&egrave;re du peuple avait &eacute;t&eacute; grande, et si le p&egrave;re Gryphus
+s'&eacute;tait trouv&eacute; l&agrave; sous la main de ces furieux, il e&ucirc;t certainement pay&eacute;
+pour son prisonnier.</p>
+
+<p>Mais cette col&egrave;re avait trouv&eacute; &agrave; s'assouvir largement sur les deux
+fr&egrave;res, qui avaient &eacute;t&eacute; rejoints par les assassins, gr&acirc;ce &agrave; la
+pr&eacute;caution qui avait &eacute;t&eacute; prise par Guillaume, l'homme aux pr&eacute;cautions,
+de fermer les portes de la ville.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait donc arriv&eacute; un moment o&ugrave; la prison s'&eacute;tait vid&eacute;e et o&ugrave; le
+silence avait succ&eacute;d&eacute; &agrave; l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait
+par les escaliers.</p>
+
+<p>Rosa avait profit&eacute; de ce moment, &eacute;tait sortie de sa cachette et en avait
+fait sortir son p&egrave;re.</p>
+
+<p>La prison &eacute;tait compl&egrave;tement d&eacute;serte; &agrave; quoi bon rester dans la prison
+quand on &eacute;gorgeait au Tol-Hek?</p>
+
+<p>Gryphus sortit tout tremblant derri&egrave;re la courageuse Rosa. Ils all&egrave;rent
+fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal,
+car elle &eacute;tait &agrave; moiti&eacute; bris&eacute;e. On voyait que le torrent d'une puissante
+col&egrave;re &eacute;tait pass&eacute; par l&agrave;.</p>
+
+<p>Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit
+n'avait rien d'inqui&eacute;tant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit,
+c'&eacute;tait celui des cadavres que l'on tra&icirc;nait et que l'on revenait pendre
+&agrave; la place accoutum&eacute;e des ex&eacute;cutions.</p>
+
+<p>Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'&eacute;tait pour ne pas voir
+l'horrible spectacle.</p>
+
+<p>&Agrave; minuit, on frappa &agrave; la porte du Buitenhof, ou plut&ocirc;t &agrave; la barricade
+qui la rempla&ccedil;ait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle que l'on amenait.</p>
+
+<p>Quand le ge&ocirc;lier Gryphus re&ccedil;ut le nouvel h&ocirc;te et qu'il eut vu sur la
+lettre d'&eacute;crou la qualit&eacute; du prisonnier:</p>
+
+<p>&mdash;Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de
+ge&ocirc;lier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de
+famille; nous allons vous la donner.</p>
+
+<p>Et enchant&eacute; de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche
+orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Corn&eacute;lius dans la
+cellule qu'avait le matin m&ecirc;me quitt&eacute;e Corneille de Witt pour l'exil tel
+que l'entendent, en temps de r&eacute;volution, ces grands moralistes qui
+disent comme un axiome de haute politique:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se pr&eacute;para donc
+&agrave; conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il
+fallait parcourir pour arriver &agrave; cette chambre, le d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; fleuriste
+n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage
+d'une jeune fille.</p>
+
+<p>Le chien sortit d'une niche creus&eacute;e dans le mur, en secouant une grosse
+cha&icirc;ne, et il flaira Corn&eacute;lius afin de le bien reconna&icirc;tre au moment o&ugrave;
+il lui serait ordonn&eacute; de le d&eacute;vorer.</p>
+
+<p>La jeune fille, quand le prisonnier fit g&eacute;mir la rampe de l'escalier
+sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle
+habitait dans l'&eacute;paisseur de cet escalier m&ecirc;me; et la lampe &agrave; la main
+droite, elle &eacute;claira en m&ecirc;me temps son charmant visage rose encadr&eacute; dans
+d'admirables cheveux blonds &agrave; torsades &eacute;paisses, tandis que de la gauche
+elle croisait sur la poitrine son blanc v&ecirc;tement de nuit, car elle avait
+&eacute;t&eacute; r&eacute;veill&eacute;e de son premier sommeil par l'arriv&eacute;e inattendue de
+Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un bien beau tableau &agrave; peindre et en tout digne de ma&icirc;tre
+Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illumin&eacute;e par le falot
+rouge&acirc;tre de Gryphus avec sa sombre figure de ge&ocirc;lier; au sommet, la
+m&eacute;lancolique figure de Corn&eacute;lius qui se penchait sur la rampe pour
+regarder au-dessous de lui, encadr&eacute; par le guichet lumineux, le suave
+visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrari&eacute; peut-&ecirc;tre par la
+position &eacute;lev&eacute;e de Corn&eacute;lius, plac&eacute; sur ces marches d'o&ugrave; son regard
+caressait vague et triste les &eacute;paules blanches et rondes de la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Puis, en bas, tout &agrave; fait dans l'ombre, &agrave; cet endroit de l'escalier o&ugrave;
+l'obscurit&eacute; faisait dispara&icirc;tre les d&eacute;tails, les yeux d'escarboucles du
+molosse secouant sa cha&icirc;ne aux anneaux de laquelle la double lumi&egrave;re de
+la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante
+paillette.</p>
+
+<p>Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime ma&icirc;tre, c'est
+l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit
+ce beau jeune homme p&acirc;le monter l'escalier lentement et qu'elle put lui
+appliquer ces sinistres paroles prononc&eacute;es par son p&egrave;re: &laquo;<i>Vous aurez la
+chambre de famille</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons
+mis &agrave; la d&eacute;crire. Puis Gryphus continua son chemin, Corn&eacute;lius fut forc&eacute;
+de le suivre, et cinq minutes apr&egrave;s il entrait dans le cachot, qu'il est
+inutile de d&eacute;crire, puisque le lecteur le conna&icirc;t d&eacute;j&agrave;.</p>
+
+<p>Gryphus, apr&egrave;s avoir montr&eacute; du doigt au prisonnier le lit sur lequel
+avait tant souffert le martyr qui dans la journ&eacute;e m&ecirc;me avait rendu son
+&acirc;me &agrave; Dieu, reprit son falot et sortit.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Corn&eacute;lius, rest&eacute; seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit
+point. Il ne cessa d'avoir l'&#339;il fix&eacute; sur l'&eacute;troite fen&ecirc;tre &agrave; treillis
+de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette fa&ccedil;on
+blanchir par-del&agrave; les arbres ce premier rayon de lumi&egrave;re que le ciel
+laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau.</p>
+
+<p>&Ccedil;&agrave; et l&agrave;, pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galop&eacute; sur
+le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frapp&eacute; le petit
+pav&eacute; rond de la place, et les m&egrave;ches des arquebuses avaient, en
+s'allumant au vent d'ouest, lanc&eacute; jusqu'au vitrail de la prison
+d'intermittents &eacute;clairs.</p>
+
+<p>Mais quand le jour naissant argenta le fa&icirc;te chaperonn&eacute; des maisons,
+Corn&eacute;lius, impatient de savoir si quelque chose vivait &agrave; l'entour de
+lui, s'approcha de la fen&ecirc;tre et promena circulairement un triste
+regard.</p>
+
+<p>&Agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de la place, une masse noir&acirc;tre, teint&eacute;e de bleu sombre
+par les brumes matinales, s'&eacute;levait, d&eacute;coupant sur les maisons p&acirc;les sa
+silhouette irr&eacute;guli&egrave;re.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius reconnut le gibet.</p>
+
+<p>&Agrave; ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'&eacute;taient plus que des
+squelettes encore saignants.</p>
+
+<p>Le bon peuple de la Haye avait d&eacute;chiquet&eacute; les chairs de ses victimes,
+mais rapport&eacute; fid&egrave;lement au gibet le pr&eacute;texte d'une double inscription
+trac&eacute;e sur une &eacute;norme pancarte.</p>
+
+<p>Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Corn&eacute;lius parvint &agrave;
+lire les lignes suivantes trac&eacute;es par l'&eacute;pais pinceau de quelque
+barbouilleur d'enseignes:</p>
+
+<p>&laquo;Ici pendent le grand sc&eacute;l&eacute;rat nomm&eacute; Jean de Witt et le petit coquin
+Corneille de Witt, son fr&egrave;re, deux ennemis du peuple, mais grands amis
+du roi de France.&raquo;</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur
+d&eacute;lirante, frappa des pieds et des mains &agrave; sa porte, si rudement et si
+pr&eacute;cipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'&eacute;normes
+clefs &agrave; la main.</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte en prof&eacute;rant d'horribles impr&eacute;cations contre le
+prisonnier qui le d&eacute;rangeait en dehors des heures o&ugrave; il avait l'habitude
+de se d&eacute;ranger.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave; mais! est-il enrag&eacute;, cet autre de Witt! s'&eacute;cria-t-il; mais ces
+de Witt ont donc le diable au corps!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, monsieur, dit Corn&eacute;lius en saisissant le ge&ocirc;lier par le bras
+et en le tra&icirc;nant vers la fen&ecirc;tre; monsieur, qu'ai-je donc lu l&agrave;-bas?</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave;, l&agrave;-bas?</p>
+
+<p>&mdash;Sur cette pancarte.</p>
+
+<p>Et tremblant, p&acirc;le et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le
+gibet surmont&eacute; de la cynique inscription. Gryphus se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! r&eacute;pondit-il. Oui, vous avez lu... Eh bien! mon cher monsieur,
+voil&agrave; o&ugrave; l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M.
+le prince d'Orange.</p>
+
+<p>&mdash;MM. de Witt ont &eacute;t&eacute; assassin&eacute;s! murmura Corn&eacute;lius la sueur au front et
+en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux ferm&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous
+cela assassin&eacute;s, vous? Moi, je dis: ex&eacute;cut&eacute;s.</p>
+
+<p>Et, voyant que le prisonnier &eacute;tait arriv&eacute; non seulement au calme, mais &agrave;
+l'an&eacute;antissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec
+violence, et faisant rouler les verrous avec bruit.</p>
+
+<p>En revenant &agrave; lui, Corn&eacute;lius se trouva seul et reconnut la chambre o&ugrave; il
+se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appel&eacute;e Gryphus,
+comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui &agrave; une triste mort.</p>
+
+<p>Et comme c'&eacute;tait un philosophe, comme c'&eacute;tait surtout un chr&eacute;tien, il
+commen&ccedil;a par prier pour l'&acirc;me de son parrain, puis pour celle du grand
+pensionnaire, puis enfin il se r&eacute;signa lui-m&ecirc;me &agrave; tous les maux qu'il
+plairait &agrave; Dieu de lui envoyer.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s &ecirc;tre descendu du ciel sur la terre, &ecirc;tre rentr&eacute; de la terre
+dans son cachot, s'&ecirc;tre bien assur&eacute; que dans ce cachot il &eacute;tait seul, il
+tira de sa poitrine les trois ca&iuml;eux de la tulipe noire et les cacha
+derri&egrave;re un gr&egrave;s sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le
+coin le plus obscur de la prison.</p>
+
+<p>Inutile labeur de tant d'ann&eacute;es! destruction de si douces esp&eacute;rances! sa
+d&eacute;couverte allait donc aboutir au n&eacute;ant comme lui &agrave; la mort! Dans cette
+prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de
+soleil.</p>
+
+<p>&Agrave; cette pens&eacute;e, Corn&eacute;lius entra dans un sombre d&eacute;sespoir dont il ne
+sortit que par une circonstance extraordinaire.</p>
+
+<p>Quelle &eacute;tait cette circonstance?</p>
+
+<p>C'est ce que nous nous r&eacute;servons de dire dans le chapitre suivant.</p>
+
+
+
+<h3><a name="X" id="X"></a>X</h3>
+
+<p class="c">LA FILLE DU GE&Ocirc;LIER</p>
+
+
+<p>Le m&ecirc;me soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en
+ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba en
+essayant de se retenir. Mais la main portant &agrave; faux, il se cassa le bras
+au-dessus du poignet.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius fit un mouvement vers le ge&ocirc;lier; mais comme il ne se doutait
+pas de la gravit&eacute; de l'accident:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas.</p>
+
+<p>Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia;
+Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit
+qu'il avait le bras cass&eacute;, et cet homme, si dur pour les autres, retomba
+&eacute;vanoui sur le seuil de la porte, o&ugrave; il demeura inerte et froid,
+semblable &agrave; un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison &eacute;tait
+demeur&eacute;e ouverte, et Corn&eacute;lius se trouvait presque libre. Mais l'id&eacute;e ne
+lui vint m&ecirc;me pas &agrave; l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, &agrave;
+la fa&ccedil;on dont le bras avait pli&eacute;, au bruit qu'il avait fait en pliant,
+qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas &agrave; autre
+chose qu'&agrave; porter secours au bless&eacute;, si mal intentionn&eacute; que le bless&eacute;
+lui e&ucirc;t paru &agrave; son endroit dans la seule entrevue qu'il e&ucirc;t eue avec
+lui.</p>
+
+<p>Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, &agrave; la plainte qu'il avait
+laiss&eacute; &eacute;chapper, un pas pr&eacute;cipit&eacute; se fit entendre dans l'escalier, et &agrave;
+l'apparition qui suivit imm&eacute;diatement le bruit de ce pas, Corn&eacute;lius
+poussa un petit cri auquel r&eacute;pondit le cri d'une jeune fille.</p>
+
+<p>Celle qui avait r&eacute;pondu au cri pouss&eacute; par Corn&eacute;lius, c'&eacute;tait la belle
+Frisonne, qui voyant son p&egrave;re &eacute;tendu &agrave; terre et le prisonnier courb&eacute; sur
+lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalit&eacute;,
+&eacute;tait tomb&eacute; &agrave; la suite d'une lutte engag&eacute;e entre lui et le prisonnier.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius comprit ce qui se passait dans le c&#339;ur de la jeune fille au
+moment m&ecirc;me o&ugrave; le soup&ccedil;on entrait dans son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Mais ramen&eacute;e par le premier coup d'&#339;il &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, et honteuse de ce
+qu'elle avait pu penser, elle leva vers le jeune homme ses beaux yeux
+humides et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pens&eacute;, et merci de
+ce que vous faites.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius rougit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne fais que mon devoir de chr&eacute;tien, dit-il, en secourant mon
+semblable.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et en le secourant ce soir, vous avez oubli&eacute; les injures qu'il
+vous a dites ce matin. Monsieur, c'est plus que de l'humanit&eacute;, c'est
+plus que du christianisme.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius leva ses yeux sur la belle enfant, tout &eacute;tonn&eacute; qu'il &eacute;tait
+d'entendre sortir de la bouche d'une fille du peuple une parole &agrave; la
+fois si noble et si compatissante.</p>
+
+<p>Mais il n'eut pas le temps de lui t&eacute;moigner sa surprise. Gryphus, revenu
+de son &eacute;vanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalit&eacute; accoutum&eacute;e lui
+revenant avec la vie:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du
+prisonnier, on tombe en se h&acirc;tant, en tombant on se casse le bras, et
+l'on vous laisse l&agrave; sur le carreau.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, mon p&egrave;re, dit Rosa, vous &ecirc;tes injuste envers ce jeune
+monsieur, que j'ai trouv&eacute; occup&eacute; &agrave; vous secourir.</p>
+
+<p>&mdash;Lui? fit Gryphus avec un air de doute.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si vrai, monsieur, que je suis tout pr&ecirc;t &agrave; vous secourir encore.</p>
+
+<p>&mdash;Vous? dit Gryphus; &ecirc;tes-vous donc m&eacute;decin?</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon premier &eacute;tat, dit le prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que vous pourriez me remettre le bras?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Et que vous faut-il pour cela, voyons?</p>
+
+<p>&mdash;Deux clavettes de bois et des bandes de linge.</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras;
+c'est une &eacute;conomie; voyons, aide-moi &agrave; me lever, je suis de plomb.</p>
+
+<p>Rosa pr&eacute;senta au bless&eacute; son &eacute;paule; le bless&eacute; entoura le col de la jeune
+fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses
+jambes, tandis que Corn&eacute;lius, pour lui &eacute;pargner le chemin, roulait vers
+lui un fauteuil.</p>
+
+<p>Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te
+demande.</p>
+
+<p>Rosa descendit et rentra un instant apr&egrave;s avec deux douves de baril et
+une grande bande de linge.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius avait employ&eacute; ce temps-l&agrave; &agrave; &ocirc;ter la veste du ge&ocirc;lier et &agrave;
+retrousser ses manches.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien cela que vous d&eacute;sirez, monsieur? demanda Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle, fit Corn&eacute;lius en jetant les yeux sur les objets
+apport&eacute;s; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant
+que je vais soutenir le bras de votre p&egrave;re.</p>
+
+<p>Rosa poussa la table. Corn&eacute;lius posa le bras cass&eacute; dessus, afin qu'il se
+trouv&acirc;t &agrave; plat, et avec une habilet&eacute; parfaite, rajusta la fracture,
+adapta la clavette et serra les bandes.</p>
+
+<p>&Agrave; la derni&egrave;re &eacute;pingle, le ge&ocirc;lier s'&eacute;vanouit une seconde fois.</p>
+
+<p>&mdash;Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Corn&eacute;lius, nous lui en
+frotterons les tempes, et il reviendra.</p>
+
+<p>Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui &eacute;tait faite, Rosa,
+apr&egrave;s s'&ecirc;tre assur&eacute;e que son p&egrave;re &eacute;tait bien sans connaissance,
+s'avan&ccedil;ant vers Corn&eacute;lius:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-elle, service pour service.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce &agrave; dire, ma belle enfant? demanda Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-&agrave;-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain
+est venu s'informer aujourd'hui de la chambre o&ugrave; vous &eacute;tiez; qu'on lui a
+dit que vous occupiez la chambre de M. Corneille de Witt, et qu'&agrave; cette
+r&eacute;ponse, il a ri d'une fa&ccedil;on sinistre qui me fait croire que rien de bon
+ne vous attend.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda Corn&eacute;lius, que peut-on me faire?</p>
+
+<p>&mdash;Voyez d'ici ce gibet.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne suis point coupable, dit Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;L'&eacute;taient-ils, eux, qui sont l&agrave;-bas, pendus, mutil&eacute;s, d&eacute;chir&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit Corn&eacute;lius en s'assombrissant.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez,
+coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre proc&egrave;s commencera demain;
+apr&egrave;s-demain vous serez condamn&eacute;: les choses vont vite par le temps qui
+court.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon p&egrave;re est
+&eacute;vanoui, que le chien est musel&eacute;, que rien par cons&eacute;quent ne vous
+emp&ecirc;che de vous sauver. Sauvez-vous donc, voil&agrave; ce que je conclus.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que je n'ai pu sauver M. Corneille ni M. Jean de Witt, h&eacute;las!
+et que je voudrais bien vous sauver, vous. Seulement, faites vite; voil&agrave;
+la respiration qui revient &agrave; mon p&egrave;re, dans une minute peut-&ecirc;tre il
+rouvrira les yeux, et il sera trop tard. Vous h&eacute;sitez?</p>
+
+<p>En effet, Corn&eacute;lius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il
+la regardait sans l'entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, je comprends, fit Corn&eacute;lius; mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais?</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse. On vous accuserait.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe? dit Rosa en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon enfant, reprit Corn&eacute;lius, mais je reste.</p>
+
+<p>&mdash;Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous
+serez condamn&eacute;... condamn&eacute; &agrave; mort, ex&eacute;cut&eacute; sur un &eacute;chafaud et peut-&ecirc;tre
+assassin&eacute;, mis en morceaux comme on a assassin&eacute; et mis en morceaux M.
+Jean et M. Corneille? Au nom du Ciel, ne vous occupez pas de moi et
+fuyez cette chambre o&ugrave; vous &ecirc;tes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux
+de Witt.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! s'&eacute;cria le ge&ocirc;lier en se r&eacute;veillant. Qui parle de ces coquins,
+de ces mis&eacute;rables, de ces sc&eacute;l&eacute;rats de de Witt?</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Corn&eacute;lius avec son doux
+sourire; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'&eacute;chauffer le
+sang.</p>
+
+<p>Puis, tout bas &agrave; Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la
+tranquillit&eacute; et le calme d'un innocent.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas que mon p&egrave;re soup&ccedil;onne que nous avons caus&eacute; ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; serait le mal?</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; serait le mal? C'est qu'il m'emp&ecirc;cherait de jamais revenir ici, dit
+la jeune fille.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius re&ccedil;ut cette na&iuml;ve confidence avec un sourire; il lui semblait
+qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que marmottez-vous l&agrave; tous deux? dit Gryphus en se levant et
+en soutenant son bras droit avec son bras gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, r&eacute;pondit Rosa; monsieur me prescrit le r&eacute;gime que vous avez &agrave;
+suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Le r&eacute;gime que je dois suivre! le r&eacute;gime que je dois suivre! Vous
+aussi, vous en avez un &agrave; suivre, la belle!</p>
+
+<p>&mdash;Et lequel, mon p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous
+y venez, d'en sortir le plus vite possible; marchez donc devant moi, et
+lestement!</p>
+
+<p>Rosa et Corn&eacute;lius &eacute;chang&egrave;rent un regard.</p>
+
+<p>Celui de Rosa voulait dire:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien.</p>
+
+<p>Celui de Corn&eacute;lius signifiait:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur!</p>
+
+
+
+<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI</h3>
+
+<p class="c">LE TESTAMENT DE CORN&Eacute;LIUS VAN BA&Euml;RLE</p>
+
+
+<p>Rosa ne s'&eacute;tait point tromp&eacute;e. Les juges vinrent le lendemain au
+Buitenhof et interrog&egrave;rent Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle. Au reste,
+l'interrogatoire ne fut pas long; il fut av&eacute;r&eacute; que Corn&eacute;lius avait gard&eacute;
+chez lui cette correspondance fatale des de Witt avec la France.</p>
+
+<p>Il ne le nia point.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait seulement douteux aux yeux des juges que cette correspondance
+lui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; remise par son parrain, Corneille de Witt.</p>
+
+<p>Mais, comme depuis la mort des deux martyrs, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle
+n'avait plus rien &agrave; m&eacute;nager, non seulement il ne nia point que le d&eacute;p&ocirc;t
+lui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; confi&eacute; par Corneille en personne, mais encore il raconta
+comment, de quelle fa&ccedil;on et dans quelle circonstance le d&eacute;p&ocirc;t lui avait
+&eacute;t&eacute; confi&eacute;.</p>
+
+<p>Cette confidence impliquait le filleul dans le crime du parrain.</p>
+
+<p>Il y avait complicit&eacute; patente entre Corneille et Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius ne se borna point &agrave; cet aveu: il dit toute la v&eacute;rit&eacute; &agrave;
+l'endroit de ses sympathies, de ses habitudes, de ses familiarit&eacute;s. Il
+dit son indiff&eacute;rence en politique, son amour pour l'&eacute;tude, pour les
+arts, pour les sciences et pour les fleurs. Il raconta que jamais,
+depuis le jour o&ugrave; Corneille &eacute;tait venu &agrave; Dordrecht et lui avait confi&eacute;
+ce d&eacute;p&ocirc;t, ce d&eacute;p&ocirc;t n'avait &eacute;t&eacute; touch&eacute; ni m&ecirc;me aper&ccedil;u par le d&eacute;positaire.</p>
+
+<p>On lui objecta qu'&agrave; cet &eacute;gard il &eacute;tait impossible qu'il d&icirc;t la v&eacute;rit&eacute;,
+puisque les papiers &eacute;taient justement enferm&eacute;s dans une armoire o&ugrave;
+chaque jour il plongeait la main et les yeux.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius r&eacute;pondit que cela &eacute;tait vrai; mais qu'il ne mettait la main
+dans le tiroir que pour s'assurer que ses oignons &eacute;taient bien secs,
+mais qu'il n'y plongeait les yeux que pour s'assurer si ses oignons
+commen&ccedil;aient &agrave; germer.</p>
+
+<p>On lui objecta que sa pr&eacute;tendue indiff&eacute;rence &agrave; l'&eacute;gard de ce d&eacute;p&ocirc;t ne
+pouvait se soutenir raisonnablement, parce qu'il &eacute;tait impossible
+qu'ayant re&ccedil;u un pareil d&eacute;p&ocirc;t de la main de son parrain, il n'en conn&ucirc;t
+pas l'importance.</p>
+
+<p>Ce &agrave; quoi il r&eacute;pondit: que son parrain Corneille l'aimait trop et
+surtout &eacute;tait un homme trop sage pour lui avoir rien dit de la teneur de
+ces papiers, puisque cette confidence n'e&ucirc;t servi qu'&agrave; tourmenter le
+d&eacute;positaire.</p>
+
+<p>On lui objecta que si M. de Witt avait agi de la sorte, il e&ucirc;t joint au
+paquet, en cas d'accident, un certificat constatant que son filleul
+&eacute;tait compl&egrave;tement &eacute;tranger &agrave; cette correspondance, ou bien, pendant son
+proc&egrave;s, lui e&ucirc;t &eacute;crit quelque lettre qui p&ucirc;t servir &agrave; sa justification.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius r&eacute;pondit que sans doute son parrain n'avait point pens&eacute; que
+son d&eacute;p&ocirc;t cour&ucirc;t aucun danger, cach&eacute; comme il l'&eacute;tait dans une armoire
+qui &eacute;tait regard&eacute;e comme aussi sacr&eacute;e que l'arche pour toute la maison
+van Ba&euml;rle; que par cons&eacute;quent il avait jug&eacute; le certificat inutile; que,
+quant &agrave; une lettre, il avait quelque souvenir qu'un moment avant son
+arrestation, et comme il &eacute;tait absorb&eacute; dans la contemplation d'un oignon
+des plus rares, le serviteur de M. Jean de Witt &eacute;tait entr&eacute; dans son
+s&eacute;choir et lui avait remis un papier; mais que de tout cela il ne lui
+&eacute;tait rest&eacute; qu'un souvenir pareil &agrave; celui qu'on a d'une vision; que le
+serviteur avait disparu, et que quant au papier, peut-&ecirc;tre le
+trouverait-on si on le cherchait bien.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Craeke, il &eacute;tait impossible de le retrouver, attendu qu'il avait
+quitt&eacute; la Hollande.</p>
+
+<p>Quant au papier, il &eacute;tait si peu probable qu'on le retrouverait, qu'on
+ne se donna pas la peine de le chercher.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius lui-m&ecirc;me n'insista pas beaucoup sur ce point, puisque, en
+supposant que ce papier se retrouv&acirc;t, il pouvait n'avoir aucun rapport
+avec la correspondance qui faisait le corps du d&eacute;lit.</p>
+
+<p>Les juges voulurent avoir l'air de pousser Corn&eacute;lius &agrave; se d&eacute;fendre mieux
+qu'il ne le faisait; ils us&egrave;rent vis-&agrave;-vis de lui de cette b&eacute;nigne
+patience qui d&eacute;note soit un magistrat int&eacute;ress&eacute; par l'accus&eacute;, soit un
+vainqueur qui a terrass&eacute; son adversaire, et qui &eacute;tant compl&egrave;tement
+ma&icirc;tre de lui, n'a pas besoin de l'opprimer pour le perdre.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius n'accepta point cette hypocrite protection, et dans une
+derni&egrave;re r&eacute;ponse qu'il fit avec la noblesse d'un martyr et le calme d'un
+juste:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me demandez, messieurs, dit-il, des choses auxquelles je n'ai
+rien &agrave; r&eacute;pondre, sinon l'exacte v&eacute;rit&eacute;. Or, l'exacte v&eacute;rit&eacute;, la voici.
+Le paquet est entr&eacute; chez moi par la voie que j'ai dite; je proteste
+devant Dieu que j'en ignorais et que j'en ignore encore le contenu;
+qu'au jour de mon arrestation seulement, j'ai su que ce d&eacute;p&ocirc;t &eacute;tait la
+correspondance du grand pensionnaire avec le marquis de Louvois. Je
+proteste enfin que j'ignore et comment on a pu savoir que ce paquet
+&eacute;tait chez moi, et surtout comment je puis &ecirc;tre coupable pour avoir
+accueilli ce que m'apportait mon illustre et malheureux parrain.</p>
+
+<p>Ce fut l&agrave; tout le plaidoyer de Corn&eacute;lius. Les juges all&egrave;rent aux
+opinions.</p>
+
+<p>Ils consid&eacute;r&egrave;rent que tout rejeton de dissension civile est funeste, en
+ce qu'il ressuscite la guerre qu'il est de l'int&eacute;r&ecirc;t de tous d'&eacute;teindre.</p>
+
+<p>L'un d'eux, et c'&eacute;tait un homme qui passait pour un profond observateur,
+&eacute;tablit que ce jeune homme si flegmatique en apparence, devait &ecirc;tre tr&egrave;s
+dangereux en r&eacute;alit&eacute;, attendu qu'il devait cacher sous le manteau de
+glace qui lui servait d'enveloppe un ardent d&eacute;sir de venger MM. de Witt,
+ses proches.</p>
+
+<p>Un autre fit observer que l'amour des tulipes s'allie parfaitement avec
+la politique, et qu'il est historiquement prouv&eacute; que plusieurs hommes
+tr&egrave;s dangereux ont jardin&eacute; ni plus ni moins que s'ils en faisaient leur
+&eacute;tat, quoiqu'au fond ils fussent occup&eacute;s de bien autre chose; t&eacute;moin
+Tarquin l'Ancien, qui cultivait des pavots &agrave; Gabies, et le grand Cond&eacute;,
+qui arrosait ses &#339;illets au donjon de Vincennes, et cela au moment o&ugrave; le
+premier m&eacute;ditait sa rentr&eacute;e &agrave; Rome et le second sa sortie de prison.</p>
+
+<p>Le juge conclut par ce dilemme:</p>
+
+<p>Ou M. Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle aime fort les tulipes, ou il aime fort la
+politique; dans l'un et l'autre cas, il nous a menti; d'abord parce
+qu'il est prouv&eacute; qu'il s'occupait de politique et cela par les lettres
+que l'on a trouv&eacute;es chez lui; ensuite parce qu'il est prouv&eacute; qu'il
+s'occupait de tulipes. Les ca&iuml;eux sont l&agrave; qui en font foi. Enfin&mdash;et l&agrave;
+&eacute;tait l'&eacute;normit&eacute;&mdash;, puisque Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle s'occupait &agrave; la fois de
+tulipes et de politique, l'accus&eacute; &eacute;tait donc d'une nature hybride, d'une
+organisation amphibie, travaillant avec une ardeur &eacute;gale la politique et
+la tulipe, ce qui lui donnerait tous les caract&egrave;res de l'esp&egrave;ce d'hommes
+la plus dangereuse au repos public et une certaine ou plut&ocirc;t une
+compl&egrave;te analogie avec les grands esprits dont Tarquin l'Ancien et M. de
+Cond&eacute; fournissaient tout &agrave; l'heure un exemple.</p>
+
+<p>Le r&eacute;sultat de tous ces raisonnements fut que M. le prince stathouder de
+Hollande saurait, sans aucun doute, un gr&eacute; infini &agrave; la magistrature de
+la Haye de lui simplifier l'administration des sept provinces, en
+d&eacute;truisant jusqu'au moindre germe de conspiration contre son autorit&eacute;.</p>
+
+<p>Cet argument prima tous les autres, et pour d&eacute;truire efficacement le
+germe des conspirations, la peine de mort fut prononc&eacute;e &agrave; l'unanimit&eacute;
+contre M. Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, coupable et convaincu d'avoir, sous les
+apparences innocentes d'un amateur de tulipes, particip&eacute; aux d&eacute;testables
+intrigues et aux abominables complots de MM. de Witt contre la
+nationalit&eacute; hollandaise et &agrave; leurs secr&egrave;tes relations avec l'ennemi
+fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>La sentence portait subsidiairement que le susdit Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle
+serait extrait de la prison du Buitenhof pour &ecirc;tre conduit &agrave; l'&eacute;chafaud
+dress&eacute; sur la place du m&ecirc;me nom, o&ugrave; l'ex&eacute;cuteur des jugements lui
+trancherait la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Comme cette d&eacute;lib&eacute;ration avait &eacute;t&eacute; s&eacute;rieuse, elle avait dur&eacute; une
+demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait &eacute;t&eacute;
+r&eacute;int&eacute;gr&eacute; dans sa prison.</p>
+
+<p>Ce fut l&agrave; que le greffier des &Eacute;tats lui vint lire l'arr&ecirc;t.</p>
+
+<p>Ma&icirc;tre Gryphus &eacute;tait retenu sur son lit par la fi&egrave;vre que lui causait la
+fracture de son bras. Ses clefs &eacute;taient pass&eacute;es aux mains d'un de ses
+valets surnum&eacute;raires, et derri&egrave;re ce valet, qui avait introduit le
+greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'&eacute;tait venue placer &agrave; l'encoignure
+de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour &eacute;touffer ses soupirs et ses
+sanglots.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;couta la sentence avec un visage plus &eacute;tonn&eacute; que triste.</p>
+
+<p>La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose &agrave;
+r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, r&eacute;pondit-il. J'avoue seulement qu'entre toutes les causes
+de mort qu'un homme de pr&eacute;caution peut pr&eacute;voir pour les parer, je
+n'eusse jamais soup&ccedil;onn&eacute; celle-l&agrave;.</p>
+
+<p>Sur laquelle r&eacute;ponse le greffier salua Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle avec toute
+la consid&eacute;ration que ces sortes de fonctionnaires accordent aux grands
+criminels de tout genre.</p>
+
+<p>Et comme il allait sortir:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; propos, M. le greffier, dit Corn&eacute;lius, pour quel jour est la chose,
+s'il vous pla&icirc;t?</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour aujourd'hui, r&eacute;pondit le greffier, un peu g&ecirc;n&eacute; par le
+sang-froid du condamn&eacute;.</p>
+
+<p>Un sanglot &eacute;clata derri&egrave;re la porte.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius se pencha pour voir qui avait pouss&eacute; ce sanglot, mais Rosa
+avait devin&eacute; le mouvement et s'&eacute;tait rejet&eacute;e en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Et, ajouta Corn&eacute;lius, &agrave; quelle heure l'ex&eacute;cution?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, pour midi.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! fit Corn&eacute;lius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures
+il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps &agrave; perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous r&eacute;concilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en
+saluant jusqu'&agrave; terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous
+plaira.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il sortit &agrave; reculons, et le ge&ocirc;lier rempla&ccedil;ant
+l'allait suivre en refermant la porte de Corn&eacute;lius, quand un bras blanc
+et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles
+blanches, coiffure des belles Frisonnes; il n'entendit qu'un murmure &agrave;
+l'oreille du guichetier; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la
+main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il
+s'assit au milieu de l'escalier, gard&eacute; ainsi en haut par lui, en bas par
+le chien.</p>
+
+<p>Le casque d'or fit volte-face, et Corn&eacute;lius reconnut le visage sillonn&eacute;
+de pleurs et les grands yeux bleus tout noy&eacute;s de la belle Rosa.</p>
+
+<p>La jeune fille s'avan&ccedil;a vers Corn&eacute;lius en appuyant ses deux mains sur sa
+poitrine bris&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, monsieur! dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle n'acheva point.</p>
+
+<p>&mdash;Ma belle enfant, r&eacute;pliqua Corn&eacute;lius &eacute;mu, que d&eacute;sirez-vous de moi? Je
+n'ai pas grand pouvoir d&eacute;sormais sur rien, je vous en avertis.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je viens r&eacute;clamer de vous une gr&acirc;ce, dit Rosa tendant ses
+mains moiti&eacute; vers Corn&eacute;lius, moiti&eacute; vers le ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier; car vos larmes
+m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus
+le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et m&ecirc;me avec
+joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi votre
+d&eacute;sir, ma belle Rosa.</p>
+
+<p>La jeune fille se laissa glisser &agrave; genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez &agrave; mon p&egrave;re, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; votre p&egrave;re! fit Corn&eacute;lius &eacute;tonn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il a &eacute;t&eacute; si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est
+ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particuli&egrave;rement qu'il a
+brutalis&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il est puni, ch&egrave;re Rosa, plus que puni m&ecirc;me par l'accident qui lui est
+arriv&eacute;, et je lui pardonne.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, &agrave; mon tour,
+quelque chose pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez s&eacute;cher vos beaux yeux, ch&egrave;re enfant, r&eacute;pondit Corn&eacute;lius
+avec son doux sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour vous... pour vous...</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui n'a plus &agrave; vivre qu'une heure est un grand Sybarite s'il a
+besoin de quelque chose, ch&egrave;re Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ministre qu'on vous avait offert...?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ador&eacute; Dieu toute ma vie, Rosa, je l'ai ador&eacute; dans ses &#339;uvres,
+b&eacute;ni dans sa volont&eacute;. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous
+demanderai donc pas un ministre. La derni&egrave;re pens&eacute;e qui m'occupe, Rosa,
+se rapporte &agrave; la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma ch&egrave;re, je vous en
+prie, dans l'accomplissement de cette derni&egrave;re pens&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! M. Corn&eacute;lius, parlez, parlez! s'&eacute;cria la jeune fille inond&eacute;e de
+larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon
+enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Rire! s'&eacute;cria Rosa au d&eacute;sespoir, rire en ce moment! Mais vous ne
+m'avez donc pas regard&eacute;e, M. Corn&eacute;lius?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai regard&eacute;e, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux
+de l'&acirc;me. Jamais femme plus belle, jamais &acirc;me plus pure ne s'&eacute;tait
+offerte &agrave; moi; et si je ne vous regarde plus &agrave; partir de ce moment,
+pardonnez-moi, c'est parce que, pr&ecirc;t &agrave; sortir de la vie, j'aime mieux
+n'avoir rien &agrave; y regretter.</p>
+
+<p>Rosa tressaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures
+sonnaient au beffroi du Buitenhof. Corn&eacute;lius comprit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, h&acirc;tons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa.</p>
+
+<p>Alors tirant de sa poitrine, o&ugrave; il l'avait cach&eacute; de nouveau depuis qu'il
+n'avait plus peur d'&ecirc;tre fouill&eacute;, le papier qui enveloppait les trois
+ca&iuml;eux:</p>
+
+<p>&mdash;Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aim&eacute; les fleurs. C'&eacute;tait le temps
+o&ugrave; j'ignorais que l'on p&ucirc;t aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne
+vous d&eacute;tournez pas, Rosa, duss&eacute;-je vous faire une d&eacute;claration d'amour.
+Cela, pauvre enfant, ne tirerait pas &agrave; cons&eacute;quence; il y a l&agrave;-bas sur le
+Buitenhof certain acier qui dans soixante minutes fera raison de ma
+t&eacute;m&eacute;rit&eacute;. Donc j'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouv&eacute;, je le crois
+du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible,
+et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de
+cent mille florins propos&eacute; par la soci&eacute;t&eacute; horticole de Harlem. Ces cent
+mille florins&mdash;et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette&mdash;,
+ces cent mille florins je les ai l&agrave; dans ce papier; ils sont gagn&eacute;s avec
+les trois ca&iuml;eux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car
+je vous les donne.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Corn&eacute;lius!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort &agrave; personne,
+mon enfant. Je suis seul au monde; mon p&egrave;re et ma m&egrave;re sont morts; je
+n'ai jamais eu ni s&#339;ur ni fr&egrave;re; je n'ai jamais pens&eacute; &agrave; aimer personne
+d'amour, et si quelqu'un a pens&eacute; &agrave; m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous
+le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonn&eacute;, puisque &agrave; cette
+heure vous seule &ecirc;tes dans mon cachot, me consolant et me secourant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, cent mille florins...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! soyons s&eacute;rieux, ch&egrave;re enfant, dit Corn&eacute;lius. Cent mille florins
+feront une belle dot &agrave; votre beaut&eacute;; vous les aurez, les cent mille
+florins, car je suis s&ucirc;r de mes ca&iuml;eux. Vous les aurez donc, ch&egrave;re Rosa,
+et je ne vous demande en &eacute;change que la promesse d'&eacute;pouser un brave
+gar&ccedil;on, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi
+j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que
+quelques minutes...</p>
+
+<p>La pauvre fille &eacute;touffait sous ses sanglots.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius lui prit la main.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi, continua-t-il; voici comment vous proc&eacute;derez. Vous
+prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez &agrave;
+Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande n&ordm; 6; vous y
+planterez dans une caisse profonde ces trois ca&iuml;eux, ils fleuriront en
+mai prochain, c'est-&agrave;-dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur
+sur sa tige, passez les nuits &agrave; la garantir du vent, les jours &agrave; la
+sauver du soleil. Elle fleurira noir, j'en suis s&ucirc;r. Alors vous ferez
+pr&eacute;venir le pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; de Harlem. Il fera constater par le
+congr&egrave;s la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille
+florins.</p>
+
+<p>Rosa poussa un grand soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, continua Corn&eacute;lius en essuyant une larme tremblante au
+bord de sa paupi&egrave;re et qui &eacute;tait donn&eacute;e bien plus &agrave; cette merveilleuse
+tulipe noire qu'il ne devait pas voir qu'&agrave; cette vie qu'il allait
+quitter, je ne d&eacute;sire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle <i>Rosa
+Barl&aelig;nsis</i>, c'est-&agrave;-dire qu'elle rappelle en m&ecirc;me temps votre nom et le
+mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez
+oublier ce mot, t&acirc;chez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous
+l'&eacute;crive.</p>
+
+<p>Rosa &eacute;clata en sanglots et tendit un livre reli&eacute; en chagrin, qui portait
+les initiales de C. W.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! r&eacute;pondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain,
+Corneille de Witt. Il y a puis&eacute; la force de subir la torture et
+d'entendre sans p&acirc;lir son jugement. Je l'ai trouv&eacute;e dans cette chambre
+apr&egrave;s la mort du martyr, je l'ai gard&eacute;e comme une relique; aujourd'hui
+je vous l'apportais, car il me semblait que ce livre avait en lui une
+force toute divine. Vous n'avez pas eu besoin de cette force que Dieu
+avait mise en vous. Dieu soit lou&eacute;! &Eacute;crivez dessus ce que vous avez &agrave;
+&eacute;crire, M. Corn&eacute;lius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire,
+ce que vous &eacute;crirez sera accompli.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius prit la Bible et la baisa respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Avec quoi &eacute;crirai-je? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y &eacute;tait, je l'ai
+conserv&eacute;. C'&eacute;tait le crayon que Jean de Witt avait pr&ecirc;t&eacute; &agrave; son fr&egrave;re et
+qu'il n'avait pas song&eacute; &agrave; reprendre.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius le prit, et sur la seconde page&mdash;car, on se le rappelle, la
+premi&egrave;re avait &eacute;t&eacute; d&eacute;chir&eacute;e&mdash;, pr&egrave;s de mourir &agrave; son tour comme son
+parrain, il &eacute;crivit d'une main non moins ferme:</p>
+
+<div class="lettre">
+<p>&laquo;Ce 23 ao&ucirc;t 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon &acirc;me &agrave;
+Dieu sur un &eacute;chafaud, je l&egrave;gue &agrave; Rosa Gryphus le seul bien qui me soit
+rest&eacute; de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant &eacute;t&eacute; confisqu&eacute;s;
+je l&egrave;gue, dis-je, &agrave; Rosa Gryphus trois ca&iuml;eux qui, dans ma conviction
+profonde, doivent donner au mois de mai prochain la grande tulipe noire,
+objet du prix de cent mille florins propos&eacute; par la soci&eacute;t&eacute; de Harlem,
+d&eacute;sirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place
+comme mon unique h&eacute;riti&egrave;re, &agrave; la seule charge d'&eacute;pouser un jeune homme
+de mon &acirc;ge &agrave; peu pr&egrave;s, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner &agrave; la
+grande tulipe noire qui cr&eacute;era une nouvelle esp&egrave;re le nom de <i>Rosa
+Barl&aelig;nsis,</i> c'est-&agrave;-dire son nom et le mien r&eacute;unis.</p>
+
+<p>&laquo;Dieu me trouve en gr&acirc;ce et elle en sant&eacute;!</p>
+
+<p class="r">&laquo;Corn&eacute;lius <span
+class="smcap">van Ba&euml;rle.&raquo;</span><br />
+</p>
+</div>
+
+<p>Puis, donnant la Bible &agrave; Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;Lisez, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! r&eacute;pondit la jeune fille &agrave; Corn&eacute;lius, je vous l'ai d&eacute;j&agrave; dit, je
+ne sais pas lire.</p>
+
+<p>Alors, Corn&eacute;lius lut &agrave; Rosa le testament qu'il venait de faire.</p>
+
+<p>Les sanglots de la pauvre enfant redoubl&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec
+m&eacute;lancolie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle
+Frisonne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? je crois pourtant avoir fait accommodement par notre trait&eacute;
+d'alliance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me donnez les cent mille florins &agrave; titre de dot?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour &eacute;pouser un homme que j'aimerai?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien! monsieur, cet argent ne peut &ecirc;tre &agrave; moi. Je n'aimerai jamais
+personne et ne me marierai pas.</p>
+
+<p>Et apr&egrave;s ces mots p&eacute;niblement prononc&eacute;s, Rosa fl&eacute;chit sur ses genoux et
+faillit s'&eacute;vanouir de douleur.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, effray&eacute; de la voir si p&acirc;le et si mourante, allait la prendre
+dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres,
+retentit dans les escaliers accompagn&eacute;s des aboiements du chien.</p>
+
+<p>&mdash;On vient vous chercher! s'&eacute;cria Rosa en se tordant les mains. Mon
+Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose &agrave; me
+dire?</p>
+
+<p>Et elle tomba &agrave; genoux, la t&ecirc;te enfonc&eacute;e dans ses bras, et toute
+suffoqu&eacute;e de sanglots et de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &agrave; vous dire de cacher pr&eacute;cieusement vos trois ca&iuml;eux et de les
+soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, et pour l'amour de
+moi. Adieu, Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, dit-elle, sans lever la t&ecirc;te, oh! oui, ce que vous avez dit,
+je le ferai. Except&eacute; de me marier, ajouta-t-elle tout bas, car cela, oh!
+cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible.</p>
+
+<p>Et elle enfon&ccedil;a dans son sein palpitant le cher tr&eacute;sor de Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Ce bruit qu'avaient entendu Corn&eacute;lius et Rosa, c'&eacute;tait celui que faisait
+le greffier qui revenait chercher le condamn&eacute;, suivi de l'ex&eacute;cuteur, des
+soldats destin&eacute;s &agrave; fournir la garde de l'&eacute;chafaud, et des curieux
+familiers de la prison.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les re&ccedil;ut en amis
+plut&ocirc;t qu'en pers&eacute;cuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il
+plut &agrave; ces hommes pour l'ex&eacute;cution de leur office.</p>
+
+<p>Puis, d'un coup d'&#339;il jet&eacute; sur la place par sa petite fen&ecirc;tre grill&eacute;e,
+il aper&ccedil;ut l'&eacute;chafaud, et &agrave; vingt pas de l'&eacute;chafaud, le gibet, du bas
+duquel avaient &eacute;t&eacute; d&eacute;tach&eacute;es, par ordre du stathouder, les reliques
+outrag&eacute;es des deux fr&egrave;res de Witt.</p>
+
+<p>Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Corn&eacute;lius chercha
+des yeux le regard ang&eacute;lique de Rosa; mais il ne vit derri&egrave;re les &eacute;p&eacute;es
+et les hallebardes qu'un corps &eacute;tendu pr&egrave;s d'un banc de bois et un
+visage livide &agrave; demi voil&eacute; par de longs cheveux.</p>
+
+<p>Mais, en tombant inanim&eacute;e, Rosa, pour ob&eacute;ir encore &agrave; son ami, avait
+appuy&eacute; sa main sur son corset de velours, et m&ecirc;me dans l'oubli de toute
+vie, continuait instinctivement &agrave; recueillir le d&eacute;p&ocirc;t pr&eacute;cieux que lui
+avait confi&eacute; Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts
+crisp&eacute;s de Rosa la feuille jaun&acirc;tre de cette Bible sur laquelle
+Corn&eacute;lius de Witt avait si p&eacute;niblement et si douloureusement &eacute;crit les
+quelques lignes qui eussent infailliblement, si Corn&eacute;lius les avait
+lues, sauv&eacute; un homme et une tulipe.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII</h3>
+
+<p class="c">L'EX&Eacute;CUTION</p>
+
+
+<p>Corn&eacute;lius n'avait pas trois cents pas &agrave; faire hors de la prison pour
+arriver au pied de son &eacute;chafaud.</p>
+
+<p>Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement;
+Corn&eacute;lius crut m&ecirc;me remarquer dans les yeux du molosse une certaine
+expression de douceur qui touchait &agrave; la compassion.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre le chien connaissait-il les condamn&eacute;s et ne mordait-il que
+ceux qui sortaient libres.</p>
+
+<p>On comprend que plus le trajet &eacute;tait court de la porte de la prison au
+pied de l'&eacute;chafaud, plus il &eacute;tait encombr&eacute; de curieux.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient ces m&ecirc;mes curieux qui, mal d&eacute;salt&eacute;r&eacute;s par le sang qu'ils
+avaient d&eacute;j&agrave; bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle
+victime.</p>
+
+<p>Aussi, &agrave; peine Corn&eacute;lius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea
+dans la rue, s'&eacute;tendit sur toute la surface de la place, s'&eacute;loignant
+dans les directions diff&eacute;rentes des rues qui aboutissaient &agrave; l'&eacute;chafaud,
+et qu'encombrait la foule.</p>
+
+<p>Aussi l'&eacute;chafaud ressemblait &agrave; une &icirc;le que serait venu battre le flot de
+quatre ou cinq rivi&egrave;res.</p>
+
+<p>Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vocif&eacute;rations,
+pour ne pas les entendre, sans doute, Corn&eacute;lius s'&eacute;tait absorb&eacute; en
+lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&Agrave; quoi pensait ce juste qui allait mourir?</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait ni &agrave; ses ennemis, ni &agrave; ses juges, ni &agrave; ses bourreaux.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit &agrave; Ceylan,
+soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents &agrave;
+la droite de Dieu, il pourrait regarder en piti&eacute; cette terre o&ugrave; on avait
+&eacute;gorg&eacute; MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pens&eacute; &agrave; la
+politique, et o&ugrave; on allait &eacute;gorger M. Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle pour avoir
+trop pens&eacute; aux tulipes.</p>
+
+<p>&mdash;L'affaire d'un coup d'&eacute;p&eacute;e, disait le philosophe, et mon beau r&ecirc;ve
+commencera.</p>
+
+<p>Seulement restait &agrave; savoir si, comme &agrave; M. de Chalais, comme &agrave; M. de Thou
+et autres gens mal tu&eacute;s, le bourreau ne r&eacute;servait pas plus d'un coup,
+c'est-&agrave;-dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle n'en monta pas moins r&eacute;solument les degr&eacute;s de son &eacute;chafaud.</p>
+
+<p>Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en e&ucirc;t, d'&ecirc;tre l'ami de cet illustre
+Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amass&eacute;s pour le
+voir avaient d&eacute;chiquet&eacute;s et br&ucirc;l&eacute;s trois jours auparavant.</p>
+
+<p>Il s'agenouilla, fit sa pri&egrave;re, et remarqua non sans &eacute;prouver une vive
+joie qu'en posant sa t&ecirc;te sur le billot et en gardant ses yeux ouverts,
+il verrait jusqu'au dernier moment la fen&ecirc;tre grill&eacute;e du Buitenhof.</p>
+
+<p>Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Corn&eacute;lius posa son
+menton sur le bloc humide et froid. Mais &agrave; ce moment malgr&eacute; lui ses yeux
+se ferm&egrave;rent pour soutenir plus r&eacute;solument l'horrible avalanche qui
+allait tomber sur sa t&ecirc;te et engloutir sa vie.</p>
+
+<p>Un &eacute;clair vint luire sur le plancher de l'&eacute;chafaud: le bourreau levait
+son &eacute;p&eacute;e.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle dit adieu &agrave; la grande tulipe noire, certain de se r&eacute;veiller
+en disant bonjour &agrave; Dieu dans un monde fait d'une autre lumi&egrave;re et d'une
+autre couleur.</p>
+
+<p>Trois fois il sentit le vent froid de l'&eacute;p&eacute;e passer sur son col
+frissonnant.</p>
+
+<p>Mais, &ocirc; surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse.</p>
+
+<p>Il ne vit aucun changement de nuances.</p>
+
+<p>Puis tout &agrave; coup, sans qu'il s&ucirc;t par qui, van Ba&euml;rle se sentit relev&eacute;
+par des mains assez douces et se retrouva bient&ocirc;t sur ses pieds, quelque
+peu chancelant.</p>
+
+<p>Il rouvrit les yeux.</p>
+
+<p>Quelqu'un lisait quelque chose pr&egrave;s de lui sur un grand parchemin scell&eacute;
+d'un grand sceau de cire rouge.</p>
+
+<p>Et le m&ecirc;me soleil, jaune et p&acirc;le comme il convient &agrave; un soleil
+hollandais, luisait au ciel; et la m&ecirc;me fen&ecirc;tre grill&eacute;e le regardait du
+haut du Buitenhof, et les m&ecirc;mes marauds, non plus hurlants mais &eacute;bahis,
+le regardaient du bas de la place.</p>
+
+<p>&Agrave; force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'&eacute;couter, van Ba&euml;rle commen&ccedil;a
+de comprendre ceci.</p>
+
+<p>C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que
+les dix-sept livres de sang que van Ba&euml;rle, &agrave; quelques onces pr&egrave;s, avait
+dans le corps ne fissent d&eacute;border la coupe de la justice c&eacute;leste, avait
+pris en piti&eacute; son caract&egrave;re et les semblants de son innocence.</p>
+
+<p>En cons&eacute;quence, Son Altesse lui avait fait gr&acirc;ce de la vie. Voil&agrave;
+pourquoi l'&eacute;p&eacute;e, qui s'&eacute;tait lev&eacute;e avec ce reflet sinistre, avait
+voltig&eacute; trois fois autour de sa t&ecirc;te comme l'oiseau fun&egrave;bre autour de
+celle de Turnus, mais ne s'&eacute;tait point abattue sur sa t&ecirc;te et avait
+laiss&eacute; intactes les vert&egrave;bres.</p>
+
+<p>Voil&agrave; pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voil&agrave; pourquoi
+encore le soleil continuait &agrave; rire dans l'azur m&eacute;diocre, il est vrai,
+mais tr&egrave;s supportable des vo&ucirc;tes c&eacute;lestes.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, qui avait esp&eacute;r&eacute; Dieu et le panorama tulipique de l'univers,
+fut bien un peu d&eacute;sappoint&eacute;; mais il se consola en faisant jouer avec un
+certain bien-&ecirc;tre les ressorts intelligents de cette partie du corps que
+les Grecs appelaient <i>trachelos</i>, et que nous autres Fran&ccedil;ais nous
+nommons modestement le cou.</p>
+
+<p>Et puis Corn&eacute;lius esp&eacute;ra bien que la gr&acirc;ce &eacute;tait compl&egrave;te, et qu'on
+allait le rendre &agrave; la libert&eacute; et &agrave; ses plates-bandes de Dordrecht.</p>
+
+<p>Mais Corn&eacute;lius se trompait, comme le disait vers le m&ecirc;me temps madame de
+S&eacute;vign&eacute;; il y avait un <i>post-scriptum</i> &agrave; la lettre, et le plus important
+de cette lettre &eacute;tait renferm&eacute; dans le <i>post-scriptum</i>.</p>
+
+<p>Par ce <i>post-scriptum</i>, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait
+Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle &agrave; une prison perp&eacute;tuelle.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait trop peu coupable pour la mort, mais il &eacute;tait trop coupable
+pour la libert&eacute;.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;couta donc le <i>post-scriptum</i>, puis, apr&egrave;s la premi&egrave;re
+contrari&eacute;t&eacute; soulev&eacute;e par la d&eacute;ception que le <i>post-scriptum</i> apportait:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La r&eacute;clusion perp&eacute;tuelle a du
+bon. Il y a Rosa dans la r&eacute;clusion perp&eacute;tuelle. Il y a encore aussi mes
+trois ca&iuml;eux de la tulipe noire.</p>
+
+<p>Mais Corn&eacute;lius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept
+prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher
+ailleurs qu'&agrave; la Haye, qui est une capitale.</p>
+
+<p>Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, &agrave; ce qu'il para&icirc;t, les moyens
+de nourrir van Ba&euml;rle &agrave; la Haye, l'envoyait faire sa prison perp&eacute;tuelle
+dans la forteresse de Loewestein, bien pr&egrave;s de Dordrecht, h&eacute;las! mais
+pourtant bien loin.</p>
+
+<p>Car Loewestein, disent les g&eacute;ographes, est situ&eacute; &agrave; la pointe de l'&icirc;le
+que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que
+le c&eacute;l&egrave;bre Grotius avait &eacute;t&eacute; renferm&eacute; dans ce ch&acirc;teau apr&egrave;s la mort de
+Barneveldt, et que les &Eacute;tats, dans leur g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; envers le c&eacute;l&egrave;bre
+publiciste, jurisconsulte, historien, po&egrave;te, th&eacute;ologien, lui avaient
+accord&eacute; une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa
+nourriture.</p>
+
+<p>&mdash;Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Ba&euml;rle, on me
+donnera douze sous &agrave; grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je
+vivrai.</p>
+
+<p>Puis tout &agrave; coup frapp&eacute; d'un souvenir terrible:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, que ce pays est humide et nuageux! et que le
+terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas
+&agrave; Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa t&ecirc;te
+qu'il avait bien manqu&eacute; de laisser tomber plus bas.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h3>
+
+<p class="c">CE QUI SE PASSAIT PENDANT CE TEMPS-L&Agrave; DANS L'&Acirc;ME D'UN SPECTATEUR</p>
+
+
+<p>Tandis que Corn&eacute;lius r&eacute;fl&eacute;chissait de la sorte, un carrosse s'&eacute;tait
+approch&eacute; de l'&eacute;chafaud.</p>
+
+<p>Ce carrosse &eacute;tait pour le prisonnier. On l'invita &agrave; y monter; il ob&eacute;it.</p>
+
+<p>Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il esp&eacute;rait voir &agrave; la fen&ecirc;tre
+le visage consol&eacute; de Rosa, mais le carrosse &eacute;tait attel&eacute; de bons chevaux
+qui emport&egrave;rent bient&ocirc;t van Ba&euml;rle du sein des acclamations que
+vocif&eacute;rait cette multitude en l'honneur du tr&egrave;s magnanime stathouder
+avec un certain m&eacute;lange d'invectives &agrave; l'adresse des de Witt et de leur
+filleul sauv&eacute; de la mort.</p>
+
+<p>Ce qui faisait dire aux spectateurs:</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien heureux que nous nous soyons press&eacute;s de faire justice de
+ce grand sc&eacute;l&eacute;rat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi
+la cl&eacute;mence de Son Altesse nous les e&ucirc;t bien certainement enlev&eacute;s comme
+elle vient de nous enlever celui-ci!</p>
+
+<p>Parmi tous ces spectateurs que l'ex&eacute;cution de van Ba&euml;rle avait attir&eacute;s
+sur le Buitenhof, et que la fa&ccedil;on dont la chose avait tourn&eacute;
+d&eacute;sappointait quelque peu, le plus d&eacute;sappoint&eacute; certainement &eacute;tait
+certain bourgeois v&ecirc;tu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien
+jou&eacute; des pieds et des mains, qu'il en &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; n'&ecirc;tre s&eacute;par&eacute; de
+l'&eacute;chafaud que par la rang&eacute;e de soldats qui entouraient l'instrument du
+supplice.</p>
+
+<p>Beaucoup s'&eacute;tait montr&eacute;s avides de voir couler le sang <i>perfide</i> du
+coupable Corn&eacute;lius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste
+d&eacute;sir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question.</p>
+
+<p>Les plus enrag&eacute;s &eacute;taient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se
+garder une meilleure place; mais lui, devan&ccedil;ant les plus enrag&eacute;s, avait
+pass&eacute; la nuit au seuil de la prison, et de la prison il &eacute;tait arriv&eacute; au
+premier rang, comme nous avons dit, <i>unguibus et rostro</i>, caressant les
+uns et frappant les autres.</p>
+
+<p>Et quand le bourreau avait amen&eacute; son condamn&eacute; sur l'&eacute;chafaud, le
+bourgeois, mont&eacute; sur une borne de la fontaine pour mieux voir et &ecirc;tre
+mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Geste auquel le bourreau avait r&eacute;pondu par un autre geste qui voulait
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez donc tranquille.</p>
+
+<p>Qu'&eacute;tait donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et
+que voulait dire cet &eacute;change de gestes? Rien de plus naturel; ce
+bourgeois &eacute;tait mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de
+Corn&eacute;lius &eacute;tait, comme nous l'avons vu, venu &agrave; la Haye pour essayer de
+s'approprier les trois ca&iuml;eux de la tulipe noire.</p>
+
+<p>Boxtel avait d'abord essay&eacute; de mettre Gryphus dans ses int&eacute;r&ecirc;ts, mais
+celui-ci tenait du bouledogue pour la fid&eacute;lit&eacute;, la d&eacute;fiance et les coups
+de crocs. Il avait en cons&eacute;quence pris &agrave; rebrousse-poil la haine de
+Boxtel, qu'il avait &eacute;vinc&eacute; comme un fervent ami s'enqu&eacute;rant de choses
+indiff&eacute;rentes pour m&eacute;nager certainement quelque moyen d'&eacute;vasion au
+prisonnier.</p>
+
+<p>Aussi, aux premi&egrave;res propositions que Boxtel avait faites &agrave; Gryphus, de
+soustraire les ca&iuml;eux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du
+moins dans quelque coin de son cachot, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, Gryphus
+n'avait r&eacute;pondu que par une expulsion accompagn&eacute;e des caresses du chien
+de l'escalier.</p>
+
+<p>Boxtel ne s'&eacute;tait pas d&eacute;courag&eacute; pour un fond de culotte rest&eacute; aux dents
+du molosse. Il &eacute;tait revenu &agrave; la charge; mais cette fois, Gryphus &eacute;tait
+dans son lit, fi&eacute;vreux et bras cass&eacute;. Il n'avait donc pas admis le
+p&eacute;titionnaire, qui s'&eacute;tait retourn&eacute; vers Rosa, offrant &agrave; la jeune fille,
+en &eacute;change des trois ca&iuml;eux, une coiffure d'or pur. Ce &agrave; quoi la noble
+jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui
+proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoy&eacute;
+le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le
+dernier h&eacute;ritier du condamn&eacute;.</p>
+
+<p>Ce renvoi fit na&icirc;tre une id&eacute;e dans l'esprit de Boxtel.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, le jugement avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute;; jugement exp&eacute;ditif,
+comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il
+s'arr&ecirc;ta en cons&eacute;quence &agrave; l'id&eacute;e que lui avait sugg&eacute;r&eacute;e Rosa; il alla
+trouver le bourreau.</p>
+
+<p>Isaac ne doutait pas que Corn&eacute;lius ne mour&ucirc;t avec ses tulipes sur le
+c&#339;ur.</p>
+
+<p>En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses:</p>
+
+<p>Rosa, c'est-&agrave;-dire l'amour; Guillaume, c'est-&agrave;-dire la cl&eacute;mence.</p>
+
+<p>Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux &eacute;taient exacts.</p>
+
+<p>Moins Guillaume, Corn&eacute;lius mourait.</p>
+
+<p>Moins Rosa, Corn&eacute;lius mourait, ses ca&iuml;eux sur son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna &agrave; cet homme comme
+un grand ami du condamn&eacute;, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il
+laissait &agrave; l'ex&eacute;cuteur, il acheta toute la d&eacute;froque du futur mort pour
+la somme un peu exorbitante de cent florins.</p>
+
+<p>Mais qu'&eacute;tait-ce qu'une somme de cent florins pour un homme &agrave; peu pr&egrave;s
+s&ucirc;r d'acheter pour cette somme le prix de la soci&eacute;t&eacute; de Harlem?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait de l'argent pr&ecirc;t&eacute; &agrave; mille pour un, ce qui est, on en conviendra,
+un assez joli placement.</p>
+
+<p>Le bourreau, de son c&ocirc;t&eacute;, n'avait rien ou presque rien &agrave; faire pour
+gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'ex&eacute;cution finie, laisser
+mynheer Boxtel monter sur l'&eacute;chafaud avec ses valets pour recueillir les
+restes inanim&eacute;s de son ami.</p>
+
+<p>La chose au reste &eacute;tait en usage parmi les fid&egrave;les quand un de leurs
+ma&icirc;tres mourait publiquement sur le Buitenhof.</p>
+
+<p>Un fanatique comme l'&eacute;tait Corn&eacute;lius pouvait bien avoir un autre
+fanatique qui donn&acirc;t cent florins de ses reliques.</p>
+
+<p>Aussi le bourreau acquies&ccedil;a-t-il &agrave; la proposition. Il n'y avait mis
+qu'une condition, c'est qu'il serait pay&eacute; d'avance.</p>
+
+<p>Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait
+n'&ecirc;tre pas content et par cons&eacute;quent ne pas vouloir payer en sortant.</p>
+
+<p>Boxtel paya d'avance, et attendit.</p>
+
+<p>Qu'on juge apr&egrave;s cela si Boxtel &eacute;tait &eacute;mu, s'il surveillait gardes,
+greffier, ex&eacute;cuteur, si les mouvements de van Ba&euml;rle l'inqui&eacute;taient.
+Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant
+n'&eacute;craserait-il pas dans sa chute les inestimables ca&iuml;eux? Avait-il eu
+soin au moins de les enfermer dans une bo&icirc;te d'or, par exemple, l'or
+&eacute;tant le plus dur de tous les m&eacute;taux?</p>
+
+<p>Nous n'entreprendrons pas de d&eacute;crire l'effet produit sur ce digne mortel
+par l'emp&ecirc;chement apport&eacute; &agrave; l'ex&eacute;cution de la sentence. &Agrave; quoi perdait
+donc son temps le bourreau &agrave; faire flamboyer son &eacute;p&eacute;e ainsi au-dessus de
+la t&ecirc;te de Corn&eacute;lius au lieu d'abattre cette t&ecirc;te? Mais quand il vit le
+greffier prendre la main du condamn&eacute;, le relever tout en tirant de sa
+poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la gr&acirc;ce
+accord&eacute;e par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du
+tigre, de l'hy&egrave;ne et du serpent &eacute;clata dans ses yeux, dans son cri, dans
+son geste; s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; &agrave; port&eacute;e de van Ba&euml;rle, il se f&ucirc;t jet&eacute; sur lui
+et l'e&ucirc;t assassin&eacute;.</p>
+
+<p>Ainsi donc, Corn&eacute;lius vivrait, Corn&eacute;lius irait &agrave; Loewestein; l&agrave;, dans sa
+prison, il emporterait les ca&iuml;eux, et peut-&ecirc;tre se trouverait-il un
+jardin o&ugrave; il arriverait &agrave; faire fleurir la tulipe noire.</p>
+
+<p>Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre &eacute;crivain ne peut
+d&eacute;crire, et qu'il est oblig&eacute; de livrer &agrave; l'imagination de ses lecteurs
+dans toute la simplicit&eacute; du fait.</p>
+
+<p>Boxtel, p&acirc;m&eacute;, tomba de sa borne sur quelques orangistes m&eacute;contents comme
+lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant
+que les cris pouss&eacute;s par mynheer Isaac &eacute;taient des cris de joie, le
+bourr&egrave;rent de coups de poing, qui certes n'eussent pas &eacute;t&eacute; mieux donn&eacute;s
+de l'autre c&ocirc;t&eacute; du d&eacute;troit.</p>
+
+<p>Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing &agrave; la douleur que
+ressentait Boxtel?</p>
+
+<p>Il voulut alors courir apr&egrave;s le carrosse qui emportait Corn&eacute;lius avec
+ses ca&iuml;eux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pav&eacute;, tr&eacute;bucha,
+perdit son centre de gravit&eacute;, roula &agrave; dix pas et ne se releva que foul&eacute;,
+meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut pass&eacute;
+sur le dos.</p>
+
+<p>Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui &eacute;tait en veine de malheur,
+en fut donc pour ses habits d&eacute;chir&eacute;s, son dos meurtri et ses mains
+&eacute;gratign&eacute;es.</p>
+
+<p>On aurait pu croire que c'&eacute;tait assez comme cela pour Boxtel.</p>
+
+<p>On se serait tromp&eacute;.</p>
+
+<p>Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et
+les jeta en holocauste &agrave; cette divinit&eacute; farouche et insensible qu'on
+appelle l'Envie.</p>
+
+<p>Ce fut une offrande sans doute agr&eacute;able &agrave; cette d&eacute;esse qui n'a, dit la
+mythologie, que des serpents en guise de coiffure.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h3>
+
+<p class="c">LES PIGEONS DE DORDRECHT</p>
+
+
+<p>C'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; certes un grand honneur pour Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle que
+d'&ecirc;tre enferm&eacute; justement dans cette m&ecirc;me prison qui avait re&ccedil;u le savant
+M. Grotius.</p>
+
+<p>Mais une fois arriv&eacute; &agrave; la prison, un honneur bien plus grand
+l'attendait. Il se trouva que la chambre habit&eacute;e par l'illustre ami de
+Barneveldt &eacute;tait vacante &agrave; Loewestein, quand la cl&eacute;mence du prince
+d'Orange y envoya le tulipier van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>Cette chambre avait bien mauvaise r&eacute;putation dans le ch&acirc;teau depuis que,
+gr&acirc;ce &agrave; l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en &eacute;tait enfui dans le
+fameux coffre &agrave; livres qu'on avait oubli&eacute; de visiter.</p>
+
+<p>D'un autre c&ocirc;t&eacute;, cela parut de bien bon augure &agrave; van Ba&euml;rle, que cette
+chambre lui f&ucirc;t donn&eacute;e pour logement; car enfin, jamais, selon ses id&eacute;es
+&agrave; lui, un ge&ocirc;lier n'e&ucirc;t d&ucirc; faire habiter &agrave; un second pigeon la cage d'o&ugrave;
+un premier s'&eacute;tait si facilement envol&eacute;.</p>
+
+<p>La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps &agrave; en
+consigner ici les d&eacute;tails. Sauf une alc&ocirc;ve qui avait &eacute;t&eacute; pratiqu&eacute;e pour
+madame Grotius, c'&eacute;tait une chambre de prison comme les autres, plus
+&eacute;lev&eacute;e peut-&ecirc;tre; aussi, par la fen&ecirc;tre grill&eacute;e, avait-on une charmante
+vue.</p>
+
+<p>L'int&eacute;r&ecirc;t de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain
+nombre de descriptions d'int&eacute;rieur. Pour van Ba&euml;rle, la vie &eacute;tait autre
+chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-del&agrave;
+de sa machine pneumatique deux choses dont la pens&eacute;e seulement, cette
+libre voyageuse, pouvait d&eacute;sormais lui fournir la possession factice:</p>
+
+<p>Une fleur et une femme, l'une et l'autre &agrave; jamais perdues pour lui.</p>
+
+<p>Il se trompait par bonheur, le bon van Ba&euml;rle! Dieu qui l'avait, au
+moment o&ugrave; il marchait &agrave; l'&eacute;chafaud, regard&eacute; avec le sourire d'un p&egrave;re,
+Dieu lui r&eacute;servait au sein m&ecirc;me de sa prison, dans la chambre de M.
+Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en
+partage.</p>
+
+<p>Un matin, &agrave; sa fen&ecirc;tre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du
+Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derri&egrave;re une for&ecirc;t de
+chemin&eacute;es, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons
+accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout
+frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein.</p>
+
+<p>&mdash;Ces pigeons, se dit van Ba&euml;rle, viennent de Dordrecht et par
+cons&eacute;quent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot &agrave;
+l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses
+nouvelles &agrave; Dordrecht, o&ugrave; on le pleure.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s un moment de r&ecirc;verie:</p>
+
+<p>&mdash;Ce quelqu'un-l&agrave;, ajouta van Ba&euml;rle, ce sera moi. On est patient quand
+on a vingt-huit ans et qu'on est condamn&eacute; &agrave; une prison perp&eacute;tuelle,
+c'est-&agrave;-dire &agrave; quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours
+de prison.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle, tout en pensant &agrave; ses trois ca&iuml;eux&mdash;car cette pens&eacute;e battait
+toujours au fond de sa m&eacute;moire comme bat le c&#339;ur au fond de la
+poitrine&mdash;, van Ba&euml;rle, disons-nous, tout en pensant &agrave; ses trois ca&iuml;eux,
+se fit un pi&egrave;ge &agrave; pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les
+ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de
+France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une
+femelle.</p>
+
+<p>Il mit deux autres mois &agrave; prendre un m&acirc;le; puis il les enferma ensemble,
+et vers le commencement de l'ann&eacute;e 1673, ayant obtenu des &#339;ufs, il l&acirc;cha
+la femelle, qui, confiante dans le m&acirc;le qui les couvait &agrave; sa place, s'en
+alla toute joyeuse &agrave; Dordrecht avec son billet sous son aile.</p>
+
+<p>Elle revint le soir.</p>
+
+<p>Elle avait conserv&eacute; le billet.</p>
+
+<p>Elle le garda ainsi quinze jours, au grand d&eacute;sappointement d'abord, puis
+ensuite au grand d&eacute;sespoir de van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>Le seizi&egrave;me jour enfin elle revint &agrave; vide.</p>
+
+<p>Or, van Ba&euml;rle adressait ce billet &agrave; sa nourrice, la vieille Frisonne,
+et suppliait les &acirc;mes charitables qui le trouveraient de le lui remettre
+le plus s&ucirc;rement et le plus promptement possible.</p>
+
+<p>Dans cette lettre, adress&eacute;e &agrave; sa nourrice, il y avait un petit billet
+adress&eacute; &agrave; Rosa.</p>
+
+<p>Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les
+murailles des vieux ch&acirc;teaux et qui les fait fleurir dans un peu de
+pluie, Dieu permit que la nourrice de van Ba&euml;rle re&ccedil;ut cette lettre.</p>
+
+<p>Et voici comment:</p>
+
+<p>En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac
+Boxtel avait abandonn&eacute; non seulement sa maison, non seulement son
+domestique, non seulement son observatoire, non seulement son t&eacute;lescope,
+mais encore ses pigeons.</p>
+
+<p>Le domestique, qu'on avait laiss&eacute; sans gages, commen&ccedil;a par manger le peu
+d'&eacute;conomies qu'il avait, puis ensuite se mit &agrave; manger les pigeons.</p>
+
+<p>Ce que voyant, les pigeons &eacute;migr&egrave;rent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit
+de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>La nourrice &eacute;tait un bon c&#339;ur qui avait besoin d'aimer quelque chose.
+Elle se prit de bonne amiti&eacute; pour les pigeons qui &eacute;taient venus lui
+demander l'hospitalit&eacute;, et quand le domestique d'Isaac r&eacute;clama, pour les
+manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mang&eacute; les douze ou
+quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de
+Hollande la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique
+accepta-t-il avec une grande joie.</p>
+
+<p>La nourrice se trouva donc l&eacute;gitime propri&eacute;taire des pigeons de
+l'envieux.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient ces pigeons m&ecirc;l&eacute;s &agrave; d'autres qui dans leurs p&eacute;r&eacute;grinations
+visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du
+bl&eacute; d'une autre nature, du ch&egrave;nevis d'un autre go&ucirc;t.</p>
+
+<p>Le hasard, ou plut&ocirc;t Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute
+chose, Dieu avait fait que Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle avait pris justement un
+de ces pigeons-l&agrave;.</p>
+
+<p>Il en r&eacute;sulta que si l'envieux n'e&ucirc;t pas quitt&eacute; Dordrecht pour suivre
+son rival &agrave; la Haye d'abord, puis ensuite &agrave; Gorcum ou &agrave; Loewestein,
+comme on voudra, les deux localit&eacute;s n'&eacute;tant s&eacute;par&eacute;es que par la jonction
+du Wahal et de la Meuse, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; entre ses mains et non entre celles
+de la nourrice que f&ucirc;t tomb&eacute; le billet &eacute;crit par van Ba&euml;rle; de sorte
+que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, e&ucirc;t perdu
+son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir &agrave; raconter les &eacute;v&eacute;nements
+vari&eacute;s qui, pareils &agrave; un tapis aux mille couleurs, vont se d&eacute;rouler sous
+notre plume, nous n'eussions eu &agrave; d&eacute;crire qu'une longue s&eacute;rie de jours
+p&acirc;les, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit.</p>
+
+<p>Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>Aussi vers les premiers jours de f&eacute;vrier, comme les premi&egrave;res heures du
+soir descendaient du ciel laissant derri&egrave;re elles les &eacute;toiles
+naissantes, Corn&eacute;lius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix
+qui le fit tressaillir.</p>
+
+<p>Il porta la main &agrave; son c&#339;ur et &eacute;couta.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la voix douce et harmonieuse de Rosa.</p>
+
+<p>Avouons-le, Corn&eacute;lius ne fut pas si &eacute;tourdi de surprise, si extravagant
+de joie qu'il l'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait,
+en &eacute;change de sa lettre, rapport&eacute; l'espoir sous son aile vide, et il
+s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, &agrave; avoir, si le billet
+lui avait &eacute;t&eacute; remis, des nouvelles de son amour et de ses ca&iuml;eux.</p>
+
+<p>Il se leva, pr&ecirc;tant l'oreille, inclinant le corps du c&ocirc;t&eacute; de la porte.</p>
+
+<p>Oui, c'&eacute;taient bien les accents qui l'avaient &eacute;mu si doucement &agrave; la
+Haye.</p>
+
+<p>Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye &agrave; Loewestein,
+Rosa qui avait r&eacute;ussi, Corn&eacute;lius ne savait comment, &agrave; p&eacute;n&eacute;trer dans la
+prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement &agrave; p&eacute;n&eacute;trer jusqu'au
+prisonnier?</p>
+
+<p>Tandis que Corn&eacute;lius, &agrave; ce propos, &eacute;chafaudait pens&eacute;e sur pens&eacute;e, d&eacute;sirs
+sur inqui&eacute;tudes, le guichet plac&eacute; &agrave; la porte de sa cellule s'ouvrit, et
+Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait
+p&acirc;li ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de
+Corn&eacute;lius en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur! monsieur, me voici.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;tendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! parlons bas, mon p&egrave;re me suit, dit la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Votre p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il est l&agrave; dans la cour au bas de l'escalier, il re&ccedil;oit les
+instructions du gouverneur, il va monter.</p>
+
+<p>&mdash;Les instructions du gouverneur?...</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez, je vais t&acirc;cher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder
+a une maison de campagne &agrave; une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas
+autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les
+animaux qui sont enferm&eacute;s dans cette m&eacute;tairie. D&egrave;s que j'ai re&ccedil;u votre
+lettre, que je n'ai pu lire, h&eacute;las! mais que votre nourrice m'a lue,
+j'ai couru chez ma tante; l&agrave; je suis rest&eacute;e jusqu'&agrave; ce que le prince
+v&icirc;nt &agrave; la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon p&egrave;re
+troqu&acirc;t ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye
+contre les fonctions de ge&ocirc;lier &agrave; la forteresse de Loewestein. Il ne se
+doutait pas de mon but; s'il l'e&ucirc;t connu, peut-&ecirc;tre e&ucirc;t-il refus&eacute;; au
+contraire, il accorda.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que vous voil&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voyez.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que je vous verrai tous les jours?</p>
+
+<p>&mdash;Le plus souvent que je pourrai.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; Rosa! ma belle madone Rosa! dit Corn&eacute;lius, vous m'aimez donc un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu... dit-elle, oh! vous n'&ecirc;tes pas assez exigeant, M. Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius lui tendit passionn&eacute;ment les mains, mais leurs doigts seuls
+purent se toucher &agrave; travers le grillage.</p>
+
+<p>&mdash;Voici mon p&egrave;re! dit la jeune fille.</p>
+
+<p>Et Rosa quitta vivement la porte et s'&eacute;lan&ccedil;a vers le vieux Gryphus qui
+apparaissait au haut de l'escalier.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV</h3>
+
+<p class="c">LE GUICHET</p>
+
+
+<p>Gryphus &eacute;tait suivi du molosse.</p>
+
+<p>Il lui faisait faire sa ronde pour qu'&agrave; l'occasion il reconnut les
+prisonniers.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re, dit Rosa, c'est ici la fameuse chambre d'o&ugrave; M. Grotius s'est
+&eacute;vad&eacute;; vous savez, M. Grotius?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, ce coquin de Grotius; un ami de ce sc&eacute;l&eacute;rat de Barneveldt,
+que j'ai vu ex&eacute;cuter quand j'&eacute;tais enfant. Grotius! ah! ah! c'est de
+cette chambre qu'il s'est &eacute;vad&eacute;. Eh bien, je r&eacute;ponds que personne ne
+s'en &eacute;vadera apr&egrave;s lui.</p>
+
+<p>Et, en ouvrant la porte, il commen&ccedil;a dans l'obscurit&eacute; son discours au
+prisonnier.</p>
+
+<p>Quant au chien, il alla en grognant flairer les mollets du prisonnier,
+comme pour lui demander de quel droit il n'&eacute;tait pas mort, lui qu'il
+avait vu sortir entre le greffier et le bourreau.</p>
+
+<p>Mais la belle Rosa l'appela, et le molosse vint &agrave; elle.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour t&acirc;cher de projeter un
+peu de lumi&egrave;re autour de lui, vous voyez en moi votre nouveau ge&ocirc;lier.
+Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sous ma surveillance.
+Je ne suis pas m&eacute;chant, mais je suis inflexible pour tout ce qui
+concerne la discipline.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vous connais parfaitement, mon cher M. Gryphus, dit le
+prisonnier en entrant dans le cercle de lumi&egrave;re que projetait la
+lanterne.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens, c'est vous, M. van Ba&euml;rle, dit Gryphus; ah! c'est vous;
+tiens, tiens, tiens, comme on se rencontre!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher M. Gryphus, que je vois
+que votre bras va &agrave; merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez
+la lanterne.</p>
+
+<p>Gryphus fron&ccedil;a le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes.
+Son Altesse vous a laiss&eacute; la vie, je ne l'aurais pas fait, moi.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! demanda Corn&eacute;lius; et pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous &ecirc;tes homme &agrave; conspirer de nouveau; vous autres savants,
+vous avez commerce avec le diable.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! ma&icirc;tre Gryphus, &ecirc;tes-vous m&eacute;content de la fa&ccedil;on dont je vous ai
+remis le bras, ou du prix que je vous ai demand&eacute;? fit en riant
+Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, morbleu! au contraire! maugr&eacute;a le ge&ocirc;lier, vous me
+l'avez trop bien remis, le bras; il y a quelque sorcellerie l&agrave;-dessous:
+au bout de six semaines je m'en servais comme s'il ne lui f&ucirc;t rien
+arriv&eacute;. &Agrave; telles enseignes que le m&eacute;decin du Buitenhof qui sait son
+affaire, voulait me le casser de nouveau, pour me le remettre dans les
+r&egrave;gles, promettant que, cette fois, je serais trois mois sans pouvoir
+m'en servir.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez pas voulu?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit: Non. Tant que je pourrai faire le signe de la croix avec ce
+bras-l&agrave; (Gryphus &eacute;tait catholique), tant que je pourrai faire le signe
+de la croix avec ce bras-l&agrave;, je me moque du diable.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si vous vous moquez du diable, ma&icirc;tre Gryphus, &agrave; plus forte
+raison devez-vous vous moquer des savants.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les savants, les savants! s'&eacute;cria Gryphus sans r&eacute;pondre &agrave;
+l'interpellation; les savants! j'aimerais mieux avoir dix militaires &agrave;
+garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils
+s'enivrent; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de
+l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer,
+s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, &ccedil;a ne d&eacute;pense rien, &ccedil;a garde sa
+t&ecirc;te fra&icirc;che pour conspirer. Mais je commence par vous dire que &ccedil;a ne
+vous sera pas facile &agrave; vous de conspirer. D'abord pas de livres, pas de
+papiers, pas de grimoire. C'est avec les livres que M. Grotius s'est
+sauv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure, ma&icirc;tre Gryphus, reprit van Ba&euml;rle, que peut-&ecirc;tre j'ai
+eu un instant l'id&eacute;e de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai
+autant. C'est &eacute;gal, c'est &eacute;gal, Son Altesse a fait une lourde faute.</p>
+
+<p>&mdash;En ne me faisant pas couper la t&ecirc;te?... Merci, merci, ma&icirc;tre Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Voyez si MM. de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles
+maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est affreux ce que vous dites-l&agrave;, M. Gryphus, dit van Ba&euml;rle en se
+d&eacute;tournant pour cacher son d&eacute;go&ucirc;t. Vous oubliez que l'un &eacute;tait mon ami,
+et l'autre... l'autre mon second p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre sont des conspirateurs.
+Et puis c'est par philanthropie que je parle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher M. Gryphus, je ne
+comprends pas bien.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Si vous &eacute;tiez rest&eacute; sur le billot de ma&icirc;tre Harbruck...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas
+que je vais vous rendre la vie tr&egrave;s dure.</p>
+
+<p>&mdash;Merci de la promesse, ma&icirc;tre Gryphus.</p>
+
+<p>Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux ge&ocirc;lier, Rosa
+derri&egrave;re la porte lui r&eacute;pondait par un sourire plein d'ang&eacute;lique
+consolation. Gryphus alla vers la fen&ecirc;tre. Il faisait encore assez jour
+pour qu'on v&icirc;t sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans
+une brume gris&acirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fort belle, dit Corn&eacute;lius en regardant Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, trop de vue, trop de vue.</p>
+
+<p>En ce moment les deux pigeons, effarouch&eacute;s par la vue et surtout par la
+voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effar&eacute;s
+dans le brouillard.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>&mdash;Mes pigeons, r&eacute;pondit Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Mes pigeons! s'&eacute;cria le ge&ocirc;lier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier
+a quelque chose &agrave; lui?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Corn&eacute;lius, les pigeons que le Bon Dieu m'a pr&ecirc;t&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; d&eacute;j&agrave; une contravention, r&eacute;pliqua Gryphus, des pigeons! Ah! jeune
+homme, jeune homme, je vous pr&eacute;viens d'une chose, c'est que, pas plus
+tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait d'abord que vous les tinssiez, ma&icirc;tre Gryphus, dit van
+Ba&euml;rle. Vous ne voulez pas que ce soient mes pigeons; ils sont encore
+bien moins les v&ocirc;tres, je vous jure, qu'ils ne sont les miens.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est diff&eacute;r&eacute; n'est pas perdu, maugr&eacute;a le ge&ocirc;lier, et pas plus
+tard que demain, je leur tordrai le cou.</p>
+
+<p>Et, tout en faisant cette m&eacute;chante promesse &agrave; Corn&eacute;lius, Gryphus se
+pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le
+temps &agrave; van Ba&euml;rle de courir &agrave; la porte et de serrer la main de Rosa,
+qui lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; neuf heures ce soir.</p>
+
+<p>Gryphus, tout occup&eacute; du d&eacute;sir de prendre d&egrave;s le lendemain les pigeons
+comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et
+comme il avait ferm&eacute; la fen&ecirc;tre, il prit sa fille par le bras, sortit,
+donna un double tour &agrave; la serrure, poussa les verrous, et s'en alla
+faire les m&ecirc;mes promesses &agrave; un autre prisonnier. &Agrave; peine eut-il disparu,
+que Corn&eacute;lius s'approcha de la porte pour &eacute;courter le bruit d&eacute;croissant
+des pas; puis, lorsqu'il se fut &eacute;teint, il courut &agrave; la fen&ecirc;tre et
+d&eacute;molit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les
+chasser &agrave; tout jamais de sa pr&eacute;sence que d'exposer &agrave; la mort les gentils
+messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa.</p>
+
+<p>Cette visite du ge&ocirc;lier, ses menaces brutales, la sombre perspective de
+sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put
+distraire Corn&eacute;lius des douces pens&eacute;es et surtout du doux espoir que la
+pr&eacute;sence de Rosa venait de ressusciter dans son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de
+Loewestein.</p>
+
+<p>Rosa avait dit: &laquo;&Agrave; neuf heures, attendez-moi.&raquo;</p>
+
+<p>La derni&egrave;re note de bronze vibrait encore dans l'air quand Corn&eacute;lius
+entendit dans l'escalier le pas l&eacute;ger et la robe onduleuse de la belle
+Frisonne, et bient&ocirc;t le grillage de la porte sur laquelle Corn&eacute;lius
+fixait ardemment les yeux s'&eacute;claira.</p>
+
+<p>Le guichet venait de s'ouvrir en dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Me voici, dit Rosa encore tout essouffl&eacute;e d'avoir gravi l'escalier, me
+voici!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bonne Rosa!</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes content de me voir?</p>
+
+<p>&mdash;Vous me le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? Dites!</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez, mon p&egrave;re s'endort chaque soir presque aussit&ocirc;t qu'il a soup&eacute;;
+alors je le couche un peu &eacute;tourdi par le geni&egrave;vre; n'en dites rien &agrave;
+personne car, gr&acirc;ce &agrave; ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer
+une heure avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je vous remercie, Rosa, ch&egrave;re Rosa.</p>
+
+<p>Et Corn&eacute;lius avan&ccedil;a, en disant ces mots, son visage si pr&egrave;s du guichet
+que Rosa retira le sien.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai rapport&eacute; vos ca&iuml;eux de tulipe, dit-elle.</p>
+
+<p>Le c&#339;ur de Corn&eacute;lius bondit. Il n'avait point os&eacute; demander encore &agrave; Rosa
+ce qu'elle avait fait du pr&eacute;cieux tr&eacute;sor qu'il lui avait confi&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous les avez donc conserv&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Ne me les aviez-vous pas donn&eacute;s comme une chose qui vous &eacute;tait ch&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais seulement parce que je vous les avais donn&eacute;s, il me semble
+qu'ils &eacute;taient &agrave; vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ils &eacute;taient &agrave; moi apr&egrave;s votre mort et vous &ecirc;tes vivant, par bonheur.
+Ah! comme j'ai b&eacute;ni Son Altesse. Si Dieu accorde au prince Guillaume
+toutes les f&eacute;licit&eacute;s que je lui ai souhait&eacute;es, certes le roi Guillaume
+sera non seulement l'homme le plus heureux de son royaume mais de toute
+la terre. Vous &eacute;tiez vivant, dis-je, et tout en gardant la Bible de
+votre parrain Corneille, j'&eacute;tais r&eacute;solue de vous rapporter vos ca&iuml;eux;
+seulement je ne savais comment faire. Or, je venais de prendre la
+r&eacute;solution d'aller demander au stathouder la place de ge&ocirc;lier de
+Loewestein pour mon p&egrave;re, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre.
+Ah! nous pleur&acirc;mes bien ensemble, je vous en r&eacute;ponds. Mais votre lettre
+ne fit que m'affermir dans ma r&eacute;solution. C'est alors que je partis pour
+Leyde; vous savez le reste.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, ch&egrave;re Rosa, reprit Corn&eacute;lius, vous pensiez, avant ma lettre
+re&ccedil;ue, &agrave; venir me rejoindre?</p>
+
+<p>&mdash;Si j'y pensais! r&eacute;pondit Rosa laissant prendre &agrave; son amour le pas sur
+sa pudeur, mais je ne pensais qu'&agrave; cela!</p>
+
+<p>Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois,
+Corn&eacute;lius pr&eacute;cipita son front et ses l&egrave;vres sur le grillage, et cela
+sans doute pour remercier la belle jeune fille.</p>
+
+<p>Rosa se recula comme la premi&egrave;re fois.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le c&#339;ur de
+toute jeune fille, en v&eacute;rit&eacute;, j'ai bien souvent regrett&eacute; de ne pas
+savoir lire; mais jamais autant et de la m&ecirc;me fa&ccedil;on que lorsque votre
+nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui
+parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'&eacute;tais, &eacute;tait muette
+pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez souvent regrett&eacute; de ne pas savoir lire? dit Corn&eacute;lius; et &agrave;
+quelle occasion?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, fit la jeune fille en riant, pour lire toute les lettres que
+l'on m'&eacute;crivait.</p>
+
+<p>&mdash;Vous receviez des lettres, Rosa?</p>
+
+<p>&mdash;Par centaines.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui vous les &eacute;crivait donc?...</p>
+
+<p>&mdash;Qui m'&eacute;crivait? Mais d'abord tous les &eacute;tudiants qui passaient par le
+Buitenhof, tous les officiers qui allaient &agrave; la place d'armes, tous les
+commis et m&ecirc;me les marchands qui me voyaient &agrave; ma petite fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Et tous ces billets, ch&egrave;re Rosa, qu'en faisiez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Autrefois, r&eacute;pondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et
+cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps, &agrave; quoi bon perdre
+son temps &agrave; &eacute;couter toutes ces sottises? depuis un certain temps je les
+br&ucirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis un certain temps! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius avec un regard troubl&eacute; tout
+&agrave; la fois par l'amour et la joie.</p>
+
+<p>Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas
+s'approcher les l&egrave;vres de Corn&eacute;lius qui ne rencontr&egrave;rent h&eacute;las! que le
+grillage, mais qui, malgr&eacute; cet obstacle, envoy&egrave;rent jusqu'aux l&egrave;vres de
+la jeune fille le souffle ardent du plus tendre des baisers.</p>
+
+<p>&Agrave; cette flamme qui br&ucirc;la ses l&egrave;vres, Rosa devint aussi p&acirc;le, plus p&acirc;le
+peut-&ecirc;tre qu'elle ne l'avait &eacute;t&eacute; au Buitenhof, le jour de l'ex&eacute;cution.
+Elle poussa un g&eacute;missement plaintif, ferma ses beaux yeux et s'enfuit le
+c&#339;ur palpitant, essayant en vain de comprimer avec sa main les
+palpitations de son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, demeur&eacute; seul, en fut r&eacute;duit &agrave; aspirer le doux parfum des
+cheveux de Rosa, rest&eacute; comme un captif entre le treillage.</p>
+
+<p>Rosa s'&eacute;tait enfuie si pr&eacute;cipitamment qu'elle avait oubli&eacute; de rendre &agrave;
+Corn&eacute;lius les trois ca&iuml;eux de la tulipe noire.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h3>
+
+<p class="c">MA&Icirc;TRE ET &Eacute;COLI&Egrave;RE</p>
+
+
+<p>Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, &eacute;tait loin de partager la bonne
+volont&eacute; de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt.</p>
+
+<p>Il n'avait que cinq prisonniers &agrave; Loewestein; la t&acirc;che de gardien
+n'&eacute;tait donc pas difficile &agrave; remplir, et la ge&ocirc;le &eacute;tait une sorte de
+sin&eacute;cure donn&eacute;e &agrave; son &acirc;ge.</p>
+
+<p>Mais, dans son z&egrave;le, le digne ge&ocirc;lier avait grandi de toute la puissance
+de son imagination la t&acirc;che qui lui &eacute;tait impos&eacute;e. Pour lui, Corn&eacute;lius
+avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il
+&eacute;tait en cons&eacute;quence devenu le plus dangereux de ses prisonniers. Il
+surveillait chacune de ses d&eacute;marches, ne l'abordait qu'avec un visage
+courrouc&eacute;, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son
+effroyable r&eacute;bellion contre le cl&eacute;ment stathouder.</p>
+
+<p>Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Ba&euml;rle, croyant le
+surprendre en faute, mais Corn&eacute;lius avait renonc&eacute; aux correspondances
+depuis qu'il avait sa correspondante sous la main. Il &eacute;tait m&ecirc;me
+probable que Corn&eacute;lius, e&ucirc;t-il obtenu sa libert&eacute; enti&egrave;re et permission
+compl&egrave;te de se retirer partout o&ugrave; il e&ucirc;t voulu, le domicile de la prison
+avec Rosa et ses ca&iuml;eux lui e&ucirc;t paru pr&eacute;f&eacute;rable &agrave; tout autre domicile
+sans ses ca&iuml;eux et sans Rosa.</p>
+
+<p>C'est qu'en effet chaque soir &agrave; neuf heures, Rosa avait promis de venir
+causer avec le cher prisonnier, et d&egrave;s le premier soir, Rosa, nous
+l'avons vu, avait tenu parole.</p>
+
+<p>Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le m&ecirc;me myst&egrave;re et les
+m&ecirc;mes pr&eacute;cautions. Seulement elle s'&eacute;tait promis &agrave; elle-m&ecirc;me de ne pas
+trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier
+coup dans une conversation qui p&ucirc;t occuper s&eacute;rieusement van Ba&euml;rle, elle
+commen&ccedil;a par lui tendre &agrave; travers le grillage ses trois ca&iuml;eux toujours
+envelopp&eacute;s dans le m&ecirc;me papier.</p>
+
+<p>Mais, au grand &eacute;tonnement de Rosa, van Ba&euml;rle repoussa sa blanche main
+du bout de ses doigts.</p>
+
+<p>Le jeune homme avait r&eacute;fl&eacute;chi.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute
+notre fortune dans le m&ecirc;me sac. Songez qu'il s'agit, ma ch&egrave;re Rosa,
+d'accomplir une entreprise que l'on regarde jusqu'aujourd'hui comme
+impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons
+donc toutes nos pr&eacute;cautions, afin, si nous &eacute;chouons, de n'avoir rien &agrave;
+nous reprocher. Voici comment j'ai calcul&eacute; que nous parviendrions &agrave;
+notre but.</p>
+
+<p>Rosa pr&ecirc;ta toute son attention &agrave; ce qu'allait lui dire le prisonnier, et
+cela plus pour l'importance qu'y attachait le malheureux tulipier que
+pour l'importance qu'elle y attachait elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, continua Corn&eacute;lius, comment j'ai calcul&eacute; notre commune
+coop&eacute;ration &agrave; cette grande affaire.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;coute, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, &agrave; d&eacute;faut de
+jardin une cour quelconque, &agrave; d&eacute;faut de cour une terrasse.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons un tr&egrave;s beau jardin, dit Rosa; il s'&eacute;tend le long du Wahal
+et est plein de beaux vieux arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Pouvez-vous, ch&egrave;re Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin
+afin que j'en juge.</p>
+
+<p>&mdash;D&egrave;s demain.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en prendrez &agrave; l'ombre et au soleil afin que je juge de ses deux
+qualit&eacute;s sous les deux conditions de s&eacute;cheresse et d'humidit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;La terre choisie par moi et modifi&eacute;e s'il est besoin, nous ferons
+trois parts de nos trois ca&iuml;eux, vous en prendrez un que vous planterez
+le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira
+certainement si vous le soignez selon mes indications.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en &eacute;loignerai pas une seconde.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en donnerez un autre que j'essaierai d'&eacute;lever ici dans ma
+chambre, ce qui m'aidera &agrave; passer ces longues journ&eacute;es pendant
+lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour
+celui-l&agrave;, et d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifi&eacute; &agrave; mon
+&eacute;go&iuml;sme. Cependant, le soleil me visite quelquefois. Je tirerai
+artificieusement parti de tout, m&ecirc;me de la chaleur et de la cendre de ma
+pipe. Enfin, nous tiendrons, ou plut&ocirc;t vous tiendrez en r&eacute;serve le
+troisi&egrave;me ca&iuml;eu, notre derni&egrave;re ressource pour le cas o&ugrave; nos deux
+premi&egrave;res exp&eacute;riences auraient manqu&eacute;. De cette mani&egrave;re, ma ch&egrave;re Rosa,
+il est impossible que nous n'arrivions pas &agrave; gagner les cent mille
+florins de notre dot et &agrave; nous procurer le supr&ecirc;me bonheur de voir
+r&eacute;ussir notre &#339;uvre.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous
+choisirez la mienne et la v&ocirc;tre. Quant &agrave; la v&ocirc;tre, il me faudra
+plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu &agrave; la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous ne sommes pas press&eacute;s, ch&egrave;re Rosa; nos tulipes ne doivent pas
+&ecirc;tre enterr&eacute;es avant un grand mois. Ainsi, vous voyez que nous avons
+tout le temps; seulement pour planter votre ca&iuml;eu, vous suivrez toutes
+mes instructions, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Et une fois plant&eacute;, vous me ferez part de toutes les circonstances qui
+pourront int&eacute;resser notre &eacute;l&egrave;ve, tels que changements atmosph&eacute;riques,
+traces dans les all&eacute;es, traces sur les plates-bandes. Vous &eacute;couterez la
+nuit si notre jardin n'est pas fr&eacute;quent&eacute; par des chats. Deux de ces
+malheureux animaux m'ont &agrave; Dordrecht ravag&eacute; deux plates-bandes.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;couterai.</p>
+
+<p>&mdash;Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, ch&egrave;re enfant?</p>
+
+<p>&mdash;La fen&ecirc;tre de ma chambre &agrave; coucher y donne.</p>
+
+<p>&mdash;Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent
+point des rats. Les rats sont des rongeurs fort &agrave; craindre, et j'ai vu
+de malheureux tulipiers reprocher bien am&egrave;rement &agrave; No&eacute; d'avoir mis une
+paire de rats dans l'arche.</p>
+
+<p>&mdash;Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Ba&euml;rle, devenu
+soup&ccedil;onneux depuis qu'il &eacute;tait en prison; ensuite, il y a un animal bien
+plus &agrave; craindre encore que le chat et le rat!</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est cet animal?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'homme! vous comprenez, ch&egrave;re Rosa, on vole un florin, et l'on
+risque le bagne pour une pareille mis&egrave;re; et &agrave; plus forte raison peut-on
+voler un ca&iuml;eu de tulipe qui vaut cent mille florins.</p>
+
+<p>&mdash;Personne que moi n'entrera dans le jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me le promettez?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le jure!</p>
+
+<p>&mdash;Bien, Rosa! merci, ch&egrave;re Rosa! Oh! toute joie va donc me venir de
+vous!</p>
+
+<p>Et, comme les l&egrave;vres de van Ba&euml;rle se rapprochaient du grillage avec la
+m&ecirc;me ardeur que la veille, et que d'ailleurs, l'heure de la retraite
+&eacute;tait arriv&eacute;e, Rosa &eacute;loigna la t&ecirc;te et allongea la main.</p>
+
+<p>Dans cette jolie main, dont la coquette jeune fille avait un soin tout
+particulier, &eacute;tait le ca&iuml;eu.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius baisa passionn&eacute;ment le bout des doigts de cette main. &Eacute;tait-ce
+parce que cette main tenait un des ca&iuml;eux de la grande tulipe noire?
+&Eacute;tait-ce parce que cette main &eacute;tait la main de Rosa?</p>
+
+<p>C'est ce que nous laissons deviner &agrave; de plus savants que nous. Rosa se
+retira donc avec les deux autres ca&iuml;eux, les serrant contre sa poitrine.</p>
+
+<p>Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'&eacute;taient les ca&iuml;eux de la
+grande tulipe noire, ou parce que les ca&iuml;eux lui venaient de Corn&eacute;lius
+van Ba&euml;rle?</p>
+
+<p>Ce point, nous le croyons, serait plus facile &agrave; pr&eacute;ciser que l'autre.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, &agrave; partir de ce moment, la vie devint douce et
+remplie pour le prisonnier.</p>
+
+<p>Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des ca&iuml;eux.</p>
+
+<p>Chaque soir, elle lui apportait poign&eacute;e &agrave; poign&eacute;e la terre de la portion
+du jardin qu'il avait trouv&eacute;e la meilleure et qui en effet &eacute;tait
+excellente.</p>
+
+<p>Une large cruche que Corn&eacute;lius avait cass&eacute;e habilement lui donna un fond
+propice, il l'emplit &agrave; moiti&eacute; et m&eacute;langea la terre apport&eacute;e par Rosa
+d'un peu de boue de rivi&egrave;re qu'il fit s&eacute;cher et qui lui fournit un
+excellent terreau.</p>
+
+<p>Puis, vers le commencement d'avril, il y d&eacute;posa le premier ca&iuml;eu.</p>
+
+<p>Dire ce que Corn&eacute;lius d&eacute;ploya de soins, d'habilet&eacute; et de ruse pour
+d&eacute;rober &agrave; la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y
+parviendrons pas. Une demi-heure, c'est un si&egrave;cle de sensations et de
+pens&eacute;es pour un prisonnier philosophe.</p>
+
+<p>Il ne se passait point de jour que Rosa ne v&icirc;nt causer avec Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Les tulipes, dont Rosa faisait un cours complet, fournissaient le fond
+de la conversation; mais si int&eacute;ressant que soit ce sujet, on ne peut
+pas toujours parler tulipes.</p>
+
+<p>Alors on parlait d'autre chose, et &agrave; son grand &eacute;tonnement le tulipier
+s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la
+conversation.</p>
+
+<p>Seulement Rosa avait pris une habitude, elle tenait son beau visage
+invariablement &agrave; six pouces du guichet, car la belle Frisonne &eacute;tait sans
+doute d&eacute;fiante d'elle-m&ecirc;me, depuis qu'elle avait senti &agrave; travers le
+grillage combien le souffle d'un prisonnier peut br&ucirc;ler le c&#339;ur d'une
+jeune fille.</p>
+
+<p>Il y a une chose surtout qui inqui&eacute;tait &agrave; cette heure le tulipier
+presque autant que ses ca&iuml;eux et sur laquelle il revenait sans cesse:
+c'&eacute;tait la d&eacute;pendance o&ugrave; &eacute;tait Rosa de son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Ainsi la vie de van Ba&euml;rle, le docteur savant, le peintre pittoresque,
+l'homme sup&eacute;rieur, de van Ba&euml;rle qui le premier avait, selon toute
+probabilit&eacute;, d&eacute;couvert ce chef-d'&#339;uvre de la cr&eacute;ation que l'on
+appellerait, comme la chose &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e d'avance, <i>Rosa Barl&aelig;nsis</i>,
+la vie, bien mieux que la vie, le bonheur de cet homme d&eacute;pendait du plus
+simple caprice d'un autre homme, et cet homme c'&eacute;tait un &ecirc;tre d'un
+esprit inf&eacute;rieur, d'une caste infime; c'&eacute;tait un ge&ocirc;lier, quelque chose
+de moins intelligent que la serrure qu'il fermait, de plus dur que le
+verrou qu'il tirait. C'&eacute;tait quelque chose du Caliban de <i>la Temp&ecirc;te</i>,
+un passage entre l'homme et la brute.</p>
+
+<p>Eh bien, le bonheur de Corn&eacute;lius d&eacute;pendait de cet homme; cet homme
+pouvait un beau matin s'ennuyer &agrave; Loewestein, trouver que l'air y &eacute;tait
+mauvais, que le geni&egrave;vre n'y &eacute;tait pas bon, et quitter la forteresse, et
+emmener sa fille, et encore une fois Corn&eacute;lius et Rosa &eacute;taient s&eacute;par&eacute;s.
+Dieu, qui se lasse de faire trop pour ses cr&eacute;atures, finirait peut-&ecirc;tre
+alors par ne plus les r&eacute;unir.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors &agrave; quoi bon les pigeons voyageurs, disait Corn&eacute;lius &agrave; la jeune
+fille, puisque, ch&egrave;re Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous
+&eacute;crirai, ni m'&eacute;crire ce que vous aurez pens&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! r&eacute;pondait Rosa, qui au fond du c&#339;ur craignait la s&eacute;paration
+autant que Corn&eacute;lius, nous avons une heure tous les soirs, employons-la
+bien.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble, reprit Corn&eacute;lius, que nous ne l'employons pas mal.</p>
+
+<p>&mdash;Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi &agrave; lire et
+&agrave; &eacute;crire; je profiterai de vos le&ccedil;ons, croyez-moi, et de cette fa&ccedil;on
+nous ne serons plus jamais s&eacute;par&eacute;s que par notre volont&eacute; &agrave; nous-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! alors, s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, nous avons l'&eacute;ternit&eacute; devant nous.</p>
+
+<p>Rosa sourit et haussa doucement les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous resterez toujours en prison? r&eacute;pondit-elle. Est-ce
+qu'apr&egrave;s vous avoir donn&eacute; la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la
+libert&eacute;? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce
+que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous
+daignerez-vous regarder, quand vous passerez &agrave; cheval ou en carrosse, la
+petite Rosa, une fille de ge&ocirc;lier, presque une fille de bourreau?</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius voulut protester, et certes il l'e&ucirc;t fait de tout son c&#339;ur et
+dans la sinc&eacute;rit&eacute; d'une &acirc;me remplie d'amour. La jeune fille
+l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant.</p>
+
+<p>Parler &agrave; Corn&eacute;lius de sa tulipe, c'&eacute;tait un moyen pour Rosa de tout
+faire oublier &agrave; Corn&eacute;lius, m&ecirc;me Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de
+fermentation a commenc&eacute;, les veines du ca&iuml;eu s'&eacute;chauffent et
+grossissent; d'ici &agrave; huit jours, avant peut-&ecirc;tre, on pourra distinguer
+les premi&egrave;res protub&eacute;rances de la germinaison... Et la v&ocirc;tre, Rosa?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'apr&egrave;s vos indications.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Corn&eacute;lius, les yeux presque aussi
+ardents, l'haleine presque aussi haletante que le soir o&ugrave; ces yeux
+avaient br&ucirc;l&eacute; le visage, et cette haleine le c&#339;ur de Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai, dit en souriant la jeune fille (car au fond du c&#339;ur elle ne
+pouvait s'emp&ecirc;cher d'&eacute;tudier ce double amour du prisonnier pour elle et
+pour la tulipe noire), j'ai fait les choses en grand: je me suis pr&eacute;par&eacute;
+dans un carr&eacute; nu, loin des arbres et des murs, dans une terre l&eacute;g&egrave;rement
+sablonneuse, plut&ocirc;t humide que s&egrave;che, sans un grain de pierre, sans un
+caillou, je me suis dispos&eacute; une plate-bande comme vous me l'avez
+d&eacute;crite.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Le terrain pr&eacute;par&eacute; de la sorte n'attend plus que votre avertissement.
+Au premier beau jour, vous me direz de planter mon ca&iuml;eu, et je le
+planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les
+chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, c'est vrai! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius en frappant avec joie ses
+mains, et vous &ecirc;tes une bonne &eacute;coli&egrave;re, Rosa, et vous gagnerez
+certainement vos cent mille florins.</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre &eacute;coli&egrave;re, puisque vous
+m'appelez ainsi, a encore autre chose &agrave; apprendre que la culture des
+tulipes.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, et je suis aussi int&eacute;ress&eacute; que vous, belle Rosa, &agrave; ce que
+vous sachiez lire.</p>
+
+<p>&mdash;Quand commencerons-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Non, demain.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi demain?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'aujourd'hui notre heure est &eacute;coul&eacute;e, et qu'il faut que je
+vous quitte.</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;j&agrave;! mais dans quoi lirons-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'esp&egrave;re, nous portera
+bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; demain donc?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; demain.</p>
+
+<p>Le lendemain, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h3>
+
+<p class="c">PREMIER CA&Iuml;EU</p>
+
+
+<p>Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de
+Witt.</p>
+
+<p>Alors commen&ccedil;a entre le ma&icirc;tre et l'&eacute;coli&egrave;re une de ces sc&egrave;nes
+charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les
+rencontrer sous la plume.</p>
+
+<p>Le guichet, seule ouverture qui serv&icirc;t de communication aux deux amants,
+&eacute;tait trop &eacute;lev&eacute; pour que des gens qui s'&eacute;taient jusque-l&agrave; content&eacute;s de
+lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient &agrave; se dire
+pussent lire commod&eacute;ment sur le livre que Rosa avait apport&eacute;.</p>
+
+<p>En cons&eacute;quence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la t&ecirc;te
+pench&eacute;e, le livre &agrave; la hauteur de la lumi&egrave;re qu'elle tenait de la main
+droite, et que, pour la reposer un peu, Corn&eacute;lius imagina de fixer par
+un mouchoir au treillis de fer. D&egrave;s lors Rosa put suivre avec ses doigts
+sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait &eacute;peler
+Corn&eacute;lius, lequel, muni d'un f&eacute;tu de paille en guise d'indicateur,
+d&eacute;signait ces lettres par le trou du grillage &agrave; son &eacute;coli&egrave;re attentive.</p>
+
+<p>Le feu de cette lampe &eacute;clairait les riches couleurs de Rosa, son &#339;il
+bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui,
+ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts
+lev&eacute;s en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton p&acirc;le et rose
+qui resplendit aux lumi&egrave;res et qui indique la vie myst&eacute;rieuse que l'on
+voit circuler sous la chair.</p>
+
+<p>L'intelligence de Rosa se d&eacute;veloppait rapidement sous le contact
+vivifiant de l'esprit de Corn&eacute;lius, et, quand la difficult&eacute; paraissait
+trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui
+s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, d&eacute;tachaient des &eacute;tincelles
+&eacute;lectriques capables d'&eacute;clairer les t&eacute;n&egrave;bres m&ecirc;mes de l'idiotisme.</p>
+
+<p>Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les le&ccedil;ons
+de lecture, et en m&ecirc;me temps dans son &acirc;me les le&ccedil;ons non avou&eacute;es de
+l'amour.</p>
+
+<p>Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un trop grave &eacute;v&eacute;nement qu'une demi-heure de retard pour que
+Corn&eacute;lius ne s'inform&acirc;t pas avant toute chose de ce qui l'avait caus&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute.
+Mon p&egrave;re a renou&eacute; connaissance &agrave; Loewestein avec un bonhomme qui &eacute;tait
+venu fr&eacute;quemment le solliciter &agrave; la Haye pour voir la prison. C'&eacute;tait un
+bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires,
+en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un &eacute;cot.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Corn&eacute;lius &eacute;tonn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que
+mon p&egrave;re s'est affol&eacute; de ce nouveau venu si assidu &agrave; le visiter.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Corn&eacute;lius en secouant la t&ecirc;te avec inqui&eacute;tude, car tout nouvel
+&eacute;v&eacute;nement pr&eacute;sageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre
+de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble
+prisonniers et gardiens.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme &eacute;pie
+quelqu'un, ce n'est pas mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce alors?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, par exemple.</p>
+
+<p>&mdash;Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? dit en riant Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, fit Corn&eacute;lius en soupirant, vous n'aurez pas toujours
+en vain des pr&eacute;tendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non.</p>
+
+<p>&mdash;Et sur quoi fondez-vous cette joie?</p>
+
+<p>&mdash;Dites cette crainte, M. Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte...</p>
+
+<p>&mdash;Je la fonde sur ceci...</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;coute, dites.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme &eacute;tait d&eacute;j&agrave; venu plusieurs fois au Buitenhof, &agrave; la Haye;
+tenez, juste au moment o&ugrave; vous y f&ucirc;tes enferm&eacute;. Moi sortie, il en sortit
+&agrave; son tour; moi venue ici, il y vint. &Agrave; la Haye il prenait pour pr&eacute;texte
+qu'il voulait vous voir.</p>
+
+<p>&mdash;Me voir, moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pr&eacute;texte, assur&eacute;ment, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire
+valoir la m&ecirc;me raison, puisque vous &ecirc;tes redevenu le prisonnier de mon
+p&egrave;re, ou plut&ocirc;t que mon p&egrave;re est redevenu votre ge&ocirc;lier, il ne se
+recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire &agrave;
+mon p&egrave;re qu'il ne vous connaissait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, Rosa, je vous prie, que je t&acirc;che de deviner quel est cet
+homme et ce qu'il veut.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes s&ucirc;r, M. Corn&eacute;lius, que nul de vos amis ne se peut int&eacute;resser
+&agrave; vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la
+connaissez et elle vous conna&icirc;t. H&eacute;las! cette pauvre Zug, elle viendrait
+elle-m&ecirc;me et ne ruserait pas, et dirait en pleurant &agrave; votre p&egrave;re ou &agrave;
+vous: &laquo;Cher monsieur ou ch&egrave;re demoiselle, mon enfant est ici, voyez
+comme je suis d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, laissez-moi le voir une heure seulement et je
+prierai Dieu toute ma vie pour vous.&raquo; Oh! non, continua Corn&eacute;lius, oh!
+non, &agrave; part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis.</p>
+
+<p>&mdash;J'en reviens donc &agrave; ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au
+coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande o&ugrave; je dois planter
+votre ca&iuml;eu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se
+glissait derri&egrave;re les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de
+regarder, c'&eacute;tait notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et,
+certes, c'&eacute;tait bien moi qu'il avait suivie, c'&eacute;tait bien moi qu'il
+&eacute;piait. Je ne donnai pas un coup de r&acirc;teau, je ne touchai pas un atome
+de terre qu'il ne s'en rend&icirc;t compte.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Corn&eacute;lius. Est-il jeune, est-il
+beau?</p>
+
+<p>Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune, beau! s'&eacute;cria Rosa &eacute;clatant de rire. Il est hideux de visage,
+il a le corps vo&ucirc;t&eacute;, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder
+en face ni parler haut.</p>
+
+<p>&mdash;Et il s'appelle?</p>
+
+<p>&mdash;Jacob Gisels.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous
+voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non certes!</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez que je me tranquillise, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous y engage.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! maintenant que vous commencez &agrave; savoir lire, Rosa, vous lirez
+tout ce que je vous &eacute;crirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la
+jalousie et sur ceux de l'absence?</p>
+
+<p>&mdash;Je lirai si vous &eacute;crivez bien gros.</p>
+
+<p>Puis, comme la tournure que prenait la conversation commen&ccedil;ait &agrave;
+inqui&eacute;ter Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, &agrave; vous?</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, apr&egrave;s
+avoir &eacute;cart&eacute; doucement la couche de terre qui couvre le ca&iuml;eu, j'ai vu
+poindre l'aiguillon de la premi&egrave;re pousse; ah! Rosa, mon c&#339;ur s'est
+fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanch&acirc;tre, qu'une aile de
+mouche &eacute;corcherait en l'effleurant, ce soup&ccedil;on d'existence qui se r&eacute;v&egrave;le
+par un insaisissable t&eacute;moignage, m'a plus &eacute;mu que la lecture de cet
+ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arr&ecirc;tant la hache du
+bourreau, sur l'&eacute;chafaud du Buitenhof.</p>
+
+<p>&mdash;Vous esp&eacute;rez, alors? dit Rosa en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, j'esp&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, &agrave; mon tour, quand planterai-je mon ca&iuml;eu?</p>
+
+<p>&mdash;Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez
+point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret &agrave;
+qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien
+qu'&agrave; l'inspection de ce ca&iuml;eu, de reconna&icirc;tre sa valeur; et surtout,
+surtout, ma bien ch&egrave;re Rosa, serrez pr&eacute;cieusement le troisi&egrave;me oignon
+qui vous reste.</p>
+
+<p>&mdash;Il est encore dans le m&ecirc;me papier o&ugrave; vous l'avez mis et tel que vous
+me l'avez donn&eacute;, M. Corn&eacute;lius, enfoui tout au fond de mon armoire et
+sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu,
+pauvre prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, d&eacute;j&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut.</p>
+
+<p>&mdash;Venir si tard et partir si t&ocirc;t!</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir;
+l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival.</p>
+
+<p>Et elle &eacute;couta inqui&egrave;te.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc? demanda van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a sembl&eacute; entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit le prisonnier, ce ne peut &ecirc;tre Gryphus, on l'entend de
+loin, lui.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ce n'est pas mon p&egrave;re, j'en suis s&ucirc;re, mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce pourrait &ecirc;tre M. Jacob.</p>
+
+<p>Rosa s'&eacute;lan&ccedil;a dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui
+se fermait rapidement avant que la jeune fille e&ucirc;t descendu les dix
+premi&egrave;res marches. Corn&eacute;lius demeura fort inquiet, mais ce n'&eacute;tait pour
+lui qu'un pr&eacute;lude. Quand la fatalit&eacute; commence d'accomplir une &#339;uvre
+mauvaise, il est rare qu'elle ne pr&eacute;vienne pas charitablement sa victime
+comme un spadassin fait &agrave; son adversaire pour lui donner le loisir de se
+mettre en garde. Presque toujours, ces avis &eacute;manent de l'instinct de
+l'homme ou de la complicit&eacute; des objets inanim&eacute;s, souvent moins inanim&eacute;s
+qu'on ne le croit g&eacute;n&eacute;ralement; presque toujours, disons-nous, ces avis
+sont n&eacute;glig&eacute;s. Le coup a siffl&eacute; en l'air, et il retombe sur une t&ecirc;te que
+ce sifflement e&ucirc;t d&ucirc; avertir, et qui, avertie, a d&ucirc; se pr&eacute;munir. Le
+lendemain se passa sans que rien de marquant e&ucirc;t lieu. Gryphus fit ses
+trois visites. Il ne d&eacute;couvrit rien. Quand il entendait venir son
+ge&ocirc;lier (et dans l'esp&eacute;rance de surprendre les secrets de son
+prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux m&ecirc;mes heures), quand il
+entendait venir son ge&ocirc;lier, van Ba&euml;rle, &agrave; l'aide d'une m&eacute;canique qu'il
+avait invent&eacute;e, et qui ressemblait &agrave; celles &agrave; l'aide desquelles on monte
+et descend les sacs de bl&eacute; dans les fermes, van Ba&euml;rle avait imagin&eacute; de
+descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et
+ensuite de pierres, qui r&eacute;gnait au-dessous de sa fen&ecirc;tre. Quant aux
+ficelles &agrave; l'aide desquelles le mouvement s'op&eacute;rait, notre m&eacute;canicien
+avait trouv&eacute; un moyen de les cacher avec les mousses qui v&eacute;g&egrave;tent sur
+les tuiles et dans le creux des pierres.</p>
+
+<p>Gryphus n'y devinait rien.</p>
+
+<p>Ce man&egrave;ge r&eacute;ussit durant huit jours.</p>
+
+<p>Mais un matin que Corn&eacute;lius, absorb&eacute; dans la contemplation de son ca&iuml;eu,
+d'o&ugrave; s'&eacute;lan&ccedil;ait d&eacute;j&agrave; un point de v&eacute;g&eacute;tation, n'avait pas entendu monter
+le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-l&agrave;, et tout craquait
+dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout &agrave; coup, et Corn&eacute;lius fut
+surpris sa cruche entre ses genoux.</p>
+
+<p>Gryphus, voyant un objet inconnu, et par cons&eacute;quent d&eacute;fendu, aux mains
+de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidit&eacute;
+que ne fait le faucon sur sa proie.</p>
+
+<p>Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois
+aux &ecirc;tres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout
+d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau
+d&eacute;positaire du pr&eacute;cieux oignon, cette main bris&eacute;e au-dessus du poignet
+et que Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle lui avait si bien remise.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous l&agrave;? s'&eacute;cria-t-il. Ah! je vous y prends!</p>
+
+<p>Et il enfon&ccedil;a sa main dans la terre.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? Rien, rien! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius tout tremblant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret
+coupable cach&eacute; l&agrave;-dessous!</p>
+
+<p>&mdash;Cher M. Gryphus! supplia van Ba&euml;rle, inquiet comme la perdrix &agrave; qui le
+moissonneur vient de prendre sa couv&eacute;e.</p>
+
+<p>En effet, Gryphus commen&ccedil;ait &agrave; creuser la terre avec ses doigts crochus.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Corn&eacute;lius p&acirc;lissant.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi? mordieu! &agrave; quoi? hurla le ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir!</p>
+
+<p>Et d'un mouvement rapide, presque d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, il arracha des mains du
+ge&ocirc;lier la cruche, qu'il cacha comme un tr&eacute;sor sous le rempart de ses
+deux bras. Mais Gryphus, ent&ecirc;t&eacute; comme un vieillard, et de plus en plus
+convaincu qu'il venait de d&eacute;couvrir une conspiration contre le prince
+d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le b&acirc;ton lev&eacute;, et voyant
+l'impassible r&eacute;solution du captif &agrave; prot&eacute;ger son pot de fleurs, il
+sentit que Corn&eacute;lius tremblait bien moins pour sa t&ecirc;te que pour sa
+cruche. Il chercha donc &agrave; la lui arracher de vive force.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! disait le ge&ocirc;lier furieux, vous voyez bien que vous vous r&eacute;voltez.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi ma tulipe! criait van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, tulipe, r&eacute;pliquait le vieillard. On conna&icirc;t les ruses de
+messieurs les prisonniers.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vous jure...</p>
+
+<p>&mdash;L&acirc;chez, r&eacute;p&eacute;tait Gryphus en frappant du pied; l&acirc;chez, ou j'appelle la
+garde.</p>
+
+<p>&mdash;Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec
+ma vie.</p>
+
+<p>Gryphus, exasp&eacute;r&eacute;, enfon&ccedil;a ses doigts pour la seconde fois dans la
+terre, et cette fois en tira le ca&iuml;eu tout noir, et tandis que van
+Ba&euml;rle &eacute;tait heureux d'avoir sauv&eacute; le contenant, ne s'imaginant pas que
+son adversaire poss&eacute;d&acirc;t le contenu, Gryphus lan&ccedil;a violemment le ca&iuml;eu
+amolli qui s'&eacute;crasa sous la dalle et disparut presque aussit&ocirc;t broy&eacute;,
+mis en bouillie, sous le large soulier du ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle vit le meurtre, entrevit les d&eacute;bris humides, comprit cette
+joie f&eacute;roce de Gryphus et poussa un cri de d&eacute;sespoir qui attendrit ce
+ge&ocirc;lier assassin, qui, quelques ann&eacute;es plus t&ocirc;t, avait tu&eacute; l'araign&eacute;e de
+Pellisson.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e d'assommer ce m&eacute;chant homme passa comme un &eacute;clair dans le cerveau
+du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui mont&egrave;rent au front,
+l'aveugl&egrave;rent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute
+l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait
+retomber sur le cr&acirc;ne chauve du vieux Gryphus.</p>
+
+<p>Un cri l'arr&ecirc;ta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que
+poussa derri&egrave;re le grillage du guichet la pauvre Rosa, p&acirc;le, tremblante,
+les bras lev&eacute;s au ciel, et plac&eacute;e entre son p&egrave;re et son ami.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius abandonna la cruche qui se brisa en mille pi&egrave;ces avec un
+fracas &eacute;pouvantable.</p>
+
+<p>Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta
+&agrave; de terribles menaces.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il faut, dit Corn&eacute;lius, que vous soyez un homme bien l&acirc;che et bien
+m&eacute;chant, pour arracher &agrave; un pauvre prisonnier sa seule consolation, un
+oignon de tulipe!</p>
+
+<p>&mdash;Fi! mon p&egrave;re, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous, p&eacute;ronnelle! s'&eacute;cria en se retournant vers sa fille le
+vieillard bouillant de col&egrave;re, m&ecirc;lez-vous de ce qui vous regarde, et
+surtout descendez au plus vite.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! malheureux! continuait Corn&eacute;lius au d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On
+vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents
+dans mon grenier.</p>
+
+<p>&mdash;Au diable vos tulipes! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius. Elles vous valent et vous
+les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les
+donnerais pour celle que vous avez &eacute;cras&eacute;e l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas &agrave; la
+tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux
+oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-&ecirc;tre avec
+les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait gr&acirc;ce. Je le disais bien,
+qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re! mon p&egrave;re! s'&eacute;cria Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! tant mieux! tant mieux! r&eacute;p&eacute;tait Gryphus en s'animant, je
+l'ai d&eacute;truit, je l'ai d&eacute;truit. Il en sera de m&ecirc;me chaque fois que vous
+recommencerez! Ah! je vous avais pr&eacute;venu, mon bel ami, que je vous
+rendrais la vie dure.</p>
+
+<p>&mdash;Maudit! maudit! hurla Corn&eacute;lius tout &agrave; son d&eacute;sespoir en retournant
+avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son ca&iuml;eu, cadavre
+de tant de joies et de tant d'esp&eacute;rances.</p>
+
+<p>&mdash;Nous planterons l'autre demain, cher M. Corn&eacute;lius, dit &agrave; voix basse
+Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, c&#339;ur
+saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure
+saignante de Corn&eacute;lius.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h3>
+
+<p class="c">L'AMOUREUX DE ROSA</p>
+
+
+<p>Rosa avait &agrave; peine jet&eacute; ces paroles de consolation &agrave; Corn&eacute;lius que l'on
+entendait dans l'escalier une voix qui demandait &agrave; Gryphus des nouvelles
+de ce qui se passait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re, dit Rosa, entendez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'e&ucirc;t-on pas dit qu'il
+m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants!</p>
+
+<p>Puis, indiquant du doigt l'escalier &agrave; Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;Marchez devant, mademoiselle! dit-il.</p>
+
+<p>Et, fermant la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il.</p>
+
+<p>Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa
+douleur am&egrave;re le pauvre Corn&eacute;lius qui murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est toi qui m'as assassin&eacute;, vieux bourreau. Je n'y survivrai
+pas!</p>
+
+<p>Et en effet le pauvre prisonnier f&ucirc;t tomb&eacute; malade sans ce contrepoids
+que la Providence avait mis &agrave; sa vie et que l'on appelait Rosa.</p>
+
+<p>Le soir, la jeune fille revint.</p>
+
+<p>Son premier mot fut pour annoncer &agrave; Corn&eacute;lius que d&eacute;sormais son p&egrave;re ne
+s'opposait plus &agrave; ce qu'il cultiv&acirc;t des fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier &agrave; la
+jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais parce qu'il l'a dit.</p>
+
+<p>&mdash;Pour me tromper peut-&ecirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il se repent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, mais trop tard.</p>
+
+<p>&mdash;Ce repentir ne lui est pas venu de lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment lui est-il donc venu?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez combien son ami le gronde!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob?</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut.</p>
+
+<p>Et elle sourit de telle fa&ccedil;on que ce petit nuage de jalousie qui avait
+obscurci le front de Corn&eacute;lius se dissipa.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! interrog&eacute; par son ami, mon p&egrave;re &agrave; souper a racont&eacute; l'histoire
+de la tulipe ou plut&ocirc;t du ca&iuml;eu, et le bel exploit qu'il avait fait en
+l'&eacute;crasant.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius poussa un soupir qui pouvait passer pour un g&eacute;missement.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous eussiez vu en ce moment ma&icirc;tre Jacob! continua Rosa. En
+v&eacute;rit&eacute;, j'ai cru qu'il allait mettre le feu &agrave; la forteresse, ses yeux
+&eacute;taient deux torches ardentes, ses cheveux se h&eacute;rissaient, il crispait
+ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait &eacute;trangler mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Vous avez fait cela, s'&eacute;cria-t-il, vous avez &eacute;cras&eacute; le ca&iuml;eu?</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Sans doute, fit mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;C'est inf&acirc;me! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous
+avez commis l&agrave;! hurla Jacob.</p>
+
+<p>&laquo;Mon p&egrave;re resta stup&eacute;fait.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Est-ce que vous aussi vous &ecirc;tes fou? demanda-t-il &agrave; son ami.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Corn&eacute;lius; c'est un honn&ecirc;te
+c&#339;ur, une &acirc;me d'&eacute;lite.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement
+qu'il n'a trait&eacute; mon p&egrave;re, ajouta Rosa; c'&eacute;tait de sa part un v&eacute;ritable
+d&eacute;sespoir; il r&eacute;p&eacute;tait sans cesse:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;&Eacute;cras&eacute;, le ca&iuml;eu &eacute;cras&eacute;; oh! mon Dieu, mon Dieu, &eacute;cras&eacute;!</p>
+
+<p>&laquo;Puis, se tournant vers moi:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Mais ce n'&eacute;tait pas le seul qu'il e&ucirc;t? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il a demand&eacute; cela? fit Corn&eacute;lius, dressant l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous croyez que ce n'&eacute;tait pas le seul? dit mon p&egrave;re. Bon, l'on
+cherchera les autres.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Vous chercherez les autres, s'&eacute;cria Jacob en prenant mon p&egrave;re au
+collet.</p>
+
+<p>&laquo;Mais aussit&ocirc;t il le l&acirc;cha.</p>
+
+<p>&laquo;Puis, se tournant vers moi:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne savais que r&eacute;pondre, vous m'aviez bien recommand&eacute; de ne jamais
+laisser soup&ccedil;onner l'int&eacute;r&ecirc;t que vous portiez &agrave; ce ca&iuml;eu. Heureusement
+mon p&egrave;re me tira d'embarras.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Ce qu'il a dit? Il s'est mis &agrave; &eacute;cumer.</p>
+
+<p>&laquo;Je l'interrompis.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Comment n'aurait-il pas &eacute;t&eacute; furieux, lui dis-je, vous avez &eacute;t&eacute; si
+injuste et si brutal.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! mais &ecirc;tes-vous fous? s'&eacute;cria mon p&egrave;re &agrave; son tour; le beau
+malheur d'&eacute;craser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un
+florin au march&eacute; de Gorcum.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Mais peut-&ecirc;tre moins pr&eacute;cieux que celui-ci, eus-je le malheur de
+r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Et &agrave; ces mots, lui, Jacob? demanda Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; ces mots, je dois le dire, il me sembla que son &#339;il lan&ccedil;ait un
+&eacute;clair.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit Corn&eacute;lius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose?</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet
+oignon pr&eacute;cieux?</p>
+
+<p>&laquo;Je vis que j'avais fait une faute.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Que sais-je, moi? r&eacute;pondis-je n&eacute;gligemment, est-ce que je me connais
+en tulipes? Je sais seulement, h&eacute;las! puisque nous sommes condamn&eacute;s &agrave;
+vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout
+passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Ba&euml;rle s'amusait de cet oignon.
+Eh bien! je dis qu'il y a de la cruaut&eacute; &agrave; lui enlever cet amusement.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Mais d'abord, fit mon p&egrave;re, comment s'&eacute;tait-il procur&eacute; cet oignon?
+Voil&agrave; ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble.</p>
+
+<p>&laquo;Je d&eacute;tournai les yeux pour &eacute;viter le regard de mon p&egrave;re. Mais je
+rencontrai les yeux de Jacob.</p>
+
+<p>&laquo;On e&ucirc;t dit qu'il voulait poursuivre ma pens&eacute;e jusqu'au fond de mon
+c&#339;ur.</p>
+
+<p>&laquo;Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une r&eacute;ponse. Je haussai les
+&eacute;paules, tournai le dos et m'avan&ccedil;ai vers la porte.</p>
+
+<p>&laquo;Mais je fus arr&ecirc;t&eacute;e par un mot que j'entendis, si bas qu'il f&ucirc;t
+prononc&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Jacob disait &agrave; mon p&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu!</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;C'est de le fouiller; et s'il a les autres ca&iuml;eux, nous les
+trouverons, car ordinairement, il y en a trois.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a trois! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius. Il a dit que j'avais trois ca&iuml;eux!</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez, le mot m'a frapp&eacute;e comme vous. Je me retournai.</p>
+
+<p>&laquo;Ils &eacute;taient si occup&eacute;s tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Mais, dit mon p&egrave;re, il ne les a peut-&ecirc;tre pas sur lui, ses oignons.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Alors, faites-le descendre sous un pr&eacute;texte quelconque; pendant ce
+temps je fouillerai sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Corn&eacute;lius. Mais c'est un sc&eacute;l&eacute;rat que votre M. Jacob.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, Rosa, continua Corn&eacute;lius tout pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'avez-vous pas racont&eacute; que le jour o&ugrave; vous aviez pr&eacute;par&eacute; votre
+plate-bande, cet homme vous avait suivie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il s'&eacute;tait gliss&eacute; comme une ombre derri&egrave;re les sureaux?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de r&acirc;teau?</p>
+
+<p>&mdash;Pas un.</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, fit Corn&eacute;lius p&acirc;lissant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'&eacute;tait pas vous qu'il suivait.</p>
+
+<p>&mdash;Qui suivait-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux.</p>
+
+<p>&mdash;De qui donc, alors?</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait mon ca&iuml;eu qu'il suivait; c'&eacute;tait de ma tulipe qu'il &eacute;tait
+amoureux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! par exemple! cela pourrait bien &ecirc;tre, s'&eacute;cria Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous vous en assurer?</p>
+
+<p>&mdash;Et de quelle fa&ccedil;on?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est chose bien facile.</p>
+
+<p>&mdash;Dites!</p>
+
+<p>&mdash;Allez demain au jardin; t&acirc;chez, comme la premi&egrave;re fois, que Jacob
+sache que vous y allez! t&acirc;chez, comme la premi&egrave;re fois, qu'il vous
+suive; faites semblant d'enterrer le ca&iuml;eu, sortez du jardin, mais
+regardez &agrave; travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! mais apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s? comme il agira, nous agirons.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M.
+Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre
+p&egrave;re a &eacute;cras&eacute; ce malheureux ca&iuml;eu, il me semble qu'une portion de ma vie
+s'est paralys&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous accepter la proposition de mon p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle proposition?</p>
+
+<p>&mdash;Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons,
+vous pourrez &eacute;lever le troisi&egrave;me ca&iuml;eu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ce serait bien, dit Corn&eacute;lius le sourcil fronc&eacute;, si votre p&egrave;re
+&eacute;tait seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous &eacute;pie...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai; cependant r&eacute;fl&eacute;chissez! vous vous privez l&agrave;, je le
+vois, d'une grande distraction. Et elle pronon&ccedil;a ces paroles avec un
+sourire qui n'&eacute;tait pas enti&egrave;rement exempt d'ironie.</p>
+
+<p>En effet, Corn&eacute;lius r&eacute;fl&eacute;chit un instant, il &eacute;tait facile de voir qu'il
+luttait contre un grand d&eacute;sir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non! s'&eacute;cria-t-il avec un sto&iuml;cisme tout antique, non ce
+serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une l&acirc;chet&eacute;! Si je
+livrais ainsi &agrave; toutes les mauvaises chances de la col&egrave;re et de l'envie
+la derni&egrave;re ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de
+pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une r&eacute;solution &agrave; l'endroit
+de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au
+troisi&egrave;me ca&iuml;eu&mdash;Corn&eacute;lius soupira profond&eacute;ment&mdash;quant au troisi&egrave;me,
+gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa premi&egrave;re
+ou sa derni&egrave;re pi&egrave;ce d'or, comme la m&egrave;re garde son fils, comme le bless&eacute;
+garde la supr&ecirc;me goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque
+chose me dit que l&agrave; est notre salut, que l&agrave; est notre richesse!
+Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa,
+qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce
+beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que
+vous emporteriez ce dernier ca&iuml;eu, qui renferme ma tulipe noire.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, M. Corn&eacute;lius, dit Rosa avec un doux m&eacute;lange de
+tristesse et de solennit&eacute;; soyez tranquille, vos d&eacute;sirs sont des ordres
+pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et m&ecirc;me, continua le jeune homme s'enfi&eacute;vrant de plus en plus, si vous
+vous aperceviez que vous &ecirc;tes suivie, que vos d&eacute;marches sont &eacute;pi&eacute;es, que
+vos conversations &eacute;veillent les soup&ccedil;ons de votre p&egrave;re ou de cet affreux
+Jacob que je d&eacute;teste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi
+qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde,
+sacrifiez-moi, ne me voyez plus.</p>
+
+<p>Rosa sentit son c&#339;ur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent
+jusqu'&agrave; ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? demanda Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, une chose.</p>
+
+<p>&mdash;Que voyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit la jeune fille &eacute;clatant en sanglots, je vois que vous
+aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre c&#339;ur pour une
+autre affection.</p>
+
+<p>Et elle s'enfuit. Corn&eacute;lius passa ce soir-l&agrave; et apr&egrave;s le d&eacute;part de la
+jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il e&ucirc;t jamais pass&eacute;es. Rosa
+&eacute;tait courrouc&eacute;e contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait
+plus voir le prisonnier peut-&ecirc;tre, et il n'aurait plus de nouvelles, ni
+de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce
+bizarre caract&egrave;re aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en
+ce monde? Nous l'avouons, &agrave; la honte de notre h&eacute;ros et de
+l'horticulture, de ses deux amours, celui que Corn&eacute;lius se sentit le
+plus enclin &agrave; regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois
+heures du matin il s'endormit harass&eacute; de fatigue, harcel&eacute; de craintes,
+bourrel&eacute; de remords, la grande tulipe noire c&eacute;da le premier rang, dans
+les r&ecirc;ves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h3>
+
+<p class="c">FEMME ET FLEUR</p>
+
+
+<p>Mais la pauvre Rosa, enferm&eacute;e dans sa chambre, ne pouvait savoir &agrave; qui
+ou &agrave; quoi r&ecirc;vait Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Il en r&eacute;sultait que, d'apr&egrave;s ce qu'il lui avait dit, Rosa &eacute;tait bien
+encline &agrave; croire qu'il r&ecirc;vait plus &agrave; sa tulipe qu'&agrave; elle, et cependant
+Rosa se trompait.</p>
+
+<p>Mais comme personne n'&eacute;tait l&agrave; pour dire &agrave; Rosa qu'elle se trompait,
+comme les paroles imprudentes de Corn&eacute;lius &eacute;taient tomb&eacute;es sur son &acirc;me
+comme des gouttes de poison, Rosa ne r&ecirc;vait pas, elle pleurait.</p>
+
+<p>En effet, comme Rosa &eacute;tait une cr&eacute;ature d'esprit &eacute;lev&eacute;, d'un sens droit
+et profond, Rosa se rendait justice, non point quant &agrave; ses qualit&eacute;s
+morales et physiques, mais quant &agrave; sa position sociale.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;tait savant, Corn&eacute;lius &eacute;tait riche, ou du moins l'avait &eacute;t&eacute;
+avant la confiscation de ses biens; Corn&eacute;lius &eacute;tait de cette bourgeoisie
+de commerce, plus fi&egrave;re de ses enseignes de boutiques trac&eacute;es, form&eacute;es
+en blason, que l'a jamais &eacute;t&eacute; la noblesse de race de ses armoiries
+h&eacute;r&eacute;ditaires. Corn&eacute;lius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une
+distraction, mais &agrave; coup s&ucirc;r quand il s'agirait d'engager son c&#339;ur, ce
+serait plut&ocirc;t &agrave; une tulipe, c'est-&agrave;-dire &agrave; la plus noble et &agrave; la plus
+fi&egrave;re des fleurs qu'il l'engagerait, qu'&agrave; Rosa, humble fille d'un
+ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>Rosa comprenait donc cette pr&eacute;f&eacute;rence que Corn&eacute;lius donnait &agrave; la tulipe
+noire sur elle, mais elle n'en &eacute;tait que plus d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e parce qu'elle
+comprenait.</p>
+
+<p>Aussi Rosa avait-elle pris une r&eacute;solution pendant cette nuit terrible,
+pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait pass&eacute;e.</p>
+
+<p>Cette r&eacute;solution, c'&eacute;tait de ne plus revenir au guichet.</p>
+
+<p>Mais comme elle savait l'ardent d&eacute;sir qu'avait Corn&eacute;lius d'avoir des
+nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle,
+&agrave; revoir un homme pour lequel elle sentait sa piti&eacute; s'accro&icirc;tre &agrave; ce
+point qu'apr&egrave;s avoir pass&eacute; par la sympathie, cette piti&eacute; s'acheminait
+tout droit et &agrave; grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas
+d&eacute;sesp&eacute;rer cet homme, elle r&eacute;solut de poursuivre seule les le&ccedil;ons de
+lecture et d'&eacute;criture commenc&eacute;es, et heureusement elle &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave;
+ce point de son apprentissage qu'un ma&icirc;tre ne lui e&ucirc;t plus &eacute;t&eacute;
+n&eacute;cessaire si ce ma&icirc;tre ne se f&ucirc;t appel&eacute; Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Rosa se mit donc &agrave; lire avec acharnement dans la Bible du pauvre
+Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la
+premi&egrave;re depuis que l'autre &eacute;tait d&eacute;chir&eacute;e, sur la seconde feuille de
+laquelle &eacute;tait &eacute;crit le testament de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais
+sans qu'une larme, perle d'amour, ne roul&acirc;t dans ses yeux limpides sur
+ses joues p&acirc;lies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il
+m'aimait.</p>
+
+<p>Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait &eacute;t&eacute;
+plus r&eacute;el qu'arriv&eacute; au moment o&ugrave; nous sommes parvenus, puisque, nous
+l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et
+Rosa, c'&eacute;tait la grande tulipe noire qui avait succomb&eacute;.</p>
+
+<p>Mais Rosa, nous le r&eacute;p&eacute;tons, ignorait la d&eacute;faite de la grande tulipe
+noire.</p>
+
+<p>Aussi, sa lecture finie, op&eacute;ration dans laquelle Rosa avait fait de
+grands progr&egrave;s, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un
+acharnement non moins louable &agrave; l'&#339;uvre bien autrement difficile de
+l'&eacute;criture.</p>
+
+<p>Mais enfin, comme Rosa &eacute;crivait d&eacute;j&agrave; presque lisiblement le jour o&ugrave;
+Corn&eacute;lius avait si imprudemment laiss&eacute; parler son c&#339;ur, Rosa ne
+d&eacute;sesp&eacute;ra point de faire des progr&egrave;s assez rapides pour donner dans huit
+jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas oubli&eacute; un mot des recommandations que lui avait faites
+Corn&eacute;lius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait
+Corn&eacute;lius, m&ecirc;me lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de
+la recommandation.</p>
+
+<p>Lui, de son c&ocirc;t&eacute;, se r&eacute;veilla plus amoureux que jamais. La tulipe &eacute;tait
+encore lumineuse et vivante dans sa pens&eacute;e; mais enfin, il ne la voyait
+plus comme un tr&eacute;sor auquel il d&ucirc;t tout sacrifier, m&ecirc;me Rosa, mais comme
+une fleur pr&eacute;cieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de
+l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Cependant toute la journ&eacute;e une inqui&eacute;tude vague le poursuivait. Il &eacute;tait
+pareil &agrave; ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier
+momentan&eacute;ment qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La
+pr&eacute;occupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire.
+Seulement, de temps en temps, ce danger oubli&eacute; leur mord le c&#339;ur tout &agrave;
+coup de sa dent aigu&euml;. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont
+tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oubli&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela!</p>
+
+<p>Le <i>cela</i> de Corn&eacute;lius, c'&eacute;tait la crainte que Rosa ne v&icirc;nt pas ce
+soir-l&agrave; comme d'habitude. Et au fur et &agrave; mesure que la nuit s'avan&ccedil;ait,
+la pr&eacute;occupation devenait plus vive et plus pr&eacute;sente, jusqu'&agrave; ce
+qu'enfin cette pr&eacute;occupation s'empar&acirc;t de tout le corps de Corn&eacute;lius, et
+qu'il n'y e&ucirc;t plus qu'elle qui v&eacute;c&ucirc;t en lui. Aussi fut-ce avec un long
+battement de c&#339;ur qu'il salua l'obscurit&eacute;; &agrave; mesure que l'obscurit&eacute;
+croissait, les paroles qu'il avait dites la veille &agrave; Rosa, et qui
+avaient tant afflig&eacute; la pauvre fille, revenaient plus pr&eacute;sentes &agrave; son
+esprit; et il se demandait comment il avait pu dire &agrave; sa consolatrice de
+le sacrifier &agrave; sa tulipe, c'est-&agrave;-dire de renoncer &agrave; le voir si besoin
+&eacute;tait, quand chez lui la vue de Rosa &eacute;tait devenue une n&eacute;cessit&eacute; de sa
+vie. Dans la chambre de Corn&eacute;lius, on entendait sonner les heures &agrave;
+l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures
+sonn&egrave;rent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profond&eacute;ment au fond
+d'un c&#339;ur que ne le fit le marteau frappant le neuvi&egrave;me coup marquant
+cette neuvi&egrave;me heure. Puis tout rentra dans le silence. Corn&eacute;lius appuya
+la main sur son c&#339;ur pour en &eacute;touffer les battements, et &eacute;couta. Le
+bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de
+l'escalier, lui &eacute;taient si familiers que, d&egrave;s le premier degr&eacute; mont&eacute; par
+elle, il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; Rosa qui vient.</p>
+
+<p>Ce soir-l&agrave; aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge
+marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons diff&eacute;rents neuf heures
+et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave
+annon&ccedil;a non seulement aux h&ocirc;tes de la forteresse, mais encore aux
+habitants de Loewestein, qu'il &eacute;tait dix heures.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'heure &agrave; laquelle Rosa quittait d'habitude Corn&eacute;lius. L'heure
+&eacute;tait sonn&eacute;e, et Rosa n'&eacute;tait pas encore venue.</p>
+
+<p>Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas tromp&eacute;: Rosa, irrit&eacute;e,
+se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'ai bien m&eacute;rit&eacute; ce qui m'arrive, disait Corn&eacute;lius. Oh! elle ne
+viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; &agrave; sa place, j'en ferais
+autant.</p>
+
+<p>Et malgr&eacute; cela, Corn&eacute;lius &eacute;coutait, attendait, et esp&eacute;rait toujours.</p>
+
+<p>Il &eacute;couta et attendit ainsi jusqu'&agrave; minuit; mais &agrave; minuit il cessa
+d'esp&eacute;rer, et, tout habill&eacute;, alla se jeter sur son lit.</p>
+
+<p>La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour
+n'apportait aucune esp&eacute;rance au prisonnier.</p>
+
+<p>&Agrave; huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Corn&eacute;lius ne d&eacute;tourna
+m&ecirc;me pas la t&ecirc;te; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le
+corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul.</p>
+
+<p>Il ne regarda m&ecirc;me pas du c&ocirc;t&eacute; du ge&ocirc;lier. Et cependant il e&ucirc;t bien
+voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur
+le point, si &eacute;trange qu'e&ucirc;t d&ucirc; para&icirc;tre cette demande &agrave; son p&egrave;re, de lui
+faire cette demande. Il esp&eacute;rait, l'&eacute;go&iuml;ste, que Gryphus lui r&eacute;pondrait
+que sa fille &eacute;tait malade.</p>
+
+<p>&Agrave; moins d'&eacute;v&eacute;nement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la
+journ&eacute;e. Corn&eacute;lius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en
+r&eacute;alit&eacute;. Cependant, &agrave; ses tressaillements subits, &agrave; son oreille tendue
+du c&ocirc;t&eacute; de la porte, &agrave; son regard rapide interrogeant le guichet, on
+voyait que le prisonnier avait la sourde esp&eacute;rance que Rosa ferait une
+infraction &agrave; ses habitudes.</p>
+
+<p>&Agrave; la seconde visite de Gryphus, Corn&eacute;lius, contre tous ses ant&eacute;c&eacute;dents,
+avait demand&eacute; au vieux ge&ocirc;lier et cela de sa voix la plus douce, des
+nouvelles de sa sant&eacute;; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate,
+s'&eacute;tait born&eacute; &agrave; r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a va bien.</p>
+
+<p>&Agrave; la troisi&egrave;me visite, Corn&eacute;lius varia la forme de l'interrogation.</p>
+
+<p>&mdash;Personne n'est malade &agrave; Loewestein? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Personne! r&eacute;pondit plus laconiquement encore que la premi&egrave;re fois
+Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier.</p>
+
+<p>Gryphus, mal habitu&eacute; &agrave; de pareilles gracieuset&eacute;s de la part de
+Corn&eacute;lius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de
+tentative de corruption.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius se retrouva seul; il &eacute;tait sept heures du soir; alors se
+renouvel&egrave;rent &agrave; un degr&eacute; plus intense que la veille les angoisses que
+nous avons essay&eacute; de d&eacute;crire.</p>
+
+<p>Mais, comme la veille, les heures s'&eacute;coul&egrave;rent sans amener la douce
+vision qui &eacute;clairait, &agrave; travers le guichet, le cachot du pauvre
+Corn&eacute;lius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumi&egrave;re pour tout le
+temps de son absence.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle passa la nuit dans un v&eacute;ritable d&eacute;sespoir. Le lendemain,
+Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus d&eacute;sesp&eacute;rant encore que
+d'habitude: il lui &eacute;tait pass&eacute; par l'esprit ou plut&ocirc;t par le c&#339;ur, cette
+esp&eacute;rance que c'&eacute;tait lui qui emp&ecirc;chait Rosa de venir.</p>
+
+<p>Il lui prit des envies f&eacute;roces d'&eacute;trangler Gryphus; mais Gryphus
+&eacute;trangl&eacute; par Corn&eacute;lius, toutes les lois divines et humaines d&eacute;fendaient
+&agrave; Rosa de jamais revoir Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Le ge&ocirc;lier &eacute;chappa donc, sans s'en douter, &agrave; un des plus grands dangers
+qu'il e&ucirc;t jamais courus de sa vie.</p>
+
+<p>Le soir vint, et le d&eacute;sespoir tourna en m&eacute;lancolie; cette m&eacute;lancolie
+&eacute;tait d'autant plus sombre que, malgr&eacute; van Ba&euml;rle, les souvenirs de sa
+pauvre tulipe se m&ecirc;laient &agrave; la douleur qu'il &eacute;prouvait. On en &eacute;tait
+arriv&eacute; juste &agrave; cette &eacute;poque du mois d'avril que les jardiniers les plus
+experts indiquent comme le point pr&eacute;cis de la plantation des tulipes. Il
+avait dit &agrave; Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous indiquerai le jour o&ugrave; vous devez mettre le ca&iuml;eu en terre.</p>
+
+<p>Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer &agrave; la soir&eacute;e suivante. Le
+temps &eacute;tait bon, l'atmosph&egrave;re, quoique encore un peu humide, commen&ccedil;ait
+&agrave; &ecirc;tre temp&eacute;r&eacute;e par ces p&acirc;les rayons du soleil d'avril qui, venant les
+premiers, semblent si doux, malgr&eacute; leur p&acirc;leur. Si Rosa allait laisser
+passer le temps de la plantation! Si &agrave; la douleur de ne pas voir la
+jeune fille se joignait celle de voir avorter le ca&iuml;eu, pour avoir &eacute;t&eacute;
+plant&eacute; trop tard, ou m&ecirc;me pour n'avoir pas &eacute;t&eacute; plant&eacute; du tout!</p>
+
+<p>De ces deux douleurs r&eacute;unies, il y avait certes de quoi perdre le boire
+et le manger.</p>
+
+<p>Ce fut ce qui arriva le quatri&egrave;me jour.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait piti&eacute; que de voir Corn&eacute;lius, muet de douleur et p&acirc;le
+d'inanition, se pencher en dehors de la fen&ecirc;tre grill&eacute;e, au risque de ne
+pouvoir retirer sa t&ecirc;te d'entre les barreaux, pour t&acirc;cher d'apercevoir &agrave;
+gauche le petit jardin dont lui avait parl&eacute; Rosa, et dont le parapet
+confinait, lui avait-elle dit, &agrave; la rivi&egrave;re, et cela dans l'esp&eacute;rance de
+d&eacute;couvrir, &agrave; ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la
+tulipe, ses deux amours bris&eacute;es.</p>
+
+<p>Le soir, Gryphus emporta le d&eacute;jeuner et le d&icirc;ner de Corn&eacute;lius; &agrave; peine
+celui-ci y avait-il touch&eacute;.</p>
+
+<p>Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les
+comestibles destin&eacute;s &agrave; ces deux repas parfaitement intacts.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius ne s'&eacute;tait pas lev&eacute; de la journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, dit Gryphus en descendant apr&egrave;s la derni&egrave;re visite; bon, je crois
+que nous allons &ecirc;tre d&eacute;barrass&eacute;s du savant.</p>
+
+<p>Rosa tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Jacob, et comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se l&egrave;ve plus, dit Gryphus.
+Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre
+sera une bi&egrave;re.</p>
+
+<p>Rosa devint p&acirc;le comme la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe.</p>
+
+<p>Et se levant tout oppress&eacute;e, elle rentra dans sa chambre, o&ugrave; elle prit
+une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exer&ccedil;a &agrave; tracer des
+lettres.</p>
+
+<p>Le lendemain, en se levant pour se tra&icirc;ner jusqu'&agrave; la fen&ecirc;tre, Corn&eacute;lius
+aper&ccedil;ut un papier qu'on avait gliss&eacute; sous la porte.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;lan&ccedil;a sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une &eacute;criture qu'il eut
+peine &agrave; reconna&icirc;tre pour celle de Rosa, tant elle s'&eacute;tait am&eacute;lior&eacute;e
+pendant cette absence de sept jours:</p>
+
+<p>&laquo;Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.&raquo;</p>
+
+<p>Quoique ce petit mot de Rosa calm&acirc;t une partie des douleurs de
+Corn&eacute;lius, il n'en fut pas moins sensible &agrave; l'ironie. Ainsi, c'&eacute;tait
+bien cela, Rosa n'&eacute;tait point malade, Rosa &eacute;tait bless&eacute;e; ce n'&eacute;tait
+point par force que Rosa ne venait plus, c'&eacute;tait volontairement qu'elle
+restait &eacute;loign&eacute;e de Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volont&eacute; la force de ne pas venir
+voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius avait du papier et un crayon que lui avait apport&eacute;s Rosa. Il
+comprit que la jeune fille attendait une r&eacute;ponse, mais que cette r&eacute;ponse
+elle ne la viendrait chercher que la nuit. En cons&eacute;quence il &eacute;crivit sur
+un papier pareil &agrave; celui qu'il avait re&ccedil;u:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est point l'inqui&eacute;tude que me cause ma tulipe qui me rend malade;
+c'est le chagrin que j'&eacute;prouve de ne pas vous voir.&raquo;</p>
+
+<p>Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la
+porte et &eacute;couta.</p>
+
+<p>Mais, avec quelque soin qu'il pr&ecirc;ta l'oreille, il n'entendit ni le pas
+ni le froissement de sa robe.</p>
+
+<p>Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une
+caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; demain.</p>
+
+<p>Demain, c'&eacute;tait le huiti&egrave;me jour. Pendant huit jours Corn&eacute;lius et Rosa
+ne s'&eacute;taient point vus.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XX" id="XX"></a>XX</h3>
+
+<p class="c">CE QUI S'&Eacute;TAIT PASS&Eacute; PENDANT CES HUIT JOURS</p>
+
+
+<p>Le lendemain en effet, &agrave; l'heure habituelle, van Ba&euml;rle entendit gratter
+&agrave; son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons
+jours de leur amiti&eacute;.</p>
+
+<p>On devine que Corn&eacute;lius n'&eacute;tait pas loin de cette porte, &agrave; travers le
+grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue
+depuis trop longtemps.</p>
+
+<p>Rosa, qui l'attendait sa lampe &agrave; la main, ne put retenir un mouvement
+quand elle vit le prisonnier si triste et si p&acirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes souffrant, M. Corn&eacute;lius? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle, r&eacute;pondit Corn&eacute;lius, souffrant d'esprit et de corps.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon p&egrave;re m'a
+dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai &eacute;crit pour vous
+tranquilliser sur le sort du pr&eacute;cieux objet de vos inqui&eacute;tudes.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, dit Corn&eacute;lius, je vous ai r&eacute;pondu. Je croyais, vous voyant
+revenir, ch&egrave;re Rosa, que vous aviez re&ccedil;u ma lettre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, je l'ai re&ccedil;ue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas
+lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez
+&eacute;norm&eacute;ment profit&eacute; sous le rapport de l'&eacute;criture.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, j'ai non seulement re&ccedil;u, mais lu votre billet. C'est pour
+cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de
+vous rendre &agrave; la sant&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Me rendre &agrave; la sant&eacute;! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, mais vous avez donc quelque
+bonne nouvelle &agrave; m'apprendre?</p>
+
+<p>Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux
+brillants d'espoir.</p>
+
+<p>Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voul&ucirc;t pas le
+comprendre, la jeune fille r&eacute;pondit gravement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai seulement &agrave; vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la
+plus grave pr&eacute;occupation que vous ayez.</p>
+
+<p>Rosa pronon&ccedil;a ce peu de mots avec un accent glac&eacute; qui fit tressaillir
+Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Le z&eacute;l&eacute; tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de
+l'indiff&eacute;rence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la
+tulipe noire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura Corn&eacute;lius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit,
+mon Dieu! que je ne songeais qu'&agrave; vous, que c'&eacute;tait vous seule que je
+regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre
+absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumi&egrave;re, la vie.</p>
+
+<p>Rosa sourit m&eacute;lancoliquement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius tressaillit malgr&eacute; lui, et se laissa prendre au pi&egrave;ge si c'en
+&eacute;tait un.</p>
+
+<p>&mdash;Un si grand danger! s'&eacute;cria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel?</p>
+
+<p>Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle
+voulait &eacute;tait au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait
+accepter celui-l&agrave; avec sa faiblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle, vous aviez devin&eacute; juste, le pr&eacute;tendant amoureux, le
+Jacob, ne venait pas pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour qui venait-il donc? demanda Corn&eacute;lius avec anxi&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il venait pour la tulipe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Corn&eacute;lius p&acirc;lissant &agrave; cette nouvelle plus qu'il n'avait p&acirc;li
+lorsque Rosa, se trompant, lui avait annonc&eacute; quinze jours auparavant que
+Jacob venait pour elle.</p>
+
+<p>Rosa vit cette terreur, et Corn&eacute;lius s'aper&ccedil;ut &agrave; l'expression de son
+visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bont&eacute; et
+l'honn&ecirc;tet&eacute; de votre c&#339;ur. Vous, Dieu vous a donn&eacute; la pens&eacute;e, le
+jugement, la force et le mouvement pour vous d&eacute;fendre, mais &agrave; ma pauvre
+tulipe menac&eacute;e, Dieu n'a rien donn&eacute; de tout cela.</p>
+
+<p>Rosa ne r&eacute;pondit point &agrave; cette excuse du prisonnier et continua:</p>
+
+<p>&mdash;Du moment o&ugrave; cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais
+reconnu pour Jacob, vous inqui&eacute;tait, il m'inqui&eacute;tait bien plus encore.
+Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour o&ugrave; je vous ai
+vu pour la derni&egrave;re fois et o&ugrave; vous m'aviez dit...</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, encore une fois, Rosa, s'&eacute;cria-t-il. Ce que je vous ai dit,
+j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai d&eacute;j&agrave; demand&eacute; mon pardon, de cette
+fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?</p>
+
+<p>&mdash;Le lendemain de ce jour-l&agrave;, reprit Rosa, me rappelant ce que vous
+m'aviez dit... de la ruse &agrave; employer pour m'assurer si c'&eacute;tait moi ou la
+tulipe que cet odieux homme suivait...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le ha&iuml;ssez bien cet homme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert
+depuis huit jours!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole,
+Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc
+au jardin, et m'avan&ccedil;ai vers la plate-bande o&ugrave; je devais planter la
+tulipe, tout en regardant derri&egrave;re moi si, cette fois comme l'autre,
+j'&eacute;tais suivie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! la m&ecirc;me ombre se glissa entre la porte et la muraille, et
+disparut encore derri&egrave;re les sureaux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous f&icirc;tes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda
+Corn&eacute;lius, se rappelant dans tous les d&eacute;tails le conseil qu'il avait
+donn&eacute; &agrave; Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une b&ecirc;che
+comme si je plantais le ca&iuml;eu.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui... lui... pendant ce temps?</p>
+
+<p>&mdash;Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre &agrave; travers les
+branches des arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous? voyez-vous? dit Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Puis, ce semblant d'op&eacute;ration achev&eacute;, je me retirai.</p>
+
+<p>&mdash;Mais derri&egrave;re la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte
+qu'&agrave; travers les fentes ou la serrure de cette porte vous p&ucirc;tes voir ce
+qu'il fit, vous une fois partie.</p>
+
+<p>&mdash;Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais
+pas, puis il sortit &agrave; pas de loup de sa cachette, s'approcha de la
+plate-bande par un long d&eacute;tour, puis arriv&eacute; enfin &agrave; son but,
+c'est-&agrave;-dire en face de l'endroit o&ugrave; la terre &eacute;tait fra&icirc;chement remu&eacute;e,
+il s'arr&ecirc;ta d'un air indiff&eacute;rent, regarda de tous c&ocirc;t&eacute;s, interrogea
+chaque angle du jardin, interrogea chaque fen&ecirc;tre des maisons voisines,
+interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il &eacute;tait bien seul,
+bien isol&eacute;, bien hors de la vue de tout le monde, il se pr&eacute;cipita sur la
+plate-bande, enfon&ccedil;a ses deux mains dans la terre molle, en enleva une
+portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le ca&iuml;eu s'y
+trouvait, recommen&ccedil;a trois fois le m&ecirc;me man&egrave;ge, et chaque fois avec une
+action plus ardente, jusqu'&agrave; ce qu'enfin, commen&ccedil;ant &agrave; comprendre qu'il
+pouvait &ecirc;tre dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le
+d&eacute;vorait, prit le r&acirc;teau, &eacute;galisa le terrain pour le laisser &agrave; son
+d&eacute;part dans le m&ecirc;me &eacute;tat o&ugrave; il se trouvait avant qu'il ne l'e&ucirc;t fouill&eacute;,
+et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant
+l'air innocent d'un promeneur ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le mis&eacute;rable, murmura Corn&eacute;lius, essuyant les gouttes de sueur qui
+ruisselaient sur son front. Oh! le mis&eacute;rable, je l'avais devin&eacute;. Mais le
+ca&iuml;eu, Rosa, qu'en avez-vous fait? H&eacute;las! il est d&eacute;j&agrave; un peu tard pour
+le planter.</p>
+
+<p>&mdash;Le ca&iuml;eu, il est depuis six jours en terre.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela? comment cela? s'&eacute;cria Corn&eacute;lius. Oh! mon Dieu, quelle
+imprudence! O&ugrave; est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal
+expos&eacute;? Ne risque-t-il pas de nous &ecirc;tre vol&eacute; par cet affreux Jacob?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne risque pas de nous &ecirc;tre vol&eacute;, &agrave; moins que Jacob ne force la
+porte de ma chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Corn&eacute;lius un peu
+tranquillis&eacute;. Mais dans quelle terre, dans quel r&eacute;cipient? Vous ne le
+faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de
+Dordrecht qui s'ent&ecirc;tent &agrave; croire que l'eau peut remplacer la terre,
+comme si l'eau, qui est compos&eacute;e de trente-trois parties d'oxyg&egrave;ne et de
+soixante-six parties d'hydrog&egrave;ne, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce
+que je vous dis l&agrave;, moi, Rosa!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est un peu savant pour moi, r&eacute;pondit, en souriant, la jeune
+fille, je me contenterai donc de vous r&eacute;pondre, pour vous tranquilliser,
+que votre ca&iuml;eu n'est pas dans l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je respire.</p>
+
+<p>&mdash;Il est dans un bon pot de gr&egrave;s, juste de la largeur de la cruche o&ugrave;
+vous aviez enterr&eacute; le v&ocirc;tre. Il est dans un terrain compos&eacute; de trois
+quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un
+quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent &agrave; vous et &agrave; cet
+inf&acirc;me Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la
+tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! maintenant, reste l'exposition. &Agrave; quelle exposition est-il, Rosa?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant il a le soleil toute la journ&eacute;e, les jours o&ugrave; il y a du
+soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus
+chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Corn&eacute;lius. Je
+l'exposerai sur ma fen&ecirc;tre au levant de huit heures du matin &agrave; onze
+heures, et sur ma fen&ecirc;tre du couchant depuis trois heures de
+l'apr&egrave;s-midi jusqu'&agrave; cinq.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est cela, c'est cela! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, et vous &ecirc;tes un
+jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma
+tulipe va vous prendre tout votre temps.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma
+fille. Je lui donne le temps que je donnerais &agrave; mon enfant, si j'&eacute;tais
+m&egrave;re. Il n'y a qu'en devenant sa m&egrave;re, ajouta Rosa en souriant, que je
+puisse cesser de devenir sa rivale.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne et ch&egrave;re Rosa! murmura Corn&eacute;lius en jetant sur la jeune fille un
+regard o&ugrave; il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui
+consola un peu Rosa.</p>
+
+<p>Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Corn&eacute;lius
+avait cherch&eacute; par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, reprit Corn&eacute;lius, il y a d&eacute;j&agrave; six jours que le ca&iuml;eu est en
+terre?</p>
+
+<p>&mdash;Six jours, oui, M. Corn&eacute;lius, reprit la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Et il ne para&icirc;t pas encore?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais je crois que demain il para&icirc;tra.</p>
+
+<p>&mdash;Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des
+v&ocirc;tres, n'est-ce pas? Je m'inqui&egrave;te bien de la fille, comme vous disiez
+tout &agrave; l'heure; mais je m'int&eacute;resse bien autrement &agrave; la m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Demain, dit Rosa en regardant Corn&eacute;lius de c&ocirc;t&eacute;, demain, je ne sais
+pas si je pourrai.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon Dieu! dit Corn&eacute;lius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas
+demain?</p>
+
+<p>&mdash;M. Corn&eacute;lius, j'ai mille choses &agrave; faire.</p>
+
+<p>&mdash;Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit Rosa, &agrave; aimer votre tulipe.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; vous aimer, Rosa.</p>
+
+<p>Rosa secoua la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il se fit un nouveau silence.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, continua van Ba&euml;rle, interrompant ce silence, tout change dans
+la nature: aux fleurs du printemps succ&egrave;dent d'autres fleurs, et l'on
+voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les
+girofl&eacute;es, se poser avec le m&ecirc;me amour sur les ch&egrave;vrefeuilles, les
+roses, les jasmins, les chrysanth&egrave;mes et les g&eacute;raniums.</p>
+
+<p>&mdash;Que veut dire cela? demanda Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aim&eacute; &agrave; entendre le
+r&eacute;cit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caress&eacute; la fleur de
+notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fan&eacute;e &agrave; l'ombre. Le jardin
+des esp&eacute;rances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce
+n'est pas comme ces beaux jardins &agrave; l'air libre et au soleil. Une fois
+la moisson de mai faite, une fois le butin r&eacute;colt&eacute;, les abeilles comme
+vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux
+diaphanes ailes, passent entre les barreaux, d&eacute;sertent le froid, la
+solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les
+ti&egrave;des exhalaisons... le bonheur, enfin!</p>
+
+<p>Rosa regardait Corn&eacute;lius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il
+avait les yeux au ciel.</p>
+
+<p>Il continua avec un soupir:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez abandonn&eacute;, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre
+saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel
+droit avais-je d'exiger votre fid&eacute;lit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Ma fid&eacute;lit&eacute;! s'&eacute;cria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de
+cacher plus longtemps &agrave; Corn&eacute;lius cette ros&eacute;e de perles qui roulait sur
+ses joues; ma fid&eacute;lit&eacute;! je ne vous ai pas &eacute;t&eacute; fid&egrave;le, moi?</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! est-ce m'&ecirc;tre fid&egrave;le, s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, que de me quitter, que
+de me laisser mourir ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, M. Corn&eacute;lius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui
+pouvait vous faire plaisir? ne m'occup&eacute;-je pas de votre tulipe?</p>
+
+<p>&mdash;De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans m&eacute;lange que
+j'ai eue en ce monde.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous reproche rien, M. Corn&eacute;lius, sinon le seul chagrin profond
+que j'aie ressenti depuis le jour o&ugrave; l'on vint me dire au Buitenhof que
+vous alliez &ecirc;tre mis &agrave; mort.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous d&eacute;pla&icirc;t, Rosa, ma douce Rosa, cela vous d&eacute;pla&icirc;t que j'aime
+les fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne me d&eacute;pla&icirc;t pas que vous les aimiez, M. Corn&eacute;lius; seulement
+cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ch&egrave;re, ch&egrave;re bien-aim&eacute;e, s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, regardez mes mains
+comme elles tremblent, regardez mon front comme il est p&acirc;le, &eacute;coutez,
+&eacute;coutez mon c&#339;ur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma
+tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me
+souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est
+parce que&mdash;je ne sais si cela est vrai&mdash;, c'est parce qu'il me semble
+que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la
+chaleur de vos belles joues derri&egrave;re le froid grillage. Rosa, mon amour,
+rompez le ca&iuml;eu de la tulipe noire, d&eacute;truisez l'espoir de cette fleur,
+&eacute;teignez la douce lumi&egrave;re de ce r&ecirc;ve chaste et charmant que je m'&eacute;tais
+habitu&eacute; &agrave; faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux
+gr&acirc;ces &eacute;l&eacute;gantes, aux caprices divins, &ocirc;tez-moi tout cela, fleur jalouse
+des autres fleurs, &ocirc;tez-moi tout cela, mais ne m'&ocirc;tez point votre voix,
+votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'&ocirc;tez pas le
+feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui
+caressait perp&eacute;tuellement mon c&#339;ur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien
+que je n'aime que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains ti&egrave;des
+et caressantes consentaient enfin &agrave; se livrer &agrave; travers le grillage de
+fer aux l&egrave;vres de Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Avant tout, Rosa...</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il que je vous croie?</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous croyez en Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;Trop peu malheureusement, ch&egrave;re Rosa, mais cela vous engage, vous.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, demanda Rosa, et &agrave; quoi cela m'engage-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; ne pas vous marier d'abord.</p>
+
+<p>Elle sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; comme vous &ecirc;tes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez
+une belle: vous ne pensez qu'&agrave; elle, vous ne r&ecirc;vez que d'elle; vous &ecirc;tes
+condamn&eacute; &agrave; mort, et en marchant &agrave; l'&eacute;chafaud vous lui consacrez votre
+dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le
+sacrifice de mes r&ecirc;ves, de mon ambition.</p>
+
+<p>&mdash;Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Corn&eacute;lius
+cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme &agrave; laquelle
+Rosa p&ucirc;t faire allusion.</p>
+
+<p>&mdash;Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire &agrave; la taille
+souple, aux pieds fins, &agrave; la t&ecirc;te pleine de noblesse. Je parle de votre
+fleur, enfin.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre
+amoureux, ou plut&ocirc;t mon amoureux Jacob, vous &ecirc;tes entour&eacute;e de galants
+qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit
+des &eacute;tudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, &agrave;
+Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point
+d'&eacute;tudiants?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup m&ecirc;me, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Qui &eacute;crivent?</p>
+
+<p>&mdash;Qui &eacute;crivent.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que vous savez lire...</p>
+
+<p>Et Corn&eacute;lius poussa un soupir en songeant que c'&eacute;tait &agrave; lui, pauvre
+prisonnier, que Rosa devait le privil&egrave;ge de lire les billets doux
+qu'elle recevait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Corn&eacute;lius, qu'en lisant les
+billets qu'on m'&eacute;crit, qu'en examinant les galants qui se pr&eacute;sentent, je
+ne fais que suivre vos instructions.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! mes instructions?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant &agrave; son
+tour, oubliez-vous le testament &eacute;crit par vous, sur la Bible de M.
+Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais
+lire, je le relis tous les jours, et plut&ocirc;t deux fois qu'une. Eh bien!
+dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'&eacute;pouser un beau jeune
+homme de vingt-six &agrave; vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et
+comme toute ma journ&eacute;e est consacr&eacute;e &agrave; votre tulipe, il faut bien que
+vous me laissiez le soir pour le trouver.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Rosa, le testament est fait dans la pr&eacute;vision de ma mort, et,
+gr&acirc;ce au ciel, je suis vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six &agrave;
+vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, Rosa, venez! venez!</p>
+
+<p>&mdash;Mais &agrave; une condition.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est accept&eacute;e d'avance!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et,
+comme par m&eacute;garde, elle approcha sa joue fra&icirc;che, si proche du grillage
+que Corn&eacute;lius put la toucher de ses l&egrave;vres. Rosa poussa un petit cri
+plein d'amour et disparut.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI</h3>
+
+<p class="c">LE SECOND CA&Iuml;EU</p>
+
+
+<p>La nuit fut bonne et la journ&eacute;e du lendemain meilleure encore.</p>
+
+<p>Les jours pr&eacute;c&eacute;dents, la prison s'&eacute;tait alourdie, assombrie, abaiss&eacute;e;
+elle pesait de tout son poids sur le pauvre prisonnier. Ses murs &eacute;taient
+noirs, son air &eacute;tait froid, les barreaux &eacute;taient serr&eacute;s &agrave; laisser passer
+&agrave; peine le jour.</p>
+
+<p>Mais lorsque Corn&eacute;lius se r&eacute;veilla, un rayon de soleil matinal jouait
+dans les barreaux; des pigeons fendaient l'air de leurs ailes &eacute;tendues,
+tandis que d'autres roucoulaient amoureusement sur le toit voisin de la
+fen&ecirc;tre encore ferm&eacute;e.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius courut &agrave; cette fen&ecirc;tre et l'ouvrit; il lui sembla que la vie,
+la joie, presque la libert&eacute;, entraient avec ce rayon de soleil dans la
+sombre chambre.</p>
+
+<p>C'est que l'amour y fleurissait et faisait fleurir chaque chose autour
+de lui: l'amour, fleur du ciel bien autrement radieuse, bien autrement
+parfum&eacute;e que toutes les fleurs de la terre.</p>
+
+<p>Quand Gryphus entra dans la chambre du prisonnier, au lieu de le trouver
+morose et couch&eacute; comme les autres jours, il le trouva debout et chantant
+un petit air d'op&eacute;ra.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! fit celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Comment allons-nous, ce matin? dit Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Gryphus le regarda de travers.</p>
+
+<p>&mdash;Le chien, et M. Jacob, et notre belle Rosa, comment tout cela va-t-il?</p>
+
+<p>Gryphus grin&ccedil;a des dents.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; votre d&eacute;jeuner, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, ami Cerberus, fit le prisonnier; il arrive &agrave; temps, car j'ai
+grand faim.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez faim? dit Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, pourquoi pas? demanda van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Il para&icirc;t que la conspiration marche, dit Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle conspiration? demanda van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! on sait ce qu'on dit, mais on veillera, M. le savant; soyez
+tranquille, on veillera.</p>
+
+<p>&mdash;Veillez, ami Gryphus! dit van Ba&euml;rle, veillez! ma conspiration, comme
+ma personne, est toute &agrave; votre service.</p>
+
+<p>&mdash;On verra cela &agrave; midi, dit Gryphus.</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; midi, r&eacute;p&eacute;ta Corn&eacute;lius, que veut-il dire? Soit, attendons midi; &agrave;
+midi nous verrons. C'&eacute;tait facile &agrave; Corn&eacute;lius d'attendre midi: Corn&eacute;lius
+attendait neuf heures.</p>
+
+<p>Midi sonna et l'on entendit dans l'escalier, non seulement le pas de
+Gryphus, mais des pas de trois ou quatre soldats montant avec lui.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit, Gryphus entra, introduisit les hommes, et referma la
+porte derri&egrave;re eux.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;! Maintenant, cherchons.</p>
+
+<p>On chercha dans les poches de Corn&eacute;lius, entre sa veste et son gilet,
+entre son gilet et sa chemise, entre sa chemise et sa chair; on ne
+trouva rien.</p>
+
+<p>On chercha dans les draps, dans les matelas, dans la paillasse du lit;
+on ne trouva rien.</p>
+
+<p>Ce fut alors que Corn&eacute;lius se f&eacute;licita de ne point avoir accept&eacute; le
+troisi&egrave;me ca&iuml;eu. Gryphus, dans cette perquisition, l'e&ucirc;t bien
+certainement trouv&eacute;, si bien cach&eacute; qu'il f&ucirc;t, et il l'e&ucirc;t trait&eacute; comme
+le premier.</p>
+
+<p>Au reste, jamais prisonnier n'assista d'un visage plus serein &agrave; une
+perquisition faite dans son domicile.</p>
+
+<p>Gryphus se retira avec le crayon et les trois ou quatre feuilles de
+papier blanc que Rosa avait donn&eacute;s &agrave; Corn&eacute;lius; ce fut le seul troph&eacute;e
+de l'exp&eacute;dition.</p>
+
+<p>&Agrave; six heures, Gryphus revint, mais seul; Corn&eacute;lius voulut l'adoucir;
+mais Gryphus grogna, montra un croc qu'il avait dans le coin de la
+bouche, et sortit &agrave; reculons, comme un homme qui a peur qu'on ne le
+force.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;clata de rire.</p>
+
+<p>Ce qui fit que Gryphus, qui connaissait les auteurs, lui cria &agrave; travers
+la grille:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, c'est bon; rira bien qui rira le dernier.</p>
+
+<p>Celui qui devait rire le dernier, ce soir-l&agrave; du moins, c'&eacute;tait
+Corn&eacute;lius, car Corn&eacute;lius attendait Rosa. Rosa vint &agrave; neuf heures; mais
+Rosa vint sans lanterne. Rosa n'avait plus besoin de lumi&egrave;re, elle
+savait lire.</p>
+
+<p>Puis la lumi&egrave;re pouvait d&eacute;noncer Rosa, espionn&eacute;e plus que jamais par
+Jacob.</p>
+
+<p>Puis enfin, &agrave; la lumi&egrave;re on voyait trop la rougeur de Rosa lorsque Rosa
+rougissait.</p>
+
+<p>De quoi parl&egrave;rent les deux jeunes gens ce soir-l&agrave;? Des choses dont
+parlent les amoureux au seuil d'une porte en France, de l'un et de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; d'un balcon en Espagne, du haut en bas d'une terrasse en
+Orient.</p>
+
+<p>Ils parl&egrave;rent de ces choses qui mettent des ailes au pied des heures,
+qui ajoutent des plumes aux ailes du temps.</p>
+
+<p>Ils parl&egrave;rent de tout, except&eacute; de la tulipe noire.</p>
+
+<p>Puis &agrave; dix heures, comme d'habitude, ils se quitt&egrave;rent.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;tait heureux, aussi compl&egrave;tement heureux que peut l'&ecirc;tre un
+tulipier &agrave; qui on n'a point parl&eacute; de sa tulipe.</p>
+
+<p>Il trouvait Rosa jolie comme tous les Amours de la terre; il la trouvait
+bonne, gracieuse, charmante.</p>
+
+<p>Mais pourquoi Rosa d&eacute;fendait-elle qu'on parl&acirc;t tulipe?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un grand d&eacute;faut qu'avait l&agrave; Rosa.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius se dit, en soupirant, que la femme n'&eacute;tait point parfaite.</p>
+
+<p>Une partie de la nuit, il m&eacute;dita sur cette imperfection. Ce qui veut
+dire que tant qu'il veilla il pensa &agrave; Rosa.</p>
+
+<p>Une fois endormi, il r&ecirc;va d'elle.</p>
+
+<p>Mais la Rosa des r&ecirc;ves &eacute;tait bien autrement parfaite que la Rosa de la
+r&eacute;alit&eacute;. Non seulement celle-l&agrave; parlait tulipe, mais encore celle-l&agrave;
+apportait &agrave; Corn&eacute;lius une magnifique tulipe noire &eacute;close dans un vase de
+Chine.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius se r&eacute;veilla tout frissonnant de joie et en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, Rosa, je t'aime.</p>
+
+<p>Et comme il faisait jour, Corn&eacute;lius ne jugea point &agrave; propos de se
+rendormir.</p>
+
+<p>Il resta donc toute la journ&eacute;e sur l'id&eacute;e qu'il avait eue &agrave; son r&eacute;veil.</p>
+
+<p>Ah! si Rosa e&ucirc;t parl&eacute; tulipe, Corn&eacute;lius e&ucirc;t pr&eacute;f&eacute;r&eacute; Rosa &agrave; la reine
+S&eacute;miramis, &agrave; la reine Cl&eacute;op&acirc;tre, &agrave; la reine &Eacute;lisabeth, &agrave; la reine Anne
+d'Autriche, c'est-&agrave;-dire aux plus grandes ou aux plus belles reines du
+monde.</p>
+
+<p>Mais Rosa avait d&eacute;fendu sous peine de ne plus revenir, Rosa avait
+d&eacute;fendu qu'avant trois jours on caus&acirc;t tulipe.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait soixante-douze heures donn&eacute;es &agrave; l'amant, c'est vrai; mais
+c'&eacute;tait soixante-douze heures retranch&eacute;es &agrave; l'horticulteur.</p>
+
+<p>Il est vrai que sur ces soixante-douze heures, trente-six &eacute;taient d&eacute;j&agrave;
+pass&eacute;es.</p>
+
+<p>Les trente-six autres passeraient bien vite, dix-huit &agrave; attendre,
+dix-huit au souvenir.</p>
+
+<p>Rosa revint &agrave; la m&ecirc;me heure; Corn&eacute;lius supporta h&eacute;ro&iuml;quement sa
+p&eacute;nitence. C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un pythagoricien tr&egrave;s distingu&eacute; que Corn&eacute;lius, et
+pourvu qu'on lui e&ucirc;t permis de demander une fois par jour des nouvelles
+de sa tulipe, il f&ucirc;t bien rest&eacute; cinq ans, selon les statuts de l'ordre,
+sans parler d'autre chose.</p>
+
+<p>Au reste, la belle visiteuse comprenait bien que lorsqu'on commande d'un
+c&ocirc;t&eacute;, il faut c&eacute;der de l'autre. Rosa laissait Corn&eacute;lius tirer ses doigts
+par le guichet; Rosa laissait Corn&eacute;lius baiser ses cheveux &agrave; travers le
+grillage.</p>
+
+<p>Pauvre enfant! toutes ces mignardises de l'amour &eacute;taient bien autrement
+dangereuses pour elle que de parler tulipe.</p>
+
+<p>Elle comprit cela en rentrant chez elle, le c&#339;ur bondissant, les joues
+ardentes, les l&egrave;vres s&egrave;ches et les yeux humides.</p>
+
+<p>Aussi, le lendemain soir, apr&egrave;s les premi&egrave;res paroles &eacute;chang&eacute;es, apr&egrave;s
+les premi&egrave;res caresses faites, elle regarda Corn&eacute;lius &agrave; travers le
+grillage, et dans la nuit, avec ce regard qu'on sent quand on ne le voit
+pas:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-elle, elle a lev&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Elle a lev&eacute;! quoi? qui? demanda Corn&eacute;lius, n'osant croire que Rosa
+abr&eacute;ge&acirc;t d'elle-m&ecirc;me la dur&eacute;e de son &eacute;preuve.</p>
+
+<p>&mdash;La tulipe, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, vous permettez donc...?</p>
+
+<p>&mdash;Eh oui, dit Rosa d'un ton d'une m&egrave;re tendre qui permet une joie &agrave; son
+enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Rosa! dit Corn&eacute;lius en allongeant ses l&egrave;vres &agrave; travers le
+grillage, dans l'esp&eacute;rance de toucher une joue, une main, un front,
+quelque chose enfin.</p>
+
+<p>Il toucha mieux que tout cela, il toucha deux l&egrave;vres entr'ouvertes.</p>
+
+<p>Rosa poussa un petit cri.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius comprit qu'il fallait se h&acirc;ter de continuer la conversation;
+il sentait que ce contact inattendu avait fort effarouch&eacute; Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Lev&eacute; bien droit? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle est bien haute?</p>
+
+<p>&mdash;Haute de deux pouces au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Rosa ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu'&agrave; elle.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'&agrave; elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais &ecirc;tre jaloux &agrave; mon
+tour.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! vous savez bien que penser &agrave; elle c'est penser &agrave; vous. Je ne la
+perds pas de vue. De mon lit je la vois; en m'&eacute;veillant, c'est le
+premier objet que je regarde; en m'endormant, le dernier objet que je
+perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille pr&egrave;s d'elle, car
+depuis qu'elle est dans ma chambre, je ne quitte plus ma chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, Rosa c'est votre dot, vous savez.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et gr&acirc;ce &agrave; elle je pourrai &eacute;pouser un jeune homme de vingt-six ou
+vingt-huit ans que j'aimerai.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, m&eacute;chante.</p>
+
+<p>Et Corn&eacute;lius parvint &agrave; saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit,
+sinon changer de conversation, du moins succ&eacute;der le silence au dialogue.
+Ce soir-l&agrave;, Corn&eacute;lius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa
+main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout &agrave; son
+aise. &Agrave; partir de ce moment, chaque jour amena un progr&egrave;s dans la tulipe
+et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'&eacute;taient les feuilles
+qui s'&eacute;taient ouvertes, l'autre fois c'&eacute;tait la fleur elle-m&ecirc;me qui
+s'&eacute;tait nou&eacute;e. &Agrave; cette nouvelle, la joie de Corn&eacute;lius fut grande, et ses
+questions se succ&eacute;d&egrave;rent avec une rapidit&eacute; qui t&eacute;moignait de leur
+importance.</p>
+
+<p>&mdash;Nou&eacute;e! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, elle est nou&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est nou&eacute;e, r&eacute;p&eacute;ta Rosa.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius chancela de joie et fut forc&eacute; de se retenir au guichet.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il.</p>
+
+<p>Puis revenant &agrave; Rosa:</p>
+
+<p>&mdash;L'ovale est-il r&eacute;gulier? le cylindre est-il plein? les pointes
+sont-elles bien vertes?</p>
+
+<p>&mdash;L'ovale a pr&egrave;s d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre
+gonfle ses flancs, les pointes sont pr&ecirc;tes &agrave; s'entr'ouvrir.</p>
+
+<p>Cette nuit-l&agrave;, Corn&eacute;lius dormit peu: c'&eacute;tait un moment supr&ecirc;me que celui
+o&ugrave; les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours apr&egrave;s, Rosa annon&ccedil;ait
+qu'elles &eacute;taient entr'ouvertes.</p>
+
+<p>&mdash;Entr'ouvertes, Rosa! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, l'involucrum est entr'ouvert!
+Mais alors on voit donc, on peut distinguer d&eacute;j&agrave;...?</p>
+
+<p>Et le prisonnier s'arr&ecirc;ta haletant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur
+diff&eacute;rente, mince comme un cheveu.</p>
+
+<p>&mdash;Et la couleur? fit Corn&eacute;lius en tremblant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! r&eacute;pondit Rosa, c'est bien fonc&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Brun!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! plus fonc&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Plus fonc&eacute;, bonne Rosa, plus fonc&eacute;! merci. Fonc&eacute; comme l'&eacute;b&egrave;ne, fonc&eacute;
+comme...</p>
+
+<p>&mdash;Fonc&eacute; comme l'encre avec laquelle je vous ai &eacute;crit.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius poussa un cri de joie folle.</p>
+
+<p>Puis s'arr&ecirc;tant tout &agrave; coup:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse
+vous &ecirc;tre compar&eacute;, Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! dit Rosa, souriant &agrave; cette exaltation.</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, vous avez tant travaill&eacute;, Rosa, vous avez tant fait pour moi;
+Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire! Rosa, Rosa,
+vous &ecirc;tes ce que Dieu a cr&eacute;&eacute; de plus parfait sur la terre!</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s la tulipe cependant?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! taisez-vous, mauvaise; taisez-vous! Par piti&eacute;, ne me g&acirc;tez pas ma
+joie! Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est &agrave; ce point, dans deux
+ou trois jours au plus tard elle va fleurir?</p>
+
+<p>&mdash;Demain ou apr&egrave;s-demain, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! et je ne la verrai pas, s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, en se renversant en
+arri&egrave;re, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit
+adorer, comme je baise vos mains, Rosa, comme je baise vos cheveux,
+comme je baise vos joues, quand par hasard elles se trouvent &agrave; port&eacute;e du
+guichet.</p>
+
+<p>Rosa approcha sa joue, non point par hasard, mais avec volont&eacute;; les
+l&egrave;vres du jeune homme s'y coll&egrave;rent avidement.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non! non! Sit&ocirc;t qu'elle sera ouverte, mettez-la bien &agrave; l'ombre,
+Rosa, et &agrave; l'instant m&ecirc;me, &agrave; l'instant, envoyez &agrave; Harlem pr&eacute;venir le
+pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; d'horticulture que la grande tulipe noire est
+fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous
+trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa?</p>
+
+<p>Rosa sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Assez? demanda Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai trois cents florins.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il
+vous faut envoyer, c'est vous-m&ecirc;me, vous-m&ecirc;me, Rosa, qui devez aller &agrave;
+Harlem.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pendant ce temps, la fleur?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la fleur, vous l'emporterez. Vous comprenez bien qu'il ne faut pas
+vous s&eacute;parer d'elle un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en ne me s&eacute;parant point d'elle, je me s&eacute;pare de vous, M.
+Corn&eacute;lius, dit Rosa attrist&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, ma douce, ma ch&egrave;re Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont
+m&eacute;chants! Que leur ai-je donc fait? et pourquoi m'ont-ils priv&eacute; de la
+libert&eacute;? Vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh
+bien, vous enverrez quelqu'un &agrave; Harlem, voil&agrave;; ma foi, le miracle est
+assez grand pour que le pr&eacute;sident se d&eacute;range; il viendra lui-m&ecirc;me &agrave;
+Loewestein chercher la tulipe.</p>
+
+<p>Puis, s'arr&ecirc;tant tout &agrave; coup et d'une voix tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Rosa! murmura Corn&eacute;lius, Rosa! si elle allait ne pas &ecirc;tre noire?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! vous le saurez demain ou apr&egrave;s-demain soir.</p>
+
+<p>&mdash;Attendre jusqu'au soir pour savoir cela, Rosa!... Je mourrai
+d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal?</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Que ferez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous
+le dire moi-m&ecirc;me. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous
+glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre
+la premi&egrave;re et la deuxi&egrave;me inspection de mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annon&ccedil;ant cette nouvelle,
+c'est-&agrave;-dire un double bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! dit Corn&eacute;lius, oui! allez, Rosa, allez!</p>
+
+<p>Rosa se retira presque triste.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius l'avait presque renvoy&eacute;e.</p>
+
+<p>Il est vrai que c'&eacute;tait pour veiller sur la tulipe noire.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII</h3>
+
+<p class="c">&Eacute;PANOUISSEMENT</p>
+
+
+<p>La nuit s'&eacute;coula bien douce, mais en m&ecirc;me temps bien agit&eacute;e pour
+Corn&eacute;lius. &Agrave; chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa
+l'appelait; il s'&eacute;veillait en sursaut, il allait &agrave; la porte, il
+approchait son visage du guichet; le guichet &eacute;tait solitaire, le
+corridor &eacute;tait vide.</p>
+
+<p>Sans doute Rosa veillait de son c&ocirc;t&eacute;; mais plus heureuse que lui, elle
+veillait sur la tulipe; elle avait l&agrave; sous ses yeux la noble fleur,
+cette merveille des merveilles, non seulement inconnue encore, mais crue
+impossible.</p>
+
+<p>Que dirait le monde lorsqu'il apprendrait que la tulipe noire &eacute;tait
+trouv&eacute;e, qu'elle existait, et que c'&eacute;tait van Ba&euml;rle le prisonnier qui
+l'avait trouv&eacute;e?</p>
+
+<p>Comme Corn&eacute;lius e&ucirc;t envoy&eacute; loin de lui un homme qui f&ucirc;t venu lui
+proposer la libert&eacute; en &eacute;change de sa tulipe!</p>
+
+<p>Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'&eacute;tait pas fleurie encore.</p>
+
+<p>La journ&eacute;e passa comme la nuit.</p>
+
+<p>La nuit vint, et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa l&eacute;g&egrave;re comme un oiseau.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! tout va &agrave; merveille. Cette nuit sans faute votre tulipe
+fleurira!</p>
+
+<p>&mdash;Et fleurira noire?</p>
+
+<p>&mdash;Noire comme du jais.</p>
+
+<p>&mdash;Sans une seule tache d'une autre couleur?</p>
+
+<p>&mdash;Sans une seule tache.</p>
+
+<p>&mdash;Bont&eacute; du Ciel! Rosa, j'ai pass&eacute; la nuit &agrave; r&ecirc;ver, &agrave; vous d'abord...</p>
+
+<p>Rosa fit un petit signe d'incr&eacute;dulit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Puis &agrave; ce que nous devions faire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! voil&agrave; ce que j'ai d&eacute;cid&eacute;. La tulipe fleurie, quand il sera
+constat&eacute; qu'elle est noire et parfaitement noire, il vous faut trouver
+un messager.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Un messager s&ucirc;r?</p>
+
+<p>&mdash;Un messager dont je r&eacute;ponds, un de mes amoureux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas Jacob, j'esp&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un gar&ccedil;on
+alerte, de vingt-cinq &agrave; vingt-six ans.</p>
+
+<p>&mdash;Diable!</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'&acirc;ge, puisque
+vous-m&ecirc;me vous avez fix&eacute; l'&acirc;ge de vingt-six &agrave; vingt-huit ans.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Comme sur moi, il se jetterait de son bateau dans le Wahal ou dans la
+Meuse, &agrave; mon choix, si je le lui ordonnais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Rosa, en dix heures ce gar&ccedil;on peut &ecirc;tre &agrave; Harlem; vous me
+donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de
+l'encre, et j'&eacute;crirai, ou plut&ocirc;t vous &eacute;crirez, vous; moi, pauvre
+prisonnier, peut-&ecirc;tre verrait-on, comme voit votre p&egrave;re, une
+conspiration l&agrave;-dessous. Vous &eacute;crirez au pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute;
+d'horticulture, et, j'en suis certain, le pr&eacute;sident viendra.</p>
+
+<p>&mdash;Mais s'il tarde?</p>
+
+<p>&mdash;Supposez qu'il tarde un jour, deux jours m&ecirc;me; mais c'est impossible,
+un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une
+minute, pas une seconde &agrave; se mettre en route pour voir la huiti&egrave;me
+merveille du monde. Mais, comme je le disais, tard&acirc;t-il un jour,
+tard&acirc;t-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La
+tulipe vue par le pr&eacute;sident, le proc&egrave;s-verbal dress&eacute; par lui, tout est
+dit, vous gardez un double du proc&egrave;s-verbal, Rosa, et vous lui confiez
+la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-m&ecirc;mes, Rosa, elle n'e&ucirc;t
+quitt&eacute; mes bras que pour passer dans les v&ocirc;tres; mais c'est un r&ecirc;ve
+auquel il ne faut pas songer, continua Corn&eacute;lius en soupirant; d'autres
+yeux la verront d&eacute;fleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que ne la voie le
+pr&eacute;sident, ne la laissez voir &agrave; personne. La tulipe noire, bon Dieu! si
+quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh!</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'avez-vous pas dit vous-m&ecirc;me ce que vous craignez &agrave; l'endroit de
+votre amoureux Jacob? On vole bien un florin, pourquoi n'en volerait-on
+pas cent mille?</p>
+
+<p>&mdash;Je veillerai, allez, soyez tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Si pendant que vous &ecirc;tes ici elle allait s'ouvrir?</p>
+
+<p>&mdash;La capricieuse en est bien capable, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous la trouviez ouverte en rentrant?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Rosa, du moment o&ugrave; elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura
+pas un moment &agrave; perdre pour pr&eacute;venir le pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous pr&eacute;venir, vous. Oui, je comprends.</p>
+
+<p>Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence &agrave; comprendre
+une faiblesse, sinon &agrave; s'y habituer.</p>
+
+<p>&mdash;Je retourne aupr&egrave;s de la tulipe, M. van Ba&euml;rle, et aussit&ocirc;t ouverte,
+vous &ecirc;tes pr&eacute;venu; aussit&ocirc;t vous pr&eacute;venu, le messager part.</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, Rosa, je ne sais plus &agrave; quelle merveille du ciel ou de la terre
+vous comparer.</p>
+
+<p>&mdash;Comparez-moi &agrave; la tulipe noire, M. Corn&eacute;lius, et je serai bien
+flatt&eacute;e, je vous jure; disons-nous donc au revoir, M. Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dites: Au revoir, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consol&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Dites: Mon ami bien-aim&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon ami...</p>
+
+<p>&mdash;Bien-aim&eacute;, Rosa, je vous en supplie, bien-aim&eacute;, bien-aim&eacute;, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Bien-aim&eacute;, oui, bien-aim&eacute;, fit Rosa palpitante, enivr&eacute;e, folle de
+joie.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aim&eacute;, dites aussi bienheureux,
+dites heureux comme jamais homme n'a &eacute;t&eacute; heureux et b&eacute;ni sous le ciel.
+Il ne me manque qu'une chose, Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Votre joue, votre joue fra&icirc;che, votre joue rose, votre joue velout&eacute;e.
+Oh! Rosa, de votre volont&eacute;, non plus par surprise, non plus par
+accident, Rosa. Ah!</p>
+
+<p>Le prisonnier acheva sa pri&egrave;re dans un soupir; il venait de rencontrer
+les l&egrave;vres de la jeune fille, non plus par accident, non plus par
+surprise, comme cent ans plus tard Saint-Preux devait rencontrer les
+l&egrave;vres de Julie.</p>
+
+<p>Rosa s'enfuit. Corn&eacute;lius resta l'&acirc;me suspendue &agrave; ses l&egrave;vres, le visage
+coll&eacute; au guichet. Corn&eacute;lius &eacute;touffait de joie et de bonheur, il ouvrit
+sa fen&ecirc;tre et contempla longtemps, avec un c&#339;ur gonfl&eacute; de joie, l'azur
+sans nuages du ciel, la lune qui argentait le double fleuve, ruisselant
+par-del&agrave; les collines. Il se remplit les poumons d'air g&eacute;n&eacute;reux et pur,
+l'esprit de douces id&eacute;es, l'&acirc;me de reconnaissance et d'admiration
+religieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous &ecirc;tes toujours l&agrave;-haut, mon Dieu! s'&eacute;cria-t-il &agrave; demi
+prostern&eacute;, les yeux ardemment tendus vers les &eacute;toiles; pardonnez-moi
+d'avoir presque dout&eacute; de vous ces jours derniers; vous vous cachiez
+derri&egrave;re vos nuages, et un instant j'ai cess&eacute; de vous voir, Dieu bon,
+Dieu &eacute;ternel, Dieu mis&eacute;ricordieux! Mais aujourd'hui, mais ce soir, mais
+cette nuit, oh! je vous vois tout entier dans le miroir de vos cieux et
+surtout dans le miroir de mon c&#339;ur.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait gu&eacute;ri, le pauvre malade, il &eacute;tait libre, le pauvre prisonnier!</p>
+
+<p>Pendant une partie de la nuit Corn&eacute;lius demeura suspendu aux barreaux de
+sa fen&ecirc;tre, l'oreille au guet, concentrant ses cinq sens en un seul, ou
+plut&ocirc;t en deux seulement: il regardait et &eacute;coutait.</p>
+
+<p>Il regardait le ciel, il &eacute;coutait la terre.</p>
+
+<p>Puis, l'&#339;il tourn&eacute; de temps en temps vers le corridor:</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;-bas, disait-il, est Rosa, Rosa qui veille comme moi, comme moi
+attendant de minute en minute. L&agrave;-bas, sous les yeux de Rosa, est la
+fleur myst&eacute;rieuse, qui vit, qui s'entr'ouvre, qui s'ouvre; peut-&ecirc;tre en
+ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts d&eacute;licats
+et ti&eacute;dis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-&ecirc;tre touche-t-elle de
+ses l&egrave;vres son calice entr'ouvert. Effleure-le avec pr&eacute;caution, Rosa.
+Rosa, tes l&egrave;vres br&ucirc;lent. Peut-&ecirc;tre en ce moment, mes deux amours se
+caressent-ils sous le regard de Dieu.</p>
+
+<p>En ce moment, une &eacute;toile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui
+s&eacute;parait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il, voil&agrave; Dieu qui envoie une &acirc;me &agrave; ma fleur. Et comme s'il
+e&ucirc;t devin&eacute; juste, presque au m&ecirc;me moment, le prisonnier entendit dans le
+corridor des pas l&eacute;gers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une
+robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Corn&eacute;lius, mon ami, mon ami bien-aim&eacute; et bien heureux, venez, venez
+vite.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius ne fit qu'un bon de la crois&eacute;e au guichet. Cette fois encore
+ses l&egrave;vres rencontr&egrave;rent les l&egrave;vres murmurantes de Rosa, qui lui dit
+dans un baiser:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est ouverte, elle est noire, la voil&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;Comment, la voil&agrave;! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, d&eacute;tachant ses l&egrave;vres des l&egrave;vres
+de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande
+joie: la voil&agrave;, tenez.</p>
+
+<p>Et, d'une main, elle leva &agrave; la hauteur du guichet, une petite lanterne
+sourde, qu'elle venait de faire lumineuse; tandis qu'&agrave; la m&ecirc;me hauteur
+elle levait, de l'autre, la miraculeuse tulipe.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius jeta un cri et pensa s'&eacute;vanouir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me r&eacute;compensez de mon
+innocence et de ma captivit&eacute;, puisque vous avez fait pousser ces deux
+fleurs au guichet de ma prison.</p>
+
+<p>&mdash;Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrass&eacute;e tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius retenant son haleine toucha du bout des l&egrave;vres la pointe de la
+fleur, et jamais baiser donn&eacute; aux l&egrave;vres d'une femme, f&ucirc;t-ce aux l&egrave;vres
+de Rosa, ne lui entra si profond&eacute;ment dans le c&#339;ur.</p>
+
+<p>La tulipe &eacute;tait belle, splendide, magnifique; sa tige avait plus de
+dix-huit pouces de hauteur; elle s'&eacute;lan&ccedil;ait du sein de quatre feuilles
+vertes, lisses, droites comme des fers de lance; sa fleur tout enti&egrave;re
+&eacute;tait noire et brillante comme du jais.</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, dit Corn&eacute;lius tout haletant, Rosa, plus un instant &agrave; perdre, il
+faut &eacute;crire la lettre.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est &eacute;crite, mon bien-aim&eacute; Corn&eacute;lius, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'&eacute;crivais, moi, car je ne voulais
+pas qu'un seul instant f&ucirc;t perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous
+la trouvez bien.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius prit la lettre et lut, sur une &eacute;criture qui avait encore fait
+de grands progr&egrave;s depuis le petit mot qu'il avait re&ccedil;u de Rosa:</p>
+
+<div class="lettre">
+<p>&laquo;Monsieur le pr&eacute;sident,</p>
+
+<p>&laquo;La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-&ecirc;tre. Aussit&ocirc;t
+ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-m&ecirc;me
+en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la
+fille du ge&ocirc;lier Gryphus, presque aussi prisonni&egrave;re que les prisonniers
+de mon p&egrave;re. Je ne pourrai donc vous porter cette merveille. C'est
+pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;Mon d&eacute;sir est qu'elle s'appelle <i>Rosa Barl&aelig;nsis</i>.</p>
+
+<p>&laquo;Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire... Venez M. le
+pr&eacute;sident, venez.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai l'honneur d'&ecirc;tre votre humble servante.</p>
+
+<p class="r smcap">&laquo;ROSA GRYPHUS.&raquo;</p>
+</div>
+
+<p>&mdash;C'est cela, c'est cela, ch&egrave;re Rosa. Cette lettre est &agrave; merveille. Je
+ne l'eusse point &eacute;crite avec cette simplicit&eacute;. Au congr&egrave;s, vous donnerez
+tous les renseignements qui vous seront demand&eacute;s. On saura comment la
+tulipe a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;e, &agrave; combien de soins, de veilles, de craintes, elle a
+donn&eacute; lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant &agrave; perdre... Le
+messager! le messager!</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle le pr&eacute;sident?</p>
+
+<p>&mdash;Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer
+van Herysen, le bourgmestre de Harlem... Donnez, Rosa, donnez.</p>
+
+<p>Et, d'une main tremblante, Corn&eacute;lius &eacute;crivit sur la lettre:</p>
+
+<div class="lettre">
+<p>&laquo;&Agrave; mynheer Peters van Herysen, bourgmestre et pr&eacute;sident de la Soci&eacute;t&eacute;
+horticole de Harlem.&raquo;</p>
+</div>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Corn&eacute;lius; et mettons-nous sous
+la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gard&eacute;s.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII</h3>
+
+<p class="c">L'ENVIEUX</p>
+
+
+<p>En effet, les pauvres jeunes gens avaient grand besoin d'&ecirc;tre gard&eacute;s par
+la protection directe du Seigneur.</p>
+
+<p>Jamais ils n'avaient &eacute;t&eacute; si pr&egrave;s du d&eacute;sespoir que dans ce moment m&ecirc;me o&ugrave;
+ils croyaient &ecirc;tre certains de leur bonheur.</p>
+
+<p>Nous ne douterons point de l'intelligence de notre lecteur &agrave; ce point de
+douter qu'il n'ait reconnu dans Jacob, notre ancien ami, ou plut&ocirc;t notre
+ancien ennemi, Isaac Boxtel.</p>
+
+<p>Le lecteur a donc devin&eacute; que Boxtel avait suivi du Buitenhof &agrave;
+Loewestein l'objet de son amour et l'objet de sa haine:</p>
+
+<p>La tulipe noire et Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle.</p>
+
+<p>Ce que tout autre tulipier et qu'un tulipier envieux n'e&ucirc;t jamais pu
+d&eacute;couvrir, c'est-&agrave;-dire l'existence des ca&iuml;eux et les ambitions du
+prisonnier, l'envie l'avait fait, sinon d&eacute;couvrir, du moins deviner &agrave;
+Boxtel.</p>
+
+<p>Nous l'avons vu, plus heureux sous le nom de Jacob que sous le nom
+d'Isaac, faire amiti&eacute; avec Gryphus, dont il arrosa la reconnaissance et
+l'hospitalit&eacute; pendant quelques mois avec le meilleur geni&egrave;vre que l'on
+e&ucirc;t jamais fabriqu&eacute; du Texel &agrave; Anvers.</p>
+
+<p>Il endormit ses d&eacute;fiances; car nous l'avons vu, le vieux Gryphus &eacute;tait
+d&eacute;fiant; il endormit ses d&eacute;fiances, disons-nous, en le flattant d'une
+alliance avec Rosa.</p>
+
+<p>Il caressa en outre ses instincts de ge&ocirc;lier, apr&egrave;s avoir flatt&eacute; son
+orgueil de p&egrave;re. Il caressa ses instincts de ge&ocirc;lier en lui peignant
+sous les plus sombres couleurs le savant prisonnier que Gryphus tenait
+sous ses verrous, et qui, au dire du faux Jacob, avait pass&eacute; un pacte
+avec Satan pour nuire &agrave; Son Altesse le prince d'Orange.</p>
+
+<p>Il avait d'abord aussi bien r&eacute;ussi pr&egrave;s de Rosa, non pas en lui
+inspirant des sentiments sympathiques&mdash;Rosa avait toujours fort peu aim&eacute;
+mynheer Jacob&mdash;, mais en lui parlant mariage et passion folle, il avait
+d'abord &eacute;teint tous les soup&ccedil;ons qu'elle e&ucirc;t pu avoir.</p>
+
+<p>Nous avons vu comment son imprudence &agrave; suivre Rosa dans le jardin
+l'avait d&eacute;nonc&eacute; aux yeux de la jeune fille, et comment les craintes
+instinctives de Corn&eacute;lius avaient mis les deux jeunes gens en garde
+contre lui.</p>
+
+<p>Ce qui avait surtout inspir&eacute; des inqui&eacute;tudes au prisonnier&mdash;notre
+lecteur doit se rappeler cela&mdash;c'est cette grande col&egrave;re dans laquelle
+Jacob &eacute;tait entr&eacute; contre Gryphus, &agrave; propos du ca&iuml;eu &eacute;cras&eacute;.</p>
+
+<p>En ce moment, cette rage &eacute;tait d'autant plus grande, que Boxtel
+soup&ccedil;onnait bien Corn&eacute;lius d'avoir un second ca&iuml;eu, mais n'en &eacute;tait rien
+moins que s&ucirc;r.</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'il &eacute;pia Rosa et la suivit non seulement au jardin, mais
+encore dans les corridors. Seulement, comme cette fois il la suivait
+dans la nuit et nu-pieds, il ne fut ni vu ni entendu, except&eacute; cette fois
+o&ugrave; Rosa crut avoir vu passer quelque chose comme une ombre dans
+l'escalier.</p>
+
+<p>Mais il &eacute;tait trop tard, Boxtel avait appris, de la bouche m&ecirc;me du
+prisonnier, l'existence du second ca&iuml;eu.</p>
+
+<p>Dupe de la ruse de Rosa, qui avait fait semblant de l'enfouir dans la
+plate-bande, et ne doutant pas que cette petite com&eacute;die n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; jou&eacute;e
+pour le forcer &agrave; se trahir, il redoubla de pr&eacute;cautions et mit en jeu
+toutes les ruses de son esprit pour continuer &agrave; &eacute;pier les autres sans
+&ecirc;tre &eacute;pi&eacute; lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il vit Rosa transporter un grand pot de fa&iuml;ence de la cuisine de son
+p&egrave;re dans sa chambre.</p>
+
+<p>Il vit Rosa laver, &agrave; grande eau, ses belles mains pleines de terre
+qu'elle avait p&eacute;trie pour pr&eacute;parer &agrave; la tulipe le meilleur lit possible.</p>
+
+<p>Enfin il loua, dans un grenier, une petite chambre juste en face de la
+fen&ecirc;tre de Rosa, assez &eacute;loign&eacute;e pour qu'on ne p&ucirc;t pas le reconna&icirc;tre &agrave;
+l'&#339;il nu, mais assez proche pour qu'&agrave; l'aide de son t&eacute;lescope il p&ucirc;t
+suivre tout ce qui se passait &agrave; Loewestein dans la chambre de la jeune
+fille, comme il avait suivi &agrave; Dordrecht tout ce qui se passait dans le
+s&eacute;choir de Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas install&eacute; depuis trois jours dans son grenier, qu'il
+n'avait plus aucun doute.</p>
+
+<p>D&egrave;s le matin au soleil levant, le pot de fa&iuml;ence &eacute;tait sur la fen&ecirc;tre,
+et pareille &agrave; ces charmantes femmes de Mi&eacute;ris et de Metzu, Rosa
+apparaissait &agrave; cette fen&ecirc;tre encadr&eacute;e par les premiers rameaux
+verdissants de la vigne vierge et du ch&egrave;vrefeuille.</p>
+
+<p>Rosa regardait le pot de fa&iuml;ence d'un &#339;il qui d&eacute;non&ccedil;ait &agrave; Boxtel la
+valeur r&eacute;elle de l'objet renferm&eacute; dans le pot.</p>
+
+<p>Ce que renfermait le pot, c'&eacute;tait donc le deuxi&egrave;me ca&iuml;eu, c'est-&agrave;-dire
+la supr&ecirc;me esp&eacute;rance du prisonnier.</p>
+
+<p>Lorsque les nuits mena&ccedil;aient d'&ecirc;tre trop froides, Rosa rentrait le pot
+de fa&iuml;ence.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait bien cela: elle suivait les instructions de Corn&eacute;lius, qui
+craignait que le ca&iuml;eu ne f&ucirc;t gel&eacute;.</p>
+
+<p>Quand le soleil devint plus chaud, Rosa rentrait le pot de fa&iuml;ence
+depuis onze heures du matin jusqu'&agrave; deux heures de l'apr&egrave;s-midi.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait bien cela encore: Corn&eacute;lius craignait que la terre ne f&ucirc;t
+dess&eacute;ch&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais quand la lance de la fleur sortit de terre, Boxtel fut convaincu
+tout &agrave; fait; elle n'&eacute;tait pas haute d'un pouce que, gr&acirc;ce &agrave; son
+t&eacute;lescope, l'envieux n'avait plus de doute.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius poss&eacute;dait deux ca&iuml;eux, et le second ca&iuml;eu &eacute;tait confi&eacute; &agrave;
+l'amour et aux soins de Rosa.</p>
+
+<p>Car, on le pense bien, l'amour des deux jeunes gens n'avait point
+&eacute;chapp&eacute; &agrave; Boxtel.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait donc ce second ca&iuml;eu qu'il fallait trouver moyen d'enlever aux
+soins de Rosa et &agrave; l'amour de Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Seulement, ce n'&eacute;tait pas chose facile.</p>
+
+<p>Rosa veillait sa tulipe comme une m&egrave;re veillerait son enfant; mieux que
+cela, comme une colombe couve ses &#339;ufs.</p>
+
+<p>Rosa ne quittait pas la chambre de la journ&eacute;e; il y avait plus, chose
+&eacute;trange! Rosa ne quittait plus sa chambre le soir.</p>
+
+<p>Pendant sept jours, Boxtel &eacute;pia inutilement Rosa; Rosa ne sortit point
+de sa chambre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait pendant les sept jours de brouille qui rendirent Corn&eacute;lius si
+malheureux, en lui enlevant &agrave; la fois toute nouvelle de Rosa et de sa
+tulipe.</p>
+
+<p>Rosa allait-elle bouder &eacute;ternellement Corn&eacute;lius? Cela e&ucirc;t rendu le vol
+bien autrement difficile que ne l'avait cru d'abord mynheer Isaac.</p>
+
+<p>Nous disons vol, car Isaac s'&eacute;tait tout simplement arr&ecirc;t&eacute; &agrave; ce projet de
+voler la tulipe; et, comme elle poussait dans le plus profond myst&egrave;re,
+comme les deux jeunes gens cachaient son existence &agrave; tout le monde,
+comme on le croirait plut&ocirc;t, lui, tulipier reconnu, qu'une jeune fille
+&eacute;trang&egrave;re &agrave; tous les d&eacute;tails de l'horticulture ou qu'un prisonnier
+condamn&eacute; pour crime de haute trahison, gard&eacute;, surveill&eacute;, &eacute;pi&eacute;, et qui
+r&eacute;clamerait mal du fond de son cachot; d'ailleurs, comme il serait
+possesseur de la tulipe et qu'en fait de meubles et autres objets
+transportables, la possession fait foi de la propri&eacute;t&eacute;, il obtiendrait
+bien certainement le prix et serait bien certainement couronn&eacute; en place
+de Corn&eacute;lius, et la tulipe, au lieu de s'appeler <i>tulipa nigra
+Barl&aelig;nsis</i>, s'appellerait <i>tulipa nigra Boxtellensis</i> ou <i>Boxtellea</i>.</p>
+
+<p>Mynheer Isaac n'&eacute;tait point encore fix&eacute; sur celui de ces deux noms qu'il
+donnerait &agrave; la tulipe noire; mais comme tous deux signifiaient la m&ecirc;me
+chose, ce n'&eacute;tait point l&agrave; le point important.</p>
+
+<p>Le point important, c'&eacute;tait de voler la tulipe.</p>
+
+<p>Mais, pour que Boxtel p&ucirc;t voler la tulipe, il fallait que Rosa sort&icirc;t de
+sa chambre.</p>
+
+<p>Aussi, f&ucirc;t-ce avec une v&eacute;ritable joie que Jacob ou Isaac, comme on
+voudra, vit reprendre les rendez-vous accoutum&eacute;s du soir.</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;a par profiter de l'absence de Rosa pour &eacute;tudier sa porte.</p>
+
+<p>La porte fermait bien et &agrave; double tour, au moyen d'une serrure simple,
+mais dont Rosa seule avait la clef.</p>
+
+<p>Boxtel eut l'id&eacute;e de voler la clef &agrave; Rosa, mais outre que ce n'&eacute;tait pas
+chose facile que de fouiller dans la poche de la jeune fille, Rosa
+s'apercevant qu'elle avait perdu sa clef faisait changer la serrure, ne
+sortait pas de sa chambre que la serrure ne f&ucirc;t chang&eacute;e, et Boxtel avait
+commis un crime inutile.</p>
+
+<p>Mieux valait donc employer un autre moyen.</p>
+
+<p>Boxtel r&eacute;unit toutes les clefs qu'il put trouver, et pendant que Rosa et
+Corn&eacute;lius passaient au guichet une de leurs heures fortun&eacute;es, il les
+essaya toutes.</p>
+
+<p>Deux entr&egrave;rent dans la serrure, une des deux fit le premier tour et ne
+s'arr&ecirc;ta qu'au second.</p>
+
+<p>Il n'y avait donc que peu de chose &agrave; faire &agrave; cette clef.</p>
+
+<p>Boxtel l'enduisit d'une l&eacute;g&egrave;re couche de cire et renouvela l'exp&eacute;rience.</p>
+
+<p>L'obstacle que la clef avait rencontr&eacute; au second tour avait laiss&eacute; son
+empreinte sur la cire.</p>
+
+<p>Boxtel n'e&ucirc;t qu'&agrave; suivre cette empreinte avec le mordant d'une lime &agrave; la
+lame &eacute;troite comme celle d'un couteau.</p>
+
+<p>Avec deux autres jours de travail, Boxtel mena sa clef &agrave; la perfection.</p>
+
+<p>La porte de Rosa s'ouvrit sans bruit, sans efforts, et Boxtel se trouva
+dans la chambre de la jeune fille, seul &agrave; seul avec la tulipe.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re action condamnable de Boxtel avait &eacute;t&eacute; de passer par-dessus
+un mur pour d&eacute;terrer la tulipe; la seconde avait &eacute;t&eacute; de p&eacute;n&eacute;trer dans le
+s&eacute;choir de Corn&eacute;lius par une fen&ecirc;tre ouverte; la troisi&egrave;me de
+s'introduire dans la chambre de Rosa avec une fausse clef.</p>
+
+<p>On le voit, l'envie faisait faire &agrave; Boxtel des pas rapides dans la
+carri&egrave;re du crime.</p>
+
+<p>Boxtel se trouva donc seul &agrave; seul avec la tulipe.</p>
+
+<p>Un voleur ordinaire e&ucirc;t mit le pot sous son bras et l'e&ucirc;t emport&eacute;.</p>
+
+<p>Mais Boxtel n'&eacute;tait point un voleur ordinaire, et il r&eacute;fl&eacute;chit.</p>
+
+<p>Il r&eacute;fl&eacute;chit en regardant la tulipe, &agrave; l'aide de sa lanterne sourde,
+qu'elle n'&eacute;tait pas encore assez avanc&eacute;e pour lui donner la certitude
+qu'elle fleurirait noire, quoique les apparences offrissent toute
+probabilit&eacute;.</p>
+
+<p>Il r&eacute;fl&eacute;chit que si elle ne fleurissait pas noire, ou que, si elle
+fleurissait avec une tache quelconque, il aurait fait un vol inutile.</p>
+
+<p>Il r&eacute;fl&eacute;chit que le bruit de ce vol se r&eacute;pandrait, que l'on
+soup&ccedil;onnerait le voleur, d'apr&egrave;s ce qui s'&eacute;tait pass&eacute; dans le jardin,
+que l'on ferait des recherches, et que, si bien qu'il cach&acirc;t la tulipe,
+il serait possible de la retrouver.</p>
+
+<p>Il r&eacute;fl&eacute;chit que, cach&acirc;t-il la tulipe de fa&ccedil;on &agrave; ce qu'elle ne f&ucirc;t pas
+retrouv&eacute;e, il pourrait, dans tous les transports qu'elle serait oblig&eacute;e
+de subir, lui arriver malheur.</p>
+
+<p>Il r&eacute;fl&eacute;chit enfin que mieux valait, puisqu'il avait une clef de la
+chambre de Rosa et pouvait y entrer quand il voulait, il r&eacute;fl&eacute;chit qu'il
+valait mieux attendre la floraison, la prendre une heure avant qu'elle
+s'ouvr&icirc;t, ou une heure apr&egrave;s qu'elle serait ouverte, et partir &agrave;
+l'instant m&ecirc;me sans retard pour Harlem, o&ugrave;, avant qu'on e&ucirc;t m&ecirc;me
+r&eacute;clam&eacute;, la tulipe serait devant les juges.</p>
+
+<p>Alors, ce serait celui ou celle qui r&eacute;clamerait que Boxtel accuserait de
+vol.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un plan bien con&ccedil;u et digne en tout point de celui qui le
+concevait.</p>
+
+<p>Ainsi tous les soirs, pendant cette douce heure que les jeunes gens
+passaient au guichet de la prison, Boxtel entrait dans la chambre de la
+jeune fille, non pas pour violer le sanctuaire de virginit&eacute;, mais pour
+suivre les progr&egrave;s que faisait la tulipe noire dans sa floraison.</p>
+
+<p>Le soir o&ugrave; nous sommes arriv&eacute;s, il allait entrer comme les autres soirs;
+mais, nous l'avons vu, les jeunes gens n'avaient &eacute;chang&eacute; que quelques
+paroles, et Corn&eacute;lius avait renvoy&eacute; Rosa pour veiller sur la tulipe.</p>
+
+<p>En voyant Rosa entrer dans sa chambre, dix minutes apr&egrave;s en &ecirc;tre sortie,
+Boxtel comprit que la tulipe avait fleuri ou allait fleurir.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait donc pendant cette nuit-l&agrave; que la grande partie allait se jouer;
+aussi Boxtel se pr&eacute;senta-t-il chez Gryphus avec une provision de
+geni&egrave;vre double de coutume, c'est-&agrave;-dire avec une bouteille dans chaque
+poche.</p>
+
+<p>Gryphus gris, Boxtel &eacute;tait ma&icirc;tre de la maison &agrave; peu pr&egrave;s.</p>
+
+<p>&Agrave; onze heures, Gryphus &eacute;tait ivre mort. &Agrave; deux heures du matin, Boxtel
+vit sortir Rosa de sa chambre, mais visiblement elle tenait dans ses
+bras un objet qu'elle portait avec pr&eacute;caution.</p>
+
+<p>Cet objet, c'&eacute;tait sans aucun doute la tulipe noire qui venait de
+fleurir.</p>
+
+<p>Mais qu'allait-elle en faire?</p>
+
+<p>Allait-elle &agrave; l'instant m&ecirc;me partir pour Harlem avec elle?</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas possible qu'une jeune fille entrepr&icirc;t seule, la nuit, un
+pareil voyage.</p>
+
+<p>Allait-elle seulement montrer la tulipe &agrave; Corn&eacute;lius? C'&eacute;tait probable.</p>
+
+<p>Il suivit Rosa pieds nus et sur la pointe du pied.</p>
+
+<p>Il la vit s'approcher du guichet.</p>
+
+<p>Il l'entendit appeler Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&Agrave; la lueur de la lanterne sourde, il vit la tulipe ouverte, noire comme
+la nuit dans laquelle il &eacute;tait cach&eacute;.</p>
+
+<p>Il entendit tout le projet arr&ecirc;t&eacute; entre Corn&eacute;lius et Rosa d'envoyer un
+messager &agrave; Harlem.</p>
+
+<p>Il vit les l&egrave;vres des deux jeunes gens se toucher, puis il entendit
+Corn&eacute;lius renvoyer Rosa.</p>
+
+<p>Il vit Rosa &eacute;teindre la lanterne sourde et reprendre le chemin de sa
+chambre.</p>
+
+<p>Il la vit rentrer dans sa chambre.</p>
+
+<p>Puis il la vit, dix minutes apr&egrave;s, sortir de sa chambre et en fermer
+avec soin la porte &agrave; double clef.</p>
+
+<p>Pourquoi fermait-elle cette porte avec tant de soin? C'est que derri&egrave;re
+cette porte elle enfermait la tulipe noire.</p>
+
+<p>Boxtel, qui voyait tout cela cach&eacute; sur le palier de l'&eacute;tage sup&eacute;rieur &agrave;
+la chambre de Rosa, descendit une marche de son &eacute;tage &agrave; lui, lorsque
+Rosa descendait une marche du sien.</p>
+
+<p>De sorte que, lorsque Rosa touchait la derni&egrave;re marche de l'escalier, de
+son pied l&eacute;ger, Boxtel, d'une main plus l&eacute;g&egrave;re encore, touchait la
+serrure de la chambre de Rosa avec sa main.</p>
+
+<p>Et dans cette main, on doit le comprendre, &eacute;tait la fausse clef qui
+ouvrait la porte de Rosa, ni plus ni moins facilement que la vraie.</p>
+
+<p>Voil&agrave; pourquoi nous avons dit au commencement de ce chapitre que les
+pauvres jeunes gens avaient bien besoin d'&ecirc;tre gard&eacute;s par la protection
+directe du Seigneur.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV</h3>
+
+<p class="c">O&Ugrave; LA TULIPE NOIRE CHANGE DE MA&Icirc;TRE</p>
+
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;tait rest&eacute; &agrave; l'endroit o&ugrave; l'avait laiss&eacute; Rosa, cherchant
+presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son
+bonheur.</p>
+
+<p>Une demi-heure s'&eacute;coula.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; les premiers rayons du jour entraient, bleu&acirc;tres et frais, &agrave;
+travers les barreaux de la fen&ecirc;tre dans la prison de Corn&eacute;lius,
+lorsqu'il tressaillit tout &agrave; coup &agrave; des pas qui montaient l'escalier et
+&agrave; des cris qui se rapprochaient de lui.</p>
+
+<p>Presque au m&ecirc;me moment, son visage se trouva en face du visage p&acirc;le et
+d&eacute;compos&eacute; de Rosa.</p>
+
+<p>Il recula, p&acirc;lissant lui-m&ecirc;me d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Corn&eacute;lius! Corn&eacute;lius! s'&eacute;cria celle-ci haletante.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Corn&eacute;lius! la tulipe...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?...</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous dire cela?</p>
+
+<p>&mdash;Dites, dites, Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;On nous l'a prise, on nous l'a vol&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;On nous l'a prise, on nous l'a vol&eacute;e! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Rosa en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui,
+prise, vol&eacute;e!</p>
+
+<p>Et, malgr&eacute; elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses
+genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment cela? demanda Corn&eacute;lius. Dites-moi, expliquez-moi...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus
+dire: Mon bien-aim&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez laiss&eacute;e seule! dit Corn&eacute;lius avec un accent lamentable.</p>
+
+<p>&mdash;Un seul instant, pour aller pr&eacute;venir notre messager qui demeure &agrave;
+cinquante pas &agrave; peine, sur le bord du Wahal.</p>
+
+<p>&mdash;Et pendant ce temps, malgr&eacute; mes recommandations, vous avez laiss&eacute; la
+clef &agrave; la porte, malheureuse enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, non, la clef ne m'a point quitt&eacute;e; je l'ai constamment tenue
+dans ma main, la serrant comme si j'eusse eu peur qu'elle ne m'&eacute;chapp&acirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors comment cela se fait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Le sais-je moi-m&ecirc;me? J'avais donn&eacute; la lettre &agrave; mon messager; mon
+messager &eacute;tait parti devant moi; je rentre, la porte &eacute;tait ferm&eacute;e;
+chaque chose &eacute;tait &agrave; sa place dans ma chambre, except&eacute; la tulipe qui
+avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procur&eacute; une clef de ma
+chambre, ou en ait fait faire une fausse.</p>
+
+<p>Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Corn&eacute;lius, immobile,
+les traits alt&eacute;r&eacute;s, &eacute;coutait presque sans comprendre, murmurant
+seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Vol&eacute;e, vol&eacute;e, vol&eacute;e! Je suis perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! M. Corn&eacute;lius, gr&acirc;ce! gr&acirc;ce! criait Rosa, j'en mourrai.</p>
+
+<p>&Agrave; cette menace de Rosa, Corn&eacute;lius saisit les grilles du guichet, et les
+&eacute;treignant avec fureur:</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, s'&eacute;cria-t-il, on nous a vol&eacute;s, c'est vrai, mais faut-il nous
+laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mais r&eacute;parable
+peut-&ecirc;tre, Rosa; nous connaissons le voleur.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! comment voulez-vous que je vous dise positivement?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je vous le dis, moi, c'est cet inf&acirc;me Jacob. Le laisserons-nous
+porter &agrave; Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles,
+l'enfant de notre amour. Rosa, il faut le poursuivre, il faut le
+rejoindre!</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment faire tout cela, mon ami, sans d&eacute;couvrir &agrave; mon p&egrave;re que
+nous &eacute;tions d'intelligence? Comment, moi, une femme si peu libre, si peu
+habile, comment parviendrai-je &agrave; ce but, que vous-m&ecirc;me n'atteindriez
+peut-&ecirc;tre pas?</p>
+
+<p>&mdash;Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins
+pas. Vous verrez si je ne d&eacute;couvre pas le voleur; vous verrez si je ne
+lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier
+gr&acirc;ce!</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! dit Rosa en &eacute;clatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je
+les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis
+longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;Votre p&egrave;re les a; votre inf&acirc;me p&egrave;re, le bourreau qui m'a d&eacute;j&agrave; &eacute;cras&eacute;
+le premier ca&iuml;eu de ma tulipe. Oh, le mis&eacute;rable, le mis&eacute;rable! il est
+complice de Jacob.</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas, plus bas, au nom du Ciel!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'&eacute;cria Corn&eacute;lius au paroxysme de
+la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans
+la prison.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, par piti&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis, Rosa, que je vais d&eacute;molir le cachot pierre &agrave; pierre.</p>
+
+<p>Et l'infortun&eacute;, de ses deux mains, dont la col&egrave;re d&eacute;cuplait les forces,
+&eacute;branlait la porte &agrave; grand bruit, peu soucieux des &eacute;clats de sa voix qui
+s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier.</p>
+
+<p>Rosa, &eacute;pouvant&eacute;e, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse
+temp&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis que je tuerai l'inf&acirc;me Gryphus, hurlait van Ba&euml;rle; je
+vous dis que je verserai son sang, comme il a vers&eacute; celui de ma tulipe
+noire.</p>
+
+<p>Le malheureux commen&ccedil;ait &agrave; devenir fou.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui,
+je lui prendrai ses clefs, oui, je vous ouvrirai; oui, mais calmez-vous,
+mon Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Elle n'acheva point, un hurlement pouss&eacute; devant elle interrompit sa
+phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re! s'&eacute;cria Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Gryphus! rugit van Ba&euml;rle, ah! sc&eacute;l&eacute;rat!</p>
+
+<p>Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, &eacute;tait mont&eacute; sans qu'on p&ucirc;t
+l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous me prendrez mes clefs, dit-il d'une voix &eacute;touff&eacute;e par la
+col&egrave;re. Ah! cet inf&acirc;me, ce monstre, ce conspirateur &agrave; pendre est votre
+Corn&eacute;lius! Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'&Eacute;tat. C'est
+bon!</p>
+
+<p>Rosa frappa dans ses deux mains avec d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! continua Gryphus, passant de l'accent fi&eacute;vreux de la col&egrave;re &agrave; la
+froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah!
+monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon
+sang! Tr&egrave;s bien! rien que cela! Et de complicit&eacute; avec ma fille! J&eacute;sus!
+mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une
+caverne de voleurs! Ah! M. le gouverneur saura tout ce matin, et Son
+Altesse le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi:
+&laquo;Quiconque se rebellera dans la prison (article 6).&raquo; Nous allons vous
+donner une seconde &eacute;dition du Buitenhof, monsieur le savant, et la bonne
+&eacute;dition celle-l&agrave;. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et
+vous, la belle, mangez des yeux votre Corn&eacute;lius. Je vous avertis, mes
+agneaux, que vous n'aurez plus cette f&eacute;licit&eacute; de conspirer ensemble. &Ccedil;&agrave;,
+qu'on descende, fille d&eacute;natur&eacute;e. Et vous, monsieur le savant, au revoir;
+soyez tranquille, au revoir!</p>
+
+<p>Rosa, folle de terreur et de d&eacute;sespoir, envoya un baiser &agrave; son ami;
+puis, sans doute illumin&eacute;e d'une pens&eacute;e soudaine, elle se lan&ccedil;a dans
+l'escalier en disant:&mdash;Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon
+Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re la suivit en hurlant.</p>
+
+<p>Quant au pauvre tulipier, il l&acirc;cha peu &agrave; peu les grilles que retenaient
+ses doigts convulsifs: sa t&ecirc;te s'alourdit, ses yeux oscill&egrave;rent dans
+leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en
+murmurant:&mdash;Vol&eacute;e! on me l'a vol&eacute;e!</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Boxtel sortit du ch&acirc;teau par la porte qu'avait ouverte
+Rosa elle-m&ecirc;me. Boxtel, la tulipe noire envelopp&eacute;e dans un large
+manteau, Boxtel s'&eacute;tait jet&eacute; dans une carriole qui l'attendait &agrave; Gorcum,
+et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de
+son d&eacute;part pr&eacute;cipit&eacute;.</p>
+
+<p>Et maintenant que nous l'avons vu monter dans sa carriole, nous le
+suivrons, si le lecteur y consent, jusqu'au terme de son voyage.</p>
+
+<p>Il marchait doucement; on ne fait pas impun&eacute;ment courir la poste &agrave; une
+tulipe noire.</p>
+
+<p>Mais Boxtel, craignant de ne pas arriver assez t&ocirc;t, fit fabriquer &agrave;
+Delft une bo&icirc;te garnie tout autour de belle mousse fra&icirc;che, dans
+laquelle il encaissa sa tulipe; la fleur s'y trouvait si mollement
+accoud&eacute;e de tous les c&ocirc;t&eacute;s avec de l'air par en haut, que la carriole
+put prendre le galop, sans pr&eacute;judice possible.</p>
+
+<p>Il arriva le lendemain matin &agrave; Harlem, harass&eacute; mais triomphant, changea
+sa tulipe de pot, afin de faire dispara&icirc;tre toute trace de vol, brisa le
+pot de fa&iuml;ence dont il jeta les tessons dans un canal, &eacute;crivit au
+pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; horticole une lettre dans laquelle il lui
+annon&ccedil;ait qu'il venait d'arriver &agrave; Harlem avec une tulipe parfaitement
+noire, s'installa dans une bonne h&ocirc;tellerie avec sa fleur intacte.</p>
+
+<p>Et l&agrave; attendit.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV</h3>
+
+<p class="c">LE PR&Eacute;SIDENT VAN HERYSEN</p>
+
+
+<p>Rosa, en quittant Corn&eacute;lius, avait pris son parti.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne
+jamais le revoir.</p>
+
+<p>Elle avait vu le d&eacute;sespoir du pauvre prisonnier, double et incurable
+d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>En effet, d'un c&ocirc;t&eacute;, c'&eacute;tait une s&eacute;paration in&eacute;vitable, Gryphus ayant &agrave;
+la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous.</p>
+
+<p>De l'autre, c'&eacute;tait le renversement de toutes les esp&eacute;rances d'ambition
+de Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, et ces esp&eacute;rances, il les nourrissait depuis
+sept ans.</p>
+
+<p>Rosa &eacute;tait une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines
+de force contre un malheur supr&ecirc;me, trouvent dans le malheur m&ecirc;me
+l'&eacute;nergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le r&eacute;parer.</p>
+
+<p>La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre,
+pour voir si elle ne s'&eacute;tait pas tromp&eacute;e, et si la tulipe n'&eacute;tait point
+dans quelque coin o&ugrave; elle e&ucirc;t &eacute;chapp&eacute; &agrave; ses regards. Mais Rosa chercha
+vainement, la tulipe &eacute;tait toujours absente, la tulipe &eacute;tait toujours
+vol&eacute;e.</p>
+
+<p>Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui &eacute;taient n&eacute;cessaires, elle
+prit ses trois cents florins d'&eacute;pargne, c'est-&agrave;-dire toute sa fortune,
+fouilla sous ses dentelles o&ugrave; &eacute;tait enfoui le troisi&egrave;me ca&iuml;eu, le cacha
+pr&eacute;cieusement dans sa poitrine, ferma sa porte &agrave; double tour pour
+retarder de tout le temps qu'il faudrait pour l'ouvrir le moment o&ugrave; sa
+fuite serait connue, descendit l'escalier, sortit de la prison par la
+porte qui, une heure auparavant, avait donn&eacute; passage &agrave; Boxtel, se rendit
+chez un loueur de chevaux et demanda &agrave; louer une carriole.</p>
+
+<p>Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'&eacute;tait justement celle
+que Boxtel lui avait lou&eacute;e depuis la veille et avec laquelle il courait
+sur la route de Delft.</p>
+
+<p>Nous disons sur la route de Delft, car il fallait faire un &eacute;norme d&eacute;tour
+pour aller de Loewestein &agrave; Harlem; &agrave; vol d'oiseau la distance n'e&ucirc;t pas
+&eacute;t&eacute; de moiti&eacute;.</p>
+
+<p>Mais il n'y a que les oiseaux qui puissent voyager &agrave; vol d'oiseau en
+Hollande, le pays le plus coup&eacute; de fleuves, de ruisseaux, de rivi&egrave;res,
+de canaux et de lacs qu'il y ait au monde.</p>
+
+<p>Force fut donc &agrave; Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confi&eacute;
+facilement: le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du
+concierge de la forteresse.</p>
+
+<p>Rosa avait un espoir, c'&eacute;tait de rejoindre son messager, bon et brave
+gar&ccedil;on qu'elle emm&egrave;nerait avec elle et qui lui servirait &agrave; la fois de
+guide et de soutien.</p>
+
+<p>En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aper&ccedil;ut allongeant
+le pas sur l'un des bas-c&ocirc;t&eacute;s d'une charmante route qui c&ocirc;toyait la
+rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>Elle mit son cheval au trot et le rejoignit.</p>
+
+<p>Le brave gar&ccedil;on ignorait l'importance de son message, et cependant
+allait aussi bon train que s'il l'e&ucirc;t connue. En moins d'une heure il
+avait d&eacute;j&agrave; fait une lieue et demie.</p>
+
+<p>Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle
+avait de lui. Le batelier se mit &agrave; sa disposition, promettant d'aller
+aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui perm&icirc;t d'appuyer la main
+soit sur la croupe de l'animal, soit sur son garrot.</p>
+
+<p>La jeune fille lui permit d'appuyer la main partout o&ugrave; il voudrait,
+pourvu qu'il ne la retard&acirc;t point.</p>
+
+<p>Les deux voyageurs &eacute;taient d&eacute;j&agrave; partis depuis cinq heures et avaient
+d&eacute;j&agrave; fait plus de huit lieues, que le p&egrave;re Gryphus ne se doutait point
+encore que la jeune fille e&ucirc;t quitt&eacute; la forteresse.</p>
+
+<p>Le ge&ocirc;lier d'ailleurs, fort m&eacute;chant homme au fond, jouissait du plaisir
+d'avoir inspir&eacute; &agrave; sa fille une profonde terreur.</p>
+
+<p>Mais tandis qu'il se f&eacute;licitait d'avoir &agrave; conter une si belle histoire
+au compagnon Jacob, Jacob &eacute;tait aussi sur la route de Delft.</p>
+
+<p>Seulement, gr&acirc;ce &agrave; sa carriole, il avait d&eacute;j&agrave; quatre lieues d'avance sur
+Rosa et sur le batelier.</p>
+
+<p>Tandis qu'il se figurait Rosa tremblant ou boudant dans sa chambre, Rosa
+gagnait du terrain.</p>
+
+<p>Personne, except&eacute; le prisonnier, n'&eacute;tait donc o&ugrave; Gryphus croyait que
+chacun &eacute;tait.</p>
+
+<p>Rosa paraissait si peu chez son p&egrave;re depuis qu'elle soignait sa tulipe,
+que ce ne fut qu'&agrave; l'heure du d&icirc;ner, c'est-&agrave;-dire &agrave; midi, que Gryphus
+s'aper&ccedil;ut qu'au compte de son app&eacute;tit, sa fille boudait depuis trop
+longtemps.</p>
+
+<p>Il la fit appeler par un de ses porte-clefs; puis comme celui-ci
+descendit en annon&ccedil;ant qu'il l'avait cherch&eacute;e et appel&eacute;e en vain, il
+r&eacute;solut de la chercher et de l'appeler lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;a par aller droit &agrave; sa chambre; mais il eut beau frapper, Rosa
+ne r&eacute;pondit point.</p>
+
+<p>On fit venir le serrurier de la forteresse; le serrurier ouvrit la
+porte, mais Gryphus ne trouva pas plus Rosa que Rosa n'avait trouv&eacute; la
+tulipe.</p>
+
+<p>Rosa, en ce moment, venait d'entrer &agrave; Rotterdam.</p>
+
+<p>Ce qui fait que Gryphus ne la trouva pas plus &agrave; la cuisine que dans sa
+chambre, pas plus au jardin que dans la cuisine.</p>
+
+<p>Qu'on juge de la col&egrave;re du ge&ocirc;lier, lorsqu'ayant battu les environs, il
+apprit que sa fille avait lou&eacute; un cheval, et, comme Bradamante ou
+Clorinde, &eacute;tait partie en v&eacute;ritable chercheuse d'aventures, sans dire o&ugrave;
+elle allait.</p>
+
+<p>Gryphus remonta furieux chez van Ba&euml;rle, l'injuria, le mena&ccedil;a, secoua
+tout son pauvre mobilier, lui promit le cachot, lui promit le cul de
+basse-fosse, lui promit la faim et les verges.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, sans m&ecirc;me &eacute;couter ce que disait le ge&ocirc;lier, se laissa
+maltraiter, injurier, menacer, demeurant morne, immobile, an&eacute;anti,
+insensible &agrave; toute &eacute;motion, mort &agrave; toute crainte.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir cherch&eacute; Rosa de tous les c&ocirc;t&eacute;s, Gryphus chercha Jacob, et
+comme il ne le trouva pas plus qu'il n'avait retrouv&eacute; sa fille, il
+soup&ccedil;onna d&egrave;s ce moment Jacob de l'avoir enlev&eacute;e.</p>
+
+<p>Cependant, la jeune fille, apr&egrave;s avoir fait une halte de deux heures &agrave;
+Rotterdam, s'&eacute;tait remise en route. Le soir m&ecirc;me elle couchait &agrave; Delft,
+et le lendemain elle arrivait &agrave; Harlem, quatre heures apr&egrave;s que Boxtel y
+&eacute;tait arriv&eacute; lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Rosa se fit conduire tout d'abord chez le pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute;
+horticole, ma&icirc;tre van Herysen.</p>
+
+<p>Elle trouva le digne citoyen dans une situation que nous ne saurions
+omettre de d&eacute;peindre, sans manquer &agrave; tous nos devoirs de peintre et
+d'historien.</p>
+
+<p>Le pr&eacute;sident r&eacute;digeait un rapport au comit&eacute; de la soci&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>Ce rapport &eacute;tait sur grand papier et de la plus belle &eacute;criture du
+pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>Rosa se fit annoncer sous son simple nom de Rosa Gryphus; mais ce nom,
+si sonore qu'il f&ucirc;t, &eacute;tait inconnu du pr&eacute;sident, car Rosa fut refus&eacute;e.
+Il est difficile de forcer les consignes en Hollande, pays des digues et
+des &eacute;cluses.</p>
+
+<p>Mais Rosa ne se rebuta point, elle s'&eacute;tait impos&eacute; une mission et s'&eacute;tait
+jur&eacute; &agrave; elle-m&ecirc;me de ne se laisser abattre ni par les rebuffades, ni par
+les brutalit&eacute;s, ni par les injures.</p>
+
+<p>&mdash;Annoncez &agrave; M. le pr&eacute;sident, dit-elle, que je viens lui parler pour la
+tulipe noire.</p>
+
+<p>Ces mots, non moins magiques que le fameux: <i>S&eacute;same, ouvre-toi</i>, des
+<i>Mille et une Nuits</i>, lui servirent de <i>passe-porte</i>. Gr&acirc;ce &agrave; ces mots,
+elle p&eacute;n&eacute;tra jusque dans le bureau du pr&eacute;sident van Herysen, qu'elle
+trouva galamment en chemin pour venir &agrave; sa rencontre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un bon petit homme au corps gr&ecirc;le, repr&eacute;sentant assez exactement
+la tige d'une fleur dont la t&ecirc;te formait le calice, deux bras vagues et
+pendants simulaient la double feuille oblongue de la tulipe, un certain
+balancement qui lui &eacute;tait habituel compl&eacute;tait sa ressemblance avec cette
+fleur lorsqu'elle s'incline sous le souffle du vent.</p>
+
+<p>Nous avons dit qu'il s'appelait M. van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, s'&eacute;cria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la
+tulipe noire?</p>
+
+<p>Pour M. le pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; horticole, la <i>tulipa nigra</i> &eacute;tait
+une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualit&eacute; de reine
+des tulipes, envoyer des ambassadeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, r&eacute;pondit Rosa, je viens du moins pour vous parler
+d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Elle se porte bien? fit van Herysen avec un sourire de tendre
+v&eacute;n&eacute;ration.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! monsieur, je ne sais, dit Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! lui serait-il donc arriv&eacute; quelque malheur?</p>
+
+<p>&mdash;Un bien grand, oui, monsieur, non pas &agrave; elle, mais &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;On me l'a vol&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;On vous a vol&eacute; la tulipe noire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous qui?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la chose sera facile &agrave; v&eacute;rifier.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis qu'on vous l'a vol&eacute;e, le voleur ne saurait &ecirc;tre loin.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne peut-il &ecirc;tre loin?</p>
+
+<p>&mdash;Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu la tulipe noire? s'&eacute;cria Rosa en se pr&eacute;cipitant vers M.
+van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous vois, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais o&ugrave; cela?</p>
+
+<p>&mdash;Chez votre ma&icirc;tre, apparemment.</p>
+
+<p>&mdash;Chez mon ma&icirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. N'&ecirc;tes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel?</p>
+
+<p>&mdash;Moi?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour qui donc me prenez-vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour qui me prenez-vous, vous-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je vous prends, je l'esp&egrave;re, pour ce que vous &ecirc;tes,
+c'est-&agrave;-dire pour l'honorable M. van Herysen, bourgmestre de Harlem et
+pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; horticole.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous venez me dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a vol&eacute; ma tulipe.</p>
+
+<p>&mdash;Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez
+mal mon enfant; ce n'est pas &agrave; vous, mais &agrave; M. Boxtel qu'on a vol&eacute; la
+tulipe.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous r&eacute;p&egrave;te, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M.
+Boxtel et que voil&agrave; la premi&egrave;re fois que j'entends prononcer ce nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une
+tulipe noire?</p>
+
+<p>&mdash;Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa toute frissonnante.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a celle de M. Boxtel, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Noire, pardieu!</p>
+
+<p>&mdash;Sans tache?</p>
+
+<p>&mdash;Sans une seule tache, sans le moindre point.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez cette tulipe? Elle est d&eacute;pos&eacute;e ici?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais elle y sera d&eacute;pos&eacute;e, car je dois en faire l'exhibition au
+comit&eacute; avant que le prix ne soit d&eacute;cern&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, s'&eacute;cria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit
+propri&eacute;taire de la tulipe noire...</p>
+
+<p>&mdash;Et qui l'est en effet.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, n'est-ce point un homme maigre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chauve?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Ayant l'&#339;il hagard?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que oui.</p>
+
+<p>&mdash;Inquiet, vo&ucirc;t&eacute;, jambes torses?</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, vous faites le portrait, trait pour trait de M. Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de fa&iuml;ence bleue et blanche &agrave;
+fleurs jaun&acirc;tres qui repr&eacute;sente une corbeille sur trois faces du pot?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quant &agrave; cela, j'en suis moins s&ucirc;r, j'ai plus regard&eacute; la fleur que
+le pot.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a &eacute;t&eacute; vol&eacute;e; monsieur,
+c'est mon bien; monsieur, je viens le r&eacute;clamer ici devant vous, &agrave; vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit M. van Herysen en regardant Rosa. Quoi! vous venez
+r&eacute;clamer ici la tulipe de M. Boxtel? Tudieu, vous &ecirc;tes une hardie
+comm&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Rosa un peu troubl&eacute;e de cette apostrophe, je ne dis pas
+que je viens r&eacute;clamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens
+r&eacute;clamer la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;La v&ocirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui: celle que j'ai plant&eacute;e, &eacute;lev&eacute;e moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, allez trouver M. Boxtel &agrave; l'h&ocirc;tellerie du Cygne blanc, vous
+vous arrangerez avec lui; quant &agrave; moi, comme le proc&egrave;s me para&icirc;t aussi
+difficile &agrave; juger que celui qui f&ucirc;t port&eacute; devant le feu roi Salomon, et
+que je n'ai pas la pr&eacute;tention d'avoir sa sagesse, je me contenterai de
+faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et
+d'ordonnancer les cent mille florins &agrave; son inventeur. Adieu, mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, mon enfant, continua van Herysen, comme vous &ecirc;tes jolie,
+comme vous &ecirc;tes jeune, comme vous n'&ecirc;tes pas encore pervertie, recevez
+mon conseil. Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal
+et une prison &agrave; Harlem; de plus, nous sommes extr&ecirc;mement chatouilleux
+sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez. M. Isaac Boxtel,
+h&ocirc;tel du Cygne blanc.</p>
+
+<p>Et M. van Herysen, reprenant sa belle plume, continua son rapport
+interrompu.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI</h3>
+
+<p class="c">UN MEMBRE DE LA SOCI&Eacute;T&Eacute; HORTICOLE</p>
+
+
+<p>Rosa &eacute;perdue, presque folle de joie et de crainte &agrave; l'id&eacute;e que la tulipe
+noire &eacute;tait retrouv&eacute;e, prit le chemin de l'h&ocirc;tellerie du Cygne blanc,
+suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de
+d&eacute;vorer &agrave; lui seul dix Boxtels.</p>
+
+<p>Pendant la route, le batelier avait &eacute;t&eacute; mis au courant; il ne reculait
+pas devant la lutte, au cas o&ugrave; une lutte s'engagerait; seulement, ce cas
+&eacute;ch&eacute;ant, il avait ordre de m&eacute;nager la tulipe.</p>
+
+<p>Mais arriv&eacute;e dans le Groote Markt, Rosa s'arr&ecirc;ta tout &agrave; coup; une pens&eacute;e
+subite venait de la saisir, semblable &agrave; cette Minerve d'Hom&egrave;re, qui
+saisit Achille par les cheveux, au moment o&ugrave; la col&egrave;re va l'emporter.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute &eacute;norme, j'ai perdu
+peut-&ecirc;tre et Corn&eacute;lius, et la tulipe et moi!... J'ai donn&eacute; l'&eacute;veil, j'ai
+donn&eacute; des soup&ccedil;ons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se
+liguer contre moi, et alors je suis perdue... Oh! moi perdue, ce ne
+serait rien, mais Corn&eacute;lius, mais la tulipe!</p>
+
+<p>Elle se recueillit un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel
+n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a
+d&eacute;couvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a &eacute;t&eacute; vol&eacute;e par un autre
+que celui que je soup&ccedil;onne, ou a d&eacute;j&agrave; pass&eacute; dans d'autres mains, si je
+ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que
+la tulipe est &agrave; moi? D'un autre c&ocirc;t&eacute;, si je reconnais ce Boxtel pour le
+faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons
+ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit
+du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-&ecirc;tre
+en ce moment.</p>
+
+<p>Cette pri&egrave;re faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle
+demandait au ciel.</p>
+
+<p>Cependant un grand bruit bourdonnait &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; du Groote Markt. Les
+gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, &eacute;tait insensible &agrave;
+tout ce mouvement de la population.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>&mdash;Retournons, dit le batelier.</p>
+
+<p>Ils prirent la petite rue de la Paille qui les mena droit au logis de M.
+van Herysen, lequel, de sa plus belle &eacute;criture et avec sa meilleure
+plume, continuait &agrave; travailler &agrave; son rapport. Partout, sur son passage,
+Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille
+florins; la nouvelle courait d&eacute;j&agrave; la ville. Rosa n'eut pas peu de peine
+&agrave; p&eacute;n&eacute;trer de nouveau chez M. van Herysen, qui cependant se sentit &eacute;mu,
+comme la premi&egrave;re fois, au mot magique de la tulipe noire. Mais quand il
+reconnut Rosa, dont il avait dans son esprit, fait une folle, ou pis que
+cela, la col&egrave;re le prit et il voulut la renvoyer.</p>
+
+<p>Mais Rosa joignit les mains, et avec cet accent d'honn&ecirc;te v&eacute;rit&eacute; qui
+p&eacute;n&egrave;tre les c&#339;urs:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas: &eacute;coutez, au
+contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouvez me faire
+rendre justice, du moins vous n'aurez pas &agrave; vous reprocher un jour, en
+face de Dieu, d'avoir &eacute;t&eacute; complice d'une mauvaise action.</p>
+
+<p>Van Herysen tr&eacute;pignait d'impatience; c'&eacute;tait la seconde fois que Rosa le
+d&eacute;rangeait au milieu d'une r&eacute;daction &agrave; laquelle il mettait son double
+amour-propre de bourgmestre et de pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; horticole.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon rapport! s'&eacute;cria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, continua Rosa avec la fermet&eacute; de l'innocence et de la
+v&eacute;rit&eacute;, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposera, si vous ne
+m'&eacute;coutez, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en
+supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce M.
+Boxtel, que je soutiens, moi, &ecirc;tre M. Jacob, et je jure Dieu de lui
+laisser la propri&eacute;t&eacute; de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et
+son propri&eacute;taire.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! la belle avance, dit van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus?</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, dit Rosa d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, vous &ecirc;tes honn&ecirc;te homme, monsieur. Eh
+bien, si non seulement vous alliez donner le prix &agrave; un homme pour une
+&#339;uvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une &#339;uvre vol&eacute;e.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre l'accent de Rosa avait-il amen&eacute; une certaine conviction dans
+le c&#339;ur de van Herysen et allait-il r&eacute;pondre plus doucement &agrave; la pauvre
+fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait
+purement et simplement &ecirc;tre une augmentation du bruit que Rosa avait
+d&eacute;j&agrave; entendu, mais sans y attacher d'importance, au Groote Markt, et qui
+n'avait pas eu le pouvoir de la r&eacute;veiller de sa fervente pri&egrave;re.</p>
+
+<p>Des acclamations bruyantes &eacute;branl&egrave;rent la maison.</p>
+
+<p>M. van Herysen pr&ecirc;ta l'oreille &agrave; ces acclamations, qui pour Rosa
+n'avaient point &eacute;t&eacute; un bruit d'abord, et maintenant n'&eacute;taient qu'un
+bruit ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela? s'&eacute;cria le bourgmestre, qu'est-ce cela? Serait-il
+possible et ai-je bien entendu?</p>
+
+<p>Et il se pr&eacute;cipita vers son antichambre, sans plus se pr&eacute;occuper de Rosa
+qu'il laissa dans son cabinet.</p>
+
+<p>&Agrave; peine arriv&eacute; dans son antichambre, M. van Herysen poussa un grand cri
+en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule.</p>
+
+<p>Accompagn&eacute;, ou plut&ocirc;t suivi de la multitude, un jeune homme v&ecirc;tu
+simplement d'un habit de petit velours violet brod&eacute; d'argent montait
+avec une noble lenteur les degr&eacute;s de pierre, &eacute;clatants de blancheur et
+de propret&eacute;.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la
+cavalerie.</p>
+
+<p>Van Herysen, se faisant faire place au milieu des domestiques effar&eacute;s,
+vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant, qui
+causait toute cette rumeur.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, s'&eacute;cria-t-il, monseigneur, Votre Altesse chez moi!
+honneur &eacute;clatant &agrave; jamais pour mon humble maison.</p>
+
+<p>&mdash;Cher M. van Herysen, dit Guillaume d'Orange avec une s&eacute;r&eacute;nit&eacute; qui,
+chez lui, rempla&ccedil;ait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime
+l'eau, la bi&egrave;re et les fleurs, quelquefois m&ecirc;me ce fromage dont les
+Fran&ccedil;ais estiment le go&ucirc;t; parmi les fleurs, celles que je pr&eacute;f&egrave;re sont
+naturellement les tulipes. J'ai ou&iuml; dire &agrave; Leyde que la ville de Harlem
+poss&eacute;dait enfin la tulipe noire, et, apr&egrave;s m'&ecirc;tre assur&eacute; que la chose
+&eacute;tait vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au
+pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute; d'horticulture.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Herysen ravi, quelle gloire pour
+la soci&eacute;t&eacute; si ses travaux agr&eacute;ent &agrave; Votre Altesse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait d&eacute;j&agrave;
+d'avoir trop parl&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las, non, monseigneur, je ne l'ai pas ici.</p>
+
+<p>&mdash;Et o&ugrave; est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Chez son propri&eacute;taire.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce propri&eacute;taire?</p>
+
+<p>&mdash;Un brave tulipier de Dordrecht.</p>
+
+<p>&mdash;De Dordrecht?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et il s'appelle?...</p>
+
+<p>&mdash;Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;Il loge?</p>
+
+<p>&mdash;Au Cygne blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse
+veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que
+monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe &agrave; monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, mandez-le.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Votre Altesse. Seulement...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien d'important, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est important dans ce monde, M. van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monseigneur, une difficult&eacute; s'&eacute;levait.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Cette tulipe est d&eacute;j&agrave; revendiqu&eacute;e par des usurpateurs. Il est vrai
+qu'elle vaut cent mille florins.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un crime cela, M. van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Votre Altesse.</p>
+
+<p>&mdash;Et, avez-vous les preuves de ce crime?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monseigneur, la coupable...</p>
+
+<p>&mdash;La coupable, monsieur?...</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire, celle qui r&eacute;clame la tulipe, monseigneur, est l&agrave;, dans
+la chambre &agrave; c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;! Qu'en pensez-vous, M. van Herysen?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, monseigneur, que l'app&acirc;t des cent mille florins l'aura
+tent&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle r&eacute;clame la tulipe?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Et que dit-elle, de son c&ocirc;t&eacute;, comme preuve?</p>
+
+<p>&mdash;J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entr&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutons-la, M. van Herysen, &eacute;coutons-la; je suis le premier magistrat
+du pays, j'entendrai la cause et ferai justice.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; mon roi Salomon trouv&eacute;, dit van Herysen en s'inclinant et en
+montrant le chemin au prince.</p>
+
+<p>Celui-ci allait prendre le pas sur son interlocuteur, quand s'arr&ecirc;tant
+soudain:</p>
+
+<p>&mdash;Passez devant, dit-il, et appelez-moi monsieur.</p>
+
+<p>Ils entr&egrave;rent dans le cabinet.</p>
+
+<p>Rosa &eacute;tait toujours &agrave; la m&ecirc;me place, appuy&eacute;e &agrave; la fen&ecirc;tre et regardant
+par les vitres dans le jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et
+les jupes rouges de Rosa.</p>
+
+<p>Celle-ci se retourna au bruit, mais &agrave; peine vit-elle le prince, qui
+s'asseyait &agrave; l'angle le plus obscur de l'appartement.</p>
+
+<p>Toute son attention, on le comprend, &eacute;tait pour cet important personnage
+que l'on appelait van Herysen, et non pour cet humble &eacute;tranger qui
+suivait le ma&icirc;tre de la maison, et qui probablement ne s'appelait pas
+Monsieur.</p>
+
+<p>L'humble &eacute;tranger prit un livre dans la biblioth&egrave;que et fit signe &agrave; van
+Herysen de commencer l'interrogatoire.</p>
+
+<p>Van Herysen, toujours &agrave; l'invitation du jeune homme &agrave; l'habit violet,
+s'assit &agrave; son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui
+&eacute;tait accord&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, dit-il, vous me promettez la v&eacute;rit&eacute;, toute la v&eacute;rit&eacute; sur
+cette tulipe?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous la promets.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de
+la soci&eacute;t&eacute; horticole.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous ai point dit
+d&eacute;j&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, j'en reviendrai &agrave; la pri&egrave;re que je vous ai adress&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas
+pour la mienne, je le dirai franchement; mais si je la reconnais, je la
+r&eacute;clamerai, duss&eacute;-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-m&ecirc;me,
+mes preuves &agrave; la main!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donc des preuves, la belle enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira.</p>
+
+<p>Van Herysen &eacute;changea un regard avec le prince, qui, depuis les premiers
+mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce
+n'&eacute;tait point la premi&egrave;re fois que cette voix douce frapp&acirc;t ses
+oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Herysen
+continua l'interrogatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous &ecirc;tes la
+propri&eacute;taire de la tulipe noire?</p>
+
+<p>&mdash;Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plant&eacute;e
+et cultiv&eacute;e dans ma propre chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Dans votre chambre, et o&ugrave; &eacute;tait votre chambre?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; Loewestein.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes &agrave; Loewestein?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis la fille du ge&ocirc;lier de la forteresse.</p>
+
+<p>Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire:&mdash;Ah! c'est cela, je
+me rappelle maintenant.</p>
+
+<p>Et tout en faisant semblant de lire, il regarda Rosa avec plus
+d'attention encore qu'auparavant.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous aimez les fleurs? continua van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous &ecirc;tes une savante fleuriste?</p>
+
+<p>Rosa h&eacute;sita un instant, puis avec un accent tir&eacute; du plus profond de son
+c&#339;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, je parle &agrave; des gens d'honneur? dit-elle.</p>
+
+<p>L'accent &eacute;tait si vrai, que van Herysen et le prince r&eacute;pondirent tous
+deux en m&ecirc;me temps par un mouvement de t&ecirc;te affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, non, ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non!
+moi je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la
+Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni &eacute;crire. Non!
+la tulipe n'a pas &eacute;t&eacute; trouv&eacute;e par moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Et par qui a-t-elle &eacute;t&eacute; trouv&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Par un pauvre prisonnier de Loewestein.</p>
+
+<p>&mdash;Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince.</p>
+
+<p>Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit &agrave; son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Par un prisonnier d'&Eacute;tat alors, continua le prince, car &agrave; Loewestein,
+il n'y a que des prisonniers d'&Eacute;tat?</p>
+
+<p>Et il se remit &agrave; lire, ou du moins fit semblant de se remettre &agrave; lire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'&Eacute;tat.</p>
+
+<p>Van Herysen p&acirc;lit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil
+t&eacute;moin.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, dit froidement Guillaume au pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute;
+horticole.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant &agrave; celui qu'elle croyait son
+v&eacute;ritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravement.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit van Herysen, les prisonniers d'&Eacute;tat doivent &ecirc;tre au
+secret &agrave; Loewestein.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et, d'apr&egrave;s ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profit&eacute;
+de votre position comme fille du ge&ocirc;lier et que vous auriez communiqu&eacute;
+avec lui pour cultiver des fleurs?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, murmura Rosa &eacute;perdue; oui, je suis forc&eacute;e de l'avouer,
+je le voyais tous les jours.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse! s'&eacute;cria M. van Herysen.</p>
+
+<p>Le prince leva la t&ecirc;te en observant l'effroi de Rosa et la p&acirc;leur du
+pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>&mdash;Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentu&eacute;e, cela ne regarde
+pas les membres de la soci&eacute;t&eacute; horticole; ils ont &agrave; juger de la tulipe
+noire et ne connaissent pas les d&eacute;lits politiques. Continuez, jeune
+fille, continuez.</p>
+
+<p>Van Herysen, par un &eacute;loquent regard, remercia au nom des tulipes le
+nouveau membre de la soci&eacute;t&eacute; horticole.</p>
+
+<p>Rosa, rassur&eacute;e par cette esp&egrave;ce d'encouragement que lui avait donn&eacute;
+l'inconnu, raconta tout ce qui s'&eacute;tait pass&eacute; depuis trois mois, tout ce
+qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des
+duret&eacute;s de Gryphus, de la destruction du premier ca&iuml;eu, de la douleur du
+prisonnier, des pr&eacute;cautions prises pour que le second ca&iuml;eu arriv&acirc;t
+bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur
+s&eacute;paration; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait
+plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait &eacute;prouv&eacute;e &agrave; leur
+r&eacute;union, enfin de leur d&eacute;sespoir &agrave; tous deux lorsqu'ils avaient su que
+la tulipe qui venait de fleurir leur avait &eacute;t&eacute; vol&eacute;e une heure apr&egrave;s sa
+floraison.</p>
+
+<p>Tout cela &eacute;tait dit avec un accent de v&eacute;rit&eacute; qui laissait le prince
+impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son
+effet sur M. van Herysen.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissiez ce
+prisonnier.</p>
+
+<p>Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfon&ccedil;a dans
+l'ombre, comme s'il e&ucirc;t voulu fuir ce regard.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il n'y a que quatre mois que le ge&ocirc;lier Gryphus et sa fille
+sont &agrave; Loewestein.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et &agrave; moins que vous n'ayez sollicit&eacute; le changement de votre p&egrave;re pour
+suivre quelque prisonnier qui aurait &eacute;t&eacute; transport&eacute; de la Haye &agrave;
+Loewestein...</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! fit Rosa en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Achevez, dit Guillaume.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier &agrave; la Haye.</p>
+
+<p>&mdash;Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume.</p>
+
+<p>En ce moment l'officier qui avait &eacute;t&eacute; envoy&eacute; pr&egrave;s de Boxtel rentra et
+annon&ccedil;a au prince que celui qu'il &eacute;tait all&eacute; qu&eacute;rir le suivait avec sa
+tulipe.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII</h3>
+
+<p class="c">LE TROISI&Egrave;ME CA&Iuml;EU</p>
+
+
+<p>L'annonce du retour de Boxtel &eacute;tait &agrave; peine faite, que Boxtel entra en
+personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant
+dans une caisse le pr&eacute;cieux fardeau, qui fut d&eacute;pos&eacute; sur une table.</p>
+
+<p>Le prince, pr&eacute;venu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se
+tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur o&ugrave;
+lui-m&ecirc;me avait plac&eacute; son fauteuil.</p>
+
+<p>Rosa, palpitante, p&acirc;le, pleine de terreur, attendait qu'on l'invit&acirc;t &agrave;
+aller voir &agrave; son tour.</p>
+
+<p>Elle entendit la voix de Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui! s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+
+<p>Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte
+entr'ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma tulipe, s'&eacute;cria Rosa, c'est elle, je la reconnais. &Ocirc; mon
+pauvre Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'&agrave; la porte, o&ugrave;
+il demeura un instant dans la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Les yeux de Rosa s'arr&ecirc;t&egrave;rent sur lui. Plus que jamais elle &eacute;tait
+certaine que ce n'&eacute;tait pas la premi&egrave;re fois qu'elle voyait cet
+&eacute;tranger.</p>
+
+<p>&mdash;M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici.</p>
+
+<p>Boxtel accourut avec empressement et se trouva face &agrave; face avec
+Guillaume d'Orange.</p>
+
+<p>&mdash;Son Altesse! s'&eacute;cria-t-il en reculant.</p>
+
+<p>&mdash;Son Altesse! r&eacute;p&eacute;ta Rosa tout &eacute;tourdie.</p>
+
+<p>&Agrave; cette exclamation partie &agrave; sa gauche, Boxtel se retourna et aper&ccedil;ut
+Rosa.</p>
+
+<p>&Agrave; cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une
+pile de Volta.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura le prince se parlant &agrave; lui-m&ecirc;me, il est troubl&eacute;.</p>
+
+<p>Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-m&ecirc;me, s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; remis.</p>
+
+<p>&mdash;M. Boxtel, dit Guillaume, il para&icirc;t que vous avez trouv&eacute; le secret de
+la tulipe noire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur, r&eacute;pondit Boxtel d'une voix o&ugrave; per&ccedil;ait un peu de
+trouble.</p>
+
+<p>Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'&eacute;motion que le tulipier
+avait &eacute;prouv&eacute;e en reconnaissant Guillaume.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui pr&eacute;tend l'avoir
+trouv&eacute; aussi.</p>
+
+<p>Boxtel sourit de d&eacute;dain et haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>Guillaume suivait tous ses mouvements avec un int&eacute;r&ecirc;t de curiosit&eacute;
+remarquable.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire qu'&agrave; Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel
+se faisait appeler M. Jacob.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous &agrave; cela, M. Boxtel?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous niez avoir jamais &eacute;t&eacute; &agrave; Loewestein?</p>
+
+<p>Boxtel h&eacute;sita; l'&#339;il fixe et imp&eacute;rieusement scrutateur, le prince
+l'emp&ecirc;chait de mentir.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis nier avoir &eacute;t&eacute; &agrave; Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir
+vol&eacute; la tulipe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me l'avez vol&eacute;e et dans ma chambre! s'&eacute;cria Rosa indign&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Je le nie.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour o&ugrave; je
+pr&eacute;parai la plate-bande o&ugrave; je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie
+dans le jardin o&ugrave; j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-l&agrave;
+vous &ecirc;tre pr&eacute;cipit&eacute;, apr&egrave;s ma sortie, sur l'endroit o&ugrave; vous esp&eacute;riez
+trouver le ca&iuml;eu? Niez-vous avoir fouill&eacute; la terre avec vos mains, mais
+inutilement, Dieu merci! car ce n'&eacute;tait qu'une ruse pour reconna&icirc;tre vos
+intentions? Dites, niez-vous tout cela?</p>
+
+<p>Boxtel ne jugea point &agrave; propos de r&eacute;pondre &agrave; ces diverses
+interrogations. Mais laissant la pol&eacute;mique entam&eacute;e avec Rosa et se
+retournant vers le prince:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes &agrave;
+Dordrecht; j'ai m&ecirc;me acquis dans cet art une certaine r&eacute;putation: une de
+mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai d&eacute;di&eacute;e au roi
+de Portugal. Maintenant voici la v&eacute;rit&eacute;. Cette jeune fille savait que
+j'avais trouv&eacute; la tulipe noire, et de concert avec un certain amant
+qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a form&eacute; le
+projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que
+je gagnerai, j'esp&egrave;re, gr&acirc;ce &agrave; votre justice.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'&eacute;cria Rosa outr&eacute;e de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, dit le prince.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers Boxtel:</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites &ecirc;tre l'amant de
+cette jeune fille?</p>
+
+<p>Rosa faillit s'&eacute;vanouir, car le prisonnier &eacute;tait recommand&eacute; par le
+prince comme un grand coupable.</p>
+
+<p>Rien ne pouvait &ecirc;tre plus agr&eacute;able &agrave; Boxtel que cette question.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce prisonnier? r&eacute;p&eacute;ta-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera &agrave;
+Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probit&eacute;. Ce prisonnier
+est un criminel d'&Eacute;tat, condamn&eacute; une fois &agrave; mort.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui s'appelle...?</p>
+
+<p>Rosa cacha sa t&ecirc;te dans ses deux mains avec un mouvement d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Qui s'appelle Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle, dit Boxtel et qui est le propre
+filleul de ce sc&eacute;l&eacute;rat de Corneille de Witt.</p>
+
+<p>Le prince tressaillit. Son &#339;il calme jeta une flamme, et le froid de la
+mort s'&eacute;tendit de nouveau sur son visage immobile.</p>
+
+<p>Il alla &agrave; Rosa et lui fit du doigt signe d'&eacute;carter ses mains de son
+visage.</p>
+
+<p>Rosa ob&eacute;it, comme e&ucirc;t fait sans voir une femme soumise &agrave; un pouvoir
+magn&eacute;tique.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc pour suivre cet homme que vous &ecirc;tes venue me demander &agrave;
+Leyde le changement de votre p&egrave;re?</p>
+
+<p>Rosa baissa la t&ecirc;te et s'affaissa &eacute;cras&eacute;e en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Poursuivez, dit le prince &agrave; Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien &agrave; dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout.
+Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire
+rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu &agrave; Loewestein parce
+que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux
+Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demand&eacute;e en
+mariage, et comme je n'&eacute;tais pas riche, imprudent que j'&eacute;tais, je lui ai
+confi&eacute; mon esp&eacute;rance de toucher cent mille florins; et pour justifier
+cette esp&eacute;rance, je lui ai montr&eacute; la tulipe noire. Alors, comme son
+amant, &agrave; Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il
+tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont complot&eacute; ma
+perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e de
+chez moi par cette jeune fille, port&eacute;e dans sa chambre, o&ugrave; j'ai eu le
+bonheur de la reprendre au moment o&ugrave; elle avait l'audace d'exp&eacute;dier un
+messager pour annoncer &agrave; MM. les membres de la soci&eacute;t&eacute; d'horticulture
+qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas
+d&eacute;mont&eacute;e pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a
+gard&eacute;e dans sa chambre, l'aura-t-elle montr&eacute;e &agrave; quelques personnes
+qu'elle appellera en t&eacute;moignage? Mais heureusement, monseigneur, vous
+voil&agrave; pr&eacute;venu contre cette intrigue et ses t&eacute;moins.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'inf&acirc;me! g&eacute;mit Rosa en larmes, en se jetant
+aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en
+piti&eacute; son horrible angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour
+vous avoir ainsi conseill&eacute;e; car vous &ecirc;tes si jeune et vous avez l'air
+si honn&ecirc;te, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur! monseigneur! s'&eacute;cria Rosa, Corn&eacute;lius n'est pas coupable.</p>
+
+<p>Guillaume fit un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Pas coupable de vous avoir conseill&eacute;e. C'est cela que vous voulez
+dire, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire, monseigneur, que Corn&eacute;lius n'est pas plus coupable du
+second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier.</p>
+
+<p>&mdash;Du premier? Et savez-vous quel a &eacute;t&eacute; ce premier crime? Savez-vous de
+quoi il a &eacute;t&eacute; accus&eacute; et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille
+de Witt, cach&eacute; la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de
+Louvois.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il f&ucirc;t d&eacute;tenteur de cette
+correspondance; il l'ignorait enti&egrave;rement. Eh! mon Dieu! il me l'e&ucirc;t
+dit. Est-ce que ce c&#339;ur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'e&ucirc;t
+cach&eacute;? Non, non, monseigneur, je le r&eacute;p&egrave;te, duss&eacute;-je encourir votre
+col&egrave;re, Corn&eacute;lius n'est pas plus coupable du premier crime que du
+second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon
+Corn&eacute;lius, monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Un de Witt! s'&eacute;cria Boxtel. Eh! monseigneur ne le conna&icirc;t que trop,
+puisqu'il lui a d&eacute;j&agrave; fait une fois gr&acirc;ce de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'&Eacute;tat, je l'ai d&eacute;j&agrave; dit, ne
+sont point du ressort de la soci&eacute;t&eacute; horticole de Harlem.</p>
+
+<p>Puis, fron&ccedil;ant le sourcil:</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice
+sera faite.</p>
+
+<p>Boxtel salua, le c&#339;ur plein de joie, et re&ccedil;ut les f&eacute;licitations du
+pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli
+commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable
+paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir
+m&ecirc;me... mais il ne doit pas voler.</p>
+
+<p>&mdash;Voler! s'&eacute;cria Rosa, voler! lui, Corn&eacute;lius, oh! monseigneur, prenez
+garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le
+tueraient plus s&ucirc;rement que n'e&ucirc;t fait l'&eacute;p&eacute;e du bourreau sur le
+Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme
+qui l'a commis.</p>
+
+<p>&mdash;Prouvez-le, dit froidement Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne
+avec &eacute;nergie.</p>
+
+<p>Puis se retournant vers Boxtel:</p>
+
+<p>&mdash;La tulipe &eacute;tait &agrave; vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Combien avait-elle de ca&iuml;eux?</p>
+
+<p>Boxtel h&eacute;sita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait
+pas cette question si les deux ca&iuml;eux connus existaient seuls.</p>
+
+<p>&mdash;Trois, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Que sont devenus ces ca&iuml;eux? demanda Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'ils sont devenus?... l'un a avort&eacute;, l'autre a donn&eacute; la tulipe
+noire...</p>
+
+<p>&mdash;Et le troisi&egrave;me?</p>
+
+<p>&mdash;Le troisi&egrave;me?</p>
+
+<p>&mdash;Le troisi&egrave;me, o&ugrave; est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Le troisi&egrave;me est chez moi, dit Boxtel tout troubl&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Chez vous? O&ugrave; cela? &Agrave; Loewestein ou &agrave; Dordrecht?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; Dordrecht, dit Boxtel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous mentez! s'&eacute;cria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant
+vers le prince, la v&eacute;ritable histoire de ces trois ca&iuml;eux, je vais vous
+la dire, moi. Le premier a &eacute;t&eacute; &eacute;cras&eacute; par mon p&egrave;re dans la chambre du
+prisonnier, et cet homme le sait bien, car il esp&eacute;rait s'en emparer, et
+quand il vit cet espoir d&eacute;&ccedil;u, il faillit se brouiller avec mon p&egrave;re qui
+le lui enlevait. Le second, soign&eacute; par moi, a donn&eacute; la tulipe noire, et
+le troisi&egrave;me, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le
+troisi&egrave;me le voici dans le m&ecirc;me papier qui l'enveloppait avec les deux
+autres quand, au moment de monter sur l'&eacute;chafaud, Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle
+me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez.</p>
+
+<p>Et Rosa, d&eacute;maillotant le ca&iuml;eu du papier qui l'enveloppait, le tendit au
+prince, qui le prit de ses mains et l'examina.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir vol&eacute;
+comme la tulipe? balbutia Boxtel effray&eacute; de l'attention avec laquelle le
+prince examinait le ca&iuml;eu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait
+quelques lignes trac&eacute;es sur le papier rest&eacute; entre ses mains.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup les yeux de la jeune fille s'enflamm&egrave;rent, elle relut
+haletante ce papier myst&eacute;rieux, et poussant un cri en tendant le papier
+au prince:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume
+passa le troisi&egrave;me ca&iuml;eu au pr&eacute;sident, prit le papier et lut. &Agrave; peine
+Guillaume eut-il jet&eacute; les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main
+trembla comme si elle &eacute;tait pr&ecirc;te &agrave; laisser &eacute;chapper le papier; ses yeux
+prirent une effrayante expression de douleur et de piti&eacute;. Cette feuille,
+que venait de lui remettre Rosa, &eacute;tait la page de la Bible que Corneille
+de Witt avait envoy&eacute;e &agrave; Dordrecht, par Craeke, le messager de son fr&egrave;re
+Jean, pour prier Corn&eacute;lius de br&ucirc;ler la correspondance du grand
+pensionnaire avec Louvois. Cette pri&egrave;re, on se le rappelle, &eacute;tait con&ccedil;ue
+en ces termes:</p>
+
+<div class="lettre">
+<p class="addr">&laquo;Cher filleul,</p>
+
+<p>&laquo;Br&ucirc;le le d&eacute;p&ocirc;t que je t'ai confi&eacute;, br&ucirc;le-le sans le regarder, sans
+l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu &agrave; toi-m&ecirc;me. Les secrets du genre
+de celui qu'il contient tuent les d&eacute;positaires. Br&ucirc;le, et tu auras sauv&eacute;
+Jean et Corneille.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu et aime-moi.</p>
+
+
+<p class="r">&laquo;Corneille <span class="smcap">de Witt.</span>&raquo;</p>
+
+<p class="addrr">&laquo;20 ao&ucirc;t 1672.</p>
+</div>
+
+<p>Cette feuille &eacute;tait &agrave; la fois la preuve de l'innocence de van Ba&euml;rle et
+son titre de propri&eacute;t&eacute; aux ca&iuml;eux de la tulipe.</p>
+
+<p>Rosa et le stathouder &eacute;chang&egrave;rent un seul regard.</p>
+
+<p>Celui de Rosa voulait dire: &laquo;Vous voyez bien!&raquo;</p>
+
+<p>Celui du stathouder signifiait: &laquo;Silence et attends!&raquo;</p>
+
+<p>Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son
+front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard
+plonger avec sa pens&eacute;e dans cet ab&icirc;me sans fond et sans ressource qu'on
+appelle le repentir et la honte du pass&eacute;.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t relevant la t&ecirc;te avec effort:</p>
+
+<p>&mdash;Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis.</p>
+
+<p>Puis au pr&eacute;sident:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune
+fille et la tulipe. Adieu.</p>
+
+<p>Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courb&eacute; sous l'immense bruit
+des acclamations populaires.</p>
+
+<p>Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourment&eacute;. Ce papier, que
+Guillaume avait re&ccedil;u des mains de Rosa, qu'il avait lu, pli&eacute; et mis dans
+sa poche avec tant de soin, ce papier l'inqui&eacute;tait.</p>
+
+<p>Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et
+se confia tout enti&egrave;re &agrave; Dieu en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! saviez-vous vous-m&ecirc;me dans quel but mon bon Corn&eacute;lius
+m'apprenait &agrave; lire?</p>
+
+<p>Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui r&eacute;compense les
+hommes selon leurs m&eacute;rites.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII</h3>
+
+<p class="c">LA CHANSON DES FLEURS</p>
+
+
+<p>Pendant que s'accomplissaient les &eacute;v&eacute;nements que nous venons de
+raconter, le malheureux van Ba&euml;rle, oubli&eacute; dans la chambre de la
+forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un
+prisonnier peut souffrir quand son ge&ocirc;lier a pris le parti bien arr&ecirc;t&eacute;
+de se transformer en bourreau.</p>
+
+<p>Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob,
+Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait &eacute;tait l'&#339;uvre du d&eacute;mon,
+et que le docteur Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle &eacute;tait l'envoy&eacute; de ce d&eacute;mon sur la
+terre.</p>
+
+<p>Il en r&eacute;sulta qu'un beau matin&mdash;c'&eacute;tait le troisi&egrave;me jour depuis la
+disparition de Jacob et de Rosa&mdash;, il en r&eacute;sulta qu'un beau matin, il
+monta &agrave; la chambre de Corn&eacute;lius plus furieux encore que de coutume.</p>
+
+<p>Celui-ci, les deux coudes appuy&eacute;s sur la fen&ecirc;tre, la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur
+ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les
+moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour
+refouler ses larmes et emp&ecirc;cher sa philosophie de s'&eacute;vaporer.</p>
+
+<p>Les pigeons y &eacute;taient toujours, mais l'espoir n'y &eacute;tait plus; mais
+l'avenir manquait.</p>
+
+<p>H&eacute;las! Rosa surveill&eacute;e ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement
+&eacute;crire, et si elle &eacute;crivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses
+lettres?</p>
+
+<p>Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de
+malignit&eacute; dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se
+ralent&icirc;t un moment, et puis, outre la r&eacute;clusion, outre l'absence,
+n'avait-elle pas &agrave; souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce
+sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas &agrave; la fa&ccedil;on des p&egrave;res du
+th&eacute;&acirc;tre grec? Quand le geni&egrave;vre lui montait au cerveau, ne donnait-il
+pas &agrave; son bras, trop bien raccommod&eacute; par Corn&eacute;lius, la vigueur de deux
+bras et d'un b&acirc;ton?</p>
+
+<p>Cette id&eacute;e, que Rosa &eacute;tait peut-&ecirc;tre maltrait&eacute;e, exasp&eacute;rait Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Il sentait alors son inutilit&eacute;, son impuissance, son n&eacute;ant. Il se
+demandait si Dieu &eacute;tait bien juste d'envoyer tant de maux &agrave; deux
+cr&eacute;atures innocentes. Et certainement dans ces moments-l&agrave; il doutait. Le
+malheur ne rend pas cr&eacute;dule.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle avait bien form&eacute; le projet d'&eacute;crire &agrave; Rosa. Mais o&ugrave; &eacute;tait
+Rosa?</p>
+
+<p>Il avait bien eu l'id&eacute;e d'&eacute;crire &agrave; la Haye pour pr&eacute;venir de ce que
+Gryphus voulait sans doute amasser, par une d&eacute;nonciation, de nouveaux
+orages sur sa t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mais avec quoi &eacute;crire? Gryphus lui avait enlev&eacute; crayon et papier.
+D'ailleurs, e&ucirc;t-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas
+Gryphus qui se chargerait de sa lettre.</p>
+
+<p>Alors Corn&eacute;lius passait et repassait dans sa t&ecirc;te toutes ces pauvres
+ruses employ&eacute;es par les prisonniers.</p>
+
+<p>Il avait bien song&eacute; &agrave; une &eacute;vasion, chose &agrave; laquelle il ne songeait pas
+quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus
+une &eacute;vasion lui paraissait impossible. Il &eacute;tait de ces natures choisies
+qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes
+occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand
+chemin des gens m&eacute;diocres, et qui les m&egrave;ne &agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;Comment serait-il possible, se disait Corn&eacute;lius, que je pusse m'enfuir
+de Loewestein, d'o&ugrave; s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette &eacute;vasion,
+n'a-t-on pas tout pr&eacute;vu? Les fen&ecirc;tres ne sont-elles pas gard&eacute;es? Les
+portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas
+dix fois plus vigilants?</p>
+
+<p>&laquo;Puis outre les fen&ecirc;tres gard&eacute;es, les portes doubles, les postes plus
+vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus
+d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus?</p>
+
+<p>&laquo;Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa.
+Quand j'userais dix ans de ma vie &agrave; fabriquer une lime pour scier mes
+barreaux, &agrave; tresser des cordes pour descendre par la fen&ecirc;tre, ou me
+coller des ailes aux &eacute;paules pour m'envoler comme D&eacute;dale... Mais je suis
+dans une p&eacute;riode de mauvaise chance! La lime s'&eacute;moussera, la corde se
+rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera
+boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le mus&eacute;e de la Haye,
+entre le pourpoint tach&eacute; de sang de Guillaume le Taciturne et la femme
+marine recueillie &agrave; Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour r&eacute;sultat
+que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosit&eacute;s de la
+Hollande.</p>
+
+<p>&laquo;Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque
+noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la
+soci&eacute;t&eacute; de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a
+pas &agrave; en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une fa&ccedil;on
+sensible &agrave; mon amour-propre, &agrave; mon amour ou &agrave; ma s&ucirc;ret&eacute; personnelle. Je
+me sens, depuis ma r&eacute;clusion, une vigueur &eacute;trange, hargneuse,
+insupportable. J'ai des prurits de lutte, des app&eacute;tits de bataille, des
+soifs incompr&eacute;hensibles de horions. Je sauterai &agrave; la gorge de mon vieux
+sc&eacute;l&eacute;rat, et je l'&eacute;tranglerai!&raquo;</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, &agrave; ces derniers mots, s'arr&ecirc;ta un instant, la bouche
+contract&eacute;e, l'&#339;il fixe.</p>
+
+<p>Il retournait avidement dans son esprit une pens&eacute;e qui lui souriait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais! continua Corn&eacute;lius, une fois Gryphus &eacute;trangl&eacute;, pourquoi ne
+pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si
+je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui
+expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fen&ecirc;tre dans le Wahal? Je
+sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus
+est son p&egrave;re; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait
+pour moi, de lui avoir &eacute;trangl&eacute; ce p&egrave;re, si brutal qu'il f&ucirc;t, si m&eacute;chant
+qu'il ait &eacute;t&eacute;. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant
+la p&eacute;roraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs
+qui aura trouv&eacute; Gryphus r&acirc;lant encore ou &eacute;trangl&eacute; tout &agrave; fait, et qui me
+remettra la main sur l'&eacute;paule. Je reverrai alors le Buitenhof et
+l'&eacute;clair de cette vilaine &eacute;p&eacute;e, qui cette fois ne s'arr&ecirc;tera pas en
+route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Corn&eacute;lius, mon
+ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment
+retrouver Rosa?</p>
+
+<p>Telles &eacute;taient les r&eacute;flexions de Corn&eacute;lius trois jours apr&egrave;s la sc&egrave;ne
+funeste de s&eacute;paration entre Rosa et son p&egrave;re, juste au moment o&ugrave; nous
+avons montr&eacute; au lecteur Corn&eacute;lius accoud&eacute; sur sa fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>C'est dans ce moment m&ecirc;me que Gryphus entra.</p>
+
+<p>Il tenait &agrave; la main un &eacute;norme b&acirc;ton, ses yeux &eacute;tincelaient de mauvaises
+pens&eacute;es; un mauvais sourire crispait ses l&egrave;vres; un mauvais balancement
+agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les
+mauvaises dispositions.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, rompu comme nous venons de le voir, par la n&eacute;cessit&eacute; de la
+patience, n&eacute;cessit&eacute; que le raisonnement avait men&eacute;e jusqu'&agrave; la
+conviction, Corn&eacute;lius l'entendit entrer, devina que c'&eacute;tait lui, mais ne
+se d&eacute;tourna m&ecirc;me pas.</p>
+
+<p>Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derri&egrave;re lui.</p>
+
+<p>Rien n'est plus d&eacute;sagr&eacute;able aux gens qui sont en veine de col&egrave;re que
+l'indiff&eacute;rence de ceux &agrave; qui cette col&egrave;re doit s'adresser.</p>
+
+<p>On a fait des frais, on ne veut pas les perdre.</p>
+
+<p>On s'est mont&eacute; la t&ecirc;te, on a mis son sang en &eacute;bullition. Ce n'est pas la
+peine si cette &eacute;bullition ne donne pas la satisfaction d'un petit &eacute;clat.</p>
+
+<p>Tout honn&ecirc;te coquin qui a aiguis&eacute; son mauvais g&eacute;nie d&eacute;sire au moins en
+faire une bonne blessure &agrave; quelqu'un.</p>
+
+<p>Aussi Gryphus, voyant que Corn&eacute;lius ne bougeait point, se mit &agrave;
+l'interpeller par un vigoureux:</p>
+
+<p>&mdash;Hum! hum!</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais
+charmante chanson.</p>
+
+<p class="poem">
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Nous sommes les filles du feu secret,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 0em;"><i>Du feu qui circule dans les veines de la terre;</i></span><br />
+<span style="margin-left: 0em;"><i>Nous sommes les filles de l'aurore et de la ros&eacute;e,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Nous sommes les filles de l'air,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Nous sommes les filles de l'eau;</i></span><br />
+<span style="margin-left: 0em;"><i>Mais nous sommes avant tout les filles du ciel.</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide
+m&eacute;lancolie, exasp&eacute;ra Gryphus. Il frappa la dalle de son b&acirc;ton en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas?</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius se retourna.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, dit-il.</p>
+
+<p>Et il reprit sa chanson.</p>
+
+<p class="poem">
+<i>Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant.</i><br />
+<i>Nous tenons &agrave; la terre par un fil.</i><br />
+<i>Ce fil c'est notre racine, c'est-&agrave;-dire notre vie.</i><br />
+<i>Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel.</i><br />
+</p>
+
+<p>&mdash;Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius continua:</p>
+
+<p class="poem">
+<span style="margin-left: 1em;"><i>C'est que le ciel est notre patrie,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 0em;"><i>Notre v&eacute;ritable patrie, puisque de lui vient notre &acirc;me,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Puisqu'&agrave; lui retourne notre &acirc;me,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Notre &acirc;me, c'est-&agrave;-dire notre parfum.</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Gryphus s'approcha du prisonnier:</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te r&eacute;duire et
+pour te forcer &agrave; m'avouer tes crimes?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous &ecirc;tes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Corn&eacute;lius en se
+retournant.</p>
+
+<p>Et, comme en disant cela, il vit le visage alt&eacute;r&eacute;, les yeux brillants,
+la bouche &eacute;cumante du vieux ge&ocirc;lier:</p>
+
+<p>&mdash;Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, &agrave; ce qu'il para&icirc;t; nous
+sommes furieux!</p>
+
+<p>Gryphus fit le moulinet avec son b&acirc;ton.</p>
+
+<p>Mais, sans s'&eacute;mouvoir:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, ma&icirc;tre Gryphus, dit van Ba&euml;rle en se croisant les bras, vous
+paraissez me menacer?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, je te menace! cria le ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quoi?</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, regarde ce que je tiens &agrave; la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que c'est un b&acirc;ton, dit Corn&eacute;lius avec calme, et m&ecirc;me un gros
+b&acirc;ton; mais je ne suppose point que ce soit l&agrave; ce dont vous me menacez.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que tout ge&ocirc;lier qui frappe un prisonnier s'expose &agrave; deux
+punitions; la premi&egrave;re, art. 9 du r&egrave;glement de Loewestein:</p>
+
+<p>&laquo;Sera chass&eacute; tout ge&ocirc;lier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main
+sur un prisonnier d'&Eacute;tat.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;La main, fit Gryphus ivre de col&egrave;re; mais le b&acirc;ton; ah! le b&acirc;ton, le
+r&egrave;glement n'en parle pas.</p>
+
+<p>&mdash;La deuxi&egrave;me, continua Corn&eacute;lius, la deuxi&egrave;me, qui n'est pas inscrite
+au r&egrave;glement mais que l'on trouve dans l'&Eacute;vangile, la deuxi&egrave;me, la
+voici:</p>
+
+<p>&laquo;Quiconque frappe de l'&eacute;p&eacute;e p&eacute;rira par l'&eacute;p&eacute;e. &laquo;Quiconque touche avec le
+b&acirc;ton sera ross&eacute; par le b&acirc;ton.&raquo;</p>
+
+<p>Gryphus de plus en plus exasp&eacute;r&eacute; par le ton calme et sentencieux de
+Corn&eacute;lius, brandit son gourdin; mais au moment o&ugrave; il le levait,
+Corn&eacute;lius s'&eacute;lan&ccedil;a sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son
+propre bras. Gryphus hurlait de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, l&agrave;, bonhomme, dit Corn&eacute;lius, ne vous exposez point &agrave; perdre votre
+place.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois que ma main est vide?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le vois, et m&ecirc;me avec satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte
+l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou
+le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point
+un ch&acirc;timent pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il
+est mauvais &agrave; ton go&ucirc;t, Gryphus, meilleur il est au mien.</p>
+
+<p>&mdash;Meilleur il est au tien?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et la raison?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! elle est bien simple.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-la donc, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me
+faire souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est que je ne te le donne pas pour t'&ecirc;tre agr&eacute;able, brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais
+pain en un pain excellent, qui me r&eacute;jouit plus que des g&acirc;teaux, et alors
+j'ai un double plaisir, celui de manger &agrave; mon go&ucirc;t d'abord, et ensuite
+de te faire infiniment enrager.</p>
+
+<p>Gryphus hurla de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que
+cela pourrait me conduire au b&ucirc;cher comme Gaufredy ou Urbain Grandier;
+mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconv&eacute;nient.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, bon, bon, r&eacute;pondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc
+avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de
+pain du tout?</p>
+
+<p>&mdash;Hein! fit Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout
+de huit jours.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius p&acirc;lit.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela, continua Gryphus, &agrave; partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si
+bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant &agrave;
+moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour
+ta nourriture.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un assassinat! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius, emport&eacute; par un premier
+mouvement de terreur bien compr&eacute;hensible, et qui lui &eacute;tait inspir&eacute; par
+cet horrible genre de mort.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu
+vivras malgr&eacute; tout.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius reprit son air riant, et haussa les &eacute;paules:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... dit Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! c'est un joli r&ocirc;ti que le pigeon; un homme qui mangerait un
+pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble?</p>
+
+<p>&mdash;Et du feu? dit Gryphus.</p>
+
+<p>&mdash;Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable.
+Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son
+&eacute;l&eacute;ment?</p>
+
+<p>&mdash;Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les
+jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renonc&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mais, dit Corn&eacute;lius quand je serai fatigu&eacute; des pigeons, je
+ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse.</p>
+
+<p>Gryphus ouvrit de larges yeux effar&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime assez le poisson, continua Corn&eacute;lius; tu ne m'en sers jamais.
+Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me
+r&eacute;galer de poisson.</p>
+
+<p>Gryphus faillit s'&eacute;vanouir de col&egrave;re et m&ecirc;me de peur. Mais se ravisant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y
+forces.</p>
+
+<p>Et il en tira un couteau qu'il ouvrit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! un couteau! fit Corn&eacute;lius se mettant en d&eacute;fense avec son b&acirc;ton.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXIX" id="XXIX"></a>XXIX</h3>
+
+<p class="c">o&ugrave; van Ba&euml;rle, avant de quitter Loewestein, r&egrave;gle ses comptes avec
+Gryphus</p>
+
+
+<p>Tous deux demeur&egrave;rent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Ba&euml;rle
+sur la d&eacute;fensive.</p>
+
+<p>Puis, comme la situation pouvait se prolonger ind&eacute;finiment, Corn&eacute;lius
+s'enqu&eacute;rant des causes de cette recrudescence de col&egrave;re chez son
+antagoniste:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux, je vais te le dire, r&eacute;pondis Gryphus. Je veux que tu
+me rendes ma fille Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Votre fille! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlev&eacute;e par ton art du d&eacute;mon. Voyons,
+veux-tu me dire o&ugrave; elle est?</p>
+
+<p>Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus mena&ccedil;ante.</p>
+
+<p>&mdash;Rosa n'est point &agrave; Loewestein? s'&eacute;cria Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois?</p>
+
+<p>&mdash;Bon, dit Corn&eacute;lius, c'est un pi&egrave;ge que tu me tends.</p>
+
+<p>&mdash;Une derni&egrave;re fois, veux-tu me dire o&ugrave; est ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Attends, attends, gronda Gryphus p&acirc;le et les l&egrave;vres agit&eacute;es par la
+folie qui commen&ccedil;ait &agrave; envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh
+bien! je vais te desserrer les dents.</p>
+
+<p>Il fit un pas vers Corn&eacute;lius, et lui montrant l'arme qui brillait dans
+sa main:</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tu&eacute; avec lui plus de
+cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur ma&icirc;tre, le diable, comme je
+les ai tu&eacute;s eux: attends, attends!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, gredin, dit Corn&eacute;lius, tu veux donc d&eacute;cid&eacute;ment m'assassiner!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux t'ouvrir le c&#339;ur, pour voir dedans l'endroit o&ugrave; tu caches ma
+fille.</p>
+
+<p>Et en disant ces mots avec l'&eacute;garement de la fi&egrave;vre, Gryphus se
+pr&eacute;cipita sur Corn&eacute;lius, qui n'eut que le temps de se jeter derri&egrave;re sa
+table pour &eacute;viter le premier coup.</p>
+
+<p>Gryphus brandissait son grand couteau en prof&eacute;rant d'horribles menaces.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius pr&eacute;vit que, s'il &eacute;tait hors de la port&eacute;e de la main, il
+n'&eacute;tait pas hors de la port&eacute;e de l'arme; l'arme lanc&eacute;e &agrave; distance
+pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne
+perdit donc pas de temps, et du b&acirc;ton qu'il avait pr&eacute;cieusement
+conserv&eacute;, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le
+couteau.</p>
+
+<p>Le couteau tomba par terre, et Corn&eacute;lius appuya son pied dessus. Puis,
+comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner &agrave; une lutte que la douleur
+du coup de b&acirc;ton et la honte d'avoir &eacute;t&eacute; d&eacute;sarm&eacute; deux fois auraient
+rendue impitoyable, Corn&eacute;lius prit un grand parti.</p>
+
+<p>Il roua de coups son ge&ocirc;lier avec un sang-froid des plus h&eacute;ro&iuml;ques,
+choisissant l'endroit o&ugrave; tombait chaque fois le terrible gourdin.</p>
+
+<p>Gryphus ne tarda point &agrave; demander gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>Mais avant de demander gr&acirc;ce, il avait cri&eacute;, et beaucoup; ses cris
+avaient &eacute;t&eacute; entendus et avaient mis en &eacute;moi tous les employ&eacute;s de la
+maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes
+parurent donc tout &agrave; coup et surprirent Corn&eacute;lius op&eacute;rant le b&acirc;ton &agrave; la
+main, le couteau sous le pied.</p>
+
+<p>&Agrave; l'aspect de tous ces t&eacute;moins du m&eacute;fait qu'il venait de commettre, et
+dont les circonstances att&eacute;nuantes, comme on dit aujourd'hui, &eacute;taient
+inconnues, Corn&eacute;lius se sentit perdu sans ressources.</p>
+
+<p>En effet, toutes les apparences &eacute;taient contre lui.</p>
+
+<p>En un tour de main, Corn&eacute;lius fut d&eacute;sarm&eacute;; et Gryphus entour&eacute;, relev&eacute;,
+soutenu, put compter, en rugissant de col&egrave;re, les meurtrissures qui
+enflaient ses &eacute;paules et son &eacute;chine, comme autant de collines diaprant
+le piton d'une montagne.</p>
+
+<p>Proc&egrave;s-verbal fut dress&eacute;, s&eacute;ance tenante, des violences exerc&eacute;es par le
+prisonnier sur son gardien, et le proc&egrave;s-verbal souffl&eacute; par Gryphus ne
+pouvait pas &ecirc;tre accus&eacute; de ti&eacute;deur; il ne s'agissait de rien moins que
+d'une tentative d'assassinat, pr&eacute;par&eacute;e depuis longtemps et accomplie sur
+le ge&ocirc;lier, avec pr&eacute;m&eacute;ditation par cons&eacute;quent, et r&eacute;bellion ouverte.</p>
+
+<p>Tandis qu'on instrumentait contre Corn&eacute;lius, les renseignements donn&eacute;s
+par Gryphus rendant sa pr&eacute;sence inutile, les deux porte-clefs l'avaient
+descendu dans sa ge&ocirc;le, moulu de coups et g&eacute;missant.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les gardes qui s'&eacute;taient empar&eacute;s de Corn&eacute;lius
+s'occupaient &agrave; l'instruire charitablement des us et coutumes de
+Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui
+ayant &eacute;t&eacute; faite du r&egrave;glement au moment de son entr&eacute;e en prison, et
+certains articles du r&egrave;glement lui &eacute;taient parfaitement entr&eacute;s dans la
+m&eacute;moire.</p>
+
+<p>Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce r&egrave;glement avait
+&eacute;t&eacute; faite &agrave; l'endroit d'un prisonnier nomm&eacute; Mathias, qui, en 1668,
+c'est-&agrave;-dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de r&eacute;bellion bien
+autrement anodin que celui que venait de se permettre Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>Il avait trouv&eacute; sa soupe trop chaude et l'avait jet&eacute;e &agrave; la t&ecirc;te du chef
+des gardiens, qui, &agrave; la suite de cette ablution, avait eu le d&eacute;sagr&eacute;ment
+en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau.</p>
+
+<p>Mathias dans les douze heures, avait &eacute;t&eacute; extrait de sa chambre; puis
+conduit &agrave; la ge&ocirc;le, o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; inscrit comme sortant de Loewestein;
+puis men&eacute; &agrave; l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze
+lieues d'&eacute;tendue. L&agrave; on lui avait li&eacute; les mains; puis band&eacute; les yeux,
+r&eacute;cit&eacute; trois pri&egrave;res.</p>
+
+<p>Puis on l'avait invit&eacute; &agrave; faire une g&eacute;nuflexion; et les gardes de
+Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un
+sergent, log&eacute; fort habilement chacun une balle de mousquet dans le
+corps.</p>
+
+<p>Ce dont Mathias &eacute;tait mort incontinent.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius &eacute;couta avec la plus grande attention ce r&eacute;cit d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>Puis, l'ayant &eacute;cout&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la douzi&egrave;me heure n'&eacute;tait pas m&ecirc;me encore sonn&eacute;e, &agrave; ce que je
+crois, dit le narrateur.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, dit Corn&eacute;lius. Le garde n'avait pas termin&eacute; le sourire gracieux
+qui servait de ponctuation &agrave; son r&eacute;cit qu'un pas sonore retentit dans
+l'escalier. Des &eacute;perons sonnaient aux ar&ecirc;tes us&eacute;es des marches. Les
+gardes s'&eacute;cart&egrave;rent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans
+la chambre de Corn&eacute;lius au moment o&ugrave; le scribe de Loewestein verbalisait
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ici le n&ordm; 11? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, colonel, r&eacute;pondit un sous-officier.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle?</p>
+
+<p>&mdash;Pr&eacute;cis&eacute;ment, colonel.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est le prisonnier?</p>
+
+<p>&mdash;Me voici, monsieur, r&eacute;pondit Corn&eacute;lius en p&acirc;lissant un peu malgr&eacute; tout
+son courage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes M. Corn&eacute;lius van Ba&euml;rle? demanda-t-il, s'adressant cette
+fois au prisonnier lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors suivez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! dit Corn&eacute;lius, dont le c&#339;ur se soulevait, press&eacute; par les
+premi&egrave;res angoisses de la mort, comme on va vite en besogne &agrave; la
+forteresse de Loewestein, et le dr&ocirc;le qui m'avait parl&eacute; de douze heures!</p>
+
+<p>&mdash;Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien &agrave; l'oreille
+du patient.</p>
+
+<p>&mdash;Un mensonge.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'aviez promis douze heures.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de
+ses plus intimes m&ecirc;me, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil
+honneur au pauvre Mathias.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, fit Corn&eacute;lius, en renflant sa poitrine avec la plus
+grande quantit&eacute; d'air possible; allons, montrons &agrave; ces gens-l&agrave; qu'un
+bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace,
+contenir autant de balles de mousquet qu'un nomm&eacute; Mathias.</p>
+
+<p>Et il passa fi&egrave;rement devant le greffier qui, interrompu dans ses
+fonctions, se hasarda &agrave; dire &agrave; l'officier:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, colonel van Deken, le proc&egrave;s-verbal n'est pas encore termin&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est point la peine de le finir, r&eacute;pondit l'officier.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! r&eacute;pliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa
+plume dans un portefeuille us&eacute; et crasseux.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait &eacute;crit, pensa le pauvre Corn&eacute;lius, que je ne donnerai mon nom
+en ce monde ni &agrave; un enfant, ni &agrave; une fleur, ni &agrave; un livre, ces trois
+n&eacute;cessit&eacute;s dont Dieu impose une au moins, &agrave; ce que l'on assure, &agrave; tout
+homme un peu organis&eacute; qu'il daigne laisser jouir sur terre de la
+propri&eacute;t&eacute; d'une &acirc;me et de l'usufruit d'un corps.</p>
+
+<p>Et il suivit l'officier le c&#339;ur r&eacute;solu et la t&ecirc;te haute. Corn&eacute;lius
+compta les degr&eacute;s qui conduisaient &agrave; l'esplanade, regrettant de ne pas
+avoir demand&eacute; au gardien combien il y en avait; ce que, dans son
+officieuse complaisance, celui-ci n'e&ucirc;t certes pas manqu&eacute; de lui dire.</p>
+
+<p>Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme
+celui qui devait d&eacute;finitivement le conduire au but du grand voyage,
+c'&eacute;tait de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en
+effet, devait briller sur le visage du p&egrave;re! Quelle douleur sur le
+visage de la fille!</p>
+
+<p>Comme Gryphus allait applaudir &agrave; ce supplice, &agrave; ce supplice, vengeance
+f&eacute;roce d'un acte &eacute;minemment juste, que Corn&eacute;lius avait la conscience
+d'avoir accompli comme un devoir!</p>
+
+<p>Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir
+sans lui avoir donn&eacute; le dernier baiser ou tout au moins le dernier
+adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande
+tulipe noire, et se r&eacute;veiller l&agrave;-haut, sans savoir de quel c&ocirc;t&eacute; il
+fallait tourner les yeux pour la retrouver!</p>
+
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre
+tulipier avait plus d'<i>&#339;s triplex</i> autour du c&#339;ur qu'Horace n'en
+attribue au navigateur qui le premier visita les inf&acirc;mes &eacute;cueils
+acroc&eacute;rauniens.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius eut beau regarder &agrave; droite, Corn&eacute;lius eut beau regarder &agrave;
+gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aper&ccedil;u Rosa, sans avoir
+aper&ccedil;u Gryphus.</p>
+
+<p>Il y avait presque compensation.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius, arriv&eacute; sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes
+ses ex&eacute;cuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassembl&eacute;s et
+causant; mais rassembl&eacute;s et causant sans mousquets, rassembl&eacute;s et
+causant sans &ecirc;tre align&eacute;s; chuchotant m&ecirc;me entre eux plut&ocirc;t qu'ils ne
+causaient, conduite qui parut &agrave; Corn&eacute;lius indigne de la gravit&eacute; qui
+pr&eacute;side d'ordinaire &agrave; de pareils &eacute;v&eacute;nements.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une b&eacute;quille,
+apparut hors de sa ge&ocirc;le. Il avait allum&eacute; pour un dernier regard de
+haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit &agrave;
+vomir contre Corn&eacute;lius un tel torrent d'abominables impr&eacute;cations que
+Corn&eacute;lius, s'adressant &agrave; l'officier:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien s&eacute;ant de me laisser
+ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce
+brave homme vous en veuille: il para&icirc;t que vous l'avez rou&eacute; de coups.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, c'&eacute;tait &agrave; mon corps d&eacute;fendant.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit le colonel en imprimant &agrave; ses &eacute;paules un geste &eacute;minemment
+philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe &agrave; pr&eacute;sent?</p>
+
+<p>Une sueur froide passa sur le front de Corn&eacute;lius &agrave; cette r&eacute;ponse, qu'il
+regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un
+officier qu'on lui avait dit &ecirc;tre attach&eacute; &agrave; la personne du prince.</p>
+
+<p>Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait
+plus d'amis, et se r&eacute;signa.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, murmura-t-il en baissant la t&ecirc;te; on en a fait bien d'autres au
+Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer &agrave; lui. Le
+Christ se f&ucirc;t laiss&eacute; battre par son ge&ocirc;lier et ne l'e&ucirc;t point battu.</p>
+
+<p>Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment
+attendre qu'il e&ucirc;t fini ses r&eacute;flexions:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, monsieur, demanda-t-il, o&ugrave; vais-je?</p>
+
+<p>L'officier lui montra un carrosse attel&eacute; de quatre chevaux, qui lui
+rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait d&eacute;j&agrave;
+frapp&eacute; ses regards au Buitenhof.</p>
+
+<p>&mdash;Montez l&agrave;-dedans, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura Corn&eacute;lius, il para&icirc;t qu'on ne me fera pas les honneurs de
+l'esplanade, &agrave; moi!</p>
+
+<p>Il pronon&ccedil;a ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait
+attach&eacute; &agrave; sa personne l'entend&icirc;t.</p>
+
+<p>Sans doute crut-il que c'&eacute;tait un devoir pour lui de donner de nouveaux
+renseignements &agrave; Corn&eacute;lius, car il s'approcha de la porti&egrave;re, et tandis
+que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il
+lui dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;On a vu des condamn&eacute;s conduits dans leur propre ville, et, pour que
+l'exemple f&ucirc;t plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur
+propre maison. Cela d&eacute;pend.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius fit un signe de remerciement.</p>
+
+<p>Puis &agrave; lui-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-il, &agrave; la bonne heure! voici un gar&ccedil;on qui ne manque
+jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en pr&eacute;sente. Ma foi,
+mon ami, je vous suis bien oblig&eacute;. Adieu!</p>
+
+<p>La voiture roula.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! sc&eacute;l&eacute;rat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing &agrave; sa
+victime qui lui &eacute;chappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma
+fille!</p>
+
+<p>&mdash;Si l'on me conduit &agrave; Dordrecht, dit Corn&eacute;lius, je verrai, en passant
+devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont &eacute;t&eacute; bien ravag&eacute;es.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXX" id="XXX"></a>XXX</h3>
+
+<p class="c">o&ugrave; l'on commence de se douter &agrave; quel supplice &eacute;tait r&eacute;serv&eacute; Corn&eacute;lius
+van Ba&euml;rle</p>
+
+
+<p>La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht &agrave; gauche, traversa
+Rotterdam, atteignit Delft. &Agrave; cinq heures du soir, on avait fait au
+moins vingt lieues.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius adressa quelques questions &agrave; l'officier qui lui servait &agrave; la
+fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses
+demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius regretta de n'avoir plus &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui ce garde si complaisant
+qui parlait, lui, sans se faire prier.</p>
+
+<p>Il lui e&ucirc;t sans doute offert sur cette &eacute;tranget&eacute;, qui survenait dans sa
+troisi&egrave;me aventure, des d&eacute;tails aussi gracieux et des explications aussi
+pr&eacute;cises que sur les deux premi&egrave;res.</p>
+
+<p>On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Corn&eacute;lius
+se trouva au-del&agrave; de Leyde, ayant la mer du Nord &agrave; sa gauche et la mer
+de Harlem &agrave; sa droite.</p>
+
+<p>Trois heures apr&egrave;s, il entrait &agrave; Harlem.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius ne savait point ce qui s'&eacute;tait pass&eacute; &agrave; Harlem, et nous le
+laisserons dans cette ignorance jusqu'&agrave; ce qu'il en soit tir&eacute; par les
+&eacute;v&eacute;nements.</p>
+
+<p>Mais il ne peut pas en &ecirc;tre de m&ecirc;me du lecteur, qui a le droit d'&ecirc;tre
+mis au courant des choses, m&ecirc;me avant notre h&eacute;ros.</p>
+
+<p>Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux s&#339;urs et comme deux
+orphelines, avaient &eacute;t&eacute; laiss&eacute;es, par le prince d'Orange, chez le
+pr&eacute;sident van Herysen.</p>
+
+<p>Rosa ne re&ccedil;ut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour o&ugrave;
+elle l'avait vu en face.</p>
+
+<p>Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part
+de Son Altesse inviter Rosa &agrave; se rendre &agrave; la maison de ville.</p>
+
+<p>L&agrave;, dans le grand cabinet des d&eacute;lib&eacute;rations o&ugrave; elle fut introduite, elle
+trouva le prince qui &eacute;crivait.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait seul et avait &agrave; ses pieds un grand l&eacute;vrier de Frise qui le
+regardait fixement, comme si le fid&egrave;le animal e&ucirc;t voulu essayer de faire
+ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pens&eacute;e de son ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Guillaume continua d'&eacute;crire un instant encore; puis, levant les yeux et
+voyant Rosa debout pr&egrave;s de la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il &eacute;crivait.</p>
+
+<p>Rosa fit quelques pas vers la table.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit-elle en s'arr&ecirc;tant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous.</p>
+
+<p>Rosa ob&eacute;it, car le prince la regardait. Mais &agrave; peine le prince eut-il
+report&eacute; les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse.</p>
+
+<p>Le prince achevait sa lettre.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, le l&eacute;vrier &eacute;tait all&eacute; au-devant de Rosa et l'avait
+examin&eacute;e et caress&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Guillaume &agrave; son chien, on voit bien que c'est une
+compatriote; tu la reconnais.</p>
+
+<p>Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur
+et voil&eacute; en m&ecirc;me temps:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ma fille, dit-il.</p>
+
+<p>Le prince avait vingt-trois ans &agrave; peine, Rosa en avait dix-huit ou
+vingt; il e&ucirc;t mieux dit en disant &laquo;ma s&#339;ur&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, dit-il avec cet accent &eacute;trangement imposant qui gla&ccedil;ait tous
+ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons.</p>
+
+<p>Rosa commen&ccedil;a de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait
+rien que de bienveillant dans la physionomie du prince.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez un p&egrave;re &agrave; Loewestein?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne l'aimez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait
+aimer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mal de ne pas aimer son p&egrave;re, mon enfant, mais c'est bien de ne
+pas mentir &agrave; son prince.</p>
+
+<p>Rosa baissa les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re est m&eacute;chant.</p>
+
+<p>&mdash;De quelle fa&ccedil;on se manifeste sa m&eacute;chancet&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re maltraite les prisonniers.</p>
+
+<p>&mdash;Tous?</p>
+
+<p>&mdash;Tous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particuli&egrave;rement
+quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re maltraite particuli&egrave;rement M. van Ba&euml;rle, qui...</p>
+
+<p>&mdash;Qui est votre amant.</p>
+
+<p>Rosa fit un pas en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Que j'aime, monseigneur, r&eacute;pondit-elle avec fiert&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis longtemps? demanda le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis le jour o&ugrave; je l'ai vu.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez vu...?</p>
+
+<p>&mdash;Le lendemain du jour o&ugrave; furent si terriblement mis &agrave; mort le grand
+pensionnaire Jean et son fr&egrave;re Corneille.</p>
+
+<p>Les l&egrave;vres du prince se serr&egrave;rent, son front se plissa, ses paupi&egrave;res se
+baiss&egrave;rent de mani&egrave;re &agrave; cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant
+de silence, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais que vous sert-il d'aimer un homme destin&eacute; &agrave; vivre et &agrave; mourir en
+prison?</p>
+
+<p>&mdash;Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, &agrave; l'aider &agrave;
+vivre et &agrave; mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous accepteriez cette position d'&ecirc;tre la femme d'un prisonnier?</p>
+
+<p>&mdash;Je serai la plus fi&egrave;re et la plus heureuse des cr&eacute;atures humaines
+&eacute;tant la femme de M. van Ba&euml;rle; mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ose dire, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un sentiment d'esp&eacute;rance dans votre accent; qu'esp&eacute;rez-vous?</p>
+
+<p>Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une
+intelligence si p&eacute;n&eacute;trante qu'ils all&egrave;rent chercher la cl&eacute;mence endormie
+au fond de ce c&#339;ur sombre, d'un sommeil qui ressemblait &agrave; la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je comprends.</p>
+
+<p>Rosa sourit en joignant les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Vous esp&eacute;rez en moi, dit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Hum!</p>
+
+<p>Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'&eacute;crire et appela un de ses
+officiers.</p>
+
+<p>&mdash;M. van Deken, dit-il, portez &agrave; Loewestein le message que voici; vous
+prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui
+vous regarde, vous les ex&eacute;cuterez.</p>
+
+<p>L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la vo&ucirc;te sonore de la
+maison le galop d'un cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la f&ecirc;te de la tulipe,
+et dimanche c'est apr&egrave;s-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents
+florins que voici; car je veux que ce jour-l&agrave; soit une grande f&ecirc;te pour
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Comment Votre Altesse veut-elle que je sois v&ecirc;tue? murmura Rosa.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez le costume des &eacute;pous&eacute;es frisonnes, dit Guillaume, il vous si&eacute;ra
+fort bien.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXXI" id="XXXI"></a>XXXI</h3>
+
+<p class="c">HARLEM</p>
+
+
+<p>Harlem, o&ugrave; nous sommes entr&eacute;s il y a trois jours avec Rosa et o&ugrave; nous
+venons d'entrer &agrave; la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui
+s'enorgueillit &agrave; bon droit d'&ecirc;tre une des plus ombrag&eacute;es de la Hollande.</p>
+
+<p>Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre &agrave; briller par les
+arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars,
+Harlem mettait toute sa gloire &agrave; primer toutes les villes des &Eacute;tats par
+ses beaux ormes touffus, par ses peupliers &eacute;lanc&eacute;s, et surtout par ses
+promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en vo&ucirc;te, le
+ch&ecirc;ne, le tilleul, et le marronnier.</p>
+
+<p>Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient,
+l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de
+devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu &ecirc;tre une ville
+agricole ou plut&ocirc;t horticole.</p>
+
+<p>En effet, bien close, bien a&eacute;r&eacute;e, bien chauff&eacute;e au soleil, elle donnait
+aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de
+mer ou ses soleils de plaine, n'e&ucirc;t point su leur offrir.</p>
+
+<p>Aussi avait-on vu s'&eacute;tablir &agrave; Harlem tous ces esprits tranquilles qui
+poss&eacute;daient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu
+s'&eacute;tablir &agrave; Rotterdam et &agrave; Amsterdam tous les esprits inquiets et
+remuants, que poss&egrave;de l'amour des voyages et du commerce, comme on avait
+vu s'&eacute;tablir &agrave; la Haye tous les politiques et les mondains.</p>
+
+<p>Nous avons dit que Leyde avait &eacute;t&eacute; la conqu&ecirc;te des savants.</p>
+
+<p>Harlem prit donc le go&ucirc;t des choses douces, de la musique, de la
+peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres.</p>
+
+<p>Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes.</p>
+
+<p>Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons
+ainsi, fort naturellement comme on voit, &agrave; parler de celui que la ville
+proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans
+tache et sans d&eacute;faut, qui devait rapporter cent mille florins &agrave; son
+inventeur.</p>
+
+<p>Harlem ayant mis en lumi&egrave;re sa sp&eacute;cialit&eacute;, Harlem ayant affich&eacute; son go&ucirc;t
+pour les fleurs en g&eacute;n&eacute;ral et les tulipes en particulier, dans un temps
+o&ugrave; tout &eacute;tait &agrave; la guerre ou aux s&eacute;ditions, Harlem ayant eu l'insigne
+joie de voir fleurir l'id&eacute;al de ses pr&eacute;tentions et l'insigne honneur de
+voir fleurir l'id&eacute;al des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois
+et de soleil, d'ombre et de lumi&egrave;re, Harlem avait voulu faire de cette
+c&eacute;r&eacute;monie de l'inauguration du prix une f&ecirc;te qui dur&acirc;t &eacute;ternellement
+dans le souvenir des hommes.</p>
+
+<p>Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des
+f&ecirc;tes; jamais nature plus paresseuse ne d&eacute;ploya plus d'ardeur criante,
+chantante et dansante que celle des bons r&eacute;publicains des Sept-Provinces
+&agrave; l'occasion des divertissements.</p>
+
+<p>Voyez plut&ocirc;t les tableaux des deux Teniers.</p>
+
+<p>Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus
+ardents &agrave; se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais
+lorsqu'ils se mettent au plaisir.</p>
+
+<p>Harlem s'&eacute;tait donc mise triplement en joie, car elle avait &agrave; f&ecirc;ter une
+triple solennit&eacute;: la tulipe noire avait &eacute;t&eacute; d&eacute;couverte; puis le prince
+Guillaume d'Orange assistait &agrave; la c&eacute;r&eacute;monie, en vrai Hollandais qu'il
+&eacute;tait; enfin, il &eacute;tait de l'honneur des &Eacute;tats de montrer aux Fran&ccedil;ais, &agrave;
+la suite d'une guerre aussi d&eacute;sastreuse que l'avait &eacute;t&eacute; celle de 1672,
+que le plancher de la r&eacute;publique batave &eacute;tait solide &agrave; ce point qu'on y
+p&ucirc;t danser avec accompagnement du canon des flottes.</p>
+
+<p>La soci&eacute;t&eacute; horticole de Harlem s'&eacute;tait montr&eacute;e digne d'elle en donnant
+cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu
+rester en arri&egrave;re, et elle avait vot&eacute; une somme pareille, qui avait &eacute;t&eacute;
+remise aux mains de ses notables pour f&ecirc;ter ce prix national.</p>
+
+<p>Aussi &eacute;tait-ce, au dimanche fix&eacute; pour cette c&eacute;r&eacute;monie, un tel
+empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on
+n'e&ucirc;t pu s'emp&ecirc;cher, m&ecirc;me avec ce sourire narquois des Fran&ccedil;ais, qui
+rient de tout et partout, d'admirer le caract&egrave;re de ces bons Hollandais,
+pr&ecirc;ts &agrave; d&eacute;penser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau
+destin&eacute; &agrave; combattre l'ennemi, c'est-&agrave;-dire &agrave; soutenir l'honneur de la
+nation, que pour r&eacute;compenser l'invention d'une fleur nouvelle destin&eacute;e &agrave;
+briller un jour et destin&eacute;e &agrave; distraire pendant ce jour les femmes, les
+savants et les curieux.</p>
+
+<p>En t&ecirc;te des notables et du comit&eacute; horticole, brillait M. van Herysen,
+par&eacute; de ses plus riches habits.</p>
+
+<p>Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler &agrave; sa fleur
+favorite par l'&eacute;l&eacute;gance sobre et s&eacute;v&egrave;re de ses v&ecirc;tements, et h&acirc;tons-nous
+de dire &agrave; sa gloire qu'il y avait parfaitement r&eacute;ussi.</p>
+
+<p>Noir de jais, velours scabieuse, soie pens&eacute;e, telle &eacute;tait, avec du linge
+d'une blancheur &eacute;blouissante, la tenue c&eacute;r&eacute;moniale du pr&eacute;sident, lequel
+marchait en t&ecirc;te de son comit&eacute;, avec un &eacute;norme bouquet pareil &agrave; celui
+que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, &agrave;
+la f&ecirc;te de l'&Ecirc;tre-Supr&ecirc;me.</p>
+
+<p>Seulement, le brave pr&eacute;sident, &agrave; la place de ce c&#339;ur gonfl&eacute; de haine et
+de ressentiments envieux du tribun fran&ccedil;ais, avait dans la poitrine une
+fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait &agrave;
+la main.</p>
+
+<p>On voyait derri&egrave;re ce comit&eacute;, diapr&eacute; comme une pelouse, parfum&eacute; comme un
+printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les
+militaires, les nobles et les rustres.</p>
+
+<p>Le peuple, m&ecirc;me chez MM. les r&eacute;publicains des Sept-Provinces, n'avait
+point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie.</p>
+
+<p>C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir... et pour
+avoir.</p>
+
+<p>C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des &Eacute;tats, que
+les triomphes aient d&eacute;fil&eacute;, pour savoir ce qu'il en faut dire, et
+quelquefois ce qu'il en faut faire.</p>
+
+<p>Mais cette fois, il n'&eacute;tait question ni du triomphe de Pomp&eacute;e, ni du
+triomphe de C&eacute;sar. Cette fois, on ne c&eacute;l&eacute;brait ni la d&eacute;faite de
+Mithridate ni la conqu&ecirc;te des Gaules. La procession &eacute;tait douce comme le
+passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol
+d'une troupe d'oiseaux dans l'air.</p>
+
+<p>Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les
+fleurs, Harlem divinisait le fleuriste.</p>
+
+<p>On voyait au centre du cort&egrave;ge pacifique et parfum&eacute;, la tulipe noire,
+port&eacute;e sur une civi&egrave;re couverte de velours blanc frang&eacute; d'or. Quatre
+hommes portaient les brancards et se voyaient relay&eacute;s par d'autres,
+ainsi qu'&agrave; Rome &eacute;taient relay&eacute;s ceux qui portaient la m&egrave;re Cyb&egrave;le,
+lorsqu'elle entra dans la ville &eacute;ternelle, apport&eacute;e d'&Eacute;trurie au son des
+fanfares et aux adorations de tout un peuple.</p>
+
+<p>Cette exhibition de la tulipe, c'&eacute;tait un hommage rendu par tout un
+peuple sans culture et sans go&ucirc;t, au go&ucirc;t et &agrave; la culture des chefs
+c&eacute;l&egrave;bres et pieux dont il savait jeter le sang aux pav&eacute;s fangeux du
+Buitenhof, sauf plus tard &agrave; inscrire les noms de ses victimes sur la
+plus belle pierre du panth&eacute;on hollandais.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait convenu que le prince stathouder distribuerait certainement
+lui-m&ecirc;me le prix de cent mille florins, ce qui int&eacute;ressait tout le monde
+en g&eacute;n&eacute;ral, et qu'il prononcerait peut-&ecirc;tre un discours, ce qui
+int&eacute;ressait en particulier ses amis et ses ennemis.</p>
+
+<p>En effet, dans les discours les plus indiff&eacute;rents des hommes politiques,
+les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et
+croient toujours pouvoir interpr&eacute;ter par cons&eacute;quent un rayon de leur
+pens&eacute;e.</p>
+
+<p>Comme si le chapeau de l'homme politique n'&eacute;tait pas un boisseau destin&eacute;
+&agrave; intercepter toute lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 &eacute;tait donc arriv&eacute;, et
+Harlem tout enti&egrave;re, renforc&eacute;e de ses environs, s'&eacute;tait rang&eacute;e le long
+des beaux arbres du bois, avec la r&eacute;solution bien arr&ecirc;t&eacute;e de n'applaudir
+cette fois ni les conqu&eacute;rants de la guerre, ni ceux de la science, mais
+tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette
+in&eacute;puisable m&egrave;re &agrave; l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la
+tulipe noire.</p>
+
+<p>Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette r&eacute;solution prise de
+n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train
+d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne
+sait jamais o&ugrave; elle s'arr&ecirc;tera.</p>
+
+<p>Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit
+ses corporations, elle s'applaudit elle-m&ecirc;me; et enfin, avec toute
+justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que
+les musiciens de la ville prodiguaient g&eacute;n&eacute;reusement &agrave; chaque halte.</p>
+
+<p>Tous les yeux cherchaient, apr&egrave;s l'h&eacute;ro&iuml;ne de la f&ecirc;te, qui &eacute;tait la
+tulipe noire, le h&eacute;ros de la f&ecirc;te, qui, tout naturellement, &eacute;tait
+l'auteur de cette tulipe.</p>
+
+<p>Ce h&eacute;ros paraissant &agrave; la suite du discours que nous avons vu le bon van
+Herysen &eacute;laborer avec tant de conscience, ce h&eacute;ros e&ucirc;t produit certes
+plus d'effets que le stathouder lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Mais, pour nous, l'int&eacute;r&ecirc;t de la journ&eacute;e n'est ni dans ce v&eacute;n&eacute;rable
+discours de notre ami van Herysen, si &eacute;loquent qu'il f&ucirc;t, ni dans les
+jeunes aristocrates endimanch&eacute;s croquant leurs lourds g&acirc;teaux, ni dans
+les pauvres petits pl&eacute;b&eacute;iens, &agrave; demi nus, grignotant des anguilles
+fum&eacute;es, pareilles &agrave; des b&acirc;tons de vanille. L'int&eacute;r&ecirc;t n'est m&ecirc;me pas dans
+ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les
+mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitt&eacute; leurs maisons, ni
+dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni
+dans la populace alt&eacute;r&eacute;e qui avale, en guise de rafra&icirc;chissement, le
+concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'int&eacute;r&ecirc;t de la
+situation, l'int&eacute;r&ecirc;t puissant, l'int&eacute;r&ecirc;t dramatique n'est pas l&agrave;.</p>
+
+<p>L'int&eacute;r&ecirc;t est dans une figure rayonnante et anim&eacute;e qui marche au milieu
+des membres du comit&eacute; d'horticulture, l'int&eacute;r&ecirc;t est dans ce personnage
+fleuri &agrave; la ceinture, peign&eacute;, liss&eacute;, tout d'&eacute;carlate v&ecirc;tu, couleur qui
+fait ressortir son poil noir et son teint jaune.</p>
+
+<p>Ce triomphateur rayonnant, enivr&eacute;, ce h&eacute;ros du jour destin&eacute; &agrave; l'insigne
+honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la pr&eacute;sence du
+stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, &agrave; sa
+droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa pr&eacute;tendue fille;
+&agrave; sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle
+monnaie d'or reluisante, &eacute;tincelante, et qui a pris le parti de loucher
+en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue.</p>
+
+<p>De temps en temps, Boxtel h&acirc;te le pas pour aller frotter son coude &agrave;
+celui de van Herysen. Boxtel prend &agrave; chacun un peu de sa valeur, pour en
+composer une valeur &agrave; lui, comme il a vol&eacute; &agrave; Rosa sa tulipe, pour en
+faire sa gloire et sa fortune.</p>
+
+<p>Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cort&egrave;ge
+fera halte au dernier reposoir, la tulipe &eacute;tant plac&eacute;e sous son tr&ocirc;ne,
+le prince, qui c&egrave;de le pas &agrave; sa rivale dans l'adoration publique,
+prendra un v&eacute;lin magnifiquement enlumin&eacute; sur lequel est &eacute;crit le nom de
+l'auteur, et il proclamera &agrave; haute et intelligible voix qu'il a &eacute;t&eacute;
+d&eacute;couvert une merveille; que la Hollande, par l'interm&eacute;diaire de lui,
+Boxtel, a forc&eacute; la nature &agrave; produire une fleur noire, et que cette fleur
+s'appellera d&eacute;sormais <i>tulipa nigra Boxtellea</i>.</p>
+
+<p>De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la
+tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette
+foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la p&acirc;le figure de la belle
+Frisonne.</p>
+
+<p>Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa f&ecirc;te, ni plus
+ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth.</p>
+
+<p>Et, h&acirc;tons-nous de le dire, ce mis&eacute;rable, qui a franchi un mur qui
+n'&eacute;tait pas son mur, qui a escalad&eacute; une fen&ecirc;tre pour entrer dans la
+maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a viol&eacute; la chambre de
+Rosa, cet homme, qui a vol&eacute; enfin la gloire d'un homme et la dot d'une
+femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur.</p>
+
+<p>Il a tellement veill&eacute; sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du
+tiroir du s&eacute;choir de Corn&eacute;lius jusqu'&agrave; l'&eacute;chafaud du Buitenhof, de
+l'&eacute;chafaud du Buitenhof &agrave; la prison de la forteresse de Loewestein, il
+l'a si bien vue na&icirc;tre et grandir sur la fen&ecirc;tre de Rosa, il a tant de
+fois r&eacute;chauff&eacute; l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est
+plus l'auteur que lui-m&ecirc;me; quiconque &agrave; cette heure lui prendrait la
+tulipe noire la lui volerait.</p>
+
+<p>Mais il n'aper&ccedil;ut point Rosa.</p>
+
+<p>Il en r&eacute;sulta que la joie de Boxtel ne fut pas troubl&eacute;e.</p>
+
+<p>Le cort&egrave;ge s'arr&ecirc;ta au centre d'un rond-point dont les arbres
+magnifiques &eacute;taient d&eacute;cor&eacute;s de guirlandes et d'inscriptions; le cort&egrave;ge
+s'arr&ecirc;ta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem
+parurent pour escorter la tulipe jusqu'au si&egrave;ge &eacute;lev&eacute; qu'elle devait
+occuper sur l'estrade, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du fauteuil d'or de Son Altesse le
+stathouder.</p>
+
+<p>Et la tulipe orgueilleuse, hiss&eacute;e sur son pi&eacute;destal, domina bient&ocirc;t
+l'assembl&eacute;e, qui battit des mains et fit retentir les &eacute;chos de Harlem
+d'un immense applaudissement.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXXII" id="XXXII"></a>XXXII</h3>
+
+<p class="c">UNE DERNI&Egrave;RE PRI&Egrave;RE</p>
+
+
+<p>En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient
+entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait
+lentement son chemin &agrave; cause des enfants refoul&eacute;s hors de l'avenue
+d'arbres par l'empressement des hommes et des femmes.</p>
+
+<p>Ce carrosse, poudreux, fatigu&eacute;, criant sur ses essieux, renfermait le
+malheureux van Ba&euml;rle, &agrave; qui, par la porti&egrave;re ouverte, commen&ccedil;ait de
+s'offrir le spectacle que nous avons essay&eacute;, bien imparfaitement sans
+doute, de mettre sous les yeux de nos lecteurs.</p>
+
+<p>Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines
+et naturelles, &eacute;blouirent le prisonnier comme un &eacute;clair qui serait entr&eacute;
+dans son cachot.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon &agrave; lui r&eacute;pondre
+lorsqu'il l'avait interrog&eacute; sur son propre sort, il se hasarda &agrave;
+l'interroger une derni&egrave;re fois sur tout ce remue-m&eacute;nage, qu'au premier
+abord il devait et pouvait croire lui &ecirc;tre totalement &eacute;tranger.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce cela, je vous prie, M. le lieutenant? demanda-t-il &agrave;
+l'officier charg&eacute; de l'escorter.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous pouvez le voir, monsieur, r&eacute;pliqua celui-ci, c'est une
+f&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! une f&ecirc;te! dit Corn&eacute;lius de ce ton lugubrement indiff&eacute;rent d'un
+homme &agrave; qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s un instant de silence et comme la voiture avait roul&eacute;
+quelques pas:</p>
+
+<p>&mdash;La f&ecirc;te patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des
+fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est en effet une f&ecirc;te o&ugrave; les fleurs jouent le principal r&ocirc;le,
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'&eacute;cria Corn&eacute;lius.</p>
+
+<p>&mdash;Arr&ecirc;tez, que monsieur voie, dit avec un de ces mouvements de douce
+piti&eacute; qu'on ne trouve que chez les militaires, l'officier au soldat
+charg&eacute; du r&ocirc;le de postillon.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit m&eacute;lancoliquement
+van Ba&euml;rle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des
+autres: &eacute;pargnez-la-moi donc, je vous prie.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; votre aise; marchons, alors. J'avais command&eacute; qu'on arr&ecirc;t&acirc;t, parce
+que vous me l'aviez demand&eacute;, et ensuite parce que vous passiez pour
+aimer les fleurs, celles surtout dont on c&eacute;l&egrave;bre la f&ecirc;te aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quelles fleurs c&eacute;l&egrave;bre-t-on la f&ecirc;te aujourd'hui, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Celle des tulipes.</p>
+
+<p>&mdash;Celle des tulipes! s'&eacute;cria van Ba&euml;rle; c'est la f&ecirc;te des tulipes
+aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Oui monsieur; mais puisque ce spectacle vous est d&eacute;sagr&eacute;able,
+marchons.</p>
+
+<p>Et l'officier s'appr&ecirc;ta &agrave; donner l'ordre de continuer la route.</p>
+
+<p>Mais Corn&eacute;lius l'arr&ecirc;ta; un doute douloureux venait de traverser sa
+pens&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc
+aujourd'hui que l'on donne le prix?</p>
+
+<p>&mdash;Le prix de la tulipe noire, oui.</p>
+
+<p>Les joues de Corn&eacute;lius s'empourpr&egrave;rent, un frisson courut par tout son
+corps, la sueur perla sur son front. Puis, r&eacute;fl&eacute;chissant, que, lui et sa
+tulipe absents, la f&ecirc;te avorterait sans doute faute d'un homme et d'une
+fleur &agrave; couronner.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! dit-il, tous ces braves gens seront aussi malheureux que moi,
+car ils ne verront pas cette grande solennit&eacute; &agrave; laquelle ils sont
+convi&eacute;s, ou du moins ils la verront incompl&egrave;te.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire que jamais, dit Corn&eacute;lius en se rejetant au fond de la
+voiture, except&eacute; par quelqu'un que je connais, la tulipe noire ne sera
+trouv&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, dit l'officier, ce quelqu'un que vous connaissez l'a
+trouv&eacute;e; car ce que tout Harlem contemple en ce moment, c'est la fleur
+que vous regardez comme introuvable.</p>
+
+<p>&mdash;La tulipe noire! s'&eacute;cria van Ba&euml;rle en jetant la moiti&eacute; de son corps
+par la porti&egrave;re. O&ugrave; cela? o&ugrave; cela?</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;-bas, sur le tr&ocirc;ne, la voyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois!</p>
+
+<p>&mdash;Allons! monsieur, dit l'officier, maintenant, il faut partir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! par piti&eacute;, par gr&acirc;ce, monsieur, dit van Ba&euml;rle, oh! ne m'emmenez
+pas! laissez-moi regarder encore! Comment, ce que je vois l&agrave;-bas est la
+tulipe noire, bien noire... est-ce possible? Oh! monsieur, l'avez-vous
+vue? Elle doit avoir des taches, elle doit &ecirc;tre imparfaite, elle est
+peut-&ecirc;tre teinte en noir seulement; oh! si j'&eacute;tais l&agrave; je saurais bien le
+dire, moi, monsieur, laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de pr&egrave;s,
+je vous prie.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous fou, monsieur? Le puis-je?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous oubliez que vous &ecirc;tes prisonnier?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et
+sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de
+fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mes ordres, monsieur?</p>
+
+<p>Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se
+remettre en route. Corn&eacute;lius l'arr&ecirc;ta encore.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! soyez patient, soyez g&eacute;n&eacute;reux, toute ma vie repose sur un
+mouvement de votre piti&eacute;. H&eacute;las! ma vie, monsieur, elle ne sera
+probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, ce
+que je souffre; vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui se combat dans
+ma t&ecirc;te et dans mon c&#339;ur; car enfin, continua Corn&eacute;lius avec d&eacute;sespoir,
+si c'&eacute;tait ma tulipe &agrave; moi, si c'&eacute;tait celle que l'on a vol&eacute;e &agrave; Rosa.
+Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouv&eacute; la
+tulipe noire, de l'avoir vue un instant, d'avoir reconnu qu'elle &eacute;tait
+parfaite, que c'&eacute;tait &agrave; la fois un chef-d'&#339;uvre de l'art et de la nature
+et de la perdre, de la perdre, &agrave; tout jamais? Oh! il faut que j'aille la
+voir, vous me tuerez apr&egrave;s si vous voulez, mais je la verrai, je la
+verrai.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car
+voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la v&ocirc;tre, et si
+le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait
+de vous et de moi.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle, encore plus effray&eacute; pour son compagnon que pour lui-m&ecirc;me, se
+rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les
+vingt premiers cavaliers &eacute;taient &agrave; peine pass&eacute;s qu'il se remit &agrave; la
+porti&egrave;re, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment
+o&ugrave; celui-ci passait.</p>
+
+<p>Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait &agrave; la place
+pour accomplir son devoir de pr&eacute;sident. Il avait &agrave; la main son rouleau
+de v&eacute;lin, qui &eacute;tait, dans cette journ&eacute;e de f&ecirc;te, devenu son b&acirc;ton de
+commandement.</p>
+
+<p>Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi
+peut-&ecirc;tre l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder
+donna l'ordre d'arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>&Agrave; l'instant m&ecirc;me, ses chevaux fr&eacute;missant sur leurs jarrets d'acier
+firent halte &agrave; six pas de van Ba&euml;rle encag&eacute; dans son carrosse.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce cela? demanda le prince &agrave; l'officier qui, au premier ordre
+du stathouder, avait saut&eacute; en bas de la voiture, et qui s'approchait
+respectueusement de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'&Eacute;tat que, par votre ordre,
+j'ai &eacute;t&eacute; chercher &agrave; Loewestein, et que je vous am&egrave;ne &agrave; Harlem, comme
+Votre Altesse l'a d&eacute;sir&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Que veut-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il demande avec instance qu'on lui permette d'arr&ecirc;ter un instant ici.</p>
+
+<p>&mdash;Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Ba&euml;rle en joignant
+les mains, et apr&egrave;s, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je
+dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je b&eacute;nirai Votre
+Altesse mis&eacute;ricordieuse, interm&eacute;diaire entre la divinit&eacute; et moi; Votre
+Altesse, qui permettra que mon &#339;uvre ait eu sa fin et sa glorification.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes,
+chacun &agrave; la porti&egrave;re de son carrosse, entour&eacute; de leurs gardes; l'un
+tout-puissant, l'autre mis&eacute;rable; l'un pr&egrave;s de monter sur son tr&ocirc;ne,
+l'autre se croyant pr&egrave;s de monter sur son &eacute;chafaud.</p>
+
+<p>Guillaume avait regard&eacute; froidement Corn&eacute;lius et entendu sa v&eacute;h&eacute;mente
+pri&egrave;re. Alors, s'adressant &agrave; l'officier:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son
+ge&ocirc;lier &agrave; Loewestein?</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius poussa un soupir et baissa la t&ecirc;te. Sa douce et honn&ecirc;te figure
+rougit et p&acirc;lit &agrave; la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient,
+cette infaillibilit&eacute; divine qui, par quelque messager secret et
+invisible au reste des hommes, savait d&eacute;j&agrave; son crime, lui pr&eacute;sageaient
+non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus.</p>
+
+<p>Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se d&eacute;fendre: il offrit
+au prince ce spectacle touchant d'un d&eacute;sespoir na&iuml;f bien intelligible et
+bien &eacute;mouvant pour un si grand c&#339;ur et un si grand esprit que celui qui
+le contemplait.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il
+aille voir la tulipe noire, bien digne d'&ecirc;tre vue au moins une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Corn&eacute;lius pr&egrave;s de s'&eacute;vanouir de joie et chancelant sur le
+marchepied du carrosse, oh! monseigneur!</p>
+
+<p>Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui pr&ecirc;ta son appui,
+c'est &agrave; genoux et le front dans la poussi&egrave;re que le pauvre Corn&eacute;lius e&ucirc;t
+remerci&eacute; Son Altesse.</p>
+
+<p>Cette permission donn&eacute;e, le prince continua sa route dans le bois au
+milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bient&ocirc;t &agrave; son
+estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon.</p>
+
+
+
+<h3><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a>XXXIII</h3>
+
+<p class="c">CONCLUSION</p>
+
+
+<p>Van Ba&euml;rle, conduit par quatre gardes qui se frayaient un chemin dans la
+foule, per&ccedil;a obliquement vers la tulipe noire, que d&eacute;voraient ses
+regards de plus en plus rapproch&eacute;s.</p>
+
+<p>Il la vit, enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons
+inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumi&egrave;re, appara&icirc;tre un jour
+pour dispara&icirc;tre &agrave; jamais. Il la vit &agrave; six pas; il en savoura les
+perfections et les gr&acirc;ces; il la vit derri&egrave;re les jeunes filles qui
+formaient une garde d'honneur &agrave; cette reine de noblesse et de puret&eacute;. Et
+cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de
+la fleur, plus son c&#339;ur &eacute;tait d&eacute;chir&eacute;. Il cherchait tout autour de lui
+pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages
+inconnus; partout l'attention s'adressant au tr&ocirc;ne sur lequel venait de
+s'asseoir le stathouder.</p>
+
+<p>Guillaume, qui attirait l'attention g&eacute;n&eacute;rale, se leva, promena un
+tranquille regard sur la foule enivr&eacute;e, et son &#339;il per&ccedil;ant s'arr&ecirc;ta tour
+&agrave; tour sur les trois extr&eacute;mit&eacute;s d'un triangle form&eacute; en face de lui par
+trois int&eacute;r&ecirc;ts et par trois drames bien diff&eacute;rents.</p>
+
+<p>&Agrave; l'un des angles, Boxtel, fr&eacute;missant d'impatience et d&eacute;vorant de toute
+son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assembl&eacute;e.</p>
+
+<p>&Agrave; l'autre, Corn&eacute;lius haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, d'amour,
+que pour la tulipe noire, sa fille.</p>
+
+<p>Enfin, au troisi&egrave;me, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem,
+une belle Frisonne v&ecirc;tue de fine laine rouge brod&eacute;e d'argent et couverte
+de dentelles tombant &agrave; flots de son casque d'or; Rosa, enfin, qui
+s'appuyait d&eacute;faillante et l'&#339;il noy&eacute;, au bras d'un des officiers de
+Guillaume.</p>
+
+<p>Le prince, alors, voyant tous ses auditeurs dispos&eacute;s, d&eacute;roula lentement
+le v&eacute;lin, et, d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas
+une note ne se perdait, gr&acirc;ce au silence religieux qui s'abattit tout &agrave;
+coup sur les cinquante mille spectateurs et encha&icirc;na leur souffle &agrave; ses
+l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez &eacute;t&eacute; r&eacute;unis ici.</p>
+
+<p>&laquo;Un prix de cent mille florins a &eacute;t&eacute; promis &agrave; celui qui trouverait la
+tulipe noire.</p>
+
+<p>&laquo;La tulipe noire!&mdash;et cette merveille de la Hollande est l&agrave; expos&eacute;e &agrave;
+vos yeux&mdash;; la tulipe noire a &eacute;t&eacute; trouv&eacute;e, et cela dans toutes les
+conditions exig&eacute;es par le programme de la soci&eacute;t&eacute; horticole de Harlem.</p>
+
+<p>&laquo;L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au
+livre d'honneur de la ville.</p>
+
+<p>&laquo;Faites approcher la personne qui est propri&eacute;taire de la tulipe noire.&raquo;</p>
+
+<p>Et en pronon&ccedil;ant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles
+produiraient, promena son clair regard sur les trois extr&eacute;mit&eacute;s du
+triangle.</p>
+
+<p>Il vit Boxtel s'&eacute;lancer de son gradin.</p>
+
+<p>Il vit Corn&eacute;lius faire un mouvement involontaire.</p>
+
+<p>Il vit enfin l'officier charg&eacute; de veiller sur Rosa, la conduire, ou
+plut&ocirc;t la pousser devant son tr&ocirc;ne.</p>
+
+<p>Un double cri partit &agrave; la fois &agrave; la droite et &agrave; la gauche du prince.</p>
+
+<p>Boxtel foudroy&eacute;, Corn&eacute;lius &eacute;perdu, avaient tous deux cri&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Rosa! Rosa!</p>
+
+<p>&mdash;Cette tulipe est bien &agrave; vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le
+prince.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur! balbutia Rosa, qu'un murmure universel venait de
+saluer en sa touchante beaut&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura Corn&eacute;lius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui
+avait vol&eacute; cette fleur. Oh! voil&agrave; donc pourquoi elle avait quitt&eacute;
+Loewestein! Oh! oubli&eacute;, trahi par elle, par elle que je croyais ma
+meilleure amie!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! g&eacute;mit Boxtel de son c&ocirc;t&eacute;, je suis perdu!</p>
+
+<p>&mdash;Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son
+inventeur, et sera inscrite au catalogue des fleurs sous le titre de
+<i>tulipa nigra Rosa Barl&aelig;nsis</i>, &agrave; cause du nom de van Ba&euml;rle, qui sera
+d&eacute;sormais le nom de femme de cette jeune fille.</p>
+
+<p>Et en m&ecirc;me temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main
+d'un homme qui venait de s'&eacute;lancer, p&acirc;le, &eacute;tourdi, &eacute;cras&eacute; de joie, au
+pied du tr&ocirc;ne, en saluant tour &agrave; tour son prince, sa fianc&eacute;e et Dieu
+qui, du fond du ciel azur&eacute;, regardait en souriant le spectacle de deux
+c&#339;urs heureux.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps aussi tombait aux pieds du pr&eacute;sident van Herysen un autre
+homme frapp&eacute; d'une &eacute;motion bien diff&eacute;rente.</p>
+
+<p>Boxtel, an&eacute;anti sous la ruine de ses esp&eacute;rances, venait de s'&eacute;vanouir.</p>
+
+<p>On le releva, on interrogea son pouls et son c&#339;ur; il &eacute;tait mort.</p>
+
+<p>Cet incident ne troubla point autrement la f&ecirc;te, attendu que ni le
+pr&eacute;sident ni le prince ne parurent s'en pr&eacute;occuper beaucoup.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius recula &eacute;pouvant&eacute;: dans son voleur, dans son faux Jacob, il
+venait de reconna&icirc;tre le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que dans la
+puret&eacute; de son &acirc;me, il n'avait jamais soup&ccedil;onn&eacute; un seul instant d'une si
+m&eacute;chante action.</p>
+
+<p>Ce fut, au reste, un grand bonheur pour Boxtel que Dieu lui e&ucirc;t envoy&eacute;
+si &agrave; propos cette attaque d'apoplexie foudroyante, qu'elle l'emp&ecirc;cha de
+voir plus longtemps des choses si douloureuses pour son orgueil et son
+avarice.</p>
+
+<p>Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y
+e&ucirc;t rien de chang&eacute; dans son c&eacute;r&eacute;monial, sinon que Boxtel &eacute;tait mort et
+que Corn&eacute;lius et Rosa, triomphants, marchaient c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te et la main de
+l'un dans la main de l'autre.</p>
+
+<p>Quand on fut rentr&eacute; &agrave; l'h&ocirc;tel de ville, le prince, montrant du doigt &agrave;
+Corn&eacute;lius la bourse aux cent mille florins d'or:</p>
+
+<p>&mdash;On ne sait trop, dit-il, par qui est gagn&eacute; cet argent, si c'est par
+vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouv&eacute; la tulipe noire, elle
+l'a &eacute;lev&eacute;e et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce
+serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem &agrave; la
+tulipe.</p>
+
+<p>Corn&eacute;lius attendait pour savoir o&ugrave; voulait en venir le prince. Celui-ci
+continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je donne &agrave; Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagn&eacute;s et
+qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son
+courage et de son honn&ecirc;tet&eacute;. Quant &agrave; vous, monsieur, gr&acirc;ce &agrave; Rosa
+encore, qui a apport&eacute; la preuve de votre innocence&mdash;et en disant ces
+mots, le prince tendit &agrave; Corn&eacute;lius le fameux feuillet de la Bible sur
+lequel &eacute;tait &eacute;crite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi &agrave;
+envelopper le troisi&egrave;me ca&iuml;eu&mdash;, quant &agrave; vous, l'on s'est aper&ccedil;u que
+vous aviez &eacute;t&eacute; emprisonn&eacute; pour un crime que vous n'aviez pas commis.
+C'est vous dire, non seulement que vous &ecirc;tes libre, mais encore que les
+biens d'un homme innocent ne peuvent &ecirc;tre confisqu&eacute;s. Vos biens vous
+sont donc rendus. M. van Ba&euml;rle, vous &ecirc;tes le filleul de M. Corneille de
+Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confi&eacute; l'un sur
+les fonts de bapt&ecirc;me, et de l'amiti&eacute; que l'autre vous avait vou&eacute;e.
+Conservez la tradition de leurs m&eacute;rites &agrave; tous deux, car ces MM. de
+Witt, mal jug&eacute;s, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, &eacute;taient
+deux grands citoyens dont la Hollande est fi&egrave;re aujourd'hui.</p>
+
+<p>Le prince, apr&egrave;s ces deux mots qu'il pronon&ccedil;a d'une voix &eacute;mue, contre
+son habitude, donna ses deux mains &agrave; baiser aux deux &eacute;poux, qui
+s'agenouill&egrave;rent &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s.</p>
+
+<p>Puis, poussant un soupir:</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! dit-il, vous &ecirc;tes bien heureux vous, qui peut-&ecirc;tre r&ecirc;vant la
+vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez &agrave;
+lui conqu&eacute;rir que de nouvelles couleurs de tulipes.</p>
+
+<p>Et jetant un regard du c&ocirc;t&eacute; de la France, comme s'il e&ucirc;t vu de nouveaux
+nuages s'amonceler de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;, il remonta dans son carrosse et
+partit.</p>
+
+<p>De son c&ocirc;t&eacute;, Corn&eacute;lius, le m&ecirc;me jour, partit pour Dordrecht avec Rosa,
+qui, par la vieille Zug, qu'on lui exp&eacute;dia en qualit&eacute; d'ambassadeur, fit
+pr&eacute;venir son p&egrave;re de tout ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;.</p>
+
+<p>Ceux qui, gr&acirc;ce &agrave; l'expos&eacute; que nous avons fait, connaissent le caract&egrave;re
+du vieux Gryphus, comprendront qu'il se r&eacute;concilia difficilement avec
+son gendre. Il avait sur le c&#339;ur les coups de b&acirc;ton re&ccedil;us, il les avait
+compt&eacute;s par les meurtrissures; ils montaient, disait-il, &agrave; quarante et
+un; mais il finit par se rendre, pour n'&ecirc;tre pas moins g&eacute;n&eacute;reux,
+disait-il, que Son Altesse le stathouder.</p>
+
+<p>Devenu gardien de tulipes, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; ge&ocirc;lier d'hommes, il fut le
+plus rude ge&ocirc;lier de fleurs qu'on e&ucirc;t encore rencontr&eacute; dans les
+Pays-Bas. Aussi fallait-il le voir, surveillant les papillons dangereux,
+tuant les mulots et chassant les abeilles trop affam&eacute;es.</p>
+
+<p>Comme il avait appris l'histoire de Boxtel et qu'il &eacute;tait furieux
+d'avoir &eacute;t&eacute; la dupe du faux Jacob, ce fut lui qui d&eacute;molit l'observatoire
+&eacute;lev&eacute; jadis par l'envieux derri&egrave;re le sycomore; car l'enclos de Boxtel,
+vendu &agrave; l'encan, s'enclava dans les plates-bandes de Corn&eacute;lius, qui
+s'arrondit de fa&ccedil;on &agrave; d&eacute;fier tous les t&eacute;lescopes de Dordrecht.</p>
+
+<p>Rosa, de plus en plus belle, devint de plus en plus savante; et au bout
+de deux ans de mariage, elle savait si bien lire et &eacute;crire, qu'elle put
+se charger seule de l'&eacute;ducation de deux beaux enfants, qui lui &eacute;taient
+pouss&eacute;s au mois de mai 1674 et 1675, comme des tulipes, et qui lui
+avaient donn&eacute; bien moins de mal que la fameuse fleur &agrave; laquelle elle
+devait de les avoir.</p>
+
+<p>Il va sans dire que l'un &eacute;tant gar&ccedil;on et l'autre une fille, le premier
+re&ccedil;ut le nom de Corn&eacute;lius, et la seconde, celui de Rosa.</p>
+
+<p>Van Ba&euml;rle resta fid&egrave;le &agrave; Rosa, comme &agrave; ses tulipes; toute sa vie, il
+s'occupa du bonheur de sa femme et de la culture des fleurs, culture
+gr&acirc;ce &agrave; laquelle il trouva un grand nombre de vari&eacute;t&eacute;s qui sont
+inscrites au catalogue hollandais.</p>
+
+<p>Les deux principaux ornements de son salon &eacute;taient dans deux grands
+cadres d'or, ces deux feuillets de la Bible de Corneille de Witt; sur
+l'un, on se le rappelle, son parrain lui avait &eacute;crit de br&ucirc;ler la
+correspondance du marquis de Louvois; sur l'autre, il avait l&eacute;gu&eacute; &agrave; Rosa
+le ca&iuml;eu de la tulipe noire, &agrave; la condition qu'avec sa dot de cent mille
+florins elle &eacute;pouserait un beau gar&ccedil;on de vingt-six &agrave; vingt-huit ans,
+qui l'aimerait et qu'elle aimerait, condition qui avait &eacute;t&eacute;
+scrupuleusement remplie, quoique Corn&eacute;lius ne f&ucirc;t point mort, et
+justement parce qu'il n'&eacute;tait point mort.</p>
+
+<p>Enfin pour combattre les envieux &agrave; venir, dont la Providence n'aurait
+peut-&ecirc;tre pas eu le loisir de le d&eacute;barrasser comme elle avait fait de
+mynheer Isaac Boxtel, il &eacute;crivit au-dessus de sa porte ce vers, que
+Grotius avait grav&eacute;, le jour de sa fuite, sur le mur de sa prison:</p>
+
+<p>&laquo;On a quelquefois assez souffert pour avoir le droit de ne jamais dire:
+<i>Je suis trop heureux</i>.&raquo;</p>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La tulipe noire, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TULIPE NOIRE ***
+
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+
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+
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
+
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
+
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+
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+status under the laws that apply to them.
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